Les Mystères de la Tamise

COLLECTION , DIRIGEE PAR J. BISCEGLIA DU MEME AUTEUR CHEZ LE MEME EDITEUR

CONTES CREPUSCULAIRES

Dessin original en couleurs de Jacques Tardi en couverture

Préface de Jacques Van Herp LES NOUVELLES AVENTURES

LE SHERLOCK HOLMES AMÉRICAIN

TOME PREMIER

Les Mystères de la Tamise par Gérard Dôle

Préfaces de Jacques Bisceglia & La Pieuvre Noire Dessin de couverture : Alfred Roloff

Corps 9 EDITIONS

TROESNES 02460 LAFERTÉ-MILON IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE TROIS MILLE EXEMPLAIRES, DONT DOUZE HORS-COMMERCE MARQUES H.C. DE I A XII, RESERVES A CELLES & CEUX QUI ONT PARTICIPE A LA FABRICATION, LE TOUT CONSTI- TUANT L'EDITION ORIGINALE.

© Corps 9, éditions - 1984 On sait aujourd'hui que ni le nom, ni le personnage de Harry Dickson, furent créés par Jean Ray. Jean Ray a d'ailleurs précisé à Alain Resnais, le jour où ils firent connaissance qu'« il n'a pas inventé celui-ci. Il n'a jamais su où, quand, comment et par qui Harry Dickson avait été créé ! » (Francis Lacassin, Passagers Clandestins, tome I, page 356, 10/18, , 1979.) En fait, l'origine de Harry Dickson n'est plus un secret. Au départ, on trouve une série allemande d'aventures apocry- phes de Sherlock Holmes, le célèbre détective créé en 1886 par Sir Arthur Conan Doyle : A us den Geheimaklen des Welt-Detektivs (ACWD/Issus des dossiers secrets du Détective de réputation mon- diale). Cette série de 230 fascicules hebdomadaires de 32 pages, aux superbes couvertures illustrées entre autres par le talentueux Alfred Roloff, fut publiée à du 16 janvier 1907 à 191 1. On est surpris de trouver déjà, dans certains textes allemands tels « Les douze cœurs morts » ou « Le meurtrier des jeunes filles de Boston », une exubérance et une folie que n'aurait pas reniées Jean Ray. Les AGWD furent traduits en diverses langues dont le néerlan- dais et le français, dès 1907. La série française, Les dossiers secrets de Sherlock Holmes, qui devint rapidement, après l'intervention de Conan Doyle, Les dossiers secrets du roi des détectives, débuta le 15 octobre 1907 avec « Le secret de la jeune veuve » qui était d'ailleurs le premier titre de la série allemande. Les Dossiers Secrets, qui n'eurent que seize numéros de 32 pages, reprenaient les couvertures originales que Roloff avait réalisées pour les AGWD. Malgré le changement de titre, le héros en était toujours Sherlock Holmes, secondé par Harry Taxon, «l'audacieux disciple du maître ». En fait, le nom de Harry Dickson apparaît pour la première fois, à Paris, en 1913. René Plaissetty, un bon metteur en scène cinématographique du moment, réalise en effet un feuilleton en six bobines intitulé Les aventures de Harry Dickson. Le rôle du détective a été confié à un jeune acteur de vingt- cinq ans, Edmond Van Daële — de son vrai nom, Edmond Mickiewick — qui s'illustrera par la suite dans de nombreux films dont le Napoléon d'Abel Gance (1927) et Le mystère de la chambre jaune de Marcel L'Herbier (1930). Plaissetty, pour tourner ses six courts métrages, s'est inspiré de quelques textes des Dossiers secrets du roi des détectives et parti- culièrement du « Secret de la jeune veuve ». Délaissant le personnage de Sherlock Holmes, il centre son film sur le jeune élève, lui donnant le rôle principal. La similitude de trait entre le portrait de Harry Taxon dessiné dans Les Dossiers Secrets et Edmond Van Daële est d'ailleurs assez surprenante. Mais, le nom Harry Taxon ne lui plaît pas ; c'est ainsi que, s'inspirant du patronyme de deux chanteurs populaires de l'époque, Henri Dickson et Harry Fraxon, ainsi que de Allan Dickson, célèbre détective australien dont les aventures étaient publiées en , il refond le tout en Harry Dickson. La deuxième apparition de Harry Dickson a lieu aux Pays-Bas, en décembre 1927, lors de la réédition en néerlandais des A G WD, sous le titre de Harry Dickson, de amerikaansche Sherlock Holmes. Cette série hollandaise fut traduite en francais ; et, en décembre 1928 ou janvier 1929, parut le premier numéro des Aventures de Harry Dickson, le Sherlock Holmes américain. Les premiers numéros de la série française furent l'œuvre de divers traducteurs plus ou moins doués, lesquels étaient eux-mêmes « trahis » par les typographes hollandais, car les deux séries, néerlan- daise et française, étaient imprimées à Amsterdam. Jean Ray, absent de ses foyers du 6 mars 1926 au 1 février 1929, ne collabora pas immédiatement aux Aventures de Harry Dickson. Il fut d'abord un traducteur docile, puis, frustré par les textes originaux, il créa ensuite de toutes pièces des aventures, avec pour seule contrainte, l'action qui figurait sur l'illustration de la couverture originale. Les 1 78 numéros des Aventures de Harry Dickson constituent aujourd'hui la plus mythique et la plus prestigieuse collection de fascicules policiers. Les Nouvelles aventures de Harry Dickson s'inscrivent en ligne directe dans cette longue chaîne créative qui, du Sherlock Holmes de Conan Doyle, nous entraîne à travers le Sherlock Holmes allemand, Lord Lister/Raffles, Tip Walter, Nat Pinkerton et Nick Carter avant 1914, jusqu'à Harry Dickson et ses divers auteurs de l'entre- deux guerres. On sent chez Gérard Dôle, qui a lu plusieurs fascicules allemands, l'influence de la Littérature populaire des premières décen- nies de notre siècle : Fantômas, Raffles, Gaston Leroux, Maurice Leblanc, Gustave Le Rouge, etc. Grâce à lui, Harry Dickson, phénix qui renaît de ses cendres, revit des nouvelles aventures que n'auraient pas renié ses illustres prédécesseurs.

