Sommaire

Préface 1

Première Partie : CONQUÊTE, DESTRUCTION ET CRÉATION DES LIEUX 4

Joseph AUTRAN. L’armée française arrive à Milianah 5

Jacques (dit Jacques Achille) LEROY de SAINT-ARNAUD « Miliana » 6

Thomas BUGEAUD « Création d’Orléansville » 8

Thomas BUGEAUD Kranios des Sbeah, sur le Chélif, le 8 juin 1843 11

Jacques (dit Jacques Achille) LEROY de SAINT-ARNAUD Guerre d’Afrique (1844-45-46-47) 12

Jacques (dit Jacques Achille) LEROY de SAINT-ARNAUD « Une ville qui prend forme » 13

Robert PONTIER Avenir d’Orléansville et de Ténès 14

Robert PONTIER « Fondation d’Orléansville » 15

LAPASSET Antiquités du cercle de Ténès 17

Procès verbal de réunion du conseil municipal d’Orléansville En date du 9 novembre 1858. 20

Camille RICQUE Milianah 22

Alphonse DAUDET L’affût du soir dans un bois de lauriers-roses 23

Pierre Eugène LAMAIRESSE Argumentaire pour le choix d’Orléansville comme chef-lieu du département du Chélif 25

Henri FOURRIER Pétition et mémoires des habitants d’Orléansville 26

Pétition et Mémoire des Habitants d’Orléansville (Département du Chéliff) 27

Paul BOURDE Milianah 28

Paul BOURDE « Le Chélif » 29

Jean-Jules CLAMAGERAN La plaine du Chélif 31

Guy de MAUPASSANT « La vallée du Chélif » 34

E. BOURIN Création de la route entre El-Esnam - Ténès 36

Michel BRANLIERE Ténès 38

Emile MASQUERAY La Plaine du Cheliff 40

Emile MASQUERAY Orléansville 43

François Charles Du BARAIL « Création de villages chrétiens et conversions en pays musulman » 45

I F. Charles Du BARAIL « Orléansville, capitale d’une région torride » 47

Isabelle EBERHARDT Chevauchée en pays farouche 49

Charles HANIN. Vallée de flamme et de poussière Juillet… 51

Charles.HANIN. Milianah 53

Paul ROBERT Orléansville et ma maison natale 54

Paul ROBERT Promenades en ville et hors de la ville 56

Deuxième partie : ÉVÉNEMENTS HISTORIQUES ET ESPACE IMAGINAIRE 57

Thomas BUGEAUD « L’insurrection du Dahra » 59

Achille Jacques de SAINT-ARNAUD « L’insurrection du Dahra » 60

Achille Jacques de SAINT-ARNAUD « Enfumades des Sbéhas » 61

Assia DJEBAR Femmes, enfants, bœufs couchés dans les grottes… 63

Assia DJEBAR BIFFURE 68

Isabelle EBERHARDT Les Enjôlés 69

Isabelle EBERHARDT Ain Djaboub 73

Henri KRÉA LE SÉISME tragédie 77

Henri KRÉA LE CHOEUR 78

Mohamed MAGANI La faille du ciel 79

Abdelkader DJEMAI Saison de pierres 82

Hamid SKIF POÈMES D’El–ASNAM et d’autres LIEUX 85

VINCENT, Lucienne Le tremblement de terre à El Esnam 92

VINCENT, Lucienne Miliana 94

Tami MEDJBEUR « La crue du Chélif » 95

Vénus KHOURY-GHATA Les fiancées du CapTénès 98

Belgacem AIT-OUYAHIA Orléansville 1954 100

Belgacem AIT-OUYAHIA « Villages chrétiens de la plaine du Chélif » 103

Guy GRANGER Yasmina la rebelle du Chélif 105

Guy GRANGER « Le Chélif ou la magie du lieu » 106

Guy GRANGER « Ma vie à la campagne » 108

Habib TENGOUR Enfance 110

Yvette MARTORELL Mon pays 112

II Maïssa BEY « Ténès et l’ombre de Imma B’nêt » 113

Troisième partie : HISTOIRE DES SAINTS, LÉGENDES, EXTRAITS DE CULTURE POPULAIRE ORALE 115

Sidi M’hammed Benali 117

Sidi Maamar 119

Sidi Ahmed Benyoucef 122

Une autre version de la légende ayant trait à Sidi Ahmed Benyoucef 124 Légende du « Vieux-Ténès » Légende arabe 126

Faradj yarab âla men dhaket bih, Dieu, suscite une issue à qui est dans l’impasse 128

Ebkay, ebkay beslem ha Lesnaab, Demeure en paix ô Lesnaab 130

Y a nari ouin souid, Quand les reverrai-je messeigneurs? 131

Raabi ya rabi, enta dari belhiyyat, Mon Dieu, mon Dieu, tu détiens les énigmes de la vie 132

NOTICE SUR LES AUTEURS 133

POSTFACE 138

INDEX DES NOMS D’AUTEURS 164

III

Préface

Ce recueil anthologique que nous proposons est quelque peu particulier car ce n’est pas une compilation de textes exclusivement littéraires. Il s’inspire de l’anthologie sur le plan formel pour présenter un choix de textes de genres divers qui ont pour thème commun l’histoire et la représentation d’une région d’Algérie : la plaine du Chélif. Il porte sur la conquête d’un espace géographique précis, sur la création de villes et leur évolution à travers l’écriture. La délimitation de notre étude est indiquée par son titre mais elle s’intéresse au départ aux villes les plus importantes : , Ténès et Miliana 1. Au fil des textes, l’histoire de la création d’Orléansville sur les ruines d’El Asnam et celle des villes qui ont commandé sa création, Ténès et Miliana, se déroule. En même temps se dessine aussi la représentation de cette plaine du Chélif. Il est certain que toute anthologie relève d’un choix personnel, choix qui est implicitement une certaine représentation de la littérature. Dans ce cadre précis, il ne s’agit pas véritablement de préférence pour une certaine littérature mais d’exploitation de textes qui se sont imposés pour leur valeur mémorielle. En effet, ayant opté pour l’histoire de lieux, depuis leur création à leur émergence au niveau littéraire, nous avons essayé de rendre compte de la plus grande exhaustivité possible. L’ordre chronologique qui pourrait permettre des regroupements thématiques selon l’objectif de tel ou tel moment de l’analyse a été le plus souvent privilégié tout comme nous avons voulu intégrer en guise de partie conclusive, l’histoire des saints tutélaires des lieux choisis dans notre étude, pour une connaissance plus intime de la région ainsi que quelques poésies orales qui portent nous semble-t-il la marque de la conjoncture au sein de laquelle elles ont été produites. Elles sont la marque d’un contexte historique précis, elles contribuent à donner un autre éclairage à l’histoire de cette région et plus précisément aux bouleversements qu’elle a subi et dûs à la conquête coloniale. La création des villes et villages a suscité des écrits nombreux de la part des acteurs et des témoins de la conquête, de voyageurs de passage, d’écrivains. Ces

1 Nous précisons que nous avons intégré d’autres lieux, situés dans cette partie centrale de l’Algérie profonde, lorsqu’ils sont évoqués dans les romans contemporains.

1 écrits ont certes, une valeur de témoignage au plan de l’histoire de la plaine du Chélif. Mais leur intérêt sur le plan littéraire est de montrer comment s’organise la mise en texte d’un espace géographique réel. Il s’agit de voir comment sa représentation participe à la construction d’un imaginaire des lieux qui nécessite, quant à lui, le recours à tous les types de textes qui renvoient à la constitution et à la représentation de cet espace. En fait, la cohérence de cette anthologie provient de son appui sur ce point de vue : la représentation de lieux est intimement liée à leur histoire mais surtout à la manière dont cette histoire est mise en texte. Aussi c’est sur la notion de texte que s’appuient la conception et l’exploitation de ce recueil à but didactique, même si sa visée reste avant tout littéraire. Cette orientation didactique, à visée pédagogique, semble pertinente dans un pays plurilingue où le fait littéraire n’est étudié de façon approfondie qu’en licence. Son but est de proposer aux étudiants des supports divers pour les former à l’analyse textuelle et leur permettre d’acquérir des outils d’analyse favorisant une approche autonome de tous les types de textes, littéraires ou non littéraires. En effet, dans un contexte linguistique où la langue française n’est pas la langue maternelle mais où elle est enseignée plutôt comme outil, il importe d’aborder la littérature et toutes les notions (de littérarité, de genre, d’intertextualité etc.) indispensables à l’analyse d’un texte à l’aide de supports divers. Ainsi notre anthologie de lieux et son exploitation didactique a également une visée pragmatique. Le plan de cette anthologie de textes présentés dans l’ordre chronologique de 1840 à nos jours, se compose de trois parties : La première partie intitulée : conquête destruction et création de lieux, articule les thématiques de la guerre, de la géographie et de l’histoire, elle relate la fondation des lieux. La seconde partie a pour titre Événements historiques et espace imaginaire., Elle articule l’histoire de la région, son évolution, et se subdivisera pour les besoins de notre analyse en deux parties : une première sous partie qui traite des événements historiques liés aux facteurs humains qui ont joué un rôle moteur dans l’émergence des lieux, une deuxième sous partie qui a trait aux événements liés au site géographique ou à proprement parler aux facteurs naturels qui ont eu une incidence majeure dans la représentation de ces lieux. La troisième partie moins importante s’intitule Histoire des saints, légendes et extraits de littérature populaire. De fait, il nous semblait nécessaire d’évoquer même

2 brièvement cette littérature orale car elle fait preuve d’une véritable richesse non seulement du point de vue de la forme mais également des langues utilisées. Que ce soit au moyen de langues locales (berbère, arabe dialectal) ou de langues internationales (arabe littéraire, français), elle confère aux écrits des auteurs algériens des spécificités qui leur sont propres. Elle apporte également un autre éclairage sur l’histoire de la région étudiée.

3

Première Partie

CONQUÊTE, DESTRUCTION ET CRÉATION DES LIEUX

4 Joseph AUTRAN. Poète français, né à Marseille le 20 juin 1813, mort à Marseille le 6 mars 1877. Il suivit des études classiques au collège Jésuite d'Aix. Son père ayant traversé des difficultés, il fut obligé de gagner sa vie assez tôt et il accepta un emploi de professeur dans une école religieuse. Ainsi engagé, il publia une première œuvre, celle qui révéla ses qualités de poète. Il s'agissait d'une ode écrite à l'occasion du départ de Lamartine pour la Terre Sainte. Le Départ pour l'Orient (1835) fut suivi par une série de poèmes intitulée la Mer (1835). L'accueil favorable que reçut cette oeuvre incita Joseph Autran à publier une seconde série sur le même sujet, Les Poèmes de la mer , en 1852. Très lié avec Alexandre Dumas fils, il lut, sur ses conseils et avec son appui, au comité de l’Odéon une tragédie intitulée La Fille d’Eschyle , dont la première représentation était annoncée pour le 23 février 1848 et qui obtint un grand succès. Plusieurs fois candidat à l’Académie française, il fut élu le 7 mai 1868. En même temps qu’il publiait un volume de souvenirs de voyage : Italie et Semaine sainte à Rome (1841), il chantait les exploits des soldats d’Afrique dans un poème intitulé Milianah (1841)dont nous avons jugé utile de donner un extrait de la dédicace adressée à l’armée d’Afrique.

DÉDICACE A L'ARMÉE D’AFRIQUE, Le livre que voici raconte seulement un épisode d'une guerre de 11 ans. L'auteur le consacre cependant à tous ceux de nos braves qui ont servi en Afrique, parce que tous, placés dans les circonstances où s'est trouvée "la garnison de Milianah" auraient déployé le même courage et les mêmes vertus héroïques. J .AUTRAN

Le poème intitulé chant 1 Les Travaux est composé d’un prologue et de cinq parties. L’extrait que nous avons choisi constitue la première partie.

L’armée française arrive à Milianah

Un jour, Milianah, la ville qu'on dit sainte. Et dont un vieux prestige a consacré l'enceinte Vit monter vers ses murs, sur la roche exhaussée, Les soldats de la France en bataillons pressés. Alors, prêt à quitter leurs antiques demeures, Les africains, jaloux de ces dernières heures, De leur propre ruine effroyables auteurs Promenèrent partout les feux dévastateurs, La flamme consuma leur ville désolée, Puis, à flots fugitifs roulant dans la vallée Ils laissèrent rien aux conquérants surprendre Que le morne abandon d'une ville en débris. N'importe : sur les murs chauds et fumants encore, On planta dès ce jour le drapeau tricolore, Et le vieux général du régiment français, Pour conserver soumis ces murs au rude accès Imprenables donjons, hautaines citadelles Qui commandent au loin les plaines autour d'elles, Voulut, dans la cité noire de feux récents, Que des meilleurs soldats restassent treize cents.

Joseph Autran, Miliana, Marseille, Imprimerie et lithographie Jules Barile, Place royale 4, 1841.

5 Jacques (dit Jacques Achille) LEROY de SAINT-ARNAUD Né à Paris, 20/08/1801 mort en mer Noire, 29/09/1854. Fils d’un préfet de l’empire, il entra dans la garde du corps de Louis XVIII en 1817, mais sa vie dissipée le fit chasser de l’armée en 1820. Réintégré en 1831, animé d’une grande ambition il fit carrière en Algérie dans la Légion étrangère. Général en 1848, il entra dans le complot bonapartiste, fut fait ministre de la guerre en octobre 1851 et joua un rôle décisif dans le coup d’état du 2 décembre. Il fut nommé en 1852 maréchal de France, grand écuyer et sénateur. En 1854, il prend le commandement de l’expédition de Crimée, mais gravement malade, il dut laisser la direction des opérations à Canrobert et il mourut sur le bateau qui le ramenait en France. Les lettres adressés par Saint Arnaud à ses proches de 1832 à 1854, furent publiées en 1855. Dans ce courrier volumineux paru sous le titre de Lettres du maréchal de Saint Arnaud 2 (572 pages pour le premier tome et 606 pages pour le second), le militaire décrit la pacification en Algérie (voir notamment les lettres sur le siège de Constantine), le coup d'Etat de 1851 et les débuts de la campagne de Crimée. Quelques lettres sont parfois sincères, le plus souvent cyniques mais elles ont été surtout rédigées pour son autopromotion 3.

« Miliana »

Les lettres de Saint Arnaud qui constituent les deux recueils publiés, sont adressées pour la plupart à son frère, avocat à Paris. La plupart sont libellées de la façon suivante : « A M. Leroy de Saint-Arnaud, Avocat à Paris ». Pour ne pas répéter le libellé ce destinataire est souvent désigné par « Au même ». Saint-Arnaud dans la lettre qui suit décrit les lieux qu’il vient d’investir et fait part à son frère de la reconstruction de la ville de Miliana.

Au Même

Milianah, le 1er juillet 1842

Je ne pense pas que tu voies jamais Milianah, mais quand je te le décrirais mille fois, je ne t’en donnerais pas l’idée. Le portrait ne peut être ressemblant, rien ne ressemble à Milianah ; Quand on est dans la plaine du Chélif, et qu’on regarde au nord-ouest, on aperçoit par une percée entre les montagnes, au pied d’une montagne plus haute encore, le Zaccar, un plateau élevé au-dessus des ravins. On distingue à peine des minarets, une enceinte irrégulière, quelques masures sombres recouvertes en tuiles, quelques redoutes à droite et à gauche : c’est Milianah. On monte en suivant le cours d’un ruisseau rapide, on monte pendant plus d’une grande heure à travers un chemin raboteux, rocailleux et coupé heureusement à la moitié par un autre petit plateau planté de vignes et d’arbres que la nature semble avoir mis là pour qu’on se repose, et on arrive enfin dans Milianah par la porte du Zaccar ou celle du Chélif au choix. Là, l’œil ne se repose nulle part ; ruines et toujours ruines qui

2 Lettres du maréchal de Saint-Arnaud, Paris, Michel Lévy frères, libraires-éditeurs, 1855, 2 tomes. 3 Cf. lettres à son frère datées du 11 et 12 juillet 1842, envoyées de Miliana et de Oued Rouina où il écrit : « Demain commence pour moi une ère nouvelle dans ma carrière militaire, demain je suis vraiment chef, général », « je suis cher frère dans le plein exercice de mes fonctions de général en chef » in Lettres du maréchal de Saint-Arnaud, op. cit ., tome 1, p. 410-411. Dans une autre lettre envoyée d’Orléansville et datée du 13 novembre 1847, il écrit : « le 10 , je me suis couché colonel et triste ; le 11 , les ficelles du télégraphe me réveillent général et heureux.» in Lettres du maréchal de Saint-Arnaud, op. cit ., tome 2, p.162.

6 s’augmentent chaque jour, car les maisons à moitié tombées achèvent de s’affaisser, et quand, la nuit, je suis réveillé par un bruit sourd et sinistre, mon pauvre cœur répond par un battement bien triste : c’est une de mes maisons qui s’écroule, c’est une difficulté de plus qui s’élève. Voici où je suis pour être colonel quelques mois plus tôt qui peuvent peser beaucoup sur ma carrière. […] Dans une ville où huit cents hommes et vingt officiers se logeaient avec peine, j’ai placé deux mille quatre cents hommes et cent cinquante chevaux, de l’artillerie, et je n’ai employé ni une tente ni un gourbi en feuillage. Les Arabes rentrent en masse dans Milianah. Je leur ai nommé un Hackem, un muphti, un cadi, des chaouchs. J’ai rendu une mosquée à leur culte. Il y a quelques jours, Milianah ne retentissait que de coups de fusil : aujourd’hui, du haut du minaret, la voix du Muezzin annonce l’heure de la prière. C’est un songe.

Lettres du Maréchal de Saint-Arnaud, tome premier, Paris, Michel Lévy Frères, 1855, p. 400-402

7

Thomas BUGEAUD Bugeaud Thomas Robert , marquis de la Piconnerie, duc d’Isly, (né à Limoges 15 octobre 1784, mort à Paris 10 juin 1849). Il a participé à la guerre de la conquête de l’Algérie mais il est au départ, hostile à l’occupation totale du pays. C’est pour faire la paix qu’il revient en 1837 en Algérie. Il signe avec l’émir Abd El Kader le traité de la Tafna (30 mai 1837) qui était une reconnaissance officielle de l’émir par la France. Mais ce traité fut violé par les deux parties. Bugeaud changea alors d’opinion et se prononça pour une « guerre acharnée ». Gouverneur de l’Algérie (février 1841 à septembre 1847), il mena les opérations d’une manière impitoyable, pratiquant des razzias et des dévastations systématiques dans les régions insoumises. Il employa de nouvelles méthodes de guerre. Les troupes furent divisées en colonnes mobiles. Ces « colonnes infernales » ; pourchassèrent l’ennemi par une incessante offensive et, pour l’affamer, firent le vide devant lui, incendiant les villages, raflant les troupeaux. Pour Bugeaud, le but n'était pas de faire fuir les Arabes, mais de les soumettre. Avec l’appui de Louis Philippe et de Guizot il devint un partisan de la « domination absolue ». Il obtient la permission d'attaquer le Maroc, qui aidait Abd El-Kader toujours révolté. Le 14 juillet 1844 les troupes marocaines sont surprises par Bugeaud sur l'oued Isly, non loin de la frontière. Les 11000 soldats français mettent en déroute les 60.000cavaliers marocains. Cette victoire lui vaut le titre de duc d'Isly. Il traque ensuite Abd El-Kader, qui doit se rendre en 1847. Il pratiqua un système de gouvernement indirect exercé par des chefs indigènes reliés au commandement français par des bureaux des affaires arabes (créés en 1844). Il voulut être agriculteur en même temps que guerrier et sa devise était : « Ense et Arato » ( par l’épée et la charrue )4. Le recueil de ses écrits militaires fut publié en 1883, un autre recueil de ses lettres inédites fut publié en 1923 5.

« Création d’Orléansville »

Dans la lettre 6 qui suit le général Bugeaud informe son supérieur hiérarchique de sa décision relative à la création de nouveaux postes militaires à El Asnam et Ténès afin de donner plus d’extension à l’occupation . Il sollicite une aide financière car la création de nouveaux postes exige des moyens humains et financiers importants.

A Monsieur Martineau des Chesnez 7 Alger, le 2 avril 1843.

Mon cher Monsieur, J’ai reçu votre sous –lieutenant 8 ; il a dîné et passé la soirée avec nous. Dans ce peu d’heures on a jugé qu’il ne laissait rien à désirer qu’une constitution un peu

4 Sources : Michel Mourre, Dictionnaire encyclopédique d’Histoire, Paris, Bordas, 1978, p.809 et consulté le 12/12/2006. 5 Lettres inédites du maréchal Bugeaud,duc d’Isly (1784-1849) , colligées et annotées par M. le capitaine Tattet et publiées par Mlle Feray-Bugeaud d’Isly (texte imprimé), Tours, impr. Deslis père, R. et P. Deslis, Paris, Emile-Paul frères, éditeurs, 1923, 417p. 6 Les titres entre guillemets, ne sont pas des auteurs : ils sont empruntés aux textes. 7 Il s’agit de son supérieur hiérarchique au vu des requêtes adressées au début de la lettre et du post- scriptum. 8 On serait porté à croire qu’il s’agit du fils de M. Martineau des Chesnez qui était en Afrique à ce moment-là et qui mourut général de division. Il ne saurait être question de lui, car Emile Philippe Martineau des Chesnez avait été nommé lieutenant au bataillon de tirailleurs indigène d’Alger, le 16 décembre 1842. (Note du capitaine Tattet).

8 plus robuste. Il nous a montré de l’esprit et du sens. Je crois qu’il vous fera honneur. Il partira pour Constantine par le prochain courrier. Je saisis l’occasion pour vous demander un secours pour deux vieux soldats qui en ont déjà reçu. L’un est le nommé Gorgaud Pierre, aveugle, domicilié à Excideuil. L’autre est Beney Jean, domicilié à Eyliac, près Périgueux. Vous m’obligerez beaucoup de leur adresser sans retard un secours que je voudrais voir porter à 50 francs. Je partirai le 23 de Miliana, non pas pour rentrer en campagne, il n’y a pas d’interruption, mais pour aller occuper El Asnam, sur le Chélif, et Ténès, sur la mer, comme point de ravitaillement. C’est une grosse affaire que de créer de nouveaux postes et de donner plus d’extension a l’occupation. Cela rend l’effectif exigu et, pour trouver les troupes nécessaires à ces nouveaux points, il faut découvrir Saint-Paul et Saint-Jacques. Il les faut aussi pour les escortes de convois. Tout cela va paralyser beaucoup la guerre jusqu'à ce que nous soyons établis. Est-il croyable que c’est le moment que choisit M. le maréchal pour m’annoncer que d’ici à l’automne il m’enverra quatre bataillons de chasseurs novices en échange de quatre vieux régiments d’Afrique? Et ce qui serait plaisant si ce n’était pas trop triste, c’est qu’il me donne cela comme un secours, un avantage «je ne puis, me dit-il, aller au delà.» Je le prie de rester en deçà, de me laisser mes bons régiments et de garder les chasseurs, car j’aime mieux douze bataillons aguerris, acclimatés, que quatre bataillons de conscrits, qui, même numériquement, ne pourraient équivaloir qu’à six des miens. La perte serait toujours de six bataillons. M. le maréchal voudrait compenser cette perte en augmentant les troupes indigènes ; mais, outre que celles-ci sont loin de valoir les troupes françaises tout en coûtant beaucoup plus cher, c’est que nous ne trouvons pas même à compléter celles que nous avons. Les Arabes n’ont pas le goût du service régulier. Ils se battent par à-coups, conduits par le fanatisme et l’amour de la patrie ; mais ils ne veulent pas être éloignés de la tente et de leurs femmes plus de douze ou quinze jours. Ce n’est pas là ce qu’il nous faut. Abdelkader est parvenu à discipliner de l’infanterie ; mais il avait toutes les tribus pour faire la police. Les déserteurs étaient arrêtés par elles et les châtiments les plus sévères, leurs étaient

9 infligés. Dés qu’il y a des tribus soumises à la France, tous les soldats de l’infanterie régulière qui appartenaient à ces tribus ont déserté avec armes et bagages. C’est comme cela que les 9 ou 10.000 hommes qu’avait Abdelkader se sont réduits à environ 2.500, malgré des efforts inouïs pour les recruter. Ce n’est pas nous qui avons détruit ces troupes, car elles ont peu combattu, elles n’étaient employées qu’à pousser les tribus au combat et à faire payer l‘impôt. C’est une grosse affaire que l’Afrique, mon cher monsieur Martineau ; elle est en bon train ; prenons garde de ne pas la gâter par les économies ruineuses. Les économies se trouvent dans le succès complet. Voyez dans mon grand rapport au ministre les résultats déjà obtenus par le succès militaires et jugez d’après eux ce qu’on obtiendrait de la conquête entière et incontestée. La confiance des Européens est immense aujourd’hui ; la population et les capitaux abondent le mouvement dépasse mes espérances ; mais le moindre pas rétrograde paralyserait tout. Agréez l’assurance de mes sentiments distingués et dévoués.

Bugeaud

P.S. - Le ministre veut prendre sur les revenus coloniaux pour augmenter les troupes indigènes ; mais ne pourrait-on pas verser au trésor les sommes disponibles pour solder des troupes françaises ? Lettre inédites du maréchal Bugeaud, duc d’Isly, Paris, Emile-Paul frères, éditeurs, 1923, p. 259-261.

10 Thomas BUGEAUD

Kranios des Sbeah, sur le Chélif, le 8 juin 1843

Bugeaud finit par disposer de plus de 100.000 hommes. Entouré des généraux, Lamoricière, Changarnier, Bedeau, Cavaignac, il entreprend la pacification complète du Dahra oriental que travaillaient les émissaires d’Abd el Kader. Le 25 mai, il renforce sa colonne de la garnison de Miliana et descend le Chélif, précédé par une avant-garde confiée à son chef d’état major Pélissier. Il entre chez les Béni Madoun et atteint le rassemblement principal des Kabyles commandé par le Khalifa Berkani, il fait 2000 prisonniers et opère une des plus importantes razzias de la guerre d’Afrique. Dans le même moment, le colonel Cavaignac avec l’appui du Khalifa Sidi-el-Aribi, pacifiait les environs d’Orléansville ; le colonel Changarnier quittait Miliana pour aller châtier les Béni Ferrah dans le Dahra occidental et créer le poste de Téniet el Had et Lamoricière, de son côté, allait jeter les bases de l’établissement de Tiaret. Cette lettre adressée à Genty De Bussy 9, rend compte du succès des opérations militaires dans la région du Chélif.

Votre lettre du 16 mai, mon cher Genty, m’est arrivée fort tard et au milieu de mes opérations. Elle était jointe à une masse de dépêches auxquelles il fallait répondre sur-le-champ ; voilà ce qui explique mes divers retards avec vous. Le Dahra et la vallée du Chélif sont soumis ; Orléansville et Ténès marchent à grand pas. Les communications entre ces deux points sont aussi sûres que d’Alger à Blida. La route est chaque jour couverte d’Européens isolés, faisant transporter leurs marchandises par des Arabes. Les contributions de guerre que j’ai frappées se payent sans difficulté et couvriront une partie de nos frais d’établissement. Vous connaissez les succès du prince, des généraux Lamoricière, Changarnier, Bedeau, Gentil et du colonel Géry ; il est superflu de vous en parler. Nous poursuivons nos opérations. Abdelkader se montre de plus en plus digne du dévouement que lui ont montré les Arabes et que lui montrent encore ceux de l’Ouarensènis et du pays entre ces montagnes et le désert. Ses malheurs ne paraissent pas l’avoir ébranlé. Il est impossible de montrer plus de fermeté d’âme, plus de ressources dans l’esprit. Recevez, mon cher Genty, l’assurance de mes sentiments affectueux. Lettres inédites du maréchal Bugeaud, duc d’Isly, Op. cit., p. 263.

9 Pierre Genty de Bussy, « nommé»intendant civil en Alger» par ordonnance royale du 1 er décembre 1831 puis intendant militaire le 1 er octobre 1839, puis chef de division au ministère de la Guerre », il était aussi « l’ami de Bugeaud », in Lettres inédites du Maréchal Bugeaud duc d’Isly , p. 12-13. Il est cité également par Ch.-A. Julien écrivant au sujet de Bugeaud : « Son ami Genty de Bussy » in histoire de l’Algérie contemporaine, tome premier, La conquête et les débuts de la colonisation (1827-1871), Paris, PUF., [1964, 1 ère éd.], 1986, 3 ème éd., p. 223, notre édition de référence.

11

Jacques (dit Jacques Achille) LEROY de SAINT-ARNAUD

Guerre d’Afrique (1844-45-46-47)

Lettre 10 adressée par Saint Arnaud à son frère où il relate son arrivée à Orléansville et qui nous offre une description très succincte de la ville à ses débuts.

A M. LEROY DE SAINT-ARNAUD, AVOCAT à PARIS.

Orléansville, le 25 novembre 1844.

Je suis arrivé à Orléansville, hier, par un beau soleil, et j’ai eu une réception princière. Tous les Arabes étaient venus au-devant de moi en faisant la fantazzia, tous les officiers de la garnison, à cheval, ainsi que les chefs de service. J’ai reçu et harangué tout le monde et me suis installé. […]

Orléansville est un désert dans un grand désert. Figure-toi quelques maisons au milieu d’une immense plaine de cinquante lieues de long sur sept et huit de large. Pas un arbre, pas de végétation ; le Chélif au dos avec un pont à l’américaine. Orléansville est sur la rive gauche du Chélif, entre Milianah et Mostaganem, à quatre journées d’infanterie du premier et six du second, ayant au sud-ouest Tiaret, et au nord, à dix lieues, Ténès et la mer. Lettres du Maréchal de Saint-Arnaud, tome deux, Paris, Michel Lévy Frères, 1855, p. 1-2.

10 C’est le titre donné au premier chapitre du tome deux, Lettres du Maréchal de Saint-Arnaud , op. cit. , p. 1.

12

Jacques (dit Jacques Achille) LEROY de SAINT-ARNAUD

« Une ville qui prend forme »

Dans cette lettre adressée encore à son frère, Saint Arnaud parle de l’importance stratégique de la position d’Orléansville. Il lui fait part des progrès réalisés dans l’aménagement de ce centre de colonisation qu’est devenu Orléansville.

Orléansville, le 20 décembre1844.

[…] Milianah, à l’époque où j’y commandais et dans les circonstances où je m’y suis trouvé, était important, mais Orléansville l’est bien davantage. Milianah, en 1842 et 1843, était poste d’avant-garde ; à présent c’est un centre. La position géographique et politique d’Orléansville est telle que, par la force des choses, d’ici à quelques années le siège d’une division y sera établi. Il faudra donner bien des coups de pioche et de truelle et planter bien des arbres, tracer des routes et creuser des canaux ; mais nous arriverons, tout se fera. Il y a à peine un mois que je suis ici et j’ai fait labourer et semer d’orge par mon régiment seul cinquante hectares de terre. Mille bras travaillent à faire une route. Elle ne sera pas achevée dans un an, et déjà, j’ai dans ma tête le projet de deux routes nouvelles et l’établissement de trois villages. L’avenir de ce pays est immense, mais l’or qu’il engloutira est incalculable. Nous vivons sur une ville romaine, et nos tuniques mesquines flottent au même vent qui agitait ces amples tuniques et ces toges romaines si nobles. Je fais niveler ma grande rue, et en fouillant la terre nous avons trouvé des pierres superbes, des colonnes en marbre, des tombeaux bien conservés, et leurs ossements complets, et l’urne classique pleine de petite monnaie de cuivre, as ou deniers. La ville ancienne dort sous nos pieds. Pour faire des fouilles sérieuses, il faudrait du temps et de l’argent ; mais nous n’en avons que pour les travaux de première nécessité. Avant d’exhumer les morts et les ruines, il faut abriter les vivants. Il y a une mosaïque admirable qui servait d’enseigne au tombeau de saint Réparatus. Je veux faire bâtir l’église chrétienne au-dessus. Une voûte bien faite la conservera visible dans toute sa beauté, et le temple de Dieu s’élèvera là où il était il y a quatorze siècles. Lettres du Maréchal de Saint-Arnaud, tome II, Paris, Michel Lévy Frères, 1855, p. 4-5.

13

Robert PONTIER Médecin-major des Armées, Chevalier de la légion d’honneur. Il peut être considéré comme un témoin privilégié de la conquête en sa qualité de médecin–major des armées à Orléansville, lors de sa création. Il a écrit en 1854, Souvenirs de l’Algérie ou notice sur Orléansville et Ténè s. Notice où se mêlent éléments géographiques, historiques et souvenirs personnels.

Avenir d’Orléansville et de Ténès

Ce texte vante les mérites du lieu choisi pour créer le premier centre de colonisation de la plaine du Chélif.

Lorsque le coup d’œil si sûr du maréchal Bugeaud l’eut décidé à choisir Orléansville comme point stratégique, devant faire échouer, avant peu, les combinaisons d’Abd-El-Kader et détruire ses espérances, il ne songeait pas seulement au présent, mais son génie lui avait fait prévoir les conséquences de cette position pour l’avenir de la colonie. En effet, la vaste plaine du Chélif, l’une des plus grandes et des plus riches au nord de l’Afrique, peut être considérée comme la plus susceptible d’être habitée, puisqu’elle est moins marécageuse et par conséquent moins insalubre. Orléansville se trouve merveilleusement située pour devenir un centre de colonisation. Des routes nombreuses la font communiquer avec A lger, Milianah, Mostaganem, Oran et Mascara. Une route de Ténès, passant par Orléansville et Thiaret, mettrait en communication directe et les besoins mutuels des populations du sud et du nord. Ce nouvel itinéraire, qui traverserait les hauts plateaux du Sersou et du Gebel-Amour, pourrait un jour être suivi de préférence par les caravanes qui font le commerce de l’intérieur de l’Afrique. Déjà le marché d’Orléansville réunit tous les dimanches quatre ou cinq mille Arabes venant particulièrement des régions du Sud. Des peaux maroquinées, des tapis de toutes sortes, des étoffes de laine destinées à la confection des aïks et des bernous , y sont transportés à dos de mulets ou de chameaux, ainsi qu’un nombre considérable de pains de figues et de dattes. Souvenirs de l’Algérie ou notice sur Orléansville et Ténès, Cambrai, F. Deligne, Imprimeur libraire de l’Archevêché, 1854, p. 64-65, p. 68.

14 Robert PONTIER

« Fondation d’Orléansville »

Cet extrait relate l’histoire détaillée de la création d’Orléansville et annonce celle de Ténès. La riche plaine du Chélif ne pouvait être dominée durablement qu’en établissant un centre de colonisation qui ne soit pas trop distant de la mer. Ce texte donne un éclairage plus ample aux lettres de Bugeaud et de Saint-Arnaud.

Le 23 avril de l’année 1843, deux fortes colonnes expéditionnaires, venant de directions opposées, faisaient la jonction à Snab ou El Esnam 11 *. L’une, dite de Mostaganem, sous les ordres de M. le général Gentil, était composée de troupes appartenant à la division d’Oran. La seconde, commandée par le maréchal Bugeaud, venait d’Alger. Ces deux colonnes étaient suivies chacune d’un convoi considérable de prolonges et de bêtes de somme. L’intention du maréchal était de dominer, pour toujours, la riche vallée du Chélif, et de créer, au centre de cette vallée, un établissement important qui put communiquer avec un port voisin, afin de pouvoir ravitailler ses colonnes et être toujours prêt à s’opposer aux entreprises, si hardies et si pleines d’audace, de l’émir Abd-el-kader, le plus redoutable et le plus constant ennemi de la domination française. En choisissant la position d’ El Esnam, point intermédiaire et à peu près à égale distance de Milianah et de Mostaganem, nos troupes pouvaient à volonté se porter dans les montagnes difficiles et escarpées de l’ Ouarensénis , par la vallée du Tygraout, et communiquer avec le pont de Ténès, par la vallée de l’ Oued Rhean (Ruisseau des Lauriers-roses). Ce fut donc au milieu de vastes ruines romaines, cachées en partie par de grandes herbes et des broussailles formées de ronces, de lentisques et de jujubiers sauvages, que le camp fut établi. M. Eugène Cavaignac, colonel de zouaves, fut désigné par le maréchal pour prendre le commandement supérieur des troupes laissées dans la subdivision d’ El Esnam , dont Ténès faisait partie. El Esnam reçut bientôt officiellement le nom d’Orléansville, en mémoire du jeune prince qui venait d’être ravi à la France et à l’armée, dont souvent il avait partagé les dangers et dont il était l’idole. Il fallait trouver un homme de cœur et de génie pour lui confier le plan dû aux vastes

11 Note explicative de l’auteur : * Le mot arabe El Esnam signifie Le Spectre. Les nombreuses et grandes pierres qui s’élevaient au-dessus des broussailles, vues au clair de la lune, donnaient à tout cet espace triste et couvert de ruines, l’aspect lugubre de morts revêtus de suaires fantastiques.

15 conceptions de M. le maréchal Bugeaud, et qui put créer, avec le peu de moyens mis à sa disposition, deux villes importantes : cet homme fut le colonel Eugène Cavaignac. Nos premières journées passées à Orléansville furent consacrées à mettre à couvert les munitions de guerre et à placer sous des tentes, faites de tissus arabes, les vivres et les malades. Un fossé de trois mètres de profondeur et d’autant de large fut creusé au sud et à l’est du camp. Le commandant du génie, M. Tripier, dont l’activité répondait à celle du colonel Cavaignac s’empressa de faire fortifier la presqu’île de Tygraout où fut établis le parc aux bœufs et les magasins de l’administration. Sur le point culminant du plateau, furent posés les fondements d’un vaste hôpital militaire muni de tous ses accessoires. M. Beaud, capitaine du génie, fut chargé de la direction de cet édifice, l’un des mieux établis de l’Algérie sous le triple rapport de la solidité, de la distribution et de l’hygiène. Tous les différents travaux furent poussés avec une activité dont il serait difficile de se rendre compte, si l’on ne savait combien l’impulsion venant d’un chef capable et adoré peut donner d’émulation à tous ceux qui subissent volontairement, ou même sans s’en apercevoir, l’ascendant de sa volonté. Pendant l’époque des débordements du Chélif, toutes les communications avec le port de Tenez étaient interrompues, et tous les objets nécessaires pour la ville naissante y étaient retenus. Il devint donc indispensable de jeter un pont sur le fleuve. Le capitaine Renan, de l’armée du génie, fut chargé par le commandant Tripier de diriger les travaux de cette difficile entreprise. Cet officier parvint, dans l’espace de quelques mois, à joindre les deux rives du fleuve au moyen d’un pont en bois, dit à l’américaine. Ce pont a cent vingt mètres et est appuyé aux deux extrémités sur deux culées faites parties en madriers et parties en maçonnerie. Les trois arches dont il se compose reposent sur des pilotis solidement fixés. Cet ouvrage a frappé d’étonnement les Arabes, quand ils ont vu qu’il était assez solide pour avoir résisté jusqu’ici aux crues si subites et si rapides du Chélif. Souvenirs de l’Algérie ou notice sur Orléansville, op. cit., 1854, p. 1-3

16 LAPASSET Lieutenant colonel, chef de bureau arabe de Ténès 12 .L’article dont nous donnons un extrait, a été rédigé par la rédaction de la « Revue africaine »13 d’après les notes du Lieutenant-colonel, qui parti de Miliana en septembre 1849, se rendit à Cherchell en descendant la vallée du Chélif et en passant par Orléansville, Ténès et le littoral.

Antiquités du cercle de Ténès

Pour plus de précisions, le cercle de Ténès est limité au nord par la Méditerranée et au sud par la vallée du Chélif. Lapasset part de Miliana, traverse la plaine du Chélif pour longer le littoral de Ténès jusqu’à Cherchell. Différents lieux sont énumérés et un aperçu d’Orléansville à ses débuts nous est donné.

En quittant Miliana, au lieu de gagner le Chélif par la route ordinaire de l’Oued Boutan, nous allâmes passer, par une traverse, aux sources du ruisseau des Myrtes ( Oued Rehan) ; puis après avoir coupé l ’Oued Kristian, nous descendîmes la vallée des Néfliers et nous nous trouvâmes dans celle du Chélif, à l’endroit appelé Zarour , du nom de la rivière dont on vient de parler. J’arrivai bientôt à côté du pont du Chélif. En cet endroit, des prolongements du Djebel Arib empiètent sur la vallée et ne laissent au fleuve qu’un passage fort étroit. Les mamelons qui dominent le défilé constituent une excellente position militaire que les Romains ne durent pas négliger. En effet, les distances indiquées par l’ Itinéraire d’Antonin, entre Malliana (Miliana) et Oppidum novum (El Khadra), deux endroits dont la synonymie est connue, fixent ici l’emplacement des Tigava Castra. […] La vallée du Chélif s’élargit de nouveau après qu’on a dépassé les prolongements de Doui et Arib. Mais à deux ou trois milles de là, on rencontre une longue et étroite colline qui coupe transversalement la vallée en face de l’embouchure de l’Oued Beda. Sur cette colline, sont dispersées les ruines d’Oppidum Novum qui occupent une grande étendue ; le Chélif les contourne à l’Est, au Nord et à l’Ouest. Sur le côté de cette presqu’île qui adhère au continent, on voit les débris de l’aqueduc qui amenait à la colonie romaine les eaux d’ Aïn el Khadra (la fontaine verte), laquelle a donné son nom à la localité. Un reste de pont sur le Chélif,

12 La conquête se double d'un effort de colonisation agricole avec la création des Bureaux des affaires arabes en 1844 par Bugeaud. C’est un système de gouvernement indirect exercé par des chefs indigènes reliés au commandement français par des bureaux des affaires arabes. 13 Article paru dans la Revue africaine, N°5, année 1857, Alger, Bastide Libraire-éditeur, 1856 [1ére éd.] , rééd. OPU, revue n°1 incluant les années 1856-57, 1985, notre édition de référence.

17 des débris de quais et de gradins en pierres de taille qui retiennent les terres de la colline par étages successifs, un cimetière à l’Est, où les tombes ont la forme de coffres en pierres, attirent principalement l’attention. […]. D’El Khadra, nous allâmes à Zedin, un peu avant Oued Rouina ; c’est une position de tous points semblable à celle de Khadra, et on y voit aussi les ruines d’une ville romaine. […] Un nouveau compagnon de voyage s’adjoignit à notre caravane ; c’était El Hadj Miliani, chef d’un canton du territoire des Braz, sur lequel se trouvaient des ruines considérables, celles d’Oued Tar’ia 14 que le Chélif sépare d’autres ruines moins étendues qu’on appelle T’moulga 15 du nom de la montagne qui les domine […]. Le lendemain matin, avant le jour, nous regagnâmes les bords du Chélif que nous traversâmes, ainsi que l’ dont le confluent est un peu en dessous de l’endroit où nous avions passé la nuit. Ici, la vallée du Chélif se resserre brusquement et devient un étroit défilé entre les béni Rachid et les Oulad Kseïr. Mais celle de Oued Fodda, au contraire, apparaît fort large et annonce un passage principal pour arriver à la haute montagne appelée Ouanseris. Nous gravîmes des collines de médiocre hauteur et assez arides, pour rentrer dans la vallée du Chélif. Nous avions alors sur la droite le pays des Béni Rachid dont on aurait une idée fâcheuse et inexacte, si on le jugeait par ce qu’on aperçoit de la route. En effet, derrière ces collines argileuses et nues dont la monotonie fatigue la vue, est une contrée abondante en eaux, bien boisée et où se trouvent de beaux jardins. Les raisins des Béni Rachid jouissent surtout d’une haute réputation qui n’est pas usurpée. Des ruines romaines d’une assez grande importance se trouvent sur le territoire de cette tribu. Peu à peu, on redescend dans la vallée du Chélif dont l’aridité désolante passe toute croyance. Excepté les jardins de Medjadja et quelques rares et peu importantes plantations où le figuier de barbarie domine, le sol ne présente aucune trace de végétation. Sur le gris terne d’un terrain qui semblait de la boue desséchée, nous aperçûmes au loin deux lignes blanches. Le guide nous apprit que c’étaient El Isnam el Djedid et El Isnam el Kedim (le nouveau et le vieil Orléansville). […] D’où nous conclûmes qu’il s’agissait de colonies agricoles ; et que par conséquent la première ligne blanche et la moins grande était Ponteba, ou la prairie, qui est située dans un endroit appelé Medrour par les Indigènes.

14 On les appelle aussi ruines des Béni Rached - N. de la R. 15 Temoulga qui veut dire grosse pierre cf. étude des toponymes.

18 Quand nous arrivâmes à ce village, il était environ dix heures du matin. La chaleur était devenue intolérable. Aussi, nous ne fûmes guère surpris de ne rencontrer personne dans les rues, ni bêtes, ni gens. Revue africaine, N°1, Années 1856-57, Alger, Bastide Libraire-éditeur, 1856 [1ère éd.], rééd. OPU., 1985. Article : « Antiquités du cercle de Ténès », p. 335 à 428.

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Procès verbal de réunion du conseil municipal d’Orléansville En date du 9 novembre 1858.

Ce compte rendu est intéressant dans la mesure où l’on peut remarquer que depuis sa création, la ville de Chlef est victime d’une réputation défavorable. Les membres du conseil municipal la jugent « imméritée » car Orléansville est un centre important. Un rapport détaillé et éloquent sur les progrès de la colonisation dans cette ville, 15 ans après sa création est établi.

Un membre du conseil : « Tous les conseillers municipaux, la population toute entière du district d’Orléansville ont été vivement impressionnés lorsqu’ils ont vu que dans le décret du 30 octobre dernier portant nomination des membres du conseil général de la Province d’Alger, Orléansville a été passé sous silence ». Chacun se regarde en s’abordant et l’on se demande d’où peut provenir cet oubli ? Nous savions, se disent les habitants que le pays d’Orléansville longtemps calomnié par tous, à Paris comme à Alger sur la foi de quelques touristes plus ou moins officiels qui n’avaient fait que traverser la contrée en courant, ignoré de ses chefs naturels qui n’y étaient même jamais venus, était il y a quelques années encore sous le coup d’une réputation défavorable et que nous affirmons imméritée. Mais nous pensions que la lumière s’était faite enfin pour nous ; que les voyages successifs en 1855 et 1857 de M. le Gouverneur Général Randon, de Mr l’Evêque Pary, de M. le préfet Lautour Mezeray et d’autres hauts personnages que nous ne citerons pas après les précédents, nous pensions que de nouveaux et plus véridiques rapports avaient enfin réhabilité Orléansville auprès des autorités supérieures, avaient fait justice de tous les mensonges d’autrefois. Certes ce n’est pas nous qui nous plaindrons qu’Aumale, Cherchell, Ténez, Milianah soient représentées dans le Conseil Général de la Province d’Alger. Mais Orléansville est-il donc une bourgade de si peu d’importance qu’elle ne puisse figurer pour une voix auprès de ses sœurs ? Orléansville est une cité qui date déjà de 15 ans. Elle est le centre naturel et topographique de ce que l’on pourrait appeler déjà une province, de ce qui sera bientôt un département. Orléansville, assise dans la fertile plaine du Chéliff sur les bords du fleuve est le point où viennent déjà se croiser les routes de Ténez à Thiaret et à Téniet el Had, d’Alger, Blidah et Milianah à Mascara, Mostaganem et Oran. Le chemin de fer de l’Ouest passera sous ses remparts. Ténez est son port. La chaîne de l’Ouarsenis dont

20 les hauts pitons la défendent au Sud, est couverte de forêts, les plus belles peut-être de l’Algérie : 2 Aghaliks et 21 Khalifats c’est-à-dire 75000 individus de la population indigène relèvent d’elle directement, alimentent son commerce, et, si la population européenne n’est pas plus importante, la faute n’en serait-elle pas à cet oubli dont elle a le chagrin de signaler aujourd’hui une nouvelle preuve au territoire exigu qui a été fait à l’administration civile ? Rappelons puisqu’il le faut que le district d’Orléansville comporte 4400 hectares et que tout est occupé depuis 10 ans, mais que 92 fermes de petite moyenne et grande culture partagent 1332 hectares, que le district a de plus deux villages, peuplés l’un de 49 familles, l’autre de 51 et que tous ces colons sont sérieusement assis sur le sol depuis 6 et 10 ans et qui tous travaillent avec courage et non sans fruit. N’est-ce donc rien qu’une ville qui, sur un territoire relativement restreint, voit tout autour d’elle, 202 familles agricoles faisant prospérer les 2892 hectares qui leur ont été concédés? N’est-ce donc rien qu’un district qui compte plus de 1500 habitants Européens et 400 Israélites et Musulmans, plus de 220 patentes, payant annuellement à l’état près de 4500 francs, dont la propriété bâtie représente une valeur de plus de 3 millions qui fait un commerce annuel, importation et exportation de plus de 3 millions et demi, qui possède un marché arabe où se réunissent chaque dimanche plus de 5000 vendeurs et acheteurs et où les transactions de tous genres atteignent plus de 10 millions par an, enfin dont le budget communal s’élève en recettes ordinaires à 7800 francs ? Archives de Chlef, 9 novembre 1858.

