« ANTOINE DOINEL, ANTOINE
DOINEL… »
Telle une incantation, le héros de Baisers
volés scande son nom seul face à son
miroir, crispé, habité. Auparavant, il avait
prononcé deux noms de femmes, Christine
Darbon et Fabienne Tabard, l’épouse et la
femme rêvée, coincé entre deux pôles. La
première incarnée par Claude Jade « une
1
petite fille faisant semblant d’être une
femme » et la seconde « une apparition ».
Traitez-moi plutôt comme une femme
avait en vain supplié le personnage joué par
Delphine Seyrig choisie par Truffaut
justement parce que cet objet de
fantasme ne devait pas être vulgaire, mais
pur et magnifié, distant et charnel à la
fois. Le sexe ne doit jamais être criard,
avait dit Hitchcock, autre leçon retenue
par le maître. Reste que Doinel, homme
enfant ou garçon au féminin, gardera
toujours une méfiance teintée de lâcheté
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à l’égard des femmes, victime du manque
d’amour de la première, sa mère, cette
madame Doinel (Claire Maurier) qui ne sut
jamais s’y prendre avec ce fils conçu avec
un inconnu et élevé par un autre comme
Truffaut lui-même. Pour eux, la lecture
devient un refuge, le cinéma aussi, les
sauvant de la délinquance. Doinel qui ne vit
que de petits boulots finit par rédiger Les
salades de l’amour, de prétendues
mémoires dans L’amour en fuite et
Truffaut chaperonné par Bazin, entre aux
Cahiers et devient cinéaste jusqu’à son
3
dernier souffle. Car Doinel n’est jamais
qu’un double de Truffaut, son alter ego
incarné par un « comédien halluciné » qui
lui-même lui ressemble comme deux
gouttes d’eau, double effet de miroir. Un
Dorian Gray qu’on ne voit pas vieillir et qui
refuse de vieillir.
L’amour des noms, des mots, l’inspiration
viendrait de Renoir qui eut pour secrétaire
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une certaine Ginette Doinel. Mais Antoine
fait aussi penser au Grand Meaulnes ou à
cet élève Dargelos, coq du collège chez
Cocteau, le même qui applaudit à tout
rompre lorsque le jury de Cannes décerne
le prix de la mise en scène aux Quatre
cents coups en 1959, premier long-
métrage de Truffaut. À ses côtés, sur les
plus hautes marches, Jean-Pierre Léaud,
quinze ans, à peine plus vieux que son
personnage, élu parmi des dizaines
d’autres en répondant à une annonce dans
France-Soir. Les auditions filmées de cet
5
enfant de la balle (fils d’une actrice et
d’un scénariste) révèlent son stupéfiant
naturel : « Vous aviez dit que vous vouliez
un gars gouailleur. » Truffaut : « Et tu es
gouailleur ? » « Oui, parce que le gars
penseur, non… » Et pour finir, « Dans la
vie, tu es plutôt triste ou gai ? » «Oh moi,
j’suis gai, Monsieur, j’suis pas triste. »
C’est ce qui le sauvera, la gaieté, à chaque
fois, cette habileté à dédramatiser les
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situations les plus graves, la rêverie,
l’absurde, la fuite, aussi. D’emblée, Jean-
Pierre devient Antoine ou l’inverse.
Truffaut l’explique mieux : « Antoine s’est
éloigné de moi pour se rapprocher de
Jean-Pierre », se référant ainsi à Renoir
disant que « l’acteur jouant un personnage
est plus important que ce personnage ou, si
l’on préfère, qu’il faut toujours sacrifier
l’abstrait au concret ». Dès les premiers
jours de tournage des Quatre cents coups,
le héros est « plus vaillant que prévu et
d’une bonne foi apparente si grande que le
7
public lui a tout pardonné ». Comment en
vouloir à cet enfant rebelle, lunaire,
écorché et incompris car « habitué depuis
toujours à cacher ses émotions » ? Même
lorsqu’il annonce la mort de sa mère en
guise de mot d’excuse, comment ne pas
être magnanime ? Ce sont les autres qui
semblent odieux et inconséquents. Et
même si Doinel est loin d’être exemplaire,
aucun de ses arrangements avec la vie ne
sera plus tard condamné, car « ce n’est
pas l’homme en général, c’est un homme en
particulier » dit Truffaut.
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Dans Les quatre cents coups, il est rejeté
de partout, à l’aise nulle part, déjà
anachronique, il rêve de faire sa vie, ce
qu’il fera trois ans plus tard. On l’a quitté,
en fuite, courant sur une plage, échappé
d’un centre pour jeunes délinquants, on le
retrouve maître croit-il de son destin,
locataire d’une chambre ouvrant sur Pigalle
dans les premiers plans d’Antoine et
9
Colette, un « sketch » intégré dans un
ensemble d’autres intitulé L’amour à vingt
ans (1962), il en a en fait dix-sept, il est
magasinier dans une maison de disques,
premier d’une longue série de petits
boulots, il les fera tous. Car Doinel est un
adepte du surplace. Installé dans la
précarité, il ne cherche pas pour autant à
changer la société car « il s’en protège et
s’en méfie » avertit Truffaut. Indifférent
donc aux révolutions qui se trament (68),
ce faux solitaire sera toujours mû par un
besoin de conformisme qui le poussera à
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rechercher le confort et l’affection d’un
nid bourgeois à travers ses familles
d’adoption et le mariage. Marginal
amoureux de la norme, il se rappelle la
date de ses noces, mais oublie logiquement
dans L’amour en fuite le jour de son
divorce !
Dans Antoine et Colette, le physique de
Léaud s’est affiné, presque féminisé. Il
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n’est plus ce petit homme robuste et
téméraire, il s’est « intellectualisé ». Déjà,
dans Les quatre cents coups, il avait élevé
dans sa chambre d’enfant un autel à Balzac
qui avait fini par brûler, là, il lit Le lys
dans la vallée, plus tard, ce sera Léautaud.
On le suit « d’une façon documentaire dans
sa première histoire sentimentale » dit
Truffaut. C’est Colette (Marie-France
Pisier) rencontrée lors d’un concert aux
Jeunesses Musicales comme Truffaut qui
flirtait à la Cinémathèque. Il commence
par l’observer de loin, on voit ses jambes,
12
puis le cadre se resserre sur son visage
dans un « silence assourdissant ». « Tu
prends la chaîne que tu as au cou et tu la
portes à la bouche… Tu croises les
jambes… » indiquait Truffaut à Pisier. Elle
ne sera d’abord qu’une image comme
Christine à qui il écrira des dizaines de
lettres avant de la toucher (Baisers volés)
et de la tromper, comme Kyoto, cette
hiératique japonaise qui « n’est pas une
femme mais un autre continent » avec qui
il finira par s’ennuyer (Domicile conjugal)
ou encore comme Sabine (Dorothée dans
13
L’amour en fuite), jeune disquaire dont il
tombera fou amoureux en voyant sa photo.
Un cliché déchiré dont il recollera les
morceaux. Un visage qu’il recherchera
dans tout Paris façon inspecteur Clouseau
ou Monsieur Hulot. L’œuvre de Truffaut
regorge de séducteurs puérils et
narcissiques (Lachenay dans La peau douce
ou encore Morane dans L’homme qui aimait
les femmes) mais Doinel est un cas à part.
Incapable de se poser, comme dans sa vie
professionnelle, il butine, se cherche et se
fuit à travers l’autre, puisque la réalité
14
l’indiffère et le comble moins que le rêve.
Ce déçu du quotidien rate sans que cela
l’atteigne mais réussit à la fin de la saga
puisque L’amour en fuite se termine par un
baiser de réconciliation entre Sabine et
lui.
Étranger à sa propre vie, parce que selon
Truffaut « on risque de tout perdre à
15
vouloir trop gagner », Léaud joue l’absence
tandis que Doinel vit par procuration, c’est
pour cette raison qu’on le retrouve dans
Baisers volés, cinq ans après Antoine et
Colette, sortant du service militaire,
détective privé, à l’affût des autres vies,
spectateur d’autrui. Certes, il fera
d’autres métiers (gardien de nuit,
dépanneur de télévision et même coloriste
de fleurs à la recherche du rouge parfait
!), mais quoi de plus emblématique que
cette traque permanente d’une foule
d’existences dans lesquelles on tente un
16
instant de se fondre ? Car Doinel n’est
qu’un centre artificiel qui met les autres
en lumière et les propulse vers la maturité.
« L’amour marche avec l’admiration, or je
ne vous admire pas », dit-il sur un ton
supérieur à Christine dans Baisers volés.
Or, c’est son personnage qui va s’élever et
s’étoffer après être devenu femme (elle
était pure, « vierge à vingt ans ! Une vraie
conne, un anachronisme vivant ! » Elle
aussi…) puis épouse et mère dans Domicile
conjugal alors que lui demeurera enfant et
« je mentirais, conclut Truffaut, en disant
17
qu’Antoine Doinel a réussi sa
transformation d’adulte. »
Doinel croyait grandir en s’affranchissant
des interdits. C’est ce qui le guidait sur
cette plage de Normandie, le refus de
l’autorité et de la discipline pour fauter
comme un grand en toute impunité. Mais on
devient adulte aussi en souffrant. Or la
douleur, la sienne et celle des autres ne
semblent pas l’atteindre, la mort non plus
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alors qu’elle rode autour de lui et que ses
proches l’accablent de paroles funestes
comme Kyoto lui avouant « si je me suicide
avec quelqu’un, je voudrais beaucoup que
ce soit avec toi » !
Truffaut, lui, finit par tuer Doinel à la
trentaine après avoir annoncé sa mort à la
fin du tournage de Domicile conjugal : «
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J’en ai fini avec Doinel ». Mais L’amour en
fuite, neuf ans après Les quatre cents
coups n’est jamais qu’un puzzle nostalgique,
une œuvre parsemée d’extraits des
précédentes où toutes les femmes de sa
vie sont là y compris Liliane (Dani) la
femme fatale un brin dominatrice comme
toutes les autres finalement, moderne,
volontaire et toujours magique. Léaud
disparaît aussi de l’œuvre de Truffaut,
celui qu’il avait filmé à quinze ans, dix-
sept, vingt-quatre, vingt-six et trente-
quatre ira tourner sous d’autres cieux,
20
toujours hanté par le fantôme Doinel.
Seule, La nuit américaine, mise en abyme
fulgurante, entre Domicile conjugal et
L’amour en fuite les avaient réunis à
l’écran, Truffaut en cinéaste et Léaud en
jeune premier autour de qui tournait cette
question obsessionnelle : « le cinéma est-il
plus important que la vie ? » La boucle
était déjà bouclée.
21
François Truffaut est l'un des plus grands
cinéastes, capable de transformer
n'importe quel matériau, roman, biographie
ou scénario original en œuvre débordant
d'émotion. Sa mise en scène, apparemment
discrète, dissimule comme chez Hitchcock
un travail considérable effectué sur le
conscient et l'inconscient de son
spectateur. La narration semble évidente
22
donnant sans cesse des informations sur le
comportement des personnages sans en
fournir la clé. Les réponses sont toujours
mises en attente. La succession des
ellipses, la succession de petites
séquences anodines fourmillant de
répétitions thématiques forment des
rimes qui marquent l'inconscient du
spectateur et finissent par donner la clé
de l'énigme.
Souvent celle-ci est liée, via des scénarios
mettant en valeur le processus de
l'apprentissage qui développe la sensibilité
23
et l'humour, aux rôles salvateurs de l'art,
de la culture et de la mémoire qui viennent
au secours de la carence affective dont la
mère fut la première responsable.
Chacun des récits de Truffaut est le lieu
d'une double lecture et projette
simultanément deux histoires : l'une,
réaliste, obéissant aux règles logiques
d'un enchaînement narratif classique
24
(histoire d'amour, chronique d'enfance ou
intrigue policière); l'autre, fantasmatique,
projection d'un vécu personnel où le fils
tente de comprendre son rapport avec sa
mère.
Le développement de son style narratif
consiste à dissimuler son travail avec une
adresse et une économie de moyens
grandissante, à le fermer à l'analyse sous
l'apparence d'une écriture classique.
