Revue des études slaves

LXXXVII-3-4 | 2016 Chroniques et enluminures au temps des premiers tsars

Pierre Gonneau (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/res/911 DOI : 10.4000/res.911 ISSN : 2117-718X

Éditeur Institut d'études slaves

Édition imprimée Date de publication : 6 décembre 2016 ISBN : 978720405495 ISSN : 0080-2557

Référence électronique Pierre Gonneau (dir.), Revue des études slaves, LXXXVII-3-4 | 2016, « Chroniques et enluminures au temps des premiers tsars » [En ligne], mis en ligne le 26 mars 2018, consulté le 07 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/res/911 ; DOI : https://doi.org/10.4000/res.911

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Revue des études slaves 1

SOMMAIRE

Introduction Pierre Gonneau

Проблемы изучения бумаги ‑ Лицевого летописного свода Elena V. Oukhanova

The Book of Degrees and the Illuminated Chronicle: a comparative analysis Gail Lenhoff

Sergius of Radonezh illuminated from the Litsevoi Letopisnyi svod to the Litsevoe zhitie Pierre Gonneau

“Mistakes were made”: text and image in the Litsevoi Letopisnyi Svod account of the Staritskii rebellion Ann Kleimola

Varia

L’enseignement artistique en Russie dans les années 1910 : la pédagogie moscovite en trois étapes Juliette Milbach

L’image de Lénine entre février et octobre 1917 Oxana Ignatenko‑Desanlis

La condamnation des Preux et la chute de Dem′jan Bednyj et d’Aleksandr Tairov Marie-Christine Autant-Mathieu

Маргинал : нобелевское Дело н. А. Бердяева В архиве шведской академии Tat′jana Marčenko

La partie et le tout sur le monde fragmentaire de Boris Pasternak Ioulia Podoroga

Ce que cache un nom : les ethnonymes slaves dans Le Nouveau Larousse illustré (1898-1904) Cécile Gauthier

De l’archigenre équinuméral (ou « pseudo-plurale tantum ») en polonais Henri Menantaud

Chronique bibliographique

Тetjana L VILKUL., Літопис і Хронограф : Студії з текстології домонгольського київського літописання Інститут Історії України Національної Академії наук України, 2015, 515 pages Florent Mouchard

Igor′ Vladimirovič KURUKIN, Жизнь и труды Сильвестра, наставника царя Ивана Грозного Мoskva, Kvadriga, 2015, 192 pages Eugène Priadko

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Francine‑Dominique LIECHTENHAN, Pierre le Grand : le premier empereur de toutes les Russies Paris, Tallandier, 2015, 688 pages Aleksandr Lavrov

Derek OFFORD, Lara RYAZANOVA‑CLARKE, Vladislav RJÉOUTSKI, Gesine ARGENT (eds.), French and Russian in Imperial Edinburgh, Edinburgh University Press, 2015 Denis Kondakov

Luba GOLBURT, The first Epoch. The Eighteenth Century and the Russian Cultural Imagination Madison, The University of Wisconsin Press, 2014, 387 pages Rodolphe Baudin

Laura PETTINAROLI, la Politique russe du Saint-Siège (1905-1939) Roma, École française de Rome, 2015, 937 pages Pierre Gonneau

Claudio Sergio INGERFLOM, Le Tsar c’est moi : l’imposture permanente d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine Paris, PUF, 2015, 520 pages Renata Gravina

Paul DUKES, A History of the Urals: Russia’s Crucible from Early Empire to the Post‑Soviet Era London, Bloomsbury Academic, 2015, 272 pages Sergey Kondratiev

Maxim TARNAWSKY, The All-Encompassing Eye of Ukraine: Ivan Nechui‑Levytskyi’s Realist Prose Toronto, University of Toronto Press, 2015, 384 pages Iryna Dmytrychyn

Petar II Petrović NJEGOŠ, Le faux tsar Šćepan le petit Trad. du serbe par Vladimir André CEJOVIĆ et Anne RENOUE, Lausanne, L’Âge d’homme, 2015, 400 pages Paul‑Louis Thomas

Ivan MAŽURANIĆ, la Mort d’Ismaïl aga Ottawa, Dominis Publishing, 2015, 86 pages Paul‑Louis Thomas

Michael WÖGERBAUER, Petr PÍŠA, Petr ŠÁMAL, Pavel JANÁČEK et alii (eds.) V obecném zájmu : cenzura a sociální regulace literatury v moderní české kultuře 1749-2014 Praha, Academia, Ústav pro českou literaturu AV ČR, 2015, 2 vol., 1661 pages Xavier Galmiche

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Introduction

Pierre Gonneau

Les auteurs de ce dossier et la rédaction de la Revue des études slaves remercient M. Kharis Mustafin et les éditions AKTEON pour avoir mis à leur disposition les images de la Chronique enluminée qui figurent dans le fascicule.

1 Une riche tradition d’annales (letopisi) s’est développée dans le monde slave oriental, à partir de la compilation du Récit des temps passés (Povest′ vremennyx let), achevée vers 1110‑1117. Continuées, remaniées, enrichies de récits de bataille, ou de Vies de saints, ces chroniques connaissent leur apogée au XVIe siècle à la cour du grand-prince de Moscou, puis du tsar Ivan le Terrible (1533‑1584). Sous le règne de son père, Vasilij III (1505‑1533), les copistes moscovites avaient rassemblé une somme d’information, allant du temps où

2 « le pays russe commença à porter ce nom », daté de 6360/852, jusqu’à leur siècle, au sein de vastes compilations connues sous le nom de Chronique de la Résurrection (Voskresenskaja letopis′) et de Chronique de Nikon (Nikonovskaja letopis′). Peu après le couronnement impérial d’Ivan le Terrible, à l’instigation du métropolite Macaire (1543‑1563) et de l’archiprêtre de la collégiale de l’Annonciation Andrej, ce matériau est épuré et organisé sous la forme d’une histoire par règnes qui, pour la première fois, formule d’une manière limpide le scénario de la continuité du pouvoir des « autocrates de la Rus′ », depuis saint Vladimir jusqu’à Ivan le Terrible, et de la translation du siège du pouvoir, depuis Kiev jusqu’à Moscou, en passant par Vladimir-sur-la Kljaz′ma. Ce Livre des degrés de la généalogie impériale (Stepennaja kniga carskogo rodoslovija), est rédigé entre 1555 et 1563, mais laissé inachevé à la mort du métropolite Macaire. Cinq années plus tard, dans le contexte du régime de terreur, dit de l’Opričnina qu’il a instauré, Ivan le Terrible transporte dans sa nouvelle capitale d’Aleksandrova Sloboda copistes et annales, et lance un projet nouveau. Il s’agit cette fois d’embrasser toute l’histoire de l’humanité, depuis la Création du monde jusqu’à son propre règne. Qui plus est cette chronique doit être illustrée.

3 L’art de l’enluminure est déjà bien établi. Le plus ancien manuscrit slave oriental daté, l’Évangéliaire d’Ostromir (1066/1067) comprenait des feuillets représentant les apôtres recevant et copiant la Parole divine. Comme ceux des icônes, les canons graphiques ont

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été reçus de Byzance, mais des artistes locaux ont peu à peu affirmé leur manière. Toutefois, la quasi-totalité des enluminures des XIe‑XVe siècles se trouvent dans des recueils liturgiques, tels qu’Évangéliaires ou Psautiers. Le choix et la typologie des sujets sont donc très limités et les textes historiques très peu nombreux. On possède seulement deux modèles de chronique enluminée antérieurs à l’époque d’Ivan le Terrible. Une version slave de la chronique byzantine de Georges Hamartole a été copiée à Tver′, sur la , vers 1275‑1325. Le manuscrit comprend 273 feuillets et 129 enluminures qui rappellent le travail des miniaturistes byzantins. Au contraire, la Chronique de Radziwiłł (Radzivilovskaja letopis′), copiée vers 1490, trahit certaines influences occidentales. Ses 618 miniatures (pour 251 folios) illustrent le Récit des temps passés et sa continuation par les analystes de Vladimir‑Suzdal′ jusqu’en 1206. On suppose que la chronique a été copiée et illustrée dans les territoires occidentaux de la Rus′, la principauté de Smolensk ou la Volynie ; il est certain qu’elle ne se trouvait pas à Moscou du temps d’Ivan le Terrible. Les artistes moscovites s’inspirent donc d’autres sources. Ils ont à leur disposition les riches collections d’icônes des églises de la capitale et leurs programmes de fresques, qui ont été fortement renouvelés sous Ivan le Terrible. Ils se servent aussi de gravures occidentales auxquelles on repère des emprunts dans les détails de plusieurs miniatures.

4 Le monumental ensemble connu sous le nom de Chronique enluminée (Licevoj letopisnyj svod) d’Ivan le Terrible, est une sorte de tour de Babel historiographique et iconographique. Le projet de rendre compte de l’histoire universelle, en finissant par l’histoire russe n’a pu être mené à terme et a fini par être abandonné. Mais il en reste encore de nos jours environ 10 000 feuillets et 17 000 miniatures. L’ensemble, qui était conservé sous forme de feuilles volantes ou de dossiers non reliés, a été dispersé, puis réassemblé par des collectionneurs, assez proches du trône en général, formant dix volumes plus ou moins homogènes. Les manuscrits ont ensuite pris le chemin des collections publiques. Ils se trouvent actuellement répartis entre la Bibliothèque de l’Académie des sciences de Russie (BAN), la Bibliothèque nationale de Russie à Saint- Pétersbourg (RNB) et la bibliothèque du Musée national d’histoire russe de Moscou (GIM). Dès la seconde moitié du XIXe siècle, ce corpus a commencé à attirer l’attention des historiens et des spécialistes de l’art russe médiéval, mais il a fallu du temps pour commencer à reconstituer le puzzle. L’immensité même de ce monument, et le fait qu’il était tronçonné entre trois bibliothèques, ont ralenti les études. Il fallait aussi développer les outils et la méthodologie d’analyse. La distribution du texte peut être ainsi reconstituée : Histoire biblique • Recueil du Musée ou Chronographe du Musée (Muzejskij sbornik, Muzejskij Xronograf) GIM. Muzejskij sbornik 358 = 1031 fo, 1733 ill. Histoire antique et byzantine • Recueil du Chronographe (Xronografičeskij sbornik) BAN 17.17.9 = 1469 fo, 2549 ill. • Chronographe enluminé (Licevoj Xronograf) RNB F.IV.151 = 1217 fo, 2191 ill. Histoire de La Rus′ = 6010 fo, 11357 ill. • Tome Golicyn (Golicynskij tom) RNB F IV 225 • Tome Laptev (Laptevskij tom) RNB F IV 233 • Tome Osterman I (Ostermanovskij Pervyj tom) BAN 31.7.30‑1 • Tome Osterman II (Ostermanovskij Vtoroj tom) BAN 31.7.30‑2 • Tome Šumilov (Šumilovskij tom) RNB F IV 232

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• Tome Synodal (Sinodal′nyj tom) GIM Sin. 962 • Livre impérial (Carstvennaja kniga) GIM Sin.149

5 Après plus d’un siècle de recherches, un pas de géant a été franchi en 2009‑2010, avec la publication d’un fac-similé complet de la Chronique enluminée, dont l’édition courante comprend 41 volumes. Pour la première fois, on peut examiner dans sa continuité le projet narratif et iconographique. Il existe toutefois une rupture, puisque l’histoire russe ne commence qu’en 1114 et s’interrompt en 1567. On peut donc penser qu’il existait un tome supplémentaire couvrant la période 852‑1113. Par ailleurs, à l’autre extrémité de la chaîne, on possède non pas un, mais deux volumes, le Tome Synodal et le Livre impérial, qui traitent du règne d’Ivan le Terrible et qui sont tous deux inachevés. On sait que les autorités russes s’interrogeaient alors sur la canonicité d’images où figurent des personnages vivants. Le synode dit des Cent Chapitres (Stoglav, 1551) avait autorisé ces représentations. Le Tome Synodal couvre les années 1533‑1567, rendant compte de la minorité d’Ivan le Terrible, de son couronnement, de la prise de Kazan, du déclenchement de la guerre de Livonie et des débuts de l’Opričnina. Mais on constate qu’un lecteur attentif, qui semble bien avoir été le tsar Ivan en personne, a jugé que le récit annalistique emprunté à la Chronique de Nikon ne le satisfaisait pas. Il a donc fait raturer des dizaines de pages déjà calligraphiées et enluminées, et parfois recommandé de modifier les illustrations. Si l’on se reporte au Livre impérial, on constate que les corrections apportées dans les marges du Tome Synodal ont été prises en compte et les images scrupuleusement modifiées. Mais le Livre impérial se limite aux années 1533‑1553 et surtout les images sont restées au stade du dessin, sans que les peintres aient accompli leur travail. Nous entrevoyons là le laboratoire de l’histoire russe qui aurait été laissé à l’abandon. L’hypothèse la plus raisonnable est que la deuxième mouture n’a pas plu au souverain. Il est avéré en tout cas que le papier restant a été affecté à d’autres usages.

6 Les ateliers moscovites reprennent leur activité sous le règne du fils d’Ivan le Terrible, Fedor (1584‑1598) et de son successeur, Boris Godunov (1598‑1605). De nouvelles annales sont tenues, mais semble-t-il sans illustrations. Par contre, des manuscrits de luxe sont dédiés aux Vies de grands saints russes, comme Sabbatios et Zosime de Solovki, ou Serge de Radonež et l’on constate que les artistes qui les réalisent ont sous les yeux les modèles de la Chronique enluminée. Ces commandes officielles sont ensuite offertes aux monastères qui abritent la dépouille desdits saints, tout comme les « Psautiers Godunov », qui témoignent d’un très grand raffinement. Ainsi, les modèles moscovites, se propagent-ils dans les grands centres spirituels du pays. Le Temps des Troubles (1605‑1613) suspend les activités artistiques, mais sous les premiers Romanov, les ateliers du Kremlin atteignent de nouveaux sommets dans l’art des manuscrits et dans la peinture. Toutefois, l’influence occidentale, qui n’était pas complètement absente dès l’époque d’Ivan le Terrible, se fait de plus en plus sentir.

7 Les quatre articles réunis dans ce dossier se proposent de montrer comment la Chronique enluminée est à la fois une exception et un maillon fort dans la chaîne des textes et des images qui narrent le « grand récit russe » à l’époque du tsar Ivan. Gail Lenhoff s’intéresse aux rapports entre la Chronique enluminée et le Livre des degrés que l’on a longtemps et trop systématiquement opposés. Elena Uxanova livre l’analyse codicologique la plus poussée du corpus, et en particulier des filigranes des papiers employés par les copistes, afin de résoudre l’énigme de la datation du Licevoj letopisnyj svod. L’étude comparative du traitement de la Vie de Serge de Radonež dans la Chronique

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enluminée et dans la Vie enluminée du saint (copiée vers 1592), permet de constater, d’un manuscrit à l’autre, des reprises dans la mise en page et un enrichissement de l’illustration qui témoignent de la poursuite du travail au sein d’un même atelier. Enfin, Ann Kleimola se penche sur l’évocation de la révolte et de l’arrestation d’Andrej Ivanovič, oncle d’Ivan le Terrible, en 1537. Cet épisode politiquement sensible de l’enfance du tsar est revu et corrigé, dans le Tome Synodal et dans le Livre impérial du Licevoj letopisnyj svod, sans satisfaire le commanditaire. Il est peut-être l’une des raisons, parmi d’autres, qui expliquent l’abandon du projet de Chronique enluminée, vers 1576.

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Проблемы изучения бумаги ‑ Лицевого летописного свода Les problèmes posés par l’étude du papier de la Chronique enluminée Problems posed by the study of the paper used for the Illuminated Chronicle

Elena V. Oukhanova

1 История изучения бумаги Лицевого летописного свода (далее – ЛЛС) изложена нами в работе, сопровождающей факсимильное издание этого памятника1. Определяющими для нее являются труды Н. П. Лихачева, В. Н. Щепкина, Б. М. Клосса. Н. П. Лихачев опроверг сложившуюся к концу XIX в. датировку свода второй половиной XVII в., проведя фундаментальное исследование всей совокупности водяных знаков его бумаги2. Это позволило сделать ему неопровержимый вывод о создании ЛЛС в 1570-х гг. Тем самым Свод становился органичной частью обобщающих культурно-политических мероприятий эпохи Ивана Грозного. Как полагал исследователь, около 1580 г. близкий к завершению труд был показан царю, который не одобрил изложения событий своего правления. В результате исправления первоначального текста возникла последняя часть свода – Царственная книга. В дополнении к анализу водяных знаков, их прорисовки были использованы в альбоме, а их отдельное описание помещено во второй части работы3.

2 В том же году появляется не менее значимая работа В. Н. Щепкина с кодикологическим, палеографическим, искусствоведческим описанием начального тома Лицевого свода – т.н. « Музейского сборника »4. Исследователь дал полистное распределение водяных знаков в рукописи и сделал вывод о том, что они « могут быть разделены на главные и второстепенные. К первым принадлежит кувшин, тиара, кабан и полумесяц, к последним – медведь, рука и малоизвестные мелкие клейма »5. Не будучи знакомым в момент написания своей работы с трудом Н. П. Лихачева, исследователь недооценил « мелкие клейма ». На самом деле они связывают

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бумагу этого тома, большая часть филиграней которого не повторяется дальше, с бумагой остальных томов. В. Н. Щепкин сделал вывод о существовании в рукописи нескольких пластов бумаги, характеризующихся преобладанием одного знака, изредка перемежающегося с другим, и его сменой в новом пласте. Исследователь на основании особенностей манеры одного из миниатюристов связал Музейский сборник с Синодальным томом, а общей организацией работы – и с Царским томом6. В последствии им был сделан вывод о создании этих рукописей в царских мастерских7. 3 Раздел монографии Б. М. Клосса « Никоновский свод и русские летописи XVI– XVII вв. », посвященный исследованию водяных знаков ЛЛС, имеет фундаментальное значение для решения комплекса вопросов, связанных с использованием бумаги Свода. Основательный кодикологический, палеографический и текстологический анализ, привлечение данных печатных изданий 1570-х гг., а также общеисторических сведений позволяют исследователю не просто описать совокупность водяных знаков Лицевого свода, но и высказать убедительную концепцию о датировке, локализации и процессе создания всех десяти томов8. Исследователь выявил два источника, привлекавшихся при написании Лицевого свода, в т.ч. одного из старейших списков Никоновской летописи – списка Оболенского (РГАДА, ф. 201, № 163), работы над окончанием которого датируются 1570-ми гг.9 Бумага Свода была разделена им на три типа. Первый тип (10 филиграней) – бумага итальянского и немецкого происхождения, употреблявшаяся на начальной стадии работы и встречающаяся только в первых двух томах Свода. Второй тип (17 филиграней) – бумага французского и польского происхождения, использованная для основной части Свода. Третий тип (6 филиграней) – бумага французского происхождения, использованная при завершении работ только в Царственной книге. Исследователь сделал полистную роспись пластов бумаги с филигранями первого и третьего типа в 1‑м, 2‑м и 10‑м томах Свода. 4 Первый пласт бумаги он датирует 60‑ми гг. XVI в., поскольку ее филиграни встречаются в лицевом Егоровском сборнике (РГБ, ф. 98, № 1844), который по совокупности всех знаков может быть датирован концом 1560‑х – началом 1570‑х гг.10 Водяные знаки второго типа датируются 1570-ми гг. и встречаются еще в четырех рукописях с такой бумагой : лицевом Житие Николы (РГБ, Больш. 15), Минее-четье на май (ГИМ, Епарх. 463), Апостоле (ЛОИИ, собр. Н.П. Лихачева, № 203), Книге статейных списков сношений с Польшей за 1575‑1579 гг. (РГАДА, ф. 79, № 10). Филиграни Жития Николы идентичны филиграням Лицевого свода, поскольку Житие является его составной частью. Совокупность филиграней майской Минеи-четьи и Апостола позволяет датировать их концом 60-х – 70-ми годами XVI в., а Книгу статейных списков – концом 70‑х гг. XVI в. Привлечение текстологических и общеисторических данных позволяет Б.М. Клоссу убедительно датировать завершение работ над основной частью Летописного свода не позднее конца 70-х гг. XVI в. Анализ филиграней третьего типа помогает исследователю реконструировать первоначальный порядок листов Синодального тома и Царственной книги и выйти на окончательную датировку всего ЛЛС. Он

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приходит к выводу, что на бумаге третьего типа осуществлялась работа по переделке окончания основного текста Свода в соответствии с редакторскими пометами на полях Синодального тома. Филиграни новой бумаги он относит к 60‑70-м гг. XVI в., а это означает, что в совокупности бумага второго и третьего типа должна датироваться 1570-ми гг. Это положение подтверждается и исследованием деятельности писцов ЛЛС. В результате Б. М. Клосс приходит к « неопровержимому выводу о едином происхождении всех томов Свода »11, что является фундаментальным положением для изучения как водяных знаков бумаги, так и процесса создания всего ЛЛС. 5 Исследователь привлек новые источники, позволившие ему определить скрипторий, обстоятельства и время создания Свода. Он выявил комплекс новых рукописей, написанных частично или полностью на бумаге первого типа Лицевого свода. Это пять Миней-Четьих, создававшиеся в Александровской слободе по повелению Ивана Грозного с февраля по сентябрь 1568 г. и вложенные затем князем Дмитрием Пожарским в Соловецкий монастырь12. К числу книг, выполненных там же на той же бумаге относится и августовская служебная Минея 1569 г., принадлежавшая позднее также князю Дмитрию Пожарскому. Большинство рукописей этого комплекса и Лицевой свод роднят также общие писцы. Записи на этих книгах и дополнительные источники позволяют уверенно говорить о существовании в конце 60‑х гг. XVI в. в Александровской слободе при соборном храме Покрова Богородицы царского скриптория. Этот вывод подтверждается сообщением описи Царского архива 1560‑1570‑х гг. о требовании в 1568 г. выслать в Александровскую слободу летописные материалы. Этот год стал началом работы над Лицевым сводом13. Составление его хронографической части началось на бумаге, имевшей хождение в самой слободе (с филигранями « кувшин » и « тиара »). 6 Не менее убедительно исследователю удается определить и время завершения работы над Сводом. Для этого он предпринимает анализ бумаги всех 12 сохранившихся экземпляров первой напечатанной Андроником Невежей в Александровской слободе Псалтыри (20.06.1576‑31.01.1577 г.). По сортам бумаги весь тираж отчетливо делится на две части : первую представляют листы, на которой писались последние тома Лицевого свода (второго типа), во второй части использовалась особая партия бумаги, приготовленная для типографии, часть филиграней которой идентичны филиграням третьего типа бумаги ЛЛС. В дальнейшем эта же бумага была использована Андроником Невежей для своего следующего издания – Часовника. Это означает, что начало работы над печатной Псалтырью 1576‑1577 гг. является временем окончания работ над Лицевым сводом : <…> бумага основной части Свода была полностью изъята из книгописной мастерской (она образовала первую стопу бумаги в слободской типографии), так что отредактированный летописный текст за 1533‑1567 гг. пришлось перебеливать на уже совершенно новой бумаге, выделенной в скромном количестве из партии бумаги, закупленной для изданий Андроника Невежи14.

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7 Подводя итоги, можно сказать, что на основании анализа филиграней и почерков Б. М. Клоссу удалось сделать убедительный вывод об одновременном создании всех десяти сохранившихся томов ЛЛС между 1568 и 1576 гг. в царской книгописной мастерской, находившейся при соборной церкви Покрова Богородицы в Александровской слободе. Наиболее злободневная последняя часть свода, охватывающая царствование Ивана Грозного (статьи 1533‑1567 гг.), <…> была окончена около 1575 г. и представлена на рассмотрению царю. Данная часть летописи вызвала явное неодобрение царя, по его указанию текст подвергся существенной переработке, причем были включены материалы, обличающие боярские « смуты и мятежи » и оправдывающие действия царя по искоренению « измены ». Недовольство царя составителями Свода привело к тому, что вся оставшаяся бумага была изъята из книгописной мастерской и передана на нужды слободской типографии. Последний этап работы над Лицевым сводом, связанный с перебеливанием отредактированного текста и переделкой миниатюр, датируется 1576 г., но труд по каким-то причинам не был завершен15. 8 Хочется подчеркнуть, что, несмотря на наличие трех разнородных и казалось бы разновременных слоев бумаги в Лицевом своде, Б. М. Клоссу удается привести исчерпывающие аргументы, объясняющие этот факт и доказывающие отсутствие временного разрыва в их использовании. Кроме того, его исследование наглядно демонстрирует шаткость абсолютизации метода « черных дат » филиграней в датировке рукописей : бумага точнодатированной слободской Псалтыри уже в 1576 г. содержит знаки, сходные с которыми датируются в существующих справочниках европейских филиграней на 3‑8 лет позднее16. 9 К сожалению, исчерпывающая, на наш взгляд, аргументация Б. М. Клосса в датировке ЛЛС не была воспринята в дальнейших исследованиях. Прежде всего, мы имеем в виду книгу А. А. Амосова « Лицевой летописный свод Ивана Грозного » (М., 1998), в которой автор большое внимание уделяет филиграням этого памятникам. Всестороннюю критику этого труда мы изложили в уже указанной выше нашей работе. Ни одно из новых положений А. А. Амосова мы не можем рассматривать как позитивный вклад в развитие представлений о бумаге Лицевого свода. Вышедшие позднее работы также не внесли принципиально новых идей, которые могли бы улучшить предложенную Б. М. Клоссом концепцию17. При подготовке факсимильного издания Лицевого летописного свода нами просмотрены цифровые копии филиграней всех листов этого памятника (около 10 000), определены их сюжеты и характерные особенности18. В результате анализа этих данных мы присоединились к выводам Б. М. Клосса относительно хронологических рамок, места создания и пластов бумаги Лицевого летописного свода. 10 В целом мы принимаем предложенное Б. М. Клоссом разделение филиграней бумаги всего комплекта на три типа. Первый тип – бумага итальянского и немецкого происхождения начальных двух томов – Музейского и Хронографического сборников, второй тип – французского (и гораздо меньшая часть, возможно, польского) происхождения, специально закупленная для основной части Свода, третий – бумага французского

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происхождения, приобретенная для слободских печатных изданий Андроника Невежи и использованная для редакторской правки во второй части Царственной книги. Использование новых цифровых технологий при просмотре огромного массива бумаги позволило нам существенно увеличить число регистрируемых филиграней, различить парные формы и варианты одного знака. Если в работе Б. М. Клосса, зафиксировано использование в ЛЛС 33 филиграней (10 – первого типа, 17 – второго типа, 6 – третьего типа), то нам удалось выявить 94 филиграней. Увеличение их числа шло в большой степени за счет выявления парных форм, а также схожих вариантов знаков. Однако нам удалось выявить и новые сюжеты филиграней, а также уточнить характер их употребления. Вследствие этого мы выделяем дополнительный четвертый тип филиграней, который характеризует чрезвычайно малый объем случайной, инородной бумаги, использованной для создания первых восьми томов летописного комплекса. 11 Филиграни первых двух томов Лицевого свода – Музейского и Хронографического сборников – с точки зрения их употребления делятся на несколько типов и групп. Первый тип водяных знаков включает в себя 30 филиграней, неоднороден и может быть разделен на три группы. 12 1 -я группа филиграней – компактно употребляется только в первой половине первого тома (до л. 467), не смешиваясь с остальными знаками : № 1‑7 варианты и парные формы знака « кувшин с литерами IВ », № 8/9 парные формы знака « кувшин под полумесяцем с литерами RD », № 10/11 и № 12/13 парные формы двух вариантов знака « тиара » (последний с контрамаркой), № 17/18 парные формы знака « медведь » (крупный вариант), № 19‑20 варианты знака « рука под звездой с цифрой « 3 » и буквами RМ ( ?) на ладони »19. Знаки 1-й группы являются « уходящими », относящимся к последним остаткам партии бумаги. Филиграни « медведь » и « рука под звездой » – периферийные для ЛЛС знаки : первая встречается на одиннадцати листах (л. 168‑170 175, 179‑184, 213), вторая – на двух листах (л. 301, 302). Как и варианты двух других знаков этой группы – « тиары » и « кувшина », они имеют в справочниках заметно отличающиеся и достаточно ранние аналогии, относящиеся к 1550-м гг. Мы предположили, что они имели большой срок залежности – около 15 лет. Однако появившийся недавно в интернете общеевропейский интернет-портал филиграней « Bernstein » (www.memoryofpaper.eu) заставил пересмотреть наши представления о бытовании этих филиграней ЛЛС. Мы обнаружили там близкие аналоги знака « кувшин с литерами IB », датирующиеся 1568 г., разновидности нашей тиары, относящиеся к 1564‑1574 гг., аналоги знака « медведь » 1564‑1569 гг. 13 2 -я группа – основные филиграни второй половины первого тома (с л. 468) и части второго тома : № 21/22 парные формы знака « кабан » и № 23/24 парные формы знака « полумесяц с литерой Н ». Оба знака не находят близких аналогий в справочниках. Они не употребляются в других томах ЛЛС. 14 3-я группа филиграней также связана преимущественно с первыми двумя томами, однако отдельные листы с этими знаками в виде примеси встречаются в последующих томах : № 25/26 парные формы литер ID под короной (встречается еще в т. III – л. 531, 533 ; т. VI – л. 208, 212 ; т. IV – л. 413), №

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27/28 парные формы литер AF под короной (встречается еще в т. VI – л. 231‑241), 29/30 парные формы литер PR под лилией (встречается еще в т. III – л. 783 ; т. V – л. 29, 57‑61, 85‑92 ; т. VII – л. 252, 513‑525, 626, 627).

15 Б. М. Клосс предположил, что начало работы над первыми томами ЛЛС опередило доставку специально заказанной для этого бумаги, поэтому на первом этапе были использованы остатки бумаги, имеющиеся в наличии в Александровской слободе (с водяными знаками 1-й группы № 1‑13, 17‑20). Мы полагаем, что, в данном случае целью, возможно, было просто завершение работы с остатками уже начатой партии бумаги в крупном скриптории, поэтому новая, уже закупленная партия бумаги не привлекалась. В пользу этого может свидетельствовать наличие в самом начале Музейского сборника двух листов с филигранью № 15 – литерами APR (л. 22‑23), которая станет основной для бумаги Лицевого Хронографа, Лаптевского и Остермановского I томов. Высказывалось предположение, что эти листы являются более поздней редакторской вставкой20. Однако расположенный здесь текст занимает лл. 20–25 об., не прерывается вставками, филигрань « APR » находится в нем в окружении основной для этой части тома бумаги с водяным знаком « тиара » № 10/11. Бумага с этим же знаком использована в Музейском сборнике (л. 389, 794). Аналогичной можно назвать встречу в Хронографическом сборнике одного листа со знаком « лилия » № 53 (л. 846), который станет основным для бумаги последующих четырех томов Свода. Поэтому велика вероятность того, что уже в начале работ над Сводом в скриптории был сосредоточен значительный объем писчего материала, который использовался последовательно по несколько стоп одновременно. Водяные знаки 2-й и 3-й группы представляют собой уже новую партию бумаги, которую не начинали расходовать, пока не кончатся уже начатые стопы. Новой партии хватило на завершение хронографической и, вероятно, на начало утраченной летописной части Свода. 16 Заметное место в Музейском и Хронографическом сборниках занимают филиграни второго типа, характеризующие основную партию бумаги, которая употребляется целыми пластами во всех томах ЛЛС. К ним относятся : № 15/16 и № 47 парные формы и вариант литер APR под короной (тип 1-й), № 39/40 парные формы литер IR, соединенных лилией, № 41/42 парные формы литер BV под короной, № 45/46 и № 54 парные формы и вариант литер BB под короной, № 53/58 парные формы филиграни « двойная лилия », № 56/57 парные формы литер RR под короной и лилией, № 61/62 парные формы литер BF под короной, № 64/65 парные формы литер IRI в картуше под короной, № 66/67 парные формы литер APR под короной (тип 2-й), № 68/69 парные формы филиграни « корона », № 70/71 и № 84/85 парные формы литер AF под короной, соединенных розеткой, а также бумага без знака. Хочется обратить внимание на последнюю разновидность бумаги. Отсутствие водяного знака для средневековой бумаги – явление редкое. Аналогичную бумагу мы встречаем также в отдельных томах Великих Миней четьих митрополита Макария 1540-х – начала 1550-х гг (Син. 994, Син. 174, Син. 176, Син. 183)21. Вероятно, можно говорить о бытовании в России во второй–

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третьей четверти XVI в. высокосортной французской бумаги без филиграни, закупавшейся в значительных объемах для статусных заказов. 17 Необходимо вкратце остановиться на принципах использования бумаги с различными водяными знаками в разных томах Свода. Еще В. Н. Щепкин отметил последовательное употребление в Музейском сборнике нескольких пластов бумаги, каждый из которых характеризовался своей филигранью. Продолжая работу в этом направлении, Б. М. Клосс сделал роспись основных пластов бумаги с филигранями первого типа в первых двух томах Свода, а также в Царственной книге (полистно). Вслед за В. Н. Щепкиным и Б. М. Клоссом, но без упоминания предшественников, А. А. Амосов работает над задачей выделения пластов бумаги с разными филигранями. Он приходит к выводу о том, что в бумаге ЛЛС можно встретить одинаковое последовательное чередование сразу нескольких пластов бумаги, которые свидетельствуют о синхронной работе над этими комплексами22. Исследователь составил обобщающую таблицу соотношения филиграней двух первых рукописей, однако она выглядит некорректно, как и остальные рассуждения о соотношении пластов бумаги в основной части Свода : А. А. Амосов не приводит никаких данных о последовательности использования бумаги разными знаками, ни разу не дает ссылку на листы рукописи, а лишь довольствуется фиксацией в таблицах общего приблизительного количества листов с каждым знаком в томе. Как покажет полистная роспись филиграней Свода, нумерация последовательности пластов бумаги А. А. Амосовым в каждом томе чаще всего является произвольной, их определение очень приближенным, а их сочетание неверным. Полистная роспись и анализ филиграней всех томов ЛЛС вместе с таблицей распределения слоев бумаги, а также цифровыми фотографиями каждой филиграни опубликованы нами при факсимильном издании этого памятника23. 18 Комплекс филиграней, завершающий Царственную книгу, представляет собой бумагу третьего типа и стоит особняком. Согласно убедительной гипотезе Б. М. Клосса, ее принципиальное отличие от основной бумаги связано не с наличием временного разрыва между их использованием, а с характером последнего этапа работы над Лицевым сводом, когда перед его создателями была поставлена задача переписывания неугодных царю отрывков текста. К этому моменту оставшаяся от работы над Сводом бумага была уже изъята, и, как считает исследователь, в распоряжение корректоров поступила часть листов, закупленных для печатных изданий Андроника Невежи. Эта бумага не образует пластов, а состоит из отдельных листов, взятых из разных стоп и перемешанных друг с другом. Именно поэтому всего на 250 листах мы выявили 17 филиграней, в т.ч. совсем новый знак № 89 – употребляющийся на пяти листах « гербовый щит с тремя циркулями и картушем « Claude Denise » (л. 40, 451‑453, 665). « Гербовый щит с 3 лилиями и картушем « SNivelle » представлен в бумаге Царственной книги двумя вариантами знака № 87 и № 88 (л. 1‑4, 9, 20, 176‑181, 486), « лилия с картушем « Nivelle » – двумя вариантами № 90, 91/92, один из которых преадставлен парными формами (л. 5‑24, 35‑38, 42‑46, 49, 50, 69, 93, 132, 143‑145, 152, 154‑156, 159‑161, 163‑165, 664, 667‑669, 671‑673, 677). Все эти знаки являются периферийными. Более того, вопреки

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предположению Б. М. Клосса, ни один из этих знаков не использовался в изданиях Андроника Невежи, напечатанных в Александровской слободе. По всей вероятности, закупка этой бумаги была связана с каким-то другим крупным заказом или, напротив, для продолжения работы царского скриптория в Александровской слободе безотносительно какого-либо крупного проекта. 19 Основной объем бумаги, связанной с Псалтырью 1576‑1577 гг. И Часовником 1577‑1580 гг. Андроника Невежи, представлен филигранью « виноградная гроздь » с литерами, « крест » и « цветок » (№ 93‑104). Три грозди винограда с литерами BG, DD и DR имеют по две парные формы каждая (№ 98/99 – л. 47, 71, 75а, 90‑92, 107‑109, 135, 140, 148‑151 ; № 96/97 – л. 54, 75 ; № 93/94(95) – л. 25, 59, 61, 72, 89, 94, 96, 105, 106, 133, 153, 157, 158, 183‑185, 485, 488, 670, 682, 674, 675). Из знаков, названных в литературе как « крестики и цветки », нам удалось вычленить пять филиграней. Два варианта « крестов » – большой № 102 и маленький № 101 – являются редкими знаками. Первая филигрань встречена нами на пяти листах (л. 116, 131, 175, 234, 683), вторая – всего на двух (л. 235, 431). Водяные знаки « цветок » достаточно многочисленны и представлены разновидностями с четырьмя лепестками № 100 (л. 99, 115‑119, 121, 122, 127, 130, 136 169, 172, 173а, 182‑233 (перемешена с № 103/104), 430, 484) и пятью лепестками – парные формы № 103/104 (л. 97, 120, 123‑126, 128, 129, 137б, 138, 141, 142, 146, 147, 162, 166, 168, 170, 171, 174, 182‑233 (перемешена с № 103/104), 483, 680, 681).

