FACULTÉ DES LETTRES

Département d'histoire

ÉTUDE DE L'ACTION. DE LA PENSÉE ESTHÉTIQUE ET DE LA DÉMARCHE

PLASTIQUE DE FERNAND LEDUC DE 1953 À 1959

LOUISE DUPONT

Mémoire présenté pour l'obtention du grade de maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DES ÉTUDES SUPÉRIEURES UNIVERSITÉ LAVAL

AVRIL 1994

<£> Louise Dupont, 1994 i

RÉSUMÉ

Le peintre Fernand Leduc a développé une trajectoire unique dans l'histoire de l'art québécois. Depuis 1943, il suit une démarche qui l'a mené de l'automatisme aux microchromies actuelles. Entre 1953 et 1959, durant son retour à Montréal, après un séjour de sept ans en France, Leduc vit une véritable révolution esthétique et plastique, celle du passage de 1'automatisme à l'abstraction construite. Les sources de cette révolution, de nature philosophique et spirituelle, se retrouvent chez le penseur Raymond Abellio et chez le peintre Jean Bazaine qui ont marqué 1'artiste dans son orientation. C'est par son action au sein du milieu de la peinture montréalaise ainsi qu'à travers sa pensée esthétique et sa démarche plastique que Leduc effectue son passage. "Portes rouges", une oeuvre de 1955, nous a semblé représenter un moment charnière de cette période. ii

AVANT-PROPOS

Bien que ce mémoire soit avant tout un projet personnel, son élaboration n'aurait pas été possible sans l'aide de quelques personnes.

Je tiens d'abord à remercier ma directrice Marie Carani pour ses qualités de présence et d'écoute ainsi que pour la pertinence de ses interventions. Sa confiance et l'autonomie qu'elle m'a laissée ont été des facteurs déterminants pour mener à bien ce projet. Son envergure intellectuelle et sa connaissance de l'histoire de l'art ont été de puissants stimulants tout au long de ces deux années de collaboration.

Je suis aussi profondément reconnaissante envers ma famille pour son support attentif, particulièrement mon conjoint qui a su comprendre les exigences du travail de longue haleine que représentent les études graduées, ainsi que ma mère qui m'a soutenue à sa manière si personnelle.

Enfin, j'éprouve beaucoup de gratitude pour Fernand Leduc qui a bien voulu me recevoir. Sa disponibilité et sa simplicité ont rendu cette rencontre très agréable. Son témoignage a donné une dimension humaine aux informations livresques que j'avais recueillies à son sujet. Travailler sur cet artiste s'est avéré passionnant du début jusqu'à la fin. Ill

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ...... i

AVANT-PROPOS ...... ii

TABLE DES MATIÈRES...... iii

LISTE DES TEXTES DE FERNAND LEDUC ANALYSÉS ...... vi

LISTE DES ILLUSTRATIONS ET DES FIGURES...... vü

INTRODUCTION ...... 1

CHAPITRE 1 - LES SOURCES MAJEURES D'INFLUENCE SUR LA PENSÉE DE FERNAND LEDUC ENTRE 1947 ET 1953

1.1. Raymond Abellio 1.1.1. L'impact de la rencontre de Raymond Abellio sur Fernand Leduc...... p. 8 1.1.2. Présentation de Raymond Abellio...... p. 10 1.1.3. Les fondements de sa pensée ...... p. 10 1.1.4. Son essai Vers un nouveau prophétisme . . . p. il 1.1.5. Influence d'Abellio sur Leduc ...... p. 14 1.1.5.1. La correspondance (1948 à 1950) . . p.16 1.1.5.2. Les textes (1953 et 1954) ...... p. 29

1.2. Jean Bazaine 1.2.1. L'importance de la rencontre de Jean Bazaine p. 31 1.2.2. La pensée esthétique et l'art de Jean Bazaine p. 33 1.2.3. Liens entre Leduc et Bazaine...... p. 35 1.2.3.1. Leur pensée...... p. 36 1.2.3.2. Leur pratique artistique ...... p. 39

1.3. Conclusion...... p. 41

CHAPITRE 2 - LA PENSÉE ESTHÉTIQUE DE FERNAND LEDUC ET SON ACTION AU SEIN DU MILIEU DE LA PEINTURE À MONTRÉAL DE 1953 À 1959

2.1. Retour ...... p. 44

2.2. Contexte de la peinture à Montréal au début des années cinquante 2.2.1. Contexte culturel général ...... p.45 2.2.2. Le champ de la peinture autour de 1953 . . . p.46 iv

2.3. Distanciation de l'automatisme et ouverture aux différentes tendances (1953-1954)

2.3.1. Implication de Leduc dans une action sociale "communicante"

2.3.1.1. Réintégration de Leduc à Montréal: 1'exposition du boulevard Saint-Joseph .... p. 47 2.3.1.2. Organisation de "La Place des artistes" en vue d'une ouverture aux différentes tendances...p.48 2.3.1.3. Participation à la dernière exposition automatiste, "La matière chante"...... p. 49

2.3.2. Évolution de la pensée esthétique de Leduc du monde psychique au domaine métaphysique

2.3.2.1. Mise au point sur 1'automatisme ... p. 50 2.3.2.2. De l'art de refus à l'art d'acceptation ...... p.52 2.3.2.3. La critique d'art comme éveil du public et comme appel à la responsabilisation des pouvoirs publics ...... p.59

2.4. Le passage à l'art abstrait (1955)

2.4.1. Au coeur du débat d'idées autour de 1'exposition "Espace 55": le différend Borduas/Leduc ...... p.63

2.4.2. La conquête formelle de l'abstraction au fil des expositions de 1955 ...... p. 71

2.4.3. La continuité intensificatrice de son évolution "de l'expressionnisme non-figuratif à l'art abstrait" ...... p.72

2.4.4. Réflexions sur l'intégration des arts à la société et sur le rôle des organismes publics...... p.76

2.5. Engagement pour la reconnaissance sociale de l'art abstrait et de ses artistes (1956-1959)

2.5.1. Premier président d'un vaste rassemblement d'artistes en vue d'une action collective: l'AANFM (1956) ... p. 78

2.5.2. Défenseur de l'art abstrait et de ses artistes p.79

2.5.2.1. Porte-parole de l'art d'avant-garde dans le supplément "Beaux-Arts", Le Devoir. 14 décembre 1957 ...... p.79 2.5.2.2. Éveilleur des esprits au langage de V

l'art abstrait: le débat Leduc/Chicoine .... p.83 2.5.2.3. Défenseur des artistes abstraits face aux institutions culturelles: l'affrontement Leduc/Steegman...... p.87

2.5.3. Organisateur-exposant de la première exposition collective d'art abstrait à Montréal...... p. 89

2.5.3.1. L'exposition "Art Abstrait" à l'École des Beaux-Arts de Montréal, janvier 1959 ...... p. 89 2.5.3.2. Le texte-manifeste de Leduc pour l'exposition: "Vivre c'est changer", janvier 1959 ...... p. 90 2.5.3.3. Porte-parole des exposants : la conférence "Pour déséquivoquer l'art abstrait"..p.91

2.5.4. Le départ ...... p. 96

2.6. Conclusion: le rôle moteur de Leduc de 1953 à 1959 . p. 96

CHAPITRE 3 - LA DÉMARCHE PLASTIQUE DE FERNAND LEDUC DE 1953 À 1959

3.1. L'évolution plastique entre 1'automatisme et l'art abstrait construit 3.1.1. Distanciation des valeurs plastiques automatisées...... p. 98 3.1.2. 1954, période de transition...... p. 100 3.1.3. 1955, le passage à l'art abstrait ...... p. 101 3.1.4. "Apparition" de l'art abstrait construit . . p. 104 3.1.5. Intégration des valeurs plasticiennes . . . p. 106 3.1.6. Art abstrait, architecture et société .... p. 108 3.1.7. La démarche entre 1953 et 1959 ...... p. 111

3.2. Analyse de "Portes rouges", huile sur toile de 1955 3.2.1. Description de l'oeuvre...... p. 114 3.2.2. Analyse syntaxique...... p. 117 3.2.3. Analyse sémantique...... p. 123 3.2.4. Conclusion...... p. 130

CONCLUSION...... p. 131

ANNEXE 1 - ENTREVUE AVEC FERNAND LEDUC...... p. 135

ANNEXE 2 - ILLUSTRATIONS D'OEUVRES CITÉES ...... p. 153

BIBLIOGRAPHIE p. 162 VII

CREDITS PHOTOGRAPHIQUES

lllust. 1: "Guild House" (1961), Philadelphie. Rollin R. Lafrance, publiée dans Progressive Architecture, Mai 1967, p.134. lllust. 2: Maison Vanna Venturi (1961), Chestnut Hill. Rollin R. Lafran­ ce, publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, p.245. lllust. 3: Maison Vanna Venturi (1961), Chestnut Hill. Rollin R. Lafrance, publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, p.246. lllust. 4: Colonne "ionique" de l'agrandissement fait au "Allen Art Mu­ seum" du "Oberlin College" (1973), Oberlin, Ohio. Stones Re­ prographies, publiée dans The Harvard Architecture Review, The M.I.T. Press, Vol. 1, Printemps 1980, p. 198. lllust. 5: Pilastres, "National Gallery" (Londres). Venturi, Scott Brown & Associates, publiée dans Architectural Design / Profile no 91 / Post-Modern Triumphs in London, 1991, p. 48. lllust. 6: "County Federal Savings and Loan Association" (projet, 1977). VRSB Office (Philadelphie), publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, 226. lllust. 7: "House in Northern Delaware" (1978). VRSB Office (Philadel­ phie), publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, p. 276. lllust. 8: "House in Vail" (1975), Vail Village, Colorado. VRSB Office (Philadelphie), publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, [p. 273]. lllust. 9: "North Penn Visiting Nurses' Association Headquarters" (1961), North Pennsylvania. Rollon R. Lafrance (Philadelphie), publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, I987, p. 149. lllust. 10: "California City Sales Office" (projet, 1970). VRSB Office, publiée dans Venturi, Rauch & Scott Brown / Buildings and Projects, de Stanislaus von Moos, New York, Rizzoli, 1987, p. 220. Dessin de W. G. Clark. vii

LISTE DES ILLUSTRATIONS ET DES FIGURES

Illustrations

Oeuvres de Jean Bazaine

A. Le grand arbre au paysage d'hiver .... Annexe 2, p.153

B. L'arbre au plongeur...... Annexe 2, p. 153

Oeuvres de Fernand Leduc

Portes rouges...... p. 113

C. La voie et ses embûches...... Annexe 2, p. 154

D. Signes...... Annexe 2, p. 155

E. Ile de Ré, Cl...... Annexe 2, p. 155

F. La dérive des continents...... Annexe 2, p. 156

G. Jardin d'enfance...... Annexe 2, p. 156

H. Quadrature...... Annexe 2, p. 157

I. Porte d'orient...... Annexe 2, p. 157

J. Point d'ordre...... Annexe 2, p. 158

K. Rayures...... Annexe 2, p. 158

L. Lune de miel...... Annexe 2, p. 159

M. Rencontre totémique à Chilkat ...... Annexe 2, p.159

N. Delta...... Annexe 2, p. 160

O. Strates solaires...... Annexe 2, p. 160

P. Ville...... Annexe 2, p. 161 viii

Figures

Figure 1...... p. 115

Figure 2...... p. 118

Figure 3...... p. 119

Figure 4...... p. 120

Figure 5...... p. 121

Figure 6...... p. 121

Figure 7 p. 122 INTRODUCTION

La trajectoire artistique de Fernand Leduc a commencé en 1943, année de sa participation à l'exposition des Sagittaires et de ses premières oeuvres surréalistes qualifiées d'automatisme psychique. Menée par une démarche intérieure continue et intense, elle se poursuit avec l'automatisme gestuel entre 1945 et 1949 puis, de 1950 à 1954, s'oriente vers une construction plus formelle, pour en arriver à 1'abstraction construite et géométrique entre 1954 et 1969. Durant cette dernière période, les chromatismes binaires, les compositions, les passages et les érosions conduisent vers un plus grand dépouillement et une recherche de plus en plus poussée de la lumière. En 1970, la qualité de la lumière-énergie devient le sujet des microchromies. Ce travail continue actuellement.

Ce sont au premier chef ces microchromies qui m'avaient fait une profonde impression lors de la "Rétrospective Fernand Leduc" au musée du Québec au printemps de 1989. Découvrir au-delà de la première impression monochrome, les pulsations lumineuses des microchromies, m'avait fascinée et m'avait initiée à cet univers de contemplation que peut être la peinture. L'univers de Fernand Leduc m'était apparu fondé sur une recherche spirituelle. Deux ans plus tard, guidée par mon désir de connaître et de fouiller plus à fond cet aspect hiératique de l'histoire de l'art au Québec, le choix de 1'oeuvre de Fernand Leduc s'est imposé.

Ses cinquante années de démarche artistique font de cet artiste un des pionniers de la peinture vivante d'ici. Même si son travail plus récent m'interpellait, je souhaitais surtout saisir la naissance d'un tel cheminement. Moment de bascule, le passage aux microchromies est cependant préparé par et dans chaque tableau qui le précède. La démarche antérieure de Leduc avait déjà été marquée par deux moments révolutionnaires comparables, celui du passage de 1'automatisme à l'art abstrait construit, en 2

1955 et, au tout début, celui entre 1 'académisme étudié à 1'École des Beaux-Arts de Montréal et 1'automatisme. Cette première mutation s'était opérée en relation avec la rencontre capitale du peintre Paul-Émile Borduas. Par la suite, entre les années 1941 et 1947, Leduc aura été un ardent protagoniste de l'automatisme tant par ses écrits que par ses oeuvres. Conséquemment, je me suis alors interrogée sur les raisons et les fondements de son passage subséquent de l'automatisme à l'art abstrait construit. Comment et pourquoi Leduc avait-t-il opéré cette conversion radicale?

A cet égard, ce sont d'abord les textes esthétiques et critiques écrits par Leduc qui peuvent nous éclairer sur sa démarche. Ensuite, des informations clés se trouvent dans les notes et dans les commentaires exhaustifs d'André Beaudet sur les écrits de Leduc réunis sous le titre Vers les îles de lumière Écrits (1942- 1980). Enfin, Jean-Pierre Duquette, dans sa monographie Fernand Leduc et dans son entrevue avec l'artiste, intitulée "Fernand Leduc: de l'automatisme aux microchromies", a apporté des précisions supplémentaires et importantes au parcours de l'artiste.

De ces différents ouvrages et interventions, ressort d'entrée de jeu le rôle prépondérant du penseur français Raymond Abellio sur l'évolution de la pensée de Leduc entre l'expressionnisme de l'automatisme et l'ordonnancement de l'art abstrait construit. L'influence esthétique du peintre Jean Bazaine s'y fait aussi sentir. Par contre, si ces influences sont mentionnées, en passant, aucune analyse en profondeur du lien entre les fondements philosophiques de la pensée d'Abellio et son intégration par Leduc à ce moment de sa trajectoire n'a encore été menée en histoire de l'art québécois, ni celle de la relation entre la pensée esthétique de Bazaine et la pensée du peintre québécois. C'est ce que la présente étude entend développer afin d'éclairer par l'intérieur la cohérence du cheminement de cet 3 artiste.

C'est pourquoi, dans la perspective générale de saisir les fondements philosophiques et esthétiques du passage de Leduc de 1'automatisme à 1 'abstraction construite, nous nous penchons dans un premier chapitre sur les sources d'influence qui marquent la pensée de Leduc à la suite de la signature de . À travers 1'analyse de sa correspondance avec Borduas durant son séjour en France, nous saisissons 1'impact déterminant de deux rencontres, celle de Raymond Abellio pour sa pensée métaphysique et celle de Jean Bazaine pour sa pensée esthétique. Ces deux hommes, à des niveaux différents, orientent la réflexion de Leduc vers la recherche d'un ordre nouveau apte à apporter une réponse au désordre du monde moderne. Nous établissons les liens qui existent entre la pensée de 1'artiste québécois dans ses lettres à Borduas et la pensée d'Abellio développée dans un de ses premiers ouvrages, Vers un nouveau prophétisme, ainsi qu'avec celle de Jean Bazaine énoncée dans son recueil Notes sur la peinture d'aujourd'hui. Cette étude entend ainsi situer la pensée comme la démarche esthético-plastique de Leduc lors de son arrivée à Montréal en 1953.

Nous étudions ensuite dans un deuxième chapitre les principaux types d'engagement de Leduc au sein du milieu montréalais des années cinquante. Nous suivons 1'évolution de son action entre son éloignement du groupe automatiste et son implication en faveur de l'art abstrait. Entre 1953 et 1959, Leduc joue ainsi un rôle très actif dans le milieu de la peinture par ses multiples interventions, publiques et engagées. Complétant ses expositions personnelles et ses participations à des expositions collectives, il organise notamment des manifestations rassemblant des artistes de toutes tendances de la non-figuration, joue un rôle de chef de file comme président de l'Association des Artistes Non-Figuratifs de Montréal (AANFM), écrit des chroniques radiophoniques de critique d'art et devient plastiquement parlant un des pionniers 4

de l'art abstrait au Québec. Nous faisons ressortir l'importance et la portée de son rôle d'embrayeur durant cette période.

En relation étroite avec ces différentes actions, Leduc précise au même moment sa pensée éthico-esthétique sur l'art qu'il pratique et sur l'art de son temps dans de nombreux écrits, textes d'expositions, chroniques, articles, causeries. L'analyse qui est réalisée de ces différents textes dans ce second chapitre, nous permet donc de contextualiser et de mieux comprendre les fondements, l'articulation et les enjeux de l'évolution de Leduc depuis l'automatisme jusqu'à l'abstraction. Bien qu'elle soit influencée par la pensée d'Abellio et de Bazaine, cette démarche artistique s'avère aussi à la fois profondément personnelle. A ce sujet, notre étude permet de saisir les transformations profondes opérées dans le champ local de la peinture à travers l'expression et l'analyse de cet acteur- témoin de premier plan qu'est Leduc. Elle vise encore à situer l'art qui se pratique à Montréal en regard de grands courants nationaux et internationaux.

Enfin, nous cernons dans un troisième chapitre l'évolution de l'oeuvre plastique de Leduc depuis sa première exposition solo du boulevard Saint-Joseph en 1953 jusqu'à ses dernières expositions d'art abstrait avant son retour en France, en 1959. Pour ce faire, nous nous référons aux principaux articles de la critique montréalaise, surtout à ceux de Rodolphe de Repentigny qui a suivi et analysé assidûment pendant les années 1950 les différentes expositions de Leduc. Cela permet de comprendre toujours davantage les transformations du langage plastique de l'artiste. Afin d'appréhender d'une façon encore plus profonde la mutation qui s'est produite au sein de cette expression artistique, nous procédons en fin de parcours à la description et aux analyses syntaxique et sémantique de "Portes rouges", une huile sur toile de 1955, peinte à un moment charnière du passage de frontière de l'automatisme à l'abstraction construite. Nous 5 pouvons ainsi percevoir toute la cohérence et 1'intégrité de la démarche de cet artiste, dans son action, dans sa pensée et dans

son oeuvre. CHAPITRE 1

LES SOURCES MAJEURES D'INFLUENCE SUR LA PENSÉE DE FERNAND LEDUC ENTRE 1947 ET 1953

A Montréal, entre 1953 et 1959, Leduc participe à des expositions collectives, joue un rôle de chef de file dans le rassemblement d'artistes non-figuratifs de toutes tendances et devient le premier président de l'Association des Artistes Non-Figuratifs de Montréal (AANFM). Par la suite, les peintres abstraits s'avérant les plus audacieux, Leduc organise une exposition d'art abstrait et prend la parole à diverses tribunes pour expliquer et situer cet art qu'il pratique et qu'il défend. Corollairement à cette action dans la collectivité, Leduc s'investit dans son travail d'artiste. Il présente de nombreuses expositions solo au cours desquelles son évolution plastique démontre son passage de 1'automatisme à un art plus formel, pour atteindre ensuite la maîtrise de 1'abstraction construite.

Parallèlement, cette action est sous-tendue par une réflexion que Leduc précise et développe dans de nombreux textes. C'est ainsi qu'on a pu comprendre comment cet artiste s'éloigne à ce moment de 1'automatisme, reconnaît la coexistence de deux pôles majeurs de l'art, "l'art de refus" et "l'art d'acceptation", et enfin s'engage dans l'art abstrait.

Cette période majeure dans la trajectoire artistique de Leduc, marquée par sa propre révolution esthétique et plastique, trouve déjà sa genèse durant les années de son séjour en France entre 1947 et 1953. Un tel changement de sens dans la pensée et la pratique de cet artiste repose tout d'abord, au premier chef, sur la personnalité exigeante de Leduc, cherchant toujours à repousser les limites des certitudes acquises. Ce passage s'est 7 aussi articulé à partir de fondements philosophiques dont les sources les plus importantes se trouvent dans la pensée métaphysique de Raymond Abellio et dans des conceptions esthético-plastiques inspirées de la pensée comme de la démarche de Jean Bazaine.

C'est dans la correspondance suivie que Leduc entretient avec Borduas durant ses premières années parisiennes qu'il informe son ami et son premier Maître des activités de la capitale française, de ses démarches pour organiser des expositions automatistes, de ses rencontres, ainsi que de ses pensées personnelles. Dans les lettres de la fin de 1948 jusqu'à celles de 1952, à quelques mois de sa rentrée à Montréal, Leduc fait justement part de deux rencontres majeures pour lui: Raymond Abellio et Jean Bazaine. Dans la correspondance de cette période, Leduc explique, analyse, intègre les fondements de la pensée métaphysique d'Abellio, philosophie qui semble apporter des éléments constructifs à ses propres questionnements. C'est en regard de la découverte de cette pensée, découverte qui coïncide, à quelques mois d'intervalle, avec la signature de Refus global, que Leduc commence d'ailleurs à remettre en question l'automatisme. Parallèlement, sa démarche plastique va aussi s'en éloigner. Leduc souligne alors son intérêt, de nature esthétique et plastique celui-là, pour le peintre Jean Bazaine, donc pour son oeuvre picturale et surtout pour son ouvrage, Notes sur la peinture d'aujourd'hui. A plusieurs reprises, Leduc fait ainsi part de la communauté de pensée qui le lie à cet artiste français. Abellio et Bazaine, avoue Leduc, sont donc d'entrée de jeu les deux hommes qui représentent, pour des raisons différentes, ses rencontres les plus importantes avec la pensée comme avec la peinture durant son séjour en France.

En nous fondant sur les lettres du 13 décembre 1948 au 24 mai 1952, nous pouvons analyser comment la pensée de chacun de ces deux hommes a été une source d'influence majeure dans l'évolution 8

de Leduc pendant les années 1950 et même au-delà. Dans ce premier chapitre, nous entendons relever en conséquence 1'impact de la rencontre de Raymond Abellio sur Leduc. Nous présentons l'homme et nous étudions sa pensée philosophique, celle que ce penseur français a développée dans son ouvrage Vers un nouveau prophétisme. Nous observons ensuite comment Leduc intègre certains principes issus de cette philosophie abellienne à travers les lettres qu'il adresse à Borduas. Pour vérifier la persistance de cette filiation, nous scrutons encore quelques-uns des textes écrits à Montréal.

Par la suite, nous voulons cerner de même quel type d'influence a Jean Bazaine sur Leduc. Nous présentons ce peintre et nous étudions brièvement son oeuvre et sa pensée esthétique durant la période où Leduc fait sa connaissance. Enfin, nous relevons les faits qui éclairent 1'impact de cette rencontre sur la pensée comme sur 1'oeuvre plastique de Leduc.

1.1. Raymond Abellio 1.1.1. L'impact de la rencontre de Raymond Abellio sur Fernand Leduc

Durant le séjour de Fernand Leduc à entre 1947 et 1953, la rencontre de Raymond Abellio s'avère la plus marquante pour lui. Elle l'ouvre à un monde qui trouve chez-lui des échos profonds et détermine son évolution subséquente. Comme Leduc le dit lui- même à Claude Gauvreau dans 1'interview qu'il lui accorde en 1950 pour le journal Le Haut-Parleur: "La connaissance de Raymond Abellio a été et reste pour moi le contact le plus enrichissant de mon séjour en France. Je suis encore au seuil d'une aventure spirituelle qui m'apparaît d'envergure inépuisable.1,1 1

1 Gauvreau, Claude. "Interview transatlantique du peintre Fernand Leduc", Le Haut-Parleur. 30 juillet 1950, reproduit dans Leduc Fernand. Vers les îles de lumière. Écrits (1942-1980). Présentation, établissement des textes, notes et commentaires par 9

Dès 1947, Leduc prend connaissance des premiers écrits de ce philosophe, le roman Heureux les Pacifiques et 1'essai Vers un nouveau prophétisme.2 En 1948, commence une correspondance qui se poursuivra jusqu'en 1952. Par la suite, Leduc rencontre Abellio à quelques reprises. Il lit aussi les ouvrages subséquents du penseur: Les veux d'Ezéchiel sont ouverts. La Bible document chiffré. L'Assomption de l'Europe.3 4Dès les débuts, cette pensée soulève son enthousiasme. Leduc l'écrit à Borduas, le 13 décembre 1948 : "Dans le désarroi actuel dont une vague frénétique de prophétisme, la joie de découvrir une véritable lueur d'espoir est aujourd'hui possible. Mêmes des feux de grande envergure: entre autres, l'oeuvre de Raymond Abellio mérite cet épithète.1,4 Dans une autre lettre à Borduas, le 29 avril 1949, il en confirme l'impact sur sa réflexion: "Une oeuvre comme celle d'Abellio mérite qu'on la relise, et sa bouleversante synthèse nous oblige à notre tour à mettre de l'ordre dans nos idées."5

André Beaudet. Ville LaSalle, Hurtubise HMH, 1981. (Cahiers du Québec, Collection Textes et Documents littéraires) p.263-265, n.275.

2 Dans la lettre que Leduc écrit à Borduas le 25 avril 1949, il lui avoue : "Une oeuvre comme celle d'Abellio mérite qu'on la relise, (...) Personnellement j'ai mis près d'un an avant de vous en parler." Or, c'est dans sa lettre du 13 décembre 1948 que Leduc parle d'Abellio à Borduas pour la première fois. Il y a donc lieu de penser qu'il a lu Heureux les Pacifiques en 1947. Ce roman venait de recevoir le prix Sainte-Beuve.

3 Duquette, Jean-Pierre. Fernand Leduc. Ville La Salle: Hurtubise HMH, 1980. (Cahiers du Québec, Collection Arts d'aujourd'hui) p.54-55.

4 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, décembre, lundi le 13 [19]48", op.cit. p.95.

5 ------"A Paul-Émile Borduas. Clamart, 25 avril [19]49", op.cit. p.111. 10

1.1.2. Présentation de Raymond Abellio

Raymond Abellio est le pseudonyme de Georges Soulès, né à Toulouse en 1907. Il reçoit une formation d'ingénieur, adhère au parti socialiste et mène une vie militante intense. Il étudie aussi les différentes philosophies positivistes et pousse très loin ses recherches dans les multiples mysticismes et spiritualismes: l'alchimie, l'hindouisme, le Talmud, la Kabbale, l'occultisme et l'ésotérisme. Durant la guerre, il se serait lié à des collaborateurs, puis, désillusionné, se serait tourné vers la Résistance. En 1945, il abandonne toute action politique et se réfugie en Suisse. Initié par un instituteur-guérisseur, Pierre de Combas, il s'intéresse à l'histoire invisible et se consacre dès lors à la recherche et à 1 ' écriture. Dans ses nombreux ouvrages, il intègre à sa pensée la philosophie, l'art, la politique, 1'ésotérisme et les sciences. Tout son travail cherche à concilier spiritualité et intellectualité de façon à proposer une voie de la sagesse pour l'homme et l'humanité.

1.1.3. Les fondements de sa pensée

Au moment où Leduc lit les premiers ouvrages de Raymond Abellio, celui-ci en est au début de 1 'élaboration de sa pensée. Les décennies suivantes verront le développement de son oeuvre qui se veut de nature essentiellement philosophique. Abellio intègre les connaissances des différents champs qu'il explore tout en posant le primat de la rationalité sur le symbole. Il s'inspire de la phénoménologie d'Husserl, mais il "transforme le mode descriptif de recherche des actes de conscience en une véritable génétique, c'est-à-dire (...) en phénoménologie génératrice de structures au sens où l'on est en droit de dire qu'une structure engendre des relations bien plus qu'elle n'ordonne des 11

actes ou des événements.1,6

En recherchant la structure de l'intuition, ce penseur a débouché sur "une structure universelle en même temps que sur sa genèse qui est la genèse de toute conscience.1,7 II propose le postulat de 1'interdépendance universelle "qui se confond à la limite à 1'intersubjectivité universelle: "Une compénétration universelle des consciences fait immédiatement ressortir que rien ne peut se produire en acte "quelque part" qui ne soit présent en pensée dans la totalité de l'univers, en sorte que le Moi cesse aussitôt, au moins en profondeur, d'être un point de départ, sinon un point d'appui, et que l'on ne pourra y revenir que par un long parcours de "transfiguration. . .1,8

1.1.4. Son essai Vers un nouveau prophétisme

Nous nous fonderons sur le premier essai de Raymond Abellio, Vers un nouveau prophétisme qui permet de saisir le développement théorique de sa pensée et de comprendre les fondements de cet ordre universel proposé par lui. Cet ouvrage est déjà paru lorsque Leduc parle d'Abellio à Borduas, de même que le premier roman de cet auteur, Heureux les pacifiques, première publication qui a marqué Leduc.69 7 8

Dans Vers un nouveau prophétisme. 1'auteur part de l'a priori du déterminisme divin qu'il oppose au libre arbitre. Dans ses textes ultérieurs, il le reformulera en termes de postulat de 1'interdépendance universelle dont l'admission entraîne la

6 Lombard, Jean-Pierre. "Considérations théoriques à propos de la phénoménologie d'Abellio", Raymond Abellio. L'Herne. Paris: Les Éditions de 1'Herne, 1979. (Les Cahiers de 1'Herne) p.115.

7 Ibid.

8 Abellio, Raymond. "Le postulat de 1'interdépendance universelle", Raymond Abellio. L'Herne, p.24

9 Beaudet, André. "Notes", op.cit. p.248 n.185. 12

renonciation aux notions de hasard, de limite, de causalité: "C'est remettre en question tout ce qui implique une idée de limite, de fragmentation en parties, de système clos, ce qui ne va pas sans bouleverser les notions d'ordre et de temps successif, d'origine et de fin, de naissance et de mort.1,10

Dans cet esprit, la création et toutes les manifestations, dont celles du mal, font partie du plan divin. L'époque de l'après- guerre, souvent vue par les intellectuels comme l'échec de la civilisation, est caractérisée par Abellio de période "diluvienne" ou catastrophique. C'est hors des dualités habituelles, morale ou politique, qu'il propose de chercher une solution à 1'absurdité du monde. Il avance que seule la spiritualité ou le Sacré projeté dans le social peut amener l'humanité à évoluer. L'homme ne progresse que "tiré" par l'Esprit. Des guides spirituels ou prophètes modernes doivent rallier une minorité éclairée capable d'accéder à une compréhension métaphysique du monde. Cette minorité est constituée d'"hommes intérieurs",1011 aptes à évoluer spirituellement, reconnaissables à leur besoin de communion et de responsabilisation et non de possession ou de domination vis-à- vis la société. De cette élite agissante émergera une humanité post-diluvienne.

Abellio conçoit l'histoire de l'humanité et du monde, à 1'instar de l'histoire de chaque homme, comme une suite de cycles alternatifs d'involution (déspiritualisation corrélative à une évolution de la matière) et d'évolution (spiritualisation

10 Abellio, R. op.cit. p. 24

11 "Tout 1 'oeuvre se tend dans 1 'émergence de l'homme intérieur évoqué par saint Paul, autrement nommé par Husserl, le Je transcendantal. Pour l'homme intérieur, rien n'est extérieur à lui, rien n'est devant ni derrière lui, tout est en lui, il n'est que conscience présente au présent vivant." in Lombard, Jean-Pierre. Dialogue avec Raymond Abellio. Paris : Éditions Lettres vives, 1985 (Collection Nouvelle Gnose) p.7. 13

corrélative à une involution de la matière) . La fin d'un cycle d'involution est marquée par le Déluge (purge de la multiplicité). De là émerge un nouveau cycle qui pose le problème de l'homme en termes nouveaux et plus avancés. L'ensemble de ces cycles s'inscrit dans un cycle unique dit de "manifestation" dont la fin se traduit par un dernier Déluge ou Apocalypse.

Dans cette cosmogonie, l'homme ne se réduit pas à la dualité corps/matière. Il est tripartite. Comme tout corps chimique, il accumule et transforme l'énergie appelée aussi amour universel. Il peut transmuer sa quantité et sa qualité d'énergie d'un niveau à un autre. Plus il est spiritualisé, plus sa force énergétique est grande et accentue 1'évolution de l'Esprit.

Abellio utilise l'image d'un cône pour illustrer le parcours en spirale des cycles d'involution et d'évolution entre la matière (le bas du cône) et 1'Esprit parfait ou Dieu (le haut du cône). Il divise les êtres humains en trois groupes, divisions qu'il emprunte à la "Bhagavad Gîta"12. Les plus nombreux, les ignorants ou "tamas", attirés par les forces telluriques (du sol et du sang) ou dirigés par leurs pulsions, occupent la base du cône. La catégorie intermédiaire réunit les actifs, les "rajas", qui semblent libres mais ne voient historiquement qu'à court terme. Les esprits éclairés, les "sattwas", les moins nombreux, accèdent à la connaissance intégrale. Il ne faut pas confondre ces

12 La "Bhagavad Gîta" ou "Chant du Bienheureux Seigneur" fait partie de la grande épopée indienne la Mahâbrârata. Elle expose 1'enseignement métaphysique et mystique de Vishnu sous la forme de Krsna à un prince guerrier. Ce texte, tout en exhaltant le dieu suprême, se veut un poème didactique bien que lyrique, sur les devoirs de caste et les moyens d'obtenir la libération hors du cycle des renaissances. L'enseignement original de la Gîta repose sur l'exaltation du devoir individuel, mais uniquement relié à celui de la caste, et sur le détachement du fruit des actes. Tiré de "Bhagavad Gîta" par Anne-Marie Esnoul in Encyclopaedia Universalis. Corpus 4. Paris : Encyclopaedia Universalis, 1989. p.62—64. 14 derniers avec les "lucifériens", des "rajas" supérieurs, qui passent pour éclairés à cause de leur intelligence et de leurs capacités intellectuelles mais qui ne peuvent être des sages n'ayant pas transcendé leur ego par la sublimation en Dieu.

L'ordre nouveau proposé par cet auteur ne se fonde pas sur le pouvoir d'une théocratie et sur la peur, mais sur "la connaissance éclairée de la puissance, de la présence et de l'harmonie de Dieu, de notre appartenance à son plan, de notre participation à son être..."13 Cet ordre est d'un type qui n'a pas encore existé. Il veut abolir les frontières entre les diverses sciences et lier les acquis de la civilisation actuelle avec les sources de la Tradition sacrée issues des civilisations disparues. Il propose de "retrouver la science de la création des mots-clés qui créent le lien entre la vie humaine et la vie cosmique".14 *La science des Nombres est de ce type. "Les Nombres qui sont les Idées ou les Qualités proches de 1 ' essence, apparaissent comme doués d'un suprême pouvoir d'unicité ou de spécificité.1,15

Cette connaissance ne peut être atteinte qu'au niveau du supra- conscient, domaine de 1 ' intuition, de la compréhension et du sens et plus haut de 1 ' Illumination. Elle n'est accessible qu'à 1'"homme intérieur".