L'efficacité stylistique des films tient à la
mise en place, à l'intérieur des récits, d'un
double système de perception. Au cours
25
de leur déroulement, l'esprit du
spectateur est sollicité par deux modes
différents et complémentaires : tandis
que son attention est mobilisée par le
réseau complexe d'un récit qui, à force
d'ellipses, de rebondissements et
d'énigmes narratives, retient toute son
énergie, une lecture inconsciente, suscitée
par une série de rimes, répétitions,
retours, parallélismes, lui permet de
brûler les lentes étapes du rationnel pour
organiser les données de l'image en une
vision cohérente et harmonieuse.
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La narration a pour objet de paralyser le
conscient et on a l'émotion, tout en
nourrissant l'inconscient et on a le plaisir.
La construction soigneuse de ses scénarios
a pour objet de laisser sans cesse en
suspens des questions clairement
formulées qui absorbent toute l'attention
du spectateur. La fragmentation spatio
temporelle de scènes que soudent
rarement des relations de cause à effet
et la multiplication des micro récits
atomisent le récit en mosaïque retardant
le moment où il se constitue en histoire;
27
l'accumulation des informations dans un
même fragment embouteille le système
perceptif; des techniques comme la voix
off, qui crée une tension entre l'image et
la parole, ou la surimpression, qui brouille
les référents iconiques, viennent parasiter
une information directe. Tous ces
procédés freinent la coulée du récit,
paralysent la réflexion et suspendent le
cours du rationnel en interdisant une
interprétation immédiate du matériel. Ils
mobilisent aussi puissamment l'appareil
perceptif du spectateur rivé dans son
28
fauteuil et à l'affût d'une solution que la
limpidité presque suspecte de chaque
détail l'autorise toujours à espérer.
Ayant ainsi miné la fonction logique,
Truffaut mitraille la fonction émotive de
stimulants. C'est ici qu'intervient la
répétition. Son utilisation dans le récit
correspond à une recherche beaucoup
moins délibérée que celle de l'ellipse. Elle
relève de "l'instinct", mot favori de
Truffaut pour désigner la mise en scène. A
l'absence de liaison narrative s'oppose en
effet un système de rimes et de
29
parallélismes. La présence de ce réseau
crée une continuité souterraine qui pallie
l'absence d'enchaînements rationnels. Ces
figures, sans contredire la logique de
l'histoire, semblent légèrement déplacées
par rapport à elle, mais surtout leur
retour obsédant excède le strict besoin
de la narration. Ce matériel "en trop" fait
travailler l'imaginaire du spectateur, le
branche sur un autre mode de pensée pour
le forcer à produire des associations de
nature inconsciente. La coulée inconsciente
créée par répétitions renvoie à ces
30
fantasmes simples et universels qu'Anne
Gillain, la meilleure analyste et critique de
Truffaut appelle "fantasmes originaires
parce qu'ils posent les problèmes des
origines : dans la scène primitive c'est
l'origine du sujet; dans le fantasme de
séduction, l'origine de la sexualité; dans
les fantasmes de la castration, l'origine de
la différence des sexes.
31
François Truffaut naît le 6 février 1932
de père inconnu au terme d'une grossesse
cachée. Sa mère, Jeanine de Monferrand,
secrétaire au journal L'Illustration, confie
son bébé à une nourrice. Sa mère épouse
le 9 novembre 1933 Roland Truffaut,
dessinateur dans un cabinet d'architecte-
décorateur, qui reconnaît l'enfant à l'état
civil. Celui-ci est confié le plus souvent à
sa grand-mère, Geneviève de Monferrand.
Dès 1939, le jeune François Truffaut,
passionné de lecture, fréquente aussi les
cinémas, le soir et souvent pendant les
32
heures de classe. Il collectionne près de
trois cents dossiers constitués d'articles
de journaux découpés et de photographies
volées dans les cinémas sur les cinéastes,
Renoir, Gance, Cocteau, Vigo, Clair,
Allégret, Clouzot, Autant Lara. En 1943, il
trouve un complice de ces escapades en
son voisin de classe, Robert Lachenay.
Le jeune Truffaut aime la littérature à
défaut d'aimer l'école
En 1944, il retrouve définitivement le
deux pièces de ses parents, rue de
Navarin. Il n'a pas de chambre et dort
33
dans le couloir. Ses parents passent
habituellement leurs week-ends à
Fontainebleau, sans lui. La découverte du
journal de son père lui apprend la vérité
sur sa naissance. En 1968, Truffaut
engage un détective privé pour retrouver
son père biologique. Il découvre qu'il
s'agit d'un certain Roland Lévy, un
dentiste juif né à Bayonne en 1910, fils de
Gaston Lévy et de Berthe Kahn. Son père
s'est installé à Belfort en 1954 où il a
épousé Andrée Blum, en juillet 1949 dont il
s'est séparé en 1959 après avoir mis au
34
monde deux enfants. À partir de 1946,
ayant quitté l'école, François Truffaut vit
de petits boulots, coursier, magasinier,
soudeur à l'acétylène dans une usine, puis
grainetier. Il découvre avec son ami
Robert Lachenay le cinéma américain,
fréquente assidûment les ciné-clubs et
finit par rencontrer le critique de cinéma
André Bazin qui anime un Centre
d'initiation cinématographique dans le
cadre d'un programme gouvernemental,
Travail et Culture. Encouragé par celui-ci,
il ouvre en 1948 avec Lachenay un ciné-
35
club, Cinéum, dans une salle du boulevard
Saint-Germain. Concocté par ce cercle
cineman, le programme, mirifique de la
seconde séance n'est pas honoré et les
billets doivent être remboursés. L'affaire
finit au poste. Le beau-père de François
Truffaut fait l'objet d'une enquête de
police car François vole pour rembourser
les dettes de son ciné-club ce qui amène le
commissaire à placer l'adolescent dans le
Centre d'observation des délinquants
mineurs de Villejuif.
Au sortir de cinq mois de maison de
36
redressement, en 1949, André Bazin le
fait travailler à la section
cinématographique de Travail et Culture
et lui ouvre les portes de quelques
magazines. Il rédige ses premiers articles
dès 1950. À la suite d'une déception
amoureuse, il s'engage dans l'armée en
1951 décidé à se faire tuer en Indochine.
Envoyé en Allemagne, il prolonge une
permission à Paris au-delà du terme de
celle-ci. Il fait de la prison militaire pour
désertion et rencontre laors Jean Genet,
puis se fait réformer pour instabilité
37
caractérielle, toujours grâce à André
Bazin. Celui-ci l'héberge chez lui, à Bry-
sur-Marne et lui trouve, en 1952, un poste
au service cinématographique du ministère
de l'Agriculture où son contrat de
quelques mois n'est pas renouvelé.
"J'espère que vous garderez longtemps
cette fixité du regard et cette façon
simple et un peu malheureuse de vous
exprimer" (Jean Genet à François
Truffaut)
François Truffaut publie des articles pour
les Cahiers du cinéma puis entre dans la
38
revue Arts en 1953. Au sein de ces revues,
il est de la jeune garde constituée autour
d'André Bazin, Claude Chabrol, Jacques
Rivette, Jacques Demy, Eric Rohmer,
Jean-Luc Godard. En 1954, il publie dans
les Cahiers un texte pamphlétaire contre
les cinéastes de la qualité française
intitulé Une certaine tendance du cinéma
français.
39
L'année suivante, il réalise un bout d'essai,
Une visite, son premier court métrage,
rédige le scénario d'A bout de souffle
qu'il mettra gracieusement à disposition
de Godard quand celui-ci aura besoin d'une
première base pour présenter un scénario.
En 1955, il réalise ses premières
interviews avec Alfred Hitchcock puis
publie une nouvelle, Antoine et l'orpheline,
dans la revue La Parisienne.
En 1956, il se fait embaucher comme
assistant du réalisateur Roberto
Rossellini, "l'homme le plus intelligent que
40
j'ai connu", dans trois films qui
n'aboutissent pas. C'est alors qu'il est
appelé par Henri-Pierre Roché. L'écrivain
a remarqué un des articles du critique où
celui-ci mentionne en termes pertinents et
élogieux son livre Jules et Jim, alors
roman sans succès. Une amitié
exceptionnelle et brève naît autour de
l'expérience de l'enfance, des femmes, de
l'écriture. Le romancier incite le futur
cinéaste à réaliser des films de ses deux
romans, ce qu'il tardera à faire tant
l'œuvre d'Henri-Pierre Roché le fascine.
41
Cette rencontre le conforte dans la
position qu'il défend, avec violence, dans
les Cahiers du cinéma contre le cinéma
français de l'époque, celle qui prône le
cinéma d'auteur et, dans la lignée des
idées d'André Bazin.
En 1957, il se lance dans la réalisation,
fonde une société de production, Les Films
du Carrosse, ainsi nommée en hommage à
42
Jean Renoir et son film Le carrosse d'or,
et tourne Les Mistons. Il se marie le 29
octobre avec Madeleine, fille d'Ignace
Morgenstern, propriétaire de la société de
distribution cinématographique Cocinor. Il
en a deux filles, Laura, née le 22 janvier
1959, et Éva, née le 28 juin 1961. Homme à
femmes incorrigible, il divorce en 1964.
En 1959, Truffaut tourne Les 400 coups.
Il s'était déjà fait un nom comme critique
aux Cahiers du cinéma et Arts. Il a
condamné le cinéma français et le festival
de Cannes le qualifiant de sans horizon et
43
corrompu. Si bien que la direction du
festival de Cannes a interdit aux Cahiers
de l'envoyer au festival de 1958. Pourtant,
Malraux, ministre des affaires culturelles,
ratifie la décision du comité de sélection
et envoie, seul, Les 400 coups pour
défendre les couleurs de la France. Salué
par la critique et le public, récompensé par
le Prix de la Mise en scène au Festival de
Cannes, le film participe à l’émergence de
la Nouvelle Vague. Il est également le
premier opus de la saga Antoine Doinel qui
sera complétée par quatre épisodes
44
(Antoine et Colette, 1962 ; Baisers volés,
1968 ; Domicile conjugal, 1970 ; L'amour
en fuite, 1979).
Le succès lui permet l'année suivante de
venir au secours (via Les Films du
Carrosse) de Jean Cocteau, à court de
producteur durant le tournage du
Testament d'Orphée. La même année, il
signe le Manifeste des 121... et son
45
deuxième film, Tirez sur le pianiste.
En février 1968, Truffaut prend la
défense d'Henri Langlois menacé d'être
démis de ses fonctions de directeur de la
cinémathèque française. Il se retrouve à
la tête du Comité de défense de la
Cinémathèque.
En mai 1968, Godard, Truffaut et la
majorité des jeunes cinéastes obtiennent
la fermeture du festival de Cannes.
En 1968 aussi Truffaut fait une demande
en mariage à la famille de son actrice
préférée et sa cadette de seize ans,
46
Claude Jade, "la petite fiancée du cinéma",
encore mineure, qui a tourné dans Baisers
volés. Mais il ne se présente pas à la
cérémonie. Truffaut et Claude Jade
resteront d'excellents amis et il la fera
tourner dans Domicile conjugal et L'amour
en fuite.
La décennie 1970 marque l’implosion de la
Nouvelle Vague. Démarqué des cinéastes
47
comme Jean-Luc Godard et Jacques
Rivette animés d'une recherche
esthétique et visuelle plus ostensible,
François Truffaut, à l’instar de Claude
Chabrol, s’illustre dans des films qui
connaissent un écho populaire, sans pour
autant faire de concessions artistiques. En
1973, à l'occasion de la sortie de La nuit
américaine, il se brouille définitivement
avec Jean-Luc Godard par lettres
interposées.
Godard attaque Truffaut dans un ciné-
tract et par lettre. Truffaut répond sur
48
20 pages : c'est la rupture
Truffaut enchaîne les films au rythme
d'un tous les un ou deux ans et sa carrière
oscille entre échecs commerciaux et
succès publics. Souvent présent là où on ne
l’attend pas, il multiplie les projets qui se
suivent mais ne se ressemblent pas.
Grand lecteur, François Truffaut mettra
en scène de nombreux romans : des
romans policiers américains (La mariée
était en noir et la Sirène du Mississippi de
William Irish, Vivement dimanche de
Charles Williams, ou encore Tirez sur le
49
pianiste de David Goodis et aussi Une belle
fille comme moi de Henry Farrell) ; les
romans de Henri-Pierre Roché, Jules et
Jim et Les Deux Anglaises et le Continent
et le journal du même dont est inspiré le
héros de L'Homme qui aimait les femmes;
La Chambre verte d'après des thèmes de
Henry James, son film le plus grave et le
plus profond ; le roman de science-fiction
Fahrenheit 451 de Ray Bradbury.
