0123 18 | L’été en séries MARDI 18 AOÛT 2020

chevannes (loiret) - envoyé spécial

vendre : domaine de dix hec- Du Loiret au Delaware, tares, avec demeure de ca- ractère, cent kilomètres au sud de Paris, près du village de Chevannes (Loiret). La pe- tite annonce est publiée dans Le Monde, début 1974. Malgré sa drôle une vie de châteaux Ade toiture, typique des années 1920, la mai- son retient l’attention de Raymond Veyriac. DU PONT DE NEMOURS, UNE SAGA FRANCO-AMÉRICAINE 1 6 Comment un nom Ce banquier, qui dispose d’une belle clientèle d’aubergistes aveyronnais, a de quoi investir : de famille français s’est-il trouvé accolé à celui d’une multinationale de la chimie, DuPont ? Par l’entremise affaire conclue. En déblayant sa nouvelle pro- priété, il découvre l’angelot d’une fontaine, de l’économiste Pierre Samuel du Pont de Nemours, figure méconnue du siècle des Lumières les marches d’un escalier… Un jardin à la fran- çaise tout droit sorti du siècle des Lumières se dessine sous ses yeux. « Mon grand-père a acheté à un industriel de l’électronique, ra- d’euros de chiffre d’affaires, 34 000 em- « Avec mon grand-père, nous nous sommes tiendra du roi le droit d’ajouter « De conte le petit-fils de M. Veyriac, Jean-Bernard ployés, répartis sur 179 sites et 70 pays, intéressés au patriarche, Pierre Samuel ; Nemours » à son patronyme. « Du Pont est Bouchard, qui a hérité des terres à sa mort, d’après les chiffres de 2019. Quant aux moins à la suite », module Jean-Bernard une grande figure du libéralisme, trop en 2018. Cet entrepreneur envisageait de dé- du Pont de Nemours, ils se sont éloignés à Bouchard. On peut afficher un visage poupin méconnue !, s’exclame Valérie Lacroute, ménager ses usines ici, en pleine campagne du partir des années 1970 de l’entreprise qui et s’enticher de vieilles pierres : à 34 ans, cet maire (Les Républicains) de la commune en- Gâtinais. Heureusement, il a dû vendre avant, porte leur nom : un seul d’entre eux siège en- avocat en est la preuve irréfutable. « Les deux tre 2008 et 2017, réélue en mars. On a fait pressé par le fisc. » core au conseil d’administration. Mais, avec fils de Pierre Samuel ont tenté de faire voler mettre une plaque en son honneur, devant la Pour restaurer ce qui peut l’être, Veyriac 12,7 milliards d’euros partagés entre 3 500 C’EST UNE HISTOIRE une montgolfière sur ce champ, s’enflamme- maison de Nicole. La famille du Pont l’a creuse l’histoire des lieux. Un voisin finit par membres, cela reste la quinzième famille t-il, en pointant le lointain. Le goût du risque, financée à hauteur de 2 000 euros. » lâcher le morceau : s’il reste peu de traces de américaine la plus riche, selon le classement PONCTUÉE déjà. » Le châtelain nous tend le livre d’or que son passage – hormis le jardin –, c’est prin- établi en 2016 par la revue Forbes. Une lui a légué son grand-père, où cohabitent HÉRITIERS AMÉRICAINS EN PÈLERINAGE cipalement ici qu’a vécu, de 1774 à 1815, Pierre fortune gérée depuis leurs demeures du DE SAVANTS ET DE les signatures d’héritiers et de dirigeants. L’hôtel particulier appartient à Guillaume Samuel du Pont de Nemours (1739-1817). « On Delaware, ce petit Etat qu’ils ont contribué à « Deux fois par an, une soixantaine d’Améri- Cazauran, un conseiller municipal de l’a un peu oublié, mais c’était un économiste transformer, avec le temps, en paradis fiscal. LANCEURS D’ALERTE, cains visitent le domaine : des du Pont, pour Mme Lacroute. « Nous l’ouvrons au public lors important, à la vie très romanesque, plaide « Rectitudine sto » (« Je reste droit »), clai- DE CAPITAINES l’essentiel, et quelques cadres de DuPont, pré- des Journées du patrimoine », ajoute la maire, M. Bouchard, avocat de profession. Ses amis, ronne la devise familiale. Sinueuse histoire, cise l’hôte. Ils se prosternent dans le jardin, assise sur le banc où Pierre Samuel fit sa de- les Mirabeau, vivaient non loin. C’est auprès pourtant, que celle de ce clan-là. Au fil des D’INDUSTRIE puis repartent comme ils étaient venus, en mande en mariage. Cette sarkozyste a tra- d’eux qu’il acquit le Domaine du Bois-des-Fos- générations, l’innovation le dispute au car. » La tradition veut que l’autobus s’arrête versé plusieurs fois l’Atlantique, dans l’espoir sés, ainsi que Pierre Samuel appelait ce qui est conservatisme, et la transparence à l’opa- ET DE SUFFRAGETTES, devant l’église du bourg adjacent, Chevan- de jumeler sa ville avec Wilmington, la cité la aujourd’hui notre propriété. » Du Pont, Bois- cité ; la loyauté cousine avec la trahison, et la D’ARTISTES nes. En 1784, Pierre Samuel y fit graver une plus peuplée du Delaware, et d’y recueillir des des-Fossés… Des noms qui préfigurent son concorde avec la violence… C’est une saga vibrante épitaphe en mémoire de Nicole fonds pour rénover l’église de Nemours… destin en dents de scie, à cheval entre les clas- ponctuée de savants et de lanceurs d’alerte, ET D’ESPIONS Charlotte Le Dée de Rencourt, la mère de ses Treize mille habitants côté français, cent ses, les siècles et les pays. Comme ses modèles, de capitaines d’industrie et de suffragettes, deux enfants : « Ci-gît noble, belle, vertueuse, mille de plus côté américain : pas de quoi dé- Beaumarchais et Rousseau, Pierre Samuel est d’artistes et d’espions. L’explorer, c’est son- raisonnable et bienfaisante dame… » courager l’édile. « J’ai visité les musées et les le fils d’un horloger protestant. Comme le pre- der l’héritage en clair-obscur des Lumières ; Depuis quelques années, la délégation châteaux des du Pont, ils mettent très bien en mier, il grandit à Paris, se fait une place à Ver- c’est remuer les contradictions du libéra- américaine pousse le pèlerinage quinze valeur leur riche histoire. » En 2015, un pâtis- sailles, connaît l’exil et la prison. Comme le se- lisme, ballotté entre bien public et intérêts kilomètres au nord, à Nemours. C’est dans sier et un couturier nemouriens ont même cond, il apaise ses tourments au contact de la privés. En retournant la terre de son jardin, cette ville de Seine-et-Marne, où Nicole participé au festival culinaire des du Pont, à nature. Cependant, lui passera à la postérité Raymond Veyriac se doutait-il qu’il fourrait s’était établie, que Pierre Samuel demanda sa Wilmington : « On a présenté une robe de non par son œuvre, mais grâce à ses héritiers. son nez dans un tel sac de nœuds ? main, en 1764. Dix-neuf ans plus tard, il ob- mariée en chocolat ! », dit-elle avec gourman- dise. Insuffisant pour faire aboutir, à ce jour, LE SUCCÈS PAR LA POUDRE ses projets : « Il faut dire que les interlocuteurs En 1802, son fils aîné, Eleuthère Irénée, sont nombreux : la famille, l’entreprise, la mai- fonde une fabrique de poudre à canon dans rie de Wilmington, le comité de jumelage… On le nord-est des Etats-Unis, dans l’Etat du s’y perd ! », confesse Mme Lacroute, qui a reçu Delaware. C’est à cette société – ortho- une trentaine d’héritiers du Pont à l’Assem- graphiée DuPont, sans espace – que la fa- blée nationale, les 14 et 15 décembre 2017, mille du Pont devra sa fortune. « Outre-At- lorsqu’elle était députée. lantique, leurs descendants ont érigé de Ces jours-là, les mêmes se sont rendus place somptueux châteaux d’inspiration fran- du Panthéon : l’université Paris-II célébrait çaise. Ils leur ont donné des noms exotiques : Pierre Samuel du Pont de Nemours, à l’occa- Nemours, Chevannes ou Bois-des-Fossés ! », sion du bicentenaire de sa mort. Un colloque s’amuse Jean-Bernard Bouchard. Très vite, « assez cocasse », selon l’un des participants, la poudre DuPont est de toutes les batailles l’historien Julien Vincent : « Il était coorganisé de la jeune nation américaine. Si bien que, par un juriste d’Assas, une fac très à droite, et grâce aux profits générés par la première par un historien en sciences politiques de Nan- guerre mondiale, la firme se diversifie dans terre, plus à gauche : du Pont, qui était très mo- la chimie – jusqu’à participer à la confection déré, aurait adoré ! » La maire de Nemours et le de la bombe atomique. président de DuPont France introduisent les Plusieurs de ses découvertes ont ré- débats. Après quoi une farandole de cher- volutionné le textile : , Lycra… cheurs, venus du Kansas, des Pouilles ou du D’autres, tel le Teflon, sont désormais Poitou, prennent la parole. La trentaine d’hé- décriées. Sa toxicité a été établie par l’avocat ritiers du Pont, disséminés parmi le public, Robert Bilott ; de ce combat, un film a été écoutent religieusement les traductions, au tiré, Dark Waters, sorti en mars. Spécialisé casque. en droit du travail, maître Bouchard est-il « La plupart portent des prénoms piochés allé le voir ? « Même si j’y étais allé, je ne vous dans l’arbre généalogique : Eleuthère, Irénée, le dirais pas », louvoie le juriste. Lammot, Margaretta… Et, bien sûr, Pierre Quoique en déclin, DuPont continue de pe- Samuel », observe en souriant l’avocat Jean- ser sur l’économie mondiale : 19,2 milliards A Nemours, sur le mur de l’hôtel particulier où Pierre Samuel du Pont de Nemours rencontra sa première femme. Bernard Bouchard, qui s’était faufilé dans 0123 MARDI 18 AOÛT 2020 L’été en séries | 19

Page de gauche : le tombeau de la première épouse de Pierre Samuel du Pont de Nemours, Nicole Charlotte Le Dée de Rencourt, à Chevannes (Loiret). Il avait demandé sa main en 1764, dans le jardin d’un hôtel particulier (au centre) où il lui rendait visite, à Nemours (Seine-et-Marne). Ci-contre, le domaine du Bois- des-Fossés, à Chevannes, où vécut Pierre Samuel. PHOTOS PATRICK TOURNEBŒUF/ TENDANCE FLOUE

l’assistance. « Rien ne passionne plus les du du 18 fructidor an V le ramène à la case prison. Séduit, Jefferson lui demande en retour de ré- Pont que leurs origines, murmure un Il est condamné à la colonie pénitentiaire, en gler une affaire brûlante : la Louisiane, pos- universitaire francilien. Au début des années Guyane, du fait des pamphlets qu’il a impri- session française que lorgnent les Améri- 2000, des héritiers m’ont invité à discourir més, depuis ses presses de l’île de la Cité, en cains. Du Pont n’a-t-il pas rédigé le volet com- dans le palace où ils logeaient, le Bristol, à face de Notre-Dame. C’est à deux amis qu’il mercial du traité d’indépendance des Etats- Paris. C’était grassement payé. La soirée s’est dira devoir son salut, les écrivains Madame de Unis, signé à Paris en 1783 ? Le voilà donc de finie par un dîner dans un cinq-étoiles. » Le Staël et Marie-Joseph Chénier : pour apitoyer retour en France, en 1802 : malgré l’antipa- colloque de 2017 n’a pas bénéficié de telles les juges, la première aurait suggéré au second thie que celui-ci lui inspire, il persuade Napo- largesses, assure le juriste Anthony Mergey, de prétendre que du Pont était octogénaire… léon de vendre ses terres aux Américains et l’un des deux organisateurs de l’évé- quand il n’était pas même sexagénaire ! d’éviter, ainsi, un coûteux conflit. nement : « Sur 16 000 euros de budget, Peu après sa sortie de prison, son domicile l’entreprise a donné la somme de 3 000 euros, parisien est pillé. Cette fois, il s’exile bel et CHANGER DE PEAU la fondation familiale 1 000 euros, et la mai- bien, avec tout son clan, soit treize person- Sous l’Empire, Pierre Samuel cède à ses pen- rie de Nemours 750 euros. L’argent a servi à nes. Direction, les Etats-Unis. Longue de trois chants cosmiques, esquissés dans sa Philoso- faire venir les chercheurs étrangers et à assu- mois, scandée par des mutineries, la tra- phie de l’Univers (1793-1799). Terré avec « la rer les traductions, voilà tout. » versée fournira elle aussi matière à légendes. bonne Poivre » au Bois-des-Fossés, il étudie le Face aux assauts des matelots, « les du Pont langage des oiseaux et la sociabilité des in- « UN AVENTURIER CAMÉLÉON » mâles se virent obligés de défendre leurs biens sectes, pour mieux nourrir sa théorie de la Consacrer un séminaire au premier du Pont à la pointe de l’épée », écrit ainsi William Carr « transmigration des âmes ». « Du Pont appli- de la lignée est une vieille lune qu’Anthony dans Ces étonnants du Pont de Nemours que au cycle du vivant les idées de ses amis sur Mergey caressait avec un ami historien, (Trevise, 1967). Affamés, les passagers la circulation de la monnaie et de la matière », Arnault Skornicki : « Nous voulions sortir auraient survécu grâce à un gigantesque avance l’historien Julien Vincent. En 1814, Pierre Samuel de l’ornière des économistes, pâté offert par la belle-famille d’Eleuthère Pierre Samuel, qui se croyait la réincarnation qui l’avaient accaparé, et le faire dialoguer Irénée ou, selon une autre version, en impro- d’un « dogue de forte race », doit à nouveau avec d’autres disciplines, explique M. Mergey. visant un bouillon à base de rats… changer de peau : le retour de Napoléon de Qui se souvient qu’il fut un pionnier de la dé- l’île d’Elbe précipite le sien aux Etats-Unis. Il centralisation ? C’était un aventurier, doublé EN EXIL, DES PROJETS À FOISON meurt loin de sa femme, et près de ses deux d’un caméléon : il savait se retirer, puis re- A peine arrivés, le 1er janvier 1800, les du Pont fils, en 1817, des suites d’une chute dans la ri- jaillir sur la scène publique, en usant de ses ré- errent dans le port glacial de Newport. Ils vière Brandywine. Qui sait en quoi il s’est seaux. » Pour son compère Arnault Skor- tombent sur une maison vide : la table est réincarné ? « S’il vivait aujourd’hui, il serait nicki, l’autre organisateur du colloque, dressée, le souper encore fumant. Les habi- sûrement macroniste, poursuit Julien Vin- « Pierre Samuel était un survivant, conscient tants sont peut-être à l’église, en ce Jour de cent, qui ne cache pas son ancrage à gauche. de la précarité de sa condition. De là vient son l’an ? Va, on les attendra près de l’âtre : « Ils se Il n’empêche, j’adorerais passer un week-end à souci constant de protéger sa famille. Mais il sont installés, ont dévoré le repas, puis sont discuter philo avec lui, à la campagne. » est resté fidèle à ses idéaux : après la Terreur, partis, en laissant quelques pièces d’or ! C’est « Pierre Samuel compensait une laideur ca- par exemple, il ne bascule pas dans la contre- un résumé parfait de leur mentalité », estime ractérisée par une intelligence exception- révolution. Ce n’était pas un salaud. » le journaliste américain Gerard Colby, auteur nelle », convient Olivier Poivre d’Arvor, loin- Comment du Pont s’est fait-il fait un nom ? du livre Behind the Nylon Curtain, une tain descendant de Pierre Poivre, le premier En forgeant, dès 1758, un néologisme : la Pierre Samuel du Pont de Nemours et ses enfants (« L’Accolade », par somme au vitriol sur la dynastie du Pont, mari de Françoise Robin. En 1989, l’écrivain physiocratie, alliance des mots grecs physis Stanley Massey Arthurs, huile sur toile, 1944). COURTESY HAGLEY MUSEUM & LIBRARY paru en 1974 (réédité en 2014 chez Forbidden et journaliste publie Victor ou l’Amérique (nature) et kratos (force). Le mot désigne une Bookshelf, non traduit). (Lattès), consacré au fils aîné de Pierre Sa- école d’économistes, très écoutés à Aux Etats-Unis, Pierre Samuel débarque muel, Victor : « Madame de Staël surnommait Versailles, dont il est l’un des principaux ani- réfugie dans sa fameuse demeure du Bois- avec une liste de huit projets. Le principal ? “le Superbe” ce dandy dont toutes les entrepri- mateurs. Pour eux, l’agriculture est la seule des-Fossés, où les révolutionnaires finissent La création de Pontiana, une colonie agricole ses ont échoué… Mais en s’installant en Améri- source de richesses nouvelles, à quoi sont su- par le capturer, en 1794. calquée sur celle du roman Paul et Virginie ; que dès 1787, en tant que diplomate, Victor a bordonnés l’industrie et le commerce. C’est Derrière les barreaux, il aurait captivé ses parmi les investisseurs figurent La Fayette, mis la fièvre du Nouveau Monde dans l’esprit elle, donc, qu’il faut stimuler en priorité : codétenus en dispensant des cours d’écono- Beaumarchais, Necker… En dernière position déjà surchauffé de son père, Pierre Samuel. » « Les physiocrates proposent une réforme ré- mie : « Nul ne supporta l’infortune (…) avec un de cette liste ? « Mon fils cadet vous exposera le Pour préparer son roman, Olivier Poivre d’Ar- volutionnaire de la fiscalité : exempter d’im- calme aussi parfait ; et ce calme ne cédait la huitième projet (…) que nous estimons pouvoir vor musarde à Chevannes, gagne les Etats- pôts les paysans, mais frapper les propriétai- place qu’à l’esprit et à la gaieté », écrira l’un MALGRÉ accomplir ici en créant une poudrerie, écrit-il à Unis en bateau, épluche les archives familia- res terriens, y compris la noblesse et le clergé, d’eux. L’économiste Jean-Marc Daniel men- Jacques Bidermann, un banquier suisse. Les les à Wilmington. « L’Amérique m’a offert ce décrit Arnault Skornicki. L’élite n’est plus ca- tionne une anecdote encore plus incertaine : L’ANTIPATHIE réelles connaissances de mon fils en cette ma- qu’elle a de meilleur : la liberté. Ce furent six ractérisée par son appartenance à un ordre, « Pierre Samuel aurait été emprisonné dans la QUE CELUI-CI LUI tière, l’ignorance qu’en ont les Américains, les mois bénis : personne ne me parlait de mon mais par ses revenus. Il s’agit d’inciter l’agri- même geôle qu’un autre du Pont. A l’appel de besoins du gouvernement (…) nous permet- frère (le journaliste Patrick Poivre d’Arvor), j’ai culture française à se moderniser. » Des idées son nom, il se serait blotti dans un coin, pétri- INSPIRE, PIERRE tent de nourrir non pas l’espoir, mais la certi- fait la connaissance de la moitié de la Cour su- suivies d’effets : en 1789, le slogan des phy- fié, jusqu’à laisser son homonyme partir vers tude de réaliser d’importants bénéfices. » prême dans une piscine, lors d’une réception… siocrates – « liberté, propriété, sûreté » – ins- l’échafaud. Quelques jours plus tard, la chute SAMUEL PERSUADE Ce huitième projet sera le seul qui abou- Grâce aux du Pont, j’ai compris qu’on pouvait pire l’article 2 de la Déclaration des droits de de Robespierre permettra sa libération. » tira. Il faut dire qu’Eleuthère Irénée, le fils ca- aimer un autre pays tout en étant au service l’homme et du citoyen. Député de Nemours Sitôt libéré, en 1794, du Pont se cherche une NAPOLÉON DE det, a été formé à bonne école : en 1790 et du sien, et j’ai rejoint le Quai d’Orsay », confie de 1789 à 1791, proche du Club des feuillants nouvelle épouse. Ses premiers élans sont VENDRE SES TERRES 1791, il a étudié à la poudrerie royale d’Es- l’actuel ambassadeur de France en Tunisie. dont il partage les vues « centristes », pour Marie-Anne Paulze, son amante depuis sonnes, sous l’autorité d’Antoine Lavoisier Consciencieux, il avait tenu à rencontrer du Pont préside très brièvement l’Assemblée 1781. C’est la femme d’un de ses meilleurs DE LOUISIANE – un intime de la famille, donc. Les rudi- Pierre Samuel du Pont IV, dit « Pete », gouver- nationale, en 1790. Jusqu’alors, sa vie de fils amis, le chimiste Antoine-Laurent Lavoisier ments de chimie et de comptabilité qu’il y a neur du Delaware de 1977 à 1985 : « Un républi- d’horloger, toute d’intrigues de cour et de (1743-1794), tout juste guillotiné. Pour ne pas AUX AMÉRICAINS ET reçus s’avéreront précieux. « On a tendance cain réactionnaire et acculturé, hélas, aux an- cœur, tenait du récit d’ascension sociale, la mettre en danger, il la désigne sous un D’ÉVITER, AINSI, UN à psychologiser l’échec du père et la réussite tipodes de son ancêtre… » S’il avait poussé en- façon Balzac ; avec la Révolution, elle vire au nom de code, « la citoyenne Lavo », dans sa du fils : Pierre Samuel aurait péché par excès core plus loin ses recherches, Olivier Poivre roman de cape et d’épée. « Beaucoup de lé- riche correspondance. Las, sans doute refroi- COÛTEUX CONFLIT de lyrisme, quand Eleuthère Irénée aurait d’Arvor serait peut-être tombé sur un politi- gendes circulent, colportées par Pierre Sa- die par les dettes qu’il a contractées auprès convaincu par son sérieux, analyse Martin cien du bord opposé, le démocrate Joe Biden. muel ou ses héritiers : elles sont parfaitement de son défunt mari, cette maîtresse ne veut Giraudeau, historien des organisations. La De 1972 à 1996, le favori de la prochaine prési- invérifiables », indique Anthony Mergey. plus de lui. Du Pont se rabat alors sur Fran- vérité, c’est que le père soumet un projet de colo- dentielle, longtemps sénateur du Delaware, a Ainsi de l’armée de soixante hommes qu’il çoise Robin. C’est la veuve d’un autre de ses nie assez solide, mais guère original. Le business vécu dans deux domaines, North Star House aurait levée avec son fils, Eleuthère Irénée : proches, l’explorateur et botaniste Pierre Poi- plan du fils, en revanche, intéresse les investis- et The Station. Le premier a hébergé des gé- leur régiment aurait protégé Louis XVI face vre (1719-1786). Elle a rejeté les avances de seurs, car il propose un produit – la poudre – nérations de du Pont ; le second fait partie des à la foule, lors de la prise des Tuileries, le l’écrivain Bernardin de Saint-Pierre, qui lui a dont les Américains manquent cruellement. » centaines de demeures érigées par le clan, sur 10 août 1792. Poursuivi par les sans-culottes, pourtant dédié son best-seller, Paul et Virgi- Auprès de son vieil ami Thomas Jefferson, les rives sinueuses de la Brandywine. p Pierre Samuel se serait sauvé incognito, nie (1789) ; en 1795, Pierre Samuel lui passe la élu président des Etats-Unis en 1800, Pierre aureliano tonet coiffé d’un bonnet phrygien. Un temps bague au doigt. Il aura à peine le temps de Samuel sollicite rien de moins qu’un mono- caché sous la coupole de L’Observatoire de convoler avec « la bonne Poivre », comme il pole pour la poudre de son fils. Quitte à Prochain article D’une guerre à l’autre, Paris, il se fait passer pour médecin, puis se l’appelle. En septembre 1797, le coup d’Etat renier ses positions sur la libre concurrence… l’art du camouflage 0123 20 | L’été en séries MERCREDI 19 AOÛT 2020