1.1.5. Influence d'Abellio sur Leduc

Lorsque Leduc mentionne le nom d'Abellio pour la première fois dans sa lettre à Borduas du 13 décembre 1948, il avait signé

13 Abellio, Raymond. Vers un nouveau prophétisme. Bruxelles : La diffusion du livre, 1947. p.191.

14 Ibid, p. 172 .

u Ibid, p.177. 15 quelques mois auparavant, de Paris, Refus global. Son texte "Qu'on le veuille ou non", paru à la fin du Manifeste commandait "des oeuvres, soeurs de la bombe atomique, qui appellent les cataclysmes, déchaînent les paniques, commandent les révoltes (...)/ et préfigurent (...) l'avènement prochain d'une civilisation nouvelle. . .1,16

Entre-temps, Leduc avait amorcé une réflexion, et lorsqu'il décide d'en parler à Borduas, il avoue: "De toute façon, nourri à des sources nouvelles, j'essaie de faire le point et de voir clair en moi. (...) Aujourd'hui une certaine confusion a disparu et j'éprouve le besoin de vous affliger d'un monologue à ce sujet. "Vous ne serez pas étonné, mon cher Borduas, que ce soit à partir du Manifeste que je tente maintenant de me définir".1617

C'est d'abord en nous fondant sur cette lettre du 13 décembre 1948 et sur la correspondance subséquente jusqu'en 1950, que nous pouvons faire ressortir 1'importance de 1'influence d'Abellio sur la pensée de Leduc à cette époque de sa vie. On peut en analyser les mots-clés, les concepts et le système qu'il expose à Borduas, données entièrement nouvelles dans ses écrits d'alors. On fera ensuite ressortir en quoi la pensée de Leduc se rattache à celle de Raymond Abellio.

En deuxième lieu, nous nous pencherons sur les textes "L'automatisme" et "Art de refus...Art d'acceptation" écrits respectivement en 1953 et en 1954 pour saisir s'il y a persistance de cette influence sur la pensée et la démarche de Leduc et, si c'est le cas, pour cerner comment elle se manifeste.

16 Leduc, F. "Qu'on le veuille ou non", op.cit. p. 89-90.

17 ------"A Paul-Émile Borduas. Clamart, décembre, lundi 13 [19]48". p.9 6. 16

1.1.5.1. La correspondance (1948 à 1950)

Dans la lettre du 13 décembre 1948, Leduc avoue dès les premiers paragraphes, "la nécessité de poser en termes plus hauts le problème de l'homme", ce qui l'amène à rechercher "un point de vue supérieur". Ce point de vue se trouve dans la cosmogonie d'Abellio. Tout au long de sa lettre, Leduc en reformule à larges traits les principaux éléments qu'il explique à Borduas. Il relit le vocabulaire et la pensée automatiste, tels qu'exprimés dans Refus global, à la lumière de cette conception du monde, leur donnant ainsi une toute autre dimension.

Une synthèse globale est rendue possible grâce à la "connaissance élargie des lois cycliques de la manifestation humaine". Il apparaît que l'homme n'est pas inscrit dans une histoire linéaire, mais davantage dans un cycle de manifestation marqué par des cycles d'involution et d'évolution. Leduc en expose les phases à Borduas: "Première phase: Involution-Evolution. Involution de l'Esprit: éloignement progressif dans la manifestation du principe spirituel primordial. Évolution de la matière: rapprochement du principe substantiel entraînant la multiplicité progressive jusqu'à la minéralisation. Seconde phase: Evolution-Involution. Évolution de l'Esprit: rapprochement du principe essentiel. Involution de la matière: éloignement du principe substantiel. "Le point d'intersection entre le moment le plus bas de la descente et le début de la montée est le moment du déluge (cataclysme) à la faveur duquel s'opère la synthèse des acquis positifs de la présente involution en vue de 1 ' évolution prochaine.1,18

La vie de chaque homme, de chaque société, connaît aussi de tels cycles. Cette conception non-historique de 1'évolution est *

18 Ibid, p.98,99. 17 exposée dans Vers un nouveau prophétisme.19

Leduc affirme que les événements doivent être replacés dans le cycle de la manifestation et non analysés selon un "moment historique". Ainsi, le Manifeste est lié à une phase d'involution. "La perturbation générale et croissante de notre époque nous a amenés à nous définir avec des idées et une terminologie propre à son involution"20. Le vocabulaire utilisé: automatisme-surrationnel, désir, passion sensible, magie, ne dépasse pas le niveau de 1'involution. Même si le Manifeste propose un changement profond de la pensée et de la vie dont les nouveaux fondements sont la "magie", les "mystères objectifs", 1'"amour", les "nécessités"21, il a confondu "au niveau psychique le reflet de la lumière spirituelle avec le foyer lumineux lui- même."22 Cette distinction rejoint le type de connaissance intellectuelle qu'Abellio attribue à la catégorie des hommes éclairés mais restés au niveau de 1'involution. Ces hommes nommés

19 "La vie de tout être est constituée par une suite de cycles d'Involution-Évolution. En particulier, la vie de l'humanité comprend une série de cycles ouverts avançant en spirale, composés chacun d'une Involution et d'une Évolution. Chacune de ces Involutions est séparée de 1'Évolution du même cycle par une courte période de transmutation violente à caractère épigénétique, que la Tradition nomme Déluge. Par contre, chaque fin d'Évolution se raccorde sans heurt au début de 1'Involution du cycle suivant. L'ensemble de ces cycles ouverts s'inscrit d'ailleurs lui-même dans un cycle unique, commençant au chaos primordial et y revenant (cycle de manifestation). La fin d'un cycle de manifestation est appelé Apocalypse: c'est le dernier Déluge, instantané, intemporel, et total." Abellio, R. Vers un nouveau prophétisme, p.29

20 Leduc, F. p. 96

21 Borduas, Paul-Émile. "Refus global", Refus global et autres écrits. Essais. Édition préparée et présentée par André-G. Bourassa et Gilles Lapointe. Montréal: Éditions de l'Hexagone. 1990. (Typo:Essais) p.73.

22 Leduc, F. p. 96. 18 "lucifériens"23 n'ont pas transcendé leur connaissance au plan spirituel. D'après Leduc, le Manifeste contient ce qu'il faut pour accéder à 1'"activité unificatrice", mais il "reste à nous dégager des ornières dualistes".24 25 26

Ces dualismes, anarchie et révolution, morale et religion, "n'ont plus de sens". C'est l'accès à la connaissance spirituelle qui donne son sens à l'homme en le replaçant dans le "cycle de la manifestation". Cette connaissance est transmise par "la tradition une et principielle", dont "le christianisme n'est qu'un fruit après tant d'autres mais de caractère occidental." La "tradition" est la "tunique sans couture". Elle "est aussi le feu qui couve sous la cendre; vienne le grand vent et elle se remanifestera selon de nouvelles exigences humaines.1,25 Leduc reconnaît la présence de la connaissance spirituelle au sein de tous les textes sacrés, connaissance qui n'attend que le moment propice pour resurgir, trame de 1'évolution humaine. L'ordre supérieur proposé par Abellio offre cette occasion parce que la tradition en constitue la base. Le rôle de cet ordre est : "de retrouver et d'affermir, pour la souche de la future humanité, les bases de la connaissance symbolique et illuminative, c'est-à-dire de renouer, en y intégrant les apports positifs de notre civilisation actuelle, avec la Tradition sacrée telle qu'elle pût apparaître aux maîtres des continents disparus.1,26

Leduc explique aussi que 1'accession à un ordre supérieur passe par "la reconnaissance d'un déterminisme supérieur (non historique...)" qui permet à l'homme de changer "sa notion de culpabilité" en une compréhension de sa "dépendance universelle."

23 Étymologiquement "porteurs de lumière", reflet lumineux de l'Esprit, mais non lumière eux-mêmes.

24 Leduc, F. p. 96 .

25 Ibid, p. 97 .

26 Abellio, R. p. 171. 19

Ainsi, l'homme peut replacer "le désordre relatif actuel" dans "un ordre plus grand" et orienter son évolution vers "l'harmonie principielle". Pour ce faire, il a la tâche "d'intégrer tous les apports positifs d'où qu'ils viennent".27

Ce regroupement des forces positives est porteur d'une grande force de changement. Leduc oppose cette union au "nihilisme pur et simple des luttes sectaires et au fanatisme anticlérical à portée de crachat"28, et sans doute aux divisions qui surgissent au sein du groupe automatiste. Il ajoute que c'est le sens général de Refus global: "refus d'être complice de la catastrophe." Mais il ajoute : "Bien que témoignant de la force de l'esprit, cette attitude serait strictement négative si elle n'était renforcée d'un comportement social positif; actuellement: rassemblement des forces spirituelles, déblaiement des valeurs neuves d' édification.1,29

Nous trouvons cette idée de communion chez Abellio. La communion est le besoin fondamental de l'homme et détermine son évolution. Le penseur l'explique de cette façon: "S'il n'était tiré par l'Esprit, l'homme n'avancerait pas: c'est justement près de la fin de son Involution,(...) qu'il sent le mieux que quelque chose lui manque. A ce moment, il a beau cultiver ses différences et ses ambiguïtés, (...) en lui un obscur besoin de communion proteste... Il signifie l'existence d'une intime vocation de l'homme à participer consciemment à une oeuvre plus grande que lui-même, où il se trouve grandi, mais intact, et qui donne un sens à sa vie. Le besoin de communion est le premier appel de l'Esprit, la première aspiration de nature mystique qui oriente l'homme vers l'intégralité; il prend un aspect créateur, conquérant, dynamique..."30

27 Leduc, F. p. 97-98.

28 Ibid, p. 98 . 20

Leduc accepte ce rôle de l'Esprit. Le "facteur premier d'unification" est "l'Énergie, l'amour universel" qui "à la fois unit et différencie, permet à 1 'esprit et à la matière de se transformer par interaction".31 32Cela signifie que l'adhésion à ce principe procède au départ de la disparition d'une conception basée sur la dualité corps/esprit et ensuite de l'acceptation de la participation de l'homme à cette énergie universelle.

Abellio attribue l'évolution de l'homme à ce principe premier: "Pas plus qu'aucun être, l'homme n'est une addition, une juxtaposition d'Esprit et de Matière, mais un accumulateur et un transformateur énergétiques, d'une puissance variable selon les individus, et capable de faire passer sa quantité d'énergie d'un niveau à un autre, vers le bas ou vers le haut. Toute conception strictement dualiste de l'homme obscurcit la notion même de son évolution.1,32

Leduc précise que cette évolution spirituelle procède de 1'"accomplissement de 1'individu dans ses deux modalités: a) grossière, corporelle, b) subtile, âme psychique, mental, discursif, pour accéder [à] la personnalité: le Soi. C'est "l'énergie [qui] unifie l'être à travers la multiplicité de ses états individuels".33 Les êtres humains n'atteignent pas tous le même niveau spirituel. Ils se classent en trois groupes hiérarchiques, divisions que Leduc emprunte à Abellio: "a) les spiritualisés: voie ascendante contre 1'involution, dirige l'évolution- conformité à 1'essence de 1'être-connaissance, sagesse. b) les demi-éclairés: - action, forces expansives - s'étendent sur un plan de rotation accélérée - donnent 1'impression d'avancer - se dispersent sur place. c) Les soumis: - ceux qui se laissent emporter par le

31 Leduc, F. p. 98.

32 Abellio, R. p. 23

33 Leduc, F. p. 99. 21

courant, ignorance, obscurité - tendance descendante.1,34

"Les périodes d'évolution" voient "la minorité spirituelle" reprendre "son rôle de guide de la masse. Le bas de 1'involution au contraire se manifeste par la multiplicité des pouvoirs".3435 36La compréhension de ces données précise la route à suivre. Par leur appartenance à la caste des "éclairés", les "prêtres, artistes et savants" ont "une mission sociale" à accomplir. Cependant, c'est une tâche difficile: "Aujourd'hui les pouvoirs sont dispersés. Le "profane" se venge.- La confusion est générale... Il appartient à ceux qui ont pénétré au coeur de l'homme de renouer les liens spirituels qui restituent le pouvoir, de semer sans compter ni regarder, il y aura toujours une parcelle de sol fertile pour recevoir la bonne semence.1,36

Cette idée de mission sociale et spirituelle que propose Leduc aux artistes pour sortir de la période confuse du moment et qui se trouve en germe dans le Manifeste, est issue de la notion des guides spirituels développée par Abellio. Ces guides spirituels sont "tous ceux qui agissent avec détachement, et par référence au plan divin, à savoir, selon une échelle ascendante, les Sages, les Prophètes (...) , et les Saints..."37 38 Pour cette "minorité sattwique" (éclairée)" d'aujourd'hui, pour la première fois dans notre Involution, le spirituel n'est pas évasion, mais délivrance, certitude d'accrochage dans le tourbillon des dualités. Et que 1'époque appelle le durcissement de cette minorité, et son action militante, dans des conditions de (...) précarité matérielle.1,38

Leduc voit le Manifeste sous l'angle de ses "possibilités

34 Ibid, p. 100.

35 Ibid.

36 Ibid.

37 Abellio, R. p. 17 .

38 Ibid, p. 188 . 22 d'unification (...), signe de l'unité réelle spirituelle." Il est vrai que c'est "sans (...) quitter le domaine de la chute (...) que nous nous sommes définis, sans toutefois préciser suffisamment s'il s'agissait pour nous de continuité (dans la descente) ou de changement de direction (continuité dans la tradition: ascension). Nous sommes déjà de la montée et n'avons rien en commun avec ceux qui perpétuent la descente et préparent le cataclysme.1,39

C'est pourquoi le vocabulaire automatisée est réinterprété selon un sens d'aspiration vers la spiritualité. Ainsi les mots "désir" et "passion" ont été utilisés pour s'opposer à la morale étouffante du temps. "Il s'agissait plutôt que de désir et de passion d'une aspiration supérieure (un appel de l'esprit) de notre être vers l'unité."3940 "Désir et "passion" ne dépassent pas le "courant d'une morale utilitaire, par conséquent involutive." Il en est de même pour "anarchie" et "révolution". "Il s'agit plutôt maintenant de hiérarchie et d'évolution (dans l'harmonie). Nécessité d'une élite sage, et du reclassement des valeurs personnelles."41 Leduc fait ici référence à la minorité éclairée, spirituellement évoluée, et à l'exigence de redéfinir les valeurs selon cet ordre supérieur.

Leduc s'attaque ensuite à 1'automatisme-surrationnel. En premier lieu, il établit la distinction entre la connaissance et la science. La première relève du surrationnel, c'est-à-dire du supra-mental. Elle est personnelle. Elle appartient au spirituel, car la connaissance n'existe qu'en esprit, l'Esprit étant la connaissance suprême. "Les oeuvres" n'en "sont que des reflets, des manifestations dans l'ordre individuel". Mais par "leur pouvoir d'unification et de transformation", elles ouvrent la voie à la connaissance. "L'expérience spirituelle n'est

39 Leduc, F. p. 101.

40 Ibid.

41 Ibid. 23

communicable que transformée.1,42 La seconde n'est pas la connaissance. Elle se définit en termes dualistes, non- rationnel/rationnel. Elle est donc involutive, elle ne peut accéder au surrationnel. Cependant, "ses acquis positifs"(...) serviront de renforcement aux sciences postdiluviennes (numérales, cycliques, cosmogoniques, etc.) dans l'édification d'une métaphysique pure (traditionnelle, ésotérique...)" qui permet "d'accéder à la connaissance."4243

Dans son essai, Abellio constate la limite atteinte par les sciences matérielles. "Les savants actuels seront conduits à dépasser le stade de la description des choses et à aborder l'explication de leur essence".44 Et plus loin, il résume l'une des tâches de l'ordre spirituel qu'il propose: "Au sein de l'Ordre, disparaît la frontière entre la métaphysique et les sciences dites exactes ou expérimentales, ainsi qu'entre la théologie et la philosophie. L'Ordre dépasse toutes ces disciplines en essayant d'intégrer leurs différents acquis."45

Dans cet esprit, Leduc traite du surréalisme, comme "ne présentant] pas un cas exceptionnel". Sa valeur positive a été relevée justement par Borduas : "l'importance morale accordée à l'acte non-préconçu". Cependant cela reste incomplet. Leduc cite cet extrait de la "Bhagavad Gîta", "clef de voûte de toute démarche spirituelle [qui] semble mieux convenir à notre mode d'activité: "Agis l'acte à agir sans t'attacher à l'acte et en renonçant au fruit de l'acte".46 Le surréalisme a utilisé la part

42 Ibid.

43 Ibid, p. 102 .

44 Abellio, R. p.169.

45 Ibid, p. 171.

46 Leduc, F. p. 103 . 24 positive à exploiter "les bas-fonds de 1'inconscient avec, il est vrai [une] tentative d'unification au niveau de la conscience mentale".47 L'effort de Mabille et de Breton pour créer une unification temporelle et spatiale sur le plan politique48 est une utopie proprement involutive car elle est "de la descente dans la multiplicité". "La seule vraie unité est spirituelle."49 Le surréalisme n'est pas de cet ordre car il reste au niveau mental. "L'état de rêve ou de veille, les actes conscients ou inconscients, automatiques ou dirigés, procèdent tous de l'activité mentale..." L'automatisme aussi est d'ordre rationnel: "...Agent d'exécution dans notre activité picturale, (...) "il" ne peut être qu'une manière de tenir le pinceau, la plume, etc., alors que le surrationnel est la qualité spirituelle organisatrice de 1'activité même. Le surrationnel est d'ordre supra- conscient, 1'automatisme d'ordre inconscient. Automatisme-surrationnel est donc impropre parce que dualiste. (...) Surrationnel se suffit; il nous conduit au domaine de l'esprit, de la connaissance, de la révélation.1,50

Ces distinctions ramènent à la conception d'Abellio, qui ne restreint pas l'homme au conscient et à 1 'inconscient mais lui ajoute le niveau du supra-conscient : "Là s'ouvrent les domaines de 1'intuition, de la compréhension et du Sens et plus haut encore, de l'illumination. C'est 1'Esprit qui(...) n'est pas substance, ou forme; mais acte, champ de forces ; il ne supprime les frontières étroites de 1'individualité que pour dilater l'âme jusqu'à celles de l'universalité ou

47 Ibid, p. 102 .

48 Leduc fait référence à l'appui de Breton et des surréalistes au mouvement "Front humain" de Robert Sarrazac qui militait pour la reconnaissance d'une citoyenneté mondiale et à Garry Davis,"premier citoyen du monde", in Leduc, F. p.102 et Beaudet, A. p.249 n.209.

49 Ibid, p. 102 .

50 Ibid, p.103. 25 de la personnalité.1,51

Leduc termine sa remise en question par les mots sensible et pouvoir. Le véritable sens du premier c'est de réagir "généreusement aux perceptions "sensibles". Quant au deuxième, le pouvoir, il vient de l'Esprit. Le pouvoir de création est spirituel. Il se manifeste à partir de "l'homme intérieur." L'oeuvre est à l'image d'un cycle de manifestation. "Du pouvoir spirituel de son auteur, manifesté dans la matière, elle devient pour le spectateur-acteur, puissance formelle qui ramène à l'esprit. La qualité primordiale de l'oeuvre est spirituelle J1,52

La lettre à Borduas du 13 décembre 1948 se termine par le mot "spirituellement". Leduc y a exposé sa vision de 1'évolution de l'homme selon les lois cycliques de la manifestation, de 1'importance de la tradition, de l'ordre universel issu de l'unification dans l'Esprit, concepts empruntés à Raymond Abellio. Leduc les intègre en exposant comment cette pensée peut s'appliquer à la situation propre aux automatistes et à la voie proposée par le manifeste Refus global. Ici, il faut souligner que ce long exposé de Leduc est composé dans la foulée de sa découverte de la cosmogonie d'Abellio. Le parallélisme évident entre les conceptions de Leduc et celles du penseur français peut s'expliquer de cette façon. Avec le temps, 1'intégration sera plus personnelle. Comme le dit Leduc maintenant: "C'est quelque chose qui a été pensée, qui était tellement influencée, pas encore digérée complètement...".5153 52

Dans les lettres à Borduas de la fin décembre 1948 jusqu'en mai 1950, Leduc souligne à quelques reprises 1'importance d'Abellio.

51 Abellio, R. p. 66.

52 Leduc, F. p. 104 .

53 ------Entrevue accordée à l'auteure. Paris, 25 mai 1993. Annexe 1, p.136 26

Il précise plusieurs fois son engagement dans un vie spirituelle et son adhésion à des concepts fondamentaux de la cosmogonie abellienne, et surtout il tente de concilier cette pensée et celle de Borduas.

Durant cette période, 1'influence d'Abellio sur Leduc reste constante. Dans sa lettre du 28 décembre 1948, Leduc affirme 1'importance que revêt à ses yeux le commentaire positif sur Refus global venant de celui qu'il "considère l'homme le plus important de l'heure".54 Plus tard, le 18 juin 1949, il dit: "La seule amitié que je conserve est celle d'Abellio. (. . . ) Ses lettres (...) m'ouvrent chaque fois des univers de contemplation.1,55

Au cours de ses échanges avec Borduas, Leduc continue d'affirmer son orientation spirituelle. Dans la lettre du 10 janvier 1949, aux critiques de Borduas concernant les distinctions apportées aux mots "automatisme", "surrationnel", "matière", "esprit"56 par Leduc, ce dernier rétorque: "Vous me rappelez le vieux dualisme matière-esprit; pour moi, il n'y a qu'une essence spirituelle, dont la manifestation est substantielle.1,57 Le 1er mars 1949, Leduc explique la mission d'Abellio pour qui il s'avère nécessaire de "concilier la spiritualité illuminative avec 1'intellectualité la plus rigoureuse". Il ajoute pour lui-même, ce qui semble un engagement spirituel: "Combler la raison pour aboutir à 1 'exaltante illumination. Épuiser la passion jusqu'à la

54 ------"A Paul-Émile Borduas. Clamart, 28 décembre [19]48". p.105.

55 ------"A Paul-Émile Borduas. Clamart, 18 juin [19]49", op.cit. p.112.

56 Borduas, P.-É. Lettre à Leduc du 4 janvier 1949 , citée dans Beaudet, A. "Notes", op.cit. p.251 n.219.

57 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 10 janv.[19]49", op.cit. p.105. 27

"pacification" qui est l'état le plus aigu et le plus affiné de l'action.1,58 Cet objectif final de communion au principe spirituel s'atteint par une action sur soi et par une action sociale communicante. L'action intérieure procède de "la nécessité de faire l'unité en soi pour opérer par rayonnement".5859 60De 61 la première, découle la seconde. "Seul un lien de communion établi sur la compréhension,(...) permettra un noyau solide d'action positive, rayonnement d'une autorité incontestable.1,60

L'évolution de la correspondance de Leduc et de Borduas durant les années mentionnées dénote en outre la volonté de Leduc de rallier Borduas à sa nouvelle orientation. Ici, nous ne ferons ressortir cet aspect que par quelques exemples de façon à éclairer la profondeur de 1'engagement de Leduc dans sa démarche. Dans presque toutes les lettres de cette période, Leduc précise le sens du vocabulaire qu'il utilise et celui de sa pensée. A la suite de la réception du texte de Borduas, "Projections libérantes", il s'emploie dans sa lettre du 1er mars 1949 à démontrer comment leurs points de vue sont conciliables. "Je ne crois pas, mon cher Borduas, que votre "passion" et votre "raison historique" s'opposent réellement à mes espoirs, pas plus que je ne crois à 1'opposition réelle entre "conscience" et "vertige": ce sont les deux pôles nécessaires d'un même état, qui est celui de la vie spirituelle.1,61 De même, "la "tradition" que j'ai déjà invoquée et à laquelle je me rattache ne s'oppose pas non plus à votre "raison historique": elle est sur un autre plan la "valeur

58 ------"A Paul-Émile Borduas. Clamart, 1er mars [19]49" , op.cit. p.109.

59 ------"A Paul-Émile Borduas. Clamart, 26 avril [19]50", op.cit. p.125.

60 Ibid.

61 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 1er mars [19]49" p.109. 28 morale" que vous avez retracée dans toutes les oeuvres de toutes les époques.1,62

Lorsque Leduc prend connaissance des intrigues et des luttes au sein du groupe automatiste, dissensions aiguisées par la réception de "Communications intimes à mes chers amis" de Borduas, il fournit à son correspondant une analyse qui cadre avec sa philosophie. Il associe la révolte de certains des automatistes (les fils) contre Vautorité de Borduas (le père) à "la révolte des forces telluriques ! forces du sang, de la terre, de l'instinct".6263 Cette comparaison réfère aux classifications d'Abellio entre forces telluriques et forces spirituelles, classes ou castes établies selon le degré d'évolution spirituelle. Dans le même esprit, Leduc ajoute que la faillite du groupe repose sur le principe d'unification qui en constituait le fondement, c'est-à-dire "la seule spontanéité"64, source d'anarchie. Pour endiguer ce désordre, il pose le problème de 1'autorité : "Reconnaissance d'un ordre, d'une hiérarchie, donc d'une autorité. - Tendre vers ce qui est plus élevé, élever ce qui est plus bas. - La spontanéité (...) appartient aux forces telluriques, (...) son efficacité est soumise au rayon d'intelligence (éclairée, ordonnatrice) sous le contrôle de laquelle elle se manifeste." Plus loin, il ajoute: "La fraternité réelle existe sur un même niveau d'évolution (d'intelligence); là il y entente, compréhension, aide mutuelle".65

Il ressort de la correspondance analysée que la pensée de Leduc

62 Ibid, p. 110.

63 Idem. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 14 mai [19]50", op.cit. p.127.

64 Ibid, p. 128 .

65 Ibid. 29 est clairement marquée par la hiérarchisation du monde selon un ordre spirituel, modèle conçu par Abellio.

1.1.5.2. Les textes (1953 et 1954)

Leduc a aussi fait le point sur sa démarche dans des textes. Nous avons choisi "L'automatisme" et "Art de refus...Art d'acceptation", écrits en 1953 et 1954, pour discerner s'il y a alors persistance de l'influence d'Abellio et d'une orientation spiritualiste chez Leduc.

Dans "L'automatisme", Leduc reprend la réflexion déjà élaborée à ce sujet dans la lettre du 13 décembre 1948. Il reconfirme ce qu'il en disait à ce moment. "Agent d'exécution, manière de tenir la plume, le pinceau, etc." Il ajoute : "Ce qui fait son importance, c'est la profondeur de la personnalité de celui qui l'utilise.1,66 II en constate aussi les limites: "Parfois, il est vrai, on peut assister à 1'éclosion de fleurs merveilleuses, (...)mais ces créations, si belles qu'elles soient, restent dans la sphère du "naturel", elles ne sont pas animées par un principe original de "profondeur spirituelle"..."6667 Quant au monde psychique auquel l'homme occidental incorpore son moi, il est "considéré" selon Leduc "comme les autres phénomènes corporels et ne peut être métaphysiquement pris au sérieux.1,68 L'artiste reste fidèle à ce qu'il a expliqué à Borduas en 1948. Il rejoint aussi ce que lui avait écrit Abellio la même année, mais sous une autre forme: "Il y a le vertige surréaliste bienfaisant, (...) [m]ais ce n'est pas un état ultime, et je crois qu'il faut pousser la

66 Idem. "L'automatisme" op.cit. p. 141.

67 Ibid, p. 141.

68 Ibid. 30 vie et la liberté à un degré supérieur.1,69

Le texte "Art de refus...Art d'acceptation" que Leduc rédige en 1954, fait le point sur deux démarches picturales opposées : la peinture "cosmique" ou art informe et l'art de la forme. L'analyse qu'il fait de l'une et de l'autre, rejoint la conception de la hiérarchisation du monde à partir de la matérialité jusqu'à la spiritualité, cette qualification étant attribuée au plus haut degré de spiritualité et à la communion à l'Esprit. Dans ce cadre, la peinture dite "cosmique" est "plongée dans la matérialité", "disparition de la forme dans la multiplicité". Elle "rejoint les doctrines de nihilisme et de désespoir (•••) de notre époque". Elle "participe de 1'involution". Elle "glorifie le sujet.1,70 La deuxième tendance "effectue une plongée dans la conscience de l'être" et "poursuit la qualité symbolique de la forme, la forme la plus parfaite étant à la limite la forme la plus simple chargée du sens objectif du monde." Dans cet "art objectif, la personnalité tend à se fondre dans 1'anonymat d'une vision hiérarchique du monde. A la limite, véritable art sacré où l'homme se situe en relation harmonieuse avec l'univers.1,71 Cette description des deux tendances de l'art contemporain résume le cheminement de Leduc de 1'automatisme à l'art abstrait construit. Elle illustre le choix et le sens de son orientation spirituelle. Les mots qui la composent, les concepts qu'elle sous-tend et la conception du monde qu'elle défend, identifient la filiation abellienne de sa pensée.

L'analyse de la correspondance de Leduc avec Borduas du 13 69 70 71

69 Abellio, R. Lettre à Fernand Leduc, 23 XII 48, reproduite dans Beaudet, A. p.250 n.217.

70 Leduc, F. "Art de refus...Art d'acceptation", op.cit. p.144 à 146.

71 Ibid, p.145-146. 31 décembre 1948 au 14 mai 1950, et de ses deux textes écrits à la veille de 1955, fait ressortir 1'influence marquante de la cosmogonie de Raymond Abellio sur la pensée de Fernand Leduc. Cette étude qui nous amène jusqu'à l'année 1955, "moment où ça bascule"72 , 73permet de comprendre les fondements philosophiques à l'origine du passage de 1'automatisme à l'abstraction chez Leduc et de saisir ce qui anime son action de regroupement de "tous les apports positifs d'où qu'ils viennent"13 lors de son séjour à Montréal. Le mot "communion" utilisé à plusieurs reprises dans ses lettres, trouve aussi son sens. Dans un prochain chapitre, nous verrons comment ce cheminement influe sur sa démarche plastique.

1.2. Jean Bazaine 1.2.1. L'importance de la rencontre de Jean Bazaine

Leduc établit une relation avec Jean Bazaine à partir de janvier 1950. Il en fait part à Borduas dans sa correspondance entre le 21 novembre 1949 et le 24 mai 1952. Il mentionne surtout les qualités du peintre, celles de son travail et la pertinence de ses écrits. Cette rencontre marquera l'art de Leduc durant quelques années.

Dans la lettre à Borduas du 21 novembre 1949, Fernand Leduc mentionne le nom de Jean Bazaine pour la première fois. Il affirme que les toiles du peintre et ses écrits constituent sa première véritable rencontre dans le domaine de la peinture depuis qu'il est à Paris. Il reconnaît le caractère éminemment personnel de cet artiste, ainsi qu'une correspondance entre la pensée de celui-ci et la sienne. Voici ce qu'il en dit: "Un peintre mûr, Bazaine (coté paraît-il dans les

72 Beaudet, A. "Présentation", op.cit. p.XXV.

73 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, décembre, lundi 13 [19]48." p.98. 32

milieux parisiens) présente des toiles attachantes. C'est à mon avis la première manifestation d'un peintre français contemporain apportant une vue neuve et mettant l'accent sur la sensibilité plus que sur les spéculations en cours.(...) Enfin une rencontre! Une petite publication74 75parue 76 à cette occasion souligne l'oeuvre de façon bouleversante. Nous nous retrouvons en pleine communauté de pensée pour la première fois sur ce terrain depuis que je suis en France. Je fais quelques efforts en ce moment pour rencontrer le peintre Bazaine.1,75

Une première rencontre laisse à Leduc une impression très positive. La description qu'il fait de Bazaine révèle des qualités qui font penser à celles par lesquelles on a déjà caractérisé Leduc lui-même. Dans sa lettre du 1er janvier 1950 à Borduas, Leduc livre en ces mots sa première impression : "Bazaine Jean; . . . homme d'une extraordinaire sensibilité, d'une simplicité engageante, chercheur tenace, travaille avec assiduité et acharnement dans le plus complet recueillement et suit avec sagacité la marche lente qui nous le fait trouver dans le voisinage proche de nos aventures.1,76

A quelques reprises, Leduc fait allusion à l'appui que Bazaine peut lui accorder, soit pour l'aider à organiser une exposition

74 II s'agit de ce que Leduc appelle les Notes et qui sont publiées en 1948 sous le titre de Notes sur la peinture d'aujourd'hui et rééditées en 1953 aux Éditions du Seuil. In Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas, Clamart, 1er janvier [19]50", op.cit. p.120 et Beaudet, A. p.258 n.254.

75 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, 21 novembre [19]49". p.119.

76 ------"A Paul-Émile Borduas. Clamart, 1er janvier [19]50", op.cit. p.119-120. Cette description par Leduc de Bazaine fait ressortir des qualités qui ressemblent en partie à celles que Claude Gauvreau reconnaît à Leduc dans 1'interview que le peintre québécois lui accorde pour le Haut-Parleur le 30 juillet 1950. Voici ce que Gauvreau en écrit : "...Leduc, ce rigoureux et lent chercheur, si intransigeant, si méticuleux, si impitoyable envers lui-même". In Beaudet, A. p.263 n.275. 33 pour Borduas, soit pour lui prêter son atelier.77 78

1.2.2. La pensée esthétique et l'art de Jean Bazaine

Nous considérons surtout le parcours de Jean Bazaine durant les années quarante, décennie durant laquelle son art s'affirme et au terme de laquelle Leduc fait connaissance avec cet artiste. Jean Bazaine s'est d'abord illustré durant la période entourant la deuxième guerre mondiale en pratiquant une peinture qui est apparue comme une résistance culturelle à 1'envahisseur. Il a fait partie de ce qu'on a appelé la "Jeune Peinture" ou encore la "Nouvelle École de Paris". Son oeuvre "initie dès 1942 certaines des problématiques majeures de 1'après-guerre (un humanisme contesté, la mise en cause de l'objet et le procès de la figure, l'autonomie du fait pictural et le refus de toute idée préconçue) . . .1,78 Ses textes témoignent de sa connaissance profonde de l'histoire de la peinture et de la nécessité de plonger "au plus profond de soi, à la recherche de ses propres possibilités, c'est-à-dire de celles de son époque".79 Ce faisant, il reste en continuité avec ce qu'il appelle la tradition, ne la répétant pas mais la renouvelant. Il s'est fait "défenseur du renouveau religieux de l'art sacré en France...".80 Il se tient à l'écart des polémiques qui, dès 1945, vont opposer les partisans de l'art

77 ------"A Paul-Émile Borduas. Clamart, 1er janvier [19]50", op.cit. p.120 et "A Paul-Émile Borduas. Paris, samedi le 24 mai 1952". p.137.

78 Greff, Jean-Pierre. "Bazaine 1941-1947 : les années décisives", in Bazaine. Paris: Skira; Centre national des arts plastiques. 1990. p.139.

79 Bazaine, Jean. "Recherches des Jeunes peintres", Formes et couleurs no 6. 1943 cité dans Greff, J.-P. op.cit. p.140.

80 Carani, Marie. L'oeil de la critique. Rodolphe de Repentiqnv, écrits sur l'art et théorie esthétique 1952-1959. Sillery: Septentrion; Célat, 1990. (Les nouveaux cahiers du Célat 1) p.28. 34 figuratif et ceux de l'art abstrait et, à 1'intérieur de celui- ci, les défenseurs de 1'abstraction construite et les tenants de l'abstraction lyrique. Il défend un art abstrait personnel dont l'influence initiale vient de la nature.