21 Camille RICQUE Aide Major au premier régiment de Voltigeurs de la garde Impériale., il a écrit divers ouvrages comme La médecine arabe par le Dr Camille Ricque, une monographie sur la ville de Miliana. qui a été imprimée d’abord par ses soins puis publiée à Paris en 1865 et dont nous proposons un extrait. Milianah

16 La ville de Miliana , son histoire telle qu’elle est relatée permet de constater qu’elle fut maintes fois détruite puis reconstruite. La signification de Chlef ou Chélif proposée par l’auteur reste à vérifier par les hellénistes et les linguistes . Chef-lieu du cercle, Milianah est bâtie sur un plateau au pied du Djebel Zakkar, sur l’emplacement de l’antique maliana , dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Strabon et l’itinéraire d’Antonin la désignent sous le nom de Mauliana. Ces deux appellations paraissent avoir une étymologie sémitique[…] 17 . Milianah n’aurait donc été primitivement qu’une sorte de station ou gîte d’étape sur les routes qui, d’Icosium (Alger), de Caesarea (Cherchell) et de Cartenna (Ténès), menaient dans l’intérieur de l’Afrique. Milianah fut longtemps la capitale des rois de Numidie, Bocchus s’y retira lors de la dernière guerre contre Jugurtha. Jadis florissante, elle tint en échec pendant un an, grâce à sa forte position stratégique, les troupes commandées par Abdallah, à l’époque de la conquête de l’Afrique par les musulmans. Réduite par la famine, la ville fut rasée et livrée aux flammes et les habitants en furent passés au fil de l’épée ; elle fut réédifiée sur ses ruines même par les Arabes, et devint sous les Turcs la résidence d’un pacha ou bey. […] Au pied du mont Zakkar passe la rivière du Chélif, dont l’ancien nom Chenalaph nous a été conservé par les géographes, qui n’ont pas craint d’avancer que ce mot était formé des deux lettres Chin et Aleph. Les méandres que décrit le Chélif, offrent, disent-ils une ressemblance éloignée avec les deux caractères précités: pourquoi, pendant que le champ des hypothèses leur était ouvert, n’ont-ils pas, en קנץלב arguant de l’extrême multiplicité de ces détours, proposé l’étymologie de (deux mille) ?…Pour arriver à la véritable origine de ce nom, il faut se rappeler que orientaux. En ח et du ק ch romain était la transcription du Ζ grec et par suite du ouvrir» lit» ף lit» et» ק nous avons un mot composé de קנץלף écrivant Chenalaph ץל .encaissé, expression qui s’applique parfaitement au Chélif

Milianah, Paris, Ed. Vve Benjamin Duprat, 1865, p. 2-5.

16 C’est le titre du livre ainsi que du premier chapitre, p.1-5. 17 L’auteur ajoute que Maliana dérive d’un terme hébreu et en toute probabilité d’un terme punique qui signifiait «lieu d’habitation» ou Mauliana de «camp» et «passer la nuit» ce qui est pareil.

22

Alphonse DAUDET Né à Nîmes le 13 mai 1840 et mort à Paris en 1897. De décembre 1861 à février 1862, Daudet fait un voyage de neuf semaines en Algérie ; en 1872, il publie Tartarin 18 . S’il faut le situer historiquement, disons qu’il correspond à la phase finale de l’ère des Bureaux Arabes en Algérie et à la fin de l’Empire en France. Très aimé du grand public qui voit en lui le chantre généreux et tendre d'une Provence idéale en même temps qu'un Dickens à la française, Daudet fut à la fois romancier, conteur, dramaturge et poète. Ses œuvres nombreuses (une quinzaine de romans, des recueils de contes, des pièces de théâtre, de très nombreuses critiques dramatiques et chroniques diverse) ont eu des tirages parmi les plus élevés de l’époque. Il n'en souffre pas moins d'être prisonnier du succès des Lettres de mon moulin (1866-1869) et de Tartarin de Tarascon (1872). Avec Tartarin, Daudet donne un livre véridique sur l’Algérie, il met fin aussi bien à l’édulcoration des hommes et des paysages qui caractérisait le mensonge romantique qu’à l’apologie de l’héroïsme guerrier qu’elle couvrait en général. Reconnu tardivement de son vivant par ses pairs, Alphonse Daudet aura toutefois le soutien de Zola, des frères Goncourt, et de Maupassant. Il sera également l'un des fondateurs de l'Académie Goncourt (sa mort prématurée, en 1897, l'empêchant d'en être membre, 1903).

L’affût du soir dans un bois de lauriers-roses

L’Algérie des « tribus », soumise au régime du sabre, est mise à sac par les militaires et les chefs arabes nommés par la France. La vogue de l’exotisme et de l’orientalisme cachait les effets néfastes de la politique des Bureaux Arabes. Le héros de Daudet ridiculise l’orientalisme, renverse son décor de « carton pâte » et montre la réalité. Le texte qui suit, est de fait, une satire féroce de la colonisation.

Pendant un mois, cherchant des lions introuvables, le terrible Tartarin erra de douar en douar dans l’immense plaine du Chélif, à travers cette formidable et cocasse Algérie française, où les parfums du vieil Orient se compliquent d’une forte odeur d’absinthe et de caserne, Abraham et Zouzou mêlés, quelque chose de féerique et de naïvement burlesque, comme une page de l’ancien testament racontée par le sergent La Ramée ou le Brigadier Pitou…Curieux spectacle pour des yeux qui auraient su voir. Un peuple sauvage et pourri que nous civilisons, en lui donnant nos vices…l’autorité féroce et sans contrôle de Bachagas fantastiques, qui se mouchent gravement dans leurs cordons de la Légion d’honneur, et pour un oui ou un non font bâtonner les gens sur la plante des pieds. La justice sans conscience de cadis à grosses lunettes, tartufes du Coran et de la loi, qui rêvent de quinze août et de promotion sous les palmes, et vendent leurs arrêts, comme Esaü son droit d’aînesse, pour un plat de lentilles ou de couscous au sucre. Des caïds libertins et ivrognes, anciens brosseurs d’un général Yusuf quelconque, qui se soûlent de champagne avec des blanchisseuses mahonnaises, font des ripailles de mouton rôti, pendant que, devant leurs tentes, toute la tribu crève de faim, et dispute aux lévriers les rogatons de la ribote seigneuriale.

18 Alphonse Daudet, Aventures prodigieuses de tartarin de Tarascon, Paris, 1872[1 ère éd.], réédité par l’école des loisirs, Paris, 1981, (notre édition de référence).

23 Puis tout autour, des plaines en friche, de l’herbe brûlée, des buissons chauves, des maquis de cactus et de lentisques, le grenier de la France !...Grenier vide de grains, hélas ! Et riche seulement en chacals et en punaises. Des douars abandonnés, des tribus effarées qui s’en vont sans savoir où, fuyant la faim, et semant les cadavres le long de la route. De loin en loin, un village français, avec des maisons en ruine, des champs sans culture, des sauterelles enragées, qui mangent jusqu’aux rideaux des fenêtres, et tous les colons dans les cafés, en train de boire de l’absinthe en discutant des projets de réforme et de constitution. Voilà ce que Tartarin aurait pu voir, s’il s’en était donné la peine ; mais, tout entier à sa passion léonine, l’homme de Tarascon allait droit devant lui, sans regarder ni à droite ni à gauche, l’œil obstinément fixé sur ces monstres imaginaires, qui ne paraissent jamais Tartarin de Tarascon, Chapitre V, Paris, 1872, réédité par l’école des loisirs, Paris, 1981, Troisième épisode, p. 120-122.

24 Pierre Eugène LAMAIRESSE Ingénieur en chef des ponts et chaussées, il publie en 1874 Algérie, mémoire sur les principales questions intéressant l’agriculture dans la subdivision d’Orléansville.

Argumentaire pour le choix d’Orléansville comme chef-lieu du département du Chélif

Ce texte est un exemple de la littérature coloniale de l’époque qui milite en faveur d’Orléansville pour qu’il soit chef-lieu de département afin de contribuer de façon efficace à la politique d’assimilation prônée par certains dirigeants.

Le développement de la contrée qui rayonne autour d’Orléansville jusqu’à Miliana, Affreville, Téniet-el-haad, Tiaret, Relizane et Ténès, déterminerait, promptement, la création déjà proposée du département du Chéliff avec Orléansville pour Chef-lieu ; ce serait un résultat politique et administratif important, car le fractionnement de l’Algérie en départements naturels, c’est-à-dire ayant chacun des intérêts bien distincts, contribuera puissamment à l’assimilation, on pourrait dire à la fusion avec la France ; il ne peut d’ailleurs être que très utile au développement des intérêts de chaque groupe naturel, dans une proportion équitable, tandis que, dans la confusion des groupes, les intérêts des plus faibles sont presque toujours injustement sacrifiés. C’est ainsi que l’on renferme la colonisation dans un certain rayon autour des chefs-lieux actuels, tandis que l’on fait très peu dans les contrées intermédiaires, lors même que la nature les a favorisées et prédestinées comme par exemple la vallée du Chéliff. Aucune partie du chemin de fer d’Alger à Oran, ne traverse une contrée susceptible d’acquérir, au prix des efforts et sacrifices indispensables dans une colonie, une aussi grande richesse et d’assurer au chemin de fer un rendement qui exonère l’Etat de la garantie, et il est clair que ces sacrifices fructifieront bien plus rapidement si le port de Ténès est mis en service et le chemin de fer de Ténès à Orléansville exécuté. Algérie, mémoire sur les principales questions intéressant l’agriculture dans la subdivision d’Orléansville (extrait du journal»l’Akhbar»), Alger, Imprimerie de l’Association Ouvrière V. Aillaud & Cie, 1874, p. 13-14.

25 Henri FOURRIER Conseiller général en 1880 dans le département d’Orléansville.

Pétition et mémoires des habitants d’Orléansville

Le texte est révélateur des enjeux politiques que représente alors le choix d’Orléansville comme chef-lieu de préfecture.

L’arrondissement de Mostaganem ferait attribuer la préfecture à Mostaganem qui est tout à fait excentrique, tandis que l’intérêt d’Orléansville, son besoin de développement, les convenances de son arrondissement et enfin, l’utilité du plus grand nombre, militent en faveur d’Orléansville qui a une position centrale. L’accouplement de l’arrondissement de Mostaganem avec celui d’Orléansville seul, serait monstrueux ; ce serait mettre à côté, l’un de l’autre, deux arbres dont le plus fort doit nécessairement étouffer l’autre, encore loin de son développement naturel. Les habitants d’Orléansville ne sauraient accepter cette union, lors même que, dans cette combinaison, on attribuerait la préfecture à Orléansville ; ce qui leur importe par dessus tout, c’est le prolongement vers le sud de leur chemin de fer de pénétration ; or, ce prolongement ne peut se réaliser que si les arrondissements de Milianah et d’Orléansville font partie d’un même département. Cette dernière condition peut-être remplie de deux manières: ou bien par le maintien du statu quo , ou bien par la création d’un département du Chélif comprenant l’arrondissement de Milianah. Les habitants d’Orléansville demandent énergiquement que l’on adopte l’une ou l’autre de ces deux solutions: ils préfèreraient de beaucoup la seconde, si, aux arrondissements de Milianah et d’Orléansville réunis pour former le noyau du département du Chéliff, on adjoignait la partie de l’arrondissement de Mostaganem que l’orographie accuse d’une manière très accentuée comme étant dans le bassin du chéliff, c’est-à-dire presque tout l’arrondissement. Simple étude sur le projet de création d’un département dans la région du Chéliff, Orléansville, imprimerie du Chéliff, CWIK & Cie, (signée, H. Fourrier, conseiller général), 1880, p. 44-45.

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Pétition et Mémoire des Habitants d’Orléansville (Département du Chéliff)

Cet extrait est à lire dans le prolongement du précédent, seulement ici les arguments avancés vantent les mérites de cette région promise à un bel avenir grâce à l’irrigation.

L’arrondissement est couvert de centres de colonisation qui viennent d’être créés ou qui vont l’être ; le développement des irrigations au moyen des barrages exécutés ou projetés du Chéliff, de l’oued Fodda, de l’, de l‘oued Rouina, doivent faire d’Orléansville une nouvelle Valence. Il est actuellement démontré que son climat sec est un des plus salubres de l’Algérie. On reconnaît que pour les personnes non acclimatées , comme le sont la plupart des fonctionnaires, mais pour celles-là seules , la résidence est pénible pendant l’été à cause de la chaleur, et on ajoute qu’un remède facile à ce mal se trouve dans les bains de mer de Ténès, une saison de vingt jours suffisant pour chaque été. En outre, on a, à 30 kilomètres d’Orléansville, sur les premières pentes de l’Ouarsenis, dans un pays toujours frais l’été en raison de l’altitude et des forêts, une source thermale et minérale des plus belles et des plus abondantes, signalée depuis longtemps par le général Lallemand pour un établissement balnéaire de premier ordre et une station sanitaire. L’inconvénient de la chaleur sus relatée est moindre que celui de la chaleur humide qui règne sur le littoral ; quoique plus supportable que la chaleur sèche d’Orléansville, elle serait peut-être plus épuisante si elle n’était combattue par des bains de mer fréquents ; en tous cas, elle engendre beaucoup plus de maladies. Avantages et inconvénients compensés, Orléansville, pour la santé, vaut Mostaganem et peut-être mieux. Pétition et Mémoire des Habitants d’Orléansville (département du Chélif) Alger, Imprimerie de l’Association Ouvrière, P. Fontana &Cie, 1880, p. 15-16.

27 Paul BOURDE Né en 1851 et mort en 1914. C’est un militaire et un administrateur colonial qui a écrit de nombreux ouvrages. En 1915 entre à la bibliothèque de Lyon le Fonds Paul Bourde, riche d’environ 1500 documents consacrés à la Révolution française et à l’Empire. Les aspects politiques, sociaux, économiques, religieux de ces périodes sont représentés mais l’histoire militaire occupe une place prépondérante. Paul Bourde semble avoir voulu rassembler tous les récits et mémoires militaires alors disponibles. Il a notamment publié :, A travers l’Algérie. Souvenirs de l’excursion parlementaire (sept.-oct.1879) Charpentier, 1880, Le patriote, Hachette, 1882, De Paris au Tonkin , Calmann Lévy, 1885, Trop de lois, trop de fonctions. Les abus dans la marine, lettres adressées au “Temps” , C. Lévy, 1888, En Corse : l’esprit de clan, les mœurs politiques, les vendettas, le banditisme : correspondances adressées au “Temps,” C.Lévy, 1887, Essais sur la révolution et la religion, P. Hartmann, 1934.

Milianah

Description avantageuse de Miliana rappelant sa position élevée et défensive qui « figure un chapeau de gendarme» mais qui malheureusement est une ville en décadence

Passer de Blidah à Milianah, c’est passer de l’Andalousie dans la Touraine. Milianah est perché à mi côte du Zaccar, et, pour l’atteindre de la gare d’Affreville qui la dessert, il faut gravir une pente de six cents mètres. On devine quels circuits il a fallu faire décrire à la route pour la rendre praticable avec une telle inclinaison. Par un hasard curieux, ces circuits, vue de la terrasse de la ville, dessinent exactement la figure d’un chapeau de gendarme. Comme Blida, Milianah est au milieu d’un immense verger ; la terre manquant pour la grande culture, tout le pied du Zaccar a été converti en jardins ; mais le climat, grâce à l’altitude, se rapproche de celui de la France ; il neige abondamment l’hiver, et nos fruits, qui viennent généralement assez mal en Algérie, y réussissent à merveille. On y récolte des raisins exquis, des coings, des cerises, des noix, des noisettes, des châtaignes, des pommes et des poires qui sont excellentes. Le seul fruit algérien qui y prospère est la grenade, qui y est énorme, c’était justement l’époque de la maturité, et nous avons pu voir les minces rameaux des grenadiers plier jusqu’à terre sous le poids de fruits gros comme les deux poings. Milianah est une ville en décadence. Négligemment, elle a laissé passer le chemin de fer assez loin d’elle, alors qu’un tracé qu’elle aurait pu faire adopter le rapprochait jusqu’à quatre kilomètres de ses murs. Tout le commerce et toute l’industrie descendent à Affreville. […] Ce gros bourg qui inaugure le triste paysage qui ne change plus jusqu’à Oran. A travers l’Algérie, souvenirs de l’excursion parlementaire (septembre-octobre1879) par Paul Bourde, Paris, G. Charpentier, 1880, deuxième édition, p. 330 à 331

28 Paul BOURDE

« Le Chélif »

L’excursion parlementaire se poursuit et le narrateur, en partisan convaincu de la colonisation, prône la mise en valeur du Chélif qui permettra la « métamorphose » de la plaine en grenier à blé de l’Algérie. Il présente les doléances des colons et argumente en faveur de la construction de la voie ferrée entre Ténès et Orléansville, ce qui permettra à cette ville de devenir chef-lieu de département .

Quelques minutes avant d’arriver à Duperré, Lemay, qui, en sa qualité de vieil Africain, nous faisait les honneurs de l’Algérie et dont l’inaltérable bonne humeur se plaît à cacher un grand savoir sous une forme enjouée, nous fit mettre la tête à la portière. Messieurs, attention ! Permettez-moi de vous présenter le Chélif. Voyez! Le plus grand fleuve de l’Algérie ! Pas une chopine d’eau. Il est de fait qu’il n’y en avait guère. Quelques flaques étamées par le reflet du ciel dormaient au fond d’un lit de sable marneux, reliées les unes aux autres par un filet d’eau si mince qu’il semblait s’égrener comme les perles d’un chapelet. La Seybouse, l’Oued-Sahel, le Sebaou, pour être moins longs, nous avaient montrés des lits beaucoup mieux remplis. Cependant il ne faut pas se laisser prendre à son impression. Ce n’est pas ici le désert. Loin de là ; le sol est fertile, il ne lui manque que d’être convenablement arrosé pour rivaliser avec les plus féconds, et par des aménagements, - coûteux, il est vrai, - mais dont les résultats compenseront brillamment les dépenses premières, on arrivera à lui donner de l’eau presque partout. Cette immense plaine sera un jour une des grandes terres à blé de l’Algérie. Les centres qui y sont déjà établis permettent de se figurer la métamorphose que la colonisation lui fera subir ; Orléansville, Relizane, le Sig, le Tlelat, que leurs habitants ont su entourer de verdure, apparaissent de loin en loin comme d’aimables oasis. La caravane parlementaire s’arrêta dans la première de ses villes, le temps de prendre une légère collation et de permettre aux habitants d’exprimer leurs vœux que le gouverneur promit de satisfaire. Le Chélif étant impropre à la navigation, on devrait en employer jusqu’à la dernière goutte à l’arrosage. Le fleuve, à quelque distance au-dessus de la ville, s’encaissant dans une gorge, on a conçu le projet d’en couper le lit par un barrage de douze mètres de haut et d’en répandre l’eau sur les

29 deux rives. On pourrait irriguer ainsi près de dix mille hectares de bonnes terres, ce qui ferait d’Orléansville un grand centre agricole. Les travaux ont commencé il y a dix ans ; on y a dépensé 800.000 francs et il fallait encore 200.000 francs pour les achever, lorsque l’administration décida qu’elle ne continuerait l’entreprise qu’autant que les colons intéressés se constitueraient en syndicat et fourniraient cette dernière somme. Les colons, avant de s’engager, voulurent qu’on éprouvât les ouvrages déjà faits et qui leur paraissaient défectueux. On lâcha l’eau dans les canaux, et l’un d’eux s’effondra, tandis que d’autres restaient à sec. Ceci se passait peu de temps avant le voyage de la caravane. Les habitants ont demandé qu’on prenne au plus vite les mesures nécessaires pour leur livrer promptement un barrage qu’ils ont déjà tant attendu. Ils ont demandé également que l’on tire enfin du triste état de décadence dans laquelle il est laissé le port de Tenez qui est leur débouché naturel sur la mer. Des travaux étudiés dès 1844 y ont été commencés en 1868, puis on les a interrompus en 1872, de sorte que les trois millions dépensés sont restés à peu près inutiles. Il faut y ajouter trois millions et demi encore et construire la voie ferrée qui est dès maintenant classée entre Orléansville et Tenez. L’importance croissante d’Orléansville, la nécessité de donner un point d’embarquement aussi rapproché que possible aux produits de la vallée du haut Chélif, le développement des exploitations minières du voisinage rendent ces travaux indispensables. Ils seront tout à fait urgents si l’on crée le département du Chélif et si Orléansville devient chef-lieu. A travers l’Algérie, souvenirs de l’excursion parlementaire (septembre-octobre1879) par Paul Bourde, Paris, G. Charpentier, 1880, deuxième édition, p. 333-334.

30 Jean-Jules CLAMAGERAN Né en 1827, mort en 1903. Juriste de formation, opposant sous le second empire, calviniste, il a été ministre des finances. Il fit un voyage en Algérie du 17 mars au 4 juin 1873. Il relate ses impressions de voyage et décrit les régions qu’il traverse dans le livre intitulé : L’Algérie Impressions de voyage.

La plaine du Chélif

Cet extrait du chapitre V, intitulé « La plaine du Chélif », est une description de type réaliste insérée dans un discours qui reflète l’idéologie coloniale de l’époque et l’ancre ainsi dans son contexte socio-historique à savoir la grande période de l’implantation de la colonie de peuplement.

La plaine du Chélif, parcourue en chemin de fer, forme un parfait contraste avec la montée de Milianah. L’aspect de cette plaine varie bien peu. Pendant six heures de suite pour ceux qui la traversent d’un seul trait, c’est toujours le même spectacle: dans le lointain, sur la gauche, les belles lignes de l’Atlas ; sur la droite, une autre chaîne moins haute et moins imposante; entre les deux, la rivière qui tour à tour parait et disparaît; de petits affluents qu’on traverse; des cultures maigres et rares, de temps en temps, quelques oliviers ou caroubiers; des monticules couronnés de blanches koubas qui abritent sous leur dôme des tombes de marabouts; de vastes espaces envahis par les grêles jujubiers, aux branches frais et gracieux en toute saison, par les lourdes scylles maritimes et surtout par les palmiers nains, qui dressent à quelques pieds du sol leurs rudes éventails; des troupeaux de moutons presque immobiles, ressemblant à des amas de pierres ; des boeufs petits, de couleur sombre; des pâtres arabes regardant passer le train; des gourbis, des tentes qui semblent se dissimuler; de loin en loin des fermes françaises perdues au milieu des solitudes. Pendant la saison chaude, le voyageur doit être péniblement impressionné par l’aridité apparente de cette contrée. Les voitures du chemin de fer, venues de France, ne sont pas encore adaptées aux exigences d’un climat brûlant; le soleil d’Afrique en fait de véritables étuves, et la souffrance qui en résulte contribue à rendre le pays maussade. Au mois de mars et d’avril, la chaleur n’est pas excessive et les splendeurs de la flore printanière compensent bien des choses. Des soucis, répandus avec une profusion inimaginable, colorent d’une teinte doucement orangée de larges bandes de terre; les belles de jour à la corolle bleue, les pavots pourpres et violets, les adonis d’un rouge vermillon, les arums, les orchis, et bien d’autres fleurs dont les noms m’échappent, jettent sur ce fond leurs nuances vives ou tendres. A certains endroits près du Chélif ou sur le bord de cours d’eau plus petits, il y a comme une éruption de sève, une explosion de pétales ardemment colorés.

31 Malgré le charme de cette flore, charme fugitif plus ici que partout ailleurs, l’impression qui reste de la plaine du Chélif, même au printemps, est une impression austère, je ne vais pas jusqu’à dire triste. On sent que quelque chose d’essentiel manque à cette région. Ce quelque chose, c’est la main et l’esprit de l’homme civilisé, le travail opiniâtre et intelligent. La terre est excellente, l’eau et le soleil la fertilisent. Qu’est-ce donc qui arrête la colonisation ? Pourquoi tant d’espaces non défrichés, tant d’autres si peu et si mal cultivés, tant de forces productrices qui dorment inertes, attendant les bras qui sauront les exploiter ? Où est l’obstacle ? S’il n’est pas dans la nature, il faut bien qu’il soit dans l’état social, dans le régime politique administratif et économique. Nous verrons en effet, que là gît le mal et à côté du mal le remède. Au milieu de la plaine, à peu près à moitié chemin entre Affreville et Relizane, se trouve Orléansville, centre militaire qui se transformera sans doute un jour en un centre civil et qui, dès à présent, mérite l’attention. Sa population est de 1700 habitants. Dans la ville et autour de la ville, plantations, constructions, cultures, canaux et barrages, tout ou presque tout est l’oeuvre de l’armée. On lui doit notamment un bois de pins assez étendu et disposé d’une manière charmante pour la promenade ; les allées sont bordées de cactus et d’aloès vigoureux, une herbe fine et drue pousse au pied des arbres qui, par leurs troncs rapprochés et l’abondance de leurs aiguilles d’un vert bleuâtre, projettent une ombre délicieuse. Un pénitencier arabe est établi à quelques kilomètres de la ville. De vastes terrains en dépendent. Ils sont cultivés par les condamnés indigènes sous la direction d’officiers et sous- officiers français. Les résultats obtenus font le plus grand honneur à ceux qui sont chargés de ces travaux et qui suppléent par leur zèle à leur incompétence ; mais il est certain qu’entre les mains de véritables agriculteurs, propriétaires en vertu d’un titre définitif et personnel, les choses changeraient de face, l’exploitation deviendrait bien autrement sérieuse, énergique et productive. Le soldat-laboureur serait un type admirable s’il cultivait son champ, non le champ d’une communauté, et comme la propriété individuelle est inconciliable avec un service militaire permanent, il faut créer le colon-milicien ; les milices nationales de la Suisse, des Etats-Unis et du Canada nous serviraient, au besoin, de modèles le jour où, moins attachés aux vieilles routines, […]il nous plairait d’entrer dans cette voie. Avant de quitter Orléansville, je dois mentionner un fait qui s’est renouvelé malheureusement plus d’une fois en Algérie. En 1843, on a découvert les ruines de la

32 basilique de Saint-Reparatus, enfouies sous le sol de la ville, et parmi ces ruines une mosaïque qu’on dit très grande et très belle. La mosaïque, exposée au jour, s’abîmait. Pour la protéger par un abri, ou la recueillir dans un musée, il aurait fallu faire quelque dépense. Notre pauvre budget, qui s’acheminait alors vers le second milliard et qui aujourd’hui approche du troisième, n’avait point de fonds pour ce mince objet. Aucun évêque sans doute ne s’intéressa à la mémoire de Saint Reparatus. Les archéologues se turent ou ne furent point écoutés. Bref, l’administration locale jugea qu’il ne restait qu’un moyen pour sauver la précieuse mosaïque, c’était de l’enfouir de nouveau ; et en effet l’enfouissement a eu lieu. Voilà, il me semble, ce qu’on peut appeler une mesure « résolument conservatrice ». […] Au moment de prendre le train pour Relizane, nous fûmes témoin à la gare, dans la salle d’attente, d’une scène pathétique. Un chef arabe allait partir avec nous par le chemin de fer. C’était un beau vieillard à barbe blanche, aux yeux vifs, drapé dans son burnous comme un consul romain dans sa toge. Les jeunes gens de son douar vinrent lui dire adieu. Se baissant l’un après l’autre, ils pressaient ses tempes de leurs mains, inclinaient doucement sa tête et la baisaient. Lui recevait assis leurs hommages avec une indicible expression de tendresse et de dignité. Son émotion paraissait vive et sincère, mais ne troublait point sa sérénité. Est-il vrai que ces manières si nobles, si éloquentes dans leur simplicité, ne soient que les dehors trompeurs d’âmes avilies, une enveloppe aimable transmise héréditairement, maintenue par l’habitude et ne recouvrant rien de sérieux ? Nous aussi nous avons dans notre société européenne des poètes, des orateurs, des artistes, qui souvent nous choquent par le contraste de leur vie avec leurs oeuvres. Nous leur pardonnons beaucoup, trop quelquefois, parce qu’à travers leurs défaillances nous sentons l’étincelle sacrée qui les anime. Soyons de même indulgents pour ces hommes des races antiques qui ont encore tant à nous apprendre. Il ne s’agit pas, comme on l’a fait trop souvent, de flatter leurs vices ; il s’agit de reconnaître leurs qualités. Peut-être notre influence sur eux serait-elle plus efficace si nous savions mieux apprécier ce qu’ils ont de bon ; ils rougiraient sans doute de leur oisiveté, de leurs pillages, de leur fraudes, du joug qu’ils font peser sur leurs femmes et leurs serviteurs, s’ils nous voyaient nous-mêmes moins vulgaires et moins grossiers. L’Algérie Impressions de voyage (17mars-4 juin 1873) ; (14-29 avril 1881), Paris, librairie Germer Baillère et Cie (deuxième édition), 1883, p. 58-63 .

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Guy de MAUPASSANT Né en 1850, mort le 6 juillet 1893. En 1881, il part pour l’Algérie colonisée depuis cinquante ans. Des soulèvements agitent l’immense pays et c’est comme envoyé spécial du journal Le Gaulois, qu’il envoie des chroniques sur son exploration du pays et sur le soulèvement de Bou Amama dans le sud oranais 19 . Il se passionne pour le pays et les hommes et aborde le système colonial dans sa réalité quotidienne. Il pointe les méthodes d’expropriation, juge les colons, garde sa sympathie aux militaires même s’il note le dénuement du peuple arabe. Au soleil 20 , publié en 1884 est la somme des chroniques consacrées à l’Algérie mais ne renvoie pas aux événements politiques.

« La vallée du Chélif »

Dans cet extrait 21 , Maupassant nous offre une description itinérante de la vallée du Chélif. Le voyage en train, en plein été est pénible et toute la description tend à faire saisir la sensation de solitude liée à l’immensité du paysage et l’atmosphère d’écrasement perçue par le narrateur.

Pour aller d’Alger à Oran, il faut un jour de chemin de fer. […]. Le train roule, avance ; les plaines cultivées disparaissent ; la terre devient nue et rouge, la vraie terre d’Afrique. L’horizon s’élargit, un horizon stérile et brûlant. Nous suivons l’immense vallée du Chélif, enfermée en des montagnes désolées, grises et brûlées, sans arbre, sans une herbe. De place en place, la ligne des monts s’abaisse, s’entrouvre comme pour mieux montrer l’affreuse misère du sol dévoré par le soleil. Un espace démesuré s’étale tout plat, borné là-bas par la ligne presque invisible des hauteurs perdues dans une vapeur. Puis, sur ces crêtes incultes, parfois de gros points blancs, tout ronds, apparaissent comme des œufs énormes pondus là par de oiseaux géants. Ce sont des marabouts élevés à la gloire d’Allah. Dans la plaine jaune, interminable, quelquefois on aperçoit un bouquet d’arbres, des hommes debout, des Européens hâlés, de grande taille, qui regardent défiler les convois, et, tout près de là, de petites tentes pareille à de gros champignons, d’où sortent des soldats barbus. C’est un hameau d’agriculteurs protégé par un détachement de ligne.

19 Treize chroniques sont envoyées au Gaulois. Environ deux cents écrits envoyés à différents organes de presse, entre autres Le Figaro et Gil Blas. Ils ont été réunis sous le titre Lettres d’Afrique . Ils constituent des sources précieuses de renseignements sur la colonisation à travers les thèmes abordés (politiques et religieux). 20 Guy de Maupassant, Au Soleil, Œuvres complètes illustrées , illustration de André Suréda, Paris, société d’éditions littéraires et artistiques, librairie Ollendorf, 1884. [1 ère éd.], 2 ème éd. 1902, p. 27-30 (notre édition de référence). 21 Guy de Maupassant, Lettres d’Afrique (Algérie, Tunisie), présentation de Michèle de Salinas, Paris, La boîte à documents, 1990, p. 304-305-306, le même extrait figure dans le chapitre intitulé « La province d’Oran ».

34 Puis dans l’étendue de terre stérile et poudreuse, on distingue, si loin qu’on le voit à peine, une sorte de fumée, un nuage mince qui monte vers le ciel et semble courir sur le sol. C’est un cavalier qui soulève sous les pieds de son cheval la poussière fine et brûlante ; et chacune de ces nuées sur la plaine indique un homme dont on finit par distinguer le burnous clair, presque imperceptible. De temps en temps des campements d’indigènes. On les découvre à peine, ces douars, auprès du torrent desséché où des enfants font paître quelques chèvres, quelques moutons ou quelques vaches ( paître semble infiniment dérisoire). Les huttes de toile brune, entourées de broussailles sèches, se confondent avec la couleur monotone de la terre. Sur le remblai de la ligne, un homme à la peau noire, à la jambe nue, nerveuse et sans mollets, enveloppé de haillons blanchâtres, contemple gravement la bête de fer qui roule devant lui. Plus loin, c’est une troupe de nomades. La caravane s’avance dans la poussière, laissant un nuage derrière elle. Les femmes et les enfants sont montés sur des âne ou des petits chevaux ; et quelques cavaliers marchent gravement en tête, d’une allure infiniment noble. Et c’est ainsi toujours. Aux haltes du train, d’heure en heure, un village européen se montre ; quelques maisons pareilles à celles de Nanterre ou de Rueil, quelques arbres brûlés alentour, dont l’un porte des drapeaux tricolores, souvenir du 14 juillet, et un gendarme grave devant la porte de sortie, semblable aussi au gendarme de Rueil ou de Nanterre. La chaleur est intolérable. Tout objet de métal devient impossible à toucher, même dans le wagon. L’eau des gourdes brûle la bouche, et l’air qui s’engouffre par la portière semble soufflé par la gueule d’un four. A Orléansville, le thermomètre de la gare donne à l’ombre, quarante neuf degrés passés ! On arrive à Oran pour dîner. Au soleil, (Algérie, Tunisie ), Paris, librairie Ollendorf, 1902, p. 27-30

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E. BOURIN Aucune indication biographique n’a pu être trouvée sur cet auteur 22 , la seule indication donnée en couverture est sa fonction. Il s’agit d’un militaire ayant le grade de capitaine. L’ouvrage intitulé Ténès (Cartennae), dont nous citons un extrait est lui-même extrait de la Revue de l’Afrique française.

Création de la route entre El-Esnam - Ténès

Ce texte rappelle la création d’ Orléansville et précise que cette ville ainsi que celle de Ténès ne sont « qu’une restauration » des villes romaines. La réalisation de la route reliant Orléansville à Ténès est rapide et répond aux objectifs stratégiques de Bugeaud : établir un point de ravitaillement sur la côte pour le nouveau centre. La fondation du nouvel établissement aura pour conséquence une différenciation toponomastique entre « Ténès la neuve », la ville française et « Vieux Ténès », la ville indigène.

Quant à Ténès et à son territoire, le général Bugeaud s’en chargeait lui-même. Las de voir échouer toutes ses tentatives sur le Dahra et sa capitale, il avait conçu le projet d’établir un centre de colonisation et d’occupation militaire au milieu de l’immense plaine déserte parcourue par le Chéliff, quand il rebrousse chemin, du pied du Zaccar à Mostaganem. S’inspirant de l’exemple des Romains, Bugeaud arrête du même coup la création d’un centre militaire dominant la plaine du Chéliff et la route d’Alger à Oran, d’un bordj qui mettrait Orléansville en communication avec les populations de l’intérieur, et d’un point de ravitaillement sur la côte, servant en même temps de débouché aux produits de Tiaret, d’Orléansville et de la plaine du Chéliff. Sur ces trois points stratégiques ajoutés par Bugeaud à notre plan de colonisation algérienne, l’un, Tiaret était une création, les deux autres n’étaient qu’une restauration : Orléansville allait s’élever sur les ruines d’El Esnam et du Castellum Tingintii des romains ; Ténès devait sortir des cendres de la vieille Cartennae. Dès la fin du mois de mars 1843, le gouverneur Bugeaud ouvrait, avec 8 bataillons, la route de la Métidjah à Miliana par la chaîne du Gontas. Le 20 avril, la route était praticable et le général en chef franchissait la chaîne avec un énorme convoi. Le 23, il ralliait, sous les murs de Milianah, toutes les troupes de sa colonne avec lesquelles il descendait aussitôt le cours du Chéliff. Le 26, il atteint la ville arabe d’El-Esnam au confluent du Chéliff et du Tigraouet, où l’attend le général Gentil venu de Mostaganem par la rive droite du Chéliff ; chemin faisant, cet officier avait châtié plusieurs des tribus révoltées du

22 E Bourin, Capitaine, Ténès (Cartennae), extrait de la Revue de l’Afrique française, Paris, M. Barbier, Libraire-éditeur, 1887, coll. « Les villes d’Algérie » p. 18-19.

36 Dahra. Le 27, Bugeaud marque l’emplacement de la future capitale du Chéliff et investit le colonel Cavaignac du commandement de la nouvelle subdivision. Le lendemain, commence la fameuse marche militaire compliquée de la création d’une route entre El-Esnam et Ténès. Bugeaud se tient en tête du convoi avec son état-major, encourageant les travailleurs qui ouvrent le rocher à la mine et au pic, rectifiant le tracé du sentier qui serpente le long des roches calcaires, échelonnant les compagnies sur la tête et les flancs des travailleurs, repoussant partout les Kabyles qui essaient de profiter de l’occasion. On bivouaque à l’Oued- Bou-Bara. Le 29 avril, Ben Kassili, l’agha du Dahra pour Abd-el-Kader, tombe subitement avec 500 cavaliers et 500 fantassins sur le flanc gauche de nos troupes éparpillées sur une longue ligne de travail. Le général Bourjolly qui commande la réserve chargée de protéger les travaux, les met en fuite et les poursuit pendant trois heures, tandis que le général en chef, avec une partie de l’avant-garde, profite de ce succès pour pousser jusqu’à Ténès où il reçoit la soumission de la ville et de la banlieue. Dès le lendemain, il reconnaît la montagne autour de Ténès, arrête le tracé définitif de la route qui doit relier Ténès et Orléansville, choisit l’emplacement du poste à construire et met ses troupes à l’ouvrage. Le 1 er mai, on signale en rade trois vapeurs venant d’Alger avec les matériaux nécessaires pour jeter les bases du nouvel établissement, et le temps se trouvant favorable, on débarque aussitôt denrées et matériels. Après des travaux prodigieux exécutés par l’armée en quelques jours, la route de Ténès à El-Esnam fut livrée à la circulation des voitures, le 8 mai et, le 9, le premier convoi s’engageait à la suite du gouverneur général sur ce chemin créé en quelques jours par l’énergique industrie de nos troupiers et de leurs officiers. Le 16 mai, par décision du ministre de la guerre, le camp d’El-Esnam prenait le nom d’Orléansville et un groupe de 243 commerçants et industriels sollicitaient du gouverneur des concessions pour s’établir à Ténès où le général Bugeaud avait laissé une garnison suffisante et des ouvriers militaires chargés de fonder le nouvel établissement. M. le Capitaine E. Bourin, Ténès (Cartennae), Paris, M. Barbier, Libraire-éditeur, 1887, (extrait de la Revue de l’Afrique française ), p. 18-19.

37 Michel BRANLIERE Aucune indication biographique n’a été trouvée sur cet auteur. Il est en fait conducteur des Ponts et chaussées et a écrit une Notice sur le port de Ténès de 47 pages, qui est un document plutôt technique.

Ténès

Cette présentation de Ténès, se voulant succincte, mêle éléments de géographie et d’histoire.

La ville a été fondée au milieu de la côte du Dahra, entre Alger et Oran, sur un plateau légèrement incliné, de 40 à 50 mètres de hauteur au-dessus de la mer. Elle est bordée: au Nord, par un falaise accore qu’une plage étroite sépare de la mer ; à l’Est, par une pente escarpée bordant la petite vallée de l’oued Allala, que traverse le chemin du port ; au Sud, par les premier contreforts des montagnes qui commencent de suite, à la porte de la ville ; enfin, à l’Ouest, par un plateau étroit de 20 à 30 mètres d’élévation, accore sur la mer qu’il longe sur plusieurs lieues. Un phare est construit à la pointe du cap Ténès ; il est dominé immédiatement au S.E. par une arête dentelée à grands escarpements verticaux dont le point le plus haut atteint 660 m d’élévation. Quelques indications relatives au port. Au point de vue militaire, le port de Ténès était aussi très important, puisque c’était le seul point par où l’on pût ravitailler Orléansville et lancer sur le Dahra et la vallée du Chélif un corps de troupes ; d’autre part, on a vu que pendant la guerre de Crimée et aussi pendant celle d’Italie, croyons-nous, le port de Ténès a été un point d’exportation important. Il est certain que depuis la création du chemin de fer d’Alger à Oran, parallèle à la mer, cette raison militaire de la nécessité du port a perdu de sa valeur ; mais il y a lieu d’observer qu’Orléansville est séparé d’Alger et d’Oran par 200 kilomètres, et qu’en cas de guerre les communications par voie ferrée seraient immédiatement interrompues. Renseignements historiques. Cartenna – « Au temps de Moïse », dit une légende recueillie par Shaw, «les gens de Ténès étaient des sorciers renommés. Le pharaon d’Egypte en aurait fait venir quelques uns parmi les plus habiles, pour les opposer à un thaumaturge israélite qui battait les magiciens du bord du Nil». Sans remonter avec le voyageur anglais en ces temps fabuleux, il faut reconnaître à la ville de Ténès une origine ancienne, et tout porte à croire qu’elle fut

38 bâtie par les phéniciens, postérieurement sans doute, à la fondation de Carthage, c’est-à-dire vers le huitième ou le septième siècle avant Jésus-Christ. Les Romains l’appelèrent Cartenna, mot formé de Karth, ville, en phénicien, ou de car, cap, en berbère, et de Tenna, nom de lieu. Cartenna, isolé par le massif du Dahra des grandes routes naturelles des invasions, n’a pas d’histoire. […] Les Vandales ne pénétrèrent pas dans le Dahra, et jusqu’à la conquête arabe, le pays paraît avoir formé un royaume indépendant, avec Ténès pour capitale. C’est à cette époque qu’il faudrait faire remonter la fondation de la seconde ville de Ténès, devenue aujourd’hui le Vieux-Ténès par opposition avec la ville neuve française. «A cette époque, nous dit Berbrugger, la fille du roi de Ténès se plaignit à son père de la violence des vents du N.E. qui balayaient le plateau de Cartenna, où vivait le roi berbère. Son père lui permit de se bâtir une maison, à l’abri du vent, sur le rocher du Vieux-Ténès. Sa famille et ses courtisans vinrent bâtir autour d’elle. Puis à la suite d’un épouvantable tremblement de terre, Cartenna fut détruite, ce qui décida les survivants à imiter d’autres et à se retirer au Vieux-Ténès ». Michel Branlière, conducteur faisant fonction d’ingénieur des Ponts et Chaussées, Notice sur le port de Ténès, Paris, Imprimerie Nationale, MDCCCXC (1890).

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Emile MASQUERAY Né en 1843, mort en 1894. Il fut professeur d’histoire au lycée d’Alger puis détenteur de la chaire d’histoire et d’antiquités d’Afrique à l’école supérieure des lettres d’Alger. Créateur du « bulletin de correspondance africaine », il a publié Souvenirs et visions d’Afrique en 1894 .

La Plaine du Cheliff

Le narrateur est dans le train qui le mène d’Alger à Oran, il nous offre une description de la plaine du Chélif qui se déploie sous ses yeux au fur et à mesure de l’avancée de la machine. La description est prétexte à des envolées lyriques vantant les bienfaits de la colonisation. « La richesse française » s’étale triomphante. La description du village colonial d’Affreville avec ses maisons, ses rues bien tracée, ses champs de blé et ses hautes meules de paille forme un contraste avec le spectacle qu’offre le hameau indigène avec ses huttes de branchages, où « des paquets de loques grises », « des haillons rouges » (expressions colorées et fortement péjoratives désignant les hommes les femmes indigènes) s’affairent dans des champs stériles comme l’atteste l’énoncé « c’est tout juste s’ils ont eu la charge d’un âne ». Cette traversée de la plaine en train est aussi le prétexte pour l’auteur-historien de rappeler l’épopée de la conquête.