Les autres films de Truffaut sont issus de
scénarios originaux, souvent co-écrits avec
les scénaristes Suzanne Schiffman ou
50
Jean Gruault, films aux sujets très divers,
allant de l'introspective saga Doinel à
L'histoire d'Adèle H., (1975) inspiré de la
vie de la seconde fille de Victor Hugo,
avec Isabelle Adjani, ou de La nuit
américaine, comédie qui relate les
péripéties rencontrées par une équipe de
tournage et son réalisateur au Dernier
métro, l’histoire d’une troupe de théâtre
qui essaie de monter une pièce durant
l’Occupation et dans laquelle le cinéaste
glisse des souvenirs d’enfance.
Truffaut était grand lecteur de Balzac,
51
dans sa jeunesse. Dans Les Quatre Cents
Coups Antoine Doinel sèche son cours de
gym pour lire La Recherche de l'absolu.
Dans Baisers volés, Antoine Doinel vit
littéralement l’intrigue du Lys dans la
vallée. Mais Fabienne Tabard, en qui il voit
l'héroïne du roman, le rappelle à la réalité
: "Moi aussi, dit-elle, j’ai lu Le Lys dans la
vallée, mais je ne suis pas Madame de
Mortsauf et vous n’êtes pas Félix de
Vandenesse".
Dans Jules et Jim (1962), il glisse rien
moins que treize tableaux de Picasso pour
52
marquer l'écoulement du temps et
densifier la matière romanesque de son
film.
Truffaut est même acteur dans
Rencontres du 3ème type sous la direction
de Steven Spielberg, alors jeune cinéaste
auréolé du succès planétaire des Dents de
la mer. Truffaut qui parlait très mal
l'anglais est doublé dans la version
originale. Artiste à la renommée publique
et critique, le cinéaste jouit également
d’une reconnaissance de ses pairs. Après le
Prix de la mise en scène au Festival de
53
Cannes 1959 pour Les Quatre Cents Coups,
Truffaut est oscarisé en 1974 pour La nuit
américaine, sacré meilleur film étranger.
Il n'obtient ensuite qu'une nomination au
César 1976 du meilleur réalisateur pour
L'histoire d'Adèle H., (1975). Il atteint la
consécration en janvier 1981 avec Le
dernier métro (1980), qui remporte dix
Césars, dont celui de meilleur réalisateur.
Il est nominé au César 1984 du meilleur
réalisateur pour Vivement dimanche !
(1983).
54
François Truffaut a également collaboré
avec d'autres cinéastes. Producteur de
Paris nous appartient de son ami Jacques
Rivette ou encore de L'enfance nue de
Maurice Pialat, il écrit entre autres les
scénarii de La petite voleuse (Claude
Miller, 1988) et de Belle époque (Gavin
Millar, 1995) qu'il ne pourra adapter lui-
même et qui seront réalisés après son
55
décès. François Truffaut apparaît comme
acteur de plusieurs de ses films : La
chambre verte (1978), La nuit américaine
(1973), L'enfant sauvage (1970). Il
apparaît également dans L'histoire
d'Adèle H. (1975) et furtivement au début
de L'homme qui aimait les femmes (1977).
Cinéaste exceptionnel, François Truffaut
séducteur compulsif, collabore
régulièrement avec les mêmes
comédiennes dont il tombe
immanquablement amoureux : Jeanne
Moreau (Jules et Jim, La mariée était en
56
noir), Catherine Deneuve (La sirène du
Mississipi, Le dernier métro), Nathalie
Baye (La nuit américaine, La chambre
verte) ou encore Fanny Ardant (La femme
d'à côté, Vivement dimanche !). Cette
dernière a été sa dernière compagne avec
laquelle il a eu une fille, Joséphine, née le
28 septembre 1983.
En mars 1984, il apparaît courageusement
sous le masque de la maladie dans
l'émission Apostrophes que Bernard Pivot
lui consacre à l'occasion de la réédition de
Hitchcock par Truffaut. L'intervention
57
chirurgicale ayant été trop tardive, la
mort survient le 21 octobre 1984 à
l'hôpital américain de Paris de Neuilly-sur-
Seine. François Truffaut avait cinquante
deux ans. Il est incinéré au cimetière du
Père-Lachaise et ses cendres sont
inhumées au cimetière de Montmartre à
Paris.
58
«J'ai jamais dit grand-chose sur Doinel. Il
est comme Rivette, notre maître à tous,
romantique, tubard, indéfini et infini»...
Doinel est hors du temps ?
Il n'a jamais été un jeune homme de son
époque. Il n'est pas à la mode, il ne fait
pas la révolution, il ne travaille pas dans
quelque chose de précis. Il n'est pas à
l'aise dans la société. François ne l'a pas
défini comme ça. Et si on a partagé tout
de suite, et tout du long, quelque chose,
59
c'était cette idée: on avançait dans la vie
par les sentiments, sans projet de vie,
sans ambition sociale aucune.
Qu'est-ce que Truffaut vous a dit pour
présenter le personnage, en 1958, avant le
tournage des « Quatre Cents Coups » ?
Rien du tout. Il ne s'appelait même pas
encore Doinel... Si: «Voilà le scénario.»
François ne m'a pas dit que c'était lui. A
l'époque, j'étais extraverti, turbulent, et
François au contraire était réservé, très
60
introverti. Le personnage a été adapté à
mon dynamisme. Je crois que c'était ce
qu'il lui plaisait en moi, cette énergie, il l'a
tout de suite remarquée lors des essais du
casting. Je lui donnais de la vie. Il l'a prise
pour en faire un personnage.
Antoine Doinel, 14 ans, vous suivra pas à
pas: « les Quatre Cents Coups », « Antoine
et Colette », « Baisers volés », « Domicile
conjugal », « l'Amour en fuite ». Est-ce
vous, ou est-ce plutôt Truffaut ?
61
Doinel est les deux. Ce qui nous reliait,
nous unissait. Chacun y a mis beaucoup de
sa vie, des choses souvent très concrètes
et très précises. C'est rossellinien: Doinel
ressemblait d'abord beaucoup à François,
puis il s'est mis à plus me ressembler. Au
cours du tournage des Quatre Cents
Coups, quand je voyais les rushes, je
n'avais pas conscience du tout que le film
sortirait un jour. C'est quand j'ai vu le
film dans une salle pour la première fois
que ça a été un choc. J'ai réalisé que
François avait mis beaucoup de sa vie là-
62
dedans, mais j'y reconnaissais aussi
beaucoup de la mienne.
La sortie du film, ce fut une révélation ?
Pour moi, ce fut une sorte de Titanic,
quelque chose d'énorme que je n'avais pas
du tout prévu. Je me retrouvais au centre
du monde, et c'était à Cannes. Pour un
adolescent comme moi, qui avait fait dix
pensions successives, c'était très
perturbant. J'ai fait énormément de
conneries. Vous savez, j'avais une grande
63
anxiété, comme beaucoup d'adolescents,
quant à mon avenir. Qu'est-ce que j'allais
devenir? Si le cinéma n'avait pas marché,
j'étais foutu, c'était une question de
survie. C'était Doinel ou la fin, la taule. Je
ne voulais pas retourner en pension, dans
la vie d'avant le cinéma. Je me sentais
bien là: le cinéma n'était pas une discipline,
et ça me convenait. Alors, François m'a
recueilli, m'a pris chez lui, m'a orienté.
Une paternité s'est construite à ce
moment-là, une responsabilité morale. Il
s'est occupé de l'enfant perdu que j'étais.
64
J'ai eu la chance de tomber sur lui. Il
était très humain et généreux. Sûrement
parce que le cinéma l'avait sauvé, lui aussi.
Je suis entré dans le cinéma, dans le
groupe. Pour tous, Godard, Rivette,
Eustache ou quelqu'un comme Skolimowski,
le cinéma représentait la même chose: ça
les avait sauvés, ils avaient survécu grâce
à lui. C'était la nouvelle vague. Quand vous
regardez n'importe quel dictionnaire, vous
lisez que c'est l'une des grandes
révolutions du XXe siècle. C'est ce qui
reste. J'ai été là-dedans, et ça m'a fait
65
vivre.
C'est pour cela que le personnage de
Doinel revient de film en film, pour que le
cinéma continue de vous faire vivre,
Truffaut et vous ?
Doinel, c'est de la survie. Mais c'était
aussi un plaisir. Jamais rien n'était
douloureux avec lui, sauf à la fin. Alors que
François trouvait que le cinéma était un
art compliqué, éreintant, et sortait épuisé
des tournages, refaire un Doinel, c'était
66
au contraire comme prendre du repos. Il
savait comment je jouais, et il y avait un
grand plaisir à cela. C'était confortable.
Faire un Doinel, cela lui permettait aussi
de se rattraper par rapport aux autres
films. La Peau douce, par exemple, est un
très beau film, mais un échec sévère. Un
adultère traité comme une tragédie,
personne ne voulait voir ça en 1964. Eh
bien, cinq ans plus tard, il a fait Domicile
conjugal contre la Peau douce: l'adultère
en version comédie! Doinel permettait à
François d'être plus léger. Mais on ne
67
savait jamais quand il allait revenir...
Il ne vous prévenait pas à l'avance ?
Non. C'était plutôt des occasions, des
enchaînements de hasards. Après Baisers
volés, qui a été tourné en pleine révolution
à la Cinémathèque, quand Langlois a failli
être viré par Malraux, pendant l'hiver 68,
c'est Langlois qui a dit à François, quand il
a vu le film: «Ce Doinel, je veux le voir
marié»... Donc il a fait Domicile conjugal.
68
A un moment, pourtant, Truffaut n'a plus
voulu faire de Doinel. Pourquoi ?
D'abord, après Domicile conjugal, en 1970,
François était frustré par le personnage.
Il n'avait plus envie de raconter son
histoire. François avait tout dit. Et Doinel
ne pouvait pas continuer tout seul,
puisqu'il n'avait pas de vraie vie, dans la
société, avec les autres. Et puis, un jour,
François a vu tous les Doinel à la suite.
C'était dans la salle de Dreyer, à
Copenhague, on y était tous les deux. Ça lui
69
a donné envie de reprendre le personnage
encore une fois.
« L'Amour en fuite », en 1979...
Ça a été très douloureux, une erreur. Le
seul Doinel difficile à tourner. En fait, il
était devenu encombrant. C'était un poids.
Il n'y avait plus que l'amour pour le faire
avancer, et l'amour est devenu trop
d'amour. Il m'a dit, alors, que c'était le
dernier Doinel. On devait même tourner
une scène d'adieu pour la fin du film, qui
70
ne s'est pas faite. Pour moi, ça a été très
très douloureux, comme une rupture
amoureuse. Personnellement, je n'aurais
jamais renié ni jamais arrêté Doinel. De
toute façon, il fait partie de l'Histoire.
Mais vous avez créé des frères, des
cousins de Doinel, chez Truffaut d'abord:
«les Deux Anglaises», « la Nuit américaine
», où vous jouez...
C'était toujours des personnages
douloureux. Il n'y avait pas avec eux le
71
même plaisir du jeu qu'avec Doinel. Dans
les Deux Anglaises, l'histoire était
terrible par rapport à la vie de François,
et pour moi c'était la même chose,
j'endossais tout. Avec Eustache, c'était
fort, mais il y avait moins de plaisir. Vous
comprenez, les prises de vingt minutes de
la Maman et la putain, c'était plus âpre...
Quand vous tourniez avec Godard ou
Eustache, Truffaut était-il jaloux ?
Non, pas du tout. Pourquoi ? Ça restait
72
dans la famille. Je me rappelle quand on
allait voir les rushes d'A bout de souffle
de Godard avec François. Il m'a toujours
encouragé à aller vers les autres, sauf
vers ceux qu'il n'aimait pas. C'est vrai
qu'il y en avait beaucoup qu'il n'aimait pas!
Alors, il pouvait être très vache. Une fois,
dans la rue, on a rencontré un producteur
et un cinéaste, célèbres, et François m'a
dit: «Tu vois, ceux-là, si les films porno
rapportaient du fric, ils en feraient.»