La nature se régénère constamment alors que la culture, construction de l'homme, est détruite par la guerre. Cette ruine de la civilisation conduit à rechercher dans la nature, le sens profond de l'univers et du renouvellement de la vie. Pour Bazaine, l'homme prend conscience de lui-même lorsqu'il saisit qu'il fait partie intégrante de la structure de l'univers. Il écrit dans Notes sur la peinture d'aujourd'hui: "La vraie sensibilité commence lorsque le peintre découvre que les remous de l'arbre et 1 'écorce de l'eau sont parents, jumeaux les pierres et son visage et que le monde se contractant ainsi peu à peu, il voit se lever, sous cette pluie d'apparences, les grands signes essentiels qui sono, a ia rois sa vente et ceiie ae l'univers. Il 8?

A l'instar de l'art primitif perçu comme le symbole de la fusion de l'homme avec la totalité de l'univers, Bazaine pose la nécessité d'un art qui serait "porteur de "valeurs universelles", déposées et tenues en réserve dans la mémoire collective, [qui] ne serait pas séparé de la vie et enfin [de] 1'émergence d'une pensée du "Sacré".8182 Cet art doit pouvoir traduire le dynamisme de la nature. Chez Bazaine, l'eau, le vent, mouvement absolu, constituent des thèmes majeurs de sa peinture. C'est dans des lieux comme Saint-Guéno lé en Bretagne et en Beauce, là où ces éléments dominent, que Bazaine dessine très tôt d'après la nature. Il y recherche le lien sensible avec 1'"élémentaire" dans ces espaces "vides", mais jamais la référence à un paysage

81 Bazaine, Jean. Notes sur la peinture d'aujourd'hui. Paris : Éditions du Seuil. 1953. p.72-73.

82 Laude, Jean. "La crise de l'humanisme et la fin des utopies", "L'art face à la crise 1919-1929", in Greff, J.-P. op.cit. p.142 35 réel.

L'évolution de son art l'amène vers 1943 à utiliser des moyens picturaux qui, tout en affranchissant ses tableaux de la représentation, transmettent cette "présence" vivante du monde. Une "grille" souple, réseau de lignes de force, traverse le plan pictural. Elle n'est pas un motif en elle-même. Elle déconstruit l'objet en prismes de couleur comme en un éclatement des apparences. Elle brise la distance entre le premier et l'arrière- plan et annihile le rapport entre la figure et le fond. Intenses, les couleurs créent une profondeur optique. Vers 1947, les taches de couleur se juxtaposent en un réseau plus lâche. Tout en rendant de la façon la plus fluide possible le mouvement de la vie, Bazaine veut "saisir au filet des formes ce qui échappe à toute forme."83 84"Le dessein des grilles est en ce sens emblématique de tout l'oeuvre: articuler la forme sur 1'informe, tout le contraire d'un art informel.1,84

La recherche qu'a entreprise Bazaine est un engagement total. C'est d'abord un engagement dans l'acte de peindre car l'oeuvre est conçue comme un geste, un acte, plus que comme un produit fini. C'est aussi un engagement existentiel car le peintre y investit sa vie et cherche à y retracer une structure commune de l'univers pour lui et pour le reste du monde.

1.2.3. Liens entre Leduc et Bazaine

Les mots qu'emploie Leduc pour qualifier Bazaine comme homme et comme artiste nous révèlent les liens spirituel et artistique qu'il partage avec le peintre français. Celui-ci a un impact notable sur le travail pictural de Leduc durant les années où ils

83 Onimus, Jean. Jean Tardieu: un rire inquiet. Seyssel, Champ Vallon, 1985. in Greff, J.-P. p.145.

84 Greff, J.-P. p. 145 . 36 se côtoient, entre le début de 1950 et la fin de 1952.

Nous pouvons souligner les éléments communs de leur pensée concernant leur travail de peintre, leur recherche et certaines tendances en art. On fera un rapprochement entre leurs pratiques artistiques et on situera Bazaine en regard de 1'orientation de Leduc à ce moment.

1.2.3.1. Leur pensée

Un premier lien nous semble fondamental, celui de l'aventure intérieure. Comme nous l'avons déjà écrit, Leduc reconnaît d'abord la sensibilité de Bazaine, celle qu'il incarne dans ses oeuvres et celle qu'il vit comme homme. Cette qualité de l'âme rend l'artiste présent à lui-même et au monde. Pour y arriver, il doit entrer en contact avec son monde intérieur. C'est ce que dit Bazaine sur le processus intérieur qui fait surgir la peinture.: "On ne fait pas la peinture que l'on veut, il s'agit de vouloir la peinture que l'on peut, celle que peut l'époque. Et cela ne se fait pas à coup d'intelligence et de connaissances historiques, mais par le plus obscur travail de 1'instinct et de la sensibilité.1,85 Ce travail, Leduc l'exprime en faisant sienne cette citation de René Allendy qu'il inclut dans son texte "Persistance dans le refus": "L'action s'élabore dans les profondeurs de 1 ' instinct et dans les hauteurs de la vie spirituelle.1,86 Cette plongée en soi émerge sur la création vue comme nécessité. Leduc parle de 1'"étrange nécessité que celle de peindre ; absurde entêtement que de 1'opposer à la nécessité de subsister.1,87 Bazaine y voit un moyen de survie : "La peinture est moins que jamais par ces temps désespérés, un métier, une 85 86

85 Bazaine, J. op.cit. p. 40-41.

86 Leduc, F. "Persistance dans le refus", op.cit. p 130.

87 p.137. 37 distraction, ou un vice. C'est une tentation d'exister malgré tout, de respirer dans un monde irrespirable."88 Ce recours aux sources profondes de l'individu, cet engagement personnel total comme seul moyen de survivre a rapproché Leduc de Bazaine et lui a fait dire qu'il sentait celui-ci "dans le voisinage proche de nos aventures" et "sensible à la source commune de nos oeuvres".89

Depuis Refus global et la rencontre d'Abellio, l'orientation de la recherche spirituelle de Leduc vers un ordre universel, orientation précisée dans ses écrits et perceptible dans son oeuvre, rejoint la recherche chez Bazaine d'une structure universelle. Elle s'incarne pour eux dans des formes communes pour tous. Bazaine explique que l'objet n'existe pas pour lui- même, mais par son identité à une forme qui le dépasse: "Cette trame secrète qui arme toutes choses, cette géométrie vivante de cônes, de sphères, de cylindres dont, depuis Cézanne, nous avons quelquefois entendu parler, toute cette mécanique de signes ne vit que dans la mesure où elle est la structure commune à toutes les réalités, où elle est à la fois ceci et tout cela, où elle exprime l'unité profonde du monde:"All [the] world in a nutshell."90

C'est ainsi que "la peinture contemporaine tend à reconquérir une nouvelle forme du Sacré. Le sacré, c'est le sentiment mystérieux d'une transcendance éclatant dans l'ordre naturel du monde, dans le quotidien... pour une forme, c'est la substitution de signes universels à chacun des signes particuliers qui la composent."91

Quand Leduc, en 1954, dans son texte "Art de refus...Art d'acceptation", fait le point entre l'"art informe" qu'il associe à l'automatisme et l'"art de formes", il démontre que tous deux

88 Bazaine, J. p.83.

89 Leduc, F. p. 12 0.

90 Bazaine, J. p.33. 38 recherchent l'unité par des moyens opposés. Il choisit le deuxième, "véritable art sacré où l'homme se situe en relation harmonieuse avec l'univers. Art de formes appelées à témoigner de la présence non pas d'un homme en particulier, mais de l'ordre reconnu des mondes où il se situe". "La forme la plus parfaite " est "à la limite la forme la plus simple chargée du sens objectif du monde.1,92 Dans cette "filiation", Leduc situe Bazaine. Leurs démarches poursuivent un but semblable.

Cette parenté spirituelle et artistique rapproche leur opinion concernant les tendances de l'art contemporain, bien que leur origine et leur expérience diffèrent. A la fin des années quarante et au début des années cinquante, Leduc fait le point sur sa démarche automatiste. Il la rejette désormais parce que cette forme d'art est antithétique à sa recherche d'un ordre universel. Il reconnaît cependant que "la période automatiste a marqué pour [lui] un moment privilégié de connaissance de soi, d'accession à la liberté fondamentale ouvrant sur la créativité".93 Bazaine, au même moment, écrit que " 1 'automatisme s'il est 1'abandon total de toute intelligence lucide au profit d'une lucidité d'un autre ordre, n'est pas la désincarnation, la démission de l'opiomane, mais une présence extrême de notre être physique." Cependant, "l'écriture automatique elle-même, qui est l'une des plus fécondes découvertes du surréalisme, devient pour les mêmes raisons une sorte de duperie sur la spontanéité. Le geste immédiat, dit spontané, n'est plus forcément et tout de suite, il est même rarement celui qui correspond au plus profond, au plus vivant de nous-mêmes.,|94

Pour Leduc, l'automatisme est limité, en ce qu'il est un

92 Leduc, F. "Art de refus ...Art d'acceptation", p. 146

93 "Automatisme", p. 140.

94 Bazaine, J. p.25,26. 39 mécanisme d'ordre psychique et comme tel "ne peut être pris métaphysiquement au sérieux.1,95 Pour Bazaine, le processus automatique utilisé par les surréalistes se trompe d'objet: il rejoint peu souvent l'être profond du créateur.

1.2.3.2. Leur pratique artistique

A quelques reprises, Leduc mentionne 1'existence d'un lien entre son travail de peintre et sa relation avec Bazaine. Il a accès à 1'atelier du peintre français, rue Monsieur. Cet aménagement favorise le développement de sa peinture. Il le confirme à Rodolphe de Repentigny en 1953 : "... en 1951, nous avons déménagé ... C'était là l'idéal car j'avais 1'atelier de Bazaine, un vaste atelier, avec un splendide éclairage du nord. Voilà, je pouvais enfin peindre dans des conditions idéales - grâce auxquelles ma peinture s'est dégagée, est devenue plus libre."9596

C'est aussi au début des années cinquante que Leduc peint dans la nature, à 1'île de Ré et dans les Cévennes. Ces séjours donnent naissance à des oeuvres qui se démarquent de son travail précédent. L'influence de Bazaine s'y fait sentir et Leduc en "convient lui-même" à Jean-Pierre Duquette.97 A partir de 1952, Leduc commence à affirmer la profondeur, "par la seule juxtaposition de taches colorées qui construisent plusieurs plans."98 Il assemble ces taches sous forme de stries ou de

95 Leduc, F. p. 141.

96 De Repentigny, Rodolphe. "Importante évolution dans 1'oeuvre de Fernand Leduc", La Presse. Montréal, samedi 7 février 1953.

97 Duquette, J.-P. .71.

98 Ibid. 40 treillis à la manière de Bazaine". Cette facture se reconnaît dans "La voie et ses embûches",*100 une huile de 1952, dans les caséines de l'île de Ré de 1952, dans les gouaches des Cévennes de la même année et dans les huiles intitulées "Signes ignés", "Les quatre chemins", et "Signes"101.102 Cependant, Leduc intègre d'une manière personnelle ce travail. Dans "La voie et ses embûches" et dans "Signes" par exemple, les taches juxtaposées gardent un contour plus irrégulier et une facture encore marquée par l'automatisme. Chez Leduc, si nous pouvons parler de "treillis", celui-ci reste souple et lié à la simple juxtaposition des taches. Chez Bazaine, dans "Le grand arbre au paysage d'hiver" et dans "L'arbre au plongeur”, le treillis des taches de couleur est davantage resserré et déterminé par des réseaux de lignes noires irrégulières couvrant la surface de la toile comme un filet et créant un effet de prismes de couleurs.

Chez Leduc, entre les oeuvres ci-haut mentionnées et celles des années précédentes, nous assistons à un glissement vers une organisation et une hiérarchisation plus grande des signes sur la surface picturale. Avant 1950, la gestualité automatique, les tons sombres, les textures plus épaisses dominent. A partir de 1950, un mouvement s'opère vers une plus grande construction au moyen de lignes verticales, horizontales, obliques ou courbes ("île de Ré")103. Les couleurs s'éclaircissent, la lumière jaillit

" Pour illustrer la manière des "treillis" ou des "stries" de Bazaine, nous présentons à l'annexe 2, page 153, deux photocopies d'oeuvres de Jean Bazaine, "Le grand arbre au paysage d'hiver" de 1948 (Illustration A) et "L'arbre au plongeur" de 1949 (111. B).

100 Annexe 2, ill.C. p.154

101 Ann.2, ill.D. p. 155

102 Duquette, J.-P. p.71

103 Ann.2, ill.E. p.155 41

("île de Ré"). Les taches avancent vers 1'avant-plan et annihilent tout effet de profondeur ("Cévennes") ou elles se regroupent ("La voie et ses embûches").

En 1950, Leduc est engagé dans un processus de recherche d'ordre et de hiérarchie. Il définit ainsi sa production:"Le reflet de l'eau, le passage du vent, voilà pour l'apparence. Pour moi un dépouillement de plus en plus grand orienté vers la plénitude du signe.1,104 L'utilisation du "treillis" de taches à la façon de Bazaine appuie sa recherche intérieure, dont les oeuvres sont la manifestation artistique. Leduc a souhaité "des oeuvres libérantes, harmonieuses, ordonnées, reflet de la liberté, de l'harmonie, de l'ordre intérieurs conquis de haute lutte dans l'aspiration à la liberté, à l'harmonie et à l'ordre universels.1,105 C'est une orientation esthétique qu'il affirme en 1950 et qui le guidera par la suite.

Lorsque Fernand Leduc rencontre Jean Bazaine, il trouve chez cet artiste une pensée, une exigence et une sensibilité correspondant à la sienne. Ce rapprochement nourrit sa réflexion et son engagement envers sa propre recherche d'un ordre universel. L'esthétique de ce peintre marque également son oeuvre au niveau de 1'organisation du plan pictural vers un art plus formel.

1.3. Conclusion

La correspondance de Fernand Leduc à Paul-Émile Borduas durant les quatre années précédant sa rentrée à Montréal en 1953 et l'étude du vocabulaire, des concepts ainsi que la pensée qu'il y développe, nous ont permis de proposer une compréhension de sa démarche d'homme et d'artiste. Au fil des différentes lettres

im Gauvreau, Claude. "Interview transatlantique du peintre Fernand Leduc", in Beaudet, A. p.264 n.275.

105 Ibid.p.265. 42 qu'il a écrites, dont certaines constituent des temps forts, Leduc dévoile les moments de sa recherche intérieure et artistique à la fin des années quarante et du début des années cinquante. Parti de 1 'automatisme qui lui a permis d'aller puiser aux sources de sa créativité et de se libérer des contraintes d'une société étouffante, Leduc s'en est éloigné pour adhérer à une conception du monde où l'homme vit "en relation harmonieuse avec l'univers".106 Sa pensée esthétique a évolué d'un "art informe" à un "art de formes". Les écrits que nous avons abordés témoignent du rôle marquant de Raymond Abellio et de 1'influence de Jean Bazaine dans ce cheminement unique d'un artiste québécois qui est resté longtemps occulté en histoire de l'art québécois et canadien.

106 Leduc. F. "Art de refus. Art d'acceptation", p.146. CHAPITRE 2

LA PENSÉE ESTHÉTIQUE DE FERNAND LEDUC ET SON ACTION DANS LE MILIEU DE LA PEINTURE À MONTRÉAL DE 1953 À 1959

Tout en poursuivant sa démarche personnelle, Fernand Leduc joue un rôle moteur dans les diverses manifestations organisées dans le milieu de la peinture à Montréal entre 1953 et 1959. En même temps, il rend compte de ses réflexions et du développement de sa pensée esthétique dans les nombreux textes qu'il rédige durant cette période. Dans ce chapitre, nous voulons saisir les traits marquants de cette pensée qui évolue en relation avec son travail de peintre, ainsi qu'au gré de son engagement envers l'art et les artistes. Pour ce faire, nous présentons brièvement le contexte socio-artistique du début des années cinquante, puis nous analysons les différents écrits de Leduc, réunis par André Beaudet dans le recueil Vers les îles de lumière. Écrits (1942- 1980). Ces écrits appartenant à des catégories diverses : textes d'exposition, articles, conférences, émissions radiophoniques, sont en relation pour la plupart, nous le verrons, avec les expositions, les manifestations et les débats de l'époque. Ils témoignent de l'engagement et de la diversité des interventions de leur auteur.

Au plan de la procédure, nous regroupons les interventions et les textes de Leduc autour de trois axes majeurs correspondant aux phases de 1'évolution de 1'artiste entre son éloignement de 1'automatisme et sa conquête de l'art abstrait. Nous commençons par les prises de positions rapides de Leduc, dès son retour à Montréal en 1953, soient sa distanciation de 1'automatisme et son ouverture aux diverses tendances de l'art pictural d'ici. Nous mettons ensuite en lumière comment s'effectue son passage à l'art abstrait dans son action et dans sa pensée. Enfin nous faisons ressortir les différents visages de son engagement pour 1'intégration sociale de l'art abstrait comme de ses artistes, jusqu'à son départ en 1959. 44

2.1. Retour

Fernand Leduc a passé sept ans à Paris lorsqu'il décide de rentrer à Montréal en 1953. Il semble que plus rien ne le retienne dans la capitale française. Le 15 octobre 1952, il l'annonce dans une lettre à Paul-Émile Borduas: "...[J]e crois bien cette fois que le cycle de notre expérience parisienne est sur le point de se terminer. Il serait d'une obstination vaine de tenir tête à l'enlisement... ; le temps serait donc venu pour nous de nous retremper à nouveau dans les sources premières, puiser au sol natal,...et c'est un havre que je cherche. Au fond c'est toujours ce même besoin de communion insatisfait qui nous déchire et nous casse. Communion entrevue, communion promise, mais toujours définitivement refusée; communion déjà goûtée, mais croyez-vous renouvelable? Voilà la petite lueur qui nous attire. Mais nous ne risquons même plus rien, tant rien ne nous retient 1 Tout au plus y a-t-il l'angoisse de vieilles entraves à réaffronter."1

Dans cet extrait, Fernand Leduc révèle d'une part, qu'à Paris, son avenir offre peu d'ouverture. D'autre part, il voit dans un retour au Québec la possibilité de renouer avec ses racines et de s'y ressourcer. Il espère retrouver la "communion" qu'il a déjà connue et qui lui fait cruellement défaut maintenant. Pour lui, cette "vraie communion est dans la joie des cités découvertes. Joies secrètes et difficilement communicables qui se partagent d'homme à homme se tenant coude à coude".2 Leduc espère une action commune avec des hommes qui partagent des "valeurs neuves d'édification".3 Il appréhende cependant de retrouver ce qu'il

1 Leduc, Fernand. "A Paul-Émile Borduas, Paris, le 15 octobre 1952", Vers les îles de lumière.Écrits (1942-1980). Présentation, établissement des textes, notes et commentaires par André Beaudet. Ville LaSalle: Hurtubise HMH. 1981. (Cahiers du Québec, Collection Textes et Documents littéraires) p.139.

2 Idem. "A Paul-Émile Borduas. Paris, Vendredi 6-7 mars [19]52", op.cit. p.136.

3 Idem. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, Décembre, lundi le 13 [19]48", op.cit. p.98. 45 appelle "les vieilles entraves", comme le climat conservateur qui prévalait avant son départ. Il arrive à Montréal avec sa famille en janvier 1953. Un entrefilet dans Le Canada du 23 janvier souligne son arrivée sous le titre "Peintre de retour".4

2.2. Contexte de la peinture à Montréal au début des années cinquante 2.2.1. Contexte culturel général

Au tournant des années 1950, la politique, 1'éducation et les services sociaux sont toujours contrôlés par les forces conservatrices et par leur chef politique Maurice Duplessis. Des brèches importantes déstabilisent cependant les apparences monolithiques du pouvoir en place. La modernisation du Québec s'opère d'abord au niveau des infrastructures pour rencontrer les besoins d'une population en forte croissance. Cette population se transforme, voit l'émergence de nouveaux groupes sociaux dont les aspirations exigent le partage du pouvoir. Les classes moyennes et les syndicats défient les élites traditionnelles. Mais c'est dans le champ culturel et intellectuel que la contestation prend de l'ampleur et un visage résolument moderne. De nouveaux types d'intellectuels formés en sciences humaines et en sciences sociales deviennent professeurs d'université, et portent les débats socio-politiques sur la place publique. La création de nouveaux moyens de communication de masse, comme la télévision en 1952, ouvre le Québec au monde en diffusant après quelques années, outre des émissions de divertissement, des émissions d'information et d'affaires publiques. Dans cette foulée, la radio se transforme et augmente ses émissions à caractère culturel et éducatif.5

4 Beaudet, André. "Notes", op.cit. p.270 n.292.

5 Linteau, Paul-André et al. Histoire du Québec contemporain. Tome II Le Québec depuis 1930. [Montréal]: Les Éditions du Boréal. 1989. (Boréal Compact nos 14-15) p.394. 46

Cependant, malgré cette éclosion, les créateurs travaillent toujours dans des conditions matérielles précaires. Ils doivent assurer leur subsistance en exerçant un autre travail en dehors de leur pratique artistique. Au début des années cinquante, 1'enseignement est une source de revenu pour certains, de même que la mise sur pied de l'ONF et de la Société Radio-Canada offre de nouvelles possibilités d'embauche. De façon générale pourtant, la pauvreté des équipements culturels et des réseaux de diffusion va encore de pair avec l'absence de politique et d'aide de l'État.

2.2.2. Le champ de la peinture autour de 1953

Le médium de la peinture s'avère le plus effervescent et le plus riche de transformations et le restera jusqu'au début des années soixante. "Montréal - et un peu Québec - deviennent le centre de la peinture moderne au Canada.1,6

Après l'année 1948, qui est marquée par la parution, en février, du manifeste Prisme d'yeux par les artistes regroupés autour de Pellan, et en août, par le Refus global de Borduas et des automatistes, le début des années cinquante voit toutefois la dispersion de ces deux groupes influents de peintres non- figuratifs. Le rassemblement autour de Pellan est déjà dissous quand leur chef repart pour Paris en 1952. Lorsqu'on 1950 Borduas rédige Communication à mes chers amis après 1'"Exposition des "Rebelles", il tente "désespérément de sauver l'unité du groupe ... menacé par les dissensions et les incompréhensions".67 Quand il quitte Montréal pour New-York en 1953, le groupe perd définitivement son chef de file.

6 Ibid, p.408.

7 Gagnon, François-Marc. Paul-Émile Borduas. Montréal: Fides. 1978. p.287. 47

De plus, au moment du retour de Fernand Leduc à Montréal, bien que la peinture non-figurative s'exerce sous diverses formes: le post-automatisme, l'expressionnisme abstrait, le surréalisme et le post-impressionnisme, c'est néanmoins la figuration qui conserve encore la ferveur du grand public, des galeries et des musées. Les forces conservatrices sont totalement opposées à l'art abstrait et tentent toujours "par tous les moyens d'[en]empêcher l'émergence".8

2.3. Distanciation de l'automatisme et ouverture aux différentes tendances (1953-1955) 2.3.1. Implication de Leduc dans une "action sociale communicante" 2.3.1.1. Réintégration de Leduc à Montréal: l'exposition du boulevard Saint-Joseph

A son retour, Leduc s'insère rapidement dans le milieu montréalais. Après les premiers mois nécessaires à sa réinstallation et à celle de sa famille, il expose du 23 mai au 7 juin 1953 dans son appartement-atelier sis au 354, est, boulevard Saint-Joseph. Il présente alors au public montréalais les aquarelles de l'Ile de Ré, celles des Cévennes, et des huiles peintes en 1952. Ce sont ces oeuvres que Rodolphe de Repentigny a déjà vues au mois de février et dont il a fait la critique dans La Presse sous le titre évocateur, "Importante évolution dans l'oeuvre de Fernand Leduc". Le critique y soulignait l'importance de ce travail en concluant que "Leduc est vraiment un maître de la nouvelle peinture".9 Au moment de l'événement du boulevard Saint-Joseph, les critiques Paul Gladu, de Repentigny, Jean-V. Dufresne et Claude Gauvreau couvrent l'exposition et signalent

8 Carani, Marie. Jean-Paul Lemieux. Québec: Musée du Québec; Les Publications du Québec. 1992. p.131.

9 De Repentigny, Rodolphe. "Importante évolution dans l'oeuvre de Fernand Leduc". La Presse. 7 février 1953. 48 la réintégration réussie du peintre dans son milieu.10 11

2.3.1.2. Organisation de "La Place des artistes" en vue d'une ouverture aux différentes tendances

Au même moment, en mai 1953, Fernand Leduc organise avec Marcelle Perron et Robert Roussil 1'événement "La Place des artistes". Cette exposition a lieu dans un vieil immeuble désaffecté au 82, rue Sainte-Catherine ouest. Elle permet à 70 artistes de toutes tendances d'accrocher leurs oeuvres à des cimaises qu'ils louent à très bas prix pour l'occasion. Aucun jury ne préside au choix des oeuvres. C'est un premier salon indépendant ouvert à tous et "plac[é] sous le signe d'une protestation publique contre l'inaccessibilité du Salon annuel du printemps."n Pour Leduc, il y avait à Montréal "la nécessité d'un événement important pour repartir la machine. Depuis "Les Rebelles", en 1950, les journaux étaient fermés aux manifestations des artistes marginaux." Cette manifestation, rue Sainte-Catherine, "inaugure une façon de se rencontrer malgré les divergences".12 Leduc avait retenu de son séjour en France que "les choses ne sont pas compartimentées" et qu'on peut "appartenir à diverses familles de pensée".13 Par son action dans ce type d'événement et aussi par le sens qu'il lui

10 Duquette, Jean-Pierre. Fernand Leduc. Ville LaSalle: Hurtubise HMH. 1980. (Cahiers du Québec, Collection Arts d'aujourd'hui) p.74.

11 Carani, Marie. L'oeil de la critique Rodolphe de Repenticmv. écrits sur l'art et théorie esthétique 1952-1959. Sillery: Les éditions du Septentrion; Célat, 1990. (Les nouveaux cahiers du CELAT 1) p.47.

12 Entrevue de Fernand Leduc in Gagnon, François-Marc. La peinture moderne au Québec No 10 Des rebelles à la matière chante. Cours télévisé HAR 2195 D. Montréal: Université de Montréal. La faculté des arts et des sciences. Octobre 1990.

13 Leduc,F. Entrevue accordée à 1'auteure, Paris, 25 mai 1993. Annexe 1, p.138 49 donne, Leduc s'"oriente ... du côté de l'ouverture aux oeuvres de toutes tendances, de l'acceptation et de l'intégration des artistes à la cité."14 15Il joue un rôle moteur dans la mise sur pied comme dans l'orientation de cette première activité qui réunit les principaux créateurs de Montréal. Comme Leduc l'affirme lui-même: "Avec "Place des artistes", il s'est produit une sorte de confrontation, de salon indépendant. Cela a amené des difficultés à l'intérieur, mais cela a créé un réveil et une possibilité de rencontre.1,15 Dans cette manifestation, Leduc s'oppose aux luttes sectaires et s'engage du côté de l'acceptation des différences, de la mise en commun des énergies et de leur confrontation en vue de faire évoluer le milieu.

2.3.1.3. Participation à la dernière exposition automatiste, "La matière chante"

En avril 1954, Claude Gauvreau organise à la galerie Antoine l'exposition "La matière chante" comme contestation du Salon du Printemps du Musée des Beaux-Arts. Il fait appel à Borduas pour la sélection des "travaux..."d'un caractère résolument COSMIQUE", "conçus et exécutés directement et simultanément sous le signe de l'ACCIDENT".16 Cette initiative de Gauvreau "pour sauver l'égrégore automatiste"17 n'empêche pas la fin du groupe dont ce sera historiquement la dernière exposition. Leduc participe à cette exposition collective, mais prend de plus en plus ses distances avec le groupe.18

14 Beaudet, A. "Présentation". op.cit. p.XII.

15 Leduc, F. Entrevue citée. Ann.l, p.13 9.

16 Carani, M. op. cit. p.47.

17 Gauvreau, Claude. "L'épopée automatiste vue par un cyclope" "Les automatisées", La Barre du jour. Montréal. Janvier à août 1969. p.92.

18 Beaudet, A. "Repères biographiques", op.cit.p.XXXI 50 2.3.2. Évolution de la pensée esthétique Leduc du monde psychique au domaine métaphysique 2.3.2.1. Mise au point sur l'automatisme

Le premier événement public qui marque le retour de Leduc à Montréal, l'exposition du boulevard Saint-Joseph, donne lieu à un premier "texte écrit au crayon à mine, non daté, mais inscrit à l'endos du carton d'invitation annonçant [cette] première exposition..."19 20Ce court texte, intitulé "L'automatisme", revêt une importance particulière car Leduc y fait le point sur la démarche esthétique qui a été la sienne depuis sa première rencontre avec Borduas et jusqu'à la remise en question de cette position après la signature de Refus global. C'est à ce moment que Leduc aura été en relation suivie avec le penseur français Raymond Abellio.

Le texte sur "L'automatisme" éclaire la position de Leduc et ainsi, "confront[e]...celle-ci...à celle des autres membres du groupe.1,20 Auparavant, Leduc s'était déjà démarqué officiellement de l'automatisme en déclarant "dans son entretien avec R.M. Léger en 1950", "ne pas appartenir à une "école" ni à l'automatisme."21 Ici, il précise où il en est, et il clarifie sa position vis-à-vis cette école de pensée.

Leduc reprend en premier lieu la définition qu'il en a déjà donnée à Borduas dans la lettre qu'il lui adressait en date du 13 décembre 1948 et que nous avons analysée dans le précédent chapitre. L'automatisme est un "agent d'exécution, manière de tenir la plume, le pinceau, etc."22 Il "est d'ordre rationnel".23

19 Beaudet, A. "Notes", op.cit. p.270 n.294.

20 Id. p. 270 n.293.

21 Ibid.

22 Leduc, F. "L'automatisme", op.cit. p.141. 51

Cette conception s'oppose à celle de Borduas pour qui l'automatisme est surrationnel et est défini en termes "d'écriture plastique non préconçue", de "prise de conscience plastique" en cours d'écriture, d'"objets", d"abstraction baroque".2324 Leduc25 continue en précisant que 1 ' "importance" de cet "agent", de cette "manière", est liée à la "profondeur de la personnalité de celui qui l'utilise.1,25 Ainsi, 1 ' automatisme donnera "un meilleur résultat", si son utilisateur est capable de grande concentration. La maîtrise "des mécanismes" des "représentations" réside dans la force de 1 'esprit et non dans l'automatisme lui-même, dont les "esprits faibles" peuvent être "esclaves". C'est pourquoi 1'automatisme, "discipline de travail devient l'objet fixé" qui "permet de persister dans l'état d'immobilité: méditation".26 27Moyen de création, 1'automatisme reste un phénomène psychique, donc corporel.

Pour Leduc, comme il l'avait déjà écrit à Borduas en décembre 1948 : "[la] possibilité de création est attachée au pouvoir spirituel de l'homme.1,27 Si un créateur ne procède qu'automatiquement, il peut parfois "assister à 1'éclosion de fleurs merveilleuses", mais "ces créations... restent dans la sphère du "naturel". "La nature, par elle-même, ne peut atteindre

23 ------"A Paul-Émile Borduas. Clamart, décembre, lundi, le 13 [19]48". op.cit. p.103.

24 Bourassa, André-G., Lapointe, Gilles. "Présentation: Pierres angulaires" in Borduas, Paul-Émile. Refus global et autres écrits. Montréal: Éditions de l'Hexagone. 1990. (Typo: Essais) p. 19.

25 Leduc, F. "L'automatisme", p. 141.

26 Ibid.

27 Idem. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, lundi, le 13 décembre [19]48". p.104 52 les hauteurs de la spiritualité".28 29La vie spirituelle est le fruit d'un "effort énergique" de l'homme. C'est la voie choisie par Leduc, et celui-ci l'affirme ici pour la première fois dans son milieu. Cette orientation lui fait ajouter: "Nous ne nous identifions pas à un phénomène qui se produit automatiquement. . .1,29 Le monde psychique auquel le moi de l'homme occidental est incorporé, fait partie des "phénomènes corporels" et n'atteint pas le domaine de la métaphysique.

Dans ce texte important, Leduc dissocie sa conception de 1'automatisme de celle de Borduas en lui accordant une fonction de "manière", de "discipline" dans le processus créateur, et en plaçant la création au niveau de la spiritualité que l'homme atteint par un "effort" conscient. Plus tard, lorsqu'il affirmera être resté automatisée, c'est-à-dire "sans pensée préconçue, dans un état le plus complet d ' inconnu"30 31devant 1 ' oeuvre à peindre, il référera au comportement tel qu'il l'avait défini dans ce texte sur "L'automatisme" et non au pouvoir créateur lui- même .

2.3.2.2. De l'art de refus à l'art d'acceptation

L'évolution de la pensée esthétique de Leduc du monde psychique auquel est relié l'automatisme vers le domaine de la métaphysique exprimé par l'art formel est expliquée dans le texte charnière "Art de refus...Art d'acceptation" qui "a possiblement été écrit ...pour la société Radio-Canada.1,31 Ce texte fait le point sur la

28 Idem. p. 141

29 Ibid.

30 Note tirée de 1'enregistrement audio de la conférence donnée par Fernand Leduc au Musée du Québec le 12/04/1989 lors de la "Rétrospective Fernand Leduc" du 11 avril au 28 mai 1989.

31 Beaudet, A. "Notes", op.cit. p. 272 n.296. 53 démarche de Leduc, mais aussi sur 1'évolution de la peinture au Québec depuis les débuts de 1'automatisme, expérience que l'artiste relie aux courants de l'art international. Leduc y fait le constat de sa rupture avec l'automatisme et de son orientation vers un art plus formel. Huit ans plus tôt, à la fin de 1946 ou au début de 1947, dans un texte de même envergure, "La rythmique du dépassement et notre avènement à la peinture", il prenait déjà ses distances avec le surréalisme et en signalait les limites. Il prenait alors le parti de 1'automatisme et de "sa... puissance de transformation.1,32

Sept ans plus tard, "Art de refus... Art d'acceptation" pose un autre jalon dans le discours théorique concernant 1'"aventure picturale" de Leduc, mais aussi celle des peintres de l'avant- garde de la décennie cinquante au Québec.

Comme 1'indique son titre, l'auteur traite de deux pôles de l'art. Le premier réfère à 1'automatisme et au Refus global, le second à 1'acceptation d'un ordre universel. Cet ordre est relié à une conception spirituelle du monde inspirée par la pensée d'Abellio.

