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LA REVUE THÉÂTRALE

Pierre Corneille : Suréna (Petit-Odéon). — Marguerite Duras : Des journées entières dans les arbres (Théâ• tre d'Orsay). — Nathalie Sarraute : C'est beau (Petit- Orsay). — : Lucrèce Borgia (Nouveau- Carré).

Corneille, cette année, a été à l'honneur. Nous avons vu à l'Odéon , , Othon. La Comédie-Française a repris . M. Jean-Pierre Miquel, enfin, a présenté sur la scène du Petit-Odéon Suréna. Qui, il y a trente ans, connaissait Suréna? Mais qui connaissait Othon ? Il a fallu en 1938 que Robert Bra• sillach découvrît au public des conférences Rive gauche les admi• rables tragédies de la vieillesse de Corneille, Suréna, et Pulchérie, et Tite et Bérénice, et , mais aussi les comédies de sa jeu• nesse, la Veuve, , la Place Royale, tout un de René Clair en plein règne de Louis XIII, pour qu'on commence à soupçonner qu'il n'était peut-être pas seulement l'au• teur vénérable et un peu poussiéreux de Cinna et d'Horace. Nous le savions déjà, nous, petits élèves de seconde A dans notre lycée de province, à qui un maître jeune et ironique avait expliqué, un trimestre durant, Suréna. On avait fait remarquer en haut lieu à Georges Pompidou qu'il sortait du programme. Il s'en moquait bien. Au lieu de nous introduire à Corneille par , il avait préféré nous y introduire par la dernière de ses pièces, mais c'est celle où il retrouve, dix ans à peine avant sa mort, toute sa jeunesse, l'amour, l'intransigeance, la pureté, une folie sombre et heureuse pour laquelle le monde, ses lois et ses hon• neurs ne comptent pas. Corneille avait cru dans son œuvre pouvoir soumettre l'amour à des intérêts supérieurs, ceux de l'Etat aussi bien que ceux de

174 l'Homme. Il avait cru, le petit-bourgeois qui a toujours aspiré au repos — ne décrivait-il pas déjà Alidor dans la Place Royale « accablé de faveurs à son repos fatales »? — il avait cru qu'en• fin, lorsqu'il aurait passé le temps d'aimer, il vivrait tranquille. A soixante-neuf ans, entendons-le exhaler dans Suréna ce « Reve• nons à l'amour »... qui le ramène à sa jeunesse et à toutes les folies contre lesquelles il avait essayé de se prémunir en lisant avec application le traité des Passions de l'âme. Mais revenir à l'amour, retrouver sa jeunesse, n'était-ce pas raviver le mal incu• rable, qu'il avait dénoncé dans le premier vers de sa première pièce, Mélite ? Il vient d'écrire Tite et Bérénice. Tite et Bérénice se séparent pour sauver de leur amour une sorte d'idée platoni• cienne. Il vient d'écrire Pulchérie. Pulchérie sacrifie Léon au trône, mais elle reste vierge. Il y a chez Corneille, au moment où les démons de sa jeunesse le harcèlent, une tentative pour vider l'amour de son venin, un recours désespéré à la pureté. Ecoutez Plautine dans Othon :

Il est un autre amour dont les vœux innocents S'élèvent au-dessus du commerce des sens. Plus la flamme en est pure, et plus il est durable...

Au moment où il écrit Suréna, Corneille essaie encore, pour en conjurer les ravages, de purifier l'amour. Seulement, il y a chez Eurydice un désir romantique de souffrir, une volonté de cultiver l'inassouvissement de l'amour pour en tirer une jouis• sance inépuisable, qui proteste contre cette tentative cornélienne de purification :

Je veux qu'un noir chagrin à pas lents me consume, Qu'il me fasse à longs traits goûter son amertume. Je veux, sans que la mort ose me secourir, Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir. La vérité n'en éclatera pas moins. Eurydice n'est que jalouse de sa rivale Mandane et elle veut, telle Pulchérie qui a mis Léon dans le lit de Justine — « Je parle, obéissez... » —, mettre Suréna dans le lit de la femme qu'elle aura seule choisie — « Je veux que vous aimiez afin de m'obéir... » — restant ainsi maîtresse du des• tin de son amant ; Eurydice, c'est Alidor mariant à Cléandre Angé• lique qu'il idolâtre, pour affirmer sa liberté et s'éblouir de sa gloire. Mais Eurydice laisse échapper l'aveu de la femme. A Suréna qui lui demande :

A qui me donnez-vous ?... elle répond :

Moi ? que ne puis-je, hélas ! Vous ôter à Mandane, et ne vous donner pas !