Jacques Bisceglia

Bibliographie :

— Le Fulmar, numéros 16, 17, 18 19, 20 & 21. — Préfaces des Aventures de Harry Dickson, tomes 1, 3 & 4, Corps 9, éditions. — Filmographie Universelle de Jean Mitry, tome XII, chapitre « Les sériais français », Paris, 1970.

« Niellez vos plumes et fourbissez vos microphones ! » s'écria l'Homme au Singe, car c'était lui. Gérard Dôle a patiemment recueilli certains éléments de la biographie de Harry Dickson auprès de divers protagonistes de ses aventures. Ce fut chose aisée de joindre la brave Mrs Crown, qui tenait encore table d'hôte dans la Baker Street il y a une dizaine d'années. Et il ne lui fut pas difficile de délier la langue de cette brave femme qui révérait toujours le souvenir de ses locataires préférés. Elle lui apprit que l'ex-inspecteur Goodfield était maintenant chef de cabinet au Home office, et l'ancien superintendant prit un immense plaisir à se remémorer ces « affaires ». Gérard Dôle a même glané certains renseignements auprès du célèbre détective mondial, Harry Dickson lui-même, qu'il ne rencontra, hélas, qu'à l'article de la mort. Mais ce ne fut que récemment qu'une lettre de Georgette Cuvelier lui tomba entre les mains, le dirigeant enfin vers l'asile pour vieillards nécessiteux où Tom Wills vit désormais. Celui-ci, bien que fort atteint par les ans, put lui confier certains détails, et lui permit d'infirmer certaines des théories officielles qui embrumaient la légende du détective américain renommé. Pendant plusieurs années, Gérard Dôle se livra à un travail de bénédictin, relisant toutes ses notes, interrogeant sans relâche, dans les sinistres docks de Londres, des hommes qui avaient été mousses sur la Rum Row qui lui confiaient leurs anciennes peurs pour quelques shillings d'ale. Abandonné de tous, ne se nourrissant que de crackers et de fromage de Hollande, il fouilla les recoins pénombreux de la bibliothèque du British Museum et les archives de Scotland Yard. C'est le fruit de cette recherche passionnée qui nous récompense aujourd'hui, quelques nouvelles aventures de Harry Dickson reconsti- tuées avec soin, nous rendant enfin le génial détective. Ce premier volume, Les Mystères de la Tamise, est précédé d'une annotation de Jacques Bisceglia, hagiographe adjoint, et paraît, bien sûr, chez Corps 9, le laboratoire d'alchimie humaine, où le professeur Xalf (pour des raisons évidentes de copyright, nous ne pouvons le désigner que par son pseudonyme), prépare la résurrection d'un certain H...y D ..... n.

La Pieuvre Noire

Londres, 1938...

Les mystères de la Tamise

Prologue

A houle jaune et grise du brouillard roule sur Maryle- L bone. L'heure est tardive, les rues sont vides et silen- cieuses. De loin en loin, les réverbères pleurent de rares larmes rousses qui combattent sans grande victoire la horde farouche des ombres. Au coin de York Gate et de Paddington Street, une triste bâtisse en briques rouges, ternies par l'âge et les intempé- ries, se dresse, inquiétante, dans la nuit. Officiellement, elle se pare du nom pompeux de «Madame Tussaud's Wax Museum», mais les habitants de ce quartier sans joie du North-West l'appellent craintivement «L'antre du Diable». Ses salles poussiéreuses renferment en effet toute une sta- tuaire de cire où les plus sinistres représentants de la cri- minalité londonienne occupent une place de choix. De jour, cette abominable exposition n'est fréquentée que par un quarteron de vieillards lubriques, avides de sensa- tions équivoques, viles, morbides... De nuit, elle sombre dans un désert cryptique peuplé de fantômes... Au loin, le carillon de Westminster égrène son chant d'ai- rain, puis Big Ben compte lentement, comme à regret, dix coups lourds et graves sur la ville endormie... Entrons ! Un hall lambrissé, aux multiples fenêtres masquées par de lourdes tentures en velours grenat, semble nous souhai- ter la malvenue... Au plafond tavelé de taches verdâtres, s'accroche l'unique veilleuse électrique, avare en lueurs dif- fuses et embuées... Peu à peu, à mesure que l'œil s'habitue au clair-obscur ambiant, des visages blafards surgissent à la ronde... Burke & Hare, les infâmes pourvoyeurs de cadavres de Shadwell, nous toisent avec des rictus figés. Le D Crippen, monstre aliéné, brandit une tripe sanguinolente, arrachée aux entrail- les de sa femme, comme pour nous convier à son festin abject. Des moines cagoulards de l'Inquisition espagnole agitent férocement sous nos nez leurs terribles poignards- crucifix !... Chut ! Pas un cri, pas un geste!... Réfugions-nous vive- ment dans ce recoin obscur!... Jugulons les angoisses qui nous étreignent et tenons-nous cois ! Une menue silhouette, grêle comme celle d'un enfant, vient de se détacher de l'ombre portée d'un misérable pan de mur. Elle traverse d'un pas feutré, comme un voleur noc- turne, le vestibule solitaire, se glisse par un passage souter- rain, à son extrémité, et disparaît, avalée par le néant. L'être mystérieux qui s'aventure dans ces sous-sols lugu- bres doit être doté d'une vision de nyctalope, assortie à des nerfs d'acier, à en juger par l'aisance avec laquelle il s'oriente et progresse dans le noir... D'abominables instruments se devinent, pendus aux murs : couperets de guillotine, haches de Haute Justice, cordes de gibet, garrots... Il n'en a cure et se porte en avant sans hésiter. Brusquement, enfin, il s'immobilise et un double feu d'émeraude s'allume dans ses prunelles. Avec un petit rire aigu, il se penche sur un sarcophage égyptien au fond duquel gît un amas de bandelettes souillées et murmure d'une voix grinçante comme une lime : « Wake up, Pharao!... Wake up!... Time has come!»