La machine monte en soufflant dans une montagne noire de lentisques et de pins rabougris. Le fond des ravins sans herbe est tapissé de cailloux blancs et hérissé de lauriers roses. Nous passons dans des souterrains où l'air épais nous étouffe et, quand nous en sortons, nous ne voyons qu'un coin de ciel très bleu entre des pentes vertes. Bleu sombre, vert sombre. Pas un homme sur ces pentes, pas un oiseau chanteur, pas même une fleur dans ces buissons branchus étalés sur des roches rousses et violettes ; mais bientôt une colline qui s'abaisse, un flot de lumière et d'air sec qui paraît venu de très loin nous annoncent que la terre qui nous enserre va se rouvrir, et en effet elle s'élargit en quelques minutes, s'étale et fuit devant nous vers l'infini. Est-ce déjà une de ces plaines désertiques où des pasteurs armés montent des juments alezanes et escortent des troupes de chameaux roux ? Est-ce un domaine de grande culture, où des moissonneurs disparaissent en juin dans les blés ? Est-ce une lande dévastée sur laquelle des misérables se lèvent sans espoir et sont heureux de mourir ? C'est tout cela ensemble. Voilà les maisons d'Affreville, ses rues larges et bien tracées qui sont celles d'une cité, ses vignes qui font de grands carrés verts sur la terre jaune, ses champs de blé tondus de prés comme ceux de la Mitidja, ses hautes meules de paille, sa richesse française étalée comme le butin d'une victoire sous le flamboyant soleil. Voilà des huttes de branchages étroites et longues comme des carènes de barques retournées, devant lesquelles rampent des enfants nus. Des paquets de loques

40 grises se soulèvent et se débrouillent et on voit sortir des figures d'hommes. Des haillons rouges se collent sur des poitrines flétries et des dos courbés de jeunes femmes. Autour de leurs taudis, des palmiers nains aux feuilles découpées en éventail, des jujubiers aux épines blanches, des lentisques tout ronds, font des taches sur l’argile rouge, et des brindilles de blé coupées par le milieu attestent que des charrues de bois traînées par des bœufs ont passé par là. L'été venu, les hommes ont fait la moisson par petits bouquets et c'est tout juste s'ils en ont eu la charge d'un âne. A longue distance, de rares fermes paraissent et des cercles de cabanes dessinent de petits anneaux noirs sur des pentes crayeuses. Puis des étendues indéfinies d'un jaune d'or pâle, des collines effilées vêtues de broussailles se suivent et se confondent dans une vapeur enflammée sans qu'un chemin s'y dessine, sans que rien y révèle aux yeux la présence des hommes. Le ciel, d'un bleu très doux, prolonge cette immensité du côté du sud et dans l’Ouest jusqu’à la ligne d’un horizon tremblant, insaisissable et comme imperceptible. C'est la plaine du Chélif, spectacle étrange de dévastations antiques, de cultures modernes, de barbaries et de civilisations entremêlées. Il semble que cette terre vibrante au soleil, vive et raconte une histoire, une vieille histoire tragique de razzias et de prospérités, de désastre et d'espérances. Elle couvre de ses plis des villes romaines, des maisons de plaisance et des temples pavés de mosaïques, des hordes arabes, des tribus berbères, des armées marocaines, des bataillons et déjà des colons de France. C’est dans cette large trouée, ouverte sur les steppes de Boghar, qu’autrefois les grands nomades apparaissaient rangés de front, tous cavaliers, en longues lignes blanches. A leur droite étaient les chameaux porteurs de palanquins, et ces palanquins enveloppés de tapis aux belles franges étaient pleins de femmes brunes. A gauche était la troupe des fantassins méprisables, armés de bâtons et de mauvais sabres. C’est au milieu de ces champs nus que Bugeaud s’avançait en tête de ses colonnes, déjà vieux et songeant à ses guerres d’Espagne. Il fouillait de ses yeux bleus les plis de ces mêmes collines qui passent maintenant devant les nôtres. Il redressait sa haute taille et élargissait ses fortes épaules sous les feux de ce même soleil, et derrière lui, tannés, rapiécés, chargés comme de bêtes de somme, marchaient en bon ordre, à distances égales, n’ayant jamais faim, ni soif, ni peur, les légionnaires de Changarnier et les zouaves de Lamoricière. C’est là-bas, dans le flamboiement des collines du Dahra, au delà d’Orléansville, que Saint Arnaud livrait bataille à des derviches. Ils se ruaient ver lui

41 presque nus, des bâtons aux mains, en désordre comme des bœufs ; et lui, qui aimait la guerre et ses tueries, contenait ses soldats d’un geste pour qu’ils tirassent bien droit à coup sûr. Plus loin, sur les pente douces qui s’inclinent dans les profondeurs de l’Ouest, Abd-el-Kader rangeait ses réguliers bleus, ses spahis rouges, les masses poussiéreuses de ses alliés prêts à mourir pour lui dans une charge heureuse, ou à l’insulte si Dieu lui refusait la victoire, et le jeune marabout de vingt sept ans qui ne savait que des prières, maintenait au pas son cheval noir sous nos boulets avec tant d’audace que le maréchal Clauzel et le duc d’Orléans avaient envie de l’applaudir. Vallée épique, grand pays de guerre. La force nous y est restée en fin de compte, mais avec tout ce qu’elle comporte d’honneur et d’obligations hautes. Nous y sommes les héritiers de tous ceux qui sont tombés sous nos balles, nous sommes les tuteurs de leurs enfants ; mais personne dans ce monde n’aime s’avouer le débiteur, encore moins n’ose se dire le créancier de la providence. Souvenir et Visions d’Afrique , Alger, Typographie Adolphe Jourdan Imprimeur-Libraire- Editeur, 1894 [1 ère éd.], 1914 2 ème éd., (notre édition de référence), p. 269-274.

42 Emile MASQUERAY

Orléansville

Le narrateur, dans le train qui va d’Alger à Oran, arrive en vue d’Orléansville, qui est devenue un centre important. Ville créée par la volonté des hommes, elle règne sur ces plaines comme « une lionne ». Cette description itinérante est encore prétexte pour rappeler l’histoire de la création de cette ville mais surtout pour vanter les effets de la colo nisation.

Nous approchons cependant d’une grande ville. Les maisons de campagne qui l’avoisinent ont leurs volets clos, et on dirait qu’elles sont à vendre. Ses routes désertes font de longs traits blancs dans ses champs vides. Elle-même, vue de loin, sous un léger voile gris, sans ombres, en arrière d’un large bois de pins qui paraît noir est une masse inerte et triste. Orléansville dort, et ce n’et pas nous qui la tireront de son sommeil. Quelque voyageurs franchissent en deux bonds la bande de lumière qui sépare le train du quai de la gare, vont au thermomètre et crient aux autres qui se retournent: Quarante-trois degrés de chaleur! Elle dort comme une lionne à demi couchée sur cette terre fauve. Le Chélif, qui passe au-dessous d’elle entre deux berges droites, découpées dans une terre végétale de six mètres d’épaisseur, lui est bien inutile. Elle le laisse porter à la mer son filet d’eau azurée bon pour laver les chevaux et nourrir des tortues. Elle n’a point de prairies, elle n’a point de forêts, elle n’exploite aucune mine, elle ne vit d’aucune industrie. Elle n’existe que par la volonté des hommes qui l’ont créée là où elle devait être, moins pour produire que pour régner. Bugeaud qui l’a voulue, Saint- Arnaud qui l’a faite, lui ont donné de larges rues, des jardins arrosés d’eau courante, un parc si grand que les gazelles des environs viennent s’y divertir, des casernes hautes, une maison de commandement spacieuse comme un hôtel du dix-septième siècle, un hôpital fait pour un millier de blessés. Les hommes de la conquête ont réalisé là un de leurs rêves, et c’est de ce rêve que nous vivons. Il y a quarante-cinq ans, ils la remplissaient et la vidaient sans cesse de soldats destinés à toutes les batailles de l’Ouest. Elle bruissait comme une ruche, elle grondait comme un volcan au milieu d’une trentaine de tribus folles de colère, et c’est d’elle que sont partis les coups mortels qui les ont frappées. Aujourd’hui l’herbe croît sur ses places devenues trop grandes ; mais il est encore bon qu’elle demeure. Au milieu de la paix et de la somnolence universelles, elle continue de regarder, les yeux à demi clos si la route d’Alger à Oran est toujours libre. Elle observe à sa droite les collines du Dahra,

43 fertiles en prophètes ; à sa gauche, sur le fond blanc du ciel du Sud, une montagne dentelée et un dôme que les soldats de Changarnier appelaient «la Cathédrale». C’est l’Ouarensenis. Il y a dans l’Ouarensenis plus d’un vieillard qui se souvient d’avoir fait le coup de feu, tout le long de l’Ouâd Fodda, contre « Changarlo »23 . Irais-je jamais dans cet Ouarensenis? Je le vois par le flanc, strié, gris, tacheté d’ombres. Il est presque aussi beau que le Djurdjura, et ce dôme est une merveille. Les indigènes l’ont surnommé «l’œil du Monde». Les yeux doivent plonger de là- haut sur un chaos de montagnes qui enveloppent des villes et de villages, puis s’étendre sur un demi-cercle de mer confondu avec le ciel du Nord, sur un demi- cercle de steppes noyées à l’infini dans le ciel du Sud. Il est, dit-on, couvert de hautes forêts de pins et de chênes, et des sources nombreuses y ruissellent ; mais le voilà qui s’abaisse derrière un pli, et Orléansville a presque en même temps disparu. Chaleur accablante. Monotonie grandiose. Le pays s’élargit encore, toujours, baigné de flammes sans horizon précis, de plus en plus fertile, abondant en contrastes, débordant d’héroïques souvenirs. Qu’elle aille donc s’arrêter, cette machine qui nous emporte ! Ses bonds martelés sur du fer sont comme des pas de géants qui abrègent nos désirs. Souvenir et Visions d’Afrique, Alger, Adolphe Jourdan, [1894 1ère éd.], 1914 2ème éd., (notre édition de référence), p. 276- 278.

23 C’est la déformation en arabe de Changarnier, commandant l’une des colonnes mobiles du maréchal Bugeaud, qui dévasta toute la région de Oued Fodda à l’est d’El-Asnam.

44 François Charles Du BARAIL François Charles du (général). (né à Versailles le 25 mai 1820 et mort le 30 novembre 1902). A dix-neuf ans, il s’engagea dans les spahis d’Oran, se signala par ses faits d’arme devant Mostaganem en février 1840. Il fut cité à l’ordre de l’armée en 1842 et nommé, cette même année, sous-lieutenant. Décoré pour sa conduite à la prise de la smala d’Abd El Kader, il obtint le grade de lieutenant après la bataille de l’Isly, où il fut blessé, et, à la suite des combats devant Laghouat, il fut promu chef d’escadron. En 1863, il part au Mexique à la tête d'un régiment de chasseurs d'Afrique, puis est nommé dans la Garde Impériale. Général de division en 1870, avec l’avantage d’être un aristocrate, fils de colonel, il est nommé ministre de la guerre en 1873 dans le gouvernement d'Albert de Broglie. Il contribue à la réorganisation de l'armée et finit sa carrière comme commandant de Corps. Il a écrit et publié ses souvenirs 24 , en 1895, énorme ouvrage qui offre une galerie de portraits et de situations intéressantes sur le plan historique. Cet ouvrage constitue en effet, un document plein d’informations sur l'armée entre 1830 et 1879. Le style de du Barail, son sens de l'observation (mais aussi de l'exagération) rendent ses mémoires aisées à lire.

« Création de villages chrétiens et conversions en pays musulman »

Cet extrait apporte un éclairage sur les tensions, les stigmatisations, les non-dits qui accompagnent l’histoire de la conversion des Musulmans au christianisme dans le contexte colonial. Si les autorités coloniales militaires et administratives, par pragmatisme politique, ont souvent adopté une position de réserve, les congrégations religieuses en Algérie avec à leur tête Lavigerie, ont intégré le principe d’une évangélisation, sur une vaste échelle comme en témoigne la création des villages chrétiens dans la plaine du Chélif : Saint-Cyprien des Attafs et Sainte Monique25 , qui sont évoqués implicitement dans ce texte.

Tous ceux qui avaient fait la conquête de l’Algérie savaient qu’avec du fer on pouvait imposer bien des choses, même injustes, à l’Arabe, mais que les vaincus se feraient exterminer jusqu’au dernier, avant de permettre qu’on touchât à leur religion. C’est pourquoi la question religieuse était une de celles où le Maréchal 26 ne pouvait tolérer aucune ingérence, et il fit le nécessaire pour modérer le zèle de l’Archevêque qui exploita la terrible famine de 1867, pour obtenir de la misère ce qu’il n’avait pu obtenir de la persuasion. On enregistrait avec grand tapage les conversions de quelques orphelins, recueillis par la charité publique, ou celle de quelques pauvres filles perdues, tristes brebis dont la rentrée au bercail ne devait guère réjouir l’âme du pasteur. Bref, le maréchal Mac Mahon et le futur cardinal Lavigerie ne devaient jamais s’entendre. Et pourtant le premier était un très grand chrétien. Le second est devenu prince de l’Eglise, primat d’Afrique, archevêque de Carthage, successeur de Saint Augustin. Et pourtant, je défie qu’on me montre une œuvre durable accomplie par lui. Ses fameux Pères Blancs, moitié guerriers, moitié missionnaires, sont des hommes admirables de dévouement. Ils ont pénétré avec nos troupes jusqu’au cœur de l’Afrique. Ils ont fait tous les efforts que peut inspirer la Foi. Je ne crois pas qu’ils aient à leur actif une seule

24 Du Barail, Mes Souvenirs 1820-1879 , Paris, Plon, 1898, 3 tomes, 1895 [1 ère éd.],1898 treizième édition (notre éd. de référence). 25 Cf . chapitre intitulé « Toponymie entre géographie et histoire ». 26 Il s’agit du maréchal Mac Mahon qui fut gouverneur de l’Algérie de 1864 à 1870.

45 conversion sérieuse. L’Arabe les respecte parce qu’il les prend pour des marabouts ; mais s’ils amenaient un seul douar à abjurer l’Islamisme, l’armée française entière ne les empêcherait pas d’être tous massacrés jusqu’au dernier. On ne convertit pas le Musulman. Du Barail, (général), Mes souvenirs, tome 3, Paris, Plon, 1898 (13e édition), p. 49-50 .

46 Henry VAST Né en 1847, mort en 1921. C’est un historien qui a écrit de nombreux ouvrages, entre autres, L’Algérie et les colonies françaises, comprenant la géographie physique, politique, historique, agricole, industrielle et commerciale d’après les documents les plus récents, dont est extrait ce passage.

« Orléansville, capitale d’une région torride »

58 ans après sa création, Orléansville offre l’image d’une ville prospère. Emblème de la colonisation triomphante, elle s’offre le luxe d’une piscine (rare à l’époque, même en France) et ce « en plein royaume de l’aridité ».

Et puis, voici Orléansville. Je ne sais quel est, au gros de l’été, l’aspect de cette capitale d’une région torride, mais je sais bien que, dans les mois touristiques, elle s’entoure d’une aimable ceinture d’arbres et de jardins. C’est la revanche des régions qui doivent toute leur verdure à l’arrosage artificiel que de la disposer avec art et de savoir profiter de l’eau jusqu’à la dernière goutte. L’ombre du « maréchal-jardinier », de ce Bugeaud qui fonda Orléansville en 1843, sur les vestiges confus d’une ville romaine, doit se réjouir de trouver, à partir de cette ville, sous ce ciel avare, une prospérité horticole qui va croissant jusqu’à Relizane. Au nord, même si le Chélif, selon le mot d’un géographe prudhommesque, « coule à sec», c’est-à-dire entre des rives dont la hauteur jure avec son mince débit, de beaux eucalyptus, des cyprès compacts abritent ou jalonnent d’opulentes cultures de vignes, d’orangers et de grenadiers. Au sud-ouest, Orléansville a sauvé ou créé en partie cent hectares de pins et de caroubier, un Bois de Boulogne assez inattendu ici. La ville elle-même, en dépit de ses murailles à créneaux et de ses rues tirées au cordeau, s’est efforcée vers un urbanisme coquet, signe de prospérité. Les rues y sont larges au point que les blancs immeubles à deux étages ont l’air d’attendre des étages complémentaires. Quelques maisons traitées en style mauresque, un palais de justice dont la porte est d’une amusante polychromie, de nettes et claires boutiques, un square élégamment dessiné, dont le seul tort est de nous dissimuler les vestiges et les mosaïques d’une basilique romaine à cinq nefs (n’est-il pas question de l’exhumer de nouveau ?) […]. Une mosquée neuve et fort élégante, avoisinant une école de tapis et de broderies, voilà de quoi passer quelques heures sans ennui. Et peut-être n’est-il pas inutile, pour montrer la vie de ces sous- préfectures algériennes et l’esprit d’initiative de leurs édiles, de signaler que celle-ci s’est offerte - en plein royaume de l’aridité - le luxe trop rare en France d’une piscine municipale. Ici une parenthèse, pour ceux qui, faute de temps, voudraient regagner Alger ou pousser jusqu’à Oran par la côte, en traversant d’abord la petite chaîne du Dahra et en

47 rejoignant la Méditerranée auprès d’une très vieille ville berbère, Ténès. Belle occasion de faire, en 55 Km à peine, un de ces trajets à deux faces où s’affirment les contradictions de la nature algérienne. Au surplus, région peu touchée par la colonisation et peu banalisée par le tourisme: bref, hormis la chaussée bien roulante, une vision encore très pure de la vieille Algérie. L’Algérie et les colonies françaises, comprenant la géographie physique, politique, historique, agricole, industrielle et commerciale d’après les documents les plu récents, Paris, Garnier Frères Editeurs, 1901, p. 84

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Isabelle EBERHARDT Née à Genève en 1877 de père inconnu (sa naissance est une énigme) et de Mme de Moerder, née Nathalie Eberhardt. Elle fait un premier voyage en Algérie en 1897 et est subjuguée par le pays 27 . Elle y retourne pour y vivre et épouse un maréchal de spahis d’origine algérienne et de nationalité française, selon le rite musulman. En butte à l’administration coloniale hostile à cette « réfractaire 28 »qui fraye avec les indigènes, Isabelle Eberhadt n’a cependant jamais joué un rôle politique, même mineur, qui l’aurait amenée à contester radicalement le système colonial. C’est à partir de sa vie personnelle qu’elle organise une sorte de résistance passive au colonialisme. Cette réflexion trouvera toutefois, par ses écrits, parus dans l’ Akhbar 29 , une véritable dimension publique. L’originalité de sa démarche réside dans ses rapports particuliers à l’Autre, dans sa faculté d’observation et dans son intégration à la société algérienne. Les travaux journalistiques ainsi que ses réflexions personnelles dévoilent « le noble cheminement vers la fraternité » (ce qui lui vaut d’être en butte à bien des attaques) et surtout sa quête d’originalité et d’harmonie. A la recherche de l’étrange et à la découverte d’autres croyances, ses écrits, Dans l’ombre chaude de l’Islam (1906), Au pays des sables (1914), Trimardeur (1922), Mes Journaliers (1923) 30 , Yasmina et autres nouvelles algériennes (1926), entre autres, sont une chronique de cette rencontre magique entre un regard féminin souvent déguisé et les sociétés du désert auxquelles elle s’est parfaitement intégrée. Elle meurt en 1904, sous l’éboulement de sa maison emportée par l’oued en crue, à Aïn Sefra où elle est enterrée.

Chevauchée en pays farouche

Un témoignage sur la région de Ténès nous est fourni par Isabelle Eberhardt qui y a vécu un certain temps. Son séjour à Ténès, s’il fut fructueux sur le plan de la production littéraire a été empoisonné par une cabale montée par les colons contre cette Européenne excentrique qui les narguait en prétendant défendre les intérêts des autochtones. Elle visite les douars et note les histoires ou curiosités locales, assiste à des cérémonies, s’enquiert des conditions de vie des Musulmans, traverse les villages européens » construits sur les terrains pris aux pauvres fellahs qui y travaillent maintenant aux conditions draconiennes du khamessat français. Le paysan se plaint, mais supporte son sort très patiemment jusqu’à quand? » Écrit-elle . Fin 1902, tandis que Slimène est Khodja (secrétaire-interprète) à la commune mixte de Ténès, Isabelle parcourt les tribus en quête de reportages pour le journal L’Akhbar .

(Alger) le 25 décembre 1902, Le jeudi soir 11 décembre, comme il avait été décidé, je suis partie au clair de lune de Ramadane, pour ce voyage au Dahra. […]…La soirée était claire et fraîche. Un grand silence régnait dans la ville déserte et nous filâmes comme des ombres, le cavalier Mohammed et moi. Cet homme, si bédouin et si proche de la nature, est mon compagnon de prédilection, parce qu’il cadre bien avec le paysage, avec les gens…et avec mon état d’esprit. De plus, il a, inconsciemment, la même préoccupation que moi des choses obscures et troubles des sens. Il sent ce que je

27 Ce premier voyage effectué en 1897 avec sa mère n’a duré que six mois. Après le décès de sa mère, Isabelle Eberhardt retourne en Europe. 28 « C’est ainsi que Lyautey la caractérise dans une lettre à Jacques Silhol, datée du 19 mars 1905, postée de Aïn Sefra » note empruntée à Alain Calmes dans, Le roman colonial en Algérie avant 1914, Paris, L’Harmattan, 1984, p.195. 29 Journal « indigène » important dont le titre signifie « les nouvelles », la date de sa première publication est le 30 novembre 1902. Son directeur Victor Barrucand prône l’association des races pour le développement économique harmonieux de l’Algérie dans le cadre du maintien de la souveraineté française. Isabelle Eberhardt est sa plus fidèle collaboratrice. Il faut signaler aussi que ce journal est bilingue. 30 Isabelle Eberhardt, Mes Journaliers, Paris, 1923, rééd. Lettres et journaliers, Paris, Actes Sud, 1987.

49 comprends et il le sent certes plus intensément que moi, justement parce qu’il ne le comprend pas et ne cherche pas à le comprendre. A Montenotte et Cavaignac, station au café maure. Au-delà de Cavaignac, nous quittons la route carrossable et nous nous engageons dans le dédale enchevêtré de cet inextricable pays de Ténès. Nous traversons des oueds, nous grimpons des côtes, nous dévalons des ravins, nous côtoyons des cimetières… Puis, dans un désert de diss et de doum, au-dessus d’un bas-fond sinistre d’aspect saharien où les buissons sont haut perchés sur des tertres, nous mettons pied à terre et nous mangeons…pour manger et nous reposer. A chaque bruit, nous nous retournons sur l’insécurité du lieu. Puis j’aperçois une vague silhouette blanche contre l’un des buissons, dans le bas-fond. Les chevaux s’agitent et ronflent…Qui est ce? Il disparaît, et quand nous passons par là, les chevaux manifestent de l’inquiétude. Puis, la route suit une vallée étroite, coupée d’oueds nombreux. Les chacals hurlent très près. Plus loin, nous grimpons suivant le flanc de la montagne qui sépare cette région de la mer et nous arrivons à la mechta de Kaddour-bel-Korchi, caïd des . Le caïd n’y est pas et il faut aller plus loin, par des sentiers affreux. Nous trouvons, au commencement de la terre de Baach, le caïd de la mechta d’un certain Abdel-el-Kader ben Aïssa, avenant et hospitalier. Nous prenons là notre second repas et quand la lune est couchée, nous repartons pour Baach, par des chemins bordés de fondrières, boueux et pleins de pierres roulantes…A l’aube, le bordj de Baach, le plus beau de la région, nous apparaît très haut sur une colline pointue, très semblable à un bordj saharien. Mes journaliers, précédés de la vie tragique de la bonne nomade par René Louis Doyon, Editions d’Aujourd’hui ; coll. «Les introuvables», Paris, 1987, p. 284-286 .

50

Charles HANIN. Né en […] mort en1950.Administrateur en Afrique noire pendant de longues années. Il a fait presque toute sa carrière au Soudan et au Sénégal. Il a écrit Occident noir, édité à Paris en 1946 aux éditions Alsatia. Aux mêmes éditions paraît cette monographie en 1950 dont on ne sait si la publication est postérieure ou antérieure à sa mort la même année.

Vallée de flamme et de poussière

Description de ce couloir torride qu’est la vallée du Chélif en plein mois de juillet. La description du peuplement est à rapprocher de celle de l’extrait D’A. Daudet dans Tartarin de Tarascon .

Juillet… C’est un assoupissement de la campagne poudreuse sous l’incandescence d’un ciel inexorable, sous la réverbération folle qui rejaillit de toutes parts sans que, parmi les branches où longuement vibre l’archet strident des cigales, un souffle ne vienne animer le feuillage immobile dans la fournaise. Cependant de temps à autre un peu de sable tournoie en une ronde brève, sur la route aveuglante qui disparaît au loin vers le fauve ballonnement des collines. Au gros de l’été, c’est bien une étendue de flamme et de poussière que cette vallée du Chéliff, de ce cours d’eau qui par sa longueur peut bien s’évertuer à jouer au fleuve, mais qui n’est qu’un ruisseau de l’espèce la plus indigente et la plus désespérée. Il n’est pas, dans ce pays en effet, de ces eaux apaisées, de ces calmes rivières en lesquelles puissent librement s’égayer les jeux des reflets ; nulle part, des eaux profondes ou glissent quelque chaland ou quelque barquette pour les heures des dimanches surchauffés, ni sur leurs bords quelque guinguette ou l’on puisse trouver le repos et la fraîcheur. Le régime torrentiel les domine tous, ces oueds de l’Afrique du Nord: sables gris des schistes pulvérisés, argiles fissurées de sécheresse et flots noirâtres qui brusquement roulent en tempête au moment des ondées d’hiver, et le Chéliff à cette règle commune se conforme. Entre les terres colonisées de l’Oranie et les plaines de l’Algérois, entre les bourrelets du Dahra sur la mer et les concentrations orographiques de Milianah et de l’Ouarsenis, la longue vallée du Chéliff déroule le chapelet de ses agglomérations, de ses céréales, de ses vignes, de ses champs de coton, de ses peuplements d’orangers et, devant l’ordonnance agricole en laquelle se dénombrent les canaux cimentés débordant des eaux captées dans les montagnes, devant l’étendue aussi d’une entreprise qui tient presque du miracle parce que tout près, un reste de paysage dépouillé qui paraît inapte à la vie des

51 hommes, témoigne de ce qu’était la terre avant nous, on ressent comme un sentiment contradictoire où s’affrontent la tristesse de la nature et l’admiration que peut y susciter ce travail surhumain, mais cette rénovation, malgré les concentrations humaines qu’eussent pu provoquer les mines environnantes, le plomb et la calamine de l’Ouarsenis, le fer de l’Oued-Rouina ou l’argent de l’Oued-Fodda, n’a pas pu pénétrer les petites vallées latérales qui confluent vers l’axe principal du fleuve. Quand, dans l’évaporation qui gerce les muqueuses, l’air émané de la crémation générale inflige aux horizons une présence inflexible, je ne saurais rien de plus hostile que cette vallée torréfiée que n’atteint pas la brise de la mer parce que le Dahra l’entrave comme une digue, si, de cette terre où jadis stagnaient des indigènes dans leurs gourbis de paille et raclant les seules parcelles d’alentour, le labeur de nos hommes n’avait fait jaillir par le sortilège de l’eau domptée, les somptueuses cultures qui se déroulent à mes yeux. D’Affreville, au pied de Milianah, jusqu’à la plaine d’Inkermann, le paysage change insensiblement. Accidenté dès l’abord, il s’aplatit, se dénude et, dans le bas pays, seuls de loin en loin des bouquets d’eucalyptus indiquent des agglomérations exhumées de la terre suivant un modèle uniforme et désolant. Que dire en effet de ces bourgades puantes de rancœurs, noircies du vol des mouches, ardentes de ce même soleil torrentiel, et, durant les jours de paye ou de repos toutes remplies d’un peuple qui erre à l’aventure dans sa sordidité bariolée ? Des cafés aux tables poisseuses, desservis par des garçons plus repoussants encore, s’ouvrent sur une chaussée rectiligne jusqu’à la rituelle placette dont un kiosque attend on ne sait quel orchestre incertain. Royaume de la chaleur et du soleil ennemis ! ALGÉRIE…terre de lumière, Paris, Editions Alsatia, 1950, « Vallée de flamme et de poussière », p. 177-180.

52 Charles.HANIN.

Milianah

Malgré les attraits de son site, Miliana est une ville qui se meure. La description insiste sur l’atmosphère d’ennui qui pèse sur cette ville surannée du reste fort agréable à voir.

Milianah, sur la porte de l’ouest dit-on, domine la plaine à l’infini et, de sa promenade fameuse, la pointe des Blagueurs, l’œil vole vers des horizons illimités. Ville qui n’a d’autre attrait que son site, la fraîcheur de ses ombrage, le ruissellement de ses eaux dans les fossés, la profusion des fleurs dans les bosquets, la verdure des pelouses dans les petits squares, l’épanouissement des vergers, le climat qu’adoucit, au long des jours les plus torrides de l’année, la brise qui vient sans contrainte de la mer, parce que dressée sur son piton par-dessus les hauteurs d’alentour, sauf cependant cet éternel Zaccar si proche et si dominateur. Mais, hors des jardins et du panorama des Blagueurs, c’est le même ennui des choses mourantes que l’on trouve en cette Milianah surannée où le jeune Alphonse Daudet tenta de raffermir ses poumons. Il y avait alors beaucoup de chasseurs d’Afrique dans cette garnison des soldats du second Empire, et ne rappelle-t-il pas quelque part l’équipée caricaturale d’un sien cousin méridional, armé jusqu’aux dents à la poursuite d’hypothétiques fauves ? Je ne vois plus que des gens qui s’en vont par groupes désoeuvrés, autour du marché éclatant des milles couleurs des fruits amoncelés sur les éventaires, des gens devant les échoppes des artisans et les boutiques d’où s’échappent les vociférations derrière les étalages, des gens devant les cafés maures où l’on bavarde à l’infini pour ne rien dire tandis que d’autres dorment à même le sol, tuant les heures tièdes ; et des tirailleurs qui badaudent à l’aventure, et des officiers qui se pressent au cercle autour des tables de bridge. ALGÉRIE…terre de lumière , Editions Alsatia, Paris, 1950, p.183- 184.

53

Paul ROBERT Paul Charles Jules, habituellement appelé Paul Robert, est né le 19 octobre 1910 à Orléansville, aujourd’hui Chlef en Algérie, mort le 11 août 1980 à Mougins (Alpes –Maritimes). Lexicographe et éditeur français, il entreprend la rédaction d’un Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, publié de 1953 à 1964 en 8 volumes et un supplément, mais que l’Académie française choisit de primer dès le 15 juin 1950 (Prix Saintour) sur simple présentation d’un premier fascicule. Il a écrit ses Mémoires en deux tomes, Au fil des ans et des mots . Les semailles , tome 1, Au fil des ans et des mots . Les moissons. tome 2.

Orléansville et ma maison natale

L’intérêt de cet extrait autobiographique où l’auteur narrateur décrit sa ville et sa maison natales, réside dans la configuration et l’essor de la ville dans les années 1920. Il constitue aussi un témoignage sur le train de vie des colons. Train de vie que l’on peut comparer parallèlement avec celui des indigènes que décrit Isabelle Eberhardt dans ses nouvelles.

Les représentations théâtrales, comme celle de l’ Aiglon, étaient plutôt rares, à l’époque de mon enfance, dans Orléansville. Pourtant, vers 1919, avec ses 5000 habitants, en majorité français (on disait « européens », par opposition aux « indigènes ») à l’intérieur des remparts de Bugeaud, ce chef-lieu d’arrondissement donnait vraiment l’apparence d’une petite ville de province française, comparable par son importance à Foix en Ariège, par exemple : des rues tracées à angle droit et bordées d’arbres, avec de larges trottoirs, des maisons presque toutes semblables à celle de la métropole. Je n’en ai guère connu qu’une seule qui fût vraiment de style hispano-mauresque, beaucoup mieux adaptée au climat torride de l’été, avec sa cour intérieure, ses galeries à colonnades, son patio et ses jets d’eau. Elle appartenait à une vieille cousine auvergnate de mon père, Adélaïde Attard, née Pouzadoux, qui réunissait souvent chez-elle, avec un certain faste, des dizaines de cousins et d’amis. Le Tout-Orléansville se retrouvait là. Notre maison à nous, acquise par mon oncle et mon père, un an à peu près avant ma naissance, était située en plein centre d’Orléansville, en face de la poste, sur la rue principale qui s’appelait, comme à Alger et dans beaucoup d’autres villes d’Algérie, la rue d’Isly. L’immeuble à un étage avait été construit par un négociant en vins, M. Charlet, sur d’énormes murs qui résistèrent au tremblement de terre de septembre 1954. Il y avait, naturellement, d’immenses caves en sous-sol, pleines de vestiges de leur destination première, d’innombrables bouteilles vides et une multitude d’étiquettes volantes portant les noms de tous les crus de France [...]. Du côté de la rue latérale, portant le nom de Cavaignac, un grand portail vert s’ouvrait sur une longue cour prolongée par un petit jardin exubérant, qui séparait le bâtiment principal des communs, couverts de tuiles ocres : un garage, une cuisine, une buanderie et un impressionnant hangar rempli de bois de chauffage. Que de coins et recoins propices aux jeux de mon enfance !

54 Le rez-de-chaussée de la maison comprenait, outre l’imposant escalier qui desservait le premier étage, quatre pièces donnaient vue sur la rue d’Isly par de grandes baies fixes, posées à environ un mètre du sol, au-dessus de soubassements assez spacieux pour qu’un gamin comme moi pût s’allonger entre les doubles rideaux et observer au- dehors sans être vu. Manière d’utiliser les anciennes vitrines du négociant en vins ! Le salon, qui me paraissait immense et vide malgré les nombreux meubles qui le garnissaient, s’ornait d’un beau piano à queue dont mes soeurs, Andrée et Simone, jouaient parfois. Ma mère, très mélomane, avait une grande amie, professeur de piano, Mme Marise Lallement. Son ménage avait été brisé, moins d’un mois après les noces et ma mère aimait beaucoup cette jeune veuve, douce et charmante, qui venait chez nous fréquemment et qui m’a donné, dès l’enfance, l’amour de Chopin. J’entendais ma mère lui dire: « Marise, encore, encore ! » Et Marise Lallement, avec une gentillesse extrême, s’exécutait. Sans arrêt, défilaient les préludes, les nocturnes, les valses... Durant la guerre, alors que mes trois cousins aînés étaient sur le front, que ma soeur Andrée et ma cousine Alice habitaient chez ma tante Jeanne à Alger, […], mes parents, à Orléansville, avaient l’habitude de prendre leurs repas avec les plus jeunes enfants, ma soeur Simone et moi, dans l’une ou l’autre des deux pièces qui flanquaient le hall de l’escalier mais, le plus souvent, dans celle qui donnait à la fois sur la cour et sur la rue Cavaignac. Par les froides soirées de l’hiver on allumait un bon feu de bois dans la cheminée et il m’est arrivé, plus tard, à l’école des Roches, de décrire en composition française l’ âtre auprès duquel nous dînions. Le professeur nota en marge de ma copie : « Âtre , cela ne se dit plus. Où donc avez-vous vu un âtre? » Je persiste dans mon erreur : l’âtre de mon enfance n’était pas n’importe quelle cheminée. Symbole du foyer familial, il nous unissait tous les quatre autour de lui […] Il y avait aussi les réceptions auxquelles mon père était tenu par ses fonctions de maire, de délégué financier et d’industriel. Outre les notables locaux, sous-préfet en tête, mes parents accueillaient à leur table des personnalités de France ou d’Algérie: gouverneurs généraux, préfets, parlementaires, collègues des assemblées algériennes, fabricants de machines de meunerie, filateurs de coton du Havre et des Vosges [...]. Ma mère était une remarquable maîtresse de maison, avec son sourire gracieux et la douceur de ses manières. Excellente cuisinière, par surcroît, fort bien secondée par Fatma et ses filles, elle laissait toujours à ses invités un souvenir ravi. Au fil des ans et des mots , 1.Les semailles , Tome 1, Paris, Editions Robert Laffont, 1979, p. 55-58.

55 Paul ROBERT

Promenades en ville et hors de la ville

Description ambulatoire très fidèle de la ville d’El-Asnam.

A l’intérieur et hors des remparts, Orléansville offrait d’agréables promenades que je faisais, dans mon enfance, tantôt avec mes parents, tantôt avec mes petits camarades, sans parler du court trajet que je parcourais, généralement seul, pour me rendre à l’école communale. Je passais devant le monument surmonté du buste de mon oncle, place Paul- Robert, la place principale de la ville, construite sur la mosaïque d’une basilique chrétienne, datant du IV e siècle, et appelée plus tard basilique Saint-Réparatus. Vers l’ouest, la rue d’Isly nous menait au beau jardin public, bordé d’un côté par l’hôtel Baudouin, de l’autre par la sous-préfecture où nous nous retrouvions un peu chez nous grâce aux souvenirs d’enfance de ma mère. Cette résidence dominait de haut la porte de Ténès, le pont du Chélif et le hameau de la Ferme, près duquel se trouvait le grand terrain de football, plus tard dénommé stade Joseph Robert, en l’honneur de mon père. A l’opposé, non loin de la gare, les tièdes soirées de l’été nous entraînaient, parfois, vers la pointe sud-est des remparts, dite « pointe de blagueurs » où l’on pouvait causer, assis sur des banquettes de pierre, et contempler « la pépinière » qui s’étendait en contrebas, sur des centaines d’hectares. Aux portes même de la cité, cette forêt plantée par le génie militaire sous Bugeaud faisait l’orgueil des Orléansvillois et, disait-on, le bonheur des amoureux. Au-delà, vers la route de l’Ouarsenis, les buissons épineux et les cactus protégeaient d’innombrables gourbis. Auprès d’eux, le conseil municipal, présidé par mon père décida, après la guerre, de faire construire une cité indigène moderne. Malheureusement, les architectes bâtirent à l’européenne sans tenir compte des coutumes traditionnelles. Les occupants eurent tôt fait d’en murer les fenêtres et d’ouvrir une bouche d’aération dans le toit. Au fil des ans et des mots, 1.Les semailles, tome 1, Paris, Editions Robert Laffont, 1979, p. 59-60.

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Deuxième partie

ÉVÉNEMENTS HISTORIQUES ET ESPACE IMAGINAIRE

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1

ÉVÉNEMENTS HISTORIQUES

58 Thomas BUGEAUD

« L’insurrection du Dahra »

Cette lettre 31 est un témoignage à verser dans le dossier de la terrible répression de l’insurrection du Dahra. Répression tristement célèbre par les «enfumades» des grottes dans lesquelles s’étaient réfugiées les tribus insurgées

A Monsieur Martineau des Chesnez

1er mai 1843.

Nous sommes dans un moment de crise. Une insurrection commencée dans le Dahra, à l’ouest de Ténès, a franchi le Chélif et a gagné l’Ouarensénis ainsi que les tribus du versant sud de ces montagnes. On s’est déjà battu plusieurs fois autour de Ténès. Le 5 mai, je réunirai sous Méliana, dans la vallée Chélif, une bonne petite colonne et j’agirai conformément aux circonstances. Les journaux l’Algérie, l’Afrique et autres diront-ils encore que c’est nous qui allons chercher la guerre? Voudront-ils que nous envoyions leurs feuilles, aux insurgés qui nous ont attaqués, au lieu de leur opposer nos baïonnettes et nos sabres? L’un d’eux prétendait l’autre jour que nous avions fait passer la charrue avant les bœufs, qu’au lieu de guerre il fallait faire connaître aux Arabes ce que nous voulons par la voie de la presse qui est la reine du monde . Et puis dans un tel pays n’est-il pas bien pressant d’établir partout le gouvernement civil ? On y est toujours dans la situation où les républiques antiques donnaient la dictature. Lettre inédites du maréchal Bugeaud ,duc d’Isly (1784-1849), op. cit., p. 261-262.

31 Il est à noter que dans ces lettres inédites, on nous donne un aperçu trop bref des principaux destinataires de ces lettres. Cette lettre est adressée au général François Edme Joseph Martineau des Chenez, alors que d’autres sont adressées à Emile-Philippe Martineau des Chenez dont on ne précise pas la fonction, mais qui est son supérieur hiérarchique au vu des requêtes adressées au début de la lettre et du post-scriptum de la lettre qui ouvre cette anthologie, cf. note de bas de page n°5.

59 Achille Jacques de SAINT-ARNAUD

« L’insurrection du Dahra »

Lettre adressée à son frère, dans laquelle il se plaint de la chaleur qui règne à Orléansville. Il parle de Boumaza et du guet-apens que celui-ci a dressé à l’agha Hadj Ahmed. Cet épisode est repris par Assia Djebar dans « la mariée nue de Mazouna » 32 . Il annonce également son intention d’enfumer la tribu des Sbéhas à l’exemple de Pélissier qui a enfumé les Ouleds Riah .

[A M. LEROY DE SAINT-ARNAUD, AVOCAT A PARIS]

Orléansville, le 19 juillet 1845.

[…] Orléansville est un enfer. Il y a une poussière qui aveugle, entre partout, s’unit à tout. Ce n’est pas de l’air que l’on respire, c’est du feu. Au moins j’espérais être un peu tranquille et faire travailler à mes routes, mais voilà que les Sbéhas, tribu de scélérats jamais soumis, viennent me faire un coup à la numide. Ils ont laissé passer chez eux mon agha Hadj-Hamet, qui allait à Mazouna avec un goum de deux cents chevaux pour chercher une femme à son fils Ali. A son retour, ils ont tendu une embuscade et ont tué l’agha, deux caïds, une douzaine de cavaliers, blessé vingt et pris tout le butin du goum. C’est un coup très fâcheux, qui me prive d’un homme dévoué et m’oblige à me remettre en selle malgré moi par une chaleur sans nom. Il paraît que c’est une haine de tribu à tribu, Sbéhas contre Sindjès. Il y avait aussi sous jeu quelque émissaire secondaire du chérif, peut-être le chérif lui-même. Quelque soit la cause, il faut que j’aille faire le siège de leurs grottes comme Pélissier.

Lettres du Maréchal de Saint-Arnaud, tome deuxième, Paris, Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs, 1855, p. 32-34.

32 Assia Djebar, L’amour, la fantasia, Alger/Paris, ENAL / J. C. Lattès, 1985.

60 Achille Jacques de SAINT-ARNAUD

« Enfumades des Sbéhas »

Dans cette lettre, Saint-Arnaud fait le récit détaillé de l’opération militaire menée contre la tribu des Sbéhas où cinq cents personnes périrent enfumées. Après le scandale soulevé à Paris à la suite du rapport établi par Pélissier sur les premières « enfumades » du Dahra, Saint-Arnaud s’entoure d’un mutisme absolu. Cette lettre constitue un témoignage de plus à verser dans l’histoire sanglante de la conquête et annonce la création du village de Aïn Merane ex. Rabelais.

Au Même

Au bivouac d’Aïn-Merane, le 15 août 1845

Cher frère, je voulais te faire un long récit de mon expédition, mais le temps me manque. Je viens d’écrire huit pages au maréchal. […] Je t’envoie seulement une espèce de journal sommaire de mes opérations. Tu sais que j’avais dirigé mes trois colonnes de manière à surprendre le chérif, le 8, par un mouvement combiné. Tout est arrivé comme je l’avais prévu. J’ai rejeté Bou-Maza sur les colonnes de Ténès et de Mostaganem qui l’ont tenu entre elles et l’ont poursuivi. Il a fini par s’échapper en passant entre Claparède, Canrobert, Fleury, et le lieutenant-colonel Berthier. On m’a rapporté trente-quatre têtes, mais c’est la sienne que je voulais. Le même jour 33 , le 8, je poussais une reconnaissance sur les grottes ou plutôt cavernes, deux cent mètres de développement, cinq entrées. Nous sommes reçus à coups de fusil, et j’ai été si surpris que j’ai salué respectueusement quelques balles, ce qui n’est pas mon habitude. Le soir même, investissement par le 53 esous le feu ennemi, un seul homme blessé, mesures bien prises. Le 9, commencement des travaux de siège, blocus, mines, pétards, sommations, instances, prières de sortir et de se rendre. Réponse : injures, blasphèmes, coups de fusil…feu allumé. 10, 11, même répétition. Un arabe sort le 11 , engage ses compatriotes à sortir ; ils refusent. Le 12, onze Arabes sortent, les autres tirent des coups de fusil. Alors je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Personne n’est descendu dans les cavernes ; personne… que moi ne sait qu’il y a là-dessous cinq cents brigands qui n’égorgeront plus les Français. Un rapport confidentiel a tout dit au maréchal, simplement, sans poésie terrible ni images.

33 Les chiffres en gras sont ainsi soulignés par Saint-Arnaud.

61 Frère personne n’est bon par goût et par nature comme moi. Du 8 au 12, j’ai été malade, mais ma conscience ne me reproche rien. J’ai fait mon devoir de chef, et, demain je recommencerais ; mais j’ai pris l’Afrique en dégoût. J’ai fait faire une redoute à Aïn-Merane 34 , et j’y établis un camp qui restera dans le centre des Sbéhas jusqu’à ce qu’ils soient soumis. D’ici, je rayonne jusqu’à la mer. Lettres du Maréchal de Saint-Arnaud, tome 2, op. cit., p. 36-39

34 La création du fort dit Bordj Aïn Merane date effectivement de 1845. La création du centre de population de Rabelais, aujourd’hui Aïn Merane, date de 1889.

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Assia DJEBAR De son vrai nom Fatima-Zohra Imalayen, est née à Cherchell le 4 août 1936. Elle débute sa carrière littéraire très jeune. Elle publie La Soif roman écrit en deux mois (Julliard 1957) puis Les Impatients (1957). Rouge, l’aube (Théâtre) et Poèmes pour l’Algérie heureuse, sont écrits à Rabat en 1960 et publiés à Alger après l’indépendance. Elle a également réalisé deux courts métrages : La Nouba des femmes du Mont Chenoua, en 1979 (film primé à la Biennale de Venise) L a Zerda ou les chants d'oubli , en 1982. Son œuvre romanesque est prolifique : Les Enfants du Nouveau Monde ( 1962), Les Alouettes naïves (1967), Femmes d’Alger dans leur appartement ( 1981), Ferdaous (trad., 1981 ), L’amour, la fantasia ( 1985), roman où se mêlent écritures historiques de la conquête et éléments autobiographiques, lui vaut d’être lauréate du prix de l’amitié Franco- Arabe. Il est considéré comme l’ouverture d’une fresque que continuent Ombre sultane ( 1987) Loin de Médine ( 1991) et Vaste est la prison , (1995). Elle est membre de l’Académie Française depuis 2005.

Femmes, enfants, bœufs couchés dans les grottes…

Ce chapitre relate des faits historiques ayant marqué de manière indélébile la mémoire collective dans la région du Chélif. Il s’agit des « fameuses enfumades du Dahra ». Suite au soulèvement des tribus à l’appel du «chérif» Bou Maza, entré de son vivant dans la légende, la répression de l’armée coloniale va être impitoyable. Plusieurs tribus vont être tuées par asphyxie dans les grottes où elles se réfugient. L’auteure met en scène la poursuite puis les derniers pourparlers et préparatifs de Pélissier avant l’enfumage de la tribu des Ouled Riah qui s’est retranchée dans les grottes de Nacmaria.

Le printemps de l’année 1845 est marqué par l’effervescence de toutes les tribus berbères du centre ouest du pays. L’Émir Abdelkader refait ses forces à la frontière marocaine. Après cinq ans d’incessantes poursuites, ses ennemis- Lamoricière et Cavaignac à l’ouest, Saint-Arnaud et Yusuf au centre et Bugeaud à Alger- le croient à terre. Ils commencent à espérer : serait-ce la fin de la résistance algérienne? Or c’est l’explosion. Il a suffi de la prédication d’un nouveau chef, un jeune homme auréolé de prophéties et de légendes miraculeuses, Bou Maza, «l’homme à la chèvre», pour que les tribus des montagnes et des plaines se soulèvent à son appel. Entre Ténès et Mostaganem sur le littoral, entre Miliana et Orléansville à l’intérieur, la guerre reprend dans cette région du Dahra. En avril, le «Chérif» Bou Maza tient tête à deux armées venues de Mostaganem et d’Orléansville. Croient-elles le cerner au centre du massif ? Il attaque Ténès en y lançant un de ses lieutenants. Saint-Arnaud accourt-il pour sauver Ténès ? Bou Maza surgit et risque de prendre Orléansville. Des secours arrivés d’urgence protègent cette ville. Le Chérif menace alors Mostaganem. L’Emir lui-même n’a pas montré autant de promptitude dans l’offensive…Ce nouveau prédicateur sera-t-il un vicaire d’Abdelkader ou bien, entouré déjà d’une hiérarchie de fidèles, Bou Maza se voudra-t-il autonome ? Rien n’est sûr, sinon son style d’attaque, rapide comme l’éclair.

