Hommage à sept hommes Morts pour la

Cérémonie au cimetière israélite d’Ettendorf

Dimanche 1er octobre 2017

Discours de Frédérique NEAU-DUFOUR,

directrice du Centre européen du résistant déporté.

La cérémonie d’aujourd’hui n’est pas banale. Elle vise à remettre en lumière sept hommes qui ont reçu le titre de mort pour la France peu après la Seconde guerre mondiale. C’est au Souvenir français qu’il faut rendre la paternité de cette initiative, et plus précisément à Patrick Kautzmann, du comité du SF d’Hochfelden. C’est lui qui a mis à jour, au fil d’une longue recherche, leur histoire. Avec l’appui des maires successifs d’Hochfelden Gérard Ober et Georges Pfister, et le soutien indéfectible de Jonathan Blum, aumônier militaire israélite, il a porté le projet d’une plaque qui leur serait dédiée. Le CERD, au nom de l’ONACVG et du ministère des Armées, est venu compléter le travail dans sa dimension pédagogique, grâce à un partenariat remarquable avec l’école d’Ettendorf. Le fruit de ce travail conduit par nos pédagogues, Sandrine et Arnaud, vous sera présenté au cours de la cérémonie.

Les sept hommes que nous honorons partagent un certain nombre de caractères : ils sont nés en Alsace, ils ont vécu près d’ici, ils appartenaient aux communautés juives de Pfaffenhofen, de Buswiller, de Hochfelden, de Minversheim. Tous sont morts en tant que Français au cours de la Seconde Guerre mondiale. Tous ont trouvé la mort dans des circonstances brutales, soit en tant que militaires, soit en tant que civils visés pour leur judaïme. C’est à ces deux titres qu’ils ont été faits « mort pour la France ». Entre 1940 et 1944, l’un perdit la vie en Bretagne, l’autre en Alsace, deux dans le Puy-de-Dôme, un dans le Cher et deux en Dordogne.

Si l’on regarde de plus près ce groupe, on y remarque la redondance de certains patronymes : trois des victimes s’appellent Becker, deux se nomment Gradwohl. Ce sont donc deux fratries qui ont été annihilées, pour l’une d’elle en un seul jour.

Comment, aujourd’hui, en présence de leurs descendants, en votre présence, cher Jean-Claude Gradwohl, qui étiez leur frère, parler de ces sept morts ? Comment, si près de leurs tombes, relier par un trait commun leur histoire tragique, alors qu’ils furent fauchés aux quatre coins de la France, dans des circonstances différentes ? Que nous dit cette carte de France funeste ? Que nous dit-elle de notre passé de Français ?

Je voudrais présenter le plus humainement possible chacun de ces sept hommes, tués dans la plus grande inhumanité. Je serai aidée par les élèves de CM2 de Mme Frossart, enseignante à Ettendorf. Depuis un mois, grâce à l’implication passionnée de leur maîtresse, ils ont appris à connaitre l’histoire de cette période et celle de ces sept morts pour la France. Pour ceux dont nous n’avons pas retrouvé les photographies, ils ont dessiné un portrait imaginaire. Un geste qu’aurait apprécié Romain Gary, ce Compagnon de la Libération qui pensait que le « devoir d’imagination » était bien plus précieux que le « devoir de mémoire ».

Il ne reste pas de photographie de Gaston Schwab, qui est né en 1902 à Hochfelden. Sa biographie, telle que nous la connaissons, se limite à quelques éléments d’une brève carrière militaire : rappelé en activité dans l’artillerie lourde en 1939, Gaston Schwab se trouve le 17 juin 1940 avec son régiment dans un train stationné en gare de Rennes lorsque l’aviation allemande largue ses bombes. Garé près d’un convoi de munitions, le train du 212e RA est intégralement détruit. Plus d’un millier de personnes sont tuées en ce 17 juin, parmi lesquelles Gaston Schwab. Tuées le lendemain du 16 juin, qui vit le maréchal Pétain appeler les Français à cesser le combat. Tuées sans avoir entendu l’appel que lancerait le lendemain sur les ondes de la BBC le général de Gaulle.

Léon Becker est né en 1911 à Minversheim. Il reste de lui une photographie prise en 1932 pendant son service militaire, coiffé d’un béret qui lui tombe sur l’oreille. Cette photographie a été déchirée, et j’ai été frappée de voir que la déchirure passait au niveau du cou, comme si un trait prémonitoire avait décidé de sa fin. Léon Becker fut mobilisé en 1939 et rejoignit son régiment près d’Obernai. Sa Seconde guerre mondiale eut pour théâtre son Alsace natale, puisqu’il combattit dans le secteur de Wissembourg-Molsheim-Urmatt. C’est également en Alsace qu’il fut fait prisonnier, et là qu’il mourut le 23 juin 1940 : parfaitement conscient du sort qu’il l’attendait, en tant que Juif, dans une Alsace annexée de fait par les nazis, il préféra mettre fin à ses jours.