175 Eurydice est sans doute la plus charnelle des héroïnes corné• liennes. Elle ne compose pas avec l'amour, comme Alidor, les figures d'un ballet abstrait, elle n'est que la victime d'une terrible et inéluctable réalité. Il y a dans la dernière tragédie de Corneille un consentement à la fatalité. A quoi ont servi tous ces jeux intellectuels de la volonté et de la liberté ? Oui, Corneille avait pressenti, dès Mélite, que l'amour était un « mal incurable » et il avait eu raison de vouloir s'en défen• dre. Mais avec Suréna, au moment où Racine triomphe, l'amour emporte tout cet édifice patiemment maçonné de ciment romain et cartésien. Suréna, le héros qui fait les rois, peut clamer encore une fois : « Je suis libre... » ; quelle ironie il met dans ces mots ! Suréna — est-ce parce qu'il est aussi un héros fatigué, un héros qui aspire au repos ? — ne se révolte pas contre le destin. Il pourrait encore le renverser en s'appuyant sur les dix mille mer• cenaires qui composent ce que le roi Orode appelle, pince-sans- rire, son train domestique. Il sait que

Le moindre moment d'un bonheur souhaité Vaut mieux qu'une froide et vaine éternité...

Pourtant, il préfère accepter. Il est né sujet. Il restera le sujet de son roi à qui il doit son sang, le sujet de sa maîtresse à qui il doit son cœur. Héros précieux ? Mais non ! Le héros pré• cieux, le héros frondeur est soumis à sa maîtresse, non à son roi. Suréna, contre les fatalités conjuguées de la politique et de l'amour, dans lesquelles s'est laissé entraîner Othon, ce héros ployant, ce Gilles de Drieu La Rochelle, Suréna se sauvera dans la mort. Dans la mort, il trouvera sa liberté. Suréna, c'est . Mais Polyeucte sans la foi, au lieu de se précipiter en Dieu, il ne s'abandonne qu'au néant.

Que tout meure avec moi, madame; que m'importe. Qui foule après ma mort la terre qui me porte ?

Est-ce l'adieu de Corneille au monde ? Faut-il penser que le pieux, marguillier a subi entre tant de tentations, et jusqu'à la fin de sa vie, plus insistante que toutes, la tentation de la chair, la tentation aussi du néant ? Au bord de l'immensité où va se perdre Suréna on peut éprou• ver un vertige. Mais il y a dans cette admirable tragédie de la fin de la vie autre chose que l'appel du désert, on peut encore en tirer une leçon de politique. Jusqu'au bout, Corneille aura eu le soin de l'Etat. Il sait que l'Etat est l'ensemble des forces qui résistent à la mort, qu'au moment où l'homme disparaît, s'il n'a pas le courage de porter son regard en avant, il peut encore le porter en arrière, embrasser mélancoliquement, mais avec

176 confiance, la dernière image de la cité temporelle qui lui sur• vivra. Le roi ne meurt pas... Il y a en face des personnages de Suréna et d'Eurydice le roi Orode. Il ne faut pas attendre d'Orode les magnifiques définitions doctrinales de Prusias sur le pouvoir. Orode n'est pas un docteur de la monarchie. Il se contente de faire son métier de roi. Il sait qu'un roi doit être ingrat, qu'il doit se méfier des héros, qu'il ne doit jamais pardonner les services rendus. Un bienfait enchaîne. Orode, c'est monsieur Per- richon couronné. Suréna le méprise peut-être, mais il respecte le principe qu'il incarne. Il ne sera jamais un colonel révolté. Suréna se sait supérieur à son roi ; il a plus de vertu que lui. C'est un héros très moderne en ce qu'il refuse de soumettre sa conscience au prince.

Je lui dois en sujet tout mon sang, tout mon bien, Mais, si je lui dois tout, mon cœur ne lui doit rien.

Le royaliste Corneille a formulé au xvn' siècle la plus fière revendication de la liberté morale de l'individu en face du pouvoir, mais c'est dans la soumission la plus noble à l'intérêt de l'Etat. Suréna aime mieux mourir que de risquer d'y porter atteinte. Il s'immole à son amour, certes, il s'immole encore plus peut-être au bien commun. Suréna, plus que héros, plus qu'amant, est le parfait citoyen. Corneille, au moment où il se réfugie dans la mort et où il n'écarte peut-être pas tout à fait la tentation du néant, se ressaisit pour nous rappeler que l'Etat demeure. Le théâtre de Corneille, jusqu'au bout, aura été un théâtre de salut public.