C'était toujours sur la corde raide, et si
j'avais tourné avec eux, il m'aurait
73
engueulé. François n'était pas commode, il
a toujours gardé un côté polémique, même
s'il était gentil et ouvert en apparence.
Comment Truffaut vous dirigeait-il ?
Contrairement à son travail avec les
autres acteurs, il était très directif avec
moi. Il me donnait des indications
précises, sur les gestes, le ton, les mots,
les attitudes. Mais, après, il me laissait un
peu à moi-même. Il m'a toujours dirigé
comme si c'était une confession. Dès les
74
Quatre Cents Coups, avec la scène de la
psychologue. Au début, c'est précis, puis
je dois me débrouiller. Comme dans mon
dernier film, chez ce jeune homme,
Bonello: à la fin, je dois dire avec des mots
très crus ce qui est le plus douloureux en
moi. C'est une scène qui répond à celle de
la confession des Quatre Cents Coups.
Cocteau appelait ça «mettre sa nuit à
l'extérieur». Je dois à François ce droit à
m'exprimer.
Après « l’Amour en fuite », puis la mort de
75
Truffaut, qu'est-ce qui est resté du
personnage chez vous et dans les films que
vous avez tournés ?
Il leur reste quelque chose de Doinel, une
adolescence qui ne sera jamais finie.
Doinel ne peut pas devenir un homme,
c'est pour ça qu'il reste. C'est une
immaturité perpétuelle.
Vous aviez conscience d'inventer le
personnage le plus célèbre de l'histoire du
cinéma ?
76
C'est vous qui le dites... Non, je n'y avais
jamais pensé sur le coup. Mais, maintenant,
je vois bien que ça fait partie de
l'Histoire.
Pourquoi pouvez-vous parler de Doinel
maintenant, alors que vous n'y êtes pas
arrivé pendant plus de quinze ans, depuis
la mort de Truffaut ?
Doinel était un monument dédié à François,
et lui seul pouvait en parler. Sa mort le
rendait trop proche, c'était trop dur. Les
77
mots ne venaient pas dans ma bouche.
Maintenant, avec le temps, je peux y
penser, j'essaie d'en parler. Et puis je
veux que les gens aillent voir ces films,
qu'ils vivent encore avec Doinel. Mais c'est
dur, vous savez. J'ai besoin de souffler.
Ah... mon Dieu....
78
Vous commencez votre récit par une large
description de votre enfance et de votre
adolescence, périodes heureuses au sein
d'une famille protestante assez puritaine.
Que vous reste-t-il de cette éducation ?
J'ai eu la chance de vivre une enfance très
préservée, ce qui ne m'a évidemment pas
79
préparée à me battre pour réussir. On ne
m'a jamais appris à avoir les dents qui
rayent le parquet ! Ce n'était pas dans
notre culture familiale. Et tant mieux ! Je
crois que mes parents m'ont transmis une
forme de rectitude et d'honnêteté
intellectuelle.
Ce sont ces principes familiaux qui vous
ont fait privilégier, dans ce livre, les
amitiés aux inimitiés, les bons souvenirs
aux mauvais ?
80
Sans doute. J'ai volontairement décidé de
passer les ennuis sous silence. Je pense
que ce sont des choses qui ont peu
d'intérêt. J'ai également pris le parti de
ne pas parler des gens que je n'aime pas.
Je préfère les ignorer. Mais je vous
rassure, il y a également beaucoup de
personnes que j'aime et dont je n'ai pas
parlé !
Cependant, vous évoquez un cadreur qui
vous a longuement harcelée de lettres et
d'appels téléphoniques anonymes...
81
C'est vrai, mais ça c'est autre chose. J'en
parle car il s'agit d'un des risques du
métier. Je parle également des deuils
auxquels j'ai dû faire face. Mais le propos
de Baisers envolés était bien de témoigner
de la chance que j'ai eue, du conte de fées
que j'ai vécu. Car je n'ai aucun compte à
régler. Ce n'est pas dans ma nature.
J'essaie toujours de voir le côté positif
des choses, d'avoir du recul, un certain
détachement...
82
Vous avez très tôt été attirée par le
théâtre. À l'époque, que représentait pour
vous le métier de comédienne ?
C'était un rêve ! Parce que j'aimais les
mots, j'aimais jouer. Je n'étais pas du
tout attirée par les paillettes. D'ailleurs
au début, je ne voulais pas faire de cinéma.
Je n'allais pas aux rendez-vous que me
fixait mon agent. Mais ça n'a pas duré très
longtemps : lorsque l'on m'a proposé de
rencontrer Truffaut, j'y suis allée, bien
sûr !
83
Après avoir goûté au cinéma, vous êtes
rarement revenue sur scène. Pourquoi ?
Parce que si vous rencontrez un succès au
théâtre, vous êtes bloqué pendant des
mois. J'avais peur que cela m'empêche de
tourner. Vous savez, quand on a eu la
chance de travailler avec des réalisateurs
aussi exceptionnels que Truffaut ou
Hitchcock, on n'a qu'une seule envie :
recommencer au plus vite.
Qu'a appris Truffaut à l'actrice
84
débutante que vous étiez au premier jour
du tournage de "Baisers volés" ?
À ne pas jouer, paradoxalement ! À laisser
venir la caméra à moi, à être naturelle, à
ne pas projeter trop fort les sentiments,
les émotions. Car lorsqu'on est jeune
comédien, on a souvent tendance à vouloir
faire les choses avant de les ressentir.
Aujourd'hui, pensez-vous que vous auriez
pu être heureuse avec lui, si votre projet
de mariage avait abouti ?
85
Non ! J'aurais divorcé trois mois après !
J'étais vraiment trop jeune à l'époque.
C'est lui qui avait raison. Le coup a été un
peu dur à encaisser, mais nous avons réussi
à conserver une relation formidable
pendant plus de seize ans. Il est toujours
resté très présent dans ma vie.
À la fin de "Baisers envolés", vous abordez
le problème du déficit de rôles auquel
doivent faire face les comédiennes, à
partir d'un certain âge. Quand avez-vous
pris conscience de cela ?
86
Je dirais vers 40 ans. Les rôles se
raréfient et deviennent moins importants.
Car la femme doit rester fraîche, lisse,
désirable... Alors que l'homme peut se
permettre d'afficher ses rides, ses
tempes grisonnantes.
Comment avez-vous géré cette transition
Assez difficilement, au début. Et puis je
m'y suis faite ! Je n'ai pas envie de
tricher et de dire que je croule sous les
propositions. Ce n'est pas vrai. Mais il me
87
reste toujours le choix de dire non à ce
que je n'ai pas envie d'interpréter. Car
aujourd'hui, les rôles sont souvent conçus
pour des projets formatés. Moi, ce que
j'aimerais, c'est que l'on écrive encore
pour moi ! En ce sens, Truffaut m'a donné
de très mauvaises habitudes ! Peut-être
que cela reviendra... Je reste confiante...
Ou complètement inconsciente, justement
!
Il s'agit d'un appel ?
Oui, absolument. Il s'agit d'un appel
88
destiné aux auteurs de théâtre et aux
cinéastes !
"J'aime Claude parce qu'elle est belle,
simple, drôle, pure, vivante..." À peine le
tournage de Baisers volés achevé, François
Truffaut écrit à la mère de Claude Jade
pour lui faire part de son intention
d'épouser sa fille. Très vite, une date est
89
fixée : la cérémonie aura lieu à Dijon, fin
juin 1968. Mais contre toute attente, le
cinéaste change d'avis quelques semaines
avant le mariage. Il annonce à la jeune
femme qu'il ne deviendra pas son époux.
Une profonde amitié prend alors peu à peu
la place de leur relation amoureuse, et
perdure, comme en témoigne l'abondante
correspondante reproduite tout au long de
Baisers envolés, jusqu'à la disparition du
cinéaste.
90
Antoine Doinel est un écolier éveillé,
malicieux et turbulent. En compagnie de
son ami René, il pratique volontiers
l'absentéisme scolaire pour traîner dans
les rues et fréquenter les cinémas du
quartier de la Place Clichy. Ses parents ne
s'entendent pas très bien (il n'est
d'ailleurs pas "le fils de son père" et il le
sait). Il surprend un jour sa mère au bras
d'un inconnu. Un soir, il décide de faire
91
une fugue mais elle est de courte durée.
Ses parents le récupèrent et la vie de
famille semble prendre un nouveau départ,
fondé sur la confiance et les bonnes
résolutions. Mais cette situation ne dure
pas. Une injustice scolaire pousse Antoine
à faire une nouvelle escapade. Pour se
procurer un peu d'argent, il vole (avec la
complicité réticente de René) une machine
à écrire... qu'il restitue, faute de ne
pouvoir la vendre. Surpris par un gardien
au moment de cette action de relative
honnêteté, il est arrêté. Il connaît la
92
promiscuité d'une salle de commissariat et
la tristesse d'une nuit de cellule.
Il est envoyé dans un centre de
délinquance en province, sur la demande de
sa mère qui déclare agir pour son bien (la
campagne, le bon air...).
La discipline est rude, l'atmosphère
déprimante. Antoine profite d'une sortie
sportive pour s'évader. Il court longtemps
et se retrouve hors d'haleine, au bord de
la mer. Il s'arrête, se retourne, regarde le
93
spectacle d'un air grave. La dernière
image se fige sur ce gros plan.
Le tournage du film commence le 10
novembre 1958 et s'achève le 5 janvier
1959.
Le film est entièrement tourné en décor
réel.
Les scènes dans l'appartement des
parents de Doinel ont été tournées rue
94
Marcadet. La scène du baiser entre la
mère et son amant est tournée place de
Clichy. La façade du Gaumont-Palace de la
place Clichy apparaît dans le film quand la
famille va passer une soirée au cinéma. Les
scènes chez René, l'ami d'Antoine, sont
tournées rue Pierre-Fontaine dans le 9ème
dans l'appartement de Claude Vermorel. La
séquence où Doinel rapporte la machine à
écrire est tournée rue Hamelin dans les
locaux de l'entreprise d'Ignace
Morgenstern, le beau-père de Truffaut.
Les séquences au centre d'observation des
95
mineurs ont été tournées au moulin
d'Andé, une propriété près de Saint-
Pierre-du-Vauvray. La séquence finale sur
la plage a été tournée à Villers-sur-Mer.
La scène où Antoine se nettoie le visage
dans une fontaine a été tournée à l'Église
de la Trinité, place d'Estienne d'Orves,
dans le 9e arrondissement de Paris. Les
scènes extérieures devant le domicile des
parents d'Antoine ont été filmées place
Gustave Toudouze, à l'intersection de la
rue Henry-Monnier et de la rue Clauzel.
Des plans ont été tournés quelques mètres
96
plus loin, au coin de la rue Henry-Monnier
et de la rue Notre-Dame-de-Lorette,
également dans le 9e arrondissement de
Paris.
Dans le générique, les auteurs du film
remercient Claude Vermorel, Claire
Mafféi, Suzanne Lipinska, Alex Joffé,
Fernand Deligny, Claude Véga, Jacques
Josse, Annette Wademant, l'École
97
technique de photographie et de
cinématographie, Jean-Claude Brialy et
Jeanne Moreau (qui fait une brève
apparition).
Dans le générique, au moment où il est
écrit "scénario de François Truffaut", la
caméra passe Place d'Iéna dans le 16e
arrondissement de Paris, nous apercevons
la statue équestre de George Washington
juste avant d'apercevoir le haut de la Tour
Eiffel. Ce point de vue sur la tour n'est
plus visible aujourd'hui puisqu'un immeuble
a été construit à côté de l'immeuble que
98
l'on voit dans le film.
Le film est entièrement post synchronisé
à l'exception de la scène avec la
psychologue qui a été tournée en son
direct.
99
Antoine Doinel a 17 ans et vit Place de
Clichy, il travaille dans une usine de
fabrication de disques (plus précisément,
chez Philips). Lors d'un concert aux
Jeunesses musicales il est attiré par une
jeune fille. Elle s'appelle Colette. Antoine
s'approche d'elle et obtient son numéro
de téléphone. Les deux se rencontrent
plusieurs fois aux concerts et bavardent.
Antoine lui rend visite chez ses parents,
100
qui l'invitent à dîner et semblent contents
du nouveau copain de leur fille. Pour être
plus près d'elle, Antoine emménage dans
un studio en face de la famille de Colette.