Léon Becker avait deux frères cadets, Sylvain et Julien, nés comme lui à Minversheim. En septembre 1939, lorsque la guerre est déclarée, ils sont appelés sous les drapeaux comme leur frère aîné, pour défendre la France. La photo qu’il nous reste d’eux date d’ailleurs de leur période militaire. Ils se ressemblent : Julien tient ses gants dans sa main droite, esquisse un sourire, tandis que Sylvain a l’allure d’un jeune premier.

Tous deux combattent au sein du 124e régiment d’artillerie lourde-autos, qui se replie en juin 1940 dans la région de Périgueux. A la fin du mois d’août, les frères sont démobilisés et choisissent de rester dans le sud-ouest plutôt que de retourner en Alsace. Ils s’installent à Ligueux en Dordogne, où leurs parents les rejoignent. Jeunes et en bonne forme, les deux frères travaillent comme ouvriers agricoles à la ferme Guichard-Duboureau. Leur vie y est sans doute heureuse, auprès des propriétaires qui les traitent avec égards. Cela dure trois ans, jusqu’au 29 mars 1944. Ce jour-là, 7 camions de la division allemande Brehmer arrivent à la ferme, accusant le fermier d’être un communiste terroriste. Arrêtés presque par hasard, les deux frères Becker n’osent s’échapper de peur de mettre en danger leur famille d’accueil qui, elle, se tait sur leur identité juive. Mais leurs papiers d’identité, où le tampon « Juif » figure en gros, les trahit. Conduits à la mairie de Thiviers, malmenés, les deux frères sont finalement fusillés à Nanteuil de Bourzac, en tant que Juifs.

Marcel et Roger Gradwohl appartiennent à une très ancienne famille juive alsacienne. Marcel, l’aîné, est né en 1921. Son air doux et intelligent suggère qu’il était un être sensible et profond. Roger, son cadet de deux ans, possède encore dans ses traits une sorte de tendresse juvénile. Leur père est marchand de grains ambulant, tandis que leur mère tient un petit commerce de chaussures à Pfaffenhoffen. Une photographie montre les deux garçonnets avec leur maman, souriants, en chemisette blanche. On ne peut la regarder sans un profond sentiment de tristesse, alors qu’elle porte en elle tous les attributs du bonheur.

Marcel sera tout au long de sa courte vie un homme engagé. Tout d’abord dans le mouvement scout, chez les Eclaireurs israélites. Son totem est « Souris » : une allusion à sa petite taille, mais aussi à son inlassable énergie. Il obtient son baccalauréat, mène des études de commerce et choisit de reprendre la boutique familale. Mais l’annexion de l’Alsace par les nazis contrarie son projet. En 1941, la famille décide de quitte Pfaffenhoffen pour Montpellier, où vivent des cousins, les Winter. Marcel a 20 ans et il partage les valeurs humanistes de son cousin Raymond Winter : ce dernier est très impliqué dans l’OSE (Organisation de secours aux enfants) qui tente de sauver et d’abriter des enfants juifs. Winter réussit aussi à s’approcher des convois de Juifs qui partent de la gare de Montpellier, pour recueillir des informations et donner un peu de réconfort à ceux qui vont vers leur mort programmée. Aider les Juifs, en tant de guerre, est un acte de résistance. Pour Marcel, cette seconde forme d’engagement coule de source. Il est, par nature, un résistant. Il entre du reste dans la clandestinité, comme son cousin, pour échapper aux traques et continuer à aider les autres Juifs. Cette mission les conduit régulièrement dans le Massif central, notamment chez Alice Ferrières, protestante qui recueillit de nombreux enfants juifs.

Le frère cadet Roger les suit. Il est alors étudiant. Il est également aux côtés de son frère, le 10 juin 1944, à Saint-Flour, lorsque la et la Milice lancent une opération contre la résistance. Une quarantaine de personnes est arrêtés, dont les deux frères et leur cousin Raymond Winter. Tous les suspects sont enfermés dans un hôtel dont le nom sonne de manière particulièrement tragique : l’hôtel Terminus. Quelques jours plus tard, les nazis choisissent 25 otages parmi les prisonniers. Ils sont conduits au Pont de Soubizergues et fusillés. Les trois cousins font partie du groupe, de même que deux autres Juifs.