On n'a pas assez mis l'accent sur ce caractère au Petit-Odéon et, après tout, il pouvait ne pas paraître tellement évident. Le person• nage d'Orode, par son manque de grandeur, représente difficile• ment l'Etat, même si l'Etat, en quelque homme qu'il s'incarne, se suffit toujours. Il a une grâce suffisante. M. Hubert Gignoux, qui a été Galba dans Othon, est ici le roi Orode. Il a déjà une longue familiarité avec le pouvoir. Dans le rôle des vieux monarques rusés qui craignent par-dessus tout les embêtements il est parfait. On lui reprochera seulement de donner un peu trop de coups de poing contre des murs en contre-plaqué qui sonnent creux, et un peu trop de coups de pied dans les coussins. Mlle Nicole Garcia est une Eurydice très belle. Elle dit les vers admirable• ment, d'une voix de lait et de glace. Mais elle dresse peut-être sur la scène une statue trop fière de son héroïne. N'oublions pas qu'Eurydice est jalouse, je la soupçonnerais même d'être capri• cieuse. C'est une chipie sublime. En tout cas, il y a en elle un frisson charnel que Mlle Nicole Garcia, pour le trop réprimer, ne fait pas assez sentir. C'est la surface d'un beau lac, sans une ride, à huit heures du matin. M. Jean-Pierre Miquel s'est réservé

177 d'être Suréna. Nous nous souviendrons longtemps de sa longue, et calme démarche de héros non pas fatigué, mais apaisé, le sou• rire énigmatique qu'il porte au-devant de la mort, cette sérénité, cette tendresse envers le monde dont il prend congé, cette suprême politesse. M. Jean-Pierre Miquel présente de Suréna l'image d'un grand civilisé. C'est Polyeucte, disais-je. C'est peut-être Sévère.

Il y a dans toute l'œuvre de Mme Marguerite Duras la conscience de la difficulté, voire de l'impossibilité de communi• quer, et, en même temps, la recherche du mot magique, de la parole de salut qui fera tomber comme par enchantement le mur du silence derrière lequel chacun de nous est enfermé. Il y a, par-dessus ce mur, cet appel aux autres. « Ecoutez-moi ! » clamait désespérément Mme Duras dans l'Amante anglaise. C'est pour• quoi, malgré la difficulté qu'elle éprouve à établir par des mots perfides — ah ! les mots, quel danger ! — une communication, c'est peut-être au théâtre qu'elle trouve le plus facilement un public pour l'entendre. La romancière du Ravissement de Loi V. Stein et du Vice-consul a remporté sur la scène ses plus grands succès. Je ne parle pas du cinéma avec Hiroshima mon amour, mais deins Des journées entières dans les arbres l'appel qu'elle lance a été entendu. Rarement, un auteur et un public se sont mieux compris, ont mieux partagé la même émotion, en un mot ont mieux communié. Mme Madeleine Renaud a repris au théâtre de la Gare-d'Orsay, avec M. Jean-Pierre Aumont, la pièce de Mme Marguerite Duras. Mme Madeleine Renaud, de Claudel à Beckett et à Ionesco, aura marqué de son extraordinaire personnalité le grand théâtre du milieu du xx* siècle. Elle a été Prouhèze et elle a été la femme-tronc de Ah ! les beaux jours ! Mais elle n'aura jamais été aussi merveilleuse que dans le rôle de cette petite vieille qui arrive à Paris, par un après-midi gris, de la dernière colonie fran• çaise, avec un long manteau noir, un chapeau rond, des bas de filoselle, des souliers à boucles, un parapluie. Elle ressemble à la mercière de la grand-rue de Saint-Chély-d'Apcher. Mais elle possède aux antipodes une usine avec quatre-vingts ouvriers, une grande maison, un parc. Elle est riche. Elle a, là-bas, dans un coffre, des monceaux d'or. Et elle est venue ici pour voir son fils. C'est un grand et beau garçon ; il vit avec une femme stupide dans un modeste appartement à Montmartre, il travaille dans une boîte de nuit. Il est danseur mondain, sa femme est entraî• neuse. Est-ce que la mère et le fils ont quelque chose à se dire ? Aussitôt arrivée, Mme Madeleine Renaud réclame une choucroute, elle mange, elle dévore. Puis elle engloutit un gâteau. Entre deux bouchées, on ne peut dire que des riens. Mais, dans l'échange des paroles les plus banales, alors qu'on évite d'exprimer ce qu'on éprouve, alors qu'on multiplie les faux-fuyants pour éluder l'iné-

