EchoGéo

Sur le Vif | 2018

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/echogeo/15201 DOI : 10.4000/echogeo.15201 ISSN : 1963-1197

Éditeur Pôle de recherche pour l'organisation et la diffusion de l'information géographique (CNRS UMR 8586)

Référence électronique Sur le Vif, 2018, EchoGéo [En ligne], consulté le 22 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/ echogeo/15201 ; DOI : https://doi.org/10.4000/echogeo.15201

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SOMMAIRE

Un scrutin pour trois pays : la nouvelle géographie politique italienne suite à l’élection législative du 4 mars 2018 Matteo Cavallaro, Davide Policastro, Guido Salza et Massimo Angelo Zanetti

Les territoires du football en Tunisie (1906-2015) Ali Langar, Myriam Baron et Claude Grasland

PIB, économie de la drogue et territoires L’intégration de l’économie de la drogue dans le calcul du PIB et ses conséquences Assen Slim

Regards sur le séisme de Mexico de septembre 2017 : permanences et décalages par rapport à la catastrophe de 1985 Jean-François Valette

S’est-il vraiment passé quelque chose d’important en Afrique du Sud en février 2018 ? Alain Dubresson et Philippe Gervais-Lambony

Quoi de neuf sous le soleil de Sicile ? Migrations internationales et enjeux géopolitiques en mer Méditerranée (2011-2017) Camille Schmoll

Les Jeux olympiques de 2024 : une chance pour le Grand Paris ? Boris Lebeau

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Un scrutin pour trois pays : la nouvelle géographie politique italienne suite à l’élection législative du 4 mars 2018

Matteo Cavallaro, Davide Policastro, Guido Salza et Massimo Angelo Zanetti

Introduction

1 Le 4 mars 2018, dans un contexte politique et économique très incertain, les électeurs italiens ont voté pour renouveler le Parlement. L’Italie étant une démocratie parlementaire, ce sont les résultats de l’élection des deux chambres composant le Parlement, la Camera dei Deputati (Chambre des députés) et le Senato (Senat), qui déterminent l’orientation politique de l’exécutif. Le scrutin du 4 mars a confirmé la rupture nette, déjà évidente lors de l’élection législative de 2013, avec le panorama politique italien de l’avant-crise. Son résultat marque la fin de la Seconde République, période de l’histoire politique italienne commencée avec la chute du mur de Berlin et caractérisée par le rôle central de Silvio Berlusconi, leader du centre-droit et de son parti « personnel », Forza Italia (Force Italie - FI).

2 Le système politique apparaît bouleversé par une profonde crise économique. Comme nous pouvons l’observer dans le tableau 1, qui montre les résultats du scrutin ainsi que le groupe d’appartenance au Parlement Européen des différentes listes, le vote italien du 4 mars a été marqué par trois éléments : (i) l’affirmation des forces dites « populistes » (la Lega et le Movimento 5 Stelle, M5S) qui, divisées lors du scrutin, se sont alliées post-élection au Parlement et sont aujourd’hui conjointement au gouvernement ; (ii) l’effondrement du centre-gauche, réuni autour du Partito Democratico (PD), qui a atteint son point le plus bas dans l’histoire de l’Italie républicaine et (iii) la lutte interne pour la leadership du centre-droit entre la Lega (Ligue) de Matteo Salvini et le parti de Silvio Berlusconi, FI. La lutte a nettement été

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gagnée par la Ligue di Salvini, qui s’est donné pour projet de sortir de son (auto)confinement traditionnel territorial dans les régions du Nord afin de devenir un parti national ayant désormais remplacé FI à la tête de la coalition de centre-droit.

3 Cet article est consacré à l’analyse du vote du 4 mars, en particulier à la nouvelle géographie politique sortie des urnes. Derrière cette carte inédite du Belpaese, il est possible de lire, en filigrane, le profil social de l’électorat de chaque force : certes, il faut se garder d’un déterminisme électoral mais il demeure possible d’identifier les caractéristiques sociodémographiques des territoires plus favorables à l’une ou à l’autre coalition. Les clivages sociaux (salariés / auto-entrepreneurs, jeunes / vieux, chômeurs / employés, etc.) sur lesquels se joue une élection peuvent être appréciés à travers une dimension spatiale ; le contexte dans lequel vous vivez interagit avec le « qui vous êtes » et contribue au choix du vote de chaque électeur. Nous nous demanderons donc quelles sont les spécificités sociales et économiques qui caractérisent les territoires des forces politiques majeures dans cette nouvelle période du système politique italien.

4 Le travail se divise en quatre parties. Nous commencerons par présenter le contexte du scrutin, notamment en revenant sur l’histoire de la géographie politique italienne, longtemps stable, qui peut se diviser en deux grandes périodes avant la rupture actuelle : la Première et la Deuxième Républiques. Les règles du jeu, c’est-à-dire la nouvelle loi électorale, adoptée en Novembre 2017 et utilisée pour la première fois lors du scrutin du 4 mars, seront ensuite explicitées. La deuxième partie est consacrée à la présentation et à l’analyse des résultats, (taux de participation, distribution et variation sur le territoire du consensus des trois coalitions principales). Dans l’objectif de mieux comprendre en quoi les zones de forces des coalitions majeures se différencient, la troisième partie analyse le lien entre les résultats du scrutin et la dimension socio- démographique des territoires avant d’ouvrir des nouvelles pistes de recherche.

Le contexte

5 Le vote du 4 mars marque, sous plusieurs aspects, une rupture importante avec le passé. Pour comprendre en quoi la géographie politique italienne de 2018 se distancierait de celle des scrutins précédents, une brève histoire de la géographie électorale du Belpaese s’impose. Bien que stable, quelques modifications importantes ont eu lieu, s’accompagnant souvent de reformes de la loi électorale. Le scrutin du 4 mars ne fait pas exception car il suit une importante réforme du mode de scrutin. Le cadre législatif dans lequel le vote du 4 mars s’est déroulé a des incidences sur la « géographie » du vote, au moins dans le choix du niveau d’analyse, car la nouvelle loi électorale, dite Rosatellum, réintroduit une partie de scrutin majoritaire dans un système qui a toujours été proportionnel, hormis la parenthèse de trois élections entre 1994 et 2001.

La géographie politique de l’Italie républicaine : une brève histoire

6 Le système politique italien a longtemps été caractérisé par un pluralisme polarisé (Sartori, 1966) qui voyait s’opposer deux grands partis de masse, le Partito Comunista Italiano (Parti communiste Italien – PCI) et la Democrazia Cristiana (Démocratie Chrétienne – DC - parti centriste au gouvernement pendant 40 ans). Cette période, que

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l’on appelle de « Première République » (1948-1994), est à corréler à une géographie électorale bien connue (Galli et Capecchi, 1968). Il était alors possible d’identifier en Italie deux principales cultures politiques, une « blanche » et une « rouge », selon la préférence de vote soit pour la DC, soit pour les forces socialistes-communistes, en particulier pour le PCI (illustration 1). Ces cultures émergeaient de la façon dont était organisée la relation entre politique et société dans des territoires géographiquement définis. Dans plusieurs zones du pays, le monopole électoral domine (Trigilia, 1981 ; Mannheimer et Sani, 1987) : d’un côté, les zones « blanches », qui votaient pour les centristes de la DC, situées dans le nord-est du pays et caractérisées par un réseau dense d'associations catholiques ; de l’autre côté, les bastions des partis socialistes- communistes, des zones à fort taux de syndicalisation et où les associations (surtout celles culturelles et récréatives) étaient monopolisées par le PCI. Ces régions de l’Italie centrale (Emilie-Romagne, Toscane, Marches, Ombrie) sont surnommées regioni rosse (régions rouges) pour la stabilité de leur vote à gauche.

7 La limite territoriale Nord-Sud est également fondamentale quant à l'interprétation du comportement électoral de cette période. Cette division identifiait (et continue à le faire) des différences territoriales importantes en termes de développement économique, de système productif et de degré d’urbanisation. Dans les grands centres urbains, en particulier ceux du nord-ouest fordiste, la masse des travailleurs industriels était plus encline à voter pour les partis de gauche alors que dans le sud agricole et frappé par un chômage endémique, c’était la DC qui dominait.

8 Cet équilibre spatial commence à entrer en crise vers la fin des années 1980, lorsque trois facteurs interagissent : les changements internationaux (chute du mur de Berlin), les scandales de corruption du parti dominant (Diamanti 2009 ; Anderlini 2009) mais aussi, bien que moins étudiée, l’impossibilité pour les partis au gouvernement de satisfaire les intérêts divergents des catégories sociales composant leur propre électorat dans le système européen en formation. Ainsi, le « blanc » du DC est remplacé par le « vert » de la Lega Nord (Ligue du Nord), parti autonomiste qui évoluera pendant les années 1980-1990 vers l’extrême droite (Ignazi 1996), et le « bleu » de Forza Italia (Force Italie), le parti personnel de Silvio Berlusconi. Les dynamiques territoriales sont réinterprétées par ces nouveaux acteurs (Diamanti 2009) : d'une part, la Ligue du Nord s’enracine dans l’Italie septentrionale en devenant le représentant des territoires ruraux de la Lombardie, de la Vénétie et d’une partie du Piémont ; de l'autre, grâce à son réseau de médias, Berlusconi organise son parti au-dessus de la dynamique territoriale et au-delà des fractures économiques et sociales locales. À gauche, les bastions rouges semblent d'abord résister. Malgré la dissolution du PCI dans un nouveau parti (le Partito Democratico della Sinistra, Parti Démocrate de la Gauche – PDS), cette fois social-démocrate, les électeurs de ces zones lui restent fidèles. C’est donc ce bipolarisme centre-gauche/centre-droit qui caractérisera la Deuxième République et nous assisterons à une alternance entre ces deux pôles au pouvoir jusqu’à la crise économique de 2008 qui, du moins du point de vue chronologique, marque la fin de cette période sans que l’on soit certain de l’avènement d’une Troisième République (Diamanti, 2012 ; Bull et Pasquino, 2018).

9 Il n’est pas étonnant que la crise économique ait eu un impact différencié sur le plan géographique. De même, la récente et légère reprise a été ressentie de manière profondément inégale le long de la Botte et par les différents blocs sociaux (ASviS, 2017). Les ondes de ces chocs économiques et sociaux se sont concrétisées dans la

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dernière élection, provoquant une nouvelle tempête politique que nous pouvons considérer comme la troisième révolution électorale en cinq ans avec l’élection législative de 2013 et celle des européennes de 2014 (Chiaramonte et De Sio, 2014, De Sio et al., 2014). En 2013, ce sont les débuts extraordinaires d'un nouveau concurrent national, le Mouvement 5 Etoiles (M5S) : jamais, dans des élections non fondatrices d'une démocratie occidentale, une force politique n’a atteint un résultat aussi significatif lors de sa première compétition électorale (Cataldi et Emanuele, 2013). L’émergence de cette force a eu des répercussions importantes sur la géographie politique italienne et les résultats du scrutin du 4 mars 2018 semblent signifier que ces changements ne sont pas encore terminés. Effectivement, par rapport à 2013, la frontière Nord-Sud devient plus nette : le vote méridional privilégie le M5S, pendant que la Ligue (qui abandonne la dénomination « du Nord » pour devenir parti national) redevient désormais le premier parti de l’Italie septentrionale 20 ans après le scrutin de 1996.

10 Avant d’entrer dans le détail des résultats du scrutin, il est essentiel de présenter le système électoral en place lors du scrutin du 4 mars. Même si elles ne sont pas majeures, ce système a probablement eu des conséquences sur les résultats (Emanuele et Vassallo, 2018) et, surtout, sa genèse témoigne de la situation chaotique qui caractérise le système italien en 2018.

Les règles du jeu

11 Depuis fin 2017, suite à l’approbation de la loi Rosato ou Rosatellum (du nom de son défenseur, le député du PD Ettore Rosato), le système électoral italien se présente comme un système mixte mêlant des éléments majoritaires et proportionnels. En effet, il ne s'agit pas d'un système majoritaire pur, étant donné que la compétition entre candidats qui définit la composition des assemblées électives ne se fait pas exclusivement dans les circonscriptions uninominales ; mais l’attribution des sièges ne se fait pas non plus de manière proportionnelle, modèle qui a caractérisé une bonne partie de l'histoire italienne.

12 La loi prévoit que 64 % des sièges (386 sièges à la Chambre des Députés, 193 au Sénat) soient attribués proportionnellement, selon les résultats obtenus par les coalitions de liste au niveau national, tandis que les 34 % restants sont réservés aux candidats ayant reçu le plus de votes dans 232 circonscriptions uninominales (116 au Sénat) dans lesquelles le scrutin se déroule à tour unique. Enfin, 12 sièges (6 au Sénat) sont réservés aux candidats élus par les Italiens résidant à l’étranger dont le vote est organisé par une loi différente1.

13 Les candidats de la partie uninominale et les listes de la partie proportionnelle sont liés, chaque candidat uninominal étant soutenu officiellement par une liste ou une coalition de listes qui participe à la compétition proportionnelle. Il est à noter que le vote se déroule à bulletin de vote unique. Sans rentrer dans les détails techniques du vote, le principe est que l’électeur choisit la liste pour laquelle il souhaite voter dans la partie proportionnelle et, automatiquement, son vote est transféré au candidat uninominal soutenu par la liste (ou par la coalition dont fait partie la liste). Ce système permet et, d’une certaine manière, favorise la création d’alliances entre listes différentes : selon la fameuse loi de Duverger (1951), la présence d’une large partie proportionnelle encourage la prolifération de listes alors que la partie uninominale (où « winner takes

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all », « le gagnant prend tout ») pousse ces listes à s’allier. Pour la partie proportionnelle, un seuil minimum de 3 % est fixé pour l'obtention de sièges. Dans le cas de coalitions de listes, les sièges sont attribués selon le score total de la coalition, y compris les listes ayant obtenu moins de 3 % mais plus que 1 % des suffrages2. Les listes proportionnelles sont bien des listes bloquées à partir desquelles les élus seront identifiés : dans la partie proportionnelle, l’électeur ne peut donc pas choisir pour quel candidat de la liste voter, mais juste pour quelle liste.

14 Le Rosatellum est le résultat de vingt ans de transformations du système électoral italien. La Première République était caractérisée par son mode de scrutin proportionnel pur mais ce système a été remis en cause suite aux résultats d’un référendum populaire de 1993 qui, en modifiant des parties substantielles de la loi, a obligé les législateurs à adopter un système partiellement majoritaire. C’est donc depuis l’élection législative de 1994 que les Italiens votent selon la loi dite Mattarellum, un système majoritaire avec un quota proportionnel.

15 Le Mattarellum a résisté pendant trois scrutins (1994, 1996, 2001) puis a été remplacé par la loi Calderoli (du nom de son rapporteur). Cette loi, proposée et adoptée par le gouvernement de centre-droit, représentait un retour substantiel à la proportionnelle avec un élément de majority-assuring (Chiaromonte et D’Alimonte, 2018) : une prime destinée à assurer la gouvernabilité en assurant à la coalition gagnante 340 sièges à la Chambre sur les 630. Après trois scrutins (2006, 2008, 2013), jugeant cette prime excessive et créatrice de distorsion par rapport à la volonté des électeurs, la Cour Constitutionnelle est intervenue en 2014. Pour se conformer à la décision de la Cour, le gouvernement Renzi a donc proposé d'attribuer cette prime à travers l’institution d’un second tour entre les deux forces ayant obtenu le plus de votes. La Cour est intervenue de nouveau en 2017 en rejetant la nouvelle loi, qui est donc restée inutilisée.

16 Dans une situation instable, suite à l’abrogation (partielle) de deux lois électorales de la part de la Cour Constitutionnelle, les forces politiques ont donc essayé de trouver un accord pour une troisième loi, cette fois-ci respectueuse du dicté constitutionnel. Dans ce contexte, le PD tentait de s'opposer à la dispersion des voix de gauche, dans la logique du « vote utile » contre le centre-droit et le(s) populisme(s) représentés, dans la communication du PD, par la Lige et le M5S. De plus, pendant la période du Mattarellum, le centre-gauche a obtenu de meilleurs résultats dans la partie majoritaire du scrutin, raison pour laquelle la proposition initiale du centre-gauche était celle de réinstaurer in toto le Mattarellum (Chiaromonte et D’Alimonte, 2018). Le centre-droit, pour sa part, visait plutôt à maintenir l'instrument de la coalition, aussi pour permettre à la Ligue de Salvini et à la FI de Berlusconi de « se peser » dans les urnes, pour comprendre laquelle des deux listes avaient le plus de soutien. À cela, on peut ajouter l'espoir de ces deux forces de contenir le résultat du M5S, force qui rejette toute forme d’alliance électorale et qui était considérée comme « faible » en termes de qualité des candidats à présenter 3. Le Rosatellum a donc été le résultat d’un compromis entre centre-gauche et centre- droit pour résoudre une situation « d’illégalité » engendrée par les deux lois électorales rejetées par la Cour Constitutionnelle.

17 La principale nouveauté introduite par le Rosatellum est le retour des circonscriptions uninominales. Moins larges qu’une province, ces circonscriptions ont été déterminées par le Gouvernement en collaboration avec le Parlement et l’Institut National de Statistique (ISTAT) en respectant des critères d’homogénéité géographique et sociale (Alleva, 2018). C’est donc là le niveau d’analyse des résultats électoraux.

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La géographie politique italienne après le 4 mars

18 Le scrutin italien du 4 mars, le premier avec la nouvelle loi électorale dite Rosatellum, a présenté des éléments de rupture importants avec le passé, alors même que le vote de 2013 était déjà apparu comme un « tsunami » (Cataldi et Emanuele 2013). Nous allons étudier ces changements en se concentrant tout d’abord sur la participation puis en observant les résultats des coalitions principales.

Des différences territoriales importantes dans une dynamique de déclin de la participation électorale

19 Historiquement, l’Italie a longtemps été caractérisée par un taux de participation élevé, supérieur à 90 % jusqu'à l’élection de 1979. Cette forte participation électorale n’était pas géographiquement homogène, un écart important ayant toujours été manifeste entre le Sud et le Centre-Nord. La stabilité de la participation a fait en sorte que, comme le rappelle Cerruto (2012), l'étude du taux d’abstention n'avait pas d'intérêt scientifique ou politique. La situation a commencé à changer au début des années 80, lorsque le taux de participation a commencé à baisser. D'un phénomène résiduel, l'abstention semble être devenue une caractéristique structurelle du système démocratique italien, signal d’une crise plus générale.

20 L’analyse de l’élection du 4 mars 2018 doit donc d’abord prendre en considération les variations du taux de participation, en identifiant en particulier trois éléments qui ont caractérisé le scrutin : (i) une confirmation de la tendance au déclin du taux de participation, (ii) un ralentissement de ce déclin par rapport aux années précédentes et (iii) des différences territoriales importantes. Le taux final de participation a en effet été attesté à 72,6 % des ayants droit, en baisse de 2,6 points par rapport à 2013. Si nous élargissons le propos aux votes blancs ou nuls, la participation diminue encore, atteignant 70,6 % %, le plus bas de l'histoire italienne. Ce chiffre confirme une tendance à long terme de désaffection des électeurs italiens. En même temps, il existe des signes d'ajustement : la baisse est plus modeste que celle enregistrée entre 2008 et 2013 (De Lucia et Cataldi, 2013). Les cartes présentées (illustrations 2 et 3) montrent respectivement la répartition de la participation et sa variation par rapport au dernier tour électoral. Comme les années précédentes, la participation n'est pas homogène sur le territoire, avec des pics en particulier dans le Nord de l'Italie. Au premier abord, nous retrouvons ici une constante de la géographie politique italienne : les électeurs du Mezzogiorno, des zones caractérisées par un taux de chômage plus élevé et, en général, par de plus grandes difficultés économiques, tendent à moins se présenter aux urnes que dans le reste du pays (Rolfe, 2012).

21 Malgré la persistance de différences géographiques importantes, le niveau de participation apparaît plus territorialement homogène qu'il y a cinq ans. Effectivement, une partie importante du bassin historique de la gauche italienne, les « regioni rosse » (Emilia-Romagna, Marche, Umbria, Toscana) situées au centre du pays, connaissent une baisse significative du taux de participation, autrefois parmi les plus élevés du pays. A contrario, sur les 13 provinces qui voient leur taux de participation augmenter, huit se situent dans le Mezzogiorno. Les cinq restantes sont situées dans l’Italie septentrionale, à la frontière entre Italie et Suisse : il s’agit d’une partie du pays caractérisée par des

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villes de taille réduite et d’un bassin électoral important pour la Ligue. Ces données préliminaires fournissaient déjà, avant même le dépouillement, des indices sur la dynamique des résultats identifiant un possible perdant : le centre-gauche et en particulier le PD de Matteo Renzi, qui n’apparaît pas capable de motiver et mobiliser son propre électorat historique.

L’Italie de 2018 : un système tripolaire mais imparfait

22 Comme expliqué dans la partie précédente, suite à la réforme de la loi électorale en novembre 2017, la péninsule a été divisée en 232 circonscriptions uninominales. Si l’on regarde la carte des gagnants dans les circonscriptions (illustrations 4 et 5) et celle des partis ayant obtenu le plus de votes (illustrations 6 et 7), l'Italie est divisée en trois, avec deux coalitions majeures (le centre-droit et le M5S) et une troisième, le centre- gauche, plus petite et qui ne paraît pas en condition d’inquiéter ses adversaires : le système apparaît donc inégalement tripolaire.

Le centre-droit italien et l’affirmation (définitive ?) de la Ligue

23 Malgré le fait qu’elle n’ait pas été capable d’obtenir une majorité autonome, c’est la coalition de centre-droit qui a obtenu le plus de voix le 4 mars dernier. Son principal bassin électoral a été le Nord : le centre-droit arrive à y dépasser le seuil de 50 % dans 20 circonscriptions, toutes situées entre la Lombardie et la Vénétie, régions historiques d'enracinement de la Ligue. L’Italie septentrionale se colore donc de bleu en raison du score de la Ligue. A l’opposé, dans le Sud, longtemps zone de force de Berlusconi et du FI, le centre-droit n’arrive en tête que de deux circonscriptions.

24 Ce résultat est donc le produit de deux tendances opposées entre les deux partis principaux de la coalition. D’un côté, FI, parti de l’ancien Premier Ministre et leader historique du centre-droit Silvio Berlusconi, apparaît comme le grand perdant d’une coalition qui, elle, gagne largement des voix par rapport à 2013 (illustrations 8 et 9). Le déclin de FI par rapport au résultat du Popolo della Libertà en 2013 est homogène dans tout le pays : dans neuf régions, FI remporte moins de 60 % des voix par rapport au scrutin précèdent. La diminution est légèrement plus sensible dans le Nord-Est, avec un degré de « résistance »4 à peine supérieur à 50 % en Vénétie et Frioul-Vénétie Julienne, là où la concurrence avec la Ligue a été plus forte. Dans un contexte général de recul, le parti de Silvio Berlusconi se maintient davantage au Sud, avec un taux de résistance autour 67 %. Dans une circonscription comme celle de Gioia Tauro en Calabre, son résultat est même meilleur qu'il y a cinq ans, avec un solde positif de 1 200 voix. Malgré un taux de résistance supérieur, le résultat du Sud reste décevant et, au niveau municipal, FI n’est en position dominante que dans 83 municipalités méridionales sur 1 710.

25 De l’autre côté, la Ligue, parti historiquement « nordiste » qui arrivait à peine à recueillir des voix au Sud de la Toscane, est rentré dans une phase de transformation profonde sous la direction de Matteo Salvini avec l’intention de devenir un parti national. La disparition du mot « Nord » du nom même du parti ou le changement des slogans de campagne de « Prima il Nord » (« Le Nord d’abord ») à « Prima gli italiani » (« Les Italiens d’abord ») en témoignent5. Le pari de « nationalisation » de Salvini apparait comme gagnant : en 2018, l’électorat de la Ligue apparait moins concentré qu’en 2013, comme le montre l'analyse du coefficient de variation6, plus de deux fois

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inférieur à celui de 2013. La carte de la répartition des voix (illustration 10) nous renvoie une Ligue non seulement capable de renforcer ses positions dans le Nord, mais qui a commencé sa descente vers le Sud, en particulier avec des scores très importants dans le centre du pays.

26 Ces forts scores dans le Mezzogiorno, jusqu’alors hostile, ont logiquement attiré l'attention des observateurs, mais le résultat dans le Nord mérite d’être souligné aussi. La Ligue atteint 33 % des voix en Vénétie (11 % en 2013) et 29 % en Lombardie (13 % en 2013) (illustration 11), ainsi que 25 % dans le Piémont (un résultat cinq fois supérieur à celui obtenu en 2013) et 20 % en Ligurie (huit fois plus qu'en 2013). Il s’agit de résultats historiquement élevés pour une élection législative. Le leadership de Salvini a donc su convaincre à la fois sa base historique et identitaire, qui se mobilise autour du thème de l’autonomie régionale des régions du nord, mais aussi de nouveaux votants, probablement anciens électeurs de Forza Italia.

27 Cela apparait encore plus clairement si nous élargissons la perspective au-delà de l’Italie du Nord : dans les circonscriptions du centre de l’Italie, la Ligue passe de 1 % à 17 % et réussit à dépasser 10 % des suffrages dans la capitale, Rome, qui faisait pourtant l’objet de slogans virulents (« Roma Ladrona », Rome la grande voleuse) de la part de la Ligue « du Nord » du passé. Dans l’Italie méridionale, la Ligue obtient des scores au-delà de 3 % dans toutes les régions du Sud. À titre d’exemple, nous pouvons citer la ville de Lecce où la Ligue obtient plus que 3 200 voix : ils n’étaient que 20 électeurs en 2013, soit une augmentation de plus de 160 fois. En Sicile, région polarisant les flux de réfugiés provenant de Lybie, et en particulier sur la côte méridionale, la plus exposée aux débarquements, la Ligue obtient des résultats non négligeables : 7 % dans la circonscription de Gela et 6 % dans celle de Agrigento. À Lampedusa, île symboliquement importante et véritable porte d’entrée en Europe, le parti de Salvini recueille 14 % des voix en 2018 alors que la liste ne dépassait pas 0,15 % en 2013. Il s’agit d’un résultat supérieur à celui que la Ligue remporte dans la circonscription centrale d’une grande ville du Nord comme Turin (13,7 %), il était impensable jusqu’à il y a 5 ans. Bien que l’implantation soit encore inégale entre le Nord et le Sud, nous pouvons en conclure que, au moins pour l'instant, la cohabitation entre les deux âmes de la Ligue de Salvini - la nouvelle à projection nationale et celle historiquement liée aux demandes d’autonomie - réussit.

L’hégémonie à 5 étoiles qui témoigne d’une nouvelle « question méridionale »

28 Au Sud, c’est le jaune du M5S qui domine (illustration 12). Le parti « populiste », avec son message anti-casta, qui identifie dans la classe politique (et dans ses revenus) le premier ennemi (Ivaldi et al., 2017), recueille la majorité absolue des suffrages dans un tiers des circonscriptions méridionales et les candidats pentastellati arrivent en tête dans 70 des 73 circonscriptions du Sud. Au niveau municipal, le M5S est la liste ayant obtenu le plus de voix dans 1 588 municipalités méridionales sur 1 710.

29 L’augmentation par rapport à 2013 est frappante : au niveau national, la liste gagne plus de 2 millions de voix et 7 points en pourcentage. Mais cette croissance est loin d’être homogène sur l’ensemble du territoire national (illustration 13) : elle se concentre dans le « Mezzogiorno ». Si l’on observe la percée d’un point de vue relatif, l’augmentation moyenne est égale à 20 points, avec un pic en Campanie (+ 27,5 points sur 2013) et dans la région de Naples, bassin historique pour le centre-droit berlusconien. Au Centre et au Nord, les candidats pentastellati remportent des résultats

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inférieurs et parfois décevants. C’est en particulier le cas de l’Italie septentrionale, où le M5S souffre de la concurrence de la Ligue : face à la sensible augmentation du score national des pentastellati, une perte de voix dans 58 circonscriptions sur 232 est observable, toutes au Nord de Rome. Dans l’Italie septentrionale, le M5S doit souvent se contenter de terminer troisième. Il n’est en position gagnante que dans trois circonscriptions, deux à Gênes et une à Collegno, dans la banlieue turinoise. À regarder de plus près le score des candidats pentastellati au Nord, il s’avère que c’est dans les banlieue des grandes villes que le M5S obtient ses meilleurs résultats, bien qu’ils n’arrivent pas à s’imposer comme première coalition. Il y a donc bien d’un côté le Mezzogiorno et sa question méridionale, déjà soulignée par Antonio Gramsci (1982) il y a un siècle, et, de l’autre côté, les quartiers périphériques du Nord.

La défaite du centre-gauche et la transformation de l’électorat progressiste

30 La dernière couleur que l’on peut retrouver sur la carte électorale italienne est le rouge qui identifie l’alliance de centre-gauche dont l’ancien Premier Ministre Matteo Renzi était le chef-de-file (illustration 14). L’alliance progressiste arrive encore à s’imposer dans des zones d’implantation historique tout au long des Apennins tosco-émiliens, mais cette zone apparait de plus en plus restreinte. À l’inverse, de nouvelles zones de force apparaissent : les circonscriptions centrales de certaines grandes villes (Rome, Milan et Turin) où les candidats du centre-gauche arrivent en tête. In fine, la défaite est cuisante pour la coalition de centre-gauche dont les candidats n’arrivent à gagner que 28 des 232 circonscriptions de la Chambre basse. Même dans les « regioni rosse », les candidats du PD et ses alliés se voient souvent dépassés et battus, en particulier par les candidats du centre-droit. Ce résultat est tellement mauvais que l’Istituto Cattaneo, qui avait inventé en 1968 la dénomination « regioni rosse », est arrivé à en certifier la disparition comme zone politiquement homogène (Valbruzzi 2018). Dans cette partie du pays, le PD perd 8,7 points par rapport aux élections de 2013 et l’alliance de centre- gauche n’arrive à s’imposer que dans 16 circonscriptions sur 40. C’est en Emilie- Romagne que la perte est le plus remarquable : les démocrates n’arrivent à garder que 65 voix sur 100 obtenues en 2013 et, pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le centre-droit arrive en tête. La Toscane, région d’origine de Matteo Renzi, ancien maire de Florence, n’est pas épargnée par ce déclin, mais nous pouvons remarquer un degré de résistance supérieur. L’hémorragie est encore plus marquée au sud, où le centre-gauche perd en moyenne 8 points sur 2013 en n’obtenant que le 16 % des suffrages (illustration 15).

31 Dans cette tendance globale, signalons des exceptions. Dans cinq circonscriptions, le PD arrive en effet à augmenter son score relatif par rapport à 2013 : il s’agit des deux circonscriptions centrales de Milan et de la circonscription centrale de Turin, plus les deux circonscriptions à majorité germanophone grâce à l’alliance avec le parti autonomiste de la minorité de langue allemande du Haut-Adige/Südtirol, la Südtiroler Volkspartei (Parti populaire sud-tyrolien - SVP). De même, les résultats du centre de Rome apparaissent très positifs ; c’est là que l’alliance de centre-gauche présentait comme candidats à la partie uninominale des personnalités importantes de l’expérience gouvernementale de 2013-2018, c’est-à-dire le Premier Ministre sortant Paolo Gentiloni et la Ministre de la Fonction Publique Marianna Madia.

32 Le score globalement négatif du centre-gauche italien cache donc des mutations territoriales, et donc sociales, majeures, que l’on peut effectivement retrouver dans les

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différentes analyses de sondages parues après le 4 mars (Valbruzzi et Vignati, 2018). Le centre-gauche parait vivre une profonde transformation qui l’amène à être le premier choix des classes aisées du pays, et le troisième des autres. Cette lecture apparait également valable lorsque nous regardons de plus près le contexte social qui caractérise les zones de force des différentes coalitions.

Trois Italies pour trois électorats différents : les clivages sociaux à la loupe

33 Dans la partie précédente, nous avons donné aux lecteurs des éléments généraux quant aux résultats de l’élection italienne du 4 mars 2018, en présentant la distribution géographique du soutien reçu par les trois coalitions majeures et sa variation par rapport à l’élection de 2013. La nouvelle carte de l’Italie ainsi dépeinte renvoie à des contextes socio-économiques très différents, qui donnent à comprendre les différents clivages structurant le système politique italien. Mais quelles sont les différences entre les « trois Italie » que nous venons d’identifier en termes sociodémographiques, à travers des variables telles le degré d’urbanisation, le niveau d’étude, le pourcentage de population étrangère, etc.?

Un centre-gauche urbain, une Ligue forte dans les villes de petite taille et le M5S comme parti transversal

34 La variation des scores selon la taille de la ville (tableaux 2 et 3) permet d’observer la manière dont le centre-droit et le centre-gauche sont à l’un l’opposé de l’autre. La coalition de Matteo Renzi est en difficulté dans les petites villes, où elle n’obtient que 20,7 % des voix, mais les scores remontent avec l'augmentation du nombre d’habitants. Le résultat du centre-gauche dans les centres urbains de plus de 300 000 habitants est ainsi très important. Si ce clivage a toujours existé dans la deuxième République, le centre-gauche de Renzi voit pourtant augmenter, depuis 2013, la distance entre les scores obtenus dans les contextes ruraux et ceux des zones urbaines, le degré de résistance étant plus élevé dans les grandes villes. Même à l’intérieur des zones urbaines, il faut signaler l’existence d’un clivage entre les centres-villes et leurs banlieues. C’est en particulier le cas dans trois villes majeures : Rome, Milan et Turin. Dans la capitale, le centre gauche passe d’un score maximum de 42,1 % enregistré dans la circonscription de Trionfale, dans le centre historique, à un minimum de 19,9 % obtenu dans la circonscription de Fiumicino qui regroupe les quartiers de la banlieue méridionale ainsi que la ville de Fiumicino. La même dynamique est observable à Milan : le centre gauche culmine dans l’une des circonscriptions touchant le centre- ville (Porta Romana, 41,3 %) et n’obtient que 28,7 % à Baggio, dans la périphérie orientale. Finalement, à Turin, le centre-gauche remporte le siège uninominal dans la circonscription du centre mais termine troisième dans la circonscription Nord de la ville, l’une des circonscriptions au taux de chômage le plus élevé, malgré le fait qu’elle se situe dans la partie riche du pays. Comme nous l’avons déjà souligné, on observe un basculement social de l’électorat progressiste. Ce basculement est encore plus marqué dans les grandes villes, au point que, par exemple, nous n’arrivons plus à retrouver de corrélation entre le vote pour le centre gauche en 2013 et celui pour l’alliance de Matteo Renzi en 2018 à l’échelle du bureau de vote dans la ville de Turin. Ce

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changement ne peut pas s’expliquer exclusivement par le rôle d’incumbent joué par le centre-gauche, dans une époque où de plus en plus les électeurs punissent les gouvernements sortants. Nos analyses montrent une « cohérence » entre le nouvel électorat progressiste et les modifications dans l’offre programmatique du centre- gauche (Cavallaro et al., 2018). En effet, le programme parlait principalement aux classes sociales habitant les ZTL (zone a traffico limitato – zones à trafic limité), donc les centres historiques et les quartiers « riches » des grands centres urbains, qui se sont mobilisées pour la coalition du PD. Cela n’a évidemment pas suffi.

35 Le centre-droit, lui, a parlé à son électorat « acquis » et présente une dynamique opposée. Effectivement, l’alliance entre Salvini et Berlusconi atteint un pic de 42,3 % dans les municipalités de moins de 5 000 habitants, pour tomber ensuite au-dessous de 30,8 % dans les grandes villes. Il est notable que cette tendance n’est pas identique à toute la coalition : la Ligue et FI montrent une évolution différenciée de leurs scores selon la taille des communes. Alors que ceux du parti de Salvini varient considérablement (avec un maximum de 22,8 % dans les municipalités de moins de 5 000 habitants et un minimum de 11,5 % dans les villes de plus de 300 000), les scores de FI semblent stables et arrivent même à surpasser la Ligue dans les grands centres urbains.