Il lui envoie une déclaration d'amour, mais
Colette ne partage pas ses sentiments.
Antoine est très blessé, se terre dans son
studio et ne sort plus. Colette passe chez
lui pour l'inviter à dîner. Toute la famille
croit que les jeunes iront au concert
ensemble. Mais c'est alors qu'un jeune
homme sonne à la porte et emmène
Colette. Les parents sont déçus et se
101
mettent devant la télé avec Antoine.
Antoine et Colette est un court-métrage
(ou moyen-métrage selon les définitions)
réalisé par François Truffaut et sorti en
1962 en tant que segment du film à
sketches L'Amour à 20 ans. On y retrouve
le personnage d'Antoine Doinel, quelques
années après Les Quatre Cents Coups et
avant Baisers volés. Le film, qui constituait
102
à l'origine le segment Paris de L'Amour à
20 ans, a également été diffusé
individuellement, à la télévision comme en
vidéo.
103
Son service militaire achevé, Antoine
Doinel intègre sa petite mansarde à
Montmartre et s'empresse d'aller revoir
Christine Darbon, dont il est éperdument
amoureux et qu'il surnomme Peggy sage :
Peggy pour son coté anglo-saxon, sage
parce quelle était très sage.
Naturellement, il cherche du travail.
104
Le père de Christine lui trouve un emploi
de veilleur de nuit dans un hôtel mais, à
l'aube de sa première nuit de travail, il se
fait renvoyer pour n'avoir su empêcher un
détective privé de faire un constat
d'adultère. Monsieur Blady, le détective
privé, lui propose de travailler dans son
agence.
Un jour, un riche marchand de chaussures,
Monsieur Tabard, demande à l'agence de
faire une enquête afin de savoir pourquoi
sa femme et ses employés le détestent.
Antoine se voit confier cette délicate
105
mission. Il s'éprend de Fabienne Tabard,
qui accepte de se donner à lui à condition
qu'il ne cherche jamais à la revoir.
Antoine devient alors réparateur de
postes de télévision. À la suite d'une
brouille, Christine casse délibérément son
poste... Ils passeront enfin leur première
nuit ensemble.
Baisers volés doit son titre au refrain de
la chanson de Charles Trenet (1942), Que
106
reste-t-il de nos amours ? («Bonheur fané,
cheveux au vent, baisers volés, rêves
mouvants»), servant de générique au film
Tiré d’affaire grâce à son comité de
soutien, Henri Langlois pousse Truffaut à
faire une suite « au petit couple » et celui-
ci fait se marier Antoine Doinel et
Christine Darbon dans Domicile Conjugal
(1970) ; Marie-France Pisier incite
Truffaut à mettre fin à l’aventure Doinel
avec L’Amour en fuite (1979).
Les plans avec Antoine et Fabienne Tabard
dans l’appartement du couple Tabard ont
107
été tournées dans l’appartement de
Michael Lonsdale dans le 7ème
arrondissement de Paris.
108
Antoine Doinel est marié. Il a épousé
Christine, la jeune fille qu'il courtisait
dans Baisers volés. Il exerce un métier
insolite : il teint des fleurs afin de les
rendre plus attrayantes. Christine, quant à
elle, donne des leçons de violon. Quand il
n'y a plus rien dans le réfrigérateur, ils
descendent au bistrot, au bas de
l'immeuble, où ils retrouvent tous les gens
109
du quartier. Déçu par un nouveau mélange
qui détruit les fleurs teintes, Antoine
décide de changer de métier.
Il est engagé par une firme américaine, en
profitant, bien malgré lui et par erreur, de
la lettre de recommandation d'un autre
postulant. Il est chargé de faire
manœuvrer des maquettes de pétrolier
dans un canal de Suez miniature. Christine
met au monde un enfant. La naissance de
ce fils exalte Antoine au plus haut point. Il
s'écrie en le portant dans ses bras : "Mon
fils sera Victor Hugo ou rien ! "
110
Un jour, alors qu'il fait voguer ses
minuscules bateaux devant un groupe de
clients, une jeune japonaise laisse tomber
volontairement son bracelet dans le
bassin. Antoine le lui rapporte. C'est le
début d'une idylle, bientôt d'une liaison.
Christine découvre la vérité. Elle ne fait
pas de scène mais ce soir-là elle accueille
Antoine habillée en japonaise, de grosses
larmes coulant sur ses joues... Antoine ne
sait plus quoi faire. Il va de sa maîtresse à
sa femme... Il attendra que la petite
japonaise se lasse pour rentrer au
111
"domicile conjugal".
Le film comporte plusieurs hommages ou
échos : il renvoie d'abord au film
précédent, Baisers Volés, lorsque «
l’étrangleur » dans son imitation cite les
propos de madame Tabard, ce qui trouble
Antoine ; ensuite dans nombre de
situations qui font écho au cinéma de
Jacques Tati (le gag des fauteuils et de
112
l'entretien), on aperçoit d'ailleurs
Monsieur Hulot plus tard sur un quai ; plus
au cinéma de Fellini (Amarcord) avec le
ténor qui jette les manteau et le sac de sa
femme, qui est d'ailleurs italienne ; enfin
au cinéma de Jean Eustache, puisque c'est
à la maman de ce dernier, Mme Eustache,
qu'Antoine apprend qu'il a eu un fils depuis
une cabine téléphonique et il lui demande
de transmettre la nouvelle à son fils Jean.
Le film comprend la célèbre scène du lit où
Claude Jade flirte par procuration en
lisant une biographie de Noureev alors
113
qu’Antoine s’instruit sur « Les Femmes
japonaises » pour séduire sa maîtresse,
une scène à laquelle fera écho une des
scènes de la vie conjugale d'Ingmar
Bergman en 1973.
Parmi les exploitations du film à
l'étranger, le titre italien (Non
drammatizziamo... è solo questione di
corna) se distingue en signifiant : Ne
dramatisons pas, ce n'est qu'une question
de cocufiage. Évidemment un titre aussi
malicieux et faramineux, dans le style de
la comédie érotique à l'italienne, genre
114
très apprécié à l'époque en Italie,
paraissait plus indiqué pour attirer le
public.
115
Antoine, 33 ans, vit avec Sabine, 25 ans,
vendeuse dans un magasin de disques.
Chacun a gardé son appartement. Juste
rentré chez lui, Christine lui rappelle qu'ils
doivent divorcer le matin même. Sur le
parvis du tribunal, Colette le reconnaît et
ils se croisent à nouveau gare de Lyon où
Antoine doit conduire son fils Alphonse
pour sa classe musicale.
116
Alors que le train pour Draguignan
emporte Colette, Antoine court la
rattraper. Dans le train, Colette lit Les
salades de l'amour, roman écrit par
Antoine quelques années auparavant. Le
contrôleur lui annonce qu'un homme
l'attend au restaurant. Elle espère Xavier,
son amant libraire, auquel elle avait donné
l'occasion d'un rendez-vous mais fait
bonne figure lorqu'elle découvre Antoine,
caché derrière le journal, Le monde.
Antoine et Colette parlent de leur passé.
117
Colette cache Antoine, qui n'a pas de
billet, dans son wagon-lit. Mais elle est
ébranlée par l'incident d'un enfant qu'elle
croit en danger près de la porte du wagon
et par un voyageur qui la prend pour une
prostituée. Antoine finit par l'excéder à
ne parler que de lui et notamment de son
futur roman dont il n'a encore qu'un début
d'histoire : une photo déchirée et un titre
"le manuscrit trouvé par un sale gosse".
Colette chasse Antoine du wagon-lit quand
il cherche à l'embrasser. Celui-ci tire le
signal d'alarme en pleine campagne... et
118
repart pour Paris.
Mais Sabine ne veut plus le voir et lui rend
ses lettres sans qu'il puisse lui prouver son
amour : la photo déchirée étant tombée
dans le train. Le hasard le met en
présence de Monsieur Lucien qui fut
pendant longtemps le grand amour de sa
mère. Ensemble, ils vont se recueillir sur
sa tombe où Antoine n'était jamais allé.
Antoine, marqué par sa rupture récente
avec Sabine, s'apprête à changer la fin de
son roman et faire mourir son héros.
Pendant ce temps à Aix, Colette hésite à
119
prendre la défense d'un assassin
meurtrier d'enfant. Elle retrouve la photo
déchirée de Sabine qu'elle prend pour la
femme de Xavier. De retour à Paris, elle
apprend qu'elle n'est que sa sœur. Se
rendant chez Sabine pour lui remettre la
photo, elle croise Christine. Elles parlent
d'Antoine.
Colette accepte de prendre la défense du
meurtrier d'enfant de Draguignan faisant
ainsi enfin le deuil de l'enfant de trois ans
qu'elle perdit quelques années plus tôt.
Christine ayant fait remettre la photo de
120
Sabine à Antoine, celui-ci peut révéler à
celle-là l'origine romanesque de son amour
pour elle et la convaincre ainsi de
reprendre leur vie commune.
L'Amour en fuite conclut la série des films
de François Truffaut mettant en scène le
personnage d'Antoine Doinel : les Quatre
Cents Coups (1959), Antoine et Colette
(1962), Baisers volés (1968) et Domicile
conjugal (1970).
121
Une des originalités de ce film provient de
ses flash-backs. En effet, les différents
flash-backs de la vie d'Antoine Doinel sont
des scènes des précédents films de
François Truffaut, dont certaines avaient
été coupées au montage. Le flash-back où
Antoine et Liliane se disputent ne fait en
réalité pas partie de la saga Doinel
puisqu'il est extrait de La Nuit américaine
(1973) où Dani, qui s'appelait bien Liliane,
et Jean-Pierre Léaud, qui lui se
prénommait Alphonse, jouaient aussi des
amants.
122
Deux personnages vont voir au cinéma le
film Une belle fille comme moi, de François
Truffaut.
Dans son livre, La Délicatesse, David
Foenkinos évoque la première partie du
film et la chanson éponyme d'Alain
Souchon (chapitre 66).
Marie Henriau, qui interprète la juge du
divorce, est la mère de l'actrice
Emmanuelle Devos.
Certaines scènes de ce film ont été
tournées dans la librairie Le Grenier, rue
de Tolbiac à Paris, que gérait le père de
123
l'écrivain Frédéric H. Fajardie.
« Je savais, en le tournant, que je faisais
une connerie. »
— François Truffaut, Cahiers du cinéma,
septembre 1980
« À quoi reconnaît-on que l'on est
amoureux ? C'est très simple. On est
amoureux quand on commence à agir
contre son intérêt. »
— Antoine Doinel, dans le roman de
Truffaut, Les Salades de l'Amour
124
125
Rex Reed disait de l'héroïne du cycle,
Claude Jade : « À vingt ans, lorsqu'elle fit
sensation dans le film Baisers volés de
François Truffaut, Claude Jade était
tellement naturelle, simple et élégante.
Elle incarnait vraiment le charme et la
sensualité à la française ».
Truffaut était pour Léaud et Jade un ami
paternel. Claude Jade en interview 2002 :
126
« François a vécu pour le cinéma jusqu'au
dernier moment. En 1983, j'ai reçu une
lettre déchirante dans laquelle il
m'annonçait sa maladie : « J'ai bien failli
passer de l'autre côté du miroir mais pas
au sens d'Alice au pays des merveilles,
plutôt au sens d'Orphée dans les films de
Jean Cocteau ». Je l'ai revu quelques mois
avant sa mort. Il avait de l'espoir et des
films encore plein la tête. Il me manque ».
Dans son introduction à son livre Les
aventures d'Antoine Doinel Truffaut écrit
: « C'est justement Jean Renoir qui m'a
127
appris que l'acteur jouant un personnage
est plus important que ce personnage » et
aussi « Antoine Doinel est devenu la
synthèse de deux personnes réelles, Jean-
Pierre Léaud et moi » tout en
reconnaissant que « progressivement
Antoine Doinel s'est éloigné de moi pour
se rapprocher de Jean-Pierre ».
Le cycle Antoine Doinel met donc en scène
des personnages ordinaires (issus de la vie 128
de Truffaut et de Jean-Pierre Léaud)
présentés de façon extraordinaire.