20 Необходимо отметить еще одну разновидность филиграней, принадлежащей отдельным листам бумаги примеси. Это периферийные водяные знаки составляют четвертый тип и к ним относятся : № 37/38 парные формы литер AF (т. II – л. 850, 863, 875, 876, 850‑863, 905–907, т. V – л. 898, 912, 913, 924, 925, 951‑953, 958, 977, т. IV – л. 245, 387, т. VII – л. 486‑499, 526‑528, 544‑558), № 43/44 парные формы литер IL (т. II – л. 432, 1047, 1374, 1379‑1381, 1412, 1414, 1415, 1425‑1429, т. III – л. 142, 150‑153, 156, 182‑188, 207, 404, 408, 410, 412), № 50/55 парные формы литер APR (т. II – л. 1453, 1454, т. III – л. 228‑233, 235, 237, 413), 51/52 парные формы литер PI (т. V – л. 110, 112‑116, 214‑216, т. VI – л. 524‑526, т. VII – л. 60, 61), № 59/82 и № 63 парная форма и вариант филиграни « двойная лилия » (т. III – л. 548, 617, 633, 640, 664, 716, 728, т. VI – л. 327, 343‑346, 353, 360, 389, 690‑695, 717, 734), 60/78 литеры MI под лилией в гербовом щите (т. III – л. 854‑865, 889, 901, 965, 977, т. V – л. 111, 196, 229–232, т. VI – л. 516‑518, т. VII – л. 58), 72/73 парные формы литеры AF (т. IV – л. 457‑461, 466‑468, т. VIII – л. 148, 218), № 74/75 парные формы литер АС (т. V – л. 540, т. VII – л. 504‑510, 691, 703‑709, 848–863, т. IV – л. 424– 428, 1024–1034, т. VIII – л. 27‑30, 171, 554‑557, 681, 767‑769, 798, 832, 915, т. X – л. 343б), № 76/77 парные формы литер PR (т. V – л. 543‑567, 569, т. VII – л. 865‑874, т. VIII – л. 31‑36), № 80/81 парные формы литер ВВ (т. V – л. 668‑681, 749), № 83/86 литеры RR (т. VII – л. 465, 466, т. VIII – л. 680). 21 Определив точное число филиграней, последовательность слоев и периферийные знаки мы, казалось бы, должны были приблизится к достаточно точной датировке памятника. Однако именно на этом этапе мы встретились с проблемой методологического характера : филиграни ЛЛС составляют изолированную группу и находят мало хоть сколько-нибудь

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близких аналогий в альбомах. От этого совокупная датировка этого разнородного конгломерата становится еще более размытой. Причин этому две : либо все стопы бумаги с определенным водяным знаком были полностью израсходованы при создании Лицевого свода, либо бумага примесей была использована для создания других рукописей, филиграни которых не зафиксированы ни в одном из справочников. А. А. Амосов предложил вычислять в таких случаях среднеарифметический показатель, применив т.н. « формулу Щепкина ». Полученный им результат оказался полностью волюнтаристским24. Невозможно примирить широкие даты нескольких десятков филиграней, диапазон которых колеблется в пределах трех–четырех десятилетий. Мы полагаем, что при анализе значительного объема водяных знаков без достаточно точных аналогий в справочной литературе показания их датировки не могут быть обобщены методом подсчета среднеарифметической величины, а их использование для датировки рукописей без привлечения данных дополнительных источников будет некорректным. Именно поэтому в основу нашего представления о филигранях ЛЛС положена единственная убедительно аргументированная концепция о его создании в царском скриптории в Александровской слободе с 1568 по 1576 гг, выдвинутая Б. М. Клоссом после комплексного анализа всех непосредственных и опосредованных исторических, кодикологических, текстологических данных. 22 В работе при факсимильном издании мы указали лишь восемь знаков (13 филиграней вместе с парными формами), у которых были варианты в альбоме филиграней : кувшин (№ 8/9) – Брике № 12720 (1559 г.) ; тиара (№10/11) – ГИМ, Син. 21 (1558 г.) ; рука (№ 19) – Лихачев, № 1671 (ок. 1553 г.), литеры IR (№ 39/40) – Брике, № 9534 (1570 г.) ; двойная лилия (№ 59/82, 63) – Лауцявичюс, № 2046, 2045 (1574‑1576 гг.) ; литеры AF без короны (№ 72/73) – Лихачев № 3334, 3335 (1577 г.), № 3230 (1580 г.) ; крест (№ 101) – Брике № 5459 (1583 г.). Еще 37 филиграней (вместе с парными формами) при сравнении со справочниками имеет достаточно расплывчатую степень подобия « тип », остальные 48 филиграней можно определить лишь как « разновидность » или для них вовсе не находится близких аналогий. На этом примере хорошо видно, что даже « варианты » восьми знаков имеют существенный разброс в датировке – с 1553 по 1583 гг. Более того, если для литер AF №72/73 в альбоме Лихачева приводится достаточно близкая параллель с датировкой 1577‑1580 гг., то чуть менее похожие аналоги в альбоме Брике датируются уже в диапазоне 1568‑1598 гг. А ведь речь идет об одном знаке, и очевидно, что выявить его реальное употребление невозможно, идя путем подсчета среднеарифметического показателя, как это предлагает делать А. А. Амосов. Хочется напомнить, что существующие альбомы филиграней XVI в. не фиксируют хронологический диапазон употребления знака, а регистрируют лишь некоторые случаи его употребления. Поэтому абсолютизировать эти во многом случайные показатели не стоит. Кроме того, филиграни бумаги, бытовавшей в XVI в. в России, в значительной степени отличались от бытовавших в Европе. Их единичные примеры собраны в альбоме Лихачева, скольконибудь крупного продолжения этого труда по XVI в. сделано не было.

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Поэтому появление любых новых данных может существенно изменить наше представления о предмете. 23 Так случилось с появлением интернет-портала « Bernshtein – Memory of paper », на котором разместилась крупная европейская распределенная база данных водяных знаков средневековой бумаги (memoryofpaper.eu). Она объединила 30 электронных баз данных он-лайн, одна из которых – электронный каталог Пикара, расширенный новым материалом (piccardonline.de, далее – РО). Для подавляющего большинства филиграней французской бумаги Лицевого летописного свода аналогий там найдено не было. Однако для наших филиграней немецкой бумаги (первого типа) появились очень близкие параллели, которые подтверждают принятую нами датировку Свода : для филиграни № 7 – вариант РО № 31624 (1568 г.), для филиграни № 8/9 – вариант РО № 28011 (1566 г.), для филиграни № 12 – РО № 52426 (1572 г.), для всей группы филиграни « тиара » – типа РО № 52425, 52427, 52428, 52434 (1571г., 1568 г., 1564 г., 1564 г.), для филиграни № 17/18 – вариант РО № 83890, 83891, 83897, 83902 (1564 г., 1564 г., 1566 г., 1569 г.), для филиграни № 37/38 – вариант РО № 30649, 30648, 30650 (1558 г., 1572 г., 1572 г.). Это свидетельствует о том, что бумага первого типа не имела большого срока залежности, а напротив, была куплена незадолго до начала работы над Сводом. Таким образом, реконструированная Б. М. Клоссом по опосредованным данным датировка этого события 1568 годом нашла, наконец, подтверждение в объективных показателях бумаги. Завершение работы над ЛЛС в 1576 г. также объективно подтверждается данными бумаги слободской Псалтыри Андроника Невежи 1576‑1577 гг., которая напечатана на остатках тех стоп, что использовались для завершения работы над Лицевым сводом.

24 Работа с филигранями Лицевого летописного свода приводит нас к постановке еще одного вопроса – о необходимости выявлении рукописей, созданных на аналогичной бумаге. И « уходящие » знаки первого типа, и основные знаки второго типа, и знаки редакторской правки третьего типа, и знаки примеси четвертого типа часто не находят или находят очень далекие аналогии в существующих справочниках (74 из 94 знаков, т.е. почти 78 %). Возможно, бумага с основными филигранями второго типа была полностью исчерпана при подготовке и написании ЛЛС, однако оставшиеся знаки более перспективны. Работы по созданию Лицевого Летописного свода были начаты на не свойственной для такого уровня заказа более простой немецкой и итальянской бумаге. Поэтому потенциальные аналогии нужно искать и в менее статусных рукописях. Это предположение подтверждается нашими находками. С бумагой первого типа ЛЛС связаны четыре новых рукописи. В Минее служебной на октябрь (РГБ, Егор. 533, 3-я четверть XVI в.) мы обнаружили небольшой объем бумаги с филигранью « перчатка под звездой ». В Беседах Иоанна Златоуста на Евангелие от Иоанна в переводе Максима Грека (РГБ, Рум. 197, 1570‑1580-е гг), наряду с другими находятся филиграни « медведь », « лилия », « кабан », а также бумага без знака. В крюковом Стихираре (РГБ, ТСЛ. 416, 1550‑1560-е гг.) находятся филиграни « рука под звездой » большая, « тиара », « кувшин » с литерами IB25. Весьма вероятно, что

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создание этой рукописи связано с прославившейся на всю Россию школой церковного пения, возникшей в Александровской слободе под руководством Ивана Носа, Федора Крестьянина, старца Филарета26. Филиграни абсолютно идентичные парным формам знака « тиара » № 10/11 и № 12/13 мы нашли в Минее служебной на июль (ГИМ, Барс. 1217), созданной в Александровской слободе в 1569 г. по повелению царя Ивана Грозного и вложенной в начале XVII в. в церковь Воскресения села Исады близ Рязани. К выделенному нами комплексу нужно добавить выявленные в монографии Б. М. Клосса еще три рукописи с филигранями первого типа. Это уже упомянутые лицевой Егоровский сборник (РГБ, Егор. 1844), комплекс Миней четьих (РНБ, Соловецк. 501, 504, 505, 508, 514). Минея служебная (РГБ, Рогожск. 332). Таким образом, бумага ЛЛС первого типа, которая в конце 1560-х гг. имела хождение в Александровской слободе и, возможно, в Москве, использовалась для создания целого ряда разнообразных по своему содержанию и назначению рукописей. Выявление новых кодексов – задача дальнейшего исследования. 25 Как уже было указано выше, вероятно основная бумага Свода с филигранями второго типа была в значительной степени израсходована на подготовку и переписку самого Свода. Именно поэтому эти филиграни встречаются редко. Б. М. Клосс указал четыре рукописи с этими знаками, а также слободскую Псалтырь 1576‑1577 гг.27 К этому мы можем добавить еще две найденные нами рукописи. На бумаге второго и четвертого типа написана выдающаяся певческая рукопись Праздники на крюках (ГИМ, Един. 37). Она была вложена в 1585 г. Никитой Григорьевичем Строгановым в построенную годом ранее соборную церковь Благовещения на Посаде в Сольвычегодске. Основной объем филиграней бумаги этой монументальной рукописи – литеры IRI в картуше под короной и MI в картуше под короной, идентичные филиграням № 64/65 и № 60/78 ЛЛС. В качестве примеси используется бумага с литерами AF (парные формы идентичные № 70/71). Особенно хочется выделить Лествицу (ГИМ, Чуд. 224) с миниатюрой, изображающей Иоанна Лествичника (л. 17 об.). Основной ее филигранью является « корона » – очень близкий вариант к знаку № 68/69. Также в рукописи присутствует бумага с филигранью « рука под звездой », близкая по размеру и рисунку к искомой, однако без знаков на ладони и обшлаге. Филиграни бумаги третьего типа Б. М. Клосс связывает со слободскими печатными изданиями Андроника Невежи. Он напечатал на ней большую часть Псалтыри 1576‑1577 гг. : филиграни с 4 по 25 тетрадь – « гроздь винограда » с литерами BG, DD и DR (№ 93‑99). В следующем слободском издании Часовника Андроника Невежи (1577‑1580 гг.) также использовались остатки бумаги третьего типа с филигранями « крест » и « цветок » (№ 100‑104)28. К сожалению, от этого издания сохранилось лишь три дефектных экземпляра29, поэтому составить полное представление о бумаге этого тиража не представляется возможным. Бумага третьего типа предназначалась изначально для других целей и является в Своде фактически примесью. Мы надеемся, что дальнейшее исследование печатных и рукописных книг, созданных в Александровой слободе и Москве в это время, дадут нам более объективную картину бытования бумаги с филигранями ЛЛС.

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26 Работа с водяными знаками ЛЛС привела нас к значительным коррективам в наших представлениях о его бумаге, поставила дополнительные вопросы и определила новые перспективы исследований закупок и использования бумаги в книжном производстве того времени. Полагаем, что выделение нами полного комплекта филиграней этого памятника, их полистная роспись и определение синхронного чередования одинаковых пластов бумаги позволит исследователям, прежде всего текстологам и искусствоведам, уточнить процесс работы над Сводом, более полно понять замысел его создателей30. Думаем, будет полезным обратить внимание на тот факт, что бумага третьего типа, с одной стороны, является примесью к основной бумаге, а с другой стороны, – бумагой редакторской правки. Поэтому правомерно предположить, что примесевая бумага четвертого типа также связана с какими-то исправлениями в текстах или структуре Свода, и написанный на ней текст и миниатюры нуждаются в дополнительном исследовании. Равно как и внедрение в компактно расположенные пласты основной бумаги чужеродных этому пласту филиграней может свидетельствовать о возможной дополнительной доработке помещенных на такой бумаге текстов. Нахождение нами в новых базах данных и в новых рукописях дополнительных, очень близких или идентичных аналогов филиграням бумаги первого тома Лицевого свода несомненно подтверждает вывод Б. М. Клосса о начале работ над ним в 1568 г. Эта бумага первого типа не имеет залежности и использовалась в Александровской слободе в это время. 27 Анализ филиграней ЛЛС приводит нас также к ряду методологических выводов. Прежде всего, об ошибочности механического подхода к определению датировки рукописи по водяным знакам : при анализе значительного объема водяных знаков без достаточно точных аналогий в справочной литературе показания их датировки не могут быть обобщены методом подсчета среднеарифметической величины, а их использование для датировки рукописей без привлечения данных смежных дисциплин будет некорректным. Поиск новых аналогий – единственное решение этой проблемы. Фрагментарность наших представлений о бумаге XVI в., отраженная в существующих альбомах филиграней, сильно ограничивает работу исследователя. Проблема залежности, иногда мнимой, русской бумаги или отмеченная Б.М. Клоссом проблема абсолютизации метода « черных дат » филиграней в датировке рукописей, когда бумага точнодатированных русских памятников « опережает » свои западноевропейские аналоги на несколько лет, является частью общей проблемы недостаточной исследованности бумаги русских памятников XVI в. Введение в научный оборот сведений о бумаге новых рукописей и публикация их водяных знаков позволит нам в полной мере представить процессы, проходившие в книжном производстве в России в это время.

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NOTES

1. 1. Е. В. Уханова, « Водяные знаки Лицевого летописного свода », Лицевой летописный свод, научный аппарат к факсимильному изданию рукописи. Приложение, М., 2008, c. 38‑137, [Уханова, 2008]. 2. Н. П. Лихачев, Палеографическое значение бумажных водяных знаков, СПб, 1899, ч. I, с. 164‑180. 3. Там же, ч. II, с. 300‑318 ; ч. III. 4. В. Н. Щепкин, « Лицевой сборник Императорского Российского исторического музея », Известия ОРЯС, СПб., 1899, т. 4, кн. 4, c. 1345‑1385. 5. Щепкин, « Лицевой сборник… », c. 1358. 6. 6. Там же, c. 1350‑1352. 7. Щепкин, « Трон или царское место Грозного в Московском Успенском соборе », Отчет имп. Российского исторического музея за 1907 г., М., 1908, c. 71. 8. Б. М. Клосс, Никоновский свод и русские летописи XVI–XVII вв., М., Наука, 1980, c. 190‑265. 9. Там же, c. 193‑194, 209‑214. 10. Клосс, Никоновский свод…, c. 217‑218. 11. Там же, c. 238. 12. РНБ, Соловецкое собр., №№ 501/520, 505/524, 504/523, 508/527, 514/533 ; РГБ, Рогожское собр., № 332. 13. Клосс, Никоновский свод…, c. 245. 14. Там же, c. 248‑249. 15. Там же, c. 265. 16. Клосс, Никоновский свод…, c. 248. 17. Лицевой летописный свод XVII века : Методика описания и изучения разрозненного летописного комплекса, сост. Е. А. Белоконь, В. В. Морозов, С. А. Морозов ; отв. ред. С. О. Шмидт, М., РГГУ, 2003, c. 15‑26 ; С. М. Каштанов, « К изучению лицевого летописного свода Ивана Грозного », Археографический ежегодник, 2011, М., 2014, c. 57‑79. 18. В ближайшее время цифровые изображения водяных знаков ЛЛС будут доступны в нашей базе данных филиграней на сайте Государственного Исторического музея (shm.ru/issledovatelyam/istoricheskoe-izuchenie-bumagi/), а также на международном интернет-портале водяных знаков средневековой бумаги « Bernstein – Memory of paper » (memoryofpaper.eu :8080/BernsteinPortal/appl_start.disp). 19. Номера филиграней даются по их сводному списку и альбому их изображений, находящемуся в нашей работе : Уханова, 2008. 20. Е. И. Серебрякова, « Кодикологическое описание “Музейского сборника” », Лицевой летописный свод. Научный аппарат к факсимильному изданию рукописи, книга 1, Музейский сборник, М., 2006. c. 21. 21. Л. М. Костюхина, Палеография русских рукописных книг XV–XVII вв. : русский полуустав, Государственный Исторический музей, М., 1999, c. 61, 63, 66. 22. А. А. Амосов, Лицевой летописный свод Ивана Грозного, М., Едиториал УРСС, 1998, c. 146‑148. 23. Уханова, 2008. 24. Амосов, Лицевой летописный свод Ивана Грозного…, c. 135‑136. См. также нашу критику : Уханова, 2008. c. 40‑41, 44. 25. Мы благодарим с.н.с Научно-исследовательского отдела рукописей РГБ Т. В. Анисимову и н. с. А. В. Александрину за информацию об этих трех рукописях.

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26. Сведения об ней и краткий обзор литературы см. Клосс, Никоновский свод…, c. 251‑252. 27. Там же, c. 219‑221, 246‑247. 28. Там же, 247. См. также : Т. Н. Каменева, « Неизвестное издание московской печати XVI в. », Исследования и материалы, вып. 14. М., 1967, c. 133‑144. 29. А. А. Гусева, « Издания кирилловского шрифта второй половины XVI века », Сводный каталог, кн. 1. М., 2003, № 67, c. 202‑203. 30. Полистную роспись всех филиграней Лицевого летописного свода см. : Уханова, 2008, c. 47‑137.

RÉSUMÉS

Depuis la publication, en 1899, du travail de N. P. Lixačev sur les filigranes du papier des manuscrits russes jusqu’à nos jours, la question de la datation de la Chronique enluminée d’Ivan le Terrible a fait couler beaucoup d’encre. La critique du texte et de sa généalogie a pu fournir des éléments de datation relative et servir à élaborer des théories intéressantes, mais sans dégager un consensus. De même, l’analyse du support, plus précisément des filigranes des papiers employés par les copistes et enlumineurs, a débouché sur des conclusions contradictoires, donnant des écarts de datation assez sensibles. S’inscrivant dans la lignée des recherches de B. M. Kloss, l’auteur est parvenu à affiner l’analyse des types de filigranes et de leurs variantes. Elle confirme que la copie du manuscrit de la Chronique enluminée a commencé en 1568, à Aleksandrova Sloboda, et s’est interrompue définitivement en 1575‑1576. On peut distinguer quatre grands types de papier, correspondant à des approvisionnements successifs. L’insertion de feuillets dépareillés (portant un autre filigrane) dans des liasses homogènes (provenant d’une même rame) témoigne du travail de correction entrepris en cours de route et devrait aider les spécialistes du texte et de l’image à détecter des repentirs qui, parfois, sont passés inaperçus, à côté des corrections spectaculaires signalées par des ratures et des interpolations.

Since N. P. Lixačev’s classic study of watermarks in Russian manuscripts appeared in 1899, much has been written on Ivan the Terrible’s Illuminated Chronicle. Studies of the text’s sources and of its genealogy, which provide some indications about the time frame of its production, have led to the elaboration of interesting theories, but no consensus has been reached. Analyses of the watermarks on specially ordered paper supplied to copyists and miniaturists have led scholars to reach contradictory conclusions, proposing widely differing dates for this project’s execution. Building on research by B. M. Kloss, the author presents a refined and in many ways definitive analysis of the types and variants of watermarks in all paper used for the Illuminated Chronicle. Her findings confirm that work on the manuscript of the Illuminated Chronicle started in 1568 at Aleksandrova Sloboda, and that the writing was interrupted in 1575‑1576. She distinguishes four major types of paper, which correspond to successive supplies ordered for the chronicle. Leaves of “peripheral” paper (with different watermarks), inserted in a given homogeneous batch (prepared on the same mold), offer additional clues to the editorial process and should allow specialists to identify corrections that have been overshadowed by the more spectacular editorial interpolations and deletions.

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AUTEUR

ELENA V. OUKHANOVA Musée historique national (GIM), Moscou

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The Book of Degrees and the Illuminated Chronicle: a comparative analysis Le Livre des degrés et la Chronique enluminée : analyse comparative

Gail Lenhoff

1 The Book of Degrees and the Illuminated Chronicle are often treated as independent literary projects, created in separate scriptoria and reflecting distinctive ideological programs. The patron who initiated the Book of Degrees and the writers who executed the order clearly had very different notions on the optimal form of historical narrative than the sponsor of the Illuminated Chronicle. A similar contrast can be observed in their thematization of the Tsardom’s history. The Book of Degrees, written in the metropolitans’ Kremlin scriptorium, celebrates the triumphs of the 1550s and conveys the interests of leading churchmen who worked closely with the young tsar. Its continuous, but selective historical narrative breaks off in 1560, although a short notice on the taking of Polotsk on February 15, 1563 is included.1 The Illuminated Chronicle, produced in the tsar’s scriptorium at Aleksandrovskaia Sloboda after the establishment of the Oprichnina (1565‑1572), provides a much fuller annalistic record of universal history and the history of Rus′. In August of 1568, chronicle records were sent from the tsar’s archive in the Kremlin to the Sloboda and work on the Chronographic codex began2. In 1576, work was abruptly stopped when the scriptorium’s supply of paper was transferred to the Sloboda typography3. Leading historians attribute this decision to the tsar’s displeasure at the chronicle’s political infelicities, some sharply criticized in editorial glosses on the margins of the Synodal codex and its partial fair copy, known as the Book of the Tsardom.4 The last yearly entry of the Synodal codex reports the construction of Kop’e, a fortress in the Polotsk district, in August of 1567.5

2 Despite these differences, researchers have documented intriguing points of intersection between the two histories. Among the links that deserve attention and

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invite us to investigate further correlations between the Book of Degrees and the Illuminated Chronicle are the following: • Fragments and whole narratives from the Book of Degrees were copied for the Illuminated Chronicle;6 • Codicological and internal evidence indicates that some monks from the metropolitan’s Chudov Monastery scriptorium later worked on the Illuminated Chronicle in the Sloboda scriptorium;7 • The ideology of the Book of Degrees and the Illuminated Chronicle volumes covering Rus’ history through the reign of Vasilii III conforms to that of a common annalistic source, the Nikon Chronicle, produced under the direction of Metropolitan Daniil in the 1520s.8

3 This paper seeks to reconcile the apparent differences between the two consecutive projects with their documented areas of convergence. Through systematic comparison of the format, themes and literary operations of the Book of Degrees with those of the Illuminated Chronicle, it extrapolates a pattern of direct and indirect influences and a consistently Orthodox bias. On the basis of this pattern, it considers what the decisions to abandon work on the Book of Degrees and to create an Illuminated Chronicle tell us about evolving views on history-writing during the reign of Ivan IV.

4 The structure and theological allusions of the Book of Degrees, which mark a distinct departure from the traditional chronicle format, present the history of Rus’ as a process driven by religious teleology. Annalistic, hagiographical and liturgical materials are arranged in seventeen chapters called “steps” (stepeni) or “facets” (grani). The primary compositional model for this narrative frame is St. John Climacus’ Divine Ladder, a treatise describing the ascending path to spiritual perfection in thirty chapters called steps. This guide to salvation, written for monks but also read by laymen, was widely circulated and frequently cited in sixteenth-century Muscovy.9 A second compositional model for the step structure is a variety of Muscovite genealogical tree, introduced during Ivan IV’s minority to document the legitimacy of the Daniilovich princes, which shows twenty generations of grand princes from Riurik to Ivan IV.10 The designers of the Book of Degrees count seventeen generations of rulers back from the current tsar, through his direct paternal ancestors, Vasilii III and Ivan III, and on to Vladimir I.11 Omitting the three princes preceding Vladimir who were not Christians (Riurik, Igor′, Sviatoslav), they focus attention on a parallel between two alleged tsars, Ivan IV and Vladimir I, that was stressed in diplomatic communications of the 1550s.12 Vladimir’s Christianization of Rus′ and alleged conquest of the“Volga” Bulgars, it is claimed, prefigure Ivan’s conquest of Kazan′ and the subsequent conversion of its population.13 Ivan IV’s reign is thus shown to be the fulfillment of a divinely ordained plan for Rus′.

5 In comparison with the compendious Nikon Chronicle, the Book of Degrees offers a highly selective picture of Russian history. Facts that might compromise the pious image of the Moscow princes and tales of conflicts over the succession are eliminated, where feasible, or rewritten to smooth over unpleasant details. Here are some examples. Graphic accounts in a number of chronicles confirm Gustave Alef’s conclusion that Vasilii II was denied deathbed tonsure in March of 1462 owing to his draconian treatment of his political rivals.14 The opening chapter of Step Fourteen characterizes Vasilii as the Christ-loving heir of Vladimir I’s dynasty, a righteous man who has borne his trials with the patience of Job.15 The editors omit the most egregious incident, the torture and execution of four servitors who had tried to free the

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imprisoned Prince Vasilii Iaroslavich of Serpukhov-Borovsk during Lent of 1462, characterized by one chronicler as behavior “unfitting for a great Orthodox ruler,” that horrified witnesses.16 A second example is the literary reframing of Ivan III’s banishment of his oldest son Vasilii for treason in December of 1497 and the ensuing coronation of his grandson Dmitrii as the heir apparent.17 Chapter twenty-four of Step Fifteen, entitled “The Naming of Grand Prince Vasilii as Sovereign,” reports that on March 21 of 1499, Ivan III officially designated his oldest son as his heir and gave him the grand principalities of Novgorod and Pskov. The arrest of Vasilii and his mother, attributed to “slanderous accusations,” and Dmitrii’s coronation are discretely summarized in a flashback.18 Conflicts between Moscow princes and their relatives, for example the rebellion of Andrei Ivanovich Staritskii in May of 1537, are ascribed to the intrigues of “evil men.”19

6 Because of the relatively compact format of the Book of Degrees,20 some foundational events of great importance to both the state and the church are briefly referenced and others omitted altogether. Ivan IV’s coronation as tsar on January 16, 1547 and his wedding to Anastasiia Zakhar′ina on February 3 of that same year, described in detail in the Nikon Chronicle, are mentioned only in passing. Neither the church councils convened by Metropolitan Makarii in 1547 and 1549 to recognize the new Muscovite wonder-workers nor the Stoglav council of 1551, convened by Ivan and presided over by Makarii, are mentioned. Official letters and speeches justifying the conquest of Kazan’, included in the Nikon Chronicle entry for 1552,21 are not incorporated in the Book of Degrees.

7 A central theme of the Book of Degrees is the principle of symphonia, advanced in the preface to Justinian’s sixth novella. Reasoning from the axiom that the powers of the emperor and the priesthood are bestowed by God, Justinian concludes that the imperium and the sacerdotium are by nature interdependent and must act in concert, according to God’s will.22 Muscovy is represented as an Orthodox polity whose rulers will prosper as long as they follow the teachings of the church. The reign of Ivan IV is characterized as a time of unprecedented prayer and grace.23

8 A privileged place is accorded to hagiographical narratives. Extended redactions of princely vitae, including those of SS Boris and Gleb, Mikhail of Chernigov, Aleksandr Nevskii, and the vita of Metropolitan Petr, were compiled from versions in hagiographical codices and supplemented with material from the chronicles.24 Others were substantially revised and some appear to have been commissioned for the Book of Degrees. An extended life of Ol′ga, who is identified as the forerunner of Christianity in Rus′, precedes Step One, dedicated to Vladimir the baptizer of Rus′. Steps Nine and Twelve contain the first known biographies representing Prince Daniil Aleksandrovich, the founder of the Moscow royal line, and Evdokiia Dmitrievna, wife of Dmitrii Donskoi, as wonder-working saints.25 Two new redactions of the lives of the holy metropolitans Aleksii and Iona were included in Steps Eleven and Fourteen. Tales of miracles worked by the icon of the Vladimir Mother of God are a centerpiece of Steps Six and Thirteen.26

9 While virtually all of the narratives and historical reports in the Book of Degrees can be traced to previously composed source materials, the book’s teleological thesis demanded considerably more planning and labor than a traditional chronicle. Multiple sources of different genres and provenance were researched to select the most convincing evidence of the Tsardom’s preordained ascent. Some passages were copied, but often the scribes rewrote and supplemented their sources with facts and rhetorical

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admonitions to advance the argumentation. Writers favored a complex style, marked by Church Slavic syntactic constructions and a bookish lexicon commensurate with the book’s theological and political themes.27

10 Each step is constructed according to a pattern, marked with titles and subtitles (called titly), that frames and overrides chronological order. Each begins with a eulogy and biography of a prince represented as saint-like and each features the story of one or more metropolitans. Historical events are subordinated to these focal points. Step One, which opens with a hymn of praise to Vladimir Sviatoslavich, backtracks to cover the history of the previous princes and leaps ahead to cover the murders of his sons Boris and Gleb in the war for succession after his death. A table of contents, the first finding device attested in a history written in Russia, provides an overview for readers to locate individual articles and draws attention to parallels between one step and the next that support the providential view of Muscovy as a new Israel.28

11 Despite the attention to rhetoric and compositional structure, the earliest full copies of the Book of Degrees contain only a few ornaments in the neo-Byzantine style. They depict plants that correspond to the metaphorical comparisons of the rulers to trees, standing like holy men in the wilderness of this world but looking to the other world, and the dynasty to the orchard of paradise.29 This negative evidence supports the theory that the authors of the Book of Degrees were more concerned with documenting the religious teleology of the Tsardom’s history than with producing a showpiece.

12 In contrast to the Book of Degrees, the Illuminated Chronicle organizes its historical material incrementally, year by year. Genealogies of the princes do not inform its structure, but are placed within individual entries as they are in the Nikon Chronicle. There is no retrospective count of the royal generations similar to that placed at the beginning of each successive step in the Book of Degrees. The first surviving codex chronicling the history of Rus′ begins in the year 1114 with the reign of Vladimir Monomakh, identified as the first grand prince of Rus’ in Russian chronographic histories.30 The editors do not assert that the reign of Ivan IV was the fulfillment of divine promises made to earlier rulers, as the Book of Degrees does, but common religious postulates can be discerned in the text of yearly entries which represent Rus′ as a blessed land and the Moscow princes as God-fearing and religiously observant. For example, a yearly entry reporting on Ivan IV’s reforms of kormlenie (the spoils system which functioned in lieu of official salaries) in the Synodal codex adds a description of the tsar’s daily devotions and piety.31 The Illuminated Chronicle copies hagiographical narratives from the Nikon Chronicle, among them the vitae of Metropolitan Petr32 and Sergii of Radonezh33 but commissions no new redactions of saints’ lives or tales of miracles.

13 Source analysis confirms that the writers of the Illuminated Chronicle borrowed almost exclusively from annals (mostly the Nikon Chronicle) and that they tended to copy passages verbatim. Some annalistic passages, excluded or summarized in the more concise Book of Degrees, detail ceremonies involving the court and the church, such as weddings, coronations and funerals. Other annalistic narratives, censured from the more politically correct Book of Degrees, tell of the disgrace, murders, executions and treachery of princes, as well as their conflicts with clergymen. Both the Synodal codex, which justifies and describes the political structures of the Oprichnina,34 and its partial fair copy, the Book of the Tsardom, incorporate passages praising persons who had been identified by the tsar as enemies of the state. Among these are positive portraits of

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Aleksei Fedorovich Adashev (reportedly committed suicide after his disgrace and arrest in 1560), Andrei Mikhailovich Kurbskii (defected to Poland-Lithuania in 1564), Aleksandr Borisovich Gorbatyi (executed in 1565), Ivan Ivanovich Pronskii (executed in 1569), Ivan Mikhailovich Viskovatyi (executed in July of 1570) and Aleksei Daniilovich Basmanov (executed in 1570).35 A series of corrections, attributed by some scholars to Ivan IV himself,36 were entered in a single hand in the margins of the Synodal codex and in the margins of the Book of the Tsardom.37 These interpolations include sharp attacks on the tsar’s enemies that seem to reflect Ivan’s repressive politics in the late 1560s or 1570s.38 But whoever wrote them missed or disregarded the aforementioned political infelicities. These findings indicate that a primary function of the Illuminated Chronicle was archival, in distinction to the Book of Degrees, which presents selective historical scenes and idealized portraits of rulers and prelates as proof of its teleological thesis. There is little evidence to support the view that the entries in the Illuminated Chronicle were subject to consistent censorship. Indeed, it is difficult to imagine how anyone working in the Oprichnina under close supervision of the tsar would have been that careless that often. The editorial decision to borrow narratives from eight steps of the unfinished Book of Degrees marks a departure from the statistically verifiable preference of the Illuminated Chronicle for the mechanical reproduction of annalistic texts. Aleksandr Presniakov noticed that most borrowings concerned miraculous phenomena.39 The following updated, cross-referenced list allows us to confirm and refine this observation: 1. From Step Six, the tale of a miracle of the wonder-working icon of Our Lady of the Sign that saved Novgorod from Andrei Bogoliubskii’s Suzdalian army in 117140 is incorporated in the Laptev codex of the Illuminated Chronicle with an additional genealogy of the Novgorod princes.41 2. From Step Seven, the life of St. Mikhail of Chernigov and his boyar Fedor42 is substituted for the Nikon Chronicle entry of 1246 in the Laptev codex.43 The account of a wonder-working icon of the Savior in Pskov44 and the following report of St. Varlaam Khutynskii’s death45 are added to the Laptev codex entries for the year 1243, which also contains the episodes of Aleksandr Nevskii’s life borrowed from Step Eight (see below).46 3. From Step Eight, the opening biography and account of Aleksandr Nevskii’s battle on the Neva,47 a prayer,48 the story of Aleksandr’s journey to the Horde 49 and the account of the Tatar commander Nevrui’s campaign against Aleksandr’s rival for the Vladimir throne, his brother Andrei Iaroslavich,50 are added to the Laptev codex.51 4. From Step Twelve, an abbreviated version of the vita of the holy princess Evdokiia Dmitrievna with miracles52 is included in the Osterman II codex entry for the year 1407.53 5. From Step Thirteen, the extended tale of the Wonder-Working Vladimir Icon54 is selected for the Osterman II codex instead of the shorter, less ornate version in the Nikon Chronicle entry for the year 1395.55 6. From Step Fifteen, the report of the death of Iona, archbishop of Novgorod, identified as a wonder-working saint, and the account of Novgorod’s fall56 are the bases for the Golitsyn codex entries for the years 1471 and 1472.57 The account of the miraculous birth of Vasilii III58 was added to the Shumilov codex entry for 1479. 59 The epistle of Rostov Archbishop Vassian Rylo, borrowed from the Voskresenskaia Chronicle and supplied with two captions and the characterization of Ivan’s return to the divinely saved town of Moscow60 are included in the Shumilov codex account of the standoff on the Ugra river.61 The tale of the successful campaign against Prince Asyka of the Mansi tribe, led by Prince Fedor Semenovich Kurbskii in 1483,62 is borrowed for the yearly entry for 1484 in the Shumilov codex.63 The account of the Novgorodian church council exposing heretics in1490 and the

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deposition of Metropolitan Zosima for heresy in 149464 provides the basis for the Shumilov codex account.65 The witness to a miraculous vision of Aleksandr Nevskii, prophesying the conquest of Kazan′,66 is identified as the priest Andrei (the tsar’s confessor, tonsured as Afanasii and metropolitan from 1564 to 1566) in the passage borrowed for the Shumilov codex entry of 1491.67 A fragment noting that, following the arrest of Ivan’s brother Andrei for treason on Sept. 19, 1491, the tsar sent his commanders to occupy Uglich68 is added to the Shumilov codex entry for 1492.69 7. From Step Sixteen, the narrative on how Makhmet Girei, having allied with the Lithuanian king, marched against Moscow and was miraculously driven away70 is added to the entry for 1521 in the Shumilov codex.71 A slightly edited account of the miraculous birth of Ivan IV72 and his baptism is copied for the Shumilov codex entry for the year 1530.73 The account of the defeat of the Crimean Tatar tsarevich Islam, who had requested asylum with Vasilii III in 1532, then marched on Riazan′ with a large army in August of 1533,74 was copied for the Shumilov codex entry for that same year.75 Some details in the account of Vasilii’s illness and death76 were incorporated into the account for the Synodal codex and the Book of the Tsardom before the interpolations.77 8. From Step Seventeen, narratives of prophecies and miracles connected with the 1552 conquest of Kazan′78 were incorporated in the Synodal codex and the Book of the Tsardom before the interpolations.79

14 No miracle narratives were borrowed from steps 1‑5, from the opening of Step 6 (featuring the reigns of Vladimir I through Iurii Dolgorukii) or from steps 9‑11 and 14. These omissions cannot be accounted for by thematic or ideological considerations. It is not clear, for example, why the editors of the Illuminated Chronicle selected the vita of Princess Evdokiia Dmitrievna (albeit with cuts), but passed over the vitae of the princes Daniil Aleksandrovich, the dynasty’s founder,80 and Feodor Rostislavich, 81 recognized among the “new” Muscovite wonder-workers at Makarii’s council of 1547 and named by Ivan IV in his correspondence with Kurbskii as a special patron of the royal family.82

15 The list of borrowed narratives, however, shows some consistent patterns. The selection confirms that the editors of the Illuminated Chronicle were familiar with the Book of Degrees and regarded it as an authoritative historical source on manifestations of God’s grace in the Tsardom’s history. The versions of miracle tales and saints’ lives borrowed from the Book of Degrees were fuller and written in a more lofty style than the versions in the Nikon Chronicle. A significant portion of the borrowed texts documents miraculous victories against the Mongols, a central theme in the historical teleology of the Book of Degrees.83 The reordering of the materials, in contrast, accords precedence to incremental chronological organization over the more cohesive narrative structure of the Book of Degrees that portrays the segment of history from Vladimir I to Ivan IV as the realization of a goal-driven divine plan.