178 vitable tragédie, le dîner autour de la choucroute, la promenade sur les boulevards, la valse dans une boîte de nuit, c'est toute une vie qui se découvre, c'est la longue et ardente relation d'une mère à son fils, c'est toute l'espérance et c'est toute la désillusion. Ah! qu'il était beau, l'enfant déchu, le prince exilé, quand il jouait des journées entières dans les arbres ! La mère, on le com• prend, n'est venue que pour reprendre son fils, le ramener, le mettre à la tête de son usine. Mais elle ne vit plus que dans un rêve, elle est ruinée, elle a été dépossédée de son usine par la décolonisation, et elle le sait, et elle sait aussi qu'elle ne ramènera pas son fils ; elle est venue seulement chargée de bracelets en or massif pour les lui donner, pour qu'il puisse continuer à assou• vir son vice, pour qu'il puisse, chaque aube nouvelle, continuer, au baccara, à perdre un peu plus de sa vie. Elle repartira le len• demain par un petit matin gris, avec son parapluie, son chapeau rond, son long manteau noir, comme elle est venue. C'est tout. Ce n'a été qu'une journée de plus dans la vie d'une mère et de son fils, mais ce sera sans doute la dernière, et on le pressent, et, quand la mère sera morte, le roman du fils admirable et misé• rable sera terminé. Il n'y aura plus personne pour l'écrire. Des journées entières dans les arbres est le dernier chapitre de ce roman. Il récapitule, il condense, il achève. Les mots ont été convoqués au dernier rendez-vous entre la mère et le fils. Ils ne peuvent plus servir à masquer, ni à tricher. Ils apportent du fond d'un parc colonial les effluves du passé, mais ils débusquent la réalité du rêve et ils servent à composer, par la communication enfin établie à travers le silence, la tragédie longtemps éludée. Us ne sont plus des serviteurs infidèles ou révoltés. Us ont enfin rempli la mission dangereuse dont Mme Marguerite Duras a tou• jours, à la fois, espéré et redouté le succès. Des journées entières dans les arbres illustre merveilleusement cette victoire de la littérature. La vie ne triomphe peut-être pas de la mort, mais comment la parole triomphe du silence, com• ment elle l'investit, comment elle l'emplit, comment elle le féconde, Mme Duras ne nous le dit pas, elle nous le laisse enten• dre. Que ce soit au théâtre, par le moyen de l'art le moins propice à l'expression de l'inaudible, est tout à fait admirable.

Mme Marguerite Duras cherche le mot magique qui lui per• mettra de communiquer avec les autres, le mot-clef qui lui ouvrira la porte de sa prison. Mme Nathalie Sarraute, autre malade de la solitude, est aussi, dans son œuvre, à la recherche de ce mot. Mais le trouvera-t-elle jamais ? En effet, où est-il enfoui ? Sans doute au tréfonds de nous-même, dans les limbes où s'agitent des ombres en quête de lumière, et c'est pourquoi Mme Sarraute pense qu'il faut d'abord faire sauter la croûte opaque du langage

