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Pour inaugurer la saison d'automne de l'Orchestre national, Jean Martinon a eu l'heureuse idée de choisir la 3e Symphonie de Mahler. Après un début relativement timide, chef et musiciens se sont laissé emporter par le souffle de cette œuvre gigantesque, et nous ont donné une interprétation passionnée du sublime Adagio, ce long crescendo de vingt minutes qui prépare l'apo• théose finale. Hildegarde Ruetgers a un très beau timbre, mais pourquoi l'avoir placée en plein milieu de l'orchestre ? Certaine• ment pas pour lui faciliter la tâche. Mais cela n'est qu'un détail sans grande importance ; ce qui compte avant tout, c'est le haut niveau de cette exécution, qui permet de beaucoup attendre des prochains concerts de cette formation.

MIHAI DE BRANCOVAN

ANTOINE GOLÉA

ENFIN, LIEB ERMANN VINT...

Il y aura un an le l"r janvier 1974 que Rolf Liebermann aura pris ses fonctions d'administrateur de l'Opéra de . Légale• ment, ces termes sont impropres ; c'est des fonctions d'adminis• trateur de la « Réunion des théâtres lyriques nationaux » qu'il faudrait parler. Cependant, Rolf Liebermann ne remplit ces fonctions légales que nominalement, car il ne s'occupe nullement de l'Opéra-Comique, le deuxième théâtre lyrique de la « Réunion ». Il est, en réalité, purement et simplement directeur de l'Opéra, et il n'a jamais voulu être autre chose. Quant à l'Opéra-Comique, on sait qu'il est fermé, et que la salle ne s'entrouvre que lors• qu'elle est louée à la Radio pour un concert, ou à tel entrepreneur de spectacles pour la présentation d'une opérette. On parle 454 ENFIN, LIEBERMANN VINT...

depuis deux ans déjà d'un « Opéra-Studio » qui doit prendre place dans les locaux de l'Opéra-Comique, sous la direction de Louis Erlo. Mais ce projet, à l'heure où ces lignes sont écrites, n'a pas encore reçu le moindre commencement de réalisation. Et l'Opéra-Comique, en tant que théâtre de répertoire et de création à la glorieuse tradition, est fermé, ses artistes dispersés, en partie récupérés par l'Opéra, en partie voués exclusivement à la pro• vince... ou au chômage. Mais c'est là un autre problème. L'Opéra, le grand, bénéficie, lui, de toutes les faveurs des pouvoirs publics. Après une longue période de crise, culminant dans une fermeture de plus d'un an suivie d'une réouverture provisoire pour la durée d'une saison, avec un répertoire glané de bric et de broc dans les théâtres de province et dans quelques reprises de spectacles montés jadis dans la maison même, Rolf Liebermann vint, muni de pouvoirs et d'argent comme aucun de ses prédécesseurs. Il eut tout loisir pour préparer sa première saison et même les deux saisons suivantes. Il se répandit en déclarations fracassantes, proclamant sa volonté de faire de l'Opéra de Paris le premier théâtre lyrique du monde. Après une nouvelle période de ferme• ture de trois mois, pendant lesquels, sur scène et dans les ateliers et les salles de répétitions, on travailla ferme, la première « saison Liebermann » s'ouvrit, le 30 mars 1973, non pas au palais Garnier même, mais à Versailles, au théâtre royal de Gabriel, avec une nouvelle présentation des Noces de Figaro de Mozart. C'était un spectacle de vedettes : Giorgio Strehler assurait la mise en scène, Georg Solti dirigeait, des artistes comme Gundula Janowitz, Gabriel Bacquier, Mirella Freni, d'autres de même réputation, chantaient. Quelques jours plus tard, le palais Garnier ouvrit ses portes avec Orphée de Gluck, avec Nicolai' Gedda et Jeannette Pilou dans les principaux rôles, et les Noces s'y installèrent à leur tour. Enfin, la même brève saison — elle prit fin en juillet — permit au public ébloui de voir, dans des distributions internationales, Parsifal, le Trouvère et plusieurs spectacles de ballet, parmi lesquels une soirée tout entière consacrée à des œuvres d'Edgar Varèse. Après un mois de vacances, la maison rouvrit pour une reprise des Noces suivie de la création en langue française de Moïse et Aron de Schoenberg.

Rolf Liebermann a établi ses programmes jusqu'en 1976, année où il songe à se retirer, son contrat de trois ans expiré, pour laisser la place à un autre directeur. Qui sera-t-il ? C'est pour l'instant un mystère. Et que fera-t-il, que pourra-t-il faire, Lieber• mann parti ? C'est toute la question, et elle est plus grave qu'on ne pense.