16 While the chronological format and the size of the Illuminated Chronicle thus effectively divest Russian history of the religious teleology ascribed to it in the Book of Degrees, the unprecedented quantity of miniatures modeled on icons creates the visual impression of a manuscript with religious content.84 Valentin Morozov states forthrightly that the iconographic miniatures shift the Illuminated Chronicle’s center of gravity into the religious sphere and invest every detail of the historical accounts with sacred authority. At the same time, he assesses the use of copious illustrations depicting the details of yearly entries in the Nikon Chronicle as a significant aesthetic innovation.85 This assessment requires context and some correction. Iconographic canons are primarily associated with noumenal images of Christ, the Mother of God, the saints,

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biblical stories, holidays, religious traditions and theology. In this sense, their use as historical illustrations marks a departure from dogma. But in Ivan IV’s day, iconographic conventions were still viewed as the only authoritative pictorial options for official commissions. The artistic choice to embellish the text with illustrations based on traditional iconographic forms, which impress religious templates on worldly events and persons, is consistent with the conservative editorial choice to restore the Nikon Chronicle text and annalistic structure, while supplementing it with narratives of religious miracles from the Book of Degrees. Within the context of the literary decisions documented above, the miniatures represent a further step in a deliberate process of foregrounding archaic forms. They can most convincingly be explained, not as an innovation, but as an alternative to the theological narrative framework in the Book of Degrees.

17 Scholars have missed this connection because they have sought a more direct pictorial model for the miniatures. The rule that medieval artists assigned to illustrate new manuscripts typically try to simplify their task by copying miniatures from older illuminated manuscripts has deflected attention from the Book of Degrees, which has no illustrations. Some general analogies that might have provided a precedent have been posited. Although only one earlier surviving chronicle is illuminated with miniatures and they are executed in a completely different style,86 art historians theorize that lost manuscripts must have provided archetypes to be copied.87 Frank Kämpfer finds a parallel between the descriptions of lost monumental frescos illustrating texts from chronicles on the walls of the Golden Palace, which represented idealized rulers within the universal history of salvation, and the iconographic miniatures illustrating Russian history in the Illuminated Chronicle.88

18 Studies of the miniatures show, however, that illustrators did not use ready models for many themes, but fulfilled their commission by combining iconographic forms with varying success. The miniatures supplied for the lives of saints, such as Sergii of Radonezh, which differ from the scenes in surviving icons and illuminated manuscripts, have been singled out as some of the finest examples of their art.89 But the artistic language of iconography, developed to illustrate theological concepts, was not designed to depict the range of historical realia covered in the chronicle text and many of the miniaturists were neither particularly resourceful nor ideologically discriminating in their choice of the images at their disposal. Defeats are depicted like victories. For example, Prince Feodor Rostislavich “the Black” is shown triumphantly failing to take Smolesnk from his nephew, Aleksandr Glebovich, who had usurped the throne in 1297.90 The same yellow crowns with five points are worn by Ivan IV, before and after his coronation, and by Mongol khans and khanshas, by Old Testament kings, by Greek and Western emperors and by Russian princesses. Three wives of Vladimir I are pictured in such crowns, but others are shown wearing headscarves.91 The sumptuous miniatures illustrating the annulled coronation of Ivan III’s grandson Dmitrii in 1497,92 which temporarily deprived Vasilii III of his status as heir-apparent to the grand principality, are roughly equivalent in style and quantity to the outlines of the unfinished miniatures depicting Ivan IV’s coronation as tsar in 1547.93 Even legendary wonder-working icons like the Our Lady of the Sign94 and the Vladimir Mother of God95 are drawn schematically in terms of general types. Sometimes there is an inadvertently ironic disconnect between the religious associations and the contents of the miniatures. One illustration shows the coronation of Vasilii I as the grand prince of Vladimir by the envoy of the Mongol khan, rather than by the metropolitan.96 Ivan

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III is depicted on a throne, like Christ in Glory, redistributing lands confiscated from the church to his boyars.97

19 Our findings can be summarized as follows. The compilers of the Illuminated Chronicle used the Book of Degrees as a source and were profoundly influenced by its religious themes, but rejected its formal innovations. Mechanical copying of authoritative texts took precedence over considerations of style, thematic nuances and narrative consistency. Faced with the challenge of illustrating worldly subjects, miniaturists limited themselves to traditional iconographic conventions and thus imposed religious templates on historical events. Their conservative approach stands in striking opposition to that of Western Renaissance illuminated chronicles, executed a century earlier, where miniatures are enhanced by individual details of faces and clothing, landscapes, buildings and the mathematically calculated illusion of three-dimensional space. In these respects, the abandonment of work on the Book of Degrees and the commission to supplement and embellish the Nikon Chronicle under Ivan IV must be assessed as a movement backward toward archaic, more conventionally Orthodox forms of representing history.

NOTES

1. Степенная книга царского родословия по древнейшим спискам: тексты и комментарий [Stepennaia kniga tsarskogo rodosloviia po drevneishim spiskam hereafter SKDS] в трех томах, ed. Nikolai N. Pokrovskii, Gail Lenhoff, Moscow, Iazyki slavianskikh kul′tur, 2007‑2012, t. 2, p. 388‑389 (Step 17, chapter 18). The project could have begun as early as 1555 and ceased work in 1563. On the dating, see: Platon G. Vasenko, “Книга Степенная царского родословия” и её значение в древнерусской исторической письменности, St. Petersburg, 1904, p. 213‑214; Aleksei s. Sirenov, Степенная книга: история текста, Moscow, Iazyki slavianskikh kul′tur, 2007, p. 3‑4; Andrei s. Usachev, Степенная книга и древнерусская книжность времени митрополита Макария, Moscow-St. Petersburg, Al′ans-Arkheo, 2009, p. 196‑197. 2. Описи царского архива XVI века и архива Посольского приказа 1614 года, ed. Sigurd O. Shmidt Moscow, Vоstochnoi literaturi, 1960, p. 43 ; Государственный архив России XVI столетия, ed. Aleksandr A. Zimin, Moscow, AN SSSR, 1978, p. 96. 3. For evidence in support of this date and a full survey of other opinions, see : Boris M. Kloss, Никоновский свод и русские летописи XVI—XVII вв, Moscow, Nauka, 1980, p. 245‑249 ; Elena V. Ukhanova, “Водяные знаки Лицевого летописного свода,” in Лицевой летописный свод. Русская летописная история [Litsevoi letopisnyi svod XVI veka. Russkaia letopisnaia istoriia, hereafter LLS], 24 vols., Moscow, Akteon, 2009‑2010, 24, p. 382‑398. 4. Aleksandr E. Presniakov, “Царственная книга, ее состав и происхождение,” Записки Историкофилологического факультета Императорского Санкт-Петербургского университета, vol. 31, St. Petersburg, Tipografiia I. N. Skorokhodova,1893, p. 10‑21 ; Aleksandr A. Zimin, Опричнина, 2nd ed., Moscow, Territoriia, 2001, p. 59‑62 ; Kloss, Никоновский свод…, p. 257‑65. 5. Полное собрание русских летописей [Polnoe sobranie russkikh letopisei, hereafter PSRL], t. 9‑14 ; Летописный сборник, именуемый Патриаршей или Никоновской летописью, St. Petersburg 1862‑1910 ; repr. Moscow, Iazyki russkoi kul′tury, 2000, 13/2, p. 408.

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6. A concise list of these borrowings is provided in : Valentin V. Morozov, Лицевой свод в контексте отечественного летописания XVI века, Moscow, Indrik, 2005, p. 102, 121‑22. 7. Kloss, Никоновский свод…, p. 261‑264. 8. On the sources, see SKDS, tom 3, Комментарии Составитель, Gail D. Lenhoff, Moscow, 2012 (hereafter, SKDS 3) and Morozov, Лицевой свод…, p. 87‑132. 9. Gail Lenhoff, “Степенная книга : замысел, идеология, адресация” in : SKDS 1, p. 135‑136. 10. The earliest known version of this genealogy is published in PSRL, t. 7‑8, Летопись по Воскресенскому списку, St. Petersburg, 1856‑1859; repr. Moscow, Iazyki russkoi kul′tury, 2001, 7, p. 239. 11. Vasenko, “Степенная книга…,” p. 225. 12. Muscovite diplomats sent to Poland and Lithuania were instructed to claim that Vladimir I was crowned as the first Russian tsar by the Byzantine emperor and patriarch, thus setting the precedent for his descendant, Ivan IV. See Сборник Императорского Русского исторического общества, vol. 59/2, St. Petersburg, 1887, no. 28, p. 437 (1554) ; no. 31, p. 474 (1555) ; no. 32, p. 504 (1556). 13. For details, see Gail Lenhoff, “Politics and Form in the Stepennaia kniga” in The Book of Royal Degrees and the Genesis of Russian Historical Consciousness, eds. Gail Lenhoff and Ann Kleimola, Bloomington, Indiana, 2011, p. 157‑174 (=UCLA Slavic Studies, new series, 7). 14. Gustave Alef, “The Origins of Muscovite Autocracy. The Age of Ivan III,” Forschungen zur osteuropäischen Geschichte (hereafter FOG), 39, Wiesbaden, O. Harrassowitz, 1986, p. 15‑17. 15. SKDS 2 : 129, (Step 14, chapter 1). 16. PSRL : t. 23, Ермолинская летопись, St. Petersburg, 1910 ; repr. Moscow, Iazyki slavianskikh kul′tur, 2004, p. 157. 17. For a concise survey of primary and secondary sources on the banishment of Vasilii and his mother for conspiring against the state, on the coronation of Ivan’s grandson Dmitrii and on Vasilii’s rehabilitation see SKDS 3: 355‑356. 18. SKDS 2: 273 (Step 15, chapter 24). 19. SKDS 2: 346‑47 (Step 17, chapter 2). 20. The earliest copy (Томский областной краеведческий музей, 7903, no. 2) has 750 folia. The manuscript used as the base for SKDS (Государственный исторический музей, чудовское собрание no. 358) has 781 folia. For exact dimensions of the two manuscripts and comparative production statistics, see Gail Lenhoff, “The Economics of a Medieval Literary Project: Direct and Indirect Costs of Producing the Stepennaia kniga,” Russian History, 34/1‑4, 2007, p. 229‑232. 21. Cf. PSRL 13/1: 177‑178 (Ivan’s justification for attacking the “godless and evil traitors,” the Kazan’ Tatars, April); p. 180‑184 (Makarii’s letter blessing Ivan and the troops at Sviiazhsk, the staging point for the invasion, May 21, 1552); p. 188 (Ivan’s letter to Makarii, June), p. 192‑198 (an exchange of letters between the metropolitan and the tsar in July); p. 219 (the tsar’s prayer of thanks for the victory, October). 22. On this Byzantine Orthodox concept of sovereignty, see George Ostrogorsky, History of the Byzantine State, trans. Joan Hussey, New Brunswick – New Jersey, Rutgers University Press, 1969, p. 30‑31. 23. SKDS 2: 344‑345 (Step 17, chapter 1). 24. For the sources, see SKDS 3: 67, 135‑142, 143‑156, 172‑175. 25. Lenhoff, “Из истории почитания великой княгини московской Евдокии, в иночестве Евфросинии” in : Духовный путь Московской Руси. Материалы научной конференции, посвященной 600-летию со дня блаженной кончины преподобной Евдокии-Евфросинии Великой Княгини Московской, Moscow, Fond Evdokii Moskovskoi, 2007, p. 79‑87.

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26. On the reworking of the two new versions and their relationship to the theme of providential liberation from the Mongol lordship, see Andreas Ebbinghaus, “The Compilers of the Old Russian Book of Royal Degrees at Work: How the ‘Povest′ na sretenie chudotvornago obraza’ Was Made” in The Book of Royal Degrees…, p. 175‑200. 27. Viktor M. Zhivov, “On the Language of the Book of Degrees of the Royal Genealogy,” The Book of Royal Degrees…, p. 141‑153. 28. For examples, see David K. Prestel, “Creating Redemptive History: the Role of the Kievan Caves Monastery in the Stepennaia kniga,” in The Book of Royal Degrees…, p. 97‑108. An example of its application to the narrative of the conquest of Kazan′ is given in Lenhoff, “Politics and Form in the Stepennaia kniga,” p. 170‑171. 29. E. V. Zatsepina, “К вопросу о происхождении старопечатного орнамента” in : У истоков русского книгопечатания, Moscow, AN SSSR, 1959, p. 119, 121, 123 ; Tat′iana V. Dianova, “Старопечатный орнамент,” Древнерусское искусство. Рукописная книга. Сборник второй, Moscow, AN SSSR, 1974, p. 315. 30. PSRL, t. 22, Русский хронограф. Часть первая. Хронограф редакции 1512 года, St. Petersburg, 1911 ; repr. Düsseldorf, 1973, p. 381. 31. PSRL 13/1: 267‑268. 32. PSRL 10: 190‑194. 33. PSRL 11: 127‑147. 34. PSRL 13/2: 391‑395. 35. Zimin, Опричнина…, p. 60‑61 ; Kloss, Никоновский свод…, p. 253‑254. 36. Ivan IV was first named as the probable editor of the glosses in the Illuminated Chronicle, in: Sergei F. Platonov, Ivan Groznyi, St. Petersburg, 1924, p. 7. For a detailed review of the scholarship defending this position, which is no longer accepted by most scholars, see: Morozov, Лицевой свод…, p. 53‑59. 37. The editorial comments on the pages of the Synodal codex are published in PSRL 13/1: 97‑98, 108‑109, 114, 237‑238, 246, 264, 277. Comments made on the pages of the Book of the Tsardom, which cover only the period between 1543‑1553, are published in PSRL 13/2: 443‑444, 448‑449, 506, 514, 517‑518, 522, 528‑532. 38. Stepan B. Veselovskii, “Интерполяция так называемой Царственной книги о болезни царя 1553 г.,” in his Исследования по истории опричнины, Moscow, AN SSSR, 1963, p. 255‑291. An attempt to identify Ivan IV as the author of the interpolations by comparing their style to the tsar’s correspondence with Andrei Kurbskii was made by Sigurd O. Shmidt, “Когда и понему редактировались лицевые летописи времени Ивана Грозного,” Советские архивы, no. 2, 1966, p. 46‑51. For an astute critique, see : Aleksandr A. Zimin ; “О методике изучения повествовательных источников XVI в.,” Источниковедение отечественной истории, sbornik 1, Moscow, Nauka, 1973, p. 187‑196. 39. Aleksandr Presniakov, “Московская историческая энциклопедия,” in Известия отделения русского языка и словесности академии наук, t. 5, kn. 3, 1900, p. 824‑876. A list of miraculous signs common to chapter 10 of Step Seventeen in the Book of Degrees and the Book of the Tsardom is supplied in: Georgii Z. Kuntsevich, История о Казанском царстве, или Казанский летописец. Опыт историколитературного исследования ( = Летопись занятия археографическои комиссии XVI), St. Petersburg, 1905, p. 546. Cf. Morozov, Лицевой свод…, p. 102, 121‑22. 40. SKDS 1 : 468‑70 (chapter 12, titla 13). 41. PSRL 9 : 241‑244. 42. SKDS 1 : 340‑353 (chapter 14). 43. PSRL 10: 237‑244 (prilozhenie). 44. SKDS 1: 551 (chapter 15).

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45. Ibid. (chapter 16). 46. PSRL 10: 128. 47. SKDS 1 : 516‑519 (chapters 1‑2). 48. SKDS 1 : 522 (chapter 2). 49. SKDS 1 : 525‑526 (chapter 3). 50. SKDS 1: 527‑528 (chapter 5). 51. PSRL 10: 118‑120, 121‑23, 134‑35, 138‑139. 52. SKDS 2: 65‑66, 68‑70 (chapters 14‑15, 18‑20). 53. PSRL 11: 198‑201. 54. SKDS 2: 88‑108 (chapter 24). 55. PSRL 11: 243‑254 (prilozhenie). 56. SKDS 2 : 220‑234 (chapter 4). 57. PSRL 12 : 125, 127‑142. 58. SKDS 2 : 250 (chapter 15). 59. PSRL 12 : 190‑192. 60. SKDS 2 : 253‑262 (chapter 16). 61. PSRL 12 : 203‑212. 62. SKDS 2 : 264 (chapter 17). 63. PSRL 12 : 215. 64. SKDS 2 : 266‑269 (chapter 20). 65. PSRL 12 : 224‑227. 66. SKDS 2 : 269‑70 (chapter 23). 67. PSRL 12 : 229‑230. 68. SKDS 2 : 271(chapter 22). 69. PSRL 12: 231‑232. 70. SKDS 2: 306‑312 (chapter 16). 71. PSRL 13/ 1: 37‑43. 72. SKDS 2: 315‑316, 317‑320 (chapter 22). 73. PSRL 13/1: 48‑49, 50‑53. 74. SKDS 2: 321 (chapter 23). 75. PSRL 13/1: 70 76. SKDS 2: 323‑327 (chapter 24). 77. PSRL 13/2: 409‑419. See also note 37 above. 78. SKDS 2: 359‑362, 364‑365 (chapter 10, titly 11‑13, 19‑20). 79. PSRL 13/2: 440‑463, 465‑466, 496, 502‑503. 80. SKDS 1: 536‑541 (Step 9, chapters 1‑8). 81. Ibid.: 550‑559 (Step 9, chapters 18‑21). 82. Переписка Ивана Грозного с Андреем Курбским, ed. Iakov s. Lur′e and Iurii D. Rykov ( =Literaturnye pamiatniki), Leningrad, Nauka, 1979, p. 45. 83. On these providential themes, see notes 13 and 26 above. 84. Oblique references to religious models and contents are made by Artemii V. Artsikhovskii, Древнерусские миниатюры как исторический источник, Moscow, MGU, 1944, p. 44, 104, 132; and by Ol′ga I. Podobedova, Миниатюры русских исторических рукописей: к истории русского лицевого летописания, Moscow, Nauka, 1965, p. 105‑106, 115‑116, 122‑123, 211. 85. Morozov, Лицевой свод…, p. 259. 86. The miniatures are reproduced in Радзивилловская летопись, 2 vols., Moscow – St. Petersburg, Isskustvo, 1994, vol. 1. A clear example of the different approaches, cited by Podobedova, are the respective illustrations of the omen of the “three suns” that appeared in the

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sky as the body of Vladimir Monomakh’s son, Andrei “Dobryi”, was being carried to his grave in Pereiaslavl′ on January 23, 1142 (s. a. 6649); Podobedova, Миниатюры…, p. 211‑213. 87. Artsikhovskii, Древнерусские миниатюры…, p. 44; Podobedova, Миниатюры…, p. 184‑185, 195‑197. 88. Frank Kämpfer, Das russische Herrscherbild von den Anfängen bis zu Peter dem Grossen : Studien zur Entwicklung politischer Ikonographie im byzantinischen Kulturkreis, Recklinghausen, A. Bongers, 1978, p. 98, 196‑198. 89. Pierre Gonneau, “La Chronique enluminée d’Ivan le Terrible (1568‑1576). Études et perspectives,” Comptes rendus de l’Académie 2013, IV (novembre-décembre), p. 1511‑1530. 90. LLS 7 : 52‑53. 91. LLS 1 : 113. 92. LLS 17 : 359‑383. 93. LLS 20 : 300‑21. 94. LLS 2 : 481, 483‑487. 95. Ibid., 200, 209 ; LLS 11 : 177‑308. 96. LLS 10 : 433 ; Artsikhovskii, Древнерусские миниатюры…, p. 130. 97. LLS 17 : 398.

ABSTRACTS

The Book of Degrees, composed under the supervision of Metropolitan Makarii, and the Illuminated Chronicle of Ivan the Terrible are traditionally viewed as independent literary projects with distinctive ideological programs. Comparison shows that the compilers of the Illuminated Chronicle used the Book of Degrees as a source and adopted its religious themes, but rejected its formal innovations: the presentation of Muscovite history as a series of ‘steps’ toward salvation, divisions into chapters rather than yearly entries, a complex rhetorical style. Instead the writers mechanically copied entries from previous Muscovite chronicles and the miniaturists applied iconographic conventions to illustrate worldly events. One must conclude that the abandonment of work on the Book of Degrees and the decision to produce a supplemented, illustrated chronicle represent a return to more conventionally Orthodox forms of representing history.

On a coutume de considérer que le Livre des degrés de la généalogie impériale et la Chronique enluminée d’Ivan le Terrible sont des projets narratifs différents, émanant de scriptoria distincts. Le Livre des degrés donne un exposé novateur et théologique de l’histoire russe, divisé par règnes, soulignant que la Providence divine a favorisé l’affirmation du royaume russe à travers les générations, de saint Vladimir à Ivan le Terrible. Il met en avant la symphonie des pouvoirs temporel et spirituel et accorde une place privilégiée aux récits hagiographiques. La Chronique enluminée revient à un exposé strictement annalistique, emprunté pour l’essentiel à la Chronique de Nikon (v. 1520 1539) et à ses continuations. Moins structuré, il n’hésite pas non plus à retenir des épisodes peu flatteurs pour la dynastie, qui avaient été gommés ou atténués dans le Livre des degrés. Pourtant, la Chronique enluminée reprend aussi des passages entiers du Livre des degrés, particulièrement certains récits de miracle ; elle est profondément marquée par sa vision religieuse. En fait, si elle a rejeté les innovations formelles du Livre des degrés, elle assimile son message, mais sous une forme narrative plus conservatrice. Les miniatures ont une orientation

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similaire, puisqu’elles utilisent essentiellement des modèles iconographiques religieux, y compris pour représenter les épisodes de l’histoire profane.

AUTHOR

GAIL LENHOFF University of California, Los Angeles

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Sergius of Radonezh illuminated from the Litsevoi Letopisnyi svod to the Litsevoe zhitie Serge de Radonež en miniatures : de la Chronique enluminée à la Vie enluminée

Pierre Gonneau

Вмaлe пoтръпи чaдo, пoнeжe дуxъ мoй трeпeщeтъ oтъ чюднaгo ceгo зрѣнïa1. 1 “Have a little patience, child, for my spirit is still moved by this wondrous vision.” These words, pronounced by Sergius of Radonezh after his encounter with the Mother of God, eloquently convey the modern viewer’s amazement at the seemingly endless supply of miniatures offered by the Litsevoi letopisnyi svod. Yet, on some themes there are still richer collections of images to be found in the archives of Muscovy. This paper will compare the iconographic treatment of St Sergius’ Vita, one of the most famous hagiographic compositions of Muscovite Russia, in two major illustrated projects.

2 The Litsevoi letopisnyi svod (LLS, c. 1568‑15762) gives a shortened version of Sergius’ Vita (Povest′ o prepodobnom Sergii), in the yearly entry for 6900, September 25. The text, contained in the Osterman II (O II) volume of the LLS (BAN 31.7.30.II) comprises 56 folios (112 pages), extending from fo379 vo to fo 435. The facsimile edition printed by AKTEON publishers reproduces it in volume 11, on pp. 2 to 113. In spite of its relative briefness, the text offers 76 images, a substantial improvement in comparison to icons depicting Sergius’ life (zhitiinye ikony) at that time which contain only a portrait of Sergius and 17 to 19 scenes (kleima) showing a small selection of key episodes.

3 The Litsevoe zhitie Sergiia Radonezhskogo (LZHSR, c. 1589‑1592), held by the Russian National Library in Moscow (RGB fonds 304/III, nº 21) comprises 381 folios (including 3 blank ones) and a unique iconographic program of 653 miniatures. As early as 1853 a lithographic edition was printed in Russia, but it is a rarity and very few western

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libraries possess it. Fortunately, it can be consulted online on the Trinity St-Sergius Lavra website (stsl.ru).

4 Both manuscripts were executed at the Muscovite Court by artists groomed to fulfill official orders. Their work documents the importance the Muscovite court attributed to Sergius’ veneration. The two iconographic cycles have never been systematically compared. However, some leads exist already. Although there is a fifteen years gap between the two projects, B. M. Kloss has suggested that they had one scribe in common.3 We will attempt to show how the Litsevoi letopisnyi svod influenced the Litsevoe zhitie Sergiia Radonezhskogo and how the later explored new iconographic fields.

5 The following article first presents parallel descriptions of both texts, identifying their main narrative components and sequence. This preliminary comparison demonstrates that each manuscript has its own logic and that their differences increase in the course of each narrative. We then take a closer look at the codicological features of each folio in the LLS in order to detect possible influence on the LZHSR. At this stage, despite the differences between the two texts, we can distinguish several identical combinations of texts and miniatures, which prove beyond doubt that the scribes and painters of the LZHSR used the Osterman II codex of the LLS. Finally, we will look at the illuminations themselves. The logic of numbers tells us already that the LZHSR is much richer than the LLS. Our task will be to explain as precisely as possible how its artists used and developed the iconographic material they inherited from Ivan the Terrible’s time.

I. Conception. The structure of Sergius’ legend in the Illuminated Chronicle and the Illuminated Vita

6 Because Sergius’ Vita was a very ample and widely read text among the Russian learned elite, there was a rich choice of versions to be illustrated. It is interesting to see how the LLS and the LZH.SR are divided into narrative and iconographic segments and to reconstruct the way they are put into sequence. Indeed, chronological order is not essential in a hagiographic text and episodes can be arranged in many other ways.

7 According to B. M. Kloss’ classification, in the second half of the XVI century, the copyist could choose between nine long versions of Sergius’ Vita, authored by two of the most famous hagiographers in the Russian tradition – Epiphanius the Wise and Pachomius the Serb. There were also at least three short texts. The first one was the Synaxarion redaction (Prolozhnaia redaktsiia, c. 1445), the second figured in the Sophia II chronicle (Sofiiskaia vtoraia letopis′, c. 1518) and the third in Step 13 (chapter 5) of The Book of Royal Degrees (Stepennaia kniga tsarskogo rodosloviia, c.1556‑1563).4 The Povest′ o prepodobnem Sergii in the LLS is a short text, and yet it is more developed than the three short versions described by Kloss. This redaction is the one we can read in the Nikon Chronicle (Nikonovskaia letopis′, c.1522‑1529). B. M. Kloss acknowledges it as version 12b of Sergius’ Vita. In contrast, the manuscript of the LZHSR reproduces the Extended Redaction (Prostrannaia redaktsiia), a.k.a 9th version for Kloss, and composed c. 1525.5

8 The differences between the texts strike us immediately. One has to page through 48 folios of the LZHSR before reaching a part that is common to the LLS. The two texts are parallel for roughly two thirds of the LLS tale (fo379vo-416). Then the parallelism ends and the last episodes are narrated in a different sequence All in all, we can identify eleven matching sequences between LLS and LZHSR (see table 1).

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1. Prologue

LLS fo379vo to 380 (ill. 1)= LZHSR fo44vo, 48vo (ill. 63 and 68)

9 In the LLS Povest′ o prepodobnem Sergii starts on fo379vo with a record of the date of Sergius’ death (mesiatsa sentiabria v 25 den′), as is usual for many entries in Russian chronicles. There follows a short eulogy painting the main virtues of the saint (prepodobnyi igumen Sergii Radonezhskii i Makovskii, tikhii i krotkii i smirennyi). The hagiographer pauses, as expected, to protests that he is unable to adequately describe his subject. Then he tells us that, even in his youth, Sergius distanced himself from the passing beauties of this world, to the astonishment of everyone. At this point the LLS version catches up with the fo 48vo of the LZHSR. Before that the Litsevoe Zhitie offered a lengthy account of the miracles preceding Sergius’ birth, his early childhood, and his difficulties in learning letters. All of this is simply omitted in the LLS.

10 At this point, in both manuscripts, the hagiographer uses a transition formula. The one in the LLS is slightly faulty (dondeže oubo spisashasia sia…), whereas it is not in LZHSR (dozde že oubo spisashasia sia…). One might theorize that the scribe of the later manuscript corrected the error while copying the former. The LLS then tells how Sergius’ parents were exiled. It mentions the father, Kirill, without properly introducing him. This is a somewhat clumsy narrative link, but it is repeated in the other manuscripts of the Nikon chronicle. Of course the longer version of the LZHSR had already acquainted us with Kirill.

11 From there on about two third of the LLS text (up to fo416) is parallel to the LZHSR. Some sequences are missing in the shorter, earlier version of the LLS, but the three most important episodes are essentially identical.

2. Sergius’ youth and his calling

LLS fo380vo to 396 (ill. 2‑23, 22 miniatures) = LZHSR fo49 to 71vo (ill. 69‑98, 30 miniatures)

12 One can observe two sub-plots in this sequence: 2.1 The exile of Sergius’ parents LLS fo380vo to 383vo (ill.2‑7, 6 illuminations) = LZHSR fo49 to 52vo (ill.69‑75, 7 illuminations)

13 The family is forcibly resettled (preselenie) from Rostov to Radonezh. Both manuscripts have almost the same number of images for this part, ending in both cases with two pages (LLS fo384 et 384vo) or one page (LZHSR fo53) showing only text.6 2.2 Young Sergius’ calling LLS fo384 to 396 (ill.8‑23, 16 illuminations) = LZHSR fo53vo to 71vo (ill.76‑98, 23 illuminations)

14 While his two brothers marry, Sergius stays celibate and longs for the cloister. He serves his parents until they die.

3. Eremitic life

LLS fo396vo to 408vo (ill. 24‑38, 15 miniatures) = LZHSR fo83vo to 124 (ill. 114‑183, 70 illuminations)

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15 Sergius builds a small hermitage devoted to Trinity in the forest, under the supervision of one abbot, Mitrophan. By the time that Mitrophan dies, Sergius has attracted a small community of disciples. Sergius becomes abbot against his own wishes, tames wild animals and struggles with demons.

16 At this point the iconography in the LZHSR is already much more developed than in the LLS.

4. Coenobitic reform

LLS fo409 to 416 (ill. 39‑51, 13 miniatures) = LZHSR fo183 to 208 (ill. 298‑347, 50 illuminations)

17 By recommendation of the patriarch in Constantinople and of the Russian metropolitan Alexius, Sergius adopts the coenobitic rule. Facing resistance, he leaves the Trinity monastery and builds another abbey on the river. He comes back to Trinity at the behest of Metropolitan Alexius.

18 At this point the LLS and the LZHSR cease to follow the same order. Most of the text of the LLS is devoted to describing new monastic foundations by Sergius or by his disciples. Its final part culminates with two fundamental miracles which figure on zhitiinye ikony (the visit of the Mother of God and the vision of heavenly fire) and the account of Sergius’ death.

5. Foundation of the Simonovo abbey

LLS fo416vo to 423vo (ill. 52‑62, 11 illuminations) = LZHSR fo228 to 235 (ill. 386‑400, 15 miniatures)

19 Theodore, Sergius’ nephew, founds a new abbey near Moscow, at a place named Simonovo. Sergius and Metropolitan Alexius give him their blessing. Theodore becomes the spiritual father of grand-prince Dmitrii Ivanovich and of many others among the Muscovite elite. He travels to Constantinople and is elevated to the rank of archimandrite while his abbey is promoted to stauropegia (placed under the direct authority of the patriarchate). Theodor is invested as bishop of Rostov (Sergius’ birthplace). On his subsequent visit to Constantinople, he is promoted to archbishop by the patriarch. Theodore dies after a virtuous life.

6. Foundation of the Spas Andronikov abbey

LLS fo424 to 425 (ill. 63‑65, 3 miniatures) = LZHSR fo214 to 220 (ill. 359‑370, 12 illuminations)

20 Andronicus, another disciple of Sergius and a native of Rostov, is selected by Metropolitan Alexius to head a new foundation, near Moscow. The new buildings are in stone and the church is « very wonderfully painted ». Andronicus dies and his disciple Sava succeeds him.

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7. Foundation of the abbey in Serpukhov and Metropolitan Alexius’s succession

LLS fo425vo to 428 (ill. 66‑70, 5 miniatures) = LZHSR fo250vo to 257vo (ill. 431‑444, 14 illuminations)

21 Prince Vladimir Andreevich (a cousin of Dmitrii Ivanovich “Donskoi”) wants his own foundation near his capital, Serpukhov. At his bequest, Sergius selects a place and gives him one of his disciples, Athanasius, as abbot. Metropolitan Alexius, sensing his own end coming, calls for Sergius to succeed him. Sergius refuses, wanting to preserve his simple life in poverty. After Alexius’ death, Michael, archimandrite of the Saviour Monastery in Moscow, dares to take his place on his own initiative, with the approval of grand-prince Dmitrii Ivanovich. Michael considers Sergius as an enemy and boasts that he is going to “avenge himself on him”. Sergius prays to God and prophesies that Michael will never reach Constantinople. Indeed, Michael dies unexpectedly while sailing to the Byzantine capital.