D’une guerre à l’autre, l’art du camouflage

DU PONT DE NEMOURS, UNE SAGA FRANCO-AMÉRICAINE 2|6 Fondée par un Français, l’entreprise familiale a prospéré en accompagnant l’effort de guerre américain. Mais, aux Etats-Unis, les doutes grandissent quant à sa loyauté durant la première moitié du XXe siècle

n jeune soldat traverse le de la famille, qui se constitue, au fil des géné- Tibre pour délivrer aux sé- rations, en authentique dynastie industrielle. nateurs un message de la Derrière les moulures de leurs châteaux et les plus haute importance : l’ar- dorures de leurs villas, les du Pont cultivent mée romaine exige la nomi- les rites ésotériques et l’entre-soi, sur le mo- nation d’un nouveau dicta- dèle des aristocraties de la Vieille Europe. teur. Cet épisode légendaire du sac de Rome Du reste, comme aux grandes heures du U(390 av. J.-C.) obsède Pierre Samuel du Pont de Moyen Age, ce sont bien les guerres qui assu- Nemours (1739-1817). Et pour cause : l’écono- rent aux membres du clan l’essentiel de leur miste français est persuadé qu’il tient son fortune. N’en déplaise à Pierre Samuel, les nom de cet émissaire téméraire, un certain conflits se suivent et se ressemblent : qu’il Pontius Cominius. « Les du Pont, à commencer s’agisse de rafler des terres au Mexique (1846- par Pontius Cominius, (…) qui passa le Tibre 1848), de mater les troupes sudistes qui ont sans bateau ne sachant pas nager, ont toujours fait sécession (1861-1865) ou de prêter main- été des hommes de résolution et de ressource », forte aux Alliés de 1914 à 1918, leur poudre est écrit-il en 1815 à son vieil ami, Thomas Jeffer- de toutes les victoires – jusqu’à faire l’effet son, président des Etats-Unis (1801-1809). d’une potion magique sur leurs comptes en Depuis qu’il a posé le pied en Amérique, banque. Autant de profits jugés obscènes, à en 1800, Pierre Samuel le bombarde de mis- mesure que la Grande Dépression, causée par sives. Il lui chante les louanges de son fils, le krach boursier de 1929, creuse les inégalités. Eleuthère Irénée du Pont de Nemours, qui vient d’ouvrir une fabrique de poudre à ca- « MARCHANDS DE MORT » non dans l’Etat du Delaware, dans le nord-est Rabâchée de manchettes de journaux en ti- du pays. C’est « un des meilleurs poudriers de tres de best-sellers, voilà qu’une expression France, où se font les meilleures poudres du macabre – « marchands de mort » – frappe monde » ; de ce fait, « il enverra des boulets à d’infamie la famille. En 1934, les trois frères président démocrate, la League se résigne déclamées par les dirigeants du groupe, scan- un cinquième de distance de plus que ne vont qui se partagent les rênes de l’entreprise bientôt à suspendre ses activités. dent l’émission. Mais son originalité niche les boulets anglais et hollandais ». – Pierre Samuel II, Irénée et Lammot II –, Comment, pour les du Pont, se relever de ailleurs : chaque épisode, récité par un grand Sous quelle bannière Pierre Samuel se range- ainsi que leur cousin, Alexis Felix, sont audi- tels fiascos ? En faisant appel, en 1935, à une acteur hollywoodien – Cary Grant, Orson Wel- t-il, au juste ? L’étendard des bellicistes ou le tionnés par le Sénat : comment expliquent- puissante agence de publicité, Batten, Bar- les… –, dresse le portrait d’un héros du passé, drapeau blanc des pacifistes ? Les deux, mon ils que les bénéfices aient grimpé de 400 % ton, Durstine & Osborn (BBDO). Les commu- qui ne manque ni de « ressource » ni de « réso- capitaine – tant que les intérêts de sa famille durant la première guerre mondiale ? nicants commencent par trousser un slogan lution », pour reprendre deux qualités chères sont garantis. En honnête homme des Lumiè- Les du Pont éviteront les poursuites, en ar- percutant, à mille lieues de la poudre à canon à ce bon vieux Pierre Samuel. « Le concept de res, du Pont prend soin de préciser l’étymolo- guant d’avoir respecté le prix du marché ; il que DuPont tire comme un boulet : « Better la série n’a jamais évolué : présenter l’histoire gie des curieux prénoms dont il a affublé son n’empêche, leur image en sort abîmée. Things for Better Living… Through Chemis- américaine comme une somme de réussites in- cadet : en grec ancien, Eleuthère signifie « li- D’autant qu’ils s’aventurent dans des entre- LA POUDRE DES try » (« De meilleurs produits pour une dividuelles », écrit le chercheur Erik Chris- bre », et Irénée « paix ». « Ce pacifique ami de la prises de plus en plus hasardeuses… S’il a DU PONT EST meilleure qualité de vie, grâce à la chimie »). tiansen dans Channeling the Past (The Univer- liberté espère en faisant de la poudre qu’elle ne voté pour le démocrate Franklin Delano Roo- C’est que, grâce aux profits empochés durant sity of Wisconsin Press, 2013, non traduit). servira pas à la guerre, fait-il miroiter à Jeffer- sevelt en 1932, le clan s’éloigne rapidement de DE TOUTES LES le premier conflit mondial, la firme a massi- son, mais aux exercices préservateurs de la ce président qui nationalise l’économie à vement investi dans un marché florissant, la ARTHUR MILLER, L’INFILTRÉ guerre (…), au commerce, à la chasse, aux tra- tout va. Avec d’autres industriels, les du Pont VICTOIRES. AUTANT chimie. Elle s’y est convertie avec d’autant Sous la supervision d’historiens prestigieux, vaux publics. » Son insistance sera payante : ourdissent un coup d’Etat, inspiré de la Mar- plus de facilité que les leaders du secteur, les supposés en vérifier l’exactitude, ce récit na- l’entreprise familiale – orthographiée DuPont, che sur Rome des troupes fascistes de Musso- DE PROFITS JUGÉS allemandes BASF, Bayer, Agfa, Hoechst ou tional laisse une large place à… la dynastie du sans espace – deviendra bientôt le principal lini en 1922. Il vise à évincer le chantre du OBSCÈNES, Haber-Bosch, se sont vu confisquer leurs Pont elle-même : Eleuthère Irénée, le maître fournisseur du pays. Quant à l’ambiguïté du New Deal, et à le remplacer par un général brevets par les Alliés durant la Grande poudrier, a ainsi droit à sa propre émission, patriarche, elle déteindra sur la firme, qui ne alors très populaire, Smedley Butler. Démas- À MESURE QUE LA Guerre. Sous l’impulsion d’un ingénieux ba- au même titre que Thomas Jefferson. Pierre cessera d’osciller entre les secteurs civils et mi- qués en 1934 avant d’avoir pu mettre leur taillon de chercheurs, qui perfectionnent Samuel, qui se piquait tant d’histoire, litaires, la modernité et l’archaïsme. plan à exécution, ils s’en tirent, là encore, GRANDE DÉPRESSION vernis, teintures et autres pellicules, DuPont aurait-il pu rêver plus belle postérité ? Nul doute que Pierre Samuel, décédé sans la moindre sanction. DE 1929 CREUSE a tôt fait de distancer la concurrence. Quoi qu’il en soit, le résultat est probant, et en 1817, aurait été fier de voir ses héritiers jeter On les retrouve, la même année, derrière la Pour que les Américains prennent la mesure le blason redoré : « Cavalcade of America » les fondations de sa patrie d’adoption, les création d’une plate-forme conservatrice, LES INÉGALITÉS de cette brusque diversification, et qu’ils ces- est écoutée par 7,5 millions de personnes Etats-Unis. Très vite, on utilise leurs explosifs l’American Liberty League. Egrenées à la sent de douter de la loyauté du clan envers la chaque semaine, jusque dans les écoles et sur les chantiers les plus emblématiques du radio et dans la presse, ses thèses font écho à Nation, les publicitaires de BBDO dégainent les universités – si bien qu’entre 1935 et 1952, Nouveau Monde. Les mines d’or, creusées la devise libérale portée, sous la Révolution une idée de génie : dorénavant, DuPont diffu- DuPont passe de 20 à 82 % d’opinions positi- lors de la Conquête de l’Ouest ? DuPont en est. française, par leur ancêtre économiste, sera sa propre émission de radio, « Cavalcade ves. Parmi les dizaines de tâcherons appelés Les gratte-ciel new-yorkais, érigés au tour- Pierre Samuel : « Point de propriété sans of America ». Edifiant programme que ce- à bûcher sur cette campagne de réhabi- nant des années 1930 ? Idem – les du Pont ins- liberté ; point de liberté sans sûreté… » Sauf lui-là, diffusé chaque semaine sur les ondes litation figure un certain Arthur Miller. talleront même certains de leurs employés que la League finance, en sous-main, un es- de CBS (de 1935 à 1940) puis de NBC (jus- Auteur entre 1941 et 1945 de 12 des 781 épiso- dans l’Empire State Building, dont ils ont saim de micro-organisations autrement qu’en 1953). Bien sûr, la demi-heure est truffée des que compte l’émission, le futur mari de cofinancé la construction. Tout aussi specta- réactionnaires, dont certaines racistes, mi- de réclames glorifiant toute la gamme des Marilyn Monroe débute tout juste, alors, sa culaires, de somptueuses demeures com- sogynes ou antisémites. Objectif : saper la produits DuPont : emballages en cellophane, brillante carrière d’écrivain. mencent alors à sortir de terre, dans le nord popularité de Roosevelt. Las, snobée par une bas Nylon, laques pour automobiles… A l’occa- Comment ce jeune marxiste, pourfendeur du Delaware. Le petit Etat devient le fief attitré opinion publique plus que jamais acquise au sion, des allocutions pétries de patriotisme, des « profiteurs de guerre », en vient-il à 0123 MERCREDI 19 AOÛT 2020 L’été en séries | 21