36 Le M5S semble, enfin, ne pas être affecté de manière significative par ce clivage. Alors que la liste de Di Maio obtient de meilleurs résultats dans les municipalités de taille moyenne, l'écart par rapport à la moyenne est inférieur à celui du centre-droit. Sans doute, cette dynamique peut être liée à l'excellent résultat de la liste dans le Mezzogiorno, qui compte un nombre plus élevé d’habitants dans de villes de taille moyenne.

Pour aller plus loin : quelle relation entre caractéristiques sociodémographiques du territoire et le vote ?

37 Nous nous proposons d’étudier la relation entre les caractéristiques sociodémographiques du territoire et les préférences politiques en regardant le niveau de corrélation entre ces deux variables au niveau de la circonscription électorale. Nous choisissons ce niveau d’analyse plutôt que les provinces pour deux raisons : premièrement, le découpage des circonscriptions est fait de telle sorte que ces entités soient assez similaires en nombre d’habitants, ce qui n’est pas le cas pour les provinces. Deuxièmement, dans chaque circonscription, l’offre politique se présentait comme homogène : dans chaque circonscription les électeurs retrouvaient, pour chaque coalition, le même candidat au siège uninominal, alors que les provinces pouvaient être divisés en plusieurs circonscriptions, mélangeant donc des candidats différents.

38 Le tableau 4 montre donc le coefficient de corrélation, aussi dit « r de Pearson », entre les variables proposées par ISTAT et le pourcentage obtenu par les listes principales dans les 231 circonscriptions électorales incluses dans notre analyse. Les données confirment nos affirmations précédentes : le centre-gauche apparait bénéficier d’une certaine polarisation urbaine. En revanche, cela joue de manière différente entre les alliés du PD. La liste dont le score est le plus étroitement corrélé à la densité de population est +Europa (+EU), liste menée par l’ancienne Commissaire Européen Emma Bonino et caractérisée par son fort européisme. Aussi, la corrélation est très nette avec le taux d’emploi, ainsi qu’avec le pourcentage de population étrangère.

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39 La situation que nous observons lorsqu’on s’intéresse au M5S est toute différente : le vote pour les pentastellati montre une corrélation positive avec le taux d’analphabétisme ainsi qu’avec l’indice de vulnérabilité sociale, et négative avec le taux d’emploi. Les deux mouvements apparaissent donc opposés en termes de caractéristiques de leurs territoires d’ancrage : un centre-gauche fort dans les zones économiquement plus dynamiques et à capital culturel plus élevé par rapport à un mouvement M5S dont les soutiens augmentent dans les territoires plus délaissés.

40 La Ligue, parti habituellement considéré comme populiste (Albertazzi et McDonnell, 2015), se comporte de manière plus similaire au centre-gauche qu’au M5S : c’est FI qui voit son score varier en fonction des variables sociodémographiques plus similaires aux pentastellati. Sans doute, la division nord-sud a-t-elle une forte influence : la Ligue étant forte dans l’Italie septentrionale, ses scores nous apparaissent liés à toutes les caractéristiques de cette zone du pays. Sur ce point, une recherche plus approfondie serait nécessaire, passant des méthodes uni-variées aux méthodes multivariées pour vérifier la significativité de ces corrélations. En tout cas, il semblerait à ce stade que les deux partis « populistes », grands gagnants de l’élection du 4 mars, n’apparaissent pas représenter les mêmes territoires, ce qui peut indiquer une différence aussi en termes de caractéristiques sociales de l’électorat ainsi que de demande politique. Le M5S est particulièrement fort dans les zones qui souffrent des migrations internes, dans les territoires fragiles en termes socioéconomique et au faible capital culturel. La Ligue, elle, est plus représentée dans des zones qui sont généralement plus riches et où le niveau d'éducation est en moyenne plus élevé, même sans toucher l'excellence. Finalement, les zones avec les taux de diplômés les plus élevés, les grands centres urbains, deviennent des bastions du centre-gauche.

Conclusion

41 Dans cet article nous avons analysé les résultats de l’élection italienne du 4 mars 2018. Après avoir présenté le contexte politique ainsi que la nouvelle loi électorale, nous nous sommes tout d’abord focalisés sur la participation : dans cette élection législative caractérisée par le plus faible taux de participation de l’histoire républicaine, l’augmentation de l’abstention est générale. Ainsi, l’Italie d’aujourd’hui, malgré la persistance de différences territoriales entre Nord et Sud, est plus homogène que dans le passé en termes de taux de participation.

42 Elle est, en revanche, très hétérogène lorsqu’on parle des préférences des électeurs. En citant Diamanti (2015), nous avons donc parlé de l’Italie comme d’un système politique tripolaire mais imparfait avec deux pôles majeurs et compétitifs (centre-droit et M5S) et un pôle, le centre-gauche, qui nous apparait loin des deux autres en termes de résultats. Pour mieux comprendre les caractéristiques territoriales de ces trois pôles, nous avons observé la relation entre distribution des préférences électorales et distribution des variables sociales au niveau des circonscriptions uninominales. Ainsi, si l’on regarde la distribution géographique du vote pour identifier quels facteurs locaux, en première analyse, favorisent le vote pour l’une des coalitions, trois éléments principaux susceptibles d’être approfondis dans les études à venir sont identifiables : 1. La Ligue obtient ses meilleurs scores dans les nombreuses communes de petites et moyennes dimensions du Nord, là où le taux d’occupation est élevé, les habitants plus éduqués que la moyenne nationale (mais peut-être moins que la moyenne du Nord) et

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où le taux d'immigration étrangère se situe à un niveau relativement haut. 2. Le centre-gauche est plus présent dans les grandes villes, notamment dans les quartiers caractérisés par un niveau d’étude plus élevé mais aussi dans les territoires caractérisés par la présence d’une population plus âgée. Le PD connait un changement important dans la nature de son électorat et il se retrouve avec un score historiquement bas ; seule « véritable » opposition parlementaire au gouvernement M5S – Ligue, il se présente comme le parti de la gouvernabilité responsable contre le populisme. Ce message, dans un pays qui peine à retrouver les niveaux d’emploi d’avant la crise, ne semble pénétrer que dans les milieux le plus aisés. 3. Le M5S et FI vont main dans la main dans les régions du Sud, économiquement déprimées et sources historiques de l'émigration interne, présentant les taux d'analphabétisme les plus élevés ainsi qu’une fragilité sociale marquée.

43 Géographiquement les deux partis « anti-establishment » qui sont actuellement alliés et au gouvernement, après une campagne électorale menée l’un contre l’autre, sont l’expression de territoires aux caractéristiques différentes et presque opposées. Comme l’ont montré d’autres études menées à partir des données d’enquêtes (Cavallaro et al., 2018), cette première analyse de la distribution territoriale du vote met en évidence la possible fragilité et les contradictions entre l’électorat de la Ligue et celui pentastellato. C’est sur la capacité des deux forces politiques à réaliser la synthèse entre des mondes aussi différents (le nord des petites villes industrielles ainsi que les périphéries des grandes métropoles septentrionales pour la Ligue, les zones les plus délaissées du Sud pour le M5S) qui se joue donc le grand défi du gouvernement « populiste » italien.

Illustration 1 - Liste ayant obtenu le plus de votes aux élections au début et à la fin de la Ière République par province (1948 et 1992)

En bleu : la DC. En rouge le Front Populaire (1948), qui regroupait les forces sociales-communistes, et le PDS (1992). En vert la Ligue. Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministère de l’Intérieur.

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Illustration 2 – Distribution de la participation par province (élection législative 2018)

Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministère de l’Intérieur.

Illustration 3 - Variation de la participation 2018-2013 par province

Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministére de l'Intérieur.

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Illustration 4 - Coalition gagnante par circonscription uninominale (Chambre basse, élection législative 2018)

Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministère de l'Intérieur.

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Illustration 5 - Coalition gagnante par circonscription uninominale (Chambre basse, élection législative 2018) - Carte en anamorphose

Anamorphose par population de la circonscription lors du recensement de 2011. Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministère de l'Intérieur.

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Illustration 6 - Liste ayant eu le plus de votes dans la partie proportionnelle par circonscription (Chambre basse, élection législative 2018)

Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministère de l'Intérieur.

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Illustration 7 - Liste ayant eu le plus de votes dans la partie proportionnelle par circonscription (Chambre basse, élection législative 2018) - Carte en anamorphose

Anamorphose par population de la circonscription lors du recensement de 2011. Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministère de l'Intérieur.

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Illustration 8 - Distribution du score de FI par circonscription (Chambre Basse, élection législative 2018)

Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministère de l'Intérieur.

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Illustration 9 - Variation du pourcentage de voix obtenu par FI par circonscription (Chambre basse, élection législative 2018)

Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministère de l'Intérieur.

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Illustration 10 - Distribution du score de la Ligue par circonscription (Chambre Basse, élection législative 2018)

Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministère de l'Intérieur.

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Illustration 11 - Variation du pourcentage de voix obtenu par la Ligue par circonscription (Chambre basse, élection législative 2018)

Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministère de l'Intérieur.

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Illustration 12 - Distribution du score du M5S par circonscription (Chambre Basse, élection législative 2018)

Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministère de l'Intérieur.

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Illustration 13 - Variation du pourcentage de voix obtenu par le M5S par circonscription (Chambre basse, élection législative 2018)

Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministère de l'Intérieur.

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Illustration 14 - Distribution du score du PD par circonscription (Chambre Basse, élection législative 2018)

Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministère de l'Intérieur.

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Illustration15 - Variation du pourcentage de voix obtenu par le PD par circonscription (Chambre basse, élection législative 2018)

Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministère de l'Intérieur.

Tableau 1 - Résultats des élections législatives du 4 mars 2018 et du 24-25 février 2013

Élection législative du 4 mars 2018 : Chambre basse – partie proportionnelle. Élection législative du 24-25 février 2013 : Chambre basse. Source : Ministère de l’Intérieur.

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Tableau 2 - Résultats de l’élection législative du 4 mars 2018 par population de la commune

Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministère de l'Intérieur.

Tableau 3 - Rapport entre les voix obtenues en 2018 et en 2013 par les listes principales selon la population de la commune

Source : Calculs Quorum / YouTrend sur données du Ministère de l'Intérieur.

Tableau 4 - Matrice de corrélation entre score obtenu par listes et coalitions principales et variables socio-démographiques au niveau de circonscription uninominale (élection législative 2018)

Source : Calculs Quorum/YouTrend sur données du Ministère de l'Intérieur.

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NOTES

1. Étant donné l’existence de petites différences entre le mécanisme d’élection à la chambre basse et celui du Sénat, nous nous retrouvons avec au moins trois systèmes électoraux différents (Chambre, Sénat, Italiens de l’étranger). Dans cet article, nous nous concentrons sur le fonctionnement du système électoral et les résultats de la Chambre des Députés car cela présente le plus large nombre d’ayant droits, étant donné que l’âge minimal requis pour voter au Sénat est fixé à 25 ans, contre les 18 ans pour le vote dans la chambre baisse. 2. Ces forces, donc, « donnent » les votes à leur coalition, sans bénéficier d'aucun élu. Il y a donc un trade-off entre nombre de listes et sièges obtenus dans la partie proportionnelle : multiplier les listes peut être une stratégie gagnante pour élargir sa propre « offre », mais seulement si ces listes dépassent 1 % des suffrages. 3. Le fait d’utiliser les reformes de la loi électorale de manière stratégique n’est pas un comportement inédit pour les partis politiques italiens, voir Regalia (2018). 4. Le rapport entre le nombre absolu de voix obtenus en 2018 et le nombre absolu de voix obtenus en 2013. 5. Ces changements ont même été « chromatiques » : la couleur de la campagne en 2018 le bleu, sur un style graphique repris de celui de Donald Trump aux Etats-Unis, ce qui correspond à l’abandon du « vert », couleur historique du parti (Diamanti 2018). 6. L'écart moyen entre la moyenne et le résultat de la liste dans chaque circonscription.

RÉSUMÉS

Cet article décrit et analyse les résultats de l’élection italienne du 4 mars 2018 du point de vue de la géographie électorale. En particulier, nous soulignons l’hétérogénéité de la distribution des

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voix aux principales forces politiques et évoquons l’apparition d’un système politique tripolaire mais imparfait avec deux pôles majeurs (centre-droit et M5S) et un pôle non-compétitif, le centre-gauche. Pour mieux comprendre les caractéristiques territoriales de ces trois pôles, nous observons la relation entre distribution des préférences électorales et distribution des variables sociales et identifions les éléments décrivant ces trois Italies : (i) le pays des petites villes du Nord, à hégémonie liguiste, (ii) l’Italie des grandes villes et des quartiers centraux, où c’est le centre-gauche à gagner, et finalement (iii) les régions pauvres du Sud, des zones de nouvelle installation du M5S.

In this article we describe and analyse the results of the Italian General Election of March 4, 2018. In particular, we focus on the geographical differences in the scores distribution of the main political forces. We argue that, from this point of view, Italy appears as a tripolar-but-imperfect political system with two major poles (centre-right and M5S) and a non-competitive pole, the centre-left. We then observe the relationship between the distribution of electoral preferences and the distribution of a series of socio-demographic variables, in order to identify the main elements describing these “three Italies”: (i) the country of the small northern cities, with leghista hegemony, (ii) an Italy made of large and well-educated urban areas, which votes for the centre-left, and finally (iii) the poor regions of the South, newly acquired areas for the M5S.

INDEX

Mots-clés : Italie, géographie politique, élection, crise politique, système partidaire Keywords : Italy, political geography, election, political crisis, party system

AUTEURS

MATTEO CAVALLARO

Matte Cavallaro, [email protected], est partner chez Quorum S.a.S. Il a récemment publié : - Cavallaro M., Pregliasco L., Vassallo S., 2018. Why the Rosato Law appeared to be proportional and under what conditions it can prove to be majoritarian. Comparative Italian Politics, vol. 10, n° 3, p. 224-242. - Cavallaro M., Flacher D., Zanetti M., 2018. Radical right parties and European economic integration: Evidence from the analysis of roll-call votes during the 7th term of the European Parliament. European Union Politics, vol. 19, n° 2, p. 321–343. - Cavallaro M., Diamanti G., Pregliasco L., 2018. Una nuova Italia : dalla comunicazione ai risultati, un'analisi delle elezioni del 4 marzo. Rome, Castelvecchi, 144 p.

DAVIDE POLICASTRO

Davide Policastro, [email protected], est founding partner chez Quorum S.a.S.

GUIDO SALZA

Guido Salza, [email protected], est doctorant à l’Université de Milan. Il a récemment publié : - Cavallaro M., Salza G., Zanetti M., 2018. Il futuro in programma. Analisi quantitativa dei programmi dei partiti alle elezioni politiche 2018. In Cavallaro M., Diamanti G., Pregliasco L. Una nuova Italia. Dalla comunicazione ai risultati, un’analisi delle elezioni del 4 marzo. Rome, Castelvecchi,p. 56-80.

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- Contini D., Salza G., Scagni A., 2017. Dropout and Time to Degree in Italian Universities Around the Economic Crisis. University of Turin, Department of Economics and Statistics, WP 16/17.

MASSIMO ANGELO ZANETTI

Zanetti, Massimo Angelo, [email protected], est chercheur à l’Université de la Vallée d’Aoste. Il a récemment publié : - Cavallaro M., Flacher D., Zanetti M., 2018. Radical right parties and European economic integration: Evidence from the analysis of roll-call votes during the 7th term of the European Parliament. European Union Politics, vol. 19, n° 2, p. 321–343. - Cavallaro M., Salza G., Znetti M., 2018. Il futuro in programma. Analisi quantitativa dei programmi dei partiti alle elezioni politiche 2018. In Cavallaro M., Diamanti G., Pregliasco L., Una nuova Italia. Dalla comunicazione ai risultati, un’analisi delle elezioni del 4 marzo. Rome, Castelvecchi, p. 56-80. - Zanetti M., 2018. Lavoro flessibile e percorsi lavorativi. Un’indagine esplorativa. Turin, Accademia University Press, p. 1-281.

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Les territoires du football en Tunisie (1906-2015) Territories of soccer in (1906-2015)

Ali Langar, Myriam Baron et Claude Grasland

Introduction : enjeux géographiques et politiques du football

Football et politique en Tunisie

1 Si l’on se réfère à une partie des évènements qui ont conduit à la révolution dite « de jasmin » en Tunisie marquée par le départ de Zine El Abidine Ben Ali en janvier 2011, notamment les manifestations dans les stades de football, on serait tenté de dire que l’histoire du football se confond avec l’histoire de la Tunisie. C’est ce qui ressort des propos d’un « ultra » du de Tunis : Dans le virage, c'était le bordel. Il y avait des bagarres avec la police, des fumigènes à chaque match malgré les sept contrôles de police à l'entrée des stades, des chants ouvertement anti-gouvernement. C'est en cela que les tunisiens ont joué un rôle dans la révolution, parce que c'était une première en Tunisie de voir des gens résister à la police et critiquer ouvertement le gouvernement. Le seul endroit où la police n'était plus toute puissante, c'était dans le virage. Cela a eu un réel impact sur la population, surtout sur les jeunes, qui en représentent une grosse partie. C’est quand les gens ont vu les ultras aller chaque samedi au stade avec l'objectif d'en découdre avec la police, et que celle-ci était impuissante, qu'une sorte de fatalité a disparu.1

2 Ces manifestations semblaient faire écho à celles qui avaient eu lieu avant l’indépendance du pays en 1956. L’existence d’équipes de football sur le territoire tunisien renvoie aussi à la manière dont ce sport s’est diffusé pendant le protectorat français à partir de 1881, selon des proximités spatiales, sociales et économiques mais aussi, de manière moins centrale, en fonction de la hiérarchie urbaine. De telles dynamiques ont été également étudiées dans d’autres contextes, par exemple en France (Ravenel, 1998a, 1998b, 2004) en adoptant une approche spatiale de la diffusion des

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innovations (Saint-Julien, 1982,1985 ; Sanders, 2001). Ces proximités et hiérarchies renvoient en effet à des inégalités spatiales et territoriales, qui parfois se sont maintenues parfois se sont renforcées depuis l’indépendance du pays (Belhedi, 1994, 1999 ; Gana, 2011 ; Signoles, 1978). Parmi ces inégalités, il convient de rappeler l’opposition révélée par la révolution de Jasmin entre un littoral concentrant les principales richesses et les principales agglomérations et une zone intérieure plutôt démunie et rurale sans véritable pôle de développement (Belhedi, 2015 ; Bennasr et al., 2015).

La répartition « égalitaire » des clubs de D1 après la révolution de Jasmin

3 Pour un observateur naïf, la distribution des clubs de Ligue 1 tunisiens dans les années qui suivent la révolution de Jasmin pourrait apparaître relativement harmonieuse, si l’on entend par là une couverture régulière du territoire (pas de zones trop éloignées d’un club de Ligue 1) et une adéquation au poids démographique (proportionnalité entre le nombre de clubs et le nombre d’habitants). Comme le montre L’illustration 1, chacune des 12 ligues régionales qui organisent le football tunisien a eu au moins une fois un représentant dans le sommet du championnat entre 2012 et 2015, même si ce fut pour une seule année. Il existe certes une très forte concentration des clubs de Ligue 1 présent durant l’ensemble des saisons dans le Grand Tunis et, à un moindre degré, dans les grandes agglomérations littorales (Sousse, Bizerte, Sfax, Gabès). Mais on trouve également des clubs affichant une présence pérenne dans le Sud (Gabès, Zarzis, Ben Guerdane) et dans les régions de l’intérieur (Béja, Metlaoui, Gafsa). Le calcul d’un potentiel de présence des clubs de Ligue 1 dans un rayon de 50 km dessine une configuration finalement assez proche de l’image du potentiel de population dans un même rayon en 2014.

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Illustration 1 - Distribution des clubs de Ligue 1 en Tunisie en 2012-2015

Source : A. Langar, travaux de doctorat en cours.

4 La question qui se pose alors est de savoir si la configuration observée en 2012-2015 constitue une rupture avec les tendances antérieures ou si cette configuration « égalitaire » n’est que le résultat d’une diffusion s’inscrivant dans un processus historique de longue durée. Est-elle une parenthèse temporaire ou définit-elle un équilibre durable ? Résulte-t-elle d’une action délibérée du pouvoir politique et des autorités sportives, notamment à partir des découpages territoriaux utilisés pour organiser l’ensemble des compétitions ? Ou bien est-elle l’effet du jeu d’autres facteurs : économiques, politiques ou sociaux ?

Trois axes d’explication

5 On ne peut bien évidemment pas comprendre la distribution actuelle des clubs de football en Tunisie sans l’inscrire dans une perspective spatiale et temporelle multi scalaire (selon l’approche de Gaubert, 2016 étudiant l’implantation différenciée, hiérarchisée et segmentée des pratiques de football dans l’espace géographique global puis français). Dans un premier temps, nous caractériserons donc les manières dont les premières équipes de football ont été implantées sur le territoire du protectorat tunisien. Dans un deuxième temps, à partir d’une base de données rendant compte des trajectoires des équipes de football dans les principaux championnats tunisiens de 1956 à 2016, nous présenterons les inégalités nationales à partir de la distribution des clubs de Ligue 1 sur l'ensemble du territoire tunisien et ses dynamiques depuis l’indépendance. Nous nous centrerons également sur les inégalités « régionales » à travers l'analyse de la distribution des clubs de Ligue 2 et leur organisation en zones

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aux limites fluctuantes, avant de confronter, dans une dernière partie, les maillages des Ligues de football avec les maillages administratifs.

Les origines coloniales de la carte contemporaine du football en Tunisie

6 L’objectif de cette première partie est de comprendre dans quelle mesure la diffusion initiale du football en Tunisie a pu influer sur les inégalités actuelles de répartition de la pratique de haut niveau. Après avoir souligné l’importance de la métropole tunisienne comme premier foyer d’accueil, on montrera que des formes spécifiques de diffusion se sont mises en place à l’époque coloniale, notamment en lien avec des activités économiques (arsenal de Ferryville, bassin minier de Gafsa)

Les Tunis du football

7 Si le football est arrivé avec l’instauration du protectorat français en Tunisie en 1881, ce n’est qu’en 1906 qu’est créée la première équipe de football : le Racing Club de Tunis (RCT). Il faut encore attendre quatre années pour que soit organisée la première compétition officielle de football sous le nom de championnat de première série et à laquelle participaient 6 clubs, tous localisés dans la capitale, Tunis (illustration 2). Il s’agissait d’un championnat organisé et joué essentiellement par des Français même si, la même année, les Juifs tunisois créent leur premier club. Des effets de regroupement affinitaire par quartier ou groupes sociaux étaient présents à l’intérieur d’un football qui était alors un phénomène essentiellement urbain (donc avec des fonctions particulières comme l’étudie Grosjean, 2004 dans la France contemporaine).

8 Il faut enfin attendre les lendemains de la première Guerre mondiale pour que soit créée en 1921 la Ligue Tunisienne du Football (LTF), affiliée à la Fédération Française du Football (FFF). Cette Ligue tunisienne regroupait alors 43 équipes, qui évoluaient en Divisions I et II mais aussi Promotions I et II, aussi bien à Tunis que dans les districts du Centre-Sud et du Nord.

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Illustration 2 - La diffusion des clubs de football à Tunis (1906-1956)

Source : M. Zoubeidi (2007). Auteur : A. Langar.

9 Même si le football a été perçu comme un révélateur de la présence des Européens sur le territoire du protectorat français, la pratique de ce sport se diffuse jusqu’à l’indépendance en 1956 dans tous les groupes de populations : Français bien entendu, Italiens et Maltais, mais aussi les populations autochtones de juifs et de musulmans. Il devient de loin le premier sport pratiqué par les Tunisiens, comme le révèlent les nombres de licenciés au début des années 1960 : avec environ 4 590 licenciés, le football concentrait 39 % de l’ensemble des licenciés dans toutes les fédérations sportives du pays, loin devant l’athlétisme et le basket-ball qui représentaient chacune environ 10 % de ce même ensemble (UNESCO, 1960). Encore aujourd’hui, c’est le sport qui compte le plus de licenciés : 56 % des quelques 55 640 licenciés des cinq premières fédérations de sports collectifs tunisiens.

Ferryville et Gafsa, quand le football s’adosse à l’industrie

10 Outre Tunis et ses quartiers, principaux foyers d’apparition et de diffusion du football en Tunisie, d’autres villes parfois proches de la capitale, caractérisées par une spécificité industrielle ont abrité très tôt des équipes de football. Parmi ces villes, Ferryville – actuelle Menzel Bourguiba située à 60 km au Nord-Ouest de Tunis - présente un exemple original de diffusion spatiale de voisinage, fondée sur des réseaux sociaux et économiques. Il s’agit d’une ville nouvelle créée par les Français dès 1897 sur un site stratégique entre les lacs d’Ichkeul et de Bizerte, ceci pour en faire un arsenal. En 1900, trois ans après sa fondation, Ferryville compte déjà 5 000 habitants, dont 1 800 Tunisiens, 1 000 Français et 2 200 étrangers (Maltais, Espagnols et surtout Italiens de Sicile). Ferryville est l'une des premières villes de Tunisie à avoir adopté le football en

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dehors de Tunis. Le Stade ferryvillois voit ainsi le jour en 1909, puis c’est au tour du Sporting Club ferryvillois en 1912. Au-delà, la diffusion du football dans cette ville nouvelle présente de nombreuses similitudes avec celle de Tunis. En effet, avant la première guerre mondiale, le football n’est pratiqué que par des Ferryvillois d’origine européenne. Après la première guerre mondiale, les Tunisiens commencent à être intégrés dans les équipes. Cette période d’entre deux guerres mondiales est surtout marquée par l’affirmation d’un sentiment nationaliste tunisien, qui s’exprime dans des mouvements politiques, culturels et syndicaux. Le football participe de ce mouvement avec la création du Stade Africain de Ferryville, composé uniquement de Tunisiens. C’est également au cours de cette période que trois stades de football sont construits à Ferryville : « Rien d’étonnant donc à cela et c’est, tout naturellement, l’Arsenal, principal employeur à Ferryville, qui est aussi le grand parrain et pourvoyeur de moyens pour le sport. L’Arsenal mais également la Marine. Évidemment à Ferryville plus qu’ailleurs l’un est presque indissociable de l’autre. »2 Après 1956, le Stade Africain de Ferryville va changer de nom pour s’appeler le Stade Africain de Menzel Bourguiba et rester la seule équipe de football dans la ville. L’exemple de Ferryville souligne l’influence décisive de l’industrie et de l’armée dans la diffusion du football. Parallèlement aucune dimension ethnique et communautaire ne transparaît dans la dénomination des équipes puisque la plupart d’entre elles ont pris le nom de la ville, ce qui n’était pas le cas à Tunis où les appellations communautaires étaient nombreuses. Le cas de Ferryville est évidemment particulier. Il ne permet pas de comprendre comment le football s’est diffusé sur de plus longues distances, notamment dans le Sud du pays. La diffusion est-elle plutôt portée par la localisation des industries coloniales ou par la proximité de grandes villes ? Pour apporter des éléments de réponse à cette question, nous nous appuyons sur l’exemple de la zone minière de Gafsa au Sud-Ouest du pays.

11 Même si les Français se sont concentrés essentiellement à Tunis et dans les grandes villes littorales, avec le temps et, surtout, avec la découverte de ressources naturelles à l’intérieur du pays, les colons se sont installés dans des parties du pays plus éloignées des espaces côtiers. Parmi les zones riches en ressources naturelles figure la région de Gafsa avec ses phosphates utilisés comme engrais dans l'agriculture. Les premiers gisements tunisiens sont découverts dès 1885. La Compagnie du Chemin de Fer et des Phosphates de Gafsa, qui reçoit en concession les mines de Metlaoui et Redeyef, est créée dès 1896. Enfin, pour assurer le transport du phosphate vers le littoral, est créée en 1913 la voie ferrée Sfax-Gafsa. On assiste alors à un recrutement international important : Français (cadres), Italiens, Kabyles et Souafas (Oued Souf en Algérie), Tripolitains et Marocains (ouvriers). La région de Gafsa a ainsi concentré la plus forte proportion d'étrangers en Tunisie en 1926 : 17 %, contre 3,4 % pour la moyenne nationale. C’est encore une fois la présence de nombreux colons, surtout français et européens, qui a contribué à l’adoption du football dans cette région. Même si les premières pratiques de ce sport sont en effet mentionnées avant la première guerre mondiale, il faut attendre les années 1920-1925 pour que soit créé officiellement le club de Com-Phos par des ouvriers et des cadres de la Compagnie (Com) des phosphates (Phos) de Gafsa. L’exemple du bassin minier de Gafsa souligne le rôle de l’industrie coloniale dans la diffusion du football, comme à Ferryville. Il met également en évidence des effets de diffusion de proximité entre les villes du bassin.

12 Jusqu’à l’indépendance, la diffusion spatiale du football en Tunisie est ainsi multifactorielle et renvoie au moins à deux modèles géographiques différents. Le

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premier correspond à un modèle intra-urbain de diffusion selon le principe de proximité, comme à Tunis : la pratique du football s’est diffusée des quartiers européens vers la Médina, selon un processus à la fois spatial et social, le contact et le voisinage de différentes composantes de la population ayant eu une influence directe sur la propagation de ce sport (illustration 1) (processus, étudiés par Lefebvre et al., 2013 en terme de territorialité au sein de la ville). Le second est un modèle inter-urbain de diffusion lié à l’influence économique des entreprises coloniales avec les mises en réseau qu’elles induisent, comme dans le cas de Ferryville ou la zone minière de Gafsa. Ces formes spécifiques de diffusion du football en Tunisie se combinent avec des règles plus générales observables dans tous les pays du monde (Augustin, 1989 ; Ravenel, 1996 ; Dietschy, 2010 ; Gomez, 2014).

Le football des première et deuxième divisions de 1955 à 2015, une lente et difficile déconcentration

13 Les implantations des principaux clubs de football avant l’indépendance opposaient surtout le Nord et le Sud, en relation avec la structure du protectorat : administrations civiles au Nord et militaires au Sud (Signoles, 1978). Ces implantations ne suivaient qu’imparfaitement la hiérarchie urbaine car elles étaient liées initialement à des logiques intriquées de réseaux économiques, de proximités sociales et de domination politique. La situation change radicalement avec l’indépendance, si l’on observe la distribution spatiale des clubs de Ligue 1 (L1). Extraordinairement concentré à Tunis et dans les métropoles du littoral à la fin des années 1950, le football de première division ne va que très progressivement se diffuser vers l’intérieur du pays ou vers les centres urbains de rang inférieur. C’est ce que montre la base de données inédite que nous avons constituée sur les principales équipes de football en Tunisie avec leur localisation géographique3..

La très lente déconcentration du football de première division

14 La distribution des clubs de L1 par grandes périodes met en évidence un mouvement très lent mais continu de déconcentration des clubs de l'élite du football (illustration 3).

15 Les années qui précèdent et suivent l'indépendance (1955-1969) correspondent à une concentration presqu'absolue du championnat de L1 sur le littoral, de Bizerte à Gabès, avec un centre de gravité situé entre Tunis et Sousse. L'unique exception à cette règle est l'Olympique du Kef (OK), qui est l'un des plus anciens clubs de football tunisien remontant à 1922. Bien que localisé sur le littoral, le Stade de Gabès (SG) occupe une position elle aussi très marginale, étant le seul représentant du Sud tunisien. La période de retour à l'économie de marché, sous Bourguiba (1970-1986), se traduit par une dissémination progressive des clubs de Ligue 1 autour du cœur initial ainsi qu'autour des têtes de ponts observées dans les régions du Sud et de l'intérieur. Les ellipses de dispersion tendent ainsi à s'élargir. Cependant, malgré un très léger déplacement du centre de gravité vers le Sud, c'est toujours le long de l'axe Bizerte-Tunis-Sousse-Sfax que l'on trouve l'écrasante majorité des clubs. Pendant la période de libéralisation économique sous Ben Ali (1987-2011) la professionnalisation croissante du football après 1994 et les nouvelles options d'aménagement du territoire au profit des métropoles et du littoral auraient pu provoquer un retour à la concentration. Mais ce

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n'est pas ce que l'on observe. Bien au contraire, on assiste à un déplacement net du centre de gravité vers le Sud et un élargissement des ellipses de dispersion vers les régions intérieures.

16 La révolution de Jasmin (2011-2015) n’a donc fait qu’accélérer une tendance déjà à l’œuvre dans les dernières années du règne de Ben Ali. Elle conduit surtout très clairement à un renforcement net du rééquilibrage au Sud puisque le centre de gravité du championnat de Ligue 1 se situe désormais à Kairouan alors qu'il était localisé entre Sousse et Tunis au moment de l'indépendance. On notera par ailleurs la remarquable simplification de la carte des clubs à l’intérieur du Grand Tunis au cours du temps (illustration 4). Dès 1987, la compétition dans la métropole se réduit pour l’essentiel à cinq clubs dont la présence en Ligue 1 est pérenne et qui sont localisés à l’Ouest, au Nord et au Sud de l’agglomération.

Illustration 3 - La diffusion spatiale des clubs de football de D1 en Tunisie (1955-2011)

Pour faciliter la comparaison entre des périodes de durées différentes, nous avons représenté les clubs présents avec une taille indiquant le nombre d'années passées en L1. À chaque période, la taille maximale du cercle est identique et renvoie à une présence continue pendant toutes les années de championnat. Leur sont superposés le centre de gravité des clubs (point rouge) et trois ellipses théoriques de dispersion indiquant les zones où se trouvent respectivement le quart, la moitié et les trois-quarts des clubs de L1. Cette représentation s’inspire de celles utilisées dans d’autres contextes et pour d’autres dynamiques géographiques (Béguin, 1979 ; Drevon et al., 2014 ; Keïta, 2018). Pour la liste des sigles se reporter à l’Annexe. Sources : M. Kilani (2009) pour les données antérieures à 2008 et travaux de A. Langar en cours pour la période suivante et l’harmonisation.

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Illustration 4 - La diffusion spatiale des clubs de football de D1 en Tunisie (1955-2011). Zoom sur la région de Tunis

Sources : M. Kilani (2009) pour les données antérieures à 2008 et travaux de A. Langar en cours pour la période suivante et l’harmonisation.

La seconde division comme facteur de rééquilibrage territorial et de promotion

17 On ne peut toutefois pas comprendre les dynamiques territoriales du football en Tunisie sans faire intervenir le rôle crucial de la seconde division qui sert tour à tour d’antichambre pour les clubs en cours de promotion et de purgatoire pour ceux qui connaissent une relégation. Leur dispersion Leur répartition spatiale au cours des différentes périodes entre 1955 et 2011 est très sensiblement différente, avec dès l’indépendance, une dispersion beaucoup plus forte en raison de la présence de clubs périphériques situés loin du littoral et hérités pour certains de la période coloniale comme on l’a vu au sujet du bassin minier de Gafsa (illustration 5).

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Illustration 5 - La diffusion spatiale des clubs de football de D2 en Tunisie (1955-2011)

Sources : M. Kilani (2009) pour les données antérieures à 2008 et travaux de A. Langar en cours pour la période suivante et l’harmonisation.

18 Cette distribution égalitaire tend à se maintenir au cours du temps tout en s’accompagnant d’un glissement progressif du championnat de Ligue 2 vers le Sud. Si l’on considère la dynamique de l’ensemble des clubs de 1ère et 2e division dans la durée, on peut mettre en évidence un double mouvement de déconcentration et de diffusion du football vers le Sud-Ouest (illustration 6). Le déplacement du centre de gravité et l’accroissement de la distance-type4 de près de 61% durant la période 1955-2015 (le rayon passant de 105 à 168 km) en est l’illustration.

