La Revue Théâtrale

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4 .jjjn.dààjmÊÊÊÊÊÊÊ PHILIPPE SÉNART LA REVUE THÉÂTRALE Pierre Corneille : Suréna (Petit-Odéon). — Marguerite Duras : Des journées entières dans les arbres (Théâ• tre d'Orsay). — Nathalie Sarraute : C'est beau (Petit- Orsay). — Victor Hugo : Lucrèce Borgia (Nouveau- Carré). Corneille, cette année, a été à l'honneur. Nous avons vu à l'Odéon Cinna, Rodogune, Othon. La Comédie-Française a repris Horace. M. Jean-Pierre Miquel, enfin, a présenté sur la scène du Petit-Odéon Suréna. Qui, il y a trente ans, connaissait Suréna? Mais qui connaissait Othon ? Il a fallu en 1938 que Robert Bra• sillach découvrît au public des conférences Rive gauche les admi• rables tragédies de la vieillesse de Corneille, Suréna, et Pulchérie, et Tite et Bérénice, et Attila, mais aussi les comédies de sa jeu• nesse, la Veuve, la Galerie du Palais, la Place Royale, tout un Paris de René Clair en plein règne de Louis XIII, pour qu'on commence à soupçonner qu'il n'était peut-être pas seulement l'au• teur vénérable et un peu poussiéreux de Cinna et d'Horace. Nous le savions déjà, nous, petits élèves de seconde A dans notre lycée de province, à qui un maître jeune et ironique avait expliqué, un trimestre durant, Suréna. On avait fait remarquer en haut lieu à Georges Pompidou qu'il sortait du programme. Il s'en moquait bien. Au lieu de nous introduire à Corneille par le Cid, il avait préféré nous y introduire par la dernière de ses pièces, mais c'est celle où il retrouve, dix ans à peine avant sa mort, toute sa jeunesse, l'amour, l'intransigeance, la pureté, une folie sombre et heureuse pour laquelle le monde, ses lois et ses hon• neurs ne comptent pas. Corneille avait cru dans son œuvre pouvoir soumettre l'amour à des intérêts supérieurs, ceux de l'Etat aussi bien que ceux de 174 l'Homme. Il avait cru, le petit-bourgeois qui a toujours aspiré au repos — ne décrivait-il pas déjà Alidor dans la Place Royale « accablé de faveurs à son repos fatales »? — il avait cru qu'en• fin, lorsqu'il aurait passé le temps d'aimer, il vivrait tranquille. A soixante-neuf ans, entendons-le exhaler dans Suréna ce « Reve• nons à l'amour »... qui le ramène à sa jeunesse et à toutes les folies contre lesquelles il avait essayé de se prémunir en lisant avec application le traité des Passions de l'âme. Mais revenir à l'amour, retrouver sa jeunesse, n'était-ce pas raviver le mal incu• rable, qu'il avait dénoncé dans le premier vers de sa première pièce, Mélite ? Il vient d'écrire Tite et Bérénice. Tite et Bérénice se séparent pour sauver de leur amour une sorte d'idée platoni• cienne. Il vient d'écrire Pulchérie. Pulchérie sacrifie Léon au trône, mais elle reste vierge. Il y a chez Corneille, au moment où les démons de sa jeunesse le harcèlent, une tentative pour vider l'amour de son venin, un recours désespéré à la pureté. Ecoutez Plautine dans Othon : Il est un autre amour dont les vœux innocents S'élèvent au-dessus du commerce des sens. Plus la flamme en est pure, et plus il est durable... Au moment où il écrit Suréna, Corneille essaie encore, pour en conjurer les ravages, de purifier l'amour. Seulement, il y a chez Eurydice un désir romantique de souffrir, une volonté de cultiver l'inassouvissement de l'amour pour en tirer une jouis• sance inépuisable, qui proteste contre cette tentative cornélienne de purification : Je veux qu'un noir chagrin à pas lents me consume, Qu'il me fasse à longs traits goûter son amertume. Je veux, sans que la mort ose me secourir, Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir. La vérité n'en éclatera pas moins. Eurydice n'est que jalouse de sa rivale Mandane et elle veut, telle Pulchérie qui a mis Léon dans le lit de Justine — « Je parle, obéissez... » —, mettre Suréna dans le lit de la femme qu'elle aura seule choisie — « Je veux que vous aimiez afin de m'obéir... » — restant ainsi maîtresse du des• tin de son amant ; Eurydice, c'est Alidor mariant à Cléandre Angé• lique qu'il idolâtre, pour affirmer sa liberté et s'éblouir de sa gloire. Mais Eurydice laisse échapper l'aveu de la femme. A Suréna qui lui demande : A qui me donnez-vous ?... elle répond : Moi ? que ne puis-je, hélas ! Vous ôter à Mandane, et ne vous donner pas ! 