Chapitre 1

L'abominable concert de Highgate Catacomb

Le Times titrait : « Un visiteur s'égare dans les catacombes de Paris. On le retrouve à moitié mort de faim et de soif après trois jours d'in- cessantes recherches. »

«Ces Français sont d'une imprudence ! » s'exclama Tom Will en repliant le journal. Harry Dickson, le grand détective, sourit à la remarque de son élève. « Bah ! dit-il, pipe aux lèvres, le fait est plus fréquent qu'on ne le croit. Ces galeries ténébreuses comptent des détours infinis... Avez-vous déjà entendu parler de l'ossuaire de la barrière Denfert, Tom? — Non, Maître, jamais! — Well, my boy, c'est une grande salle souterraine aux murailles habillées de crânes et de tibias. « Il y a quelques années, des amateurs d'impressions funè- bres imaginèrent d'organiser nuitamment un concert au milieu des morts. Mal leur en prit, car...» La sonnerie du téléphone interrompit le détective. Tom Wills alla décrocher et entendit une voix ricaner dans l'écouteur : « Allo, Baker Street?... Descendez donc jeter un œil dans la catacombe de Highgate!... Vous arriverez peut-être un peu tard pour entendre la musique, mais vous ne serez pas déçu par le spectacle!» La communication fut coupée brutalement. Le jeune homme reposa le combiné sur sa fourche, la mine perplexe. « Vos yeux sont remplis de points d'interrogation, mon petit, remarqua Harry Dickson, qui était-ce! — Il ne s'est pas présenté!... Un fou probablement! — Ah? pourquoi, qu'a-t-il dit?» Tom rapporta fidèlement à son maître les phrases du mystérieux correspondant. «My God! s'écria le détective. Se pourrait-il que...» Et, se levant vivement de son fauteuil : «Chapeaux et manteaux, Tom!... Prenez aussi nos révol- vers!... Pas une seconde à perdre! — Mais, Maître, m'expliquerez-vous... commença l'élève, ébahi. — Plus tard, my boy, plus tard ! » Dickson courait déjà dans l'escalier.

Une pluie drue tombait, longue et serrée, dans Baker Street, hachurant la chiche lueur des réverbères. « Au diable les taxis ! grommela Dickson en parcourant du regard l'étendue, si populeuse de jour mais déserte à cette heure tardive, de la grand-rue. Allons, nous aurons peut- être la chance d'en trouver un à Marble Arch ! » Et, d'un geste nerveux, il entraîna Tom à sa suite. Or, comme les deux hommes remontaient d'un pas vif vers le carrefour en question, un vieux cab automobile émer- gea du rideau liquide avec un épouvantable rugissement de ferraille malmenée. «Ah! jubila Harry Dickson, j'avais tort de désespérer, voici un tacot en maraude qui tombe à pic. » Il fit un grand signe de la main et la lamentable guim- barde stoppa à sa hauteur dans un crissement de pneus qu'on devinait usés jusqu'à la toile. «Highgate Cemetery, et au trot ! » lança le détective en pre- nant place sur les coussins fanés, en compagnie de son élève. Le chauffeur, un bonhomme sans âge au teint blafard, le dévisagea au passage avec des yeux de noyé, puis embraya avec un léger haussement d'épaules. «Brr! chuchota Tom à l'oreille de son mentor, cet indi- vidu ne me dit rien qui vaille. Avez-vous vu le regard qu'il vous jetait?» Dickson modula un petit rire. «Bah, mon petit, répondit-il à mi-voix, c'est une vieille connaissance, un repris de justice du nom de Pat White- comb. Il a purgé une longue peine à Newgate pour trafic de cadavres... Il m'aura reconnu, voilà tout!» Et le grand détective revécut, en imagination, la scène finale qui avait décidé du sort du malandrin : Grimé en médecin nécrophile : haut-de-forme, bésicles, barbe et parapluie, il avait déboulé dans l'antre des body- snatchers, sise dans une pile du London Bridge, suivi de près par le surintendant Goodfield et les hommes du Yard. Il revoyait le réduit humide, éclairé par une unique appli- que à gaz, où les corps des noyés — hommes ou femmes précipités dans les eaux noires de la river, puis diligemment repêchés — gisaient dans des poses macabres. En mettant la main au collet du chef de l'abominable bande, il avait failli être victime de ses complices qui brandissaient déjà leurs couteaux sous sa gorge... Fort heureusement, pour une fois, l'action prompte de la police avait eu raison de la har- gne de ces pourvoyeurs de chair anatomique...