D'origine suisse, compositeur de grand talent, Liebermann, après un passage à la tête de la section musicale de la radio de Zurich, fut nommé directeur de la « troisième chaîne » de ENFIN, LIEBERMANN VINT... 455 la radio de Hambourg. Il n'y resta que peu d'années, pour accéder, en 1962, au poste de directeur de l'Opéra de la même ville. Il y resta onze ans, et accomplit un travail considérable. Ses spectacles étaient cités en modèle en Europe et en Amé• rique, et il assura la création, bon an, mal an, de deux ou trois opéras nouveaux par saison, dont son théâtre avait commandité la composition. Parmi ces œuvres nouvelles, certaines eurent un grand succès et firent une carrière internationale, comme la Visitation de Gunther Schuller ou les Diables de Loudun de Krzistof Pendercki. Spectacles de répertoire et spectacles nouveaux étaient montés à Hambourg avec un soin extrême et dans d'excellentes distri• butions où, cependant, les vedettes internationales étaient rares. C'était une véritable troupe permanente et cohérente que Lieber• mann mit sur pied, et le travail en profondeur avec un ensemble toujours disponible donna d'admirables résultats. Tous ceux, de Paris, critiques, musiciens, mélomanes, qui avaient suivi le travail de Liebermann à Hambourg accueillirent sa nomination à l'Opéra avec faveur ; ils espéraient que, les difficultés admi• nistratives, syndicales, financières une fois vaincues, le nouveau directeur allait faire de l'Opéra de Paris un autre théâtre modèle, en utilisant les meilleurs éléments de sa troupe de solistes du chant, parmi lesquels on comptait maints artistes de premier plan, sans parler de l'orchestre et du corps de ballet, dont l'excel• lence était unanimement reconnue. Pour le choral, on savait qu'une réforme profonde s'imposait. Cette réforme fut réalisée, un sang nouveau fut infusé à l'ensemble par l'engagement d'artistes jeunes, enthousiastes et vocalement parfaits. Dans Moïse et Aron, après Orphée, Parsifal et le Trouvère, le choral, dont le chef est Jean Laforge, se révéla comme un des tout premiers des grands théâtres d'opéra du monde entier. Cependant, la troupe de solistes, épine dorsale du théâtre de Hambourg, ne fut pas constituée. Les artistes de la maison furent congédiés, et pour chaque spectacle un ensemble ad hoc fut engagé, formé uniquement, pour les grands rôles, de vedettes internationales, les mêmes que l'on voit d'un bout de l'année à l'autre à l'affiche de la Scala de , du Covent Garden de Londres, du Metropolitan de New York. Le grand public accourut, malgré une augmentation substantielle du prix des places ; ne retrouvait-il pas, avec les nouvelles distributions de l'Opéra, celles de ses pochettes de disques ? Le théâtre d'ensemble fut sacrifié au mythe de la vedette et du monstre sacré. On eut ainsi, et on continue d'avoir, des spectacles de « prestige », mais non point toujours des spectacles musicalement et scéniquement parfaits, car les vedettes sont de grands voyageurs, ne consentent que tout à fait exceptionnellement à répéter pendant de longues semaines, et ne peuvent assurer chacune qu'un nombre limité de représentations. Chaque œuvre eut ainsi et continue d'avoir 456 ENFIN, LIEBERMANN VINT.. plusieurs distributions ; à quoi servent dès lors metteurs en scène et chefs « prestigieux », ces derniers se faisant d'ailleurs, eux aussi, très souvent remplacer après les toutes premières représentations ? Peu importe, dira-t-on : le public aime cette formule de théâtre de vedettes, pourvu que les voix soient belles, et elles le sont pour la plupart. La salle est pleine tous les soirs, et Liebermann a publiquement affirmé que c'est là l'essentiel ; que la recette soit bonne, c'est que le théâtre marche, et « tout le reste, c'est du bla-bla ». On demeure, tout de même, confondu devant cette prise de position d'un homme dont le passé de musicien et de directeur laissait espérer autre chose. Car enfin, à Hambourg, sans ou avec très peu de vedettes, engagées à titre tout à fait exceptionnel, les spectacles étaient autrement soignés et la recette était bonne aussi...

Et puis, il y a cet avenir imprévisible, quoique proche. Que fera le successeur de Liebermann ? Et, avant tout : disposera-t-il du budget fastueux dont Liebermann dispose : 63 000 000 de francs par an ? Donnera-t-on cet argent à un directeur qui ne jouira pas du prestige de Liebermann, une vedette, lui aussi, à sa façon ? Et, si non, que deviendront les distributions ? Il faudra bien se passer alors de vedettes, et aller chercher les artistes renvoyés, sans parler des jeunes qui trouvent aujour• d'hui l'horizon bouché. Mais le public marchera-t-il ? C'est le point noir, essentiellement, d'un avenir menaçant, car on lui aura donné de mauvaises habitudes, et il ne voudra plus d'un théâtre sans vedettes. Mais admettons que la subvention actuelle soit maintenue, voire encore augmentée : que deviendront alors les artistes dont l'Opéra de Paris devrait être la maison, cette maison d'où ils sont chassés, où ils ne sont plus admis aujourd'hui qu'en infime quantité et pour des rôles de troisième ordre ? C'est tout un avenir qui se trouverait ainsi compromis, non seulement l'avenir des artistes, mais aussi celui de l'Opéra offrant un visage original, un style qui ne serait pas celui, interchangeable, de tant d'autres scènes sacrifiant à la vedette de par le monde. Se trouvera-t-il un directeur qui aime et qui sache faire d'artistes, aujourd'hui sacrifiés à la manie de la vedette, des vedettes d'une plus noble essence ? Ce serait évidemment la solution, et c'est au fond ce qu'on attendait de Rolf Liebermann. Mais il est allé au plus pressé, il a très vite fait de l'Opéra de Paris une brillante maison, sans penser à l'avenir, comme ce roi qui, pressentant pourtant les catastrophes au milieu des splen• deurs de sa cour et de ses palais, se souciait fort peu du déluge qui les provoquerait.

ANTOINE GOLÉA