Leduc développe son analyse en tant qu'acteur de 1'activité picturale montréalaise, mais aussi en tant que témoin ayant pris un certain recul par son absence de six ans du Québec et par sa démarche personnelle "vers l'éclairage de la seule conscience objective de l'homme.1,33 II constate d'abord les changements intervenus à 1'intérieur du milieu de la peinture montréalaise. Il fait un bilan positif de douze ans d'"expériences"... 32 33

32 Leduc, F. "La rythmique du dépassement et notre avènement à la peinture", op.cit. p.45.

33 Duquette, J.-P. op.cit. p. 77 54 picturales "audacieuses",34 nécessitées par "un désir d'émancipation" du groupe réuni initialement autour de Borduas. Parmi ces oeuvres, certaines sont "accomplies". De plus, le public a commencé à s'apprivoiser. Cet art s'affirme de même sur le plan international, "certains noms brillent déjà à côté des plus importants de notre époque".35 Une exposition comme "La matière chante" réunit des artistes "prestigieux". Elle suscite "la curiosité ...sympathique",36 voire l'admiration. Mais le changement en cours se fonde davantage maintenant sur le plan formel. Face aux trois phases plastiques de l'automatisme, "automatiques, surrationnelles, puis cosmiques,"37 la "mutation" "s'affirme en conceptions parallèles".38 Ainsi, "ces formes nouvelles" sont initiées désormais par les travaux des Premiers Plasticiens.39

Leduc situe là le moment où il s'est rendu compte pour la première fois de "la destinée de formes en pleine gestation, et [de] l'inévitable transformation en complexité qu'est appelée à subir notre expérience picturale non figurative."40 La venue de Borduas pour l'exposition "La Matière chante" a éclairé le sens de sa démarche picturale d'"appellation "cosmique" telle qu'il la

34 Leduc, F. "Art de refus... Art d'acceptation", op. cit. p. 14 3 .

35 Ibid.

36 Ibid.

37 Ibid. p.144. André Beaudet écrit que la "démarche "automatique" va des "gouaches de 1942 de Borduas" jusqu'à "Refus global"; "une démarche "surrationnelle", des "Peintures surrationnelles" de Borduas de 1949 jusqu'en 1953 et que s'ajoute "enfin une démarche "cosmique" dont l'exposition La matière chante explicite la portée". "Notes", p.273 n.299.

38 Leduc, F. op.cit. p.144.

39 Beaudet, A. "Notes", p 273 n.300.

40 Leduc, F. p.144. 55 vit dorénavant aux États-Unis, confrontant "sa peinture avec celle des Américains, ... avec celle de certains apports européens, de même qu'avec la nôtre".41

Par la suite, Leduc analyse les deux formes d'art dont il vient d'entrevoir la coexistence à Montréal à la fois sur les plans formel, historique et philosophique. La dichotomie qui articule son titre structure tout le reste de son exposé.

L'art de refus est associé à 1'automatisme sous toutes ses formes, automatisme gestuel, surrationnel ou "cosmique". C'est "la plongée dans la matérialité", plastiquement et philosophiquement. Sur le plan artistique, c'est "le rejet de toute intention", "la disparition" désirée "de tout support psychologique", "l'anarchie complète de la forme," ("amorphisme"). Philosophiquement, "ses prémisses" sont exposées dans Refus global, pensée qui rejoint "les doctrines de nihilisme et de désespoir". Une de ces doctrines visées pourrait concerner 1'existentialisme. Cette philosophie, développée en France durant les années de 1'après-guerre, entre autres par Jean-Paul Sartre, se fonde sur le libre choix de l'homme de son destin et sur la négation de 1'existence de Dieu. Cette pensée entre directement en contradiction avec la philosophie d'Abellio, à laquelle Leduc réfère depuis peu, et qui présuppose l'a priori du déterminisme divin dont dépend l'ordre universel. En art, selon Leduc, la "filiation" de l'art de refus est ainsi "1'anti-art depuis Marcel Duchamp en passant par Pollock".42 En font partie 1'expressionnisme abstrait américain, le tachisme européen et 1'automatisme québécois. L'homme moderne y exprime férocement sa révolte.

41 Ibid.

42 Ibid, p.145. 56

D'après Leduc cependant, l'art d'acceptation succède au premier. Il part du même constat de désordre du monde. Mais au lieu de rester limité à 1'expression psychologique de la personnalité, cet art plonge "dans la conscience de l'être" et "poursuit la qualité symbolique de la forme. La forme la plus parfaite étant à la limite la forme la plus simple chargée du sens objectif du monde.1,43 Cette recherche de la forme symbolique réfère à la fois aux symboles premiers : mots-clés, nombres, formes, "qui créent le lien entre la vie humaine et la vie cosmique"4344 tel que l'a écrit Abellio, et aux "grands signes essentiels"45 "porteurs de "valeurs universelles"46 de l'art sacré de Jean Bazaine. Selon Leduc, ce dernier figure avec Manessier, Tal-Coat et Soulages dans la filiation des peintres de l'art d'acceptation. Cet art concerne l'art sacré, témoignage d'une structure universelle.

Entre ces deux pôles, enfin, selon Leduc, "tout l'art contemporain se situe" et "témoigne de 1'aspiration à l'unité".47 Il s'agit ici pour Leduc de l'art vivant et non de 1'académisme qui marque "un arrêt de la personnalité". Le choix de "l'art de refus" est lié à "l'affirmation de la personnalité", (le psychisme, le moi), le choix de "l'art d'acceptation" au "développement de l'être", (l'Esprit, le "Je transcendantal, l'homme intérieur" d'Abellio). En principe, l'homme peut

43 Ibid.

44 Abellio, Raymond. Vers un nouveau prophétisme.Essai sur le rôle du politique du Sacré et la situation de Lucifer dans le monde. Bruxelles : La diffusion du livre, 1947. p.172.

45 Bazaine, Jean. Notes sur la peinture d'aujourd'hui. Paris : Éditions du Seuil, 1953. p.72-73.

46 Laude, Jean. "La crise de l'humanisme et la fin des utopies", L'art face à la crise 1919-1929. cité dans Greff, J-P. "Bazaine 1941-1947 : les années décisives" Bazaine. Paris: Skira; Centre national des arts plastiques. 1990. p.139.

47 Leduc, F. p.145. 57 développer harmonieusement ces deux aspirations intérieures. Mais l'époque actuelle d'"involution" favorise selon Leduc, le "développement excentrique de la personnalité au détriment de l'être".48 49Notre civilisation se caractériserait par le "SAVOIR ÉTENDU", par "la démocratisation des valeurs", par le "nivellement par la dispersion dans la multiplicité", donc par une absence de connaissance spirituelle, d'hiérarchisation, ou de conscience d'un ordre universel. L'art de refus, ou "art informe", traduit alors toutes les caractéristiques de cette époque d'"involution", justement par son "anarchie destructrice de la forme". Comme dans tous les cycles d'involution, selon Leduc, l'appel de 1'Esprit se fait entendre. Un "art objectif" s'impose pour traduire la "vision hiérarchique du monde", dans laquelle "la personnalité tend à se fondre". C'est, pour Leduc, la naissance d'un "véritable art sacré où l'homme se situe en relation harmonieuse avec l'univers." Cet "art de formes " réfère aux symboles premiers et "témoignée] de la présence non d'un homme en particulier, mais de l'ordre reconnu des mondes où il se situe.1,49 Cet art arrive après "1 ' éclatement total de la matérialité, mais s' intensifie à la mesure même de la prolifération de l'art informe".

De fait, selon Leduc, la coexistence de ces deux types d'art est toujours possible si "leurs réalisations confrontées permet l'accomplissement de l'art auquel nous aspirons tous, celui d'une parfaite qualité objective, réalisable dans la seule conscience objective de l'homme."50

A Montréal, plus particulièrement, l'art s'éveille "à la complexité de notre conscience picturale, en plus de nous

48 Ibid, p. 146.

49 Ibid.

50 Ibid. 58 orienter vers un niveau international".51 Ici, l'art qui se développe depuis plus de dix ans sous le signe de " 1 'éclatement formel" et celui qui commence à se manifester sous de nouvelles formes "la sérénité du symbole informé", témoignent de la "vitalité" de notre "aventure". Entre ces deux pôles, pour Leduc, une multitude d'expressions reste possible. Les années à venir promettent ainsi "une riche moisson", selon l'artiste.

Dans ce texte, Leduc démontre que malgré un éloignement de six ans de Montréal, il s'engage résolument dans 1 'évolution de l'art au Québec. En outre, par sa correspondance avec Borduas, il a suivi de très près l'art qui s'y est développé récemment. Depuis son retour, comme on le voit par son rôle d'embrayeur au sein des activités picturales, il est au fait de la vitalité des différentes expressions plastiques québécoises. Il situe d'ailleurs la qualité de cet art au même niveau que l'art international. Son séjour en France lui ayant donné une perspective d'ensemble des courants internationaux, il en dégage les lignes de force. Tout en posant sur le plan formel la différence profonde des deux courants majeurs de l'art contemporain, il la fonde avant tout sur le plan philosophique. C'est ainsi qu'il démontre que 1'"art de refus" et "l'art d'acceptation" réagissent tous deux à 1'angoisse de l'homme moderne face à 1'anarchie du monde.

L'art de refus se réfugie dans la révolte. Il effectue une plongée dans la matérialité, exacerbe le "développement" de la "personnalité", fait éclater la forme. L'art d'acceptation, au contraire, accepte la transcendance d'un ordre universel. Il plonge dans la conscience, tend à "1'accomplissement des qualités d'être",52 crée des formes symboliques. Toute la démonstration de

51 Ibid, p. 147

52 Ibid. 59

Leduc adopte à cet égard le cadre et les concepts philosophiques qu'il a intégrés de la pensée de Raymond Abellio. Il ressort aussi de ce texte charnière que sa démarche privilégie non plus l'automatisme mais un art plus formel. Sa voie s'éloigne de plus en plus de celle de Borduas à qui il laisse "poursuivre ses considérations d'ordre plastique".53 Ce texte diffusé lors d'une émission radiophonique prend ainsi une dimension publique importante.

2.3.2.3. La critique d'art comme éveil du public et comme appel à la responsabilisation des pouvoirs publics

En 1954, Fernand Leduc rédige deux chroniques destinées à l'émission "La tribune des arts et des lettres" pour la Société Radio-Canada. Dans ces textes, il fait la critique des expositions où l'amène sa tournée des galeries montréalaises. L'artiste articule sa critique autour de deux axes: l'art vivant versus l'art académique et leurs lieux d'exposition. Il aborde aussi le rôle des pouvoirs publics dans la diffusion de l'art vivant.

Ce travail de chroniqueur donne à Leduc une tribune où il peut éveiller et initier le public à l'art qui se fait. Cependant, après deux émissions, ces chroniques prennent fin. D'après Leduc, sa critique négative des oeuvres de Pellan, Roberts et Cosgrove exposées à la galerie Dominion aurait indisposé le propriétaire de la galerie, le docteur Stern. Leduc aurait osé parler d'"oeuvres mineures d'artistes importants".54 Le galériste se serait servi de son influence pour faire couper l'émission radiophonique. Cette intolérance à la critique de la part d'un représentant important du milieu des galeries témoigne de

53 Ibid, p. 144 .

54 Leduc, F. Ent.cit. Ann.l, p.140 60 l'esprit qui anime les élites sociales durant ces années.

"En route...", émission radiodiffusée le 19 octobre 1954, porte le nom de l'exposition de Paul-Émile Borduas qui a lieu à la galerie Agnès Lefort. Cette galerie qui expose depuis 1949 "des peintres modernes de l'École de Paris mais aussi quelques automatistes",55 se veut une "galerie d'art vivant".56 Dans sa critique, Leduc reprend sa grille d'analyse utilisée dans "Art de refus...Art d'acceptation". Il démontre que Borduas "reste fidèle à son instinct de révolte et de refus"57 dans les huiles et les aquarelles marquées par son séjour aux États-Unis. Cependant, ajoute Leduc, "il n'a pas tenté de se dégager, du moins dans ses huiles, ... de cette pâte riche, somptueuse, châtoyante, tourmentée, sensuelle ... C'est la corde vibrante de son art"58 Cet art vivant offre un contraste avec les tableaux académiques qualifiés de "plate facilité" exposés alors à la galerie Watson. Leduc en profite pour s'insurger contre le traitement "provincial" infligé au public montréalais par des expositions d'oeuvres étrangères "souvent de dernier ordre, car le "développement de notre culture" dépend de notre confrontation avec "des oeuvres vivantes de notre époque". A ce sujet, même le Musée des Beaux-arts survivrait mieux s'il organisait "d'excellentes expositions d'oeuvres contemporaines et historiques.1,59

Dans la chronique du 16 novembre 1954 intitulée "Il y a trois ans

55 Leclerc, Denise. La crise de l'abstraction au Canada. Les années 1950. Ottawa: Musée des Beaux-arts du Canada. 1992. p. 53

56 Lefort, Agnès. "Carrefour" Entrevue radiodiffusée à Radio- Canada le 13 octobre 1954. in Borduas, Paul-Émile, op.cit. p.282.

57 Leduc, F. "En route...", op.cit. p. 148.

58 Ibid.

59 Ibid, p.149. 61

à peine...", Leduc souligne l'académisme des oeuvres de Pellan, Roberts, Cosgrove exposées alors à la Dominion Gallery. Il leur oppose la nouvelle plastique de jeunes peintres qui accrochent au même moment, leurs tableaux dans un lieu "sans prétention et inapproprié", la librairie Tranquille. Belzile, Jauran, Jérôme, Toupin "se rencontrent en une certaine communauté de tendance différente du surréalisme qui est apparue avec tant d'insistance dans la jeune peinture depuis le début de la saison."60 C'est la première exposition du groupe des Premiers Plasticiens. Tout en mettant en garde contre les dangers possibles de décoration que comporte cet art plus formel, Leduc souligne les qualités plastiques de cette peinture qui initie un nouveau courant pictural au Québec. Il remarque "le besoin d'ordonner de grands plans équilibrés" chez Belzile, "les formes simples" de Jauran, le "tableau harmonieux" de Toupin et 1'organisation sur "un même plan"61 des formes et des couleurs chez Jérôme. Ces qualités formelles rejoignent à l'évidence pour lui, celles de 1'"art d'acceptation."

Dans sa critique, Leduc confronte encore les diverses formes d'art exposées et leurs lieux d'expositions. Alors que les galeries traditionnelles se cantonnent dans un art conservateur ou médiocre, une galerie d'art vivant expose un Borduas toujours en mouvement et une librairie permet la découverte d'une nouvelle tendance de la peinture. Leduc s'en prend directement au Musée des Beaux-arts qui refuse de jouer son rôle dans le développement de la culture au Québec. Il porte le débat au niveau de la nécessité d'encourager la diffusion publique des arts de création et sur l'absence de leadership de décideurs trop conservateurs dans ce domaine.

60 Idem. "Il y a trois ans à peine...", op.cit. p. 150

61 Ibid. 62

L'intégration de l'art dans la société ou encore la vie en commun de l'artiste et de la société était d'ailleurs une préoccupation de Leduc depuis ses débuts comme artiste. Ce que Leduc écrivait en 1943 dans une chronique du Quartier latin intitulée "L'artiste un être anormal?", semble encore d'actualité chez-lui dix ans plus tard: "L'artiste n'est en marge de la société, que lorsque celle-ci est en marge de la vie".62

Comme critique, Leduc reste ainsi constant dans la défense et dans 1'explication d'idées qui lui semblent fondamentales. Il cherche à éduquer et à développer le sens critique du public en informant celui-ci de la différence entre l'art vivant et l'art académique, ainsi que de 1'incurie des dirigeants face au développement d'une culture nationale.

Les écrits de Leduc de 1953 et de 1954, son rôle d'organisateur au sein de "La Place des artistes" regroupant des artistes de toutes tendances, ses prises de position en faveur d'un art dont la plastique correspond à sa pensée spiritualiste, démontrent à ce moment son éloignement de 1'automatisme et son engagement envers un art qui propose une autre conception du monde, un art dont Leduc vient de percevoir 1'émergence à Montréal vers 1954- 1955. Cet artiste reste ainsi encore fidèle à ce qu'il écrivait à la fin de 1946, et au début de 1947 dans "La rythmique du dépassement et notre avènement à la peinture", soit la nécessité de transformer l'espace et non pas de multiplier des objets dans l'espace.

62 Idem. "L'artiste, un être anormal?" op.cit. p.10 63

2.4. Le passage à l'art abstrait (1955) 2.4.1. Au coeur du débat d'idées autour de l'exposition "Espace 55": le différend Borduas/Leduc

L'année 1955 est marquée par plusieurs événements dans le champ de la peinture montréalaise. Dans plusieurs d'entre eux, Fernand Leduc joue un rôle clé. Au mois de février, ont lieu au même moment deux expositions qui provoquent un changement majeur dans l'orientation de la peinture ici. Du 10 février au 2 mars, c'est le lancement du Manifeste des Plasticiens, lors de 1'exposition de ceux qui porteront le nom de Premiers Plasticiens, Belzile, Jauran, Toupin et Jérôme. Ce groupe énonce de nouvelles propositions esthétiques issues de 1 'abstraction géométrique qui détrônent 1'automatisme déclinant. Du 11 au 28 février, "Espace 55" présente les oeuvres de onze peintres montréalais, dont celles de Fernand Leduc. De nouvelles tendances s'y dessinent comme le souligne le texte de présentation de Gilles Corbeil, 1'organisateur de la manifestation, dans le catalogue: "Au surréalisme, à 1'automatisme, auxquels se ralliaient jusqu'à ces derniers jours la plupart de nos peintres non-figuratifs, semble avoir succédé un ordre nouveau. "Espace 55" indique de nouvelles préoccupations. Sauf pour Philippe Émond, chez qui il reste encore mécanique, 1'automatisme s'est diversifié, allant de 1'accident psychique comme c'est encore le cas pour Mc Ewen, Dupras et Lajoie, à la recherche nettement plastique de Comtois et Letendre. Entre ces deux pôles, avec un accent marqué vers l'un et l'autre, on peut situer les tableaux de Leduc, de Mousseau, de Gauvreau. Guido Molinari et Paterson Ewen, pour leur part conservent des attaches surréalistes.1,63

Borduas, établi à New-York, est invité à venir visiter l'exposition par Corbeil. Lors d'une entrevue radiophonique avec ce dernier, Borduas fait une critique négative de l'exposition. Il trouve que: "Toute peinture qui se définit en termes de couleur- 63

63 Corbeil, Gilles. "Espace 55". Montréal: Musée des Beaux-arts de Montréal, 1955. 64

lumière est dépassée, donc archaïque. 11 - La peinture d'aujourd'hui se définit par l'espace qui est l'éclatement de la tache projetée dans l'infini du tableau. L'étape prochaine la plus immédiate à franchir consiste à charger de sens la tache projetée."64

Borduas rejette ainsi la nouvelle tendance à l'abstraction construite qui commence à émerger chez certains artistes à Montréal. Il oppose à cette dernière tendance la voie qu'il explore à ce moment-là, celle de l'automatisme cosmique. Le contenu de cette entrevue n'a pas été conservé mais Leduc reprend les propos de Borduas dans le texte qu'il lui fait parvenir, à New-York, avant de le faire publier dans L'Autorité. le 5 mars 1955.65 Le titre original de ce texte était "Borduas plaide pour un art international: le sien." L'Autorité lui donne une version plus polémique sous le titre, "Leduc vs Borduas" La réaction de Leduc à la critique de Borduas est "virulente et publique".66 Leduc se fait le porte-parole d'une tendance picturale, mais, personnellement il a dû se sentir attaqué par Borduas. D'après François-Marc Gagnon d'ailleurs, "celui que Borduas visait au premier chef, c'était bien ... Fernand Leduc ..." Parmi les oeuvres présentées par cet artiste, "au moins un tableau . . . témoignait de son récent passage au hard edge". "Fernand Leduc venait d'ailleurs de rompre avec toute forme d'automatisme ou de tachisme, autour de cette date."67

Lorsque Leduc décide de publier son texte "Borduas plaide pour un art international: le sien", il déclenche un débat public sur la

64 Propos de Paul-Émile Borduas repris dans le texte de Fernand Leduc "Borduas plaide pour un art international: le sien", op.cit. p.153.

65 Beaudet, A. "Notes", p.274 n.315.

66 Robert, Guy. L'art au Québec depuis 1940. Montréal: La Presse, 1973. p. 110.

67 Gagnon, F.-M. op.cit. p.373. 65 question de la peinture abstraite. Ce texte de Leduc met en lumière la divergence de vues entre Borduas et lui-même. Leur désaccord, perceptible à partir de la lettre du 13 décembre 1948 et dans la correspondance qui l'a suivie, trouve ici son aboutissement. L'évolution de la démarche spirituelle de Leduc, son passage à un ordre plus formel, 1'installation de Borduas à New-York et son contact avec la peinture de Pollock, ont accentué ce qui se préparait depuis sept ans. Le texte de Leduc porte sur les dissensions entre les deux hommes quant à 1'esthétique et la plastique de la peinture, mais aussi quant à la sémantique de l'oeuvre. Sous-jacente, leur conception philosophique de l'homme et de son rôle dans l'univers s'oppose fondamentalement.

D'entrée de jeu, Leduc attaque Borduas et son opinion concernant la peinture de Montréal. Il 1'accuse de considérer uniquement cet art d'après "l'épicentre pictural" de "Greenwich Village", alors qu'auparavant c'était à partir de Montréal qu'il se prononçait. Il voit dans la "critique" négative de Borduas, ou plutôt dans 1 ' "initiation théorique à ce "new-look" pictural"68 nord- américain, une condescendance et un paternalisme selon lequel la peinture montréalaise, automatiste ou plasticienne, apparaît "archaïque" et déclassée de "la compétition internationale", "tant nos racines sont liées à la gangue nationale".69

Dans les faits, l'automatisme de Borduas a évolué depuis son installation aux États-Unis. Plus spécifiquement à partir de l'automne 1954, il est "très directement inspir[é] par les techniques courantes de 1 ' expressionnisme abstrait américain.1,70 Pour Borduas, sur les "drips" de Pollock, reposent "les espoirs

68 Leduc, F. "Borduas plaide pour un art international: le sien". op.cit. p.153

69 Ibid.

70 Gagnon, F.-M. op.cit. p.361. 66 de 1 ' automatisme surrationnel".71 72"L'accident", 73 74 que Pollock "multiplie à 17 infini, se montre alors capable d'exprimer à la fois la réalité physique et la qualité psychique sans le support de l'image ou de la géométrie euclidienne.1,72 C'est "l'étape prochaine la plus immédiate". Quant à son opinion sur Montréal comme capitale culturelle, Borduas a déjà glissé ce qu'il en pensait à Judith Jasmin dans une entrevue accordée en 1954 pour 1' émission "Carrefour" de Radio-Canada. Comparant New-York, et Montréal, il situait ainsi les deux métropoles : "New-York n'est pas l'Amérique; c'est uniquement un point géographique qui est sans frontière, qui est ouvert sur le monde... Montréal, c'est un point canadien. Il y a des frontières alentour de Montréal. La vie y est ici en famille ... et ça ne sort pas de l'autre côté. Alors, à New-York nous avons cette communion, ... assez abstraite, mais avec l'univers.1,73

Leduc conteste cette suprématie de la métropole américaine dans la suite de son texte, lorsqu'il écrit que "le new-look américain nous apparaît au moins aussi régionaliste que notre archaïsme.1,74 Il s'en prend à l'orientation univoque de Borduas vers "1'expressionnisme abstrait" qui lui apparaît comme "l'angoisse de rater le dernier train".75 Y voyant aussi une conception historique de l'art associée à une "illusion scientiste en art" ou de "progrès indéfini", Leduc en souligne la faillite. Il s'objecte encore à la classification de l'art selon le critère

71 Carani, Marie. L'oeil de la critique. Rodolphe de Repentianv. écrits sur l'art et théorie esthétique 1952-1959. p.60—61.

72 Borduas, P.-É. "Objectivation ultime ou délirante", op.cit. p. 206.

73 ------"Carrefour", "Entrevue radiodiffusée à Radio-Canada le 13 octobre 1954", op.cit. p.286.

74 Leduc, F. "Borduas plaide pour un art international le sien". p.154

75 Ibid. 67

international.

Leduc oppose ainsi à Borduas une conception universelle de l'art fondée sur "la qualité de l'homme en relation avec l'univers"76 77 78 79 Comme beaucoup d'autres à Montréal, il est ouvert à "des voies multiples". C'est justement ce qu'il avait déjà écrit dans "Art de refus ... Art d'acceptation": "Entre 1'exaspération de l'éclatement formel, et la sérénité du symbole informé, il y a place pour mille cheminements.1,77

Poursuivant son argumentation, Leduc réfère à sa pensée spiritualiste inspirée par Abellio. "Les visions tachistes les plus authentiques sont strictement décadentes dans le sens qu'elles appartiennent à la nécessité involutive de notre histoire.1,78 L'involution, comme il l'a déjà expliqué dans sa lettre du 13 décembre 1948, correspond à une déspiritualisation corrélative à une évolution de la matière. L'automatisme se caractérise par cette multiplicité, cet éclatement de la forme, cette plongée dans la matérialité, "qui ne vaut que par le langage plastique délirant.1,79 Leduc ne condamne pas cette forme d'art. Il en reconnaît "la nécessité et la vitalité, mais non 1'exclusivité".80 Sa propre conception correspond "au pôle évolutif" à qui "est liée la mission spirituelle de l'art".81 Elle privilégie "la couleur, le rythme et la forme" qui "s'exhaussent

76 Ibid.

77 Idem. "Art de refus... Art d'acceptation" . p. 147

78 Id. "Borduas plaide pour un art international: le sien", p.154.

79 Borduas, P.-É. "Objectivation ultime ou délirante", p.205.

80 Leduc, F. "Borduas plaide pour un art international: le sien". p.154.

81 Ibid. 68 en symbole".82

C'est sur ce plan strictement formel que Leduc fonde la suite de sa position. La "peinture dite abstraite" a cet acquis "d'avoir restitué au tableau sa vraie dimension qui est de surface, et de supprimer le plus possible les illusions de profondeurs, d'éclairages (non de lumière, la couleur est lumière), de volumes, etc."83 Ici, "il prend la défense des recherches bi­ dimensionnelles et non-référentielles de la jeune peinture abstraite".84 85Leduc reproche à Borduas de "prolonger les illusions passées de perspective et de profondeur dans 1'illimité de I 'espace, et c'est leur seule marge de vie.1,85

II conclut son intervention en reprenant l'idée déjà émise dans son texte "L'automatisme", concernant le rapport existant entre "l'agent d'exécution" et "la profondeur de la personnalité de celui qui l'utilise"86: "En somme le problème de l'art, où qu'il soit, reste avant tout un problème de maturité et non de technique ou de conceptions".87 *Finalement, Leduc reproche à Borduas de ne pas respecter la démarche créatrice de chacun en lui rappelant que "toute action de prosélytisme devrait être suffisamment empreinte de souplesse pour permettre d'orienter les néophytes dans les voies qui leur sont propres.1,88 Ses derniers mots signifient clairement une rupture, du moins sur les plans

82 Ibid.

83 Ibid, p. 155

84 Carani, M. op.cit. p. 61.

85 Leduc, F. p. 155

86 Leduc, F. "L'automatisme", p. 141.

87 Id. "Borduas plaide pour un art international: le sien", p.155.

88 Ibid. 69 esthétique et intellectuel. "C'est ici que nous nous opposons à l'apostolique enthousiasme de Borduas: sa Voie n'est pas nécessairement la nôtre" .89

Borduas répond par "Objectivation ultime ou délirante". Rédigé le 26 février d'abord comme "propos d'artiste" pour une "exposition tenue à la Public Library de London (Ontario) "90, puis publié dans L'Autorité. le 12 mars 1955, "cet écrit ne s'explique bien que dans le contexte d'"Espace 55".91 La voie que Borduas propose est celle de la peinture non-figurative qui "évolue dans le champ" psychique. Elle se situe dans la tradition qui, de Cézanne et son "désir de rejoindre la sensation de matérialité" va à Mondrian et à sa "sensation troublante de l'idée d'espace" pour culminer avec Pollock et à "1'accident qu'il multiplie à l'infini".92 L'exploration par cette peinture "du processus d'assimilation, d'évolution du sens de la réalité" "exige une réponse sans restriction à son appel". L'engagement de Borduas est clair. Son univers est celui de l'homme et de ses ressources psychiques. Sa peinture veut en traduire les possibilités par 1'"accident" "charg[éj de sens". Ce n'est certes pas là l'objectif de Leduc.

Le critique et peintre plasticien Rodolphe de Repentigny (Jauran) appuie la position de Leduc en publiant dans L'Autorité. le 19 mars, le texte du Manifeste des Plasticiens.93 Il apporte un soutien public à "la position défendue par Fernand Leduc sur la

89 Ibid.

90 Gagnon, F.-M. op.cit. p. 373

91 Ibid.

92 Borduas, P.-É. "Objectivation ultime ou délirante", p.206.

93 Carani, Marie. L'oeuvre critique et plastique de Rodolphe de Repentigny. vol.l UQAM, octobre 1982. (Mémoire de maîtrise) p.179. 70 primauté de la peinture abstraite",94 95les Plasticiens s'attachant "avant tout, dans leur travail, aux faits plastiques : ton, texture, formes, lignes, unité finale qu'est le tableau, et les rapports entre ces éléments.1,95

Un autre intervenant, le jeune peintre Guido Molinari intervient publiquement dans le débat Borduas/Leduc dans un article intitulé "L'Espace tachiste ou Situation de 1'automatisme" paru dans le même journal, le 2 avril suivant. Il n'aborde pas le contenu subjectif de la question, mais envisage le problème sur le plan de la plastique analysée sous l'angle de "1'évolution de la structure de l'espace pictural". Isolé, "1'automatisme canadien" "a réalisé ses expériences picturales à 1'intérieur de la structure spatiale maintenue par le surréalisme", c'est-à-dire qu'il s'est limité à l'utilisation de la notion "d'objet" dans un espace tri-dimensionnel".96 L'expressionnisme abstrait américain, quant à lui, "pose une structure différente", issue de "l'évolution de la plastique, du cubisme jusqu'à Mondrian. Le premier a valorisé "l'objet", le second "la tache" ou 1'"éclatement de l'objet". Pour Molinari, ce n'est pas "l'accident" qui est nouveau chez Pollock, mais ses "possibilités" dans "l'espace dynamique" introduit par Mondrian dans la structure spatiale".97 Cette évolution a détruit "le volume et le plan dans 1 ' espace du tableau" et a redonné à la

94 Ibid.

95 Les Plasticiens, Belzile, J.P. Jérôme, F. Toupin, Jauran. Manifeste des Plasticiens, cité in Robert, Guy. L'art au Québec depuis 1940. p.107.

96 Molinari, Guido. "L'Espace tachiste ou Situation de 1'automatisme" (1955). L'Autorité. Montréal, 2 avril 1955. cité in Écrits sur l'art (1954/1975). Textes compilés et présentés par Pierre Théberge. Ottawa: Galerie nationale du Canada. 1976. (Documents d'histoire de l'art canadien no 2) p.15.

97 Ibid, p.16. 71

"couleur" "toutes ses possibilités énergétiques". C'est dans "la solution apportée au problème de la couleur-lumière" que devra être créée la "nouvelle structure spatiale".98 L'universel défini par l'art réside, d'après Molinari, dans la "relation de l'homme avec l'univers plastique" .99

Les trois articles et le Manifeste publiés en mars et avril 1955 campent alors différentes conceptions de la peinture. Borduas se définit par un expressionnisme qui explore le champ psychique et investit de sens 1'"accident". Molinari se tourne vers 1'exploration d'un nouvel espace plastique dynamisé par la couleur-énergie. De Repentigny valorise une peinture formelle. Quant à Leduc, il oriente sa démarche vers un art abstrait symbolique, qui valorise la bi-dimensionnalité du tableau, la couleur, les formes et le rythme. Leduc se rapproche donc de Molinari et de Repentigny quant aux faits plastiques, mais il accorde à ces faits un sens qui relève au premier chef de sa pensée spiritualiste. Le débat public initié par Leduc rend bien compte de la vitalité des positions dans le milieu de la peinture montréalaise durant cette période.

Cette discussion entre ces figures marquantes de la peinture au Québec place alors doublement Fernand Leduc au centre des débats théoriques et au coeur de 1'action quant au passage de 1'automatisme à 1'abstraction construite.

2.4.2. La conquête formelle de l'abstraction au fil des expositions de 1955

La suite de l'année 1955 confirme le passage de Leduc à l'art abstrait. Une exposition solo, en avril, au lycée Pierre

98 Ibid, p. 17.

99 Ibid, p.16. 72

Corneille fait voir des tableaux du début de l'année, dont les "formes se géométrisent de plus en plus en rectangles irréguliers et inégaux dont les contours ne sont pas encore absolument nets."100 En mai, il participe à l'exposition d'ouverture de la première galerie de Montréal consacrée uniquement à l'art non- figuratif, L'Actuelle, fondée par Guido Molinari et Fernande Saint-Martin. Cet événement se déroule peu après l'affirmation des principes esthétiques de Molinari dans le texte "L'Espace tachiste ou Situation de l'automatisme".

L'exposition "Cinq ans de peinture/ 1950-1955" qui a lieu au Musée de Granby du 30 septembre au 23 octobre 1955 présente ensuite les premières oeuvres abstraites de Fernand Leduc. A cette occasion, l'artiste publie un texte important pour expliquer son passage de l'automatisme à l'art abstrait. Ce texte intitulé "Évolution: de l'expressionnisme non-figuratif à l'art abstrait", est distribué aux visiteurs lors du vernissage. Il fait l'objet d'un forum public animé par Leduc. Cette initiative, reprise d'une activité qui avait eu cours auparavant dans le groupe automatiste au milieu des années 1940, vise à susciter "une discussion ouverte"101 entre l'exposant et les participants. Elle participe à une volonté d'éducation et d'ouverture à une peinture nouvelle. Encore ici, Leduc veut faire avancer les choses par le choc des idées et des moyens mis au service de l'oeuvre peinte.

2.4.3. La continuité intensificatrice de son évolution: "de l'expressionnisme non-figuratif à l'art abstrait"

Dans le texte intitulé "Évolution: de l'expressionnisme non- figuratif à l'art abstrait", écrit à l'occasion cette dernière

100 Duquette, J.-P. op.cit. p.83.

101 Gagnon, F.-M. op.cit. p.168-169. 73 exposition, Leduc précise son cheminement depuis l'automatisme jusqu'à son passage à l'art abstrait. Il traite aussi des rapports que doivent entretenir l'art abstrait et 1'environnement social.