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Illustration 6 - Évolution de la dispersion spatiale des clubs de D1 et D2

Sources : M. Kilani (2009) pour les données antérieures à 2008 et travaux de A. Langar en cours pour la période suivante et l’harmonisation.

La circulation des clubs entre 1ère et 2e divisions

19 Derrière ces tendances statistiques se dissimule une somme d’aventures individuelles de clubs qui naviguent au cours de la période entre les deux premières divisions avec des fortunes variables, voire disparaissent. Quelques exemples permettent de mieux comprendre les modalités concrètes de cette diffusion progressive du football vers l’intérieur, le Sud et les villes de rangs inférieurs (illustration 7).

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Illustration 7 - Trajectoires de clubs de football tunisiens entre la D1 et la D2 (1955-2015)

Pour rendre compte des évolutions des clubs sur l’ensemble du continuum constitué par les deux premières divisions, un indice variant entre 0 et 200 a été constitué, tel que 0 correspond à la dernière place de D2, 100 à la première place de D2 ou à la dernière place de D1 et 200 à la première place de D1. Cet indice permet d’éliminer les biais liés au changement du nombre de clubs chaque année et de suivre leurs performances respectives. Sources : M. Kilani (2009) pour les données antérieures à 2008 et travaux de A. Langar en cours pour la période suivante et l’harmonisation.

20 Ces mécanismes de rééquilibrage ne doivent cependant pas dissimuler le fait que les grandes métropoles côtières se caractérisent par l'existence de quelques très grands clubs, qui sont présents de façon quasi permanente en D1 et qui y occupent les premières places à tour de rôle. Il est finalement très rare de voir d'autres clubs de l'intérieur ou du Sud occuper la tête du championnat. Il y a sans doute eu une redistribution spatiale des clubs présents en Division ou Ligue 1, mais sans que cela remette en cause la domination des métropoles littorales. Un tableau des clubs ayant remporté le championnat de première division entre 1955 et 2015 le montre (Tableau 1)5.

Tableau 1 - Liste des clubs ayant remporté le championnat de D1 entre 1955 et 2015

1e 2e 3e 4e 5e 6e place et Total des Code Nom place place place place place plus présences en D1

Espérance Sportive EST 25 12 10 3 2 8 60 de Tunis

CA Club Africain 11 20 12 7 5 6 61

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Etoile Sportive de ESS 9 17 17 6 5 5 59 Sousse

CSS Club Sportif Sfaxien 8 2 7 14 7 23 61

ST 4 3 6 9 6 33 61

Club Athlétique CAB 1 2 1 5 8 42 59 Bizertin

Club Sportif CSHL 1 0 0 4 3 47 55 Hammam-Lif

Jeunesse Sportive de JSK 1 1 2 2 2 27 35 Kairouan

SRS Sfax Railway Sport 1 0 0 3 5 25 34

Sources : M. Kilani (2009) pour les données antérieures à 2008 et travaux de A. Langar en cours pour la période suivante et l’harmonisation.

Hypothèses sur les mécanismes politiques et sportifs de transformation de la carte du football en Tunisie

21 Le football n’est cependant pas un simple miroir des grandes inégalités spatiales en Tunisie entre littoral et intérieur ou entre métropoles et zones rurales. En raison de sa propre organisation à différents niveaux, il constitue également un acteur singulier de l’aménagement du territoire national. L’organisation des compétitions sportives est un sujet politique majeur pour un nouveau pays libéré de la domination coloniale. C’est pourquoi quelques jours seulement après la déclaration de l'Indépendance de la Tunisie, les responsables des clubs ont décidé de s’émanciper de la tutelle de la Fédération Française du Football en créant une association, la Fédération Tunisienne de Football, agréée le 29 mars 1957 par le visa n° 3017 (Kilani, 1998 ; Kilani, 2009). Au cours de ses premières années d’existence, le bureau fédéral de la FTF va tester différentes solutions pour remplir ses objectifs. Le plus important à retenir est l’existence d’une hiérarchie comportant cinq niveaux : Ligue nationale 1 (1ère Division), Ligue nationale 2 (2e Division), Division d’honneur (3 e Division), Ligue amateurs (4e Division), Ligues régionales (5e Division).

Les régionalisations intermittentes de la deuxième division

22 Le championnat de 2e Division a connu de nombreux remaniements entre 1956 et 2015. On assiste en effet à une alternance de périodes où ce championnat se compose d'une, deux, voire trois poules (respectivement période 1966-1970, la moitié des périodes et les années de 1983 à 1985). On assiste également à des modifications conséquentes du nombre d'équipes présentes et susceptibles d'accéder à l'élite : on passe ainsi d’un minimum de 10 équipes dans la période 1966-1970, à un maximum de plus de 40 équipes au moins une dans les années 1983-1985. Enfin, et ce n'est pas l’élément le

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moins important d'un point de vue symbolique, le nom des poules change au cours du temps reflétant l’évolution des représentations des grandes divisions territoriales du pays : la différenciation Nord-Sud, reprenant l’opposition historique du pays revient ainsi à trois reprises, tandis que la D2 demeure le constituant unique pour l’ensemble du territoire (Tableau 2).

Tableau 2 - Évolution du nombre de clubs et de poules en D2 entre 1956 et 2015

Périodes Nombre de poules Nom des poules Nombre de clubs par poule

1956-1965 2 Nord / Sud 12

1966-1970 1 Division 2 10 à 14

1971-1974 2 Nord / Centre 10 à 12

1975-1979 2 Nord / Sud 12

1980-1982 2 Nord / Centre 12

1983-1985 3 Nord / Centre / Sud 13 à 15

1986-1994 1 Division 2 14

1995-1998 2 Nord / Sud 14 à 16

1999-2011 1 Division 2 12 à 16

2012-2015 1 Groupe A / Groupe B 10

Sources : M. Kilani (2009) pour les données antérieures à 2008 et travaux de A. Langar en cours pour la période suivante et l’harmonisation.

23 Vers la fin de la présidence de Bourguiba, on assiste durant une courte période de trois ans (1983-1985) à une multiplication du nombre de clubs de D2, à la faveur de la création de trois poules comptant 13 à 15 clubs chacune. Correspondant avec la période de préparation du Schéma National d'Aménagement du Territoire (Daoud, 2011), cette réorganisation temporaire de la géographie du football de D2 semble traduire une volonté politique de rééquilibrage au profit des territoires de l'intérieur et du Sud du pays (Bennasr, 2011 ; Daoud, 2011 ; Ben Jelloul, 2015). La distribution des clubs par poules en 1983 (illustration 8) met en évidence une grande région Sud mais aussi une montée en puissance de la région du Sahel qui se trouve réunifiée en une seule ligue alors qu'elle était antérieurement tiraillée entre Nord et Sud ou entre Nord et Centre. Cette période exceptionnelle a sans aucun doute favorisé l’accession temporaire de clubs à la Division 2 et peut-être par la suite à la Division 1 grâce à une triple action : accroissement du nombre de clubs de D2 favorisant mécaniquement l’entrée de nouveaux clubs de D3 en D2 entre 1982 et 1983 ; accroissement des chances de passage de D2 en D1 du fait de l’organisation en trois poules séparées ; limitation des coûts de déplacement pour les clubs situés en périphérie du pays du fait du fractionnement spatial du championnat.

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Illustration 8 - Distribution des clubs et poules de football de Ligue 2 en Tunisie en 1983

Sources : M. Kilani (2009) pour les données brutes et A. Langar pour l’harmonisation.

24 Mais naturellement les mécanismes vont jouer en sens contraire lors des périodes de réduction du nombre de poules et de clubs. En 1986, on revient à une poule unique de 14 clubs ce qui fait mécaniquement redescendre plus des deux-tiers des clubs en division inférieure.

Ligues régionales et territorialités locales du football

25 Une telle forme d’action volontariste en faveur du Sud conduit à se demander s’il existe un lien entre le projet politique et le projet sportif d’un pays. Plus précisément, on peut se demander si le tracé des ligues régionales de football relève d’objectifs d’équilibre territorial parallèles à ceux du pouvoir central en matière de pilotage et de régionalisation des compétences. Pour rompre avec l’héritage tribal et colonial, le gouvernement tunisien a en effet créé une organisation territoriale centralisée et découpée en trois niveaux : gouvernorats, délégations et secteurs. En 1957, la Tunisie est découpée en 14 gouvernorats et connaît ensuite des redécoupages administratifs successifs, chacun répondant à un objectif socio-économique bien déterminé (Ben Rebah, 2008).

26 Au cours de cette même année 1957, le bureau fédéral de la FTF choisit une organisation en régions beaucoup plus grandes puisqu’il délègue ses pouvoirs à quatre ligues régionales (Centre, Medjerda, Nord et Sud-Ouest) et les charge d’organiser les compétitions entre les clubs dans leurs régions (illustration 9). Il s’agit d’une forme de décentralisation où la FTF dirige directement les championnats de Tunisie des divisions Nationales et d’Honneur mais laisse les Ligues régionales organiser les compétitions au niveau local (Kilani, 2009). Ensuite, face à l’augmentation du nombre de clubs, les

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dirigeants de la FTF ont décidé d’augmenter le nombre de ligues, suivant en cela la même logique que les divisions administratives du pays qui voient également leur nombre augmenter avec la croissance de la population. En 1986, huit ligues régionales sont ainsi créées pour organiser les championnats régionaux de Divisions 3 et 4 : Nord, Tunis-Cap Bon, Nord-Ouest, Centre-Est, Centre, Sud, Sud-ouest, Sud-est. Après la révolution de 2011, le nombre de ces ligues passe à 12 avec l’ajout de quatre nouvelles Ligues : celle de Nabeul, Kairouan, Sidi Bouzid et Médenine. Au cours de la même période, le nombre de gouvernorats passe lui de 14 à 24 (illustration 9).

Illustration 9 - Gouvernorats et ligues régionales de football en Tunisie en 1957, 1986 et 2012

Source : Ministère de la Jeunesse et des sports (http : //www.mjs.tn/). Auteur : A. Langar.

27 On aurait pu imaginer que les gouvernements tunisiens successifs tentent de mettre en cohérence le maillage des ligues avec le maillage administratif. Or, quelle que soit la date retenue, il existe des discordances entre les deux. En 1957, la ligue du Sud-Ouest regroupe 6 des 14 gouvernorats existants mais coupe le gouvernorat de Sfax en deux : la partie Nord de ce gouvernorat est ainsi rattachée à la ligue du Centre. De même, en 1986, la ligue Sud-Sfax regroupe 3 gouvernorats : celui de Sfax, plus de la moitié du gouvernorat de Sidi-Bouzid et une partie du gouvernorat de Mahdia. En 2012, la ligue de Sidi-Bouzid fait partie des 4 ligues nouvellement créées et s’étend sur 3 gouvernorats : Sidi-Bouzid, la grande partie sud du gouvernorat de Kasserine et la délégation de Bir Ali ben Khalifa du gouvernorat de Sfax. On peut alors se demander dans quelle(s) mesure(s) les changements de découpage des ligues régionales suivent plutôt les performances des clubs de football.

28 Quand on s’intéresse à la situation de 1957, sur les 15 clubs de D1, aucune équipe n’appartient à la ligue de Sud-ouest. Et au vu de sa très grande superficie cet état de fait témoigne de la faible diffusion du football dans cette partie du pays. En 1987, on compte 8 ligues régionales, dont une pour le seul gouvernorat de Monastir, cher au Président Bourguiba. On constate une répartition beaucoup plus équilibrée des clubs de D1 entre celles-ci. C’est bien sûr dans la ligue de Tunis Cap Bon que l’on trouve le plus d’équipes de D1 (6 sur 14). Vient ensuite la ligue de Centre Sousse (3 équipes). À cette date, toutes les ligues régionales à l’exception de celle du Sud comptent au moins une équipe participant au championnat de D1. Après la révolution de 2011, le nombre de ligues régionales a encore augmenté, passant de 8 avant la révolution à 12 en 2014. On trouve

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toujours beaucoup d’équipes dans les principales villes de la zone littorale. Mais le fait marquant et inédit est la montée en puissance des équipes du Sud du pays qui représentent près de la moitié des clubs évoluant en D1 : 7 sur 16. En revanche, aucune équipe de D1 n’appartient aux deux ligues du Nord-Ouest - Le Kef et Sidi-Bouzid.

29 Ces observations suggèrent que le tracé des ligues régionales dépend moins des résultats des clubs participant au championnat national le plus prestigieux qu’à des principes d’accessibilité voire d’aménagement du territoire. La création d’une ligue semble en effet jouer un rôle d’impulsion et permettre en général la montée en puissance d’au moins un club jusqu’au niveau national. C’est ce que tend à montrer les créations des ligues de Sidi Bouzid et Médenine en 2012. Le tracé répond également à des considérations politiques (création de la ligue de Monastir) ou prend en compte la perception des espaces vécus par les acteurs, comme en témoignent les fluctuations des limites de la Ligue de Sfax. Interrogé en 2013 sur le rattachement de la délégation de Bir Ali Ben Klifa (délégation du gouvernorat de Sfax) à la ligue nouvellement créé de Sidi Bouzid, un dirigeant local6 expliquait que tout le monde n’est pas d’accord et qu’une partie des clubs de Bir Ali « se voient comme Sfaxiens pas Bouzidiens ». Pour les délégations de La Chebba et El Djem du gouvernorat de Mahdia, il invoquait alors le poids des héritages historiques : « Chebba et Djem ont appartenu avant à Sfax et aujourd’hui elles veulent continuer à jouer avec les clubs de Sfax ». Ce témoignage serait à confronter à celui des dirigeants des ligues voisines et à celui des premiers intéressés que sont les membres des clubs de football concernés par ces enjeux de tracé de limites moins anodins qu’il n’y paraît (Grasland et al., 2015 ; Baron et al., 2017).

Conclusion

30 Au terme de cette analyse, il apparaît tout d’abord que la distribution spatiale des clubs de football tunisien d’élite que l’on a pu observer dans les années consécutives à la révolution de Jasmin (2012-2015) est beaucoup moins égalitaire qu’il n’y paraît puisqu’une poignée de clubs situés à Tunis et dans les métropoles littorales exerce un monopole certain sur les premières places du championnat depuis plus de 60 ans. Pour autant, la distribution spatiale des clubs de 1ère et 2e Division s’est progressivement déconcentrée, à la fois vers l’intérieur mais aussi et surtout vers le Sud qui a clairement bénéficié d’une forte attention des pouvoirs politiques et sportifs, aussi bien à l’époque de Bourguiba qu’à celle de Ben Ali. Face à un héritage colonial qui avait concentré initialement le football à Tunis et dans quelques métropoles ou bassins industriels, les acteurs politiques et sportifs tunisiens ont fait preuve d’une très grande imagination en matière d’action sur l’espace et le territoire. Même s’il demeure difficile d’en évaluer les effets avec certitude, le découpage de la 2e Division en poules spatialement organisées tout comme le découpage des ligues régionales ont sans nul doute contribué à donner leur chance à de nombreux clubs des territoires périphériques du Sud et de l’intérieur.

31 De manière plus générale notre analyse confirme que l’histoire politique et celle du football en Tunisie sont étroitement liées. Dès son apparition, le football a été en permanence influencé par la situation politique du pays. Dans le même temps, il a été à plusieurs reprises utilisé par les acteurs politiques. Pour les uns, le football a pu être une vitrine et un moyen d’action pour lutter pour l’indépendance, ce qui a été le cas de plusieurs pays voisins à l’instar de l’Algérie (Abis et Ajmani, 2014 ; Kilani, 1998).

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32 Au-delà de la dimension historique du football en Tunisie et de son rôle dans le maintien mais aussi dans l’inflexion de certaines inégalités territoriales, des chantiers restent à explorer, notamment celui d’identifier ce qui se joue entre l’équipe nationale, les clubs de L1 et les clubs de supporters (Besson et Poli, 2007). Ce faisant, il conviendrait de dépasser le cadre national pour envisager les trajectoires de joueurs tunisiens du niveau local aux niveaux national et international pour mieux cerner la place de la Tunisie dans le marché des joueurs (Poli et Dietschy, 2006 ; Ravenel 1998-a ; Poli et Ravenel, 2005). Ce dernier point suppose également de travailler la question de la Tunisie comme territoire redistribuant les joueurs originaires de pays d’Afrique subsaharienne vers ses propres championnats mais aussi vers l’Europe ou encore les pays du Golfe (dans la lignée des travaux de Augustin, 2007 ; Gillon et al., 2010, Besson et al., 2010 ; Piraudeau, 2011 ; Lafabrègue et al., 2013).

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ANNEXES

Liste des clubs ayant passé au moins une année en Ligue 1 entre 1956 et 2015

Code Nom du club Délégation (2014) Nombre d’années en Ligue 1

AMS AS Megrine Megrine 2

ASA AS Ariana L’Ariana Ville 1

ASD AS Djerba Djerba Houmet Souk 3

ASG AS Gabes Gabes Medina 5

ASK AS Kasserine Kasserine Nord 7

ASM AS Marsa La Marsa 53

ASOE AS Oued Elili Oued Ellil 2

CA Club Africain La Medina 61

CAB CA Bizerte Bizerte Nord 59

CM CA Mednine Medenine Sud 3

COT CO TranSp. Sijoumi 30

CSC CS Cheminots El Omrane Sup. 9

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CSHL CS Hammam Lif Hammam Lif 55

CSK CS Korba Korba 1

CSMB CS Menzel Bouzelfa Menzel Bouzelfa 1

CSS CS Sfaxien Sfax Ville 61

EGSG EGS Gafsa Gafsa Sud 12

EMM EM Mahdia Mahdia 9

ENAM El Nadi Ahly Mater Mateur 4

EOGK Etoile Goulette-Kram La Goulette 3

EOSB EO Sidi Bouzid Sidi Bouzid Est 1

ESBK ES Bni Khaled Beni Khalled 5

ESHS ES Hammam Sousse Hammam Sousse 6

ESM ES Metaloui Metlaoui 3

ESS ES Sahel Sousse Medina 59

EST ES Tunis Bab Souika 60

ESZ ES Zarzis Zarzis 20

FCD FC Djerissa Djerissa 1

GS Grombalia Sp. Grombalia 2

JS Jendouba Sp. Jendouba 3

JSK JS Kairaounais Kairouan Nord 35

JSMet JS Metouien Bab Souika 4

LPST LPS Tozeur Tozeur 1

OB Olymp. Beja Beja Nord 28

OCK OC Kerkenah Kerkenah 13

OK Olymp. Kef Kef Est 13

PFCB PFC Bizerte Bizerte Sud 3

PS Patr. Sousse Sousse Medina 2

SAMB SA Menzel Bourguiba Menzel Bourguiba 4

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SG St. Gabsien Gabes Medina 12

SP St. Populaire Zahra 4

SRS Sfax Railway Sp. Sfax Ville 34

SS St. Soussien Sousse Medina 12

SSS St. Sp.if Sfaxien Sfax Sud 7

ST St. Tunisien Le Bardo 61

STIA STIA Sousse Riadh 1

USBG US Ben Guerden Ben Guerden 1

USMA US Magrebin Tunis 4

USMF US Menzel Feress Moknine 1

USMO US Monastir Monastir 43

UST US Tunisien Bab El Bhar 10

NOTES

1. http://www.cahiersdufootball.net/article-le-seul-endroit-ou-la-police-n-etait-plus-toute- puissante-c-etait-le-virage-5162 (consulté le 18 juillet 2018). 2. Extrait de la page internet “Le sport à Menzel : une si longue histoire » http:// menzelbourguiba-ex-ferryville.over-blog.fr/article-le-sport-a-menzel-une-si-longue- histoire-64057430.html (consulté le 18 juillet 2018). 3. Base de données concernant les équipes présentes au moins une fois dans les championnats de Ligues 1 et 2 depuis 1956, localisées géographiquement et caractérisées par la place occupée dans les championnats entre 1956 et 2012. Les changements de nom qu’elles ont pu connaître ont également été enregistrés. 4. La distance-type a souvent été utilisée en géographie pour rendre compte de la dispersion spatiale du peuplement (Béguin, 1971 et 1979 ; Taylor, 1977) ou des activités économiques (Saint- Julien, 1982). La distance-type joue un rôle analogue à celui des ellipses de dispersion dans la mesure où elle permet de définir un cercle à l’intérieur duquel on doit trouver les deux tiers des équipes de football. 5. Une classification des profils des clubs ayant circulé entre les deux divisions dépasse le cadre du présent article. Néanmoins, nous avons fourni en annexe de cet article, à titre indicatif, un tableau du nombre de saisons passées en D1 par les clubs avec leur nom et leur sigle (Annexe 1). 6. Dont l’anonymat est préservé à sa demande.

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RÉSUMÉS

En préparation de la coupe du monde de football en Russie aux mois de juin et juillet 2018, un article publié dans le journal Le Monde au mois de mars soulignait que les Tunisiens semblaient moins attachés à leur équipe nationale qu’aux principaux clubs évoluant dans le championnat de première division. Ce constat est à mettre en regard avec la manière dont ce sport s’est implanté et diffusé durant le protectorat français, le rôle politique qu’il a pu jouer que ce soit dans la marche vers l’indépendance ou, plus récemment, lors des grandes manifestations de la révolution de jasmin durant l’hiver 2010-2011. Enfin, le football, premier sport en Tunisie par le nombre de licenciés, s’adosse mais aussi contribue en partie à entretenir les grandes inégalités territoriales entre le littoral et l’intérieur, le Nord et le Sud par l’implantation des principales équipes participant au championnat le plus prestigieux, celui de la Ligue ou Division 1. Toutefois, quand sont prises en compte les Ligues régionales, force est de constater que ce sport joue aussi un rôle notable dans les manières dont l’aménagement et les rééquilibrages au sein du territoire national peuvent être appréhendés.

Before the Soccer World Cup in Russia in June and July 2018, the newspaper Le Monde underlined in March that Tunisians seemed less attached to their national team than to the main clubs evolving in the championship of first division. This leads to be interested in the way this sport became established and spread during the French protectorate, the political role which it played whether it is in the walking towards the independence or, more recently, during the big demonstrations of the revolution of jasmine during winter 2010-2011. Finally, the soccer, the first sport in Tunisia by the number of graduates, leans but also contributes partially to maintain main territorial disparities between the coast and the inside, the North and the South by the setting-up of the main teams participating in the most prestigious championship, that of the First League. However, when are taken into account the regional Leagues, we have to admit that this sport also plays a notable role in the manners among which the arrangement and the rebalancings within the national territory can be arrested.

INDEX

Keywords : soccer, Tunisia, planning, evolution, hierarchy, league Mots-clés : football, Tunisie, aménagement, évolution, hiérarchie, ligue

AUTEURS

ALI LANGAR

Ali Langar, [email protected], est doctorant en géographie et rattaché à l’Université Paris Diderot, UMR Géographie-cités CNRS 8504, et à l’Université de Sfax, Laboratoire Syfacte. Il a récemment publié : - Langar A., Baron M., 2017. Cartographier le football sur le territoire tunisien. Quels objets ? Pour quels phénomènes ? In Dhieb M. (dir.), L’information géographique et le monde changeant, Cahiers du C.E.R.E.S., Série Cartographie, n°3, p. 249-261. - Langar A., 2016, Le football en Tunisie : enjeux politiques et maillages. In Hadrossek C et al. (dir.), Maillages territoriaux, Démocratie et Élection, recueil de proceedings du colloque international de Monastir [En ligne], p. 47-54. https://halshs.archives-ouvertes.fr/hal-01383180v1

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- Langar A., 2016. Football et hiérarchie urbaine en Tunisie (1955-2015) [Pster]. In Hadrossek C. et al. (dir.), Maillages territoriaux, Démocratie et Élection, recueil de proceedings du colloque international de Monastir [En ligne], p.239-246. https://halshs.archives-ouvertes.fr/ hal-01383180v1

MYRIAM BARON

Myriam Baron, [email protected], est Professeure de Géographie à l’Université Paris Est Créteil et membre de Lab'Urba EA 3482. Elle a récemment publié : - Nader B., Pandato L., Mobillon V., Bochaton A., Charreire H., Baron M., 2018. Vieillissement de la population et ville durable : quels enjeux ? Revue Pollution Atmosphérique, n°237-238, 12 p. - Langar A., Baron M., 2017. Cartographier le football sur le territoire tunisien. Quels objets ? Pour quels phénomènes ? In Dhieb M. (dir.), L’information géographique et le monde changeant, Cahiers du C.E.R.E.S., Série Cartographie, n°3, p. 249-261. - Baron M., De Ruffray S., Achouri W., Saadaoui K., Bennasr A., Grasland C., 2017. Complexité et enjeux des mailles territoriales. Variations à partir du cas tunisien. L’Année du Maghreb [En ligne], n°16, p. 109-126. http://journals.openedition.org/anneemaghreb/2985

CLAUDE GRASLAND

Claude Grasland, [email protected], est Professeur de Géographie à l’Université Paris 7 Paris-Diderot et membre de l’UMR Géographie-cités, CNRS 8504. Il a récemment publié : - Baron M., De Ruffray S., Achouri W., Saadaoui K., Bennasr A., Grasland C., 2017. Complexité et enjeux des mailles territoriales. Variations à partir du cas tunisien. L’Année du Maghreb [En ligne], n°16, p. 109-126. http://journals.openedition.org/anneemaghreb/2985 - Grasland C., Lamarche-Perrin R., Loveluck B., Pecout H., 2016. L’agenda géomédiatique international: analyse multidimensionnelle des flux d’actualité. L’Espace géographique, vol. 45, n° 1, p. 25-43. - Bennasr A., Baron M., De Ruffray S., Grasland C., Guerin-Pace F., 2015. Dilemmes de la réforme régionale tunisienne. Revue d’Économie Régionale & Urbaine, n° 5, p. 853-882.

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PIB, économie de la drogue et territoires L’intégration de l’économie de la drogue dans le calcul du PIB et ses conséquences GDP, drug economy and territories. Integration of the drug economy in the calculation of GDP and its consequences

Assen Slim

« Le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue », Robert Kennedy, 18 mars 1968 [cité par Miché, 2010].

Introduction

1 Comme chaque année, au mois de mai, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) révise les comptes nationaux annuels sur les trois dernières années pour tenir compte des informations nouvelles parvenues et non prises en compte. Ainsi, au 30 mai 2018, l’ensemble des données sur la période couverte par les comptes nationaux (1949-2017) a été recalculée en base 2014. A compter de cette date, plusieurs révisions méthodologiques sont devenues effectives, dont les principales portent sur une meilleure prise en compte des flux avec le reste du monde comptabilisés dans la balance des paiements (BdP), la ré-estimation sur quinze ans de la série de consommation finale en services de logement et la révision du compte des administration publique (APU). Bien que significatives, aucune de ces évolutions n’a trouvé d’écho auprès des grands médias. En revanche, l’attention s’est focalisée de manière exclusive sur la dernière révision annoncée par l’Insee, celle portant sur les « séries de production, de consommation finale, d’importation et d’emploi pour tenir compte de la consommation de stupéfiants et des activités liées à cette consommation sur le territoire national, à l’instar des autres pays européens et à la demande d’Eurostat » (Insee, 2018). Pour certains, intégrer l’économie de la drogue dans le calcul du PIB reviendrait à transformer ce dernier en « Produit criminel brut » (Damgé et Laurent, 2014). Or, ces craintes sont infondées, excessives et erronées. Elles sont

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infondées, d’abord, parce que les conséquences de l’économie de la drogue sont déjà comptabilisées dans le PIB. Elles sont excessives, ensuite, parce que la production, les échanges et la consommation de drogue ne représentent qu’une part congrue des richesses produites, échangées et consommées en France sur une année. Elles sont erronées, enfin, parce qu’elles passent à côté des vraies questions posées par le PIB et son mode de calcul actuel.

De quoi le PIB est-il la mesure ?

2 Comme le rappelle l’économiste Denis Clerc (2014), « le produit intérieur brut (PIB) est devenu pour les économistes ce que les déclinaisons sont pour le latiniste ou la puissance du moteur pour l’automobiliste : un point de référence, un élément de base ». Ce constat a le mérite de rappeler à quel point le PIB règne en maître dans nos sociétés contemporaines. On l’utilise pour mesurer les richesses produites, établir des classements de pays, estimer le niveau de développement des régions du monde, faire des comparaisons spatiales et temporelles, justifier du succès ou de l’échec des politiques économiques. Bref, le PIB est bon à tout dire et, justement, on lui fait tout dire.

3 Ainsi, de manière profondément ancrée dans l’imaginaire collectif, on trouve l’idée reçue selon laquelle plus le PIB est élevé, mieux on se porte. Cela ne manquerait d’ailleurs pas de surprendre ses premiers concepteurs (Simon Kuznets, Jan Tinbergen) pour lesquels le PIB n’a jamais été conçu pour mesurer le bien-être, le bonheur ou une quelconque satisfaction sociale. Pour Jan Tinbergen, par exemple, « le produit national brut n’est pas le bonheur national brut ». Mais s’il n’est pas la mesure du bien-être, alors qu’est-ce que le PIB ?

4 Le PIB est un agrégat de la comptabilité nationale qui peut être calculé de trois façons : côté produits, côté revenus ou côté dépenses. Ce qui a été produit, saisi par la notion de valeur ajoutée (production moins consommations intermédiaires), a bien été distribué sous forme de « revenus » (aux salariés, aux entreprises et à l’Ėtat), et donc utilisé (en dépenses de consommation, d’investissement, dépenses publiques).

Tableau 1 - Les trois manières de calculer le PIB

côté produits côté revenus côté dépenses

somme des valeurs consommation finale ajoutées brutes rémunérations des salariés + formation brute de capital fixe (FBCF + taxe sur la valeur résidents ou investissement) ajoutée (TVA) + excédents bruts d’exploitation + variations de stocks + droits de douanes + impôts liés à la production et + exportations - subventions à à l’importation - importations l’importation

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= PIB = PIB = PIB

Ce qui a été produit a bien été distribué puis dépensé. Côté production, on retranche du PIB les subventions à l’importation qui correspondent à des dépenses réalisées pour importer de la valeur ajoutée étrangère. Côté revenus, le PIB se répartit en trois grands postes : les rémunérations des salariés exerçant leur activité sur le territoire national ; les excédents bruts d’exploitation qui correspondent à la part qui revient à l’entreprise (part elle-même répartie en différents « revenus » : dividendes, loyers, remboursement de prêts, bénéfices) ; les impôts liés à la production et à l’importation qui renvoient à la part qui revient à l’État. Côté dépenses enfin, le PIB est utilisé en dépenses de consommation finale (des ménages, des institutions sans but lucratif, de l’État), en Formation brute de capital fixe (FBCF : investissement public et privé), en constitution d’un stock et en exportations. On retranche habituellement les importations car elles correspondent à de la valeur étrangère importée sur le territoire national. Pour cette dernière colonne du tableau, on parle aussi d’équilibre « ressources/emplois » puisque d’un côté on trouve les ressources (PIB + importations) et de l’autre les emplois (consommation finale, investissement, variation de stock, exportations).

5 Le PIB ne fait pas la distinction entre les valeurs ajoutées qui favorisent le bien-être et celles qui lui sont néfastes. Il en découle que les accidents de la route, par exemple, par les conséquences qu’ils impliquent (services d’urgence, soins médicaux, rééducation post-traumatique, dépannage et réparation des véhicules), font croître le PIB. Il en va de même des marées noires ou encore des guerres qui, pour certaines d’entre elles, ont été à l’origine de longues périodes de prospérité. Songeons par exemple aux « trente glorieuses » (Fourastié, 1979).

6 Sur ce principe, on peut aisément comprendre que les conséquences de l’économie des stupéfiants (production, distribution, consommation) sont déjà prises en compte dans le calcul PIB sans que cela n’ait jamais choqué personne : coût social de la toxicomanie (structures diverses d’information, de protection, d’aide, de désintoxication), coût des forces de l’ordre chargées de la lutte contre les trafiquants, coût des dispositifs individuels et collectifs de prévention auprès des plus jeunes, coûts des soins hospitaliers1. En plus de ses conséquences, l’Insee intégrera désormais dans le calcul du PIB l’économie de la drogue elle-même.

L’importance du consentement mutuel

7 La décision d’inclure en mai 2018 l’économie des stupéfiants dans le calcul du PIB intervient quatre ans après la demande d’Eurostat, l’office européen de statistiques. Cette demande avait provoqué d’âpres débats en France, d’autant qu’elle incluait également la prostitution. L’objectif exprimé par Eurostat en 2014 était de faciliter les comparaisons entre territoires nationaux de l’Union européenne (UE). En effet, certains pays intègrent déjà la consommation de stupéfiants et/ou la prostitution dans le calcul de leur PIB (Espagne, Royaume-Uni, Italie, Pays-Bas, Allemagne). L’Insee avait alors accepté de donner une estimation des revenus issus des échanges de drogue dans son Revenu National Brut (RNB), qui sert de base de calcul de la contribution française au budget européen, mais pas dans le PIB. La raison invoquée était celle du libre arbitre : « on voit bien que des consommateurs en situation de grande dépendance ne sont plus vraiment en mesure d’exercer leur libre arbitre (et donc, on peut arguer que les transactions ne se font pas vraiment par accord mutuel) » (Damgé, 2018). Toutefois, ce raisonnement pourrait également s’appliquer à d’autres consommations légales et prises en compte dans le PIB (tabac, alcool, jeux de hasard, paris sportifs, jeux vidéo, téléphones portables). Depuis, l’Insee a changé sa position, estimant désormais que « le

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caractère légal ou illégal, déclaré ou non déclaré, d’une transaction n’est pas un motif recevable pour ne pas la décrire en comptabilité nationale : les comptes nationaux ont en effet vocation à retracer l’ensemble des flux effectifs de revenus » (INSEE , 2018). En d’autres termes, le fait qu’une génération de valeur ajoutée soit légale et déclarée n’est plus un critère déterminant pour sa prise en compte en comptabilité nationale. Ce qui compte dorénavant, c’est l’existence d’un « accord mutuel des parties impliquées » (Ibid.). En ce sens, on peut considérer que le consommateur de stupéfiant a au moins donné son accord lors de son premier achat, c’est-à-dire au moment où il n’était pas encore dépendant. À l’inverse, la prostitution exercée dans la rue par des personnes souvent mineures, généralement en situation irrégulière et sous la coupe de réseaux clandestins s’apparente davantage à une forme d’esclavage sexuel qu’à l’exercice librement consenti d’une activité professionnelle. C’est pour cette raison principale (consentement mutuel) que l’Insee a décidé de ne pas tenir compte de la prostitution, mais d’intégrer, en base 2014, l’économie de la drogue. C’est pour cette même raison que l’Insee incorpore au PIB (depuis la base 2005) la contrebande de tabac mais non le vol de voiture (quand bien même il est générateur de revenus pour les personnes qui s’y adonnent).