Dans les films de Renoir comme La Chienne
et Le Crime de Monsieur Lange (1936) le
réalisme et l'intimité sont suggérés par
l'utilisation de cadres ajoutés comme des
portes ou des fenêtres et par
l'exploration d'une cour intérieure
d'immeuble comme lieu central. Ces deux
aspects symbolisent le fait qu'il existe une
réalité complexe, au-delà des cadres ou
derrière les personnages secondaires qui
sont rencontrés régulièrement dans la
129
cour et les escaliers. Cette méthode est
reprise dans Domicile Conjugal où Antoine
travaille au milieu de la cour et dialogue
avec des personnages variés. Cette
capacité à communiquer qui progresse au
cours du film, marque une évolution dans le
personnage d'Antoine Doinel, jusque là
plutôt solitaire.
130
En 1986 l'héroïne du cycle, Claude Jade,
est contactée par Daniel Cohn-Bendit pour
réaliser - par lui-même - une suite des
aventures Doinel avec Jean-Pierre Léaud
et Claude Jade, mais le projet n'a pas
abouti...
En octobre 2004, France Culture diffuse
dans le cadre des Ateliers de Création
Radiophonique, le journal d'Alphonse qui se
présente comme un inédit de Truffaut et
une suite de la saga Doinel6. Claude Jade
parle son rôle de Christine et le comédien
Stanislas Merhar d'Alphonse, son fils. Il
131
s'agit d'un travail d'Élisabeth Butterfly,
réalisé avec la complicité d'Eva Truffaut :
une mystification en hommage au cinéaste.
Le livre d'Élisabeth Butterfly, François
Truffaut. Le Journal d'Alphonse est sorti
peu après aux éditions Gallimard, avec une
préface d'Eva Truffaut : « en créant de
toutes pièces ce Journal d'Alphonse,
Élisabeth Butterfly aura sans doute
restitué à mon père ce qui fait
cruellement défaut à tous les hommages
qui lui sont rendus : la légèreté et la
fantaisie ».
132
Les principaux acteurs de la saga Doinel
Jean-Pierre Léaud (Antoine, de Les 400
Coups à L'amour en fuite)
Claude Jade (Christine, Baisers volés,
Domicile conjugal, L'amour en fuite)
133
Marie-France Pisier (Colette, Antoine et
Colette, Baisers volés, L'amour en fuite)
Albert Rémy (le beau-père d'Antoine, Les
Quatre Cents Coups)
Claire Maurier (la mère d'Antoine, Les
Quatre Cents Coups)
134
Daniel Ceccaldi (le père de Christine,
Baisers volés, Domicile conjugal)
Claire Duhamel (la mère de Christine,
Baisers volés, Domicile conjugal)
135
Rosy Varte (la mère de Colette Antoine et
Colette)
136
BONUS
137
LES QUATRE CENTS COUPS
de François Truffaut
Résumé
Antoine Doinel est un écolier parisien de
treize ans, rêveur et turbulent. Son père
adoptif est un brave homme que son
épouse trompe ouvertement. Le garçon, en
manque d'affection, sèche les cours en
compagnie de son copain René. Un jour,
pour justifier son absence, il prétexte que
sa mère est morte. La supercherie
découverte, c'est l'engrenage de
l'illégalité.
138
Provocations, fugues, menus larcins se
succèdent. Avec l'accord des parents, le
juge des mineurs décide de le placer dans
un centre d'observation pour délinquants.
La discipline est rude et Antoine ronge son
frein. Un jour de sortie, il s'évade et
court jusqu'à la mer.
Analyse de l'œuvre
Ce qui frappe en effet dans cette
chronique d’un garçon de 13 ans, sevré
d’affection familiale, que la pente fatale
des fugues, des petites blagues, puis des
vols dangereux et si naïfs encore, fera
139
échouer en maison de redressement, c’est
une sincérité profonde, mieux, une
ferveur, qui entraînent presque sûrement
l’originalité. Celle-ci se manifeste par un
refus très net des conventions et des
clichés, qui font de l’enfant
cinématographique une petite bête pourrie
de tics d’acteur et de mots d’auteur (cf.
Aurenche et Bost dans Jeux interdits) qui
loge en un «monde merveilleux» coupé du
réel, héritier de cette fausse poésie
«Grand Meaulnes» par laquelle les adultes
substituent un univers fabriqué à une
140
réalité qu’ils ignorent. Truffaut, lui, s’est
penché avec beaucoup de tendresse - et
avec l’émotion du souvenir - sur ce no
man’s land si méconnu, entre la prime
jeunesse et l’adolescence, sur cet âge où
l’on a encore de charmants réflexes de
gosse et Jean-Pierre Léaud (Antoine
Doinel)
« Il s’agissait d’abord d'un projet de
court-métrage de 20 minutes intitulé La
fugue d’Antoine. J’avais I’intention de
tourner une série de sketches consacrés à
l’enfance, et devais faire celui-ci avant
141
Les Mistons, lorsque j’ai rencontré Gérard
Blain, qui était alors sans travail, et m’a
demandé de faire Les Mistons immé-
diatement. Il se trouve que, de tous mes
projets, Les Mistons était le seul qui ne
soit pas vraiment de moi : c’était
l’adaptation d’une nouvelle de Maurice
Pons, Les virginales, qui comportait un
commentaire d’un ton assez littéraire.
Lorsque Les Mistons ont été terminés,
d’abord je n’ai pas trouvé d’argent pour
tourner mes autres courts-métrages, et
de plus je trouvais qu’ils étaient trop
142
différents de mes autres projets, tous
plus ou moins autobiographiques ou tirés
de faits divers, et que je ne voulais pas
mélanger avec Les Mistons.
L’idée de La fugue d’Antoine qui, au
départ, était l’histoire d’un gosse qui,
ayant menti à l’école pour expliquer son
absence un jour qu’il a fait l’école
buissonnière, n’ose plus rentrer chez lui et
passe une nuit dehors dans Paris, s’est
transformée peu à peu en une espèce de
chronique de la treizième année (la
plus intéressante pour moi), en laissant
143
tomber tout un aspect auquel je tenais
beaucoup: l’aspect Paris de l’occupation,
combines du marché noir, etc. La
reconstitution cinématographique de cette
époque m’était interdite pour des raisons
financières, mais aussi esthétiques, car on
tombe facilement dans le ridicule
en évoquant la mode de cette période.
Sur le plan production, Les 400 coups sont
très proches de l’aventure chabrolesque
du Beau Serge, et ont coûté à peu près le
même prix: environ 35 millions. Les
salaires des 5 ou 6 principaux salariés ont
144
été en participation différée. Rien n’a été
tourné en studio, tout en décor naturel
avec une équipe réduite non pas au
véritable minimum - hélas ! - mais au
minimum syndical. La grande différence
avec Le beau Serge, qui utilisait le son
direct, c’est que Les 400 coups sont
presque entièrement post-synchronisés.
J’ai tourné en son direct la scène de la
psychologue et quand je vois le relief
qu’elle prend, j’en viens à regretter de
n’avoir pu tout prendre ainsi. Mais c’était
impossible. Les lieux de tournage s’y
145
prêtaient mal. L’appartement était très
petit, on ne savait jamais où caser la
perche, et surtout Paris est beaucoup trop
bruyant. L’école, par exemple, a
pratiquement été tournée en son direct
mais c’est la partie la moins audible du
film, tellement il y a de bruits parasites.
De ce point de vue, Chabrol, pour Le beau
Serge, a vraiment été servi par le silence
profond de Sardent.
On s’étonne que dans une petite
production comme celle des 400 coups j’ai
utilisé le «scope» (en l’occurrence le
146
procédé dyaliscope). Mais le «scope» c’est
un faux luxe. On croit que c’est cher parce
qu’il s’attache aux films en couleurs, en
costumes, à figuration grandiose, mais en
fait, ça ne coûte que la location des
objectifs, un million environ pour un film.
Par contre, le «scope» permet de réaliser
d’importantes économies en tournant des
plans plus longs mais moins nombreux.
Dans le tout petit décor d’appartement
dont je disposais, je pouvais, rien qu’en
faisant pivoter l’appareil, suivre tous les
déplacements de tous les personnages.
147
Par ailleurs, le «scope» stylise. Avec Les
400 coups, où l’essentiel du décor est
triste, gris, crasseux, j’avais peur de faire
un film laid, désagréable à regarder. Le
«scope» permet de rendre compte de la
réalité avec un élément de stylisation qui
m’était indispensable. Par exemple, quand
le gosse va vider les ordures, en «scope»
c’est moins sale que dans un cadrage
normal, mais ça n’est pas moins réaliste.
Enfin, on peut même prétendre que le
«scope» aide à résoudre des problèmes de
scénario. Par exemple, la fin de mon film
148
pour être vraiment réaliste, c’est-à-dire
objective, ne pouvait être ni optimiste, ni
pessimiste. C’est le «scope» qui m' a donné
l’idée de substituer à une solution
dramatique qui s’avérait impossible, une
solution plastique que l’écran large
m’a aidé à imposer.
J’ai choisi Moussy comme collaborateur
pour le scénario et les dialogues sur le vu
des émissions de T.V. qu’il a consacrées à
la crise du logement. Il a le don du
dialogue juste, notamment pour les
conflits familiaux. Si j’avais été
149
seul, j’aurais eu tendance à typer les
parents d’une manière très caricaturale, à
en faire une satire violente mais non-
objective, et Moussy m’a aidé à rendre ces
gens plus humains, plus près de la norme.
Il n’avait jamais travaillé pour le cinéma et
était assez tenté de le faire, nous nous
sommes très bien entendus. J’avais vu tout
de suite qu'il était impossible d’écrire
les dialogues pour les enfants : on leur
donnait la situation et c’étaient eux-
mêmes qui formulaient les phrases. Par
contre, tous les dialogues pour les parents,
150
le prof, etc., ont été écrits par Moussy et
ont été conservés intégralement : ils sont,
je crois, très bons. Moussy a été
professeur dans le temps, et il s’en est
visiblement souvenu pour les scènes de
l’école.
Par ailleurs, Moussy m’a beaucoup aidé à
donner une construction au scénario.
J’avais des pages et des pages de notes,
mais tout cela était tellement proche de
moi que je n’arrivais pas à lui donner une
structure. Moussy est formidable dans ces
cas là. Il n’a pas son pareil pour s’emparer
151
d’un petit élément du scénario, le faire
revenir, rebondir. Il a réussi à donner
une ossature dramatique au film sans du
tout le calquer sur une pièce de théâtre.
Des enfants. Pourquoi ? Comment ? Après
Les Mistons, je me suis dit «Je referai
des films avec des enfants, mais jamais 5,
c’est vraiment trop». Or, dans Les 400
coups, j’en ai finalement dirigé plus d’une
centaine. En tournant, je me suis dit
souvent que je ne recommencerai jamais
plus avec des enfants, mais de nouveau j’ai
des idées de films avec pas mal d’enfants à
152
la fois. Tourner avec des enfants, c’est
une grande tentation avant, une assez
grande panique pendant (parce que c’est
une matière épouvantable qui nous file
sans cesse entre les doigts) et une
immense satisfaction après. Même quand
j’ai le sentiment que tout va à la dérive,
il y a toujours quelque chose de sauvé, et
en tout cas, c’est toujours l’enfant qui est
ce qu’il y a de meilleur sur l’écran. Je crois
aussi que j’ai plus de plaisir à diriger un
enfant qu’un adulte parce que je suis un
metteur en scène débutant et que les
153
adultes ont déjà joué : j’ai tendance à être
intimidé par leur «ancienneté» et
lorsqu'ils ne veulent pas faire ce que je
leur dis, il m’arrive de renoncer à lutter,
ou de me laisser entraîner dans leurs
trucs à eux, et je ne suis jamais sûr
d’avoir raison. Tandis qu’avec les enfants,
je suis sûr d’avoir raison. La vérité d’un
enfant est une chose que je crois sentir
absolument. Par exemple, tout au long du
film j’ai lutté contre Jean-Pierre Léaud. Il
était formidable, mais sa hantise c’était
qu'il allait être antipathique, et il voulait
154
toujours sourire. Pendant trois mois je l’ai
empêché de sourire... et je suis sûr que j’ai
eu raison. Ceci dit, j’ai eu une chance
formidable de tomber sur ce gosse-là. J’en
avais repéré d’autres qui auraient pu aller,
qui me ressemblaient d’ailleurs plus quand
j’étais enfant, moins agressifs, plus
timides et plus renfermés. Mais aucun
n’aurait été aussi bien que Jean-Pierre
Léaud, qui possède une gamme très variée,
et que ce soit dans l’audace ou la timidité,
dans la révolte ou l’humilité, peut aller
très loin en restant toujours juste.