8. The Kulikovo battle and foundation of the Dubenka abbey

LLS fo428vo to 430vo (ill. 71‑73, 3 miniatures) = LZHSR fo239 to 248 (ill. 408‑426, 19 illuminations)

22 Grand Prince Dmitrii comes to Sergius and tells him that Mamai, a prince of the Horde, is menacing him. Sergius advises him to submit with humility and offer gold, but to defend the Orthodox faith if Mamai persists in attacking him. He gives him two monks who are « great experts in battles ». Dmitrii promises to build a new monastery if he wins the fight. He returns with a great victory. Sergius selects a place on the Dubenka river and invests his disciple Sava as abbot.

9. The Mother of God’s visit to Sergius

LLS fo431 to 433 (ill. 74‑75, 2 miniatures) = LZHSR fo258 to 262 (ill. 445‑453, 9 illuminations)

23 One night, as Sergius is praying and singing and hymn to the Mother of God, he hears a voice telling him that Mary is coming to visit him. The Mother of God comes with apostles Peter and John in a halo of mytsic light. She promises that from now on the Trinity abbey will never lack in anything and disappears. Sergius stands up, explains the prodigy to his disciple and orders a special celebration.

10. The vision of the heavenly fire

LLS fo433vo to 434 (ill. 76) = LZHSR fo274 (ill. 476)

24 While Sergius celebrates mass, heavenly fire descends over the altar, envelops Sergius, and enters the chalice. Sergius then drinks the wine of holy communion from this chalice. The monk Simon has the privilege of witnessing this miracle.

11. Sergius’ death

LLS fo434vo (ill.77) = LZHSR fo276 to 280 vo (ill. 480‑489, 10 miniatures).

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25 Sergius understands he is soon going to die. He instructs his community and appoints his disciple Nikon as his successor. He takes holy communion, dies and is buried in his abbey.

26 The reader is guided through the Vita by rubrics which divide the text into smaller sections (see table 2). Sergius’ Vita in the LLS manuscript has a general title on fo379vo and eight other sub-titles. Curiously, there is no rubric marking the narrative of Sergius’ death. These eight titles have corresponding rubrics in the LZHSR manuscript. But with one exception, their formulation is never exactly the same as in LLS. Here, too, an error made by the copyist of the LLS is corrected by the copyist of the LZHSR. On fo411vo of LLS the preposition « нa » is missing in the phrase O cocтaвлeнïи мoнacтыря [нa] Keржaчe, whereas it is at its place on fo194 of LZHSR O нaчaлѣ мoнacтыря ижe нa Keржaчѣ.

27 The differences go much further. All in all the LZHSR has 48 chapter titles. If we make allowances for titles of episodes not reported in the LLS we find that the LZHSR has still 15 titles as opposed to only 8 in the LLS. Among them, one is devoted to Sergius’ death.

28 Thus, we can see that the copyists of the LZHSR freed themselves from the model of the LLS and altered the general architecture of their manuscript. Nevertheless, as our page- by-page comparison shows, they read the LLS carefully.

II. Redaction. The make-up of folios in both manuscripts

29 As noted above, both the LLS and the LZHSR are luxurious court manuscripts. Their copyists did not need to think about conserving on expenses or material, but used costly paper specially imported from Western Europe. Their texts leave ample space for illustrations. A typical illuminated page contains no more than ten written lines. We do find pages (more in the LLS than in the LZHSR) that contain only text. Copyists of the Osterman II volume devote the full width of the page (about 14 cm.) to text, whereas the scribes of the LZHSR indulge in an attractive but expensive gradation, whereby the first line may extend as much as 12 cm. and the last line may be reduced to a solitary letter, or punctuation mark (fo318 for example). In the LLS, pages consisting only of text are denser. They contain 29 lines, of which ten measure at least 14 cm. Only the last four lines are sometimes reduced in size (OII, fo402). The text of folio 396, which is 27 lines long, with a decrease in the last eight lines is exceptionally short for a page without miniatures. The imageless pages of LZHSR count at most 24 lines, extending 12 cm. (fo377vo). More often than not, they diminish in length from the top to the bottom of the page. On fo 89vo, the shortening begins on the thirteenth line and on fo375vo (20 lines), it starts as soon as the second line. Sometimes, the form of the lines suggests an emblematic image. On fo376vo (22 lines), the lines shorten from the third to the fifteenth, then they regain space (lines 15 and 16) and shorten again. Each of the two last lines consists of a single sign. The resulting form resembles a chalice. This ornamental way of writing can also be observed on the last page of the manuscript (LZHSR fo378). A similar composition is found on LLS fo434, which tells about the vision of heavenly fire entering Sergius’ chalice when he is celebrating the holy liturgy. In view of the significant differences between the LLS and the LZHRS, one would not expect to find the same textual distribution on their folios. But a closer look shows that

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this happens quite often, at least until fo416 of the LLS. In many cases, a miniature will be framed by identical or similar portions of text in both manuscripts, or will occupy the same place at the top or at the bottom of the page, followed or introduced by the same words. The most frequent coincidences are found before fo416 in LLS Ost. II. We reproduce some examples of the distribution of text and image on both sets of manuscripts, with rubricated titles in bold (instead of red).

LLS fo380vo …aки нѣкoe прeceлeнïe… нo oбaчe нужa ми быcть o ceмъ пиcaти. [Illumination]. Ce убo прeжeрeчeнный рaбъ бoжий Кирил прeжe имeяшe житиe вeликo… LZHSR fo49 нo oбaчe нужa ми быcть o ceмъ пиcaти. [Illumination]. O прeceлeнïи рoдитeлeй cвятaгo. Ceи убo прeжeрeчeнный рaбъ бoжий Кирил прeжe имeяшe житиe вeликo [bottom of the page] – see Illustration 1: Exile from Rostov LLS 380vo and LZHSR 49. LLS fo383 Oниcимa жe глть cъ Прoтacьeмъ тыcяцкимъ пришeдши въ тую жe вecь глaгoлeмую Рaдoнeжь.7 [Illumination. Bottom of the page] LZHSR fo52 Oниcимa жe глють cъ Прoтacïeмъ тыcяцкимъ пришeдшa [въ] [Illumination] тую жe вecь глaгoлeмую Рaдoнeжь… LLS 383vo рaзбeгoшacя людïe мнoзи. [Illumination]. /384/ Oтрoкъ жe прeдoбрыи… LZHSR 52vo рaзбeгoшacя людïe мнoзи. [Illumination]. Oтрoкъ жe прeдoбрыи… LLS 385vo Брaтïa жe eгo cнoвe кирилoвы Cтeфaнъ и Пeтръ oжeниcтacя. [Illumination]. Tрeтïи жe cнъ, блжeны ceй юнoшa Вaрфoлoмѣй… LZHSR 54 …cнoвe кирилoвы Cтeфaнъ и Пeтръ oжeниcтacя. [Illumination]. Tрeтïи жe cнъ, блжeныи ceй юнoшa Вaрфoлoмѣй… – see Illustration 2: Sergius’ calling LLS 385vo and LZHSR 54. LLS 386 [text only, decreasing width] LZHSR 54vo [text only, decreasing width] LLS 400vo [Illumination]. Пo лѣтe жe eдинoмъ прeжeрeчeнныи Mитрoфaнъ игoумeнъ ижe пocтрижe блaжeннaгo Ceргïя […] прecтaвиcя кo Гcдoу бѣ жe /401/ LZHSR 94 [Illumination]. Пo лѣтe жe eдинeмъ прeжeрeчeнныи игoумeнъ ижe пocтрижe блaжeннaгo Ceргïя […] прecтaвиcя и къ Гoу oтидe. /94vo/ LLS 403 [1st Illumination] Нa oутрïeжe coвръши eгo ieрѣиcким caнoмъ. [2d Illumination] LZHSR 103vo и причacтишacя бжecтвeнaгo тѣлa и крoвe Гa нaшeгo Ic Xa. [1st Illumination] Нa oутрïяжe coвeрши eгo veрѣйcким caнoмъ /104/ [2 d Illumination]

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Illustration 1: Exile from Rostov, LLS Osterman II 380vo

Aки нѣкoe прeceлeнïe… нo oбaчe нужa ми быcть o ceмъ пиcaти. [Illumination] Ce убo прeжeрeчeнный рaбъ бoжий Кирил прeжe имeяшe житиe вeликo. Printed edition, t. 11, p. 4.

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Illustration 1: Exile from Rostov, LZHSR fo49

нo oбaчe нужa ми быcть o ceмъ пиcaти. [Illumination]. O прeceлeнïи рoдитeлeй cвятaгo. Ceи убo прeжeрeчeнный рaбъ бoжий Кирил прeжe имeяшe житиe вeликo [bottom of the page].

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Illustration 2 : Sergius’ calling, LLS Osterman II 385vo

Брaтïa жe eгo cнoвe кирилoвы Cтeфaнъ и Пeтръ oжeниcтacя. [Illumination]. Tрeтïи жe cнъ, блжeны ceй юнoшa Вaрфoлoмѣй… Printed edition t. 11, p. 14.

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Illustration 2 : Sergius’ calling, LZHSR fo54

Cнoвe кирилoвы Cтeфaнъ и Пeтръ oжeниcтacя. [Illumination]. Tрeтïи жe cнъ, блжeныи ceй юнoшa Вaрфoлoмѣй.

LLS 409 [Illumination] O cocтaвлeнïи oбщaгo житïa. Пo cиx жe прïидoшa грeки oт Kocтянтинaгрaдa… LZHSR 183 [Illumination] O cocтaвлeнïи oбщaгo житïa. Пo cиx жe въ eдинъ oт днïй прïидoшa грeки oт Kocтянтинaгрaдa… LLS 416vo [Illumination] O cocтaвлeнïи мoнacтыря нa Cимaнoвѣ. Прeжeрeчeннaгo oубo cтaрѣишaгo Ceргïeвa брaтa пo плoти Cтeфaнa cнъ eгo Ивaнъ. LZHSR 228 [Illumination] Нaчaлo Cимaнoвьcкoгo мoнacтыря. Прeжe oубo бecѣдoвaxoм вaмъ eжe o Cтeфaнѣ пo плoти брaту cтгo.

30 There are, however, some significant differences between the two projects, even if their common subject is Sergius. The LLS is a “Universal chronicle” (encompassing Biblical, Roman, Byzantine and Russian history), and its aim is to glorify the Muscovite dynasty and Church, whereas the LZHSR is entirely focused on Sergius’ person and hesychastic mysticism. The copyists of the LLS make some attempt to build bridges between Sergius’ Vita and other tales in their chronicle while eliminating details that will be narrated under separate years. On folio 388vo of the LLS there is a short notice on the impending foundation of the Simonovo abbey with a cross-reference to a following sequence: “the rest about him will be told later” (прoчaя жe нaпрeд cкaзaнa будeт o нeм). The precise place is not indicated, but we find a helpful title on fo416vo (O cocтaвлeнïи мoнacтыря нa Cимaнoвѣ). Further on, there is a short entry about the death of Theodore, first abbot of Simonovo (and Sergius’ nephew) on September 28 of the year 6903 (fo461).

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31 Another saint and close friend of Sergius’, St. Stephen of Perm, is effectively removed from Sergius’ Vita. There is a brief summary of Steven’s Vita in the LLS, dated April 26 6904. It is 12 pages long and has 10 illuminations (O II fo571vo to 577). But this version of Stephen’s Vita does not mention his friendship with Sergius, nor does it include his miraculous exchange of salutations with Sergius from a distance. On the other hand, the LZHSR has a special chapter about Stephen and does not fail to illustrate their mutual affection (fo211‑213vo).

32 One can also observe that the LLS is especially interested in questions of ecclesiastical hierarchy. It devotes a page and a half to the prestigious statute of stavropigia conferred on the Simonovo abbey (fo421‑421vo) and two pages to the account of how the dioceses of Rostov and Novgorod were elevated to the rank of archdioceses (fo423‑423vo). These questions of ranking were obviously of interest to Ivan the Terrible, maybe as another sign of Russian imperial greatness, but they are not treated in the LZHSR, which focuses on the expansion of the cenobitic reform through Sergius and his disciples.

33 This focus on monastic concerns explains why the LZHSR includes a rather long account of the Spas-Andronikov monastery after its foundation by Sergius and the death of its first abbot, Andronicus (fo224‑228). This section is meant to tell us about Andrew Rublev’s paintings in the Spas-Preobrazhenskii sobor and his saintly ending, although it is duplicated by another tale of Andrew’s death after painting the Trinity abbey church (fo290). LLS cuts short its chapter O дрoузeмъ oучнцѣ cтгo Aндрoницѣ, right after Andronicus has picked Sabbas as his successor and passed away. On the contrary, and more surprisingly, on one occasion the LLS goes farther than the LZHSR in the mystic domain, when interpreting the visit of the Mother of God to Sergius. On LLS fo433, a comparison is made with St. Athanasius the Athonite and his experience of mystical rapture: дxъ мoи въ мaлѣ нe рaзлoучиcя oт плoтьcкaгo ми cъoузa… iaкoжe дрeвлe Aфoнaceи Aфoньcки. The version used in the LZHSR (fo262) does not invoke this parallel.

34 Textological analysis is, of course, essential in a hagiographic monument. But obviously the LLS and the LZHSR were meant to be seen.

III. Illumination. Development of a model

35 Our two manuscripts stand as landmarks in the history of the iconography of Russian saints. Before they were painted, the visual landscape was dominated by icons and frescoes, and thus largely confined to churches. Even when the full biography and miracles of a saint were painted on an icon, it was limited to as little as 15 and not more than 20 episodes. The manuscript format gave an opportunity to illustrate many more themes from the saint’s legend. Already in the second half of the 14th the Novgorodian Sil′vestrovskii Sbornik offered 53 scenes from the Vita of SS Boris and Gleb. With Sergius, we are talking about 76 (LLS) and 653 (LZHSR). Russian iconography is entering a new dimension. We will begin with some general observations and then discuss individual miniatures in greater detail.

36 As noted above, the LZHSR is more lavish in its ornamentation than the LLS. Its text is displayed more spaciously and its initials are more splendid and much wider than initials in the LLS. We can give as examples the E on fo44vo, the C on fo49, the П on fo228, the Ж on fo276.

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37 As a rule there is only one illumination on a given page, but there are exceptions. Double or even triple illustrations appear on sections of the LZHSR that diverge from the LLS. These miniatures show biblical scenes celebrating the Trinity dogma (LZHSR fo23vo, 24, 25vo) and tell us that Sergius was devoted to the Trinity even while in the womb. In the LLS, Sergius’ Vita has one folio (403) with two illustrations, separated by a single line of text. The reason for this is that the page shows the two closely intertwined steps of Sergius’ sacerdotal ordination. As the text says (on fo402vo), within two days Sergius becomes first a deacon, then a priest. On the miniatures one can observe that Sergius is still shown as a young and beardless man. In the LZHSR manuscript, the illuminator devotes a distinct page to each ordination (fo103, 103vo and 104) and considers Sergius as an older man, fully bearded. The question of relative age and the presence of the beard is important in the LLS. At some points in the Tsarstvennaia kniga Ivan the Terrible has a beard, then loses it and finds it again (in between his coronation and the campaign of Kazan).8

38 In-depth analysis of the individual miniatures allows us to distinguish between “similar” and “dissimilar” images.

39 The opening illumination of the LLS (fo379vo) has no identical match in the LZHSR. Rather than illustrating a precise text, it provides a “summary” perspective on the whole Vita, or at least of Sergius’ early years. On LLS fo379vo we see the young Sergius walking with widespread arms in the countryside, facing a radiant sun; an old gentleman seating at a table in front of a blank parchment, with two young servants; a group of laymen pointing towards the glorious sun; a group of monks consulting each other. One could locate a composite equivalent to this miniature by combining several images from the LZHSR. This method works up to a point. LZHSR fo44vo, entitled “Of the young years” (oтъ уныя вeрcты), has the figure of young Bartholomew (to become the monk Sergius) praying under a halo of heavenly light we observe on LLS 379vo but differs on other details. On LZHSR fo48vo we find the assembly of monks and laymen discussing Bartholomew’s unusual piety, also represented on LLS 379vo. But putting the three illuminations together does not resolve all the discrepancies.

40 In other cases, it is easy to spot a common ground between the two renditions of the same scene. The first example that comes to mind is the torture of one Averkii, member of the Rostov elite, by Muscovite envoys (LLS fo382 and LZHSR fo51). In both cases, as told in the text, he is suspended half naked, feet up, head down, from a post, and savagely beaten in front of other Rostov gentlemen. The abundant similarities between the two miniatures tell us that the LZHSR illuminators had seen the LLS manuscript. But there is also a noticeable mirror effect: Averkii is suspended on the left side of the image in the first version (LLS) and on the right side in the second (LZHSR). This technique recalls successive printings of woodcuts in the West. – see Illustration 3: Averkii suspended LLS 382 and LZHSR 51.

41 Correspondences between images are more or less complete. The single image in the LLS sometimes anticipates the narrative, whereas the LZHSR scrupulously follows the text because it can offer two, or sometimes three images to one in the LLS. At the time of Sergius’ ordination we can see him already travelling to Pereiaslavl′-Zalesskii on LLS fo401, before the text has set him in motion (fo402, text only).

Illustration 3: Averkii suspended, LLS Osterman II 382 [Illumination]

И что подобает много глати. Printed edition t. 11, p. 7.

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Illustration 3: Averkii suspended, LZHSR 51 [Illumination]

И что подобает много глати.

42 An example of a “condensed” illumination is LLS fo425 showing Andronicus’ activity. In one image he has a lot of visitors from afar, is talking to laymen and monks, and chooses his successor Sabbas. Meanwhile, the text sums up these points: быcть жe ceи Aндрoникъ тиx и крoтoкъ и cмирeнъ sѣлo… пocтaви… Caву, sѣлo дxoвнa и дoбрoдѣтeлнa coущa. In the LZHSR, the same text is depicted in no less than three illuminations. On fo221 visitors from afar and new disciples come to Andronicus. On fo222 he instructs his brethren. On fo223 he chooses Sabbas (вручaeт пacтву cвoeму oучникoу Caвѣ имeнeмъ в дoбрoдѣтeлex sѣлo cïяющoу).

43 The famous episode of metropolitan Alexius’ succession is treated in the same way. As we know, Alexius died in 1378 and there was a long dispute about who should succeed him. Sergius himself refused the honour and was against the elevation of one Mikhail- Mitiai, an ambitious favourite of Grand Prince Dmitrii Ivanovich. He even predicted that Mitiai could not reach Constantinople to be invested by the patriarch. Two images are devoted to this story in the LLS.

44 Folio 427 shows a) Alexius in his tomb b) Mitiai, holding the klobuk and the cross of the Russian metropolitan, c) people discussing the question with the grand prince, d) Sergius observing all of this from the distant Trinity abbey. On fo428 a) Mitiai lies dead in the boat that was supposed to bring him to Constantinople while b) Sergius prays in his monastery and c) people discuss the story among themselves. The text explains that Sergius is outraged by Mitiai’s boasting and begs God to prevent him from reaching Constantinople (Cлышaвжe cïa прпдбный игoумeнъ Ce ргïи и пoмoлиcя Гoу Бгу… цaрcкaгo грaдa нe имaть видѣти). The tale ends on fo428vo as announced with Mitiai

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falling ill and dying, as prophesied by Sergius (eжe и быcть. Пoнeжe бo eгдa пoидe къ црюгрaдoу тoгдa рaзбoлѣcя … iaкoжe пррoкa вeликa и чюднa). The illustration on this page is devoted to the following episode, the Battle of Kulikovo.

45 In the LZHSR, the same episode is illustrated with four illuminations. Pieces of the text fit with the LLS tale.

Fo256 Alexius lies in his tomb, Sergius is asked to succeed him (and refuses). Нe пo мнosѣ жe врeмeннa Aлeкcïи митрoпoлит oт житïя oтxoдит… Fo256vo Mitiai elevates himself to the metropolitan throne. Fo257 Sergius predicts Mitiai’s demise to his monks. Cлышaвжe блжeнныи xвaляшacя Mиxaилa нaнь рeч къ oучнкoм cвoимъ… цaрcкaгo грaдa нe имaть видѣти eжe и быcть пo прoрoчecтву cтaгo. Fo 257vo Mitiai lies dead in his boat. Sergius prays in his abbey. Пo внeгдa бo плoвяшe къ црьcкoмoу грaду, в тeлecныи нeдугъ впaдe… iaкo eдинoгo oт прoрoкъ.

46 As for the Kulikovo battle, the LLS provides only one image of the combat and a second showing the foundation of the monastery on the Dubenka river. The illustration of this military moment is rather sober, because there are many other occasions to show battle scenes in the chronicle.

47 On folio LLS 430 Sergius observes the battle from afar (he is in the Trinity abbey); Grand Prince Dmitrii rides to the Don; Tatar emir Mamai, wearing the crown of a tsar (khan) rides to the battle; two cavalry troops charge each other in a bloodbath. Strangely, there are no angels fighting with the Russians. This theme is pervasive in the Laptev codex account of Aleksander Nevskii’s battle on the Neva, but it is not taken up here.

48 In contrast, the LZHSR depicts seven battle images (fo241‑244), and the intervention of the heavenly militia is illustrated on fo243. But the LZHSR has few other chapters devoted to war (except a posthumous miracle with the Tatars on fo309vo‑315vo.)

49 Our final comparison concerns Sergius’ death and funerals. The LLS manuscript summarizes most of the facts in one image. On fo434vo Sergius, feeling his last moments are coming, takes holy communion. He then delivers his last words to the brethren and invests Nikon as his successor. Sergius dies and he is put to rest in the abbey church.

50 LZHSR develops this final scene in no less than six images.

Fo276 Sergius prays and gives instructions to the brethren. There is a title on this page, as we mentioned it before. O прecтaвлeнïи cтaгo. Живъ жe cтый лѣтa дoвoлнa… Fo276vo Sergius invests Nikon. Fo278 Sergius gives his last words. Fo278vo Sergius takes holy communion. Fo279 Sergius dies. (fo279vo and 280 prayers on his deathbed). Fo280vo Sergius is put to rest in the abbey-church.

Conclusion

51 Comparison of masterpieces like the LLS and the LZHSR provides us with a more profound understanding of the work of Muscovite court illuminators and copyists. It can definitely be likened to what was done at that time in the ateliers of some Western printers or painters. There is evidence of reutilizations of the same material or motives,

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of corrections and repentances, adjustments, from one set to another, one would say from one edition or printing to another. One should bear in mind that in Moscow (or in Aleksandrovskaia Sloboda) there was only one atelier, whereas in the West the artists had a measure of liberty, even in the case of official orders. As we know, Russian printing was in its infancy at the time of Ivan the Terrible. Still, it is interesting to remember that the very project of the LLS shared its last reams of paper (which was used for the Tsarstvennaia kniga) with a printing project, the Psalter of Andronik Nevezha, edited between the 20th of June 1576 and the 31st of January 1577.

52 The corrections and erasures observed in the last two volumes of LLS (Sinodal′nyi tom and Tsarstvennaia kniga) are the most spectacular proofs of editorial activity at the time of Ivan the Terrible, because we possess the unfinished monuments, which are at the same time first drafts and richly decorated manuscripts. There must have been intermediary copies bearing notes and recommendations that were not kept in archives or libraries. Besides, political turmoil (the Oprichnina, the wars), and natural accidents (fires) have deprived us of other examples. The dispersal of folios created additional obstacles to the reconstruction of this editorial process.

53 The LZHSR was given to the Trinity monastery probably as soon as 1592. Thereafter it hwas lost as a model for Muscovite illuminators unless they made a pilgrimage to the Troitsa. Later, the sheets of the LLS were acquired by private collectors and had to be recovered piece by piece. Our task, which has now been made much easier with the facsimile edition of the LLS, is to reconstruct the broad picture.

Table 1. Parallel Reading of LLS and LZHSR

Title of the episod LLS fo LLS ill. LZHSR fo LZHSR ill.

1 Prologue 379vo‑380 1 44vo, 48vo 63, 68

2 Sergius’ youth and his calling 380vo‑396 2-23 49‑71vo 69-98

3 Eremitic life 396vo-408vo 24-38 83vo‑124 114‑183

4 Cenobitic reform 409‑416 39-51 183‑208 298‑347

5 Foundation of the simonovo abbey 416v°‑423vo 52-62 228-235 386‑400

6 Foundation of the spas andronikov 424‑425 63-65 214‑220 359‑370

7 Foundation of the abbey in serpukhov 425vo‑428 66-70 250vo‑257vo 431‑444

8 Kulikovo battle 428vo‑430vo 71-73 239‑248 408‑426

9 Visit of the mother of God 431‑432vo 74 à 75 258‑262 445‑453

10 Vision of the heavenly Fire 433vo 76 274 476

11 Sergius’ death 434vo 77 276-280vo 480‑489

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Table 2. Chapter Titles in LLS and LZHSR

LLS fo LZHSR fo

1 Житиe прпдбнaгo и Бгoнocнaгo oтцa ншeг 379vo Пoвѣcть o прeпoдoбнeмъ Ceргïи iгумeнa Ceргïя чюдoтвoрцa

1 Прeдиcлoвиe 13 Нaчaлo житию прпдбнaгo и Бгoнocнaгo oтцa ншeг Ceргïя iгумeнa Рaдoнeжcкaг [no episode] 37vo Якo oт Бгa дacтьc eму книжныи рaзум a нe oт члкъ 44vo Oт oуныя вeръcты

380 [no title] 1 49 O прeceлeнïи рoдитeлeи cтaгo

63vo O пocтрижeнïи eг eж ecть нaчaлo чeрнe- чecтвa 392 [no title] 2 cтгo

[no episode] 72vo O прoгнaнïи бecoвъ млтвaми cтaгo

404vo [no title] 3 106 O нaчaлѣ игумeнcтвa cтaгo

406 [no title] 4 115 O ioaннe cнe Cтeфaнoвѣ

126vo O изoбилoвaнïи пoтрeбныx 147 O xудocти пoртъ Ceргиeвыxъ и o нѣкoeмъ пoceлянинѣ o [no episode] 161v O извeдeнïи иcтoчникa 163vo Mлтвa 165vo O вocкршeнïи oтрoкa млтвaми cтгo

170vo O бecнующимcя вeлмoжи

409 O cocтaвлeнïи oбщaгo житïa 183 O cocтaвлeнïи oбщaгo житïa

410 [no title] 5 187 Пocлaнïe

411vo O cocтaвлeнïи мoнacтыря [нa] 194 O нaчaлѣ мoнacтыря ижe нa Keржaчѣ Keржaчe

[no episode] 211 O eпcпѣ Cтeфaнѣ

416vo O coc тaвлeнïи мoнacтыря нa 228 Нaчaлo Cимaнoвьcкoгo мoнacтыря Cимaнoвѣ

424 O дрoузeмъ o учнцѣ c тгo 214 Нaчaлo aндрoникoвa мoнacтыря aндрoницѣ

235vo O видѣнïи a гглa cлужaщa co блжeн- ным [no episode] Ceргïeм

425vo O aфoнacïи oучнцѣ Ceргïeвe 250vo O мoнacтырѣ o выcoкoм

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426vo O пoнoужeнïи c тгo въ 253 O xoтящимъ cтaгo пoвинoути нa митрo- пoлïю митрoпoлиты

428vo O coc тaвлeнïи мoнacтыря нa 239 O пoбѣдe, eжe нa maмaя, i o мoнacтырѣ, ижe нa Дoубeнкѣ Дoубeнкѣ

248vo O Гoлoутвинcкoм мoнacтырѣ

431vo O видѣнïи Прчcтыя Бдцы 258 O пocѣщeнïи Бгoмтрe къ cтoмoу

262vo O пришдшeмъ eпcпѣ видѣти cтaгo

265vo O иcцѣлѣвшeм мужи млтвaми cтгo [no episode] 267vo O прoвидѣнïи e жe пocлaнныx брaшeнъ причacтившуcя 270vo O лиxoимцѣ

433vo [no title] 6

434vo [no title] 7

NOTES

1. Sergius’ Vita LLS, Osterman II, fo 433. 2. We adopt the datation proposed by B. M. Kloss and E. V. Ukhanova, Лицевой летописный свод XVI века, , eds. V. V. Morozov, E. V. Uxanova, L. P. Mustafina, Moskva, AKTEON, 2009-2010 ; Русская летописная история, 24, Сопроводительный том, p. 386-390. 3. B. M. Kloss, Житие Сергия Радонежского, Moscow, Iazyki russkoi kul′tury, 1998, 217 : РГБ, ф 304/III н o 21 […] т eкcт пeрeпиcaн двумя пиcцaми […] 2 пoчeрк (пиceц Лицeвoгo лeтoпиcнoгo cвoдa Ивaнa Грoзнoгo), л. 19‑381. 4. Kloss, Житие Сергия Радонежского…, p. 145‑233. For a comparison of the versions in the Софийская вторая летопись and Степенная книга, see my article « Seven Degrees of Sanctification : Situating Sergius of Radonezh on the Royal Ladder », in The Book of Royal Degrees and the Genesis of Russian Historical Consciousness = Степенная книга царского родословия » и генезис русского исторического сознания, eds. G. Lenhoff, A. Kleimola, Bloomington – Indiana, Slavica, 2011, p. 251‑269. 5. Полное собрание русских летописей [Polnoe sobranie russkikh letopisei, PSRL], t. 11, p. 127‑147 ; Kloss, Житие Сергия Радонежского…, p. 217, 260. 6. A term loaded with biblical connotations. Thus we find it in the Ostromir’ Gospel about the « the carrying away into Babylon » (Mt. 1:17) et in archbishop Gennadii’s Bible (1499) « we want to praise you in our exile » (Ba.3:7). 7. LLS, t. 11, 9 gives an incomplete transcription and translation of the text. 8. Compare Ц-482 vo Ivan, beardless, receives Crimean envoys, Ц-483 Ivan, bearded, presides over a council, Ц-485 and 486 ivan, bearded, prays in front of the icon of the mother of God donskaia,

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and upon Aleksandr Nevskii’s grave, Ц-488 Ivan, bearded, makes his entry into Vladimir-on-the- Kliazma, Ц-489 Ivan, beardless, prays at the tomb of SS Petr and Fevronia; see Лицевой летописный свод. Русская история, книга 21, 1551-1553 гг., p. 168-169, 173, 175, 179, 181.

ABSTRACTS

The Litsevoi Letopisnyi svod (vol. Osterman II) devotes 56 folios and 76 miniatures to Sergius of Radonezh’s Vita in the yearly entry for 6900, September 25. The Litsevoe Zhitie Sergiia Radonezhskogo (LZHSR, c.1589‑1592), held by the Russian National Library in Moscow (RGB fonds 304/III nº 21) comprises 381 folios and a unique iconographic program of 653 miniatures. Both manuscripts were executed at the Muscovite Court by artists groomed to fulfill official orders. Comparison of LLS and the LZHSR provides us with a more profound understanding of the work of Muscovite court illuminators and copyists. It can definitely be likened to what was done at that time in the workshops of some Western printers or painters. There is evidence of reutilizations of the same material or motives, of corrections and repentances, adjustments, from one set to another, one would say from one edition or printing to another.

La Chronique enluminée d’Ivan le Terrible (LLS, Tome Osterman II) réserve 56 folios et 76 miniatures à la Vie de Serge de Radonež, sous l’année de la mort du saint, 6900/1392. Une vingtaine d’années plus tard, sous le règne de Fedor Ivanovič, les mêmes ateliers de la cour moscovite consacrent un manuscrit de 381 folios et 653 enluminures à la Vie du même saint (LŽSR). La comparaison des deux jeux de textes et d’illustrations montre que les auteurs de LŽSR se sont inspirés de la mise en page et des images de LLS, tout en utilisant une version différente de la Vie de Serge. À plusieurs reprises, dans les deux manuscrits, la miniature est encadrée par des portions de textes identiques, occupe la même place sur le feuillet, précédée ou suivie des mêmes mots. L’ampleur de LŽSR permet toutefois de développer davantage la dimension visuelle du récit en séquençant les épisodes sur plusieurs pages, toutes illustrées ou presque, chaque image étant elle-même souvent divisée en deux ou trois parties. Cette étude de cas met en lumière le fonctionnement de l’atelier de copie-enluminure de Moscou à la fin du XVIe siècle. Il fonctionnait d’une manière similaire aux boutiques de graveurs et d’imprimeurs d’Europe occidentale, en réutilisant et en adaptant des modèles déjà existants.

AUTHOR

PIERRE GONNEAU Université Paris-Sorbonne – École pratique des hautes études

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“Mistakes were made”: text and image in the Litsevoi Letopisnyi Svod account of the Staritskii rebellion Des erreurs ont été commises : texte et image de la Chronique enluminée à propos de la rébellion d’Andrej de Starica

Ann Kleimola

AUTHOR'S NOTE

For assistance that made completion of this paper possible, I wish to thank the University of Illinois Center for Russian, East European, and Eurasian Studies, the University of Illinois Libraries and the Slavic Reference Service.

1 The fate of the Staritskii clan remained a politically and emotionally charged issue in the later years of Ivan IV’s reign. Tensions between the dynasty and the appanage princes of Staritsa had waxed and waned since Ivan’s childhood. Andrei, the only brother Vasilii III allowed to marry, wed Evfrosin’ia Khovanskaia in 1533. Their son Vladimir, born in July 1535, was Ivan’s sole cousin on his father’s side. Vasilii III’s death in 1533 left his two sons, the toddler heir Ivan and his infant brother Iurii, under the guardianship of a regency government. Fearing plots by Vasilii’s brothers, the men in charge ordered the arrest of the next in line, Iurii of Dmitrov, shortly after Vasilii III’s burial, and he died in chains in 1536. In 1537 Andrei Staritskii was accused of treason and died in prison, leaving his wife and son disgraced and deprived of his appanage. After the metropolitan’s intercession, however, Vladimir and his mother regained Staritsa in December 1540, and the cousins spent the next few years together at court.1 In contrast to his father’s policy, Ivan allowed Vladimir, next in the line of succession, to marry before he himself had a son. Both participated in the landmark victory over the Tatars at Kazan′ in 1552, and Ivan praised Vladimir’s valor and rewarded him with lavish gifts.

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2 Thereafter, however, their relationship began to sour. Ivan’s illness in March 1553 apparently stirred suspicions that Vladimir, and especially his mother, engaged in plots against the tsar, and Vladimir had to sign a series of loyalty oaths. In 1563 Ivan once again claimed that the Staritskie were conspiring against him and forced Evfrosin’ia to enter religious life, sending her off to the North. In the mid‑1560s Vladimir was forced to exchange his Staritsa appanage for Dmitrov, where he spent little time. The tsar kept him on military assignments on the eastern frontier, far from the western border. In October 1569 Ivan suddenly summoned his cousin to Oprichnina headquarters at Aleksandrovskaia Sloboda, accused him of treason, and forced Vladimir, his wife, and their young children to drink poison. Ivan ordered Evfrosin’ia to return to Moscow, and she was murdered along the way.

3 The editors of the Litsevoi letopisnyi svod thus were compiling their account of the first clash between the Staritskie and the Moscow government against the backdrop of the subsequent accusations. They could choose among various permutations of the story, each offering different answers to key questions: Was Andrei Staritskii organizing a conspiracy in 1537 to make himself grand prince? Or were his actions taken in self- defense against a government order for his arrest, replicating the fate of his elder brother Iurii?