Un impact marginal sur le PIB

8 Quel sera l’impact de l’intégration de l’économie de la drogue sur le PIB pour la France ? Eurostat laisse aux Ėtats membres la possibilité de choisir le mode de calcul qui leur convient. Plutôt que d’opter pour une approche basée sur l’estimation de la consommation (demand-based approach), l’Insee a retenu une approche côté « ressources » (supply-based approach). Comme le soulignent l’Institut national des hautes études sur la sécurité et la justice (INHESJ) et la Mission Interministérielle de Lutte contre les Drogues et les Conduites Addictives (MILDECA), la demand-based approach présente au moins deux grands inconvénients susceptibles de perturber la robustesse des estimations (Ben Lakhdar et al., 2016). Le premier est qu’elle repose sur des enquêtes déclaratives auprès des ménages, or le caractère illicite de la consommation de stupéfiants peut pousser les répondants à sous-estimer leur niveau réel de consommation, voire à ne pas répondre du tout aux questions. Le second a trait aux prix des drogues illicites considérées. L’INHESJ et la MILDECA, qui utilisent un prix médian constaté en France par les forces de l’ordre (OCRTIS)2 mais aussi par le réseau TREND de l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT), reconnaissent que les chiffres ainsi obtenus masquent non seulement une grande disparité territoriale et organisationnelle mais aussi ce que Caulkins et Padman (1993) appellent un « effet discount » lié à l’achat de drogues en larges quantités. C’est pour éviter ces biais que l’Insee a choisi d’appréhender l’économie de la drogue du côté des ressources et non des emplois. Les ressources recouvrent la production résidente des produits (montant de l’autoculture en France), les importations aux prix de base (hors marges commerciales et marges de transport), les marges de commerce (différence entre le prix de revente au consommateur et le prix d’achat des importations à la frontière française par le trafiquant), les marges de transport (coût de transport de la drogue sur le sol français). En comptabilité nationale, les « ressources » correspondent toujours aux « emplois ». En supposant que la drogue n’est ni stockée, ni exportée, ni utilisée comme investissement (hypothèses retenues par l’Insee), alors l’évaluation des ressources disponibles sur le sol français correspond à ce qui est consommé par les

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ménages résidents. Notons enfin que, dans la nomenclature comptable des produits, l’Insee a choisi d’intégrer les drogues aux produits pharmaceutiques.

9 On devine toute la difficulté de la supply-based approach. Estimer correctement les différents postes de ressources (production, importation, marges de commerce, marges de transport) implique pour l’Insee d’enquêter au plus près du terrain. De telles évaluations sont difficiles, voire impossibles. L’Insee s’appuie pour le moment sur les études déjà existantes de l’ODFT, de l’INHESJ et de la MIDELCA. Ces dernières estiment les chiffres d’affaires des drogues en France dans une fourchette allant de 1,5 à 3,1 milliards d’euros pour l’année 2010 (tableau ci-dessous) ce qui correspond à une part de 0,07 % à 0,15 % du PIB de cette année. Cet ordre de grandeur situe la France dans la fourchette basse de ce qui est observé dans les autres pays de l’UE. D’après la Commission économique des nations unies pour l’Europe (2018), la part de l’économie de la drogue dans le PIB des pays européens se situerait dans une fourchette allant de 0,13 % (Pologne) à 1,1 % (Royaume-Uni).

Tableau 2 - Récapitulatif des chiffres d’affaires de différents stupéfiant en 2010 en France (en millions d’euros)

Fourchette basse Moyenne Fourchette haute

Cannabis 809,7 1 117,3 1 424,8

Cocaïne 503,7 902,3 1 300,8

Héroïne 204,1 266,5 328,9

Ecstasy/MDMA 13,2 42,4 71,6

Amphétamines 3,7 12,8 21,9

Total 1 534,4 2 341,3 3 148,0

Source : Ben Lakhdar et al., 2016, p. 3.

10 De même, les études de l’ODFT, de l’INHESJ et de la MILDECA estiment à un millier de personnes physiques le nombre de « têtes de réseaux » dont l’activité principale est liée à la drogue (cannabis et cocaïne uniquement), ce qui correspond à 0,004 % du total de l’emploi intérieur en France. Il y aurait également 10 000 grossistes, 90 000 semi- grossistes et 130 000 revendeurs de rue. En équivalents temps pleins (ETP), on se situerait aux alentours de 21 000 ETP, soit 0,08 % du total d’ETP en France en 2014. Les heures travaillées sont estimées à un peu plus de 30 millions d’heures, soit environ 0,07 % du total d’heures travaillées en France en 2014.

11 En définitive, l’impact sur le PIB de la prise en compte de l’économie de la drogue apparaît marginal. La prise en compte elle-même pose des problèmes méthodologiques difficilement surmontables si bien que, pour le moment, l’Insee n’apporte rien de plus que les publications périodiques de l’OFDT. On est loin d’avoir une production de données territorialisés, ventilées par régions ou par métropoles. Ces statistiques territorialisées, si elles devaient voir le jour, ne manqueront pas à leur tour de susciter des débats quant à leur interprétation3.

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Le PIB, une mesure qui ne dit pas tout

12 Pour utile qu’ils soient, les efforts pour intégrer l’économie de la drogue dans le calcul du PIB passent à côté des vrais problèmes posés par cet agrégat comptable et des enjeux que représente la recherche d’indicateurs corrigés ou alternatifs.

13 Certains de ces problèmes sont connus de longue date par les statisticiens qui y ont apporté tant bien que mal des solutions. Il en va ainsi des problèmes posés par l’espace (comparaisons entre PIB de pays différents) et le temps (comparaisons du PIB entre différentes années) auxquels on répond respectivement par les indicateurs en « volume » (à prix constants) et les indicateurs en « PPA » (parité de pouvoir d’achat). Même s’il y a beaucoup à redire sur ces méthodes de correction, elles ont au moins le mérite d’alerter quant aux dangers d’une mauvaise utilisation du PIB. Il en va ainsi également des activités licites qui créée de la « valeur » mais qui sont considérées comme non productives car elles ne sont ni marchandes ni payées : travail domestique privé, bénévolat, troc, loisirs. Arthur C. Pigou remarquait ainsi, au début du XXe siècle, qui si une femme, employée comme domestique par un célibataire, venait à épouser celui-ci, le revenu national en serait diminué car cette femme accomplirait gratuitement les tâches pour lesquelles elle était auparavant rémunérée4. En conséquence, le PIB sous-estime considérablement la « richesse » produite dans une société. Toute la difficulté ici consiste à donner un prix à des activités gratuites.

14 D’autres problèmes sont plus récents et n’ont pour le moment trouvé aucune solution satisfaisante. Il en va ainsi des liens entre PIB et environnement et PIB et inégalités sociales. En effet, le PIB agrège aveuglément les valeurs ajoutées sans tenir compte de leurs potentiels impacts sur les hommes et la nature. Surviennent alors ce que les économistes appellent des externalités sociales (inégalité de distribution des richesses produites) et environnementales (pollutions) négatives. Avec l’aggravation à l’échelle mondiale des inégalités et des dégradations faites aux écosystèmes, la question de leur intégration dans le PIB est devenue cruciale. Comme le précise Patrick Viveret, « plus les questions écologiques et sociétales deviennent prégnantes et plus on se rend compte que nos systèmes d’indicateurs actuels sont contre-productifs » (La Croix, 2009).

15 Les institutions internationales (OCDE, PNUD, Banque mondiale), les Ėtats, les chercheurs, les statisticiens se sont saisis de la question. Pour le moment, deux grandes pistes sont explorées : celle des indicateurs composites (comme le célèbre IDH par exemple) et celle des indicateurs corrigés desquels on a retranché telle ou telle valeur ajoutée jugée « néfaste » (indices de « bien-être national net », de « bien-être économique durable », de « progrès réel », de « santé sociale », de « bonheur national brut ». Toutefois, ces nouveaux indicateurs butent, à leur tour, sur de nouvelles limites relatives aux choix des critères retenus pour le calcul, aux pondérations, aux imprécisions et manque de fiabilité de données non monétaires et non quantifiables, aux estimations des valeurs des actifs environnementaux. Pour toutes ces raisons, nombreux sont ceux qui estiment que ces initiatives sont sans perspectives de succès et qu’il vaut bien mieux accompagner le PIB d’un tableau d’indicateurs sociaux (taux de mortalité, taux de scolarisation, durée du travail, concentration des revenus, nombre de lits d’hôpitaux), un peu comme ce que fait le PNUD avec son Système satellite des comptes intégrés de l’économie et de l’environnement (SEEA, initié en 1993).

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Conclusion

16 Se focaliser sur la prise en compte ou non de l’économie des stupéfiants, ou de celle de la prostitution dans le PIB, revient à considérer les problèmes posés par cet indicateur par le petit bout de la lorgnette. Derrière le débat sur nos indicateurs de richesse se cachent des enjeux beaucoup plus fondamentaux quant au modèle de société qui nous souhaitons construire ensemble. Non, la croissance du PIB n’est pas synonyme de développement car elle ne créée pas nécessairement les conditions d’élévation de tout le corps social. Non, la croissance du PIB n’est pas synonyme d’amélioration de notre cadre de vie et du respect des écosystèmes.

17 Face à ces défis, on peut choisir d’accompagner le PIB d’une batterie d’indicateurs qualitatifs, comme on peut choisir de dépasser le PIB et la logique qui consiste à tout ramener au capital. Car, après tout, toutes les activités qui ont de la « valeur » mais qui n’ont pas de « prix » (comme le bénévolat par exemple) ont toute leur place dans ce qu’on est en droit d’appeler la « richesse » d’une nation. Comme le rappelle Sylvain Coté (2003, p. 41), de tout temps « les indicateurs économiques ont évolué avec les croyances et les circonstances de leur époque » et, ajoutent Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice (2012), « il n’y a aucune raison qu’ils n’évoluent pas de nouveau » !

BIBLIOGRAPHIE

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Caulkins J. P., Padman R, 1993. Quantity discounts and quality premia for illicit drugs. Journal of the American Statistical Association, vol. 88, n° 423, p. 748-757.

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Davezies L., Pech T., 2014. La nouvelle question territoriale. Terra Nova, 30 p. [En ligne]. http:// tnova.fr/etudes/la-nouvelle-question-territoriale

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NOTES

1. En France, l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT) estime le coût social de la consommation de stupéfiants à 8,7 milliards d’euros par an, contre 120 milliards d’euros environ pour le tabac et l’alcool. 2. Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants. 3. Voir les débats entre Laurent Davezies et Thierry Pech (2014) qui concentrent leur analyse sur les variations absolues de la dynamique économique des métropoles et Olivier Bouba-Olga, Michel Grossetti et Benoît Tudoux (2016) qui insistent, quant-à-eux sur l’importance du poids des aires urbaines dans les variations mesurées (effet taille). 4. « If a woman employed as a housekeeper by a bachelor were to be married to him, national income would fall, since her previously paid work would now be performed unpaid. But unpaid work goes far beyond housekeeping, and its omission leaves a major gap in National Accounting » (Arthur C. Pigou cité par United Nations Development Programme, 1995, p. 87).

RÉSUMÉS

En mai 2018, l’Insee a décidé d’intégrer l’économie de la drogue dans le calcul du PIB. Cette réforme s’inscrit dans un projet plus vaste qui vise à comparer les territoires nationaux au sein de l’UE mais également les territoires régionaux (et/ou métropoles) au sein des pays. Toutefois, elle pose de redoutables problèmes méthodologiques tant pour la récolte des données que pour leur interprétation. De plus, elle n’apporte aucune avancée réelle quant aux véritables interrogations suscitées depuis des années par l’indicateur PIB.

In May 2018, INSEE decided to integrate the drug economy into the calculation of GDP. This reform is part of a larger project aimed at comparing national territories within the EU as well as regional territories (and / or metropolises) within countries. However, it poses serious

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methodological problems both for the collection of data and their interpretation. Moreover, it does not bring any significant clarification progress on the real questions raised for years by the GDP indicator.

INDEX

Mots-clés : PIB, économie de la drogue, comptabilité nationale, territoire Keywords : GDP, drug economy, national account, territory

AUTEUR

ASSEN SLIM

Assen Slim, [email protected], économiste, est maître de conférences HDR à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Langues’O) et professeur associé à l'Essca. Il a récemment publié : - Slim A., 2016. Comprendre l’économie, un enjeu citoyen : en finir avec les idées reçues. Le Cavalier Bleu, 200 p. - Slim A., 2016. Contrôler mieux pour un monde meilleur, idées reçues sur la tierce partie. Le Cavalier Bleu, 166 p. - Slim A., 2015. Les OGM, c’est le contraire du développement durable. In Andreassian V. et al., Climat, environnement, énergies : 30 idées reçues pour démêler le vrai du faux. Paris, Le Cavalier Bleu, p. 70-76

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Regards sur le séisme de Mexico de septembre 2017 : permanences et décalages par rapport à la catastrophe de 1985

Jean-François Valette

1 19 septembre 2017, 13h14, trente-deux ans jour pour jour après le « temblor »1, la terre à Mexico tremble à nouveau et tue. La presse du lendemain relaie cette coïncidence qui éveille des soupçons de malédiction : « Otro 19-S letal » titre le quotidien El Milenio, « Otra vez, 19-S » pour El Financiero, « Como siempre, la solidaridad » pour La Jornada2. Difficile de ne pas être invité à la comparaison : les deux catastrophes renvoient à des dynamiques communes, voire à des « séries noires »3, mais elles se révèlent pourtant très différentes, par leurs causes, leur ampleur, leurs conséquences et par les contextes sociaux, économiques et politiques dans lesquelles elles s’inscrivent.

2 En décembre 2017, le bilan provisoire s’approche du définitif : le séisme du 19 septembre a officiellement fait plus de 7 300 blessés et causé la mort de 369 personnes au Mexique, dont une majorité (228) dans la ville de Mexico (Ciudad de México – CDMX) et dans l’État de Mexico (15)4. Comme en 1985, les dégâts sont constatés aussi ailleurs qu’à Mexico, plus loin des feux des projecteurs de la presse, notamment dans les campagnes : il y a 32 ans dans les États de l’ouest (Michoacán et Jalisco), aujourd’hui dans le sud (Morelos, Puebla, Oaxaca). Pourtant, comme en 1985, c’est encore le cœur du Mexique qui a été le plus violemment frappé.

3 Dans la seule ville de Mexico, une quarantaine d’édifices se sont effondrés sous l’effet des secousses, mais plusieurs milliers sont inhabitables du fait de dommages irréversibles5. Avec le séisme du 7 septembre 2017 qui avait dévasté le sud du pays (Chiapas, Oaxaca, Guerrero), le gouvernement mexicain estime que les tremblements de terre du mois de septembre 2017 ont affecté 12 millions de personnes, laissant derrière eux 250 000 sans-abris6. Malgré ces chiffres intrinsèquement impressionnants et sans minimiser la douleur humaine qu’ils suggèrent, un regard distancié tend à pondérer ces ordres de grandeur par le gigantisme d’une ville de

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21 millions d’habitants. À ce titre, force est de constater que les dégâts sont relativement peu importants en comparaison avec 1985 et par rapport à la taille de la ville elle-même, pour un faisceau de raisons, à la fois géologiques, politiques et sociales.

4 Cet article vise ainsi à proposer des pistes de comparaison des effets des séismes à Mexico entre 1985 et 2017 et à montrer en quoi la dernière crise a remis cruellement en lumière, d’une part les inégalités socio-spatiales internes à l’agglomération et « hors les murs »et, d’autre part, les faiblesses de l’État mexicain. Au total, c’est bien une mise en perspective des modes de production du logement et des disparités socio-économiques aux deux dates qui permet de souligner les permanences et les décalages entre ces deux évènements.

5 Pour ce faire, il s’est agi de confronter i) une revue de presse relative au séisme récent, réalisée à fin de l’année 2017, ii) des premiers rapports provisoires établis dans les trois mois qui ont suivi la crise de 2017, iii) l’analyse du contexte urbain actuel de la métropole dans la continuité de travaux menés sur la division sociale de l’espace métropolitain et enfin, iv) des rapports et analyses sur les effets de la crise de 19857. L’appréhension des phénomènes permise par ces sources varie donc fortement et les différents pas de temps d’analyse entre 1985 et 2017 impliquent une nécessaire prudence dans les conclusions qu’il est possible de tirer au moment de la rédaction de cet article. La part de la presse pour suivre « sur le vif » la catastrophe de 2017 pèse sur les représentations et la visibilité d’un tel évènement : les études réalisées sur 1985 sont plus nombreuses ; elles autorisent aussi une meilleure vision des transformations du jeu politique et permettent, globalement, un recul beaucoup plus important nécessaire à la formulation d’une analyse rigoureuse. Dans la lignée de la littérature sur les catastrophes, de plus en plus portée sur les enjeux liés à la résilience et sur les problématiques « post-crise » (Djament-Tran, Reghezza-Zitt, 2012 ; Moatty, 2015), une distinction est nécessaire entre les effets immédiats d’une catastrophe – actions menées au moment de l’urgence –, et la gestion postérieure sur le plus long terme – qu’il s’agisse de la reconstruction ou de la transformation plus large des modes de gestion de crise et de production urbaine. Si, pour les deux crises comparées ici, un premier retour est possible sur les effets à court terme, l’appréhension de dynamiques politiques, urbanistiques et sociales, à l’inertie plus importante, n’est possible que pour 1985 ; quant aux suites de 2017, il faut veiller à suggérer plus qu’à affirmer.

6 Dans un premier temps, il s’agira de comparer les deux évènements traumatiques de 1985 et de 2017 afin de souligner la relative « bonne résistance » de Mexico au-delà de l’émotion légitime. Dans un deuxième temps, les facteurs de cette résistance seront observés, notamment en termes de politiques de gestion du risque au Mexique depuis 1985. Enfin, les dynamiques urbaines des dernières décennies soulèvent des enjeux de vulnérabilités et d’inégalités exacerbées, bien mis en évidence par le dernier séisme.

Un bilan lourd, mais incomparable à 1985

7 Même date, mêmes images de panique et même promptitude de la société civile à s’organiser pour porter les premiers secours aux sinistrés, 1985 est dans toutes les mémoires au Mexique. L’exercice de la comparaison des bilans terme à terme, s’il est fortement biaisé attendu la complexité des facteurs explicatifs et le manque de recul par rapport à l’évènement le plus récent, reste toutefois incontournable. La presse a sans surprise largement exploré le parallèle mais, avant tout, sur les caractéristiques

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physiques des deux évènements8, en s’appuyant sur les rapports des sismologues de la UNAM sur le sujet (Cruz Atenza et al., 2017). Mais, outre l’inévitable dimension géologique, que révèlent les géographies des dégâts aux deux dates ? Malgré les biais d’une analyse plus fouillée pour 1985 par rapport à 2017, il s’agit mener une comparaison entre les deux évènements, d’abord sur les dégâts et les aléas, puis sur la spatialisation de ces dégâts, ensuite sur les gestions de crise et, enfin, de proposer quelques hypothèses sur les conséquences politiques « post-crise ».

Mêmes effets, mêmes conséquences ?

8 Un premier exercice peut consister en une comparaison rapide des dégâts et de la visibilité de la crise entre les deux dates. En 1985, dans « la plus grande ville du monde » de l’époque (Bataillon, Panabière, 1988), on compte 13 000 constructions endommagées, 350 immeubles publics détruits, dont les principaux hôpitaux de la ville, des écoles – 500 000 élèves sont à la rue –, 30 000 logements totalement détruits, 100 000 logements sinistrés, probablement entre 10 000 et 30 000 morts9, soit un évènement près de 100 fois plus meurtrier que le séisme de 2017.

9 En 1985, les effets de la crise ont été largement médiatisés en dehors du seul Mexique. Cette médiatisation est liée à des causes conjoncturelles comme structurelles. D’abord, le Mexique est à la veille d’accueillir la Coupe du monde de football de 1986. Ensuite, le séisme de 1985 frappe le cœur de la capitale d’un pays qui, s’il est encore considéré à l’époque comme appartenant au Tiers Monde, i) est une puissance économique reconnue à l’échelle régionale, ii) se situe aux portes des États-Unis et iii) entretient des liens très forts avec les pays européens. Enfin, ces liens avec le reste du monde s’ancrent spatialement dans les quartiers internationaux des affaires au centre de la ville, les plus touchés alors par la catastrophe. Le séisme de 1985 est ainsi analysé par les scientifiques, géophysiciens, géologues, géographes, sociologues mexicains bien sûr (Mier y Terán Rocha, Rabell, Romero, 1987 ; Rivas Vidal, Salinas Amezcua, 1987 ; Suárez, Jiménez, 1987 ; Garza Salinas, Rodríguez Velázquez, 2001 ; Ruisánchez Serra, 2004 ; Morán Escamilla, 2017 ; Toscana Aparicio, 2017), mais aussi largement français (Tricart, 1987 ; Bataillon, 1988 ; Coulomb, 1988 ; Tomas, 1988 ; Tomas, Vanneph, 1988 ; Melé, 1998 ; Rufat, 2006).

10 Ensuite, un second exercice peut consister en une comparaison des aléas entre 1985 et 2017. Voilà 32 ans, ce sont deux séismes qui ont touché Mexico. Le premier, le 19 septembre 1985 à l’heure de l’embauche (7h19), est très violent, d’une magnitude de 8.1 sur l’échelle de Richter, son foyer est situé à 15 km de profondeur, beaucoup moins profond que celui de 2017 (situé à 57 km de profondeur). La réplique très violente du lendemain 20 septembre, d’une magnitude de 7.8 sur l’échelle de Richter, détruit de nouveaux bâtiments. Ces deux secousses sont ainsi plus violentes que celle qui a touché le centre du Mexique le 19 septembre 201710. Sur l’échelle de Mercalli11, l’intensité des destructions à Mexico est aussi plus élevée en 1985 (IX – violent) par rapport à 2017 (VIII – sévère).

11 En 1985, l’ampleur des dégâts et la violence du séisme dans la capitale surprennent par rapport à l’éloignement de l’épicentre, situé alors à 400 km, sur la côte Pacifique du Mexique, dans l’État du Michoacán, le long de la Ceinture de Feu Pacifique, où la plaque des Cocos passe sous la plaque nord-américaine le long de la Brèche de Michoacán. Un système de failles le long de l’axe néovolcanique central du Mexique a propagé la

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secousse (directement liée à la subduction des plaques), jusqu’à Mexico et le monde (re-) découvre un phénomène aujourd’hui bien connu : les oscillations sismiques sont amplifiées par la nature lacustre du sol localement. La vallée de Mexico constitue ainsi une sorte de « caisse de résonnance » sismique, spécificité géologique rappelée en 2017, la résonnance étant à chaque fois un des facteurs explicatifs « naturels » de l’étendue des dégâts.

12 En 2017, bien que le séisme ne soit pas de même « nature » qu’en 1985 – séisme intraplaque12 et de magnitude moindre (7.1) –, son épicentre est en revanche beaucoup plus proche de Mexico, à 120 km au sud de la métropole, au sud-ouest de l’État voisin de Puebla (SSNMX, 2017). Or, si la quantité d’énergie libérée par la rupture en 2017 est 32 fois moins importante qu’en 1985, les secousses dans la ville de Mexico ont été tout aussi violentes13, du fait de l’amplification plus importante des ondes dans la vallée et de la durée du séisme (3 minutes) (Cruz Atenza et al., 2017).

13 Enfin, sans rentrer dans le détail d’explications géomorphologiques des deux catastrophes, un rapide rappel contextuel s’impose. La vallée de Mexico est constituée d’argiles molles issues de la sédimentation au fond de l’ancien lac de Texcoco, asséché au fil des siècles (Bataillon, Panabière, 1988 ; Musset, 1991) (illustration 1). Tenochtitlán était une île lorsque Cortés est arrivé en 1519 et l’essentiel de la vallée est à l’époque recouverte par un lac peu profond, dont l’eau a ensuite été évacuée au prix de longs travaux par les colons espagnols. Il reste aujourd’hui quelques « vestiges » du système lacustre préexistant : le Nabor Carrillo au nord de l’aéroport, les canaux de Xochimilco au sud-est, ou encore le lac de Zumpango au nord de la métropole (illustration 1). Mais les principaux vestiges sont en sous-sol : la nappe phréatique d’une part qui abreuve une partie de la ville, les sédiments meubles, qui expliquent l’enfoncement de la ville (jusqu’à 10 mètres), et en cas de séisme, l’amplification des vibrations (Melé, 1998 ; Cruz Atenza et al., 2016 )14. Sous l’effet des ondes sismiques, une perte de cohérence des sédiments participe à l’amplification et à la propagation des ondes, rendant ainsi les zones urbanisées anciennement occupées par le lac particulièrement vulnérables (illustration 2).

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Illustration 1 – La vallée de Mexico : une zone lacustre

Illustration 2 – Amplification des zones sismiques

14 Cet effet de site est responsable d’une durée plus importante des séismes (rebonds des ondes sur les roches dures tout autour de la vallée) engendrant une fréquence de

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résonnance de certaines ondes sismiques plus forte, variable selon la période des ondes et selon la hauteur des constructions15. Ainsi, la cartographie des zones sismiques de Mexico dans l’atlas officiel des dangers et risques distingue trois types principaux (CENAPRED, 2017 ; Ciudad de México, 2017a)16 : les zones de sol ferme, celles de sols meubles – correspondant aux zones d’épaisseur des sédiments lacustres la plus importante –, et la zone intermédiaire de transition – dont la frange occidentale, de contact entre les sols meubles et les sols fermes, correspond à l’espace des destructions les plus importantes aux deux dates (illustration 3).

Illustration 3 – Zones sismiques dans la vallée de Mexico

Des dégâts dans les zones centrales aux deux dates, mais une dispersion en 2017

15 En 1985 comme en 2017, les dégâts les plus importants sont ainsi localisés dans les zones relativement centrales (illustrations 4 et 5).

16 En 1985, sont touchées violemment les quatre délégations historiques de la ville de Mexico : Cuauhtémoc, Venustiano Carranza, Miguel Hidalgo et Benito Juárez. Les destructions sont très importantes à la fois i) dans le « fer à cheval de taudis », quartiers populaires hypercentraux délabrés des colonias17 Doctores, Obrera, Centro, Tepito, Guerrero, ii) dans les zones d’habitat social de Tlatelolco construites dans les années 1960, mais aussi iii) dans le centre économique internationalisé et dans les quartiers aisés de l’ouest du centre, dans les colonias Roma et Condesa en particulier. Au total, il s’agit d’une petite partie de la ville, mais du cœur historique, économique, politique (Garza, 1987 ; Rivas, Salinas, 1987 ; Suárez, Jiménez, 1987, Tomas, Vanneph, 1988). Dans le bilan qu’il dresse de la catastrophe de 1985, C. Bataillon tente une mise

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en perspective des destructions à l’échelle de la métropole, en évoquant des « destructions (…) très faibles » et un « impact du séisme (…) quantitativement minime à l’échelle de toute la ville » avec des « pertes humaines (…) représent[ant] la mortalité moyenne de l’agglomération pendant moins de quatre mois, ou encore moins d’un dixième de la croissance annuelle totale » (Bataillon, 1988, p. 5-6). En effet, F. Tomas et A. Vanneph estiment la superficie du secteur de concentration des destructions à 40 km², soit moins de 4 % de l’espace urbanisé de l’époque (Tomas, Vanneph, 1988). Cette concentration spatiale des dégâts dans la zone centrale explique en grande partie la faiblesse relative des impacts de l’aléa à l’échelle de la métropole.

Illustration 4 – Zones touchées par les séismes de 1985

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Illustration 5 – Zones touchées par le séisme de 2017

17 En 2017, le tremblement de terre a été ressenti dans un secteur plus vaste qu’en 1985, et ce, malgré une magnitude et des dégâts bien moindres : les destructions se répartissent sur un corridor de 160 km² approximativement, soit 7 % de la superficie urbanisée de la métropole actuelle (illustration 2). En plus de la zone centre-ouest, des quartiers beaucoup plus méridionaux ont été également le théâtre de destructions importantes, même si moins nombreuses que 32 ans plus tôt : en plus de la délégation Cuauhtémoc qui reste fortement impactée, les délégations Benito Juárez, Tlalpan, Iztapalapa, Tláhuac et Xochimilco ont aussi cette fois subi de lourds dégâts. Les immeubles effondrés et les dommages les plus sévères sur les infrastructures s’étirent le long d’une dorsale partant du quartier de Lindavista (au nord de l’avenue Insurgentes) allant jusqu’au village de San Gregorio Atlapulco à Xochimilco au sud de la ville, passant par les colonias Centro, Roma, Condesa, Del Valle, Narvarte et Coapa18. L’espace dans lequel le séisme a été violemment ressenti est certes plus large, concernant des zones moins touchées en 1985, mais les dégâts humains et matériels eux-mêmes restent beaucoup plus limités dans leur nombre et dans leur gravité.

18 En plus des bilans de chacune des catastrophes, la gestion même de la crise, au moment de l’urgence, sur les lieux des dommages, éclaire les similitudes et les différences entre les deux évènements. En quoi cette gestion suggère-t-elle des évolutions dans le rôle joué par l’État entre les deux dates ?

La gestion de crise : des carences de l’État aux réponses de la société civile dans les deux cas

19 En 1985 comme en 2017, la gestion de la crise est rapidement pointée du doigt, mais dans des proportions incomparables. Si la crise de 1985 entraîne une polémique sans

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précédent, la gestion de 2017 donne au contraire à voir une réponse des pouvoirs publics, qui même imparfaite, reste plus efficace.

20 Selon C. Bataillon et P. Melé, les heures et les jours ayant suivi le séisme des 19 et 20 septembre 1985 sont caractérisés par la grande désorganisation des secours et de l’intervention de l’État (Bataillon, 1988 ; Melé, 1998). Pour autant, les deux auteurs insistent également sur le fait que l’État et la société mexicaine ont, dans le même temps, « tenu bon ». La ville a été meurtrie, mais n’a pas sombré dans le chaos. Les services publics ont été durement touchés : 30 % de la capacité totale d’hospitalisation de la ville a disparu le 19 septembre 1985, le Centre médical national a été totalement détruit, près de 10 % des victimes auraient été tuées lors de l’effondrement des hôpitaux, 150 000 fonctionnaires se retrouvent sans locaux (Melé, 1998). Le tissu économique de la ville est lui aussi bouleversé, alors que le contexte était déjà difficile au Mexique depuis la crise de 198219 : 150 000 personnes perdent leur emploi dans le secteur privé ; petites industries comme grands hôtels du centre sont ravagés (Melé, 1998). Le séisme de 1985 révèle l’hyperconcentration des fonctions de production et de commandement dans le centre, moins marquée en 201720.

21 Dans les premiers jours consécutifs à la catastrophe de 1985, le contrôle de l’armée pour maintenir l’ordre, sa volonté de raser rapidement pour éviter la propagation des épidémies – en pleine saison des pluies – et l’incompétence dénoncée des gestionnaires sur les chantiers de recherche de victimes incitent la société civile à prendre la gestion de crise en main. Les premiers secours sont pris en charge par les organisations sociales : la mobilisation et la médiatisation des damnificados (les victimes du séisme) marquent fortement les discours, puis les relations politiques à l’échelle nationale. Les organisations comme la CUD (Coordinaria Unificada de Damnificados – coordination unifiée des victimes), les Asembleas de barrios (assemblées de quartier), rassemblées notamment autour du personnage médiatique Superbarrio, et le mouvement Frente del Pueblo (Front du peuple) prennent en charge l’urgence sur le très court et moyen terme après la crise, leur permettant un ancrage fort dans les semaines, puis les mois après le séisme pour gérer les urgences relatives au logement des victimes. Les organisations populaires, des organisations sectorielles indépendantes, les universités, des groupes de sauveteurs volontaires apparaissent à moment-là comme des acteurs autonomes, efficaces et indispensables face à des autorités fédérales et locales désorganisées – véritables héros improvisés face à un État jugé corrompu et incapable (Melé, 1998). La capacité d’auto-organisation et les preuves de solidarité sont ainsi largement commentées et analysées par la presse et les intellectuels, et deviennent une référence pour la vie politique du pays, alors sous le joug du parti unique, le PRI (Parti Révolutionnaire Institutionnel), depuis plus d’un demi-siècle.

22 Le 19 septembre 2017, l’action collective civile improvisée des habitants permet une nouvelle fois la mise en place rapide et efficace d’une organisation remarquable des secours sur les lieux des constructions effondrées. Les minutes qui suivent la catastrophe sont rapidement retransmises sur les chaînes de télévision nationales, où émergent les premières critiques sur l’absence visible des secours officiels sur les lieux d’urgence absolue : la désorganisation d’une police mal-aimée et des services de l’État dans son ensemble est pointée du doigt face à la rapidité et l’efficacité des premiers secours portés par des civils s’improvisant sauveteurs. Toutefois, s’il est délicat d’établir une évaluation rigoureuse à l’heure actuelle, le discours dominant à travers la presse semble pencher pour une organisation plus efficace de la part de la Protection

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Civile lors de la dernière crise. En 2017, c’est aussi la force des réseaux sociaux connectés dans la circulation des informations stratégiques sur le séisme qui est remarquable, réseaux utilisés tant par les organisations populaires que par les institutions (illustration 6).

Illustration 6 - Consignes relayées sur les réseaux sociaux aux participants aux opérations de secours

Consignes relatives à l’utilisation et la compréhension des signaux gestuels sur les chantiers de recherche, partagées par Marie le 20 septembre 2017 sur le groupe WhatsApp. « Communauté Narvarte ». « Règles que nous devons respecter : Poing fermé = Silence ; Paume de la main = Personne ne bouge ; Index levé = Continuons à travailler ; Deux paumes de la main = Besoin d’eau ».

23 Dans la même logique, l’utilisation de la cartographie participative à travers les outils de systèmes d’information géographique en ligne est exemplaire : une carte collaborative a ainsi été réalisée sur Google Map afin de permettre la diffusion d’informations sur la localisation des destructions, des dommages, mais aussi des besoins en tout genre, des centres de soins, de ravitaillement, d’accueil et d’hébergement, à l’échelle de Mexico, et dans toutes les zones touchées dans les États de Morelos, Puebla et de Mexico21.

24 En 2017, la société civile a largement contribué à l’efficacité de la coordination des efforts de la Protection Civile : elle a notamment permis, en s’appuyant sur les outils de communication mobiles et Internet, une diffusion, mais aussi une régulation22 de l’information et de l’aide humanitaire dans les jours qui ont suivi la catastrophe. Les réseaux sociaux comme Facebook et les applications comme WhatsApp, tout comme un ensemble d’outils numériques en ligne, ont permis, outre les élans de solidarité, une réponse particulièrement organisée des Mexicains, gestion faisant défaut 32 ans plus tôt du fait de l’absence de tels moyens de communication mais aussi du fait du contexte politique mexicain d’alors et du manque de préparation collective dans la prévention des risques et dans la gestion de crise.

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25 Enfin en 2017, outre les collectifs spontanés d’entraide et le jeu des réseaux sociaux, d’autres mobilisations ont, comme en 1985, émergé sur les problématiques de la crise de court et de moyen termes. Des groupes de pression, associations de voisins, mouvements politiques appuient aussi les demandes des sinistrés pour la fourniture en services de base, ainsi que les revendications relatives aux avis d’expulsion et de relogement décrétés par le Gouvernement de Mexico23. Là encore, si le recul manque pour le dernier séisme, l’ancrage social et politique de ces organisations est à analyser, par les masses démographiques qu’elles impliquent et par les rapports de force qu’elles instaurent auprès des autorités sur des questions post-crise.

Un séisme politique moins violent en 2017

26 Le séisme de 1985 a mis au jour les failles du PRIisme et engendré une crise politique majeure, cette remise en question du pouvoir étatique est incomparable à la situation observée à l’automne 2017. Pour 1985, les observateurs du Mexique ont alors parlé de « fracture politique » (Melé, 1998), de « mutations probablement irréversibles » et de « cassures morales là où des tensions n’avaient cessé de s’accumuler (…) [l]a catastrophe naturelle a[yant] ouvert dans le système politique une brèche qui n’est pas refermée » (Bataillon, 1988, p. 5). L’ampleur du désastre de 1985 est à relier à une prise en compte insuffisante du risque par les autorités mexicaines de l’époque et à un ensemble de scandales politico-financiers importants (éclatant par la suite) autour de la mise aux normes parasismiques des bâtiments, publics notamment.