175 Eurydice est sans doute la plus charnelle des héroïnes corné• liennes. Elle ne compose pas avec l'amour, comme Alidor, les figures d'un ballet abstrait, elle n'est que la victime d'une terrible et inéluctable réalité. Il y a dans la dernière tragédie de Corneille un consentement à la fatalité. A quoi ont servi tous ces jeux intellectuels de la volonté et de la liberté ? Oui, Corneille avait pressenti, dès Mélite, que l'amour était un « mal incurable » et il avait eu raison de vouloir s'en défen• dre. Mais avec Suréna, au moment où Racine triomphe, l'amour emporte tout cet édifice patiemment maçonné de ciment romain et cartésien. Suréna, le héros qui fait les rois, peut clamer encore une fois : « Je suis libre... » ; quelle ironie il met dans ces mots ! Suréna — est-ce parce qu'il est aussi un héros fatigué, un héros qui aspire au repos ? — ne se révolte pas contre le destin. Il pourrait encore le renverser en s'appuyant sur les dix mille mer• cenaires qui composent ce que le roi Orode appelle, pince-sans- rire, son train domestique. Il sait que Le moindre moment d'un bonheur souhaité Vaut mieux qu'une froide et vaine éternité... Pourtant, il préfère accepter. Il est né sujet. Il restera le sujet de son roi à qui il doit son sang, le sujet de sa maîtresse à qui il doit son cœur. Héros précieux ? Mais non ! Le héros pré• cieux, le héros frondeur est soumis à sa maîtresse, non à son roi. Suréna, contre les fatalités conjuguées de la politique et de l'amour, dans lesquelles s'est laissé entraîner Othon, ce héros ployant, ce Gilles de Drieu La Rochelle, Suréna se sauvera dans la mort. Dans la mort, il trouvera sa liberté. Suréna, c'est Polyeucte. Mais Polyeucte sans la foi, au lieu de se précipiter en Dieu, il ne s'abandonne qu'au néant. Que tout meure avec moi, madame; que m'importe. Qui foule après ma mort la terre qui me porte ? Est-ce l'adieu de Corneille au monde ? Faut-il penser que le pieux, marguillier a subi entre tant de tentations, et jusqu'à la fin de sa vie, plus insistante que toutes, la tentation de la chair, la tentation aussi du néant ? Au bord de l'immensité où va se perdre Suréna on peut éprou• ver un vertige. Mais il y a dans cette admirable tragédie de la fin de la vie autre chose que l'appel du désert, on peut encore en tirer une leçon de politique. Jusqu'au bout, Corneille aura eu le soin de l'Etat. Il sait que l'Etat est l'ensemble des forces qui résistent à la mort, qu'au moment où l'homme disparaît, s'il n'a pas le courage de porter son regard en avant, il peut encore le porter en arrière, embrasser mélancoliquement, mais avec 176 confiance, la dernière image de la cité temporelle qui lui sur• vivra. Le roi ne meurt pas... Il y a en face des personnages de Suréna et d'Eurydice le roi Orode. Il ne faut pas attendre d'Orode les magnifiques définitions doctrinales de Prusias sur le pouvoir. Orode n'est pas un docteur de la monarchie. Il se contente de faire son métier de roi. Il sait qu'un roi doit être ingrat, qu'il doit se méfier des héros, qu'il ne doit jamais pardonner les services rendus. Un bienfait enchaîne. Orode, c'est monsieur Per- richon couronné. Suréna le méprise peut-être, mais il respecte le principe qu'il incarne. Il ne sera jamais un colonel révolté. Suréna se sait supérieur à son roi ; il a plus de vertu que lui. C'est un héros très moderne en ce qu'il refuse de soumettre sa conscience au prince. Je lui dois en sujet tout mon sang, tout mon bien, Mais, si je lui dois tout, mon cœur ne lui doit rien. Le royaliste Corneille a formulé au xvn' siècle la plus fière revendication de la liberté morale de l'individu en face du pouvoir, mais c'est dans la soumission la plus noble à l'intérêt de l'Etat. Suréna aime mieux mourir que de risquer d'y porter atteinte. Il s'immole à son amour, certes, il s'immole encore plus peut-être au bien commun. Suréna, plus que héros, plus qu'amant, est le parfait citoyen. Corneille, au moment où il se réfugie dans la mort et où il n'écarte peut-être pas tout à fait la tentation du néant, se ressaisit pour nous rappeler que l'Etat demeure. Le théâtre de Corneille, jusqu'au bout, aura été un théâtre de salut public. On n'a pas assez mis l'accent sur ce caractère au Petit-Odéon et, après tout, il pouvait ne pas paraître tellement évident. Le person• nage d'Orode, par son manque de grandeur, représente difficile• ment l'Etat, même si l'Etat, en quelque homme qu'il s'incarne, se suffit toujours. Il a une grâce suffisante. M. Hubert Gignoux, qui a été Galba dans Othon, est ici le roi Orode.

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