63 Dans le Dahra qu’il parcourt, ses étendards et sa musique en tête, les populations l’acclament comme «le maître de l’heure». Il en profite pour châtier, quelquefois cruellement, caïds et Aghas nommés par le pouvoir français. En mai, trois armées françaises battent campagne: elles répriment les rebelles, incendient leurs villages et leurs biens, les obligent, tribu après tribu, à demander l’«amen». Saint-Arnaud fait mieux, il s’en enorgueillit dans sa correspondance: il contraint les guerriers des Béni-Hindjès à remettre leurs fusils. On n’avait jamais obtenu un tel résultat en quinze ans. […] Le mois de juin commence. Le maréchal Bugeaud, duc d’Isly, a supervisé les résultats de la répression: parti de Miliana avec plus de cinq mille fantassins, cinq cents cavaliers et mille mulets de bât, il a parcouru le Dahra en tout sens. Le 12 juin, il s’embarque à Ténès pour Alger. Il laisse son colonel d’état-major Pélissier parfaire le travail; il faut réduire les tribus de l’intérieur encore insoumises. Les colonnes parties à nouveau de Mostaganem et d’Orléansville, même en coordonnant leurs efforts, n’ont pas réussi à encercler le Chérif insaisissable. Elles ne laissent derrière elles que la terre brûlée, pour obliger le chef rebelle à disparaître ou à se terrer. Le 11 juin, à la veille de son embarquement, Bugeaud envoie à Pélissier, qui se dirige vers le territoire des Ouleds Riah, un ordre écrit. Cassaigne, l’aide de camp du colonel, en évoquera les termes plus tard: « Si ces gredins se retirent dans leurs grottes, ordonne Bugeaud, imitez Cavaignac aux Sbéah, enfumez-les à outrance, comme des renards ! » L’armée de Pélissier comprend la moitié des effectifs du maréchal: quatre bataillons d’infanterie, dont un de chasseurs à pied, auxquels s’ajoutent la cavalerie, une section d’artillerie et un goum d’Arabes ralliés, le «Makhzen». Les quatre premiers jours, Pélissier s’attaque aux tribus de Béni-Zeroual et des Ouled Kelouf dont il obtient, après quelques combats, la soumission. Restent les montagnards des Ouled Riah qui, sur les rives du Chélif, reculent tout en faisant progresser les deux mille cinq cents soldats de la colonne française. Le 16 juin, Pélissier place son camp au lieu-dit «Ouled el Amria», sur le territoire d’un des adjoints du Chérif. Vergers et habitations sont totalement détruits, les maisons des chefs de faction incendiées, leurs troupeaux razziés. Le lendemain, les Ouled Riah de la rive droite du fleuve entament la négociation. Ils seraient prêts à demander l’ «aman». Pélissier fait connaître le chiffre de l’imposition exigée, le nombre de chevaux à livrer, celui des fusils à remettre.

64 A la fin de la journée, les Ouled Riah, qui hésitaient, après délibération de leur assemblée, renâclent à remettre leurs armes. Les autres Ouled Riah, qui ne se sont engagés que pour quelques escarmouches, rejoignent leurs arrières : des grottes considérées comme inexpugnables et qui leur servaient d’abris déjà du temps des Turcs. Elles sont situées sur un contrefort du Djebel Nacmaria, dans un promontoire à 350 mètres d’altitude, entre deux vallées. Là, dans des profondeurs souterraines d’une longueur de 200 mètres environ, ouvertes sur des grottes quasi inaccessibles, les tribus se réfugient en cas de nécessité, avec femmes et enfants, troupeaux et munitions. Leurs silos leur permettent de tenir longtemps et de défier l’ennemi. La nuit précédant le 18 juin s’écoule mouvementée. Bien que Pélissier ait fait abattre des vergers autour du bivouac, des guerriers indigènes viennent ramper tout près; multiples alertes nocturnes. Les chasseurs d’Orléans, sur le qui-vive, interviennent ; ils les repoussent à chaque fois. A l’aube du 18 juin, Pélisssier est décidé à trancher: il laisse une partie du camp sous la surveillance du colonel Renaud; il fait progresser en montagne deux bataillons d’infanterie sans sacs, plus la cavalerie et le «makhzen», ainsi qu’une pièce d’artillerie et des cacolets. En avant de cette ultime marche, les cavaliers arabes d’El Hadj el Kaïm caracolent : ils ne résistent pas à une fantasia d’ouverture. Face à ces hauteurs menaçantes qu’ils savent habitées de l’intérieur, ne veulent-ils pas masquer plutôt leur angoisse ? Quelques effectifs de « ralliés » (est-ce pressentiment du drame qui va suivre ?) ont profité de la nuit pour déserter. Pélissier est résolu à agir vite. Le chef du goum demeure impassible. Ces derniers jours, il a tenu son rôle de guide sans défaillance, désignant inlassablement chacun des lieux et des biens. - Voici les grottes el Frachich ! s’écrie-t-il et il montre à Pélissier, accompagné du jeune Cassaigne et de l’interprète Goetz, un plateau qui surplombe, en avant-scène du paysage aride. S’ils sont tous terrés dans leurs grottes, nous allons bientôt marcher au-dessus de leurs têtes ! Précise-t-il en pratiquant une soudaine forme d’humour. […] Sitôt installé sur le plateau d’El-Kantara qui domine les grottes, Pélissier envoie ses officiers en reconnaître l’entrée dans le ravin : la principale se trouve en amont. On place devant elle un obusier. […] une autre issue a été découverte : elle communique avec la grotte sur l’entrée, en aval. On peut donc s’en servir comme d’une cheminée

65 d’appoint. De plus grands feux seront allumés aux ouvertures; cette fois, la fumée pénètrera dans les cavernes. Tandis que les corvées se multiplient pour couper le bois, abattre les arbres aux alentours, rassembler les fascines et la paille, Pélissier ne fait pas rallumer la fournaise: il préfère engager l’ultime phase des pourparlers. Les réfugiés semblent disposés à se rendre: un premier émissaire à neuf heures, un second, après qu’un conseil de djemaa s’est tenu entre eux, un troisième enfin demande «l’aman». Ils acceptent de payer l’imposition de guerre, et donc de sortir; ils craignent seulement d’être emmenés captifs à « la prison des cigognes » de Mostaganem. Pélissier, surpris, (venant du commandement général d’Alger, il néglige la triste réputation de ces geôles), promet de leur éviter ce sort; en vain. Les Ouled Riah, résolus à payer jusqu’à 75000 francs d’indemnité, hésitent à lui faire confiance sur ce dernier point. […] Il est une heure de l’après-midi. Les corvées de bois n’avaient pas cessé durant les pourparlers. Le feu se rallume donc et la fournaise va, sans discontinuer, être alimentée toute cette journée du 19 juin et toute la nuit suivante. Les fagots sont jetés par la troupe du haut du contrefort d’el Kantara. Au début, le feu s’élève modérément, comme la veille: une mauvaise direction est donnée aux matières combustibles. La prévoyance méticuleuse de Pélissier, qui, tôt, le matin, avait fait pratiquer des plates-formes en haut des rochers pour mieux jeter les fascines, se révèle utile. Une heure après la reprise des opérations, les soldats lancent les fagots «avec efficacité». En plus, le vent qui se lève oriente les flammes; la fumée entre presque totalement à l’intérieur. […] 20 juin 1845, à Nacmaria, six heures du matin. Dans l’éclat de l’aube, une silhouette titubante, homme ou femme, réussit à sortir, malgré les dernières flammèches. Elle fait quelques pas, hésite, puis s’affaisse, pour mourir au soleil. […] Pélissier ordonne l’envoi d’un émissaire; selon le rapport, il « revint avec quelques hommes haletants qui nous firent mesurer l’étendue du mal qui avait été fait ». Ces messagers confirment le fait à Pélissier : la tribu des Ouled Riah - mille cinq cents hommes, femmes, enfants, vieillards, plus les troupeaux par centaines et les chevaux- a été tout entière anéantie par « enfumade ». […] Moins de deux mois après, à vingt lieues de là, le colonel Saint-Arnaud enfume à son tour la tribu des Sbéah. Il boucle toutes les issues et, «le travail fait», ne

66 cherche à déterrer aucun rebelle. N’entre pas dans les grottes. Ne laisse personne faire le décompte. Pas de comptabilité. Pas de conclusion. […] Saint-Arnaud, moins de deux mois après Pélissier, a bien enfumé lui aussi huit cents Sbéah, pour le moins. Il s’est simplement entouré du mutisme du triomphe implacable. La vraie mort. Les enterrés jamais déterrés des grottes de Saint-Arnaud. L’amour la fantasia, J. C. Lattès/ ENAL, 1985, p. 77-90.

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Assia DJEBAR

BIFFURE

Ce texte en prose poétique montre comment l’écriture chez Djebar, apparaît d’une part, comme une rupture et un moyen de renouer avec le passé en vue de renouveler la filiation avec « les générations aïeules » et leur donner voix. L’écriture se révèle d’autre part, espace de la violence qui accompagne la violence de l’Histoire. Elle est instrument d’usurpation et de possession de l’autre : colonisation des signes qui accompagne et suit la conquête et l’invasion de cette patrie avec laquelle la narratrice se confond. Elle réalise que la guerre des armes est doublée d’une guerre des signes.

La prise de l’imprenable … Images érodées, délitées de la roche du Temps. Des lettres de mots français se profilent, allongées ou élargies dans leur étrangeté, contre les parois des cavernes, dans l’aura des flammes d’incendies successifs, tatouant les visages disparus de diaprures rougeoyantes… Et l’inscription du texte étranger se renverse dans le miroir de la souffrance, me proposant son double évanescent en lettres arabes, de droite à gauche redévidées ; elles se délavent ensuite en dessins d’un Hoggar préhistorique… Pour lire cet écrit, il me faut renverser mon corps, plonger ma face dans l’ombre, scruter la voûte de rocailles ou de craie. Laisser les chuchotements immémoriaux remonter, géologie sanguinolente. Quel magma de son pourrit là, quelle odeur de putréfaction s’en échappe ? Je tâtonne, mon odorat troublé, mes oreilles ouvertes en huîtres, dans la crue de la douleur ancienne. Seule, dépouillée, sans voile, je fais face aux images du noir… Hors du puits des siècles d’hier, comment affronter les sons du passé ?... Quel amour se cherche, quel avenir s’esquisse malgré l’appel des morts, et mon corps tintinnabule du long éboulement des générations - aïeules. L’amour la fantasia, J. C. Lattès/ ENAL, 1985, p. 18.

68 Isabelle EBERHARDT Le séjour d’Isabelle à Ténès lui permet de comprendre et de partager le désarroi des paysans algériens confrontés à la mainmise des colons sur leurs terres. Ce thème lui a inspiré des nouvelles qui éclairent d’une lumière plus crue les origines des nombreux soulèvements dans le pays et notamment dans la région. Il s’agit entre autres de la révolte de « Margueritte »35 , un bourg de colonisation situé au sud de Ténès non loin de Miliana. La nouvelle intitulée Fellah est exemplaire mais en raison de sa longueur nous avons opté pour les enjôlés dont la thématique est différente mais parce que la source des maux qui acculent le fellah à abandonner sa terre est la même.

Les Enjôlés

Cette nouvelle 36 offre un regard différent sur le recrutement des soldats indigènes et ses conséquences pour ces hommes dépossédés, réduits à la misère par le régime colonial qui les accule à abdiquer leur liberté.

Le soleil clair d’automne effleurait d’une tiédeur attendrie les platanes jaunis et les feuilles éparses sur le sable herbu de la place du Rocher, la plus belle de la croulante Ténès. Dans la limpidité sonore de l’air, les sons gais et excitants des clairons retentissent, alternant avec les accents plus mélancoliques et plus africains de la nouba arabe … Déployant toute la fausse pompe militaire, revêtus de leurs vestes les moins usées, de leur chéchias les moins déteintes, les tirailleurs passèrent… Il leur était permis de parler aux jeunes hommes de leur race qui, curieux ou attirés instinctivement par ce tableau coloré, suivaient le défilé. Et les mercenaires, par obéissance et aussi par un malin plaisir, faisaient miroiter aux yeux des fellahs les avantages merveilleux de l’état militaire, donnant sur leur vie des détails fantastiques. Parmi ceux qui suivaient, attentifs aux propos des soldats, Ziani Djilali ben Kaddour, bûcheron de la tribu des Chârir, se distinguait par sa haute taille, son fin profil aquilin et son allure fière. Ce qui l’avait le plus frappé dans les discours des tirailleurs, c’était leur affirmation qu’ils ne payaient pas d’impôts. D’abord, il avait été incrédule : de tous temps, les Arabes avaient payé l’impôt au beylik … Mais Mustapha le cafetier lui avait certifié que les askar avaient dit vrai… Et Djilali réfléchissait. Son père se faisait vieux. Ses frères étaient encore jeunes et, bientôt, ce serait sur lui que retomberait tout le labeur de la mechta, et l’entretien de sa famille, et l’impôt, et le payement des sommes empruntés au riche usurier Faguet et aux Zouaoua…

35 La révolte de Margueritte en 1901, au cours de laquelle des tribus se révoltent contre l’expropriation de leurs terres et assassinent des familles de colons. 36 Ce texte a été publié dans l’Akhbar le 4 janvier 1903, puis dans Pages d’Islam

69 Comment ferait-il ? Leur champ était trop petit et mal exposé, mangé de toutes parts par les éboulements de rochers et la brousse envahissante… Pour achever de lui rendre le séjour de son gourbi insupportable, sa jeune femme venait de mourir en couches… Vivre sans s’inquiéter de rien, être bien vêtu, bien nourri, ne pas payer d’impôts et avoir des armes, tout cela séduisit Djilali, et il s’engagea avec d’autres jeunes gens, comme lui crédules, avides d’inconnu et d’apparat… Le vieux Kaddour, brisé par l’âge et la douleur, le vieux père en haillons accompagna en pleurant les jeunes recrues qui partaient pour le dépôt des tirailleurs, à Blida… Puis, il rentra, plus cassé et plus abattu, sous le toit de diss de son gourbi , pour y mourir, résigné, car telle était la volonté de Dieu. A la caserne, ce fut, pour Djilali, une désillusion rapide. Tout ce qu’on lui avait montré de la vie militaire avant son engagement n’était que parade et leurre. Il s’était laissé prendre comme un oiseau dans les filets. Il eut des heures de révolte, mais on le soumit par la peur de la souffrance et de la mort… Peu à peu, il se fit à l’obéissance passive, au travail sans intérêt et sans utilité réelle, à la routine à la fois dure et facile du soldat où la responsabilité matérielle de la vie réelle est remplacée par une autre, factice. La boisson et la débauche dans les bouges crapuleux remplacèrent pour lui les libres et périlleuses amours de la brousse, où il fallait de l’audace et du courage pour être aimé des bédouines aux yeux d’ombre et au visage tatoué. Le cœur du fellah s’endurcit et s’assoupit. Il cessa de penser à la mechta natale, à son vieux père et à ses jeunes frères : il devint soldat. Trois années s’écoulèrent. L’automne revint, l’incomparable automne d’Afrique avec son pâle renouveau, ses herbes vertes et ses fleurs cachées dans le maquis sauvage. A l’ombre de montagnes, les coteaux de Chârir reverdissaient, dominant la route de Mostaganem et l’échancrure harmonieuse du grand golfe bleu, très calme et très uni, avec à peine quelques stries roses. Sur la route détrempée par les premières pluies vivifiantes, les tirailleurs en manœuvres passent, maussades et crottés. Sur leurs visages bronzés et durs, la sueur et la boue se mêlent et, souvent, en un geste exaspéré, une manche de grosse toile blanche essuie un front en moiteur… Avec un juron, blasphème ou obscénité, les épaules lasses déplacent la morsure lancinante des bretelles de la lourde berdha.

70 Depuis que, au hasard des « opérations », sa compagnie est venue là, dans la région montagneuse et ravinée de Ténès, « Ziani » Djilali éprouve un malaise étrange, de la honte et du remords… Mais la compagnie passe au pied des collines de Chârir et Djilali regarde le coteau où était sa mechta, près de la koubba et du cimetière où dort son vieux père qu’il a abandonné… Les frères, dispersés, sont devenus ouvriers chez des colons ; vêtu de haillons européens, méconnaissables, ils errent de ferme en ferme. Le gourbi a été vendu et Djilali regarde d’un regard singulier un fellah quelconque qui coupe des épines sur le champ qui était à lui, jadis, sur l’ancien champ des « Ziani ». Dans ce regard, il y a le désespoir affreux de la bête prise au piège, et la haine instinctive du paysan à qui on a pris sa terre et la tristesse de l’exilé… Oh ! Elle a beau retenir maintenant, la musique menteuse, elle ne trompe plus le fellah et elle ne l’entraîne plus, il se sent un poids dans le cœur, il voit bien qu’il a conclu un marché de dupes, que sa place n’est pas sous ce costume de mascarade mais bien sur la terre nourricière, sous les haillons du laboureur, dans la vie pauvre, mais libre de ses ancêtres ! Et, d’un geste rageur, du revers de sa manche il essuie la sueur et la poussière de son front, et les larmes de ses yeux… Puis, il courbe la tête et continue sa route, car nul ne peut lutter contre le mektoub de Dieu. Écrits sur le sable, œuvres complètes II (nouvelles et romans), édition établie, annotée et présentée par Marie-Odile Delacour et Jean–René Huleu, Paris, Grasset, 1990.

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ÉVÉNEMENTS LIÉS AU SITE GÉOGRAPHIQUE

72 Isabelle EBERHARDT

Ain Djaboub

Un saint, une source, et une belle Ténésienne. Le souvenir de Lalia coule dans les veines de Si Abderrahmane aussi doux que l’eau de cette source dont le pouvoir envoûtant oblige ceux qui y boivent à revenir dans cette ville pleine de charme, à l’image de Lalia qui vit et meurt pour son amour.

Les concitoyens de Si Abderrahmane ben Bourenane, de Tlemcen, le vénéraient, malgré son jeune âge, pour sa science et sa vie austère et pure. Cependant, il voyageait modestement, monté sur sa mule blanche et accompagné d’un seul serviteur. Le savant allait ainsi de ville en ville, pour s’instruire. Un jour, à l’aube il parvint dans les gorges sauvages de l’oued Allala près de Ténès. A un brusque tournant de la route, Si Abderrahmane arrêta sa mule et loua Dieu, tout haut, tant le spectacle qui s’offrait à ses regards était beau. Les montagnes s’écartaient, s’ouvrant en une vallée de contours harmonieux. Au fond , l’oued Allala coulait, sinueux, vers la mer, qui fermait l’horizon. Vers la droite, le mont de Sidi Merouane s’avançait, en pleine mer, en un promontoire élevé et hardi. Au pied de la montagne, dans une boucle de l’oued , la Ténès des musulmans apparaissait en amphithéâtre, toute blanche dans le brun chaud des terres et le vert puissant des figuiers. Une légère brume violette enveloppait la montagne et la vallée, tandis que des lueurs orangées et rouges embrasaient lentement l’horizon oriental, derrière le djebel Sidi Merouane. Bientôt, les premiers rayons du soleil glissèrent sur les tuiles fauves des toits, sur le minaret et les murs blancs de la ville. Et tout fut rose, dans la vallée et sur la montagne. Ténès apparut à Si Abderrahmane, à la plus gracieuse des heures, sous des couleurs virginales. Près des vieux remparts noircis et minés par le temps, entre les maisons caduques, délabrées sous leur suaire de chaux immaculée, s’ouvre une petite place qu’anime seul un café maure fruste et enfumé, précédé d’un berceau fait de perches brutes où s’enroulent les pampres d’une vigne centenaire. Un large divan en plâtre, recouvert de nattes usées, sert de siège.

73 De là, on voit l’entrée des gorges, les forêts de pins, le djebel Sidi Abd el kader et sa koubba blanche, les ruines de la vieille citadelle qu’on appelle smala. Tout en bas, parmi les roches éboulées et les lauriers-roses, l’oued Allala roule ses eaux claires. Dans le jour, Si Abderrahmane professait le coran et la loi à la mosquée. On avait deviné en lui un grand savant et on l’importunait par des marques de respect qu’il fuyait. Aussi, venait-il tous les soirs, avant l’heure rouge du soleil couchant, s’étendre à demi sous le berceau de pampres. Là, seul, dans un décor simple et tranquille, il goûtait des instants délicieux. Loin de la demeure conjugale, il évitait soigneusement toutes les pensées et surtout tous les spectacles qui parlent aux sens et les réveillent. Cependant, un soir, il se laissa aller à regarder un groupe de jeunes filles puisant de l’eau à la fontaine. Leurs attitudes et leurs gestes étaient gracieux. Comme elles étaient presque enfants encore, elles jouaient à se jeter de l’eau en poussant de grands éclats de rire. L’une d’elle pourtant semblait grave. Plus grande que ses compagnes, elle voilait à demi la beauté de son visage et la splendeur de ses yeux, sous un vieux haik de laine blanche qu’elle retenait de la main. Sa grande amphore de terre cuite à la main, elle était montée sur un tas de décombres et elle semblait regarder, songeuse, l’incendie crépusculaire qui l’empourprait toute et qui mettait comme un nimbe léger autour de sa silhouette svelte. Depuis cet instant, Si Abderrahmane connut les joies et les affres de l’amour. Tout son empire sur lui-même, toute sa ferme raison l’abandonnèrent. Il se sentit plus faible qu’un enfant. Désormais, il attendit fébrilement le soir pour revoir Lalia: il avait surpris son nom. Enfin, un jour, il ne put résister au désir de lui parler, et il lui demanda à boire, presque humblement. Gravement, détournant la tête, Lalia tendit sa cruche au taleb . Puis, comme Si Abderrahmane était beau, tous les soirs, il adressait la parole à la jeune fille, celle-ci s’enhardit, lui souriant dès qu’elle l’apercevait. Il sut qu’elle était la fille de pauvre khammes , qu’elle était promise à un cordonnier de la ville et qu’elle ne viendrait bientôt plus à l’aiguade, parce que sa plus jeune sœur, Aicha, serait guérie d’une plaie qui la retenait au lit et que ce serait à elle, non encore nubile, de sortir. Un soir, comme les regards et les rires de ses compagnes faisaient rougir Lalia, elle dit tout bas à Si Abderrahmane :

74 -Viens quand la nuit sera tombée, dans le sahel, sur la route de Sidi-Merouane. Malgré tous les efforts de sa volonté et les reproches de sa conscience, Si Abderrahmane descendit dans la vallée, dès que la nuit fut. Et Lalia, tremblante, vint, pour se réfugier dans les bras du taleb. Toutes les nuits, comme sa mère dormait profondément, Lalia pouvait s’échapper. Enveloppée du burnous de son frère absent, elle venait furtivement rejoindre Si Abderrahmane au sahel, parmi les touffes épaisses des lauriers-roses et les tamaris légers. D’autres fois, les nuits de lune surtout, ils s’en allaient sur les coteaux de Chârir, dormir dans les liazir et le klyl parfumés, les grandes lavandes grises et les romarins sauvages… Ils éprouvaient à se serrer l’un contre l’autre, dans l’insécurité et la fragilité de leur union, une joie mélancolique, une volupté presque amère qui leur arrachait parfois des larmes. Pendant quelque temps, les deux amants jouirent de ce bonheur caché. Puis, brutalement, la destinée y mit fin; le père de Si Abderrahmane étant à l’agonie, le taleb dut rentrer en toute hâte à Tlemcen. Le soir des adieux, Lalia eut d’abord une crise de désespoir et de sanglots. Puis, résignée, elle se calma. Mais elle mena son amant à une vieille petite fontaine tapissée de mousse, sous le rempart. - Bois, dit-elle, et sa voix de gorge prit un accent solennel. Bois, car c’est l’eau miraculeuse d’Ain Djaboub, qui a pour vertu d’obliger au retour celui qui en a goûté. Maintenant, va, ô chéri, va, en paix. Mais celui qui a bu à l’Ain Djaboub reviendra, et les larmes de ta Lalia sécheront ce jour-là. - S’il plaît à Dieu je reviendrai. N’est-il pas dit: c’est le cœur qui guide nos pas? Et le taleb partit. Lui que les voyages passionnaient jadis, que la variété des sites charmait, Si Abderrahmane sentit que, depuis qu’il avait quitté Ténès, tout lui semblait morne et décoloré. Le voyage l’ennuyait et les lieux qui lui plaisaient auparavant lui parurent laids et sans grâce. «Hélas, pensa-t-il, ce ne sont pas les choses qui sont changées, mais bien mon âme en deuil.» Le père de Si Abderrahmane mourut et les gens de Tlemcen obligèrent en quelque sorte Si Abderrahmane à occuper le poste du défunt, grand mouderrès.

75 Il fut entouré des honneurs dus à sa science et à sa vie dont la pureté approchait de la sainteté. Il avait pour épouse une femme jeune et charmante, il jouissait de l’opulence la plus large. Et cependant, Si Abderrahmane demeurait sombre et soucieux. Sa pensée nostalgique habitait Ténès, auprès de Lalia. Il eut le courage de demeurer cinq ans dans ses fonctions de mouderrès. Quand son jeune frère Si Ali l’eut égalé en sciences et en mérites de toutes sortes, Si Abderrahmane se désista de sa charge en sa faveur. Il répudia sa femme et partit. Il retrouverait Lalia et l’épouserait… Ainsi, Si Abderrahmane raisonnait comme un petit enfant, oubliant que l’homme ne jouit jamais deux fois du même bonheur. Et à Ténès, où il était arrivé comme en une patrie, le cœur bondissant de joie, Si Abderrahmane ne trouva de Lalia qu’une petite tombe grise, sous l’ombre grêle d’un eucalyptus, dans la vallée. Lalia était morte, après avoir attendu le taleb dans les larmes plus de deux années. Alors, Si Abderrahmane se vit sur le bord de l’abîme sans bornes, qui est le néant de toutes choses. Il comprit l’inanité de notre vouloir et la folie funeste de notre cœur avide qui nous fait chercher la plus impossible des choses : le recommencement des heures mortes. Si Abderrahmane quitta ses vêtements de soie de citadin et s’enveloppa de laine grossière. Il laissa pousser ses cheveux et s’en alla nu-pieds dans la montagne, où, de ses mains inhabiles, il bâtit un gourbi. Il s’y retira, vivant désormais de la charité des croyants qui vénèrent les solitaires et les pauvres. Sa gloire maraboutique se répandit au loin. Il vivait dans la prière et la contemplation, si doux et si pacifique que les bêtes des bois se couchaient à ses pieds, confiantes. Et cependant, l’anachorète revoyait, des yeux de la mémoire, Ténès baignée d’or pourpre et la silhouette de Lalia l’inoubliée, et l’ombre complice de figuiers du Sahel, et les nuits de lune sur les coteaux de Chârir, sur les lavandes d’argent et sur la mer, tout en bas, assoupie en son murmure éternel. Amours nomades, Paris, Editions Joelle Losfeld, 2003, p. 81-87.

76 Henri KRÉA De son vrai nom Henri Cachin, poète et journaliste, est né à Alger le 6 novembre 1933 et mort le 8 décembre 2000. Il était le petit-fils du leader communiste Marcel Cachin. Journaliste à France-Soir puis à Télé 7 jours, Henri Cachin avait publié, sous le pseudonyme d’Henri Kréa, entre les années 1955 et 1967, plusieurs recueils de poèmes d’inspiration proche du surréalisme, Chez Seghers, Oswald, PAB ou Présence Africaine. André Breton avait été l’un de ses lecteurs et l’avait encouragé. Longue Durée , (1955), Liberté première ;(1957) La révolution et la Poésie sont une seule et même chose , (1957) Séisme au bord de la rivière Tellurienne, poèmes en forme de vertige , et la pièce de théâtre intitulée : Le Séisme , tragédie 37 .

LE SÉISME tragédie

Henri Kréa se sert de la figure de Jugurtha à l’époque romaine et au symbolisme du tremblement de terre pour évoquer la guerre d’Algérie. Pour Henri Kréa le tremblement de terre comme la guerre relève d’une même « tragédie ». La violence qui secoue la croûte terrestre et la violence humaine engendrent les mêmes destructions, les mêmes malheurs. Les mêmes forces brutales sont à l’œuvre, la même aptitude à l’autodestruction affleure dans la matière naturelle et dans les usages humains. De fait dans le prologue, l’évocation des tremblements de terre qui ont secoué la planète au cours du siècle dernier, entre autres celui d’Orléansville, le 9 septembre 1954, séismes qui ont fait de milliers de morts est le prétexte pour une mise en scène des violences qui secouent une contrée sous l’occupation romaine. Mais cet argument n’est qu’un prétexte, l’essentiel du texte est ailleurs. Le pays n’est pas cité en texte mais la figure de Jugurtha 38 , le roi de Numidie qui lutta contre les Romains au prix de sa vie, ancre la scène en Afrique du Nord. 1954 est une date symbolique, l’année du séisme d’Orléansville est aussi celle du déclenchement de la guerre de libération en Algérie (le 1 er novembre 1954). Si le texte fait référence à une période éloignée de l’histoire, son écriture est contemporaine à la période qui agite tout le Maghreb et particulièrement l’Algérie. Rappelons qu’à la date de l’écriture de la pièce (1956-1957) la Tunisie et le Maroc accèdent à l’indépendance, en 1955 pour le Maroc et en 1956 pour la Tunisie, mais l’Algérie est plongée dans l’horreur de la guerre. Une autre strate du séisme concerne en fait la critique politique, sociale qui vise tous les pouvoirs de l’occupant romain, en particulier dans les parties dialoguées. Les attaques visent le pouvoir romain et par extension la France coloniale avec une violence lyrique qui rappelle le théâtre de Kateb Yacine. Le Séisme, est un drame polyphonique où viennent se confondre poème et théâtre. Les parties dialoguées et les passages lyriques en vers libres composent avec les passages en prose un mélange de genres dont la juxtaposition donne l’impression à la fois d’un désordre et d’une énergie en éruption. Pour ce poète, la sauvagerie humaine et la brutalité géographique se partagent équitablement Le Monde car aucun Dieu ne se cache derrière ces manifestations colossales. Ce qui explique le genre affiché de la pièce : « tragédie ». L’espèce humaine est seule pour affronter la menace extérieure où se reflète l’illimité de sa propre violence .

37 Henri Kréa, Le Séisme Tragédie, Paris, Pierre Jean Oswald, 1958, coll. « l’Aube dissout les monstres ». 38 Jugurtha (vers 160 av. J.-C. – après 104), roi de Numidie (118-105 av. J.-C). Il lutta contre les Romains, fut vaincu par Marius et périt en prison. Marius (Caïus), général et homme politique romain (157-86 av. J.-C). Il est élu consul et chargé de diriger l’armée d’Afrique en guerre contre Jugurtha. La Numidie, contrée de l’anc. Afrique, entre Carthage et la Maurétanie. Les Numides, peuple berbère nomade, furent longtemps alliés de Carthage. Leur roi Massinissa s’allia aux Romains, qui, après la révolte de Jugurtha, placèrent la Numidie sous leur protectorat avant d’en faire une province romaine. Elle fut conquise par les Vandales. En 429. in Petit Larousse, 1972, p.1333, p. 1393 et 1443.

77 LE CHOEUR

La pièce de théâtre se compose de 4 parties intitulées dans l’ordre : « Prologue », « Episode I » « Episode II » et « Exode ». Dans le prologue constitué de sept scènes, une voix d’abord rappelle les tremblements de terre du XX e siècle, le coryphée intervient ensuite pour justifier les sauts dans le temps : c’est la période de l’Afrique romaine et la lutte contre Jugurtha. Après ce prologue l’Episode I composé de quatre scènes,se rapporte à l’Algérie coloniale, l’Episode I,I composé également de quatre scènes, mêle soldats romains et peuple algérien en lutte. L’exode joue sur les symboles de lutte d’hier et d’aujourd’hui (projection du masque de Jugurtha). Le texte qui suit est la tirade finale de l’exode .

En atroce gésine Ce pays creuset d’hommes de Toutes origines de Toutes destinations poétiques Se heurtant Au cliquetis du feu Au rythme sourd du sang Coulant à flots Comme un fleuve en crue Rompant les digues des étroites vallées Pour se précipiter dans la tumultueuse effervescence De l’océan Sur des plaines longtemps offertes A la tentation muette de son désir en famine Ces peuplades se cherchant dans le tunnel de la vie Pour mieux s’accoupler Au son déjà perceptible Des vagissements éternels des générations Issues de cet alliage prolifique Broyé par le pilon cosmique Du malheur. Paris, 1956 . Florence, 1957 .

Henri Kréa, Le Séisme tragédie, Paris, éditions J. P. Oswald, 1958

78 Mohamed MAGANI La région du Chélif, est la source première de son inspiration. Ses trois premiers romans ont en effet, une unité de lieu, qui est la région du Chélif. Région présente dès La Faille du ciel 39 , roman de dénonciation de veine réaliste, dont nous proposons un extrait, mais nettement plus présente dans Esthétique de boucher et Le Refuge des ruines. Quant à son dernier roman, Scène de Pêche en Algérie : Nouvelles d’un immeuble réhabilité , il a essentiellement pour cadre l’oued Chélif et intègre des éléments autobiographiques. Comme son titre l’indique, c’est un roman composé de nouvelles brèves. D’après l’auteur cette « architecture lui a été suggérée par les séismes successifs qu’a connus la plaine du Chélif ». Il a publié également des nouvelles en anglais.

La faille du ciel

Hamid, le héros du roman, mène une vie ordinaire. Il porte un regard sans complaisance sur la société des années quatre vingt devenue une « prison-providence » et les différentes voies qui s’offrent à celui qui veut « arriver », c’est-à-dire à celui qui veut s’arranger une existence confortable en usant d’opportunisme. Aucune de ces voies de réussite ne l’attire. Aussi seule la recherche du manuscrit de son frère décédé met un peu d’intérêt dans son existence quotidienne. Il ne retrouvera pas le manuscrit enseveli sous les décombres d’ El- Asnam, mais découvrira la « vacuité » de son existence et décidera de se joindre aux sauveteurs. Dans ce passage, Hamid part pour El-Asnam qui vient d’être secouée par un violent tremblement de terre. Tout au long du trajet, et en passant par les villes et les villages de la plaine du Chelif, il mesure l’ampleur des dégâts provoqués par cette tragique catastrophe.

Inquiète sur le sort de ses parents, Salima prit un taxi pour Blida. Hamid supplia, dut doubler le prix de la course, aucun taxieur n’accepta de le conduire à El Asnam, car la destruction de la ville était déjà connue de tout le monde. Un jeune homme guettait ses vaines tentatives, il s’approcha de lui et demanda le lieu de sa destination. Hamid répondit et attendit, anxieux, sa réaction. -Suivez-moi, fit le jeune homme. Il le mena non loin de la station de taxis, derrière un pâté de maisons où était garée sa voiture, une vieille Peugeot 404. C’était un taxieur clandestin. Les effets du séisme apparurent aux yeux de Hamid à une trentaine de kilomètres avant El Asnam. Le long de la route nationale qui traversait le village d’El Attaf, il vit des maisons, dépassant rarement le rez-de-chaussée, lézardées; de longues brisures séparaient les murs en deux, trois, quatre pans et davantage. Des bâtiments d’habitation, hauts de trois étages, récemment construits à en juger par leur peinture encore vivace, inclinaient dangereusement leur masse de béton et hésitaient à s’effondrer malgré les secousses telluriques continues. La voiture fit des embardées à plusieurs reprises, à gauche et à droite, déviée de sa direction. Une violente convulsion de la terre la souleva du sol et la

39 Dans, Scènes de pêche en Algérie, l’auteur a inclus à la fin du recueil un article intitulé « activité sismique et activité littéraire » où il explique ainsi ce titre : « Inexplicablement, je donnai le titre « La Faille du ciel » au premier roman, d’instinct, comme si je l’avais eu en tête depuis toujours. C’était en 82. Le livre sortit en 83, près de trente ans après le tremblement de terre de 1954 qui ravagea ma région natale. J’adoptai ce premier titre en référence inconsciente au cauchemar qui faillit emporter mon frère. Je vis un sac d’un quintal glisser du haut d’un entassement de sacs de blé et venir s’écraser sur le sol, à un cheveu de sa tête.

79 projeta en bordure de la route, le chauffeur serra à droite et éteignit le moteur. Eparpillée en d’innombrables petits groupes hors du village, la population effrayée regardait danser les maisons. Hamid partit à la recherche de son oncle. Il avait quitté Sidi Lakhdar et s’était fixé à El Attaf juste après l’indépendance, à la suite d’une dispute mémorable avec son frère Smain. Il le trouva entouré de trois de ses enfants qui pleuraient; sa femme, assise en tailleur sur le sol, allaitait un bébé. Son oncle l’assaillit aussitôt de questions sur ses parents et ses frères; Hamid le rassura, Sidi Lakhdar, où il fit une courte halte, avait subi de légers dégâts et ne comptait pas de victimes. - Tu vois le Témoulga là-bas (son oncle pointa l’index vers une chaîne de montagnes basses, distante de deux ou trois kilomètres de la partie ouest du village), je te jure qu’il hurlait ! Il avait à peine terminé ses paroles que le bruit de mille chevaux galopant au centre de la terre se fit brusquement entendre. - Ça recommence ! Cria un homme. Le sol trembla, secoué comme un tamis de farine. Le tressaillement de la terre rappela à Hamid son importante mission : retrouver le manuscrit de son frère. A Oued Fodda, la voiture avançait en soubresauts sur la route jonchée de morceaux de briques rouges soudés par le ciment. Les destructions étaient plus importantes qu’à El Attaf. Une fissure dans la terre, large et profonde, tel un sillon creusé par une gigantesque charrue, courait à travers champs et coteaux, non loin de la sortie du village. La fracture avait tordu les rails de la voie ferrée parallèle à la route, les wagons et la motrice d’un train s’étaient couchés sur le sol, fauchant une haie de buissons. La circulation perdit sa fluidité à l’approche d’El Asnam, un long convoi de véhicules roulait à la vitesse minimale sur une route craquelée, parfois démantelée. Le long du trajet, des policiers et des gendarmes agitaient frénétiquement les bras pour libérer la voie aux voitures et ambulances engagées dans une rotation incessante entre El Asnam et les hôpitaux de la région. Loin de l’entrée de la ville, un parking aux contours illimités se formait progressivement sous la mer de véhicules qui confluaient vers les lieux de la catastrophe. La tête baissée, Hamid écoutait l’autoradio. Les chiffres sur le désastre grossissaient à mesure que le temps passait, la comptabilité de la mort et de la destruction s’était mise en marche. Le chauffeur freina subitement et s’écria, la voix étranglée: - Alla-hou Ak-bar! Hamid leva les yeux, un spectacle apocalyptique, menaçant, se dressait devant lui: un épais manteau de poussière rougeâtre couvrait El Asnam, tandis que des nuée d’oiseaux

80 voltigeaient dans le ciel, fuyant la terre devenue inhospitalière. Il paya le taxieur clandestin et pénétra dans la ville, dévastée, comme si des pieds colossaux avaient piétiné ses quartiers, épargnant quelques endroits. Des maisons, des édifices publics, il restait des amas de décombres à peine plus haut que deux mètres. Des hommes, hébétés, tournaient en rond dans les rues, d’autres couraient dans tous les sens, déchirés entre l’appel de la solidarité et la conscience tragique d’un vide imminent. La tête entre les mains, un vieil homme fixait, les yeux vides, ce qui fut son foyer; il ne réalisait pas encore le drame qui avait emporté sa famille. A quelques mètres derrière le vieillard, une femme gémissait doucement, le corps à moitié coincé sous des blocs de ciment: -Sauvez mon fils, sauvez mon fils. Il est à mes pieds. Des équipes de sauveteurs, rapidement constituées, fouillaient les ruines à mains nues et découvraient des corps sans vie, ou affreusement blessés, rendus gris par la poussière et le sang mêlés. - Eloignez-vous des murs! Cria une femme à Hamid qui marchait à pas lents, le regard affolé, dans des ruelles sans noms. Il avait perdu tout sens de l’orientation. Comme un aveugle, il déambula longtemps au cœur du cauchemar avant de trouver le lycée de son adolescence, sauvé du tremblement de terre par ses éléments préfabriqués, construit sans étages supérieurs. De là, il réussit à se guider vers la maison de Hamza. Elle avait subi le même sort que tout le quartier, des centaines de mètres carrés de poutres enchevêtrées et de murs disloqués. Les yeux plissés, car des nuages de poussière plâtreuse rendaient la vision difficile, Hamid parcourut longuement la tombe du manuscrit d’Abdelkader, puis s’agenouilla, décidé à fouiller les décombres. Il poussait une dalle de ciment quand une petite main tremblotante se posa sur son épaule. Il se releva. Devant lui, son neveu le regardait, le corps agité de sanglots. La surprise plongea Hamid dans un état proche du lent réveil qui suit d’interminables nuits autistes, comme si la soudaine apparition du petit garçon l’émerveillait de découvrir l’existence d’un autre être humain sur son fief : une île déserte. Il réalisa alors la tragédie de la ville de son adolescence. La faille du ciel, Editions Publisud-ENAL, Alger, 1983, p. 152-156

81 Abdelkader DJEMAI Il est né à Oran en 1948. D’abord enseignant puis journaliste c’est un écrivain prolifique. Son roman Un été de cendres s’est vu décerner les prix «Tropiques» et «Découvertes». Son avant-dernier roman Campus a été couronné par le prix «Américo Vespucci». Il a publié plusieurs romans notamment, Mémoires de nègre, (1991, réed. 1999), Sable rouge (1996); 31, rue de l’Aigle ( 1998), Camping. Un essai avec un avant-propos d’Emmanuel Roblès, Camus à Oran , (1995). Le texte que nous avons choisi est l’incipit de Saison de pierres, son premier roman édité à Alger (1986).

Saison de pierres

Le narrateur, Sandjas, est à la recherche d’Assia qu’il a perdu aux abords d’une ville détruite par le séisme désignée par « cette cité portant le nom de Statues Mutilées, que les Romains occupèrent » et qui renvoie à l’une des traductions du toponyme El –Asnam tout comme le nom du héros et l’ethnonyme d’une tribu de la région. Malgré l’absence de repères spatiaux temporels et l’écriture symbolique, de nombreux indices révèlent qu’il s’agit du tremblement de terre de 1980 qui détruisit presque totalement la ville d’El- Asnam .

Nous attendîmes. On ignorait l’heure du Prédateur, ses habitudes, son protocole. Non qu’il passât inaperçu, mais il paraissait le plus fort avec ses rots, ses crocs, sa cruauté. Il ne chassait pas seulement le gibier, il braconnait les hommes, s’abreuvait de sang et vendangeait les corps. Par coquetterie, il dissimulait son œil d’une peau de mouton, la posture agressive jusqu’au bout des serres. J’avais caché la ville dans les fourrés, camouflé le douar sous un buisson, marquant leurs positions par des entailles sur les épineux. Dans ma tribu, il n’y avait pas de traîtres pour l’informer. Face à l’heure imprévisible, on accumula une réserve de grains, de charbon, de glands, de graisse. […]Nous errions dans nos corps rance de viande séchée, et le prédateur creusait la terre de son museau de taupe, nous disputant les racines, notre dernière subsistance d’Indiens faméliques. Les racines avant la destruction du totem, l’alcool de l’errance sous la lune clocharde et le ciel troué. Notre exode était fait pour nier le temps. Nous perdîmes alors l’ordre des saisons, l’équilibre des jours et le poids des distances. Nous arrivâmes ainsi aux abords d’une ville. A cet instant, ma soif fut la plus forte. C’est ici que moi Sandjas de la saga des Gueux, je perdis Assia. Dans ma tribu migratrice, l’amour se nourrit de violence et la sève se mêle au sang. Assia que je cherchais désespérément sur les rives, dans le ventre d’un oued férocement sec. Près de cette ville qui n’est plus qu’un amas de gravats, je cèderai la parole à notre Iconoclaste, notre barde rétif, au narrateur qui hantera ce texte comme un fantôme pourchassé par haine du scribe ; le narrateur qui écrira notre errance. Nous savons pardonner aux fantômes, pas aux traîtres.

La ville fut éventrée par un séisme qui délivra ses anneaux quant le Prédateur resserra sa chasse. La ville effondrée, les jambes levées au ciel, acculée aux cordes de fer,

82 les dents au tapis. Etait-ce à l’automne au crâne rasé, à l’hiver de métal, quand les fleurs serrèrent le pollen et le parfum entre leurs cuisses ? En été, l’odeur des corps fut au tracé de la faille, à la déchirure de la page, à la cassure du récit, de l’identité. Là où Assia disparut, Sandjas à sa recherche, à celle de l’eau. Ainsi la mémoire et les saisons furent édentées. Le viol après la morsure du Prédateur, le viol du séisme. Le douar haletait dans sa course, la plaine gonflait, cadavre moussu. Les turbans volaient au ciel, cigognes effrayées. Grand-mère coupée en deux comme une orange, le foulard à ses pieds, le henné sur ses mains. L’épicentre était derrière la roche, plus bas, après qu’elle eut le dos brisé. La terre avait bougé telle une dent ; la ville, nomadisait, dénoyautée de son volume, de ses formes, privée de ses racines dévorées par le Prédateur. La ville, ébouriffant ses cheveux de fer, lacérant son visage, labourant ses flancs, devenait folle. Après les survivants, les sauveteurs eurent soif. Les chiens aboyèrent derrière la cité qu’ils fuirent. C’était où le séisme ? Sandjas te souviens-tu de cette ville avant qu’elle ne tourne au sang aigre, de l’outre vide battant nos maigres flancs, nos guenilles. De la fillette volant dans sa robe bleue, glissant de terrasse en terrasse, chaton griffant des seins de pierre, sautant de toit en toit. La ville, chevilles brisées, claudiquait dans la plaine, retombait goutte à goutte, cuisant dans l’huile du séisme. L’imam, boxé par le ciel, baissa les bras. La fillette miaula, jouant avec la vieille pelote de laine qui roula sur le gravier, le long des rues et la fillette rit en glissant des gouttières, des toboggans de tôle froissée. Elle volait la fillette-chatte, se posait de poutre en poutre, oui elle volait, oiseau blanc, unique. Te souviens-tu des cigognes, des aigrelles lorsqu’elles s’évadèrent à l’automne aux feuilles cabossées par le sinistre. De la cueillette des cadavres dans la ville gaulée, les branches hâves, le tronc mutilé. Grand-mère tranchée en deux, grand-mère qui n’aimait pas les chaussures retournées, « mauvais présage » disait-elle. […] Et la ville, tête contre le trottoir, les mâchoires de travers, dégringolait les escaliers saoule de pierre en pierre, de dalle en dalle. La fillette était montée sur des chevaux, embrassait leur cou, s’agrippait à leur crinière, les chevaux qui traversèrent comme une épée la ville. La litanie des noms, la procession des disparus ; les morts, une étiquette sur la poitrine, comme de nouveaux écoliers, avec la peur qu’ils ne s’égarent, qu’on ne puisse les reconnaître. Les fosses communes creusées à la hâte dans cette cité portant le nom de Statues Mutilées, que les Romains occupèrent. Te souviens-tu, après la faille, que le prédateur renifla la chair, le dévot jetant l’anathème si l’on n’égorge pas le mouton de l’Aïd, eux qui dévoraient les viscères fumantes, les abats sanguinolents. […] Ta soif naquit près de l’oued asséché. Puis ce fut l’approche de la cité maculée, piétinée, poupée hallucinée, yeux dehors, la mort dedans. Ouverte l’épidémie, fermée la

83 cité aux chevaux fous. Où se trouve l’eau que tu voulais boire dans l’outre boucanée ? L’eau pour laver les cadavres, étancher la soif des survivants. La mariée (Assia ?) sous les pierres anonymes, le parfum évaporé des noces, l’odeur des morts. La mariée en son bain nuptial, nuque ouverte, le sein tranché. Pans, robes, murs, chevaux de pierres aux sabots de silex, au galop électrique qui fondirent sur la ville. Voler l’eau comme on vole le feu, pour rafraîchir les morts, délivrer les vivants, rallumer la vie. Naîtras-tu d’une cité engloutie, d’un douar effacé, du ventre du séisme, de la rancune de la pierre ? De la violence millénaire de la terre, issue du désastre, de la matrice d’une ville gisant sur son gravat ? Apparemment ce fut l’heure de la prière, ce vendredi de fin de monde, quand l’imam leva les bras au ciel, que les fidèles prirent à leur tour la fuite. La fillette riait, et le ciel miaulait devant la nappe froissée où la mort se mit à table, le Prédateur à ses aises . Saison de pierres, Alger, ENAL, 1986, p. 6-9.