En premier lieu, Leduc explique le principe fondamental de son évolution. Il ne s'agit pas pour lui d'une évolution liée à des "changements successifs" dans une "vision" de progrès historique, donc extérieure. C'est plutôt un processus de "continuité intensificatrice" "à 1'intérieur d'une démarche". Leduc obéit à des objectifs personnels. Ce "cheminement" lui a fait éliminer "le multiple" ("multiplicité progressive" liée à "1'évolution de la matière" 102) autant sur le plan de la pensée que sur le plan plastique. À ces deux niveaux, Leduc aspire à une "fonte dans l'unité" ("rapprochement du principe essentiel" ou "évolution de l'esprit"103 ).104 Sa 105 peinture est intrinsèquement liée à sa démarche intérieure. Le spectateur est invité à trouver "cette vision ... si elle y est", en étant actif vis-à-vis 1'oeuvre d'art. Cette incitation rejoint 1'attitude d'un Repentigny qui "prône une connaissance sensible, non verbale, de l'oeuvre, qui lui permet d'adhérer à 1'expérience de la pratique artistique.1,104

Leduc convient qu'en apparence les "changements" sont "rapides et radicaux". C'est pourquoi il veut "dégager" la "démarche ... et les mobiles qui l'ont orientée.1,105 La "première tentation" a été

102 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, Décembre, lundi 13 [19]48. p.97

103 Ibid.

104 Carani, M. L'oeil de la critique. Rodolphe de Repentigny, écrits sur l'art et théorie esthétique 1952-1959. p.17

105 Leduc, F. "Évolution: de 1 'expressionnisme non-figuratif à l'art abstrait", op.cit. p.156. 74

"l'anarchie". Ce fut un "moment vital" de libération personnelle de toutes les "donné[e]s" de l'éducation. Sur le plan pictural et psychique, "l'automatisme" fut "une soupape d'urgence" par le "geste" créateur "libre", par la liberté des "moyens" et par 1'exploration d'un "monde nouveau", "1'inconscient". Si on le "vide", on se libère, sinon c'est "l'écueil".106 Par la suite, c'est une "affaire de conscience qui s'éveille devant tous les gestes de peindre".107 Cette conscience "des relations avec l'universel" entraîne une subordination des forces de 1'inconscient (du moi, de la personnalité) à "leur organisation picturale" (en objets plastiques). L'anarchie entraîne une expression picturale qui n'est plus liée au monde extérieur, mais au monde onirique. Elle conserve cependant les attributs du premier : perspective euclidienne, gravitation, présence d'objets dans l'espace: "La peinture qui découle de cette démarche sera qualifiée de "non-figurative" parce qu'elle ne s'attarde pas à représenter le monde extérieur, et "expressionniste" parce qu'elle conserve tous les attributs illusoires d'espace, de mouvement, de pesanteur, etc., mais transposés dans le monde onirique. Une nouvelle descriptive est née, celle de nos désirs et de nos rêves.1,108

Certains continuent dans ce sens; il iront vers la "non-forme" ("amorphisme"). C'est le "Tachisme".

Une autre voie se dessine à ceux qui ont "purgé" le psychisme et en ont retenu le "sens", celle de "l'ordre". Leduc opère ce passage à l'art abstrait, "par tempérament ou par nécessité". Il

106 En 1939, Leduc alors en deuxième année à l'École des beaux- arts, quitte la vie religieuse et participe à "la première contestation de l'académisme de l'école". Deux ans plus tard, il rencontre Paul-Émile Borduas. Relevé in Beaudet, A. "Repères biographiques", p.XXIX.

107 Leduc, F. op.cit. p. 156.

108 Ibid. 75 fait partie de ceux qui "...tenteront plutôt de cerner le signe et, par des aspirations d'ordre et de formes, de lui restituer toute sa vertu symbolique. "[J]e fus amené progressivement à étendre le signe à la dimension du tableau. Un revirement nouveau se produit, 1'envahissement du signe chasse 1'élément expressionniste du tableau en même temps qu'il s'en dépouille lui-même. Nous sommes au seuil de l'art abstrait, où formes et couleurs s'édifient en qualités relationnelles dans un espace strictement pictural respectant la surface du tableau. L'intensité du tableau résulte du dynamisme plan-couleur.1,109

C'est la première fois que Leduc donne une définition aussi claire de l'art abstrait, telle qu'il l'entend. Sa période de transition semble terminée et son engagement envers l'art abstrait explicite et définitif. Sa conception se rattache aux fondements de l'art abstrait mis en valeur par ses pionniers, Kandinsky, Malévitch et Mondrian, et théorisés par Léon Degand dans Langage et signification de la peinture en figuration et en abstraction : "La peinture abstraite est celle qui ne représente pas les apparences visibles du monde extérieur et qui n'est pas déterminée ni dans ses fins, ni dans ses moyens, ni dans son esprit par cette représentation. "Son originalité ne s'affirme qu'à partir du moment où [les] éléments premiers [lignes, formes, couleurs], deviennent des signes picturaux. "Il va de soi que la suggestion de l'espace est totalement étrangère à la peinture abstraite .... C'est une peinture dont une des caractéristiques positives est d'être à deux seules dimensions ... L'orientation des forces demeure libre et variable.(...). La couleur ... n'est pas un élément neutre . . . mais partie intégrante d'un langage et d'une composition.1,110

Leduc ajoute que cette peinture en chassant tout élément 109 110

109 Ibid, p. 157 .

110 Degand, Léon. Langage et signification de la peinture en figuration et en abstraction. Boulogne : Éditions de 1'architecture d'aujourd'hui. B.U.I. p.95,98,100,103,110. 76 naturaliste a révélé les "structures", comme 1'architecture l'avait déjà fait. Cette idée rejoint les préoccupations de Mondrian et du groupe De Stijl dont les recherches portèrent sur un "langage plastique rigoureux et des nouveaux rapports entre l'art et son environnement".111 112Malévitch et Kandinsky s'étaient aussi interrogés sur ces problématiques. La recherche et 1'intégration de structures communes permet à l'art de rejoindre "les structures du monde qui sont les structures de l'homme.1,112 C'est ce que pense aussi Bazaine au sujet d'une structure commune à tous, d'une structure universelle. L'avenir de l'art repose sur ces questions, continue Leduc. Il reste à espérer que l'art abstrait, par cette intégration, permettra à la peinture d'avoir sa place dans la société. C'est vers cet objectif que tendra Leduc dans les années qui suivent, autant à travers ses écrits qu'à travers son action publique.

2.4.4. Réflexions sur 1'intégration des arts à la société et sur le rôle des organismes publics

En novembre 1955, l'exposition "Peinture canadienne" organisée par les étudiants des Hautes études commerciales (H.E.C.) réunit les oeuvres d'un groupe éclectique de peintres du Québec et de l'Ontario. Leduc y expose. A 1'occasion de 1'événement, il écrit "Quelques réflexions" qui, se "présentant sous la forme d'une chronique," auraient pu faire l'objet d'une "émission radiophonique".113 Cet écrit renferme quelques éléments qui étayent la pensée de Leduc concernant 1'intégration des arts dans la société et le rôle des organismes municipaux à cet effet. On reconnaît un thème déjà abordé lors de ses chroniques de 1954 et

111 Larousse. Histoire universelle de l'art. Tome X. Le XXe siècle. Par Alicia Suarez et Mercè Vidal. Paris: Larousse, 1990. p.197.

112 Leduc, F. op.cit. p. 157.

113 Beaudet, A. p. 275 n.325. 77 la suite d'une réflexion sur la place de 1'artiste dans la société amorcée dans ses textes des années 1940. La genèse de son action future s'y trouve.

Le sujet de 1 ' intégration à la société est abordé ici sous l'angle du rôle culturel des organismes publics quant à la diffusion des oeuvres, le soutien aux artistes et un lieu "au service des arts de la ville". L'exposition initiée par les étudiants des H.E.C. se révèle de qualité tant par l'organisation, par le lieu, que par la variété même des exposants. "Cette exposition collective d'envergure" révèle pour Leduc, un "phénomène de nécessité culturelle". Il est temps que Montréal se rende "compte de son rôle centralisateur des arts au pays" et mette sur pied un "organisme municipal" qui s'intéresse "au sort négligé ... des artistes." Ce n'est pas à ceux-ci qu'incombe tout le "fardeau de 1'organisation et des frais",114 ajoute Leduc. L'année suivante voit la formation de l'AANFM et la participation de la Ville de Montréal à la première exposition du groupe.

En 1955 Leduc effectue son passage à l'art abstrait. Cette démarche profondément personnelle prend une dimension publique par le rôle pivot qu'il joue dans le débat public autour d'"Espace 55", dans ses multiples expositions et dans les textes qu'il publie ou livre à des spectateurs. Son engagement social et et son rôle d'embrayeur d'activités collectives vont prendre davantage de dimension durant les années qui suivent.

114 Leduc, F. "Quelques réflexions", op.cit. p. 158. 78

2.5. Engagement pour la reconnaissance sociale de l'art abstrait et de ses artistes (1956-1959) 2.5.1. Premier président d'un vaste rassemblement d'artistes en vue d'une action collective: l'AANFM

En 1956, Leduc est élu premier président d'un vaste rassemblement d'artistes, l'Association des Artistes Non-Figuratifs de Montréal (AANFM). Les réunions préparatoires avaient eu lieu dans 1 '"appartement qui servait d'atelier boulevard Saint-Joseph.1,115 Le comité est alors formé, outre Leduc, de Jauran et de Guido Molinari, respectivement secrétaire et trésorier, ainsi que de Léon Beliefleur et de Pierre Gauvreau faisant office de conseillers.115116 La117 constitution de ce regroupement est rédigée par Leduc, Pierre Gauvreau et de Repentigny. Cette association veut "assurer une participation équitable des peintres, graveurs et sculpteurs non-figuratifs de la région de Montréal aux manifestations et activités artistiques de la ville, du Québec et du Canada, et par conséquent d'apporter à la collectivité une collaboration plus entière de ses artistes.1,117 Cette initiative des artistes reçoit une réponse positive de la municipalité. Le Service des parcs de la ville de Montréal met à leur disposition le pavillon Hélène de Champlain, de 1'île Sainte-Hélène, pour leur première exposition collective du 27 février au 25 mars 1956. Jusqu'en 1959, Leduc sera président de cette association d'artistes non-figuratifs aux tendances stylistiques multiples, rassemblement qui cherche à imposer "à la société une forme d'art qu'elle rejetait," à obliger "les musées à ouvrir leurs portes",

115 Leduc, F. Ent. cit. Ann. l,p. 144.

116 Beaudet, A. p. 275 n.326.

117 Association des artistes non-figuratifs de Montréal. Texte du catalogue de la "Deuxième exposition annuelle", 1957. 79 à forcer "les pouvoirs publics à reconnaître le groupe".118 Jusqu'à la fin de la décennie, ce regroupement placé sous le signe du pluralisme, dont "les éléments les plus dynamiques" sont "les abstraits"119, sera ainsi une force vive au sein du milieu culturel montréalais. Il contribuera à 1'intégration de 1'artiste dans la cité.

Par son travail d'initiateur et de rassembleur, ainsi que par son action comme premier président de l'AANFM, Leduc joue alors un rôle central dans la fin de 1 ' isolement des artistes non- figuratifs et dans leur rassemblement en vue d'une action commune visant à la reconnaissance comme à 1'intégration sociale de leur travail. Il réussit avec les autres créateurs montréalais d'avant-garde à convaincre les autorités politiques de jouer leur rôle de collaboration et de soutien auprès des artistes. Grâce à ce travail, une première entente durable est réalisée entre les artistes et les dirigeants socio-politiques.

2.5.2. Défenseur de l'art abstrait et de ses artistes 2.5.2.1. Porte-parole de l'art d'avant-garde dans le supplément "Beaux-arts", Le Devoir. 14 décembre 1957

Le rôle de Fernand Leduc dans la promotion de l'art non figuratif par le biais des manifestations de l'AANFM, prend une dimension polémique lorsqu'il doit défendre l'art abstrait dans les journaux. Un premier affrontement a lieu à l'occasion d'un échange d'opinions organisé par René Chicoine entre artistes et professeurs de l'École des Beaux-Arts de Montréal au sein du journal Le Devoir. Les articles de chacun des intervenants portent sur leur choix de faire figuratif ou de faire abstrait. Ils sont publiés dans un supplément "Beaux-arts" qui paraît le 14

118 "La voie de la solitude" Le Soleil. 3 avril 1971, cité in Duquette, J.-P. op.cit. p 91.

119 Ent. cit. Ann. l,p. 13 9. 80 décembre 1957. L'article de Leduc, seul défenseur convaincu de l'art abstrait, est placé à la fin du cahier, alors que celui de Claude Ficher, qui est inconditionnellement en faveur de l'art figuratif, occupe la première page sous le titre "La peinture abstraite est essentiellement décorative." Jacques de Tonnancour propose une position intermédiaire, "synthétique" entre "les deux extrêmes", pour favoriser "1 'expression d'une vie incarnée" .120 André Jasmin parle du "travail créateur ... intuitif".121 A ces différentes propositions où la référence à la figuration est conservée, Leduc oppose la vitalité inéluctable de l'art abstrait.

Son article intitulé polémiquement "Pourquoi continuer de s'éclairer à la chandelle" défend d'entrée de jeu le caractère incontournable de la présence de 1'abstraction. Placée en exergue du texte, cette citation de Michel Seuphor: "Rien ne sert d'arguer: 1'esprit du temps en matière d'art est, au milieu de notre siècle, bel et bien installé dans 1 'abstraction",122 précise d'emblée 1'intention première de Leduc.

L'art abstrait est une réalité de notre époque. Le débat sur la question de la figuration en art versus la non-figuration pose un faux problème. C'est, comme 1'indique le titre de 1'article de Leduc, s'interroger sur le choix entre l'électricité et la chandelle comme mode d'éclairage. La vraie question a trait à la "réalité objective des oeuvres", celle qui répond "à l'esprit particulier qui anime l'art contemporain". L'art n'est pas un problème "d'esthètes", ni la "reproduction de la forme visible";

120 Carani, Marie. L'oeil de la critique. Rodolphe de Reoenticmv. écrits sur l'art et théorie esthétique 1952-1959. p. 63 .

121 Beaudet, A. p.275 n. 330 .

122 Seuphor, Michel, in Leduc, F. "Pourquoi continuer de s'éclairer à la chandelle?", op.cit. p.160. 81

il ne lza jamais été. L'art est "plutôt la conversion du visible en formes". L'artiste, dans son processus créateur, qui ressemble à celui de la nature, transmet "sa vision de l'homme et du monde dans des données actuelles", donc différentes de celles des autres époques. Nous n'avons pas le choix, sinon c'est la "mort". "Un seul critère: l'habitude est signe de mort, la rupture et l'effort signe de naissance.1,123 Cette conception de l'art abstrait porte sur l'esprit, sur le sens de l'art via sa plastique, sur l'art comme langage d'une époque et non sur la reproduction de quelque réalité existante.

Leduc rejoint ici la pensée exprimée par Kandinsky: "Toute oeuvre d'art est 1'enfant de son temps et bien souvent la mère de nos sentiments. Ainsi de chaque ère culturelle naît un art qui lui est propre et qui ne saurait être répété. Tenter de faire revivre des principes d'art anciens ne peut, tout au plus, conduire qu'à la production d'oeuvres mort-nées.123124

Leduc développe davantage cette idée du lien existant entre la vie et l'art. "L'art" se situant" du côté de la vie", 1 'oeuvre existe pour/en elle-même, dans un moment précis. "L'art" est "actuel". C'est une donnée fondamentale. De tout temps, il y a eu des "hypocrites" pour s'offusquer ou ridiculiser l'art de leur époque. Certains, tournés uniquement vers l'art du passé, ne peuvent apprécier les "manifestations" actuelles, à "la beauté insolente. " Il n'y est pas question d'esthétique mais de vie, donc de changement. "L'artiste" a la "tâche" "d'épuiser" les "qualités" de la forme d'art de son temps avant qu'elle ne change. Actuellement, l'art fait de plus en plus partie de la société. Il délaisse la vie privée et s'intégre à la sphère publique par le biais de 1'intégration des arts. Comme Leduc l'a

123 Leduc, F. "Pourquoi continuer de s'éclairer à la chandelle? p. 161.

124 Kandinsky, W. Du spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier. Édition établie et présentée par Philippe Sers. Paris: Éditions Denoël, 1989. (Collection Folio/Essais) p. 51. 82

déjà annoncé dans son texte, "Evolution: de 1'expressionnisme non-figuratif à l'art abstrait", l'art abstrait se prête à ce projet. De nombreux exemples réussis de "cette fusion" se multiplient dans le monde, selon Leduc. Notre époque réalisera "le désir... du Bauhaus" de "préparer en commun le nouvel édifice de l'avenir qui réunira harmonieusement architecture, sculpture et peinture.1,125

Leduc porte ainsi le débat bien au-delà d'une joute sur l'esthétique comparée de l'art figuratif et de l'art non- figuratif. Ses réflexions posent le problème du sens, ainsi que du rôle de l'art comme de 1 'artiste à son époque et dans la société. Ce faisant, Leduc aborde aussi la question du changement de paradigme au niveau de la perception et de la sensibilité que constitue ipso facto une nouvelle forme d'art. Il souligne enfin la vitalité de l'art abstrait dans le temps et dans l'espace. Cette démonstration est sous-tendue par la conviction fondamentale de Leduc en la nécessité du dépassement comme source de vie et de création.

Dans ce débat d'idées entre artistes et professeurs d'art, Leduc se fait ainsi le porte-parole de l'art d'avant-garde au Québec, alors que le milieu institutionnel s'en tient davantage à un art qui fait l'objet d'un consensus plus vaste. Cette attitude de Leduc correspond bien à son désir de transformer les choses, d'apporter des éléments nouveaux, d'éviter de "s'endormir dans une formule".125126

125 Leduc, F. op.cit. p. 163.

126 Ent. cit. Ann.l, p. 140. 83

2.5.2.2. Éveilleur des esprits au langage de l'art abstrait: le débat Leduc/Chicoine

Fernand Leduc continue sa défense de l'art abstrait jusqu'à la fin des années 1950. René Chicoine restera son contradicteur principal. Comme nous venons de le voir, lorsque Chicoine a ouvert les pages du journal Le Devoir au débat de l'art figuratif et de l'art non-figuratif, son intention n'était pas innocente. Durant les années qui vont suivre, Chicoine dénoncera encore dans de nombreux articles l'art abstrait en général et celui pratiqué par Leduc en particulier. Il fait une critique virulente de 1'exposition de Leduc à L'Actuelle, en 1956 dans un article intitulé "Le squelette chante assez bien" déclenchant un intense débat dans le milieu culturel montréalais.

A la fin d'un autre article, "Les Peintres non-figuratifs (suite et fin)" du 16 août 1958, Chicoine propose aux "peintres" qu'il appelle irrespectueusement "géométristes" de publier leur "point de vue". Leduc répond à 1' invitation par 1'article "Rencontre à pont-couvert" dans lequel il démontre les rapports formels nouveaux développés par l'art abstrait. Chicoine rétorquera dans un article intitulé "Pinceau vs tire-ligne", dans lequel il accuse l'art abstrait de n'être que décoratif et d'être inapte à véhiculer les sentiments. Il poursuivra par la suite ses attaques en réagissant à la conférence prononcée par Leduc devant le Club des Beaux-Arts lors de l'exposition "Art Abstrait", en 1959, dans un article critique, intitulé "Les jeunes hommes en quelle ère?"

Dans "Rencontre à pont-couvert", Leduc amorce son argumentation en utilisant une comparaison empruntée à Platon qui sert bien son propos : "Ce que j'entends ici par beauté de la forme n'est pas ce que le commun entend généralement sous ce nom, par exemple, celle des objets vivants et de leurs reproductions, mais quelque chose de rectiligne et de circulaire et les surfaces et les corps solides 84

composés avec le rectiligne et le circulaire au moyen du compas, du cordeau, de 1'équerre, car ces formes ne sont pas comme les autres, belles sous certaines conditions, elles sont toujours belles en soi.1,127

En référant aux principes premiers, aux formes absolues, Leduc vise directement 1 'argument de Chicoine concernant 1' imperfection de ce qu'il nomme l'art géométrique. Dans son article "Les peintres non-figuratifs (suite et fin)", Chicoine avait écrit: "C'est le genre qui est imparfait, étant trop parfaitement limité.1,128 Le fondement de 1 'argumentation de Leduc porte, comme dans ses textes précédents concernant l'art abstrait, sur les rapports des éléments picturaux dans un espace redéfini, sur le nouveau langage formel qu'il introduit, sur son sens et sur ses fondements philosophiques. Leduc compare René Chicoine à "un spectateur type: curieux, honnête, de bonne foi," etc., mais "profondément enraciné dans une époque révolue". Il revient sur les mêmes arguments qu'il a déjà employés concernant la nostalgie du passé et 1'insensibilité face à l'art du moment présent. Sa défense de l'art abstrait emprunte une méthode utilisée en pédagogie qui consiste à répéter la même idée sous des formes différentes jusqu'à 1'obtention d'une compréhension. Malgré le ton volontiers ironique qu'il emploie dans son texte, Leduc veut faire avancer la cause de l'art abstrait et voir enfin s'abattre les résistances conservatrices.

Pour Leduc, le principe de beauté de 1'artiste abstrait se fonde sur la définition de Platon telle qu'il a donnée. Le chemin intérieur à parcourir exige du dépouillement. On l'a vu, Leduc en a déjà expliqué le sens comme étant "un cheminement éliminatoire 127 128

127 Platon, Philecte. in Leduc, F. "Rencontre à pont-couvert", op.cit. p.164.

128 Chicoine, René. "Les peintres non-figuratifs" (suite et fin), Le Devoir. Montréal, 16 août 1956. 85 du multiple par une fonte dans l'unité",129 à la fois spirituellement et plastiquement. Selon Leduc, ce dépouillement enlève au tableau tout relent de naturalisme: "profondeur, volumes, modelé, qualité des corps, éclairage, etc."130 Initié par les impressionnistes et continué par les cubistes, cette abstraction concerne encore les "qualités accessoires du tableau", c'est-à-dire tous les arguments utilisés par Chicoine dans son article contre l'art abstrait: "le charme du métier, la consistance de la pâte, le mystère des passages subtils . . . ",131 qui n'ont rien à voir avec l'art abstrait proprement dit. Celui- ci "développe une vision nouvelle" qui est celle d'une peinture auto-référentielle basée sur les relations de formes et de couleurs dans "un espace strictement pictural, respectant la surface du tableau", ainsi que les structures plastiques animées par le dynamisme plan-couleur."132 Leduc oppose la "vitalité absolue de la couleur et de la forme" à la "sécheresse" qu'y trouve Chicoine. Il souligne que l'aspect "exaltant" de "l'art abstrait", sa rupture avec "les lois de la représentation" ("organisation centrale, point de vue perspectif"), lui a accordé une grande liberté d'"organisation faite de la stricte autonomie des plans-couleurs, visant à l'autonomie générale du tableau par le seul prestige des relations plastiques".133 C'est la notion du tableau-billard qui a remplacé celle de tableau-fenêtre, notion qu'a explicitée initialement Léon Degand: "La peinture figurative nous a imposé la conception du tableau-fenêtre. . . Le rectangle du tableau limite le spectacle du monde extérieur de la même façon que le

129 Leduc, F. "Évolution: de l'expressionnisme non-figuratif à l'art abstrait", p.155.

130 ------"Rencontre à pont-couvert", p.165.

131 Chicoine, R. op.cit.

132 Leduc, F. op.cit. p.165

133 Ibid. 86

rectangle percé dans un mur pour voir ce qui est au- delà. Et comme, au-delà, c'est le monde extérieur, et que le monde extérieur est pourvu, dans notre esprit, d'un haut et d'un bas, avec attraction de l'un vers l'autre, le tableau figuratif l'est aussi. "La peinture abstraite tend, par définition, par sa nature même, à éliminer cette conception au profit de celle du tableau-billard. Le rapprochement avec la surface sur laquelle on joue au billard se justifie parce que cette surface est plane et bien délimitée ... et que les billes s'y disposent, sans altérer le caractère plan de cette surface, au gré des joueurs comme les formes et les couleurs au gré du peintre abstrait .... [L] es notions de haut et de bas ne sauraient intervenir, non plus que celle de pesanteur.1,134

Cette citation de Degand permet de comprendre le changement important de perception qui est enclenché par l'art abstrait. C'est ce que veut dire Leduc lorsqu'il parle d'"ordre nouveau qui bouscule les habitudes mentales". Mais ce changement des structures de la plastique "réserve" des joies qui lui sont propres, celle de "la sereine aisance des structures de l'esprit". C'est 1'accession à un ordre supérieur, celui de l'esprit dépouillé des entraves de la matérialité. Leduc poursuit en précisant qu'il ne s'agit pas de "doctrine", mais d'"un état d'esprit", celui que chacun "infléchit à sa propre mesure" et "celui qui domine notre temps". Quand arrive le moment de porter un jugement sur une oeuvre, selon Leduc, "la qualité" s'impose d'elle-même, "elle s'éprouve" et par "l'artiste" et par le "spectateur". Leduc termine en souhaitant que l'art abstrait trouve sa place, "le mur qui justifiera son expansive présence." Ce dernier voeu réfère à la planéité de la peinture abstraite qui en vient à se confondre avec le "mur", image de 1'intégration de la peinture à 1'architecture via l'art abstrait, référence aux préoccupations néoplasticiennes de Mondrian.

Pour Leduc, l'art abstrait est donc un langage formel nouveau,

134 Degand, Léon, op.cit. p.103,105. 87 fondé sur les éléments propres à la peinture. Cet art développe une attitude et une vision nouvelle. Partie intégrante de 1'environnement moderne, il est de son temps.

Lzéchange entre Chicoine et Leduc permet tout de même à ce dernier de diffuser auprès d'un plus vaste public, ses convictions profondes quant à l'art abstrait et de faire évoluer les mentalités. Nous pouvons voir dans ces interventions, outre un désir de communication de l'art, un engagement profond de l'artiste à jouer un rôle d'éveilleur des consciences au sein de la société québécoise.

2.5.2.3. Défenseur des artistes abstraits face aux institutions culturelles: 1'affontement Leduc/Steegman

Sur un autre front, Leduc prend la parole comme président de l'AANFM dans l'affaire qui oppose les artistes, des critiques et le directeur du Musée des Beaux-Arts de Montréal, John Steegman. A la suite d'une exposition des artistes de l'AANFM, en août 1958, au Musée de la rue Sherbrooke, dans une entrevue qu'il accorde à Guy Viau, Steegman "accus[e] certains jeunes artistes abstraits de Montréal (...)de banalité conventionnelle", "l'art abstrait" de "tyrannie", et "certains peintres" de rejeter "les disciplines qu'exige tout art créatif". Il "exige d'une peinture de la profondeur, de l'équilibre, du rythme et l'évidence d'une composition intelligente", sinon "une peinture abstraite pourrait tout aussi bien "servir de motif pour de la tapisserie ou du tissus". Selon lui, comme "mouvement de protestation", l'art abstrait "n'a plus sa raison d'être".135

Réagissant à cette attaque contre l'art abstrait et ses artistes, Leduc engage le débat dans Le Devoir, le 4 septembre 1958, dans un article intitulé, "L'affaire du Musée, Fernand Leduc répond

135 Beaudet, A. p.277-278 n.337. 88 aussi à M. Steegman". Il s'attarde au rôle d'un directeur de musée public et à la défense des artistes qu'il représente. Il porte le débat sur la fonction que devraient exercer les institutions culturelles face aux artistes les plus dynamiques et en même temps les plus démunis de la société. Leduc veut faire prendre conscience de l'engagement de ces artistes dans leur art et au sein de la société, et aussi de leur difficulté à obtenir une reconnaissance sociale.

Dans son article, Leduc fonde le différend entre le directeur du musée et les artistes sur des différences ethniques et sociales. D'une part, M. Steegman est un administrateur "importé", anglophone, "qui vit de l'art", soutenu par la classe aisée, anglophone et conservatrice de Montréal; d'autre part, les artistes, francophones, "crèvent de l'art". "Le jugement de valeur général, borné, provoquant, injuste" "du directeur d'une institution" publique "prend un sens" important dans ce contexte. Leduc démontre que M. Steegman, en plus de mépriser les artistes de la municipalité qui lui a "confi[é] des deniers publics destinés" à son "développement artistique", ne joue pas son rôle de directeur. M. Steegman "nous a ouvert les portes du Musée à coeur fermé". Il n'a pas pris la peine de connaître les artistes. A celui qui parle de "réalisme engagé", Leduc brosse un portrait de la vie réelle de ces artistes. Ceux-ci "doivent cumuler les emplois pour subvenir à leurs besoins et peindre à loisir",136 sans compter tous les obstacles qu'ils ont surmontés

136 A ce sujet, Leduc affirme avoir dû exercer un métier étranger à ses intérêts pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille durant son séjour à Montréal. Il a travaillé à Saint- Hubert pour les forces aériennes dans les services de dessin "top secret". Il n'avait pu enseigner, sauf pour une charge très modeste au Centre psycho-pédagogique de Montréal, nommé aussi Lycée Pierre Corneille, (précision apportée par Fernand Leduc dans une lettre adressée à l'auteure le 7 janvier 1994) car sa candidature à "un poste relativement important dans l'enseignement du dessin à la Commission des Écoles catholiques de Montréal" avait été rayée par les commissaires, dominés par 89 pour "discipliner les éléments du tableau, formes et couleurs, et leur donner le sens de leurs aventures spirituelles".137 Pour eux, l'art n'est pas un loisir, mais un langage qui "bouscul[e] la médiocrité". Ces artistes ont acquis un statut professionnel par leur métier de professeur ou de directeur d'atelier d'art, par les bourses reçues, par leur participation à des expositions nationales ou internationales, et par la présence de leurs oeuvres dans les collections permanentes. C'est grâce à leur présence et à leur travail que Montréal est considéré comme "le centre du Canada pour les arts".

La démonstration de Leduc révèle sa connaissance du milieu et son engagement auprès des artistes qu'il représente. Elle met en lumière la scission entre l'administration publique de la culture via la présence de Steegman aux commandes du Musée, à Montréal, et les artisans de cette culture. Elle révèle aussi la vitalité du milieu artistique de Montréal, en arts visuels, et sa lutte pour sa reconnaissance envers et contre les tenants du conservatisme en art.

2.5.3. Organisateur-exposant de la première exposition collective d'art abstrait à Montréal 2.5.3.1. L'exposition "Art Abstrait" à l'École des Beaux-Arts de Montréal, janvier 1959

L'exposition "Art Abstrait" qui a lieu à l'École des Beaux-Arts de Montréal du 12 au 27 janvier 1959, "s'inscrit comme une déclaration-manifeste dans le contexte du débat public qui

les membres du clergé, parce que Leduc avait signé Refus global. Il peignait et faisait ses activités le soir. Voir l'entrevue citée. Ann.l,p.137,138.

137 Leduc, F. "L'affaire du Musée Fernand Leduc répond aussi à M. Steegman", op.cit. p.168. 90 entoure les déclarations de Steegman.1,138 Elle est organisée par Fernand Leduc, Jean Goguen et Guido Molinari. Les sept exposants sont tous des peintres plasticiens: Louis Belzile et Fernand Toupin, deux des Premiers Plasticiens, Jean Goguen, Denis Juneau, Guido Molinari et Claude Tousignant, qui seront qualifiés par la suite de seconds Plasticiens et Fernand Leduc.

Dans le catalogue, présenté par Fernande Saint-Martin, chacun écrit un court texte dans lequel il "manifeste (...) le souci primordial d'établir avec le réel des relations plus adéquates que celles qu'avait esquissées la peinture classique."138139 Une dédicace aux "pionniers" européens de l'art abstrait, Malévitch, Taeuber-Arp, Mondrian, Van Doesburg et aux pionniers québécois, les Premiers Plasticiens, est mise en exergue au catalogue, précisant la filiation dont ces exposants se réclament et liant de ce fait l'art des peintres abstraits de Montréal à l'art international.

2.5.3.2. Le texte-manifeste de Leduc pour l'exposition: "Vivre c'est changer", janvier 1959

Le texte de Fernand Leduc, "Vivre c'est changer", introduit la notion de changement lié au "pictural", à l'instar de la vie et de l'évolution de 1'"humanité". Qui dit accession à "un milieu fondamentalement nouveau", dit "crises", "déchirements", l'évolution ne se faisant pas sans heurts. Dans le champ de l'art, qui se fonde sur la sensibilité, "l'obligation constante de recréer" un "équilibre" est d'autant plus difficile. L"'esprit créateur" agit comme moteur du changement dans ce domaine.

138 Carani, M. Rodolphe de Repentiony. Écrits sur l'art et théorie esthétique 1952-1959. p.67.

139 Saint-Martin, Fernande. "Révélations de l'art abstrait", Art Abstrait. Exposition du 12 au 27 janvier 1959. Montréal: École des Beaux-Arts. 91

Secouant les acquis, proposant un nouveau langage, il précède la notion de beauté et "dévore 1'esprit critique".

Dans cet esprit, 1'"esthétique" de l'art abstrait, par le biais de 1'"optique", est "lié à la notion de forme et au dynamisme de la couleur" alors que précédemment, nous devions apprivoiser "les débordements lyriques de 1'automatisme" ou "l'éclatement de la forme par 1'accident". L'art abstrait institue un "ordre nouveau", de nouvelles structures "visuelles et mentales". En évacuant le "monde de la représentation" et tous ses mécanismes, "le tableau abstrait" privilégie les "qualités relationnelles" "des "formes et des couleurs" selon une "organisation imprévisible" dans "un espace strictement pictural".140 Au désordre succède l'ordre.

2.5.3.3. Porte-parole des exposants : la conférence "Pour déséquivoquer l'art abstrait"

A l'occasion de 1 'exposition "Art Abstrait", Fernand Leduc se fait le porte-parole de tous les exposants et prononce une causerie devant les membres du Club des Beaux-Arts. S'adressant à un auditoire éduqué mais traditionnel, Leduc situe l'art abstrait présenté à Montréal dans une filiation historique qui remonte aux premiers peintres abstraits. Il développe aussi le concept de langage qu'est l'art abstrait.

Cette conférence vise à expliquer l'art dans lequel Leduc est engagé à 1'instar de quelques autres artistes montréalais de façon à faire évoluer les mentalités. Le peintre insiste aussi sur le caractère inéluctable de la survie de l'art abstrait. L'objet même de la conférence se trouve résumé dans son titre, "Pour déséquivoquer l'art abstrait". Fondamentalement, Leduc veut préciser le sens de l'art abstrait et faire disparaître toutes

140 Leduc, F. "Vivre, c'est changer", op.cit. p.169,170. 92 les interprétations confuses. Il utilise une référence qui renvoie au manifeste des surréalistes-révolutionnaires,141 142et 143ce faisant, annonce la méthode qui va dynamiser tout son discours, celle de la citation. Ce dernier plaidoyer en faveur de l'art abstrait avant le départ de Leduc pour Paris la même année, est solidement construit sur des assises historiques, philosophiques, esthétiques et formelles. Ce texte ne se veut plus tellement une défense de l'art abstrait, mais plutôt une mise en évidence de sa réalité et de sa vitalité.

Laissant "aux tableaux le soin de se défendre seuls", Leduc fait appel à l'histoire de l'art pour situer l'art des Plasticiens de Montréal. La naissance d'une forme d'art n'est pas arbitraire. A l'image de la vie, "chaque tendance porte en elle-même ses limites immanentes, chaque forme renferme en elle-même toute la descendance qu'elle peut avoir.1,142 C'est pourquoi les artistes abstraits ne sont pas "des inventeurs de systèmes", mais leur "seule originalité consiste à réaliser de manière actuelle et empirique le développement des formes qui [ les] précèdent. . .1,143 Pour illustrer son propos, Leduc fait appel à un raccourci employé par le peintre Schneider pour qui "il n'y a pas eu de rupture brutale entre l'art figuratif et l'art non-figuratif, "mais bien développement logique".144 Cette conception établit une filiation de l'abstraction à partir de 1'impressionnisme, en passant par le cubisme et le fauvisme, "autant de tentatives pour libérer la peinture de la représentation servile de l'objet"145

141 "Pour déséquivoquer 1 'action des surréalistes en France" in Beaudet, A. "Notes", p.279 n.340.