27 Ces normes parasismiques, validées en 1976, lorsqu’elles sont respectées en 1985, sont basées sur le séisme de 1957, alors que la ville ne compte alors que 5 millions d’habitants et peu de bâtiments de grande hauteur. D’un côté, les règles sont inadaptées aux nouveaux immeubles de haute et moyenne tailles : face aux ondulations, les immeubles de plus de 6 niveaux sont plus vulnérables, à l’exception de ceux de plus de 50 m, dont la hauteur compense les effets d’ondulation (Tomas, Vanneph, 1988, p. 19). D’un autre côté, le problème tient également à l’irrespect de ces règlements, du fait de la corruption généralisée autour de l’attribution des marchés publics pour la construction des bâtiments publics (ministères, hôpitaux, écoles, services publics), et pour les logements sociaux collectifs (grands ensembles, comme sur les dalles de Tlatelolco) (Toscana Aparicio, 2017). Le cas de Tlatelolco est révélateur : le quartier est un grand ensemble du nord-ouest du centre de Mexico, pur fruit de l’architecture moderne fonctionnaliste (de Mario Pani). Élevé pendant le « Miracle mexicain » des années 1950-1960 à la place de la ceinture de taudis qui entourait le centre-ville, il s’agit de constructions de logements sociaux pour une classe moyenne de petits fonctionnaires. Mais les constructions de ces grands ensembles révèlent des malfaçons : économies sur le ciment, fraudes sur les contrôles techniques de résistance des bâtiments, fraudes sur les normes parasismiques et mauvais entretien. Lors du séisme de 1985, des immeubles de 15 à 22 étages s’effondrent et piègent des centaines de personnes ; l’État est clairement désigné comme responsable. La comparaison du potentiel préventif des mesures mises en place avant chacune des deux catastrophes, à 32 ans d’intervalle, est donc difficile, tant le bilan de 1985 a fait l’objet de polémiques importantes.

28 En réaction à ces polémiques, naissent deux tendances qui persisteront dans les négociations entre la société civile et les autorités, au-delà de la seule situation post-

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crise : d’une part, la perte de confiance structurelle des populations dans la capacité du régime à résoudre leurs problèmes concrets ; d’autre part, la recherche par le pouvoir de nouvelles modalités d’interventions susceptibles de redorer le blason de l’action publique, en réutilisant le terme de « solidarité » par exemple (Melé, 1998). À l’échelle du pays, se cristallise progressivement une défiance des Mexicains vis-à-vis du pouvoir du PRI : c’est à grand renfort de fraudes électorales que le pouvoir évite de peu la victoire de l’opposition dans l’État du Chihuahua en 1986 ; en 1988, lors des élections fédérales, c’est une nouvelle fois par des fraudes grossières que le PRI parvient à se maintenir au pouvoir avec Salinas de Gortarri. La gauche, qui estime s’être fait voler l’élection, s’ancre à Mexico, sans parvenir au pouvoir : le District Fédéral (DF, devenu CDMX en 2016), sous le contrôle d’un régent nommé par le Président de la République lui-même, voit une part croissante des organisations sociales réclamer plus de pouvoir. C’est finalement en 1997 qu’ont lieu les premières élections pour le gouvernement de la capitale, voyant la victoire de la gauche. En 2000, enfin, l’opposition, de droite cette fois, ravit la victoire au PRI à la présidence de la République.

29 En 2017, le paysage politique s’est recomposé par rapport à 1985 et la préparation des autorités comme de la population a été considérablement repensée. Si des voix se sont élevées sur les failles de l’organisation des secours officiels, la militarisation systématique de l’intervention de l’État et l’instrumentalisation politicienne de l’assistance aux victimes, la remise en question des institutions telles qu’elle avait pu émerger au lendemain de 1985 ne semble pas aussi profonde fin 2017. D’une part, entièrement revus depuis 1985, les règlements dorénavant très stricts de construction et d’urbanisme ne sont pas directement incriminés dans leur forme en 2017, mais plutôt dans le contrôle de leur application pour les constructions privées, la mise aux normes de bâtiments anciens et l’inspection régulière des infrastructures publiques24. D’autre part, leur respect intégral dans les constructions de logements reste illusoire, quand les deux tiers de la population de la ville résident dans des quartiers nés d’une production au sein du secteur informel : cette production populaire est par définition en dehors du cadre légal stricto sensu au moment des premières constructions et les moyens des résidents dans les premiers temps sont généralement limités à l’urgence à se loger. Or, si l’État peut être incriminé pour les manquements sur les infrastructures publiques, sa responsabilité juridique dans les dommages dans les quartiers populaires reste plus difficile à établir.

30 Enfin, les critiques récentes se sont aussi concentrées sur les avis d’expulsion- relogement, l’attitude de la classe politique quant aux dons aux sinistrés, ou encore sur le rétablissement des services publics, comme l’eau et l’électricité – sujets éminemment politiques et révélant les carences structurelles de l’intervention de l’État pour les populations résidentes des zones urbaines marquées par la pauvreté. Sur la gestion post-crise, les revendications sont aussi particulièrement sensibles sur le versement des financements sur le fonds d’urgence mexicain pour la gestion des désastres naturels (FONDEN – Fondo de Desastres Naturales) ainsi que, à l’échelle de la Ville de Mexico, sur la difficile mise en place en 2017 d’une Commission pour la reconstruction25 – créée fin octobre 2017, mais dont le président et plusieurs membres ont démissionné face au scandale de l’opacité des financements et des modes d’attribution des indemnisations envisagés26.

31 Le bilan relativement léger de 2017 semble avoir permis pour le moment d’éviter à l’État mexicain un séisme politique majeur, aussi bien sur sa gestion des crises que sur

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ses orientations sociales et urbanistiques. Pour autant, le bilan est loin d’être une réussite : les critiques lourdes quant à la gestion de la reconstruction, des indemnisations et des relogements et aux inégalités que cette gestion suppose, sont à suivre de près dans les mois27 et années à venir. De manière générale, la catastrophe récente éclaire d’une lumière crue les choix des dernières décennies en termes de production et de gestion urbaines, et les inégalités qui en découlent.

Les leçons tirées de 1985 ?

32 Le nombre a priori léger de victimes et de dégâts matériels graves à Mexico laisse supposer une meilleure gestion du risque sismique par rapport au « premier » 19 septembre. En effet, le traumatisme de 1985 a constitué un référentiel incontournable dans la mémoire collective. Si la préparation aux catastrophes a été entièrement revue dans la société mexicaine, la géographie résidentielle dans la métropole a également connu de profondes recompositions en 32 ans, à lire sous l’angle des politiques urbaines déployées depuis lors.

Le Mexique mieux préparé

33 La catastrophe de 1985 a ainsi constitué un référent exigeant dans la préparation de la société et des infrastructures mexicaines face à l’aléa sismique.

34 Globalement, le séisme de 1985 a directement impliqué la mise en place progressive d’un arsenal scientifique, technique et juridique très élaboré de prévention et de gestion des risques à l’échelle de tout le pays (Morán Escamilla, 2017). Dès 1986, est créé un système de coordination des secours : le SINAPROC (Système national de protection civile), en collaboration étroite avec le gouvernement japonais, dont l’appui scientifique, technique et financier a été très important. En partenariat avec l’Université Nationale Autonome de Mexico (UNAM, la plus importante du pays), a été créé en 1990 le CENAPRED (Centre national de prévention des désastres), organisme administratif, instrument technique du SINAPROC chargé i) des recherches académiques pour une meilleure connaissance des risques, ii) de la mise en place des systèmes d’information et d’alertes en cas d’aléa, iii) de l’élaboration des politiques publiques de gestion des risques, et iv) de la formation nationale à une culture du risque28.

35 Outil majeur en cas de crise, le SASMEX® (Système d’Alerte Sismique Mexicain) est au cœur du dispositif de gestion de l’urgence : pionnier à l’échelle mondiale, il a été mis en place par une association civile, le CIRES (Centre d’Instrumentation et d’Enregistrement Sismique)29, partenaire du CENAPRED. Un réseau de capteurs sensibles aux ondes sismiques disposés le long de la côte Pacifique (dans les États du Jalisco, Colima, Michoacán, Guerrero, Oaxaca, Chiapas) ainsi que dans l’État de Puebla (sur l’arc néovolcanique) mesure en temps réel l’activité sismique. En cas de séisme potentiellement dévastateur, l’information est transmise par ondes radio (plus rapides que les ondes sismiques) à un système de relais déclenchant une alerte publique dans les villes susceptibles d’être touchées, le SARMEX® (système des alertes de risques mexicain)30. La population est prévenue par sirènes et par messages sonores diffusés i) par la radio et la télévision, ii) par un réseau de 25 000 radiorécepteurs, iii) par haut- parleurs dans les espaces publics et iv) depuis novembre 2017, par application

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smartphone (application 9-1-1)31 . Elle peut alors anticiper les secousses et se mettre à l’abri. Ironie du sort, si ce système a bien fonctionné le 7 septembre (lors du séisme du Chiapas) et le 19 septembre 2017 à 11h (lors de l’exercice anniversaire de simulation), il n’a pas pu alerter la population suffisamment tôt 2h14 plus tard, en raison de la proximité de l’épicentre et du temps extrêmement limité entre la détection de signes précurseurs et les ondes destructrices ; les alarmes se sont déclenchées en même temps que les premières secousses.

36 L’institutionnalisation progressive post-1985 de la prévention du risque par la mesure et l’alerte a ainsi permis une meilleure préparation collective de la société mexicaine en cas de crise. Mais la gestion en amont, pendant et après la crise passe aussi par un travail de fond sur les constructions et sur la formation des populations.

37 Depuis 1985, d’un point de vue technique, les autorités ont réagi, par des politiques urbanistiques diverses, afin de tenter une relative rénovation du centre (en 1985, essentiellement constitué de bâti dégradé fragilisé), et par une meilleure prise en compte du risque sismique en règle générale. En plus des normes, techniques et matériaux de construction améliorés, la connaissance des caractéristiques physiques des séismes et du sol de la vallée de Mexico est aujourd’hui très fine et permet une cartographie précise des zones à risques (illustration 3).

38 Du point de vue de la prévention sociétale, les populations sont aussi beaucoup mieux formées dès l’école aux bons réflexes à avoir en cas de séisme : exercices d’entrainement, évacuation des bâtiments32, recherche et localisation des points de réunion extérieurs et/ou des « triangles de vie » pour se réfugier à l’intérieur des bâtiments en cas d’évacuation impossible, constitution de kits de survie, comportements à suivre, etc. Les universitaires et les institutions publiques, comme la Protection Civile, le CENAPRED et le Gouvernement33, participent à la circulation d’informations de sensibilisation au risque sismique (illustration 7). Ce travail de fond de formation a été déterminant en 2017, et a été capitalisé aussi et surtout dans l’efficacité des opérations de secours.

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Illustration 7 - Infographie du Secrétariat gouvernemental et de la Protection Civile illustrant les consignes à respecter avant, pendant et après un séisme

En cas de séisme, avant prépare-toi : Prépare ton plan familial de protection civile ; Organise et participe à des exercices d’évacuation ; Identifie les zones de sécurité ; Vérifie les installations de gaz et d’électricité ; Fais des provisions d’aliments impérissables et d’eau Pendant, agis : Éloigne-toi des fenêtres et des objets qui peuvent tomber ; Garde ton calme et dirige-toi dans une zone de sécurité ; Coupe l’alimentation en gaz et en électricité ; Éloigne-toi des pylônes et câbles électriques et des auvents ; Gare toi éloigné des immeubles élevés Après, vérifie : Vérifie l’état de ton logement ; N’allume pas d’allumettes ni de bougies avant d’être sûr qu’il n’y a pas de fuite de gaz ; Utilise le téléphone uniquement pour les urgences ; Reste informé, ne propage pas de rumeurs et attend les recommandations des autorités ; Souviens-toi qu’il peut y avoir des répliques : pour cela, reste en alerte. Ces 200 dernières années au Mexique, il y a eu 75 séismes remarquables ayant entraîné des dégâts ou des pertes ; dans ces derniers, 60 étaient de magnitude supérieure à 7. L’application rigoureuse des règles de construction réduit la possibilité de pertes et de pertes humaines et matérielles. Source : Extrait de la page Web du Gouvernement « #Sismos antes, durante y después. #Infórmate » : https://www.gob.mx/segob/articulos/sismos-antes-durante-y-despues-informate [consulté le 18 décembre 2017].

39 Tous les foyers doivent disposer d’un Plan familial de Protection Civile – listant les membres du foyer et les consignes de prévention, ainsi que celles à respecter en cas d’urgence – et d’un Manuel de Protection Civile (Ciudad de México, 2017b ; Secretaría de Gobernación, Sistema Nacional de Protección Civil, CENAPRED, 2014 ; 2017).

40 Cette meilleure préparation multidimensionnelle des Mexicains à la gestion de crise lors d’un séisme, directement liée au traumatisme de 1985, explique en partie le bilan de 2017 par rapport à celui du séisme survenu 32 ans plus tôt.

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Le traumatisme de 1985 comme clef de lecture de la géographie de la ville

41 Les séquelles démographiques, urbanistiques et socio-spatiales du séisme de 1985 restent encore d’actualité pour comprendre la géographie de la ville, que l’on observe la morphologie et le volume urbains d’une part, ou la dynamique d’urbanisation d’autre part.

42 Premièrement, la forte densité de la métropole34 tranche avec le paysage urbain majoritairement horizontal. Cette « horizontalité » est liée à la patrimonialisation en 1987 du centre-ville par l’UNESCO et au rôle qu’a joué l’INAH (Institut national d’anthropologie et d’histoire) dans sa « protection » des nouvelles constructions. Elle est aussi l’héritage du traumatisme du séisme relativement aux constructions verticales. L’effondrement d’une grande partie des immeubles hauts a ainsi participé à ralentir la construction d’édifices verticaux dans les zones centrales jusqu’au milieu des années 2000.

43 Deuxièmement, l’étalement renvoie à l’image de Mexico comme vieux symbole de la mégapole « dévorant » ses périphéries, dimension classique de l’urbanisation d’une ville du Sud depuis 70 ans. Comme dans toutes les villes connaissant un processus de métropolisation, les mobilités résidentielles intra-urbaines, globalement centrifuges, sont le principal moteur de la croissance et des reconfigurations des territoires urbains, au centre comme dans les périphéries. À Mexico, la décroissance du centre et le peuplement périphérique ont été accélérés par la crise de 1985, même si le déclin démographique du centre commence dès les années 1970. La place des périphéries « récentes » est majeure : en 2010, 40 % de la population de la métropole vit dans les espaces construits depuis 1980.

44 Pour autant, la crise de 1985 n’explique certainement pas l’intégralité des dynamiques urbaines (Bataillon, 1988 ; Tomas, Vanneph, 1988). La crise a joué rôle d’accélérateur de ces dynamiques courant sur des pas de temps plus longs et largement amorcées avant 1985. L’articulation des échelles spatiales et temporelles, marquées à la fois par des processus urbains « longs » et par la dimension ponctuelle de la crise, questionne les problématiques et les évolutions des espaces résidentiels qualifiables de « populaires », les plus vulnérables au moment des évènements sismiques majeurs – en 1985 dans le centre dégradé, en 2017, dans les périphéries orientales et méridionales nées dans l’informalité. La production du logement du « plus grand nombre » s’est traditionnellement opérée sous trois formes à Mexico : les petits logements taudifiés de l’hypercentre d’abord (largement remis en question après 1985), les logements sociaux accessibles au moyen du crédit immobilier aidé pour une partie ensuite, et les « colonies populaires35 » nées dans l’illégalité en périphérie pour l’immense majorité, enfin. Ces trois types de production résidentielle éclairent l’acuité et l’articulation des enjeux autour de la gestion de la pauvreté et de l’accès au sol et au toit urbains pour les catégories populaires. De la même façon, ces productions questionnent la gestion des réserves foncières en périphérie, dans un contexte de pression toujours plus forte sur les terres non encore urbanisées et, depuis les années 1990, de financiarisation de la production urbaine avec la libéralisation du secteur bancaire couplée à la privatisation progressive de réserves foncières auparavant officiellement protégées de la rente par l’État.

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45 Dans ce contexte, le séisme de 1985 a contribué à rebattre les cartes des relations entre centre et périphéries ; et le cadre urbanistique s’est reconstruit autour des enjeux structurels alors mis en relief. Le séisme de 2017 quant à lui, même moins catastrophique, souligne encore les permanences et la réécriture des inégalités socio- spatiales dans la métropole.

1985 : de la reconstruction à la rénovation pour changer le centre de Mexico

46 La catastrophe de 1985 a eu des conséquences irrémédiables du point de vue social et politique dans l’aménagement urbain (Bataillon, 1988 ; Tomas, Vanneph, 1988 ; Coulomb, 2010 ; Melé, 1998).

47 Une fois les gravas déblayés et le risque des épidémies de typhus écarté, l’urgence porte très rapidement sur le relogement des sinistrés. Mais les politiques urbaines qui suivent la crise dépassent largement le cadre des espaces sinistrés. Inscrites dans un programme plus large de résorption de l’habitat insalubre, ces politiques accélèrent des changements sociaux, économiques et politiques majeurs en termes de division socio- résidentielle – amorcés avant la crise pour une partie d’entre eux.

48 Ces politiques de rénovation autorisent dans un premier temps le maintien des catégories modestes dans les espaces centraux, par un relogement sur place. Dans un deuxième temps, ces politiques stimulent aussi l’accession à la propriété des résidents, modestes, principalement locataires de vecindades36. Cette accession à la propriété vise une « responsabilisation » des résidents pour l’entretien du parc immobilier (selon l’idée prônée par de Soto, 2000) et une intégration au marché immobilier d’espaces auparavant bloqués – du fait de la structure locative, de la dégradation des quartiers et de la faible pression immobilière depuis la crise de 1982 –, préparant en cela des « mouvements fonciers et des substitutions sociales » (Tomas, Vanneph, 1988, p. 21) qui voient leur développement surtout à partir des années 2000. À moyen terme, la spéculation immobilière sur les quartiers centraux, une rentabilisation plus efficace, la circulation des biens immobiliers sur le marché, voire une gentrification potentielle, un filtrage de population, et la sortie des plus modestes de ces parcs à la localisation stratégique sont permis.

49 Ainsi, le caractère ponctuel et exceptionnel de la crise de 1985 permet la mise en place d’un arsenal urbanistique dérogatoire, touchant des problèmes plus structurels de pauvreté urbaine. Parmi les dérogations les plus marquantes, on peut évoquer les décrets d’expropriation d’octobre 1985, base de la politique de renouvellement urbain, rénovation (surtout) et réhabilitation, le RHP (Rénovation Résidentielle Populaire – Renovación Habitacional Popular), piloté par l’État, Fase II ou encore Casa Propria (Tomas, Vanneph, 1988 ; Melé, 1998). Le séisme devient ainsi catalyseur de politiques, de toute façon nécessaires, car répondant à des processus structurels d’une part, de dégradation du centre et à des problèmes liés au logement insalubre, d’autre part, de peuplement métropolitain en périphérie. Ces grandes interventions financées par l’État et des emprunts à la Banque mondiale, permettent de « traiter » davantage la densité et la pauvreté urbaines plutôt que les dégâts liés au séisme d’alors (Tomas, Vanneph, 1988 ; Melé, 1998). La logique est clairement politique : d’un côté, concentrer l’action sur les quartiers pauvres, vétustes, dégradés, là où les tentatives de rénovation précédentes avaient échoué; de l’autre, éviter à la gauche de faire des pauvres contestataires du

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centre son terreau électoral. L’État exproprie, rachète les terrains, démolit, reconstruit ou, pour certains cas rares, réhabilite, revend aux anciens locataires à des prix subventionnés (via des crédits aidés, y compris pour les « non-salariés »37), le tout, en concertation avec des organisations sociales. Les premières urgences traitées, les programmes suivants visent directement le logement des pauvres, leur accession à la propriété et la dé-densification des espaces centraux, avec des constructions en périphérie. Ces politiques de reconstruction laissent sans surprise des « oubliés » : les pauvres des quartiers occidentaux, espaces catégorisés comme « moyens » ou « riches » d’une part, les bénéficiaires des politiques plus tardives, contraints de se déplacer en périphérie pour acquérir un logement à la place de leur ancien d’autre part.

50 Trente-deux ans plus tard, si les zones centrales sont aussi touchées, elles ne le sont pas aussi violemment et elles ne sont pas les seules. Le séisme ne frappe pas le même « visage social ». Comment comprendre l’inscription urbaine différenciée des deux catastrophes ?

La mise au jour des fragilités de Mexico

51 Le séisme de 2017 s’inscrit ainsi dans une géographie résidentielle renouvelée, et dans un contexte où les quartiers populaires restent encore dans l’ombre. En 1985, les espaces populaires touchés étaient au centre, tandis qu’en 2017, les espaces populaires touchés sont en périphérie – l’impact du séisme ne se concentrant pas au même endroit d’un côté, le centre étant moins dégradé de l’autre.

Le résultat des recompositions de la géographie sociale de la ville en 32 ans

52 En 2017, le silence relatif sur les espaces populaires est à relier au fait que les dégâts massifs y sont moins visibles d’abord, que les carences en termes de conditions socio- résidentielles y sont structurelles ensuite, qu’aucune politique urbaine d’envergure n’y est planifiée sur le court ou moyen terme – les périphéries apparaissant moins stratégiques (économiquement et symboliquement) que le centre – enfin. Une première approche des contextes socio-résidentiels de la métropole au moment de chacune des crises est permise par la comparaison des structures spatiales issues de la combinaison de variables sociodémographiques définies de manière identique dans les recensements de 1990 et de 2010 – cette analyse de l’évolution de la division sociale de l’espace ayant fait l’objet de travaux antérieurs (Ribardière, Valette, 2013) (illustration 8).

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Illustration 8 – Deux catastrophes, deux contextes sociaux spatiaux ?

53 La confrontation de la spatialisation des dégâts et de la géographie sociale de la métropole met en avant le fait qu’en 1985 comme en 2017, les zones affectées renvoient à la fois à des quartiers « privilégiés » et à des quartiers « populaires ». Du point de vue des contextes socio-spatiaux, les conditions sociodémographiques « s’améliorent » dans l’ensemble de la ville à vingt ans d’intervalle selon la lecture permise par la structure par âge et le niveau de diplômes. Du point de vue des zones touchées par des dégâts, les différences internes observables à chaque date permettent de souligner le caractère hétérogène des profils sociodémographiques. Aujourd’hui, on lit les recompositions opérées dans les zones centrales par les politiques urbaines postérieures à 1985 qui lissent les contrastes socio-spatiaux dans les zones affectées en 2017. D’un côté, les quartiers de concentration des catégories supérieures et ceux gentrifiés de la Condesa, Roma, Del Valle et Narvarte, à l’ouest et au sud de l’hypercentre, sont aussi ceux ayant connu de profondes recompositions en termes de renouvellement de population et de valorisation du marché foncier et immobilier ces trente dernières années (Hiernaux, 2003 ; Salinas, 2013 ; Delgadillo et al., 2015 ; Díaz, 2016). Densifiés et théâtre d’une bulle spéculative spectaculaire depuis les années 2000, ces quartiers sont le symbole d’une métropole du « premier monde », vitrine pour l’élite mexicaine et pour les médias internationaux, meurtrie en 2017. De l’autre côté, la vulnérabilité est aussi, comme 32 ans plus tôt, accrue dans les quartiers populaires : contrairement à 1985 où ces quartiers populaires se situaient dans les zones centrales, ceux touchés en 2017 se localisent surtout en périphérie de la métropole, les rendant moins visibles aux yeux du monde et des habitants de la ville en général. Cette dispersion des dommages actuels dans les quartiers marqués par la précarité en périphérie participe aussi en ce sens à leur moindre visibilité (illustration 9)38.

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Des dégâts toujours révélateurs de la division sociale de l’espace

54 Les délégations d’Iztapalapa et de Tláhuac ont, en 2017, connu d’importants dégâts matériels et une désorganisation sévère des services, même si elles ont moins fait la une de l’actualité nationale et internationale et même si les dommages sont présentés comme moindres par rapport au centre-ouest. Au cœur de la zone lacustre d’amplification des ondes et au-dessus d’un système dense de failles, dans la seule délégation d’Iztapalapa, bien que l’on ne recense qu’un seul effondrement, 8 500 logements présentent des dommages et 3 000 sont menacés de démolition suite au séisme selon le quotidien La Jornada du 25 septembre 201739. À Xochimilco, délégation populaire plus connue du grand public pour ses chinampas 40, selon le quotidien El Universal du 17 novembre, on recense près de 4 800 dommages, dont la majorité sur des logements41, ou encore 3 000 autres à Tláhuac42.

55 Ainsi, dans des zones au sol ferme de la périphérie, où le séisme de 1985 avait fait peu de dégâts, le séisme de 2017 a été au contraire particulièrement ressenti et destructeur : au sud de Xochimilco, où l’amplification des ondes a été forte43, dans la délégation périurbaine populaire de Milpa Alta, à 2 500 mètres d’altitude, Jose Luis, 45 ans, témoigne sur WhatsApp : « J’ai bien pensé que ma maison allait se désagréger. Ça a été véritablement horrible (…). J’ai vécu des heures bien angoissantes (…). Il n’y a plus de courant électrique. (…). Ça s’est ressenti super puissamment. (…). Pour moi, ç’a été plus fort que celui d’il y a quelques jours [le 7 septembre] et plus fort que ceux de 1985. J’ai vraiment eu peur. Beaucoup. J’ai cru que la maison allait s’effondrer ». Jose Luis, San Pedro Atocpan, Milpa Alta, CDMX, 20 septembre 2017.

56 L’inégalité dans le traitement des dégâts est prégnante. À la différence des zones centrales qui, malgré leur hétérogénéité socio-spatiale (même déclinante), sont pleinement intégrées aux plans d’urbanisme locaux et étatiques, les dégâts localisés dans des zones urbanisées en dehors des cadres légaux relatifs à la tenure et aux règles d’urbanisme sont beaucoup plus problématiques pour les résidents concernés. Les propriétaires et locataires ne peuvent prétendre à une prise en charge des réparations ni à une aide d’urgence de la part de l’État : lors des diagnostics établis par les experts dépêchés par les pouvoirs publics pour évaluer les dommages, des zones entières d’installations irrégulières n’ont pas fait l’objet de visites, du fait de leur situation dans des zones non urbanisables. À ce titre, plusieurs milliers de sinistrés ne peuvent entrer dans l’enveloppe du FONDEN. À Xochimilco par exemple, dans les zones des chinampas, comme dans les quartiers construits sur les pentes des collines, le caractère illégal de l’installation empêche la prise en compte de plus de 1 600 logements dans l’aide publique aux sinistrés44, aggravant en cela les conditions de vie dans des espaces déjà caractérisés une forte prégnance de la pauvreté (illustration 9). Cette marginalisation des périphéries populaires, plus crue encore qu’en 1985, souligne le caractère ségrégatif de la gestion de la crise, creusant encore un peu plus les inégalités à l’échelle de la ville et au sein même des périphéries populaires, entre zones légalisées et zones encore irrégulières.

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Illustration 9 – Division sociale de l’espace résidentiel et dégâts du séisme de 2017

57 En 2017, les réseaux ont aussi subi de graves dommages, surtout dans les zones populaires. Après la secousse, 4.8 millions de foyers sont plongés dans le noir et le service d’approvisionnement en eau est totalement coupé dans les municipalités du sud et de l’est de la métropole, à Nezahualcóyotl, La Paz, Iztacalco, Iztapalapa, Thláhuac ou encore Xochimilco – service qui n’est que partiellement remis en fonctionnement début décembre 201745. Les caractéristiques physiques expliquent les dégâts importants sur les réseaux dans les quartiers orientaux construits sur les sols meubles. Mais la localisation même des quartiers populaires sur ces sols reste une dimension à rappeler : l’essentiel des espaces urbanisés sur l’ancienne zone lacustre renvoie à des colonies populaires encore aujourd’hui marquées par une surreprésentation des indicateurs de pauvreté (illustration 9). La fragilité et les carences du réseau et la vulnérabilité sociale qui en découle dans ces espaces sont aussi structurelles, indépendamment de l’aléa. Le réseau dans des municipalités aux populations peu solvables est globalement mal entretenu et souffre d’un manque d’investissement chronique, le rendant plus sensible aux fuites et aux ruptures totales en cas de séisme. De plus, des quartiers périphériques entiers non reconnus officiellement dans la zone urbaine pâtissent structurellement d’une absence d’adduction d’eau ou d’une connexion insuffisante aux réseaux dans leur ensemble, situation que le séisme aggrave encore46. Dans des colonies populaires où le réseau était existant avant le séisme comme dans celles où il ne l’était pas, les pouvoirs publics ont organisé des rotations de camions-citernes d’eau potable publique pour pallier la crise, mais ce service s’est rapidement avéré insuffisant, relayé par des entreprises privées, alourdissant dramatiquement les factures en conséquence.

58 L’ancrage des conséquences du séisme dans la division sociale de l’espace urbain est ainsi souligné. Ces conséquences exacerbent les inégalités, à l’échelle de la métropole et au sein même des périphéries populaires. Le croisement entre risque et ségrégation est

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une nécessité heuristique dans l’approche des vulnérabilités urbaines, au Mexique comme dans d’autres cas (Sierra, 2009) : il se comprend notamment par l’observation des permanences et des changements dans les politiques urbaines à l’origine de cette réécriture de la division sociale métropolitaine.

Le contexte des politiques urbaines en périphérie et dans le centre

59 Le séisme de 2017 remet en lumière les enjeux soulevés par l’urbanisation périphérique pour le « plus grand nombre », que celle-ci renvoie aux colonies populaires ou aux lotissements légaux de maisons en accession à la propriété aidée. Il soulève aussi les enjeux de la redensification des zones centrales depuis une dizaine d’années.

60 Dans les colonies populaires où se logent encore en 2010 les deux tiers de la population de la métropole, l’enjeu principal reste depuis 70 ans celui de la régularisation, recouvrant l’ensemble des processus donnant un caractère durable et solide aux installations, dans un contexte politique de « paix sociale institutionnelle », entre populisme et imbroglio juridique (Valette, 2016). Triple processus normalement exceptionnel de titrisation, d’arrivée des services urbains, et de changement de l’usage des sols, la régularisation s’est transformée en pilier principal de la gestion de l’espace urbain. L’abrogation de la réforme agraire en 1992, qui prévoyait une titrisation des terres (une « certification ») en autorisant la fin de la propriété collective, n’a pas abouti : cette réforme ne concerne surtout que ceux qui ont « déjà » des droits agraires sur les terres en question, excluant en cela les « nouveaux urbains » venus s’installer, à l’exception des grands opérateurs immobiliers qui ont pu profiter de l’aubaine.

61 En dehors des colonies populaires, la production de logements sociaux légaux renvoie d’un côté aux grands ensembles construits dans les années 1950 et 1980, de forme verticale, comme ceux qui se sont effondrés en 1985 à Tlatelolco, et de l’autre, aux lotissements géants construits par des promoteurs privés dans les années 2000, de forme horizontale. Depuis le milieu des années 1990, la libération du foncier dans certaines communautés de la périphérie de Mexico avec la réforme de 1992 a attisé les convoitises des grands groupes immobiliers, au sein d’un système financiarisé où l’articulation avec les groupes bancaires permet de grandes circulations de capitaux basés sur cette manne foncière, au Mexique comme dans la plupart des pays du monde (Bidou Zachariasen, 2014 ; Pírez, 2014 ; Rivière d’Arc, 2014 ; Salazar, 2014 ; Márquez- López, 2016 ; David, 2017 ). Ces groupes sont en effet très intéressés par l’opportunité d’écouler de grandes liquidités en construisant et en revendant des grandes quantités de logements neufs dans les périphéries pour le marché important des catégories populaires quittant le centre.

62 Depuis la fin des années 1990, les périphéries de Mexico ont été investies par ces promoteurs qui y ont construit des lotissements (conjuntos habitacionales) composés chacun de plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de petites maisons en série (illustration 10). Entre 1999 et 2017, le gouvernement de l’État de Mexico a délivré plus de 345 autorisations de projets dans la périphérie de Mexico : soit la construction potentielle de près de 712 000 logements, susceptibles de loger plus de 3,2 millions de personnes, notamment dans le nord et l’est de la métropole (SEDUR, 2017). Pour autant, ce modèle de constructions massives montre ses limites : en 2010, le recensement comptait dans ces municipalités plus de 420 000 logements vacants ; en 2012, les faillites des entreprises de construction se multipliaient. Ce parc vieillit

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particulièrement vite en raison de la qualité des matériaux utilisés et la population s’y renouvelle (Pírez, 2014 ; Salinas, 2016). Malgré les limites physiques et sociales de ce modèle d’urbanisation, la localisation dans des zones moins sensibles à l’aléa sismique et surtout le caractère légal des constructions restent des protections dont les colonies populaires n’ont pas bénéficié.

Illustration 10 - Conjunto urbano dans la banlieue nord de la métropole

Los Héroes Tecámac, Tecámac, État de Mexico. Auteur : J.-F. Valette, juillet 2017.

63 Enfin, les recompositions sociales dans les zones centrales ayant subi de gros dégâts en 2017 doivent être lues au regard de l’arsenal politico-juridique mis en place récemment et de l’évolution d’ensemble des acteurs et des mécanismes de l’urbanisation. Dès les années 1980, puis encore davantage dans les années 1990 et 2000, on observe à Mexico une requalification et une gentrification des zones centrales, elle-même rendue possible par les programmes de rénovation mis en œuvre après le séisme de 1985. Selon la logique néolibérale, le marché permet de densifier naturellement les espaces les plus valorisés. Cette valorisation a été accompagnée par des mutations importantes dans les politiques urbaines du DF-CDMX. Premièrement, le Bando Dos, appliqué entre 2000 et 2006 puis annulé en 2009, vise à limiter les constructions des ensembles résidentiels dans les délégations périphériques du DF, tout en les autorisant au centre. Or, avec cette pression sur le centre, les prix du foncier s’envolent et le centre devient inabordable (Ribardière, Valette, 2017) : une bonne partie des secteurs des délégations centrales (Cuauhtémoc, Benito Juárez, Alvaro Obregón et Miguel Hidalgo) se spécialisent alors dans la construction de bureaux et de logements de luxe (Peynichou, 2017) (illustration 11).

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Illustration 11 - Immeubles de standing fruit d’opérations immobilières récentes dans le péricentre

Colonia Del Valle, Benito Juárez, CDMX. Auteur : J.-F. Valette, juillet 2017.

64 Les mobilités résidentielles vers et depuis le centre soulignent une migration sélective : l’arrivée de couches aisées d’un côté, une émigration des catégories les plus pauvres n’ayant pas les moyens de se maintenir dans les zones centrales de l’autre (Paquette, Delaunay, 2009 ; Valette, 2014). Face à ce constat, les autorités de la CDMX mettent en place d’autres normes urbanistiques afin de coupler plus efficacement densification des zones centrales et lutte contre l’étalement. Mais la remise en question de l’homogénéisation socio-spatiale des zones centrales, du fait du renforcement de la spécialisation de ces espaces dans la résidence des catégories supérieures, est, quant à elle, plus sensible, tant les intérêts financiers sont lourds autour de la valorisation du foncier. Malgré des critiques qui s’élèvent autour de ce mode de production de la ville depuis le séisme de 201747, la remise en question de fond des logiques de rente foncière et immobilière qui le sous-tendent semble encore lointaine.

Conclusion

65 La crise du 19 septembre 2017 a rappelé ce que la catastrophe du 19 septembre 1985 avait déjà violemment éclairé au sujet d’une situation sociale et urbaine en place bien avant le séisme : les dynamiques et les résultats de processus ségrégatifs forts dans la métropole mexicaine.

