Le Beau Masque
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« A JEU DÉCOUVERT » Collection dirigée par André Coutin JEAN CLAUDE PASCAL LE BEAU MASQUE ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS © Editions Robert Laffont, S.A., Paris, 1986 ISBN2-221-04918-7 A Madame ED WIGE FEUILLÈRE en témoignage de reconnaissance. « La jeunesse est un temps pendant lequel les conventions sont, et doivent être, mal comprises : ou aveuglément combattues, ou aveuglément obéies. » PAUL VALÉRY LE TEMPS DES ESPÉRANCES « Il y a certains moments de notre existence où nous sommes de façon inexplicable et pres- que terrifiante ce que nous deviendrons plus tard. » MARGUERITE YOURCENAR 24 octobre 1945. J'ai dix-huit ans et je viens d'être démobilisé. I. J'ai passé un an dans la 2e D.B., ce qui m'a donné l'occasion de découvrir la Lorraine, l'Alsace, le Wurtemberg et la Bavière, Berch- tesgaden, Munich et quelques autres localités habitées par nos cousins germains. La première partie de cette marche a été plus difficile que la seconde. Il y avait des obus, des mines, des mitrailleuses et aussi de la boue entre Baccarat et le col de Dabo. Nous avons eu très froid pendant l'hiver 44 et aussi peur, un peu, quelquefois. Donc, j'ai dix-huit ans, et sur mon uniforme de l'armée américaine est accroché un assez joli ruban vert et rouge avec une étoile de bronze au milieu et une belle croix qui ballotte quand je marche. Cela s'appelle la Croix de guerre. Mes supérieurs m'ont décoré au lendemain de la libération de Strasbourg. Je m'empresse de vous dire que je ne méritais pas du tout cette nomi- nation, pour la simple raison que, si je suis entré (peut-être) le premier dans Strasbourg, c'est parce que je me suis trompé de route. Mais cela est une autre histoire. J étais, à l'époque, agent de liaison motocycliste (Harley-Davidson 400 kg — merci beaucoup ! A vos souhaits !) au poste de commande- ment de mon régiment de cavalerie — le 1 Régiment de marche de spahis marocains. J'avais bondi de joie lors de mon affectation à cette unité, croyant naïvement que mon rôle consisterait — risques mis à part — à monter à cheval et à entrer dans les villes et bourgades au son des trom- pettes et des tambours, caracolant sur un « fier destrier », saluant de la main et du sourire de ravissantes créatures jetant en cascades des fleurs par les fenêtres. A cet âge on vient de finir de lire les exploits de d'Artagnan, de Fanfan la Tulipe et de Robin des Bois ! En réalité, nos chevaux étaient des chevaux-vapeur marchant à l'essence américaine et non pas au picotin d'avoine. Et le régiment de cavalerie était en fait un régiment de blindés. J'avais pour mission, quotidiennement ou presque, de porter des papiers qui transmettaient les ordres du colonel Rémy aux différents esca- drons, bataillons, groupements et sous-groupements. Nous étions un peloton composé d'une dizaine de garçons dont le plus âgé devait avoir vingt-cinq ans, le plus jeune étant votre serviteur. Or, je ne sais plus si cela s'est passé le 19 ou le 20 novembre, mais ce dont je me souviens c'est qu'il pleuvait, beaucoup. Non seulement de la vraie pluie qui mouille, mais aussi de temps à autre quelques obus. Il m'arrivait souvent de rentrer la tête dans les épaules, par réflexe. Comme si cette réaction pouvait éviter le pire... Vous savez, un projectile, quand il part, on l'entend et il est tout à fait souhaitable de l'entendre arriver avec son bruit de papier de soie cartonné qu'on froisse, parce que, si on ne perçoit pas ce chuchotement, c'est que le délicieux projectile va tomber sur vous. Quel soulagement lorsqu'il éclate un peu plus loin, après un temps court de silence total ! Il reste alors à guetter le prochain. Le 19 ou le 20 novembre, ma mission consistait à porter des papiers, bien à l'abri dans une sacoche, du P.C. du colonel cantonné à Hutten- heim au commandant de l'un des escadrons. Arrivé à destination, dans un village situé à l'ouest d'Ernstein, j'eus la surprise de découvrir l'agglo- mération déserte. Pas trace du moindre militaire et, naturellement, per- sonne pour me renseigner de façon précise, à l'exception d'un petit vieillard qui m'indiqua vaguement du geste : « Ils sont partis par là... » Le «par là», c'était toute la plaine d'Alsace... Vous me direz qu'un escadron (une centaine d'hommes plus le maté- riel), ça ne se perd pas « comme ça », comme une allumette, et pourtant... Alors, comme il n'était pas question de retourner à mon point de départ en avouant bêtement : « Je ne les ai pas trouvés », il ne me res- tait qu'une chose à faire : les chercher. C'est ce que j'entrepris avec beau- coup de volonté (bonne) et une trouille (certaine). On se sent tout petit dans ces cas-là et surtout terriblement seul et vulnérable. On a l'impres- sion que les obus « pètent » plus près et que la pluie redouble. Bien entendu, il y avait déjà quelque temps que les poteaux indica- teurs avaient disparu du coin des routes. Ceux qui restaient plantés, tels des épouvantails, étaient à moitié déchiquetés et, de ce fait, illisibles. Les cartes d'état-major? On n'avait pas eu le temps de nous en don- ner... nous avions avancé trop vite. Notre dieu Mars, le général Leclerc, pas encore maréchal, en avait ainsi décidé. Le serment de Koufra, il entendait le tenir, à savoir : déli- vrer Strasbourg. Pour ce faire, il nous avait ordonné de nous « dépê- cher » (si je puis dire) et nous avions obéi avec l'enthousiasme qui carac- térisait les «gars de Leclerc ». Mais l'enthousiasme n'était pas le sentiment qui habitait mon esprit ce jour-là. A cheval sur ma moto américaine, j'ai traversé des boque- teaux, des champs, des villages, espérant rencontrer ce fameux escadron quelque part. Recherche vaine. Les militaires d'autres compagnies étaient incapables de me ren- seigner. « Ils doivent être en déplacement » était la réponse laco- nique que l'on me servait le plus souvent. Cette lapalissade ne m'aidait en rien. Et c'est ainsi que, de maison en maison, de route en route, de croisement en croisement, je finis par me rendre compte que les mai- sons semblaient de plus en plus accotées les unes aux autres et que les routes étaient devenues des rues. Je poursuivis mon chemin, trouvant cette agglomération bien grande et les constructions de plus en plus hautes. Je finis par déboucher sur une place... déserte. Les immeubles aux volets fermés ressemblaient à des jeux de construction gigantesques. De cette place où je me trouvais, partaient une série d'avenues dans plu- sieurs directions opposées. Je distinguais mal le bout de ces longues rues, sauf une, où je crus discerner de la fumée et quelques mouvements... là-bas... tout au fond. La pluie avait perdu de son intensité et le bruit sourd des canons s'était éloigné. C'est alors que j'avisai, fichée contre un arbre et tracée en lettres noires sur fond blanc, cette indication surmontée d'une flè- che : KIEL BRUCKE. Il n'est pas nécessaire d'avoir lu Goethe dans le texte pour savoir qu'il s'agissait du pont de Kiel, lequel, enjambant le Rhin, relie l'Alsace à l'Allemagne. Or, c'était à l'extrémité de cette avenue, indiquée par la flèche, que j'apercevais confusément des mouvements noyés dans des fumées. Tout à coup je réalisai que je devais me trouver dans Strasbourg. Tout me le prouvait subitement ! Surprise, étonnement, effroi et désarroi, puis... — Qu'est-ce que je fais ? Etant curieux de nature, je mis ma machine en première et m'avançai dans cette avenue en direction de cette fumée pleine d'agitation. Je n'eus pas à aller bien loin (je n'en avais pas vraiment envie d'ail- leurs) pour me rendre compte qu'il s'agissait de militaires allemands trans- portant des choses dans des véhicules de toute sorte, qui démarraient aussitôt le chargement fait. Mon jugement fut rapide. Mon demi-tour également. Mon retour au P.C. du colonel à Huttenheim dut s'effectuer à une vitesse record. Au premier lieutenant rencontré, je déclarai, encore essoufflé, quelque chose comme : — Vous savez que les Allemands passent le pont de Kiel... Ils éva- cuent Strasbourg. — Comment le savez-vous ? — J'en viens. — D'où? — De Strasbourg ! — Vous vous moquez de moi? — Pas du tout, mon lieutenant. — Venez dire ça au capitaine. Je dus répéter mon histoire plusieurs fois, en remontant la hiérar- chie galonnée. L'incrédulité était générale. Cependant, mon air convaincu dut les faire réfléchir. A la suite de quoi les événements échappent à mon contrôle. Ce dont je me souviens, c'est que quelques heures plus tard, le lendemain, la 2e D.B. entrait réel- lement dans Strasbourg. Moi aussi, en permissionnaire, et seulement le dimanche suivant. Vous voyez qu'il n'y a pas de quoi se vanter, en ce qui me concerne, d'avoir vaillamment combattu et de se voir décoré de la Croix de guerre. Ce serait mentir effrontément que de laisser mon courage responsable de cette nomination. Je crois que mes supérieurs, au moment de la distribution des médail- les, ont voulu mettre à l'honneur ma jeunesse extrême plutôt que récompenser un valeureux combattant. Voilà. Mais revenons à Paris, fin octobre 1945. Il fait beau, je suis fier de déambuler sur les trottoirs, persuadé que ceux que je croise sont en admiration devant cette Croix de guerre et, par voie de conséquence, devant celui qui la porte ostensiblement.