Page de gauche : conçu pour le DuPont pour son portrait marché automo- documentaire, le de l’aviateur bile, c’est à un journaliste alle- « Eddie » artiste plasticien mand a décou- Rickenbacker qu’en revient la vert des courriers (1919) par Harold paternité. Le New- écrits dans un Ledyard Towle, Yorkais Harold Le- langage codé : « Il inventeur de dyard Towle (1890- s’agit d’une sorte la peinture Duco 1973) a fait ses de morse, éla- fabriquée gammes dans l’ar- boré par DuPont par DuPont. mée américaine pour communi- Ce même durant la première quer avec IG-Far- matériau est guerre mondiale, ben, détaille-t-il. utilisé par le en tant qu’artiste Les lettres aux- Mexicain David camoufleur : les troupes de l’US Army lui quelles j’ai eu accès sont datées de 1933 et Alfaro Siqueiros doivent les jeux d’optique recouvrant leurs 1934, mais les échanges ont probablement pour sa fresque mitrailleuses, entre autres simulacres dé- commencé dès la mise en place des accords « Del porfirismo ployés sur le champ de bataille. Recruté par commerciaux entre les deux firmes, en 1925. » a la revolucion » DuPont au retour du front, « il invente le mé- Historien de l’économie, l’Ecossais Ray Sto- (1957-1964). tier de coloriste d’entreprise », écrit l’histo- kes nuance la portée de ces découvertes : NATIONAL PORTRAIT rienne Regina Lee Blaszczyk dans The Color « Former des cartels internationaux, pour se GALERY/SMITHSONIAN, Revolution (MIT Press, 2012, non traduit). répartir géographiquement les marchés, était BRIDGEMAN IMAGES/LEEMAGE Depuis 1914, le clan du Pont détient des une pratique très courante à l’époque, et tout parts importantes de General Motors (GM), à fait légale, pas seulement dans la chimie. Le Ci-contre : l’un des principaux constructeurs automo- constructeur Ford et le pétrolier Standard Oil, « Cavalcade biles américains. Face aux modèles unifor- par exemple, ont entretenu des relations com- of America », mément noirs du rival Ford, leurs voitures se merciales avec les Allemands bien après l’arri- l’émission de distinguent bientôt par la variété de leurs vée au pouvoir d’Hitler, en 1933. » Les informa- radio parrainée coloris. Cette supériorité chromatique, Le- tions échangées à Bâle n’avaient-elles qu’une par DuPont, dyard Towle en est le maître d’œuvre. Chez visée mercantile ? Pour le jeune historien is- New York, 1938. DuPont, l’artiste, devenu ingénieur coloriste, raélien Nadan Feldman, il ne fait guère de En bas, une a mis au point un vernis révolutionnaire et doute que des connaissances scientifiques publicité pour bon marché, qui sèche bien plus vite que la ont transité de DuPont à IG-Farben : « En 1932, les peintures concurrence : le Duco, bien sûr. les chercheurs de DuPont inventent le premier Duco, en 1929. « Faire des vernis est un métier étrange : en caoutchouc synthétique, le néoprène, énon- GETTY/CBS PHOTO ARCHIVE, substance, cela veut dire fabriquer (…) des ce-t-il. Cinq ans plus tard, IG-Farben ouvre sa HAGLEY MUSEUM peaux artificielles, qui doivent cependant première usine de néoprène… » avoir la plupart des qualités de nos peaux na- C’est dans une usine de ce type, dirigée par A droite : turelles », écrit l’écrivain italien Primo Levi IG-Farben au camp de Buna-Monowitz, à Crawford (1919-1987) dans La Clé à molette (1978). quelques kilomètres du camp principal d’Aus- Greenewalt, « C’est un métier subtilement trompeur, chwitz, que Primo Levi travaillera en tant que PDG de DuPont visant à dissimuler le substrat en lui confé- chimiste, durant sa déportation. Avec la com- de 1948 à 1962, rant la couleur et l’apparence de ce qu’il n’est plicité de son futur employeur, DuPont ? en couverture pas – et à ce point de vue il s’apparente à la « Comme Ford ou Standard Oil, DuPont a aidé du magazine cosmétique et à l’ornementation, qui sont les Allemands à se réarmer, en leur fournissant « Time », des arts pareillement ambigus », surenché- des matières premières, voire de la technologie, le 16 avril 1951. rit-il dans Le Système périodique (1975). avance Nadan Feldman. Les Américains l’ont- ERNEST HAMLIN BAKER/ Comme les Américains Towle et Miller, ils fait par conviction idéologique ? C’est ce sur TIME MAGAZINE comme le Mexicain Siqueiros, Levi est un ar- quoi portent mes recherches, justement. » tiste caméléon. Comme eux, il a porté, un temps, les couleurs de DuPont – mais dans CONTRIBUTION À LA BOMBE ATOMIQUE des circonstances incomparablement tragi- « Bien sûr, les engagements réactionnaires ques. A son retour du camp de concentration du clan du Pont, dans les années 1930, ont de d’Auschwitz, où il a été déporté du 22 fé- quoi interpeller, analyse l’historien Pap vrier 1944 au 27 janvier 1945, le jeune chimiste Ndiaye, auteur d’un ouvrage très do- trouve un travail à proximité de sa ville d’ori- cumenté sur DuPont, Du Nylon et des bom- gine, Turin. Propriété du groupe italien Mon- bes (Belin, 2001). Mais à partir de l’entrée en tecatini, l’usine qui l’embauche s’appelle guerre des Etats-Unis, en 1941, la loyauté de Duco, en référence aux vernis qu’elle fabri- DuPont peut difficilement être contestée. Dès que, avec l’aval et les brevets de DuPont. « Chez 1942, ses ingénieurs participent au projet Duco, où il travaille du 21 janvier 1946 au Manhattan, dont ils supervisent l’appro- 30 juin 1947, Levi profite de la pause déjeuner visionnement en plutonium ; sans eux, la pour écrire, indique Domenico Scarpa, histo- bombe atomique n’aurait pas été mise au rien au Centre d’études Primo Levi. Le résultat, point par les Américains. » centré sur l’expérience d’Auschwitz, sera publié Ce faisant, DuPont contribue à la naissance sous le titre Si c’est un homme, à l’automne du « complexe militaro-industriel », comme travailler pour une firme qui représente A la même époque, un autre Mexicain, 1947. » Saura-t-il jamais que la société dont il a on désignera plus tard l’imbrication de l’Etat tout ce qu’il exècre ? La paie, entre 100 et David Alfaro Siqueiros (1896-1974), rêve de conçu les vernis, DuPont, entretenait, quel- fédéral et des branches les plus musclées de 150 dollars par émission, n’explique pas chevaucher les Amériques. Sa cavalcade est ques années plus tôt, une communication l’American business : « Jusqu’à la première tout. « Miller voyait ce boulot alimentaire d’abord picturale : ce « muraliste », comme on étroite avec les nazis ? « Rien, dans les écrits et guerre mondiale, les entreprises allemandes comme un moyen d’infiltrer, par la bande, dit dans son pays, recouvre de fresques révo- les interviews de Primo Levi, ne permet de l’af- séparaient nettement le métier d’ingénieur de des valeurs de gauche au cœur du système lutionnaires tous les murs à la ronde. Lui aussi firmer, soutient Oscar Chiantore, professeur celui de chimiste, continue Pap Ndiaye. A par- capitaliste, estime l’un de ses biographes, est communiste, du genre exalté – sa tenta- de chimie à l’université de Turin, et fin spécia- tir des années 1920, DuPont brouille cette dis- l’Anglais Christopher Bigsby. Quand il arri- tive d’assassinat contre Léon Trotsky, en 1940, liste de l’écrivain. Vous savez, ce n’est que ré- tinction, en inventant la profession d’ingé- vait dans les bureaux de BBDO, il prenait soin lui vaudra un bref séjour en prison. Lui aussi cemment, bien après la mort de Levi, en 1987, nieur-chimiste, avec l’étroite collaboration de cacher ses revues communistes… » Selon admire Benito Juarez, dont il brosse le portrait PRIMO LEVI que les chercheurs ont examiné le rôle trouble d’une université privée, le Massachussets Insti- Liliane Kerjan, autrice de Ce que je sais d’Ar- dès qu’il en a l’occasion. Son matériau de pré- de DuPont durant l’entre-deux-guerres. » tute of Technology (MIT). La polyvalence de thur Miller (François Bourin, 2012), « les thè- dilection ? Le Duco, une peinture industrielle SAURA-T-IL JAMAIS Le journaliste allemand Egmont R. Koch est ces jeunes chercheurs sera sa meilleure arme. mes majeurs de son œuvre à venir – la failli- commercialisée par DuPont, dont il est le pre- de ceux qui ont apporté un éclairage neuf sur Elle explique la fluidité avec laquelle DuPont bilité humaine, la trahison, la fratrie, le rêve mier à faire un usage artistique. « Siqueiros en- QUE DUPONT, cette période ô combien sensible. Dans le do- passera du civil au militaire, et du secteur privé américain – affleurent déjà dans ces courtes treprend d’unifier, par l’art, le continent améri- LA SOCIÉTÉ DONT, cumentaire qu’il a coréalisé avec l’historien aux commandes d’Etat. » pièces radiophoniques ». La collaboration cain ; le Duco est l’agent privilégié de ce projet », américain Scott Christianson, Un espion au Le plus illustre de ces ingénieurs chimis- avec DuPont nourrira plus explicitement Ils théorise le chercheur américain Niko Vicario. JEUNE CHIMISTE, cœur de la chimie nazie (2010), M. Koch dresse tes ? Un Américain d’origine germano-liba- étaient tous mes fils, que Miller écrit au « Le Duco est le matériau idéal pour un artiste le portrait de son compatriote, Erwin Respon- naise, Crawford Greenewalt (1902-1993). Di- même moment, et qu’il publiera en 1947 : mégalo et fauché comme lui, abonde l’histo- IL A CONÇU dek (1894-1971). Avant, pendant et après la se- plômé du MIT, il participe à la découverte du « L’histoire d’un industriel de guerre qui livre rien des couleurs Georges Roque, installé au conde guerre mondiale, cet économiste de re- Nylon, comme à la confection de la bombe des pièces d’avion défectueuses entraînant la Mexique. Avec ses couleurs kitsch et brillantes, LES VERNIS, nom, farouchement antinazi, use de son car- atomique. Des états de service qui lui vau- mort de 22 pilotes… Le texte fait le procès du et son origine synthétique, c’est un symbole de AVAIT net d’adresses pour livrer d’importantes in- dront de présider DuPont, de 1948 à 1962. mercantilisme, de la commande d’Etat et du modernité, de subversion : en détournant un formations aux Américains. Toutes, par la Marié à une du Pont – Margaretta –, fils d’une mensonge », analyse l’historienne. produit capitaliste, Siqueiros retourne contre ENTRETENU UNE suite, se sont avérées exactes. Parmi celles-ci, pionnière des associations entre musique et A l’époque, le FBI surveille de près cet intri- l’ennemi ses propres armes. » « Respondek mentionne l’existence d’un sys- couleurs, Mary Hallock-Greenewalt, ce répu- gant Miller. De toutes les charges que les COMMUNICATION tème de communication secret entre le géant blicain bon teint partageait avec Pierre agents fédéraux versent à son dossier, l’émis- L’INVENTION DU MÉTIER DE COLORISTE ÉTROITE de la chimie nazie, IG-Farben, et DuPont », pré- Samuel la passion des oiseaux. Le patriarche sion qu’il consacre au président mexicain C’est pour en obtenir des stocks à bas prix cise Egmont R. Koch. IG-Farben est née en 1925 français s’était penché, en particulier, sur le Benito Juarez (1806-1872) n’est pas la moin- qu’il sollicite, en 1936, un rendez-vous avec AVEC LES NAZIS ? de la fusion de plusieurs sociétés, dont BASF, langage des corbeaux et des rossignols, qu’il dre : « En 1942, DuPont lui demande de célé- un « general manager » de DuPont. La Bayer et Agfa ; le conglomérat ralliera Hitler avait entrepris de traduire ; quant à Gree- brer la Journée panaméricaine, raconte Chris- requête tourne court : selon Alfaro Siquei- avant même son arrivée au pouvoir, en 1933. newalt, rien ne le fascinait davantage que topher Bigsby. Miller s’exécute avec un texte ros, l’employé aurait découragé l’usage artis- « Selon Respondek, poursuit Egmont R. l’iridescence des colibris, ces petits volatiles sur un leader paysan latino, qu’il fait réciter tique du Duco, de peur que soient éventés Koch, un émissaire d’IG-Farben laissait des in- dont le plumage arbore, en fonction du lieu par une star notoirement gauchiste, Orson ses secrets de fabrication. Siqueiros ne formations confidentielles dans le coffre où on les observe, des teintes changeantes. p Welles ! Une scène suggère même que l’Améri- l’écoutera pas, au point d’initier son d’une maison, à Bâle, en Suisse ; un agent de aureliano tonet que aurait fourni des armes aux rebelles mexi- confrère américain Jackson Pollock à la tech- DuPont venait ensuite les récupérer. Ces cains… DuPont était furieux, mais la pièce a nique. Les réticences de la firme peuvent échanges auraient duré jusqu’en janvier-fé- Prochain article Un féminisme très été diffusée telle quelle, sans coupe. » surprendre. Car si le Duco a d’abord été vrier 1945. » En épluchant les archives de élastique 0123 18 | L’été en séries JEUDI 20 AOÛT 2020

Un féminisme très élastique DU PONT DE NEMOURS, UNE SAGA FRANCO-AMÉRICAINE 3|6 Si le patriarche de la dynastie industrielle éprouvait de la méfiance à l’égard des femmes, l’entreprise de ses descendants a participé à leur émancipation en révolutionnant leur garde-robe

e vais chanter les Guerriers et les trouve un certain nombre à l’époque, dans la Belles/Et les Amours, et les armes noblesse ; vis-à-vis de Pierre Samuel, elle cruelles… » Ainsi débute une traduc- mène le rapport de force », affirme Ber- tion méconnue du Roland furieux nadette Bensaude-Vincent, historienne des (1516), l’épopée chevaleresque de sciences. « Mme de Warens a trompé Jean-Jac- Ludovico Ariosto, dit « L’Arioste ». ques Rousseau, Mme du Châtelet a trompé L’homme qui fait passer ces vers de Voltaire…, énumère du Pont. Est-ce donc Jl’italien au français n’est pas poète, encore une fatalité, commencée par Eve dans le moins traducteur : il s’agit de Pierre Samuel paradis terrestre, que d’être trompé par les du Pont de Nemours (1739-1817), l’écono- femmes qu’on aime ? » miste le plus lyrique du siècle des Lumières. Au cours de ses pérégrinations entre la Lorsqu’il publie, en 1812, cet « essai de tra- France et les Etats-Unis, l’économiste se duction », son fils cadet, Eleuthère Irénée, lance dans la rédaction de ses Mémoires. est déjà à la tête d’une fabrique de poudre à Il les écrit à destination des deux enfants canon. Fondée dix ans plus tôt, dans l’Etat qu’il a eus de son premier mariage, avec Ni- du Delaware, dans le nord-est des Etats- cole Charlotte Le Dée de Rencourt, morte Unis, l’entreprise – orthographiée DuPont, en 1784. Dans des termes très directs, il y acceptée par la très chrétienne famille de la saga du Pont, ce sont les Atrides ! », s’ex- sans espace – sera bientôt le principal four- confesse l’attachement qu’il éprouve pour son mari, Lammot du Pont (1831-1884) ? clame l’historien Pap Ndiaye, auteur d’un nisseur des troupes américaines. sa propre mère : « J’aimais tant cette excel- Le scandale est plus éclatant encore lors ouvrage sur la firme familiale, Du Nylon et Mais, dans le texte de Ludovico Ariosto, ce lente femme que toutes les fois que je me suis du divorce d’Alfred Irénée du Pont (1864- des bombes (Belin, 2001). Comme chez les ne sont pas les « armes cruelles » qui ont senti bien amoureux, j’ai cherché quelques 1935). Depuis 1901, l’industriel, marié à une dramaturges grecs, nombre de ces héros happé l’économiste français, plutôt la dé- rapports de ressemblance entre elle et la cousine, entretient une liaison avec une tragiques sont, de fait, des héroïnes. Tenues tresse du héros, ce Roland furieux d’avoir beauté qui m’était devenue chère. (…) Hélas ! autre de ses parentes, Mary Heyward Brad- de se conformer aux attentes du clan, plu- été trompé par sa belle. Comme lui, du Pont je suis obligé d’avouer à ma honte que la plu- ford. Pour la voir plus fréquemment, il l’ins- sieurs femmes s’élancent, par réaction, à la estime avoir été dupé sentimentalement. part de celles qui m’ont fait cette illusion se talle à proximité du domicile conjugal, et lui pointe du changement social. Depuis 1781, il est épris de Marie-Anne sont appliquées ensuite à la détruire et à me fait épouser un employé de la firme, George Paulze, qui tient l’un des salons les plus cou- démontrer (…) que les femmes semblables à Amory Maddox. En 1906, devenu borgne et SUFFRAGETTES rus de Paris. Qu’elle soit l’épouse et la colla- ma mère sont bien rares. » malentendant, Alfred divorce de son Ainsi des suffragettes Zara du Pont (1869- boratrice de l’un de ses meilleurs amis, le épouse, qu’il accuse de « cruauté mentale » ; 1946) et Jean Kane Foulke du Pont (1891- chimiste Antoine Laurent Lavoisier, ne fait UNE « FAMILLE TRÈS ENDOGAME » dix mois plus tard, il passe la bague au doigt 1985), pionnières de la lutte pour la parité qu’attiser sa passion pour celle qu’il sur- Comment se protéger d’une telle duplicité ? « DANS UNE DYNASTIE de Mary, au grand dam du pauvre Maddox, dans les élections. Ainsi de la journaliste et nomme « ma cousine du boulevard » ou Pour la colonie agricole qu’il entreprend de condamné à disparaître dans la nature. militante Ethel Bidermann du Pont (1896- « ma bien chère fille ». « Je n’ai pas cessé une fonder sur la Côte est des Etats-Unis, en 1800, AUSSI PATRIARCALE, Sommé de prendre position entre la pre- 1980), qui n’hésitait pas à planter le piquet minute de vous aimer plus que ma vie, et baptisée Pontiana, du Pont formule une mière et la deuxième épouse d’Alfred, de grève au nez et à la barbe de ses aïeux, s’épanche-t-il de lettre en lettre. Un seul mot solution radicale : « Je recommanderais tout C’EST D’ABORD jamais le clan ne se déchirera avec autant notoirement défiants envers les syndicats. de vous rouvre et pénètre mon âme. » spécialement, dans notre colonie, les maria- d’animosité. A qui la presse américaine fera- Ainsi de la travailleuse sociale Martha Verge En 1794, Lavoisier meurt sur la guillotine, ges entre cousins. Nous assurerions ainsi pu- AUX FEMMES QU’ON t-elle porter le chapeau ? « Guerre des du Pont (1928-2017), qui consacra sa vie à la tandis que du Pont en réchappe in extremis : reté d’âme et de sang. » Outre-Atlantique, ses IMPUTE LES FAUTES. femmes chez les du Pont ! », titrent les défense des orphelins et des déshérités… dès sa libération de la prison de La Force, Ma- descendants écouteront à la lettre le conseil manchettes racoleuses. Autant de combats trop extrêmes, sans rie-Anne met un terme brutal à leur liaison. du patriarche. A commencer par deux de ses CELA EXPLIQUE « Dans une dynastie aussi patriarcale, c’est doute, pour valoir à ces femmes d’être men- Jusqu’à son décès, en 1817, dans le Delaware, petits-enfants, Sophie Madeleine et Samuel d’abord aux femmes qu’on impute les fautes, tionnées dans « Cavalcade of America », Pierre Samuel en concevra un immense dé- Francis, dont les noces sont prononcées POURQUOI TANT analyse Gerard Colby. Cela explique pour- l’émission de radio produite par DuPont en- pit. « Il me semble que j’étais une richesse, en 1833, en toute discrétion. « La famille du D’ÉPOUSES quoi tant d’épouses du Pont se rangent der- tre 1935 et 1953, et transposée à la télévision écrit-il à Marie-Anne en 1799, avant d’embar- Pont est la plus endogame des Etats-Unis, as- rière leurs maris. » Comme sous l’Ancien Ré- de 1952 à 1957. Ce programme très populaire quer pour le Nouveau Monde. Si j’étais un sure le journaliste américain Gerard Colby, DU PONT SE RANGENT gime, il arrive que les noces soient lestées dresse chaque semaine le portrait d’une autre, et surtout si j’étais femme, et s’il était auteur en 1974 d’un livre sur la dynastie, d’une écrasante charge politique. C’est le cas figure de l’histoire américaine. Les femmes possible que je trouvasse un du Pont tout pareil Behind the Nylon Curtain (Forbidden DERRIÈRE des « épousailles du siècle » célébrées, ne sont pas absentes de ce récit national, à celui-là, je ne pourrais m’empêcher de l’aimer Bookshelf, 2014, non traduit). Jusqu’à la pre- LEURS MARIS » en 1937, devant une horde de journalistes : loin s’en faut : « La série fait l’éloge de chefs à la folie. Vous en avez jugé autrement… » mière guerre mondiale au moins, près d’un Ethel du Pont convole avec l’un des fils du d’entreprise, de savantes, et même de mili- L’amoureux éconduit ne s’avoue pas pour mariage sur trois se nouera entre cousins. » GERARD COLBY président des Etats-Unis Franklin Delano tantes, à condition qu’elles ne soient pas en- autant vaincu : « J’aurai soin de vous Au fil des guerres et des générations, la journaliste américain Roosevelt. Pour beaucoup d’observateurs, ce gagées dans des activités économiques trop surprendre encore, de vous montrer qu’il n’y croissance de l’entreprise familiale ne se dé- mariage met un terme au conflit qui oppo- radicales », écrit l’historien Erik Chris- a aucune des touches du clavecin de la vie sur ment pas. Pas question de faire entrer le pre- sait les du Pont, farouchement républicains, tiansen dans Channeling the Past (Univer- laquelle je ne puisse appuyer un doigt rapide mier venu dans son précieux giron ! Cette au chef d’Etat démocrate. Las, le couple di- sity of Wisconsin Press, 2013, non traduit). et savant. » Pour rembourser les dettes qu’il tension entre le clan et le reste du monde, vorcera en 1949, avant qu’Ethel ne mette fin Alors aux prémices de sa carrière de dra- a contractées auprès des Lavoisier, Pierre exacerbée par les liens du mariage, est à à ses jours en 1965… Quant au mariage de maturge, Arthur Miller écrira douze émis- Samuel hypothèque ce qu’il a de plus l’origine de drames en cascade. Dans les châ- Madeleine du Pont avec un sympathisant sions pour DuPont. Si les femmes tiennent précieux, son domaine du Bois-des-Fossés, teaux que la dynastie érige aux quatre coins nazi, l’Allemand Friedrich Hermann Ruoff, il un rôle plutôt secondaire dans son œuvre, dans la campagne du Gâtinais, au sud de du Delaware, rien n’est plus sensible que le sera interprété comme une preuve des com- elles apparaissent, ici, au premier plan : Paris. A ce geste, comme au reste, Marie- lignage de la princesse appelée à y élire do- promissions fascistes du clan dans l’entre- « Avec des accents assez féministes, certaines Anne est indifférente. « C’est l’archétype de micile. Ne faut-il pas attendre des années deux-guerres. « Dans cette dynastie-là, cer- de ces pièces mettent en lumière le rôle des la femme savante et puissante, comme on en avant que Mary Belin, d’origine juive, soit tains destins tiennent de la tragédie antique… femmes en temps de guerre : infirmières, 0123 JEUDI 20 AOÛT 2020 L’été en séries | 19