66 La crise de 1985 a rebattu les cartes, par sa dimension ponctuelle : le séisme a accéléré le « vidage » du centre et la croissance périphérique, mais de manière complexe. Plus que le séisme en lui-même, ce sont bien les politiques urbaines – qui ont pu être accélérées dans le contexte spécifique de l’urgence –, qui sont à l’origine des évolutions.

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Ces politiques urbaines ont eu pour effets principaux d’abord une rénovation d’envergure du centre dégradé – le séisme ayant en ce sens constitué une véritable opportunité –, ensuite, la valorisation par la généralisation de la propriété. Après la dé- densification du centre où s’étaient localisés les dégâts les plus lourds de 1985, se sont très vite imposées les problématiques relatives à la limite de l’étalement urbain en périphérie, à la densification du centre qui permettrait d’enrayer cet étalement, et aux questions de gouvernance autour du développement urbain et de la coordination des acteurs métropolitains dans une ville à cheval sur deux États fédérés. Une trentaine d’années après 1985, les politiques de densification alimentent les enjeux de spéculation foncière et immobilière sur les espaces centraux et sur les périphéries, ainsi que l’exclusion des catégories pauvres toujours plus loin en périphérie.

67 Le séisme de 2017 remet en avant cette profonde division sociale de l’espace résidentiel, dans ses formes et dans ses moteurs. À travers les opérations de reconstruction, de relogement et d’indemnisations des victimes du séisme de 2017, c’est une nouvelle fois la gestion de l’État qui doit être observée dans ses mécanismes de régulation et d’intégration urbaine des populations vulnérables. Cette action de l’État autour de la production résidentielle pour le « plus grand nombre » implique aussi, sur le long terme, en périphérie, premièrement, la régularisation des colonies populaires construites dans l’illégalité, deuxièmement, l’accompagnement, voire « l’urbanisation » des ensembles résidentiels de logements sociaux. Enfin troisièmement, dans les zones centrales, la question d’une régulation pour maintenir une relative mixité sociale reste en suspens. Ces trois voies, si elles ne constituent pas des priorités politiques et si le bilan du séisme de 2017 ne semble pas les imposer, restent pourtant les plus efficaces pour réduire les vulnérabilités et des inégalités dans la société mexicaine, en particulier dans sa ville-capitale.

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NOTES

1. Terme espagnol « populaire » utilisé au Mexique pour renvoyer à un tremblement de terre, celui de 1985 constituant une référence dans la mémoire collective nationale. Les termes de « terromoto » ou de « sismo » peuvent aussi être utilisés – le temblor désignant plus régulièrement des tremblements de terre de moindre magnitude. 2. « Un autre 19 septembre meurtrier » pour El Milenio [http://www.milenio.com/epaper/]. « Une nouvelle fois, un 19 septembre » pour El Financiero [http://www.elfinanciero.com.mx/ paper]. « Comme toujours, la solidarité » pour La Jornada [www.jornada.unam.mx/2017/09/20/ portada.pdf]. 3. En 1985, outre le séisme du 19 septembre, Mexico est aussi frappée par une réplique très violente le lendemain, le tout, 10 mois jour pour jour après la catastrophe industrielle de San Juan Ixhuatepec dans la banlieue nord de Mexico où des explosions dans un complexe pétrochimique avaient causé la mort de 600 personnes. Début septembre 2017, une série d’inondations majeures paralysent totalement Mexico à plusieurs reprises, et le 7 septembre, un séisme d’une magnitude de 8.2 sur l’échelle de Richter (le plus violent au Mexique depuis 1932) dévaste l’isthme de Tehuantepec (Oaxaca, Chiapas, ressenti jusqu’à Mexico) faisant 98 victimes. 4. La zone métropolitaine de la Vallée de Mexico (ZMVM) est à cheval sur trois entités fédératives de la République des États-Unis du Mexique : la Ciudad de México d’une part, constituée de 16 délégations où résident 9 millions d’habitants, une partie de l’État de Mexico d’autre part, 59 municipes métropolitains où résident près de 12 millions d’habitants, un municipe de l’État d’Hidalgo enfin. 5. Voir la carte de la Protection Civile en ligne : http://www.atlasnacionalderiesgos.gob.mx/ archivo/eventos.html 6. Chiffres compilés par le journal Animal Politico : articles d’Aroche E., Ureste M. “Lo que el #19 S nos dejó: las víctimas, daños y damnificados en México” et “Los sismos de septiembre destruyeron 150 mil casas, la misma cantidad que se edificó en 2016” [http:// www.animalpolitico.com/2017/10/cifras-oficiales-sismo-19s/]. 7. Ce travail repose ainsi sur un ensemble varié de sources. Tout d’abord, la revue de presse a été réalisée sur les principaux quotidiens et hebdomadaires mexicains et internationaux au sujet du

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séisme du 19 septembre 2017, revue de presse courant du 20 septembre à la fin décembre 2017. Ensuite, il s’est agi d’analyser la bibliographie officielle et scientifique, foisonnante, sur les effets des crises sismiques au Mexique. Enfin, une connaissance des recompositions actuelles des parcs résidentiels de la métropole a été permise par un ensemble de travaux de terrain, réalisés entre 2009 et 2017, mobilisant des entretiens et l’observation directe auprès d’acteurs de la production immobilière dans la ville centrale et péricentrale d’un côté (consultants des secteurs publics et privés), et auprès d’habitants constructeurs et vendeurs dans des quartiers populaires périphériques de l’autre. 8. Le quotidien Huffington Post réalise par exemple une infographie pédagogique pour donner davantage de clefs de lecture sur chacun de ces séismes que la seule base de la date commune entre les catastrophes de 1985 et 2017 : Foster A., « Terremoto del 19 de septiembre : 1985 vs 2017 », [http://www.huffingtonpost.com.mx/2017/09/23/terremoto-del-19-de-septiembre-1985- vs-2017_a_23220573/] Par ailleurs, on peut citer le journal espagnol El Mundo (Athié-Chauvet P., « Seísmos en México : 1985-2017 [ http://www.elmundo.es/grafico/internacional/ 2017/09/20/59c2a68722601d61058b45e0.html] ou le blog mexicain Xataka (Campos T., « El temblor de 1985 en México liberó 32 veces más energía que el de 2017. ¿Qué significa eso? » [https://www.xataka.com.mx/ciencia/el-temblor-de-1985-en-mexico-libero-32-veces-mas- energia-que-el-de-2017-que-significa-eso]. 9. Estimation encore approximative aujourd’hui, largement supérieure aux bilans officiels ne prenant pas en compte les nombreux disparus dans les décombres (Bataillon, 1988). 10. Mais moins que celle qui a touché le sud du Mexique le 7 septembre 2017, d’une magnitude de 8.2. 11. Ou échelle d’intensité de Mercalli Modifiée. Cette échelle a été conçue pour mesurer l’intensité d’un séisme en décrivant, en un lieu donné, ses effets sur des objets naturels, des installations humaines et sur les êtres humains eux-mêmes. L’intensité est à distinguer de la magnitude qui mesure l’énergie libérée par un séisme. 12. Type de séisme différant des séismes de subduction, plus rare, car situé à l’intérieur de la plaque tectonique, éloigné de la zone de subduction, cette dernière étant située au Mexique sur la côte Pacifique. Le séisme du 7 septembre 2017 est aussi un séisme intraplaque. Mexico est ainsi exposée à ces deux formes d’activité sismique. 13. Mesure par la vitesse d’accélération des ondes sismiques et ses effets différenciés, en termes de dégâts, selon la période des ondes, la nature du sol, la qualité de l’infrastructure et la hauteur de la construction. 14. On trouvera sur le site du New York Times une animation pédagogique de cet effet local de résonnance des ondes sismiques : voir l’article de D. Watkins et J. White du 22 septembre 2017 « Por qué la geografía de la Ciudad de México agrava los sismos » [https://www.nytimes.com/es/ interactive/sismo-ciudad-de-mexico-geografia-terremoto/]. 15. Sur des sols meubles comme dans le centre et l’est de la ville, l’amplification des ondes peut être 50 fois plus importante que sur des sols fermes, non lacustres, comme en périphérie sud et ouest de la ville. Toutefois la vulnérabilité des constructions et les dégâts observés sur les bâtiments en 1985 et en 2017 ne répondent pas à une seule question de géolocalisation et de composition du sous-sol, mais à la nature des ondes sismiques elles-mêmes qui impactent différemment les constructions selon leurs hauteurs respectives : les ondes aux périodes d’oscillation longues (plus de 2 secondes) endommagent davantage les structures de grande hauteur (comme en 1985), tandis que les ondes aux périodes plus courtes sont dangereuses pour les constructions basses (Cruz Atienga et al., 2017). 16. Voir l’atlas des dangers et risques de la Ville de Mexico (http://www.atlas.cdmx.gob.mx/) et l’atlas de vulnérabilité du CENAPRED (http://www.atlasnacionalderiesgos.gob.mx/). 17. La colonia, dans le contexte mexicain, peut renvoyer à l’image du quartier. Nous utiliserons la traduction française, par définition insuffisante, de colonie.

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18. C’est dans ce dernier quartier qu’a eu lieu l’effondrement de l’école Enrique Rebsamen faisant 26 victimes, principalement des enfants. Pendant plusieurs jours, les médias tiennent en haleine le monde entier avec les opérations de secours autour d’une petite « Frida Sofia » qui en réalité n’a jamais existé. 19. La « décennie perdue » renvoie à la crise de la dette qui éclate en 1982 et implique inflation, austérité et privatisations massives jusqu’aujourd’hui. Cette crise est à comprendre au regard des effets de la fermeture du marché, jusque-là permis par des politiques protectionnistes et des investissements massifs de l’État dans les infrastructures, impliquant un endettement, occulté par les revenus de la manne pétrolière du pays. En 1982, le pays ne peut plus rembourser sa dette et frôle la banqueroute. 20. En 1980, les quatre délégations centrales concentraient 80 % des services et près de 20 % de la population de la ville. En 2015, elles concentrent encore un tiers des emplois métropolitains, mais plus que 8 % de la population. 21. Voir la carte en ligne : https://www.google.com/maps/d/viewer? mid=13B_gbt3e5RWk_6xQoQ15xxhGOFs&ll=19.483553978325173%2C-99.03597426784381&z=12. Cette carte a d’ailleurs été reprise par la Protection Civile mexicaine, cette fois à partir d’un fonds Open Street Map [https://www.gob.mx/proteccion-civil ; http:// www.atlasnacionalderiesgos.gob.mx/archivo/sismos.html]. 22. On peut citer à ce titre l’initiative Verificado19s, plateforme en ligne qui a pour objectif de vérifier et d’organiser l’information autour de la crise du 19 septembre 2017, afin de la rendre plus sûre et d’éviter la circulation de fausses informations. Voir en ligne : http:// www.verificado19s.org/ [consulté le 17 décembre 2017]. 23. On peut par exemple citer le collectif des Daminificados del Multifamiliar Tlalpan (Sinistrés du grand ensemble Tlalpan) très actif sur la question des expulsions-relogements des habitants d’un ensemble résidentiel, dénonçant les conditions dans lesquelles sont délivrés les avis publics et la fragmentation de l’action publique. Voir Villalobos A., “Damnificados del Multifamiliar Tlalpan denuncian condicionamiento de la Sedeso para entrega de dictámenes” sur Proceso.com [https://www.proceso.com.mx/522651/damnificados-del-multifamiliar-tlalpan-denuncian- condicionamiento-de-la-sedeso-para-entrega-de-dictamenes]. 24. Un article du New York Times évoque à ce titre les conflits d’intérêts potentiels entre les architectes-ingénieurs et les promoteurs immobiliers et les carences : Ahmed A., Franco M., Fountain H., « El terremoto revela falta de rigor en la applicación de normas de construcción en la Ciudad de México », New York Times [https://www.nytimes.com/es/2017/09/25/ciudad-de-mexico- sismo-terremoto-codigos-construccion/, consulté le 17 décembre 2017]. La polémique a notamment été relancée autour de l’effondrement de l’école Enrique Rebsamen. 25. Comisión para la Reconstrucción, Recuperación, y Transformación de la Ciudad de México (Commission pour la Reconstruction, Réhabilitation et Transformation de la Ville de Mexico). 26. “Renuncian titular y dos integrantes de la Comisión para la Reconstrucción de la CDMX; acusan falta de transparencia” dans Animal Político [https://www.animalpolitico.com/2018/02/renuncia- titular-comision-reconstruccion-cdmx/]. 27. En 2018 se déroulent des élections présidentielles au Mexique. 28. Le système national de protection civile s’ancre dans un cadre juridique bien déterminé depuis 2000. La protection civile est inscrite dans la Constitution de la République des États-Unis du Mexique ; elle est aussi cadrée au niveau national par la Loi Générale de Protection Civile, et à l’échelon inférieur, dans les Lois du Système de Protection Civile de chaque entité fédérative – État. 29. Voir : http://sasmex.net/alerta/. Le SASMEX est opérant depuis 1991 et a directement été mis en place suite au séisme de 1985, d’abord sous la forme du Système d’Alerte Sismique pour la Ville de Mexico (SAS), puis étendu au Oaxaca et à l’ensemble des États du Sud et de l’Ouest mexicain (CIRES, 2012).

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30. Voir : http://sarmex.com.mx/mdreieck/sarmex/. À l’origine, le système d’alerte concernait en premier lieu les écoles, hôpitaux et édifices gouvernementaux ; le dispositif a été largement élargi depuis. Voir aussi la carte de la couverture du Sarmex® sur leur site : http:// sarmex.com.mx/mdreieck/sarmex/cobertura/. 31. Voir l’application 911 CDMX : https://play.google.com/store/apps/details? id=com.desarrollo.c5.app_066_android_2&hl=es. 32. Tous les bâtiments publics sont équipés de plan d’évacuation en cas de séisme, avec les points de réunion d’une part, les routes d’évacuation d’autre part. 33. Les consignes en cas de séisme sont par exemple rappelées dans cette vidéo officielle du gouvernement de la Ville de Mexico [https://youtu.be/EfzkQoj1vZ8] ou dans celle de la Protection Civile et du CENAPRED [https://www.youtube.com/watch?v=WBNc_QO3BD4]. 34. 8 500 hab/km² en moyenne, voire jusqu’à 20 000 hab./km² dans les quartiers péricentraux populaires. 35. Traduction de colonia popular, terme générique utilisé au Mexique pour désigner un quartier populaire, des espaces urbains nés d’une production au sein du secteur informel. 36. Logements populaires de très petite taille dans du collectif dégradé où les conditions de vie sont difficiles : absence de sanitaires, sur-occupation – plusieurs familles se partageant 30 m². L’occupation repose sur un système de loyers bloqués depuis les années 1940 (loi sur le gel des loyers de 1942) – comme l’ont bien décrit Oscar Lewis dans Les enfants de Sanchez ou Taibo II dans Je paie pas le loyer, je fais grève. 37. Via le FONHAPO (Fideicomiso Fondo Nacional de Habitaciones Populares – Fidéicommis Fonds National des Habitations Populaires), destiné à procurer un crédit aux populations non salariées disposant de revenus faibles – inférieurs à 2,5 salaires minimums – pour l’aide à l’auto- construction ou l’amélioration de l’habitat. 38. Nous nous appuyons ici sur une typologie réalisée dans le cadre de travaux antérieurs (Ribardière, Valette, 2014). 39. Gómez Lopez L.,“Declaran Iztapalapa zona de desastre; 3 mil viviendas dañadas serán demolidas” [http://www.jornada.unam.mx/2017/09/25/politica/024n1pol]. 40. Souvent traduits comme « jardins flottants », les chinampas renvoient à un réseau de canaux et d’îlots artificiels constitués de boues et de roseaux, à l’origine, mobiles, puis peu à peu ancrés au fond du lac (Musset, 1991). L’ensemble forme ainsi des bandes de terres, destinées à être cultivées, dans des zones marécageuses. Les chinampas s’intègrent aujourd’hui à ce que F. Mancebo appelle « l’urbanoculture » de Mexico (2007), mais aussi à un ensemble d’activités touristiques organisées autour des promenades en trajineras (canots) à partir des différents embarcadères du Parc écologique, classé à l’Unesco. 41. Suárez G., « A casi dos meses del sismo, en Xochimilco denuncian que no hanrecibido recursos ». El Universal [ http://www.eluniversal.com.mx/metropoli/cdmx/casi-dos-meses-del-sismo- xochimilco-denuncia-que-no-ha-recibido-recursos]. 42. Article « Sismo dejó sin agua y en crisi al sur-oriente de la Ciudad de México » dans Animal Político [http://www.animalpolitico.com/2017/10/sismo-agua-crisis-sur-oriente-ciudad/, consulté le 17 décembre 2017]. 43. Une vidéo consultable sur YouTube donne une idée de l’intensité du séisme dans le sud de la ville : « Turistas graban terremoto en Xochimilco olas gigantes » [https://www.youtube.com/watch? v=G9v6Yy5l5jQ]. 44. Selon Suárez G., « A casi dos meses del sismo, en Xochimilco denuncian que no hanrecibido recursos ». El Universal [ http://www.eluniversal.com.mx/metropoli/cdmx/casi-dos-meses-del-sismo- xochimilco-denuncia-que-no-ha-recibido-recursos]. 45. Voir les articles de presse suivants sur le sujet : López J., « Sismo provoca crisis de agua histórica en el valle de México » dans Excelsior [http://www.excelsior.com.mx/comunidad/ 2017/10/05/1192854] ; « Sismo dejó afectaciones en suministro de agua en el Valle de México » sur

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Televisa.news [ http://noticieros.televisa.com/ultimas-noticias/nacional/2017-09-20/sismo-deja- afectaciones-suministro-agua-valle-mexico/] ou encore « CFE Restablece energía en 99 % de hogares tras sismo del 19-S » [http://noticieros.televisa.com/ultimas-noticias/nacional/2017-09-23/cfe- restablece-energia-electrica-99-hogares-sismo-19-s/] ; « Restablecido, más de 90 por ciento del suministro de agua en Xochimilco tras sismo » dans El Universal [http://www.eluniversal.com.mx/ metropoli/cdmx/restablecido-mas-de-90-por-ciento-del-suministro-de-agua-en-xochimilco-tras- sismo]. 46. Par la mobilisation des camions-citernes (publics comme privés) pour d’autres quartiers ne nécessitant pas leurs passages en temps normaux. 47. D’un côté, la crise a pu être présentée comme un évènement potentiellement capable de faire exploser la bulle immobilière des quartiers en cours de gentrification. D’un autre côté, des entreprises de construction ont été accusées d’utiliser des matériaux non conformes pour des bâtiments neufs. Voir Pérez D.M. “El terremoto en Ciudad de México pincha la burbuja inmobiliaria de los barrios ‘cool’”. El País. [en ligne: https://elpais.com/internacional/ 2017/09/28/actualidad/1506622185_428909.html]; Hernández S., Suárez G. « Abren denuncias penales contra constructoras del 19-S ». El Universal [en ligne: http://www.eluniversal.com.mx/ nacion/sociedad/abren-denuncias-penales-contra-constructoras-del-19-s].

RÉSUMÉS

Le 19 septembre 2017, trente-deux ans jour pour jour après le séisme de 1985 qui avait fait plus de 10 000 morts, un nouveau séisme meurtrier secoue Mexico. Si les dégâts sont relativement peu importants en comparaison avec 1985 et par rapport à la taille de la ville elle-même, le parallèle est inévitable. Il demande néanmoins à être analysé à la lumière des différentiels entre les deux catastrophes, d’ordre géologique et bien sûr d’ordre politique et social. En confrontant revue de presse relative au séisme récent et analyse du contexte urbain actuel de la métropole, cet article vise à comprendre en quoi Mexico a relativement bien résisté, mais aussi en quoi ce dernier séisme a mis cruellement en relief d’une part les inégalités socio-spatiales internes à l’agglomération, et d’autre part, les faiblesses de l’État mexicain. Après la comparaison des deux évènements traumatiques de 1985 et de 2017, les facteurs de la « meilleure résistance » de 2017 seront observés, notamment en termes de politiques de gestion du risque. Enfin, nous montrerons combien les dynamiques urbaines des dernières décennies soulèvent des enjeux de vulnérabilités et d’inégalités exacerbées, bien mis en lumière par le récent séisme.

On September 19th of, 2017, thirty-two years after the 1985 earthquake that killed more than 10,000 persons, a new deadly earthquake shook Mexico-City. If the damage is relatively small in comparison with 1985 and in relation to the size of the city itself, the parallel is inevitable. It nevertheless requires to be analyzed focusing on the differences between the two catastrophes, geological and of course, political and social. By confronting a press review on the recent earthquake and analyzing the current urban context of the metropolis, this article aims to understand how Mexico-City resisted relatively well, but also how the recent crisis has cruelly highlighted on the one hand the socio-spatial inequalities within the agglomeration, and on the other hand, the weaknesses of the Mexican State. It will be a question of comparing the two traumatic events of 1985 and 2017. Then, the factors of the "best resistance" of 2017 will be observed, in particular in terms of risk management policies. Finally, we will show how the urban

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dynamics of the last decades raise issues of vulnerabilities and exacerbated inequalities, highlighted by the recent earthquake.

El 19 de septiembre de 2017, treinta y dos años después del terremoto de 1985 que dejó más de 10,000 muertos, un nuevo terremoto mortal sacudió a la Ciudad de México. Si el daño es relativamente pequeño en comparación con 1985 y en relación con el tamaño de la ciudad misma, el paralelismo es inevitable. Sin embargo, requiere ser analizado a la luz de las diferencias entre las dos catástrofes, geológicas y, por supuesto, políticas y sociales. Al confrontar una reseña de prensa sobre el reciente terremoto y analizar el contexto urbano actual de la metrópoli, este artículo pretende comprender cómo la Ciudad de México resistió relativamente bien, pero también cómo ha destacado cruelmente las desigualdades sociales dentro de la aglomeración, por un lado, y por otro lado, las debilidades del estado mexicano. Se tratará de comparar los dos eventos traumáticos de 1985 y 2017. Luego, se observarán los factores de la "mejor resistencia" de 2017, en particular en términos de políticas de gestión de riesgos. Finalmente, veremos cómo la dinámica urbana de las últimas décadas plantea problemas de vulnerabilidades y desigualdades exacerbadas, destacadas por el reciente terremoto.

INDEX

Palabras claves : Ciudad de México, terremoto, desigualdad socioespacial, riesgo, producción residencial Keywords : Mexico City, earthquake, socio-spatial inequality, risk, housing production Mots-clés : Mexico, séisme, inégalité socio-spatiale, risque, production résidentielle

AUTEUR

JEAN-FRANÇOIS VALETTE

Jean-François Valette, est Maître de conférences à l’Université Paris 8, membre de l’UMR Ladyss et chercheur associé à l’UMR Prodig. Il a publié récemment : - Ribardiere A., Valette J.-F., 2017. Géographie des prix immobiliers à Mexico : variabilité et hétérogénéité des valeurs enregistrées dans les annonces en ligne. Cybergeo : European Journal of Geography, Espace, Société, Territoire, document 814, en ligne. DOI : 10.4000/cybergeo.28040. - Valette J.-F., 2015. L’hétérogénéité des colonias populares de la périphérie de Mexico : une approche des micro-divisions sociales dans le processus de maturation urbaine. L’Espace Géographique, n° 4, p. 289-306.

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S’est-il vraiment passé quelque chose d’important en Afrique du Sud en février 2018 ?

Alain Dubresson and Philippe Gervais-Lambony

1 Le 14 février 2018, Jacob Zuma, président de la République d’Afrique du Sud depuis 2009, a présenté sa démission. Le lendemain, Cyril Ramaphosa a été élu par l’Assemblée Nationale pour le remplacer jusqu’à la fin prévue du mandat présidentiel au printemps 2019 et il est évident qu’il sera alors candidat à la présidence de la République. L’opinion sud-africaine suit depuis longtemps le feuilleton des errements politiques de Jacob Zuma, l’opinion internationale a observé les derniers soubresauts avec attention, une presse souvent très élogieuse sur la victoire et le personnage de Cyril Ramaphosa a vu là un virage important : l’arrivée au pouvoir d’un politicien de haute stature et rassurant pour remplacer un chef de l’État impliqué dans tant de scandales politico-financiers.

2 On pense souvent que ce qui est nouveau est meilleur que ce qui s’achève, c’est humain… Dans le cas présent, est-il permis d’en douter ? On aura tout entendu sur la corruption du régime et du clan Zuma, sa famille, ses proches, très liée au pouvoir exercé sur l’appareil d’État d’une famille d’affairistes d’origine indienne, les Gupta (Bhorat et. al., 2017), sur l’état économique d’un pays dont la croissance économique a drastiquement ralenti depuis 2009 et qui subit les ravages du chômage (au moins 30 % de la population active) et de la pauvreté (avec environ 55 % des Sud-africains vivant sous le seuil national de pauvreté) (Gervais-Lambony, 2017).

3 Dans ce contexte, un changement à la tête de l’État sud-africain est certes un événement national important et il est normal de le saluer, normal aussi d’y voir une bonne nouvelle. Mais faut-il y voir un virage majeur ? Après tout, c’est bien le vice- président du même Jacob Zuma qui devient président de la République (conformément à la Constitution). Cyril Ramaphosa appartient bien au même parti politique, au pouvoir depuis 1994, l’African National Congress (ANC) ; il en est même, depuis décembre 2017, le nouveau président. Ce sont aussi deux hommes qui appartiennent pratiquement à la même génération qui se succèdent au pouvoir : même si le nouveau

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président a une petite dizaine d’années de moins que son prédécesseur, tous deux sont d’anciens proches de Nelson Mandela. Certes leurs parcours sont différents : Jacob Zuma, qui a connu des années de prison, a été un membre puissant de l’ANC en exil, alors que Cyril Ramaphosa a été un leader syndicaliste luttant de l’intérieur du pays, avant de devenir un homme politique. Tous deux tiraient ou tirent leur légitimité de leur passé de lutte contre le régime de l’apartheid : ce sont des hommes du post- apartheid. La question est de savoir si cela ne les met pas en décalage avec une société sud-africaine qui est peut-être déjà au-delà : post-post-apartheid (un chiffre justifie à lui seul cette question : 47 % des Sud-africains ont moins de 25 ans et sont donc nés après la fin de l’apartheid).

4 Il n’y a, en tous cas à la tête de l’État, ni changement de génération, ni changement de parti politique. C’est l'ANC qui a exigé et obtenu la démission de Jacob Zuma. Avec quelle principale motivation ? Changer de politique sociale et économique, servir mieux le pays et lutter contre la corruption ou simplement se débarrasser d’un personnage devenu bien encombrant et dont le maintien en place risquait de faire perdre au parti les élections de 2019 ?

5 On peut douter de la réalité d’un virage politique majeur. Le dessin publié par le célèbre cartooniste Zapiro (ci-dessous) après la démission de Jacob Zuma (symbolisé par la pomme de douche, référence à ses propos malheureux tenus lors de son procès pour viol en 2006) résume au fond un sentiment qu’il est possible de partager : si nous sommes à la fin d’une parenthèse malheureuse et aux effets dévastateurs, alors on peut penser plus à un pas en arrière qu’en avant…

Illustration 1 – Dessin publié suite à la démission de Jacob Zuma

Auteur : Zapiro, 15/02/18.

6 Quels changements majeurs d’orientation politique sont annoncés par le nouveau président ? Le principal est la lutte contre la corruption. Très symboliquement, au

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moment où sont rédigées ces lignes, sont actuellement recherchés par la police sud- africaine l’un des frères Gupta et l’un des fils Zuma. Mais on ne peut pas faire comme si la corruption en Afrique du Sud était apparue avec l’arrivée au pouvoir de Jacob Zuma, ni comme si elle allait disparaître du jour au lendemain après son départ. De quelle corruption parle-t-on d’ailleurs ? Celle d’une partie de la classe politique au pouvoir est réelle et profonde, et la défiance des électeurs sud-africains face à l’ANC y est liée. Mais la corruption est aussi vécue au quotidien, c’est l’ensemble de l’administration de l’État, à toutes les échelles, qui est concernée par le problème. Depuis le policier qui reçoit quelques billets pour ne pas sanctionner un automobiliste par une amende ou qui rackette le travailleur étranger sans papiers jusqu’au fonctionnaire municipal qui accepte de l’argent pour faire approuver un projet immobilier…

Corruption, capitalisme et État en Afrique du Sud : des relations… ambiguës

7 Au sommet de l’État sud-africain, la relation entre milieux d’affaires et pouvoir politique est ancienne. Elle est antérieure à l’Afrique du Sud telle qu’on la connaît aujourd’hui : Cecil Rhodes, gouverneur de la province du Cap, était un milliardaire en même temps qu’un homme politique, et il mettait la politique au service direct de ses intérêts économiques. Le régime d’apartheid était aussi au service du développement d’une élite économique afrikaner, un de ses objectifs affichés.

8 Et depuis la fin de l’apartheid, jamais, ni sous la présidence Mandela (qui dès 1994 a fait du développement des investissements étrangers une priorité), ni sous la présidence Mbeki les liens n’ont été coupés entre pouvoir politique et milieux d’affaires. On s'est beaucoup interrogé sur la nature de ces liens, sur l’existence ou non d’une alliance ou d’une coalition de croissance entre les élites politiques de l’ANC et les détenteurs blancs du capital privé et sur la responsabilité de ces relations dans la situation actuelle. Les uns privilégient la notion de pacte des élites (Bond, 2000; Webster and Adler, 1999), accord conclu entre les grandes firmes blanches encore concentrées en conglomérats multisectoriels à la fin de la décennie 1980 et les éléments les plus nationalistes de l’ANC. Ce compromis aurait abouti, d’une part, à la préservation des intérêts du capitalisme blanc, contrebalancée par un accès d’élites noires au capital des entreprises accompagné d’une libéralisation en faveur du marché, d’autre part, à l’acceptation des réformes politiques par le patronat blanc en échange du maintien de la rentabilité des entreprises. D'autres mettent en exergue le poids structurel du complexe minéralo- énergétique (Fine and Rustomjee, 1996), ancré dans un partenariat historique entre pouvoir d’État et capitalisme privé, dont les intérêts seraient convergents, voire confondus, ce que l’accès au pouvoir des dirigeants de l’ANC n’aurait pas modifié.

9 Une autre interprétation des relations entre ANC et élite économique est possible (Seekings and Natrass, 2011) : depuis 1994, le pouvoir d’État sud-africain aurait surtout cherché à discipliner le capitalisme blanc (lequel est d’ailleurs hétérogène) et à le transformer, dans un climat de méfiance généralisée. Depuis l'arrivée de l'ANC au pouvoir, des relations spécifiques entre pouvoir d’État et entreprises auraient ainsi été créées, constituant une forme curieuse d’ embedded autonomy (autonomie enchâssée). L’État serait soucieux et respectueux de la rentabilité des firmes qui redistribuent des revenus à des individus « non-blancs » et participent au changement social, mais il ne s’impliquerait plus lui-même dans la production, contrairement aux anciens

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gouvernements d’apartheid. Il serait plus tolérant envers toutes les formes de chevauchement politique et tous les mécanismes de conversion de capital constitutifs du néopatrimonialisme (Lodge, 2014). La mise en œuvre du Black Economic Empowerment marquerait ainsi le début d’une intrication entre élites politiques noires et entreprises dont on comprend bien qu’elle peut être interprétée en termes de corruption ou tout du moins que la limite entre l’une et l’autre est fragile. Quoi qu’il en soit et quelle qu'en soit l'origine, le Black Economic Empowerment avait pour objectif de faire émerger un nouveau capitalisme noir et des élites économiques susceptibles d’innover, à moyen terme, en matière de choix de société. Or Cyril Ramaphosa lui-même est une des plus belles réussites de cette politique (Butler, 2013).

Encadré 1 – Les multiples visages du nouveau président

Cyril Ramaphosa, né en 1952 à Soweto, militant anti-apartheid pendant ses études de droit et à deux reprises emprisonné dans les années 1970, a été fondateur en 1982 puis secrétaire général du National Union of Mineworkers, puis fondateur du COSATU (la confédération des syndicats sud- africains qui fut un acteur majeur de la lutte contre l’apartheid) en 1985. Élu secrétaire général de l’ANC en 1992, il a été le principal négociateur du compromis politique qui a conduit au changement de régime politique en Afrique du Sud. Il a ensuite été président de l’Assemblée en 1994, c’est donc sous sa houlette qu’a été rédigée la Constitution de 1996. Pressenti pour succéder à Nelson Mandela mais évincé par Thabo Mbeki, il démissionne de ses fonctions politiques en 1997 pour se lancer dans les affaires et créer sa compagnie, la New Africa Investments Limited devenue depuis le Shanduka Group. La fortune de Cyril Ramaphosa est estimée à 800 millions de dollars US, ce qui ferait de lui un des plus riches sud-africains. Le Shanduka Group a des participations dans les secteurs énergétique, minier, immobilier, financier et dans les télécommunications, il contrôle aussi la branche sud-africaine de la chaîne McDonald’s. L’homme d’affaires a cependant continué à siéger au Comité Exécutif National de l’ANC où il a été réélu en 1997 et jusqu’à 2012. En décembre 2012, avec le soutien de Jacob Zuma, il est élu vice-président de l’ANC. C’est aussi Jacob Zuma qui l’appelle à la vice-présidence du pays, sans doute en partie pour rassurer les milieux économiques et la vieille garde du parti, en partie aussi parce qu’il vaut mieux avoir ses ennemis près de soi…

10 Un regard en arrière sur les relations entre capitalisme et État conduit donc à se demander si la corruption (avérée) d’un clan Zuma-Gupta est vraiment l’enjeu central du changement en cours en Afrique du Sud. Le rand se renforce, la bourse (Johannesburg Stock Exchange) va mieux, les milieux d’affaires se réjouissent, les investisseurs étrangers vont peut-être revenir, le pays va peut-être « émerger » à nouveau ou enfin… Mais on a connu tout cela déjà, et a-t-on vraiment abouti à une société plus « juste » ? Qu’est-ce qui va changer pour les plus fragiles, les plus exclus du système ? Inégalités sociales et spatiales, jeunesse sans emploi, territoires abandonnés, secteur para-public en crise, immigrés martyrisés, violences multiformes… va-t-on voir disparaître ces fléaux ?

Émerger ou ne pas émerger ?… est-ce que telle est la question ?

11 Il faut remonter un peu le fil du temps pour mieux comprendre à quel point les fractures politiques et sociales sont profondes. Elles traversent la société sud-africaine comme le parti au pouvoir et elles sont très liées à des valses - hésitations sur les

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politiques économiques et la définition même de l’ANC et de son rôle à la tête de l’État, au-delà des questions de personnes.

12 Jusqu’en 2008, tout semblait aller dans le sens d'une émergence de l’économie sud- africaine : taux de croissance annuel robuste d’environ 5 %, monnaie stable, balance commerciale bénéficiaire, faible endettement, début de diversification industrielle. Aujourd’hui le rand est affaibli, la balance commerciale déficitaire, l’endettement fort. Depuis 2009, la croissance n'a jamais retrouvé son niveau antérieur ; le taux de croissance n'a été que de 0,3 % en 2016, début 2017 l’économie sud-africaine serait entrée en récession mais finalement le résultat 2017 est estimé positif (+1,3 %). Cette situation correspond à une phase de profonde transformation économique : l’industrie contribuait pour 20 % de l’économie nationale en 1997 contre moins de 15 % en 2016 ; les services, devenus dominants, fournissent plus de 50 % des emplois mais ne peuvent absorber la main-d’œuvre sous-qualifiée. Cette transformation résulte du modèle de transition et de la mise en œuvre d’un nouveau mode de régulation hybride qui mêle néo-libéralisme et redistribution pour répondre au double impératif d’impulsion d’une croissance forte par l’ouverture accélérée au marché mondial et de réallocation de ressources au bénéfice de ceux qui furent victimes de l’ancien régime raciste. La combinaison entre croissance et redistribution a cependant été fluctuante dans le temps, balançant entre les deux pôles selon un mouvement oscillant, ce qui rend complexe toute analyse de la trajectoire économique sud-africaine, ou en tout cas nécessite de la considérer avec un certain recul temporel.