155
J’ai pu trouver tous ces enfants grâce à
France Roche qui a passé une annonce dans
France-Soir, qui a d’ailleurs rendu au-delà
de toute espérance, puisque nous avons
reçu plus de 200 lettres. J’ai éliminé
systématiquement toutes celles qui
venaient de province, car je ne voulais pas
obliger un gosse à se déplacer
spécialement à Paris, et nous avons
convoqué la centaine qui restait pour des
bouts d’essai en 16 mm. Dès ce moment,
Jean-Pierre se détachait largement au-
dessus du lot. Il avait d’ailleurs dejà joué
156
un petit rôle dans La tour prends garde,
deux ans auparavant, et fait un peu de
synchronisation. C’est un enfant difficile
qui poursuit ses études dans une pension
où l’on accueille les élèves renvoyés d’un
peu partout. Le tournage du film lui a fait
le plus grand bien car il est malheureux
avec les enfants de son âge et il est très à
l’aise avec les adultes. Le tournage lui a
fait du bien, mais lui aussi a fait du bien au
film, ainsi que les autres enfants. Les
enfants ont une pureté fantastique. S’il y a
une chose un peu ridicule dans le film, ils
157
le sentent tout de suite, ils le rendent
évident, et il faut rectifier le tir en
conséquence. J’avais souffert un peu de
cela dans Les Mistons, parce qu’en
tournant avec ces 5 enfants qui étaient si
spontanés, je m’étais vite rendu compte du
côté artificiel du postulat du film : des
enfants qui passent leur temps à surveiller
un couple d’amoureux. Dans la vie, ces 5
enfants riaient, ne pensaient qu’à jouer. La
fille leur plaisait, mais ils n’éprouvaient
aucune jalousie à l’égard de Blain et on
sentait à quel point ils valaient mieux que
158
l’histoire racontée.
C’est à ce moment que j’ai décidé que s’il
m’arrivait d’utiliser à nouveau des enfants,
je ne ferais que des choses qui les
touchent vraiment. Dans les scènes de
classe, je crois que j’y suis arrivé, car ils
étaient assez impressionnés de se sentir
devinés, surpris. Une complicité très
féconde s’établissait : de voir qu'ils
collaboraient vraiment au film, que même
le bruit de la plume dans l’encrier, ça
comptait, ça les stimulait terriblement.
Jean-Pierre Léaud m’a aussi beaucoup
159
apporté, et j’ai enlevé beaucoup de scènes
qui étaient trop faibles par rapport à sa
personnalité.
La scène de la psychologue
Primitivement cette scène était conçue
d’une manière classique avec les tests
normaux, tâches d’encre, etc., que l’on
présente dans ces cas-là. Nous avions
seulement fait bien attention à ne pas
reprendre les tests utilisés dans Chiens
perdus sans collier. Je sentais qu’il fallait
faire autrement, mais je ne trouvais
pas. Sur ce, impossible de trouver l’actrice
160
qui interprète le rôle de la psychologue. Je
voulais un visage inconnu et j’avais des
idées précises sur ce personnage. En
décrivant aux gens cette femme à la fois
charnelle et intellectuelle que je
cherchais, je me suis aperçu
qu’inconsciemment je faisais le portrait
d’Annette Wademant. Malheureusement
elle n’était pas à Paris, et nous avons
décidé de tourner uniquement les plans
avec l’enfant, en nous réservant de
tourner les contre-champs plus tard.
Nous n’avions aucun texte d’écrit, rien
161
répété avant le tournage. J’avais
seulement un peu discuté avec Jean-Pierre
et lui avait vaguement indiqué quel serait
le sens de mes questions.
Je lui ai laissé toute liberté pour
répondre, car je voulais son vocabulaire,
ses hésitations, sa spontanéité totale. Il y
avait bien entendu une certaine
coïncidence entre ce que je savais de
ses problèmes de la vie quotidienne et mes
questions. Je lui avais seulement demandé
de réfléchir au scénario et de ne jamais
rien dire qui contredise l’histoire du film
162
(une fois cependant, il a introduit dans ses
réponses une grand-mère dont il n’avait
jamais été question jusque-là). Pour le
tournage, j’avais fait sortir absolument
tout le monde et il ne restait sur le
plateau que Jean-Pierre, l’opérateur Decae
et moi. Quand nous avons vu les rushes,
c’est Decae lui-même qui m’a dit : «Ce
serait de la folie de tourner les contre-
champs. Il faut laisser cela comme cela».
C’est ce que nous avons fait, sauf que nous
en avions tourné 20 minutes et que nous
n’en avons conservé que 3 dans le film.
163
Une méthode de travail
Après avoir terminé la première version
de son scénario, alors intitulé La fugue
d’Antoine, François Truffaut demanda à
Marcel Moussy de l’aider à donner une
construction dramatique plus élaborée à
l’intrigue, puis d’écrire les dialogues. C’est
à ce moment qu’il rédigea ces quatre
fiches sur les quatre personnages
principaux, afin de permettre à Marcel
Moussy de mieux les connaître et les
comprendre.
L’apport personnel des deux jeunes
164
interprètes Jean-Pierre Léaud et Patrick
Auffay, et l’improvisation de certaines
scènes au tournage, modifièrent quelque
peu les données primitivement établies.
Nous publions ensuite le texte intégral de
l’un des moments les plus étonnants du
film, l’interrogatoire par la psychologue.
La mère d'Antoine
Guère plus de trente-deux ans. Elle a eu
son fils trop jeune et sans doute s’est-elle
mariée peu après. Voilà l’excuse à son
comportement : elle aurait, peut-être, plus
tard, souhaité avoir un enfant mais
165
Antoine n’a pas été «voulu» ; il a
représenté pratiquement un accident dans
sa vie : on peut penser que sans sa venue
au monde, elle se serait mieux mariée, plus
tard...
Extrêmement nerveuse et intolérante, elle
terrifie Antoine auquel elle ne passe rien ;
s’il ne fait rien, ne dit rien et reste dans
son coin à lire tout va bien, elle affecte
seulement de l’ignorer ; ce qu’elle ne lui
pardonne pas, c’est de se manifester
parfois en tant qu’enfant : rires
intempestifs, poser une question, faire du
166
bruit, tousser, etc...
Au cours des repas, elle parle de lui avec
le père comme s’il n’était pas là : «Nous
sommes invités chez les X... Que ferons-
nous du gosse ?"
Antoine existe si peu pour sa mère qu’elle
traversera facilement le petit
appartement en petite culotte et soutien-
gorge en sa présence ; c’est dans cet
appareil qu’elle lui donne l’argent pour les
commissions.
Rappelons que c’est une belle femme,
sensuelle, qui aime lire des romans noirs et
167
qui ne s’occupe presque pas de son ménage.
Elle reproche à son mari d’être un peu
fruste, de se faire les ongles à table et de
rire de tout. Elle lui reproche surtout de
ne pas gagner assez d’argent. Elle est, de
manière générale, très méprisante pour
l’univers entier, «Tous des crétins».
Elle travaille à mi-temps comme secrétaire
dans un bureau.
Ses rares moments de détente vont au
profit de son mari, le soir après dîner
quand le lit approche et que ses nerfs se
détendent. On s’aperçoit alors que ce
168
couple est trop jeune pour s’encombrer
d’un enfant de douze ans.
Elle n’est pas intelligente, seulement un
peu plus «instruite» que la moyenne des
femmes ; elle «tranche» sur tous les
sujets, péremptoire jusqu’à l’inconscience.
Elle manque formidablement de simplicité ;
c’est une bovary de plus sur la terre ; son
mari l’appelle parfois «la sauvage», ce qui
la flatte.
Sa nervosité la conduit souvent à
interrompre son interlocuteur : «oui, je
vois, je vois.» Alors qu’elle ne voit rien du
169
tout.
Elle est anarchisante, une terroriste en
chambre, hors de la société (révolte
naturelle de la part d’une fille-mère élevée
bourgeoisement et qui a découvert, trop
brusquement, l’injustice du monde) ; on
sent qu’il aurait fallu peu de choses dans
sa vie (rencontre d’un maquereau ou d’un
escroc) pour qu’elle devienne une putain ou
une aventurière un peu voleuse.
Elle a horreur des enfants et surtout des
nouveaux nés ; sa cousine attend un
troisième enfant : «Moi, je trouve ça
170
répugnant, c’est du lapinisme.»
Elle ne dira jamais : Antoine, mais
seulement mon petit, le gosse, le petit et
les mauvais jours : mon pauvre ami !
Il semble que depuis l’enfance, elle n’ait
jamais retrouvé le naturel ; même seule
avec son mari ou avec Antoine, il faut
qu’elle joue un personnage en sorte que
l’actrice chargée de ce rôle paraîtra en
faire trop dans la coquetterie comme dans
l’énervement. C’est une conne sophistiquée.
Lorsqu’elle vient voir Antoine au Centre,
elle porte un chapeau. Antoine sidéré ne
171
regarde que le chapeau et, du coup,
n’entend rien de ce qu’elle lui dit.
Le père d’Antoine
S‘il était artiste, ce serait un chansonnier
de troisième zone ; il ne voit que ce qui ne
le gêne pas ; il a horreur des «histoires» ;
son leitmotiv est «surtout pas de drames».
Tout est prétexte à blaguer. Le matin, il
lui arrive de maugréer parce qu’il n’a pas
de chemise propre, que son veston n’a pas
été détaché mais, comme sa femme s’y
entend mieux que lui pour élever la
voix, il préfère généralement adopter le
172
mode ironique : «Zut, il y a des bouts de
chaussette dans ma paire de trous !»
Il exerce une profession libérale mais
dépend tout de même d’un patron ; on
devine qu’il a sacrifié sa réussite sociale à
son dada : le sport ; il assiste très souvent
à des réunions de comités, etc... Sous
l’apparence d’un bohème, il s’est intégré
dans un univers sportif extrêmement
hiérarchisé et tout en se moquant des
gens qui s’occupent de la politique, il
brigue, sans bien s’en rendre compte, des
postes honorifiques du genre «vice-
173
président du secteur parisien»,
«rédacteur en chef du bulletin
trimestriel des amis de l’eau», etc.
Il sait très bien «raconter» drôlement, en
exagérant toujours pour être plus
efficace ; il appelle son patron le «singe»,
il adore les calembours. Il fait souvent
rire Antoine à table, ce qui exaspère sa
femme «Hum, hum, le temps est à l’orage,
bobonne n’est pas dans son assiette» ; un
peu lâchement, il laisse sa femme
«engueuler le gosse». Il fait parfois
allusion aux «sorties» de sa femme le soir
174
avec une mystérieuse amie. «Je voudrais
bien la voir, moi, cette Yvonne !». On
comprend qu’il n’est pas jaloux, préférant
sa tranquillité.
Il parle à Antoine de la nécessité d’être
honnête mais à table, une heure plus tard,
il envisage de «ratiboiser» un peu de fric à
son patron, en truquant les notes de frais
d’hôtel, etc...
Les femmes l’intéressent peu ; il trompe la
sienne douze fois moins souvent qu’elle ne
le trompe, lui. Il dira «une belle pépé avec
de sacrés lolos»... mais il préfère parler
175
des femmes que les pratiquer.
Par rapport à sa femme, qui est snob, il
est simple, direct, gentil, compréhensif, un
peu lâche. Il s’insurge volontiers contre
l’illogisme féminin et sa femme l’énerve
parfois par sa stupidité.
Il a tendance à être un peu trop
facilement content de lui, de son humour :
il ne sait pas qu’une répartie astucieuse
perd tout à la répétition - il dira volontiers
: «Je lui ai répondu mon cher, les morues
volent bas cette année...
«Comme l’imbécile des Vignes du Seigneur,
176
il ponctue souvent «Je ne suis pas
mécontent de cette formule !»
Au contraire de sa femme, il est assez
bien intégré à la société ; il a du bon sens,
de la logique, du sens civique et un certain
talent simplificateur.
Il est l’élément équilibré du foyer,
l’élément modérateur, il ramène
constamment à leurs justes proportions
les conflits opposant Antoine à sa mère.