4 The earliest surviving report on these events was compiled soon after Andrei Staritskii died in chains in early December 1537. Roughly two weeks later, on 23 December 1537, a memorandum of instructions to the Russian envoy to Lithuania told him what to say if he were asked about the Staritskii affair. The regency government claimed that Andrei had violated his solemn oath of loyal service, leaving his appanage for the Grand Prince’s Novgorod lands, taking along his family and courtiers and sending letters to the sovereign’s Novgorod servitors, urging them to come over to his side. Loyal Novgorodians brought the letters to the ruler, who sent troops to arrest the Staritskii contingent and bring the prince, his family, and his men to Moscow. Andrei Staritskii went to prison, his wife and son were put under house arrest, and his close advisers suffered flogging and imprisonment but avoided the death penalty, thanks to the intercession of the metropolitan. Only the “few people” (nemnogie liudi) from Novgorod who had gone over to Staritskii were executed.2

5 An unfinished account that M. N. Tikhomirov attributed to a supporter of Prince Andrei Staritskii offers an early counter-narrative.3 The story begins with Andrei’s expectation of arrest, and refers to the plans of the Grand Prince and his mother for seizing Andrei after forcing him to dispatch his military forces to Kolomna. Fearing for his life, Andrei sent his boyar Prince Fedor Dmitrievich Pronskii to Moscow to petition the Grand Prince for redress, but the sovereign ordered Pronskii placed under house arrest. Andrei, unable to endure the stress any longer, left Staritsa and headed toward Torzhok. The author then traces Staritskii’s route, noting that a member of his retinue secretly notified Moscow that the prince had left his appanage while others deserted or wished to do so. In contrast, he praises the loyalty of another servitor, Prince Iurii Andreevich Obolenskii, who heard about events while on duty in Kolomna. After praying all night for heavenly assistance, he then rode cross-country to join his overlord. Muscovite forces led by Elena Glinskaia’s favorite, Prince Ivan Fedorovich Ovchina Telepnev‑Obolenskii, caught up with Staritskii on the road. When their advance guard began to attack Andrei’s rear guard, Ovchina and his associates asked Andrei to stand down, telling him that the Grand Prince and his mother had promised

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to let Andrei and his followers leave for his appanage unharmed. They reaffirmed the agreement with a solemn pledge, after which Andrei returned with them to Moscow. The text breaks off midway in the discussion of prospective desertions among Andrei’s followers, who worried that they would suffer retribution at the hands of the Grand Prince despite Ovchina’s reassurances. It quickly became clear that their fears were well‑founded.

6 In subsequent accounts of the 1537 “rebellion” both viewpoints became increasingly contradictory and confused, as compilers tried to integrate various accounts or to refer to the matter in an abridged fashion. The rapidly shifting political cross‑currents of the “period of boyar rule” following Elena’s death in 1538 made editors scramble to adapt their version to fit the prevailing view of the moment. In their “Tale of the Arrest of Prince Andrei Ivanovich Staritskii” (Povest′ o poimanii kniazia Andreia Ivanovicha Staritskogo ), the compilers of the Litsevoi letopisnyi svod chose to repeat almost verbatim the 1537 narrative that appears in the Voskresenskaia chronicle from the first half of the 1540s.4 Frequently used to supplement other sources in the new compilation, 5 the Voskresenskaia chronicle drew upon the earlier accounts but tried to strike a balance between them. The Voskresenskaia account adds many details and intensifies the action. Requests for reassurance, messages and secret warnings are delivered from both sides. Elena Glinskaia’s court physician goes to Staritsa to check out Andrei’s claims that his sore foot prevents him from going to Moscow as the ruler requests, troops are on the move, and Andrei’s flight from Staritsa triggers the flurry of exchanges that ends in his arrest and death in prison.

7 The Voskresenskaia chronicle’s narrative introduces two pivotal themes which amplify the ambiguities of the story. The first is the claim that Andrei began the quarrel as soon as Vasilii III’s forty-day memorial service ended, demanding in January 1534 that additional territory be transferred to his appanage holdings.6 Being given valuable objects and horses instead, the unpacified Andrei then returned to Staritsa, where his sense of grievance continued to intensify. A. L. Iurganov’s thorough analysis of the tale has detected numerous inconsistencies, contradictory passages, and chronological impossibilities,7 pointing to this passage as one that raises doubts. Why would Andrei suddenly demand land that had not been willed to him right after his elder brother had been thrown in prison? And why would the government reward him for such behavior? 8 For the authorities, however, this narrative provided the basis for Staritskii’s subsequent unjustified rebellion while simultaneously emphasizing the patience and forgiving nature of the Grand Prince and his mother.

8 Counter-balancing the first theme and undercutting the attempt to make Andrei responsible for the quarrel, the Voskresenskaia chronicle account also introduces a second pivotal element into the plot, the “devilish intrigues” of the so‑called “evil people” (likhie liudi), who set in motion the chain of fatal events. The narrative places these unnamed troublemakers in both the appanage and the royal courts. Thanks to the ceaseless efforts of these evil agents, mistakes were made. Andrei believed them, left Staritsa, and sent letters to Novgorod. Government troops continued to pursue him when he turned toward Staraia Russa instead of moving forward on the Novgorod road. Andrei initiated negotiations, during which Elena Glinskaia’s agent Ovchina‑Obolenskii promised amnesty. Andrei thus concluded that he would be allowed to go free, while Elena and her counselors believed that he intended to overthrow the regency and could not be allowed at liberty.9 As V. V. Shaposhnik pointed out, in this version the Moscow

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authorities do not act, but merely react.10 Thanks to the bad advice deliberately offered to the principals on both sides, individuals and the Muscovite state suffered needless losses.

9 In the standard format of the Litsevoi letopisnyi svod the text of the Tale occupies a relatively small portion of each page, so the emphasis falls on the fortyeight miniatures that depict the sequence of events. The illustrations in this section were incomplete when the project came to a halt, leaving human figures, buildings, walls, and landscape features unpainted and in outline form similar to the sample compositions found in icon-painting manuals (ikonopisnye podlinniki). Given the huge size of the chronicle project, the production of illustrations on such a massive scale unavoidably turned an artist into an artisan assigned to complete a set series of miniatures within a short time.11 The repetitive similarities in the illustrations suggest the use of templates for human figures, vegetation, buildings or parts of buildings, furniture, carriages and horses, mounted warriors, or even whole scenes, sometimes flipped over to create a reverse image. Assigned to depict Andrei Staritskii’s foot problem, the artist had only to look at the dozens of illustrations from the last weeks of Vasilii III’s life to find an appropriate model. And indeed he did. Andrei Ivanovich’s hand gestures and posture, and even the wrappings of his foot, mirror those of Vasilii III on his deathbed,12 (see illustrations 1‑2).

1. LLS Tsarstvennaia kniga, fo 54

Printed edition, t. 19, p. 333. Vasilii III on his deathbed.

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2. LLS Tsarstvennaia kniga fo 149

Printed edition t. 19, p. 523. Andrei Ivanovich on his sickbed.

10 The succession of scenes illustrating the Tale of the Staritskii Rebellion is reminiscent of the “narrative” icons (zhitiinye ikony) with their border scenes (kleima) depicting episodes from the life of the saint portrayed on the center panel,13 and also the smaller- scale narrative fresco technique of the sixteenth century.14 Although the cumulative effect of viewing thousands of the chronicle’s illustrations might be an impression that the work was a product of stereotypical copying, the artisans drew upon the achievements of Russian representational art of the 1540s‑1570s and contributed to the emergence of new techniques and genres.15 The most striking feature of this set of miniatures is the artists’ endeavor to replicate the flow of narrative motion running through the text. Of the fortyeight miniatures illustrating the Tale, only three portray a single “still shot.” Two of these depict sequential scenes in the dispute of 1534: Andrei Staritskii requesting the grant of additional appanage lands, followed by the royal bestowal of fur coats, goblets, and well-bred, richly saddled horses. Both illustrations hint at royal forbearance and conciliation in response to the unjustified demands of the Staritsa prince. As the action resumes, the contrast between the young tsar’s generosity and Andrei Staritskii’s truculence in holding to his grievance is evident. Ivan IV holds his hand in a saint-like gesture of blessing upon his uncle’s departure from Moscow while Andrei rides off looking disgruntled.16 Subsequently, when Ivan and his mother send reassurances to Andrei, he receives their messenger with his arms almost crossed on his chest, warding off the words that he does not believe.17 The third “still shot” is the last panel in the narrative, showing Andrei’s burial in the Kremlin Arkhangel’skii Cathedral alongside his brother Iurii of Dmitrov. Once again, without any explicit statement, the scene suggests royal forgiveness in allowing Andrei to be interred in the dynastic mausoleum. But ambiguity is maintained. On the one hand, a full complement

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of clergy conducts the service, and the Litsevoi letopisnyi svod text, unlike some other versions, does not mention that Vasilii III’s brothers were buried in the section of the cathedral reserved for disgraced princes. On the other hand, no family members are shown as being present and apparently Andrei, unlike his elder brother, was not permitted to take monastic vows before his death.18

11 In sharp contrast, the overwhelming majority of the scenes portray two or more events happening either simultaneously or in sequence. O. I. Podobedova considers the depiction of sequential events and use of elements of architecture and landscape to separate episodes as characteristics of the new artistic style that emerged in the mid- sixteenth century, especially evident in iconography of the Christological cycle.19 The technique may have derived from the multi-scene Nativity iconography that was developing in the later sixteenth century, based upon Rublev’s fifteenth‑century formulation,20 and may also reflect the Nativity format that used linked episodes divided by horizontal lines.21

12 Given the Muscovite world’s long contact with the Mongol-Tatar and Persian cultures, Russian artists may also have been influenced by the design of illuminated manuscripts produced to their east, where there had been a sudden surge in book painting in the late thirteenth-early fourteenth centuries. The purpose of the volumes commissioned by the Ilkhanids, “to assert and promote either religion or heritage,”22 is echoed in such major Muscovite compilations of the mid-sixteenth century as the Litsevoi letopisnyi svod and the Stepennaia kniga tsarskogo rodosloviia (Book of Degrees of the Royal Genealogy),23 both celebrating the achievements of the line of St. Vladimir and Orthodoxy’s triumph at the conquest of Kazan′ and Astrakhan′. Persian artists had been influenced by Christian images. Franciscan missionaries arrived carrying religious objects for personal use as well as conversion activities, and the merchants who came with them likewise brought their devotional items. Portable altars, diptychs, Gospel books, and other manuscripts provided imagery that was adapted to fit Muslim content.24 Ilkhanid compositions also used the split-screen format.25 Chinese influence is evident in the depiction of mountains, vegetation, and streams as partitioning elements.26

13 In the illustrations for the Tale of the Staritskii Rebellion, most of the panels are laid out in similar split-screen format, depicting two or more linked episodes. Walls (of buildings, the Kremlin, the Staritsa gorodishche, town fortifications), roads or representations of “countryside” have been utilized to establish boundaries enclosing each segment. Characteristically, the first two miniatures in this section are divided diagonally to show Ivan IV and his mother in Moscow to the viewer’s upper left, Andrei in Staritsa on the bottom right, separated by a strip with abstract hills and vegetation suggesting the distance separating the locations of the simultaneous events.27 Similar boundaries suggest the movement of the action in split-screen panels depicting sequential activities. Andrei’s departure from Moscow for his appanage after being refused additional lands is shown from two angles. At the top of the panel the Grand Prince and his mother bid farewell to Staritskii’s retinue. Most of the bottom half shows Andrei and his followers on the road, divided from the upper scene by abstract jagged lines indicating space between the Moscow walls and gate at the top and the buildings of Staritsa in the lower right corner.28 The direction of travel is indicated by riders’ arm and body postures as well as those of the horses’ legs and heads, leading the viewer’s eye into the story’s next segment.29 This technique more effectively communicates the action’s progress than does the format using separate tiers running straight across.30

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14 Efforts to represent motion lead to innovative early attempts to show animation. The most striking and unusual examples are the scenes illustrating Andrei’s departure from Staritsa on May 2, heading for the Novotorzhok district. The two miniatures showing Andrei’s road trip echo the rhythm of the split-screen panels, indicating the coverage of territory from the point of departure. Towers and hills with vegetation-like lines in the background suggest distance from his principality. The depiction of Andrei’s journey and his pursuit by troops from Moscow becomes a kaleidoscopic series of “pause” shots,31 (see illustrations 3 to 7). Andrei leads his contingent of followers, their numbers indicated conventionally by drawing the tops of their caps, followed by the closed carriage occupied by Andrei’s wife and son and two women from Evfrosin’ia’s retinue. Passengers are visible through an inset window. In an unexpected touch of realism, the two horses’ heads behind the carriage and the garb of the women visible in the same plane confirm foreigners’ reports that Muscovite female court retainers rode astride when accompanying royal processions.32 An intervening split-screen illustration shows Andrei seated before his tent, evidently on the road, consulting his court, as Prince Vasilii, son of Prince Fedor Goluboi, flees to Moscow to tell the Grand Prince and his mother that Andrei has not yet decided where to go.33

3. LLS Tsarstvennaia kniga

Fo159vo-161vo, Printed edition t. 19, p. 544‑548. Andrei Ivanovich’s journey and his pursuit by troops from Moscow, in a series of “pause” shots.

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4. LLS Tsarstvennaia kniga

Fo159vo-161vo, Printed edition t. 19, p. 544‑548. Andrei Ivanovich’s journey and his pursuit by troops from Moscow, in a series of “pause” shots.

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5. LLS Tsarstvennaia kniga

Fo159vo-161vo, Printed edition t. 19, p. 544‑548. Andrei Ivanovich’s journey and his pursuit by troops from Moscow, in a series of “pause” shots.

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6. LLS Tsarstvennaia kniga

Fo159vo-161vo, Printed edition t. 19, p. 544‑548. Andrei Ivanovich’s journey and his pursuit by troops from Moscow, in a series of “pause” shots.

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7. LLS Tsarstvennaia kniga

Fo159vo-161vo, Printed edition t. 19, p. 544‑548. Andrei Ivanovich’s journey and his pursuit by troops from Moscow, in a series of “pause” shots.

15 The next drawing returns to the travels of Andrei’s suite, showing riders in motion. The placement of three women’s heads well above the top of the carriage leaves no doubt that they are mounted. Movement is also shown by an unusual double-view of the carriage, the replication of the front half indicating forward progress along the road.34 This early technique for showing animation and sequence of movements is also applied in scenes depicting events connected with Vasilii III’s last days, when he is drawn with a doubled body, for example, raising himself and taking off his head covering to kiss the icon of St. Catherine being held before him, while the cap he has removed before venerating the icon is held by a courtier.35

16 Innovation in animation techniques is counterbalanced by adherence to convention in other details. The miniatures consistently show little differentiation in depicting individuals or clothing. The leading actors in the drama are identified by conventional means, primarily through their headgear.36 Elena Glinskaia always wears the five‑pointed crown used for royalty (including Byzantine emperors, tsars of the Horde, Western kings).37 Ivan IV almost always wears the five‑pointed crown, although he is shown crowned with the Cap of Monomakh in two miniatures.38 From the opening scene with his courtiers to his death in prison Andrei Staritskii wears a soft rounded cap with fur edging. On several occasions he is wearing a more elaborate form of this hat, with decoration similar to that drawn on the Cap of Monomakh.39 His young son Vladimir wears a similar cap.40 Both Ivan IV (age 7) and his younger cousin Vladimir (not quite three) are depicted as beardless youths. They are smaller than adults but appear older than their chronological age, although, perhaps tellingly, Vladimir rides in the carriage with his mother rather than mounting his own horse, as did Elena’s sons

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Ivan and Iurii during Vasilii III’s last hunting trip.41 Courtiers of various ranks and titles wear caps with turned-up brims. The court doctor from Lübeck sent to verify Andrei’s claim of illness is indistinguishable from any of the Russians accompanying him.42

17 Following Russian iconographical tradition artists ignored ethnic or national distinctions. In Muscovite images the enemy Tatars look and dress like Russians.43 Depictions of Tatar armor and helmets differ little from Russian ones.44 In the case of the Tatars, however, this lack of visual markers denoting the enemy runs counter to the message of the great historical narratives composed after 1552. For the compilers of the Litsevoi letopisnyi svod, as for the editors of the Book of Royal Degrees and the History of Kazan′ (Kazanskaia istoriia), the victory over the Tatars at Kazan′ marked the triumph of Orthodoxy and the verification of the providential role played by the descendants of Riurik and St. Vladimir since the founding of the state of Rus′.45 The result was a disjunction between attitudes expressed in the text and the accompanying images, perhaps reflecting a certain Muscovite ambivalence or a time lag between changes in the scriptorium and practices in icon-painters’ workshops.

18 In the Litsevoi letopisnyi svod account of the Staritskii affair, however, we find no such “disconnect.” Instead, the illustrators seem to have tried mightily to adapt their conventional iconographic images in ways that would suggest, if not make starkly clear, the ambiguities and seeming contradictions in the text given to them. At various points the illustrations suggest more sympathy for Staritskii than does the text. For example, although the Voskresenskaia text emphasizes the Lübeck doctor’s report that the sore (boliachka) on Andrei’s foot was not serious, the illustrations show Andrei’s foot wrapped in precisely the same way as the foot of Vasilii III, whose mortal illness began with a boliachka on his foot.46 The artist may have merely used a convenient template, but a reader would have been likely to draw a deeper conclusion. Perhaps reflecting the emphasis on death as the most important act of life and the “culture of commemoration” that had developed in Muscovy by the mid-sixteenth century,47 the compilers of the Litsevoi letopisnyi svod included 56 miniatures showing Vasilii III on his deathbed.48 A reader who had viewed that progression of scenes and was familiar with the dangers of seemingly minor infections before the age of antibiotics might well have concluded that Andrei Staritskii was justified in his decision to remain in Staritsa until his wound healed. Similarly, the text avers that Prince Ivan Ovchina gave the promise of amnesty (pravdu dal) to Staritskii without having consulted the Grand Prince and Grand Princess and does not refer to Ovchina’s having sworn an oath on the cross. But the artists placed the stand with the cross front and center in that scene.49

19 Paradoxically, the repeated use of templates in the conventional portrayal of faces created a visual landscape in which the Voskresenskaia chronicle’s explanation for the origins and outcome of the Staritskii affair became more plausible. Throughout the cycle of illustrations, faces appear as carbon copies of types found in icon-painting manuals. They are differentiated and show some expression, but lack real emotion.50 Even after Staritskii’s arrest, when his supporters are shown stripped to the waist and being flogged, their faces reflect resignation rather than fear or pain.51 In the execution scene it is hard to distinguish the dead from the living.52 Most significantly, the “evil people” look no different from good counselors.53 And therein may lie the crux of the problem.

20 The Litsevoi letopisnyi svod account of the Staritskii affair begins by attributing the origins of the rift in the royal family to the instigation of the devil and the efforts of

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wicked people. The first illustration presents parallel scenes in Moscow and Staritsa, with similarly-dressed and gesturing courtiers reporting to their rulers.54 A remarkable illustration a few pages later shows the Moscow court at the top, the Staritsa court at the bottom, with the Grand Prince’s courtiers pointing down while Andrei’s retinue points up.55 Illustrations for subsequent stages of the Tale offer little sense of the rightful punishment of the wicked or passionate protest by the unjustly tortured. As events unfold, arrests are depicted with no violence; the Grand Prince’s agent merely grasps the detainee by the upper arm.56 Andrei Staritskii suffered arrest, imprisonment, and death in chains, but the Voskresenskaia text and the accompanying illustrations are often ambiguous about the extent of his guilt. We learn only that he feared sharing the fate of his elder brother Iurii, left Staritsa in desperation, did not cross the border into Lithuania, and turned aside from the Grand Prince’s lands before reaching Novgorod. When confronted by Ovchina’s pursuing force, Andrei opened negotiations instead of fighting, and he returned to Moscow peacefully, having accepted Ovchina’s word as a guarantee. Illustrating the apparent contradictions in the text, the artists’ ambivalent depictions muddle rather than clarify Andrei’s guilt. The “wicked” ones responsible for initiating these disasters are never named and do not pay for their sins.

21 While the Voskresenskaia chronicle introduced the theme of “wicked advisors” being responsible for the unfortunate fate of Andrei Staritskii, new compilations in following years repeated and strengthened that explanation for dynastic tensions. Ivan IV’s message to the Stoglav Council in 1551 blamed the boyars for the death of his relatives and all of the disorder.57 The Letopisets nachala tsarstva of the mid-sixteenth century does not mention the property dispute of 1534, and the conflict of 1537, stirred up by the devil and evil people, ends with Andrei’s arrest as a means of forestalling future unrest.58 In the first historical account of the dynasty and its providential mission, the Stepennaia kniga of the late 1550s or early 1560s, Andrei Staritskii himself and his brother Iurii of Dmitrov, both of whom died while imprisoned on charges of treason, are declared to have been not traitors but rather victims of the machinations of evil people.59 In the tsar’s first letter to Andrei Kurbskii of 1564, Ivan appears convinced that “traitors” wanted to kill him and make his uncle tsar, but the ultimate responsibility at this point still falls upon the izmenniki.60 This “soft line” toward Andrei Staritskii papered over conflicts and divisions within the court elite and between members of the dynasty, allowing even the editors of the various compilations to avoid assigning guilt.

22 In the mid-1560s, however, conditions deteriorated sharply. Evfrosin’ia Staritskaia became a nun and was exiled. Vladimir first lost his servitors, then his appanage, then his life. Yet this “hard line” against the clan is not reflected in the Litsevoi letopisnyi svod treatment of Andrei Staritskii’s actions. The account of Ivan IV’s reign breaks off before the tsar “uncovered” the final plot that led to the death of his treasonous relatives in October 1569, but the downhill slide of the family’s fortunes was evident by the mid-1560s. The compilers of the Litsevoi letopisnyi svod, working after the fact, might have been expected to emphasize the precedent for the Staritskii family’s conspiracy set by Andrei decades earlier. Yet the chronicle text – and especially the illustrations – instead underscore the Tale’s ambiguities rather than demonstrating how treason brings its just desserts.

23 In his study of the Litsevoi letopisnyi svod, B. M. Kloss dated the section dealing with Ivan IV’s reign to approximately 1575. The chronicle ends before recounting the fate of the

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Staritskie, but the editors working in the aftermath of the Oprichnina onslaught were undoubtedly nervous about dealing with Ivan’s reign. The Voskresenskaia text that they chose was well established by the 1570s. For almost three decades various influential interests had been served by its many ambiguities and its failure to place responsibility on high-ranking personages. But this version failed to provide the shock- and-awe outcome that Ivan apparently thought the Staritskie deserved. Discussing Ivan’s possible reasons for ending the Litsevoi letopisnyi svod project, Kloss concluded that, after seeing it, the tsar ordered substantial revisions to expose the aristocrats’ intrigue and rebellion to justify his own efforts to root out treason.61 Part of this revision was the account of the 1553 crisis recorded in the so-called “interpolations,” clearly indicating Ivan’s determination to blacken the reputation of his cousin, and especially his aunt.62 But much more awaited revision, undoubtedly including both the text of the Tale of the Arrest of Andrei Staritskii and its accompanying illustrations. Ivan also strove to justify his actions before the outside world. Once again, as after Andrei Staritskii’s arrest, Ivan dictated how Moscow’s envoys to Lithuania were to respond to inquiries about the fate of the tsar’s relatives: the Staritskie had been conspiring against the sovereign, with Evfrosin’ia as chief instigator, leaving the tsar with no choice in how to deal with them.63 Because they were traitors, they deserved to be punished, and no mistakes were made. In this environment the equivocation of the Litsevoi letopisnyi svod account of the 1537 affair was unacceptable. Changed circumstances explain why at least this portion of the Litsevoi letopisnyi svod was destined for the dustbin of history.

NOTES

1. On the Staritskii affair and its historiography, see Mikhail Krom, “Вдовствующее царство”: Поли- тический кризис в России 30-40-х годов XVI века, Moscow, NLO, 2010, p. 168-221. 2. Акты, относящиеся к истории Западной России, собранные и изданные Археографическою комиссиею, 2, St. Petersburg, 1848, no. 175, p. 321. 3. M . N. Tikhomirov, “Малоизвестные летописные памятники XVI в. : Повесть о поимании князя Андрея Ивановича Старицкого,” in Русское летописание, Moscow, 1979, p. 220‑224. 4. Полное собрание русских летописей [Polnoe sobranie russkikh letopisei, hereafter PSRL], VIII, St. Petersburg, 1859, p. 292‑295. 5. A . E. Presniakov, “Московская историческая энциклопедия XVI века,” in Известия отделения русского языка и словесности Академии наук, t. 5, kn. 3, 1900, p. 867. I am indebted to Prof. Gail Lenhoff for this reference. 6. PSRL VIII, 292. 7. A. L. Iurganov, “Старицкий мятеж,” Вопросы истории, no. 2, 1985, p. 101‑110. 8. Ibid., p. 102. 9. Iurganov concluded that Ovchina took the oath because the government had instructed him that in negotiations he should promise Andrei freedom and forgiveness; Iurganov, “Старицкий мятеж…,” p. 109.

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10. V. V. Shaposhnik, “Повествовательные источники официального происхождения о ‘Мятеже’ Андрея Старицкого 1537 г.,” Vestnik Sankt-Peterburgskogo universiteta, Seriia 2, Istoriia, vyp. 3, September 2011, p. 4‑6. 11. O. I. Podobedova, Московская школа живописи при Иване IV : работы в Московском Кремле 40-х-70-х годов XVI в, Moscow, Nauka,1972, p. 153. 12. Лицевой летописный свод XVI века [Litsevoi letopisnyi svod XVI veka, hereafter LLS], 24 vols., (ed.) E. N. Kazakova, Moscow, 2009‑2010, 19 : 332‑33 (Vasilii III), 522‑523 (Andrei Staritskii). 13. For examples see Русские житийные иконы XIV – начала XX века, comp. A. s. Kostsova et al., St. Petersburg, Slaviia, 1999. 14. A. N. Svirin, Древнерусская миниатюра, Moscow, Iskusstvo, 1950, p. 94‑96. 15. Podobedova, Московская школа живописи…, p. 153. 16. LLS 19: 515. 17. LLS 19: 516. 18. LLS 19: 558. The illustration of Iurii’s burial depicts him in a monk’s habit, although the text makes no reference to religious vows; LLS, 19: 509. Andrei, in contrast, is buried in his princely attire and cap. 19. Podobedova, Московская школа живописи…, p. 89‑152. 20. For examples, see the Kargopol′ Nativity from the second half of the 16th century, https:// commons.wikimedia.org/wiki/File:Icon_Nativity_Kargopol.jpg (accessed 16 November 2011), and a late sixteenth-century Nativity from central Russia sold by Christie’s in October 2004. http:// www.christies.com/lotfinder/lot_details.aspx?intobjectid=4361548 (accessed 16 November 2011). 21. On this format, see Государственная Третьяковская галерея, Каталог древнерусской живописи XI – начала XVIII в.в, comp. V. I. Antonova and Mneva, Moscow, Iskusstvo, 1963, vol. 2, no. 654, p. 234‑235, and G. Sotiriou and M. Sotiriou, Icones du Mont Sinaie, vol. 1, Athens, 1956, plate 43. 22. The Legacy of Genghis Khan: Courtly Art and Culture in Western Asia, 1256‑1353, ed. Linda Komaroff and Stefano Carboni, New York, New Haven – London, 2002, p. 135, 137. 23. Степенная книга царского родословия по древнейшим спискам. Тексты и комментарий. В 3 томах, ed. N. N. Pokrovskii and G. D. Lenhoff, Moscow, Iazyki slavianskikh kulʹtur, 2007‑2012. 24. The Legacy of Genghis Khan…, p. 112, Fig. 130, and commentary on 114, 246. 25. For examples, see The Legacy of Genghis Khan…, p. 226, Fig. 274 (Cat. No. 59), and commentary, p. 258, and p. 113, Fig. 131 (Cat. No. 47). 26. The Legacy of Genghis Khan…, p. 137, Fig. 162, cat. no. 7 and commentary, p. 246. 27. LLS 19: 511‑512. 28. LLS 19: 515. 29. The technique has parallels with the Ilkhanid method of displaying a visual progression through horses’ steps and the direction they are going; see Yuka Kadoi, Islamic Chinoiserie: The Art of Mongol Iran, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2009, p. 185; Richard Ettinghausen, “On Some Mongol Miniatures,” Kunst des Orients 3, 1959, p. 53. 30. For examples, see Святая pусь, Moscow, 2011, p. 40; and The Legacy of Genghis Khan…, p. 183, Fig. 216. 31. See, for example, LLS 19: 544‑548. 32. LLS, 19: 536; see the description of the royal pilgrimage to the Trinity-Sergius Monastery, with 36 mounted boiariny, dressed in red with wide-brimmed white felt hats, riding behind the tsarevna’s carriage, in: Aksel′ Giul′denstierne, “Путешествие герцога Ганса Шлезвиг- Голштинского в Россию (в 1602 году),” Иностранцы о древней Москве, Moscow, Stolitsa, 1991, p. 143‑144. 33. LLS 19 : 537.

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34. LLS 19: 538. The wives of Tatar khans, not surprisingly, ride (LLS 17: 316‑317). Mounted female attendants also accompanied the carriage in which Elena Glinskaia rode; LLS 19: 229, 232. 35. LLS 19: 335. For other examples of the “double-body” technique, see LLS 19: 316, 330. 36. On the depiction of headgear in Russian miniatures, see O. I. Podobedova, Миниатюры русских исторических рукописей, Moscow, Nauka, 1965, p. 278‑280, and A. V. Artsikhovskii, Древнерусские миниатюры как исторический источник, Moscow, MGU, 1944, p. 111‑118. 37. A similar–but three-pointed–Seljuk crown appears in Persian miniatures; Kadoi, Islamic Chinoiserie…, p. 173‑174 and Figure 5.12. Ivan III, not yet tsar, wears the cap of Monomakh while the Tatar khan and his wife wear crowns (LLS, 17: 64). 38. LLS 19: 529, 530. On other instances in the Litsevoi letopisnyi svod showing Ivan in the Cap of Monomakh, see V. V. Morozov, “Иван Грозный на миниатюрах Царственной книги,” Древнерусское искусство. Рукописная книга, Sbornik tretii, Moscow, Nauka, 1983, p. 235‑237. 39. LLS 19: 522, 532, 547, 548. 40. LLS 19: 536, 538, 552. 41. LLS 19: 272. 279, 280, 289, 336, 338. 42. LLS 19: 524. 43. For examples, see the icon labeled “Ярославские князья Федор, Давид и Константин с житием в 36 клеймах,” Iaroslavskii gosudarstvennyi istoriko-arkhitekturnyi i khudozhestvennyi muzei-zapovednik, Inv. No. IaMZ-40984 at museum.ru/C2688 (accessed 16 August 2010) ; LLS 17 : 328 ; Artsikhovskii, Древнерусские миниатюры…, p. 193‑194. 44. Artsikhovskii, Древнерусские миниатюры…, p. 62. 45. See LLS, vol. 21. 46. For Andrei’s illness, see LLS 19: 522‑523; for Vasilii III’s final illness, see LLS 19: 311‑313, 317. 47. See Ludwig Steindorff, Memoria in Altrussland : Untersuchungen zu den Formen christlicher Totensorge, Stuttgart, Steiner, 1994. 48. LLS, 19: 290‑293, 295, 297‑314, 316, 318‑349. The portrayal of the stages by which Vasilii III gradually bids farewell to the world parallels the process of “making a good death” exemplified by William Marshal of England as explicated in: Georges Duby, William Marshal, The Flower of Chivalry, trans. Richard Howard, New York, 1986. 49. Compare Ovchina’s oath (LLS 19: 549) with other cases (LLS 19: 355, 373). 50. This is in sharp contrast with the individuality and emotional expression vividly evident in the needlework of Evfrosin’ia Staritskaia’s atelier. See, for example, the face of Mary Kleopina in Staritskaia’s 1565 plashchanitsa donated to the Kirillov-Belozerskii Monastery, reproduced in A. N. Svirin, Древнерусское шитье, Moscow, Iskusstvo, 1963, p. 85. On Staritskaia’s workshop, see N. A. Maiasova, “Мастерская художественного шитья князей Старицких,” Сообщения Загорского музея-заповедника 3, 1960, p. 41‑64. 51. LLS 19: 553, 555. Similarly, men condemned to death by burning in a wooden hut on the ice of the river sit in the flames with arms crossed and expressions of resignation; LLS 17: 229. 52. LLS 19: 556. 53. For a parallel case, see the illustration of the declaration that the devil and evil people influenced Ivan III to disgrace his wife Sophia and her eldest son Vasilii; LLS 17: 358. 54. LLS 19 : 511, 512. 55. LLS 19 : 516. 56. LLS 19 : 533, 551. 57. Стоглав : исследование и текст, ed. E. B. Emchenko, Moscow, Indrik, 2000, Chapters 3 and 4, especially p. 246, 253. 58. For an outline of the details changed in this account, see Shaposhnik, “Повествовательные источники…,” p. 7‑8.

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59. Степенная книга по древнейшим спискам, 2, p. 346‑347 (Step 17, Chapter 2), p. 352 (Step 17, Chapter 7); see also Gail Lenhoff’s commentary in 3: p. 398‑399. On the sympathy of the chronicler for Vladimir Staritskii, see A. A. Zimin, I. s. Peresvetov i ego sovremmeniki: Очерки по истории русской общественно-политической мысли середины XVI века, Moscow, AN SSSR, 1958, p. 33‑34 (and especially n. 36). 60. The Correspondence between Prince A. M. Kurbsky and Tsar Ivan IV of Russia, 1564‑1579, trans. and ed. J. L. I. Fennell, Cambridge, University Press, 1963, p. 70‑71. 61. B. M. Kloss, Никоновский свод и русские летописи XVI–XVII вв., Moscow, Nauka, 1980, p. 265. 62. PSRL 13: 529‑532; on the controversy over the interpolations and their dating, see Sergei Bogatyrev, “Reinventing the Russian Monarchy in the 1550s: Ivan the Terrible, the Dynasty, and the Church,” Slavonic and East European Review 85, no. 2, April 2007, p. 278 and sources cited, and A. L. Khoroshkevich, “Царский титул Ивана IV и боярский ‘ мятеж’ 1553 года,” Отечественная история, 3, 1994, p. 36‑38 and sources cited. 63. Памятники дипломатических сношений древней России с державами иностранными, т. 3, 1560‑1571 гг. [=Sbornik Imperatorskago russkago istoricheskago obshchestva 71], St. Petersburg, 1892, no. 25, p. 777.

ABSTRACTS

One of the murky episodes of Ivan the Terrible’s minority is the revolt of his uncle, Andrei Staritskii, in the spring of 1537, which ended with the arrest of the prince and his death in prison in December. The Litsevoi Letopisnyi Svod reproduces the account given in the Voskresenskaia Chronicle, which does not blame Andrei but attributes the uprising to the agitation of unnamed malevolent advisors in both Moscow and Staritsa. The 48 illustrations of the text follow this interpretation and sometimes go beyond it to suggest a certain sympathy for Andrei. In their dynamic depiction of events, the artists use innovative techniques to show progression of the action while retaining traditional representations of human figures and clothing. One cannot tell the good counselors from the bad, and victims of repression express resignation rather than fear or pain. The fact that it presents this episode in a manner favorable to Andrei is perhaps one of the reasons why the compilation of the Litsevoi Letopisnyi Svod was abandoned. In 1569 Ivan the Terrible forced Vladimir, the son of Andrei Staritskii, to drink poison. After that, it is highly probable that the tsar wanted to read an account of the 1537 revolt that would graphically reveal the treason of the House of Staritsa.

L’un des épisodes noirs de la minorité d’Ivan le Terrible est la révolte avortée de son oncle, Andrej de Starica, au printemps de 1537, qui se termine par l’arrestation du prince et sa mort en prison, au mois de décembre. La Chronique enluminée (LLS, Livre impérial) reprend à ce propos le récit de la Chronique de la Résurrection qui n’accable pas Andrej, mais attribue la révolte à l’action de conseillers malintentionnés, agissant aussi bien à la cour de Moscou qu’à celle de Starica. Les 48 illustrations du texte suivent cette ligne et vont parfois même au-delà, suggérant une certaine sympathie envers Andrej. Le découpage est dynamique, et les enlumineurs font preuve d’imagination pour restituer la progression de l’action à l’intérieur de chaque image. En revanche, ils conservent un certain hiératisme des poses et des costumes. Il est difficile de distinguer les bons conseillers des mauvais et les victimes d’exécution affichent la résignation des martyrs plutôt que peur ou douleur. Le traitement de cet épisode, plutôt indulgent envers le

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prince Andrej, peut être l’une des raisons pour lesquelles la composition du Livre impérial de la Chronique enluminée a été abandonnée. En effet, en 1569, Ivan le Terrible a contraint le fils d’Andrej de Starica, Vladimir, à prendre un poison mortel. Il est très probable qu’il souhaitait lire un récit de la révolte de 1537 beaucoup plus accusateur envers la maison de Starica.

AUTHOR

ANN KLEIMOLA University of Nebraska-Lincoln

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Varia

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L’enseignement artistique en Russie dans les années 1910 : la pédagogie moscovite en trois étapes Art education in Russia during the 1910s: Moscovite pedagogy in three stages

Juliette Milbach

NOTE DE L'AUTEUR

Article issu de notre thèse de doctorat : Être artiste en Union soviétique. Le parcours d’Arkadij Plastov (1893-1972). Réalisme, socialisme, nationalité. Thèse réalisée sous la direction d’Éric Darragon à l’Université Paris 1 (ED 441/ HICSA) et soutenue avec succès le 2 juillet 2014 à l’INHA.