A gauche : publicité DuPont pour les bas Nylon à Los Angeles, au début des années 1960. HAGLEY MUSEUM Ci-contre : modèles en Lycra au défilé Thierry Mugler, automne-hiver 1979-1980, Paris. En bas : aérobic avec l’actrice Jane Fonda, dans les années 1980. PETER KNAPP, UNITED ARCHIVES/LEEMAGE

où l’aérobic et la musique disco sont arrivés. Leggings, shorts, bodys… En un éclair, les te- nues de sport en Lycra ont épousé l’époque. » En ces libérales années 1980, le matériau moule les corps en même temps que les mœurs : il devient la seconde peau de fem- mes fortes et autonomes, assurant seules l’entretien de leur physique, assumant leur appétit de puissance et de plaisir. Avec ses odes disco aux reines de la nuit (Dancing Queen) et à l’argent roi (Money Money Mo- ney), le groupe suédois Abba est le porte- voix de cette transformation ; et Jane Fonda, avec ses cours de musculation, s’en impose comme l’égérie colorée. « Au départ, DuPont était pétrifié, poursuit Kaori O’Connor. Pen- sez, avoir pour emblème Jane Fonda, une ac- trice issue des franges les plus contestataires d’Hollywood ! Mais au vu des chiffres de ven- tes, ils se sont résignés à prendre le train en marche. Grâce à la flexibilité et à la légèreté du Lycra, les femmes n’ont plus eu besoin de surveiller leur poids, ni de s’engoncer dans des vêtements rigides. Elles ont pu s’adonner sans contrainte au sport, à la danse, à la marche. » Pour le magazine Elle, dont il fut le direc- teur artistique de 1959 à 1966, puis de 1974 à 1978, Peter Knapp a photographié les deux matériaux matriciels de DuPont, le Nylon et le Lycra. « J’étais marqué par la tactilité de ces documentaire Prêt à jeter (2010), consacré matières, aussi agréables que la soie », se aux dérives de la société de consommation, souvient le Suisse. Le Nylon lui inspire des l’Allemande Cosima Dannoritzer a rencon- gros plans de jambes galbées, vêtues de col- tré l’artiste et militante Nicols Fox, qui vit lants, dans des mises en scène très graphi- dans une campagne isolée du nord-est des ques, en noir et blanc. Quant au Lycra, il ha- Etats-Unis. Pour se plaindre de produits bille sous son objectif des femmes-poissons défectueux, frappés trop tôt d’obsolescence, étincelantes, conviées à défiler sous la l’Américaine envoie à leurs concepteurs des supervision du styliste Thierry Mugler. « Ces « poèmes de réclamation ». Pareil lyrisme matières accompagnaient à merveille la puise sa source, non chez L’Arioste, mais mobilité des femmes ; elles flottaient et chez DuPont : « Nicols est la fille d’un ingé- brillaient, au moindre mouvement », souli- nieur de la division Nylon, explique la gne le photographe, qui a effectué plusieurs cinéaste. Son père testait sur sa famille diffé- commandes pour le compte de DuPont. rentes sortes de bas. DuPont lui demandait continuellement de les affiner et de les ANTICIPER LES TENDANCES adoucir, en utilisant différents additifs. Au fil Car, si la firme a aidé les femmes à se déplacer du temps, elle a compris que c’était aussi un plus facilement, dans l’espace public comme moyen, en les rendant plus fragiles, d’en dans le jeu social, elle n’en fut pas la seule vendre davantage. » responsable : plusieurs de ses intuitions lui Dans la frénésie consumériste de l’après- ont été soufflées par les consultants qu’elle a guerre, il n’y a pas que des bas que DuPont enrôlés, à partir des années 1970. Parmi eux, écoule par millions. A partir de 1949, un des communicants, comme la célèbre autre de ses matériaux emblématiques, le agence hexagonale Mafia ; et beaucoup de Teflon, envahit de plus en plus les cuisines : stylistes, comme les Italiens Giorgio Armani avec ses propriétés antiadhésives, c’est un et Maurizio Baldassari, ou les Français Mari- revêtement idéal pour les poêles, casseroles thé + François Girbaud et Marc Audibet. Au et autres ustensiles. A quoi s’ajoutent les début des années 1980, ce dernier inaugura fameuses boîtes en plastique , le mariage du Lycra et des matières naturel- commercialisées en 1948 par un ancien les. « Pendant longtemps, DuPont ne s’est aviatrices… », précise l’Anglaise Susan à très grande échelle, juste avant la guerre, la ingénieur de DuPont, Earl Tupper : pour en guère préoccupé de mode : elle se contentait Abbotson, qui est l’une des biographes de firme a développé un savoir-faire industriel propager la diffusion, l’entrepreneur mul- de fournir les industriels du textile, qui appro- Miller. Et, chose rare pour l’époque, ce n’est et logistique précieux. » tiplie les réunions d’utilisatrices conquises, visionnaient les stylistes, indique ce créateur pas à un acteur mais à une actrice, June En 1945, un journaliste demande à en petit comité… La panoplie de la parfaite passé par Cerruti ou Prada, qui fut consul- Allyson, que revient l’honneur de présenter soixante Américaines ce qui leur a le plus ménagère semble alors sortir tout entière tant pour DuPont entre 1984 et 1987. Mais, à « The DuPont Show », l’émission de télé- manqué pendant le conflit : « Vingt répon- des labos du Delaware. mesure que la haute couture s’est intéressée à vision qui prend la relève, jusqu’en 1961, de dent “des hommes”, et quarante “des bas” », ses produits, elle a débauché des personnes du « Cavalcade of America ». dit en souriant Pap Ndiaye. C’est que le Nylon LE LYCRA REVIGORÉ milieu, pour anticiper les tendances. » devient le matériau symbole de l’après- « Ces inventions ont contribué à la construc- Avec des créateurs tels qu’Azzedine Alaïa LE NYLON, FIBRE MIRACLE guerre : la libération du joug fasciste coïn- tion d’un modèle bicéphale de femme : elle ou Jean Paul Gaultier pour maîtres de Pourquoi, en cette moitié de XXe siècle, la cide avec celle du corps féminin. « Pour les travaille, tout en prenant soin du foyer », ré- cérémonie, les noces de DuPont et de la firme familiale réserve-t-elle aux femmes femmes, cela a représenté un indéniable pro- sume Michelle Perrot. Autrement dit, les mode seront aussi spectaculaires qu’éphé- une place aussi prééminente dans ses grès, avance Michelle Perrot, historienne du gains de temps et d’argent servent de pré- mères. En 2004, jugeant que ses matériaux programmes ? Parce qu’elles sont devenues féminisme. Les bas Nylon duraient plus long- textes à de nouvelles formes d’aliénation. historiques sont arrivés à leur point de son principal levier de croissance, tout sim- temps que les bas de soie, et coûtaient moins Cela, les jeunes Américaines sont de moins « maturité économique », la firme cède sa plement. Il est loin, le temps où DuPont cher. Plus la peine de les repasser, ni de porter en moins prêtes à l’accepter, tandis que, au branche textile à la société américaine In- ne vivait que de poudre à canon – matériau de jarretières… Et bientôt sont arrivés les col- « AU DÉPART, tournant des années 1970, le féminisme vista. Elle recentre ses activités autour de viril s’il en est. Les profits accumulés lants en Nylon, encore plus commodes. » jette ses premiers feux. Aux yeux de la gé- produits à l’imaginaire très masculin : ma- pendant la première guerre mondiale ont Dans les centres-villes américains, DuPont DUPONT ÉTAIT nération hippie, l’étoile de DuPont pâlit : tériel militaire, vêtements de chantier… Ce été réinvestis dans la recherche en général, fait défiler des jambes géantes de femmes, « La contre-culture détourne le slogan histo- qui n’empêche pas DuPont, fidèle à son élas- et dans la chimie en particulier. Les inven- vêtues de la prodigieuse étoffe. Rompue aux PÉTRIFIÉ. rique de l’entreprise, pour en faire une ode à la ticité caractéristique, d’accompagner les tions fusent : colorants, laques, emballa- techniques de marketing, la firme sait drogue : “Better Living Through Chemistry” progrès féminins. Pour la première fois, de ges… Si bien qu’en 1935 le scientifique comme nulle autre aiguiser le désir des PENSEZ, AVOIR – “une meilleure qualité de vie grâce à la chi- 2008 à 2015, l’entreprise est dirigée par découvre la toute consommatrices. Elle laisse ainsi circuler POUR EMBLÈME mie”, s’amuse l’Américaine Anna McCarthy, une femme, Ellen J. Kullman. Originaire du première fibre synthétique de l’histoire, le plusieurs théories sur l’origine du terme historienne de la télévision. Dès 1961, Delaware, la PDG réservera ses paroles les Nylon. Au vu de la finesse et de la résistance « Nylon » : selon l’une d’elles, il s’agirait d’un JANE FONDA, UNE DuPont arrête ses émissions, car elles ne sont plus mémorables à sa collègue Stephanie exceptionnelles du matériau, DuPont met acronyme, mêlant le prénom des épouses plus en phase avec la société. » Kwolek, lorsque celle-ci meurt en 2014 : 230 chercheurs à sa disposition, afin d’en de cinq chercheurs maison (Nancy, Yvonne, ACTRICE ISSUE DES Mais la firme est semblable à ses maté- « Ce fut une chimiste créative et déterminée, développer les applications commerciales. Louella, Olivia et Nina). Habile subterfuge, FRANGES LES PLUS riaux – ductile, souple, élastique. Voilà et une vraie pionnière pour les femmes de En 1938, le Nylon s’immisce dans les crins de visant à faire oublier le suicide, en 1937, de qu’au crépuscule des années 1970, l’un science », dira Mme Kullman à propos de cette brosses à dents ; puis, en 1940, dans les bas l’inventeur de la fibre, Wallace Carothers, CONTESTATAIRES d’eux, le Lycra, s’offre une nouvelle jeu- chercheuse qui effectua, comme elle, l’es- féminins. C’est un triomphe : 64 millions de ravagé par la mort de sa sœur… nesse. Cet élastomère, que DuPont com- sentiel de sa carrière chez DuPont. paires s’arrachent jusqu’à l’entrée en guerre « DuPont a créé des marques, des “griffes” D’HOLLYWOOD ! » mercialisait sans grand succès depuis 1959, Parmi les découvertes les plus notables de des Etats-Unis, en 1941. comme on dit dans la mode : le Nylon, bien KAORI O’CONNOR se glisse dans la salle de gym que vient , le figure en bonne Durant les hostilités, la production de sûr, puis le Lycra, le Kevlar…, relève le styliste anthropologue américaine d’ouvrir l’actrice Jane Fonda, à Beverly Hills, place ; cette fibre ultrarésistante sert notam- Nylon ne faiblit pas, au contraire : à la français Marc Audibet. En Occident, jus- en Californie. Le succès est aussi vif que ment à la confection de gilets pare-balles. confection de bas se substitue celle de para- qu’aux Lumières, la mode était l’apanage de pour le Nylon. « Au départ, le Lycra avait été Qui sait si l’invention aurait été du goût de chutes, cordes et autre matériel militaire. la noblesse, à cause du coût du matériau do- conçu pour rendre plus extensibles les gaines Pierre Samuel ? Le patriarche ne craignait Rendue indispensable par la pénurie de minant, la soie. Appuyé sur la révolution in- de lingerie, en remplaçant le caoutchouc, re- guère les « armes cruelles » ; n’en déplaise soie, la fibre miracle participe largement à dustrielle et sur l’esclavage, l’essor du coton a trace l’anthropologue américaine Kaori à ses héritières de science et de sang, c’est l’effort de guerre américain. Elle servira démocratisé le textile. Mais ce n’est qu’avec O’Connor, autrice de Lycra : How a Fiber Sha- bien contre les assauts des « belles » qu’il même à l’élaboration de l’arme atomique, les matériaux synthétiques, au XXe siècle, ped America (Routledge, 2011, non traduit). cherchait à se prémunir. p selon Pap Ndiaye : « Si DuPont a su si vite que la mode est devenue un phénomène de Mais, en pleine révolution sexuelle, les fem- aureliano tonet mettre sur pied des usines de plutonium, masse. DuPont, grâce à son savoir-faire mes se sont débarrassées de beaucoup de dans le cadre du projet Manhattan, c’est en scientifique et mercantile, est au principe leurs sous-vêtements, jugés caducs : gaines, Prochain article Les gardiens partie grâce au Nylon : en produisant des bas de cette révolution. » Dans le cadre de son corsets, bas… La fibre patinait, jusqu’au jour du paradis fiscal 0123 20 | L’été en séries VENDREDI 21 AOÛT 2020

Les gardiens du paradis

ÉTAT DE NEW YORK

PENNSYLVANIE fiscal New York ÉTATS-UNIS NEW DU PONT DE NEMOURS, UNE JERSEY WilmingtonWilmington SAGA FRANCO-AMÉRICAINE 4|6 MARYLAND

