« ANTOINE DOINEL, ANTOINE DOINEL… » Telle Une Incantation
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« ANTOINE DOINEL, ANTOINE DOINEL… » Telle une incantation, le héros de Baisers volés scande son nom seul face à son miroir, crispé, habité. Auparavant, il avait prononcé deux noms de femmes, Christine Darbon et Fabienne Tabard, l’épouse et la femme rêvée, coincé entre deux pôles. La première incarnée par Claude Jade « une 1 petite fille faisant semblant d’être une femme » et la seconde « une apparition ». Traitez-moi plutôt comme une femme avait en vain supplié le personnage joué par Delphine Seyrig choisie par Truffaut justement parce que cet objet de fantasme ne devait pas être vulgaire, mais pur et magnifié, distant et charnel à la fois. Le sexe ne doit jamais être criard, avait dit Hitchcock, autre leçon retenue par le maître. Reste que Doinel, homme enfant ou garçon au féminin, gardera toujours une méfiance teintée de lâcheté 2 à l’égard des femmes, victime du manque d’amour de la première, sa mère, cette madame Doinel (Claire Maurier) qui ne sut jamais s’y prendre avec ce fils conçu avec un inconnu et élevé par un autre comme Truffaut lui-même. Pour eux, la lecture devient un refuge, le cinéma aussi, les sauvant de la délinquance. Doinel qui ne vit que de petits boulots finit par rédiger Les salades de l’amour, de prétendues mémoires dans L’amour en fuite et Truffaut chaperonné par Bazin, entre aux Cahiers et devient cinéaste jusqu’à son 3 dernier souffle. Car Doinel n’est jamais qu’un double de Truffaut, son alter ego incarné par un « comédien halluciné » qui lui-même lui ressemble comme deux gouttes d’eau, double effet de miroir. Un Dorian Gray qu’on ne voit pas vieillir et qui refuse de vieillir. L’amour des noms, des mots, l’inspiration viendrait de Renoir qui eut pour secrétaire 4 une certaine Ginette Doinel. Mais Antoine fait aussi penser au Grand Meaulnes ou à cet élève Dargelos, coq du collège chez Cocteau, le même qui applaudit à tout rompre lorsque le jury de Cannes décerne le prix de la mise en scène aux Quatre cents coups en 1959, premier long- métrage de Truffaut. À ses côtés, sur les plus hautes marches, Jean-Pierre Léaud, quinze ans, à peine plus vieux que son personnage, élu parmi des dizaines d’autres en répondant à une annonce dans France-Soir. Les auditions filmées de cet 5 enfant de la balle (fils d’une actrice et d’un scénariste) révèlent son stupéfiant naturel : « Vous aviez dit que vous vouliez un gars gouailleur. » Truffaut : « Et tu es gouailleur ? » « Oui, parce que le gars penseur, non… » Et pour finir, « Dans la vie, tu es plutôt triste ou gai ? » «Oh moi, j’suis gai, Monsieur, j’suis pas triste. » C’est ce qui le sauvera, la gaieté, à chaque fois, cette habileté à dédramatiser les 6 situations les plus graves, la rêverie, l’absurde, la fuite, aussi. D’emblée, Jean- Pierre devient Antoine ou l’inverse. Truffaut l’explique mieux : « Antoine s’est éloigné de moi pour se rapprocher de Jean-Pierre », se référant ainsi à Renoir disant que « l’acteur jouant un personnage est plus important que ce personnage ou, si l’on préfère, qu’il faut toujours sacrifier l’abstrait au concret ». Dès les premiers jours de tournage des Quatre cents coups, le héros est « plus vaillant que prévu et d’une bonne foi apparente si grande que le 7 public lui a tout pardonné ». Comment en vouloir à cet enfant rebelle, lunaire, écorché et incompris car « habitué depuis toujours à cacher ses émotions » ? Même lorsqu’il annonce la mort de sa mère en guise de mot d’excuse, comment ne pas être magnanime ? Ce sont les autres qui semblent odieux et inconséquents. Et même si Doinel est loin d’être exemplaire, aucun de ses arrangements avec la vie ne sera plus tard condamné, car « ce n’est pas l’homme en général, c’est un homme en particulier » dit Truffaut. 8 Dans Les quatre cents coups, il est rejeté de partout, à l’aise nulle part, déjà anachronique, il rêve de faire sa vie, ce qu’il fera trois ans plus tard. On l’a quitté, en fuite, courant sur une plage, échappé d’un centre pour jeunes délinquants, on le retrouve maître croit-il de son destin, locataire d’une chambre ouvrant sur Pigalle dans les premiers plans d’Antoine et 9 Colette, un « sketch » intégré dans un ensemble d’autres intitulé L’amour à vingt ans (1962), il en a en fait dix-sept, il est magasinier dans une maison de disques, premier d’une longue série de petits boulots, il les fera tous. Car Doinel est un adepte du surplace. Installé dans la précarité, il ne cherche pas pour autant à changer la société car « il