142 Citation empruntée au comte de Keyserling in Leduc, F. "Pour déséquivoquer l'art abstrait", op.cit. p.171.

143 Leduc, F. p. 171.

144 Ibid.

145 Ibid. 93 dont l'objectif ultime est la peinture auto-référentielle, c'est- à-dire la peinture abstraite. Le mouvement ne s'arrête pas alors. Comme Leduc l'a déjà écrit sous une autre forme: l'art est engagé dans "un présent à notre mesure."

Toujours sur le mode de la citation, Leduc continue d'illustrer l'évolution "du langage abstrait" depuis ses pionniers historiques, Kandinsky, Mondrian, Malevitch, Delaunay. Placé sous le signe de "1'invention", l'art abstrait n'est en rien "une école", même si Michel Seuphor certifie "qu'inévitablement toute forme d'art en notre siècle aboutit à 1'abstraction". C'est plutôt "un langage universel". Cette notion rejoint ce qu'en dit Léon Degand lorsqu'il soutient que "l'Abstraction picturale n'est pas une nouvelle école de peinture, mais une nouvelle conception de la peinture. . .1,146 Dans cet esprit, "la présente exposition" (celle de 1'"Art Abstrait") veut atteindre le spectateur et "supprimer 1'équivoque qui entoure les conceptions de l'art non- figuratif et de l'art abstrait.1,147

L'accession au "langage de l'art abstrait" passe par "un choc de la sensibilité" qui doit être "débarrassée des préjugés ordinaires d'une éducation picturale toute imprégnée d'esprit figuratif",148 précise Leduc, citant à nouveau Degand. Ce changement a commencé à s'opérer au Québec autour de 1942, depuis la première exposition des gouaches automatistes de Borduas à l'Ermitage. Cette peinture a fait disparaître la référence à 1'"objet" en projetant 1'inconscient sur la toile. Mais la construction de 1'espace de ces tableaux gardait les "attributs propres aux lois du monde de la figuration", selon Leduc. Pour accéder à la "nouvelle logique picturale" de l'art abstrait, 146 147

146 Degand, Léon. p. 97.

147 Leduc, F. p. 172 .

148 Ibid. 94

1'esprit et la sensibilité doivent se dépouiller davantage. C'est une "façon nouvelle de sentir et d'être devant le tableau". Un tableau abstrait n'est pas de la figuration déguisée ou rendue méconnaissable, phénomène que Degand appelle de "1'élimination" des "signes les plus évidents de la représentation".149 L'art abstrait n'est pas la négation du figuratif, mais la mise en valeur de "principes positifs". Malévitch en exposant son "carré noir sur fond blanc" rend compte de "la sensibilité de 1'absence d'objet." Kandinsky fonde l'art sur la "nécessité intérieure". Michel Seuphor voit dans "l'esprit de l'homme" le terrain le plus riche de découvertes. Pour Manessier, "l'art de la non- figuration" permet la prise de "conscience" de 1'"essentiel". De même, Leduc croit à "la révélation dans une démarche" d'un "esprit en quête de certitude."

Après avoir traité de 1'émergence historique de l'art abstrait, de son objet et de son appréhension, Leduc développe davantage la notion de langage qu'est l'art abstrait. Langage, il l'est, "comme tout autre langage pictural", parce qu'il utilise des "moyens" perceptibles "simples", "chargé[s] de sens", dont l'expression est "sans limite et universelle”. Ses lois d'organisation sont engendrées par les valeurs plastiques elles- mêmes : "la surface plane", le rapport dynamique de la couleur et des plans, la rencontre de la "composition" et des "quatre côtés du tableau." Ce mode d'expression est initié par le peintre qui prend "tous les risques" et est ensuite "poursuivi" par le "spectateur".

Pour Leduc, la peinture abstraite est un art de création, autonome, "qui existe en soi". Moyen d'expression et non de "décoration", elle a un rôle fondamental à jouer. Elle "correspond à une attente profonde de l'homme, à une fonction de

149 Degand, L. p.96. 95 la vie mentale.1,150 C'est aussi "un moyen de méditer sur le monde qui nous fait et nous défait".150151 Nécessité intérieure d'une part, l'art abstrait a d'autre part un rôle social important à remplir, d'après Leduc. Par ses "moyens, le respect de la surface et ses structures simples", l'art abstrait peut le mieux s'unifier avec "les concepts de 1'architecture actuelle". Il s'agit ici de rencontre, de fusion entre une "organisation picturale et un ensemble architectural, et non d'utilisation. Ainsi, notre époque peut, par le biais des "monuments publics", redonner à l'art son "rôle social" et "faire fraterniser (...) toutes les réalisations de la pensée humaine dont la synthèse fait la gloire et le signe des grandes civilisations" .152 153

Leduc termine en citant l'exemple du Taj Mahal, fusion parfaite entre art et pensée. C'est vers cet objectif que nous devons tendre. Cela s'obtient à force de dépouillement, de persistance, de courage. "Il faut", dit-il "se durcir, apprendre un genre de vie pour lequel il n'existe aucun précédent, se créer des amitiés parmi des formes inconnues, inventer un monde d'émotion sans exemples, ne jamais lâcher prise.1,153 Cette dernière phrase de Leduc souligne sa propre démarche et celle des artistes qu'il représente, démarche exigeante, repoussant sans cesse les frontières du connu, en accord avec la sensibilité de 1'époque et leur propre capacité d'expression.

Par son rôle d'organisateur de la première exposition d'art abstrait et sa prise de parole en faveur de cet art, Leduc joue bien un rôle de pionnier dans 1'implantation, la diffusion et la

150 Leduc, F. p. 175 .

151 Citation du peintre Paalen in Leduc, F. p. 175.

152 Leduc, F. p. 175

153 Ibid, p.176-177. 96 reconnaissance de 1'abstraction au Québec à la fin de la décennie cinquante.

2.5.4. Le départ

Après cette conférence et l'exposition collective "Art Abstrait", Leduc expose en solo, en mars 1959, à la Galerie Artek "quatorze tableaux",154 tous de facture géométrique. Ayant reçu une bourse du Conseil des Arts, il repart pour Paris en 1959.

2.6. Conclusion: le rôle moteur de Leduc de 1953 à 1959

Somme toute, avant son départ de Paris, lorsque Leduc avait confié à Borduas dans une lettre du 15 octobre 1952, son besoin de "communion", il intuitionnait la forme d'action qu'il entreprendrait dans son milieu, celle de rassembler les forces dispersées "pour que les choses se transforment."155 De 1953 à 1959, durant son séjour à Montréal, Leduc aura effectué un passage fondamental de l'automatisme pictural à l'art abstrait construit. Profondément engagé dans sa démarche personnelle, il se sera aussi investi dans l'action collective dans le but de réunir les peintres jusqu'alors séparés par leurs tendances stylistiques différentes, travaillant ainsi à briser l'esprit de clocher.

L'analyse des interventions publiques et des textes majeurs de Leduc durant la période 1953-1959 nous révèle ainsi l'homme et sa pensée. Elle éclaire aussi l'effervescence du milieu pictural montréalais, marqué par de multiples brassages et remises en question: l'émergence d'une nouvelle plastique détrônant celle qui avait représenté les forces de changement depuis plus de

154 Duquette, J. P. p. 99.

155 Leduc, F. Ent. cit. Ann.l, p.14 0 97 douze ans, la querelle des peintres marquant ce tournant "épistémologique", la force collective des artistes de toutes tendances pour défendre leur place au sein de la société, les résistances du milieu conservateur dans le champ de la culture, et finalement le triomphe de l'art abstrait, du plasticisme, comme esthétique et plastique dominante. Cet approfondissement des actes et des textes de Leduc fait voir de plus, les liens entre l'art pratiqué au Québec et l'art international, surtout les filiations européennes. Cette étude éclaire pour une large part le rôle culturel de Leduc par les différentes tribunes qu'il a investies.

Dans ce processus, Leduc reste fidèle à lui-même; il agit en accord avec sa sensibilité. D'un art et d'une attitude "de refus", il est passé à un "art d'acceptation", de la "révolte" à 1'"édification". Sa pensée en témoigne.

Lorsque Leduc quitte à nouveau Montréal, sa peinture est engagée dans une évolution qui lui fera repousser très loin les limites de 1'abstraction. La peinture abstraite d'ici manifeste de même sa très grande vitalité. Elle a définitivement triomphé des résistances conservatrices et s'est ouverte aux courants internationaux. Entre 1'arrivée de Leduc en 1953 et son départ en 1959, le milieu de la peinture à Montréal s'est définitivement transformé. 1959 marque la fin d'une époque et annonce l'effervescence, 1'ouverture, et la liberté des années 1960. CHAPITRE 3

LA DÉMARCHE PLASTIQUE DE FERNAND LEDUC DE 1953 À 1959

Tout au long de ses textes, Leduc a développé une redéfinition de l'espace pictural et des relations plastiques à 1'intérieur de l'oeuvre peinte. Liée à 1 'évolution de sa pensée spirituelle, cette réflexion a accompagné et explicité sa propre démarche plastique entre le post-automatisme et l'art abstrait construit.

Nous analysons cette évolution plastique par l'étude des textes qui en ont relevé les tendances et les caractéristiques. Nous nous servons de la monographie Fernand Leduc de Jean-Pierre Duquette, de catalogues d'exposition et de nombreux articles de la critique montréalaise qui a couvert les événements et les expositions où ont été présentées les oeuvres de Leduc. Parmi ces articles, nous référons souvent à ceux de Rodolphe de Repentigny qui a suivi de près la démarche de 1'artiste durant ces années. Nous appuyons notre propos par la citation de quelques-unes des oeuvres qui illustrent son évolution.

Une fois ce parcours accompli, nous approfondissons la relation entre la pensée esthétique, la démarche spirituelle et l'oeuvre plastique de Leduc par 1'analyse syntaxique et sémantique de "Portes rouges" peinte en 1955. Nous avons observé et analysé ce tableau qui a fait partie de 1'exposition "La crise de l'abstraction au Canada. Les années 1950", tenue au Musée du Québec, du 18 novembre 1992 au 31 janvier 1993.

3.1. L'évolution plastique entre 1'automatisme et l'art abstrait construit 3.1.1. Distanciation des valeurs plastiques automatistes

Au cours de l'année 1953, Leduc expose à son appartement du boulevard Saint-Joseph et à "La Place des artistes", des 99

gouaches, des aquarelles et des huiles qui ont été peintes durant les dernières années de son séjour en France. Les aquarelles de 1'"Ile de Ré"1 et des "Cévennes" et les grandes huiles de 1952 2 se démarquent déjà de la gestuelle expressionniste, des tonalités sombres et de la structuration centralisante de l'espace, qualités plastiques propres à 1'automatisme. Dans ses critiques, de Repentigny signale la "manière lumineuse" de Leduc par opposition au style qui a déjà été le sien, d'un caractère plutôt onirique" où "tout, dans ces toiles plus anciennes, conspire à amener le regard vers le centre de la composition, où se déroule un drame qui lui seul attire la lumière".3 Dans les grandes toiles, il note la réitération des axes vertical et horizontal du plan pictural "par des mouvements verticaux et horizontaux". Ceux-ci créent "de nombreux objets dont chacun possède son propre plan spatial",4 mais se détachant encore sur un espace distinct. Les éléments visuels et les rapports syntaxiques s'affirment davantage par eux-mêmes que ce soient par "les audaces des couleurs" et les "rythmes puissants". Tout aspect figuratif est absent mais 1'expression plastique est marquée par les conditions de vie et les lieux où travaille le peintre. Comme le dit Leduc :

1 A l'annexe 2, illustration E. p.155, nous nous servons de la photocopie d'une gouache de la série de 1'île de Ré et non d'une aquarelle comme il est mentionné, car cette dernière était non disponible en couleur. Dans ce chapitre, nous avons choisi d'illustrer le parcours plastique de Leduc par quelques oeuvres marquantes mentionnées par la critique. Les photocopies en couleur de diapositives ou de reproductions tirées de catalogues ne rendent pas justice aux couleurs des tableaux eux-mêmes. Elles ne sont utilisées que pour servir de repère.

2 "La voie et ses embûches" de 1952 en est un exemple. Voir ann.2, ill.C. p.154.

3 De Repentigny, Rodolphe. "Un peintre de 1'existence", La Presse. Montréal, samedi 23 mai 1953.

4 Idem (sous le pseudonyme François Bourgogne). "Fernand Leduc et Babinsky", L'Autorité. 23 mai 1953. 100

"Même si je ne fais pas de peinture figurative, j'utilise toujours des objets. Ce que je peins se rapporte à des pressions, à des touchers, à des éclats, des impressions visuelles, des sensations de froid, toujours à des objets en somme. Et je veux parvenir à trouver parmi ces objets une sérénité.1,5

C'est ainsi que l'orientation du travail de Leduc est saisie par de Repentigny comme allant dans 11 le sens d'un objectivisme pictural". "Il est arrivé à un stage", écrit-il "où ses tableaux imposent à l'oeil une réalité qui est unique.1,6 On peut y voir l'amorce d'un tableau-objet.

3.1.2. 1954, période de transition

Ces changements notables au niveau de la couleur-lumière, de 1'affirmation du plan pictural, de l'objectivation du sujet et du tableau vont continuer d'évoluer. L'influence du milieu qui conditionne le travail du peintre transparaît et s'exprime sous un autre jour. Les oeuvres peintes en 1954, au Québec, se remarquent par des formes plus grandes, irrégulières, aux contours encore indéterminés qui tendent à occuper 1'avant-plan du tableau. Entre ces taches, des espaces de tonalité sombre laissent subsister un effet de profondeur comme dans "Alluvions" et "La dérive des continents",57 huiles6 inspirées par les îles du Richelieu. L'élément expressionniste n'est pas totalement absent car une sorte de matière en "fusion" unit les taches et les espaces. La lumière qui en ressort est plus sourde que celle des tableaux précédents. Un "ordonnancement" s'installe cependant.

En juin 1954, Leduc expose au restaurant Lindy's des huiles et

5 Leduc cité dans De Repentigny, R. "Importante évolution dans l'oeuvre de Fernand Leduc", La Presse. Samedi 7 février 1953.

6 De Repentigny, R. "Toutes les tendances dans le "groupe des peintres"", L'autorité. 28 février 1953

7 Ann. 2, ill.F. p.156 101

des gouaches. Dans ces dernières, de Repentigny remarque " 1 'élaboration de formes nouvelles". Le critique souligne "une fascination pour les dimensions de la nature dans 1'intensité des mouvements et la force des structures horizontales-verticales".8 Il croit que lz artiste "tend vers un art qui soit purement plastique" par "les contrastes de couleurs dzun même degré de saturation" qui le prive "de 1z espace que suggéreraient des nuances". Ces critères plastiques relevés par le critique dans le travail de Leduc correspondent sur le plan de sa pensée à son éloignement de 1'automatisme et à son orientation vers un ordre aussi bien spirituel qu'esthétique. La conjonction de cette démarche de 1'artiste et de sa lecture par le critique aura une influence considérable sur la redéfinition "des valeurs plastiques de remplacement des valeurs automatistes prévalentes dans la non-figuration de 1'époque"9 chez de Repentigny. Cet aspect de " 1zimportance de l'art de Fernand Leduc" a déjà été développé de façon exhaustive par Marie Carani dans 1'ouvrage cité et dans son livre, L'oeil de la critique. Rodolphe de Repentiqnv, écrits sur l'art et théorie esthétique, 1952-1959.

3.1.3. 1955, le passage à l'art abstrait

Durant l'année 1955, quatre expositions auxquelles participe Leduc jalonnent son cheminement entre les derniers signes de ce qu'il qualifie d'art non-figuratif et l'art abstrait construit. En février, à "Espace 55", ses tableaux qui tendent vers un ordre nouveau marqué par un plus grand "contrôle de la tache" et vers

8 ------"Borduas, F. Leduc, Gauvreau", La Presse. 29 juin 1954.

9 Carani, Marie. L'oeuvre critique et plastique de Rodolphe de Repentiqnv. vol.I. UQAM, octobre 1982. Mémoire de maîtrise) p. 274. 102

une "articulation plus rigoureuse de la surface"10 se situent encore dans la lignée du "Post-Automatisme", comme le note Fernande Saint-Martin. Leduc se rapproche cependant des Premiers Plasticiens qui exposent au même moment en tant que groupe à l'Échouerie. Comme eux, il valorise un "espace non-mimétique", la "bi-dimensionalité" de la surface. Il garde une "structure de composition cubiste" par le maintien d'une profondeur rapprochée, et un "certain lyrisme" par l'emploi d'"harmonies sombres" et d'une "palette limitée".11 Dans sa critique des oeuvres de Leduc présentées à cette exposition, de Repentigny note un retour à "la rigueur plastique et à l'équilibre" et un "retrait par rapport à l'importance accordée au romantisme".12 Jean-René Ostiguy dit que Leduc est "un des peintres les plus remarqués du groupe".13

En avril, l'exposition au Lycée Pierre Corneille marque un tournant dans l'art de Leduc. Sur les "dix-huit tableaux" présentés, "cinq ou six toiles datent de 1954", les autres "tout à fait récentes font partie de la série des "portes" ou des "pavés".14 De ce groupe, "Cité forte" qui deviendra "Portes

10 Saint-Martin, Fernande. "Introduction" Trois générations d'art québécois 1940-1950-1960. Montréal: Gouvernement du Québec: Ministère des affaires culturelles; Musée d'art contemporain. 1976. p. 14.

11 Carani, Marie. L'oeil de la critique. Rodolphe de Repentigny, écrits sur l'art et théorie esthétique 1952-1959. Sillery: Les éditions du Septentrion; Célat, 1990. (Les nouveaux cahiers du CÉLAT 1) p.138.

12 De Repentigny, R. "De grandes et belles aventures", La Presse. Montréal. Février 1955.

13 Ostiguy, Jean-René. "Leduc et Goldberg", Le Devoir. Montréal. 19 avril 1955.

14 Duquette, Jean-Pierre. Fernand Leduc. Ville La Salle: Éditions Hurtubise HMH. 1980. (Cahiers du Québec. Collection Arts d'aujourd'hui) p.83. 103 rouges",15 "Quadrature", "Porte d'orient"16 se remarquent à leurs formes rectangulaires aux contours encore flous qui tendent à occuper toute la surface du tableau. Aucune référence à un espace naturaliste ne subsiste. Les formes et les couleurs établissent des rapports dynamiques. La critique signale le changement intervenu. Jean-René Ostiguy écrit que "l'oeuvre de Leduc reprend vie", "les couleurs et les formes s'affirm[ant] en objets autonomes".17 De Repentigny reconnaît à Leduc un rôle de précurseur. Si les toiles de l'été 1954 avaient signifié une perte de l'autonomie des formes qui paraissaient "noyées" et des couleurs qui semblaient "prises dans des gangues", les oeuvres de 1955 dénotent "une stabilisation de 1'élément formel". Qui plus est, dans les tableaux comme "Rassemblement", "Cité forte", "Porte close", "Fête à la mosquée" et "Merlin", le critique reconnaît le caractère spirituel qui s'en dégage. "Leduc atteint à une densité spirituelle qui rend chacun de ses tableaux une signature monumentale. Ces quatre ou cinq tableaux sont sans conteste les meilleurs que l'on ait vu à Montréal cette saison..."18 *De Repentigny relie le sens des titres des tableaux

avec "la nature artificielle essentiellement structurelle qui est le fait de l'humanité". De telles oeuvres ne sont pas représentatives même de drames intimes, mais le drame s'en dégage comme d'un conflit vécu par de grands acteurs sur la scène.1,19

Le langage plastique de Leduc traduit bien sa recherche de cet "ordre" et de ces "structures communes à tous" qu'il explique par

15 Illustration, p. 113

16 Ann.2, ill. H. et I. p. 157

17 Ostiguy, J.-R. op.cit.

18 De Repentigny, R. "Quelques oeuvres magistrales de Leduc", La Presse. Montréal, 16 avril 1955.

19 Ibid. 104

écrit dans ses textes.

Un autre critique, l'écrivain Claude Gauvreau remarque des éléments nouveaux dans le travail pictural de Leduc, à partir du milieu de 1955. Il se demande si le peintre ne tend pas à la supression totale de la troisième dimension, celle de la perspective euclidienne qu'entretenaient . Il voit plutôt une exploration des contrastes des couleurs-lumières en vue d'énergiser l'espace pictural. Ce travail l'éloigne du "vertige" et l'amène vers la "sagesse, méditation, accaparement délibéré". C'est ainsi que pour Gauvreau, "Leduc prend figure de chef de file à Montréal pour la première fois".20 Proche des Premiers Plasticiens, il lui apparaît "le plus marquant de cette tendance". Il est plus abstrait qu'automatiste, mais non "géométrique".

A l'occasion de l'exposition d'ouverture de la Galerie L'Actuelle, les tableaux de Leduc sont cités au cours de "La revue des arts et des lettres de Radio-Canada" comme revêtant "une signification, qui, par son universalité, dépasse l'intérêt local" .21

3.1.4. "Apparition" de l'art abstrait construit

Cette démarche vers un art plus symbolique que romantique va conduire Leduc vers l'abstraction construite. Durant l'été, à Saint-Hilaire, Leduc avoue qu'il s'est produit au sein de sa peinture une "révolution" avec "l'apparition de l'abstrait

20 Gauvreau, Claude. "Fernand Leduc et la suppression de la perspective", Le journal musical canadien. Mai 1955.

21 Radio-Canada. "Ouverture d'une galerie d'art abstrait: L'Actuelle. Rétrospective janvier-juin 1955", La revue des arts et des lettres de Radio^Canada. 31 mai 1955. 105 construit".22 Pour lui, ce moment en est un de "désemparement11 car il n'y a plus "rien sur quoi s'appuyer, aucune référence, tout chavire dans la trajectoire même du travail. Seul sur une voie, avec 1 'espoir qu'elle débouchera sur un monde merveilleux!1,23 Ce passage s'est effectué dans quatre petits tableaux "Point d'ordre",24 "Corps simple", "Rayures"25 et "Réalités premières", caractérisés par leur système orthogonal, leurs couleurs vives, posées en aplat, leurs contours tendant vers la rectilinéarité mais restant encore soft-edge. De très minces traits de lumière suggèrent encore l'espace. De Repentigny qui a visité l'artiste dans son atelier qualifie les tableaux qu'il a vus, "d'une extrême rigueur et d'une intensité de couleur peu coutumière dans la peinture canadienne". Il observe "d'un tableau à l'autre ... un extrême dépouillement qui s'accompagne d'une intensification des contrastes. Ce que l'oeuvre perd conséquemment en lyrisme, elle le gagne en clarté et en force." Dans ce "combat entre Ingres et Delacroix", comme le dit Leduc, "c'est Ingres qui a le dessus", ajoute de Repentigny. Celui-ci saisit que ce changement de cap chez 1 'artiste se passe à un niveau extra-pictural. Il écrit: "Ces modifications dans la manière d'un peintre dépassent en signification et en portée l'aventure picturale." Elles symbolisent le combat "d'un homme d'ici et de ce temps" qui transforme sa révolte devant le "désordre insatisfaisant" du monde par un "ordre plus rigoureux encore. C'est aussi ce qu'on

22 Note tirée de 1'enregistrement audio de la conférence donnée par Fernand Leduc au Musée du Québec le 12/04/1989 lors de la "Rétrospective Fernand Leduc" du 11 avril au 28 mai 1989.

23 Leduc, F. "Microchromies II", Vers les îles de lumière. Écrits (1942-1980). Présentation, établissement des textes, notes et commentaires par André Beaudet. Ville La Salle: Éditions Hurtubise HMH. 1981. (Cahiers du Québec. Collection Textes et Documents littéraires) p.205.

24 Ann. 2, ill.J. p.158.

25 Ann. 2 , ill.K. p.158. 106

appelle, au sens large, le classicisme" ,26 27 28 29

Les oeuvres de Leduc, vues par de Repentigny durant l'été, sont exposées au Musée de Granby à la fin du mois de septembre et au début du mois d'octobre 1955. Cette exposition fait voir 1'évolution de Leduc depuis 1950 et confirme sa conquête de 1'abstraction. De Repentigny voit dans ces derniers tableaux des objets plastiques réellement autonomes, "où la matière, la lumière, 1'espace et leurs accidents sont annexés comme un matériau unique.1,27 Ce faisant, "Leduc rejoint ainsi un des grands courants de la peinture contemporaine, celui qui montre au plus haut point une tentative d'intégration du monde et de la vie de notre siècle. Ultime geste de 1'artiste qui tente d'assumer son temps.1,28

3.1.5. Intégration des valeurs plasticiennes

En 1956, Leduc abandonne le système orthogonal et introduit la ligne oblique qui pose d'autres problématiques. Comme le résume Guy Viau dans le catalogue de la rétropective de Leduc de 1970: "Le tableau gagne en dynamisme grâce aux tensions exercées par les angles aigus et les plans obliques, l'emploi des couleurs pures et complémentaires, la juxtaposition de plans de même intensité lumineuse, le recours à la réversibilité lumineuse des couleurs et au phénomène positif-négatif," ainsi qu'à "la composition explosive.1,29

C'est pendant cette période que Leduc se rapprochera ainsi

26 De Repentigny, R. "Chez Fernand Leduc et André Jasmin", La Presse. Montréal, 3 septembre 1955.

27 ------"Au Musée de Granby" "Une exposition de Fernand Leduc que Montréal doit voir", La Presse. Montréal, 14 octobre 1955.

28 Ibid.

29 Viau, Guy. Fernand Leduc. Ottawa: Galerie nationale du Canada. 1970. 107

subrepticement des préoccupations des Seconds Plasticiens, concevant 1'espace du tableau comme un plenum énergétisé par les rapports dynamiques des formes-couleurs conçues comme entités autonomes.

A la première exposition de l'AANFM, le tableau "Module géodésique" attire les commentaires de Repentigny. Il note "un jeu de diagonales", un entrecroisement de "parallèles relatives" créatrices de tensions que "les surfaces colorées transforment en pressions lumineuses".30 Lors de 1'exposition "Peintures canadiennes" organisée par la Galerie nationale en juin 1956, et regroupant uniquement des artistes canadiens de tendances non- figuratives, le critique reconnaît que le tableau "Lune de miel"31 de Leduc est "l'objet plastique le plus autonome".32

En octobre 1956, Leduc expose à la galerie L'Actuelle des toiles résolument plasticiennes à côté de tableaux où perce un certain lyrisme malgré leur construction abstraite. C'est à cette occasion qu'il présente une tapisserie "Rencontre totémique à Chilkat"33 qu'il a conçue et qui a été exécutée par Mariette Rousseau. Cette oeuvre méritera à son concepteur le premier prix ex-aequo aux Concours artistiques de la Province l'année suivante. Cette exposition est déterminante à plus d'un point de vue. Le travail plasticien de Leduc s'y révèle par ses recherches poussées au niveau de la gamme des couleurs entre les "harmonies graves" et les "stridences aiguës" contenues dans des formes très déterminées, peintes en aplat. Ces plages de couleur créent des

30 De Repentigny, R. "Un premier Salon non-figuratif", La Presse. Montréal, 3 mars 1956.

31 Ann.2, ill.L p. 159

32 De Repentigny, Rodolphe. "Peintures canadiennes : confrontations", La Presse. 16 juin 1956.

33 Ann.2, ill.M p. 159 . 108

profondeurs purement optiques, soulignant la bi-dimentionalité du support et dynamisant le plan pictural sur toute sa surface. Le critique René Chicoine, détracteur intransigeant de l'art abstrait, reconnaît malgré ses réserves sur la "froideur" de cet art, que "la géométrie des surfaces s'harmonise parfaitement, du point de vue psychologique, à l'uniformité des couleurs.1,34 Dans cet esprit, pour de Repentigny, "Affrontailles" apparaît représenter "cette unité plastique qui est une des qualités de la peinture géométrique".3435 Ce critique remarque une autre tendance dans le travail de Leduc, celle de transmettre une vision poétique tout en conservant une construction plastique. Ainsi "Delta"36 malgré un arrangement réussi des couleurs, crée un malentendu par un agencement des formes qui laisse penser à une "transfiguration naturaliste". Là Leduc, tout en étant peintre plasticien, laisse transparaître son sentiment poétique.

3.1.6. Art abstrait, architecture et société

L'incursion du côté de la tapisserie mariant formes géométriques et irrégularités des laines s'avère positive. Cette forme d'art et celle de la peinture abstraite plasticienne correspondent à la pensée esthétique développée par Leduc à partir de 1956 sur le rôle de l'art et de 1'artiste dans la cité, sur 1'intégration de l'art "mural" à 1 ' architecture et sur la mise à jour des structures. En effet, le tableau abstrait, plat, non encadré, s'intégre par sa construction et par sa plastique au mur de l'édifice moderne. Une murale en tapisserie de laine aux motifs "géométriques" répond aux mêmes critères. Cette dernière forme d'art renoue avec un médium dont les fonctions à la fois

34 Chicoine, René. "Formes et couleurs", "Le squelette chante assez bien", Le Devoir. Montréal, 25 octobre 1956.

35 De Repentigny, R. "L'exposition de Fernand Leduc", La Presse. Montréal, 20 octobre 1956.

36 Ann.2, ill.N. p. 160. 109

utilitaires et décoratives ont été éprouvées pendant de nombreux siècles. L'art, chez Leduc, prend ici une dimension sociale au niveau de l'espace et de la sphère publique. De Repentigny qui suit de près ce travail analyse en ce sens 1'engagement de cet artiste. Il estime qu'il faut "beaucoup de générosité", voire de "l'héroïsme" pour adopter ainsi une orientation totalement nouvelle. "Voilà", dit-il, "un peintre qui, maître de ses moyens, en pleine carrière, opte soudain pour des moyens neufs pour lui, où même son attitude envers la peinture se trouve mise en question.1,37 II y voit un "changement dans 1 'attitude de nombre d'artistes envers la collectivité", une façon de "prolonger le sens" de son "rêve" dans la vie collective.1,38

Les années suivantes démontrent une poursuite du travail dans cette direction. En 1957-1958, "la composition prend de l'ampleur, atteint au monumental.1,39 L'artiste continue d ' explorer le champ de la tapisserie en concevant de nouvelles oeuvres qui sont exécutées selon la technique du crochetage par Gaby Pinsonneaut, Jeanne et Thérèse Renaud. Cette recherche est soulignée par de Repentigny qui reconnaît à Leduc une première à Montréal, l'exploitation par un peintre du médium de la tapisserie. Le critique situe la source de ce travail dans la peinture récente de Leduc de conception plus "murale" que picturale, en ce sens que ses tableaux n'étaient pas faits tant pour être encadrés que posés à plat sur un mur"3740. 38Pour 39 ses tapisseries, l'artiste garde ses "formes découpées, imbriquées, anguleuses", ses "couleurs vives" et ses "contrastes violents". Mais la laine crée des effets très différents de la peinture

37 De Repentigny,R. "L'exposition de Fernand Leduc"

38 Ibid.

39 Viau, G. op.cit.

40 De Repentigny, R. "Un peintre sort de son cadre". La Presse. Montréal, 31 mai 1958. 110 soit: "l'effet d'une tapisserie ancienne, c'est-à-dire rigoureusement plane, ou encore un effet plus spectaculaire, offrant à la lumière une surface accidentée: tandis que la trame crée un réseau d'ombres et de points lumineux, la mousse superficielle accentue les diverses couleurs.1,41

Cette recherche de Leduc qui le conduit à de nouvelles découvertes plastiques et formelles repoussant les frontières de son art hors de son médium habituel est sous-tendue par son désir d'intégrer l'art abstrait à 1'architecture et par là, à la société. Le mariage des formes et des couleurs plasticiennes à un "art décoratif" peut contribuer à 1 'acceptation de l'art abstrait auprès d'un public peu familier. Ces tapisseries sont présentées à la galerie Denyse Delrue en mai-juin 1958. Trois collages de feutre sont aussi exposés dont 1'intérêt sur le plan formel est remarqué par de Repentigny. Le "résultat" est "souvent plus impeccable pour les aplats", les "formes" ont "un aspect de totalité, d'unité, que l'aplat en huile est souvent incapable de conférer".4142

En peinture, à partir de 1958, Leduc travaille avec d'autres formes que les triangles dont il exploitait les possibilités depuis quelques années. Il utilise davantage le "trapèze irrégulier et le rectangle" 43 comme dans "Strates solaires"44. Ses compositions sont moins fragmentées et montrent des ensembles plus vastes.

En 1959, Leduc présente à 1'exposition "Art Abstrait", deux oeuvres, "L'Alpiniste" et "L'Acrobate" qui sont qualifiées par de

41 Ibid.

42 Ibid.

43 Duquette, J.-P. op.cit. p. 95.

44 Ann.2, ill.O. p. 160. Ill

Repentigny de couple étrange, la première "anguleu[se], au rythme saccadé, en contrastes vifs" et la seconde "ondulant[e], tout en courbes, en accords aigres-doux",45 à l'image des multiples possibilités plastiques recherchées par l'artiste. Leduc continue d'explorer les rapports des couleurs dans des "jeux optiques plus apparents" et met à jour une "structure plus architecturale"46 comme dans "Ville"47 présentée à la Galerie Artek. De Repentigny qualifie cet art de "vif, incisif, parfois brutal et qui ne cherche pas à séduire". Seul parmi les critiques du temps, il perçoit déjà un phénomène de "lumière intérieure"48 au tableau, sorte d'éclairage par le dedans, question qui préoccupera toujours Leduc à partir des années 1970 dans ses microchromies.

3.1.7. La démarche entre 1953 et 1959

Entre 1953 et 1959, la démarche plastique de Fernand Leduc constitue ainsi véritablement une révolution. Initié par une recherche intérieure de nature philosophique et spirituelle, appuyé par une réflexion sur l'art transmise par ses textes, son passage sur le plan de la plastique, de l'automatisme à l'art abstrait, est perceptible dans ses tableaux à partir du début de la décennie. Il s'effectue vraiment en 1955 et continue de s'affirmer de 1956 jusqu'en 1959. Cette conquête de l'art abstrait sur le plan de l'expression personnelle fait de Leduc un défenseur de ce langage sur le plan social. Les valeurs plastiques de l'art abstrait transmettent au niveau symbolique l'aspiration à l'ordre et à la hiérarchie spirituelle de l'homme et de son temps. L'oeuvre d'art abstraite constitue le médium par

45 De Repentigny, R. "Une exposition rutilante", La Presse. Montréal, janvier 1959.

46 Viau, G. op.cit.

47 Ann.2, ill.P. p.161.

48 Duquette, J.-P. op.cit. p.99 112 excellence pour s'intégrer à 1'architecture urbaine moderne. Elle réalise la fusion de l'art avec la société et réintègre ainsi l'artiste dans la cité.

L'étude que nous venons de faire de l'évolution picturale de Leduc entre 1953 et 1959 se doit d'être complétée par une analyse plus approfondie d'une oeuvre de cette période, de façon à nous faire pénétrer plus intimement dans l'univers plastique de l'artiste en établissant des relations entre son expression picturale, ses principes esthétiques et sa pensée philosophique. Nous avons choisi "Portes rouges", de la série des "Pavés", peinte en 1955.