1 Une grande majorité d’artistes soviétiques ayant étudié dans les deux premières décennies du XXe siècle sont passés par l’École moscovite de peinture, sculpture et architecture, le MUŽVZ [Moskovskoe učilišče živopisi, vajanija i zodčestva]. L’école peut en effet se targuer d’avoir formé les artistes importants de l’après révolution que ce soit les très officiels Soviétiques comme le peintre Alexandre Gerassimov (1881‑1963), les plus « progressistes » comme Robert Falk (1886‑1958), le symboliste Pavel Kuznecov (1878‑1968) ou les gloires régionales comme Martiros Sarian (1880‑1972). S’intéresser à la formation de ces derniers permet de distinguer les particularités de l’institution et les raisons de son prestige. L’aura dont le MUŽVZ jouit au début du XXe siècle est en grande partie due aux professeurs de renom qui y enseignent. Ces derniers se sont illustrés notamment dans les mouvances réalistes de la seconde moitié du siècle précédent. Ce sont eux qui auront les faveurs de l’histoire de l’art telle qu’elle s’écrit à la période soviétique. Par la difficulté du concours d’entrée au MUŽVZ, les apprentis peintres et sculpteurs sont forcés de se confectionner eux-mêmes un parcours hybride où ils acquièrent aussi des compétences réservées à l’artisanat. Avant les expériences des années 1920, cherchant à abolir la hiérarchie académique par la fusion des arts

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industriels avec les beaux-arts, les qualités professionnelles des artistes doivent donc être multiples.

2 Dans l’Empire russe, depuis le début du XIXe siècle, deux types de formations s’offrent à ceux qui veulent recevoir une éducation artistique1 dans l’enseignement secondaire [srednee] et supérieur [vysšee] : la formation artistique pure et la formation artistique- industrielle. La première est représentée à Saint-Pétersbourg par l’école de dessin de la Société d’encouragement des arts [obščestva pooščrenija xudožestv]2, et à Moscou par le MUŽVZ fondé en 1843. La seconde formation qui s’offre aux créatifs concerne les arts industriels naissants. Elle est assurée par l’École impériale centrale d’art industriel du comte Stroganov [Imperatorskoe Stroganovskoe central′noe xudožestvenno-promyšlennoe učilišče] fondée à Moscou en 1825 et un demi-siècle plus tard par l’École centrale de dessin technique du baron Štiglica [Central′noe učilišče texničeskogo risovanija barona A. L. Štiglica] à Saint-Pétersbourg.

3 Les deux principales villes du pays se distinguent donc à la fin du XIXe siècle et au tout début du XXe siècle par des systèmes d’enseignement distincts et par conséquent par des identités esthétiques propres. Alors qu’à Moscou on incite les étudiants à peindre d’après nature, cette pratique est absente de l’enseignement pétersbourgeois3. Si l’Académie impériale des beaux-arts [Imperatorkaja Akademja xudožestv] (fondée en 17574) est à Saint-Pétersbourg, c’est bien à Moscou que se trouvent les deux écoles d’art les plus importantes du pays. Cet épicentre fort que représente Moscou est renforcé par la présence de foyers particulièrement créatifs comme Sergeev Posad pour la sculpture sur bois ou Abramtsevo5 pour l’ensemble des arts décoratifs et le développement du style russe6. Et c’est le MUŽVZ qui assure la tradition réaliste. Ironie du destin en quelque sorte puisque c’est pourtant à Saint-Pétersbourg qu’était née l’esthétique qui constituera une base importante de l’art soviétique, défini dans les années 1930. Avec les Ambulants, le réalisme russe tel qu’il s’élabore dans la seconde moitié du XIXe siècle revendique une peinture reposant sur une source nationale proprement russe tout en dénonçant les réalités sociales. Ce sont les artistes réalistes de l’Union des Artistes peintres russes (crée en 1903), considérés parfois comme la deuxième génération des Ambulants, que l’on trouve au début du XXe siècle à la tête d’ateliers du MUŽVZ : citons notamment Abram Arxipov (1862‑1930), Leonid Pasternak (1862‑1945), Konstantin Korovin (1861‑1939), ou encore Aleksej Stepanov (1858‑1923).

4 Le prestige du MUŽVZ en fait donc au tournant du siècle une institution très convoitée. Son concours d’entrée étant particulièrement difficile, nombreux sont ceux à en préparer les épreuves pratiques dans des ateliers privés souvent sous la forme de stage estival. L’atelier d’Il′ja Maškov (1881‑1944) est un parfait exemple de ce système. Si d’aventure l’aspirant artiste échoue au concours de l’école ambitionnée, il peut parfaire la formation reçue dans l’atelier privé en s’inscrivant, souvent comme candidat libre, statut moins difficile à obtenir et présentant moins de contraintes, à l’École Stroganov pour retenter l’année suivante le concours du MUŽVZ.

5 C’est ce parcours particulier du peintre en devenir, suivi par de nombreuses figures majeures de l’art soviétique des années 1930 que nous présentons ici. En suivant chronologiquement le parcours de ces étudiants, on comprend que ce qu’ils acquièrent à l’École Stroganov leur sera très utile une fois le MUŽVZ rejoint. Ce parcours accidenté permet aussi de se rendre compte qu’avant la tentative de fusion des enseignements artistiques à vocation industrielle et ceux de type beaux-arts, un enseignement mixte était déjà pratiqué. Cette vision de l’enseignement artistique commune à de nombreux

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systèmes étrangers est particulièrement précoce en Russie. Et c’est cette multiplicité des techniques apprises qui permettra aussi aux artistes soviétiques de diversifier leur pratique.

6 Pour préparer le concours du MUŽVZ, la première étape consiste donc bien souvent à s’inscrire dans un atelier privé, souvent pour une durée de quelques mois. Les ateliers privés à Moscou au début du XXe siècle sont nombreux et divers et une étude complète sur la question mériterait d’être menée. Néanmoins, il semble que pour la préparation au concours du MUŽVZ un atelier se distingue par ses ambitions et sa popularité, c’est celui de Il′ja Maškov. Ce dernier est originaire de la Volga et se trouve à Moscou depuis 1900 où il est lui aussi venu préparer le concours du MUŽVZ. Le choix de l’École pour Il′ja Maškov a été motivé par une erreur : il pense qu’Il′ja Repin7 y enseigne et rêve de se retrouver dans son atelier. Cela montre parfaitement combien le MUŽVZ s’est imposé dès le début du siècle dans toute la Russie comme le temple du réalisme qu’incarne à lui seul Repin. Malgré sa déconvenue, Il′ja Maškov va passer cinq ans, entre l’atelier de portrait et de peinture de genre de Valentin Serov8 et celui de Konstantin Korovin. Il interrompt ensuite ses études9, et bien qu’il ne soit pas diplômé (en 1908 il retournera à l’école obtenir son grade), ses talents d’organisateur lui permettent d’ouvrir un atelier privé de dessin et de peinture. Dès sa création au milieu des années 1900, celui-ci affiche des objectifs ambitieux.

7 Maškov organise sa pédagogie pour préparer au concours d’entrée du MUŽVZ. Il précise cependant bien que son atelier est ouvert à tous ceux qui souhaitent apprendre les bases du métier. Assez rapidement, la formation qu’il propose devient l’une des plus demandées pour préparer le concours. Ainsi, il est rapidement obligé de se faire aider par des assistants dont ont vraisemblablement fait partie Petr Končalovskij (1876‑1956), Mixail Larionov (1881‑1954) ou encore Natal′ja Gončarova (1881‑1962). Le succès de son atelier semble dû autant à l’aura du maître, personnalité artistique forte dans les années 191010 qu’à sa méthode d’enseignement.

8 Selon un mode d’apprentissage assez conservateur, Il′ja Maškov propose un programme néanmoins alternatif, comprenant exercices de gymnastique et sorties culturelles et de ce fait attirant pour la jeunesse. Cela consiste surtout à encourager l’intuition des élèves sans privilégier pour autant, à en croire les souvenirs de ses anciens étudiants, l’autonomie. Ainsi, Ekaterina Zernova (1900‑1995) qui fréquente son atelier à la fin des années 1910 se souvient : L’idée d’Ilia Ivanovitch était de créer un atelier qui ressemblât le plus possible à ceux de l’époque du Quattrocento. Il croyait qu’en rétablissant les formes quotidiennes d’organisation de cette époque, il obtiendrait les mêmes résultats et qu’une nouvelle Renaissance verrait le jour. Il parlait beaucoup de Benvenuto Cellini et s’efforçait d’établir dans son atelier les mêmes relations que celles qu’entretenait le fameux sculpteur avec ses élèves. Avant tout, il attendait de nous une soumission aveugle et sans réserve à sa volonté, l’exécution de toutes ses exigences, y compris celles de le servir personnellement11.

9 Si l’atelier de Maškov prépare les étudiants aux épreuves pratiques du concours d’entrée au MUŽVZ, en particulier autour du travail sur la nature morte et le portrait qui dominent dans l’art du maître à cette époque, la question des épreuves théoriques semble laissée de côté. Or, des connaissances supplémentaires aux capacités artistiques sont demandées pour réussir l’examen. Ainsi, l’élève doit savoir impérativement lire et écrire en russe, de même qu’il doit connaître ses quatre règles d’arithmétique et les

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bases du catéchisme. Le stage estival dans l’atelier privé semble ainsi souvent trop léger pour permettre au candidat d’intégrer l’école convoitée du premier coup.

10 Après un échec au concours, de nombreux étudiants, afin de diversifier leur apprentissage plutôt que de s’inscrire dans la routine d’un atelier mais aussi par soucis d’économie, trouvent alors refuge à l’École Stroganov. Pour ne citer que quelques exemples : Sergej Gerasimov (1885‑1964) passe par l’École Stroganov avant d’entrer au MUŽVZ en 1907 ; Petr Končalovskij prend des cours du soir à Stroganov en 1888 et passe une année à Paris à l’Académie Julian avant de retourner à ses études moscovites, Arkadij Plastov passe deux ans à Stroganov avant de rejoindre la classe de sculpture du MUŽVZ.

11 Du nom de Sergej Stroganov (1794‑1882), comte et collectionneur, très intéressé par l’archéologie, cette École est créée une vingtaine d’années avant le MUŽVZ, et se consacre à l’industrie artistique, avec deux domaines de prédilection : l’illustration et les techniques de fixation de la lumière pour retrouver le savoir-faire artisanal de la Russie ancienne12. Plusieurs fois récompensée aux expositions universelles, l’école reste pour beaucoup un second choix notamment parce qu’elle semble, avant la Révolution, souffrir de la hiérarchie artistique induite par la domination du système académique valorisant très nettement les beaux-arts (peinture, sculpture et architecture).

12 Pourtant, plusieurs artistes sont néanmoins agréablement surpris et font l’éloge de l’enseignement très précis de Stroganov. Ils se félicitent du professionnalisme qu’ils y ont acquis et qui leur fut fort utile par la suite au MUŽVZ. Ainsi, Aleksandr Vasil′evič Ševčenko (1883‑1948) qui termine Stroganov en 1909 avant d’entrer au MUŽVZ, relate en ces termes son expérience : Discipline essentielle, fondement de l’éducation artistique, le dessin était placé à l’École Stroganov à un si haut niveau, que beaucoup d’artistes faisaient tout leur possible pour y entrer… À l’École Stroganov, par exemple, avant chaque cours, on parlait du choix du papier, de la qualité de tel ou tel grain pour le dessin d’ombre, l’encre, la gravure, l’aquarelle, la composition, le dessin linéaire ou le lavis. C’était la même chose en classe de peinture : il fallait longtemps réfléchir au choix du pinceau pour l’aquarelle et l’huile, au type de toile, à la première couche du fond, etc. On recevait une foultitude de conseils sur tous ces aspects techniques… Les professeurs de l’École répondaient à toutes nos questions avec un véritable sens du devoir – à la différence de ceux de l’École de peinture [MUŽVZ]13… Et bien sûr, les exigences les plus élevées se trouvaient dans les discussions relatives à la composition14.

13 Au début du siècle l’École Stroganov est en effet de mieux en mieux reconnue pour la précision de son enseignement. C’est à la suite de multiples réformes que Stroganov a pu acquérir cette réputation. Par souci pédagogique, face à l’industrialisation croissante et notamment sous le directorat de Nikolaj Globa15, l’École subit plusieurs transformations dans son organisation dont une décisive en 1902. On impose un système de sélection plus important et l’on divise l’enseignement en cinq classes à l’issue desquelles seuls les meilleurs élèves accéderont à l’établissement d’enseignement supérieur16. En plein essor, Stroganov peut alors se permettre d’engager des personnalités reconnues pour diriger certains ateliers. Ainsi Fedor Fedorovskij (1883-1955) sera à la tête de l’atelier des arts décoratifs que vont fréquenter peintres et sculpteurs mais aussi des architectes comme Fedor Šextel′ (1859‑1926) et Aleksej Ščusev (1873‑1949). Néanmoins, de nombreux points noirs vont poursuivre Stroganov. Ainsi les étudiants se plaignent souvent d’être asservis au bon goût. En effet, les œuvres des élèves peuvent être soumises à un certain consensus car elles doivent

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parfois répondre à des impératifs commerciaux, en particulier parce qu’une boutique, ouverte par l’École, vend les productions des élèves17.

14 Mais les auditeurs libres, voyant en Stroganov la possibilité d’une année ou deux de maturation pour retenter le concours du MUŽVZ, ne se préoccupent guère de ces problèmes. À peine arrivé de son village de la Volga et après un premier échec au concours du MUŽVZ, Arkadij Plastov se souvient surtout d’avoir eu accès à toutes les techniques et profité de l’atmosphère moscovite à Stroganov : Durant toute une année, j’ai copié dans de la cire et au dessin des ornements de tous les styles, en particulier les arts décoratifs russes médiévaux mais aussi grecs. J’ai ensuite composé des dessins d’objets du quotidien dans tous les matériaux possibles. Dans le musée dépendant de l’École Stroganov, j’ai pu trouver pour les natures mortes un riche choix d’objets. Je faisais de la gravure sur bois, et sur os et du moulage en bronze. L’année avançait tranquillement. […] Moscou, dans son abondance, ne me laissait pas une minute pour m’ennuyer18.

15 Arkadij Plastov va passer deux ans à développer de nouvelles compétences dans ces conditions. Mais alors que dans ses souvenirs, comme chez beaucoup d’autres, Stroganov le comble, aucun des aspirants ne perd pour autant l’objectif posé en arrivant à Moscou d’intégrer le prestigieux système des beaux-arts. La seconde tentative de Plastov au concours du MUŽVZ sera la bonne.

16 Presque dès sa création, le MUŽVZ affiche sa volonté de dominer le système d’enseignement artistique en cherchant à égaler l’Académie. Dans les années 1880, sous l’impulsion du nouveau directeur de la Société des artistes moscovites, V. Daškov, le MUŽVZ franchit un pas de plus dans sa compétition avec l’institution impériale. L’École demande à son ministère de tutelle de lui accorder des médailles à remettre à ses meilleurs étudiants à la fin de leur cursus, privilège jusqu’alors réservé exclusivement à l’Académie19.

17 L’École est très demandée et la pédagogie qu’elle dispense est de fait débattue. Ainsi, la difficulté de l’examen d’entrée au MUŽVZ se trouve au cœur des débats sur l’enseignement déjà dans les années 1890 et certains pédagogues, à l’instar de K. Gorskij, professeur de dessin à l’École, plaident en faveur d’un allégement du programme et pour une transparence des critères de sélection afin que les futurs artistes sachent dès le départ20 ce que l’on attend d’eux. À la fin du siècle, le problème est toujours d’actualité. Les arguments en faveur d’une réforme du concours sont assez simples : on met en cause le manque de temps, le niveau médiocre obtenu en voulant étudier un peu de tout, l’absurdité à connaître l’algèbre pour entrer dans une école artistique. Pourtant, on maintient les exigences théoriques au concours.

18 Dans les années 1910, les candidats au MUŽVZ doivent donc suivre nombre des anciennes étapes pour concourir. Ils doivent ainsi faire parvenir une lettre de motivation21 manuscrite à la direction de l’école pour recevoir l’autorisation de présenter le concours d’entrée en première année. Cette lettre apparaît surtout comme une simple formalité à laquelle doivent se soumettre tous les étudiants afin de préciser la section de leur choix (peinture, sculpture ou architecture). Le choix de la classe de peinture est celui de la majorité des élèves qui souhaitent entrer au MUŽVZ. À la présentation des quotas, le 18 août 1912, le premier niveau de la classe de peinture compte deux cent quarante-trois étudiants sur les quatre cent quarante-quatre inscrits. Par conséquent, c’est aussi la classe dans laquelle il y a le plus de places vacantes, vingt- quatre cette année‑là22.

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19 La semaine d’examen artistique a lieu à la fin du mois d’août. Cela diffère légèrement selon la classe choisie. En ce qui concerne le premier niveau de la classe de peinture, l’examen d’entrée se déroule sur six jours, les trois premiers sont libres, et au cours des trois suivants le sujet imposé est la reproduction d’une tête en gypse23. Cette semaine d’épreuves pratiques précède les examens théoriques au début du mois de septembre.

20 Au milieu des années 1910, le concours du MUŽVZ est encore fermé aux femmes24 qui ne peuvent assister aux cours qu’en auditrices libres. Les auditeurs libres qu’ils soient hommes ou femmes, sont soumis au contrôle du conseil de la Société et doivent s’acquitter des frais de scolarité comme les autres étudiants. Ils peuvent suivre les mêmes étapes que leurs collègues inscrits, sans pouvoir passer les examens ni recevoir le diplôme. Au premier septembre 1915, les auditrices libres sont relativement nombreuses puisqu’elles représentent un peu plus d’un sixième des effectifs totaux de l’école25.

21 En ce qui concerne les origines sociales des élèves, en comptant à la fois les auditeurs/ auditrices libres, et les étudiants, les fils de paysans viennent en tête, suivi des petits- commerçants et artisans. Ces trois catégories sociales représentent ensemble plus de la moitié des étudiants. Quantitativement, les moins présents sont les fils de médecins, d’enseignants, d’artistes et d’architectes26. Près de la moitié des étudiants sont originaires de Moscou. La fourchette d’âge des élèves fréquentant le MUŽVZ est très large : de 16 à 44 ans. La grande majorité d’entre eux est âgée de 18 à 27 ans, ils ne sont que 10 entre 16 et 17 ans – dans cette tranche d’âge on observe une répartition égale homme/femme, ils restent assez nombreux dans la tranche des 28‑35 ans, pour n’être après 36 ans, qu’un ou deux représentants par âge et très majoritairement masculin27 témoignant de mentalités inchangées pour cette classe d’âge.

22 La plupart des classes sont nombreuses et dirigées par des grands artistes dont les plus demandés sont Valentin Serov et Konstantin Korovin. En outre, il existe un département général où l’on enseigne les mathématiques, l’histoire, la géographie, la physique, la chimie et une spécialisation : dessin [risovanie], le dessin technique/ linéaire [čerčenie] et la perspective. Le département artistique est divisé en quatre années, les trois premières sont consacrées à un problème particulier : la question de la figure humaine d’abord, avec une première classe générale [golovnoj], puis au dessin d’après moulage [figurnyj], et d’après modèle vivant. La quatrième classe s’intéresse à la question des genres artistiques et réunit : le portrait, la scène de genre, le paysage et l’étude des animaux. Avec les bases acquises dans les trois premières classes, l’élève doit être capable de profiter de sa dernière année pour apprendre les rudiments de la composition et s’intéresser au mouvement et aux autres subtilités. À ces éléments, s’ajoutent les disciplines théoriques suivantes : l’histoire de l’art, la perspective, l’anatomie, l’archéologie et l’esthétique qui sont communes aux trois départements. À cela les architectes se voient ajouter d’autres matières théoriques. Chaque année, le passage dans la classe supérieure s’effectue sur présentation d’un dossier artistique.

23 Le prestige du MUŽVZ tient, nous l’avons vu, à la personnalité de ses professeurs. Cette aura semble renforcée par des éléments d’ordre symbolique. Ainsi en est-il de l’imposante silhouette du bâtiment. L’École se trouve rue Mjasnickaja, au centre du Moscou artistique à deux pas de l’atelier d’Il′ja Maškov et du premier bâtiment de l’École Stroganov. Le bâtiment initial avait été réaménagé en musée dès 1860. Au début du XXe siècle, ce dernier est uni à l’École et l’on détruit le bâtiment d’origine28. L’architecture du MUŽVZ dont la partie principale est issue d’un édifice construit au

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XVIIIe siècle pour le général Juškov29 laisse un fort souvenir aux étudiants. A. Golubev (étudiant jusqu’en 1914) en donne cette description : Au cours de ces deux cents ans d’existence l’édifice avait subi diverses modifications et reconstructions. À une époque, l’entrée se trouvait à l’angle même des deux rues : on passait du somptueux vestibule à son célèbre escalier de style classique qui donnait sur la rotonde du premier étage. Cette rotonde aux colonnes doriques fut conservée mais l’escalier a disparu. La salle d’angle arrondie, avec deux rangées de fenêtres, un balcon-loggia et des colonnes fut également conservée. C’est dans cette salle que les cours de toutes les sections avaient lieu, tout comme l’examen des esquisses et le choix mensuel des modèles féminins […]. En face de cette salle, derrière le treillage d’une paroi, il y avait une boutique qui vendait le matériel indispensable aux artistes : toiles, papier, couleurs, fusain, crayons, cadres30.

24 L’aura de l’École ne semble même pas ébranlée par les luttes esthétiques qui se jouent en son sein durant ces années précédant la Révolution. Elle en sort presque renforcée. Au MUŽVZ se produit, en effet, aussi fortement qu’à Stroganov, une scission entre les élèves : les uns expriment leur penchant pour l’art moderne occidental, aperçu notamment dans les collections privées, les autres souhaitent s’inscrire dans la veine réaliste développée par l’École depuis près d’un demi-siècle. L’orientation très fortement réaliste s’affirme encore plus fermement à l’époque de la « réaction artistique » pour défendre « les meilleures traditions de l’école moscovite31 ».

25 Boris Ioganson (1893-1973), reçu à l’école en 1912/1913, se souvient de cette période : Parmi les jeunes gens, dont la majorité était venue à l’école avec la sérieuse intention d’apprendre auprès d’un maître, il y avait déjà un certain pourcentage d’impertinents, critiquant ouvertement leurs professeurs, cherchant à renverser l’autorité32.

26 Se joue là déjà, le combat des « réalistes » contre les « modernes » qui se propagera et occupera la scène artistique durant les années 1920. C’est ainsi qu’au MUŽVZ, les étudiants travaillent de plus en plus sur des thèmes invitant aux expérimentations formelles comme la nature morte, au détriment de la scène de genre, jusqu’ici très présente dans l’exposition annuelle des travaux des élèves.

27 Si des réformes au concours ont donc été maintes fois proposées en vain, la pédagogie dans les classes de peinture, et plus encore de sculpture est souvent remaniée et ce particulièrement grâce à l’impulsion des professeurs. Valentin Serov participe à moderniser la méthode d’enseignement en accordant notamment une place centrale à la figure. Dans la classe de peinture de genre et de portraits qu’il dirige, il privilégie une technique inspirée du pleinairisme rencontré lors de séjours en France.

28 La classe de sculpture est intéressante comme illustration des particularités de l’École d’une part parce qu’elle doit son succès presque exclusivement à l’énergie de son chef d’atelier et d’autre part parce que, moins demandée que les autres sections, elle accueille à nouveau de nombreux élèves dont c’est le second choix. Si le département d’architecture est très indépendant et fonctionne en vase clos, les étudiants y entrant n’ont que peu de contact avec ceux des autres départements, les départements de peinture et sculpture se mélangent, et le fait que celui de peinture soit très demandé en limite les places disponibles et beaucoup se réfugient dans celui de sculpture. Ce dernier est particulièrement en retard33. Il accueille, du fait d’une demande moindre que celui de peinture, beaucoup d’étudiants pour qui il constitue un deuxième choix. Ainsi, de la même manière que de nombreux futurs peintres ont dû passer par un apprentissage de l’artisanat en premier lieu, plusieurs (comme Plastov) ne passeront au

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MUŽVZ « que » par l’atelier de sculpture ce qui ne les empêchera pas par la suite d’être reconnus en tant que peintres. Le retard du département bénéficie néanmoins de l’énergie de son directeur Sergej Volnuxin dont tous les anciens étudiants saluent la vitalité et les qualités pédagogiques. Diplômé de l’École en 1886, Sergej Volnuxin commence à y enseigner huit ans plus tard, en 1894. Ancien élève de Sergej Ivanov, il répond à quelques commandes avec maîtrise mais il laisse néanmoins plus durablement son nom dans les mémoires pour ses qualités pédagogiques. Il dirige l’atelier de sculpture du MUŽVZ jusqu’en 1918 et continuera son activité pédagogique au-delà. Tournant le dos à un certain académisme, il tente de moderniser l’enseignement de la sculpture notamment en poussant ses élèves à travailler d’après des modèles vivants, rejetant ainsi la méthode pédagogique de ses prédécesseurs qui encourageaient les étudiants à copier des modèles en plâtre. Beaucoup de ses anciens élèves déplorent son mépris du dessin comme un des éléments de base du travail de sculpteur, ce qui est cependant une caractéristique de l’École de sculpture russe dans son entier. Très apprécié, il parvient à rendre l’atelier de sculpture du MUŽVZ plus attrayant et forme une génération entière d’artistes dont les futurs et très célèbres sculpteurs Nikolaj Andreev (1873‑1932) et Sergej Konenkov (1874‑1971) mais aussi un grand nombre de peintres montrant la perméabilité des carrières possibles au sein de l’École.

29 Passer d’un atelier privé comme celui de Maškov à l’école d’art inductriel Stroganov pour ensuite atteindre le Graal et intégrer la classe de peinture, ou à défaut souvent de sculpture du MUŽVZ est presque typique pour l’époque. Ce parcours va disparaître lors des réformes artistiques suivant la Révolution avec la création des ateliers nationaux d’art libre puis des VXuTeMas [Vysšie Xudožestvenno-TExničeskie MASterskie] – VXuTeIn [Vysšie Xudožestvenno‑TExničeskie INstituty]. Ce parcours accidenté marque toute une génération née dans les années 1880-1890 et sera à l’origine des figures importantes de l’art soviétique formées aux arts populaires de l’École Stroganov, soit au style et aux motifs prônés par de nombreux professeurs du MUŽVZ. Cet itinéraire qui voit de facto beaucoup d’aspirants peintres et sculpteurs passer dans un premier temps par un enseignement plus technique destiné aux arts décoratifs abolit avant l’heure la frontière entre beaux-arts et arts appliqués à laquelle s’attaqueront les réformes. Le prestige de cette École des beaux-arts est fédérateur d’un groupe à la fois hétérogène par ses pratiques futures mais homogène dans son expérience. Il montre comment les artistes se sont adaptés pour satisfaire des aspirations classiques régies par une hiérarchie assez stricte plaçant au sommet les beaux‑arts.

NOTES

1. Les nouveautés pédagogiques apportées au système artistique au XIXe siècle sont étudiées par Irina Beljaeva, « Преобразования в системе художественного образования России периода второй половины XIX – начала XX века », Известия Смоленского университета, « Педагогика. Психология », Smolensk, SmolGU, 2010, № 2 (10), p. 241-249.

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2. Cette Société d’encouragement des arts est fondée en 1821 et renommée Société d’encouragement des artistes en 1870. Matthew Cullerne Bown, Socialist realist painting, New Haven, Yale University, 1998, p. 5. 3. Pour les différences dans les méthodes d’enseignement artistique des deux villes, cf. Camilla Gray, l’Avant-garde russe dans l’art moderne 1863-1922, trad. Basile Dominov, Paris, Thames & Hudson, 2002 [1962] p. 16-17. 4. Beljaeva, « Организационно-педагогические условия в формировании Московского училища живописи, ваяния и зодчества в XIX – начале XX века », Известия Смоленского университета…, № 4 (12), p. 378-386. 5. À partir des années 1870, l’industriel mécène Savva Mamontov réunit autour de sa résidence à quelques dizaines de kilomètres de Moscou des artistes tels qu’Il′ja Repin, Viktor Vasnecov, Mixail Nesterov, Mixail Vrubel′ pour créer un style national en particulier dans le domaine des arts décoratifs. Cf. Eleonora Paston, « Le cercle artistique d’Abramtsevo », trad. du russe par Nadine Dubourvieux, Marie-Pierre Salé et Édouard Papet (eds.), l’Art russe dans la seconde moitié du XIXe siècle, Paris, Musée d’Orsay, 2005, p. 162. Cf. également, Olga Hadley, Mamontov’s Private Opera : The Search for Modernism in Russian Theater, Bloomington, Indiana University Press, 2010 et Pascale Melani, l’Opéra privé de Moscou et l’avènement du spectacle d’opéra moderne en Russie, Paris, IES, 2012. 6. Le style russe se développe dans les années 1880 en particulier dans l’architecture et les arts décoratifs et se réfère à la Russie médiévale et aux contes. Cf. Evgenij Kiričenko, « Style russe et néo-russe 1880-1910 », l’Art russe dans la seconde moitié du XIXe siècle…, p. 129-153. 7. Il′ja Repin (1844-1930) est un peu plus jeune que la première génération des Ambulants. Il étudie à l’Académie avant de passer trois ans en Italie et en France. Il rejoint les Ambulants en 1878. 8. Valentin Serov (1865-1911) après des études à Munich, puis à Saint-Pétersbourg auprès de Il′ja Repin, devient membre des Ambulants en 1894. Académicien à partir de 1898 alors qu’il enseigne depuis déjà un an au MUŽVZ, il quitte l’Académie en 1905 et son poste de professeur en 1909. 9. Kirill Svetljakov, Илья Машков, Moskva, Art-Rodnik, 2007, p. 10. 10. Au début des années 1910, Il′ja Maškov jouit d’une vraie notoriété en tant que peintre, puisqu’il expose depuis 1910, avec le Valet de Carreau qu’il a contribué à fonder et dont son Autoportrait avec Petr Končalovskij [Avtoportret i portret Petra Končalovskogo, 1910] est considéré comme le manifeste. Les œuvres du Valet de Carreau témoignent des inspirations de Paul Cézanne et d’Henri Matisse que les membres du groupe connaissent par les collections des deux industriels Sergej Ščukin (1854-1936) et Ivan Morozov (1871-1921). Ces dernières sont ouvertes au public dans leurs hôtels particuliers certains jours par semaine. De nombreux artistes se souviennent des excursions qui pouvaient aussi faire l’objet de visites guidées avec le chef d’atelier : « Ilia Ivanovitch [Maŝkov] nous emmena plus d’une fois visiter les musées de Chtchoukine et Morozov et la Galerie Tretiakov. Il expliquait ce qui était bien, ce qui était mal, nous obligeait à deviner entre deux toiles comparables, quelle était la meilleure. » Ekaterina Zernova, « Souvenirs sur l’atelier de peinture des Seconds Ateliers nationaux d’art libre, extraits de Souvenirs d’un peintre monumentaliste », in : Selim Khan-Magomedov, Vhutemas, Moscou 1920-1930, trad. du russe par Joëlle Aubert-Yong, Nikita Krivocheine et Jean-Claude Marcadé, Paris, Éd. du regard, 1990, p. 186. 11. Ibidem. 12. L’histoire de l’école, toujours active aujourd’hui, a été retracée à l’occasion du bicentenaire de sa création. Cf. Aleksandr Dubrovin, 1825-2005, МГХПУ [Московская государственная художественнопромышленная академия] имени С. Г. Строганова, Moskva, 2005. 13. Aleksandr Vasil′evič Ševčenko est proche de plusieurs groupes d’avant-garde : membre du Makovec de 1921 à 1925, il le préside les quatre premières années et enseigne de 1918 à 1929 aux Ateliers nationaux d’art libre transformés ensuite en VXuTeMas et VXuTeIn. Sa biographie laisse

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deviner une sensibilité très critique envers le réalisme défendu par certains professeurs du MUŽVZ. 14. Irina Kljueva, « Строгановское учиище и его педагоги в творческой биографии Степана Ерзьи », in Академик Императорской Академии Художеств Николай Васильевич Глоба и Строгановское училище, Moskva, Indrik, 2012, p. 392. 15. Nikolaj Globa (1859-1941) participe à quelques expositions en tant qu’aquarelliste avant de diriger Stroganov. Ce sera le dernier directeur de la période impériale de Stroganov de 1896 à 1917. Il émigre en 1925 (ou 1921 ?) à Paris et est enterré au cimetière russe de Sainte-Geneviève- des-Bois. 16. « L’École d’art industriel Stroganov », in : Selim Khan-Magomedov, Vhutemas…, p. 145-159. 17. Concernant les plaintes sur les disfonctionnements de Stroganov, cf. « L’enseignement dispensé à l’École Stroganov », in : Selim Khan-Magomedov, Vhutemas…, p. 158. 18. Arkadij Plastov, « Автобиография », Мастера советского изобразительного искусства, Moskva, Iskusstvo, 1951, p. 14. 19. C’est précisément en réaction à ce système de récompenses qu’étaient nées les premières contestations du système académique, en particulier celles des Ambulants. Sur la formation de la Société des Ambulants et les thématiques qu’elle aborde : cf. Dmitri Sarabianov, « L’art russe en quête d’authenticité », l’Art russe dans la seconde moitié du XIXe siècle…, p. 35-51. 20. Nina Dmitrieva, Московское училище живописи, ваяния и зодчества, Moskva, Iskusstvo, 1951, p. 138. 21. La lettre que nous avons étudiée dans le cadre de nos recherches est celle d’Arkadij Plastov, elle se trouve au RGALI (Rossijskij gosudarstvennyj arxiv literatury i iskusstva), F. 680, op. 1, d. 924. Dans son argumentaire, elle ne se distingue en rien des lettres des autres étudiants réunies dans ce même fonds. 22. RGALI, f. 680, op. 1, d. 924. 23. Les modalités du concours par classe sont détaillées ici : RGALI, f. 680, op. 3, d. 63. 24. Dès la seconde partie du XIXe siècle, des alternatives sont proposées aux femmes pour accéder à un enseignement artistique : cf. le numéro consacré à l’éducation artistique du trimestriel Russkoe iskusstvo et en particulier : Elena Antonova-Borovskaja, « Женское художественное образование в России. У истоков », Русское искусство, II/2010, Moskva, 2010, p. 125-129. 25. Chiffre du premier septembre 1915 : 512 étudiants (toutes années confondues), répartis comme suit : 301 ont passé et réussi le concours, 121 auditeurs libres, 90 auditrices libres. RGALI, f. 680, op. 3, d. 63. 26. Chiffres du premier septembre 1915 : 155 paysans (Hommes : 148/ Femmes : 7), 128 petits commerçants et artisans (113/15), 49 fonctionnaires (34/15), 46 nobles (26/20), 28 marchands (20/8). Viennent ensuite les catégories moins représentées : médecins, enseignants, artistes et architecte, cosaques…, RGALI, f. 680, op. 3, d. 63. 27. Une seule femme dans la tranche 36-44 ans, RGALI, f. 680, op. 3, d. 63. 28. Dimitri Chvidkovski et Jean-Marie Pérouse de Montclos, Moscou : patrimoine architectural, Paris, Flammarion, 1997, p. 305. 29. La maison a été construite entre 1780 et 1790 par Vasilij Baženov (1737-1799) avec une rotonde d’angle que ce dernier a emprunté à l’architecture parisienne et qui est très à la mode dans l’architecture moscovite dans la seconde moitié du XIXe siècle. L’École occupera la maison de 1844 à 1917. Cf. Ibidem. 30. « Extraits des souvenirs de l’architecte A. Goloubev dont les études à la section d’architecture de l’École de peinture, sculpture et architecture de Moscou prirent fin en 1914 », in : Selim Khan- Magomedov, Vhutemas…, p. 163. 31. Dmitrieva, Московское училище живописи…, p. 4.