84 Hamid SKIF Mohamed Benmebkhout de son vrai nom, est né le 21 mars 1951 à Oran. Il fréquente tôt le cénacle des jeunes poètes animé par Jean Sénac. Il se fait connaître à dix-huit ans, après la publication de ses poèmes dans une anthologie consacrée par Jean Sénac à la jeune poésie algérienne d’expression française. Un début littéraire plein de promesses avec un recueil inédit La syntaxe anonyme est signalé par Sénac en 1970. En 1986 paraissent, Nouvelles de la maison du silence, et Poèmes d’El-Asnam et d’autres lieux 40 . C’est en exil (il quitte l’Algérie en 1997 pour Hambourg) qu’il publiera l’essentiel de sa production : un recueil de nouvelles, Citrouille fêlée (1998), deux romans, La princesse et le clown (2000) et Monsieur le président (2002) 41 . Il a publié un autre recueil poétique, Poèmes de l’adieu, en 1997 42 , son dernier roman s’intitule, La géographie du danger 43

POÈMES D’El–ASNAM et d’autres LIEUX

Ce poème écrit sur le vif en octobre 1980, est dédié aux victimes du terrible séisme qui a détruit la ville d’El-Asnam, le 10 octobre 1980. Dédicace notée ainsi en première page : à Zoher et Mehenna à Widad et Nidal Aux « enfants du vent »

I

O ma longue nuit de tremblement de terre La mort a jailli du berceau du monde Et la peur de terre dans les prunelles vitrifiées

Voici une main Un doigt Une jambe Des paroles dissemblables qui hérissent le vent Et déjà la pluie qui lave les cadavres

Dans la ville détruite Des hommes vont et viennent Pour montrer leur chemin aux anges

La petite Karima n’a plus de maison Et sur le parapet une sentinelle assise

40 Hamid SKIF, Poèmes d’El-Asnam et d’autres Lieux, Alger, ENAL, 1986, p.7à 12. 41 Ces trois ouvrages ont été publiés en « ligne » sur le site internet des éditions <00H00.com,> 42 Hamid Skif, Poèmes de l’adieu, Marseille, Autres Temps, 1997. 43 H. Skiff , La géographie du danger, Paris, éditions Naïve, 2006.

85 Compte les heures

L’arche de Noé est passé par là En avance d’un siècle Ou en retard d’une demi-heure Pour justifier la fin importune Et l’improbable recommencement du monde

L’imprévisible a frappé à la porte comme les vagabonds revenus manger le blé tendre le seigle dur et briser les accents graves de l’amour

II

Il m’est difficile de me taire De ranger mon encrier dans l’armoire et De regarder le ciel blêmir pour oublier Les cris tendus par-dessus Les fragments de rue Le linge séchant aux fenêtres Le sourire de Imann et les larmes qui Coulent sur mes joues pour reposer Ma douleur

Dans la vallée creusée de tombes Partout où le Chéliff déverse sa Colère Percent les voix tumultueuses des Hommes et le sourd grondement de la terre Remontant sauvagement ses âges

86

Les réveille-matin ne transperceront plus Les nuits Puisque l’ordre a craqué à l’heure du zénith Repoussant l’appel du muezzin Donnant blanc seing à la mort

III

Il me reste à juguler ma tendresse Saisir le sens des mots qui m’accablent Et le regard de cette femme qui relève les Pans de tente pour dire à l’étranger que La faucheuse est passée par là Emportant tous les siens Dans un geste de revanche

J’étais venu quémander une Tasse Me voici vaincu, titubant, emportant dans ma poitrine Toute la rancune du monde Parce que cette femme qui ne sait plus rien dire D’autre Que des mots amers M’a montré le chemin creusé En elle par l’insatiable folie De la terre

Je m’échappe Je cours

Quel souffle me reste-t-il pour ne pas tomber à genoux Et cracher de toutes mes forces sur le visage craquelé De cette saloperie sans nom ?

87

En d’autres temps En d’autres lieux J’ai écrit comme la cohorte de ceux qui se pardonnent D’endurer en écrivant Que la terre était belle Qu’elle avait un goût de femme étreinte Et qu’en elle mûrissaient les grains bruns et blonds De l’amour

En d’autres temps En d’autres lieux Il me faudra enfouir ces visages à peine entrevus Ces amas de corps et les regards de l’innocence mutilée

IV

A force de voir la mort en face et de travers On finit toujours Par prendre un goût prononcé pour la vie Ces restes de moments calmes De nuits chaudes De verbes offerts

Que les sourires anodins deviennent bons Qu’ils sont beaux ces yeux inondés de lumière

Tu viens avec moi à El-Asnam ? Va te faire voir chez ta mère !...

Je me suis encore trompé d’étage L’humanité est au bout de l’escalier

88 V Sur le seuil de la porte Tranquillement Comme le passant récolte les images de la rue La mort les a cueillis dans leur dernier saut

Ils voulaient tous fuir dans un grondement de bêtes Traquées Les voici agrippés l’un à l’autre Surpris d’être les irrévocables protagonistes D’un acte que personne ne revendique

Pour Mehadji au rire franc Pour la petite étouffée dans ses larmes Pour tous les morts pour rien Je signe d’une encre verte un sauf-conduit à la Paix

VI Et Si demain recommence le jour Si la nuit détache déjà ses étoiles Si les gendarmes qui veillent N’ont plus peur des éternuements de la terre Si les arbres ne bougent plus Au-dessus de nos têtes C’est que le dernier soupir Étouffe dans ses couvertures de laine

Nous irons de nouveau à Béni-Rached et Abadia À Karimia et Sandjas, à Béni-Hawa Perdue face à la mer Et ailleurs Pour tromper nos terreurs et faire rejaillir Les volcans de bonheur de nos flancs

89

Parce que j’ai confiance en Hamza venu des Hauts Plateaux du Sud et en Ali des Aurès Je vois déjà revenir les spectres chasseurs De fantasmes La tranquille bonhommie et l’intelligence De Si Youcef me rassurent Les larmes de M’barka Me disent d’espérer Hé oui, j’espère encore Car Widad dans sa beauté fugace de bébé Me tend un avant goût de la vie

VII Sur le journal couleur de vieille chose Le plomb a coulé l’encre noire des mots Dérisoires Et sur ces photos qui montent à l’assaut des Yeux toute la lassitude de ne pouvoir tout Dire car tout ne peut être dit

Témoins O témoins du pénible drame pourriez-vous Un jour calfeutrer le souvenir dans les lagunes de la mémoire ?

Notre regard se perd sur les berges de l’oued et Les rescapés retournent peu à peu au silence des Havres incertains Un madrier Deux couvertures Une feuille de plastique pour redresser le chant initial de l’Homme : Avoir une maison De nouvelles certitudes remplacent les promesses Évanescentes des jours sans date

90 Dans les sillons laissés veufs germera Une nouvelle moisson Et Ali se dressera encore devant un télescripteur bavard Lui qui a choisi de rester ici Coûte que coûte Car on ne déserte pas quand frappe le malheur

VIII Gestes de la fraternité répétée Jeux enfantins qui réapprennent le monde Voici le recommencement indéfini Des grandeurs et des lacunes de l’homme

Quand le froid et la faim suivent la mort Que faut-il de courage et de patience pour poursuivre La course éperdue des minutes et des heures ? Les saisons qui se souviennent et les années de cendre Reviennent d’elles-mêmes dans un furieux galop Charriant les prophètes de circonstance et La foule des moines imprécateurs

C’est tellement dur d’écouter l’homme le plus simple Dérailler comme un train de marchandise usé par les rails

Voici les victimes expiatoires dit l’un La vengeance divine dit l’autre Dieu Que les hommes sont bêtes Et pourtant ! …Qu’un seul d’entre eux disparaisse et se voile le firmament du monde… El-Asnam, octobre 1980.

Hamid Skif , POÈMES D’El-ASNAM et d’autres LIEUX, Alger, ENAL, 1986, p. 7-14

91 VINCENT, Lucienne Née en 1923 à Alger, en 1939, à 16 ans, elle est reçue à l’Ecole Normale d’institutrices. Les trois années à l’Ecole Normale, située à Miliana, sont un rude apprentissage. Elle enseigne de 1942 jusqu’en 1957 dans diverse écoles, notamment à Aïn-Defla ex Duperré, à Ténès, à El-Asnam ex Orléanville à Khemis-Miliana ex Affreville puis au Corso à 45km d’Alger. Elle publie au gré des circonstances des poèmes isolés, qui vont se regrouper en petites plaquettes, puis en recueils de plus en plus importants. Ces recueils sont construits autour d’un thème qui est le plus souvent un pays. Notamment les deux premiers recueils intitulés …D’Algérie, préfacé par Youssef Nacib (écrivain qui a été son élève), Paris Publisud, 1986, et Provence d’élection, évoquent les deux étapes de sa vie, l’Algérie natale et la Provence « élue »comme nouveau lieu d’existence. Elle a également publié Présences en pays de Provence, éd. Barre et Dayez, 1998, Cistes et Rameaux de Grèce. Elle fait partie de sociétés de poésie et de nombreux prix lui ont été attribués : « Prix de la Lyre d’Or », du « Prince des poètes », « Léonard de Vinci », « Paul Arbaud ». Elle a été élue à l’Académie d’Aix en Provence le 16 janvier 2001.

Le tremblement de terre à El Esnam

Le poème comme l’indique son titre évoque le séisme de 1980 qui a détruit la ville d’El-Asnam.

Lorsque le sol trembla dans la noble vallée, Le pont, sur le Chélif, courageux, résista ! Mais, sur la large base, El Asnam s’effrita Dans une ample clameur, vers l’espace, exhalée !

Qui donc peut oublier l’abominable nuit ? Dans l’énorme fracas des hauts murs qui s’écroulent, Au- dessous du ciel noir, de sourds grondements roulent ! De quel gouffre infernal, sort le démon qui nuit,

Longtemps, longtemps, la terre, à grands cris se convulse ! Un terrible chaos défigure le lieu ! Qu’intervienne, au plus tôt, la juste main de Dieu ! Que meure le Vilain ! Qu’un élan pur l’expulse !

Hélas ! L’être meurtri succombe à la douleur ! De chaque pierre, fuse, un appel de détresse ! Un peuple, dans la tombe, aux cieux troublés, s’adresse ! Une aube triste naît, sordide, sans couleur !

92 Accourez sauveteurs, vers la ville martyre ! Il faut redonner l’air à plus d’un survivant, Diriger le transfuge, éperdu, dérivant ! Des hommes égarés, le cortège s’étire !

A l’œuvre, sans attendre ! Ensemble tout le jour, Il faut tuer la peur, soulager la souffrance, Arrêter le lourd flot de la désespérance, Et reconstruire, vite, une cité d’amour ! Lucienne Vincent, …D’Algérie, Paris Publisud, 1986, p. 89.

93 Lucienne VINCENT.

Miliana

Miliana perche haut, repaire de montagne, Asile de guerriers, que l’ombre du Zacchar, Amicale, géante, abrite du hasard, Et dont, jadis, un chef se fit une compagne !

La neige des sommets, l’hiver venu, la gagne, Et l’isole encore plus, derrière son rempart ! La cité forteresse, ainsi, reste à l’écart Du chemin qui serpente à travers la campagne !

Les vaporeux vergers, quand jaillit le printemps Parfument tout le val, de blancheur, le vêtent ! La ville, alors, sourit dans sa neuve ceinture !

Aux cerises de Mai, le bal tourne gaîment ! Le bel été déploie un manteau de verdure ! Enfin, l’automne éclate et c’est l’embrasement ! Lucienne Vincent, …D’Algérie, Paris, Publisud, 1986, p. 25.

94 Tami MEDJBEUR Il est médecin praticien à Oran. Il a fait ses études supérieures à Paris et à Tours. Il obtient son diplôme de médecine générale à Montpellier et de médecine pénitentiaire à Paris. Il a écrit un roman, Passion sur les berges du Chélif. Roman de type réaliste qui met en scène la vie d’un douar dans la région du Chélif pendant la période coloniale au début de la création des maquis. Il décrit la dure vie quotidienne des fellahs entrecoupée par quelques fêtes et le rituel des Touizas , des naissances et des morts. « L’accent est mis sur les conflits qui couvent entre propriétaires terriens et ouvriers agricoles, entre pères et enfants et aussi par le biais d’une intrigue amoureuse : passion contrariée du jeune Khaled pour sa cousine Zoubida. Dans ce monde clos, la lutte des maquisards est promesse de transformation positive des conditions sociales et économiques, mais aussi des mentalités »44 .

« La crue du Chélif »

Dans ce roman, chronique de la société rurale algérienne pendant la période coloniale, la relation de la crue du Chélif nous permet de constater que cet oued en apparence simple filet d’eau peut se transformer en rivière impétueuse dévastant tout sur son passage. Les crues du Chélif sont en effet terrifiantes , elles le font monter de dix mètres en quelques instants, débordant rapidement de ses berges, emportant hommes, mechtas, bêtes, arbres dans une formidable et titanesque cavalcade boueuse

A mesure que la pluie tombe, le Cheliff grossit et son niveau monte. Chaque fois, Habib le passeur, plante un peu plus haut le pieu auquel la barque est ancrée. La largeur de la rivière a triplé et à divers endroits les eaux tourbillonnent en place en bruissant. On ne passe de l’autre côté que s’il y a vraiment urgence à le faire, car la traversée est devenue dangereuse. Habib est toujours maître de felouqua, mais ce courant très fort, ces entonnoirs liquides qui vous happent et qui vous font faire malgré vous un ou deux tours de valse, ce fleuve d’ordinaire si calme, si silencieux et qui gronde maintenant, tout cela n’est pas fait pour rassurer et ne dit rien qui vaille. Un accident est si vite arrivé! Qu’un malaise surprenne le batelier en plein effort…qu’une rame se brise…et vous voilà jeté au milieu de ce gouffre dont vous ne sortirez certainement pas vivant ! Non, merci, rien que d’y penser on a la chair de poule. Parfois un peu de terre attenant à la falaise se détache. Sa base, longtemps érodée par les eaux, a cédé. L’énorme bloc se précipite et s’engouffre dans la rivière avec un fracas de tonnerre provoquant un violent remous, dont les vagues vont se briser jusque sur la rive opposée. Il est tard. Toute la famille veille dans la grande salle commune autour d’un kanoun bourré de braises ardentes. La conversation languit et le sommeil embrouille les idées. Avant de se coucher, Khaled se lève et se prépare à sortir pour sa tournée habituelle autour de la ferme. Il n’a pas fait dix pas dehors que son corps se glace et qu’il se sent parcourir

44 Cf. article de Simone Rezzoug in C. Achour (dir.), Dictionnaire des œuvres algériennes en langue française (essais, romans, nouvelles, contes, récits autobiographiques, théâtre, poésie, récits pour enfants ), Paris, L’Harmattan, 1990, p. 143.

95 par un frisson. Un bruit lugubre ressemblant au roulement de plusieurs chars mêlé au ruissellement d’un torrent lui parvient de la rive et le fige sur place. - Le Chéliff ! Le Chéliff «arrive», dit-il en rentrant, l’haleine coupée. En langage campagnard, cela signifie que le Chéliff est en crue. - Il fallait s’y attendre, répond son père sur un ton calme. Il fallait bien qu’il «arrive» un jour ou l’autre. Cet après-midi il charriait des branches qui n’étaient pas celles des lauriers qui poussent sur son bord. Ce sont des branches d’arbres de la montagne que les affluents lui ont apporté. En les voyant, j’ai compris que les rivières étaient déjà grosses et que la nôtre n’allait pas tarder à l’être à son tour. De toutes les façons, nous n’y pouvons rien changer. Allons donc nous coucher et demain, nous aurons le temps de voir de quoi il retourne. Le lendemain, tout ce que Ouled Meziane compte comme population mâle se trouve rassemblée sur les bords du Chéliff à distance respectable de la falaise dont des blocs se détachent fréquemment. Les assistants sont saisis par le spectacle grandiose qui se déroule sous leurs yeux. De ce côté-ci, la rivière n’est plus qu’à un mètre du bord, tandis que du côté opposé elle a recouvert tout le versant en pente inclinée et s’étend à perte de vue jusqu’au ras des maisons de Houaoura. Le fleuve tranquille qu’on se permettait de traverser à gué s’est enflé démesurément. Avec ses trois cents mètres de large, il mérite son surnom de «ghoul el ouidane», l’ogre des rivières. - Il y a des années et des années que le Chéliff n’est pas «venu» aussi gros, dit Djelloul en s’adressant à Hadj Melak. Sa dernière crue date de l’année de la neige, si je me souviens bien. - Oui, de l’année de la neige, tu as raison, répond El-Louaî. Cela fait …voyons…cela fait quinze ans environ. Les paysans attachent peu d’importance au calendrier. Il rapportent chaque fait passé à un événement marquant de leur existence. C’est ainsi qu’un vieillard dira qu’il est né à l’époque où l’on parlait de la guerre de Prusse, qu’il s’est marié durant l’année de la famine et que son dernier enfant a vu le jour durant l’hiver où le barrage de Perrégaux a rompu ses digues. - Nous avions eu bien de la misère cette année-là, te rappelles-tu? Il n’y avait plus une herbe, plus un arbre debout…Le Chéliff, en se retirant, avait tondu la campagne. Elle était lisse comme un caillou…J’ai bien peur que si le «ghoul el ouidane» quitte son lit nous ayons à subir la même misère. Après un moment de réflexion, il ajoute:

96 - Pour sûr, cette fois c’est la fin du monde. Dieu nous envoie le Chéliff qui va tous nous engloutir pour nous punir. Les gens sont devenus trop mauvais, trop méchants. Ils oublient Dieu trop souvent et ne pensent qu’aux avantages matériels de l’existence. Passion sur les berges du Chélif , Editions ENAL, 1989, p. 171-173.

97 Vénus KHOURY-GHATA Née au Liban en 1937, elle vit en France depuis vingt sept ans. Poète, nouvelliste et romancière, elle collabore à divers journaux, revues et émissions littéraires. Son œuvre a été récompensée par les prix de la Société des Gens de Lettres (1969), Apollinaire (1980) et Mallarmé (1986). . Treize romans publiés, dont Bayarmine, éd. Flammarion, 1992 ; Les Fiancés du cap Ténès, ( éd. originale J.C. Lattès, 1995/ livre de poche, 2002), Les morts n’avaient pas d’ombre, (2001). Des recueils de Nouvelles : Une maison au bord des larmes, (1998) ; Le moine, l’Ottoman et la femme du grand argentier, ( 2003) ; Zarife la folle et autres nouvelles, (2001).Elle a également publié de nombreux recueils de poésie.

Les fiancées du CapTénès

Un navire de guerre français, Le Banel, fait naufrage au large de Ténès. La plupart des marins périssent, noyés ou massacrés par la tribu des Bani Haoua, descendus de la montagne. Seules survivantes cinq femmes, que la France oublie, que les Béni Haoua convoitent et qui seront distribuées au plus offrant. L’extrait qui suit relate la scène.

Seule mère Jeanne garde son sang-froid. Elle est l’aînée des rescapées, la seule à parler l’arabe, qu’elle apprit lorsqu’elle suivit les troupes françaises à Saint-Jean-d’Acre en tant qu’infirmière. Les Bani Haoua sont convaincus qu’elle est la mère des trois filles, d’où ce nom de Yemma B’nett 45 qui circule de bouche en bouche. Elle essaie de les rassurer en déclarant qu’elle est infirmière . - Elle guérit les maladies, explique le thaleb - Toutes les maladies ? - Celles qui viennent des hommes, non d’Allah. Ses mains débusquent le mal qu’elle soigne avec des herbes. Elle les connaît toutes, même celles enfouies dans la terre. - C’est un marabout ? - Une guérisseuse. Elle apaise les souffrances des gens nés au Nord. Pourquoi ne le ferait-elle pas pour ceux nés au Sud ? Un murmure d’approbation parcourt l’assistance. - Allah dans sa grandeur a fait échouer le navire français face à Ténès, clame Mokrane. Dites à cette femme que nous la gardons, à condition qu’elle trouve preneur parmi les hommes. Les Bani Haoua fuient le regard de leur chef. Aucun d’eux ne veut de la religieuse. Mouloud a honte d’eux , de lui-même aussi, si misérable dans ses vêtements loqueteux. D’une voix aussi tremblante que celle de ses chèvres, il annonce qu’il prend yemma B’net sous sa protection. - Ma maison est indigne d’elle, mais elle saura la transformer par sa présence. Je ferai tout mon possible pour rendre sa vie moins pénible.

45 Yemma B’nett : mère des filles.

98 Un rire fait de mille rires accueille sa demande en mariage ; tous sauf l’intéressée, l’ont prise pour telle. Tous les regards convergent vers la religieuse. Va-t-elle accepter l’offre du chevrier ? Mère Jeanne-de-l’Enfant-Jésus tend une main à Mouloud. L’autre main serre le bras d’Elise. - Je vous suivrai, mais avec cette enfant. Je l’ai recueillie à sa naissance. Elle n’a que moi au monde. Les fiancées du cap Ténès, Paris, J.C. Lattès, 1995, p. 16-17 .

99 Belgacem AIT-OUYAHIA Il est né le 10 octobre 1928 à Aïn el Hammam (ex Michelet), Wilaya de Tizi Ouzou. De 1948 à 1955 il fait ses études médicales à Alger. De 1953 à 1954 il fait son stage d’internat dans le service de chirurgie de l’hôpital d’Orléansville, aujourd’hui Chlef. Ancien professeur, chef de service de Centre Hospitalier Universitaire, il a publié deux romans : Pierres et lumières: souvenirs et digressions d’un médecin algérien, fils d’instituteurs «d’origine indigène» (2000) , Les Blés d’or du Chélif (2003). Il a également publié Tala n tmedwin, La fontaine des bassins (2003) une adaptation kabyle des Fables de La Fontaine ; une tragédie en vers L’Allée du sang (2004), tirée de faits réels et qui relate l’histoire d’une vendetta en Kabylie, qui s’est étalée sur plusieurs décennies, dans la première moitié du siècle passé. Son dernier roman, L’Afrasienne ou la dérive des continents du Kontum au Djurdjura a été publié en 2006.

Orléansville 1954

Dans la nuit du 8 au 9 Septembre 1954, un tremblement de terre a presque totalement détruit la ville et ses environs. Le séisme qui ne dura que quelques secondes, fut extrêmement violent et fit quelques 1 500 morts et de très nombreux blessés. Dès que ce désastre a été connu, un magnifique élan de solidarité national et international s'est manifesté par des dons très importants en nature et en espèces. Comme l’indique son intitulé, cet extrait fait référence à Orléansville en 1954 et au séisme .C’est la ville où le narrateur- auteur, médecin de son état, a fait son stage interné dans le service de chirurgie du docteur Kamoun. Il apprend la nouvelle du séisme qui a ébranlé la région, par la radio. Il retourne spontanément porter secours aux victimes.

Il est huit heures du matin. Je me remets au volant et j’allume le poste. - «…a secoué la région d’Orléansville. De nombreux immeubles se sont écroulés. On compte déjà de très nombreuses victimes et l’hôpital de la ville est submergé de blessés. C’est le plus grand tremblement de terre qu’ait connu l’Algérie… » - Mon Dieu ! Mon Dieu ! Et je me surpris, moi qui étais si peu pratiquant- et même pas pratiquant du tout- je me surpris à réciter à haute voix la chahada : «Il n’y a de Dieu que Dieu, et Mohamed est l’envoyé de Dieu». Je redémarrai et sans réfléchir, je repris la route en sens inverse. J’avais quitté Orléansville une semaine auparavant, à la fin de mon stage interné dans le service de chirurgie du docteur Kamoun.[…] Et, peu avant midi je franchissais le porche de l’hôpital.[…] Le jardin de l’hôpital, habituellement si tranquille, avec ses allées bordées d’iris, sa pelouse de gazon près de la direction, ses carrés plantés de fleurs avec des massifs de rosiers, était envahi, piétiné de partout. Les malades, jetés de leurs lits par la première secousse, s’étaient précipités au dehors et s’étaient spontanément regroupés au fond du jardin; ils occupaient les carrés, au bout des allées qui menaient aux services: les grands malades, les opérés récents, incapables de se lever, étaient couchés sur des lits de camp ou allongés sur des couvertures, à même le sol; les plus valides, qui, oubliant leur état, avaient aidé les autres malades à évacuer les salles, restaient debout, cherchant comment se rendre encore utiles: les autres, assis, accroupis, recroquevillés, enveloppés d’un châle ou d’un drap, demeuraient agglutinés les uns aux autres pour partager leur frayeur et mieux se soutenir. -« Attention! Attention! Ça recommence. Mon Dieu! Ya Rebbi! Ya Rebbi ! »

100 Le sol se remettait à trembler, roulant son grondement sous leurs pieds, secouant tout, prêt à s’ouvrir pour tous les engloutir. Tous demeuraient sidérés après le cri d’effroi du début; les lèvres seules remuaient comme dans une ultime prière, les yeux relevés au ciel et l’index pointé vers Dieu. Le personnel de l’hôpital allait d’un groupe à l’autre: les infirmiers, ceux qui étaient de garde cette nuit-là et qui, évidemment, étaient demeurés sur place, ignorant encore, pour certains, le sort de leur propre famille, et, les autres, que la première secousse avait, par chance, épargnés et qui avaient accouru aussitôt; comme s’étaient précipités, pour se joindre aux sauveteurs, les autres employés de l’hôpital, rescapés eux aussi; à leur tête, Monsieur Lacheref ; le directeur, lui aussi improvisé secouriste de fortune. Il était là, mais pas son adjoint, l’économe, enseveli dans sa maison. Les victimes arrivaient toujours, souvent par groupes de deux ou trois, des gens d’une même famille ou des voisins que le malheur avait réunis. On les installait par terre, là où il y avait encore de la place. Devant la direction, le parvis cimenté était jonché de blessés ; au centre, deux étaient adossés au tronc de l’oranger. L’un d’eux, une femme enceinte, fixait, prostrée, son tibia sorti des chairs. Monsieur Kamoun soulevait doucement la jambe et la logeait dans une attelle avec précaution. […] Mon patron n’avait pas eu le temps de se changer. […] Sous la blouse il avait encore le pyjama bleu ciel et ses pieds nus traînaient les éternelles mules noires. - Matkhafich ! N’aie pas peur ! dit-il à la jeune femme. On va te soigner rapidement. Il m’aperçut au moment où il se redressait pour aller vers l’autre blessé. Son visage, au teint brun naturel, habituellement ouvert et volontiers souriant, était fermé, assombri, presque sale, creusé par la fatigue de la veille. Son regard pesa un instant sur moi. Il me dit seulement d’une voix assourdie: - « Vous êtes là, Aïtou. » Comme une simple constatation, qui allait de soi, sans surprise. Puis comme s’il voulait rattraper ces secondes de faiblesse, il ajouta d’un ton plus ferme: - « Allez vite mettre une blouse et venez me rejoindre ! » «Orléanville, une semaine après le séisme» La ville s’habitue à ses ruines et s’installe dans sa nouvelle vie; les gens ont réintégré leur maison ou ce qu’il en reste; j’ai moi-même repris ma chambre à l’hôpital où, la nuit, toujours à une heure avancée, je tombe de fatigue sur mon lit. Le défilé des officiels a pris fin et François Mitterand, le ministre de l’intérieur, visitant la région sinistrée, s’est rendu en hélicoptère dans «le charnier de Béni Rached, découvert par hasard par un jeune médecin kabyle…» rapportera France soir.

101 Pendant tous ces jours, le monde entier avait manifesté sa compassion et sa générosité. Des équipes de volontaires bénévoles, venues de France mais aussi d’autres pays, étaient arrivées pour apporter leur aide aux sinistrés. […] Pour emmagasiner les dons de toutes sortes, on avait dressé derrière l’hôpital, sur terrain plat, plusieurs tentes qui étaient gardées en permanence par des soldats. L’endroit n’était pas clos et les gens pouvaient aller et venir librement entre les tentes ; il y avait là surtout des Indigènes, quelques jeunes et beaucoup d’enfants et de vielles femmes espérant quelque distribution de toutes ces choses qui leur étaient destinées ; quelques Européens aussi se mêlaient à la foule Profitant d’un moment de répit, cet après-midi là, […] j’y traînais mes pas en compagnie de Bendaoud et de Maïza, deux infirmiers du service. […] Nous arrivons près de la tente au moment où deux soldats, deux légionnaires, s’en éloignent emmenant avec eux un jeune indigène qu’ils maintenaient, sans ménagement, chacun par un bras. - « Dispersez-vous, maintenant ! allez, fissa, du vent ! » hurla le lieutenant qui se tenait à l’entrée de la tente. J’avais déjà amorcé mon demi-tour quand je l’entendis ajouter d’un ton de dégoût, des plus méprisants : - « Tous des voleurs, ces Arabes ! » Je reçus l’insulte comme un coup de poignard dans le dos. Mon sang ne fit qu’un tour. C’était comme si l’insulte m’était adressée à moi seul. Je décidai donc d’en supporter, seul, le poids, pour tous les Arabes, et en leur nom, de répondre, seul, à celui qui venait de nous injurier. Je devais le faire, moi qui parlais français, et certainement mieux que lui, je saurai lui clouer le bec. Oublié l’interne musulman tout fier d’être appelé « Monsieur » […] Au diable l’indigène privilégié ! Je n’étais plus moi ; j’étais ceux-là, tous ces pauvres hères en haillons et aux pieds poussiéreux. Je me sentais subitement fort, grandi de tous. Assez fort pour faire face à l’homme en uniforme et marcher droit sur lui pour lui crier : - Qu’est-ce qui vous autorise à nous insulter comme ça, à traiter tous les Arabes de voleurs ? Eberlué, il me fixa d’un oeil furibond, dévisageant le faciès noir de Bendaoud et le visage basané de Maïza, avant de me répliquer en criant plus fort que moi : - Et vous qui êtes-vous pour oser élever la voix devant un officier français ? - Moi, je suis qui je suis. Mais vos paroles, à vous sont indignes d’un officier français. Pierres et lumières: souvenirs et digressions d’un médecin algérien, fils d’instituteurs « d’origine indigène », préface de Mostefa Lacheraf, Alger, Casbah-édition, 1999, p. 268-282.

102 Belgacem AIT-OUYAHIA L’Afrasienne ou la dérive des continents du Kontum au Djurdjura, le dernier roman de Belgacem Aït Ouyahia, est l’histoire d’une relation particulièrement forte entre un grand-père et sa petite-fille. Cette dernière dont la mère est morte peu après sa naissance est confiée par le fils à ses parents. A la vue de sa petite fille lors de son arrivée le grand père à un bref sursaut de colère vite réprimée. Mitsuko a les yeux en amande. Sa maman était d’origine vietnamienne. Ce roman à travers l’histoire familiale dépeint la société algérienne dans la tourmente de la guerre puis après l’indépendance. Cela se passe fin 1955, la guerre d’Algérie commence à prendre de l’ampleur

« Villages chrétiens de la plaine du Chélif »

Maxime Amokrane Belmadi, officier de marine à la retraite, vit à Alger. Client fidèle à « la librairie du traité », située à El Biar, il est sollicité par le patron pour le seconder. Au détour d’une conversation, Bernard Papparlado apprend que Maxime est un indigène converti. La famille Belmadi est une de ces familles indigènes converties au catholicisme pendant la période coloniale. Sous l’impulsion de la congrégation des Pères Blanc, l’évangélisation a été particulièrement active en Kabylie mais aussi dans la plaine du Chélif. Mais ces convertis sont mal perçus par les Européens comme par leurs coreligionnaires. L’extrait qui suit évoque les villages chrétiens implantés dans la plaine du Chélif.

C’est au cours d’un de ces échanges, plusieurs semaines après ses débuts dans la librairie, les souvenirs de leurs enfances ayant relayé pour un temps ceux de leurs combats passés, que le fils de Joseph Pappalardo, gros primeuriste de Pérégaux, apprendra qu’il avait embauché, pour en faire son bras droit, un fils de fellah, catholique bon teint certes, mais qui n’en était pas moins kabyle : en deux mots, un melon converti, selon la riche terminologie dont Norbert Munoz, son copain de la Brasserie de la rotonde , usait le plus naturellement du monde pour désigner les Aborigènes évangélisés d’Algérie. Le jour où Jean-Paul le révèlera à on ami, Norbert le petit blanc, né d’un père castillan et d’une mère maltaise, pur produit de cette « belle race » célébrée par Camus, et donc pur Français d’Algérie, Norbert lui glissera, sur un ton presque de confidence , en avançant le torse au-dessus des verres d’anisette et les soucoupes de kémia : « Qu’est-ce que tu crois ? Il y en a, tu sais, éparpillés un peu partout en Algérie. En allant du côté de chez toi, sur la route d’Oran, tu n’as pas vu, à trente ou quarante kilomètres d’Orléansville, Sainte Monique, Saint-Cyprien,avec l’hôpital des religieuses, juste avant les Attafs ? Il y a un gros noyau de ces melons catholiques comme toi et moi, et même peut-être plus que nous autres encore… Mais c’est toujours des melons… Comme les melons d’Inkerman 46 , jamais ils changent… » Commentaire de connaisseur, digne d’un anthropologue averti et que n’aurait pas renié Lévy-Strauss lui-même ! Encore que le Norbert, grand pourfendeur de « youpins » devant l’Éternel, au temps pas très lointain où comme tout le monde, il vénérait Pétain, n’eût certainement pas apprécié cette référence à un Lévy, fut-il … grand musicien ( !).

46 Inkerman, aujourd’hui, Oued Rhiou, note de l’auteur.

103 Jean-Paul Pappalardo fut surpris certes en entendant Maxime Belmadi raconter ce souvenir d’enfance… un dimanche que Maxime servait la messe, à la chapelle… Surpris mais pas plus. Sa réaction, ou plutôt son absence de réaction, ne procédait pas de quelque affection particulière pour les indigènes ; à la vérité,s’il n’aimait pas spécialement les Arabes, il ne les méprisait pas non plus, comme beaucoup d’Européens, par principe, parce que c’était des Arabes… « Vous ne voulez pas les comparer à nous, tout de même ! » Bien sûr, par la force des choses, depuis les événements il se méfiait un peu plus d’eux, comme eux-mêmes devaient se méfier davantage des Européens, mais il gardait encore des amis parmi les Arabes, surtout des amis de longue date, de jeunesse quand il vivait encore dans la ferme familiale à Pérégaux, ou du temps du lycée , à Oran. Belgacem Aït Ouyahia, L’Afrasienne ou la dérive des continents du Kontum au Djurdjura, Alger, Editions Barzakh, 2006, p. 21-22.

104 Guy GRANGER Il est né en Algérie et y a vécu trente ans. Il a enseigné d’abord à Tiaret, puis en France. Directeur de l’Alliance Française au Brésil, diplômé d’Arabe, il est actuellement Président fondateur de France Algérie côte d’Azur. Les deux textes qui suivent sont des extraits de son premier roman , qui s’inscrit dans l’histoire agitée du pourtour méditerranéen et dans le champ littéraire de la « Nostalgérie. » Mouvement qui s’inspire du discours « algérianiste » en ce que précisément ce néologisme, créé par Robert Randau au début du XX e siècle et dont la figure emblématique est représentée par Louis Bertrand,, signifie au premier degré, une sensibilité et une spécificité méditerranéennes et désigne le désir de création d’une identité collective. L’Algérie perçue alors comme espace cosmopolite était pensée pour être le lieu de convergence voire de syncrétisme des codes culturels, mythiques, religieux et sociaux de l’homme méditerranéen. 47 En fait « la littérature algérianiste sera l’expression idéologico-esthétique d’une race, celle du colon, comme l’affirme Randau dans sa préface à l’anthologie poétique,…De treize poètes algériens, préface considérée comme le premier manifeste algérianiste ». 48

Yasmina la rebelle du Chélif

La trame narrative de ce roman qui se présente comme un journal intime a pour toile de fond et référence la guerre de libération nationale/ la guerre d’Algérie. Yasmina, jeune fille algérienne instruite, a choisi la lutte armée et pris le maquis pour combattre l’occupant. Au cours d’une opération militaire qui tourne à la déroute elle est faite prisonnière. Torturée, isolée puis partageant le sort de ses sœurs emprisonnées pour leurs convictions politiques, elle écrit son journal intime. Au fil des pages de ce cahier journal,du 3 octobre au 2 novembre 1956, l’Histoire du pays croise intimement l’histoire de « Mina » qui a choisi les siens et qui cependant est éprise de François, un ami d’enfance. Cet amour, est condamné d’avance par les communautés en présence car il symbolise le choix d’une altérité inacceptable en période de rupture et de guerre, sous couvert d’appartenance à une autre communauté politique, socioculturelle et religieuse. Tout au long des seize chapitres du roman, dont quatorze constituent le cahier intime de Yasmina, (le premier chapitre s’intitule « mon arrestation » et le dernier « François »). la narration informe sur la guerre et les moyens utilisés de part et d’autre dans ce conflit sanglant, la rébellion de Yasmina contre l’ordre établi, son amour pour François. En contrepoint, les lieux décrits, « Voltaire », le village natal, Miliana où elle poursuit ses études, puis Tiaret où la famille s’établit, offrent aussi plusieurs facettes de la vie des Algériens pendant la période coloniale. Inscrite au cœur même du conflit colonial, sa revendication pour plus de dignité et d’égalité pour son peuple et pour les femmes est aussi une métaphore de l’incompréhension et de l’incommunicabilité qui a toujours prévalu dans la relation passionnelle entre la France et l’Algérie. Par ailleurs, l’histoire contemporaine, celle de la mutation de la société algérienne, de la libération des femmes, vues par un Français de gauche bien intentionné, apparaît en filigrane dans le roman.

47 Afifa Bererhi, « Imaginaire et conflit de codes », in L’imaginaire méditerranéen, Textes réunis par Pierrette Renard et Nicole de Pontcharra, Paris, Maisonneuve & Larose, 2000, p.277. Selon cette auteure l’algérianisme est un : « Lieu de synthèse imaginé sur la base d’un postulat d’existence d’un “Moi algérien” pluriel, fondateur de cette “Grande Berbérie” rêvée de Robert Randau. Or, le “Moi algérien” est demeuré imperceptible dans l’élaboration romanesque de l’époque. Cette littérature n’a pas donné place à ce “peuple neuf” dont on parlait et qui n’a jamais quitté les sphères de l’abstraction . Tels étaient dans leur grande ligne les principes directeurs du mouvement littéraire algérianiste ». 48 « Notre recueil affirme moins la sympathie mutuelle de poètes que l’autonomie esthétique de leur terroir ; il agglomère les dires, non d’une école, non d’une région, non d’un groupe d’artistes, mais d’une race. (p.VIII.) cité par Ahmed Lanasri dans, La littérature algérienne de l’entre-deux-guerres, genèse et fonctionnement, Paris, Publisud, 1995, p.101.

105 Guy GRANGER

« Le Chélif ou la magie du lieu »

La narratrice présente en avant-scène la prison et la guerre de libération nationale/ guerre d’Algérie, en arrière-scène son amour pour François qui se confond avec celui de la région natale. La vie en prison est terne et pleine d’ennui, seul le jour de visite vient en briser la monotonie. Pour Yasmina qui sait que personne ne viendra lui rendre visite, la bibliothèque est son unique refuge. Espace des livres et donc de l’imaginaire, la bibliothèque est pour Mina un espace de liberté qui s’oppose au réduit grillagé métaphore de la réalité amère qu’est la prison. Ce lieu est propice pour l’évocation de son village natal, de lieux qui lui tiennent à coeur, et qui sont source de rêverie pour l’héroïne.

Aujourd’hui mardi, c’est jour de parloir. De nombreuses compagnes défilent dans ce réduit grillagé. Les langues se délient. Les cœurs battent à se rompre. Les mémoires engrangent. Moi, je sais que personne ne viendra me voir. Je me réfugie dans un coin de bibliothèque avec mon cahier d’écolier pour penser à mes parents. J’ai envie de consigner par écrit le plus fidèlement possible notre migration vers Tiaret. C’est ma façon de passer un moment avec eux. J’éprouve un certain plaisir à contracter le temps et à m’installer encore une fois à Voltaire alors que le son diffus de la derbouka entame une longue reptation autour de moi et que de petits pincements harcèlent mon cœur. Je porte en moi ce village comme un grain de beauté que je promène sur tous les chemins. Il a marqué mon corps comme un tatouage indélébile. Le Chélif délimite mon fief en le cernant dans sa boucle liquide qui rampe à plat ventre, écrasé par sa pesanteur. C’est mon limes, ma protection contre d’hypothétiques envahisseurs désireux de me voler ma source mon olivier. Certes, la Compagnie Chagnaud a mutilé mon oued au Ghrib en voulant maîtriser sa force par un barrage, mais l’eau lui a échappé, lui a filé entre les doigts. Le Chélif a continué fièrement sa course. Il traverse la chevelure blonde de la plaine et court vers la mer. Les plages au nord de Mostaganem offrent un sable fin qui étincelle au soleil. Là, il se jette à l’eau. En passant il effleure les petites dunes bien rondes, lascives à souhait. Son front heurte le rivage. Mon Chélif dépose régulièrement un baiser sur les lèvres ourlées de la mer en furie et, dans une parade d’écume, leurs eaux s’entremêlent à satiété. Petit à petit, les flots s’apaisent. Mer plus vaste et plus chaste ; toi la miséricordieuse, tu rends la pureté à toutes ces eaux qui charrient tant de douleurs, si peu d’espoir et de joies. Eaux de Memphis, d’Athènes, de Rome ou de Jérusalem. Eaux repenties ou eaux de renaissance. Eaux bénies des Dieux. Mer généreuse. Mère nourricière. J’ai du sang de nomade qui gorge mes veines. Je déplace ma tente au gré des caprices du moment ; Dans cette île de rêve entre le sable d’or et la mer d’azur, mes

106 terrains de parcours sont variés. Cette fois de nouveaux pâturages m’attendaient à Tiaret, Tiaret la lionne, Tiharet Es-safia. Guy Granger , Yasmina la rebelle du Chélif, Paris Alger, Marsa, 2004, p. 127-128

« Lieux hybrides et l’impossible fusion »

12-13 octobre 1956 Décidément, ce soir je ne dormirai pas. Toutes ces images sont trop denses. Une tranche de vie importante défile dans ma mémoire. Folle passion ou défi illusoire ? Une petite « mauresque » de la campagne amoureuse d’un Européen ! Un roumi entiché d’une Arabe ! En Algérie, cela relève de l’utopie délirante ou de la provocation dangereuse. Avec François, nous avons probablement cinquante ans d’avance sur les mentalités. Certes, il existe bien du côté de Saint-Cyprien, dans la plaine du Chélif, une petite communauté de couples mixtes franco-arabes. Mais, ils vivent sous l’opprobre de la société qui les appelle « les M’tournis »49 . Ils s’efforcent, en vain, de bâtir une Algérie nouvelle mais la xénophobie reste la plus forte. Ces haines qui divisent l’Humanité sont à la fois absurdes, car nul ne peut choisir le lieu de sa naissance, et mauvaises car la vanité a engendré de tous temps des querelles sanglantes qui ont jeté la terre dans la désolation. Ne sommes-nous pas les citoyens d’un même monde ? En prison, je suis triste car l’histoire de mon pays pourrait être différente et pourquoi pas exemplaire si la sagesse des hommes respectait pareillement la dignité de chacun. Elle serait émancipatrice si le sort n’avait pas décidé hélas ! Depuis la première rencontre, qu’elle serait sanglante. Yasmina la rebelle du Chélif , Alger Paris, Editions Marsa, 2004, coll. « Algérie Littérature : action » p. 61

49 Terme formé à partir du verbe français « tourner »et de l’arabe dialectal « qui a » qui signifie « celui qui a tourné » désigne ceux qui ont tourné leur veste c’est à dire ceux qui ont changé de camp. La conversion associée par la suite à la naturalisation suppose un double reniement : celui de la religion d’origine et celui de son appartenance nationale même si ce dernier terme utilisé en situation de domination coloniale n’est pas vraiment pertinent. On l’entend comme l’attachement à l’identité et l’histoire d’un territoire.

107 Guy GRANGER

« Ma vie à la campagne »

L’évocation des moissons, le travail pénible des femmes réduites à glaner ce qui reste de la récolte du colon n’est que l’envers du décor de la colonisation triomphante. Le journal de Yasmina met en scène une réalité contrastée où l’opulence provocante exhibée s’oppose à la pauvreté extrême sommée de se cacher. Ainsi ces femmes, pour aller moissonner dans les champs du colon doivent se lever à l’aube, pour éviter les regards inquisiteurs des hommes et rentrent à la nuit tombée. La révolte de Yasmina qui refuse de se voiler, qui se rebelle contre l’ordre établi, contre la morale pudibonde de sa société ne sont qu’une illustration de la douloureuse condition des femmes.

Au premier jour des moissons, je m’étais levée en même temps que ma mère. […] Juillet s’annonçait torride dans la plaine du Chélif fidèle à sa réputation. La ferme qui s’étendait en travers des champs sur une pente douce absorbait goulûment les dernières brises fraîches de la nuit. Le douar dormait encore, enfoui confusément au milieu des vignes, et seul le chant argentin de la source invisible troublait le silence infini. […] Déjà des gourbis encore engourdis émergèrent des ombres floues glissant en file indienne, pieds nus, sur les sentes caillouteuses perlées de rosée qui s’insinuaient entre deux champs de vigne. Les femmes partaient de bonne heure pour échapper aux regards inquisiteurs des hommes. L’aube devint claire et je distinguai alors ces êtres courageux, les cheveux camouflés dans un foulard aux couleurs indéfinissables, un grand fichu sombre sur les épaules, le front ridé par le labeur, les mains noueuses desséchées par le soleil, l’œil voilé de tristesse. Toute la journée, elles sanctifieraient le champ de leurs gouttes de sueur. Les blés recouvraient la terre d’une immense toison d’or que la légère brise du matin lissait de sa main caressante. Quand la terre fut réchauffée, je suivis la machine qui fit tourner ses ailes dans un immense soupir de poussière. […] les moissonneuses, le dos incliné vers la terre comme pour lui rendre hommage, embrassaient les gerbes de blé avec respect et leurs gestes valaient les plus douces prières. […] Le soir à la nuit tombante, nous rentrions chez nous discrètement, en nous fondant dans la pénombre, par un chemin de traverse toujours à l’abri de la curiosité masculine. Les moissonneuses étaient fourbues, assoiffées mais fières d’apporter dans leurs couffins quelques kilos de blé dur qu’elles s’empressaient d’ensiler dans un coin de la cuisine. Demain, elles recommenceraient : elles tourneraient en rond, se baisseraient, se relèveraient et tourneraient encore. Dur labeur pour recevoir cette portion congrue qu’on leur abandonnait…Depuis des siècles, cette terre avait été généreuse. Le Berbère, le

108 Carthaginois, le Judéen, le Grec, le Latin, le Vandale, le Perse, l’Arabe, le Turc s’en étaient nourris ; les Français aujourd’hui se l’étaient appropriée. Cette année encore la récolte serait abondante. Les greniers du prince regorgeraient d’or mais ces femmes garderaient dans les yeux une infinie tristesse et dans le coeur une indomptable révolte. Yasmina la rebelle du Chélif, Alger Paris, Marsa éditions, 2004, p. 113à 116

109

Habib TENGOUR Il est né le 20 mars 1947 à Mostaganem. Poète et universitaire (il enseigne la sociologie), Habib Tengour a débuté sa carrière d’homme de lettres par l’écriture d’un poème-récit : Topapakitaques, la poésie-île, terminé en 1972 et publié en 1977 à Paris. Il publie successivement trois autres recueils de poèmes, La nacre à l’âme (1981) , Schistes de Tahmad 2 (1983) et L’Arc et la cicatrice (1983). Cet écrivain se situe au carrefour de deux cultures qui transparaît surtout dans trois ouvrages qui l’ont fait connaître : Le vieux de la montagne (1983) , Sultan Galiev ou la rupture des stocks (1985) et L’Épreuve de l’arc (1990).