Le clan du Pont a contribué, DELAWARE au fil des siècles, à transformer Washington VIRGINIE OCÉAN le Delaware, son fief du nord-est des ATLANTIQUE Etats-Unis, en royaume du capitalisme CAROLINE familial. Avec la bénédiction DU NORD de l’Etat fédéral, à Washington 100 km Rehoboth Beach (Delaware), photo du projet « The Heavens » sur les paradis fiscaux (2012-2015). G. GALIMBERTI & P. WOODS

est l’une des pièces les C’est au sujet de l’esclavage que l’influence Au tournant du XIXe siècle, plusieurs fa- que sénateur. Contrairement à M. Kowalko, plus précieuses du Hagley du protestantisme sera la plus nette. Dès milles d’esclavagistes, fuyant les révoltes qui « il s’est toujours montré très prudent Museum – un talisman 1767, Pierre Samuel s’attache à en démontrer ébranlent l’île française de Saint-Domingue, vis-à-vis de DuPont : il ne l’a jamais attaqué que la fondation familiale l’inutilité économique. Selon lui, un esclave trouvent refuge dans le Delaware. « Lorsqu’il frontalement, de même qu’il ne s’est jamais n’exhume que pour quel- ne travaillera jamais aussi bien qu’un indi- faudra recruter des employés pour sa fabrique élevé contre le grand capital », relève le jour- ques privilégiés. Le mu- vidu stimulé par une rémunération ; c’est un de poudre à canon, Eleuthère Irénée puisera naliste Gerard Colby. Et pour cause : de 1972 à sée qui gère les archives du clan du Pont, dans système non seulement inhumain, mais dans ce vivier de compatriotes, poursuit 1996, Joe Biden a vécu dans deux luxueuses C’le Delaware, dans le nord-est des Etats-Unis, inefficace. Du reste, la propriété – le premier Gerard Colby. De là vient, en partie, la culture demeures habitées, avant lui, par des géné- dispose parmi ses collections d’un étrange ta- des droits de l’homme selon Pierre Samuel – du secret et de l’entre-soi qui distinguera sa rations de du Pont. Visiter les centaines de bleau : il montre le patriarche de la dynastie, ne commence-t-elle pas par celle de son pro- firme du reste des entreprises américaines. » châteaux érigés par le clan fut même, à une Pierre Samuel du Pont de Nemours (1739- pre corps ? A la traite, il faut substituer le libre A l’image de Pierre Samuel, mort en 1817, la époque, son principal hobby. « Mon samedi 1817), initiant ses enfants à un rite ésotérique. commerce entre la métropole et ses colo- dynastie fait montre d’une grande ambiva- idéal consistait à sauter dans ma Corvette (…) La scène se passe le 7 septembre 1784, à Pa- nies, prône-t-il, à rebours de l’opinion domi- L’AMBIGUÏTÉ lence sur la question noire. Lors de la guerre et à explorer les alentours de Wilmington, à la ris. L’économiste français vient d’enterrer sa nante. « Comme du Pont, beaucoup de pion- de Sécession (1861-1865), elle tergiverse avant recherche de maisons à vendre », confesse première épouse. En signe de deuil, il fait prê- niers de la lutte contre l’esclavage, en Angle- DES DU PONT de fournir sa poudre au camp abolitionniste, Joe Biden dans son autobiographie parue ter serment à son fils cadet, Eleuthère Irénée, terre puis en France, sont protestants, souli- mené par Abraham Lincoln. De même, les en 2007, deux ans avant qu’il ne devienne le sous les yeux de l’aîné, Victor Marie : « Je l’at- gne l’historien Marcel Dorigny, spécialiste du SUR LA QUESTION émissions produites par du Pont pour la ra- vice-président de Barack Obama. tends dans un fauteuil, le chapeau sur la tête, sujet. Les huguenots y sont d’autant plus sen- dio et la télévision, entre 1935 et 1961, ne met- l’épée au côté, le cordon sur l’habit, un coussin sibles qu’ils ont fait l’expérience de la minorité NOIRE tront que très rarement en valeur des figures « THE COMPANY STATE » à mes pieds, le buste de sa mère à ma gauche, et de la discrimination. » EST « RACCORD » afro-américaines. Une ambiguïté « raccord » Surnommé « The First State », parce qu’il fut l’épée et le chapeau du jeune homme à la Ces principes, Pierre Samuel les écorne avec celle du fief des du Pont, le Delaware : le premier Etat à ratifier la Constitution, droite sur un siège… », décrira Pierre Samuel sitôt qu’il met le pied en Amérique. Le AVEC CELLE « C’est un Etat intermédiaire, le plus “sudiste” en 1787, le Delaware dispose d’un autre sobri- dans sa riche correspondance. Les deux frè- 21 juin 1800, il offre à sa famille deux escla- des Etats du Nord », soutient l’historien Pap quet, un brin persifleur : « The Company res se saluent avec leur épée. Après quoi ré- ves, assignées à des tâches domestiques : DE LEUR FIEF, Ndiaye, auteur d’un livre sur la firme fa- State » – soit « l’Etat-entreprise ». Cette appel- sonne l’oracle paternel : « Que le Ciel bénisse « Une nègre appelée Jeen et une enfant appe- « LE PLUS “SUDISTE” miliale, Du Nylon et des bombes (2001, Belin). lation, il la doit en premier lieu à sa juridic- vos travaux et votre postérité ! Puisse chaque lée Lydia », stipule le contrat. « Il semble qu’el- Le Delaware est ainsi l’un des derniers Etats à tion commerciale établie en 1792. Ici, les so- génération de vos descendants s’appliquer les soient restées jusqu’à leur mort au service DES ÉTATS DU NORD », ratifier, en 1901, les trois amendements ciétés sont soumises aux arbitrages, non pas sans cesse à rendre meilleure qu’elle-même des du Pont, précise le journaliste américain consacrant l’abolition de l’esclavage ; ce sera de jurys populaires comme dans la plupart celle qui devra lui succéder… » L’augure ne tar- Gerard Colby, auteur d’un ouvrage sur la dy- SELON L’HISTORIEN le dernier à bannir, en 1972, la pratique con- des Etats, mais de juges spécialisés. De dossier dera pas à se vérifier. En 1802, Eleuthère Iré- nastie, Behind the Nylon Curtain, paru en 1974 PAP NDIAYE sistant à fouetter en public un condamné en dossier, ces derniers ont acquis la réputa- née fonde près de la ville de Wilmington, (réédité en 2014 chez Forbidden Bookshelf, – un châtiment majoritairement infligé, tion d’être plus sensibles que les citoyens dans le Delaware, une fabrique de poudre à non traduit). Pierre Samuel a-t-il suivi l’exem- dans les faits, aux Afro-Américains. lambda aux intérêts des entrepreneurs. canon. La firme – orthographiée DuPont, ple de son ami Jefferson qui, en dépit de posi- Avec le temps, la législation a été rendue sans espace – sera bientôt le principal four- tions courageuses, possédait des centaines UNE FISCALITÉ FAVORABLE À LA FIRME plus attractive encore pour les sociétés. Qui nisseur de l’armée américaine. d’esclaves ? C’est probable. Le rôle des immi- En 1919, de graves émeutes raciales éclatent à retrouve-t-on derrière ces appels du pied ? Il faut dire que, pour placer l’entreprise sous grés français, tout juste débarqués des An- Wilmington, la ville la plus peuplée du De- Les du Pont, bien sûr. En 1897, sous l’impul- les meilleurs auspices, Pierre Samuel a solli- tilles, ne doit pas non plus être négligé. » laware. Rebelote en 1968, où les troubles sus- sion du politicien Henry Algernon du Pont cité l’aide de ses amis, de part et d’autre de citent l’adoption d’un dispositif exception- (1838-1926), le Delaware se dote d’une nou- l’Atlantique. La plupart sont francs-maçons – nel : soutenu par le PDG de DuPont, le gou- velle constitution : « Elle simplifie la création à commencer par le président des Etats-Unis verneur démocrate fait occuper la ville par d’entreprises et de holdings », détaille Gerard de l’époque, Thomas Jefferson. Pierre Samuel l’armée. Elle ne s’en ira que dix mois plus Colby. En 1913, le manageur Francis Irénée du a-t-il, comme eux, fait partie d’une loge ? tard, à la suite de l’élection de son successeur Pont (1873-1942) publie un influent traité de « C’est possible… Nous ne disposons d’aucune républicain, un ancien employé de… DuPont. fiscalité : « Son idée-phare consiste à ramener preuve, seulement d’un faisceau d’indices, C’est que, en l’espace de quelques décen- l’imposition des sociétés à un taux unique », tempère Alain Queruel, auteur du livre Les du nies, le petit Etat est passé sous l’emprise de poursuit M. Colby. En 1981, Pierre Samuel du Pont de Nemours (Editions de la Bisquine, son entreprise reine. Grâce aux profits accu- Pont IV, alors gouverneur républicain de 2019), ainsi que de plusieurs ouvrages sur la mulés pendant la première guerre mondiale, l’Etat, fait passer une farandole de réformes : franc-maçonnerie. En revanche, l’apparte- DuPont s’est transformée en mastodonte de « Elles facilitent l’émission de cartes de crédit nance de son fils Victor Marie est avérée. » la chimie, durant la première moitié du depuis le Delaware, entre autres cadeaux fis- XXe siècle. Devenue le principal employeur caux distribués aux entreprises – notamment INFLUENCES HUGUENOTES du Delaware, la firme familiale en a investi aux banques », surenchérit le journaliste. Pour nombre de huguenots, ainsi qu’on les leviers d’influence, plaçant ses hommes Le résultat est édifiant : en 2018, il y avait appelle les protestants en France, les loges au cœur de l’administration locale, et ses plus de firmes enregistrées dans le Delaware servent de refuge, au XVIIIe siècle ; ils peu- fonds au capital de plusieurs banques et jour- (1,3 million) que d’habitants (980 000). Cette vent s’y retrouver entre fidèles, à l’abri du naux régionaux. Au point que les destins étroite bande de terre, 5 000 km2 à peine, hé- secret. Pierre Samuel est issu de cette dis- respectifs de l’Etat et de la compagnie sont berge 67 % des 500 entreprises américaines crète communauté religieuse, encore mar- difficiles, aujourd’hui, à démêler : « Le De- les plus prospères. « Nous avons constitué quée par les persécutions dont elle a été la laware a façonné DuPont, autant que DuPont une société en moins de trente minutes, sans cible. Si l’incidence de la franc-maçonnerie a façonné le Delaware, résume le politicien montrer de documents d’identité. La plupart sur son parcours reste à démontrer, ses démocrate John Kowalko, qui siège à la des bureaux d’inscription sont ouverts jus- origines huguenotes, elles, le nourriront Chambre des représentants locale depuis qu’à 22 h 30, certains jusqu’à minuit. » Ainsi sans équivoque. « Avec le temps, du Pont s’est 2006. Ici, il y a toujours eu un consensus bi- parle Paolo Woods. Entre 2012 et 2015, avec forgé une religion personnelle, fondée sur la partisan sur la nécessité d’une fiscalité et son compère Gabriele Galimberti, ce photo- transmigration des âmes, développe l’his- d’une juridiction favorables aux entreprises graphe italien a écumé les paradis fiscaux, torien Martin Giraudeau. La réincarnation – et à DuPont en premier lieu. Dans ma lutte du Panama aux îles Caïmans, dans le cadre en un être supérieur, le chien par exemple, contre les effets néfastes des multinationales du projet « The Heavens ». Leur ambition ? entérine la réussite des individus. Cette sur notre économie, je suis très isolé. » Donner à voir les havres les plus opaques de croyance n’est pas très éloignée de ce qu’écrira Le candidat démocrate à la prochaine pré- la haute finance. « Le Delaware offre les mê- le sociologue Max Weber, en 1904, sur l’éthi- sidentielle, Joe Biden, a représenté le De- mes garanties que tout paradis fiscal digne de que protestante et l’esprit du capitalisme. » Pierre Samuel du Pont de Nemours (1739-1817). SELVA/LEEMAGE laware à Washington, de 1973 à 2009, en tant ce nom : l’absence de paperasse, la discrétion, 0123 VENDREDI 21 AOÛT 2020 L’été en séries | 21

Joe Biden en 1974. Sénateur du Delaware de 1973 à 2009, il a habité d’anciennes demeures des du Pont. BETTMANN ARCHIVE

Portrait de Lammot du Pont Copeland, par Salvador Dali. Huile sur toile, 1965. COLLECTION PRIVÉE MUSÉE GALA DALI/ADAGP

ayant travaillé sur le dossier. Pendant long- son hôtel, sa salle de théâtre, son siège so- temps, les sociétés victimes d’espionnage in- cial… Ne reste qu’une population très pauvre, dustriel ont rechigné à faire appel à nous, car essentiellement afro-américaine, ravagée elles craignaient de partager des documents par la drogue et la prostitution. » sensibles et d’apparaître vulnérables. DuPont En 2015, en pleine restructuration, l’entre- est l’une des premières à avoir collaboré avec le prise obtient une ristourne fiscale contre la FBI, dans la plus grande transparence, pour promesse de maintenir ses activités dans le sauver son savoir-faire et ses emplois ; bien Delaware. Elle en profite pour transférer son d’autres, depuis, l’ont imitée. » siège loin du centre-ville paupérisé de Wil- Echaudée par ces antécédents, DuPont sera mington, tout près des mille et un châteaux aux premières loges lorsqu’il s’agira de ren- du clan. Si la famille du Pont continue de sié- forcer la protection de ses innovations. « Au ger au conseil d’administration, elle n’est sein des groupes d’influence de la filière chimi- plus majoritaire, depuis les années 1970, au que, ses lobbyistes ont inspiré la rédaction, capital de l’entreprise. Sa préoccupation ma- en 2016, d’une loi fédérale, le Defend Trade Se- jeure ? Ne pas dilapider son patrimoine – le Le groupe américain Devo (en 1977) et ses tenues de chantier, la plupart en fibre DuPont. EBET ROBERTS DALLE APRF crets Act, et de son pendant européen, la direc- clan reste, avec 12,7 milliards d’euros parta- tive du secret des affaires, témoigne Martin gés entre 3 500 membres, la quinzième fa- Pigeon, qui enquête, au sein de l’association mille la plus riche des Etats-Unis. En 2000, Corporate Europe Observatory, sur le rôle des la moitié d’entre eux se sont retrouvés chez la certitude de ne pas être taxé sur les gains Deux ans plus tôt, en 1989, c’est le FBI qui vo- lobbys. Ces textes facilitent l’ouverture de l’actuel patriarche, Irénée du Pont Jr, pour cé- réalisés en dehors des frontières de l’Etat…, lait au secours de DuPont, menacée d’extor- poursuites contre les employés ayant trahi les lébrer le bicentenaire de leur arrivée aux énumère Paolo Woods. Cela en toute légalité sion par cinq anciens employés latino-améri- secrets de leurs employeurs – sans que ces “se- Etats-Unis : « On nous fantasme comme une et pour un montant dérisoire. » cains. Dans une usine argentine de la firme, le crets”, au demeurant, soient clairement défi- aristocratie, mais nous sommes juste les fils Il n’y a pas qu’avec le Delaware que les commando dérobe des documents détaillant nis. » « Rien n’est aussi fanatiquement dé- de gens qui ont réussi en bossant dur, décla- du Pont ont fait coïncider leurs intérêts : un le procédé de confection du Lycra, l’une des fendu par la bureaucratie » que le secret, car il rait-il à cette occasion au Washington Post. pacte informel les lie, de même, à l’Etat fédé- fibres emblématiques de DuPont. Les com- est source de pouvoir, écrit le sociologue Max Une bande de types ordinaires, en somme. » ral. Certes, le clan a parfois défié la Maison ploteurs réclament dix millions de dollars, Weber en 1914. Un siècle plus tard, l’Améri- Blanche, notamment durant l’entre-deux- sans quoi les informations seront transmises cain Gerald Casale, leader du groupe de musi- « DÉSENVOÛTER » L’HÉRITIER ANTISYSTÈME guerres. Mais l’élaboration de la bombe ato- à un industriel du textile italien. L’intrigue que new wave Devo, tient un discours simi- Ordinaires ? Pour le Philadelphia Inquirer, mique rétablit la confiance, à partir de 1942 : s’arrête sur un parking de Genève, en Suisse, laire : « Le capitalisme est une religion occulte. le journaliste Bill Ordine a couvert plusieurs DuPont participe loyalement au projet Man- où des agents du FBI les appréhendent, après Comme toutes les religions, sa hiérarchie s’ap- faits divers impliquant des héritiers du Pont. hattan, sans exiger la moindre rétribution. leur avoir fait miroiter un pactole. puie sur des rituels : poignée de main secrète, « A chaque fois, dit-il, la famille se déchirait Cette collaboration incite la firme à abandon- Au tournant du millénaire, l’entrepreneur signe discret de reconnaissance… » Dans son sur des questions d’argent, de manière très ner ses méthodes les plus archaïques. Jusque Walter Liew s’attaque avec plus de sang-froid tout premier vidéoclip, en 1976, Devo inter- spectaculaire. » Ainsi de Lewis du Pont dans les années 1930, DuPont n’usait-elle pas aux techniques de fabrication du dioxyde de prétait la chanson Secret Agent Man, confes- Smith. Dans les années 1980, le jeune d’indicateurs privés pour espionner, à l’occa- titane, dont DuPont est passée maître. Sur- « DEPUIS QU’ELLE sion ambiguë d’un limier du FBI. homme verse des centaines de milliers de sion, ses ouvriers ou ses concurrents ? Mieux nommée « l’ultrablanc », pour son intensité Les rockeurs portaient déjà les tenues de dollars à un mouvement politique margi- vaut, se ravisent les manageurs, se tourner exceptionnelle, cette substance colore quan- A INVESTI DANS chantier qui firent leur réputation scénique nal, mené par le bateleur antisystème vers Washington : ses législateurs et ses tité de produits : biscuits, cosmétiques, équi- dans les années 1980. Leur matériau de pré- Lyndon LaRouche. En 1992, inquiet de voir agents du renseignement serviront plus sû- pement électroménager… Pour le groupe chi- LA CHIMIE ET dilection ? Le , une fibre mise au point partir en fumée la fortune familiale, son rement la cause familiale. mique, l’or blanc est une manne à dollars, qui par… DuPont. « Cette firme s’est infiltrée dans père rassemble une équipe hétéroclite, cons- attise les convoitises depuis les années 1940. L’AUTOMOBILE, mon cerveau dès la naissance, se souvient tituée de gros bras et d’un « dépro- D’EFFICACES LOBBYISTES Celles de Walter Liew, en particulier. Né en IL Y A UN SIÈCLE, Gerald Casale. Après-guerre, DuPont était sy- grammeur », chargé de ramener le fils à la Pour rallier la capitale fédérale à ses vues, la Malaisie, fils de paysans chinois, cet excellent nonyme de modernité, leurs produits m’ont raison. Leur plan : kidnapper l’héritier, puis firme emploie les services de juristes pres- élève s’arrache à la misère par les études. Emi- DUPONT toujours habillé et inspiré. C’est la forme la lui laver le cerveau au cours d’un voyage en tigieux. Le plus efficace de ces lobbyistes, gré aux Etats-Unis, il décroche un diplôme plus aboutie du capitalisme. Hélas, ce système yacht, autour du pôle Nord. Las, l’un des Clark Clifford (1906-1998), est resté célèbre scientifique, puis la nationalité américaine. S’EST TOUJOURS dévore aujourd’hui la démocratie. » membres du commando, pris de remords, pour son passage au secrétariat à la défense, COMPORTÉE finira par prévenir le FBI, qui tuera dans en pleine guerre du Vietnam. Au début des LE VOL DE « L’ULTRABLANC » WILMINGTON, « VILLE FANTÔME » l’œuf l’opération. années 1960, cet avocat déploie des trésors Là, il ouvre une société de conseil. C’est sous COMME UN FONDS Si DuPont s’est longtemps illustrée par son Que penserait Pierre Samuel de cette en- d’urbanité pour assurer aux du Pont plus de cette casquette que Walter Liew approche plu- appétit, l’entreprise suit aujourd’hui un ré- treprise de désenvoûtement ? Qu’à défaut 2 milliards de dollars de déductions fiscales. sieurs ingénieurs de DuPont, de 1997 à 2011 : SPÉCULATIF » gime draconien, commencé au début des d’être devenus « meilleurs » de génération en L’allégement porte sur la vente des parts que « Certains étaient à la retraite, d’autres traver- JOSEPH DISTEFANO, années 1990. « Depuis qu’elle a investi dans la génération, comme l’espérait l’économiste détenait DuPont au capital du constructeur saient des drames familiaux : tous avaient journaliste au chimie et l’automobile, il y a un siècle, DuPont français, les du Pont ont été vernis par le dieu automobile General Motors, exigée en 1957 accumulé du ressentiment contre DuPont, « Philadelphia Inquirer » s’est toujours comportée comme un fonds Argent. Et que cette bénédiction se révèle, à par la Cour suprême, au nom de la loi anti- explique le journaliste américain Del Quentin spéculatif, analyse Joseph DiStefano, journa- bien des égards, une malédiction. En 1965, trust. Par la suite, plusieurs enquêtes journa- Wilber, qui a suivi l’affaire pour l’agence de liste au quotidien régional The Philadelphia Salvador Dali exécute le portrait de Lammot listiques donnent la mesure de l’imbrication presse Bloomberg. Liew les a couverts d’atten- Inquirer. En quête de croissance, elle s’est du Pont Copeland (1905-1983), le dernier des relations entre la famille, la firme et l’Etat tions : cadeaux de Noël, virements bancaires… aventurée dans l’industrie pharmaceutique, du Pont à avoir dirigé l’entreprise familiale. fédéral. En 1984, la presse révèle que la CIA a Mis en confiance, les ingénieurs lui ont livré de le pétrole… Puis, au tournant du millénaire, Sur la toile, point de regard bienveillant, fourni des avions aux rebelles nicara- précieuses informations, qu’il a transmises à DuPont s’est débarrassé de ces activités, ainsi comme celui que posait autrefois Pierre Sa- guayens ; ils sortaient des hangars de Sum- des firmes chinoises. » Jusqu’à ce qu’une lettre que de ses divisions les moins rentables : muel sur sa progéniture. C’est une tout autre mit Aviation, la société de maintenance de anonyme alerte DuPont en août 2010. L’entre- textile, peintures… Ce faisant, elle obéit à une cérémonie, baignée de lumière et d’occul- Richard Chichester du Pont Jr (1937-1986). prise se tourne alors vers le FBI, qui file M. logique financière des plus banales. » Avec tisme, que peint l’artiste surréaliste : cerné En 1991, l’Agence internationale de l’énergie Liew puis l’arrête dix mois plus tard. « Nous quelles conséquences ? Paolo Woods a été par un paysage désertique, le patron jette un atomique trouve des matériaux conçus par avons découvert qu’il répondait, en fin de frappé par les inégalités qui déchirent le De- coup d’œil oblique, sous le ciel menaçant. p DuPont dans les installations nucléaires ira- compte, à des directives étatiques : dès le début laware – un petit coin d’enfer au cœur du pa- aureliano tonet kiennes – avant d’être l’ennemi numéro un, des années 1990, la Chine avait fait de l’obten- radis fiscal : « Wilmington est une ville fan- le dictateur Saddam Hussein (1937-2006) a tion de l’ultrablanc une priorité, indique au tôme, assure le photographe. Dans le centre, Prochain article Gloire et déboires longtemps été un allié de Washington. Monde Kevin Phelan, l’un des agents du FBI DuPont a déserté ses immeubles historiques : d’un géant de la chimie 0123 16 | L’été en séries SAMEDI 22 AOÛT 2020