Nous décrivons cette oeuvre de façon formelle en nous servant des éléments de description et d'analyse syntaxique développés par Fernande Saint-Martin dans son ouvrage Sémiologie du langage visuel. Nous analysons ensuite sémantiquement "Portes rouges". Nous la mettons en rapport avec quelques oeuvres de l'année 1955 de façon à dégager les faits persistants et changeants d'un tableau à l'autre. Nous en relions aussi les traits plastiques à quelques principes esthétiques et philosophiques de Leduc. Ce faisant, nous tentons de cerner le sens de la recherche de cet artiste et de comprendre un aspect de son processus créateur. 113 114

3.2. Analyse de "Portes rouges" Fernand Leduc, Portes rouges. Huile sur toile, 1955, 73,2 X 92,3 cm, Collection de l'artiste, Paris Signé, daté b.g. Leduc 55

3.2.1. Description de l'oeuvre

L'oeuvre se présente en un format rectangulaire, axé horizontalement. Elle est composée de séries de formes rectangulaires aux contours irréguliers, peints frontalement et orientés selon un axe soit vertical, soit horizontal, soit légèrement oblique. Parfois les rectangles sont simplement juxtaposés les uns à côté des autres. Ailleurs, ils sont séparés par des interstices plus ou moins larges. Les tonalités varient dans une gamme subtile de tons ocre, beige, beige-rose, jaune, rose-jaune, rose-orangé, brun-rose, brun-rouge, jaune doré et de tons rouge, orangé, rouge-brun, rouge sombre. 49

Selon une lecture du haut vers le bas et de gauche à droite, nous pouvons séparer l'oeuvre en quatre grandes régions à partir de critères de forme, de tonalité, de vectorialité et d'implantation dans le plan pictural. Entre ces grandes régions et parfois entre certaines sous-régions, des régions linéaires parcourent le plan pictural selon un axe horizontal, oblique ou vertical. Elles sont déterminées par des critères de tonalité, de texture, de profondeur et de vectorialité.

49 II est à noter que les couleurs de la reproduction ne sont pas conformes à celles de 1'oeuvre elle-même. La reproduction ne sert que de repère. Nous nous sommes fondés sur les tonalités telles qu'observées à partir de 1'oeuvre elle-même. 115 Figure 1: Segmentation du plan pictural en quatre grandes régions numérotées de 1 à 4. Chaque région est dle-même divisée en sous-régions identifiées par des lettres minuscules de a à h selon le nombre. Les régions linéaires sont identifiées par les majuscules A à E.

La première grande région suit le bord supérieur du tableau depuis l'angle supérieur gauche jusqu'au rectangle irrégulier dressé verticalement dans l'angle supérieur droit. Elle est composée de deux formes, ocre foncé et rouge sombre, allongées horizontalement, aux contours irréguliers.

Une série de huit rectangles, de largeurs et de hauteurs variables, tous axés verticalement et s'étendant depuis le bord gauche du tableau jusqu'à celui de droite, constitue la super région suivante. Leurs tonalités, rouges et ocres, de nuances 116 différentes, alternent selon un rythme régulier.

La troisième grande région occupe la partie centrale et inférieure droite du plan pictural. Elle comprend quatre sous- régions. A partir du centre vers la droite s'étend la figure la plus grande de la composition. De forme rectangulaire irrégulière, ocre jaune-rose, axée obliquement entre l'angle supérieur gauche et inférieur droit, elle enveloppe un rectangle rouge, axé verticalement et bordé sur deux côtés par un contour très texturé. Lui sont juxtaposées à l'extrême droite et dans l'angle inférieur droit, deux formes étroites, ocre beige-rose et rouge sombre.

La partie inférieure du plan pictural, de l'angle inférieur gauche jusqu'aux trois quarts du côté inférieur, reçoit la quatrième grande région. Quatre rectangles de tonalités ocre, aux degrés subtilement différents, la composent. Un interstice de tonalité rabattue, gris ocre, très texturée, de largeur irrégulière, cerne le côté supérieur des première, deuxième et quatrième sous-régions.

Toutes les régions qui touchent les côtés du tableau ont des frontières ouvertes. Les autres frontières entre les formes sont parfois fermées par le contour soft edge, c'est-à-dire sinueux et flou, de ces mêmes formes. Ce type de frontière se retrouve surtout sur les côtés verticaux. Ailleurs, les frontières sont créées par des lignes très irrégulières gris-noir, gris-jaune, gris-rouge de largeurs variables, allant du très étroit jusqu'à laisser une distance entre les formes. Ces lignes qui semblent servir d'interstices surtout entre les grandes régions, séparent la surface horizontalement, légèrement en oblique. Certaines entourent presque les trois côtés d'une forme, comme la région 3b. Ces interstices qui séparent dans certains cas les formes, mais surtout les grandes régions, constituent ce que nous avons nommées les régions linéaires. 117

Les régions linéaires peuvent être regroupées en cinq sous- régions. La première région linéaire sépare la première grande région de la deuxième. Une deuxième région linéaire peut être déterminée entre la deuxième grande région et la troisième, plus spécifiquement de la frontière inférieure de la région 2d jusqu'à l'extrémité droite du plan pictural. Nous pouvons déterminer une troisième région linéaire entre les régions 2a, 2b, 2c, 3a et les régions 4a, 4b. Cette région linéaire rejoint la deuxième région linéaire le long de l'axe vertical droit de la région 2c. La quatrième région linéaire entoure presque complètement la région 3b. Une très petite région linéaire sépare les régions 3c et 3d.

3.2.2. Analyse syntaxique

"Portes rouges" marque un moment décisif dans la trajectoire de Fernand Leduc. Cette oeuvre fait partie d'une série de tableaux appelés les "Pavés", dernières manifestations d'un art non- figuratif mais formel, juste avant le passage à 1'abstraction construite. La description que nous venons de réaliser met en lumière les éléments formels de sa composition. Dans ce tableau, il est question de formes, de couleurs, de rapports, de surface. Les formes simples prennent plus ou moins 1'aspect de figures géométriques rectangulaires, certaines définies, d'autres beaucoup plus indéterminées. Chaque forme, peinte d'une seule tonalité, devient un objet autonome à 1'intérieur du tableau. Les tonalités/formes existent en elles-mêmes, pour elles-mêmes. Par leur juxtaposition, elles affirment la planéité de la surface. Aucun objet, aucun effet de perspective euclidienne, ne souligne le centre du plan pictural. L'orientation des formes/tonalités selon les axes vertical, horizontal, même si ces axes demeurent parfois légèrement obliques, renvoie à la bi-dimensionalité du plan pictural. Ces formes/tonalités, par leurs caractéristiques formelle, colorématique, de frontières et d'emplacement sur le plan pictural, engendrent des relations entre elles et avec le plan originel. Les traits plastiques de "Portes rouges" 118 appartiennent à cet "art où la couleur, le rythme et la forme s'exhaussent en symbole".50

Autrement dit, dans cet art, les éléments établissent entre eux des rapports puissants, ainsi qu'avec le lieu où ils sont implantés sur le plan pictural. Ils interviennent aussi en relation avec le plan originel, "plan physique préalable qui doit recevoir l'oeuvre", et qui constitue "un champ de forces encore plus fondamental."51

Figure 2: Le plan originel: axialités verticales et horizontales ; angles de rencontre des vecteurs ; diagonales harmonique (du coin inférieur gauche vers le coin supérieur droit) et disharmonique (du coin inférieur droit vers le coin supérieur gauche).

50 Leduc, F. "Borduas plaide pour un art international: le sien", op.cit. p.154.

51 Saint-Martin, Fernande. Sémiologie du langage visuel. Sillery: Presses de l'Université du Québec, 1988. p.102. 119

Si nous reprenons la lecture sous cet angle, nous voyons d'entrée de jeu que les deux formes allongées le long du bord supérieur réitèrent l'axe horizontal du plan pictural. Chacune de ces sous- régions, par sa tonalité, ocre foncé ou rouge sombre, établit un rapport de liaison avec les sous-régions qui les côtoient et avec les autres régions de tonalités semblables sur le plan pictural. Par la faible dimension de leurs formes, ces régions se rapprochent aussi des formes analogues de la deuxième grande région. Cependant leur vectorialité horizontale les oppose à 1'orientation verticale des régions qui leur sont apposées. Cette opposition est accentuée par la frontière qui les entoure sur leurs côtés inférieur et droit. Cette frontière constituée par une ligne irrégulière, texturée, de couleurs rabattues, axée horizontalement, forme un espace ou un interstice entre cette première région et la région suivante. Si la première région se situe plutôt sur une perspective frontale, 1 ' interstice qui entoure sa partie inférieure crée une profondeur illusoire qui semble s'enfoncer plus profondément derrière, dans un espace indéfini.

Figure 3: Rapports de voisinage et de séparation entre la région la) et lb) et les autres régions.

Voisinage Séparation

la) 2d, 2h, 3c, 2a, 2b, 2c, 4d, lb 2d, 2e, 2 f

lb) 2g, 2c, la, 2h, 2f 3d, 2a, 3b

Dans la seconde super région, les formes rectangulaires, bien que semblables par la simplicité de leur figure, diffèrent toutes par leurs dimensions, par leurs proportions, par leurs tonalités, ainsi que par leurs frontières. Leurs caractéristiques 120 particulières engendrent un rythme puissant à partir de ces jeux de ressemblance et de dissemblance ainsi que par les effets de profondeur optique qu'elles produisent. Ce rythme s'établit, entre autres, par le rapport de succession qui s'instaure par l'alternance régulière des formes/tonalités rouges et des formes/tonalités ocres. Cette répétition en quatre temps ponctue le plan pictural de gauche à droite et confère à sa partie supérieure une densité plus grande que n'en a la partie inférieure. Les effets de profondeur optique produits par cet enchaînement varient en proximité et en éloignement selon la densité des tonalités ou des couleurs, de leur voisinage, de leur séparation ou de leur positionnement dans le plan pictural. Un phénomène de pulsation lumineuse intense agit donc constamment. Ainsi, de façon générale, les régions rouges peuvent sembler avancer sur les régions ocres avoisinantes. Cependant, lorsque nous les regardons les unes après les autres, nous pouvons noter des changements. Selon cet examen, la région jaune insérée entre les deux premières régions rouges peut sembler avancer sur ses voisines, alors que lorsque nous regardons l'ensemble de la série, cet effet optique change. L'effet de profondeur indéfinie apporté par les interstices qui séparent cette grande région de la première et de la troisième, donne à l'ensemble de cette région une perspective frontale.

Figure 4: Rapports de succession selon la tonalité dans la 2e grande région.

2a, 2c, 2e, 2g 2b, 2d, 2f, 2h, 121

Figure 5: Exemples de profondeur optique de la 2e grande région illustrés par 4 graphes, de très profond à très rapproché.

profond

intermédiaire profond

intermédiaire rapproché

rapproché

Les rapports qui s'instaurent au sein d'une région ne coupent pas celle-ci de ses voisines. Chaque région établit des relations avec toutes les autres régions de l'oeuvre. Nous ne mentionnerons que quelques-uns de ces rapports engendrés dans le tableau, dans le seul but d'illustrer le caractère dynamique et achevé de "Portes rouges". Ainsi, un autre rapport de succession s'établit entre les régions 2a, 2b et les régions 3b, 3d dans une alternance de couleurs et de profondeurs, rouge, ocre, rouge, jaune, rouge,jaune, rouge, mais cette fois-ci selon un axe oblique, créant une autre rythmique.

Figure 6: Rapport de succession selon la tonalité ou selon la profondeur entre la 2e et la 3e grande région.

2a, 2c, 3b, 3d, 2b, 3a, 3a 122

Lzexistence de ce lien entre la deuxième et la troisième région met en évidence d'autres types de lecture dans la troisième grande région. Celle-ci comprend la forme la plus vaste de toute la composition en même temps que la plus claire. Cette forme qui occupe le centre du plan pictural et s'étend vers la partie inférieure droite du tableau, enveloppe presque sur les trois quarts de son périmètre une forme rectangulaire rouge axée verticalement. Cet effet d'enveloppement unit fortement ces deux régions. L'enveloppement est complété par les deux sous-régions 4c et 4d de tonalité ocre beige rose, et ocre rosé; un lien est ainsi créé entre ces régions. Cependant un rapport de séparation s'établit par les contrastes de leurs couleurs respectives et surtout par le contour très texturé aux tons assombris qui entoure sur trois côtés la région rouge. Entre ce rouge et l'ocre jaune-rose qui l'enveloppe, un jeu de push and pull puissant s'établit. Le centre du plan pictural, sans être spécifiquement connoté comme tel, est quand même occupé par un champ de forces particulièrement fort. Quant aux deux petites régions ocre et rouge foncé, 3c et 3d, qui cernent la grande région centrale 3a, tout en fermant celle-ci, elles servent de lien avec la région supérieure. La région 3d marque l'angle inférieur droit et répond aux formes la et 2a de même tonalité de l'angle supérieur gauche, soulignant ainsi la diagonale disharmonique du plan originel.

Figure 7: Rapport d'enveloppement dans la 3e région et avec la 4e région.

3a) 3a) 3b) 3a) 4c) 4d) 123

A la force de la troisième grande région succède une dernière région où chague sous-région établit avec ses voisines des rapports très étroits de voisinage par les dégradations de faible intensité entre leurs tonalités. Les deux premières régions à partir de la gauche, 4a,4b, sont cependant séparées des régions supérieures 2a, 2b, 2c, par un fort trait gris-ocre qui s'insinue entre les formes qu'il ceint, créant un espace qui semble s'enfoncer de façon indéterminée. Nous pouvons constater que ces interstices tout en semblant séparer les régions, les unissent aussi, car leurs tons et leurs textures pénètrent dans les formes qu'ils séparent. Leurs tons rabattus sont obtenus par le mélange de ces différentes couleurs. Les sous-régions de cette super région occupent une profondeur intermédiaire par rapport à celle engendrée par les forts contrastes entre les rouges et les ocres partout présents dans les autres régions de l'oeuvre. La figure qui souligne l'angle inférieur gauche établit un lien avec celle qui couvre l'angle supérieur droit à la fois par sa forme, sa dimension, sa tonalité et son contour. La diagonale harmonique du plan originel est ainsi mise en valeur.

3.2.3. Analyse sémantique

Cette oeuvre se situe au coeur de ce passage à un ordre que Leduc décrit dans son texte, "Évolution: de 1'expressionnisme non- figuratif à l'art abstrait": "...je fus amené progressivement à étendre le signe à la dimension du tableau. Un revirement nouveau se produit, 1'envahissement du signe chasse 1'élément expressionniste du tableau en même temps qu'il s'en dépouille lui-même. Nous sommes au seuil de l'art abstrait, où formes et couleurs s'édifient en qualités relationnelles dans un espace strictement pictural respectant la surface du tableau. L'intensité du tableau résulte du dynamisme plan-couleur.1,52 52

52 Leduc, F. "Évolution: de 1'expressionnisme non-figuratif à l'art abstrait", op.cit. p.157. 124

Le signe abstrait constitué par les formes rectangulaires dotées chacune d'une tonalité déterminée, occupe presque toute la surface du tableau en, et sur un plan frontal. Ces taches, peintes côte à côte, selon un ordre, créent des rythmes et des relations dynamiques sur tout le plan pictural. Si une observation attentive de ces taches révèle les coups de pinceau, ceux-ci semblent dénoter davantage le travail du peintre qu'une forme d'expressionnisme. Nous ne pouvons pas encore parler d'application en aplat comme dans l'art abstrait, mais la maîtrise du médium remplace la texture et les empâtements propres à 1'automatisme. L'élément expressionniste persiste néanmoins dans ce que nous avons appelé les interstices. Dans ces régions, 1'expressionnisme est véhiculé par les tonalités rabattues, obtenues par des mélanges de couleurs qui s'interpénétrent, par le mode d'application de ces dernières, par les formes très indéterminées, par 1'espace illusoire transmis. Mais les éléments formels s'imposent par leur importance et par leur dynamisme sur 1'élément gestuel, les formes colorées ne permettant aux interstices de surgir et de s'infiltrer que de place en place. La cohabitation d'éléments formels et gestuels à 1'intérieur du tableau, 1'emploi majeur de tonalités, les contours soft edge, parlent encore d'un art non-figuratif. Par contre, 1'élément formel se stabilise aux dépens de 1'élément expressionniste. Les relations des formes et des couleurs entre elles et avec la surface du tableau, la création d'un espace strictement pictural par la perspective optique, posent par contre des problématiques liées à l'art abstrait. "Portes rouges" se situe bien ainsi au "seuil de l'art abstrait".

Nous comprenons mieux cette affirmation quand nous replaçons cette oeuvre dans la trajectoire de Leduc à ce moment en la mettant en rapport avec des oeuvres de la même période. "Portes rouges" fait d'abord partie de la série des "Pavés" aussi nommés les "Portes" et à cet égard appartient à un ensemble. Ce groupe d'oeuvres précède les premiers tableaux qualifiés d'abstraits par 125 l'artiste. Ils suivent les huiles de 1954 peintes au Québec et présentant de grandes agglomérations telles qu'elles apparaissent dans "La dérive des continents"53.

Nous avons choisi de mettre en parallèle à "Portes rouges" "Jardin d'enfance"54, "Quadrature"55 et "Porte d'orient"56 de la série des "Pavés", et finalement "Rayures"57. Ces tableaux sont tous de l'année 1955. Pour servir notre propos, nous ne faisons pas de comparaison exhaustive mais nous mettons plutôt en lumière quelques traits constants ou variables du cheminement plastique de 1'artiste à travers ces oeuvres. Cette mise en évidence d'une filiation d'un tableau à l'autre nous permet d'approcher ce que Leduc a appelé "la rythmique du dépassement" et d'appréhender un des aspects de son passage à l'art abstrait.

Avant de mettre en valeur les traits plastiques eux-mêmes, prêtons d'abord attention aux titres des oeuvres choisies. Alors que le titre "Portes rouges" réfère aux structures et aux couleurs constituant le tableau tout en connotant à notre avis une idée de passage, "Jardin d'enfance" nous renvoie à un espace de nature paysagiste, connoté d'une référence à un moment de la vie. Avec "Quadrature", l'idée d'une forme s'impose. "Porte d'orient" nous ramème comme dans "Portes rouges" à une structure mais aussi à 1'évocation d'un lieu géographique. "Rayures" parle directement des formes du tableau lui-même. On assiste donc entre ces cinq oeuvres d'une même année à une évolution de sens dans les titres. Nous passons d'une évocation d'un lieu à celle de

53 Ann.2, ill.F. p.156.

54 Ann.2, ill.G. p.156.

55 Ann.2, ill.H. p.157.

56 Ann.2, ill.I. p. 157

57 Ann 2, ill.K. p.158. 126 structures pour en arriver à la référence aux formes picturales.

Une transformation est également perceptible d'une oeuvre à l'autre sur le plan formel. Rappelons que dans "Portes rouges" les formes adoptent des figures rectangulaires plus ou moins régulières de tonalités rouges ou ocres occupant 1'avant-plan du tableau alors que ds interstices de facture expressionniste surgissent autour de ces formes. "Jardin d'enfance" qui le précède ramène aussi des formes à l'avant-plan. Mais ces taches sont beaucoup plus indéterminées. Certaines sont rouges, d'autres bleues, certaines ocres ou noires. A quelques exceptions près, les couleurs et les tonalités s'interpénétrent, les contours se dissolvent les uns dans les autres si bien que seules certaines taches semblent avancer sur un fond indéfinissable. L'élément formel émerge davantage qu'il ne s'affirme dans cette oeuvre, l'élément expressionniste dominant largement.

C'est donc véritablement dans les "Pavés" que la construction formelle du tableau se dessine clairement par le regroupement des formes/couleurs à l'avant-plan, par la mise en valeur de tout le plan pictural grâce à une occupation non-centrée de celui-ci mais de bord à bord, par la régression de 1'expressionnisme sous la seule forme des interstices, par l'affirmation des axes vertical et horizontal et par les effets de profondeur optique. Cependant de l'un à l'autre, l'artiste a créé des jeux différents de relations. Dans "Quadrature" les formes rectangulaires aux contours soft-edge mettent en rapport des ocres, des gris et des blancs. Les tons sont pâles, les valeurs davantage rapprochées, leur application plus fluide. Les effets de profondeur optique jouent sur des registres plus ténus que dans "Portes rouges". Les interstices créent aussi des régions linéaires entre les formes, certains texturés tout comme dans "Portes rouges", d'autres prenant 1'aspect d'un encadrement lumineux, ce que nous n'avons pas observé dans l'oeuvre analysée. Dans cette dernière, les tonalités et les couleurs jaunes, rouges et ocres vibrent les 127 unes par rapport aux autres en restant dans les mêmes gammes de tons chaud. "Porte d'orient" oppose des bleus variés et des ocres de diverses tonalités, jouant sur les forces des complémentaires et créant d'autres effets de profondeur optique comme d'autres rythmes. Les formes rectangulaires ou presque carrées ramenées à l'avant-plan se détachent les unes des autres. Au lieu d'interstices, ce sont surtout de très petites formes, des traits foncés cernant certaines formes ou encore des "espaces" blancs qui véhiculent un effet de profondeur indéterminée. Ces deux oeuvres sur lesquelles nous venons de nous pencher tout comme "Portes rouges" présentent des traits communs et éclairent la recherche de leur créateur. Nous percevons une même thématique sur le plan formel dans 1'emploi des formes rectangulaires, dans 1'organisation et 1'affirmation du plan pictural ainsi que dans les recherches chromatiques comme la présence récurrente des tons ocres, les mises en relation de deux ou trois tonalités de diverses valeurs à 1 'intérieur de chaque oeuvre, 1'affirmation d'une recherche formelle et une persistance de 1'expressionnisme.

Pour terminer cette mise en contexte de "Portes rouges", nous relevons quelques traits du tableau "Rayures", un des quatre premiers tableaux abstraits de Leduc peints à Saint-Hilaire durant l'été 1955. Ce tableau présente de larges lignes de couleurs noire, bleue, jaune, rouge, ocre pâle, blanc, et vert sombre qui affirment l'horizontalité du plan pictural. C'est l'apparition du système orthogonal. Le contour de ces rayures est encore soft edge et un mince trait de lumière persiste entre certaines bandes. La profondeur n'est qu'optique. Ce tableau n'existe que par ses formes colorées. "Portes rouges" se situe bien dans la trajectoire de cette conquête de 1'abstraction dont "Rayures" est un des premiers exemples.

"Portes rouges" qui témoigne de passage de Leduc de l'automatisme à l'art abstrait sur le plan plastique, l'affirme aussi sur le plan éthico-esthétique. A ce niveau, cette oeuvre met en lumière 128

le passage de "l'art de refus" à "l'art d'acceptation". La disparition de l'automatisme gestuel, ici, les régions qualifiées d'interstices, au profit d'éléments strictement formels qui tendent à occuper toute la surface du plan pictural, correspond sur le plan métaphysique, à l'arrêt de la "plongée dans la matérialité"58 pour la reconnaissance d'une transcendance d'un ordre universel. En faisant disparaître ce que Leduc appelle le "multiple"59 pour privilégier les éléments formels qui réfèrent à "1'accomplissement des qualités d'être",60 1'artiste se situe dans la ligne de pensée de Raymond Abellio pour qui 1'évolution spirituelle correspond à 1'involution de la matière. "Portes rouges" qui révèle les "structures" mêmes du langage pictural, les formes, couleurs, rapports et surface, met à jour ces éléments identifiés aux symboles premiers, investit ces derniers d'une qualité objective, d'un objectivisme qui réfère à une vision hiérarchique du monde et qui crée le lien entre l'homme et le cosmos. En affirmant la primauté des faits plastiques sur le champ psychique, l'exaltation de 1'individu rattachée à 1'involution cède le pas à la fonte de la personnalité dans l'unité et conduit à une évolution vers l'Esprit. C'est ce que Leduc a qualifié de "véritable art sacré où l'homme se situe en relation harmonieuse avec l'univers". Cet "art de formes" témoigne "de la présence non pas d'un homme en particulier, mais de l'ordre reconnu des mondes où il se situe."61 Cette conception du monde moins romantique, moins auto-centrée, devient plus apaisée, parce que l'homme prend conscience de son intégration à une structure universelle. Ici, l'art de Leduc rejoint à la façon qui lui est propre, la recherche de Jean Bazaine d'un art porteur

58 ------"Art de refus... Art d ' acceptation", op.cit. p. 144

59 Leduc, F. "A Paul-Émile Borduas. Clamart, Décembre, lundi 13 [19]48, op.cit. p.97.

60 ------"Art de refus...Art d'acceptation", op.cit. p. 147.

61 Ibid, p. 146. 129

de valeurs universelles. L'artiste se situe sur le plan plastique en parfaite harmonie avec sa pensée esthétique et la voie qu'il a choisie, celle de répondre "aux forces les plus intimes" de lui-même. Il témoigne ainsi de son choix d'une orientation plus spirituelle que matérialiste.

"Portes rouges", comme l'avait déjà décelé Rodolphe de Repentigny en 1955, atteint une grande "densité spirituelle".62 Claude Gauvreau allait bien dans le même sens en signalant que la "démarche intellectuelle" de Leduc "alors qu'elle s'exprime en couleur-lumière", 1'éloigne du "vertige" et devient "sagesse, méditation, accaparement délibéré".63 A la fois méditation sur le monde, mais aussi évocation de la nature par ses formes et par son titre, cette oeuvre semble inspirée d'un paysage urbain, sorte de ville structurelle, impénétrable, brillante de lumière. Cette image est véhiculée par son premier titre, "Cité close" et est transmise par ses couleurs et ses tonalités. L'appellation "Portes rouges" comporte d'ailleurs deux volets. Le premier réfère aux formes habituellement rectangulaires des portes et au sens du mot "porte" lui-même qui est à la fois ouverture et fermeture ou tout simplement lieu de passage. Le second nous renvoie à la couleur rouge elle-même et aux multiples tonalités que Leduc explore. Les rouges de ce tableau à l'huile comme les jaunes et les ocres jouent dans les tonalités chaudes. A la frontière de l'abstraction, ce tableau rappelle les diverses sources d'inspiration de son auteur. Ces sources se rattachent à des contextes géographique, naturel ou social. La recherche de la couleur-lumière qui est liée au paysage atteint ici une intensité magistrale par la vibration des contrastes,

62 De Repentigny, R. "Quelques oeuvres magistrales de Leduc", La Presse. Montréal, 16 avril 1955.

63 Gauvreau, Claude. "Fernand Leduc et la supression de la perspective", "Peinture canadienne", Le journal musical canadien. Mai 1955. 130

1'éclaircissement des tonalités, le jaillissement intérieur de la lumière. Cette oeuvre est une source d'enseignement par la contemplation qu'on en fait dans ses éléments essentiels.

3.2.4. Conclusion

L'oeuvre que nous venons d'analyser témoigne de l'intensité de l'engagement de Leduc envers sa démarche créatrice et sa vie intérieure. Située à un moment charnière de sa trajectoire, "Portes rouges" atteste du lien étroit qui existe entre la pensée éthico-esthétique et la démarche plastique de cet artiste. Elle rencontre le souhait que formulait Leduc en 1950 pour les artistes du Canada dans 1'interview accordé à Claude Gauvreau: "des oeuvres libérantes, harmonieuses, ordonnées, reflet de la liberté, de l'harmonie, de l'ordre intérieurs conquis de haute lutte dans 1'aspiration à la liberté, à l'harmonie et à l'ordre universels.1,64 Cinq ans après ce témoignage, Leduc reste toujours fidèle à cet engagement. Son oeuvre, dont "Portes rouges" est un exemple choisi, parle de sa démarche vers un ordre, comme ses textes en traduisent la démarche esthétique et comme son action témoigne de son besoin de "faire changer les choses".

64 Gauvreau, Claude. " Interview trans-atlantique du peintre Fernand Leduc", in Beaudet, A. "Notes", op.cit. p.265,n.275 CONCLUSION

Étudier la période de 1953 à 1959 dans la trajectoire artistique de Fernand Leduc nous a permis de mettre en lumière 1'étroitesse des liens entre l'action, la pensée, l'art de cet artiste et son évolution intérieure. Le séjour du peintre à Montréal durant cette période s'avère majeur dans son évolution personnelle et dans celle de la peinture d'ici. C'est à ce moment que Leduc effectue son passage de l'automatisme à 1 'abstraction construite. Parallèlement, la peinture au Québec suit cependant une courbe similaire entre 1'automatisme déclinant et la montée du plasticisme.

Cette étape de 1'aventure picturale de Leduc se ressent des influences qui l'ont marqué durant son séjour à Paris entre 1947 et 1952, celle de la cosmogonie de Raymond Abellio et celle de la pensée esthétique de Jean Bazaine, pensées qui l'ont orienté vers la recherche d'une structure ou d'un ordre universel. Après Refus global. Leduc s'interroge sur 1'automatisme. Il trouve dans la métaphysique d'Abellio une correspondance avec sa pensée propre. La pensée de Bazaine 1'éclaire dans sa démarche esthétique. Ces deux hommes nourrissent ses interrogations et l'aident à évoluer dans le sens de ses aspirations les plus profondes. L'idée d'un ordre universel qui intègre l'homme et le monde, ainsi que celle du rôle moteur de 1'Esprit dans 1'évolution, imprègnent la pensée, l'art et l'action de Leduc durant son séjour à Montréal entre 1953 et 1959.

Liant la situation de l'artiste à celle de la société dont il fait partie, Leduc s'implique activement au sein de son milieu dès son arrivée en 1953. L'action intense de Leduc durant cette période se fonde sur la conception du rôle de 1 ' artiste comme agent d'évolution au sein de la société. Ses différentes interventions peuvent être considérées comme des mesures de réveil, de regroupement des forces et d'ouverture en vue d'une évolution. A ces objectifs obéissent son action dans 132 l'organisation de "La Place des artistes", son rôle clé dans la mise sur pied et dans la présidence de l'Association des Artistes Non-Figuratifs de Montréal, sa position névralgique dans les débats publics concernant la défense et la diffusion de l'art abstrait, ses fonctions pédagogiques comme critique et comme conférencier. Tout au long de ces années, les nombreuses expositions personnelles de cet artiste et les expositions collectives auxquelles il participe démontrent que son évolution esthétique et plastique va dans le sens de sa démarche intérieure.

Dans des textes diffusés publiquement, Leduc fait part du développement de sa pensée esthétique concernant sa propre évolution et celle de la peinture nationale et internationale. Les principes esthétiques que cet artiste développe au fil de ses nombreux textes expliquent son détachement d'un art associé au refus qui ne fait qu'exacerber la projection de la personnalité, et son attachement subséquent à un art, symbole d'acceptation, porteur de valeurs universelles. Certains de ses meilleurs écrits font le point sur ce moment crucial de la démarche de Leduc. D'autres plus polémistes ou plus didactiques critiquent, défendent, expliquent, démontrent. Tous servent à éclairer ou à ouvrir les esprits aux multiples tendances de l'art vivant et à briser le cercle des habitudes.

Simultanément, la démarche plastique de Leduc démontre son éloignement de 1'expressionnisme et sa conquête d'éléments nouveaux du langage visuel, ceux de l'art abstrait. Toutes ses préoccupations de Leduc se retrouvent ainsi dans son art. Son engagement y est total. Le peintre se veut dans un état le plus complet de don face à l'oeuvre à créer. Cette attitude de fidélité à lui-même lui fait poursuivre une démarche plastique unique, portée par sa démarche intérieure. C'est ainsi que les éléments du langage plastique automatiste vont se modifier en faveur d'un art plus formel, pour ensuite faire place aux 133

éléments visuels de l'art abstrait. La gestualité, 1'épaisseur de la texture, les tonalités assombries, la centralisation du plan pictural et l'espace indéfini évoluent à travers les nombreuses oeuvres de la période 1952 à 1959, vers un dépouillement, vers une dédramatisation qui met en valeur les rapports engendrés par les éléments plastiques eux-mêmes : la surface plane, les formes, les couleurs, les plans, les côtés du tableau. Cet art de formes se veut un langage direct, universel, une méditation sur le monde. La peinture de Leduc devient ainsi un moyen pour faire accéder le spectateur, et aussi la société, à une métaconscience par un choc au niveau de la sensibilité. L'art abstrait, avant tout langage plastique, se veut là un facteur d'évolution. Son intégration à 1 'architecture et à 1'espace public contribue à faire évoluer les esprits, fait participer l'artiste à la vie de la cité et intègre la fonction artistique à la société.

L'action, la pensée et l'art de Leduc signalent en ce sens son passage de 1 'expression de la personnalité à celle d'un ordre universel auquel s'intégre l'individu. On assiste à un glissement significatif d'une conception matérialiste à une vision spirituelle du monde. La cohérence des différentes facettes de l'engagement de Leduc se fonde alors sur 1'intensité de son aventure intérieure de nature spirituelle, démarche qui relève aussi du caractère exigeant de sa personnalité. Cette aventure intérieure non fortuite procède donc avant tout, comme le dit Leduc lui-même, de l'honnêteté envers soi-même. C'est une réponse aux forces les plus intimes du soi qui 1 'entraîne à repousser constamment les limites de l'habitude, à se poser des problèmes qui le projettent toujours en avant.

C'est dans ce contexte que les multiples interventions de Fernand Leduc dans la vie artistique montréalaise durant la décennie cinquante ont contribué à 1'ouverture d'esprit du milieu. Son art a concouru à 1'implantation et au développement de l'art abstrait. Il a été un ferment en vue d'une plus grande ouverture 134

au monde.

Là en particulier, notre étude a porté sur quelques aspects du travail de Fernand Leduc durant la période de son retour à Montréal entre 1953 et 1959. Nous nous sommes penchés sur les fondements spirituels, esthétiques et plastiques de sa démarche qui mettent en lumière la suite de son aventure vers les microchromies. Ce mémoire apporte sa contribution à la connaissance et à la compréhension du passage de Fernand Leduc de 1'automatisme à l'art abstrait construit surtout par l'analyse en profondeur des sources d'influence sur sa pensée entre 1948 et 1953, par l'étude exhaustive de ses textes de 1953 à 1959, par la mise en évidence de son rôle moteur dans le milieu de la peinture au Québec durant ces années et par l'analyse sémiologique d'une oeuvre majeure de cette période, "Portes rouges". Ce travail qui n'avait pas encore été fait, démontre la relation étroite entre l'évolution spirituelle, esthétique et plastique de Fernand Leduc et son engagement social. La cohérence de ce parcours si personnel s'impose et n'apparaît plus comme singulier. Son audace ne semble plus étrange mais nécessaire.

Nous avons dû délaisser d'autres voies qu'il aurait été intéressant d'explorer. Ainsi, les liens entre la pensée de Raymond Abellio et de Fernand Leduc auraient pu être davantage poussés si la correspondance suivie entre ces deux hommes jusqu'en 1952 avait été accessible. Sur un autre plan, la mise en valeur des rapports entre les différents lieux de lumière et l'évolution des oeuvres révélerait d'autres aspects de ce parcours, Leduc ayant souligné à plusieurs reprises l'influence des conditions géographiques, des paysages et de leur lumière sur son métier. Cette lumière recherchée par Leduc depuis la décennie cinquante sera apparue autant physique que spirituelle. Cet artiste aura repoussée continuellement les limites des possibilités physiques de la matière picturale pour tendre vers l'essence spirituelle de cette lumière symbolique. ANNEXE 1

ENTREVUE AVEC FERNAND LEDUC

(verbatim de 1'enregistrement audio)

Paris, 25 mai 1993

L'entrevue porte le travail de Fernand Leduc à Montréal de 1953 à 1959, sur son travail plastique, sur sa pensée et aussi sur ses sources d'influence avant son retour au Canada en 1953.

Q. M'étant fondée sur vos textes et votre correspondance avec Paul-Émile Borduas, tels que publiés dans le recueil de vos Écrits. Vers les îles de lumière, présenté et commenté par André Beaudet, je me suis interrogée sur 1'influence de Raymond Abellio sur votre pensée et sur votre évolution à partir de votre rencontre avec lui. Qu'en est-il?