Enfance

Ce recueil de textes est particulier. Tous les textes traitent du même thème : ils racontent un fragment d’enfance de chacun des auteurs de confession et de culture différentes. Leur point commun est d’être nés en Algérie avant l’indépendance. Habib Tengour se remémore le tremblement de terre qui a secoué en 1954 la ville de Chlef, à l’époque Orléansville. Il avait alors sept ans.

En ce temps – là, la terre était comme une assiette plate. Elle reposait sur la corne gauche d’un taurillon noir qui tenait en équilibre instable sur la queue d’un poisson. Quand le poisson remuait ça faisait trembler la terre. J’étais encore enfant lorsque la secousse me réveilla. Nous avions tous roulés dans la pièce. Ma grand-mère me serra contre elle, et ma mère vint se blottir contre nous. Mon grand-père cherchait la bougie dans l’obscurité ; il ne tâtonna pas longtemps pour la trouver. Ma sœur et mon frère, plus petit que moi, dormaient profondément. « Dieu nous protège ! » La porte ouverte donnait sur la cour intérieure. Dans les pièces voisines, mes oncles n’avaient pas bougé. Tout ce remue-ménage ne les avait pas réveillés ; « Dieu nous protège ! » Il y avait de la vaisselle cassée. La jarre d’eau était renversée. Mon grand-père fouilla dans le vieux coffre à la recherche du Coran manuscrit légué par son arrière grand- père. Mon grand-père savait à peine lire. Il déchiffrait d’une voix cassée mais calme la sourate du Royaume. Je récitais avec lui et corrigeais ses fautes de lecture. Je n’avais pas encore sept ans, que je possédais huit chapitres du Livre. L’appel de l’aube nous rassura. Je me rendis à la mosquée Sidi Quaddour. Mon grand-père priait toujours à Sidi Sayeh ou à la maison. Le matin, la radio annonça qu’un tremblement de terre sans précédent avait détruit la ville d’Orléansville. A Mostaganem, tout le monde commentait abondamment la nouvelle. Dieu avait frappé la ville de Lasnâb, pour faire un exemple. On racontait que des bouteilles de vin avaient été trouvées dans le mihrab de la grande mosquée. La veille, le muphti de Lasnâb s’était rendu au bordel numéro six avec un Coran dans la poche de son pardessus. On dit aussi que beaucoup de notables organisaient des orgies dans les lieux

110 saints. Beaucoup prétendaient que Sidi Abed avait juré la perte de la ville. Ses gens étaient des mécréants plus endurcis que le peuple de Loth. Ils ne respectaient ni mosquées ni tombeaux de saints. On disait qu’ils arrosaient leurs couscous d’une sauce au vin et que, sous prétexte de célébrer la nuit de l’Erreur, ils s’adonnaient à la fornication avec les femmes et les jeunes hommes. Mon grand-père nous raconta que la terre s’était ouverte puis refermée sur des impies. Il tenait la chose d’un fakir derqaoui qui avait assisté à cela. Et d’autres prodiges encore. C’était l’approche du siècle quatorze. Bientôt, on verrait la mule mettre bas et les fourmis s’entre-dévorer. « Que Dieu protège les Musulmans ! » Le Dejjel allait entraîner l’humanité dans le chaos. Ca va durer quatre vingt dix neuf ans ! Et puis encore plusieurs années de désordre et de violence avant que la prédestinée ne rétablisse la justice. Le jour des comptes approchait. Il y eut des collectes à travers tout le pays pour les sinistrés de Lasnâb. La maîtresse d’école, madame Garcia, nous parla des grands cataclysmes pendant la leçon de choses. Elle nous distribua des feuilles de papier Canson et des crayons de couleurs et nous demanda de dessiner pour porter un peu de bonheur aux familles malheureuses d’Orléansville. Kader dessina un palais avec dix chambres, Alaoui des genêts et des abeilles, moi une corbeille d’oranges. L’école communale était obligatoire. J’allais aussi, le jeudi et le dimanche à, l’école coranique Cheikh Adda qui se trouvait aux Carrières. J’aimais beaucoup mon école Jeanmaire. J’étais heureux pendant la récréation. On se racontait des histoires sans arrêt. Une enfance algérienne, Textes recueillis par Leïla Sebbar, Paris, Folio, 2005, p. 217-219

111 Yvette MARTORELL Yvette Ginestar épouse Martorell est née à Orléansville en 1928. Elle vit actuellement à Vienne en Isère Ce poème est inédit mais nous l’avons intégré dans notre anthologie avec l’accord de l’auteure.

Mon pays

Sonnez, carillonnez, cloches du souvenir, Vous torturez sans fin et mon cœur et mon âme. Je revois nettement les étapes du drame, Quand, du pays natal, il m’a fallu partir.

Moi, je suis née là-bas, dans un endroit brûlant, La plaine du Chélif, dans une jolie ville, El-Asnam aujourd’hui, jadis Orléansville, Préfecture connue entre Alger et Oran.

Oh ! Mon pays natal, terre de mes aïeux, Maison de mes parents, foyer, ö cher asile Petit rond sur la carte, bel Orléansville Vis-tu toujours autant sous ton soleil de feu ?

Par delà les pays, les mers et les frontières, Je pense encore à toi, à ton beau ciel tout bleu, Je ne te revois plus qu’en fermant les paupières, Oh mon pays perdu, terre de mes aïeux.

Mais tout a été dit, on a tourné la page, Il a fallu reprendre pied sous d’autres cieux Alors on a vécu, sans entrain, sans courage, Un poète a dit : « partir c’est mourir un peu ! »

Mais la vie continue, il faut donc réagir, De mon pays natal, je veux être un soldat, Portant haut levé, le flambeau du souvenir, Cloches, carillonnez ! Ne sonnez pas le glas !

Poème inédit

112

Maïssa BEY Maissa Bey est le pseudonyme de Samia Benameur, née à Ksar el Boukhari (Médéa) en 1950, petit village au sud d'Alger. Après des études de français, elle devient enseignante. Elle est également fondatrice et présidente d'une association de femmes algériennes « paroles et écriture ». Elle vit et écrit dans l'Ouest algérien. Son premier roman s’intitule : Au commencement était la mer, paru en 1996 aux éditions Marsa. Elle a obtenu le « prix de la Nouvelle de la Société des gens de Lettres » pour son livre Nouvelles d'Algérie (Editions Grasset, 1999). Cette fille-là, (Editions de l’aube, 2001) est couronné par le prix « Marguerite Audoux »et en 2005 le « Prix des libraires algériens » lui est attribué pour l'ensemble de son oeuvre. Aux éditons Barzakh ont déjà paru, en 2002, un récit autobiographique : Entendez-vous dans les montagnes, en 2004 un recueil de nouvelles, Sous le jasmin la nuit et en 2005 un roman Surtout ne te retourne pas, inspiré par le tremblement de terre de Boumerdès de mai 2003. Bleu blanc vert est le titre de son dernier roman.

« Ténès et l’ombre de Imma B’nêt » Ce texte est extrait de la préface du livre-disque intitulé Déliés une descendance algérienne et consacré à la légende de Imma B’nêt. Maïssa Bey y présente Ténès de manière fort poétique .

Parfois, c’est seulement à la fin du jour que, sur le sable, se dessine en creux l’empreinte d’un pas. Et puis, inattendue, une silhouette fragile entrevue à l’orée d’un songe dans l’engourdissement et la chaleur des nuits immobiles d’un été apparemment semblable à tous les étés du monde, nuits parcourues d’ombres, les errantes, croisées au détour d’une promenade solitaire sur la falaise. Serait-ce elle, l’innommée. Mais d’abord le lieu. Le point de rencontre, à quelque deux siècles de distance. Ténès autrefois sous-préfecture du département d’Orléansville, à quelques kilomètres du douar de Beni-Hawa, devenu plus tard Francis Garnier. Ténès donc, du latin tenere : tenir. C’est ce qu’on dit. Sans vraiment en être sûr. Mais l’immense majorité des habitants de la ville, les Ténésiens, ignorent cette étymologie, cette souche. Evidemment. Mémoire en lambeaux. Mémoire érodée, pervertie à force d’occupations, de violences et de mensonges. Et puis il y a le présent, encore et pour longtemps indéchiffrable. Ténès. En arabe, prononcer : T’ness. J’aime passionnément cette région de baies et de criques sauvages offertes aux vents du large, propices à tous les départs et à tous les rêves d’ailleurs et de lointains. Ténès donc. A peine connue, puisque recouverte de l’ombre de la grande Césarée, dite aujourd’hui Cherchell. Port ou comptoir. Phénicien ou punique. Ou bien encore romain. La terre mais aussi la mer n’ont pas fini de livrer leurs trésors enfouis sous des couches d’oubli. Non, la terre, là-bas, n’a pas fini de parler, de raconter son histoire, notre histoire. Seulement elle se tait maintenant puisque plus personne ne veut l’interroger.

113 Ville fortifiée. Recluse et assoupie derrière les remparts. Fortifications romaines, pierre sur pierre ceignant le territoire de mon enfance. Et dans les rues, les souvenirs affluent, volettent de çà, de là, puis viennent se percher sur le fronton d’une école, attendant que je ferme les yeux pour se glisser à l’intérieur des classes ou courir sous le préau, enfin libérés, en tout exubérance. Mais là n’est pas le propos. Ajouter simplement une remarque, une de ces phrases que l’on entend au détour d’une conversation, mais qui très vite prend la force d’un axiome. Si les enfants de Beni-Hawa ont les yeux bleus, les cheveux et le teint clairs, cela ne peut venir que d’une lointaine ascendance étrangère, un peu comme ceux qu’on appelle ici, dans la ville où je vis à présent, les « enfants de la Légion », une particularité qui n’en est pas vraiment une et qui semble être une croyance communément admise par l’ensemble de la population autochtone. Une ombre furtive, au-delà des remparts surplombant la mer. Une ombre pressée, ramassant ses jupons pour mieux courir vers la baie à peine violée par l’arête vive d’un rayon de soleil. Serait-ce elle, Imma B’nêt, la mère des filles, cette femme dont on dit qu’elle a été rejetée par la mer, et dont on dit aussi qu’elle vient d’un pays de ciels trop bas et de brumes ? C’est à ce moment précis que je voudrais la saisir. Au moment où elle se laisse glisser le long de la pente, comme je faisais pour aller sur la plage, face à « la mer mêlée au soleil »*.[…] En cet instant, peu importent les précisions historiques que, depuis, j’ai pu glaner çà et là, le nom du bateau, la date du naufrage, le nombre de victimes et les échanges très protocolaires de courrier entre les plus hautes autorités de part et d’autre de la mer blanche du milieu. Elle, imma B’nêt. Maintenant, en écriture retrouvée, reconnue, nommée. Quelque vision peut-être, entrevue dans la fragile lueur d’un matin, dans le pas entendu aux confins d’un rêve étrange surgi de ces lectures mêmes. Elle, Imma B’nêt, désormais élevée au rang de sainte, de marabout 50 , nous dit-on encore. Comme pour nous expliquer l’évidence première : seuls ceux qui savent aimer peuvent prétendre à l’éternité. Laurence Huet, Hachemi Mokrane, Yves Jeanmougin, Mariela Damian, Déliés une descendance algérienne, Préface de Maïssa Bey, Paris, Métamorphoses, 2005.

* Arthur Rimbaud, Illuminations, note de l’auteure 50 Marabout tire son étymologie du mot arabe rabata qui signifie lié ou engagé ; c’est-à-dire qu’il a pris avec Dieu l’engagement de n’agir que pour le bien-être de l’humanité. Aussi même après leur mort, ces marabouts sont-ils l’objet éternel de la vénération des Kabyles ; leurs corps est enfermé dans un tombeau, on élève un monument pour l’entourer, et ce lieu devient sacré et inviolable. […].Définition, mise en exergue dans la préface.

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Troisième partie

HISTOIRE DES SAINTS, LÉGENDES, EXTRAITS DE CULTURE POPULAIRE ORALE

115 Littérature populaire orale et écriture

La question qui s’impose d’emblée à toute recherche scientifique est la suivante : Comment constituer un corpus documentaire pour explorer l’histoire d’un lieu ou plutôt de lieux à travers la littérature notamment quand il s’agit d’une étendue aussi vaste et diverse que la plaine du Chélif? Comment en donner un aperçu plus ou moins fidèle en référant à sa culture intrinsèque ? En l’absence d’archives écrites, y a t il lieu de constituer des archives orales ? Certes, là n’est pas notre ambition. il s’agit simplement de souligner qu’à l’origine, l’expression était orale. Elle est par la suite devenue écrite. Et faut-il encore préciser que la littérature populaire a été aussi un ferment de la prise de conscience et de révolte contre l’occupant. Il n’est pas de notre ressort de faire l’inventaire de cette production mais de citer, en concomitance avec l’histoire des saints tutélaires de la région qui nous intéresse, certains extraits qui illustrent la vitalité de la production orale dans cette partie de la plaine du Chélif, parce qu’il nous semble qu’elle permet - en constatant et interrogeant la différence de ses fondements avec ceux des études littéraires— de poser à nouveau des questions « naïves » sur les textes, de recontextualiser et de repolitiser leur interprétation.

116 Sidi M’hammed Benali

Sidi M’hammed Ben Ali Bahloul 51 imam de la tribu des Medjadja et père spirituel des Chélifiens s’est distingué par ses écrits religieux, ses traités de philologie, sa poésie, ses positions politiques. Il acquit grâce à sa science et à ses vertus une réputation qui s’étendit dans tout le Maghreb. Il professa dans la plaine d’Eghriss (berceau des M’éharif) et eut notamment pour disciples Sidi Ahmed Ben Ali, Sidi Ali Ben M’barek de Koléa, Si Sahnoun El Hadj du djebel Tamdrara (Ouarsenis) et Cheikh Brahim El Ghobrini de Cherchell. Après avoir parcouru le Sahara et atteint Ouargla où il créa une zaouïa 52 (Chadoulia et Kadria), il revint à sa demeure du Chélif dite zaouïaet Sidi M’hammed Ben Ali où il continua son enseignement. Il a laissé au monde un exemple de probité morale et religieuse en refusant l’argent du caïd Bouras de Mazouna. Mais il ne devait pas tarder à être victime de l’austérité de ses opinions pour avoir condamné l’infamie que le caïd s’apprêtait à commettre. Il périt assassiné.

Vers l’an 980 de l’hégire, Ben Chekour, bey turc de Mazouna, conçut le projet d’épouser Fathma bent Benchâa, veuve de son père. Une contestation canonique s’élèvera et la question fut soumise aux Oulamas. Tous accordèrent la main levée de l’opposition sauf cheikh M’hammed Ben-Ali Bahloul -el-Medjaja qui déclara formellement la chose haram (illicite). En sermon public, il avait dénoncé l’abject projet du caïd et la démarchequ’ilavait faite pour obtenir de lui une dérogation à l’interdit religieux frappant

51 Histoire des Ouled Sidi-Yedder de Medjadja. Les Chorfas (nobles) de la Medjadja actuellement divisés en trois branches principales : Ouled –Sidi Ben Abderrahmane, Ouled Sidi Ali Bouhassoun et Ouled Sidi Bouali, ont une même origine. Leur ancêtre commun est Sidi Yedder Ben M’hammed Ben Ali dont l’origine Charifa c'est-à-dire descendant du prophète est avérée. Vers le milieu de la IX corne de l’hégire, Sidi Yedder, faisant partie d’un des premiers exodes des Maures d’Andalousie, se rendit à Tlemcen d’abord. Après s’être fait initier aux doctrines soufies par les grands maîtres de Sidi Abou Médine, il repartit pour islamiser dans le Tessala et les Médiouna. Après y avoir séjourné quelque temps il reprit son périple et s’installa avec sa famille chez les Ouathas des Béni-Mérine appartenant à la confédération des Maghraoua (Berbères Zénètes). Sidi Yedder qui était déjà un wali réputé, fit de nombreux prosélytes grâce à son charisme et à sa science en théologie. Il mourut très âgé et fut enterré entre les Béni-Rached et les Braz, en face de l’oued Fodda. Son fils Abdallah et son petit fils Sid-Ahmed continuèrent ses pratiques et affermirent leur suprématie ; le célèbre saint Sidi Ahmed Benyoussef ayant été reçu chez eux avec toute la déférence due à sa valeur se prit d’amitié pour Ali Bahloul fils cadet de Sid Ahmed. Après l’avoir initié aux doctrines des Chadoulias (confrérie religieuse), il lui conseilla de fonder à Medjadja, une zaouïa, laquelle honorée de sa baraka connut des heures de prospérité voire même de puissance. Sidi Ali-Bahloul, bientôt devenu un personnage fort influent, grâce à sa science alliée à une énergie peu commune, soutint en 1514 le débarquement à Ténès des derniers fugitifs d’Andalousie (expulsés suivant les édits du premier Ministre, le cardinal Ximenès de Cisneros). Il protégea également la formation des contingents berbères d’Abdel Aziz et d’Ahmed Ben el-Kadi, pour renforcer l’armée volante de Baba Aroudj dit Barberousse d’Alger, assiégeant la kalaà (fort) des Béni-Rached. Sidi Bahloul a sa Kouba dans la zaouïa de Medjadja, après sa mort son fils M’hammed devint chef de la Zaouïa puis Bouali lui succéda. 51 Etablissement religieux se réclamant d’un saint qui en est le garant spirituel. La zaouia abrite le saint ou ses descendants et leurs familles, reçoit dans son hospice les pèlerins qui viennent demander les faveurs du marabout ou son successeur, pour la réalisation de leurs vœux, mais elle peut comporter aussi un bâtiment qui accueille dans ses cellules des étudiants ou tolbas. 52 Etablissement religieux se réclamant d’un saint qui en est le garant spirituel. La zaouia abrite le saint ou ses descendants et leurs familles, reçoit dans son hospice les pèlerins qui viennent demander les faveurs du marabout ou son successeur, pour la réalisation de leurs vœux, mais elle peut comporter aussi un bâtiment qui accueille dans ses cellules des étudiants ou tolbas.

117 une telle union. Malgré les supplications, les injonctions et les menaces du bey, le savant maintint la sentence et le mariage ne fut pas célébré. Quelque temps après des tolbas du marabout Benchaâ, soudoyés par Ben Chekour, se firent admettre à la zaouïa. Une nuit, profitant du sommeil de Sidi M’hammed Ben Ali, ils l’égorgèrent. Mais ce dernier, bien que la gorge tranchée, eut encore la force de leur crier : « Ah maudits ! Mon sang rejaillira sur vous et sur le traître ! » Peu après sa mort un miracle posthume consacrait sa sainteté. On avait en effet tenté à trois reprises de creuser sa fosse dans la crypte, mais chaque fois l’eau jaillissait, rendant tout travail impossible. Sidi Bouali, puîné du défunt, atterré par ce contretemps, réfléchissait pendant la nuit au moyen d’y remédier lorsqu’il perçut la voix de son frère ordonnant : « Demain à l’aurore, prends toi-même une pioche et creuse en avant du tombeau de notre père. Là tu découvriras tout prêt un Kbor (tombe) en voûte tel celui du Nabi (le salut soit sur lui »). Ainsi procéda Sidi Bouali et c’est dans ce tombeau miraculeux que repose le noble et docte Fakih, martyr de l’honnêteté, de la vérité et de la pureté. Quant au bey Ben Chekour et à ses complices 53 , le dey Chaâbane pacha triennal d’Alger, outré de leur sacrilège, les fit massacrer sans merci en l’an 1592. Un autre miracle est aussi attribué à ce saint, celui d’avoir donné repas à 1500 personnes d’une seule assiette de miel et d’une seule galette. Ce miracle peut être considéré comme une variante de la multiplication des pains, survivance de l’époque chrétienne et de la Cène

53 A l’exception toutefois du marabout Sidi Benchaâ el –Habchi qui, aussitôt après le meurtre s’était réfugié chez les Rhellaï de la Mitidja pour y pleurer son crime et se consacrer à la pénitence expiatoire.

118 Sidi Maamar

Sidi Maamar Guenouni, dit aussi sidi Maamar bou moukahla (l’homme à la carabine) est un grand saint venu d’orient s’installer dans la région de Ténès du côté des Heumis. Il s’est distingué par sa piété mais surtout par un fait exemplaire qui révolutionna les pratiques matrimoniales alors en cours dans la région et qui à ce jour est encore suivi par la majorité des familles chélifiennes. 90 ans avant la pénétration française, les Sbéahs, tribu belliqueuse, chassent la tribu des Heumis de la plaine et des montagnes de la rive gauche du Chélif. Les leur donnent asile. Cependant, en raison de leur passé religieux douteux, ni les Ouled Farès ni les Medjadja ne prennent épouses parmi les Heumis et comme à cette époque, les gens de la région pour marier leurs filles exigeaient aussi une dot exorbitante Sidi Maamar, pour marier ses filles prononce la fetwa 54 de la dot symbolique. Ce wali a donc lors du mariage de sa fille, demandé au prétendant de lui donner uniquement une pièce d’or de vingt centimes (louis d’or que les Algériennes portaient en chaîne à leur cou), un mouton, un sac de semoule et un petite jarre de beurre pour faire le couscous qui sera offert aux invités qui viendront chercher la mariée. Depuis grâce à ce saint, dans la région du Chélif, le mariage est accessible à tous. On le désigne par l’expression « le mariage du rameau » C’est-à-dire que les époux se réclament de la branche du saint patron qui a donné l’exemple pour permettre aux plus démunis de convoler en justes noces. La chanson ci-dessous, à la gloire de ce saint est reprise lors de chaque union. Mon soutien, Monseigneur Maâmar Mon soutien, Monseigneur Maâmar Soutien également des dignitaires 55 Mon soutien, l’homme au fusil 56 Protecteur de la vertu des filles de Heumis 57 Monseigneur et seigneur de ses sœurs Et de Lalia sa sœur qui l’a élevé Marouan, ô Marouan ! 58

54 fetwa 55 Les dignitaires qui ont donné asile à Sidi Maâmar sont aussi ses protégés et non ses suzerains (allusion à l’injustice faite a Sidi Maâmar, considéré comme un saint subalterne par les tribus d’accueil). 56 Un fusil était accroché au mur du mausolée initial de Sidi Maâmar à Lahlaf (village à 12 km de Oued Rhiou dans les piémonts de l’Ouarsenis aujourd’hui sous les eaux du barrage de Gargar). La légende voulait qu’il tonne de temps à autre pour rappeler ses miracles aux ouailles. Plus tard, en exil, la détonation exprimera la colère du saint, généralement contre le mariage d’une affidée conclu en violation des ses décrets. Le fusil a continué à orner une cloison du nouveau mausolée dans les Ouled Farès jusqu’à 1954. 57 De très vieille date, les tribus d’accueil (Ouled Farès, Médjadja, Beni Rached ) ne prenaient pas femmes parmi les Heumis et les Sbeah. Sans le principe de la dot symbolique instauré par Sidi Maâmar, les filles de Heumis seraient restées célibataires et donc livrées à leurs sens.

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Mon soutien, Monseigneur Maâmar Soutien également des dignitaires Mon soutien, l’homme au fusil Protecteur de la vertu des filles de Heumis Voici la fiancée offerte à titre gracieux Qui sort de l’intérieur du hammam Habillée de cafetan de couleur écarlate Rouge est sa ceinture ainsi que la grenade 59

Mon soutien, Monseigneur Maâmar Soutien également des dignitaires Mon soutien, l’homme au fusil Protecteur de la vertu des filles de Heumis Monseigneur Mâamar, Père, ô père Toi dont les miracles font impression Toi, l’homme des prodiges

Mon soutien, Monseigneur Maâmar Soutien également des dignitaires Mon soutien, l’homme au fusil Protecteur de la vertu des filles de Heumis Monseigneur Maâmar fils de Lalia Voici que tonne le fusil (bis). 60 Accourez puisque voici l’incendie, déclaré.

Mon soutien, Monseigneur Maâmar Soutien également des dignitaires Mon soutien, l’homme au fusil Protecteur de la vertu des filles de Heumis Que dois-je faire pour mériter tes faveurs Marouan, ô Marouan 61! Que dois-je faire pour mériter tes faveurs Ô faiseur de miracles !

Mon soutien, Monseigneur Maâmar Soutien également des dignitaires Mon soutien, l’homme au fusil Protecteur de la vertu des filles de Heumis Monseigneur Maâmar bien-aimé Tu es la lumière de mes yeux (bis) Et le soutien des hommes de haut rang

58 Sidi Mérouan est un saint topique de Ténès plus ancien que Sidi Maâmar. Il lui est arbitrairement associé. C’est une façon de rehausser le statut de Sidi Maâmar 59 Voir dans le rouge de la ceinture, l’hymen à ensanglanter et dans la grenade, la fertilité. 60 La chanteuse dit « chta’bania » pour « dja’abania » , attributif de « dja’ba » : tube, canon , tuyau ( fusil). Dans « Voyage dans la Régence d’Alger » (1725) l’anglais Shaw mentionne sa rencontre au cœur de l’ancien fief des Heumis , d’un homme qui prétendait faire tonner à sa volonté, un canon invisible. Mis au défi par le voyageur anglais de reproduire le miracle, l’homme se dérobe. Mais il fait miraculeusement apparaître des torches fumantes de sous les replis de sa robe où Shaw devine le brasero et le soufre.

120 Mon soutien, Monseigneur Maâmar Soutien également des dignitaires Mon soutien, l’homme au fusil Protecteur de la vertu des filles de Heumis Monseigneur Sidi Maâmar le très beau Oint de parfum de jasmin (bis) Soutien des dignitaires Mon soutien, l’homme au fusil Protecteur de la vertu des filles de Heumis Je viens à toi Monseigneur Maâmar, agrée-moi par Dieu Je viens à toi Monseigneur Maâmar Agrée-nous par Dieu Je viens à toi Monseigneur Maâmar Agrée-moi par Dieu

Toi qui rends âme aux lieux dépeuplés 62 Je viens à toi Monseigneur Maâmar, Agrée-moi par Dieu Je viens à toi Monseigneur Maâmar, Agrée-nous par Dieu Ton nom est « opulent »63 , Qui te croise devient prospère Toi qui repeuples les patries des hommes de bien. 64

Monseigneur Maâmar, Monseigneur, Soutien de Ghobrini 65 Monseigneur Maâmar, ô gens, Veille sur nous en sentinelle Monseigneur Maâmar et le sien Seigneur Brûlez sa semoule en guise de son encens 66 Des anges m’ont aperçue Ils m’ont lancé une pomme Tout malade qui hume son parfum Trouve guérison et bien–être 67

62 Les Ouled Farès ont donné aux Heumis des terres en friche et inhabitées. 63 « Maâmar » est homonyme de « Maâmar » qui signifie : plein, comble, chargé, repu, rempli. 64 Autre allusion à la nudité des terres données par les Ouled Farès. Les Heumis les repeuplent grâce à la pratique du mariage sans dot, d’où des droits. 65 Ghobrini, saint itinérant originaire du Maroc ayant fait des haltes notamment à Tlemcen, Miliana et Cherchell où ses lieux d’étape ont été sanctifiés par la création d’un mausolée sans dépouille. Personne ne donne de date précise sur son périple. 66 Signe de supériorité de Sidi Maâmar sur Ghobrini. 67 Tout homme se mariant à une fille de Heumis trouve santé et bien être. La légende dit le contraire.

121 Sidi Ahmed Benyoucef

La légende qui fâche les Ténésiens, reprise aussi par Isabelle Eberhardt est racontée par un ancien Ténésien Pied-noir , Paul Lacaze.

Adolescent, j’allais parfois chez un camarade de classe : Miloud Déramchi qui habitait au Vieux Ténès et c’est là que j’ai ouï la légende suivante. Il y avait jadis, sur cette côte algérienne, u brave homme qui cheminait de villages en douars. Ses bagages ne l’encombraient pas trop : deux sacs et une besace. Dans un sac, le plus grand, il entassait ses frusques, dans l’autre il rangeait ses instruments. La besace abritait sa réserve de nourriture, de la galette. Un long burnous recouvrait son long corps svelte et une chéchia ronde, d’un rouge passé, le coiffait. Bien que pieds nus, il n’avait pas du tout l’air d’u vagabond. Au contraire, le pas lent, le port droit, la démarche digne, on l’aurait pris pour un tabellion. Il avait pour nom « Sidi Ahmed Benyoucef ». Il arrivait au village, toujours en fin de matinée ou de soirée. Atteignant le milieu de la place publique, l’homme déposait son fourniment puis avec des gestes mesurés, il sortait du sac ses instruments de musique. Il se mettait alors à battre de la derbouka en tournant sur lui-même, lentement ou bien, la tête droite, il tirait de sa flûte des sons langoureux. Dès que les badauds l’entouraient, surtout des enfants, si nombreux dans Vieux Ténès, il arrêtait sa démonstration de musicien et aussitôt entonnait des chants, récitait des textes ou racontait des histoires. Ceux qui avaient pris la peine de l’écouter, lui offraient en récompense soit quelques menues pièces de monnaie, soit lui faisaient apporter une galette ou une part de leur repas. Tous les habitants connaissaient Sidi Ahmed Benyoucef, surtout les enfants qu’il amusait tant. Il passait bien deux fois l’an dans ces cités qui formaient sa longue tournée. Un soir d’été, Sidi Ahmed Benyoucef étalait ses talents de conteur et de musicien sur la place à l’entrée du Vieux Ténès. Une nombreuse assistance, manifestement réjouie, lui faisait un cercle bruyant. La séance achevée, la quête terminée, il allait se retirer lorsqu’un habitant, un plaisantin, l’invita à souper chez lui. Le brave ménestrel accepta. C’était pour lui l’occasion de passer une soirée autrement que solitaire. L’hôte fit préparer un couscous mais s’était réservé de la viande qu’il fit préparer par un autre serviteur. Il invita également quelques amis et les informa du tour qu’il allait jouer au conteur.

122 Il faisait une soirée magnifique, tiède à souhait. Au milieu de la cour intérieure de la maison, les convives s’installèrent sur une grande natte de palmier tressé, posée à même le sol. Assis sur cette natte, les jambes croisées et repliées devant eux, ils formaient un petit cercle. Sidi Ahmed Benyoucef contait les péripéties de ses voyages ; on l’écoutait distraitement. Visiblement on attendait de voir comment le brave homme réagirait au piège qu’on allait lui tendre. Un serviteur apporta enfin dans un grand plat rond, un couscous fort bien garni de morceaux de viande. Dès que le plat fut posé au centre du cercle des invités, à même le sol, un silence subit régna dans la cour. Le maître de maison et ses amis se regardèrent furtivement, esquissant un sourire. Sidi Ahmed Benyoucef surpris par cette attitude soudainement bizarre des convives, promena sur chacun d’eux un regard de suspicion, le front plissé. Puis il observa rapidement les lieux, le plat, la semoule, la viande. Un grand silence se fit autour de lui ; on entendait des enfants jouer dans la rue. Au loin, un âne se mit à braire. Rompant cette curieuse sérénité, l’hôte invita le ménestrel à se servir le premier, « Bismi Allah ! » (Louanges à Dieu), il fallait donc prendre un morceau de viande. Sidi Ahmed Benyoucef eut un moment d’hésitation. On aurait dit qu’il se transformait en fée. Brusquement, il se leva. Il devint blême. Ses yeux qui semblaient s’être agrandis se rivèrent sur les morceaux de viande encore fumants. Il pointa soudain son bras droit, prolongé par un index bien raide vers le plat et s’écria d’une voix d’outre tombe qu’on ne lui connaissait pas : « ed heb alia gat ! » (Disparais de devant moi chat !). Les convives médusés, virent subitement les morceaux de viande se dresser sur la semoule, se rassembler, se recoller et reconstituer un chat qui s’enfuit en miaulant. En miaulant si fort qu’il paraît qu’on reconnaît encore son cri lorsque le vent souffle dans les gorges proches. Alors Sidi Ahmed Benyoucef, plus digne que jamais, se retourna, ramassa ses sacs et prit congé ; A pas lents et comptés il atteignit la porte de sortie. Là il s’arrêta, puis dardant un dernier regard vers ses hôtes toujours assis et stupéfaits, il lança cet anathème : « Ville de Ténès Tu es bâtie sur des ordures Ton air sera de feu Ton eau sera de sang » Et l’on ne revit jamais plus Sidi Ahmed Benyoucef au Vieux Ténès.

123 A cette époque lointaine, il paraît que l’eau de l’oued Allala qui coule au bas du village était très claire et potable et que le vent ne soufflait jamais fort en ces lieux. Seule une brise légère venait le soir de la mer apporter ses effluves marines mêlées aux senteurs des pins qui exhalaient une forte odeur de résine ou à celles des taillis de lentisques ou autres herbes parfumées. C’est pourquoi depuis, Au vieux Ténès le vent souffle chaud l’été et l’eau de l’oued Allala coule d’un marron rouge.

Une autre version de la légende ayant trait à Sidi Ahmed Benyoucef 68

Il est dit qu'un jour ce Saint homme alors qu'il était en visite chez eux et qu'il déclarait détenir des pouvoirs supérieurs, les habitants de Ténès l'auraient invité à un diner au cours duquel ils lui auraient servi du couscous avec de la viande de chat.

Sid Ahmed Benyoucef, avant de débuter le diner lança "sab ya gat"(va-t-en chat), et aussitôt la viande se reconstitua en chat vivant qui déguerpit instantanément.

Cette histoire telle que racontée reste tronquée car elle montrerait que les gens de Ténès étaient des êtres peu recommandables, alors que le contraire est avéré. En effet, les habitants de Ténès étaient connus pour leur hospitalité légendaire mais ils étaient un peu naïfs. Un jour, un étranger s'est présenté dans la ville, les citadins l'accueillirent, l'hébergèrent et lui permirent même de diriger leur prière dans la mosquée de Lalla Aziza. Ce personnage, après son départ de Ténès, écrivit une lettre dans laquelle, il raillait les gens de Ténès en leur révélant qu'il était Juif et qu'il avait réussi à diriger leur prière à eux, Musulmans. Et c'est dans ce cadre que l'histoire de Sid Ahmed Benyoucef doit être revue : les gens de cette cité tenaient donc à vérifier la véracité des dires de tout étranger qui se présentait chez eux. "Chat échaudé craint l'eau froide", et partant de là les ténésiens ne voulant plus être bernés par quiconque ont appliqué le "contrôle" sur tout ce qui se présentait et pouvait être suspect.

68 Source :

124

La chanson suivante intitulée « Ya Chbeh Meliana » que l’on peut traduire par « parure de Miliana »est dédiée à la mémoire du saint patron de la ville, Sidi Ahmed Benyoucef. Elle est chantée par Amina Zoheir et diffusée par les éditions Rai.

Ya Chbeh Meliana Je viendrai à toi, Coupole ma dame maîtresse A toi va ma foi Parure de Miliana

Je viendrai à toi Sauf impossible et contraire A toi va ma foi Parure de Miliana

Coupole et tenture Et voiles du catafalque Voici les d’Ahmed

Asile pour tous les hôtes Sous son regard attentionné Voici le péristyle Et le berceau de jasmin

Et voici les eaux vives Qui apaisent l’altéré Je te chante, fils de Aïssa Je te chante verte coupole

S’il advient que tu m’oublies Pour ma part je ne le puis Je te chante ô Benyoucef Et ne me consolerai pas de ton absence S’il advient que tu m’oublies Pour ma part je ne le puis.

125

Robert PONTIER

Légende du « Vieux-Ténès »

«A cette époque, nous dit Berbrugger, la fille du roi de Ténès se plaignit à son père de la violence des vents du N.E. qui balayaient le plateau de Cartenna, où vivait le roi berbère. Son père lui permit de se bâtir une maison, à l’abri du vent, sur le rocher du Vieux-Ténès. Sa famille et ses courtisans vinrent bâtir autour d’elle. Puis à la suite d’un épouvantable tremblement de terre, Cartenna fut détruite, ce qui décida les survivants à imiter d’autres et à se retirer au Vieux-Ténès.»

Légende arabe

L’auteur relate la légende concernant la création de l’oued Chélif.

Il existe sur l’origine de ce fleuve une très vieille légende arabe, racontée encore avec une gravité toute orientale par les talebs et les marabouts des environs. La famille de Sidi –Larribi est une des plus nobles et des plus anciennes du Mogreb. Un des ancêtres de Sidi-Larribi avait une fille du nom de Beyah. Elle était allée puiser de l’eau à une fontaine et ne revint plus. On se mit à sa recherche, et quel ne fut pas l’étonnement de toute la tribu, quand elle fut trouvée gisant près de la fontaine. Sa poitrine était traversée par un coup de poignard et son sang avait rougi l’eau de la source. Dans sa juste douleur, son père jura que lui et les siens ne viendraient plus puiser l’eau à cette source, la seule cependant qui se trouvait dans la contrée. Déterminé à mourir plutôt que de violer son serment, le malheureux Larribi se mit à parcourir le pays, afin de chercher u lieu muni de sources où il put établir ses tentes. Arrivé à Sbayun –Ayun (les soixante dix sources), et épuisé par la douleur et par la fatigue, Laribi se prosterna avec humilité et il adressa au prophète, l’un de ses ancêtres, une prière fervente. A peine était-elle terminée, qu’il fut ébloui par un éclair suivi d’un violent coup de tonnerre. Il entendit alors très distinctement une voix qui lui apprit que le prophète, touché de sa foi et de sa douleur, lui ordonnait de revenir dans sa famille, et qu’il aurait de l’eau en abondance. Bientôt son coursier se met à marcher avec la plus grande rapidité, et

126 les sources réunies suivaient ses traces. La pluie tombait à torrents au milieu des éclairs et du tonnerre. Toutes les eaux réunies suivaient Larribi et venaient former le fleuve qui, depuis cette époque, baigne les tentes de cette puissante tribu. On se perdit en conjectures sur la mort de Beyah car le jour même de l’arrivée de Sidi Larribi, on trouva sur les bords du fleuve, un cadavre tout défiguré ; il avait reçu une blessure semblable à celle de Beyah et il portait au doigt un anneau qu’on reconnut pour appartenir à la jeune fille. Souvenirs d’Algérie ou notice sur Orléansville, Cambrai, Deligne, 1854, Chapitre 3, « légende arabe », p.34-36

127 Faradj yarab âla men dhaket bih Dieu, suscite une issue à qui est dans l’impasse

Cette pièce a été très probablement écrite par un exilé en terre fortement influencée par le christianisme. Il s’agit plus vraisemblablement de la Nouvelle–Calédonie, évangélisée dès l’origine par des missionnaires de France et devenue lieu des déportations pour les exilés politiques algériens entre 1864 (création du pénitencier) et 1945. 1864 est également la date de la première insurrection des Ouled_Sidi Cheikh qui récidiveront en 1880.

Traduction littérale

Dieu, suscite une issue à qui est dans l’impasse, Il est en ton pouvoir de rendre à sa patrie tout homme en exil. Dieu, suscite une issue à qui est dans l’impasse, Il est en ton pouvoir d’ôter vie au vivant et de rendre vie au mort. Dieu, suscite une issue à qui est dans l’impasse, Tu peux calmer les vents et la montagne aplanir. Dieu, suscite une issue à qui est dans l’impasse, Ta volonté s’accomplit, dans l’intervalle des deux lettres qui composent le mot « sois ! »69 , Dieu, suscite une issue à qui est dans l’impasse, Épargne la geôle du mécréant à quiconque est croyant. Dieu, suscite une issue à qui est dans l’impasse, Il est en ton pouvoir de rendre à sa patrie tout homme en exil, Accepte l’intercession de tes créatures de la terre et celles de l’océan, L’intercession de la Vierge, du Livre Sacré et de son 70 trône. Dieu, suscite une issue à qui est dans l’impasse, Il est en ton pouvoir d’ôter vie au vivant et de rendre vie au mort.

Transcription

Faradj yarab âla men dhaket bih Kader koul ghrib lebladou teddih Faradj yarab âla men dhaket bih Kader tefni elhaï oualmeyet tehyih Faradj yarab âla men dhaket bih

69 Les lettres Kaf et noun composent le commandement coranique koun, le « sois » biblique. 70 Dans la confusion volontaire sur le possessif lié au mot Trône : s’agit-il du trône du Dieu islamique ou celui du Christ fait Dieu ?

128 Kader tehdi errih oualkaf etouatih Faradj yarab âla men dhaket bih Bin elkaf oua noun amr ellah tekdhih Faradj yarab âla men dhaket bih Sedjn el kafer la t’khali mouslem fih Faradj yarab âla men dhaket bih Kader koul ghrib lebladou teddih Faradj yarab âla men dhaket bih B’djah el’ibad fel ber oual bihar, b’djah el batoul 71 ouallouh 72 ou kourssih Faradj yarab âla men dhaket bih Kader tefni elhaï oualmeyet tehyih.

71 Batoul : la vierge vivant dans la chasteté et l’isolement est dite batoul . Le Coran consacre le mot spécialement à Marie. 72 Louh : a désigné à l’origine toute surface plane en os, ou en bois, ou en argile séchée (tablette) pouvant recevoir une écriture imprimée ou gravée. Dans le contexte, louh signifie feuillets sacrés (le corpus exact n’est pas précisé). Dans le Coran ce terme est utilisé ainsi : « C’est le Coran glorieux préservé sur les louh »et ailleurs « nous lui (le prophète) avons écrit sur les louh toutes choses en incitation à la foi et sur toutes choses autres aspects édifiants ». Qu’il soit fait allusion à la vierge ( batoul) privilégie l’acception des évangiles pour louh. Il est à préciser que ce mot est inconnu dans le chélifien avec le sens religieux.

129 Ebkay, ebkay beslem ha Lesnaab 73 Demeure en paix ô Lesnaab

Traduction Demeure en paix ô Lesnaab, C’est l’heure de la séparation, tu es notre lieu de départ, Ils nous ont enchaînés deux par deux, le genou flageolant Sous les brocards de l’engeance impie, ennemie de notre prophète Demeure en paix ô Lesnaab, C’est l’heure de la séparation, tu es notre lieu de départ.

Transcription

Ebkay, ebkay beslem ha Lesnaab Hadha had el frak menek sadina Senslouna zoudj zoudj oua roukba mekhloudj Tadhak koum el âlloudj 74 âdiane n’bina Ebkay ebkay beslem ha Lesnaab Hadha had el frak menek sadina.

73 Demeure en paix est la traduction de cette formule d’adieu. 74 Âlloudj désigne l’homme le plus fort et le plus violent des mécréants non arabes ; c’est le mécréant en général.

130 Y a nari ouin souid 75 Quand les reverrai-je messeigneurs?

Traduction littérale Quand (les) reverrai-je, messeigneurs? Ils ont disparu un à un, Pour se soustraire à la servitude Ils ont disparu, ne laissant que leurs traces Et ne pouvant plus longtemps supporter leur ennemi Chlef était peuplée de mhah 76 Et son élite endurait les tourments

Quand (les) reverrai-je, messeigneurs? Ils sont partis, aucun n’est resté Nous ne tolérons pas une vie soumise Nous n’acceptons pas le baisemain

Quand (les) reverrai-je, messeigneurs? Ils ont disparu un à un, Ils n’ont pas toléré la servitude Ils ont disparu, ne laissant que leurs traces Et ne pouvant plus longtemps supporter leur ennemi, Ont disparu ainsi Zendjar el Hadi Mahmoud, et bien d’autres encore.

Transcription Ya nari win souide ? Ghabou foursani betmam lelhana massabrouche Ghabou ouabkaw ila rsam Laâdouhoum matalouche Kân Chlef âmer belme’hah Oua btalou taâni fih Ya nari win souide ? Tafnaou ou laa yabka had f’rid Manardhhaouch aïch t’mermid Matagnach el habit el yid Ya nari win souide ? Ghabou foursani betmam lelhana massabrouche Ghabou ouabkaw ila rsam Laâdouhoum matalouche Ghabou zendjar El Hadi Mahmoud ounas oukhrine

75 Ya nari est un exclamatif bien connu, notamment à Chlef. Il exprime soit la nostalgie (comme dans notre texte où il équivaut à l’égyptien y a rite ou laïtani) soit le refus très violent. Cette expression est construite sur le verbe arabe, berbère et grec ara : voir , agglutiné au n berbère : le temps ou l’espace ; la contraction de aïna ( quand ou où), ari ( je verrai). Ya nari de la nostalgie ( verrai-je ?) ; du refus ( que vois-je ?). elle était fréquemment utilisée avec les deux sens dans le chélifien, il y a vingt ans. Souid est un autre collectif de saïd. Ce sont les fameux « gens de bien » que les poète invoquent fréquemment dans leurs vers pour témoigner. Ailleurs, les poètes invoquent le Prophète, les saints, les contribules, les voisins, les amis etc. 76 Mhah : l’élite, le meilleur, la fine fleur, la crème des gens.

131 Raabi ya rabi, enta dari belhiyyat Mon Dieu, mon Dieu, tu détiens les énigmes de la vie

Mon Dieu, mon Dieu, tu détiens les énigmes de la vie Pourquoi l’injustice prend-elle figure d’équité ? La prison des mécréants est insensible aux flammes Ils m’y maintiennent nuit et jour sans aucune lumière Ils m’ont projeté sur des planches comme on projette une flèche Mon échine s’est cassée, imitée par mes jambes

Rabi, rabi, entaa eddari belhiyat Ouâlah el batla t’ouali haguiya Habs el koufar ma tagdih en nar Fellil mâa enhar la dhaw âliya Kassouni foug louh kassehma mtroub Tabeg messati ou zadou radjliya Kinabaw echhoud, goult ana messaoud Sâa kaoum ellihoud gâa chahdat fiya Djabou ouahad el âdjouz kahla kassafoudj Chedatni men n’kab oua tkabel fiya Rabi, Rabi, enta dari belhiyyat Ouâla el batla t’ouali haguiya.

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NOTICE SUR LES AUTEURS

Aït Ouyahia , Belgacem. Il est né le 10 octobre 1928 à Aïn el Hammam (ex Michelet), Wilaya de Tizi Ouzou. De 1948 à 1955 il fait ses études médicales à Alger. De 1953 à 1954 il fait son stage d’internat dans le service de chirurgie de l’hôpital d’Orléansville, (Chlef). Ancien professeur, chef de service de CHU, il a publié deux romans : L’or des berges du Chélif, et Pierres et lumières: souvenirs et digressions d’un médecin algérien, fils d’instituteurs «d’origine indigène». ). Il a également publié Tala n tmedwin, La fontaine des bassins (2003) une adaptation kabyle des Fables de La Fontaine ; une tragédie en vers L’Allée du sang (2004), tirée de faits réels et qui relate l’histoire d’une vendetta en Kabylie, qui s’est étalée sur plusieurs décennies, dans la première moitié du siècle passé. Son dernier roman, L’Afrasienne ou la dérive des continents du Kontum au Djurdjura a été publié en 2006.