n drôle d’oiseau, un peu per- 1970, ché, sifflotant des ritournel- publicité les écolos avant l’heure. DuPont pour Longtemps, c’est dans ce une batterie stéréotype qu’a été encagée de cuisine la mémoire de Pierre Sa- avec un muel du Pont de Nemours (1739-1817). Stend- revêtement Uhal lui-même l’évoque comme l’homme « qui en Teflon. entendait le langage des oiseaux ». « Les bêtes, THE ADVERTISING cela parle ; et du Pont de Nemours/Les com- ARCHIVES/ prend, chants et cris, gaîté, colère, amours », ALAMY/HÉMIS.FR renchérit Victor Hugo. Pour mériter de tels éloges, l’économiste français n’a pas ménagé sa peine. De mémoires en traités, il s’est pen- ché sur tout un cosmos : le « puissant génie » des huîtres, la sociabilité du renard et des fourmis, les « causes chimiques des pluies »… Jusqu’à traduire le langage des volatiles qui peuplaient son domaine du Bois-des-Fossés, au sud de Paris. C’est cette grammaire aviaire, établie en 1807, que retiendra la postérité. « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme… » Du Pont a fait sienne la maxime attribuée à son ami chimiste An- toine Laurent Lavoisier (1743-1794). Comme lui, il défend l’idée d’une chaîne des êtres et d’un cycle du vivant. N’a-t-il pas baptisé son courant de pensée la « physiocratie », à par- tir des mots grecs physis (« nature ») et kratos (« force ») ? A Versailles, où il a ses entrées, Mme de Pompadour le surnomme « notre jeune agriculteur ». Il faut dire que son vocabulaire est flamboyant : « Pierre Samuel compare l’agriculture au soleil de demain, et le charbon au soleil d’hier », relève Gloire et déboires l’économiste Jean-Marc Daniel. « L’idée même de pollution lui est inconcevable, tant l’économie procède, à ses yeux, de la nature », insiste l’historien Julien Vincent. Cette fibre, du Pont s’emploie à la transmettre aux gé- nérations futures. Ses manuels d’éducation d’un géant de la chimie sont truffés d’injonctions bucoliques : « Sou- venez-vous que les bergers furent les pre- miers astronomes, les premiers botanistes, DU PONT DE NEMOURS, UNE SAGA FRANCO-AMÉRICAINE 5|6 Les du Pont ont fait de l’entreprise familiale un les premiers philosophes, les premiers poè- tes. » Aux enfants, il convient de faire réciter mastodonte de la chimie. Si elle en a longtemps incarné la grandeur, elle en symbolise aujourd’hui certaines dérives des prières aux accents new age : « Etends notre bienfaisance sur les animaux et les plantes », prêche l’une d’elles.

LES LEÇONS DE LAVOISIER poudre moins polluante. Mais les profits sont passés par les labos du Delaware. « Avec « pèse et sépare, mesure et juge sur des preuves Jusqu’où l’oraison sera-t-elle entendue ? « DUPONT A JOUÉ colossaux engrangés durant la première quelques autres mastodontes de la chimie, Du- sûres, et s’ingénie à répondre aux pourquoi ». En 1800, le clan du Pont émigre aux Etats- LE MÊME RÔLE guerre mondiale bouleversent ce cahier des Pont a joué le même rôle disruptif au XXe siècle Au fil du temps, DuPont s’est plusieurs fois Unis. Deux ans plus tard, Eleuthère Irénée, le charges. DuPont décide alors de réinvestir que Google, Apple et Amazon au XXIe », ana- détournée de cette leçon fondamentale. fils cadet de Pierre Samuel, fonde une fabri- DISRUPTIF l’argent dans leur cœur de métier, la chimie, lyse Joseph DiStefano, journaliste au quoti- A quand remonte, au juste, le premier oubli ? que de poudre à canon, dans l’Etat du De- E un secteur promis à un bel avenir à mesure dien The Philadelphia Inquirer. A partir de 1914, le clan du Pont acquiert des laware. S’il s’implante dans cette région ver- AU XX SIÈCLE que se développe la société de consom- En 1950, 60 % du chiffre d’affaires de la parts croissantes au capital du constructeur doyante du nord-est du pays, le long de la ri- QUE GOOGLE, APPLE mation. Juteuse intuition. compagnie est dû à des produits qui n’exis- automobile General Motors (GM). Si bien que vière Brandywine, c’est qu’il y trouve tout ce A partir des années 1930, l’Experimental Sta- taient pas vingt ans auparavant. Lorsque Neil Pierre Samuel du Pont II (1870-1954) en prend dont son entreprise a besoin : de l’eau, du bois, ET AMAZON tion s’impose comme l’un des principaux gi- Armstrong et Buzz Aldrin marchent sur la les rênes de 1920 à 1928 : « Avant l’arrivée des des pierres. Là, il met en application les leçons E sements d’innovation du monde occidental. Lune, en 1969, ils arborent une combinaison du Pont, GM était une entreprise en lam- de Lavoisier, dans la poudrerie duquel il a étu- AU XXI SIÈCLE » Du premier caoutchouc synthétique (le Néo- réalisée à partir de vingt matériaux DuPont ; beaux ; ils l’ont remise en marche, en insufflant dié dix ans plus tôt. Avec succès : les moulins JOSEPH DISTEFANO prène) à la première fibre synthétique (le Ny- quant au drapeau qu’ils plantent sur le sol sé- leur sens du management et de l’innovation », de la firme familiale – orthographiée DuPont, journaliste lon), les chercheurs de DuPont font jaillir les lénite, il est en Nylon. « A mon arrivée à l’Ex- indique Jamie Lincoln Kitman, auteur du li- sans espace – tournent bientôt à plein régime, au « Philadelphia Inquirer » découvertes de leurs éprouvettes. A ce jour, perimental Station, en 1988, DuPont jouissait vre L’Histoire secrète du plomb (Allia, 2005). au point de fournir l’armée américaine. un Prix Nobel de la paix – Norman Borlaug d’un immense crédit au sein de la commu- Pareille croissance s’accompagne, fatale- (1914-2009) – et trois Prix Nobel de chimie – nauté scientifique, se souvient le chimiste DU PLOMB DANS L’ESSENCE ment, d’accidents. Le 19 juillet 1817, un incen- Charles J. Pedersen (1904-1989), Paul Flory américain Howard Barth, aujourd’hui à la re- En 1921, les scientifiques de GM découvrent die éclate dans la fabrique. Malgré ses 77 ans, (1910-1985) et Richard Schrock (né en 1945) – traite. Nous disposions d’un budget illimité que l’ajout de tétraéthyle de plomb dans l’es- Pierre Samuel accourt prêter main-forte ; il pour participer aux congrès du monde entier, sence lui confère des propriétés antidéto- mourra trois semaines plus tard, épuisé. les revues s’arrachaient nos publications. Pour nantes ; le carburant est aussitôt commercia- Plusieurs de ses héritiers se tueront de même l’entreprise, la recherche et le développement lisé, avec la collaboration de DuPont. « Or, à la tâche. A commencer par Lammot du Pont étaient la meilleure des publicités. » Pierrick l’extrême toxicité du plomb est connue depuis (1813-1884), qui périt dans une explosion de Le-Gallo a été recruté par DuPont en 1984. Dé- l’Antiquité !, s’emporte Jamie Lincoln Kitman. nitroglycérine, en même temps que cinq de sormais président Europe, Afrique et Moyen- DuPont et GM nieront aussi longtemps que ses employés. « Tout au long du XIXe siècle, les Orient de la multinationale, le Français possible ses méfaits sur la santé et l’environ- incendies sont si nombreux que les du Pont affirme que, « depuis sa création, en 1802, nement, arguant que les preuves, pourtant construisent leurs moulins en bois, et non l’entreprise est restée fidèle à son ADN : répon- accablantes, n’étaient pas suffisantes. Même en pierre, car c’est un matériau moins oné- dre aux besoins du marché et innover dans après l’interdiction de l’essence plombée aux reux, souligne le journaliste américain Jamie son secteur emblématique – la chimie ». Etats-Unis, en 1986, DuPont continuera à Lincoln Kitman. Cette accoutumance au dan- En tant que chimiste, Primo Levi a travaillé exporter du tétraéthyle vers certains pays, jus- ger explique, en partie, l’immoralité qui carac- quelque temps sur des vernis de la qu’au début des années 2000. » térisera l’entreprise au XXe siècle. » compagnie, en 1946 et 1947. Devenu écrivain, A l’orée des années 1920, DuPont produit Il n’y a pas qu’à son personnel que DuPont l’Italien dira de son ancien métier qu’il a des son tétraéthyle à Deepwater, dans l’Etat du fait courir des risques. Plus la production origines « viles, ou au moins équivoques » : New Jersey. Bientôt, la presse se fait l’écho augmente, plus les déchets déversés dans les les chimistes ne sont-ils pas les fils des du surnom que les ouvriers ont donné à cours d’eau sont nombreux ; des pêcheurs alchimistes ? Rien n’est plus « abominable », leur usine : la « maison des papillons », en se plaignent de la disparition des poissons. d’après lui, que la « confusion d’idées et de référence aux hallucinations dont ils sont la En 1903, la firme recrute un bataillon de langage » de ces ancêtres, « leur intérêt avoué proie. Plus grave, les articles mentionnent chimistes, logés dans un laboratoire dernier pour l’or ». A l’opposé de ces « charlatans », huit morts et 300 empoisonnements cri, à quelques mètres des moulins : l’Expe- tout chimiste digne de ce nom doit faire suspects parmi le personnel durant les rimental Station. Leur mission : rendre la Le PDG de General Motors avec Pierre Samuel du Pont II, en 1933. AP preuve de rigueur, professe Primo Levi : il deux premières années de fabrication. 0123 SAMEDI 22 AOÛT 2020 L’été en séries | 17

n’aurait pu mener aussi loin sa lutte, analyse Annie Thébaud-Mony, sociologue de la santé. La justice française, par comparaison, est beaucoup plus individualisante. Or, puis- Le chimiste que la charge de la preuve est, hélas, aux victi- Wallace mes, c’est leur nombre qui fait la différence. » Hume Récemment, DuPont s’est de nouveau il- Carothers, lustrée dans les prétoires. En 2015, elle cède ici, en 1927, à une toute nouvelle société, baptisée « Che- dans le mours », ses marques dont l’image s’est le laboratoire plus dégradée. Parmi elles, le Teflon. Quatre créé par ans plus tard, intente un procès à DuPont, DuPont : elle accuse son ancienne société Experimental mère d’avoir minoré, lors de la vente, le coût Station, est des procédures liées au C8. « A mes yeux, l’inventeur derrière la restructuration de DuPont se ca- du Nylon, che clairement une manœuvre pour cesser en 1935. d’endosser la responsabilité légale, et donc fi- UNIVERSALIMAGES nancière, de ses produits les plus dange- GROUP/GETTY IMAGES reux », considère l’épidémiologiste David Michaels. Pierrick Le-Gallo, chez DuPont, ré- pond : « Notre portefeuille s’est toujours adapté : nous avons vendu nos branches tex- tile et peinture dès 2004 et 2013… Nous nous recentrons sur la chimie de spécialité. Soit des produits mobilisant un haut degré de sa- voir-faire sur des marchés industriels précis, comme le BTP ou le filtrage de l’eau. »