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32. Ce jugement sans appel se trouve dans un article au titre programmatique « Les racines du mal » publié à la fin des années 1940 et doit de ce fait être nuancé mais il manifeste néanmoins la scission qu’il y a eu à l’époque dans les aspirations esthétiques des élèves. Boris Ioganson, « Корни зла », Мoskva, Искусство, № 2, март-апрель 1948, p. 7-9. 33. C’est le cas également dans les autres institutions dispensant des formations de sculpteur, ainsi que le détaille Nicolas Laurent qui analyse la situation de l’artiste femme dans le domaine précis de la sculpture. Nicolas Laurent, « Être femme et sculpteur en Russie (1870-1917) », Les femmes créatrices en Russie, du XVIIIe siècle à la fin de l’Âge d’argent, journée d’études organisée à l’ENS de Lyon par Isabelle Desprès et Evelyne Enderlein, le 9 novembre 2012. [En ligne], ENS de Lyon, mis en ligne le 11 novembre 2013. institut-est-ouest.ens-lsh.fr/spip.php ?article371

RÉSUMÉS

Cet article propose une analyse du système éducatif à Moscou des années 1910 dans le cadre des études artistiques et à travers le prisme d’un parcours particulier mais suivi par de nombreux étudiants. Ce parcours dont peuvent se prévaloir de nombreuses grandes figures de l’art soviétique actives dans les années 1930 se présente en trois étapes. Premièrement, un stage estival dans un atelier privé dont celui du cezanniste Il′ja Maškov (1881‑1944) est ici un exemple éloquent montrant l'importance de la personnalité de chef d'atelier dans le choix des élèves. Deuxièmement, l’inscription comme étudiant mais plus souvent comme auditeur libre à l’École impériale centrale d'art industriel du comte Stroganov (fondée en 1825). Les élèves viennent y parfaire leur enseignement en apprenant dans la précision de nouvelles techniques qui leur serviront pour la suite. Troisièmement, la dernière étape de ce parcours, le lieu souvent convoitée depuis le départ par les étudiants : l’École moscovite de peinture, sculpture et architecture, le MUŽVZ. Son fonctionnement (difficulté des épreuves théoriques au concours, quotas par classe et profils des élèves) et les particularités esthétiques (le MUŽVZ s’impose comme le fief du réalisme tout en s’ouvrant à des courants novateurs dans les années 1910) sont analysés en détail. Ce parcours accidenté, presque typique pour l’époque tant il est partagé, préfigure dans une certaine mesure la tentative de fusion des arts appliqués et des beaux-arts que valoriseront les réformes artistiques de l’après-révolution.

This article analyses the traditional path followed by many students pursuing an artistic career in Moscow during the 1910s. Many of the most prominent figures in the Soviet art world in the 1930s went through the three steps of this path. The first stage was a summer internship in a private studio. Ilia Machkov’s studio is a good example of the importance of the master in the choices made by the students in their studies and artistic productions. The second stage is the enrolment as internal and external auditor at Moscow State Stroganov School of Industrial and Applied Arts (founded in 1825). There, the students complete their studies by learning the technical skills they will later need. The third and last step is passing the exam to the Moscow School of Painting, Sculpture and Architecture (MUJVZ) which is for most what they had been longing for since the beginning of their studies. In this article, the particularities of the MUJVZ (difficulty of the entrance examination, quotas per class and student profile) and its esthetical choices (the MUJVZ prevail as the only voice of realism but still open its arms to all new tendencies) will be carefully analysed. Though characteristic of that period (as many students

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followed it), this path in three stages, heralds to a certain extent the attempt to merge decorative and fine arts after the Revolution.

AUTEUR

JULIETTE MILBACH CERCEC (EHESS – CNRS)

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L’image de Lénine entre février et octobre 1917 The image of Lenin between february and october 1917

Oxana Ignatenko‑Desanlis

1 L’année 1917 en Russie demeure, encore trop souvent, subordonnée au seul Octobre, ce coup d’État bolchevique dont le triomphe fut tant instrumentalisé qu’il a donné lieu à des défilés, des parades, des films et autres monuments. Cette imagerie héroïsée de LA Révolution russe en occulte pourtant une autre, la révolution de Février, qui bien que qualifiée de « bourgeoise » dans l’historiographie soviétique, ne fut pas des moindres, comme le dit Marc Ferro sans détours : On a fini par l’oublier, février fut la révolution la plus violente de tous les temps. En quelques semaines une société se débarrasse de tous ses dirigeants : le monarque et ses hommes de loi, la police et les prêtres, les propriétaires et les fonctionnaires, les officiers et les patrons. […] Comme les chantres l’avaient annoncé, on entrait dans une ère nouvelle de l’histoire des hommes1.

2 Cela étant, il n’est guère étonnant de constater que la Révolution supplanta rapidement la Grande Guerre dans les gros titres des journaux et revues. La Révolution devint la principale source de préoccupation, le principal souci comme l’évoquait Youri Klioutchnikov, initiateur du recueil le Changement de Jalons : « dans la conscience du peuple russe les événements de février et de mars 1917 ont pris une portée et une signification bien plus grandes que tout autre événement, même que la guerre2. [sic] » Pourtant l’auteur, réaliste, poursuivait avec ce constat fataliste : Le lendemain du coup d’État de Petrograd et de Moscou, la Russie s’est trouvée en face de problèmes multiples, difficiles et compliqués, en même temps qu’importants. Il semblait que tous ces problèmes devaient être résolus immédiatement sans quoi on ne pourrait jamais les résoudre et que tous devaient être résolus ensemble et d’un seul coup. La Russie s’enfonça éperdument dans ce travail insondable et dès ce moment déjà la grandiose tragédie de la Révolution Russe commençait [sic]3.

3 La révolution était pour ainsi dire la clef de voûte de la nouvelle société démocratique russe, sur laquelle l’édifice de la nation, et son avenir même reposaient désormais. C’est en cette révolution initiale que se produisit le véritable renouveau de la société russe,

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c’est là que fut décidé le chemin à suivre, quel régime adopter, poursuivre ou non la guerre dans cet enthousiasme impulsé par l’étincelle de la liberté. Dès lors, une telle richesse d’événements ne pouvait laisser indifférent les satiristes russes a fortiori au moment où la presse se trouvait tout juste affranchie de l’implacable censure impériale.

4 Loin de l’héroïsme mythifié du film Octobre, l’image des vainqueurs et de leur triomphe renvoie, au contraire, un tout autre reflet dans les publications satiriques de Petrograd. Celles‑ci pour la plupart ont une longue tradition de révolte et de répression qui remonte à l’épisode révolutionnaire de 1905, où la révolution populaire avortée avait néanmoins vu la naissance d’une quantité de revues satiriques violentes comme Vampir4 ou Pulemet (la Mitrailleuse). Le Novyj Satirikon et Bič (le Fouet), sans toutefois s’inscrire dans la même véhémence – censure oblige – étaient pourtant contestataires et proches des milieux progressistes de l’intelligentsia aux idées démocratiques. Aleksandr V. Amfiteatrov, célèbre figure de l’opposition, devenu rédacteur en chef de Bič en juin 1917, fut par deux fois condamné à l’exil pour s’être attaqué notamment à la famille impériale dans un pamphlet intitulé le Seigneur du Mensonge. Orlando Figes et Boris Kolonitskii dans Interpreting the Russian Revolution : The language and symbols of 1917 évoquent la dualité manichéenne des révolutions immuablement partagées entre le Bien et le Mal : All the revolutions are at times portrayed as a Manichaean struggle between good and evil, light and darkness, the future and the past5.

5 Ils dénoncent par la suite la réciprocité de ce manichéisme, le bon d’un côté étant le mauvais de l’autre6, partageant une même logique et de même éléments de langage pour qualifier le traître, l’ennemi, et de poursuivre : The image of the enemy was awful to behold. He was disgusting in every morally, aesthetically, hygienically […]. This is how he was presented in cartoons and other images, in verses and in songs, and the political message as quite clear: there could be no talk of compromise with him. Sometimes the demonic imagery was zoological. The enemies of the people were portrayed as subhuman (« predators », « vermin » and « parasites ») so that the use of violence and terror against them was seen not merely as a justified recourse but as a necessary too7.

6 Tous les ingrédients du portrait charge sont présents, l’ennemi représente le dégoût absolu, en toute chose en tout son être, jusqu’à ce qu’on lui dénie le fait d’être un humain, on en fait un animal, un monstre, justifiant tous les recours pour le détruire.

7 Pourtant, loin de la violence et de la frustration de la révolution de 1905 où la cible principale était le tsar, avec le triomphe de la révolution de Février, Nicolas II, « vaincu », n’est plus l’ennemi d’hier, certes il reste raillé et caricaturé, mais rien ne doit, semble-t-il, entacher l’engouement pour la Révolution, pas même les tristes‑sires. Aussi la figure de l’ennemi va-t-elle faire brusquement irruption et sous plusieurs formes, endossant plusieurs rôles à la fois : tantôt comme ennemi de l’intérieur, tantôt comme traître ennemi de la Révolution. Cet ennemi désigné dès le mois d’avril est le bolchevik. Qui aurait cru, que l’ennemi de la Révolution aurait été le plus révolutionnaire d’entre tous ? Si la Révolution française avait eu ses « ultras » : plus royalistes que le roi ; pour ainsi dire, la Russie eut ses maximalistes, plus révolutionnaires que la Révolution.

8 Effectivement, si l’entrée sur le devant de la scène des bolcheviks se fit par quelques railleries perspicaces, le ton fut très vite donné : ils représentent un grave danger pour la révolution démocratique. La violence de leur comportement et l’outrance de leur programme, que n’eurent de cesse de dénoncer les satiristes, ont opéré un crescendo

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dramatique qui donne à voir une tout autre lecture de ce triomphe automnal, pourtant présenté comme logique, suivant le sens de l’histoire.

9 L’image dans la presse satirique russe des bolcheviks et celle de leurs dirigeants invitent à prendre une distance instructive par rapport au déroulement des événements, au propre comme au figuré. De fait, le bolchevik fut, en fonction des écrits de son chef – Lénine – très rapidement assimilé à l’ennemi public numéro un : vendu de prime abord, brutal, hystérique puis féroce, et finalement meurtrier.

10 Le caractère hebdomadaire des parutions des revues satiriques légitime le suivi chronologique de cette année révolutionnaire pour en percevoir l’accélération dramatique et angoissée, jusqu’au fatidique coup d’État. Ainsi, à partir de leur première apparition en quatrième de couverture d’Èšafot (l’Échafaud) (fig. 1), où un bolchevik tente candidement d’enfiler à la Russie une ample blouse d’ouvrier se révélant être une camisole de force à l’insurrection du mois de juillet, un basculement abrupt s’est accompli en quelques mois : de la caricature à la haine outrancière. La liesse et l’espoir laissent implacablement la place au cauchemar ; la Révolution a enfanté la dictature, et la guerre civile.

Fig. 1. Эшафот, avril 1917

11 Par ailleurs, le traitement des bolcheviks est particulièrement intéressant, puisqu’il donne un nouveau jour à leur ascension. Ainsi, lorsqu’éclatait la révolution de Février, le parti bolchevique était minoritaire et marginalisé par l’Union sacrée lorsque les principales factions socialistes européennes rallièrent leurs gouvernements nationaux. Ayant mis de facto un terme à la seconde Internationale8, et isolant durablement la faction « pacifiste », comme le rappelle Hélène Carrère d’Encausse : […] la moins plausible des hypothèses est, à la veille de la guerre, celle de la révolution radicale et du triomphe bolchevique. Comment se la figurer alors que les amis de Lénine sont isolés sur le plan international, affaiblis sur le plan interne, et

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que leur programme est loin de coïncider avec les aspirations de la plupart des forces sociales russes qui veulent que leur pays évolue paisiblement ?9

12 Avant d’ajouter : En Russie même, l’élan patriotique de 1914 fait de lui (Lénine – NdA) un pestiféré. […] Surtout dans son exil, il est solitaire, pratiquement coupé du mouvement socialiste de Russie. En Suisse même où ses compatriotes révolutionnaires sont pourtant légion, ses positions extrêmes sur la guerre lui aliènent nombre d’entre eux. En Russie, la situation est pire encore : après les arrestations des députés, Kamenev en tête, leur procès pour « haute trahison » leur vaut le bannissement en Sibérie où ils vont retrouver Sverdlov, Staline, Ordjonikidze, condamnés à l’exil dès avant la guerre. Conséquence première de ces dispositions répressives : l’organisation bolchevique – et le bureau russe du Parti – ont pratiquement cessé d’exister10.

13 Effectivement, Lénine allait dans ses réflexions alors bien plus loin que l’Internationale ouvrière, qui rejetait pourtant la guerre par principe – car jugée capitaliste – mais qui avait adopté, une position « défensiste », en votant les crédits militaires des gouvernements respectifs. Ayant compris après 1905 et la première « révolution » russe, qu’une défaite militaire pouvait faire vaciller le pouvoir, Lénine s’engagea, quant à lui, dans une voie bien plus extrême, le « défaitisme » avec en somme pour mot d’ordre : « d’aller dans les tranchées, dire simplement aux soldats : « Prenez vos fusils, retournez‑les contre vos officiers et contre tous les capitalistes !11 ». Lénine à Berne développait sa théorie de « l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme12 » en ces termes : Cette guerre est celle de l’impérialisme. Du pillage. Ce n’est pas la paix qu’il nous faut réclamer. Cela, c’est un mot d’ordre de curés. Le slogan du prolétariat doit être la transformation de la guerre en guerre civile, pour détruire à jamais le capitalisme. […] le tsarisme est cent fois pire que le kaisérisme13.

14 Cette trahison assumée pèsera longtemps sur les bolcheviks et leur leader, et sera encore amplifiée par le retour de ce dernier dans un train via l’Allemagne, sur décision même de Guillaume II, ainsi que le mentionne Hélène Carrère d’Encausse citant un télégramme du ministère des Affaires étrangères allemand : Sa Majesté impériale a décidé ce matin que les révolutionnaires russes seraient transportés à travers l’Allemagne et seraient pourvus de matériel de propagande pour pouvoir travailler en Russie14.

15 Par une convergence d’intérêts faisant pour ainsi dire le jeu de l’Allemagne, (qui avait tout à gagner à libérer le front russe), Lénine, que seule l’issue de la révolution intéressait, était prêt à toutes les provocations pour voir triompher ses thèses d’Avril, où il prônait l’escalade, déstabilisant ainsi ses adversaires les plus modérés, pratiquant la surenchère en radicalisant la révolution, quitte à sacrifier la Russie elle-même, en appelant de ses vœux la défaite et la guerre civile.

16 Ce retour des révolutionnaires russes, traversant une Allemagne honnie, a donné au caricaturiste Remi15 du Novyj Satirikon, № 15 d’avril (fig. 2) cette intéressante adaptation en quatrième de couverture, avec le train plombé en guise de version réactualisée du Cheval de Troie intitulée « Tout se perfectionne. ». La composition est divisée en deux cases l’une au‑dessus de l’autre, la première représente la version antique du Cheval avec pour légende : Auparavant, le “Cheval de Troie” était édifié comme une sorte de cheval de bois dans lequel on plaçait quelques guerriers, l’on envoyait cette construction près des

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murailles ennemies et l’on attendait que les ennemis encerclés fassent eux‑mêmes entrer chez eux ce mystérieux cheval.

17 La seconde case présente, quant à elle, une scène de départ dans une gare, où des hommes s’apprêtent à monter dans un wagon sous les acclamations et l’escorte d’un soldat allemand au garde à vous, avec pour légende : « Maintenant, le “Cheval de Troie” est préparé par les Allemands comme une sorte de train “fourré” [sic] avec Lénine et emporté à la frontière russe – pour la suite, (se reporter à l’Antiquité et à la Guerre de Troie) tout se passe comme c’était écrit. » Cette dernière légende ne laisse guère de doute sur les impressions qu’a laissées ce sulfureux retour, quant à ses motivations et surtout quant à l’efficacité d’un procédé éprouvé.

Fig. 2. Все совершенствуется, Remi. Новый Сатирикон, № 15, avril 1917

18 Dès son retour en Russie au mois d’avril, Lénine, dont le visage était pour ainsi dire méconnu, devenait une source d’attraction, de curiosité ; Hélène Carrère d’Encausse ne relate‑t‑elle pas que lors de son arrivée triomphante : Le voici accueilli par un grand nombre de militants, d’ouvriers, de jeunes filles de la bonne société curieuses d’apercevoir ce Lénine encore mal connu en Russie mais dont on dit un si grand mal16.

19 Qui était cet obscur personnage, dont seul le pseudonyme était alors connu et qui allait offrir aux satiristes, fraîchement grisés par le vent de la Révolution, une nouvelle cible à leur tableau de chasse – celle plus inopportune encore du « traître provocateur ».

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Fig. 3. Plus ленинецъ que Ленинъ même, N. Nikolaevskij. Бич, № 17, 30 avril 1917

20 Bel et bien réalisée dans cette optique, la facétieuse caricature de « Lénine » du Bič № 17 du 30 avril (fig. 3) représente le kaiser Guillaume II (toujours affublé de son uniforme avec cuirasse et casque à pointe) qui harangue une foule d’ouvriers, sous le titre goguenard : « Plus léninien que Lénine même17 », mêlant français et russe, et suivi de cette candide légende : « Ardent discours pour l’instauration de la journée de huit heures en Russie ». Ainsi, lorsque Lénine harangue, c’est le kaiser qui s’exprime, la grande ironie des satiristes russes brille par cette anecdote de prime abord anodine et le décalage grotesque du kaiser, se substituant hardiment à Lénine, dont les traits étaient, rappelons-le, encore mal identifiés. Car, si l’analogie entre les deux protagonistes apparaît ici comme parfaitement claire, l’irruption de la légende appelle néanmoins quelques éclaircissements concernant cette harangue sur les huit heures de travail journalier, faite par Guillaume II devant les ouvriers russes. En effet, il convient de rappeler que, sur proposition du Soviet de Petrograd, la journée de huit heures avait été ratifiée le 10 mars (23 mars calendrier grégorien) dès avant le retour de Lénine. Cette concession révolutionnaire, alors que l’effort de guerre en Europe battait son plein, nous montre, d’une part, le pouvoir de nuisance des ouvriers radicalisés, dont les grèves avaient mis le feu aux poudres de la Révolution, mais témoigne, de surcroît, de la désorganisation totale engendrée par la situation révolutionnaire dans une ville industrielle telle que Petrograd.

21 Présent dans la capitale russe durant la Révolution en tant que correspondant pour Le Petit Parisien, le reporter Claude Anet évoquait l’anarchie qui avait gagné les ouvriers perturbant le fonctionnement des chaînes de production : « Sur trente usines de Petrograd, une seule travaille normalement18. » Plusieurs lectures découlent dès lors de cette caricature : la première, littérale étant que la désorganisation et sa radicalisation par Lénine faisaient le jeu de l’Allemagne et donc du kaiser. La seconde, plus ironique, pourrait évoquer le « piétinement » de la posture bolchevique (i.e. des léniniens ou léninistes), et la duperie de leurs revendications, d’ores et déjà accordées. Lénine y apparaît démasqué certes, mais le discours ne semble pas encore très au fait de la

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situation révolutionnaire ; pourtant la connivence avec l’Allemagne demeure dans la presse satirique une certitude.

22 Reprenant les mêmes personnages et dénonçant la même collusion, la prochaine caricature en quatrième de couverture du № 5 de Pugač (le Pistolet, fig. 4) a cependant le mérite de les présenter dans une situation plus cocasse encore, où l’on assiste à la rencontre de Lénine dans le rôle du Petit chaperon rouge et du kaiser‑Loup, déguisé en « mère‑grand », dont la charlotte peine à masquer l’imposant casque à pointe. La composition est intitulée Le petit chaperon rouge russe, et la légende de nous rapporter le célèbre dialogue entre les deux protagonistes : - Le petit chaperon rouge (Lénine) : Pourquoi as-tu de si grandes pattes ? - Le loup : Pour t’embrasser, fraternellement. - Le petit chaperon rouge : Pourquoi as-tu de si grands yeux ? - Le loup : Pour tout surveiller, fraternellement. - Le petit chaperon rouge : Et pourquoi as-tu de si grandes dents ? - Le loup : Pour te manger.

23 Voici l’une des toutes premières caricatures d’un Lénine méconnaissable19, dont les traits ne sont toujours pas assimilés par les satiristes : glabre, il chausse des lunettes rondes, coiffé pour l’occasion d’un bonnet phrygien en guise de chaperon, il apporte dans son petit panier la « paix séparée » à un empereur allemand aux crocs « fraternellement » saillants. Pour l’instant, Lénine néanmoins, nous apparaît, en venant paisiblement se jeter stricto sensu dans la gueule du loup, plus dans le rôle d’un jocrisse que du traître véritable, nous rappelant que l’Allemagne reste encore le principal danger, l’ennemi pernicieux. L’utilisation d’un conte pour enfants connu de tous, permet aux artistes de créer un pastiche éloquent, à l’humour très efficace, dont les personnages classiques s’adaptent si bien aux circonstances.

Fig. 4. Le petit chaperon rouge russe, Gustav Mootse. Пугач, № 5, mai 1917

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24 Cependant cette apparente inoffensivité et ces pieuses revendications associées au leader bolchevique furent de courte durée, puisque Baraban (le Tambour), revue fraîchement née de la révolution, le présentait dès juin bien caricaturé cette fois, dans son 9e numéro, sous les traits d’un ange semant des bombes hérissées de pointes sous le titre évocateur : « Ennemi du peuple ». La dichotomie entre la paix blanche et les moyens de l’obtenir est révélée au grand jour. Cette stratégie de la fin justifiant les moyens, sous couvert de slogans « pacifistes », est résumée et expliquée par Martin Malia comme suit : Cela demandait (comme Lénine l’avait écrit dans l’Impérialisme) que le “défensisme” soit remplacé par le “défaitisme”, pour transformer la guerre impérialiste en guerre internationale de classe20.

25 Cette posture pourrait se résumer en contournant le célèbre adage ainsi : « si tu veux la guerre, prépare la paix. »

26 Dans un style tout aussi léger quoique tout aussi évocateur que les précédentes charges, fut publiée dans la revue Novyj Satirikon (№ 27 de juillet, fig. 5) une caricature étonnante de Vladimir I. Ul′janov toujours21, dont les traits semblent s’affirmer, malgré cet embonpoint dont il est affublé dans la : « Romance entre Lénine et la Russie » avec pour sous-titre « en quatre parties désagréables ». La « romance » est résumée en plusieurs moments « clefs » auxquels correspondent les quatre illustrations. Dans la première, au clair de la lune, Lénine, dont la caricature reste somme toute assez sommaire : crâne chauve, moustaches et barbichette, joue de la guitare pour la Russie, une opulente femme coiffée d’un kokochnik, qu’il convoite d’un air très intéressé. La légende indique : « Il chante ». La seconde case montre les deux personnages dans le même décor en train de s’embrasser. La légende est : « Il agit ». La troisième case montre les deux personnages se croisant, gênés ; la Russie est enceinte, l’air résigné, Lénine la regarde de biais ; il est écrit : « Il a réussi ». Le dernier dessin montre le fruit de cette union entre Lénine et la Russie effarés : un gros bébé nu, coiffé d’un casque à pointe. La légende lapidaire est en revanche bien plus cynique : « Joie familiale ». Détaillée en quatre épisodes aussi brefs qu’efficaces, cette romance didactique à l’usage du lecteur résume à elle seule les accusations d’intelligence avec l’ennemi.

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Fig. 5. Romance entre Lénine et la Russie, Boris Antonovskij. Новый Сатирикон, № 27 juillet 1917

27 Mais les émeutes sanglantes des « Journées de juillet » firent éclater au grand jour la violence orchestrée par les bolcheviks lors d’une sorte de répétition générale d’Octobre.

28 Cette insurrection ratée22 vint, en effet, plonger la révolution dans la stupeur, montrant sa fragilité et ses faiblesses, mais surtout le danger qu’elle courrait avec cette peur qui l’avait alors saisie, crûment dénoncée par l’écrivain éditorialiste de la Novaja Žizn′ (Vie nouvelle), Maxime Gorki dépeignant ainsi les événements :

29 Les images détestables de la folie qui s’est emparée de Petrograd dans l’après-midi du 4 juillet resteront à jamais gravées dans les mémoires. Tout hérissé de fusils et de mitrailleuses, voici que passe à toute allure, comme un porc furieux, un camion‑automobile où s’entassent des représentants hétéroclites de “l’armée révolutionnaire” […] Soudain claque un coup de feu et des gens, par centaines, s’égaillent convulsivement de tous côtés, chassés par la peur comme les feuilles d’automne par le vent ; ils roulent par terre, se culbutant les uns les autres avec des cris aigus et des hurlements. – Les bourgeois qui tirent ! Naturellement ce ne sont pas les “bourgeois”, ce n’est pas la peur de la révolution qui tire, c’est la peur pour la révolution. Beaucoup trop d’entre‑nous sont habités par cette peur23.

30 L’éloquent récit de Maxime Gorki atteste à quel point il réprouvait ce genre de manifestations et la violence révoltante qui en émanait, et incidemment cette peur irrationnelle pour la révolution. Tandis que l’émotion était encore palpable, le satiriste N. Nikolaevskij, composa cette charge brutale dans la revue Bič (№ 26 de juillet, fig. 6), intitulée : « Honneur et services rendus par les bolcheviks ». Répartie en quatre cases présentées deux par deux, la composition use de cadrages très cinématographiques en contre‑plongée pour amplifier la violence et le caractère dramatique qui sourd de ces images. La première représente une femme corpulente en costume traditionnel et

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coiffée d’un kokochnik, qui est jetée au sol pendant que deux hommes la flagellent, l’homme de droite retroussant sa manche ressemblant singulièrement à Lénine. La légende de développer : « Le mot “Patrie” est (désormais) marqué au fer rouge à perpétuité ». La seconde case illustre toujours cette Russie personnifiée, ici pendue par deux larrons dans le « coin rouge24 », angle d’une pièce où se trouvent traditionnellement les icônes, la légende précise : « L’image de la Patrie est pendue dans le “coin rouge”. » La troisième image qui adopte un cadrage en plongée plus resserré, représente la Russie déchiquetée par deux hommes dont on ne voit que les pieds et la hache encore sanglante. Détail sordide, chacun des membres découpés de la Russie arbore un petit drapeau aux inscriptions différentes. Le premier drapeau porte l’inscription : « République de Ruthénie Rouge25 », le second : « République Biélorusse », le troisième : « République de Petite Russie » et la dernière « République de Grande‑Russie26 » et la légende d’évoquer : « Le nombre de Patries a été multiplié par le démembrement. » La quatrième et dernière image représente encore ces deux larrons torturant, à l’aide d’un chevalet la Russie qu’ils pendent les mains attachées dans le dos ; la légende, difficile à traduire puisque reposant sur un jeu de mots sinistre et faisant allusion à un vers du Cavalier de bronze de Puškin, pourrait se traduire en ces termes : Suivant le conseil de Pierre le Grand, la Russie s’est dressée, si ce n’est sur ses pattes arrière, du moins sur le chevalet27.

Fig. 6. Honneur et services rendus par les bolcheviks, N. Nikolaevskij. Бич, № 26, juillet 1917

31 L’âpre cynisme de l’auteur nous montre avec une rare animosité l’action supposée des bolcheviks contre une Russie soumise et violentée, humiliée et démembrée. Avec une certaine clairvoyance le satiriste entrevoit le démembrement de la Russie soutenu alors par Lénine qui faisait le jeu des nationalismes contre l’impérialisme, prônant l’autodétermination des nations28 telles l’Ukraine, la Finlande, les Pays Baltes et la

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Pologne notamment. De même que l’évocation par l’auteur du « Coin rouge » intrigue puisque cet épiphénomène du culte de la personnalité n’était pas pour lors institué. Par conséquent la force quasi prophétique de cette composition illustre vertement l’impact qu’eurent ces Journées de juillet où la violence physique aggrava encore la violence des propos, des slogans du programme bolchevique.

32 Cette charge est, en outre, importante en tant que telle : la violence qui s’y expose prend, par le biais des cadrages audacieux, le lecteur à témoin et en fait un voyeur malgré lui de ces scènes saisissantes. Cependant le traitement des personnages demeure fort peu caricatural, tout est fait, au contraire, pour renforcer le réalisme de la scène, pour la rendre plus crédible. Ainsi, si l’on suit les développements de Orlando Figes et Boris Kolonitskii évoqués plus haut, sommes‑nous en présence d’un cas particulier. L’ennemi a un statut spécifique puisqu’il est bourreau et le lecteur est invité à subir sa violence. Ce réalisme et ce dispositif suscitant l’empathie se trouvent être plus saisissants que la caricature elle-même avec ses procédés de diabolisation.

33 Ayant mis un terme à l’euphorie printanière autour de la Révolution, et pointant désormais le doigt sur le nouvel ennemi de l’intérieur, l’ennemi de la révolution, les caricaturistes ont ainsi adopté un ton plus alarmiste et grave où la violence dans une amplification progressive, atteindra son paroxysme après octobre. Pourtant, comme rassérénés par les arrestations des principaux responsables bolcheviques et Lénine en fuite, la fin du mois de juillet laisse apparaître une sorte de détente, et les satiristes reprennent un ton plus sarcastique et moqueur, critiquant plus ouvertement le Gouvernement provisoire – plus que jamais pieds et poings liés au Soviet de Petrograd. La révolution paraît désormais s’engager dans une voie plus claire, l’absence des bolcheviks de la scène politique et le discrédit qui les frappe suggérant qu’une certaine stabilité pourrait succéder aux perpétuelles menaces de radicalisation29.

34 Les leaders bolcheviques incarcérés constituent le sujet de la caricature parue dans le № 33 de la revue Bič d’août (fig. 7). Très intéressante par sa composition, cette caricature a de surcroît le mérite de nous présenter six portraits des dirigeants… derrière les barreaux. Une épigraphe provenant « des journaux », nous renseigne : « Le conseil des bolcheviks a décidé d’élire au præsidium Lenin, Zinov′ev, Lunačarskij, Kollontaj, Trockij, Kamenev. » En pleine page, l’illustration avec son titre insolent : « L’honorable præsidium in pleno », nous présente une façade de prison rouge brique, percée de six fenêtres à barreaux sur trois étages où figurent en gros plan les caricatures des bolcheviks dans l’ordre de leur énumération. Le comité directeur du parti est au complet, à noter la présence de Trockij (jusqu’alors officiellement menchevik) pourtant absent de l’ordre d’arrestation mais qui, impliqué, avait tenu par solidarité à être aussi arrêté30, rejoignant de facto le parti. Lénine31 ne fut cependant pas emprisonné, alerté, il passa – déguisé – en compagnie de Zinov′ev en Finlande.

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Fig. 7. L’honorable præsidium in pleno, Ivan Vassilevič Simakov (Sinus). Бич, № 33, août 1917

35 Par ailleurs, derrière le cynisme autour de cette assemblée de prisonniers, demeure un fait historique, le VIe Congrès du parti bolchevique (23 juillet‑3 août 191732) qui, toujours selon Hélène Carrère d’Encausse, fut une victoire pour les bolcheviks qui parvinrent à se réorganiser. En effet, malgré les lourdes accusations de trahison qui pesaient contre Lénine, son refus d’être jugé et sa fuite tandis que ses compagnons de lutte étaient incarcérés, l’unité du parti ne fut pas entamée. Le congrès consacre aussi deux structures d’autorité : le præsidium, où trônent les présents (Staline, Sverdlov, Lomov, Olminski et Ioureniev) ; et la véritable instance de direction qui rassemble Lénine, Trotski, Zinoviev, Kamenev, Lounatcharski et Kollontaï, enfermée alors à la prison de Vyborg et qui doit à sa captivité une bonne part de son prestige33.

36 Les satiristes ne purent s’empêcher de railler ce congrès dont les élus étaient absents. Pourtant, ces derniers n’ont pas su y reconnaître la renaissance du parti, à la faveur de la persécution de ses leaders, désormais auréolés comme des martyrs, pendant que le Gouvernement provisoire, peinant à se remettre de cette tempête, en était à sa troisième coalition en moins d’un mois. Avec l’été, la figure d’Aleksandr F. Kerenskij émergea cependant de cette crise politique, et par son omniprésence, il devait, lui aussi, faire le régal des satiristes.

37 Ayant beaucoup appris de l’échec retentissant de ces émeutes indomptables, Lénine, loin de faire machine arrière théorisa ce qu’il nomma « l’art de l’Insurrection », méthode publiée en septembre 1917 en ces termes : Pour prouver qu’en ce moment précisément le parti doit de toute nécessité reconnaître que l’insurrection est mise à l’ordre du jour par le cours objectif des événements, qu’il doit traiter l’insurrection comme un art […]. Toutes les conditions objectives d’une insurrection couronnée de succès sont réunies. […] Seul enfin notre parti, après avoir remporté la victoire dans l’insurrection peut sauver

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Petrograd, car, si notre offre de paix est repoussée et si nous n’obtenons pas même un armistice, alors c’est nous qui serons les partisans d’aller “jusqu’au bout”, c’est nous qui serons à la tête des partis de la guerre c’est nous qui serons le parti “de la guerre” par excellence, nous mènerons la guerre d’une façon vraiment révolutionnaire34.

38 Dans ce discours, Lénine, triomphateur et menaçant, se livre à un chantage à la guerre contre les socialistes qui avaient, comme nous l’avons vu, voté les crédits de la Guerre, afin d’obtenir précisément sa paix. À l’instar de Martin Malia constatant comme ce programme, aussi extravagant qu’il ait pu paraître, avait pourtant sa propre logique :

39 Lénine, même s’il était, comme Marx, un « dur » de la pensée, était au fond de lui-même un utopiste […]. Qui plus est, l’anarchisme insolite de ce texte35 prend pleinement son sens marxiste quand on le lit dans son contexte dialectique : à la veille d’Octobre.

40 Avant d’ajouter que : […] le premier principe de la dialectique, et de la révolution sociale, est dans le pouvoir créatif de la destruction36.

41 L’anarchisme ce terme employé par l’historien ne manque pas de force et de symboles pour qualifier ceux que les Français appelaient alors les « maximalistes », pour leur jusqu’au-boutisme. Les caricaturistes russes ne négligèrent absolument pas ces références à l’anarchie et à l’insurrection, alors que le bunt37 et le terrorisme avaient tant secoué l’empire. Le bolchevik fut ainsi, de plus en plus assimilé à une brute épaisse, parodie d’anarchiste, le Deržimorde38, pour reprendre ce nom (peu élogieux) d’un personnage de Gogol′ « entré dans la langue littéraire pour désigner un administrateur autoritaire qui fait preuve de tendances policières grossières39. »

42 Dans le même ordre d’idée, Maxime Gorki qui abhorrait la violence et les méthodes des bolcheviks, espérait que le prolétariat-éclairé ouvrît enfin les yeux sur : L’aspect essentiellement chimérique des promesses de Lénine, sur toute la profondeur de sa folie, sur son anarchisme hérité directement de Netchaïev et de Bakounine40.

43 L’on pourrait citer encore le bolchevik Joseph P. Goldenberg affirmant : Lénine vient de déposer sa candidature à un trône vacant depuis plus de trente ans, celui de Bakounine…41

44 Faisant bruyamment écho à ce dernier, nous voici en présence d’une caricature représentant un « Anarcho-vik42 » (fig. 8), contraction d’anarchiste et de bolchevik, à l’intitulé complexe mêlant l’allemand et le russe : « Die zerstörende kraft ist die schaffende kraft43… ou l’art de la destruction. » Le titre allemand est issu de la conclusion d’un célèbre article de Mixail Bakunin, éminent théoricien de l’anarchisme, intitulé : « La Réaction en Allemagne », et se terminant donc sur cette maxime : « Die Lust der Zerstörung ist zugleich eine schaffende Lust », signifiant : « la passion de la destruction est en même temps une passion créatrice. » Ce titre fait étonnement résonner l’analyse de la dialectique marxiste de Martin Malia que nous venons d’évoquer. Et les satiristes, comme inspirés, par cette analogie entre le bolchevik et l’anarchiste, créèrent le personnage de l’anarchovik. Sous une pleine lune éclairant une nuit bleu-grise, des hommes s’affairent à la construction d’un monumental échafaud. Au premier plan l’anarchovik pose fièrement, une hachette dans la main. Bien qu’en contre-jour, l’on distingue parfaitement son visage échevelé ; ses yeux exorbités et son sourire angoissant lui donnent l’expression d’un fanatique qui cherche manifestement à nouer un dialogue avec le lecteur. La légende correspond à cette interjection : « – L’Anarcho…

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vik : Alors, on dit que nous ne faisons que détruire et que jamais nous ne construisons… Et ça c’est quoi ? ! » Le procédé, se passerait de commentaire, tant le fait de prendre le lecteur à parti est efficace pour susciter son adhésion. Pour se prémunir du danger, le gouvernement Kerenskij fut effectivement contraint de rétablir la peine de mort, rétablissement qui nous est ainsi présenté d’une façon bien singulière, puisque ce sont les bolcheviks qui en ont finalement la charge.