Bey , Maïssa . Maissa Bey est le pseudonyme de Samia Benameur , née à Ksar el Boukhari (Médéa) en 1950, petit village au sud d’Alger. Après des études de français, elle devient enseignante. Elle est également fondatrice et présidente d’une association de femmes algériennes « paroles et écriture ». Elle vit et écrit dans l’Ouest algérien. Son premier roman s’intitule Au commencement était la mer, paru en 1996 aux éditions Marsa. Elle a obtenu le « prix de la Nouvelle de la Société des gens de Lettres » pour son livre Nouvelles d’Algérie (Editions Grasset, 1999), Cette fille-là , (Editions de l’aube, 2001) est couronné par le prix « Marguerite Audoux »et en 2005 le « Prix des libraires algériens » est attribué pour l’ensemble de son oeuvre. Aux éditons Barzakh ont déjà paru, en 2002, un récit autobiographique : Entendez-vous dans les montagnes …, en 2004 un recueil de nouvelles, Sous le jasmin la nuit et en 2005 un roman Surtout ne te retourne pas , inspiré par le tremblement de terre de Boumerdès de mai 2003. Bleu blanc vert est le titre de son dernier roman.

Bourde, Paul . Né en 1851 et mort en 1914 , c’est un militaire qui a écrit de nombreux ouvrages. En 1915 entre à la bibliothèque de Lyon le Fonds Paul Bourde, riche d’environ 1500 documents consacrés à la Révolution française et à l’Empire. Les aspects politiques, sociaux, économiques, religieux de ces périodes sont représentés mais l’histoire militaire occupe une place prépondérante. Paul Bourde semble avoir voulu rassembler tous les récits et mémoires militaires alors disponibles, qu’il s’agisse de l’armée française ou de ses adversaires anglais, russes, autrichiens. Si ces documents ne peuvent prétendre à l’impartialité ni à la rigueur historique, ils n’en demeurent pas moins des témoignages précieux qui rendent compte, au-delà d’épisodes militaires marquants, des conditions de vie des officiers et soldats de l’époque. Beaucoup d’ouvrages consacrés aux principales batailles napoléoniennes, enrichis de cartes et de plans détaillés, conservent un réel intérêt historique. Une majorité de documents porte sur Napoléon un jugement peu élogieux, quelques-uns relèvent même de l’hagiographie, mais des textes très critiques, français et étrangers, figurent aussi dans la collection. Les horreurs de la guerre, subies ou imposées, les exactions commises par les armées napoléoniennes y trouvent également leur place. Pour l’Empire comme pour la période révolutionnaire, Paul Bourde a collectionné un grand nombre de brochures, pamphlets, journaux clandestins, comptes-rendus de procès, discours imprimés… où s’expriment, parfois violemment, des opinions antagonistes. Il a publié : A travers l’Algérie. Souvenirs de l’excursion parlementaire (sept.-oct.1879), Charpentier, 1880, Le patriote, Hachette, 1882, De Paris au Tonkin , Calmann Lévy, 1885, Trop de lois, trop de fonctions. Les abus dans la marine, lettres adressées au “Temps” , C. Lévy, 1888, En Corse : l’esprit de clan, les mœurs politiques, les vendettas, le banditisme : correspondances adressées au “Temps,” C.Lévy, 1887, Essais sur la révolution et la religion, P. Hartmann, 1934.

Branlière Michel, conducteur faisant fonction d’ingénieur des ponts et chaussées a écrit une notice sur le pont de Ténès.

Bugeaud, Thomas Robert, marquis de la Piconnerie, duc d’Isly, maréchal de France,(Limoges 15/10/1784, mort à Paris 10/06/1849). Le recueil de ses écrits militaires fut publié en 1883. Réticent au début à la conquête de l’Algérie il changea d’opinion et se prononça pour une « guerre acharnée ». Gouverneur de l’Algérie de février 1841 à sept.1847, il se révéla un remarquable entraîneur d’hommes, mais mena les opérations d’une manière impitoyable, pratiquant des razzias et des dévastations systématiques dans les

133 régions insoumises. Il remporta sur les Marocains, alliés d’Abd El Kader, la victoire de l’Isly qui lui valut le titre de duc. Avec l’appui de Louis Philippe et de Guizot il devint un partisan de la « domination absolue ». Il pratique un système de gouvernement indirect exercé par des chefs indigènes reliés au commandement français par des bureaux des affaires arabes (créés en 1844). De fait, la préoccupation constante de Bugeaud fut d'associer l'armée à la colonisation. « L'armée est tout en Afrique, disait-il; elle seule a détruit, elle seule peut édifier. Elle seule a conquis le sol, elle seule le fécondera par la culture et pourra par les grands travaux publics le préparer à recevoir une nombreuse population civile. » Sa devise était Ense et aratro (par l’épée et la charrue) car pour coloniser le pays rien de mieux que le « soldat laboureur ». Il voulait que le soldat soit agriculteur en même temps que guerrier.

Clamageran , Jean-Jules, (1827- 1903) Juriste de formation, opposant sous le second empire, calviniste, il a été ministre des finances, sénateur,. Il fit un voyage en Algérie du 17 mars au 4 juin 1873. Il relate ses impressions de voyage et décrit les régions qu’il traverse dans un ouvrage intitulé : L’Algérie Impressions de voyage. Il a également publié un livre intitulé : La Kabylie et les coutumes kabyles, en 3 volumes.

Daudet, Alphonse, écrivain français (Nîmes 1840 – Paris 1897).Bien qu’il soit rattaché à l’école naturaliste, son œuvre mêle la fantaisie à la peinture réaliste de la vie quotidienne. Refusant tout système, tout projet d’ensemble (comme ceux de Balzac ou de Zola) Daudet touche à tous les genres et à tous les styles. C’est un témoin privilégié de la vie de son temps mais il n’est « ni sociologue, ni historien des grands événements ». 77 .Il est l’auteur de romans ( Le petit chose, 1868, Tartarin de Tarascon, 1872, Le Nabab, 1877, Sapho, 1884) mais surtout de contes et de nouvelles ( Lettres de mon moulin , 1866, Contes du lundi, 1873).

Djebar, Assia , Pseudonyme de Fatima-Zohra Imalayen. Elle est née le 4 août 1936 à Cherchell. Elle réussit au baccalauréat en 1953, en 1955, elle réussit au concours d’entrée à l’école normale supérieure de Sèvres. Elle ne passe pas ses examens en 1956 en raison de la grève des étudiants algériens. Elle publie La Soif roman écrit en deux mois (Julliard 1957), Les Impatients (roman, Julliard, 1957), Rouge, l’aube (Théâtre) et Poèmes pour l’Algérie heureuse (Alger SNED) écrits à Rabat en 1960 et publiés à Alger après l’indépendance. Son œuvre romanesque est prolifique : Les Enfants du Nouveau Monde ( Paris, Julliard, 1962) ; Les Alouettes naïves,( Paris, Julliard, 1967) ; Femmes d’Alger dans leur appartement ( Paris, éd. des Femmes, 1981) ; Ferdaous (trad., Paris, éd. des Femmes, 1981 ). , L’amour, la fantasia ( 1985), lui vaut d’être lauréate du prix de l’amitié Franco-Arabe. Il est considéré comme l’ouverture d’une fresque que continuent Ombre sultane ( 1987) Loin de Médine ( 1991) et Vaste est la prison , (1995). Ses autres ouvrages, Chronique d'un été algérien , 1993, Le blanc de l’Algérie, ( 1996 ), Oran, langue morte, (1997), Les nuits de Strasbourg,(1997), Ces voix qui m'assiègent, (1999), La Femme sans sépulture , (2002), La disparition de la langue française, (2003) abordent différents thèmes. Elle a également mis en scène des films : La Nouba des femmes du Mont Chenoua, 1979 (film) L a Zerda ou les chants de l'oubli , 1982 (film). Mondialement connue, elle est depuis 2005 membre de l’Académie Française.

Djemai, Abdelkader est né à Oran en 1948. D’abord enseignant puis journaliste c’est un écrivain prolifique. Son roman Un été de cendres s’est vu décerner les prix «Tropiques» et «Découvertes». Son avant- dernier roman Campus a été couronné par le prix «Américo Vespucci». Il a publié plusieurs romans notamment, Saison de pierres, (Alger, 1986) Mémoires de nègre, (1991, Alger, réed. Paris, 1999), Sable rouge (Paris, 1996), 31, rue de l’Aigle ( 1998), Camping. Un essai avec un avant-propos d’Emmanuel Roblès, Camus à Oran , (Paris, 1995). Le texte que nous avons choisi est l’incipit de son premier roman édité à Alger (1986).

Du Barail, François Charles , général. Il est né à Versailles le 25 mai 1820 et mort le 30 novembre 1902. Il effectue une carrière exceptionnelle dans la cavalerie qui débute d'abord à dix neuf ans dans les spahis en Algérie (il participe à la prise de la smala d'Abd el Kader et à l'occupation de Laghouat). En 1863, il part au Mexique à la tête d'un régiment de chasseurs d'Afrique, puis est nommé dans la Garde Impériale. Général de division en 1870, il est nommé ministre de la guerre en 1873, contribue à la réorganisation de l'armée et finit sa carrière comme commandant de Corps. Il publie Ses souvenirs ( 1820-1879) , en 3 tomes en 1895. Ce gros ouvrage est un document sur l'armée entre 1830 et 1879.Le style de du Barail, son sens de

77 Colette Becker et Jean-Louis Cabanès, Le roman au XIXe siècle, l’explosion du genre, Paris, Bréal, 2001, coll. « Amphi Lettres », p. 137, la citation est empruntée à Anne-Simone Dufief, Alphonse Daudet romancier, Champion, 1997.

134 l'observation (mais aussi de l'exagération) rendent ses mémoires aisées à lire. Elles constituent une galerie de portraits et de situations intéressantes sur le plan historique.

Eberhardt, Isabelle est née à Genève en 1877 de père inconnu et de mère russe, Mme de Moerder, née Nathalie Eberhardt. Sa naissance est une énigme et a donné lieu à des interpétations les plus fantaisistes. Il est fort probable que son père soit le précepteur des enfants de Moerder. Elle épouse un maréchal de spahis d’origine algérienne et de nationalité française, selon le rite musulman. Elle meurt à Aïn Sefra en 1904, sous l’éboulement de sa maison emportée par l’oued en crue. Ses écrits ont été publiés après sa mort par les soins de Victor Barrucand. Dans l’ombre chaude de l’Islam, ( Paris, Fasquelle, 1906, préface de Barrucand), Notes de route, Maroc, Algérie, Tunisie, ( Paris, Fasquelle, 1908), Au pays des sables, ( Bône, imp. Thomas, 1914), Mes Journaliers, précédé de La vie tragique de la Bonne Nomade de R.-l. Doyon, (Paris, La Connaissance, 1923), Trimardeur, « terminé » et publié avec une préface par Victor Barrucand, (Paris, Fasquelle, 1920).

Fourrier, Henri. Conseiller général en 1880 dans le département d’Orléansville, il a écrit une étude sur le projet de création d’un département dans la région du Chéliff, notamment à Orléansville.

Granger, Guy est né en Algérie et y a vécu trente ans. Il enseigna à Tiaret puis en France. Directeur de l’Alliance Française au Brésil, diplômé d’arabe, il est actuellement Président –fondateur de France-Algérie Côte d’Azur.Il a publié son premier roman Yasmina,la rebelle du Chélif en 2004 aux éditions Marsa .

Hanin, Charles . Administrateur en Afrique noire pendant de longues années. Il a fait presque toute sa carrière au Soudan et au Sénégal. Il a écrit Occident noir, édité à Paris en 1946.

Khoury-Ghata, Vénus. Née au Liban en 1937, elle vit en France depuis vingt sept ans. Poète, nouvelliste et romancière, elle collabore à divers journaux, revues et émissions littéraires. Son œuvre a été récompensée par les prix de la Société des Gens de Lettres (1969), Apollinaire (1980) et Mallarmé (1986).Elle est traduite en plusieurs langues. Bibliographie. Treize romans publiés, nous dont Bayarmine, éd. Flammarion, 1992 ; Les Fiancés du cap Ténès, éd. originale J.C. Lattès, 1995/ livre de poche, 2002, Les morts n’avaient pas d’ombre, éd. Flammarion, 2001. Nouvelles : Une maison au bord des larmes, éd. Balland, 1998 ; Le moine, l’Ottoman et la femme du grand argentier, éd. Actes Sud, 2003 ; Zarife la folle et autres nouvelles, éd. François Janaud, 2001. Elle a également publié de nombreux recueils de poésie.

Pontier, Robert. Médecin-major des armées à Orléansville lors de sa création, il a écrit Souvenirs d’Algérie ou notice sur Orléansville , ouvrage où se mêlent éléments géo historiques et souvenirs personnels.

Lamairesse, Pierre Eugène, ingénieur en chef des ponts et chaussées a écrit une notice sur le barrage du Chéliff et un mémoire sur les principales questions intéressant l’agriculture dans la subdivision d’Orléansville .

Lapasset, Lieutenant-colonel. Chef de bureaux arabes à Ténès en 1849 .

Magani , Mohamed, La région du Chélif, est la source première de son inspiration. Ses trois premiers romans ont en effet, une unité de lieu, qui est la région du Chélif. Région présente dès La Faille du ciel, roman de dénonciation de veine réaliste, dont nous proposons un extrait, mais nettement plus présente dans Esthétique de boucher et Le Refuge des ruines. Quant à son dernier roman, Scène de Pêche en Algérie : Nouvelles d’un immeuble réhabilité , il a essentiellement pour cadre l’oued Chélif et intègre des éléments autobiographiques. Comme son titre l’indique, c’est un roman composé de nouvelles brèves. D’après l’auteur cette « architecture lui a été suggérée par les séismes successifs qu’a connus la plaine du Chélif ». Il a publié également des nouvelles en anglais : Un Icelandic dream, Please Pardon our appearance, une étude sur Ibn Khaldoun dont le titre est : Histoire et sociologie chez Ibn Khaldoun, une autre étude intitulée : Enseignement primaire, où en sommes-nous? Autre roman : Un temps berlinois.

Martorell, Ginestar Yvette est née à Orléansville en 1928, elle vit actuellement à Vienne en Isère Le poème intitulé Mon pays est inédit mais nous l’avons intégré dans notre anthologie avec l’accord de l’auteure .

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Masqueray, Émile (1843-1894), il fut professeur d’histoire au lycée d’Alger puis détenteur de la chaire d’histoire et d’antiquités d’Afrique à l’école supérieure de lettres d’Alger et créateur du « Bulletin de correspondance africaine ». Il a écrit Souvenirs et visions d’Afrique qui a été édité en 1894, puis réédité en 1914 .

Maupassant, Guy de. Écrivain français (Château de Miromesnil, Tourville-sur-Arques, 1850 - Paris 1893). Encouragé par Flaubert, il collabora aux Soirées de Médan en publiant Boule de suif (1880). Il écrivit ensuite des contes et des nouvelles réalistes, évoquant la vie des paysans normands, des petits bourgeois, narrant des aventures amoureuses ou les hallucinations de la folie : La maison Tellier (1881), Les contes de la bécasse (1883), Le Horla (1887). Il publia également des romans ( Une vie, 1883, Bel ami, 1885, Mont-Oriol , 1886). Il a mené une réflexion théorique importante dans ses chroniques et dans une « Etude sur le roman », datée de 1887 et publiée avec Pierre et Jean, (1888). Atteint de troubles nerveux, il mourut dans un état voisin de la démence.

Medjebeur, Tami, est médecin praticien à Oran. Il a fait ses études supérieures à Paris et à Tours. Il obtient son diplôme de médecine générale à Montpellier et de médecine pénitentiaire à Paris VI. Il a écrit un roman, Passion sur les berges du Chélif. Roman de type réaliste qui met en scène la vie d’un douar dans la région du Chélif pendant la période coloniale au début de la création des maquis. Il décrit la dure vie quotidienne des fellahs

Ricque, Camille, (1830-). Médecin établi à Miliana, il a publié une monographie sur cette ville en 1865 et écrit entre autres La Médecine arabe par le Dr Camille Ricque en 1864.

Robert, Paul Charles Jules, habituellement appelé Paul Robert ( Orléansville, aujourd’hui Chlef en Algérie le 19 octobre 1910 mort le 11 août 1980 à Mougins, Alpes –Maritimes). Lexicographe et éditeur français, il entreprend la rédaction d’un Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, publié de 1953 à 1964 en 8 volumes et un supplément, mais que l’Académie française choisit de primer dès le 15 juin 1950 (Prix Saintour) sur simple présentation d’un premier fascicule. Pierre Grenaud écrit à son sujet : « Nul ne contestera la première place pour son Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française qui complète et modernise le vieux Littré. Riche des composantes de sa terre algérienne, il commença seul, en 1945, son travail de lexicographe que nous pouvons considérer comme l’un des plus beaux fleurons de nos Lettres »78

Saint-Arnaud Armand Jacques Leroy dit Achille de , maréchal de France, (Paris, 20/06/1801, mort en mer Noire, 29/09/1854). Fils d’un préfet de l’empire, il entra dans la garde du corps de Louis XVIII en 1817, mais sa vie dissipée le fit chasser de l’armée en 1820. Réintégré en 1831, animé d’une grande ambition il fit carrière en Algérie dans la Légion étrangère. Général en 1848, il entra dans le complot bonapartiste, fut fait ministre de la guerre en octobre 1851 et joua un rôle décisif dans le coup d’état du 2 décembre. Dès 1852, il fut nommé maréchal de France, grand écuyer et sénateur. En 1854 il prend le commandement de l’expédition de Crimée : il remporta la victoire de l’Alma (20 sept.1854) mais gravement malade, il dut laisser la direction des opérations à Canrobert (26 sept.) et il mourut sur le bateau qui le ramenait en France. On a publié ses lettres en 1855 , Lettres du maréchal de Saint Arnaud , (2 tomes) - 1855 - 572 et 606 pages Courriers adressés par Saint Arnaud à ses proches de 1832 à 1854. Avec un style alerte, le futur maréchal décrit la pacification en Algérie (lettres sur le siège de Constantine), le coup d'Etat de 1851 et les débuts de la campagne de Crimée. Quelques lettres, parfois sincères, le plus souvent cyniques mais surtout rédigées pour son autopromotion.

Skif, Hamid, Mohamed Benmebkhout de son vrai nom, est né le 21 mars 1951 à Oran. Il fréquente tôt le cénacle des jeunes poètes animé par Jean Sénac. Il se fait connaître à dix-huit ans, après la publication de ses poèmes dans une anthologie consacrée par Jean Sénac à la jeune poésie algérienne d’expression française. Un début littéraire plein de promesses avec un recueil inédit signalé par Sénac en 1970, La syntaxe anonyme. En 1986 paraissent, Nouvelles de la maison du silence, Alger, E.N.A.L., 1986, et

78 P. Grenaud, La Littérature au soleil du Maghreb de l’Antiquité à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 294

136 Poèmes d’El-Asnam et d’autres lieux, Alger, E.N.A.L., 1986. C’est en exil (il quitte l’Algérie en 1997 pour Hambourg) qu’il publiera l’essentiel de sa production : un recueil de nouvelles, Citrouille fêlée (1998), deux romans, La princesse et le clown (2000) et Monsieur le président (2002). Ces trois ouvrages ont été publiés en « ligne » sur le site internet des éditions 00H00.com, ainsi qu’un autre recueil poétique, Poèmes de l’adieu, Marseille, Autres Temps, 1997. Un autre roman, La géographie du danger, a été publié cette année aux éditions Naïve à Paris.

Tengour, Habib . Il est né le 20 mars 1947 à Mostaganem. Poète et universitaire (il enseigne la sociologie), Habib Tengour a débuté sa carrière d’homme de lettres par l’écriture d’un poème-récit : Topapakitaques, la poésie-île, terminé en 1972 et publié à Paris, P. J. Oswald, 1977. Il publie successivement trois autres recueils de poèmes, La nacre à l’âme (1981) , Schistes de Tahmad2 (1983) et L’Arc et la cicatrice (1983). Cet écrivain se situe au carrefour de deux cultures qui transparaît surtout dans trois ouvrages qui l’ont fait connaître : Le vieux de la montagne , Paris, Sindbad, 1983 , Sultan Galiev ou la rupture des stocks, Paris, Sindbad, 1985 et L’Épreuve de l’arc 1990.

Vast, Henry . Né en 1847, mort en 1921. C’est un historien qui a écrit de nombreux ouvrages, entre autres, L’Algérie et les colonies françaises, comprenant la géographie physique, politique, historique, agricole, industrielle et commerciale d’après les documents les plus récents .

Vincent, Lucienne, Née en 1923 à Alger, en 1939, à 16 ans, elle est reçue à l’Ecole Normale d’institutrices, 3 ème d’une promotion de 17, sur 250 admissibles et 2000 candidates. Les trois années à l’Ecole Normale, située à Miliana, sont un rude apprentissage. Elle enseigne de 1942 jusqu’en 1957 dans diverses écoles, notamment à Aïn-Defla ex Duperré, à Ténès, à El-Asnam ex Orléanville à Khemis-Miliana ex Affreville. Elle publie au gré des circonstances des poèmes isolés, qui vont se regrouper en petites plaquettes, puis en recueils de plus en plus importants. Ces recueils sont construits autour d’un thème qui est le plus souvent un pays. Notamment les deux premiers recueils intitulés …D’Algérie , préfacé par Youssef Nacib, (écrivain qui a été son élève), Paris, Publisud, 1986, et Provence d’élection , évoquent les deux étapes de sa vie : l’Algérie natale et la Provence « élue »comme nouveau lieu d’existence. Elle a également publié Présences en Pays de Provence, éd. Barre et Dayez, 1998, Cistes et Rameaux de Grèce. Elle fait partie de sociétés de poésie et de nombreux prix lui ont été attribués : « Prix de la Lyre d’Or », du « Prince des poètes », « Léonard de Vinci », « Paul Arbaud ». Elle a été élue à l’Académie d’Aix en Provence le 16 janvier 2001

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Postface

Filiation et continuation Pour une histoire de l’enseignement du français dans la plaine du Chélif

Notre objectif dans le développement qui suit et qui s’inscrit dans une recherche plus large n’est de faire l’apologie d’aucun système d’enseignement. Mais l’enseignement d’aujourd’hui ne peut pas ne pas tenir compte d’une antériorité qu’on la remette en cause ou qu’on l’apprécie dans certain de ses aspects.

Parler de l’histoire de l’enseignement du français dans la plaine du Chélif, c’est d’abord faire référence à l’histoire de la colonisation dans cette région centrale d’Algérie. Située à mi-chemin d’Alger et d’Oran, elle fut le théâtre de batailles sanglantes, l’objectif de la conquête étant d’assurer la pacification de la région et la communication entre l’est et l’ouest. Au cœur de la plaine et sur la rive droite du Chélif, El-Asnam (aujourd’hui Chlef) est depuis avril 1843, le siège d’une garnison puissante. Le général Bugeaud l’a baptisée Orléansville 79 en hommage à son protecteur politique, le duc d’Orléans, mort l’année précédente. Pouvant être ravitaillée par le Nord-Est à partir de Miliana où l’armée coloniale a pris pied définitif en 1842, et par le port de Ténès, distant de 50 km, Orléansville devient le centre du dispositif militaire permettant à la colonisation de contrôler la plaine du Chélif et les deux chaînes montagneuses qui l’encadrent longitudinalement : l’Ouarsenis et le Dahra.

L’enseignement du français dans la plaine du Chélif est introduit avec l’arrivée des premiers colons, cela semble une évidence, mais il n’a concerné qu’une frange minime de la population. L’histoire de l’enseignement du français dans la plaine du Chélif pendant la colonisation se heurte, au plan méthodologique, à un écueil important : l’absence d’archives au niveau du chef-lieu du département d’El Asnam qui était alors Orléansville

79 El-Asnam deviendra Orléansville le 16 mai 1843 par l’ordonnance du 14 août 1845. Louis- Philippe décide d’y créer une ville européenne de 2000 âmes avec un territoire de 2000 hectares et ce pour attirer les laboureurs.

138 et dont dépendaient les villes de Miliana, Cherchell, Mostaganem etc. Elles ont disparu lors du dernier tremblement de terre et d’autres ont été carrément brûlées lors de la décennie noire. Nous avons eu cependant la chance d’avoir entre les mains deux copies des archives des premiers procès verbaux du conseil municipal de 1858 à 1930 80 .

D’autres sources documentaires, fournies notamment par Xavier Yacono, qui a abordé cette question dans sa thèse consacrée à la colonisation des plaines du Chélif, et par des informations glanées au fil des lectures, nous ont semblé toutefois insuffisantes pour brosser l’histoire de l’enseignement du français dans cette région. Aussi la décision d’inclure des récits de vie dans notre corpus documentaire de recherche en histoire de l’éducation s’est-elle imposée.

Petite-fille d’enseignant, le récit de vie de mon grand-père maternel constituait déjà une source documentaire non négligeable d’une part ; d’autre part, au sein de la famille élargie, l’histoire du parcours scolaire de nombreux oncles enseignants, d’une tante normalienne, m’a incitée à solliciter le concours d’anciens instituteurs français d’Algérie et autochtones pour confronter, mettre en parallèle ou en croisement, ces écrits de femmes et d’hommes ayant effectué un parcours professionnel dans le même secteur. L’objectif étant de comparer les différents parcours et les différentes méthodes d’enseignement quand cela était évoqué dans les témoignages. Cela permettait d’expliquer en partie pourquoi dans ces plaines du Chélif, notamment à Orléansville, Miliana, Ténès, Cherchell et dans les nombreux villages coloniaux (29 dans la plaine, 27 dans les zones montagneuses, au total 56 81 où de nombreuses écoles furent ouvertes, le taux d’enfants indigènes scolarisés est très faible et où comme le note Yacono en 1953 « l’analphabétisme est, en effet, une véritable plaie sociale ». Notre communication sera axée donc sur l’histoire de l’institution scolaire de 1848 à 1948 en Algérie et ses répercussions dans la région et le rôle des passeurs emblématiques dans la mise en place de l’enseignement du français de 1920 à 1962.

80 Ces archives avaient été recopiées par un employé de la mairie féru d’histoire. 81 « 29 villages coloniaux répartis dans ces plaines totalisant 22.200 kilomètres carrés contre 10 ou 12 dans la zone montagneuse septentrionale (à l’ouest de Miliana et jusqu’à hauteur de la Mina) pour une superficie au moins double, et une quinzaine dans l’Ouarsenis pour une étendue cinq fois plus considérable. Il faut aller jusqu’à la côte d’une part, jusqu’au Sersou de l’autre, pour retrouver un chapelet de villages de colonisation rappelant, et à une échelle moindre, celui qui s’égrène le long de la vallée du Chélif » in X. Yacono, La Colonisation des plaines du Chélif , op.cit , p. 62.

139 I. L’histoire de l’institution scolaire de 1848 à 1948.

1. L’enseignement traditionnel

Avant d’aborder l’histoire de l’enseignement du français dans les plaines du Chélif, il faut souligner que l’instruction élémentaire et secondaire y était largement répandue avant la colonisation. L’instruction était une affaire privée intimement liée à l’activité religieuse. Elle était assurée par de nombreuses écoles coraniques et par des médersas. Dans les campagnes, l’enseignement est le fait des confréries religieuses ou zaouias 82 . Le rôle de ces écoles était d’assurer une bonne connaissance du Coran mais aussi une instruction plus large dans le domaine de la littérature, du droit, de la théologie et de l’organisation de la cité pour les élèves qui se destinaient à occuper des emplois officiels. Les revenus des biens de main–morte, les habous , permettaient d’entretenir les écoles et de rétribuer les maîtres ou tolbas. Le nombre exact de zaouias n’est pas connu mais ce qui est certain c’est qu’on en comptait : une à Medjadja, une à Béni-Rached, une à Bourached, plusieurs à Mazouna, une près de Cherchell, une médersa à Miliana. Suite à la guerre de la conquête qui entraîna les destructions des écoles, les pillages et les confiscations des biens habous, la fuite des lettrés et la dispersion des populations, l’institution scolaire traditionnelle s’effondra. Comme l’explique Claude Collot : « Le coup de grâce est donné par l’arrêté du 30 octobre 1848 qui réunit au domaine de l’Etat les immeubles appartenant aux marabouts, zaouïas et à tous les établissements d’enseignement religieux. » 83

Fanny Colonna précise :

« Privées des biens habous , les zaouiat vivent essentiellement de quêtes et de dons, qui se font rares en période de crises. En somme, les causes économiques et politiques de la désagrégation sociale sont aussi causes de la ruine du système d’enseignement, celle-ci n’étant qu’une partie de celle-là. »84

Les écoles coraniques, autorisées ou non, ont cependant subsisté et sont assez nombreuses dans certaines régions du Chélif, dans les années 1940. Yacono précise qu’on en comptait environ une centaine, et une dizaine de zaouias et médersas mais le nombre total d’enfants scolarisés n’atteint pas 3000 :

« Au total on peut estimer à près d’une centaine le nombre d’écoles coraniques dans le

82 La zaouia est une annexe d’un sanctuaire religieux où l’on vénérait un marabout local. 83 Claude Collot, Les institutions de l’Algérie durant la période coloniale (1830-1962) , Paris/Alger, CNRS et OPU, 1987, p. 315. 84 Fanny Colonna, Instituteurs algériens : 1883-1939, Alger, OPU, 1975, p. 31.

140 Chélif, mais il s’agit d’établissements très peu importants se réduisant à une seule classe groupant en moyenne une vingtaine d’élèves à peu près exclusivement des garçons. En y ajoutant les effectifs de la zaouia des Attafs et une autre à Relizane et des quelques médersas libres (deux à Orléansville, une aux Attafs et une autre à Relizane) on ne totalise pas 3000 enfants scolarisés.» 85

C’est dans le passé qu’il faut rechercher l’origine de cette situation. Après la reddition de l’émir Abd El Kader et la pacification des plaines du Chélif, deux décrets successifs sont promulgués par la seconde République. Le premier du 14 juillet 1850 est relatif aux écoles arabes-françaises 86 créées pour quelques grandes villes seulement du territoire civil, c’est à dire des régions complètement pacifiées. Le second décret, du 30 septembre 1850, intéresse les écoles traditionnelles d’enseignement arabe, de beaucoup les plus nombreuses.

2. Les écoles arabes-françaises de 1850 à 1870.

Le décret du 30 septembre 1850 se propose la rénovation de l’enseignement arabo- coranique, dans tout l’intérieur du pays où seules existent des zaouias dont on ne saurait se désintéresser sans compromettre l’objectif capital défini par le duc d’Aumale, le rapprochement entre les deux ethnies. Ce projet préconisé par plusieurs officiers des « Bureaux arabes » consistait à maintenir l’enseignement traditionnel donné par des tolbas tout en soumettant son fonctionnement au contrôle de l’autorité française, ce que l’Algérie turque n’avait jamais fait. Le but que se fixe le décret du 30 septembre, en plaçant l’école coranique sous tutelle du gouverneur général est de limiter l’enseignement du Coran à son aspect linguistique et le décret du 6 octobre 1852 le complète en règlementant la profession d’enseignant :

« Le décret du 6 octobre 1852 réglemente la profession d’instituteur coranique. Pour exercer, le maître doit obtenir une autorisation administrative délivrée par le préfet sur

85 X. Yacono, La colonisation des plaines du Chélif : de Lavigerie au confluent de la Mina , Tome 2, Alger, Imp. Imbert, 1955, p. 347. 86 Le décret du 14 juillet 1850 prévoit la gratuité de l’école arabe-française. Ses programmes s’inspirent de ceux de l’école maure-française : lecture, écriture, calcul, en français et en arabe, avec quelques notions de géographie et de sciences naturelles pour rehausser et moderniser le niveau des études. Pour les filles, des travaux d’aiguille viennent en supplément. Deux maîtres se partagent les élèves. La classe du matin, assurée par le maître-adjoint musulman, consiste essentiellement en une étude du coran mais limitée à l’aspect linguistique. Celle du soir, confiée au maître français, est réservée aux autres disciplines. La tâche de ce dernier n’est pas commode, car les textes réglementaires l’invitent, pour se faire comprendre de son jeune auditoire, à traduire ses explications en arabe, ce qui nécessite le plus souvent le recours au maître adjoint en qualité d’interprète. Ses programmes restaient rudimentaires. Il s’agit donc d’une réforme de faible envergure. Deux mesures sont à souligner : l’affirmation de la gratuité et la suppression de l’instruction religieuse proprement dite, sans compter la création officielle, sinon effective, d’un enseignement pour les filles musulmanes.

141 avis motivé d’une hiérarchie de fonctionnaires français […]. L’autorisation préalable permet de contrôler le personnel enseignant et par là même les écoles coraniques que l’administration laisse subsister ou tolère. »87

Xavier Yacono note que dans le Chélif, les bureaux arabes firent un effort notable en faveur de la scolarisation des indigènes et ce malgré leurs préventions contre l’enseignement coranique :

« Dès 1852, les 23 tribus du cercle d’Orléansville disposaient de 81 écoles du premier degré (avec 708 élèves), de 18 écoles du second degré (avec 187 élèves) auxquelles s’ajoutait l’école d’Orléansville (16 élèves) où l’on enseignait le français. »88

Selon cet auteur, le but était moins d’instruire que de faciliter le rapprochement entre Indigènes et Européens. « Certaines tribus répondirent favorablement à l’action administrative et celle de Medjadja en particulier put faire construire une belle école grâce à des cotisations volontaires s’élevant à 6000 francs. »89 Quelques dates s’avèrent utiles pour comprendre la politique scolaire dans la région : - 13 juillet 1860. Arrêté du gouverneur général de l'Algérie, le maréchal Pelissier, portant création d'une école arabe-française au village des Heumis (subdivision d'Orléansville). - 20 février 1865. Création de deux écoles arabe-françaises, l'une aux Medjadjas l'autre à Ouled-Farès (subdivision d'Orléansville). - 31 octobre 1865. Arrêté du gouverneur général portant création d'une école arabe- française dans la tribu de Mtalasa ([auj. Talassa] cercle de Ténès). - Le 02 février 1867. Une école arabe-française est créée dans la tribu de Bourached (aujourd'hui chef-lieu de commune dans la wilaya de Aïn-Defla). En tout cinq écoles dans ce qui va constituer le département d’Orléansville. Xavier Yacono précise par ailleurs que :

« Faute de moyens, les écoles arabes-françaises restèrent cependant peu nombreuses : six ou sept pour tout l’ouest du tell algérois et il semble que seule la contrainte assurait leur fréquentation : dans le cercle d’Orléansville, les trois écoles, établies par le bureau arabe et qui totalisaient 110 élèves en 1869, virent leur nombre tomber à zéro lorsque les tribus furent placées sous la juridiction civile ; il fallut alors les supprimer alors que les 63 écoles musulmanes, bien que ne disposant pas de véritables bâtiments scolaires,

87 Jacques Simon, « L’école en Algérie (1830- 1880) », in Les amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs compagnons, L’école en Algérie : 1830-1962 : de la régence aux Centres sociaux éducatifs. Préface de Nourredine Saadi. Paris, Publisud, 2001, p. 20. 88 X. Yacono, La colonisation des plaines du Chélif : de Lavigerie au confluent de la Mina, Tome 2, Alger, Imp. Imbert, 1955, p. 347, cf. note (5) Rapport de septembre 1852. 89 X. Yacono, La colonisation des plaines du Chélif : de Lavigerie au confluent de la Mina , Tome 2, op. cit., p. 348.

142 comptaient 653 élèves (1). Echec symptomatique qui montre que les bureaux arabes ne réussirent pas leur politique de rapprochement. » 90

Ainsi après la disparition de l’autorité militaire, les quelques rares écoles arabes– françaises qui existaient cessèrent d’être fréquentées et l’enseignement coranique même enregistra un recul. Le déclin de l’enseignement des indigènes est alors consommé. On peut lui attribuer des causes pédagogiques. Le manque de maîtres qui est dû en grande partie à la destruction de nombreuses zaouiat . Mais les causes administratives sont tout aussi importantes. L’entretien des bâtiments scolaires des écoles arabes-françaises ainsi que la rétribution de leurs maîtres-adjoints musulmans étaient imputés au budget des communes. Comme l’explique Fanny Colonna :

« La charge des écoles est remise, ainsi que cela se pratique en France, aux communes. Dès lors, les municipalités, peu soucieuses de voir progresser l’enseignement « indigène », cessèrent de pourvoir aux frais d’entretien des écoles et aux salaires des maîtres, ceux d’arabe en particulier. »91

De 1867-1868 s’y ajoutent les charges des écoles communales mixtes 92 . Nombreuses sont alors les municipalités qui refusent leur assistance financière aux écoles arabes-françaises, arguant que les enfants musulmans n’ont qu’à suivre l’enseignement de l’école communale mixte. Il est cependant utile de préciser que très peu d’enfants musulmans y étaient acceptés. Il faut rappeler que la fondation de villes et villages a modifié l’espace fraîchement investi par l’armée coloniale et a généré le clivage entre espace colonial et espace indigène. La ville d’Orléansville est par excellence l’exemple de ville coloniale où l’Autre est absent, relégué hors des murs de l’enceinte fortifiée que s’empressent de construire les militaires. Ainsi délaissées par l’autorité locale, les écoles arabes françaises disparaissent. Surtout, le climat politique s’est aggravé, en raison de la grande famine de 1867-1868. Malgré le développement des infrastructures et l’essor économique de l’Algérie, la politique scolaire à l’égard des Musulmans fut un échec, du fait de la politique menée par les autorités mais aussi par le fait des Musulmans qui s’opposeront à ce qu’ils comprennent comme une entreprise de déculturation. Cette opinion sera renforcée quand le code de

90 X. Yacono, Les bureaux arabes et l’évolution des genres de vie indigènes dans l’Ouest du Tell algérois (Dahra, Chélif, Ouarsenis, Sersou), Paris, Larose, 1953, p. 220- 221. 91 F. Colonna, Instituteurs Algériens : 1883-1939 , Alger, OPU, p. 17. 92 Une circulaire de 1867 privilégie le développement des écoles communales françaises en les déclarant librement ouvertes aux enfants musulmans. En fait, l’école communale devenait mixte et faisait figure d’école concurrentielle de l’école arabe-française.

143 l’indigénat aboutira à un renforcement du contrôle de l’administration sur les écoles privées musulmanes. Dans la liste des 21 infractions du « code de l’indigénat » en 1890 93 figurent ces deux articles : « article 19 - ouverture sans autorisation de tout établissement religieux ou d’enseignement. » « Article 20 - exercice non autorisé de derrer (ou instruction primaire) ». 3. L’enseignement primaire européen

Il était calqué sur celui de la France. Sous la seconde république l’instruction fut envisagée dans une perspective d’assimilation. L’enseignement est largement assuré par les religieux. La congrégation Saint Vincent de Paul est établie à Orléansville dès 1852. En 1848 deux colonies sont déjà créées : Pontéba et la Ferme. Des colons parisiens viennent s’installer à Pontéba en octobre 1848. En 1849 leurs enfants vont déjà à l’école où un vieil instituteur leur fait la classe 94 . On peut relever dès 1857 dans les archives municipales le nombre d’écoles ouvertes à Orléansville ainsi que le nombre d’élèves qui les fréquentent :

« Le 13 août 1857 la municipalité d’Orléansville comptait une école à Pontéba et deux écoles à Orléansville. Le 6 février 1860 , lors de la séance de délibération de l’assemblée municipale, le commissaire civil, maire d'Orléansville M. Poulhariès fait remarquer l'inexistence d'une école primaire à la Ferme, dont la population est estimée à 320 habitants. Alors que Pontéba, dispose de deux établissements scolaires pour une population totale de 169 habitants (école des filles 06 élèves, école des garçons 09 élèves). Le 9 février 1862 , vu le nombre réduit d'élèves qui fréquentent l’école de la ferme (04 garçons et 03 filles), le conseil décide la suppression de cet établissement scolaire. » 95

On peut affirmer que le nombre d’écoles primaires était important dans la région du Chélif au vu du nombre de villages coloniaux qui s’échelonnent dans ces plaines. Cependant la scolarisation n’étant pas obligatoire et les indigènes étant cantonnés hors des villes, le nombre d’enfants scolarisés est très bas. « Le 14 septembre 1875 l’école mixte d’Orléansville compte dans ses effectifs 12 indigènes, 34 israélites et 40 étrangers de toutes nationalités »96. Le 1er octobre 1876 la municipalité propose deux boursiers indigènes dans les lycées d’Alger (l’un d’eux est fils d’un conseiller municipal). Il est aussi à signaler

93 André Nouschi, L’Algérie, passé et présent, Paris, éd. sociales, 1960, p. 397-398. 94 « Il semble cependant que les gamins soient plus doués pour l’école buissonnière, ce qui rend furieux l’officier-directeur. A ses yeux, un seul moyen pour les forcer à suivre les cours, la privation de nourriture ! » source

144 que la première école normale d’institutrices fut créée en 1874 à Miliana.

4. L’enseignement indigène

Cet enseignement prit son essor après la parution du décret de 1883 établissant l’école française destinée à assimiler les jeunes Algériens. Le décret promulgué (1883- 1892), créait des écoles indigènes, les organisait, et leur donnait leur forme définitive grâce au recteur M. Jeanmaire installé en 1884.

« C’est ce nouveau Recteur qui avec foi, intelligence et détermination réalisa une véritable organisation de l’enseignement indigène par les « plans d’études », auxquels il attacha son nom . Ces « Plans d’études », tout en se basant pour l’essentiel sur les programmes métropolitains, faisaient aux travaux agricoles et aux travaux manuels la place qu’ils méritaient. » 97

Mais cette mise en place ne fut pas facile en raison de l’opposition déterminée de la population européenne et de ses élus. Certains s’efforcèrent de décourager ou d’effrayer les parents musulmans en annonçant que l’obligation s’étendait aux filles ce qui justifiera la résistance massive des familles algériennes à faire scolariser leurs enfants, particulièrement les filles considérées comme gardiennes et transmettrices de la culture ancestrale. Le véritable enjeu était financier et idéologique car l’application de cette loi-cadre faisait obligation à toutes les communes d’Algérie d’ouvrir une école. Elle imposait comme dépense obligatoire l’entretien de ces écoles communales, et prévoyait un enseignement de l’arabe contrôlé par une épreuve au certificat d’études primaires. C’est la levée de boucliers et l’obligation scolaire n’était plus applicable que dans les communes désignées par un arrêté du gouvernement général. Louis Rigaud écrit :

« On se doute que dans cet état de fait, ni les communes, ni les Conseils généraux ne firent un gros effort pour la scolarisation indigène : “ stupéfaites de se voir imposer des constructions scolaire pour cette foule de gueux, alors qu’elles manquaient de routes pour desservir la colonisation”. Les communes de plein exercice se refusèrent à étendre le nombre des écoles indigènes dont elles avaient hérité. » 98

Nous relevons à ce propos dans les archives d’Orléansville en date du 11 décembre 1891 le « refus de voter un crédit pour la création d’un cours d’arabe dans l’école française

97 Louis Rigaud, « L’école en Algérie (1880-1962) in « Les Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et leurs compagnons », L’école en Algérie : 1830-1962 : de la Régence aux Centres sociaux éducatifs, préface de Nourredine Saadi. op. cit. , p. 28.

98 Ibid., p.29.

145 fréquentée par les indigènes » par contre dans le procès verbal de réunion du 21 août 1892 il est noté que des cours d’été pour indigènes sont institués « pour les empêcher de vagabonder et de perdre ce qu’ils ont appris dans l’année ». Le 6 novembre 1892 , des cours du soir pour adultes indigènes sont également organisés à partir de cette date et reconduits jusqu’en 1896. Le 20 mai 1894, le conseil émet le « vœu pour la création d’une seconde classe d’indigènes. 49 indigènes constituent une classe et 21 autres sont disséminés dans les classes d’Européens. Le nombre de petits indigènes est en constante augmentation »99 . Cette peur constante, tout au long de la colonisation, de l’émancipation du colonisé par l’instruction, explique la réticence à la lui octroyer même parcimonieusement. Les revendications unanimes des colons quant à l’instruction à donner aux indigènes se résumaient à cela : la réduire dans sa partie théorique, s’attacher à un enseignement surtout professionnel, et plus spécialement agricole. Seules quelques élites au service du pouvoir français bénéficiaient de l’enseignement général, (appelé à relever le niveau culturel d’un pays). Quelques autres recevaient un enseignement technique destiné à servir les besoins des colons. Pour les filles, il convenait de leur donner juste assez d’instruction pour qu’elles comprennent les ordres et tiennent la maison du maître. C’est le même recteur « libéral » Jeanmaire qui précise ses intentions en expliquant :

« Qu’il ne s’agissait pas de forger(…) des pseudo-françaises portant jupons et chapeaux, mais seulement(…) des femmes de ménage sachant à peu près lire et parler français, ayant quelques notions de morale et d’hygiène, sachant manier l’aiguille et le savon. »100

De nombreuses écoles furent créées malgré tout mais elles sont loin de pallier une insuffisance chronique dans l’alphabétisation des masses indigènes. Xavier Yacono estime qu’il serait injuste de minimiser l‘effort accompli dans certains centres, surtout dans les plus grands, mais force est de constater une carence presque complète dans les douars. Cet auteur cite les chiffres suivants :

« Alors qu’à Duperré (aujourd’hui Aïn Defla), d’après un document de 1946, 50% de la population indigène sait lire et écrire, à peu près tous les habitants du douar Bou Zehar sont des analphabètes. A côté du douar Medjadja où existe une école arabe-française depuis 1860 et où l’on comptait 150 lettrés en français en 1946, combien de douars vivent dans une ignorance presque totale de notre langue. Souvent même on estime que le nombre de lettrés en arabe, cependant bien faible, est supérieur à celui de lettrés en français : dans le douar Sidi El Aroussi une quinzaine de lettrés en français et une

99 Souligné dans le P.V. de réunion du 20 mai 1894. 100 Cité par Christiane Achour , Abécédaires en devenir, idéologie coloniale et langue française en Algérie , Alger, éd. ENAP, 1985, p. 175.

146 quarantaine en arabe (sur 2290 habitants) ; chez les Ouled Ziad, sur plus de 4000 individus, un seul lettré en français et 70 en arabe ; dans le douar Ouarizane on ne trouve qu’une dizaine de lettrés arabe et aucun en français ; au douar Djerara plusieurs dizaines en arabe et seulement 5 français. Dans l’ensemble il n’est sans doute pas exagéré d’évaluer à 95% le nombre d’analphabètes dans les campagnes. Les douars où l’on en rencontre le moins, sont parmi ceux où l’on dénombre un fort contingent d’anciens militaires retraités (150 à Sbaihia) »101

Le contexte historique, que nous avons brossé à grands traits, nous est apparu indispensable pour comprendre les évolutions ultérieures d’une politique scolaire qui ne connaîtra un essor véritable, mais très insuffisant au regard des besoins existants, qu’après la seconde guerre mondiale. C’est-à-dire après la loi d’intégration initiée par le général de Gaulle en 1946.

II. Rôle des passeurs emblématiques dans la mise en place de l’enseignement du français dans la plaine du Chélif d’après des témoignages de 1920 à 1962.