Par contre, dans les grandes occasions, le
guide Michelin, la première fugue, la
machine à écrire, il peut se montrer très
177
sévère (comme si faisant d’une pierre
deux coups, il se vengeait en même temps
des humiliations - lointaines dans le temps
et dans le cœur - que lui ont fait subir
sa femme, son patron, la vie en général).
Alors que sa femme a eu son premier bac -
la naissance d’Antoine l’ayant empêchée de
passer le second - le père d’Antoine n’a eu
que son brevet supérieur et certains
diplômes professionnels. Si l’on ajoute à
cela qu’il est né en province de parents
paysans tandis que sa femme est
parisienne, fille de fonctionnaire, on
178
mesure le heurt psychologique du ménage.
Il se proclame volontiers «individualiste»
du genre «moi, je n’emmerde personne, je
ne demande aux autres que de me foutre
la paix».
En fait, c’est un égoïste soucieux de sa
seule tranquillité, un semi-ambitieux, semi-
pantouflard.
Sa volonté de briller par des calembours
disparaît quand il est seul avec quelqu’un ;
il devient plus naturel, capable de
tendresse. Un soir, il dînera seul avec
Antoine et apparaîtra vraiment comme un
179
brave type.
Au contraire de sa femme, il ne lit jamais,
son refuge étant le sport.
Il faudrait montrer qu’il est déçu par
l’indifférence d’Antoine vis-a-vis du sport :
«Il préfère passer des heures au cinéma».
Lorsqu’il est en colère, il retrouve tous les
lieux communs : «Si j’avais dit cela à ton
âge, mon père m’aurait assommé. Tant que
tu seras nourri et logé par moi, tu feras ce
qu’on te dira».
Indiquer son dépit d’être frustré de
l’admiration et de la confiance d’Antoine
180
au profit de tiers :
le meilleur copain, Balzac (portrait icône !).
Sa noblesse : avoir presque complètement
oublié qu’Antoine n’est pas son fils.
Antoine
Treize ans, parisien. Il a hérité de sa mère
un sens critique trop développé ; il a
tendance à se moquer des copains plus
frustes, des concierges, ... trop méprisant.
Chez lui, il ne «l’ouvre pas» ou presque,
terrorisé par sa mère qu’il admire
confusément et dont il est assez fier. Il
se rattrape dehors et devient vite
181
saoulant ; comme il a un avis sur tout et un
esprit de contradiction insensé, ses
copains de classe le redoutent un peu et ne
l’aiment guère ; il est humble chez ses
parents, insolent et persifleur dehors.
Précocement pédant, il suscite des
compliments paradoxaux genre : «Quand il
parle, on croirait un homme de trente
ans», etc.
La peur de sa mère l’a rendu assez lâche
avec elle, maladroitement flatteur et
servile, ce qui ne fait que l’indisposer
davantage contre lui. Si son père et sa
182
mère se disputent, il se range du côté de
sa mère qui ne lui en est absolument
pas reconnaissante : «Toi, le petit, tais-
toi, s’il te plaît». Mais lorsque le père met
en boîte la mère, il ne peut s’empêcher de
rire, ce qui provoque les drames.
De son père il a hérité le fou-rire facile,
c’est tout.
Il est à l’aube de la révolte, déjà cynique,
sans scrupules et glissant vers la
sournoiserie.
Son comportement lorsqu’il est seul doit
être significatif : un mélange de bonnes
183
actions et de mauvaises ; il essuie la
vaisselle et fait brûler un torchon ayant
voulu le faire sécher trop vite ; ayant
remonté du charbon, il essuie ses
mains noires après le bas du rideau, etc.
Il cache de l’argent, volé sans doute,
derrière les meubles, s’organise toujours
minutieusement et s’installe dans la fraude
; il aime, seul, se servir des ustensiles de
sa mère : l’appareil à friser les cils, les
disques épilatoires, etc... Il singe devant la
glace sa mère se maquillant,
etc...
184
Antoine est aussi un romantique ; il sera
bientôt violemment amoureux. En classe, il
est dissipé, c’est un instable caractériel.
Les professeurs sont divisés à son sujet.
C’est encore un angoissé permanent
puisqu’il ne sort d’une situation compliquée
que pour retomber dans une autre,
inextricable. Il envie René qui,
pratiquement, n’a pas de comptes à
rendre à ses parents, lesquels du reste ne
le maintiennent pas autant «en enfance».
Il a tout le temps des ennuis d’argent ;
telles sommes qu’il a «piquées» dans un
185
tiroir et qu’il doit remettre avant telle
date, tandis que René «pique» sans avoir
besoin de restituer.
Toujours en retard, toujours en train de
courir, au contraire de René, Antoine est
assez malchanceux ; son père lui promet
mille balles s’il reste deux semaines sans
attraper de «retenues» le jeudi à l’école.
Pour une raison quelconque, il est collé.
Antoine : «A cause de toi, je perds mille
balles.» René : «Comment ça ?»
Antoine : «Mon père m’avait dit : si tu n’es
pas collé pendant...» Le prof.: «Doinel, vous
186
aviez déjà une heure de retenue ça ne
vous suffit pas ? Allez derrière l’armoire
jusqu’à la récréation».
René
Il complète bien Antoine dont il est très
différent.
Il est moins agressif mais plus «libre»
qu’Antoine dont il moque sans cesse
l’asservissement. Il est plus débrouillard,
plus décontracté, plus machiavélique.
C’est lui qui, par pure cruauté enfantine, a
été demander aux parents d’Antoine si
leur fils était malade : son premier
187
dialogue avec Antoine :
René : «Toi, tu voles sûrement de l’argent
à tes parents».
Antoine : «Moi, je, non...»
René : «Pas besoin de rougir, moi aussi j’en
vole et je m’y prends sûrement mieux que
toi !»
René est plus «adulte», moins complexé et
beaucoup plus ironique, souvent cynique.
René s’instruit tout seul et connaît
énormément de choses dans beaucoup de
domaines (géographie, histoire, science,
médecine, politique, le «poids du cerveau
188
des grands hommes»...).
René domine Antoine, prend les initiatives
c’est grâce à lui, par ses moqueries parfois
cruelles qu’Antoine prend conscience de
l’étrangeté des rapports avec sa mère ;
celle de René est baroque mais brave et
aimante.
Antoine se rend compte que la sévérité de
sa mère à lui est excessive, anormale, d’où
naissance d’une révolte en lui.
René manie de plus grosses sommes ; il
prend plus de risques qu’Antoine, car pour
lui tout s’arrange toujours grâce un peu à
189
l’espèce de folie de sa mère et à
l’indifférence du père.
René adore les situations périlleuses,
l’émotion du vol et tout ce qui, chez
Antoine, provoque des crispations, des
angoisses et même des maux d’estomac
dont René plaisante souvent.
On évitera le rapport de forces
habituellement calqué sur les couples -
féminin masculin - (dans tous les films
d’amitiés enfantines) en sorte que Antoine
et René se dominent tour à tour sans qu’il
intervienne quoi que ce soit d’équivoque.
190
René parle de sa cousine qui a deux ans de
plus que lui. Pendant les vacances, ils
couchaient dans le grenier. «Elle est venue
se coucher dans mon lit ; j’ai rouspété et
je l’ai vidée ; ah, ce que j’ai pu être con, ce
que je regrette aujourd’hui, j’y pense tout
le temps...» C’est chez René que l’on
retrouvera le fameux guide Michelin qui
sert à fabriquer les fléchettes de
sarbacanes.
René et Antoine ne sont jamais audacieux
ni dégonflards en même temps d’où les
disputes après le «gros coup» : le vol de la
191
machine.
René vient voir Antoine au Centre, un
dimanche, et lui amène un paquet de
«Cinémonde». Comme il n’est pas de la
famille, on l’empêche de voir Antoine ; ils
se voient à travers la vitre. Il laisse le
paquet de «Cinémonde» que le gardien
jette ensuite puisque ce n’est pas de la
nourriture.
Importance de la dernière poignée de
mains entre les deux lorsque le père
Doinel a mis la main sur Antoine : «Et puis,
tu peux dire au revoir à ton petit copain,
192
parce que vous n’êtes pas près de vous
revoir.»
L’interrogatoire par la psychologue
La psychologue
Pourquoi as-tu rapporté la machine ?
Antoine Doinel
Ben... parce que... comme je ne pouvais pas
la revendre... comme je pouvais rien en
faire... moi, j’ai eu peur... je ne sais pas, je
l’ai rapportée... je ne sais pas pourquoi,
comme ça...
La psychologue
Dis-moi, il paraît que tu as volé 10.000
193
francs à ta grand-mère ?
Antoine
Elle m’avait invité, c’était le jour de son
anniversaire... et puis, alors, comme elle
est vieille, elle mange pas beaucoup... et
puis elle garde tout son argent... elle en
aurait pas eu besoin ; elle allait bientôt
mourir. Alors, comme je connaissais sa
planque, j’ai été lui faucher... des ronds,
quoi ! Je savais bien qu’elle ne s’en
apercevrait pas. La preuve c’est qu’elle s’en
est pas aperçue ; elle m’avait offert un
beau bouquin ce jour-là. Alors ma mère,
194
elle avait l’habitude de fouiller dans mes
poches, et le soir j’avais mis mon
pantalon sur mon lit, elle est sans doute
venue et puis elle a fauché les ronds,
parce que le lendemain je les ai plus
trouvés. Et puis elle m’en a parlé, alors j’ai
été bien forcé d’avouer que je les avais
pris à ma grand-mère.
Alors à ce moment-là elle m’a confisqué le
beau livre que ma grand-mère m’avait
donné !
Un jour, je l’ai demandé parce que je
voulais le lire et je me suis aperçu qu’elle
195
l’avait revendu.
La psychologue
Tes parents disent que tu mens tout le
temps.
Antoine
Ben, j’mens, j’mens de temps en temps
quoi... des fois je leur dirais des choses qui
seraient la vérité ils me croiraient pas,
alors je préfère dire des mensonges.
La psychologue
Pourquoi n’aimes-tu pas ta mère ?
Antoine
Parce que d’abord j’ai été en nourrice... et
196
puis quand ils ont plus eu d’argent, ils m’ont
mis chez ma grand-mère... ma grand-mère
elle a vieilli et tout ça... elle pouvait plus
me garder... alors je suis venu chez mes
parents. à ce moment-là, j’avais déjà huit
ans... tout... je me suis aperçu que ma
mère, elle m’aimait pas tellement ; elle me
disputait toujours et puis, pour rien… des
petites affaires insignifiantes... alors aussi
j’en... quand... quand il y avait des scènes à
la maison, je... j’ai entendu que... que
ma mère elle m’avait eu quand elle était...
quand elle était... elle m’avait eu fille-
197
mère quoi... et puis avec ma grand-mère
aussi elle s’est disputée une fois... et là,
j’ai su que... Elle avait voulu me faire
avorter et puis si je suis né, c’était grâce
à ma grand-mère.
La psychologue
Qu’est-ce que tu penses de ton père ?
Antoine
Ah, mon père, il est bien gentil comme ça...
mais il est un peu lâche parce que... il sait
bien que ma mère elle le trompe,
seulement pour ne pas avoir de scènes..
rien... il préfère rien dire... rester comme
198
ça...
La psychologue
As-tu déjà couché avec une fille ?
Antoine
Non jamais, mais enfin, je connais des
copains qui ont... qui sont allés.. alors ils
m’avaient dit si tu as vachement envie, t’as
qu’à aller rue Saint-Denis. Alors moi j’y
suis allé... et puis j’ai demandé à des filles
et je me suis fait vachement engueuler,
alors j’ai eu la trouille... et je suis parti et
puis je suis venu encore plusieurs fois et
puis comme j’attendais dans la rue, il y a
199
un type qui m’a remarqué qui a dit :
«Qu’est-ce que tu fous là ?» c’était un
Nord-Africain, et ben alors je lui ai
expliqué, alors il m’a dit, il connaissait sans
doute les filles, parce qu’il m’a dit : «Moi
je connais une jeune... quoi, qui va... une
jeune quoi... avec les... les jeunes gens... et
tout ça...», alors, il m’a emmené à l’hôtel
où elle était... et puis justement ce
jour-là elle n’y était pas, alors on a
attendu... une heure... deux heures...
comme elle ne venait pas... moi je me suis
tiré !
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