« Highgate Cemetery, Gov ! » annonça le chauffeur de taxi, au terme d'un long trajet par les rues endormies du nord- ouest de Londres. «Dois-je vous attendre ? ajouta-t-il d'une voix neutre. — S'il vous plaît, Pat ! » assura machinalement Harry Dickson, tout à l'emprise de la scène qu'il venait de revi- vre mentalement. «Pat... » En entendant prononcer son prénom, l'homme poussa un soupir à fendre l'âme. «L'ombre de la geôle me collera toujours aux talons! gémit-il pitoyablement. — Voyons mon cher, ne le prenez pas mal, assura Harry Dickson, je ne cherche nullement à vous faire offense. Le passé est le passé!» Pat Whitecomb se gratta le crâne sous sa casquette et précisa : « Ce n'est pas exactement ce que je voulais dire, Mister. — Ah bon?... Mais qu'est-ce alors ? — Ben, à tout avouer, vous êtes le second ce soir à me reconnaître... » Le grand détective haussa les sourcils. «Et qui était le premier, si ce n'est pas indiscret ? s'enquit- il en masquant son intérêt. — Un vilain oiseau côtoyé jadis à Newgate et que je n'avais plus revu jusqu'à ce soir. — Tiens donc?... Et comment l'avez-vous retrouvé? — Oh, de la même façon que vous, Mister. Il a hélé mon auto à hauteur du Strand, en fin d'après-midi, et m'a fait le conduire à Kenwood. — N'est-ce pas à deux pas d'ici ? s'étonna Dickson. — Par le fait, oui, maintenant que j'y pense.» Le détective, à cette affirmation, sentit une sourde angoisse lui étreindre la poitrine. Il n'en laissa cependant rien paraî- tre, et c'est d'un ton apparemment des plus détachés qu'il dit, en réglant le montant de la course : «All right, Pat, je ne vais pas vous questionner plus long- temps... A tout de suite...!» Puis il ouvrit brutalement sa portière et, suivi de Tom Wills, ne fit qu'un bond jusqu'au portail de l'antique nécro- pole. Sous sa poussée, la grille s'écarta et alla battre sur un mur dans un formidable bruit de tonnerre. La pluie avait cessé et le vent murmurait à peine. Un clair de lune trouble coulait à travers des nuages si lourds et si proches qu'ils semblaient tassés à croupeton sur le faîte des caveaux alignés de part et d'autre de la grande allée, semée de gravier gris, qui reçut les deux détectives. Nerveusement, Dickson laissa errer ses regards sur les stèles, les statues et les pierres tombales enserrées par la végétation, puis, découvrant, dans le lointain, un cèdre ten- taculaire qui dominait une véritable haie d'imposants monu- ments funéraires, il se porta d'un pas vif dans sa direction, talonné par Tom que l'atmosphère lugubre des lieux effarait. Garry Bushorn; sujet américain, photographe, porté dis- paru le 23 décembre...» Harry Dickson s'interrompit pour reprendre son souffle et demanda : «Qu'en dites-vous, mon cher? — Bah ! fit Goodfield, les tiroirs de Scotland Yard regor- gent d'avis semblables! — Peut-être jouerez-vous moins les blasés si je vous pré- cise qu'on a perdu trace de ces hommes dans les parages du lac Tritrive et que les dates de leur disparition coïnci- dent avec celles d'une pleine lune!» Le surintendant haussa un sourcil. «Vous suggéreriez donc, commença-t-il en se raclant la gorge, qu'il y a du vrai... — ... Dans ce que dit la légende, mon bon Good?... Et pourquoi pas? — Cela semble si ahurissant ! — La réalité dépasse parfois la fiction, murmura le grand détective. Tom devrait incessamment m'en apprendre davantage, ajouta-t-il avec une nuance d'inquiétude dans la voix, je l'ai dépêché sur les lieux, la semaine passée!» Chapitre 4

La mort sortie des eaux

Le clair de lune jetait une lueur irréelle sur le paysage désolé qui s'offrait aux yeux du voyageur. Au fond d'un cirque tout en laves noirâtres, scintillaient les eaux mortes du lac Tritrive. «Mazette, murmura l'homme qui n'était autre que Tom Wills, je n'avais encore jamais songé que les rocs, les pierres et l'eau stagnante puissent former un ensemble aussi effrayant. Le maître ne m'avait pas trompé, c'est un vrai décor à la John Flanders ! » L'apprenti détective fit quelques pas sur les bords du gouf- fre, hésitant devant cette immensité figée. Il remarqua alors que ses pas ne faisaient pas le moindre bruit. On aurait dit que même les sons avaient été bannis de ces lieux perdus. Il craqua une allumette et consulta sa montre. «Minuit, l'heure des fantômes!» La mort était omniprésente. Pas seulement cette incon- nue qui s'empare du corps et le rend froid comme la pierre en hiver, mais cette puissance qui affecte l'âme au-delà du tombeau. Tom Wills songea, en frissonnant, que c'était peut-être la malédiction de la reine Ranavala. Mais Harry Dickson lui avait confié une mission. Il devait se rendre digne de la confiance du maître, il devait descendre! Un étroit sentier presque impraticable était collé aux parois du cratère. Le moindre faux pas lui serait fatal. La mort attendait en contrebas, tapie dans la gueule sombre du ravin. « Du nerf, my boy ! », fit-il en imitant la voix du grand détective pour se donner du courage. L'artifice porta puisque, derechef, Tom se mit en route.

Pièges ouverts, des crevasses bâillaient dans le sol, mais le jeune homme les franchissait sans hésiter, avec hardiesse. A la moindre perte d'équilibre, il se serait immédiatement fracassé le crâne sur la pierre hostile. Mais Tom Wills pos- sédait l'agilité d'un chat. Il savait exactement quand il fal- lait accélérer ou ralentir et il n'hésitait pas à ramper sur le sol déchirant, aux points périlleux, avant de se relever pour courir de plus belle. Le sentier se termina. Tom se trouvait à présent sur la grève du lac. Il émit un murmure de satisfaction et laissa errer son regard à la ronde. Soudain, le jeune homme crut qu'il allait s'enfoncer dans la terre. A sa gauche, comme né du sol par un procédé de sorcellerie, se dressait un être monstrueux qui tendait vers lui des bras démesurés, menaçants. Par bonheur, à cette seconde, la lune gagna en clarté et répandit ses rayons lumineux sur la forme effrayante. «Un arbre!... des branches ! s'écria Tom avec un soupir de soulagement. Et moi qui croyais...» Le jeune homme s'avança, toutes craintes dissipées et caressa le tronc noueux d'une main distraite. «Mais qu'est-ce encore?» Il eut un sursaut de dégoût en identifiant la liquide pois- seux qui imprégnait ses doigts. «Du sang!» gémit-il. En proie à une peur sans nom, Tom Wills s'élança droit devant lui, vers les eaux stagnantes du lac. Pauvre garçon ! Il manqua d'un cheveu, cette nuit-là, de partager l'horrible sort des quelques voyageurs qui l'avaient précédé en ces lieux maudits : il faillit se noyer. Fort heu- reusement, il glissa sur la vase et s'étala de tout son long dans des eaux peu profondes. Ce contact glacial fit-il office de vulnéraire ? Il est certain que Tom se remit debout quelques instants plus tard en ayant réacquis un semblant de calme. « Du sang ? monologua-t-il à voix basse, une sève exoti- que, probablement!... En tout cas, éloignons-nous de cet arbre singulier!» Et il s'en fut d'un pas à qui la crainte donnait des ailes.