179 pour amener au jour de la conscience, dans une expression rafraî• chie, rénovée, restaurée, des échanges instinctifs, purement rro- piques, toute une sous-conversation. Il faudrait parler pour dire quelque chose. Mais il faudrait aussi oser. Par exemple, ose-t-on dire aujourd'hui ces mots si simples : « c'est beau » ? C'est beau, présentée au Théâtre du Petit-Orsay dans la mise en scène de M. Claude Régy, avec Mlle Emmanuelle Riva, peut n'apparaître, devant le rideau blanc où la pièce se déroule, que comme un exercice. Et c'est en effet d'abord un exercice sur le langage. Dans Isma, jouée il y a deux ans sur la scène de M. Car• din, aux Champs-Elysées, Mme Sarraute nous avait conviés à un autre exercice ; ce n'était qu'un exercice de prononciation. Ici, il ne s'agit pas de la manière d'arrondir la bouche pour prononcer tel ou tel mot, il ne s'agit pas de recommencer la leçon de diction du Bourgeois gentilhomme, il s'agit du sens même que l'on peut donner au flatus vocis. « C'est beau » est une expression dépour• vue de sens, parce qu'à tout propos on dit : « c'est beau ». Il faut retrouver le sens du mot beau. Or pour retrouver le sens du mot beau, il faudrait commencer par découvrir l'être du Beau. Dans Isma, à la manière dont les Dubuis prononçaient capital-isme, social-isme, syndical-isme, on pouvait se faire une idée de l'être des Dubuis, corpulent, épais, brutal, en un mot fasciste. Dans C'est beau, par une démarche du même ordre, on peut être amené à redécouvrir l'être. En attendant, dans la grande absence des Valeurs et des Notions, pour ne pas dire : « c'est beau », qui nous engagerait trop, il sera préférable d'employer des ersatz du genre : « c'est chouette ». A l'affirmation glorieuse mais vaine, on substi• tuera une approximation désinvolte, ironique, pudique. Mais il y a autre chose que cet exercice dans C'est beau, il y a autre chose que le jeu du langage et de la pudeur autour d'une notion d'esthétique à retrouver. Il y a, placé par Mme Nathalie Sarravite sur un terrain insolite, tout le conflit des générations, toute l'incompréhension entre les générations qui double, en l'ag• gravant, l'incompréhension entre chaque être. Un père et une mère, amateurs d'expositions, de livres d'art, de disques, s'effor• cent de faire partager leurs goûts, avec tout ce qu'il y entre de badauderie conformiste, à leur fils. Mais là où ils disent : « c'est beau », le fils se borne à dire : « c'est chouette ». L'incom• préhension est-elle seulement au niveau des mots ? Si le fils dit : « c'est chouette » au lieu de : « c'est beau », c'est parce qu'il per• çoit le langage des parents comme usé, figé, faux ; il sent qu'il faut retrouver à un niveau plus profond une sincérité, une pureté, une expression vraiment adéquate à la réalité. Cette exigence n'est pas nouvelle. Chaque génération, tour à tour, l'a éprouvée, l'a posée, l'a formulée. Ce qui est nouveau c'est, en face de cette exigence, l'apparition d'un sentiment de doute, de honte, de culpa• bilité. Les parents, devant les enfants, n'osent plus dire : « c'est beau ». Ils se sentiraient responsables d'une incongruité.

180 Mme Nathalie Sarraute écrit ainsi, sous le couvert qui peut paraître innocent d'un exercice sur le langage, une comédie de mœurs. C'est beau est non seulement une illustration de l'éter• nelle querelle entre les parents et les enfants, qu'on appellera aussi la querelle entre les anciens et les modernes — « les pères sont les ennemis naturels des fils », disait Stendhal —, C'est beau est l'illustration des nouveaux procédés dont il est usé dans cette querelle. Il y a, aujourd'hui, un terrorisme de la jeunesse. Et il n'a pas besoin de bombes pour vaincre. Un plissement du front, un certain rictus, il suffit... Les parents s'essaieront à dire : « c'est chouette ». Ils parleront jeune. Pourquoi ? Evidemment, parce qu'ils sont incapables de penser, incapables de proposer et d'im• poser un langage qui ne soit pas une outre vide. C'est beau, c'est le terrorisme de la jeunesse, mais c'est surtout, chez les aînés, la faillite de l'intelligence ; elle se double de la perte de tout courage. Osera-t-on dire un jour de nouveau : « c'est beau » ? C'est tout le problème.