s’en protège et s’en méfie » avertit Truffaut. Indifférent donc aux révolutions qui se trament (68), ce faux solitaire sera toujours mû par un besoin de conformisme qui le poussera à 10 rechercher le confort et l’affection d’un nid bourgeois à travers ses familles d’adoption et le mariage. Marginal amoureux de la norme, il se rappelle la date de ses noces, mais oublie logiquement dans L’amour en fuite le jour de son divorce ! Dans Antoine et Colette, le physique de Léaud s’est affiné, presque féminisé. Il 11 n’est plus ce petit homme robuste et téméraire, il s’est « intellectualisé ». Déjà, dans Les quatre cents coups, il avait élevé dans sa chambre d’enfant un autel à Balzac qui avait fini par brûler, là, il lit Le lys dans la vallée, plus tard, ce sera Léautaud. On le suit « d’une façon documentaire dans sa première histoire sentimentale » dit Truffaut. C’est Colette (Marie-France Pisier) rencontrée lors d’un concert aux Jeunesses Musicales comme Truffaut qui flirtait à la Cinémathèque. Il commence par l’observer de loin, on voit ses jambes, 12 puis le cadre se resserre sur son visage dans un « silence assourdissant ». « Tu prends la chaîne que tu as au cou et tu la portes à la bouche… Tu croises les jambes… » indiquait Truffaut à Pisier. Elle ne sera d’abord qu’une image comme Christine à qui il écrira des dizaines de lettres avant de la toucher (Baisers volés) et de la tromper, comme Kyoto, cette hiératique japonaise qui « n’est pas une femme mais un autre continent » avec qui il finira par s’ennuyer (Domicile conjugal) ou encore comme Sabine (Dorothée dans 13 L’amour en fuite), jeune disquaire dont il tombera fou amoureux en voyant sa photo. Un cliché déchiré dont il recollera les morceaux. Un visage qu’il recherchera dans tout Paris façon inspecteur Clouseau ou Monsieur Hulot. L’œuvre de Truffaut regorge de séducteurs puérils et narcissiques (Lachenay dans La peau douce ou encore Morane dans L’homme qui aimait les femmes) mais Doinel est un cas à part. Incapable de se poser, comme dans sa vie professionnelle, il butine, se cherche et se fuit à travers l’autre, puisque la réalité 14 l’indiffère et le comble moins que le rêve. Ce déçu du quotidien rate sans que cela l’atteigne mais réussit à la fin de la saga puisque L’amour en fuite se termine par un baiser de réconciliation entre Sabine et lui. Étranger à sa propre vie, parce que selon Truffaut « on risque de tout perdre à 15 vouloir trop gagner », Léaud joue l’absence tandis que Doinel vit par procuration, c’est pour cette raison qu’on le retrouve dans Baisers volés, cinq ans après Antoine et Colette, sortant du service militaire, détective privé, à l’affût des autres vies, spectateur d’autrui. Certes, il fera d’autres métiers (gardien de nuit, dépanneur de télévision et même coloriste de fleurs à la recherche du rouge parfait !), mais quoi de plus emblématique que cette traque permanente d’une foule d’existences dans lesquelles on tente un 16 instant de se fondre ? Car Doinel n’est qu’un centre artificiel qui met les autres en lumière et les propulse vers la maturité. « L’amour marche avec l’admiration, or je ne vous admire pas », dit-il sur un ton supérieur à Christine dans Baisers volés. Or, c’est son personnage qui va s’élever et s’étoffer après être devenu femme (elle était pure, « vierge à vingt ans ! Une vraie conne, un anachronisme vivant ! » Elle aussi…) puis épouse et mère dans Domicile conjugal alors que lui demeurera enfant et « je mentirais, conclut Truffaut, en disant 17 qu’Antoine Doinel a réussi sa transformation d’adulte. » Doinel croyait grandir en s’affranchissant des interdits. C’est ce qui le guidait sur cette plage de Normandie, le refus de l’autorité et de la discipline pour fauter comme un grand en toute impunité. Mais on devient adulte aussi en souffrant. Or la douleur, la sienne et celle des autres ne semblent pas l’atteindre, la mort non plus 18 alors qu’elle rode autour de lui et que ses proches l’accablent de paroles funestes comme Kyoto lui avouant « si je me suicide avec quelqu’un, je voudrais beaucoup que ce soit avec toi » ! Truffaut, lui, finit par tuer Doinel à la trentaine après avoir annoncé sa mort à la fin du tournage de Domicile conjugal : « 19 J’en ai fini avec Doinel ». Mais L’amour en fuite, neuf ans après Les quatre cents coups n’est jamais qu’un puzzle nostalgique, une œuvre parsemée d’extraits des précédentes où toutes les femmes de sa vie sont là y compris Liliane (Dani) la femme fatale un brin dominatrice comme toutes les autres finalement, moderne, volontaire et toujours magique.