La fatigue jointe à l'émotion avait eu raison des forces de l'apprenti détective. Tom sommeillait, replié sur lui- même, tel une momie de l'Égypte ancienne, dans une anfrac- tuosité de la roche volcanique. Des images chères passaient, fugaces, devant ses yeux clos. C'était tantôt Mrs Crown, la fidèle gouvernante, qui lui servait le thé dans le home douillet de Baker Street, tantôt Harry Dickson, alangui sur un sofa, qui lui prodiguait ses conseils en tirant sur sa pipe. Goodfield était présent aussi, sanglé dans sa vareuse de drap bleu-nuit. Les yeux pétillants de plaisir, le surintendant énu- mérait le contenu des flacons pensus, alignés sur une étagère : whisky, cherry, genièvre... « Alerte, my boy, alerte ! » Le maître s'égosillait pour prévenir l'élève. Tom Wills émergea instantanément de son rêve et ouvrit grand les yeux. Un cri s'étrangla dans sa gorge tandis qu'un long frisson zébrait son échine. Il avait vu...

«L'eau du lac bouillonnait, raconta-t-il plus tard à Harry Dickson. Une énorme carapace verdâtre, tavelée d'algues mor- tes et de feurres noyés, émergea brusquement de l'onde téné- breuse. Une tête hideuse jaillit de cette coque monstrueuse, puis des pattes palmées qui battirent cruellement les flots. "La tortue!... la tortue hanafousa!" hurlai-je. «Ce n'était plus le fétiche en tourmaline verte que vous m'aviez confié, Maître, mais une bête formidable... la Mort sortie des eaux ! «J'avais un gros revolver chargé à balles explosives. Par six fois il tonna dans la nuit. « Le monstre rugit, ouvrant une gueule sanglante où zigzaguait une langue de vipère géante entre deux rangées de crocs aigus. «Dussé-je vivre cent ans, je garderais présent le souvenir de ses yeux globuleux qui me fixaient avec une intensité insou- tenable. « L'impérieux instinct de conservation prédomina pourtant. Je pris mes jambes à mon cou. «La course fut brève. Je me jetai à corps perdu contre l'arbre qui saignait. Je sentis avec une peur indicible ses branches m'entenailler. Je poussai un hurlement de terreur et perdis la notion des choses. » Chapitre 5

L'horreur végétale

«Tu dis, Mamm'tinn', qu'il est reparti? — Oui, Vaza, ton jeune ami a enfourché son cheval de feu et est descendu vers la côte. — Et il ne t'a laissé aucun message pour moi? — Non Vaza. — C'est étrange... » Ce dialogue se déroulait entre Harry Dickson et Papa Mamm'tinn, le vieil hoava que Tom Wills était aller trou- ver sur l'ordre du maître. Le grand détective alluma sa pipe. Il tira quelques bouffées de tabac avec perplexité et reprit : «Tu l'as conduit au lac? — Non Vaza, je l'ai seulement guidé jusqu'au sommet de la montagne. — Ah bon ? » Le vieillard hocha la tête et expliqua : «Ton ami était porteur de la tortue sacrée. Je savais qu'elle le protègerait contre...» Il n'osait pas terminer sa phrase. Dickson le fit à sa place. «Les pamm'chav' n'est-ce pas? — Oui Vaza. — Tu en as déjà rencontré?» L'hoava rentra la tête dans ses épaules et fit signe que oui. «Parle-moi de ces morts-vivants, Mamm'tinn'! — Des êtres noirs, répondit le vieil homme d'une voix blanche, des fantômes qui vous étouffent comme je presse une orange! — Hum ! » murmura Harry Dickson. Il marqua une pause et demanda encore : «Et mon ami, il en a vu, lui? — Non Vaza, il m'a dit que tout était calme, là-bas sur les bords du lac. Mais je te le répète, rien ne pouvait lui arriver avec son gri-gri. — C'est bon, fit le détective après un silence, mais ce lac m'intéresse, peux-tu m'y conduire à mon tour?» L'hoava fit une grimace. «N'y allez pas, Vaza, n'y allez pas ! gémit-il en agitant ses mains. — Je regrette, Mamm'tinn', j'y tiens.» Dickson sortit de sa poche une torche électrique et ajouta : «J'ai là une excellente lampe, une lumière en boîte si tu préfères, guide-moi jusqu'au sentier qui grimpe au cra- tère ! » Le vieillard jeta un regard étrange sur Harry Dickson. Après une ultime hésitation, il s'inclina. « Par ici, dit-il, mais ne comptez pas sur moi pour vous accompagner jusqu'en haut.»