1. Les enseignants de la première période ou enseignants de l’école indigène

Alphabétiser, instruire et éduquer une population paysanne dans une langue étrangère est, on le sait mieux aujourd’hui, une tâche difficile, déclarée impossible par certains spécialistes de l’éducation de base. Aussi ce modeste travail de recherche se veut un hommage à tous ces maîtres obscurs qui ont accompli leur mission d’enseignant et d’éducateur comme un apostolat. La plupart ont travaillé dans des conditions terribles. Affectés dans des postes perdus, ils se trouvaient, loin du médecin, loin du centre de colonisation, loin de la fontaine, sans moyen de locomotion pour se ravitailler. Ils ont su semer la graine du savoir et s’attirer la sympathie d’une population dont ils comprenaient les besoins et les aspirations. Cette population que l’on cantonnait hors des centres urbains coloniaux, qui souffrait du froid et de la faim ne demandait qu’à faire bénéficier ses enfants de l’instruction si ses besoins essentiels pour sa survie ne reléguaient au second plan l’instruction (considérée comme un luxe) et si les moyens nécessaires étaient mis en œuvre. Je citerai quelques parcours qui me semblent exemplaires ainsi que quelques témoignages d’enseignants pour dégager la méthode adoptée dans l’enseignement du français dans le contexte colonial, en milieu urbain et en milieu rural. Je commencerai par le parcours de mon grand-père pour lui rendre hommage ainsi qu’à son instituteur, Mr. Maubourguet.

101 Ibid .

147

Parcours de mon grand-père maternel 1919-1962.

Il est né en 1901 à Miliana, dans une famille très modeste 102 . Son père n’était pas instruit. En revanche, sa mère, fille d’un maître d’école coranique de Aïn Defla, lisait couramment l’arabe. Elle a aidé et soutenu son fils au cours de sa scolarité. Elle l’a toujours encouragé malgré l’opposition du père qui aurait préféré que son fils le rejoigne dans l’exploitation du jardin. Mon grand-père a eu la chance, comme d’ailleurs de nombreux autres enfants de Miliana, d’avoir comme maître à l’école primaire de garçons indigènes un jeune instituteur dévoué, Mr Maubourguet. Les qualités et les bons résultats du jeune Ahmed ont incité son maître à le préparer au concours d’entrée à l’Ecole Normale de Bouzaréa, où une section spéciale était ouverte aux élèves algériens. Admis en 1917, il rejoint l’Ecole Normale malgré la grande réticence de son père. Au cours de l’année, ce dernier vient le rechercher et le ramener à la maison. Mr Maubourguet l’ayant appris, intervient et obtient le retour de mon grand-père à Bouzaréa. Jeune instituteur frais émoulu, Ahmed Benblidia est nommé en 1920 dans une école rurale, (appelée alors école de « douar ») à Cassaigne 103 , prés de Mostaganem . Les rapports d’inspection élogieux lui facilitent sa mutation à Voltaire (Ain Lechiakh) pas loin de Miliana. Ce qui lui permet de réaliser en partie son rêve d’aider ses parents.

Au cours des années 1930, il décide de reprendre ses études de licence de français et de licence d’arabe. Pour se rapprocher de la faculté, il demande et obtient un poste d’instituteur à Alger à l’école du boulevard de Verdun fréquenté par des garçons indigènes de la Casbah toute proche. Avec ses nouveaux diplômes, il est nommé professeur au Collège de garçons de Médéa en 1939-40. Mais l’enseignement secondaire ne l’enchante sans doute pas puisqu’il demande à réintégrer l’enseignement primaire.Sa nomination en 1941 comme directeur adjoint à l’école de garçons indigènes d’Affreville (Khemis- Miliana) le rapproche de sa ville natale et de tous les siens.

Il y avait à Affreville alors, deux écoles de garçons, une indigène et l’autre

102 Son père était jardinier. Il faisait vivre sa famille de la production des quelques ares qu’il possédait dans la zone des jardins de Zougala à proximité de Miliana. 103 Aujourd’hui Sidi-Ali.

148 française, une école de filles françaises. Les filles indigènes qui y avaient accès étaient en règle générale filles de fonctionnaires ou de notables. Elles étaient très peu nombreuses, 4 ou 5 par classe, ce qui faisait environ une vingtaine de filles pour toute l’école en 1940 d’après les témoignages de ma mère et de ma tante. L’année suivante, il est nommé directeur de cette école indigène qu’il va transformer et développer puisque de 6 classes à son arrivée, elle passe à 22 classes à son départ d’Affreville en 1949-50. Au cours des dix ans passés dans ce village dominé par les colons hostiles à l’instruction des jeunes algériens, il va former des milliers de jeunes enfants indigènes, en faire réussir chaque année une trentaine au certificat d’études et à partir de 1945 plusieurs dizaines à l’entrée dans l’enseignement secondaire. Ceci au grand dam de certains colons qui lui en veulent d’avoir appris à lire aux petits indigènes et qui, en 1954 après le déclenchement de la guerre de libération, l’inscrivent en tête des notables algériens de la ville à éliminer.

Son œuvre d’instruction et d’éducation ne se limite pas à l’école où il enseigne et qu’il dirige. Il crée des cours d’arabe pour adultes qu’il assure le soir après sept heures. Au-delà de l’apprentissage de la langue arabe, ces cours contribuent incontestablement à changer positivement les comportements des élèves européens (pour la plupart des notables du village) à l’égard des « indigènes » dont ils découvrent la langue et la culture. Une petite anecdote qui illustre l'influence bénéfique de ces cours d'arabe pour adultes mérite d’être citée. A la fin de l'année, les élèves ont organisé une petite réunion de remerciements à mon grand-père (qui donnait ces cours bénévolement). Le docteur Bourgeois (gendre de son ancien instituteur) qui s’exprimait au nom des élèves a dit ceci : « Je remercie personnellement Monsieur Benblidia pour m’avoir appris à ne plus penser ou dire des choses que je sais maintenant fausses ou indignes à l’égard des indigènes. » Il se préoccupe de l’enseignement des filles algériennes dont à peine quelques unes étaient admises à l’école communale de filles. Il contribue alors activement à la création d’une école ouvroir pour jeunes filles où elles apprennent à lire et à écrire, la cuisine, la couture, la broderie… Au cours des dix années passées à Affreville, l’action et l’influence de mon grand-père sur le développement de l’instruction dans toute la région ont été profondes et considérables.

En 1949, il demande sa mutation à Alger pour faciliter la poursuite des études secondaires de ses enfants. Il est nommé directeur d’une école primaire de garçons dans le

149 quartier populaire du Ruisseau. Dans cette école, il y a autant d’enfants européens que d’enfants algériens (qui sont dits français-musulmans). En effet, l’intégration scolaire vient d’être décrétée (1948) et les enseignements A et B qui étaient jusque-là séparés sont fusionnés. À ce sujet dans Pierres et lumières, Belgacem Aït Ouyahia qui fait référence à son père instituteur évoque cette question :

« Mon père participe activement « aux discussions interminables sur la question du moment : la fusion des enseignements pudiquement appelés A et B ». Suit un rappel concis et efficace que beaucoup ne connaissent pas aujourd’hui, à partir de la position du père. « Mon père s’insurgeait contre l’enseignement au rabais pour les indigènes. […] Les caves se rebiffaient ? Non. Pas pour l’instant. Ils disaient seulement leur soif de justice en commençant à élever un peu leur Voix des Humbles. » 104

Mon grand-père changera encore trois fois d’établissement : en 1952, il sera directeur de l’école de la rue du Soudan au cœur de la Casbah (plus d’une trentaine de classes avec presque exclusivement des enfants algériens de milieu pauvre) ; en 1958, à l’école Charles Lutaud dans un quartier dont la population est plus mélangée avec une majorité européenne ; enfin de 1961 à 1962, il est directeur de l’école de garçons de Birkhadem, petite ville de la banlieue d’Alger où il s’installe et réside définitivement. C’est là qu’il prend sa retraite de l’enseignement public français en 1962. Il a assuré sa mission de maître et de directeur d’école à Alger avec le même dévouement et la même efficacité dont il a fait preuve par le passé dans les écoles de l’intérieur du pays. Et cela, malgré les dangers qui l’ont menacé quotidiennement au cours des années terribles de la guerre d’indépendance. Sa longue carrière d’instituteur et de directeur d’école (quarante deux ans de service actif ininterrompu) à peine achevée, il entame donc après l’indépendance une nouvelle carrière d’administration de l’enseignement 105 .

Un second récit de vie que nous avons relevé dans un ouvrage consacré à l’enseignement en Algérie nous a intéressé car il donne un aperçu sur l’évolution d’Orléansville dans les années vingt et de Miliana dans les années trente mais surtout parce que l’instituteur par choix décide d’enseigner dans une école rurale. Nous avons conservé l’intitulé de l’article.

104 Christiane Achour, « Belgacem Aït Ouyhia, Pierres et lumières, Itinéraires de mémoire », Algérie Littérature Action, n° 39-40 mars-avril 2000, p. 155. 105 Après la déclaration d’indépendance, quelques jours après le 5 juillet 1962, les responsables politiques de la Zone autonome d’Alger (dont plusieurs sont d’anciens élèves) viennent lui demander d’aider à la reprise des activités d’enseignement. Il accepte le pari d’assurer une rentrée scolaire normale en octobre dans l’académie d’Alger dont il est nommé alors inspecteur. Il dirige cette académie de 1962 à 1969. Il déploie une grande activité pour assurer la scolarité partout dans les départements d’Alger, de Tizi-Ouzou, de Médéa, et d’El Asnam, dans les villes comme dans les campagnes.

150

« Orléansville ou le normalien chanceux, 1921 »

« Orléansville… En plein développement depuis l’ouverture de la voie ferrée d’Alger à Oran, en 1871, le petit centre est devenu une charmante sous-préfecture entourée d’arbres fruitiers auxquels conviennent la terre alluviale, la chaleur, les pluies, aussi abondantes qu’à Paris, et, au printemps, l’air est embaumé par le parfum des fleurs des amandiers, des abricotiers, des orangers, des mandariniers… C’est dans cette capitale d’une petite Californie que le normalien sortant Pierre Tiffou a la chance d’assurer sa première rentrée en 1921. Tout le monde ne débute pas dans une ville de dix-huit mille habitants ! Tout le monde ne fait pas ses premières armes dans un cours supérieur ! Et puis, la classe est un peu particulière : bien qu’appartenant à l’enseignement des Européens, elle reçoit également des garçons musulmans que les classes « indigènes » ont amenés au certificat d’études spécial où les candidats doivent avant tout faire la preuve de leur maîtrise du français. Ils continueront d’ailleurs à progresser : treize d’entre eux seront admis au concours des bourses, trois entreront à l’école normale, un deviendra caïd, plusieurs embrasseront des professions très convenables. […] C’est par les rédactions, dont il compose lui-même les sujets, que le jeune maître va à la découverte de ses élèves et se prend pour eux d’une sympathie qu’il lui rendent bien tant ils se sentent compris. Ce premier contact décidera de l’avenir : Pierre Tiffou retournera à l’école normale de la Bouzaréa et après un an de section spéciale, passera dans l’enseignement des Indigènes. En 1927, il redébutera à Ighil-Ali. Il y restera cinq ans, loin du centre de colonisation, loin de la fontaine, de toutes les commodités de la ville. » 106

La vie s’organise, avec ses leçons de langage, ses travaux agricoles, ses soins aux malades, dans les conditions habituelles : lampe à pétrole pour l’éclairage, kanoun au charbon pour la cuisine, et pas d’eau courante, elle doit être puisée dans une citerne, polluée par le ruissellement des toits. L’adduction d’eau potable devient donc un problème épineux car l’administrateur ne veut en aucun cas en entendre parler. Ce n’est que lorsque cet administrateur prend sa retraite et qu’il est remplacé par un autre plus compréhensif que certains problèmes seront aplanis. Cet instituteur explique comment cet administrateur suite à une sècheresse exceptionnelle, lui fit livrer un important chargement de blé qu’il disposa au fond de la classe et qu’il distribuait aux élèves nécessiteux une fois par semaine. Cet administrateur consentit ensuite à lui ouvrir une cantine scolaire, « désignant lui-même un cuisinier de métier, faisant livrer par son personnel le pain et les denrées nécessaires… ». Quant au problème de l’adduction d’eau, il sera, irone du sort, résolu de la façon suivante

« Un jour, un entrepreneur se présenta : il était désigné pour installer l’eau à l’école. Cette heureuse visite avait lieu le jour même de notre départ définitif d’Ighil-Ali pour… Miliana, perle du Zaccar. A la rentrée, notre successeur put ouvrir un robinet d’eau dans

106 L’Amicale des anciens Instituteurs et Instructeurs d’Algérie et le cercle algérianiste présentent, 1830-1962 des enseignants d’Algérie se souviennent… de ce qu’y fut l’enseignement primaire. Préface de Mr Le Recteur Laurent Capdecomme, Paris, Privat, 1981, titre de l’article « De la vallée du Chélif à la capitale en passant par la Kabylie, le Zaccar et la Mitidja », p. 212.

151 la cour et un autre à l’étage, dans son appartement. Par un juste hasard du sort, nous trouvions nous-mêmes à Miliana le liquide précieux que j’avais tant revendiqué… pour mon remplaçant d’Ighil-Ali !... » 107

Il est donc muté comme directeur d’école à Miliana de 1932 à 1941. Le problème auquel il sera confronté sera celui de l’extrême dénuement et la sous-alimentation des élèves indigènes. Il crée alors une cantine indigène et accepte de remplir les fonctions de secrétaire de la Ligue de l’Enseignement pour être plus efficace. Le 2 janvier 1933 l’ Echo d’Alger publie un article dont nous donnons cet extrait :

« …La cantine indigène, créée par M. Tiffou, connaît un succès toujours plus grand. Par les froids rigoureux que nous subissons, 140 repas sont servis journellement par la dévouée autant qu’excellente cuisinière Mme Zenatti, concierge de l’école. Inutile de dire avec quel appétit chacun vide son écuelle d’où s’exhale un parfum des plus appétissants. Les jours de pluie ou de neige, les enfants sont gardés dans le local chauffé par la cuisinière. »108

Ce que l’on tient à souligner à travers le parcours de cet enseignant affecté d’abord dans le centre florissant qu’est Orléansville, qui choisit délibérément d’enseigner dans les écoles indigènes, c’est que l’instruction est dispensée au compte-goutte en zone urbaine et en particulier dans les zones rurales. De retour à Miliana qui est alors une sous-préfecture de dix mille habitants, l’enseignant constate l’extrême pauvreté des élèves indigènes. Ce dénuement traduit la situation alarmante de la population autochtone parquée hors des centres de colonisation et à qui le développement de la région et ses richesses ne profitent pas. À ce propos, Xavier Yacono estime qu’ « à ces considérations historiques, il faut ajouter, pour expliquer cette situation, l’influence des conditions économiques et géographiques ». Selon cet historien :

« Il ne suffit pas de créer des écoles il faut en assurer la fréquentation. Or deux facteurs y font ici obstacle. D’abord la grande pauvreté de la masse indigène : lorsque les enfants ne sont pas utilisés comme bergers d’un bout de l’année à l’autre , ils fréquentent la classe avec tant d’irrégularité que même des douars ayant une école comptent un nombre dérisoire de lettrés. De plus une école est difficilement viable dans un douar à population très disséminée et, après les problèmes des voies de communication, de l’eau potable et de l’électrification, celui des écoles pose la question du regroupement de l’habitat dont dépend en grande partie l’évolution future. » 109

107 « De la vallée du Chélif à la capitale en passant par la Kabylie, le Zaccar et la Mitidja » in L’Amicale des anciens Instituteurs et Instructeurs d’Algérie et le cercle algérianiste, 1830-1962 des enseignants d’Algérie se souviennent… de ce qu’y fut l’enseignement primaire, op. cit., p. 214. 108 Ibid. , p. 215. 109 X. Yacono, La colonisation des plaines du Chélif : de Lavigerie au confluent de la Mina , Tome 2 , op. cit ., p. 348, il précise en note que « plusieurs projets ont envisagé ce regroupement, en particulier celui de la commune d’Orléansville intéresserait 17.000 personnes pour lesquels on construirait 3000 maisons formant 14 agglomérations aux différents points d’eau ou le long de la conduite forcée venant du barrage de Oued Fodda. »

152

Malgré la bonne volonté de ces enseignants des écoles indigènes, leur action admirable et qui semble dérisoire au regard du nombre d’enfants scolarisables, était aussi en butte à l’administration coloniale et à des exactions de toute sorte. On peut lire dans le journal officiel du 21 mai 1948 ceci :

« Pionniers donc de la civilisation, véritables missionnaires laïques, c’était un apostolat qu’ils exerçaient, dans les coins les plus reculés de la brousse. Cependant ces hommes n’ont pas toujours reçu les encouragements qu’ils pouvaient attendre et du pays et de l’administration. Ils ont été très souvent méprisés parce qu’ils ont su se pencher sur tout un peuple qui avait besoin de leur formation. Ces hommes-là n’ont pas été suffisamment récompensés. »

Nous abordons maintenant l’histoire de l’enseignement des filles à travers la lecture des archives municipales mais surtout à travers des témoignages que nous avons recueillis auprès d’anciennes enseignantes et élèves.

2. L’enseignement des filles : archives et témoignages

L’enseignement des filles était peu répandu aussi bien chez la population coloniale que chez la population indigène. La femme devait savoir avant tout tenir la maison du maître : être une bonne ménagère et éduquer ses enfants étaient les principaux rôles qui lui étaient dévolus. À Orléansville, l’institution Saint Vincent de Paul est présente dès 1852. La première école ouvroir d’Orléansville est créée et ce sont donc des religieuses qui s’occupent de l’instruction des filles. L’enseignement du français était dispensé dans des écoles communales laïques et dans cette école religieuse. Mais cela ne se déroule pas sans heurts. L’enseignement privé religieux n’est pas du goût de l’administration civile et les sœurs qui s’en occupent sont à peine tolérées. Il n’est donc pas étonnant de lire dans le procès verbal de réunion du conseil municipal le 13 mai 1858, ceci.

« Monsieur Farrachon, inspecteur de l’Instruction Primaire et le commissaire civil « se heurtent au sujet de la qualité des enseignants, de leur nombre et de leurs conceptions très différentes du contenu et de la finalité de l’instruction dispensée aux jeunes filles. F. Duboc déclare son hostilité au recrutement d’une cinquième sœur à l’école de filles. Il se base sur le nombre restreint des élèves fréquentant l’école (20 à 25) et celui des pensionnaires de l’asile qui n’excède pas 40. Les 4 sœurs animent simultanément l’asile, l’école et l’institution Saint-Vincent de Paul mais le commissaire estime superflu l’enseignement de la couture aux jeunes filles, discipline jugée sans intérêt et dont l’apprentissage grèverait la commune d’une dépense budgétaire supplémentaire. F. Duboc “avoue franchement mieux voir cet établissement produire des jeunes filles sachant bien lire, écrire sans fautes d’orthographe et calculer passablement. Rompues

153 surtout à l’avance, aux durs travaux de ménage plutôt que d’en voir sortir des ouvrières habiles”. Notamment F. Duboc craint que l’instauration de cette discipline ne soit transformée en industrie par les sœurs, éventualité qui priverait de travail beaucoup de jeunes ouvrières et des mères de familles pauvres et industrieuses. »110

En fait une partie des conseillers est hostile à l’enseignement des religieuses et plutôt favorable à la laïcisation de l’enseignement. Ils estiment la qualité des cours dispensés par les sœurs « trop insuffisante ».

L’enseignement public laïc obligatoire avec l’application de la loi de Jules Ferry et avec l’action du recteur Jeanmaire va permettre l’ouverture d’une école ouvroir pour les indigènes. Le 5 juillet 1903 la lettre du recteur est soumise aux membres du conseil communal. Nous la reproduisons dans son intégralité :

« Alger le 2 juillet 1903

Le recteur de l’Académie d’Alger à Monsieur le Maire d’Orléansville

Des essais ont été faits sur plusieurs points pour organiser, en vue de l’éducation des jeunes filles indigènes des écoles d’un caractère pratique et même professionnelle (sic). A côté des exercices oraux de langue française, de notions d’hygiène, de l’éducation morale, une place importante y est donnée aux travaux de couture, à l’apprentissage des broderies arabes, à la fabrication des tapis et des couvertures. Des écoles de cette nature établies à Constantine, à Bougie, à Oran et dans plusieurs autres localités ont conquis les sympathies des populations indigènes. Monsieur le Gouverneur Général, les Délégations financières, et le conseil supérieur s’y sont montrés favorables. J’ai appris qu’on trouverait à Orléansville tous les éléments nécessaires pour assurer la prospérité d’une petite école de cette nature. Les familles indigènes en accueilleraient favorablement la création. On trouverait sans peine un local provisoire. Une institutrice en exercice à Orléansville qui a déjà dirigé autrefois une de ces écoles en Kabylie consentirait à se charger de l’organisation et de la direction de ce petit établissement. Si vous pensez réellement que cette école professionnelle répond réellement aux besoins locaux, je vous serai reconnaissant de vouloir bien en proposer la création au Conseil Municipal.

La commune n’aurait qu’à fournir le local provisoire et l’indemnité de résidence et de logement de l’institutrice. Le traitement de la maîtresse serait à la charge de l’état ainsi que l’indemnité de l’auxiliaire indigène ou de la maîtresse ouvrière s’il y avait lieu : je proposerai en outre à Monsieur le Gouverneur général d’allouer à cette école une subvention pour les dépenses de matériel et de matière première. Signé Jeanmaire » Appelé à se prononcer le conseil après discussion est d’avis de renvoyer cette question à la prochaine séance pour permettre aux conseillers indigènes qui n’ont pas paru la bien comprendre de se rendre compte de l’utilité de la création de cette école.» 111

110 Archives municipales d’Orléansville, c’est nous qui soulignons. 111 Ibid ., P.V. du 5 juillet 1903.

154 Le 2 novembre 1903 le conseil approuve le projet de création d’un ouvroir pour les filles indigènes et au 5 février 1905 l’ouvroir compte déjà 42 élèves avec des présences journalières de 30 à 38. Madame Delaye la directrice demande une collaboratrice pour l’aider dans sa tâche. À la même période, l’école de filles a un effectif de 142 élèves. Le nombre de filles scolarisées va en augmentant. Malgré la création de l’ouvroir le nombre d’élèves a atteint 164 élèves. Les trois classes du primaire sont surchargées (plus de 40 élèves par classe) et l’enseignante ne peut assurer convenablement ses cours. « Le conseil décide l’ouverture d’une quatrième classe à l’école de filles ». On ne fait pas mention dans ces archives du nombre de filles indigènes scolarisées mais l’ouvroir fonctionne bien et fin octobre 1911 une école ouvroir pour filles indigènes toute neuve ouvre ses portes.

L’enseignement qui y était dispensé était surtout ménager et professionnel. Nous avons recueilli des témoignages fort intéressants d’enseignantes et d’élèves postérieurs à cette période qui peuvent nous éclairer sur le fonctionnement de ces écoles ouvroirs. Nous les abordons dans l’ordre chronologique.

Cherchell. 1939-1941 témoignage de Paulette (née en 1915) qui a enseigné dans une école ouvroir .

A l’époque où Mme Bellon allait à l’école entre 1920 et 1930, il n’y avait pas d’école indigène à Cherchell. On y comptait une école maternelle, une école de filles qui allait du C.P. au certificat d’études primaires, une école de garçon et une école privée (de sœurs). Quand elle a commencé à travailler de 1939 à 1942, c’est dans l’école indigène où il y avait deux classes ouvroirs et 5 classes d’enseignement primaire du cours d’initiation au certificat d’études. Tous les cours étaient dispensés en français. Il y avait un ouvroir où étaient enseignés la couture, le tricot et surtout la broderie (du Nabeul et le sliledj), elle explique :

« Nous brodions sur étamine des services à thé, des grands rideaux, des napperons, des bavoirs pour bébés. Par ailleurs nous faisions beaucoup de layette : des robes et des bavoirs en tissu, des brassières et des chaussons, des chaussettes et des pulls en laine au tricot. Nous faisions également des napperons en dentelle arabe faite avec un fil spécial et des aiguilles à coudre. Dans l’ouvroir, nous avions toutes les filles des classes (scolarisées) plus celles que nous formions dont l’âge allait de 7 et parfois même à 20 ans. Elles étaient vêtues de blouses semblables cousues par les plus grandes qui nous quittaient souvent pour se marier. Je me souviens aussi que les grandes filles faisaient aussi le remaillage des bas et du repassage pour les gens de la ville. Tout était rémunéré et l’argent perçu servait à l’achat de tout ce qui était nécessaire à nos activités : coton, étamine, tissu, laine etc. Les écoles indigènes sont devenues par la suite des écoles professionnelles. »

155

Témoignages de Mme Jeanine Garé qui a enseigné dans une école ouvroir et dans une école rurale

L’école ouvroir d’Aït Hichem, 1952-53 Madame Garé est nommée institutrice en 1952-53 à l’école ouvroir de filles à Aït Hichem en Grande Kabylie. Nous avons décidé d’inclure son témoignage car il éclaire quelque peu le mode de fonctionnement de l’école et indique le volume horaire imparti à l’enseignement de la langue française. Nous avons en outre, relevé dans le livre de Belgacem Aït Ouyahia, un passage fort intéressant sur cette école. Il écrit :

« L’école de Michelet était l’école française par excellence ; les autres, dites écoles de tribu – il y en avait une bonne demi-douzaine dans les alentours – étaient destinées aux seuls enfants indigènes, je veux dire les garçons. Comme tous les petits kabyles qui apprenaient le français j’ai mis du temps pour accepter que “enfant” pût être aussi du féminin – un gène misogyne, j’imagine -. La seule école de filles de la région, à Aït Hichem, pour être officiellement laïque n’en était pas moins, à peu de choses près, la réplique de l’ouvroir des Sœurs Blanches d’Ouagh’zen : ici le tricot, là le tapis, un tapis de renom comme celui de Tlemcen ou de Beni Izguen. » 1

Mme Garé écrit :

« Elle est située à 4 kilomètres de Michelet. C’est la plus haute école d’Algérie. Dans le village d’Aït–Hichem existent deux écoles : une pour les filles, l’autre pour les garçons. Ma classe se trouve à l’école de filles, c’est un cours élémentaire. Mes petites élèves sont souvent très blanches de peau avec des cheveux allant de blond très clair au brun en passant par le roux. L’école de filles est construite dans le village alors que celle des garçons se trouve à l’extérieur. C’est une école–ouvroir : les grandes reçoivent un enseignement ménager et apprennent l’artisanat local (fabrication de tapis berbères très beaux). Elle comprend 4 classes. En pays kabyle, les parents envoient facilement leurs filles à l’école. Les femmes ont d’ailleurs une vie beaucoup plus extérieure qu’en pays arabe. Elles sortent et ne sont pas voilées. Cela est d’ailleurs une nécessité car les hommes quittent les villages (provisoirement pour aller travailler en France ou dans les villes de la côte). Ce sont donc des femmes qui s’occupent de tous les travaux : jardinage, récoltes, élevage des animaux domestiques (poules, lapins, chèvres, moutons), recherche du bois etc. De plus elles élèvent leurs enfants et s’occupent de la maison. Elles sont très actives, très gaies, souvent moqueuses. Les filles de l’école ont du goût pour les travaux ménagers et la fabrication des tapis. Quand l’école reçoit une visite, elles préparent de succulents gâteaux et du thé à la menthe. L’école d’Aït Hichem est d’ailleurs réputée en Kabylie et bien des hommes désirent épouser d’anciennes élèves de l’école car ce sont de bonnes ménagères . »

La lecture de l’emploi du temps de la classe du cours élémentaire de l’école de filles d’Aït Hichem que Mme Garé a adjoint à son témoignage nous permet de constater que l’enseignement fonctionne à mi-temps. Probablement par roulement, une partie de la matinée étant consacrée à l’apprentissage des matières manuelles. Les cours débutent à 8h

156 et finissent à 14 heures avec deux heures creuses de 10 heures à 12 heures. Nous relevons uniquement les horaires journaliers impartis à l’enseignement de la langue :

45 minutes sont consacrées à l’apprentissage du vocabulaire et à l’élocution. 1heure 30 à la lecture, 15 minutes à l’écriture, une demi-heure à la dictée préparée en alternance avec la grammaire, une demi-heure à la récitation. Ce qui fait au total en nombre d’heures par semaine consacrées à l’étude de la langue : 4 heures 30 pour l’élocution et le vocabulaire, 8 heures à la lecture, 1 heure 15 à l’écriture, 1heure 30 au cours de grammaire, 1 heure à la dictée et 1 heure à la récitation.

L’école des Frênes 1954-55

Dans cette école située sur les hauts plateaux dans une zone peu scolarisée, l’expérience est différente. C’était une école pilote mixte, située dans le fief d’un député musulman, que les pouvoirs locaux ont décidé d’aider au maximum. Mais la population est hostile à la scolarisation des filles :

« Tous les efforts conjugués ne nous amenèrent jamais plus de 3 ou 4 filles. Il fallait combler les vides pour que la classe ne soit pas supprimée. Nous avons donc mis dans cette classe les plus jeunes de la classe des garçons ainsi que d’autres garçons recrutés au-dessous de l’âge scolaire. Nous avions ainsi créé une sorte de classe supérieure enfantine dont les éléments étaient peu homogènes. Mes leçons de langage méritèrent d’autant plus leur nom que certains de ces enfants ne parlaient même pas leur langue maternelle. […] Ce fut dans une classe de ce genre que je fus appelée à passer mon C.A.P. Première épreuve d’une institutrice débutante, premier rapport d’inspection sur lequel je relève : “Veiller à la prononciation des élèves qui doit être parfaite ”(souligné dans le rapport). »

1954-1957 témoignage de Mme K. Houria qui a fréquenté l’école-ouvroir d’Orléansville

Ce témoignage complète l’aperçu que nous tentons de dresser sur le fonctionnement de ces écoles :

« Après le tremblement de terre de 1954 l’école-ouvroir ou école Leblond se trouvait au centre ville. J’avais neuf ans quand je fus inscrite en 1954 en première année préparatoire. Les matières enseignées étaient : Le français, le calcul et le dessin. Les livres nous étaient prêtés par l’établissement ainsi que le matériel pour le dessin. Dans la classe nous étions mélangées avec les Européennes mais il y avait une forte proportion de filles indigènes. Les enseignantes étaient en majorité françaises. Il y avait une seule enseignante algérienne que les élèves appelaient « Khitti » 112 . En première année l’enseignement était consacré à l’apprentissage de la langue et du calcul. On apprenait l’alphabet, il y avait surtout des leçons de langage. En calcul on apprenait les nombres et les tables de multiplication.

112 Un terme de respect empreint d’affection pour appeler une femme plus âgée. Il s’agit de Mme Ould Larbi qui continua jusqu’après l’indépendance à y enseigner.

157 En deuxième année préparatoire on avait toujours pour l’enseignement du français : des leçons de langage, de lecture, de conjugaison et de vocabulaire. Les autres matières étaient le calcul, les sciences naturelles qu’on appelait leçon de choses, le dessin. En cours élémentaire première année, les mêmes matières étaient enseignées avec le sport en plus. Pour l’enseignement professionnel, la première année on nous enseignait la couture, on apprenait à faire des pièces d’études. En deuxième année les matières enseignées étaient : la couture, le ménage, l’éducation des enfants (il s’agissait de préparer une future maman), le dessin. L’école Leblond préparait les élèves pour l’obtention du CAP. En 1957 j’ai arrêté d’étudier pour des raisons familiales. Je suis très reconnaissante envers ces enseignantes pour l’éducation et les conseils qu’ils m’ont dispensé. »

Ces témoignages sont intéressants pour l’étude de la scolarisation des filles en Algérie. Ainsi mettre en regard ces textes est fort instructif sur la distribution des rôles sociaux, les résistances auxquelles il a fallu faire face et les ruses auxquelles il a fallu recourir pour scolariser les filles ainsi que les modalités utilisées pour la mise en place d’un enseignement professionnel pour les filles.

3. L’enseignement du français en milieu urbain et rural et les méthodes utilisées.

●L’enseignement en milieu urbain Témoignage de Mr. Gérard Delpretti qui a enseigné de 1948 à 1956 successivement à Ténès, Guyotville et Cherchell .

C’est la période à laquelle dit-il : « on avait créé des classes « d’initiation » pour les enfants ne possédant pas la langue française. Les élèves étaient nombreux par classe : 50 en moyenne, l’accent était mis sur l’acquisition du français. Pour la classe d'initiation, à Ténès, puis à Cherchell, il s'agissait de classe urbaine. A Guyotville, j'avais un C.E 2. Plus de 50 ans ont passé, mais je pense qu'il n'y avait pas de différence entre zone rurale ou urbaine pour la classe d'initiation. Le but et les moyens étaient les mêmes : permettre aux enfants ne connaissant rien à la langue française de la posséder afin de pouvoir entrer au C.P. avec les mêmes chances que ceux qui la pratiquaient dans leur famille ». Il explique ainsi sa méthode d’enseigner :

« Je procédais à partir de gravures (100cmx65cm) de Ogé chez Hachette, représentant des scènes de la vie courante par exemple : chez le boucher, le boulanger, l’épicier, le coiffeur, à la ferme, les animaux domestiques, sauvages etc. Je montrais une image de la gravure, “coq” pour la ferme ; je prononçais plusieurs fois ce mot que j’écrivais au tableau. Les élèves répétaient ce mot après moi ; puis j’écrivais le mot “crayon” que je dessinais à côté, puis le “cahier” et ainsi de suite pour en arriver au son /c/. Les élèves cherchaient ensuite un mot ayant cette lettre que j’écrivais toujours au tableau. Comme je dessinais à peu près bien, je reproduisais cela sur des feuilles blanches que je punaisais sur un autre tableau et les élèves venaient montrer l’objet en disant son nom. Pour la conjugaison, on partait d’un élève qui devait répéter : « j’ai un cahier », il se tournait vers son voisin de droite : « tu as un cahier » puis il montrait de son doigt par– dessus son épaule le voisin de derrière : « il a un cahier » et ainsi de suite. Au C.P. on utilisait le manuel scolaire Méthode de lecture de Boscher .

158

1948-1961 Témoignage de Mme Bellon Arlette sur son parcours et sa formation d’enseignante .

« Il y avait à Cherchell 5 écoles : une maternelle mixte, une école primaire de filles avec un cours complémentaire jusqu’en troisième avec le B.E.P.C. pour clore ce cycle et une école primaire de garçons également avec un cours complémentaire jusqu’en troisième. Il y avait aussi une école indigène et une école des sœurs (privée). Je me souviens avoir appris à lire au C.P. avec la méthode Boscher qui était une méthode syllabique. Nous partions des lettres pour arriver aux syllabes et aux mots. Les cours dispensés en français étaient les mêmes pour tous les enfants Algériens et Pieds-noirs. Il y avait un maître d’arabe pour les plus grands. Quand j’ai obtenu mon B.E.P.C. j’ai voulu quitter l’école et j’ai travaillé pendant deux ans aux contributions, puis en janvier 1960, on recherchait des instructeurs ayant le B.E.P.C. pour enseigner. Je me suis portée volontaire car l’enseignement m’avait toujours intéressé., J’ai fait un stage dans une classe dite d’initiation avec un instituteur algérien Mr El Robrini, pendant 2 à 3 semaines puis on m’a mise dans ma classe avec des enfants uniquement algériens à qui il fallait apprendre le français. C’était la classe avant le cours préparatoire. Il fallait faire des cours de langage à partir de gravures ou de dessins, on écrivait la phrase correspondante à la gravure pour arriver au mot et à la lettre qu’on voulait étudier. C’était la méthode semi- globale. Par ailleurs nous leur apprenions à compter et à faire de petites additions et soustractions. Nous leur apprenions également des chants, des poésies, faisions des dessins, coloriages, de la gymnastique. J’ai fait un stage à l’Ecole Normale d’Orléansville où nous avons eu des cours de pédagogie, de psychologie. En octobre 1960, j’ai été nommée à Duperré 113 dans l’école de filles, toujours en classe d’initiation. Il y avait plus de 50 élèves ne parlant pratiquement pas le français et j’étais très fière à la fin de l’année scolaire de voir les progrès réalisés au cours de l’année. Les élèves étaient nombreux mais très respectueux et disciplinés et les parents nous faisaient confiance et nous soutenaient surtout pour la discipline et le respect. Puis l’année 1961 en octobre, j’ai été nommée à Marceau, un village complètement isolé en pleine campagne. J’ai eu le premier jour de classe 100 élèves dans un préfabriqué. Le directeur a téléphoné à l’inspection académique pour dire qu’il fallait faire quelque chose, on m’en a retiré quelques uns mais il en est resté tout de même 69 qui ne parlaient absolument pas le français. Il a fallu que je passe tout de même mon C.A.P. dans cette classe et tout s’est bien déroulé. J’habitais un des appartements réservés aux deux enseignants que nous étions au milieu d’un bordj occupé par l’armée. En mars 1961 ; l’armée est partie de Marceau et nous avons été rapatriés à Cherchell en tant que remplaçants. J’ai remplacé un instituteur dans une école de garçons. En juillet 1962, nous sommes rentrés en France où j’ai passé mes deux brevets supérieurs pour être institutrice titulaire. »

●L’enseignement en milieu rural

L’expérience de Mr et Mme Garé.

Un autre témoignage du même genre nous est fourni par Mr et Mme Garé qui ont été enseignants à Orléansville (1955-1960) mais qui ont d’abord enseigné dans trois écoles rurales : à l’école d’Aït Hichem en Kabylie en 1952-53, à l’école d’El-Hamel (près de Bou Saada, à 300 km au sud d’Alger) en 1953-54 et à l’école des Frênes (à 150 km d’Alger,

113 Aujourd’hui Aïn Defla.

159 dans les environs d’Aumale) en 1954-1955. Monsieur et Mme Garé qui ont enseigné dans les classes d’initiation précisent :

« Les programmes des classes d’initiation prévoyaient l’apprentissage du français en même temps que celui de la lecture et de l’écriture. Chaque enfant recevait un exemplaire du livre Ali et Fatima de Abad et Aït Ouyahia où il pouvait retrouver les mots des exercices oraux du vocabulaire. L’apprentissage de la lecture se faisait par la méthode syllabique. La plupart du temps les enfants savaient lire le français à la fin de l’année scolaire. Ils faisaient aussi de rapides progrès en français oral. Leur désir d’apprendre et leur application étaient très grands et ils ne manquaient que rarement la classe. »

Madame Garé ajoute une remarque intéressante concernant cette méthode d’enseignement : « J’ai vu fonctionner en France, à Villeurbanne, des classes d’initiation qui permettaient aux enfants étrangers d’apprendre la langue avant d’apprendre à lire. Ces classes furent souvent confiées à des instituteurs ayant enseigné en Algérie. Leurs résultats étaient excellents et la plupart des enfants n’avaient pas besoin de passer ensuite par le C.P., ils entraient directement en cours élémentaire ou dans la classe correspondant à leur niveau dans le pays d’où ils venaient. »

Ce que nous avons retenu dans le cadre de notre recherche, c’est l’emploi du temps du cours d’initiation : 7h sont consacrés au langage, 10h à la lecture, 2h30 à l’écriture. 114

Témoignage de madame Aourag. Kheira institutrice à Orléansville en 1957-58 en zone rurale.

« Orléansville en 1957 comptait plusieurs écoles. Il y avait en ville deux écoles publiques importantes réservées pour les Français : l’école Lallement pour les garçons et l’école Jean-Jaurès pour les filles. L’école des sœurs « Sainte–Jeanne Antide » (école religieuse privée) qui prenait en plus des Françaises, des Algériennes issues de familles aisées. Il y avait également une école ouvroir 115 qui était composée d’une école primaire d’un côté et d’un C.E.T. de l’autre. Là, Françaises et Algériennes étaient mélangées. Une école maternelle mixte existait aussi mais elle était réservée pour les enfants européens et à quelques enfants de notables algériens. Dans les faubourgs comme à La ferme il y avait une école de garçons et une école de filles, mais la plupart des élèves étaient français, les élèves algériens se comptaient sur les doigts (principalement les filles). L’autre majorité algérienne était scolarisée à la « Ferme stade ». Les écoles de la « Bocca Sahnoun », de la cité rurale dite « cité Ruiz » accueillaient une majorité d’élèves algériens. Le personnel était plutôt français, quelques enseignants algériens y étaient affectés. Les manuels scolaires étaient les mêmes en général. En zone rurale où j’étais affectée c’était différent. Les élèves étaient tous algériens, les enseignants étaient très souvent des métropolitains venus faire leur service militaire en Algérie. Ils travaillaient aux côtés d’instructeurs algériens. Les manuels utilisés étaient différents de ceux de la ville. Leurs contenus étaient des scènes typiquement algériennes avec des noms de personnages algériens. Je me rappelle cette phrase : « Il s’appelle Larabi Hamid, il habite la rue Rovigo ». La méthode préconisée en langage était la méthode « Abbad-Renaud » et « Aït-

114 Emploi du temps donné en annexe. 115 Cette « école de tapis et de broderie » est signalée en 1901 par Henri Vast, L’Algérie et les colonies françaises, comprenant la géographie physique, politique, historique, agricole, industrielle et commerciale d’après les documents les plus récents, Paris, Garnier Frères éditeurs, 1901, p. 84.

160 Ouyahia 116 » et donc pour le livre de lecture de l’élève, c’était le manuel de ces mêmes auteurs. Dans les autres niveaux, les livres n’étaient plus les mêmes. On commençait à faire apparaître un mélange de personnages français et algériens. Les livres de calcul et de sciences naturelles étaient les mêmes que ceux de la ville. Le livre d’histoire était intitulé « L’histoire de France. »

On peut remarquer à la lecture de ces témoignages que la scolarisation des enfants algériens a progressé à partir des années cinquante mais qu’elle est restée encore insuffisante malgré les moyens déployés. Dans les zones rurales en particulier, la situation est plus dramatique. En 1962 on enregistre pour tout le pays un taux d’alphabétisation global de 20%. Deux méthodes sont citées pour l’enseignement du français : La méthode Boscher et la méthode semi-globale. La méthode Boscher est une méthode de lecture syllabique. « Elle est à la fois une méthode de lecture et d’orthographe, d’écriture et de dessin, ainsi qu’une méthode de calcul et un recueil d’exercices d’élocution et de langage, elle est avant tout, une méthode de lecture rattachant tous les exercices à la leçon de lecture, centre d’intérêt de la Journée »117 . Elle correspond à la méthode phonique qui se fonde sur l’apprentissage du « code », autrement dit des correspondances entre les lettres (ou groupes de lettres) et les sons. La méthode globale est le chemin inverse des méthodes syllabiques, c’est « un processus d’apprentissage dit “purement global ”et surtout “purement inductif” dans le sens où il part de la phrase pour aboutir aux lettres »118 . Elle est apparue en Europe dans les années 1920. Son principe : partir du sens d’une phrase plutôt que de lettres ou de sons. En observant les mots, les enfants sont invités à deviner leur signification. Ils les mémorisent et, peu à peu, reconnaissent les éléments qui les composent. Cette approche aura été très peu suivie en France sous sa forme intégrale. La plupart des enseignants adoptent une méthode dite « mixte ». Ils abordent l’apprentissage de la lecture par une approche globale, pendant quelques semaines ou mois, avant d’adopter la méthode phonique. La querelle des méthodes est toujours d’actualité avec le taux élevé d’illettrisme relevé ces dernières années.

116 B. Aït Ouyahia rappelle dans l’entretien qu’il a accordé à Christiane Achour : « un certain nombre d’enseignants indigènes réclamaient la fusion. Mon père était persuadé que ses petits élèves pouvaient apprendre vite. Il a d’ailleurs mis au point une méthode qui aurait pu servir pour tout le Maghreb. On ne l’a pas reprise après l’indépendance. Certains enseignants l’utilisaient clandestinement, mais officiellement, on l’a mise de côté ! » in C. Achour, « Belgacem Aït Ouyhia, Pierres et lumières, Itinéraires de mémoire », Algérie Littérature Action, n° 39-40 mars-avril 2000, p. 154. 117 M. Boscher, instituteur, V. Boscher, institutrice, J. Chapron, Instituteur et M. J. Carré, illustré par M.F. Garnier, Méthode Boscher ou « La Journée des Tout Petits », Paris, Belin, 2000, cf. Préface. 118 Lionel Bellenger, Les méthodes de lecture, Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », p. 77.

161 La politique d’assimilation pratiquée par l’école française coloniale en excluant la langue des colonisés de l’enseignement, et en diffusant la langue française avec parcimonie a généré un taux d’analphabétisme très élevé pour l’ensemble du pays. En 1962, à l’indépendance de l’Algérie, l’analphabétisme atteignait un taux de 82%. « Si la France fit à plusieurs reprises des efforts en direction des indigènes, elle se heurta sans cesse à l’indignation des colons comme en témoigne le slogan suivant : « l’hostilité des indigènes se mesure à son degré d’instruction française ». En 1908, le congrès des colons considère que « l’instruction des indigènes fait courir à l’Algérie un véritable péril, […] elle émet le vœu que l’instruction primaire des indigènes soit supprimée » (cité par Foucambert). » 119

Comme partout ailleurs dans la situation coloniale, l’enseignement a constitué un atout majeur dans la diffusion du français selon la politique scolaire adoptée par les gouverneurs qui se sont succédé. La langue française devient la langue dominante utilisée par les pouvoirs politiques et économiques, par les médias et surtout par l’école. L’enseignement de l’arabe, langue des colonisés, n’est pas pris en compte par le système scolaire public ou très peu. Les Algériens écartés de l’école française, furent aussi privés de la représentation valorisante de leur culture et de leur langue.

Bibliographie ACHOUR, Christiane, Abécédaires en devenir , Idéologie coloniale et langue française en Algérie, préface de Mostefa Lacheraf, Alger, E.N.A.P., 1985. - « Belgacem Aït Ouyahia, Pierres et lumières, Itinéraire de mémoire », Alger-Paris, Algérie-Littérature /Action, n°39-40, mars-avril 2000, p. 147-156.

AGERON, Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine 1871-1954, Tome 2, De l’insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération (1954 ), Paris, PUF, 1979.

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119 Hélène Bracco, « La guerre d’Algérie (1954-1962) au regard de l’opinion française » in CEELAAN Revue du Centre d’Etudes des Littératures d’Afrique du Nord, Algérie : guerres, mémoire, représentations, Vol. 3, Nos. 1-2, Fall 2004, p. 24-38.

162 L’Amicale des Anciens Instituteurs et Instructeurs d’Algérie et le cercle algérianiste présentent, 1830-1962, des enseignants d’Algérie se souviennent…de ce qu’y fut l’enseignement primaire. Préface de Mr Le Recteur Laurent Capdecomme. Paris, 1980. Le Monde de l’éducation, n°306, septembre 2002, « La bataille de la lecture ».

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INDEX DES NOMS D’AUTEURS

AIT-OUYAHIA, 100 LAMAIRESSE, 25 BEY, 113 LAPASSET, 17 BOURDE, 28, 29 MAGANI, 79 BOURIN, 36 MARTORELL, 112 BRANLIERE, 38, 39 MASQUERAY, 40, 43 BUGEAUD, 8, 11, 59 MAUPASSANT, 34 CLAMAGERAN, 31 MEDJBEUR, 95 DAUDET, 23 PONTIER, 14, 15 DJEBAR, 63 RICQUE, 22 Du BARAIL, 45 ROBERT, 54, 56 EBERHARDT, 49, 69, 73 SAINT-ARNAUD, 6, 12, 60, 61 FOURRIER, 26 SKIF, 85 GRANGER, 105, 106, 108 TENGOUR, 110 HANIN, 51, 53 VAST, 47 KHOURY-GHATA, 98 VINCENT, 92, 94 KRÉA, 77

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