13 Après une brève phase redistributive de type keynésien (Reconstruction and Development Programme, RDP), le gouvernement de l’ANC s’engage en 1997 dans un auto-ajustement structurel néo-libéral (Growth, Employment and Redistribution, GEAR), privilégiant l’insertion compétitive dans le marché mondial accompagnée d’une restructuration générale des entreprises et du secteur public. Le retour à une redistribution un peu plus équitable est prôné d’abord en 2006, avec l’Accelerated and Shared Growth Initiative for South Africa (ASGISA), puis en 2010 avec le New Growth Path.

14 Ces fluctuations traduisent les vives tensions internes à l’ANC, les luttes entre des courants très divisés, par exemple sur la définition de l’État développemental. La notion de developmental state est mobilisée par tous les acteurs publics, mais il n’y a aucun accord sur son contenu ainsi qu’en témoignent les atermoiements sur le sort des entreprises publiques, trois des « quatre grandes », Transnet, Eskom et Denal ayant été restructurées alors que Telkom a été en partie privatisée. Ces oscillations / changements expriment également des modifications de rapports de force au sein de la coalition de réforme sud-africaine, les grandes firmes privées et l’ANC ayant finalement marginalisé les syndicats et le parti communiste. Un fait majeur demeure : l’internationalisation rapide de l’économie sud-africaine. Celle-ci résulte d’un double mouvement de flux de capitaux, vers l’extérieur pour les grandes firmes nationales devenues de plus en plus globales, vers le territoire national pour les firmes étrangères occupant à la fois des niches délaissées par la recomposition des anciens conglomérats, comme Anglo American ou Rembrandt, et des créneaux nouveaux, surtout dans les services. Cette internationalisation a des conséquences, d’une part, sur la structure productive sud-africaine, avec l’émergence d’un complexe minéralo- énergétique « plus » (Southall, 2010) à forte composante de services, d’autre part, sur les discours et les pratiques souvent contradictoires concernant le secteur public et para public. Aujourd'hui, ce dernier rassemble 717 entreprises représentant 30 % de

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l'investissement total, mais les plus grandes entreprises, fers de lance de l'État développemental censés assurer à l'État le contrôle des secteurs clés de l'économie et être des outils de transformation sociale, sont devenues un boulet financier pour le gouvernement (Tsheola et al., 2013). En 2017, leur dette extérieure pèse 39 % de celle de l'État, les garanties de ce dernier équivalent à 11 % du PIB et 50 % des recettes annuelles. Le débat sur leur avenir est ainsi relancé, y compris au sein de l'ANC, et ce n'est pas par hasard si Cyril Ramaphosa, revêtant ses habits neufs de président, a inscrit l'action sur les entreprises publiques dans les 12 priorités de son discours à la Nation du 16 février 2018. Au-delà de ces priorités immédiates, c'est en réalité tout le modèle de transition mis en place depuis 1994 qui est à repenser, d'autant plus que depuis la fin des années 2000, on assiste à une reprimarisation économique sous l'effet de la demande mondiale, et en particulier asiatique, en minerais et métaux de base dont l'Afrique du Sud est abondamment pourvue.

Encadré 2 – Eskom, un exemple emblématique de la crise des entreprises publiques

Premier producteur africain d’électricité, Eskom Holdings SOC Ltd est une entreprise publique en monopole, verticalement intégrée et détenue à 100 % par l’État sud-africain. Ébranlé en 2008 par des ruptures locales de la fourniture d’électricité, puis contraint à pratiquer des coupures tournantes jusqu'en 2015, ce champion national a frôlé le désastre technique et, début 2018, est proche du naufrage financier. Il a fallu une première intervention de l'État, en 2014, pour recapitaliser l'entreprise, puis une seconde en janvier 2018 pour lui permettre d'assurer ses dépenses courantes durant deux mois. Les surcoûts financiers du programme de renforcement de la puissance installée, qui s'achève avec 5 ans de retard, et le montant considérable de la dette ont conduit les agences internationales de notation à dégrader les notes d'Eskom. Or, l'entreprise bénéfice d'une garantie de l'État et sa détresse financière pèse désormais sur l'ensemble de la dette publique et sur la crédibilité du Trésor sud-africain, les agences de notation ayant par ailleurs dégradé la note souveraine de l'Afrique du Sud fin 2017. Pour comprendre pourquoi ce fleuron du capitalisme d’État sud-africain est en crise, il faut entrer dans la boîte noire des rapports entre la construction du pouvoir d’État, avant, pendant et après l’apartheid, et celle d’Eskom, née sous forme d’une simple commission en 1923, corporatisée en 1987 et convertie en entreprise publique en 2001. Les dysfonctionnements techniques du réseau électrique et les difficultés financières résultent d'abord des errements de la politique énergétique du gouvernement de l'ANC dans les années 2000, qui ont privé Eskom de stratégie industrielle et marqué une décennie perdue en matière de réformes du secteur électrique. Plus fondamentalement, ils révèlent les limites et impasses du régime technopolitique néopatrimonial d’Eskom, devenue un puissant outil du Black Economic Empowerment et de la redistribution de la rente charbonnière (85 % de la production électrique proviennent de centrales à charbon) à des élites affairistes de l'ANC. Or, Eskom est au centre de gravité du triangle progressivement construit depuis 1923 et sans cesse renforcé, qui interconnecte d'une part le gouvernement de l'Afrique du Sud, les firmes privées et les entreprises publiques, et, d'autre part, l'ensemble de ces trois éléments au complexe minéralo-énergétique. En affectant les trois sommets du triangle et le fonctionnement de tout le complexe minéralo-énergétique, la crise d'Eskom provoque des réactions instables en chaîne dont les effets de retour sont également négatifs pour l'entreprise : sa fragilisation ébranle tout l’édifice politique (Jaglin et Dubresson, 2016).

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Des inégalités toujours plus fortes et un changement désormais possible du paysage politique sud-africain

15 Si l’Afrique du Sud a peut-être été un pays émergent, elle ne l’est sans doute plus. Et les fractures de la société sud-africaine restent immenses même si, depuis 1994, 8 millions de personnes ont gagné un accès à l’eau courante, près de 3 millions de logements ont été construits et plus de 4,3 millions de foyers ont été connectés au réseau de distribution d’électricité. En contrepoint, l'Afrique du Sud est l'un des pays les plus inégalitaires du monde : le coefficient de Gini, 0,64, est l'un des plus élevés, les 10 % les plus riches captent 65 % du revenu national contre 0,6 % pour les 10 % les plus pauvres, 1 % des Sud-africains concentrent 25 % de ce même revenu et selon les dernières enquêtes, les inégalités sont plus fortes aujourd'hui qu'en 1994. La pauvreté monétaire augmente depuis 2011, 62 % des Noirs étant classés comme pauvres en 2015.

16 Certes, un changement social majeur a bel et bien eu lieu : l’émergence d’une nouvelle élite et surtout d’une « classe moyenne » noire qui représente aujourd’hui environ 12 millions d’individus, soit 1 Sud-africain sur 5. Il y a donc eu des gagnants de la période post-apartheid. Mais des perdants aussi, dans les quartiers les plus pauvres des villes et dans les anciens bantoustans. La situation de ces derniers est une des conséquences de l’absence de véritable réforme foncière : à peine 10 % des terres qui auraient dû l’être ont été redistribuées ; dans les anciens bantoustans, 12 millions de Sud-africains sont toujours à l’écart de l’économie nationale. Pauvreté et chômage, concentrés dans les espaces perdants, sont des facteurs explicatifs forts de la crise du contrat social post-apartheid. Des signes en démontrent la gravité : explosions récurrentes de violences xénophobes, émeutes contre les autorités locales jugées corrompues, multiplication des mouvements de grève.

17 C’est largement pour répondre aux défis de ces inégalités spatiales qu’avait été mise en place la National Planning Commission qui a produit en 2011 un plan de développement (le National Development Plan, NDP, approuvé par l’ANC lors de son congrès de 2012). Le NDP proposait un traitement différencié des espaces, pensés en termes de corridors de développement rayonnant à partir du Gauteng et de « nœuds de compétitivité » autour des autres métropoles. Théoriquement cette politique territoriale devait être complétée par une action de redistribution au profit des anciens bantoustans. Critiqué par l’opposition de gauche, salué par les experts, ce programme a été de toutes manières mis en cause par la situation de crise politique récente, mais tout laisse penser que l’arrivée au pouvoir de Cyril Ramaphosa annonce un retour à la mise en œuvre du NDP, on en revient donc à l’hypothèse de Zapiro : « la fin d’une erreur », donc la clôture d’une parenthèse…

18 Or il ne faut pas oublier que Jacob Zuma a été élu à la tête de l’État en 2009 et en 2014 en promettant de faire plus pour les exclus. Il était soutenu par la gauche de l’ANC, le parti communiste, les jeunesses de l’ANC et le mouvement syndical. Jacob Zuma a aussi perdu le soutien du parti communiste et des syndicats, et les événements de Marikana (cf. encadré 3), suivis par des grèves massives dans tous les secteurs industriels, ont été un déclencheur majeur de cette rupture politique. Ils ont aussi laissé un ANC divisé, et Cyril Ramaphosa n’a été élu à la tête du parti que d'extrême justesse contre l’ex-épouse de Jacob Zuma, Nkosazana Dlamini Zuma. La campagne interne à l’ANC a été d’une rare violence, et ce jusqu’à la base du parti : bien des branches locales n’ont même pas été en mesure de s’exprimer tant elles étaient fracturées entre les partisans des deux clans.

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Au-delà, c’est la définition même du parti qui est aujourd’hui en jeu : est-il socialiste ou nationaliste noir ? Est-il au service de la nouvelle élite et des classes moyennes émergentes ou des plus pauvres ? Ces hésitations sont anciennes, elles remontent aux origines mêmes de l’ANC, mais le moment politique récent qui les a cristallisées date sans doute de 2012.

Encadré 3 – Le massacre de Marikana, août 2012

Cet événement dramatique a semblé signaler l’échec du compromis politique et social hérité de la négociation qui a conduit à l’abolition de l’apartheid. Le 16 août 2012, la police sud-africaine a abattu 34 mineurs grévistes de la mine de platine de Marikana (située dans la région de Rustenburg, au nord-ouest de Johannesburg) qui réclamaient une augmentation de salaire (78 autres grévistes ont été blessés par les tirs à balles réelles, la commission d’enquête a confirmé que beaucoup des balles meurtrières avaient été tirées dans le dos des victimes) avec l’appui d’un nouveau syndicat non-membre du COSATU. Cet événement majeur, la plus violente confrontation sociale depuis le début des années 1990, a évoqué douloureusement des souvenirs de répression policière des années de l’apartheid, et très précisément le « massacre de Sharpeville » du 21 mars 1960. La société Lonmin est un des acteurs économiques importants de l’exploitation du platine en Afrique du Sud, une des plus importantes activités minières du pays jusqu’à une récente chute des cours mondiaux. Les mineurs de la région, la platinum belt, un quart de siècle après la fin de l’apartheid, travaillent toujours dans le cadre d’un système hérité de la période coloniale puis de l’apartheid : le système du travail migrant. C’est-à-dire qu’il s’agit d’hommes migrants, sous contrat, en l’occurrence venant en majorité de l’ancien bantoustan du Transkei (aujourd’hui intégré dans la province du Cap de l’Est), secondairement de ressortissants du Lesotho et du Swaziland. Ils vivent soit dans des logements collectifs, les hostels, soit dans des bidonvilles proches des mines ou des baraques informelles des arrière-cours (backyard shacks) des maisons des townships voisins. Les événements de Marikana ont impliqué les principaux acteurs sociaux et politiques de l’Afrique du Sud post-apartheid y compris Cyril Ramaphosa, qui détient 9,1 % de Lonmin via le Shanduka Group, et dont il est avéré qu’il a influencé le gouvernement sur la conduite à tenir face à la grève de 2012. Ils ont mis en relief aux yeux de l’opposition et de nombreux citoyens la collusion entre le régime, les syndicats majoritaires et le patronat, jetant une ombre sur une démocratie longtemps jugée exemplaire : les conséquences politiques ont été dramatiques pour l’ANC et ses alliés.

19 Les questions qui se posent à l’ANC sont d’autant plus urgentes qu’il n’est plus, aujourd’hui, impossible d’envisager sa défaite lors des élections de 2019… L’alliance au pouvoir est contestée sur sa droite par la Democratic Alliance (DA), parti qui naguère recueillait essentiellement les votes des Blancs et des Coloreds (mais pèse aujourd’hui plus de 25 % des voix à chaque élection) et sur sa gauche par les Economic Freedom Fighters (EFF, 8 % des voix en 2016), parti de la gauche radicale fondé en 2013 qui appelle à la nationalisation des mines et des banques et à une redistribution massive des terres. Les élections municipales de 2016 ont démontré que l’ANC pouvait perdre. En effet, si l’ANC à l’échelle nationale a obtenu 53 % des voix, la DA, soutenue par l’EFF, a pris le contrôle des grandes métropoles de Tswhane (Pretoria), Johannesburg, Nelson Mandela Bay (Port Elisabeth) et conservé la municipalité du Cap.

20 Déjà, les deux principaux partis d’opposition affichent leur volonté de poursuivre leurs campagnes contre l’ANC, dénonçant les compromissions des leaders du parti. La composition du nouveau gouvernement annoncé le 27 février par Cyril Ramaphosa prête le flanc à leurs critiques et montre la difficulté politique à laquelle est confrontée

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le nouveau chef de l’État : il doit tout à la fois donner des signes de rupture avec la période Zuma, et maintenir l’unité de l’ANC, tout en faisant revivre l’alliance avec le parti communiste (SACP) et le COSATU. Sur ce dernier point il semble avoir réussi, notamment en consultant ces partenaires sur la composition du gouvernement et en rappelant Blade Nzimande à un poste ministériel (ministre des transports). En revanche, si sept ministres trop impliqués dans des affaires de corruption ont bien été mis à l’écart, d’autres signes sont très ambigus. Des soutiens de Jacob Zuma restent dans le gouvernement ou y arrivent, c’est le cas de Malusi Gigaba qui de ministre des finances devient ministre de l'intérieur (Home affairs), ou de Nkosazana Dlamini-Zuma, candidate malheureuse à la présidence de l’ANC et ex-épouse de Jacob Zuma, qui obtient le portefeuille du "planning, monitoring and evaluation" auprès de la présidence. Ces personnalités vont devoir travailler avec les soutiens de Cyril Ramaphosa, comme Pravin Gordhan, qui revient au gouvernement au poste clé de ministre des entreprises publiques, Nhlanhla Nene à celui des finances (Nene et Gordhan avaient tous deux été évincés de ce même ministère pour leurs positions anti-corruption) ou Lindiwe Sisulu, qui obtient le poste de ministre des affaires étrangères.

21 Le point qui soulève politiquement le plus d’inquiétude est sans doute la nomination comme vice-président de David Mabusa (en décembre 2017 il avait été élu deputy president de l’ANC) : pendant deux décennies il a été premier ministre de la province du Mpumalanga et à ce poste a été la cible de nombreuses accusations de corruption ; en revanche c’est bien grâce aux voix obtenues dans cette province que Ramaphosa a remporté les élections au sein de l’ANC, et beaucoup d’observateurs se sont inquiétés de l’étrange augmentation du nombre de votants dans le Mpumalanga lors du congrès du parti en décembre 2017…

Alors, quel « post » ?

22 On comprend que bien au-delà du changement à la tête de l’État, événement finalement ponctuel et partiel, est ouvert un champ de réflexion sur l’Afrique du Sud d’aujourd’hui. Une nouvelle Afrique du Sud, par bien des aspects, mais aussi une Afrique du Sud qui restera héritée tant qu’aux échelles locale et nationale les inégalités sociales seront si fortement inscrites dans l’espace et s’auto-entretiendront dans un processus qui permet de parler, au sens propre, d’injustice spatiale. Si la période 1991-2008 a bien été un moment historique post-apartheid, marqué par la démocratisation sous l’égide de l’ANC, le début d'une émergence économique et les politiques de réconciliation nationale, comment qualifier la période actuelle ? Elle sera au moins post-Zuma, mais le blocage de l’émergence depuis la crise de 2008 et l’effritement du pouvoir de l’ANC semblent signaler un basculement dans un temps post-post-apartheid. Or Cyril Ramaphosa n’est-il pas le produit de la phase antérieure, celle qui a échoué à surmonter l’inertie des inégalités sociales et des structures spatiales héritées de l’apartheid ?

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BIBLIOGRAPHY

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AUTHORS

ALAIN DUBRESSON

Alain Dubresson, [email protected], est Professeur émérite et membre de l’UMR LAVUE.

PHILIPPE GERVAIS-LAMBONY

Philippe Gervais-Lambony, [email protected], est Professeur d’université à l’Université Paris-Nanterre et membre de l’UMR LAVUE.

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Quoi de neuf sous le soleil de Sicile ? Migrations internationales et enjeux géopolitiques en mer Méditerranée (2011-2017)

Camille Schmoll

1 Durant l’été 2017, une étrange bataille navale s’est déroulée en Méditerranée, impliquant ONG, État italien, forces armées libyennes et militants d’extrême-droite européens. Revenir sur cet événement et sa généalogie, c’est l’occasion de mettre en lumière les racines d’un conflit qui s’inscrit dans la continuation de processus et de politiques migratoires déjà en place. C’est aussi montrer ce que la question migratoire comporte d’éléments de mise en scène et d’instrumentalisation, à distance de la réalité des traversées et des flux.

2 Cet article propose ainsi de faire le point, à partir du canal de Sicile, sur les dynamiques récentes du passage, du contrôle migratoire et de leur instrumentalisation politique en Méditerranée. Remonter le fil de ce qu’il est coutume de nommer « la crise migratoire » des années 2011-2017, tout en l’inscrivant dans un contexte temporel plus large, permet d’identifier les éléments de rupture et de continuité qui ont marqué la prise en charge de la question migratoire dans cette région, ainsi que ses différents acteurs et les enjeux politiques qui la caractérisent.

Le canal de Sicile, une histoire de passages et de disparitions en mer

3 Autrefois Salvo Lupo était pêcheur en mer, à Portopalo di Capo Passero (Sicile). Il est maintenant serveur dans une trattoria d’une localité touristique de la province de Syracuse. Salvo Lupo a dû prendre ses distances vis-à-vis de son village d’origine du fait de l’hostilité d’une partie de la population locale. Au début des années 2000, en effet, Salvo prit une décision courageuse, qui lui coûta sa sérénité et celle de sa famille : celle de ne pas fermer les yeux sur la présence d’une épave au large de son village.

4 La tragédie maritime qui eut lieu dans la nuit du 25 décembre 1996 fit 283 victimes ( Sossi, 2003). Dans les mois qui suivirent le naufrage, Salvo et les nombreux pêcheurs de Portopalo repêchaient régulièrement des effets ayant appartenu aux migrant.e.s.

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Certains récupéraient même des tonni (des cadavres) dans leurs filets. Mais Salvo préféra pendant longtemps ne rien dire aux autorités, de peur qu’on ne lui séquestre son bateau, comme cela fut fait pour l’un de ses collègues.

5 Quelques années plus tard, Salvo découvre, lors d’une sortie de pêche, l’épave du navire naufragé, le F174, dit Nave Fantasma (bateau-fantôme). Il décide de rompre l’omerta et d’en informer les autorités locales mais, devant la fin de non-recevoir qu’elles lui opposent, il contacte un journaliste basé à Rome, Giovanni Maria Bellu. Dans un ouvrage devenu célèbre et adapté à la télévision en 2017, Giovanni Maria Bellu fera connaître au grand public italien l’histoire de Salvo et de La Nave Fantasma (Bellu, 2006).

6 L’histoire de Salvo Lupo et des migrant.e.s indien.ne.s, pakistanais.e.s et sri-lankais.e.s ayant péri dans la Nave fantasma nous rappelle que les passages par la voie maritime sont loin d’être une nouveauté dans le canal de Sicile, tout comme les disparitions en mer. Depuis les années 1990, de nombreux travaux et initiatives militantes se sont consacrés aux morts en mer, et montrent que ces décès sont l’effet d’un processus de fermeture progressif de l’Union européenne aux migrant.e.s extra-européen.ne.s, processus dont les prémisses remontent à plus de trente ans1.

7 Les étapes de ce processus ont été nombreuses, de l’imposition des visas aux pays de l’Europe du Sud par l’Union européenne à la fin des années 1980 à la réduction drastique des visas d’entrée pour raisons économiques dans tout l’espace européen, en passant par l’externalisation de plus en plus poussée du contrôle aux frontières2, y compris pour les demandeur.e.s d’asile (Migreurop, 2015). C’est ce processus de fermeture progressive des voies de migration légale aux migrant.e.s qui produit la figure du « clandestin » en Méditerranée, si bien que les chercheurs spécialistes parlent désormais d’illégalisation ou de criminalisation de la migration, et de « migrant.e.s illégalisé.e.s » ou « criminalisé.e.s ». De fait, les chiffres des décès en Méditerranée ne cessent d’augmenter, du fait de ce durcissement des politiques migratoires (Lambert et Clochard, 2015) : durant les 8 dernières années (2010-2017), les décès en mer ont été aussi nombreux que pour les 17 années précédentes (1993-2009).

Le canal de Sicile au cœur de la « crise migratoire » ?

8 Le canal de Sicile est une très ancienne voie de passage. Pendant longtemps, ce passage a concerné essentiellement des migrant.e.s maghrébin.e.s, notamment en provenance de Tunisie, signe de la proximité géographique entre les deux pays et héritage d’une longue histoire d’échanges marchands et de circulations migratoires. Encore aujourd’hui, un dixième de la population étrangère de Sicile est tunisienne, installée durablement dans la pêche et l’agriculture.

9 Cependant, depuis une vingtaine d’années, les provenances des migrant.e.s qui empruntent le canal de Sicile se sont diversifiées incluant toujours plus de personnes originaires d’Asie et d’Afrique sub-saharienne. Le rythme des traversées a fluctué selon les périodes, comme on peut le voir dans le graphique de l’illustration 1. Relativement soutenu depuis le début des années 2000 et jusqu’en 2009, les flux se sont ensuite taris en 2010 pour connaître une reprise certaine et numériquement sans précédents à compter de 2011. Si la Sicile n’a pas connu de « pic » comparable aux plus de 873 000 arrivées de migrant.e.s expérimentées par la Grèce en 2014, force est de constater que sur un arc temporel plus long, elle est bel et bien fort exposée à ce que

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l’on nomme, probablement à tort tant il s’agit d’un phénomène qui semble appelé à s’installer dans la durée, la « crise migratoire ».

Illustration 1 - Les passages vers la Sicile (dont Lampedusa), 1999-2016

Sources : Schmoll, Bernardie-Tahir, 2015 ; Frontex, 2017.

10 On connaît bien les raisons de ces traversées dangereuses : outre la difficulté croissante pour ces migrant.e.s de rejoindre l’Europe par des voies légales, ce sont également les conflits et, plus largement, l’instabilité dans le monde arabe et en Afrique sub- saharienne qui produisent ces flux, mais aussi l’aspiration, pour les populations de pays en voie de développement, à de meilleures conditions de vie. En d’autres termes, les motivations sont mixtes et la distinction entre migrations économiques et migrations forcées au sein de ces flux bien souvent insatisfaisante.

11 Face à ces arrivées, la position des gouvernements italiens successifs a été fluctuante, en fonction des contextes géopolitiques, des échéances électorales ainsi que des tensions internes à des gouvernements de coalition dont la cohérence idéologique n’est pas toujours une évidence. En 2009-2010, l’accord entre Kadhafi et le gouvernement Berlusconi suscite une chute drastique des arrivées. Cet accord, considéré comme un modèle pour l’Union européenne, constitue un moment très important dans la gestion des flux. S’il n’est pas, loin de là, le premier accord de coopération bilatérale avec un pays tiers violant les droits humains, il constitue un cas d’école en la matière, dans la mesure où la situation critique des migrant.e.s en Libye était très documentée et ne pouvait être ignorée du gouvernement italien. Cette situation faisait l’objet de récits et de rapports très détaillés de la part de plusieurs ONG, qui montraient combien cette politique de délégation du contrôle migratoire à la Libye risquait de se payer en termes de décès, de détentions arbitraires dans des conditions extrêmes, de violences de tous types exercées contre les migrant.e.s.

12 L’accord de 2009 avec la Libye est également particulièrement instructif sur la façon dont les États peuvent instrumentaliser diplomatiquement la pression migratoire. Kelly Greenhill3, dans un ouvrage devenu célèbre intitulé La migration de masse comme arme, rappelle ainsi comment la Libye a négocié avec l’Union européenne la levée des dernières sanctions économiques et la reprise des programmes de coopération sous la menace d’une ouverture de ses frontières et de la reprise de la migration d’Afrique sub- saharienne. On connaît la suite de l’histoire, qui nous rappelle la fragilité de ce type

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d’accord : le printemps tunisien, les premières manifestations en Libye suivies du déclenchement de la guerre civile susciteront une augmentation sans précédent des départs par voie maritime qui, dans le canal de Sicile, culminent en 2016 avec plus de 172 000 arrivées.

De l’instrumentalisation de l’urgence à la mise en place de Mare Nostrum par le gouvernement italien (2011-2014)

13 2011 est une année importante pour comprendre la place du canal de Sicile dans la mise en scène de l’urgence et dans les flux. En plus de la reprise des arrivées d’Afrique sub- saharienne, quelques dizaines de milliers de Tunisien.ne.s arrivent en Sicile cette année-là. Le ministre de l’Intérieur Roberto Maroni parle alors à leur sujet, et de manière fort abusive, de « tsunami humain ». L’effet-panique est cependant bien réel en Italie, et le gouvernement joue pour quelques temps la carte de la mise en visibilité de l’urgence, en acheminant et en « bloquant » les populations tunisiennes sur la petite île de Lampedusa. L’« effet-loupe » garanti par l’exiguïté insulaire (Bernardie-Tahir et Schmoll, 2015) produit rapidement les réactions escomptées et la situation devient explosive à plusieurs reprises, générant manifestations et revendications des milliers de Tunisiens bloqués sur l’île en mars 2011.

14 Cela ne provoque pas pour autant de réaction de solidarité de l’Union européenne. C’est pour cette raison que Silvio Berlusconi, alors président du Conseil italien, décide, en réaction, de délivrer des permis de séjour provisoires à quelques 20 000 Tunisiens : ceux-ci passeront par Vintimille puis s’« évaporeront » dans l’espace européen, jusqu’à ce que la France, fâchée de cette décision de l’Italie, décide la suspension temporaire de Schengen. On assiste là à l’un des multiples épisodes de tension entre États lié à la difficulté d’une coordination réelle et efficace en matière migratoire.

15 En ces années 2011-2014, le rôle de Lampedusa est central dans la construction et la mise en visibilité de la frontière : les migrant.e.s n’y arrivent pas naturellement, on les y achemine après interception en mer, de façon à concentrer la prise en charge des flux et, le cas échéant, à la mettre en scène (Cuttitta, 2015 ; Weber, 2016). On atteint ici les limites dangereuses de ce jeu d’instrumentalisation de l’urgence, qui ne paye pas toujours et est générateur de nombreuses tensions, comme l’incendie et le saccage du centre de rétention de Contrada Imbriacola à Lampedusa en septembre 2011.

16 Cette mise en visibilité de la tension migratoire pour susciter la réaction politique tout comme le choix de Lampedusa comme symbole n’est pas le propre de l’État italien. L’île a connu ainsi, et successivement, les visites de Marine Le Pen et du Pape François, symboles antithétiques des politiques de l’inhospitalité et de l’hospitalité. Elle est également devenue l’un des 4 hot spots siciliens chargés du tri et de la redistribution des migrant.e.s en Italie et en Europe.

17 Mais revenons aux fluctuations du positionnement italien face à l’arrivée des migrant.e.s maritimes. En 2013, c’est une politique plus humaine en Méditerranée qui semble se dessiner face à l’absence de réaction de l’Union européenne sur le front migratoire. En octobre 2013 en effet, à la suite de deux naufrages particulièrement meurtriers au large de Lampedusa, le gouvernement italien décide de mettre en place l’opération Mare Nostrum : prenant acte de l’absence de solidarité européenne (ou

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espérant encore l’encourager), le gouvernement d’Enrico Letta se lance dans cette opération humanitaire qui permet de secourir plus d’une centaine de milliers de migrant.e.s, y compris au-delà des eaux territoriales de l’Italie (vers Malte et les eaux Libyennes). L’opération, courageuse et coûteuse, prend fin sous la pression européenne en novembre 2014, car elle est accusée de créer un « effet d’appel »

Illustration 2 - Manifestation des Érythréens à Rome à la suite du naufrage du 3 octobre, qui provoqua 368 morts

Les visages sont floutés pour protéger l’anonymat des participants. Auteur : C. Schmoll, octobre 2013.

Du retour de Frontex à la criminalisation des ONG (2014-2017)

18 En 2014, c’est donc l’Union européenne, à travers l’agence Frontex, qui reprend la main sur le canal de Sicile. L’opération Mare Nostrum est remplacée par la mission Triton, bien moins ambitieuse, moins étendue dans les eaux territoriales, et dont la recherche et le sauvetage en mer ne sont ni la priorité ni le mandat. Les années qui suivent sont particulièrement meurtrières, marquées notamment par les terribles naufrages des 12 et 18 avril 2015, qui font 1 200 victimes. C’est le président de la Commission européenne lui-même, Jean-Claude Juncker, qui reconnaît le caractère désastreux de cette décision en déclarant en avril 2015 que « l’arrêt de la mission Mare Nostrum a été une grave erreur qui a coûté des vies humaines »4.

19 Et si le principal reproche fait à Mare Nostrum par l’Union européenne était de produire un effet d’appel pour les migrant.e.s, force est de constater que les flux ne tarissent pas dans les années 2014-2016. Bien au contraire, les arrivées et les morts connaissent un pic. Devant cette situation humaine dramatique, de nombreuses ONG décident

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progressivement d’intervenir en Méditerranée pour sauver les migrant.e.s en détresse, essentiellement dans le canal de Sicile. Ces ONG, au nombre de 12 en 2016, permettent notamment d’assurer les sauvetages hors des zones d’intervention des autorités nationales et de Frontex. Ces ONG opèrent en collaboration avec les garde-côtes italiens et prennent en charge une partie de plus en plus importante des sauvetages. Le bateau Aquarius de l’ONG SOS Méditerranée aurait ainsi secouru de janvier à novembre 2017 plus de 13 000 personnes.

20 Notons au passage que les conditions légales de ces opérations sont d’une grande complexité, car il existe une tension entre droit international maritime, droit humanitaire et législations nationales, dans un contexte où les zones de secours en mer sont de surcroît très inégalement réparties entre les nations. L’Italie a été seule à gérer ces arrivées en collaboration avec les ONG : Malte, traditionnel lieu de passage des flux dans le canal de Sicile, n’accueille plus les bateaux depuis quatre ans et refuse de collaborer avec les ONG, laissant ainsi l’Italie seule face aux arrivées de migrants. Quant à la Grèce, après une période de grande difficulté en 2015 (avec les records d’arrivées signalés plus haut), elle avait pu connaître un répit du fait de l’accord entre l’Union européenne et la Turquie5.

21 On aurait néanmoins tort de considérer que l’augmentation des arrivées en Italie est simplement liée à un effet de vases communicants avec la Grèce, la fermeture d’un itinéraire entraînant l’ouverture d’un autre. En effet, l’importance des migrations sub- sahariennes en Italie se situe plutôt dans la continuité du renforcement d’arrivées depuis plusieurs années (d’Afrique occidentale – Gambie, Nigeria, Côte d’Ivoire et de la Corne de l’Afrique – Érythrée, Éthiopie, Soudan, Somalie).

Illustration 3 - Les traversées de la Méditerranée (2011-2017)

Sources : données OIM.

22 Ce qui est plus nouveau, c’est la prise en charge du sauvetage en mer par les ONG et le discours de criminalisation qu’elles ont dû affronter. En effet, ces ONG sont accusées par les institutions et agences européennes (notamment par Frontex6), par des membres du gouvernement italien ainsi que par différents media de créer, à l’instar de ce qui était reproché à Mare Nostrum, un effet d’appel. On leur reproche même d’avoir provoqué une augmentation des décès en Méditerranée. C’est ainsi que l’on est passé de la criminalisation des migrant.e.s à celle des ONG en Méditerranée, opération dans

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laquelle l’Italie a joué un rôle central. Charles Heller et Lorenzo Pezzani ont pourtant très bien montré combien ce discours était fallacieux : l’augmentation notable des migrations dans le canal de Sicile est une tendance lourde qui prend forme bien avant l’intervention des ONG, et la part de décès sur l’ensemble des traversées est plus élevée quand les ONG n’interviennent pas (Heller et Pezzani, 2017 ; Peccoud et Esperti, 2017).

Été 2017 : l’opération anti-ONG, ou le navire qui cache la forêt des relations italo-libyennes

23 Durant l’été 2017, l’étrange bataille navale qui s’est jouée en mer Méditerranée impliquait différents acteurs. Tout d’abord, on a vu entrer en scène Génération identitaire, un réseau européen d’extrême droite dénonçant les complicités entre les ONG et les passeurs. Celui-ci n’a pu documenter ces liens, ni entraver directement l’action des ONG, mais le pouvoir de nuisance médiatique de ces organisations s’est avéré extrêmement fort. La présence du navire C Star visant à surveiller l’activité d’ Aquarius de l’organisation SOS Méditerranée, dans le cadre de l’opération « Defend Europe » s’est avérée certes symbolique, mais au final délétère pour l’image du sauvetage en mer, en ce qu’il a favorisé la désinformation sur l’action des ONG. C’est à peu près au même moment qu’un certain nombre d’acteurs de la justice italienne s’emparent de la question des ONG et sèment le doute dans l’opinion publique sur le bien-fondé de leur action : le procureur de Catane Carmelo Zuccaro, en particulier, fustige les « mauvaises ONG » dans la presse et celui de Trapani s’empare du cas du navire Luventa de l’ONG allemande Jugend Rettet, soupçonné de complicité avec les trafiquants.

Illustration 4 – Tweet de Matteo Salvini, leader de la Ligue du Nord

Dans un tweet liminaire, le secrétaire fédéral de la ligue du Nord, Matteo Salvini, déclare : « Séquestrer le bateaux des ONG qui appellent, aident et protègent les passeurs ? Non, il ne faut pas les séquestrer, il faut les COULER ».

24 Surtout, le gouvernement italien saisit l’opportunité de ce contexte hostile pour lancer une véritable campagne d’intimidation et de limitation de la capacité d’action des ONG, à travers la mise en place d’un code de conduite. Six des dix ONG œuvrant dans le canal de Sicile l’été dernier acceptent d’y souscrire. Ce code prévoit un certain nombre de mesures limitant la capacité d’action de ces ONG, telle que l’interdiction du

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transbordement en mer, qui impose la charge de l’acheminement des migrant.e.s jusqu’au port d’accueil. Or les ONG avaient jusque-là toujours agi différemment, en prenant contact avec les autorités maritimes italiennes et en assurant les soins d’urgence et l’acheminement des migrants vers des bateaux de la marine italienne, qui ensuite se chargeaient de leur arrivée sur la terre ferme. MSF a expliqué dans un communiqué de presse pourquoi cette clause compliquait les aspects organisationnels et ne pouvait être respectée qu’aux dépens de la perte de nombreuses vies humaines.