Il est, du bout des lèvres, effleuré par Mme Nathalie Sarraute. En insistant un peu plus, elle aurait peut-être écrit une pièce à thèse, comme un Brieux, un Curel ou un Sartre. Mais elle nous laisse le soin de disserter sur un sujet qu'elle n'a que suggéré. Aussi bien, faut-il voir C'est beau. En une heure et demie, on a juste le temps de s'exciter l'esprit. On ne devrait pas le regretter. Les spectacles où l'on pense ne sont pas rares. Beaucoup plus, les spectacles qui donnent à penser. En outre, il y a, dans C'est beau, Mlle Emmanuelle Riva, admirable dans le demi-mot, dans la demi- teinte, tout en tressaillements, en effarouchements vite réprimés, se mouvant avec une exquise subtilité dans un océan de nuances. On devrait se souvenir longtemps de la Lucrèce Borgia que Mlle a présentée au Nouveau-Carré. On l'avait déjà vue à Avignon, en plein air, dans le décor du cloître des Carmes. Ici, à Paris, c'est enfermée dans l'ancienne salle de la Gaîté-Lyri- que, où le Carré-Thorigny, chassé du Marais par les démolis• seurs, est venu s'installer. Le cadre est nu, bétonné, volontaire• ment pauvre. On s'est efforcé de lui donner un air de chantier. C'est la mode... Il faut qu'un théâtre, aujourd'hui, ressemble à un lieu de travail. On y présente des spectacles en train de se faire, des spectacles toujours en répétition. Les spectateurs ne vont pas au théâtre pour se délasser, ni pour s'amuser. Foin de ces plaisirs d'une époque bourgeoise ! Ils vont voir des comédiens à la peine. Ceux de Mlle Silvia Monfort devraient être aussi à l'honneur. Pourtant, me semble-t-il, les applaudissements qu'ils mérite• raient sont maigres. Mlle Monfort a voulu, en recréant Lucrèce Borgia, ranimer le théâtre populaire. Cette entreprise, dans le quartier où elle a choisi de jouer, à deux pas de la porte Saint- Martin et du boulevard du Crime, aurait pu s'adresser, en effet,

181 à un public petit-bourgeois, le public même du mélodrame d'au• trefois. Or le public est composé surtout de pseudo-intellectuels à mines patibulaires, jeans lavés à l'eau de Javel, paletots rapié• cés, fourrures pelées, chevelures crêpées, casquettes à pont. Il ne sort pas de quelque tapis franc des Mystères de Paris, mais d'un drugstore. On a dit que Victor Hugo aurait aimé le spectacle de Mlle Silvia Monfort. Il n'aurait pas aimé ce public, déguisé comme pour livrer une nouvelle bataille d'Hernani, mais bien dépourvu des sentiments sincères et violents des combattants du roman• tisme. Lucrèce Borgia ne peut exciter en lui qu'une curiosité dis• tinguée. C'est pourtant, ou peu s'en faut, la meilleure pièce de Hugo. On est débarrassé, ici, de tout le bruit de casseroles lyriques que font les vers d'Hernani. Mlle Silvia Monfort s'est contentée de soutenir le drame en prose qu'est Lucrèce Borgia par des bruits de marteau-piqueur et de chaudière de locomotive, entrecoupés de râles qui évoquent le champ de bataille de Wagram dans l'Ai• glon. Mais cette musique concrète n'était pas indispensable. Beau• coup plus liées à l'action sont les figures du ballet joué par les élèves de l'école des mimes du Nouveau-Carré. L'action elle-même est toute concentrée, sans péripéties inutiles, autour du drame de la mère condamnée à verser le poison à un fils qui ne la connaît pas. Quand Gennaro expire dans les bras de Lucrèce, il entend peut-être le fameux « Gennero, je suis ta mère ! », mais il est trop tard. La fatalité des Borgia s'est abattue sur lui. On pense à une autre fatalité, celle des Atrides. On n'a longtemps vu dans Lucrèce Borgia, avec ses orgies, qu'une Dolce Vita de la Renaissance. Ici, il y a une orgie pudiquement habillée de draps blancs plus labo• rieuse que frénétique. Lucrèce Borgia est en vérité une tragédie grecque. C'est le plus classique des drames romantiques. Mlle Silvia Monfort, quand elle apparaît au sommet de ce drame avec ses cheveux pâles de princesse Scandinave et sa robe rouge de prêtresse du Démon, hiératique, figée dans la figure que lui a composée le Destin, il faut bien dire qu'elle est admi• rable. Elle a été successivement implorante, hautaine, menaçante lorsqu'elle a disputé la tête de son fils à son mari, le duc de Ferrare. Quand elle n'est plus que la mère de Gennaro mettant au tombeau l'enfant incestueux qu'elle a condamné non pas à mourir, mais à vivre, elle est simplement une héroïne de pietà. Rendre Lucrèce Borgia sympathique, ce n'était pas tellement dif• ficile. Il suffisait de faire appel assez bassement à toutes les res• sources d'un romantisme dévergondé que notre époque est, plus qu'aucune autre, capable d'apprécier. Mlle Monfort s'y est refu• sée. Elle a voulu la rendre humaine. L'entreprise était à la portée de son talent exigeant.

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