Fernand Leduc: André Beaudet avait proposé que la correspondance avec Abellio soit introduite dans le livre mais le monde de 1'édition ne l'a pas fait, préoccupé par le nombre de pages et par la vente. Cela aurait éclairé la suite du travail parce que le travail technique, 1'évolution de la peinture, 1'évolution au moins extérieure du cheminement de l'oeuvre, ne peut être que le reflet d'une vie, d'une qualité de vie. Ou bien on répète la même chose, on exploite une technique ou bien on vit un problème intense qui a quelque chance d'influer sur l'image de 1'oeuvre qui apparaît.

Q. Lorsque j'ai lu les lettres à Borduas, surtout celle du 13 décembre 1948 et quelques-unes des suivantes jusqu'en 1950, vous intégrez les concepts et le vocabulaire qu'on retrouve chez Abellio entre autre dans Vers un nouveau prophétisme. De ce fait le lien m'a semblé évident entre la philosophie d'Abellio et la découverte passionnée que vous en faites. Est-ce possible? 136

Fernand Leduc: J'ai fait même une longue démonstration qu'on a reproduite dans un catalogue, après quelque part. Cela me fait mal. C'est comme si cela ne m'appartenait pas. Une chose qui a été pensée, qui était tellement influencée, pas encore digérée complètement si on peut dire. Une chose qui m'a beaucoup marqué, que j'ai eu besoin de restituer, de présenter mais à mon sens, pas suffisamment digérée, pas suffisamment personnalisée. Ce qui fait que, parfois, quand je me retrouve devant ce texte-là, je me trouve un peu mal comme s'il ne m'appartenait pas.

Q. Abellio me semble chercher un sens à l'homme et pour ce faire propose l'idée d'un ordre universel qui aide à situer les contradictions de la présente civilisation dans un ensemble plus vaste...

Fernand Leduc : C'est une cosmogonie, un système de l'univers qui est proposé. Disons que pour moi, cela m'a beaucoup impressionné, beaucoup influencé parce que je me trouvais devant un autre système de l'univers, le monde cyclique et à travers ça, nous avons découvert toutes sortes d'auteurs. Puis je pense que tout ça s'est tassé tranquillement. Ce monde cyclique existe, n'existe pas. Cette grande cosmogonie existe ou n'existe pas. On va partir des Égyptiens, on va partir des Assyriens, on va partir de n'importe où. Ces peuples en ont parlé; ils ont été influencés. Disons qu'à un certain moment on peut faire le lien mais ne pas s'en préoccuper au point d'en faire des démonstrations. Ça n'a plus tellement d'importance. La seule importance, c'est notre qualité de vie à 1'intérieur d'un système donné. On se trompe d'autant plus qu'on est près de mouvements actuels par exemple. On a cru dur comme fer qu'il y avait le communisme et le capitalisme et que ces deux mouvements-là allaient s'interpénétrer et qu'il en sortirait une autre qualité. Il y avait un peu de ça dans Abellio. . . Il y avait un peu de ce mouvement-là, comme le spiritualisme de l'Inde et le matérialisme de l'Occident pouvaient se rencontrer et qu'il en sortirait une 137 flamme particulière. Il s'avère qu'à un moment donné, toutes nos constructions ne se passent pas exactement comme prévu ou que ça se passera un peu plus tard. Je n'en sais rien. On a bien dit que le prochain siècle serait spirituel ou ne serait pas. Mais on va dans la plus grande matérialité. On n'a jamais autant pataugé dans la matérialité. Aujourd'hui, le dieu, c'est l'argent. Il n'y a que l'argent, on ne parle que de ça. C'est l'ambition qu'on propose à tout le monde, aux jeunes, à toute la société aujourd'hui. On nous a installés dans ce système-là; on est dedans. Peut-être que cette absolue matérialité va amener un chavirement, c'est possible et que ça tourne vers autre chose. Ça peut éveiller, ça peut provoquer des questions plus intimes, plus fortes, plus humanitaires, plus humanistes, c'est possible. On se pose des questions...

Q. Quand vous revenez à Montréal entre 1953 et 1959, vous êtes très actif, vous vous impliquez constamment: vous arrivez, vous faites une exposition, vous participez à "La Place des Artistes", vous avez été le premier président de l'AANFM, vous avez organisé l'exposition "Art Abstrait". Vous étiez de toutes les manifestations. A ce moment vous avez été très marquant pour l'art québécois. Est-ce que cette implication a un lien avec le désir d'un ordre, d'une organisation par une action volontaire, concrète pour faire changer les choses et faire évoluer la société du moment?

Fernand Leduc: Personnellement, ce sont des années qui m'ont beaucoup marqué, celles de mon retour à Montréal jusqu'à 1959. Effectivement cela a été très actif mais aussi très difficile, très dur sur le plan matériel, extrêmement dur parce que je faisais un travail qui ne me concernait pas. Je travaillais à Saint-Hubert dans les forces aériennes, puisqu'on m'avait rayé de l'enseignement à partir de Refus global. 138

Q. Vous n'avez pas enseigné en revenant?

Fernand Leduc: Oui dans un collège, au Lycée Pierre Corneille. Ce n'était rien du tout. Une personne m'a proposé pour prendre un poste relativement important dans 1'enseignement du dessin à la Commission des Écoles catholiques de Montréal. Il y avait les commissaires qui sont des clergy men et qui m'ont rayé tout de suite. Je me suis trouvé devant rien, Je me suis proposé dans les services civils. Un jour, j'ai reçu un téléphone d'un monsieur que je ne connaissais pas et qui m'a dit: "J'ai ici un dossier Fernand Leduc, est-ce que c'est le peintre Fernand Leduc?" Je lui ai dit:"Bien sûr". Il me dit: "Qu'est ce que vous faites-là? On n'a rien pour vous. Qu'est-ce que vous voulez faire ici avec ce que vous avez?... Vous savez ... j'aurais . .., j'hésite à vous le proposer. J'ai un petit travail... " J'ai dit: "Écoutez, au point où cela en est, vous me proposez ce que vous avez et puis je vais voir." C'était donc à Saint-Hubert, pour les forces aériennes, dans les services de dessin top secret. J'ai été embauché là. Je travaillais toute la journée et puis je faisais mes activités le soir. Le soir, on avait les amis qui venaient, puis je peignais, on se retrouvait. C'était plein d'activités.

Au fond, c'était ma préoccupation au retour. Ce que j'avais retenu de notre séjour en France, c'est que les choses ne sont pas compartimentées comme ce l'était chez-nous. Notre comportement est un peu provincial. D'un côté, il y a les Automatisées qui forment un petit groupe à l'exclusion de toute autre tendance. D'un côté, on ne veut rien savoir. De l'autre non plus. Quand je suis revenu au pays, nous avions passé six ans à Paris. Je m'étais rendu compte qu'on pouvait appartenir à diverses familles de pensée, se rencontrer, s'engueuler s'il le fallait, se serrer la main après et se revoir au bistrot la semaine suivante et reparler ensemble. On ne dit pas : "Ferme ta gueule, je te casse la gueule, etc... parce que tu ne penses pas 139 comme moi". Ça, c'est toute la différence du monde.

Revenant à Montréal, ma première préoccupation donc a été "La Place des artistes". On a parlé de 82 sauvages qui exposent dans un lieu infect. L'idée était de se dire: il y a quand même à Montréal, dans le Québec, une quantité d'artistes qui oeuvrent dans des voies peut-être différentes, mais ils ont le droit d'oeuvrer chacun. Et pourquoi, ne ferait-on pas une confrontation, une sorte de salon indépendant? C'était ce qui s'est produit avec "La Place des artistes". Cela a amené des difficultés à 1 ' intérieur, mais cela a créé un réveil et une possibilité de rencontre.

Un peu plus tard, quand j'ai été appelé à fonder l'Association des Artistes Non-Figuratifs de Montréal, c'était exactement pour la même raison. Le non-figuratif englobait après cela, tout ce qu'on appelait abstrait. A 1'époque, on parlait d'art vivant, d'art abstrait, d'art concret, ou non-figuratif. Non-figuratif voulait dire tout ce qui pouvait être qualifié d'abstrait, qui soit lyrique, géométrique, etc... Cela nous a permis de réunir quand même une trentaine d'artistes. A ce moment-là, de nous rencontrer nous a permis de forcer les portes de la ville, la première exposition a eu lieu à 1'Ile Sainte-Hélène, de forcer les portes du Musée, la salle X a été ouverte. Ensuite nous avons exposé à travers le Québec et à travers le Canada. Cela a permis un élargissement.

A l'intérieur du mouvement, il s'est avéré que les éléments les plus dynamiques étaient les abstraits. C'était toujours eux qui organisaient toutes les manifestations, qui apportaient les oeuvres nouvelles. Les autres se laissaient un petit peu entraîner comme il arrive habituellement dans un groupe. L'idée nous est venue d'avoir "Art Abstrait" à l'École des Beaux-arts de Montréal. Nous avons obtenu une salle de Robert Élie que je connaissais. Nous avons eu la première exposition d'art abstrait. 140

Auparavant, il y avait eu Jérôme, Jauran et les autres, les Premiers Plasticiens. Mais dans "Art Abstrait", étaient regroupés les Plasticiens et les autres peintres qui se qualifiaient d'abstraits par rapport à non-figuratifs. Cette opposition s'est imposée. En gros pour moi, de 1953 à 1959, il y a eu ces résultats.

Q. Durant la même période, vous avez écrit des articles, vous aviez fait de la critique d'art sous la formes de chroniques radiophoniques à Radio-Canada...

Fernand Leduc : Cela a été coupé tout de suite. J'ai eu la naïveté d'attaquer Monsieur Stern de la Galerie Dominion qui exposait des grands noms. J'avais osé dire "des oeuvres mineures d'artistes importants". A partir de ce moment, j'ai été rayé. Monsieur Stern avait des antennes très puissantes.

Q. Le milieu des expositions était-il conservateur?

Fernand Leduc: Tout à fait.

Q. Comme artiste, cherchiez-vous à aiguillonner le milieu pour que les choses évoluent?

Fernand Leduc: Il faut pour que les choses se transforment, que les choses bougent, apporter des éléments. On ne va pas s'endormir dans une formule.

Q. Toute semble lié à l'évolution: 1'implication dans le milieu telle que vous venez de la décrire et le développement du travail plastique. A ce niveau, le critique Rodolphe de Repentigny qui vous a beaucoup suivi durant cette période, vous accorde dans ses critiques, une place importante dans 1'évolution de l'art au Québec à ce moment-là. Qu'en est-il? 141

Fernand Leduc: De Repentigny a été très important à ce moment-là pour toute la critique québécoise. Bon, j'ai eu ma part; j'ai été superbement servi. Il m'a suivi énormément, tout le temps. Lorsque les choses ne lui semblaient pas tout à fait correctes, il le disait. Ce n'était pas de l'encens. Ce n'était pas ça du tout. Nous avons appris à évoluer. Lui aussi a beaucoup évolué dans le monde de la critique et le monde de la peinture, parce qu'il peignait aussi. Il a parti le mouvement des Plasticiens. Au fond, nous avons évolué parallèlement à ce moment-là. C'est ce qui fait qu'il a fait nombre de critiques relativement importantes sur mon travail à chaque exposition.

Q. Était-ce une période très active au Québec, une période qui aurait préparé sur le plan culturel et artistique 1'émergence de 1960?

Fernand Leduc : Je pense, mais le point de départ a été Refus global. le moment charnière où tout a basculé, où il fallait mettre quelque chose d'autre, où il fallait continuer. Lorsque Refus global est paru, celui qu'on appelait le groupe des Automatistes réunissait non seulement des peintres, mais des écrivains, Thérèse, Claude Gauvreau, des danseuses, Françoise Sullivan, Françoise Riopelle, des musiciens, des comédiens de théâtre. Tout était lié. Refus global a marqué le point. Sur le plan social, cela avait une importance considérable parce qu'il ébranlait les grandes voûtes de la religion et de la politique liées. C'est là que cela a été dur. A partir de ce moment, on a essayé de nous éliminer. Mais on n'élimine pas la pensée. Le mouvement a continué. Il y a eu beaucoup de ruptures. Il y avait tous ceux qui étaient autour de Borduas et de nous et qui étaient des hommes d'affaires, comme les Choquette des pharmacies Choquette, des collectionneurs, les Dumas, des chrétiens de gauche, tout le groupe qui a fondé Cité libre. Ils étaient très liés. Tout a rompu complètement du jour au lendemain. Seulement, je crois que la pensée a fait son chemin. Les activités qui ont 142 suivi peuvent être analysées autrement. Il faut voir Refus global comme étant la bombe qui a éclaté, le reste constitue les petites étoiles...

Q. Quand en 1955, vous passez à l'art abstrait construit, vous dites que "c'est apparu". Comment cela s'est-il passé?

Fernand Leduc: C'est toujours ce que j'ai dit: "c'est apparu". Comme en 1970, les premières microchromies sont apparues. D'ailleurs, vous avez dû le lire. J'ai écrit un texte que j'ai appelé "Révolution...évolution" qui a été au fond, ma réflexion sur ces apparitions-là... J'ai considéré que ma première révolution a été ma rencontre avec Borduas et l'automatisme parce que j'ai basculé complètement d'un monde dans un autre. Bon, j'ai fait ce cheminement-là, et progressivement j'ai été amené à la recherche d'un ordre à l'intérieur de mon travail alors que d'autres sont allés vers l'éclatement de la tache. Ils ont tout fait éclater alors que moi, j'ai pris tous les accidents qui étaient là, puis je les ai groupés et je les ai mis en formes. Ce n'était pas conscient. C'est une réponse aux forces les plus intimes de soi-même. C'est tout. Dans ce sens-là, il y a eu une sorte d'éloignement avec le groupe initial.

Quand je suis revenu en 1953 et que j'ai travaillé, nous avons loué une maison sur les bords du Richelieu, qu'on disait à Saint- Hilaire, mais qui était à Beloeil, du côté de Beloeil. A ce moment-là, Borduas était de l'autre côté. Il venait en chaloupe. On se rendait visite comme ça. Il venait avec Claude Gauvreau. Alors, j'ai senti, qu'à ce moment-là, il y a eu une forte réticence de la part de Borduas à ce que je faisais. Ce sont des tableaux que j'ai qualifiés de "La dérive des continents", des "Iles". Ce sont de grandes agglomérations alors que Borduas allait dans un tout autre sens. Et maintenant, je le sais par des textes parus récemment, que Borduas, non seulement doutait de mon travail, mais avait dit que c'était bien malheureux pour moi, 143 mais que c'était fini. "Je ne sais pas dans quel gouffre Leduc s'enfonce." Tout ça avec Claude Gauvreau. Ce sont des choses qui étaient présentes mais qui n'étaient pas dites de façon précise.

Tout ça, pour dire qu'en 1955, j'allais dans cette voie qui était une sorte de recherche de l'ordre, qui, somme toute, m'a été très influencée par Abellio. Influencé...j'ai dû me trouver à l'aise. J'ai dû trouver que ma voie était de ce côté-là dans la recherche d'un ordre. Ça, c'est toujours dangereux parce qu'on peut dire que la recherche d'un ordre vous place à droite ou à 1'extrême droite. C'est à peu près ce qu'on va vous dire. Ça dépend de ce qu'on entend par ordre. En 1955, nous passions les vacances sur le Mont Saint-Hilaire, là où il y a les pommiers, tout à fait en haut dans une petite maison que nous avions louée. Et ... ce sont les premiers tableaux abstraits qui sont apparus, de petits tableaux faits sur bois. Il y avait juste des éléments linéaires et devant ça, je ne savais plus où j'en étais. Quand la chose apparaît, vous vous dites, est-ce que c'est encore de la peinture? Parce qu'on passe quand même d'un monde où il y a un minimum d'éléments perspectifs comme effets. Avant c'était de la non-figuration, mais je dis que la non-figuration est liée à la figuration. Vous avez un monde de volume, un monde d'espace même si ce n'est pas la perspective linéaire, vous avez quand même des plans superposés, de la hauteur, de la pesanteur, vous avez même des volumes qui apparaissent. Alors tout à coup, vous n'avez que des éléments colorés, linéaires qui sont là. Il n'y a plus de volume, il n'y a plus de pesanteur, il n'y a plus perspective. Il n'y a plus rien. Mais est-ce que cela fait un tout? Est-ce que cela se tient? Est-ce que cela fait un ensemble? Est-ce que c'est un objet complet? Ce n'est pas évident quand cela apparaît devant soi. C'est dans ce sens-là que j'ai dit "sont apparus. " J'ai travaillé tout l'été dans ce sens-là. Les premiers tableaux abstraits, pour moi, sont en 1955. Parce qu'on fait toujours une réflexion sur son travail, j'ai pris conscience de ce qui se passait et puis j'ai poursuivi. Au départ, c'était le système 144 orthogonal, c'est-à-dire l'horizontalité, la verticalité. Et puis bon, toutes sortes de problèmes se sont posés. Il fallait ajouter des obliques la-dedans. Il fallait même essayer d'introduire le cercle s'il ne nous ramenait pas au centre. Alors je me posais constamment des problèmes différents, à partir de ce qui venait d'être fait. Est-ce que je peux pousser davantage? Est-ce que je peux, au lieu de couleurs pures, introduire des couleurs secondaires? Est-ce que je peux même ajouter des qualités de matière? On peut se poser mille questions. C'est comme ça qu'on peut suivre 1'évolution du travail.

Q. Vous entrez donc dans 1'abstraction. Votre action par votre présidence de l'Association des artistes non-figuratifs vous fait travailler près de Molinari. Étiez-vous très proches à ce moment?

Fernand Leduc : Nous étions très liés parce que les réunions avaient lieu dans notre appartement qui servait d'atelier boulevard Saint-Joseph. Molinari était pratiquement voisin. Nous avions donc des réunions préparatoires. Avant de fonder une association, nous nous sommes réunis, nous en avons parlé, nous en avons discuté. Molinari était le trésorier. Pierre Gauvreau était là aussi. Nous avons contacté quantité d'artistes qui ont été tous très enthousiastes. Puis cela s'est fait. Nous avons proposé un plan pour la première exposition. Blair qui était architecte et peintre a proposé un grand plan. Il s'agissait d'une tente. Aujourd'hui, des tentes, il y en a partout. Nous avions demandé à la ville de Montréal de subventionner ce projet. Ce n'était pas énorme. Il s'agissait d'une grande tente que nous pouvions déplacer, démonter et dans laquelle il y auraient des expositions, des manifestations, des rencontres entre les artistes. Je pense que le projet était assez révolutionnaire à l'époque. Il a été refusé bien sûr. Mais en contrepartie, on nous a proposé 1'Ile Sainte-Hélène.

Q. A cette époque, concernant votre travail en abstraction, on a 145

dit de vous que vous étiez un Plasticien, mais indépendant. En quoi votre travail diffère-t-il de celui du groupe des Seconds Plasticiens, Molinari, Juneau, Goguen, Tousignant?

Fernand Leduc : Dans un catalogue qui vient de paraître, La crise de 1'abstraction, un texte parle dans ce sens. La deuxième génération, ce sont Molinari, Juneau, Goguen, Tousignant. La première exposition d'art abstrait, c'est quand même moi qui l'ai organisée avec Molinari, Goguen, ceux qui étaient-là. C'était en 1959, l'année de notre départ à nouveau pour revenir en France, je faisais partie des abstraits. Mais tout à coup, comme déjà, lorsque je faisais partie des automatisées, on a cru bon de me mettre de côté, de me rayer. Parce qu'en 1960, Molinari et Tousignant ont eu un premier salon, une première exposition, ils se sont imposés comme étant les abstraits. Moi, je n'en faisais pas partie. De toute façon, je n'étais plus là. Historiquement je le vois bien, dans 1'exposition "La crise de 1'abstraction", je n'existe pas. Il y a une autre génération, je le comprends aussi, ils sont plus jeunes. Mais sur le plan de la trajectoire, je ne crois pas qu'on ait eu le droit de m'éliminer. Au niveau de l'âge, on pouvait peut-être...

Il y a eu un autre mouvement. Il était plus drastique, je dirais. Il n'était pas question d'espace-lumière. Bref, Molinari avait ses théories. Ces abstraits ont créé un mouvement qui était plus drastique. Mais l'abstraction avait déjà eu lieu un peu avant, d'abord avec les Premiers Plasticiens. Mais, si on considère les qualités de matière qui étaient là, à part Toupin, qui, à mon sens était vraiment abstrait, Belzile, Jérôme, c'est assez romantique, tout ça. Ils ont eu 1'importance qu'ils ont eu.

Q. N'ont-ils pas été les premiers à s'orienter du côté de 1'abstraction?

Fernand Leduc: C'est ça, et à prendre une position en rupture 146 avec 1'automatisme.

Q. Votre différence avec les Seconds Plasticiens ne viendrait- elle pas aussi de votre démarche intérieure, très personnelle que vous êtes seul à faire?

Fernand Leduc: Je crois que ça se tient en marge tandis que Molinari et Tousignant ont été très liés, à un moment donné, à partir de théories abstraites. On a considéré sur le plan historique que le second mouvement, c'est Molinari, Tousignant, c'est l'art abstrait. Cela m'énerve un peu parce qu'on ne réussit pas à faire la différence...

Q. N'êtes-vous pas plus lyrique aussi?

Fernand Leduc: Sûrement. Mes microchromies sont une recherche de lumière. Pour eux, ce n'est pas la lumière qui les intéresse. Ils ont nié l'espace-lumière. Je ne sais pas si on peut la nier mais enfin on a chacun le droit de faire sa démarche.

De plus en plus, les toutes dernières choses que je fais appartiennent au paysage. Elles sont liées directement au monde du ciel, au paysage des nuages, au paysage de la mer, des montagnes comme sources d'inspiration. Tout ce que je cherche, c'est la qualité de lumière. Cela devient impressionniste si vous voulez. Je suis impressionniste. Je ne peux le nier, cela se passe comme ça.

Q. Vous avez dit avoir été inspiré par les conditions géographiques. Avez-vous commencé à peindre dehors avant 1950, avant l'Ile de Ré, quand vous étiez au Québec au moment où vous commenciez à fréquenter Borduas?

Fernand Leduc: Non. J'ai fait de petits paysages ... qui devaient être affreux... A partir du moment où j'étais à la fin de mon 147 cours à l'École des Beaux-arts et que je me suis mis à fréquenter Borduas, j'ai plongé véritablement dans 1'écriture automatique. C'était pour moi une purge complète. Pas de portrait, pas de paysage... Jusqu'au moment où petit à petit les choses se sont replacées, je crois, avec moi-même, avec ma propre expression si on peut dire. A ce moment, non, je n'ai jamais fait de portrait, je n'ai jamais fait de modèle vivant à part de l'École des Beaux- Arts .

Q. Nous avons parlé de 1 ' Ile de Ré. Au même moment, vous rencontrez Jean Bazaine. Il vous avait prêté un atelier, rue Monsieur. Comment cet artiste vous a t-il touché?

Fernand Leduc : C'est la première manifestation d'ordre plastique mais écrite seulement, lors de notre séjour en France qui m'a véritablement touché. On cherchait, je dis on, c'était aussi bien mon épouse, aussi bien Jean-Paul Riopelle... On fréquentait les galeries, on allait voir quelles étaient les choses qui pouvaient nous toucher. Vraiment les Notes de Bazaine c'était un point chaud, absolument important, que j'avais d'ailleurs envoyées à Borduas à ce moment-là. Il y a sûrement cette rencontre. Et nous sommes restés liés un peu parce que nous avons eu un appartement à côté de son atelier rue de Babylone, Nous ne l'avons pas eu longtemps. C'est cet été-là qu'il m'a prêté son atelier pendant qu'il partait en vacances. Ensuite, nous sommes allés à Clamart. Il y venait nous rendre visite de temps à autre. Il arrivait à bicyclette ou en moto. Très simple, un bel homme de toute façon, franc, net. Un homme généreux, attachant. Nous nous sommes rencontrés comme ça quelques fois, puis nous nous sommes perdus de vue.

Q. A partir du moment où vous commencez à peindre à 1'Ile de Ré votre peinture s'éclaircit, il y avait plus de lumière à l'intérieur. Cette démarche va vous amener vers les microchromies.. . 148

Fernand Leduc : C'est ça. C'est une lumière très, très particulière à 1 ' Ile de Ré. En plus il y a l'architecture des lieux: les chais pour le cognac dont toutes les ouvertures sont en cintre. Et le blanc, et les portes marron. . . Il y avait quelque chose qui m'avait beaucoup impressionné: l'horizontalité et en même temps le point de vue de la forme et celui de la lumière, cette lumière absolument éblouissante. Pendant deux ou trois ans, nous sommes allés à l'Ile de Ré, où j'ai travaillé là.

Q. Nous parlons de lumière physique. Pouvons-nous parler de lumière intérieure aussi dans vos tableaux?

Fernand Leduc: Bien sûr.

Q. On ne retrouve pas toujours chez les peintres minimalistes cet aspect de lumière intérieure, qu'on peut qualifier aussi à un autre niveau, de spiritualiste. Certains font des recherches davantage matérialistes.

Fernand Leduc: Je suis tout à fait d'accord. Pour moi, je persiste à croire qu'une oeuvre n'est valable que par son intensité. Il faut qu'il y ait une intensité. Une technique n'est pas une intensité. Si vous mettez des pensées, des raisonnements, cela ne donne pas une intensité. Pour moi, l'intensité est ailleurs, elle est vraiment du côté du mystère, du côté de l'impondérable. Elle est le résultat d'un don entier que vous faites à l'oeuvre. Et il se peut que l'intensité apparaisse à ce moment-là, qu'elle y soit. Ce n'est pas toujours évident. Je pense que c'est ça qu'on peut qualifier de spirituel. Mais ce n'est pas facile à définir. On ne peut que le ressentir. La démarche spirituelle, c'est la rencontre avec soi-même. C'est comme pour l'écrivain, le poète. Pourquoi tel mot arrive-t-il à suggérer un monde?...

Q. Quand on suit le parcours de votre oeuvre entre les premières 149 toiles automatisées et les récentes microchromies, on s'aperçoit que la matière elle-même s'allège. Dans les premières oeuvres les couleurs étaient rabattues et les textures plus épaisses. Dans les dernières, la lumière est éblouissante et se transmet au moyen de pigments de plus en plus ténus, appliqués en couches très fines. N'assiste-t-on pas aussi à une sorte d'épuration de la matière sur le plan technique?

Fernand Leduc: Dans le travail automatiste, les couleurs se salissaient. Le pinceau entraînait une couleur dans une autre et les mêlait. Il absorbait du bleu, absorbait du rouge, absorbait du vert. Bon tout ça se mêlait. Ça faisait des couleurs qui étaient rabattues forcément.

Dans les premières abstractions sur le Mont St-Hilaire, j'avais le sentiment d'employer de la couleur pure mais mon pinceau entraînait toujours de la couleur qui était à côté. Je ne mettais pas mes couleurs séparément. J'employais le rouge du tube comme ça. Puis entre les zones qui étaient-là, il se créait un décalage aussi. C'est ce qu'on a appelé plus tard ou en même temps, le soft edge, et non pas le hard edge. Le hard edge, vous pouvez le faire avec du scotch tape ou du masking tape pour que ce soit absolument net et beau. Au moment de ces tableaux, il y avait encore des espèces de passages entre les éléments qui étaient là, comme en 1955, dans ce que j'ai appelé "Les pavés". Le tableau avait l'air de se situer en surface. C'était toute la différence avec la période antérieure où quand même, on entrait dans le tableau. Le tableau se situait donc en surface avec "Les pavés", mais entre les pavés on avait une petite possibilité de passer, jusqu'à arriver à dire: "je vais tout couper ça et tout faire en surface."

A ce moment-là, on arrive au hard edge, même si on n'emploie pas de masking tape, ce que je n'ai jamais fait. Alors la ligne, c'est la rencontre de deux plans. Il n'y a plus d'éléments 150 linéaires en tant que tel. Deux plans qui se rencontrent forment une ligne. Dans la rencontre entre un bleu et un vert, une dialogue se fait, et entre un bleu, un rouge, un vert, un jaune. Et il y a alors des tensions. Des triangles sont alors des agressions. Ces agressions-là attaquent un plan qui est ici, qui le renvoie à un autre plan qui est là, etc. Alors, il se fait une sorte de jeu à 1'intérieur du tableau comme quand on joue avec des boules. Le tableau finit par s'organiser à 1'intérieur de ce jeu-là. Il n'y a plus de perspective. L'unité se fait par les rencontres, un dialogue entre un bleu, un vert, un jaune, le monde des tensions. Vous avez les éléments formels, vous avez les éléments colorés. Si vous êtes conséquent avec vous-mêmes, au départ, vous employez de la couleur pure avec des formes pures. C'est là qu'est toute la relation. Et au moment où vous vous dites : "si j'arrivais à introduire des lignes qui soient autonomes, qui aient la même autonomie que le plan, je me pose un autre problème. Alors j'introduis des lignes. Le tableau se transforme complètement à ce moment-là, au moment où les lignes prennent la place du plan et ainsi de suite...

Si vous vous dites : "moi, je fais de la peinture abstraite mais je n'ai pas de problème..." Si vous n'avez pas de problème, c'est fini. C'est ce qui fait que la peinture abstraite a assez peu d'artistes en fin de compte. Il y en a assez peu parce qu'il faut être capable de se poser des problèmes qui vous projettent constamment en avant.

Q. Concernant l'art abstrait, lorsque vous donnez votre conférence devant le Club des Beaux-Arts, vous citez Michel Seuphor, Léon Degand et vous établissez un historique de la peinture abstraite. Vous lisiez et vous nourrissiez d'auteurs. Comment vous situiez-vous par rapport à ces auteurs et ces artistes que vous mentionniez?

Fernand Leduc: J'ai dû avoir le Dictionnaire de la peinture 151 abstraite et les ouvrages de Michel Seuphor. J'ai essayé et c'est assez normal, de trouver la filiation de la peinture dite abstraite qui n'est pas apparue comme ça. Cette peinture nous vient de Russie en particulier. Il faut en arriver à connaître quand même les écoles qui se sont suivies. Et elles sont toutes parentes les unes avec les autres. Le cubisme n'est pas apparu tout d'un coup. Tout ça est lié. Et c'était lié dans tous les pays d'Europe. Entre parenthèse, tout à fait récemment, une exposition m'a beaucoup frappé. C'était une exposition de peinture d'expressionnisme allemand des années 1906 à 1914-1916, les mêmes années que le Matisse présenté actuellement. Cette exposition m'a énormément impressionné d'abord parce que j'en ignorais la plupart des artistes. Je connaissais certains noms mais il y avait quand même cent vingt-cinq oeuvres et le choix en était absolument formidable. On assiste absolument à toute 1'évolution qu'on avait toujours pensé s'être passée en France. Mais non ça se passait partout ailleurs en même temps. L'influence de la peinture nègre, c'était en même temps. Le fauvisme, c'était en même temps, pratiqué différemment, même très différemment. Puis tout à coup, la suppression de la perspective... Cela va aller jusqu'au cubisme. C'est absolument révélateur de voir comment dans une toute autre sphère, un tout autre monde géographique, si vous voulez, les mêmes problèmes se posaient en même temps. Il y a une intercommunication qui se produit.

Aujourd'hui nous dirions: on a la télévision, on a les revues à plein tubes, on a les expositions sérieuses. Mais déjà dans ces années-là, il y en avait moins, mais les influences existaient quand même. Qu'elles passent par la Russie, qu'elles passent par l'Allemagne, qu'elles soient en France, qu'elles soient en Italie, bien sûr, qu'elles soient en Espagne par exemple, il y a comme une contagion. Un mouvement en entraîne un autre, presque logiquement. 152

Aujourd'hui, les influences sont plus faciles, surtout que les États-Unis de 1'après-guerre ont inondé le monde de leurs influences. En art plastique, par exemple, tous les dix ans, une mode apparaissait parce qu'il fallait nourrir le commerce, actionner la grande machine. Cela s'est su rapidement. Tous les grands musées internationaux y sont passés et ont tout pris. Il y a là une espèce de grande roue qui est très dangereuse d'ailleurs.

La suite de 1'entrevue porte sur le travail récent de Fernand Leduc et sur ses dernières expositions. 153

ANNEXE 2

ILLUSTRATIONS D'OEUVRES CITÉES

Oeuvres de Jean Bazaine

B. "L'arbre au plongeur" Huile sur toile, 1949 146 X 89 12

1 Photocopie d'après Bazaine. Paris : Skira; Centre international des arts plastiques, 1990. p.51.

2 Ibid.. p.53 154

Oeuvres de Fernand Leduc

C. "La voie et ses embûches" Huile sur toile, 1952 145 x 96cm.1 3

3 Photocopie d'après diapositive, dossier Fernand Leduc. Les Éditions 1'Image de l'Art, Inc. Montréal. La photocopie de cette diapositive et des suivantes a été aimablement autorisée par Les Éditions 1'Image de l'Art. 155

D. "Signes" Huile sur toile, 1952 65 X 80cm. 4

E. "Ile de Ré, Cl" Gouache et crayons de couleur sur papier, 1950 26 X 34 cm.5

4 Photocopie d'après Fernand Leduc de 1943 à 1985. Chartres: Musée des Beaux-Arts de Chartres, 1985. p.34.

5 Ibid, p.28. 156

F. "La dérive des continents" Huile sur toile, 1954 73 X 92cm. 6

G. "Jardin d'enfance" Huile sur toile, 1955 81 X 100cm.7

6 Ibid, p.36.

7 Ibid p. 37 157

H. "Quadrature" Huile sur toile, 1955 76,5 x 92cm.8

I. "Porte d'orient" Huile sur toile, 1955 76,2 X 91,4cm.9

8 Photocopie d'après diapositive, dossier Fernand Leduc. Les Éditions 1'Image de l'Art.

9 Ibid. 158

J. "Point d'ordre" Huile sur toile, 1955 20,5 x 4 3cm.111

K. "Rayures" Huile sur toile, 1955 20,5 X 43cm. 11

10 Photocopie d'après Fernand Leduc de 1943 à 1985. p. 42

uIbid. 159

12 Photocopie d'après diapositive, dossier Fernand Leduc. Les Éditions 1'Image de l'Art.

13 Ibid. 14 Ibid.

15 Ibid. 161

P. "Ville" Huile sur toile, 1959 91,4 X 66cm.16

16 Ibid. 162

BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES GÉNÉRAUX

Dictionnaires et encyclopédies

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1 Les ouvrages cités dans le mémoire sont marqués d'un astérisque 163

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------L'oeuvre critique et plastique de Rodolphe de Repentignv. Vol.I. UQAM, octobre 1982. (Mémoire de maîtrise) *

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DOCUMENT SONORE

Leduc, Fernand. Conférence lors de la "Rétropective Fernand Leduc" du 11 avril au 28 mai 1989. Québec: Musée du Québec. 12 avril 1989. Enregistrement audio. * SOURCES DIRECTES

Entrevue avec Fernand Leduc. Paris, 25 mai 1993. (Entrevue accordée à Louise Dupont) *

Exposition, "La crise de l'abstraction au Canada. Les années 1950". Québec: Musée du Québec. 18 novembre 1992 au 31 janvier 1993.*

Lettre de Fernand Leduc, Paris le 7 janvier 1994, adressée à Louise Dupont.