25 Pourquoi l’Italie, qui avait promu Mare Nostrum quelques années auparavant, s’est-elle lancée dans cette campagne de criminalisation et de limitation de l’action des ONG ? On peut trouver plusieurs explications à ce changement de cap politique. Tout d’abord, les élections à venir encouragent les postures droitières de membres d’un gouvernement en manque de consensus. Le ministre de l’Intérieur Marco Minniti joue un rôle central dans cette stratégie et ne s’en cache pas. Ensuite, l’échec de la solidarité européenne en matière migratoire a poussé l’Italie à rechercher d’autres solutions : car enfin, qu’est-ce que la « crise migratoire », si ce n’est le révélateur de l’échec d’une prise de position cohérente et solidaire des différents États européens sur la question ? L’impossibilité d’une gestion commune des flux, notamment ceux des demandeurs d’asile, est le signe d’une crise institutionnelle extrêmement profonde dont le révélateur le plus immédiat est l’impossibilité de mettre en place de façon satisfaisante le plan de relocalisation décidé par la Commission européenne. Ce plan, institué par la Commission en 2015, prévoyait la relocalisation au sein de l’Union de 160 000 demandeur.e.s d’asile (essentiellement de Syrie, d’Érythrée, du Yémen), afin d’alléger le « fardeau » des pays les plus touchés par les arrivées, la Grèce et l’Italie. Après l’accord passé avec la Turquie, qui a drastiquement réduit les arrivées sur les côtes grecques, l’objectif avait été revu à la baisse et fixé à 98 225 relocalisations. Or, en septembre 2017, deux ans après le lancement du plan, seules 27 695 personnes avaient pu bénéficier du programme, dont seulement moins d’un tiers en provenance d’Italie7.

26 Au final, la criminalisation des ONG répond tout à la fois à l’opportunisme politique du moment et à l’impossibilité, profonde, de régler la crise humanitaire à échelle européenne. C’est aussi l’occasion pour l’Italie de tenter de renforcer des formes de coopération bilatérales avec les pays tiers afin de trouver une solution en amont à la « crise migratoire ». Car si les flux en Méditerranée ont chuté pendant l’été 2017, il semblerait que cela soit dû davantage à la collaboration renforcée avec des partenaires africains qu’aux limites imposées aux ONG intervenant en mer. Il semblerait ainsi que les factions libyennes, fortes de l’héritage politique de Mouammar Kadhafi en la matière, aient saisi à nouveau l’opportunité de faire des migrants une arme géopolitique majeure. L’été dernier a vu se dérouler des négociations entre Fayez Al Sarraj, chef du Gouvernement provisoire libyen et Paolo Gentiloni, président du Conseil, pour un soutien logistique italien dans les eaux territoriales libyennes (dont la définition prête d’ailleurs à discussion)8. De fait, aujourd’hui, les forces militaires libyennes se chargent de l’interception et du renvoi en Libye des migrant.e.s sur la route maritime de l’Italie, ce qui soulève de nombreuses questions légales et éthiques, du fait du non-respect des conventions internationales sur les droits humains, et tout particulièrement de la convention de Genève et des conventions pour les droits de l’enfant, par la Libye. Les garde-côtes libyens ont même, à plusieurs reprises, empêché des ONG de sauver des migrant.e.s en mer, causant ainsi des dizaines de morts. C’est dans ce contexte, et alors que la diffusion d’une vidéo par CNN montrant des images de

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vente d’esclaves africain.e.s a de nouveau alerté l’opinion publique sur le sort des migrant.e.s en Libye, que des associations italiennes se sont saisis des tribunaux de leur pays pour contester l’attribution à la Libye de fonds liés à la coopération au développement et voués en réalité à renforcer l’appareil de contrôle aux frontières libyennes9. Au-delà de l’Italie, force est de constater que la Libye est redevenue un partenaire acceptable aux yeux de l’Union européenne pour externaliser le contrôle des flux ; et ce malgré la dénonciation par le HCR et de nombreuses ONG, comme Human Rights Watch, MSF et Amnesty International, qui accusent les pays de l’Union européenne de violer le principe de non-refoulement et de fermer les yeux sur ce qui se joue en Libye.

27 En parallèle à la politique menée en Libye, l’Italie a développé de nouveaux axes de coopération en matière migratoire avec le Niger, le Tchad et le Soudan. Désormais la solution pour l’Italie (mais aussi pour la France, comme le montrent les récentes déclarations et mesures annoncées par Emmanuel Macron lors du mini-sommet euro- africain du 29 août 2017) se situe exclusivement de l’autre côté de la mer. C’est une vieille recette que la coopération avec les pays tiers, comme on l’a dit plus haut, même si l’actualité, entre soubresauts des printemps arabes, guerres civiles, contre- révolutions et multiples crises européennes, rend les forces en présence bien plus éclatées et fragiles que par le passé.

En guise d’épilogue

28 Alors, rien de neuf sous le soleil de Sicile ? L’année 2017 a finalement joué dans le sens d’un renforcement d’options déjà présentes depuis que l’Union européenne construit sa politique migratoire commune, en l’absence d’une solidarité communautaire dans la prise en charge des migrant.e.s. Aujourd’hui, la nouveauté est celle d’un durcissement de la criminalisation des flux et de ceux et celles qui tentent de sauver les migrant.e.s en mer. Elle s’accompagne d’un renforcement des mesures visant à entraver les migrations en amont de la traversée, qui va dans le sens de l’externalisation de la gestion des flux. Cette coopération renforcée prend la forme d’institution de hot spots hors-sol mais aussi de la prise en charge des bateaux dans les eaux territoriales des États africains, y compris en collaborant avec des gouvernements aux pratiques non conformes aux principes européens en matière de droits humains.

29 C’est ainsi le constat de l’échec d’une prise en charge solidaire des questions migratoires à échelle européenne qui se renforce en 2017. Il ne signifie pas que l’Union européenne pourra facilement arrêter ces flux : comme toujours lorsqu’une route devient plus difficile ou se ferme, on assiste en Méditerranée à une recomposition des itinéraires (Schmoll et Bernardie-Tahir, 2014). Ainsi, début septembre 2017, La Repubblica faisait état de l’ouverture de nouvelles routes pour ceux qui se trouvaient déjà en Libye, de l’ouest de la Libye vers la Tunisie et de l’Algérie pour rejoindre la Sicile et la Sardaigne. D’autres modifient leur itinéraire chemin faisant, négligeant la Libye au profit du Maroc, replaçant ainsi l’Espagne au second rang des arrivées par mer durant ces derniers mois. Sur le versant oriental de la Méditerranée, de nouvelles routes semblent également s’ouvrir au départ de la Turquie vers de nouvelles îles grecques et vers la Roumanie, via la mer Noire. On note également quelques arrivées vers Lesbos, qui font discuter sur le fait que la Turquie ne respecterait plus l’accord passé avec l’UE10. L’Union européenne n’en a pas fini avec la question migratoire. En

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attendant, les migrant.e.s n’en finissent pas de mourir dans le canal de Sicile et dans les geôles libyennes…

BIBLIOGRAPHY

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Cuttitta P., 2015. La « frontiérisation » de Lampedusa, comment se construit une frontière. L’Espace Politique [En ligne], 25 | 2015-1, mis en ligne le 08 avril 2015, consulté le 03 octobre 2017. http://espacepolitique.revues.org/3336 ; DOI : 10.4000/espacepolitique.3336

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NOTES

1. Parmi les pionniers, l’initiative du journaliste Gabriele del Grande, Fortress Europe, http:// fortresseurope.blogspot.fr/, consulté le 03/10/2017, le comptage réalisé par l’association de journalistes United et la « carte des morts » de Philippe Rekacewicz, parue en première instance dans Le Monde diplomatique. Voir aussi Clochard, Migreurop, 2017. Atlas critique des migrants en Europe, 3ème édition, Paris, Armand Colin ; Babels, 2017. La mort aux frontières de l’Europe : retrouver, identifier, commémorer, Paris, Le passager clandestin. 2. Voir entre autres l’article 13 des accords de Cotonou de 2000 entre les États de la zone ACP et l’Union européenne. 3. Kelly Greenhill, 2010. Voir aussi, concernant l’accord entre l’Italie et la Libye : Paoletti et Pastore, 2011. 4. Discours de Jean-Claude Juncker au Parlement Européen, 29/04/2015, http://europa.eu/rapid/ press-release_SPEECH-15-4896_en.htm , consulté le 3/10/2017. 5. Cet accord, signé en mars 2016, prévoit le retour en Turquie des migrant.e.s ayant franchi la frontière maritime vers la Grèce après le 20 mars 2016. Pour chaque migrant.e renvoyé.e en Turquie il est prévu de relocaliser en Europe un.e migrant.e syrien.ne présent.e en Turquie (dans la limite de 72 000 personnes). Par ailleurs, le plan prévoit le versement en plusieurs tranches d’un financement de 6 milliards d’euros à la Turquie pour l’aider dans la prise en charge de ces migrant.e.s. Voir aussi, au sujet de la Grèce et de la Turquie : Pillant, 2017 ; Fine, 2015. 6. Depuis 2016, le mandat de l’agence Frontex, rebaptisée « corps européen de gardes-frontières et de garde-côtes » est considérablement renforcé. 7. En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/09/26/migrants- relocalises-en-europe-quels-pays-ont-tenu-leurs- engagements_5191777_4355770.html#FkLgklj0Y1QcW0FC.99, consulté le 2/01/2018. 8. Al Jazeera, Italy and France are playing a dangerous game in Libya, 21/08/2017,http:// www.aljazeera.com/indepth/opinion/2017/08/italy-france-playing-dangerous-game- libya-170815105230759.html, consulté le 22/08/2017. 9. La Stampa, 16/11/2017, consulté le 6/01/2018, http://www.lastampa.it/2017/11/16/esteri/i- soldi-destinati-al-fondo-africa-usati-per-le-motovedette-libiche-xkDBKuoOSZ5UPXUtkgQAUJ/ pagina.html 10. http://www.repubblica.it/cronaca/2017/09/03/news/ le_nuove_rotte_dei_migranti_dopo_la_stretta_in_libia_cambiano_i_percorsi_per_entrare_in_europa-174498680/, consulté le 04/09/2017

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AUTHOR

CAMILLE SCHMOLL

Camille Schmoll, [email protected], est Maitre de conférences habilitée à diriger des recherches à l’Université Paris Diderot, membre de l’UMR Géographie-Cités et membre de l’Institut Universitaire de France.

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Les Jeux olympiques de 2024 : une chance pour le Grand Paris ?

Boris Lebeau

1 Le 13 septembre 2017, après deux candidatures infructueuses (Jeux de 2008 et 2012), Paris a été choisie comme ville hôte des Jeux olympiques de 2024, ce qui apparait comme une aubaine pour de nombreux amateurs (47 millions de français pratiquent une activité sportive) et professionnels du sport (190 000 personnes ont un emploi directement ou indirectement lié au sport)1. Elle l’est aussi pour la France et Paris qui, à travers les Jeux, souhaite réaffirmer son statut de grande métropole mondiale. Les candidatures de Paris et Los Angeles sont, à ce titre, symboliques d’un retour des métropoles des anciennes puissances dans la course au prestige que procure l’olympisme, après avoir dû céder la vedette aux villes émergentes. Les Jeux représentent en effet un formidable coup de projecteur sur les nouvelles ambitions métropolitaines du Grand Paris, entendu ici comme le projet de transports, de logements et de réagencement institutionnel de la métropole parisienne. Avec leur calendrier contraint, les intérêts financiers qu’ils mobilisent et les modes de gouvernance qu’ils appellent, les Jeux s’appuient certes largement sur les aménagements du Grand Paris (transports, logements) mais reconfigurent aussi ce grand projet. Voyons si l’articulation entre les impératifs d’organisation d’une manifestation internationale et la conduite d’un projet local d’aménagement est aussi simple que le dossier de candidature semble le suggérer et dans quelle mesure elle s’opère dans l’intérêt des territoires locaux et des Parisiens.

2 En l’absence d’arbitrages officiels, notamment sur le financement, le report, voire l’abandon de certaines lignes de métro, l’article repose en grande partie sur des informations issues de la presse et des médias. Aussi, nous sollicitons l’indulgence du lecteur que le manque de sources académiques ou le caractère parfois prospectif de certaines analyses pourra dérouter.

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Paris 1924-2024 : organiser des Jeux olympiques hier et aujourd’hui

3 Un siècle sépare les Jeux de 1924 de ceux de 2024. Au-delà du symbole, on notera la place constante que tient la banlieue parisienne, à un siècle d’intervalle, dans leur organisation. La raison en est simple ; avec un territoire de 105 km² densément urbanisé (27 600 habitants/km² en 1924, 20 000 aujourd’hui), la ville-centre ne peut accueillir tout un ensemble d’équipements fortement consommateurs d’espaces. Ceci est d’autant plus prégnant aujourd’hui avec la forte augmentation du nombre de disciplines, d’athlètes et de pays représentés.

4 Si, en 1924, une bonne partie des épreuves se déroulaient intramuros (gymnastique, natation, jeux équestres…), d’autres ont déjà eu lieu en banlieue. C’est le cas du polo à Saint-Cloud, de l’aviron à Argenteuil, du pentathlon à Meudon ou encore du tir de chasse à Issy-les-Moulineaux et à Versailles. Le stade olympique, équipement phare de 60 000 places qui accueille cérémonie d’ouverture et épreuves d’athlétisme, est alors construit à Colombes, au cœur de la banlieue ouvrière. On y implante également le premier village olympique de l’histoire des Jeux. La recherche d’espace ou de sites appropriés guident indéniablement ces choix, mais une rapide comparaison des enjeux politiques, économiques et d’aménagement révèlent des différences notoires entre les deux époques.

5 Tout d’abord, le prestige lié à l’organisation des Jeux est moindre en 1924 qu’aujourd’hui, même si l’actuel effondrement du nombre de villes candidates est aussi le signe d’un modèle qui s’essouffle. Les enjeux financiers liés à la professionnalisation du sport, au sponsoring ou encore à la retransmission internationale de l’évènement sont par ailleurs incomparables. De plus, les Jeux n’ont pas encore la charge politique et idéologique de ceux des années 1930 où ils servent de vitrine aux nationalismes (Jeux de Los Angeles en 1932, et surtout ceux de Berlin en 1938).

6 Enfin, la veine aménagiste est encore largement absente, même si la banlieue de Paris connaît dans les années 1920 une croissance rapide et largement anarchique dont commencent à se préoccuper les pouvoirs publics (lois Cornudet de 1919 et 19242). Le caractère souvent éphémère des installations témoigne d’un manque d’intérêt et d’anticipation des usages futurs des différents aménagements. Si certains équipements comme le stade de Colombes, qui accueille jusqu’en 2017 les matchs de Top 14 du Racing Club 92, ou bien encore la piscine des Tourelles, rebaptisée Georges Valleret, à la porte des Lilas existent toujours, d’autres comme le Village olympique (construit en bois) disparaissent après les Jeux.

7 « Paris 2024 » semble au contraire s’intégrer dans un plan d’aménagement, celui du Grand Paris, qui anticipe la reconversion et les usages futurs des différents équipements comme le montre la carte suivante.

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Illustration 1 - Le projet olympique et les transports du Grand Paris

Une aubaine pour le Grand Paris ?

8 La candidature « Paris 2024 » est étroitement associée au projet d’aménagement métropolitain du Grand Paris. C’est d’ailleurs cette articulation entre un projet éphémère et des aménagements pérennes qui permet d’afficher des coûts d’organisation relativement contenus. À en croire le dossier de candidature, la future Olympiade sera même rentable en s’appuyant sur des équipements en grande partie existants (Stade de France, Bercy, Rolland Garros…) ainsi que sur des aménagements et des infrastructures de transports déjà financés dans le cadre du Grand Paris.

9 Cette candidature, qui propose donc des Jeux relativement peu coûteux, ramassés autour de Paris et sa banlieue dans une perspective d’aménagement à long terme, a tout pour séduire. À y regarder de plus près, elle soulève pourtant un certain nombre d’interrogations.

10 Depuis plus de 20 ans, les villes organisatrices sous-estiment systématiquement les coûts liés à l’organisation des manifestations olympiques. C’était déjà le cas avec les Jeux de Grenoble en 1968 qui ont finalement coûté trois fois plus qu’annoncé (Flyvbjerg et Stewart, 2012), de ceux de Montréal en 1976 (796 % de dépassement) qui ont endetté la ville durant trois décennies ou encore de ceux d’Albertville (+135 %). Les dernières Olympiades n’ont pas dérogé à la règle : Pékin (+6 % selon les autorités chinoises, +1000 % selon de nombreuses estimations (Le Monde, 2017), Londres (+101 %) avec une candidature similaire à celle de Paris (nombreux équipements existants) ou encore de Rio (+100 %).

11 La raison de ces déficits est structurelle. La dotation de 2,6 à 3,3 milliards € du Comité International Olympique, stable pour les trois dernières olympiades, n’est évidemment pas suffisante pour faire face aux importants investissements qu’exigent les Jeux

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(6,6 milliards € pour « Paris 2024 »). Même dans les villes où de nombreux équipements existent, leur mise au standard olympique en termes d’accueil du public, de retransmission télévisuelle ou de sécurité demande généralement des investissements supplémentaires (Lefèbvre et Raoult, 2017). Par ailleurs, les modalités de répartition des recettes (billetterie, sponsoring…) ne sont pas forcément à l’avantage des villes organisatrices. L’attribution des Jeux est, en outre, conditionnée à une défiscalisation des bénéfices et des taxes du CIO dont 47 % proviennent des droits de retransmission et 45 % des ventes des produits dérivés. Ceux de Rio lui ont ainsi rapporté 5 milliards €, nets d’impôts, alors que la ville doit faire face au difficile réemploi des équipements (fermeture depuis 2017 du stade de la Maracaña, vacance des logements du Village olympique3). Pour ceux de Paris, c’est un décret du 23 juillet 2015, adopté conjointement par le Premier Ministre, les Ministres des sports, du budget et des finances, qui exonère partiellement d’impôts et de taxes toute manifestation sportive attribuée à la France avant le 31 décembre 20174. Enfin, la prise en charge des dépenses d’équipements en partenariat avec des acteurs privés (c’est le cas pour « Paris 2024 »), aboutit fréquemment à une captation des profits par une poignée d’investisseurs et une socialisation des coûts via l’État et les autorités locales.

12 Ainsi, pour « Paris 2024 », le choix de Saint-Denis/L’Île-Saint-Denis pour l’implantation du Village olympique n’est pas anodin. Edifié autour de la Cité du cinéma, le Village permettra de valoriser un des projets phares du Grand Paris alors que la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC), sponsor et partenaire de « Paris 2024 », assume depuis l’origine l’essentiel des risques financiers de ce « Hollywood à la française » (156,7 millions € d’investissement)5. À l’issue des Jeux, le Village, construit en grande partie sur du foncier appartenant déjà à la CDC (car acquis pour la Cité du cinéma), sera converti en logements et revendu. L’institution financière pourrait ainsi être en mesure de combler les déficits de recettes liés à la faible rentabilité de la Cité du cinéma par les plus-values immobilières réalisées sur la revente des logements du Village olympique.

13 Un dérapage des coûts d’équipement n’est donc pas à exclure ; en outre, un dépassement de ceux liés à la création de nouvelles infrastructures de transports ne doit pas être écarté. Avec l’obtention des Jeux, la réalisation des premiers tronçons du futur métro (le Grand Paris Express) est désormais rendue impérative ; or le respect des délais n’est jamais chose facile pour de tels chantiers de génie civil. En 2017, le prolongement de la ligne 14 depuis la gare Saint-Lazare vers le futur Village olympique a pris 10 mois de retard suite à d’importantes infiltrations d’eaux souterraines à la porte de Clichy6. « Dans une étude de juillet 2017, le Centre d’étude des tunnels (CETU) du ministère chargé des transports émet d’ailleurs de très sérieux doutes sur la capacité de la SGP à mettre en service les lignes 17 et 18 dans la perspective des Jeux olympiques » (Cour des comptes, 2018). En outre, les Jeux accélèrent également l’urgence d’une liaison entre l’aéroport de Roissy et la capitale. Le projet « Roissy Express » porté et financé (1,6 milliards €) par ADP, SNCF réseau et la CDC ne fait pourtant pas partie du plan de lignes du Grand Paris Express. Ces promoteurs se disent résolus à lancer les travaux dès le début de l’année 2018, pour une mise en service à l’été 2024. Or, si ce projet reliant directement l’aéroport à la gare de l’Est s’avère utile pour les Jeux, il rendra caduque la réalisation de la ligne 17 du Grand Paris Express pourtant utile aux habitants (voir illustration 1). Dans son Rapport sur la société du Grand Paris, rendu public le 17 janvier 2018, la Cour des comptes préconise d’ailleurs l’abandon de cette ligne.

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14 Avec l’urgence, c’est aussi à un risque de dérive financière du chantier que s’expose la Société du Grand Paris en charge de la construction du métro. Ainsi, le même rapport de la Cour des comptes estime que : « la perspective des Jeux olympiques de 2024 et les engagements pris pour l’obtention de leur organisation ont eu pour effet de concentrer l’attention de la SGP davantage sur le respect des délais que sur celui des coûts, comme le montre la volonté de l’établissement de recourir à un nombre croissant et inédit de tunneliers »7. Certains experts estiment possibles également des ententes entre les trois grands groupes de BTP (Vinci, Bouygues et Eiffage) en charge des travaux. « Quand des tronçons dépassent les 200 M€ par kilomètre, c’est qu’il y a un loup »8 . Pour faire face à l’explosion des coûts, le Préfet préconise, dans un rapport rendu au Premier Ministre le 21 septembre 2017, le report des échéances du chantier. Quant à la Cour des comptes, elle préconise tout simplement de « revoir le périmètre du projet », c’est-à-dire l’abandon de certaines lignes.

15 Si les Parisiens gagnent les Jeux mais perdent en contrepartie bon nombre des infrastructures de transports qu’on leur avait promis, il n’est pas certain qu’ils sortent gagnant de l’opération. Certes, les Jeux ne sont pas l’unique cause de tels arbitrages mais on voit bien, avec les annonces ayant succédé leur obtention, qu’ils les précipitent.

16 En dépit de ces interrogations sur les coûts et la reconfiguration des projets concernant les transports, pour les plus optimistes, « Paris 2024 » reste une formidable opportunité pour Paris et sa banlieue.

Une chance pour la banlieue et la Seine-Saint-Denis ?

17 De nombreuses épreuves se dérouleront en banlieue (Vaires-sur-Marne, Versailles, Saint-Quentin-en-Yvelines). Dans ce dispositif territorial, la Seine-Saint-Denis qui accueillera au Stade de France les cérémonies d’ouverture et de clôture ainsi que les épreuves d’athlétisme, le Village olympique, des épreuves de natation à Saint-Denis et le Village de la presse au Bourget, tient une place de premier choix.

18 D’aucuns voient donc dans cet événement une chance inespérée de sortir cette banlieue largement défavorisée de ses problèmes. Valérie Pecresse, Présidente de la Région Ile- de-France, déclarait ainsi le 13 septembre 2017 sur France info : « Les Jeux vont permettre de recoudre la Seine-Saint-Denis (…), de désenclaver le département de ses nombreuses coupures urbaines créées par les autoroutes ». D’autres y voient encore un moyen d’accélérer le développement économique du territoire. Selon Stéphane Troussel, Président de l’exécutif départemental : « Les JO sont un formidable accélérateur qui crédibilise la dynamique dans laquelle nous sommes entrés depuis quelque temps (…). Les entreprises s'installent chez nous où les possibilités d'aménagement sont nombreuses » (Le Parisien, 14 septembre 2017).

19 Comme à l’accoutumée, élus et organisateurs attendent de l’événement qu’il apporte investissements et emplois. Une étude du Centre de Droit et d’Économie du Sport de Limoges spécule même 10,7 milliards € de recettes et 250 000 emplois pérennes pour la métropole parisienne. Ainsi, le Président du Département affirme qu’« il est important que les PME locales aient accès aux marchés, que des formations soient proposées, afin que les jeunes du département soient prêts ». Enfin, les élus du département attendent de ces Jeux qu’ils donnent une autre image de la banlieue. Il serait tentant de partager l’optimisme

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des politiques et des experts, mais les expériences passées et les difficultés sociales de ce territoire invitent à la tempérance.

20 Sur le plan urbain tout d’abord, on peut attendre des Jeux qu’ils accélèrent la réalisation d’anciennes opérations d’aménagement. C’est notamment le cas de l’éco- quartier de L’Ile-Saint-Denis qui accueillera une partie du Village olympique (1,3 milliards € d’investissement) et dont la réalisation accumule les retards en raison de difficultés liées aux coûts d’acquisition de grandes emprises foncières (anciens entrepôts du Printemps) et à la dépollution des sols. La construction du Village de la presse sur un ancien site de stockage de carburants de l’armée en bordure du parc départemental George Valebon est également l’occasion d’accélérer une opération de logements portée depuis près de 10 ans par la société d’économie mixte départementale.

21 À Saint-Denis, une nouvelle passerelle au-dessus de l’autoroute A1 (déjà partiellement recouverte en 1998 pour le Mondial de football) permettra de relier le Stade de France au futur complexe de natation. Néanmoins le comité des Jeux, pas plus que la Coupe du monde ou l’Euro de football avant eux, ne prévoit de financer les gigantesques travaux permettant le franchissement du canal et de l’autoroute du nord qui séparent le centre- ville de Saint-Denis du futur quartier olympique. La construction d’une nouvelle interconnexion entre les autoroutes A1 et A86, pourtant nécessaire, ou bien encore d’une passerelle enjambant le large faisceau ferroviaire (2 km) entre le Village olympique (quartier Pleyel) et le Stade de France (quartier de la Plaine-Saint-Denis) ne sont pas non plus à l’ordre du jour. On est donc loin des « coutures » évoquées par la Présidente de Région.

22 Quant aux infrastructures sportives financées en partenariat public-privé, elles seront, pour les plus rentables d’entre elles, attribuées à des opérateurs capables de les amortir. C’est notamment le cas du bassin olympique d’ores et déjà réservé par la Fédération Française de Natation. Mais qu’adviendra-t-il des équipements plus difficiles à rentabiliser comme le bassin de water-polo du complexe sportif de Marville à Saint- Denis ? Gageons que les énormes coûts d’exploitation d’une telle structure n’incomberont pas aux seules collectivités locales.

23 Sur le plan économique ensuite, il convient de garder à l’esprit que si la Seine-Saint- Denis est socialement très défavorisée, elle est aussi un département riche d’entreprises et d’emplois. Avec 134 490 établissements et 560 662 emplois9 (10 % des établissements et des emplois franciliens), elle est même le 3e pôle économique de la métropole après Paris et les Hauts-de-Seine. C’est plutôt le manque d’adéquation entre les emplois proposés et les qualifications des résidents qui est à l’origine des difficultés sociales de la population locale (Lebeau, 2007, 2014). Aussi, en plaçant la Seine-Saint- Denis au cœur des Jeux, les décideurs publics entendent donner l’image d’une métropole solidaire associant les plus déshérités aux grands événements internationaux. « Paris 2024 » serait-il un remake de la coupe du monde de football de 1998 et de sa « France black-blanc-beur » ? Cette posture généreuse ne doit toutefois pas dissimuler d’autres raisons plus pragmatiques et économiques. Avec ses nombreuses friches industrielles, la banlieue nord de Paris ne manque pas de foncier pour accueillir de grands équipements. Par ailleurs, la densité des réseaux de transports qui la traversent (autoroutes, RER, métros) et son aéroport international la rendent incontournable pour organiser de tels évènements (Euro 2016, Cop 21…). Cette banlieue fait d’ailleurs l’objet nombreux projets d’aménagement associant de plus en

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plus souvent les pouvoirs publics et des investisseurs. L’implantation du futur Hôtel de Région à Saint-Ouen en partenariat avec un opérateur immobilier ou bien encore le projet de vaste centre commercial et ludique au « triangle le Gonesse » associant étroitement l’État (qui apporte transports et conduite opérationnelle du projet -via Grand Paris Aménagement-), la filiale immobilière du groupe Auchan et l’investisseur chinois Wanda sont emblématiques des nouveaux enjeux la concernant.

24 La candidature olympique, ne serait-ce que par les contraintes temporelles qu’elle impose et les enjeux financiers qu’elle mobilise, est un formidable catalyseur de ces dynamiques d’aménagement « par le haut ».À ce titre, la loi « Sports : organisations des jeux olympiques et paralympiques 2024 » introduit une série de principes dérogatoires au droit de l’urbanisme et au code de l’environnement pour assurer « le respect des échéances relatives à la livraison de l’ensemble des équipements relatifs à la bonne organisation des Jeux ». Cette loi, qui instaure un droit d’expropriation pour assurer la construction du Village olympique et du Village de la presse (art. 9 et 10), qui dispense d’autorisations d’urbanisme l’installation des commerces sur l’espace public (art. 7 et 11), qui introduit encore « une dérogation aux règles de publicité au profit des partenaires de marketing olympique dans un périmètre de 500 m de distance de celui de chaque site lié à l'organisation et au déroulement des compétitions des JOP 2024 » (art. 4), est emblématique d’une gouvernance visant à assurer à la fois les engagements de l’État et les profits du CIO et de ses partenaires commerciaux.

25 Alors que le dossier de candidature a été élaboré par un cabinet restreint autour du gouvernement et de la Mairie de Paris, sans véritable concertation avec les élus locaux et les habitants, on décèle derrière la gouvernance du projet olympique un état d’esprit que l’on pourrait qualifier de colbertiste10.

26 Sur le front de l’emploi enfin, les expériences passées et les logiques d’exclusion sociale à l’œuvre sur le territoire ne poussent pas nécessairement à l’optimisme. Ces vingt dernières années, le Mondial et l’Euro de football (1998 et 2016) ainsi que la Cop 21 (2016) se sont en effet succédés et n’auront rien changé au sort des habitants du territoire. Le Président du Conseil départemental qui déclarait : « Nous voulons tirer les enseignements de la COP 21 et de l'Euro 2016 où les retombées pour notre territoire ont été en deçà de nos exigences » (Le Parisien, 14/09/17) semble en être bien conscient. Si ces évènements ne sont pas de nature à juguler les problèmes sociaux, c’est qu’ils n’en ont pas la vocation. C’est aussi que les emplois qu’ils génèrent, aussi nombreux soient-ils, sont par essence temporaires et pas toujours adaptés aux populations résidentes. Les emplois générés par la construction des différents équipements peuvent profiter temporairement aux habitants, à condition que les entreprises ne fassent pas appel à des travailleurs illégaux ou à une main d’œuvre détachée. Pendant la quinzaine olympique de nombreux « jobs » seront proposés : stadiés, vendeurs ambulants, chauffeurs… auxquels les habitants du territoire auront probablement un accès prioritaire grâce aux politiques d’insertion mises en place par les différentes collectivités partenaires. Les entreprises de sécurité ou de gardiennage locales seront sans doute largement sollicitées. Mais, sans même parler de la frange la plus désocialisée de la population locale qui ne pourra sans doute même pas prétendre à ces postes, de tels évènements cantonnent les habitants aux mêmes emplois précaires et ne sont que rarement la source d’un enracinement professionnel plus pérenne. L’olympisme a certes des vertus, mais elles sont malheureusement loin d’égaler la puissance des mécanismes d’exclusion de nos sociétés contemporaines.

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Conclusion

27 « Paris 2024 », qui est une formidable opportunité pour le sport français et ses nombreux adeptes, l’est aussi pour la métropole qui entend à cette occasion redonner un certain lustre à son image. Les enjeux communicationnels (apparaître comme une ville tolérante, culturellement et économiquement ouverte et dynamique) comme les attentes en matière d’investissement à long terme sont toujours les mêmes. Le pari sera peut-être gagnant mais comme toujours impossible à évaluer. Ceci pourra donc sembler paradoxal à un moment où l’on réclame de plus en plus aux institutions publiques (universités, hôpitaux, collectivités…) de justifier leur rentabilité immédiate à l’aune des critères de marché. Tout aussi ambiguë est la posture de l’État pour qui les Jeux offrent une occasion exceptionnelle de reprendre en main un Grand Paris englué depuis ses débuts dans les querelles politiques locales. Mais, alors que son action est traditionnellement frappée du sceau de l’intérêt général, dans le cas présent, elle semble surtout soucieuse de garantir les profits de certains opérateurs privés (CIO, investisseurs financiers, promoteurs immobiliers…) alors qu’une grande partie des risques (notamment ceux qui pèsent sur les transports et le financement de certains équipements) parait devoir être assumée par les collectivités locales et leurs habitants. Ces modalités de gouvernance, dictées en partie par un grand événement international, seraient-elles emblématiques du rôle que l’État est aujourd’hui tenu d’endosser dans le capitalisme financier ?

BIBLIOGRAPHY

Augustin J.-P., 2008. Pékin : après les Jeux olympiques, quel avenir pour les installations sportives ? Urbanisme, no 363.

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Cour des comptes, janvier 2018. Rapport sur la Société du Grand Paris.

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Gouguet J.-J. (dir), 2016. Candidature Paris 2024 : étude d’impact. Centre de Droit et d’Économie du Sport. 22 p.

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Milza P., Jequier F., Tetart Ph. (dir.), 2004. Le pouvoir des anneaux, Les jeux olympiques à la lumière de la politique, 1896-2004. Paris, Vuibert, coll. Sciences, corps et mouvements, 352 p.

Une bibliographie indicative sur le thème « Les Jeux olympiques et leurs territoires », réalisée par Jean-Marc Holz est également disponible sur le site des Presses universitaires de Perpignan à cette adresse : http://books.openedition.org/pupvd/590?lang=fr

NOTES

1. Chiffres clés. Ministère de la ville, de la jeunesse et des sports. Septembre 2015. 2. Les lois Cornudet prescrivent des plans de rationalisation des voiries, d’alignement, de raccordement aux différents réseaux et d’aménagement des nouveaux lotissements. 3. Le Figaro, 11/01/2017. 4. JORF n°0170 du 25 juillet 2015 page 12701, texte n° 49. 5. En 2013, un rapport de la Cour des comptes transmis au parquet financier pointait de possibles irrégularités dans le financement de la Cité du Cinéma. En janvier 2017, trois hauts fonctionnaires ont été condamnés par la Cour de Discipline Budgétaire et Financière (CDBF) à une amende pour « défaillance » dans le montage financier de la Cité du cinéma. Arrêt n° 214-758 de la CDBF. 6. Le Parisien, 02/02/2017 7. Rapport de la Cour des comptes sur la Société du grand Paris, rendu public le 17 janvier 2018. 8. Le Parisien, 15/09/2017 9. Insee, Comparateur de territoires, 2017. 10. Derrière le protectionnisme sur lequel il s’appuie, le colbertisme est une doctrine visant à sceller une alliance objective entre les intérêts du Prince et des marchands.

ABSTRACTS

Paris, qui a obtenu l’organisation des Jeux olympiques de 2024, a présenté un dossier de candidature résolument orienté vers la maîtrise des coûts et une certaine forme de durabilité en anticipant les usages futurs des installations olympiques. Pour y parvenir, le projet olympique est étroitement articulé avec les transports et les aménagements du Grand Paris. Nous verrons pourtant que la conduite simultanée de projets ne partageant ni la même temporalité, ni les mêmes modes de financement et de gouvernance, n’est peut-être pas aussi aisée que le dossier de candidature le laisse entendre. Dans ces conditions, ce sont les impératifs olympiques qui risquent de s’imposer au Grand Paris.

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INDEX

Mots-clés: Jeux olympiques, Paris 2024, Grand Paris, aménagement, financement Keywords: Olympic Games, Paris 2024, Greater Paris, city planning, funding

AUTHOR

BORIS LEBEAU

Boris Lebeau, [email protected], est Maître de conférences, Université Paris-13, Sorbonne Paris Cité, Pléiade (EA-7338.

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