« Voici donc le tombeau de l'infortunée Ranavala », mur- mura Harry Dickson en contemplant le lac Tritrive qui lui- sait faiblement à la lune poudrée de brume. Le détective fit lentement le tour du cratère par une petite sente qu'il avait découverte et qui ourlait le faîte de l'abîme. A un certain point, il remarqua une saillie rocheuse qui surplombait les eaux mortes, à quelques yards de distance. «L'observatoire idéal », fit-il avec un sourire de satisfac- tion et il franchit vivement le court intervalle qui l'en séparait. De près, la protubérance volcanique était plus courte et plus étroite qu'elle ne le laissait supposer. C'était une sim- ple langue de pierre à peine susceptible de supporter le corps allongé d'un homme de taille moyenne. Pourtant, c'est sans le moindre signe de vertige que Dick- son s'y coucha à plat ventre, la tête débordant dans le vide, comme s'il ne se fut agi que d'un banal plongeoir lancé au- dessus d'une piscine. «A présent, ricana-t-il, tâchons d'apercevoir l'étrange lueur verte dont le rapport du War Office fait mention. » Longtemps son regard erra sur l'onde pénombreuse... en vain. Il ne put déceler le moindre feu sous-marin. Un silence de mort régnait. Pas un murmure, pas un souffle ne chantait dans cette vastitude farouche. Lassé d'une attente vaine, Harry Dickson s'apprêtait à quitter son poste inconfortable quand soudain, tranchant avec l'inexistence absolue de bruits, un appel insolite monta vers lui. «Wôooh... wôooh... wôooh!» Le son était doux et brumeux comme celui d'une conque marine, mais il se métamorphosait, à la longue, en une plainte suppliante qui avait quelque chose d'humain. D'où émanait-il ? Malgré tout son pouvoir de déduction, le détective aurait eu bien du mal à le dire. Tantôt il semblait sourdre des profondeurs mêmes du lac, tantôt il roulait, bord sur bord à ses oreilles, comme issu de l'espace et réverbéré par l'immense coupe volcanique. Perplexe, Dickson scruta tour à tour les abîmes et le ciel. Mais en dépit de l'extrême minutie avec laquelle il s'y employa, il ne put déterminer ni la nature ni la provenance de ce bruit singulier. De guerre lasse, il regagna par un lent mouvement de rep- tation la base de son observatoire. Puis il se redressa et étira ses membres courbatus. «Wôooh... wôooh... wôooh!» Le détective poussa une exclamation de surprise. Le mystérieux appel montait cette fois du sol, entre ses pieds. Il s'agenouilla et découvrit une crevasse. «Une cheminée naturelle ! siffla-t-il entre ses dents. Les parois du cratère doivent en être truffées ! Je comprends à présent. Ce son monte des entrailles de la terre, porté par de multiples conduits plus ou moins larges ! «Va pour l'effet! dit-il, mais la cause ? Un violent cou- rant d'air ou un homme en détresse?» Harry Dickson frissonna. Il se refusait de s'avouer que le singulier appel avait troublé ses nerfs et qu'il éprouvait le plus vif désir de ne plus se trouver seul au milieu de cette vastitude dont le clair de lune accentuait encore le carac- tère sinistre et désolé. «Si seulement Tom avait laissé un message à Mamm' tinn'», murmura-t-il. Le grand détective avait en lui ceci de remarquable que, à une phase de profond abattement physique, succédait, sans transition, une période d'intense vitalité cérébrale. «Voyons, se dit-il, il n'y a pas si longtemps que Tom m'a précédé en ces lieux. Il a lu la légende du lac Sacré et aura fait la part du mythe et de la réalité. Tout naturellement il aura eu envie d'inspecter de plus près ces eaux dorman- tes. J'aperçois justement un sentier qui semble y conduire ! »

Après une descente acrobatique, Harry Dickson parvint sur la grève du lac. Sans le savoir, il se tenait sensiblement à la même place que son élève avait occupée quelques jours plus tôt. «Hum ! murmura-t-il, c'est l'endroit rêvé pour un sabbat de sorcière. My God, j'ai rarement contemplé paysage plus funèbre ! » Confirmant sa remarque, un bruit lugubre monta à ses oreilles. Dickson se pétrifia sur place : un arbre monstrueux venait de surgir du sol, à ses pieds, et croissait à une vitesse folle. En même temps, des branches cruelles se déployaient et battaient l'air comme des tentacules de pieuvre géante. «Pang!» aboya le browning du détective. Un cri d'agonie répondit à la détonation. L'arbre bascula sur le sable et ses ramures griffèrent les eaux mornes. «Un homme déguisé ! » s'exclama Harry Dickson en cons- tatant que deux pieds nus dépassaient des racines de la plante ligneuse. Le détective allait de surprise en surprise : « Papa Mamm'tinn' ! » C'était en effet bel et bien l'hoava qui gisait à terre, dans son carcan d'écorce. «Ma foi! murmura Dickson, ses sombres machinations ne lui ont pas porté chance; ma balle l'a frappé entre les deux yeux !... Quel ingénieux mécanisme ! Ces manettes lui permettaient de mouvoir à volonté les branches de l'arbre !... Mais voilà qui est plus intéressant encore!» Un trou béait dans le sol, à proximité du cadavre. C'était l'entrée d'un conduit qui s'enfonçait dans les entrailles de la terre. « Somme toute, ricana le détective, c'est le vieux coup du diable surgi de la trappe, comme dans un mauvais show de Drury Lane... «Tout s'éclaire à présent !... Je comprends ma perplexité quant à ce qu'affirmait Mamm'tinn' ! Ce n'était pas du genre de Tom de laisser tout en plan sans me demander conseil !... Un télégramme, un coup de fil, c'est si simple! Le pauvre garçon n'a jamais quitté l'île. Dieu sait quel sort lui réservaient ces soi-disant pamm'chav'... Pourvu que je n'arrive pas trop tard!... Allons ! ce trou dans le sol devrait me conduire à mon vaillant élève!» Chapitre 6

Dans la gueule du monstre

Tom Wills jeta un nouvel appel de détresse. Il était étroi- tement ligoté et ne pouvait faire un geste. Pour la énième fois, il se demanda dans quelle sorte de prison il avait échoué. Un noir absolu y régnait. Il avait beau interroger sa mémoire, il ne se souvenait de rien, hormis qu'il avait perdu connaissance alors qu'il ten- tait désespérément de se soustraire à l'étreinte mortelle du monstre végétal. Il en était à ressasser ces sinistres souvenirs quand des éclats de voix lui parvinrent, assourdis. Un dialogue animé se déroulait de l'autre côté de la paroi contre laquelle il se trouvait adossé, pieds et poings liés. « Il faut en finir avec ce sale espion ! criait une voix en allemand. — On n'a qu'à lui faire partager le sort de ceux qui l'on précédé! proposa un autre sans la même langue. — Ya ! Il saura ce qu'il en coûte de fourrer son nez dans les affaires du Reich!» L'infortuné garçon avait saisi le sens de ces paroles. « Zut ! murmura-t-il amèrement, me voilà à la merci des fridolins! J'aurais préféré tomber dans les griffes des pamm'chav' !... » Et le silence retomba.

Tom Wills attendait la mort. Placidement, il se deman- dait par quel moyen elle lui serait administrée. «Voyons, se disait-il, si j'étais à la place de mes bourreaux, quel supplice choisirais-je?» Subitement, il se remémora en tremblant certains secrets que le War Office avait communiqué à Harry Dickson. «Des chimistes mettent au point, outre-Rhin, un gaz mortel... » Un bruit sinistre vint concrétiser ses terribles appréhen- sions. On eut dit mille vipères sifflant à la fois dans les ténèbres. Une odeur écœurante affecta les narines du prisonnier. Sa gorge, ses poumons lui brûlèrent atrocement. «La chambre à gaz ! gémit Tom entre deux épouvantables quintes de toux, voilà ce qu'ils me réservaient!» Le jeune homme se tordait de douleur sous les assauts pernicieux du gaz, monstruosité impalpable, vomie des bou- ches de l'enfer. «Baker Street... Mrs Crown... Goodfield... et Harry Dick- son, le maître qui me chérissait comme un fils...» Ces mots tournoyaient dans son cerveau. Ils seraient per- dus à tout jamais dans quelques instants. Tom sombra dans une profonde léthargie, antichambre du néant.