« LA FIN DE LA CHIMIE PROMÉTHÉENNE » Il n’empêche, en trente ans, DuPont s’est bien délestée de ses activités les plus dé- criées. A la fin du XXe siècle, la firme délaisse le nucléaire et le pétrole. En 2015, elle fu- sionne avec Dow, autre géant américain de la chimie ; en 2019, l’agglomérat se scinde en trois sociétés indépendantes, DuPont, Cor- teva et Dow. L’occasion, pour DuPont, de se séparer des pesticides et des plastiques. Dans quelques mois, les branches nutrition et biosciences suivront le même chemin. En moins d’un quart de siècle, DuPont, qui ne devrait plus compter que 23 000 employés fin 2021, aura donc vu ses effectifs divisés par trois : « Mais la valeur financière de l’entreprise est restée stable », se félicite Pierrick Le-Gallo. Le nombre de chercheurs, 9 000 à ce jour, a lui aussi fondu. Face aux contraintes bud- gétaires, Simone Arizzi, qui dirige l’innova- tion du groupe en Europe, Afrique et Asie, entend stimuler la productivité de ses équipes, et multiplier les partenariats avec d’autres entreprises. « Nous travaillons avec beaucoup de constructeurs automobiles, s’enthousiasme l’Italien. Certains de nos matériaux leur permettent d’alléger leurs vé- Consciente des ravages sur son image, la En haut, en 1942, le livre Occupational Tumors, qui Tout juste subit-elle quelques ajustements, hicules, et donc leur empreinte énergétique ; firme met en scène sa générosité auprès des l’usine DuPont reste l’étude la plus complète sur les cancers opérés dans la plus grande discrétion. d’autres, d’accélérer leur transition vers l’élec- familles des victimes, desquelles elle couvre de Parkersburg, dans le monde professionnel. Après son En 1981, DuPont fait transférer toutes les trique. C’est très excitant ! » Cet altruisme les frais d’hospitalisation. Du reste, module en Virginie- départ, DuPont a tout fait pour détruire sa ouvrières de la division Teflon vers d’autres rassurant, la compagnie l’a savamment mis la société dans son rapport annuel, en 1936, Occidentale. crédibilité scientifique, en le traitant de nazi, sites : sur les sept d’entre elles qui étaient en scène durant la pandémie de Covid-19. il ne s’agit nullement d’un « holocauste » : En bas, Robert puis de communiste. » enceintes, deux ont donné naissance à des N’a-t-elle pas intensifié les cadences de ses plutôt du « prix lent et graduel qu’a toujours Bilott en 2019. En matière de santé et d’environnement, bébés souffrant de malformations. usines pour fournir les hôpitaux en sur- payé l’humanité quand elle conquiert de Cet avocat, dans quel camp se range la firme : celui des La mystification tiendra jusqu’en 1998. blouses et sondes d’intubation ? « Dans le nouvelles et dangereuses terres ». héros pompiers ou celui des pyromanes ? Comme Cette année-là, un paysan de Virginie-Occi- secteur médical, DuPont suscite encore la C’est la rançon du démiurge : créer un du film « Dark souvent dans le cas d’une entreprise aussi du- dentale se tourne vers une vieille connais- confiance, concède le chercheur indo-amé- monde de toutes pièces revient à ébranler Waters », plice que DuPont, on se gardera d’apporter sance, l’avocat Robert Bilott, originaire de la ricain Prashant Yadav, spécialiste de logisti- celui qui précède. Et à engendrer des mala- de Todd Haynes, une réponse univoque. En témoignent les ba- région. Depuis que DuPont a racheté une de que sanitaire. Ses matériaux-phares, comme dies jusqu’alors inconnues. A ces maux, est à l’origine tailles législatives qui enflamment les Etats- ses terres pour y déverser divers déchets, le Tyvek, se distinguent, par leur qualité, des quels remèdes ? Sur ce front-là aussi, DuPont des révélations Unis, dans les années 1970. Côté pile, c’est à un son troupeau a été décimé : en quelques an- contrefaçons asiatiques. Mais DuPont devra innove. En 1934, elle installe, au sein de sur la pollution ex-chimiste de DuPont, devenu gouverneur nées, 280 bêtes sont mortes. « A l’époque, au démontrer que, durant la crise due au Covid, l’Experimental Station, un laboratoire des eaux au C8, du Delaware, que le petit Etat doit la protec- sein de mon cabinet, je défendais les intérêts elle n’a pas donné la priorité à ses clients, au consacré à la toxicologie et à la médecine in- par l’usine du site tion de son littoral, votée en 1971 : passionné des industriels ; mais cette histoire m’a remué détriment de l’ensemble de la population ; dustrielle, le Haskell Laboratory. « Si DuPont de Parkersburg. d’ornithologie, comme ce bon vieux Pierre et je m’y suis plongé à corps perdu », raconte certains observateurs en doutent. » s’est affichée à l’avant-garde de la médecine ANONYMOUS/ Samuel, le républicain Russell Peterson (1916- Robert Bilott au Monde. L’avocat découvre C’est que le soupçon que la firme faisait du travail, je ne pense pas que c’était par al- ASSOCIATED PRESS, PAUL 2011) fait plier les géants de la pétrochimie que la majorité des eaux de la région sont planer sur ses accusateurs s’est retourné truisme, nuance l’épidémiologiste David Mi- MORIGI/GETTY IMAGES pour imposer ses vues. Impressionné, le pré- polluées ; alentour, la prévalence de certai- contre elle. « On a DuPont à l’œil, confirme chaels, qui a dirigé l’Occupational Safety and sident Nixon fera de lui son principal nes pathologies (cancers du foie et des testi- Natacha Cingotti, militante au sein de Health Administration, l’équivalent améri- conseiller en matière d’environnement. cules, dérèglement de la thyroïde, hyperten- l’association Health & Environnement cain de l’inspection du travail, entre 2009 et Côté face, DuPont parvient à considéra- sion, cholestérol…) est anormalement éle- Alliance, basée à Bruxelles. Aux Pays-Bas, 2017. La compagnie fabriquait des produits blement infléchir, en 1976, la loi fédérale vée. Devant les tribunaux, il engage un re- des dizaines d’ouvrières d’une usine de leur extrêmement toxiques ; il fallait s’assurer que régulant les produits chimiques, le Toxic cours collectif, une class action. fibre fétiche, le Lycra, ont souffert de problè- les dégâts, pendant et après leur fabrication, Substances Control Act. Au prix d’un âpre mes de fertilité, dans les années 1980 et 1990. ne portent pas atteinte aux profits. » lobbying, mené de concert avec le reste de la L’AFFAIRE DU TEFLON Cette entreprise traîne beaucoup de cassero- DuPont est l’une des sociétés mises en filière, la firme obtient que la toxicité des DuPont se défend en brandissant le fameux les, pas seulement liées au C8. » cause par ce même David Michaels dans ses substances ne soit pas testée avant leur principe d’incertitude, rodé lors de scanda- DuPont a bâti un empire à partir de quel- deux ouvrages parus chez Oxford Univer- mise sur le marché, mais après – et seule- les précédents : comment prouver que cha- ques molécules ; il s’en est fallu d’une lettre et sity Press (non traduits), Doubt Is Their Pro- ment sur la base du volontariat. Certains cune de ces pathologies est liée à ses activi- d’un chiffre, C8, pour qu’il s’effrite. « La chi- duct (2008) et The Triumph of Doubt (330 pa- « L’ENTREPRISE, composants peuvent même ne pas être tés ? Bilott ne se laisse pas démonter. Il se fait mie est désavouée au profit de la biologie, ré- ges, 18,42 euros). Ce proche de Barack Obama divulgués, au nom de la protection de l’in- livrer toute la documentation interne de sume l’historienne des sciences Bernadette y décrit les stratégies déployées par certai- POUR QUI novation et du secret des affaires. Cette pré- DuPont, l’épluche, tombe sur un sigle mysté- Bensaude-Vincent. Les jeunes chercheurs pré- nes multinationales pour faire planer le cision, fondamentale, aidera DuPont à af- rieux, C8, dont il finit par découvrir le sens. fèrent étudier le vivant plutôt que créer des doute sur les accusations d’empoisonne- LA SANTÉ ET fronter le plus grand scandale de son his- C’est le début d’une éprouvante épopée judi- matériaux de synthèse. » Pour le spécialiste ment qui les visent : arguties juridiques vi- L’ENVIRONNEMENT toire. Le plus étiré dans le temps, aussi. ciaire, qui coûtera à DuPont plusieurs centai- des Etats-Unis Pap Ndiaye, on assiste à rien sant à décourager les plaignants, lobbying, Les origines de l’affaire remontent à 1938, nes de millions de dollars, de procès en pro- de moins qu’à « la fin de la chimie promé- communication mensongère, financement SONT quand les chercheurs de l’Experimental Sta- cès. La firme sera même contrainte à cofi- théenne ». Depuis un quart de siècle, peu d’in- d’études scientifiques biaisées… tion découvrent un polymère aux propriétés nancer une étude scientifique hors norme, novations marquantes sont sorties de l’Ex- DES VALEURS-CLÉS, remarquablement antiadhésives. Huit ans menée, entre 2005 et 2013, sur 69 030 per- perimental Station. Le dernier Nobel associé UN MÉDECIN TROP CURIEUX A TOUJOURS plus tard, il est commercialisé sous le nom de sonnes : elle établira une fois pour toutes la à DuPont n’est-il pas le « prix alternatif » dé- David Michaels mentionne notamment les Teflon, et revêt toute une gamme d’ustensi- toxicité du C8, dont l’usage est aujourd’hui cerné, en 2017, à son ennemi juré, l’avocat Ro- mésaventures d’un médecin, Wilhelm Hue- RESPECTÉ les de cuisine, des poêles aux casseroles. largement proscrit. « On estime que le C8 est bert Bilott ? « La science prend du temps ; la fi- per. Dès sa nomination, en 1934, à la tête du C’est un carton commercial. « Même les pat- présent dans 99 % des organismes vivants, nance, elle, privilégie le court terme, confie le Haskell Laboratory, cet émigré allemand LES NORMES tes du gecko [un petit lézard] n’adhèrent pas alerte Robert Bilott. Le combat ne fait que chimiste retraité de DuPont, Howard Barth. cherche à comprendre pourquoi autant au Teflon ! », trompettent les publicités. commencer. » Chez DuPont, on assure que Au tournant des années 2000, nos budgets, d’ouvriers de Deepwater développent des EN VIGUEUR » Or, pour confectionner ce polymère mira- la production de C8 a cessé depuis de nom- nos effectifs et même nos locaux se sont ré- cancers de la vessie. Il suspecte le naphta- PIERRICK LE-GALLO cle, DuPont utilise à partir de 1951 de l’acide breuses années : « Nous avons rendu publi- duits comme peau de chagrin. En 2016, ils ont lène, un aromatique, d’en être la cause. Lors- président de DuPont perfluorooctanoïque, une substance syn- que toute notre expertise sur le sujet, insiste fermé notre bibliothèque scientifique, la qu’il visite l’usine, Hueper comprend, en pour l’Europe, l’Afrique thétique fournie par la société américaine Pierrick Le-Gallo, le PDG Europe, Afrique et Lavoisier Library. Quelle tragédie ! » parlant avec un employé, qu’elle vient d’être et le Moyen-Orient 3M, sous le nom de code C8. Non bio- Moyen-Orient. DuPont, pour qui la santé et Tout se transforme, prédisait le chimiste nettoyée. « Ce à quoi j’avais assisté était une dégradable, elle attire la curiosité des l’environnement sont des valeurs-clés, a tou- français. Son ami, Pierre Samuel du Pont de brillante mise en scène », écrira-t-il dans ses toxicologues de DuPont. En 1961, après avoir jours respecté les normes en vigueur. » Nemours, s’était choisi pour devise : « Aimer Mémoires. Il s’en émeut auprès de la di- exposé des rats et des lapins au C8, ils dé- La loi, voilà bien le nœud du problème. Si et connaître ». Grisée par les découvertes, rection. Pour toute réponse, il recevra une couvrent que leur foie s’est élargi. Les tests DuPont a d’abord profité des carences de la l’entreprise qui porte son nom inspire désor- lettre de licenciement, en 1937. « Wilhelm sont étendus aux êtres humains, pour une juridiction américaine, peu encline à réguler mais l’inverse – la méfiance et la suspicion. p Hueper est un authentique pionnier de la conclusion identique : le C8 est bien nocif. l’économie, elle s’est ensuite heurtée à une aureliano tonet médecine du travail, soutient David Mi- La production de Teflon, dans l’Etat de Virgi- autre de ses spécificités : « Sans la procédure chaels. Ses travaux chez DuPont ont nourri, nie-Occidentale, ne cesse pas pour autant. collective de class action, Robert Bilott Prochain article Un clan sur grand écran 0123 24 | L’été en séries DIMANCHE 23 - LUNDI 24 AOÛT 2020 Un clan sur grand écran

DU PONT DE NEMOURS, UNE SAGA FRANCO-AMÉRICAINE 6|6 De la production de films à la confection de pellicules, l’entreprise familiale s’est très tôt implantée à Hollywood. Son histoire a inspiré, en retour, de nombreux longs-métrages