Michel Metzger, né en 1872 à Buswiller, était négociant en céréales. Il était un homme d’une certaine importance dans son village, propriétaire d’une grande maison et d’une grange situées à l’emplacement actuel de la mairie et de l’ancienne laiterie. Nous n’avons pas retrouvé de photographie de lui, aussi les enfants ont imaginé son portrait, celui d’un homme de plus de 70 ans. A l’automne 1939, Metzger se réfugie à Saint-Amand-Montrond, dans le Cher, où se trouve un groupe important de Juifs venu d’Alsace. Pendant ce temps, sa propriété de Buswiller est vendue aux enchères, comme si tout le monde était sûr qu’il ne reviendrait jamais. Dans le Cher, il vit des années de tranquillité inquiète. Mais les derniers mois de la guerre, pour lui comme pour beaucoup de Français, seront fatals. La hargne des nazis et de leurs collaborateurs explose au fur et à mesure que leur défaite devient inéluctable. Le 21 juillet 1944, la Milice et la Gestapo arrêtent la quasi-totalité de la communauté juive de Saint-Amand – 70 personnes.

En trois jours, la moitié du groupe est conduite à un lieu-dit, Guerry, où elle est tuée dans des conditions particulièrement abominables, restée dans les mémoires sous le nom de « tragédie des puits de Guerry ». Michel Metzger fait partie des victimes.

La mort de chacun de ces sept hommes nous renvoie à une facette de notre passé français, un passé complexe, difficile encore à démêler.

Léon Schwab nous rappelle combien furent acharnés les combats de mai 1940, où environ 80 000 Français périrent en à peine un mois et demi.

Léon Becker symbolise le désespoir des Français juifs lorsqu’ils comprirent qu’Hitler avait emporté la victoire dans le pays des droits de l’homme.

Le sort des frères Julien et Sylvain Becker fut celui des centaines de Juifs traqués dans le centre-ouest par la division allemande Brehmer, qui en seul mois tragique du printemps 1944 assassina sur place 200 hommes juifs et fit déporter 500 autres Juifs, essentiellement femmes et enfants, vers Auschwitz-Birkenau.

L’assassinat des frères Gradwohl, comme celui de Michel Metzger, nous renvoie à la honte que représentent, au sein de notre nation, ces « bons Français » engagés dans la Milice pour aider la Gestapo dans son travail de répression. C’est un Français, Pierre Paoli, engagé dans le SD de , qui est l’un des responsables du massacre des Puits de Guerry. Son abjection est la nôtre.

Mais les gestes d’honneur appartiennent tout autant à notre passé français. N’oublions pas que les frères Becker, tout comme les frères Gradwohl, furent aidés par des compatriotes qui prirent des risques vitaux pour les protéger. Alice Ferrières, l’amie des Gradwohl, fut l’une des premières Françaises à recevoir la médaille des Justes. La famille Duboureau-Guichard, qui a abrité les frères Becker, a en réalité protégé leur famille entière. Marie-Louise Duboureau, la fille du fermier, était présente le jour où les deux frères Becker furent arrêtés. Avec un cran incroyable, du haut de ses 14 ans, elle sauva la vie de leur cousine Rose Weill en la couchant dans un lit et en expliquant aux nazis qu’elle était leur femme de ménage et qu’elle venait de faire un malaise. Après la guerre, la fille de Rose Weill entreprit une démarche pour que Marie-Louise Duboureau obtienne le titre de Juste parmi les nations. Elle le reçut en 1999. Leur histoire fait revivre une France aujourd’hui disparue. Celle où les enfants juifs des localités rurales d’Alsace, à l’instar des frères Gradwohl, suivaient leur scolarité dans les écoles chrétiennes, simplement dispensés de cours religieux à la place desquels ils allaient aux leçons de Talmud Torah. Celle où le petit Marcel fréquentait les Eclaireurs unionistes, de tendance protestante, en attendant de rejoindre les Eclaireurs israélites. Il y avait alors des synagogues dans les villages, et lors de leurs fêtes, les juifs distribuaient les matzes aux voisins non juifs. Il y avait des boucheries cachères – deux à Pfaffenhofen. Les juifs étaient de tous les milieux sociaux, certains tenaient une épicerie ou quincaillerie, d’autres vendaient des bestiaux, certains étaient colporteurs, d’autres avaient créé des entreprises. Dans certains villages, les hommes juifs faisaient partie du conseil municipal, et même du Souvenir français. Ce temps n’était certes pas un temps béni, l’antisémitisme s’y est exprimé aussi. Mais c’est un temps révolu.

La cérémonie d’aujourd’hui est une manière de le rendre vivant à nos yeux. La présence des élus, l’implication très active de la mairie d’Ettendorf, l’engouement qu’ont montré Mme Frossart et ses élèves, tout cela témoigne d’une synergie positive en faveur de la mémoire. La présence des familles de certains de nos sept morts pour la France, la présence de leurs descendants constitue à elle seule un signe fort que la vie, toujours, finit par l’emporter.