« Pang! pang!» Des coups de feu trouèrent le silence. L'apprenti détec- tive émergea de son engourdissement fatal : un courant d'air lui caressait les joues puis une violente lumière l'aveugla. Tom Wills ouvrit péniblement les yeux. Il constata qu'il se trouvait dans une pièce encombrée de choses hétérocli- tes : rouleaux de corde, tonneaux et tonnelets, coffres et mal- les... Singulièrement, un antique sac de voyage voisinait avec une mandole napolitaine et des couvertures de grosse laine. Une porte s'ouvrit brutalement, livrant passage à un homme en uniforme bleu-nuit chamarré d'or. Il porta la main à sa poitrine et s'écroula, bouche ouverte, sur le sol. « Tom! cria une voix familière à la seconde suivante, vous êtes sauf?» Harry Dickson fit une entrée en tempête. Il brandissait une cartouche de dynamite dans une main, un couteau dans l'autre. Vivement il trancha les liens de son élève et rugit un « Heil Hitler ! » en balançant la mort par la porte ouverte, dans son dos. Une déflagration formidable secoua les murs. «Fuyons! cria le détective. Suivez-moi, my boy!»

Harry Dickson courait en avant, balayant le chemin du puissant jet lumineux de sa torche électrique. Les deux détectives grimpèrent au pas de gymnastique une interminable envolée de marches taillées dans le roc et allèrent butter contre une paroi noirâtre tapissée de lichens. «A quatre pattes ! » ordonna le maître en éclairant un mai- gre orifice au pied du mur. Une chatière s'ouvrait là. Ils la franchirent et débouchè- rent dans une caverne pénombreuse. «Monsieur Dickson ! s'écria Tom Wills, transporté de joie, comment vous remercier? — Plus tard, mon petit, plus tard ! Voyez ! fit-il en dési- gnant des barreaux de fer scellés dans la roche, cette échelle conduit à l'air libre. — Alors nous sommes sauvés ! jubila le jeune homme en apercevant le ciel piqué d'étoiles, sur sa tête. — Pas encore ! La plupart des échelons manquent. Il nous faudra utiliser la moindre aspérité des parois de cette che- minée... Courage ! j'ouvre la route. Vous me suivrez à un intervalle raisonnable!... Paré? — Oui Maître ! — All right ! A-Dieu-vat ! » Harry Dickson s'élança et disparut dans les ténèbres. Tom Wills laissa s'écouler quelques secondes et grimpa à son tour en serrant les dents. Ascension hallucinante. Un souffle glacé descendait à la rencontre des deux hommes. Souvent, la main de l'un ou de l'autre ne rencontrait que le vide. Un barreau manquait et il fallait se livrer aux plus périlleuses acrobaties pour atteindre l'échelon suivant. Soudain, Tom poussa un cri aigu. «Maître, gémit-il, on vient de me griffer! — Hein ? » L'instant suivant, Harry Dickson recevait une légère claque sur le visage, mais il se prit aussitôt à rire. « Une noctuelle, my boy! une pauvre petite chauve-souris bien plus effrayée que nous, rien d'autre. Allons, du nerf, continuons ! » Enfin, après un dernier effort, le grand détective émer- gea au dehors. Il tendit une main secourable à son élève et l'aida à prendre pied sur le sol. Longuement, les deux hommes reprirent leur souffle sans échanger une parole.

L'aube grisaillait à peine. Tom Wills constata qu'ils se trouvaient sur la grève du lac Tritrive. «Maître! cria-t-il en apercevant l'arbre monstrueux cou- ché sur le sable, à proximité, prenez garde ! — Tut, tut, mon garçon, sourit Harry Dickson, calmez- vous, il ne fera plus de mal à personne. — Mais... continua Tom, stupéfait, il y a un homme à l'intérieur! On dirait Papa Mamm'tinn'... — Alias Karl von Bork ! Un acteur admirable, spécialiste des rôles de composition. Je l'ai applaudi autrefois à Berlin. — Mais Mamm'tinn', le vrai ? — Il y a belle lurette qu'on lui a fait passer le goût du pain, répondit amèrement le détective. C'était pourtant un brave homme, incapable de faire du mal à une mouche. Je lui avais sauvé la vie, jadis. Je suis arrivé trop tard, cette fois. — Dites, Monsieur Dickson, reprit Tom Wills après avoir observé un moment de silence, ces gens qui me retenaient prisonnier, c'était des nazis, n'est-ce pas? — Exact, my boy. Ils avaient établi depuis quelques mois une base secrète dans une caverne, sous le lac. Ils effectuaient les premiers essais d'un sous-marin d'un genre tout à fait nouveau. Un submersible capable de se faufiler entre deux eaux, dans le lit d'un fleuve. «Imaginez un des ces appareils en train de remonter la Tamise... « Le War Office avait eu vent de l'affaire et m'avait chargé d'y mettre un terme. C'est pour cela que je vous ai dépê- ché en éclaireur, sur l'île. «Mais assez parlé, murmura le détective. Venez, Tom, il est temps de se mettre à l'abri. J'ai repéré tantôt une an- fractuosité dans la roche, au flanc du cratère. Grimpons-y ! »

Harry Dickson s'était couché à plat ventre derrière un amas de lave volcanique en invitant Tom Wills à l'imiter. Comme ses regards erraient sur le miroir liquide du lac Tritrive, le jeune homme aperçut une lueur sous-marine à quelques yards de la rive. «Maître! s'écria-t-il avec appréhension, regardez, cela monte des profondeurs! — Parfait ! répondit calmement le détective, ils sont à notre recherche. — Que va-t-on faire?... fuir? — Attendre, au contraire ! — Mais... — Chut ! »