e siècle des Lumières jette ses le marché des pellicules en noir et blanc. Les dérées » et « préviennent les monopoles ». aguerrie. Fille d’une du Pont, Louisa d’Ande- dernières flammes ; Pierre Sa- origines de cette incursion remontent au Est-il meilleur émissaire du libéralisme lot Carpenter (1907-1976) s’adonne dès son muel du Pont de Nemours (1739- lendemain de la première guerre mondiale, qu’Hollywood ? L’importance de DuPont y plus jeune âge aux hobbys du clan, y compris 1817) accuse le coup. L’écono- durant laquelle DuPont a engrangé des pro- est suffisamment établie, en tout cas, pour les plus masculins : aviation, donc, mais aussi miste français est brûlé par les fits colossaux. La compagnie s’attache à les que l’un de ses ingénieurs soit du voyage chasse au renard, équitation, music-hall… feux de la rampe, depuis qu’il a réinvestir aussi loin que possible des champs organisé en URSS par le département d’Etat, Comme l’exigent ses parents, elle épouse un été élu député, en 1789. « Je sens que j’écris de bataille – d’où sa diversification spectacu- en pleine guerre froide. Si l’on se fie à un employé de la firme familiale. Mais, à la com- Ltrop », confesse-t-il en 1791. De traités en dis- laire dans la chimie. Elle cherche, en particu- document déclassifié de la CIA, la délégation pagnie du manageur, elle préfère celle des ac- cours, du Pont n’en peut plus de rabâcher son lier, à développer les usages alternatifs de la qui visite, à l’automne 1963, les installations trices – Louise Brooks, Greta Garbo… Louisa rôle d’expert. Il rêve d’aventures, de vivre nitrocellulose, un composant de ses explo- cinématographiques soviétiques est réduite s’éprend de l’une d’elles, Libby Holman. Elle d’autres vies ; l’avènement de la République, sifs. Parmi les pistes étudiées, la fabrication à l’essentiel : elle compte, outre le repré- aussi est mariée, avec le fils d’un magnat du en 1792, lui en offrira à foison. Jusqu’à sa de pellicules cinématographiques offre des sentant de DuPont, un cadre de Kodak, un tabac. Dans la confusion d’une nuit alcooli- mort, aux Etats-Unis, en 1817, il s’improvisera perspectives alléchantes, tandis qu’Hol- « À PARTIR DE 1961, ponte de l’industrie et un cinéaste presti- sée, en 1932, ce dernier reçoit une balle en entrepreneur, diplomate, poète, traducteur… lywood commence à peine à se structurer. gieux, Frank Capra (1897-1991). pleine poitrine, en présence de Libby. La Et même, sur le tard, naturaliste. Dans la peau En février 1920, plusieurs cadres de DuPont JE N’AI PLUS TOURNÉ Dans ces années-là, Ricardo Aronovich presse à scandale suspecte un homicide, la de ce personnage-là, ami des bêtes et des visitent les locaux d’un des leaders du sec- fraie avec des réalisateurs du bord opposé, à justice se range à la thèse du suicide. Vêtue en plantes, il livre quelques répliques mémora- teur, Technicolor. « Je n’ai aucune foi en la QU’EN DUPONT l’avant-garde de la contestation sud-améri- garçonne dans les travées du tribunal, Louisa bles. Celle-ci, par exemple : pour du Pont, moralité de DuPont ; j’ai tendance à croire que POUR MES FILMS caine. Le chef opérateur argentin, qui tra- s’est acquittée des frais juridiques de son « l’animal est une lampe », dont l’oxygène est leurs négociations avec nous étaient un piège vaillera par la suite pour Alain Resnais ou Et- amante ; sitôt le verdict tombé, les deux fem- l’huile, et le sang la mèche. « Vivre est la ma- pour recueillir un maximum d’informations EN NOIR ET BLANC. tore Scola, garde un souvenir ému des pelli- mes se réfugient dans une villa près de nière de briller de cette belle lampe, avance- sur nos méthodes », écrit en 1928 Leonard cules DuPont : « Elles avaient une gamme de l’océan, et y adoptent une petite fille. Après t-il. Mais tous les organes qui servent de four- T. Troland, un ingénieur de Technicolor, à IL FAUT ÊTRE UN PEU gris très étonnants, d’une grande sensibilité, leur séparation, Libby se suicide, en 1971 ; neaux (…), étant eux-mêmes susceptibles d’in- son vice-président. Ses craintes sont fon- ARTISTE POUR AVOIR raconte-t-il, aujourd’hui âgé de 90 ans. Je Louisa meurt dans le crash d’un avion, cinq cendie, se carbonent progressivement. » dées. Quatre employés de Technicolor vien- n’aimais pas la Kodak, et, à partir de 1961, je ans plus tard. Leur histoire nourrira une co- Nul doute que Pierre Samuel aurait été fas- nent d’être débauchés par DuPont, dans la INVENTÉ UNE n’ai plus tourné qu’en DuPont, pour mes films médie musicale, Imprudente Jeunesse, de Vic- ciné par la plus magique des lanternes, le plus grande discrétion. Entre 1924 et 1931, la en noir et blanc. Il faut être un peu artiste pour tor Fleming (1935), avec l’actrice Jean Harlow, cinéma. Ne s’était-il pas doté d’un pseudo- firme du Delaware noue un partenariat avec PELLICULE DE CETTE avoir inventé une pellicule de cette qualité. » et un mélodrame, Écrit sur du vent, de Dou- nyme, Pontius Nemoracensis, digne d’un la société française Pathé ; en 1925, ses pre- Ricardo Aronovich l’a découverte en scru- glas Sirk (1956), où leur homosexualité ne héros de péplum ? Certains historiens, du mières pellicules sont commercialisées. QUALITÉ » tant les génériques de ses films italiens favo- transparaît qu’en filigrane. reste, lui attribuent un charisme d’acteur. Le succès est fulgurant. En l’espace de RICARDO ARONOVICH ris, à commencer par La Dolce Vita de Fede- Dans un registre autrement patriarcal, Max Dorian l’imagine plutôt « bel homme » ; quelques années, elles conquièrent près chef opérateur rico Fellini (1960). Car dans la Botte, DuPont a Irénée du Pont (1876-1963) aussi a eu les hon- William Carr le décrit « usant de tout son d’un tiers du marché, si bien que DuPont très vite acquis une solide réputation auprès neurs de la presse à sensation. L’homme, charme, qui était grand ». Pour Jean-Pierre remporte deux Oscars techniques, en 1931 et des chefs opérateurs, néoréalistes notam- longtemps au sommet de la hiérarchie de Du- Poirier, du Pont est tout le contraire : une 1943. Jusqu’alors en situation de quasi-mo- ment. « J’ai utilisé cette pellicule durant mes Pont, affiche des engagements droitiers qui « gueule », comme disent les cinéastes, nopole, Kodak riposte en mettant au point études de cinéma, à Rome, dans les années font grand tapage, dans les années 1930 : il se doublée d’un sacré cabotin. « Petit et trapu, il plusieurs nouveaux procédés. « L’intense 1960, précise le Suisse Renato Berta, qui éclai- trouve mêlé à une tentative de coup d’Etat a une énorme tête sans cou, une forte compétition entre les deux compagnies con- rera plus tard les films d’Eric Rohmer ou de contre le président des Etats-Unis, Franklin mâchoire, un visage marqué par la petite vé- duit à une période d’innovation rapide et de Claude Chabrol. Elle était assez douce, peu Delano Roosevelt, comme à une plate-forme role, détaille l’universitaire. Son gros nez qualité accrue qui bénéficie à l’ensemble de la contrastée, avec une bonne brillance. Il y avait politique réactionnaire, la Liberty League. tordu est surmonté par des lunettes d’acier ; filière hollywoodienne », analyse l’universi- autour de cette marque un phénomène de En 1930, le milliardaire se fait construire une courte perruque frisée dissimule sa calvi- taire américaine Luci Marzola. mode. » Sur Nuits blanches de Luchino Vis- une villa délirante, à Cuba, bien loin des ter- tie ; bref, il n’a rien d’un adonis, mais il est gai De quoi ravir, assurément, ce bon vieux conti (1957), Giuseppe Rotunno se livre à une res familiales du Delaware. Les onze cham- et sa bonne humeur est communicative. » Pierre Samuel, l’un des premiers théoriciens expérience particulière : le directeur de la bres à coucher donnent sur un terrain de Quelle que soit la nature de sa cinégénie, du libre marché : « Les fabriques et le photographie filme les scènes oniriques en 180 hectares, avec parcours de golf et plages Pierre Samuel n’apparaît pas dans le film The commerce, soutenait le patriarche, ne peu- Kodak, et les scènes réalistes en DuPont. de sable fin. Au sous-sol, un orgue, évalué à Du Pont Story, vu en 1950 par six millions vent fleurir que par la liberté et la concur- « Pour les séquences liées à la mémoire, j’ai 11 000 dollars, a été aménagé. Irénée a bap- d’Américains. Tout juste est-il mentionné, au rence, qui dégoûtent des entreprises inconsi- choisi la Kodak, qui a une émulsion plus douce, tisé la résidence « Xanadu », d’après la mythi- détour d’un dialogue, par celui qui lui a volé moelleuse et féminine, justifiera le Transalpin. que cité mongole. Ce détail n’échappera pas à la vedette : son fils cadet, Eleuthère Irénée. Le Le reste a été tourné en DuPont, une pellicule Orson Welles. Comme d’autres vedettes hol- long-métrage raconte la création par ce der- masculine. » D’un chef opérateur à l’autre, lywoodiennes, l’acteur a participé aux émis- nier, en 1802, d’une fabrique de poudre à ca- DuPont se trouve ainsi louée tantôt pour sa sions parrainées par DuPont. Pour son pre- non – orthographiée DuPont, sans espace –, douceur, tantôt pour sa virilité. « Le fait que mier long-métrage en tant que réalisateur, dans le Delaware, dans le nord-est des Etats- l’on lui prête des qualités contraires tend à Citizen Kane (1941), il dresse le portrait d’un Unis. Le film suit la croissance de la firme, prouver que la différence avec Kodak était mi- homme opulent et omnipotent, retranché jusqu’à sa transformation, au tournant du nime, module le Français Martin Roux, qui en Floride. Le nom de sa demeure ? Xanadu. XXe siècle, en un géant de la chimie. démarre tout juste sa carrière de directeur de Bien sûr, le clan du Pont n’est qu’une des la photographie. De manière générale, les sources d’inspiration du chef-d’œuvre de 225 ACTEURS FILMÉS EN TECHNICOLOR professionnels du cinéma ont tendance à poé- Welles. Mais, à l’image de ce film matriciel, Peu importe que le réalisateur, l’Austro- tiser leurs outils de travail. » les fantômes de la famille ne cessent de reve- Américain Wilhelm Thiele, soit un cinéaste nir hanter Hollywood. Dernièrement, les de second plan, à peine remarqué pour ses UNE « PÉLOCHE » DEVENUE FÉTICHE mésaventures de John Eleuthère du Pont deux adaptations de Tarzan, en 1943. Peu im- Autrement dit, la « péloche » est un fétiche, (1938-2010) ont ainsi fourni la matière de porte que la fiction, produite par DuPont, de ceux dont les cinéphiles s’entichent avec deux films : une fiction, Foxcatcher, de Ben- verse dans l’hagiographie la plus naïve, élu- ardeur. Dans une scène des Carabiniers, de nett Miller (2014) ; et un documentaire, Team dant les nombreux scandales qui ont scandé Jean-Luc Godard (1963), des cartes postales Foxcatcher, de John Kusiak (2016). l’histoire de l’entreprise familiale. Non, aux représentant les usines Volkswagen, Techni- Comme son ancêtre Pierre Samuel, John yeux du clan, tout cela ne compte guère de- color et DuPont prennent feu. Incandescente Eleuthère se pique dès l’enfance d’ornitholo- vant l’ampleur des moyens déployés : 91 dé- métaphore : voilà la firme érigée en symbole gie – on lui doit la création du Musée d’his- cors accueillant 225 acteurs hollywoodiens, brûlant du capitalisme, autant que du ci- toire naturelle du Delaware, en 1972. Avec le filmés en Technicolor. Face à tel faste, Pierre néma lui-même. Ce statut survivra à l’arrêt temps, ses centres d’intérêt dérivent, cepen- Samuel, l’ancêtre adulé, n’aurait pu ressen- de la production de pellicules noir et blanc, dant, vers des pratiques moins prisées par tir qu’une immense fierté. décidé au tournant des années 1970, tandis les du Pont : la philatélie, les armes à feu, la The Du Pont Story n’est pas le seul film pro- que se généralisent les films en couleurs. natation et, surtout, la lutte. A la fin des an- duit par ses héritiers, loin s’en faut. La plupart Car, s’ils en délaissent la confection, les nées 1980, après la mort de sa mère, il ins- sont destinés au petit écran : en 1943, le du Pont sont loin d’en avoir fini avec le ci- talle un centre d’entraînement au sein du moyen-métrage Soldiers of the Soil glorifie néma. Pour les réalisateurs, leurs frasques vaste domaine dont il a hérité. John y hé- l’effort de guerre américain ; en 1953 et 1954, s’avèrent une mine inépuisable de récits. De berge plusieurs lutteurs de haut niveau, les dessins animés It Never Rains Oil et It’s Eve- manière plus ou moins explicite, l’ombre de dont il se proclame le coach. Parmi eux, rybody’s Business vantent les bienfaits du pé- la famille planera sur des dizaines de films, deux médaillés olympiques, les frères Mark trole et du libre marché auprès du jeune pu- dès les débuts du XXe siècle. et Dave Schultz. En 1996, ce dernier est tué, blic. Quant à Cavalcade of America et The Du- La dynastie du Pont ne pouvait qu’aiman- de trois coups de feu, par John Eleuthère du Pont Show, les émissions de télévision parrai- ter cet autre genre d’aristocratie qu’est Hol- Pont. Jugé « coupable mais malade mental », nées par la firme de 1952 à 1961, elles voient lywood. D’un côté, une lignée d’industriels l’assassin meurt en prison en 2010. défiler les plus grands noms d’Hollywood : cultivant le secret et l’entre-soi, exhumant « C’est l’histoire d’un homme dont l’entou- Harpo Marx, Bette Davis, Sidney Lumet… les traditions de la vieille Europe dans de rage n’osait pas lui dire qu’il se comportait C’est que les du Pont ont compris, à l’orée somptueux châteaux à la française, érigés bizarrement, parce qu’il avait beaucoup du XXe siècle, combien l’image est un rouage dans le nord-est des Etats-Unis. De l’autre, d’argent, résume Bill Ordine, qui a coécrit essentiel de la machine capitaliste. Leur en- un miroir glamour et juvénile de la société le documentaire Foxcatcher, disponible sur treprise ne se contente pas de produire des américaine, éclairé par le soleil de Californie. Netflix. Plusieurs lutteurs ont accepté de films ; elle en fabrique, au point de s’imposer La vie de Louisa d’Andelot Carpenter (1907-1976), fille d’une du Pont, La première à faire l’aller-retour entre ces perdre contre John, déjà vieux et maigrelet, comme le principal concurrent de Kodak sur inspirera un film et une comédie musicale. COLLECTION PARTICULIÈRE/DAYS OF LOVE deux prisons dorées est une pilote d’avion au terme de combats éhontément truqués. » 0123 DIMANCHE 23 - LUNDI 24 AOÛT 2020 L’été en séries | 25

En 1930, Irénée du Pont fait construire, à Cuba, une immense villa baptisée « Xanadu », comme celle du magnat de « Citizen Kane » (1941), d’Orson Welles. AKG-IMAGES/DDRBILDARCHIV.DE

Le journaliste a pu s’appuyer sur des Un décor de fin du monde. » Du côté de archives abondantes : la propriété était fil- DuPont, on prend l’affaire au sérieux. Dark mée en permanence, de même que la plu- Waters n’a-t-il pas été projeté en février au part des entraînements. « John était obsédé Parlement européen, devant une salle com- par les images. Il passait des heures à les dé- ble ? « Il s’agit d’une fiction, très éloignée de la crypter, à la recherche de preuves d’une pseu- vérité », martèle Pierrick Le-Gallo, le PDG Eu- do-machination fomentée contre lui, pour- rope, Moyen-Orient et Afrique de la compa- suit-il. Plus jeune, il s’était fait imprimer des gnie. « DuPont est allé jusqu’à concevoir un site Mark Ruffalo (à droite) est l’avocat Robert Bilott dans « Dark Waters », de Todd Haynes. MARY CYBULSKI/COLLECTION PROD DB timbres à son effigie, dans une île des Caraï- Internet, intitulé Truth About Dark Waters [“La bes ; ça vous campe le personnage. » vérité sur Dark Waters”], en guise de contre- Dans l’esprit dérangé de l’héritier, c’est tout attaque », relève pour sa part Robert Bilott. le refoulé familial qui remonte. La passion de La compagnie connaît bien le pouvoir John pour la vie communautaire en général, fantasmatique du cinéma, sa capacité à proje- et les lutteurs soviétiques en particulier ? Une ter autour d’un nom propre tout un imagi- manière de défier son clan, qui l’a élevé dans naire collectif. En 2010, pour soigner la réputa- la solitude et la crainte du communisme. Sa tion du Corian, matériau apprécié des desi- peur panique des Noirs ? Un écho du racisme gners, DuPont a noué un partenariat avec prôné par certains de ses aïeux. Son obses- Disney autour du film de science-fiction sion du complot ? Le souvenir, sans doute, des Tron : L’Héritage. Mais elle doit bien se rendre multiples intrigues ourdies par les du Pont. à l’évidence : prisonniers d’un passé trop « J’aurais pu réaliser mille films à partir de cette sulfureux, ni la firme DuPont ni le clan du histoire, tant elle est riche », convient Bennett Pont ne sont plus maîtres de leur image. En Miller, le réalisateur de Foxcatcher. Pour pré- témoignent plusieurs extrapolations, ces parer sa fiction, l’Américain a rencontré plu- dernières années, qui ont vu la dynastie asso- sieurs héritiers du Pont : « Des personnes ado- ciée à des artistes de renom. rables, vraiment, affirme-t-il. Ils sont cons- Ainsi de Michel Houellebecq. Dans le roman cients d’être dépassés par ce que charrie leur La Carte et le Territoire (2010), l’écrivain, acteur nom dans l’inconscient collectif. » et cinéaste fait vivre et mourir son double de Dans Foxcatcher, c’est Mark Ruffalo qui in- fiction à Souppes-sur-Loing, un village de Sei- carne le défunt lutteur. Plus récemment, l’ac- ne-et-Marne. Certains lecteurs ont cru y lire teur américain a prêté ses traits à l’ennemi une référence au domaine du Bois-des-Fos- juré de DuPont, Me Robert Bilott, dans Dark sés, le fief historique des du Pont, situé à quel- Waters (2019). Le film de Todd Haynes retrace ques kilomètres de là. Comme Pierre Samuel le combat au long cours de cet avocat pour dé- avant lui, Houellebecq n’a-t-il pas exploré les montrer la toxicité du C8, une substance pré- méandres du libéralisme, des sciences, de sente dans l’un des produits emblématiques l’agriculture ou de la masculinité ? « Cette fa- de DuPont, le Téflon. Au fil des procédures, le mille a l’air franchement intéressante, mais juriste a prouvé que la fabrication du revête- c’est un hasard complet », objecte Michel ment antiadhésif, qui équipe de nombreux Houellebecq au Monde, par courriel. ustensiles de cuisine, était à l’origine de gra- ves pathologies. Cela, en dépit des véhémen- IMBROGLIO AUTOUR DE LEOS CARAX tes dénégations de DuPont. « Mon livre s’ap- Pareil quiproquo a frappé le cinéaste français pelle Exposure (Atria Books, 2019, non tra- Alex Dupont, plus connu sous le pseudo- duit), car il expose les dangers de l’exposition nyme de Leos Carax. Plusieurs articles de au C8, développe Robert Bilott. Même si je presse, largement repris sur Internet, se per- suis très pudique, j’ai accepté d’exposer jusqu’à mettent d’adjoindre « De Nemours » à son ma vie personnelle, pour les besoins du film. » état civil. Camouflé derrière ses fameuses lu- Dark Waters est l’adaptation d’un article de nettes noires, de plus en plus rare dans les Dans « Foxcatcher », de Bennett Miller (2014), Steve Carell (à droite) joue le rôle de John Eleuthère Nathaniel Rich, publié en 2016 dans le New médias, le réalisateur des Amants du Pont- du Pont, meurtrier du lutteur Dave Schultz, en 1996. PROD DB ANNAPURNA PICTURESMEDIA RIGHTS CAPITAL York Times. « Il a fallu des mois pour que Robert Neuf (1991) laisse ses proches contredire la me raconte combien l’affaire a ébranlé son inti- rumeur. « Leos n’est le fils ni de la bombe H mité, souligne le journaliste. Plus j’en appre- ni des bas Nylon », répond son producteur, nais sur lui, plus il m’apparaissait comme un Charles Gillibert, en référence aux inven- héros de notre temps. » tions les plus marquantes de la firme. « Rien En 2005, Nathaniel Rich a publié une an- à voir avec les Etats-Unis, le père d’Alex vient thologie du film policier. Enquêter sur d’une famille protestante française », insiste DuPont a réveillé en lui cette vieille marotte : la mère de Carax, Joan Dupont, une critique « C’est un scénario typique de film noir, estime de cinéma franco-américaine. Nathaniel Rich. Au fil de ses découvertes, Ro- L’imbroglio fait sourire son mari, lui aussi bert se retrouve embarqué, contre son gré, franco-américain, Georges Dupont : « Vous dans une vaste conspiration criminelle. Il se savez, je ne suis pas très famille, indique ce heurte à une force anonyme et nihiliste, dé- journaliste scientifique de 91 ans, aujour- truisant toute forme d’opposition pour as- d’hui à la retraite. Peut-être s’agit-il de la seoir sa domination : DuPont. Comme dans même souche, dont les branches se seraient un film noir, il finit par comprendre que l’en- séparées il y a plusieurs générations ? Ce se- nemi est le système tout entier. » rait drôle. » Dans les années 1960, le reporter S’il a été aiguillé par Robert Bilott, le réalisa- part enquêter sur l’entreprise DuPont, au fin teur de Dark Waters dit n’avoir eu aucune in- fond du Delaware. A son retour à l’hôtel, teraction avec la multinationale. « Nous ne tenu par la firme, il s’étonne du manque sommes pas parvenus à pénétrer le rideau de d’hospitalité des réceptionnistes : « En fer qui protège DuPont du reste du monde, France, s’appeler Dupont est le sommet de la confie Todd Haynes, qui s’est replongé dans banalité ; mais, outre-Atlantique, avec ce les films produits autour de l’affaire du nom-là, je m’attendais à être bien reçu… Sur- Watergate, comme Les Hommes du président tout à l’Hôtel du Pont ! J’ai évoqué l’incident (1974). Lors des repérages, nous n’avons ap- avec le PDG de l’entreprise. Il m’a expliqué proché que le parking de leur usine : elle fait que, là-bas, beaucoup d’imposteurs et de pi- 36 fois la taille du Pentagone, le ciel est vert… que-assiette se font passer pour des héritiers. Les vrais du Pont, ça les fatigue ! » La fatigue, nous y revoilà. Holy Motors, de Leos Carax (2012), ne parle que de ça. Pour PRISONNIERS l’universitaire Judith Revault d’Allonnes, « c’est un film sur l’épuisement contemporain : D’UN PASSÉ à force de se réincarner, le héros est carbo- TROP SULFUREUX, nisé ». Qu’il s’agisse ou non d’un de ses pa- rents, l’œuvre de Carax aurait intéressé NI LA FIRME NI Pierre Samuel du Pont de Nemours ; lui sa- vait combien toute lumière, sitôt projetée, LE CLAN FAMILIAL consume autant qu’elle éclaire. p NE SONT PLUS MAÎTRES aureliano tonet

« Nuits blanches », de Luchino Visconti (1957), en partie tourné sur pellicule DuPont. KEYSTONE-FRANCE/GAMMA-KEYSTONE VIA GETTY IMAGES DE LEUR IMAGE FIN