Les eaux du lac bouillonnèrent et une sphère colossale en émergea. Quelques secondes s'écoulèrent puis un panneau glissa sur le flanc du singulier submersible. Un gros tube d'un noir mat jaillit de l'ouverture. « T acatacatacatac »... « Une mitrailleuse, glapit Tom Wills, ils nous canardent ! — Rentrez la tête, mon petit, et passez-moi la breloque en pierre verte que je vous avais confiée. Vous l'avez tou- jours, je suppose?» Tom fit un signe affirmatif et fouilla fébrilement ses poches. « Tenez, Maître, la voici!» Le grand détective s'en empara et la porta à sa bouche comme s'il se fut agi d'un sifflet. « Ssssssss ! » « Il n'en sort presque rien ! constata Tom Wills. — Vous me décevez, my boy, sourit Harry Dickson. Que faites-vous des ultra-sons?... A preuve!» Au fracas de la mitrailleuse venait de succéder un rugis- sement effroyable. «Allez, petit incrédule, ricana le détective, c'est le moment ! Risquez donc un œil sur le lac!» Tom obéit. «Oh! bredouilla-t-il aussitôt, c'est horrible!...» Il passa une main tremblante sur son front et gémit : «Le sous-marin s'est fait croquer par la... la... — ... tortue préhistorique, n'est-ce pas?» acheva Harry Dickson en allumant tranquillement sa pipe.

Chapitre 7

L'incroyable «première» du Victoria Theater

Cette fois, ce fut Tom Wills qui fit honneur aux succu- lents muffins de Mrs Crown. Le pauvre Goodfield souffrait d'une violente crise de foie résultant des innombrables toasts qu'il avait portés la veille à la santé de Harry Dickson et de son élève, à l'annonce que les deux détectives étaient sains et saufs et rentraient à Londres par le premier avion. Le blanc de l'œil jaunâtre, le malheureux jetait un regard pitoyable sur le copieux five o'clock servi dans les salons de Baker Street. «Voyons, mon bon Good, sourit Harry Dickson devant la mine contrite de son vieil ami, soyez raisonnable. Puis- que les plaisirs de l'estomac vous sont momentanément interdits, que diriez-vous de ceux de l'âme ? Je vous convie au théâtre, ce soir. — J'aurais préféré... bougonna le surintendant de Scot- land Yard. — Tut, tut! D'ailleurs votre présence est indispensable, tout comme celle de Tom et de Mrs Crown!... «J'espère que cela vous fait plaisir, ma chère?» ajouta le détective en se tournant vers cette dernière. La fidèle gouvernante fit la révérence, surprise et ravie de l'invitation. «C'est entendu, donc, tout le monde au Victoria Thea- ter à neuf heures précises ! — Mais le dénouement de cette aventure, Monsieur Dick- son? — Rassurez-vous, mon bon Good, vous le connaîtrez sitôt les trois coups frappés!»

La salle du Victoria Theater d'Oxford Street bruissait comme une ruche. Au parterre comme au balcon, la fine fleur de la gentry londonienne était représentée. De fauteuil en fauteuil, des gentlemen en frac alternaient avec des ladies en robe de soi- rée. La mise stricte des messieurs rehaussait l'éclat et la diversité des toilettes féminines. Nos deux héros, leur gouvernante et le surintendant de Scotland Yard occupaient la grande loge centrale réservée aux hôtes de marque. «Qu'a donc cette dame à gauche de la scène, à braquer ses jumelles sur nous avec insistance ? murmura Tom Wills à l'oreille de son maître. — Laissez-la faire, my boy, répondit Harry Dickson avec un bon sourire, la curiosité n'est pas toujours un vilain défaut... D'ailleurs le moment est venu! tenez-vous prêt!» Trois coups clairs, à la seconde suivante, furent frappés derrière le rideau de scène. Le grand écran de velours cra- moisi se mit à ondoyer et s'envola soudain vers les frises tandis que les lumières de la salle s'éteignaient. Si jusque-là les spectateurs s'étaient vus entourés d'ima- ges familières et rassurantes, ils se trouvèrent, sans transi- tion, confrontés à un décor nocturne singulièrement me- naçant.

Un ciel d'un bleu profond piqué d'étoiles scintillantes s'arron- dissait en coupole au-dessus d'une île hérissée de volcans éteints. Au pied d'un de ces multiples monts chauves et teigneux, une masure solitaire en glaise rouge, loin de réjouir ce lugubre décor, accentuait son aspect triste et inquiétant. Accroupi devant la porte, un hoava, dont les rides profondes attestaient le grand âge, tirait sur une pipe brune d'où s'éle- vait un maigre nuage de fumée. De temps à autre, ses petits yeux de corail lançaient un regard craintif à la lune. L'astre, dans l'espace, semblait un disque de sang.

« Aâââââgh ! » La dame aux jumelles qui occupait une baignoire en avant- scène s'évanouit après avoir poussé ce long cri d'effroi. « Seigneur ! sanglota-t-elle en roulant des yeux fous, quand elle eut repris connaissance grâce aux soins empressés de ses voisins, Seigneur, c'est terrible!... — Voulez-vous que nous appelions un médecin, Milady ? s'enquit un monsieur austère qui se penchait sur elle. — Non, non, c'est inutile... c'est ces trois gentlemen et la dame qui occupaient la loge centrale... Ils... Ils...» La voix de la malheureuse se brisa. «Qu'ont-ils fait? la pressa une vieille fille à lorgnons. — Quelques secondes après l'ouverture du rideau, soupira- t-elle, ils se sont évanouis en fumée ! »

Ce livre a été composé par Le Vent se Lève, à Rioux-Martin, en Charente, puis tiré sur les presses du Limonaire à Troesnes dans l'Aisne, pour le compte de Corps 9 Editions, en novembre 1984. Brochage : ABC à Chilly-Mazarin dans l'Essonne. Photogravure de couverture, Burlet-Viennay à Paris, dans la Seine. Dépôt légal : quatrième trimestre 1984. I m p r i m é e n F r a n c e.