Fig. 8 – Anarcho-vik, Boris Antonovskij. Бич, № 33, août 1917

45 Malgré une présence somme toute rare, des représentations contrastées sans ressemblance véritable, Lénine apparaît pourtant être le personnage clef de l’année 1917. Son sulfureux retour coïncide avec la radicalisation des bolcheviks jusqu’à l’insurrection et à l’évolution négative de leur image ; c’est pourquoi chaque caricature qui évoque les bolcheviks porte la marque de Lénine, de ses slogans, de ses théories, le personnage en lui-même demeurant pour les satiristes malgré tout énigmatique. Traître, vendu, incitant à la violence, il est quoi qu’il en soit élu à la tête d’un parti dont les cadres pourtant en désaccord avec lui sont en prison et lui en fuite. Quand bien même son image dans la presse satirique incarne rarement la violence et la bestialité, ce sont ses propres partisans qui en sont affublés, qu’ils soient nommés, léniniens, maximalistes, voire anarchistes ou plus communément bolcheviks. Car ce fut décidément avec le retour de Lénine que l’image du parti bolchevique allait évoluer à travers ce crescendo frénétique et passionné, vers l’image monstrueuse que la grande majorité des satiristes redoutait, abhorrait. Moteur de la sédition, Lénine révolutionne la Révolution ; il la pense, la théorise, il la violente pour mieux la réaliser.

46 Le paradoxe qui auréole Vladimir Ilič Ul′janov déconcerte les caricaturistes, son nom est un pseudonyme, son visage une énigme, et jusque dans ses propres rangs, ses prises de positions sont contestées. Comment se peut-il en effet que cet orateur fulgurant,

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apparaissant en public, et suscitant tant de curiosité ne soit pas identifiable, portraituré ? Comment se peut-il qu’il soit si prolixe et si peu connu ? Si odieux, si extrême et finalement fédérateur et consensuel ? Si interlope et si puriste ? Assurément Lénine incarnait à lui seul ce hiatus entre les deux révolutions russes, ses deux pouvoirs antagoniques, entre ces deux mondes qui ne se comprenaient pas.

47 Cette bipolarité se manifeste aussi dans les rapports, paradoxaux, de causes à effets : accusé de traîtrise – il est néanmoins accueilli par ses principaux concurrents et détracteurs (fut-ce à contrecœur) lors de son retour triomphal, après avoir négocié avec l’Allemagne ennemie. Présenté comme un terroriste en puissance, il propose une paix révolutionnaire pour mieux remporter la guerre de la révolution. Omniprésent, Lénine demeure insaisissable, et l’apparition de Trotski lui aura permis de mettre en avant ce faire-valoir et de rester en retrait, de se préserver pour mieux contrôler.

48 Face à cette énigme « Lénine », le bolchevik, sous‑fifre malotru, fait figure de bête noire auto‑désignée. Canalisant toutes les critiques, tous les vices, le bolchevik dans la presse satirique s’exécute aveuglément, et devient une cible de substitution en lieu et place d’un Lénine, à l’image alors trop protéiforme, trop imprévisible. Pourtant ces caricaturistes témoignent d’une réelle documentation sur Lénine : ils devaient non seulement lire ses textes, mais également, chercher à mieux le saisir, pour preuve l’évolution de sa représentation en quelques dessins seulement. Par conséquent, chaque slogan que martelait le bolchevik, chaque manifestation de violence dont il ait pu se rendre coupable porte véritablement la signature de son démiurge dont on peut suivre les publications, les écrits au travers des sujets et des légendes. Les sujets des charges contre les bolcheviks suivent ensuite en quelque sorte le scenario écrit par Lénine avec ses derniers articles, ses prises de positions, ses plans d’actions. En retrait, discret, il économise son image pour mieux la laisser éclater après le Grand-soir.

49 L’entre-deux révolutions porte ainsi en filigrane le portrait de Lénine, un portrait somme toute assez flou, rendu crédible et cohérent par le recours au bolchevik comme bouc émissaire permettant d’atteindre cet ennemi à la figure insaisissable. Indubitablement Lénine, arrivé dans un cheval de Troie, enclenche un engrenage dont lui seul connaît l’issue, le dénouement, il fait figure de Deus ex machina cynique, source de l’ultime coup de théâtre de cette tragédie russe.

NOTES

1. Marc Ferro, la Révolution de 1917, Paris, Albin Michel, 1997, « Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité », p. 470. 2. Youri Klioutchnikov, la Russie d’aujourd’hui et de demain, articles publiés sous la direction de M. G. Klutchnikoff, Paris-Neufchâtel, Attinger Frères, 1920. Mis en ligne par la Bibliothèque russe et slave. p. 8-9. 3. Klioutchnikov, la Russie d’aujourd’hui et de demain…, p. 9-10. 4. Notons que la Marseillaise ouvrière (paroles de Piotr Lavrov écrites le 1er juillet 1875) fut adoptée comme hymne par le Gouvernement provisoire le 23 février (2 mars) et a pour couplet

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entre autres : « Pour toi le repos sera seulement dans la tombe. / Toute sa vie, prêt à recouvrir les arriérés, / Le tsar-vampire te tire les boyaux / Le tsar-vampire boit le sang du peuple. / Il a besoin de soldats pour les régiments. / Donnez-lui vos fils. / Il a besoin de fêtes et de palais. / Donnez-lui votre sang. » 5. Orlando Figes et Boris I. Kolonitskii, Interpreting the Russian Revolution: The language and symbols of 1917, New Haven – London, Yale University Press, 1999, p. 153. 6. Ibid., p. 157. 7. Figes, Kolonitskii, Interpreting the Russian Revolution…, p. 154. 8. Les socialistes pacifistes s’organisèrent pour lutter contre la guerre « impérialiste » et préparer la Révolution, lors des conférences de Zimmerwald et de Kienthal, en 1915 et 1916. 9. Hélène Carrère d’Encausse, Lénine, Paris, Fayard, 1998. p. 218. 10. Ibid., p. 222. 11. Carrère d’Encausse, p. 220. 12. Rédigé en Suisse au printemps 1916, mais qui ne sera finalement publié à Petrograd qu’en 1917, après donc la Révolution 13. Carrère d’Encausse, Lénine…, p. 220. Cité par M. Morrison (Albert Goldman), « Défaitisme révolutionnaire », in Cahiers Léon Trotsky, Bataille dans le Noir 1941-1943, les premières lueurs de l’aube, Institut Léon Trotsky, no 66, juin 1999, p. 37 : « Pour nous, Russes, du point de vue des intérêts des masses laborieuses et de la classe ouvrière en Russie, il ne saurait y avoir le moindre doute, absolument aucun, que le moindre mal serait, ici et maintenant, la défaite du tsarisme dans cette guerre. Car le tsarisme est cent fois pire que le kaisérisme. » 14. Lénine…, p. 254. 15. Nikolaj Vladimirovič Vasil′ev-Remizov (1887-1975), célèbre satiriste russe, artiste peintre, il fut co‑rédacteur en chef de la revue Новый Сатирикон avec Arkadij Averčenko et Aleksej Radakov. Il émigra en France puis aux États-Unis. 16. Lénine…, p 258. 17. Les mots en italique sont écrits en russe dans la version originale. Le dessin est signé N. Nikolaevskij. 18. Claude Anet, la Révolution russe : chroniques 1917‑1920, Paris, éd. Phébus, 2007, p. 112. Et de préciser : « On a décidé de la journée de huit heures : parfois, avec heures supplémentaires payées. […]. En moyenne les ouvriers travaillent quarante-cinq heures par semaine. » 19. Notons que le caricaturiste a cru bon d’ajouter son nom entre parenthèse afin que l’on puisse l’identifier. 20. Martin Malia, la Tragédie soviétique : histoire du socialisme en Russie, 1917‑1991, Paris, Éditions du Seuil, Collection Points « Histoire », 1995, p. 147. 21. Signée Boris Antonovskij (1891‑1934) célèbre caricaturiste russe. Après la fermeture du Новый Сатирикон, il resta plusieurs années sans activité avant de retravailler dans les premières revues satiriques soviétiques durant la guerre civile, Красный Ворон (le Corbeau rouge). Plus tard, il collaborera avec les revues Бегемот, Смехач et Крокодил. Il fut notamment l’inventeur d’un très célèbre personnage comique Evlampij Nad′kin. Il fut en outre l’un des pionniers du dessin animé soviétique. Isaak Brodskij disait de lui qu’il était le « Paganini de la caricature ». 22. « Lors des Journées de Juillet, les raisons du retournement furent multiples mais deux d’entre elles passèrent les autres. En premier lieu, la réaction patriotique des soldats de la capitale qui, sur la foi d’un rapport du ministre de la Justice, Perevertsev, apprirent de sa propre bouche les charges terribles qui avaient été réunies contre Lénine et les bolcheviks : ils recevaient de l’argent allemand par l’intermédiaire d’un agent à Stockholm ; en outre, il était établi que Lénine aurait organisé une insurrection dans la capitale en coordination avec la contre-offensive allemande sur le front sud-ouest. […] Très tard dans la soirée la nouvelle courait toute la ville qu’il avait été prouvé que Lénine était un agent allemand. », in : Marc Ferro, la Révolution de 1917…, p. 510.

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23. Maxime Gorki, Pensées intempestives : 1917‑1918, Lausanne, Éditions l’Âge d’Homme, 1975, p. 82‑83. 24. Il s’agit d’un jeu de mot en russe fonctionnant sur l’analogie entre le mot krasnyj qui signifie à la fois la beauté en slavon et la couleur rouge en russe moderne. La racine kras-a donné krasivyj, beau ou encore prekrasnyj son synonyme. Les communistes reprendront cette tradition du beau coin, transformé en coin rouge où les portraits des « grands » du parti remplaceront les saintes icônes. 25. Ruthénie version latinisée de Rus′ ou Russie. La Ruthénie rouge correspondrait à la Galicie historique. 26. Il y avait jadis la distinction entre Grande Russie, Petite Russie (Malo en russe, qui correspond à l’actuelle Ukraine) et Russie Blanche (Bielo en russe, qui correspond à l’actuelle Biélorussie), 27. Fig. 6. dernière image : « По совѣту Петра Великаго, Россiя вздернута, если не на дыбы, то на дыбу. » La légende reprend de façon cruellement ironique un vers célèbre du Cavalier de bronze (1833) de Puškin, qui veut voir dans le cheval cabré de la célèbre statue équestre de Pierre Ier érigée par Catherine II à Saint-Pétersbourg, une représentation de l’œuvre du souverain : avoir fait se cabrer la Russie, c’est-à-dire insuffler au pays une énergie, mais ce, de façon brutale : « Не так ли ты над самой бездной / На высоте, уздой железной / Россию поднял на дыбы ? ». Cette allusion explique le début de la légende « Selon le conseil de Pierre… », mais ici la Russie n’est pas cabrée prête à s’élancer (na dyby), mais écartelée sur le chevalet (na dybu). 28. Cf. Lénine, la Révolution socialiste et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, point III, 1916. 29. Lénine…, p. 284. 30. Le décret d’arrestation du 10 juillet ne portait pas le nom de Trotski, qui protesta « pour se solidariser avec Lénine. Kamenev et Zinov′ev ». Dans sa lettre au ministre, publiée dans Volna du 15 juillet, il insistait sur le fait qu’il avait invité les manifestants du 3 juillet à rentrer chez eux pacifiquement. Il ne se disait pas bolchevik et expliquait ses relations avec eux par son rôle de responsable des Interquartiers qui « n’avaient pas de désaccord avec les bolcheviks », in : Marc Ferro, la Révolution de 1917…, p. 512. 31. Il est même représenté caché sous le canapé de Cereteli et de Černov du Soviet de Petrograd, pendant que le Gouvernement provisoire est à sa recherche, Bič, № 27, juillet 1917. 32. Lénine…, p. 285. 33. Op. cit., p. 286. 34. Lénine, le Marxisme et l’insurrection – Lettre au comité central du P.O.S.D.R., 13‑14 (26‑27) septembre 1917, parue pour la première fois en 1921 dans la revue Proletarskaja Revoljucija. 35. L’auteur se réfère à l’État et la Révolution de Lénine, rédigé durant l’été 1917. 36. Malia, la Tragédie soviétique…, p. 147. 37. Jacquerie, révolte russe d’une grande violence. La plus connue est incontestablement celle menée sous le règne de Catherine II par Emelian Pugačev, et à propos de laquelle le héros de Pouchkine, Grinev s’exclamait dans la Fille du Capitaine : « Que Dieu nous garde de voir la révolte russe, absurde et sans merci ! ». 38. Une caricature de bolchevik en Deržimorda, apparaît en quatrième de couverture de Bič, № 24 du mois de juin, avec le journal la Pravda à ses côtés. 39. Klioutchnikov, le Changement de Jalons, traduit du russe et présenté par Y.-M. Cosson, Lausanne, L’Âge d’Homme, coll. « Slavica », 2005, p. 226. 40. Gorki, Pensées intempestives…, novembre 1917, p. 92‑93. 41. Carrère d’Encausse, Lénine…, p. 261. 42. Parue dans Bič, № 29, août 1917. 43. Que l’on peut traduire littéralement par : la force destructrice est la force créatrice.

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RÉSUMÉS

Basée sur des documents authentiques rares et inédits, cette étude a pour but d’étoffer une image singulière de Vladimir Ilič Ul′janov – Lénine entre les deux révolutions russes via les revues satiriques russes de l’époque, affranchies de la censure impériale. Déroutante à plus d’un titre, cette image se révèle être pourtant symptomatique des caricatures et autres charges ciblant les bolcheviks, ennemis jurés des partisans de la révolution démocratique de Février.

Based on rare and authentic documents, this work endeavors to elaborate a new image of Vladimir Ilitch Oulianov – Lenin between both Russian Revolution through satirical magazines of the time, freed from imperial censorship. Disconcerting in more ways than one, this image indeed is symptomatic of the caricatures and other cartoons that targeted bolcheviks, archenemies of partisans of the democratic revolution of February.

AUTEUR

OXANA IGNATENKO‑DESANLIS Docteur en Histoire de l’art, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, École du Louvre.

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La condamnation des Preux et la chute de Dem′jan Bednyj et d’Aleksandr Tairov The Condemnation of Valiant Knights and the Fall of Dem′jan Bednyj and Aleksandr Tairov

Marie-Christine Autant-Mathieu

1 Il y a quatre-vingts ans, à l’automne 1936, l’un des meilleurs théâtres de Moscou, célèbre pour ses décors constructivistes, pour son répertoire novateur orienté vers les auteurs occidentaux classiques et contemporains, pour ses comédiens à l’aise dans l’opérette, la comédie et la tragédie, était frappé par la vague répressive déferlant depuis le début de l’année sur tous les arts.

2 D’ordinaire, dans les histoires du théâtre soviétique, cet épisode est mentionné dans la liste assez longue des maux qui frappèrent alors la plupart des artistes. Ainsi le Molière de Mixail Bulgakov, retiré de l’affiche du Théâtre d’Art au bout de sept représentations, est souvent cité pour illustrer les rigueurs de la campagne contre le formalisme et le naturalisme. En effet, si ce Théâtre, choisi par Staline comme modèle et vitrine de l’art scénique, pouvait lui aussi subir les foudres de la censure, tous les autres devaient redoubler de vigilance. Un ouvrage a été consacré, au moment de la perestroïka, aux tenants et aux aboutissants des attaques contre l’opéra, le ballet, le cinéma, les arts plastiques cette année-là1, à l’absurdité et la violence des reproches qui déstabilisèrent profondément les artistes au point de les réduire parfois au silence. On sait que Vsevolod Mejerxol′d, malgré plusieurs autocritiques en 1936 et après, ne sauvera ni son théâtre ni sa vie. Que le Théâtre d’Art‑2, coupable de déviations mystiques puis de tiédeur idéologique, fut fermé. On sait moins ce que sont devenus le Théâtre de Chambre et son directeur artistique Aleksandr Tairov, après le scandale soulevé en novembre 1936 par la mise en scène des Preux (Богатыри), alors qu’en avril, au cœur de la campagne, le metteur en scène semblait avoir réussi à convaincre les autorités culturelles de sa volonté de « reconstruction créatrice » en suivant désormais la voie du réalisme socialiste2. C’est cette imprévisible et absurde disgrâce que je voudrais

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évoquer ici, en soulignant la naïveté de Tairov qui, en 1917, entrevoyait tout autrement l’avenir : Ce ne sont pas les tyrans, les chefs militaires qui seront les guides de l’humanité : à leur place viendront ceux qui seront investis de la mission d’embellir et d’illuminer la vie3.

3 Quelques mois avant la prise du pouvoir par les bolcheviks, l’artiste, comme une majorité d’intellectuels à cette époque, croyait que le salut viendrait de la culture et qu’il aurait un rôle à jouer pour rendre la vie meilleure.

Une conversion réussie aux canons réalistes socialistes

4 Si l’on se réfère aux ouvrages et aux manifestations liés au dixième et au vingtième anniversaires du Théâtre de Chambre fondé par Tairov en 1914, on mesure la place de plus en plus importante qu’il occupait, ou plutôt qu’il avait réussi à conquérir, dans la vie théâtrale officielle.

5 En 1924, le poète imaginiste Ippolit Sokolov, chercheur à l’Institut du travail et enseignant aux ateliers du Théâtre de Chambre, publie à compte d’auteur une brochure en forme de panégyrique dans laquelle il fait de Tairov l’inventeur du constructivisme et considère sa compagnie comme la plus imitée de Russie. Il assure qu’à la différence de Mejerxol′d qui n’a pas de successeur, Tairov a créé un style, une école, un courant4.

6 Dix ans plus tard, c’est un bilan moins partial, plus analytique et fouillé que propose le théâtrologue Konstantin Deržavin5. Pour cette occasion, un autre ouvrage paraît, préfacé par Osaf Litovskij, le terrible critique du front gauche de l’art devenu président du Glavrepertkom6. Litovskij s’était fait connaître par ses attaques impitoyables contre les compagnons de route, et notamment contre Bulgakov. Sa préface, l’année de l’instauration du réalisme socialiste, est un signe. Le Théâtre de Chambre devient emblématique des théâtres bourgeois esthétisants qui ont su, en moins de vingt années, se ranger sur les positions de l’art socialiste. Litovskij fabrique l’histoire officielle du Théâtre, avec ses étapes comportant leur lot d’erreurs formalistes, et ses victoires grâce aux pièces soviétiques : les Soldats inconnus (Неизвестные солдаты), 1931, de Leonid Pervomajskij et surtout la Tragédie optimiste (Oптимистическая трагедия), 1933, de Vsevolod Višnevskij. Parti sur de mauvaises bases, le Théâtre n’en reste pas moins un bon théâtre musical, à l’aise dans le fantastique et qui associe heureusement les genres7. Il a su conserver le meilleur de son héritage en s’adaptant aux nouvelles conditions8.

7 Ce recueil met en évidence non seulement la conversion lente et réussie de la compagnie aux canons de l’art socialiste, mais il accorde une grande place au renom international du metteur en scène. Une partie est réservée à ses souvenirs sur les tournées du Théâtre en 1923, 1925 et 1930 (il est le seul à avoir eu le privilège de voyager trois fois en Europe et de visiter l’Amérique du sud). La dernière partie du fascicule présente des extraits de la presse étrangère, une photo de Tairov en compagnie de George Bernard Shaw, et un cliché le montrant au congrès Volta de Rome, en octobre 1934. Or le livre paraît deux mois plus tard : c’est dire toute l’importance accordée à cette renommée internationale qui doit absolument figurer dans le livre d’anniversaire. Tairov est un artiste assez loyal pour représenter le théâtre

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soviétique hors des frontières. À la fin du recueil, une liste des spectacles met bien en valeur le fait qu’en vingt ans, Tairov a présenté quinze pièces soviétiques, contre trente-trois étrangères…

8 Soudain, deux ans plus tard, ce beau montage s’effondre. La catastrophe des Preux anéantit complètement et définitivement la méticuleuse et progressive entrée du metteur en scène et de sa troupe au panthéon des artistes de confiance. Et Tairov tombe avec celui sur lequel il comptait pour asseoir sa réputation de converti loyal : le poète jusque-là préféré de Stalin, Dem′jan Bednyj…9 Le metteur en scène sortira vivant de cette épreuve, il conservera son théâtre10, mais il s’en trouvera à tout jamais brisé. À une ou deux exceptions près, ses créations ultérieures se fondront dans la grisaille ambiante, ses comédiens s’éparpilleront, son autorité de metteur en scène novateur, expérimentateur déclinera inexorablement. Il finira par se faire licencier en 1949 du théâtre qu’il avait créé et mourra un an plus tard.

9 Avec le recul du temps, on peut se demander si le coup de semonce de 1936 n’a pas eu pour conséquence de faire oublier la plupart des expérimentations de Tairov avec l’acteur, le texte, de négliger son rôle de metteur en scène théoricien et pédagogue et de ne considérer comme digne d’intérêt que son travail avec les peintres de l’avant- garde Aleksandra Ekster, Vladimir et Georgij Stenberg, Aleksandr Vesnin ou Georgij Jakulov.

Le projet des Preux et son enjeu

10 À y regarder de près, le projet de mise en scène des Preux était non seulement cohérent avec le parcours de Tairov, alternant drame et bouffe, théâtre récité, théâtre dansé et musical, mais il visait aussi à faire du Théâtre de Chambre une compagnie modèle en matière d’opéra-comique populaire. Tairov pouvait réussir dans les années trente ce que Nemirovič‑Dančenko avait échoué à faire au début des années 1920 avec son studio d’opéra-comique (KO : Kомическая опера). En 1931, Tairov estime dépassée la division des théâtres en dramatiques, lyriques11. C’est ce qu’indique la Pravda la veille de la première des Preux, le 23 octobre 1936 : Si cette mise en scène peut permettre d’avancer sur la voie de la création et de l’affirmation chez nous d’un opéra-comique populaire, ce sera un succès culturel pour tous ceux qui ont participé à cette opération très difficile12.

11 Tairov renoue avec le théâtre musical, après Giroflé Girofla, les Jours et les nuits (Дни и ночи) de Charles Lecoq, l’Opéra de quat’sous (Tрехгрошовая опера) de Bertolt Brecht. En 1935, il a rencontré Sergej Prokof′ev qui a composé la musique des Nuits égyptiennes (Египетские ночи) et s’apprête à composer celle d’Eugène Onéguine pour le centenaire de la mort d’Aleksandr Puškin en 1937. Au moment où Konstantin Stanislavskij teste « la ligne des actions physiques » sur les élèves acteurs et chanteurs13 de son tout nouveau studio lyricodramatique, Tairov travaille aussi à former des interprètes polyvalents dans son école près le Théâtre de Chambre. Cette pédagogie vocale et corporelle propose une salutaire troisième voie, dépassant l’opposition convenue entre l’école du ressenti, défendue par Stanislavskij, et l’école de la représentation ou de la convention, que le Théâtre de Mejerxol′d peut illustrer14.

12 La mise en scène des Preux se présente comme un projet ambitieux et patrimonial : en 1933, le musicologue Pavel Lamm avait retrouvé une partition de l’opéra-bouffe d’Aleksandr Borodin joué une fois au Bolchoï en 186715. Borodin – qui remplaça son

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nom par deux étoiles sur les affiches et après l’échec préféra oublier cette œuvre –, avait voulu introduire en Russie ce genre très populaire dans le reste de l’Europe. Pour ce faire, il avait parodié le pseudo-pathos de Rogneda d’Aleksandr Serov et créé un pot-pourri à partir d’extraits de Rossini, Verdi, Meyerbeer, Offenbach, Verdi et Cavos16. Tairov et Bednyj souhaitent faire redécouvrir cet opéra russe, le réhabiliter en l’actualisant.

13 Par ailleurs, Tairov désireux d’arracher l’étiquette d’élitisme esthétisant qui a été collée à son travail, insiste sur sa volonté de faire un spectacle « vraiment populaire17 ». Le livret originel de Viktor Krylov ne lui déplait pas mais il va s’appuyer sur sa réécriture par le poète prolétarien Dem′jan Bednyj, réputé non seulement pour son athéisme militant mais aussi pour ses plaisanteries grossières qui passent pour un style néo- populaire soviétique18. En outre, des peintres décorateurs venus tout exprès de Palex enracinent le cadre de l’action dans un folklore incontestablement authentique et, en 1936, moins dangereux que les structures abstraites des scénographes constructivistes.

Les Preux, première au Théâtre de Chambre de Moscou, 29 octobre 1936

Mise en scène d’Aleksandr Tairov, décors de P. Baženov. Opéra-bouffe d’A. Borodin, livret de Viktor Krylov et Dem′jan Bednyj © Brochure Камерный театр 100 лет, Théâtre Pouchkine, 2014.

14 Enfin, avec les Preux, Tairov tente, et pour la dernière fois, d’échapper au carcan du réalisme naturaliste ou psychologique et avec cet opéra‑bouffe où se croisent les lignes satirique, lyrique, romantico‑héroïque, essaie de faire accepter le théâtre synthétique auquel il tient. C’est pour lui la seule voie qui permette au comédien d’associer dans son jeu le chant, la diction, l’expression plastique. Depuis ses Notes d’un metteur en scène parues en 192119, Tairov réfléchit à une méthode de « mise en forme » du spectacle, sans toutefois se prendre pour un théoricien dont les traités auraient force de loi20. Il a d’ailleurs beaucoup de mal à définir son style, appelant de ses vœux dans les années 1910 un théâtre de formes gorgées d’émotions, néoréaliste, puis faisant l’éloge du réalisme « concret » des années 1920, du réalisme structurel21, dynamique, construit, dans les années 1930 ou encore du réalisme romantique, ailé22, dans les années 1940. Mais le fil conducteur de ses recherches est clair : Tairov se bat pour conserver la pantomime qui écarte la prédominance du mot et donne au corps en mouvement et en rythme toute son importance23.

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15 Après avoir mis à son répertoire des pièces soviétiques et affiché son attachement au réalisme (les adjectifs flous qu’il lui adjoint renvoient à la forme, à la composition), Tairov espère-t-il, avec les Preux, contribuer à « ressusciter de façon nouvelle l’héritage culturel »24 ? Espère-t-il être celui qui, après avoir fait advenir la tragédie « optimiste », créera un opéra-bouffe populaire soviétique ? C’est en tous cas ce qu’affirme Osaf Litovskij le jour de la première des Preux, le 29 octobre 1936. Sa réaction correspond parfaitement aux attentes, et des créateurs, et des autorités qui ont suivi toutes les étapes du travail. Il loue l’admirable connaissance du folklore qui permet de relire, à la soviétique, les bylines. Par le biais d’un renversement carnavalesque (le procédé avait été utilisé par Majakovskij dans Mystère-Bouffe [Мистерия-Буфф]), les vrais preux ne sont pas les princes qui incarnent la Russie arriérée mais le peuple, et les courageux brigands agissent en véritables Robins des bois russes. Et Litovskij de conclure : Le succès de cette expérience doit servir de leçon à nos théâtres de comédie musicale et d’opérette qui piétinent sur du matériau occidental sans tenter de se tourner vers les sources populaires russes, vers le folklore de l’URSS. […] La russification de la Russie est ici montrée avec beaucoup de mesure et de goût25.

16 Un autre article élogieux, paru deux jours plus tard, insiste aussi sur le caractère novateur et exemplaire de cet opéra : On ne pourra plus maintenant composer de spectacle musical, satirique et parodique sans tenir compte de l’expérience des Preux26.

17 Le critique apprécie les rires qui ponctuent un spectacle « plein de fraîcheur, de joie, d’humour et de plaisanteries ». En effet, la parodie de Krylov-Borodin a été transformée en une farce dont le lexique savoureux et les situations décalées déclenchent une hilarité qui détonne dans le paysage théâtral moscovite, sérieux et didactique.

« Les preux dorment et ronflent, qu’ils aillent tous au diable » (Acte I, Scène 1)

18 Dem′jan Bednyj, l’un des champions de la propagande antireligieuse, présente le baptême de la vieille Russie comme une bouffonnerie haute en couleurs27. Il oppose au prince Vladimir et à ses preux lâches, infantiles, bornés et ivrognes, des bandits déguisés en saltimbanques ou en pèlerins qui déploient ruses et manigances. L’intrigue est simpliste. Les Russes, saoulés par les Grecs, ont été baptisés malgré eux et Vladimir se voit contraint d’épouser Anna, une princesse grecque. Pendant ce temps, le preux Solovej est à la poursuite des bandits qui ont capturé quatre de ses compagnons d’armes, ce qui a contrarié le prince Vladimir : il refuse de donner sa fille en mariage à Solovej. Celui-ci décide alors de l’enlever, mais trompé par les bandits, il capture l’épouse de Vladimir. L’objectif des bandits est de restaurer l’ancienne foi. Ainsi, par une série de machinations, ils réussissent à « animer » Perun en lui faisant lancer des éclairs et agiter bras et jambes. Les preux, manipulés par Foma-Ugar′, le chef des bandits déguisé, lancent une offensive contre la princesse grecque et son armée, mais ils capitulent aussitôt. Quant à Solovej, il se hâte de rendre la reine à Vladimir : nymphomane, elle a épuisé ses forces et diminué sa vaillance héroïque… La pièce s’achève par un double banquet : les noces de Vladimir avec la princesse grecque (sa première épouse se retirera dans un monastère), les noces de Solovej avec la princesse Zabava. Mais pendant que les preux font la fête, les bandits quittent leurs déguisements

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de bouffons et s’emparent de leurs armures. Par un total renversement de situation les bandits habillés en preux font prisonnier Solovej : « Voilà ce qu’il t’en coûte de pourchasser les bandits que nous sommes ». Ils se désintéressent toutefois des preux ivres qui rampent à quatre pattes sous la table et les bancs. Les derniers mots du prince Vladimir donnent la morale de l’histoire : Les intelligents, on leur noue une corde autour du cou et on les tient en laisse. Tandis que les imbéciles… Le bonheur soit avec eux.

19 Comme dans la Belle Hélène, ou Barbe-bleue d’Offenbach, l’histoire est prétexte à des chœurs, des danses, des rondes, des arias et à de nombreux gags. C’est un spectacle carnavalesque qui renverse le beau langage et les formules officielles. Bednyj émaille les dialogues d’expressions peu châtiées « ordure, de quoi tu parles ? Qu’est-ce que tu dégoises ? Tu dérailles, la vieille ! », multiplie les calembours, les formules parodiques : « porteurs de lapti de toute la vieille Russie, rechaussez-vous » ; invente des dictons : « noyade pour nous, baptême pour vous ; le bouc, quoi qu’on fasse, pue toujours le bouc » et fait parler la princesse grecque en pseudo-langage transmental. Le spectacle ridiculise les hauts personnages : le spectateur découvre le prince Vladimir au lit, sous une pile d’édredons, souffrant d’une terrible gueule de bois. Sa nounou le console en lui apportant du lait. En société, le prince se montre incapable de finir une phrase et file doux devant son épouse qui le tient sous sa coupe. Le livret donne au corps et à ses parties les moins nobles une place prédominante : les preux se grattent les aisselles, ronflent, se vautrent par terre, titubent, grognent, se pincent, se cognent etc. Les gags, les déguisements, y compris sous une peau d’ours, le démontage du rituel du baptême, tout est convié à la fête du rire libérateur. Comme l’écrira Baxtin, « la vérité du rire rabaisse le pouvoir, s’accompagne d’injures et de blasphèmes et le bouffon est son porte-parole28 ».

Les Preux, le banquet final

© Brochure Камерный театр 100 лет, Théâtre Pouchkine, 2014.

20 L’étude du journal de répétitions29 montre que Tairov s’est concentré sur les parties musicales (travail avec les chœurs, l’orchestre), les danses et les scènes avec les bouffons. Le seul témoignage dont on dispose pour reconstituer le jeu des comédiens est celui de l’interprète de l’un des preux, Julij Xmel′nickij. Contrairement à la pièce le Baptême de la vieille Russie (Kрещение Руси), un spectacle didactique antireligieux qui se jouait depuis 1931 au Théâtre de la Satire, le livret des Preux aurait poussé les acteurs

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évoluant dans les décors merveilleux et bigarrés des artistes de Palex à composer des personnages pittoresques et comiques30.

21 La première, le 29 octobre 1936, est triomphale : de 19 h 30 à 23 h 15, le public rit aux éclats des mésaventures de personnages grotesques, qui renvoient aux maures blancs et rouges de la pièce de Bulgakov, l’Île pourpre (Багровый остров), jouée huit ans plus tôt sur cette même scène. Le spectacle est joué sans encombre jusqu’au 12 novembre. Ce soir-là, l’administrateur inscrit dans le registre : « Molotov était là ». La représentation du 13 a bien lieu, mais le 14, le registre mentionne : « La répétition des Preux a été suspendue. Le spectacle Les P. est retiré par le comité moscovite des arts31 ». Le 15, Adrienne Lecouvreur d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé le remplace immédiatement sur l’affiche.

La curée

22 La condamnation brutale d’un spectacle autorisé à la représentation et bien reçu par le public n’est pas une exception. Le sort réservé, en 1936, à Othello au Théâtre Réaliste, ou à Katerina Izmaïlova au Théâtre musical de Nemirovič-Dančenko le prouve32. Et ce n’était pas la première fois qu’un spectacle était interdit au Théâtre de Chambre. On retira de l’affiche la Conspiration des égaux (Заговор равных) de Mixail Levidov en 1927 en raison de son soutien aux contre-révolutionnaires trotkistes-zinovistes ; l’Île pourpre en 1928 car la pièce pastichait l’histoire russe ; Natalia Tarpova en 1929 parce que les rapports de classe y étaient déformés, la Sonate pathétique (Патетическая соната) en 1931 au prétexte qu’elle avait été écrite par le « nationaliste » ukrainien Mikola Kuliš…33 Autres signaux inquiétants : en mars 1936, Tairov n’est pas autorisé à partir en tournée à Londres. L’été 1936, l’éditorial de Sovetskoe iskusstvo dénonce l’aveuglement politique, la baisse de vigilance du Théâtre qui n’a pas chassé son directeur administratif, un traître et assassin trotskiste, resté en poste pendant trois ans. Le collectif est mis en demeure d’introduire dans le répertoire des pièces militantes visant à éradiquer les survivances du capitalisme dans les consciences34.

23 Dans ce contexte très lourd, l’acteur Nikolaj Čaplygin, durant la discussion sur le formalisme des 4-7 avril 1936, avait demandé de façon prémonitoire si l’opéra-bouffe ne se serait pas perçu comme une atteinte à la vérité historique. Mais Tairov avait maintenu son choix car il se fiait à une autre tendance du moment, l’anticosmopolitisme, et croyait que le pastiche d’opéras étrangers serait bien accueilli…35

La condamnation

24 L’erreur du Théâtre est si grave qu’elle est condamnée au plus haut niveau, par un décret du comité des affaires artistiques : De la pièce les Preux de Dem′jan Bednyj Confirmer le projet de décret du comité des affaires artistiques : étant donné que l’opéra-farce de Dem′jan Bednyj, mis en scène sous la direction de A. Ja. Tairov au Théâtre de Chambre avec la musique de Borodin a) est une tentative de magnifier les bandits de la Rus′ de Kiev en tant qu’élément révolutionnaire positif, ce qui contredit l’histoire et qui est absolument faux dans son orientation politique ; b) noircit gratuitement les preux de l’épopée russe de la byline alors que les

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principaux preux sont, dans la représentation populaire, les porteurs des traits héroïques du peuple russe ; c) donne une représentation antihistorique et outrageuse du baptême de la Rus′, qui est en réalité une étape positive dans l’histoire du peuple russe car elle a contribué au rapprochement entre les peuples slaves et des peuples plus cultivés, le comité des affaires artistiques près le soviet des commissaires du peuple de l’Union soviétique décrète qu’il faut : 1) retirer la pièce les Preux du répertoire car elle est étrangère à l’art soviétique. 2) proposer au cam. Keržencev d’écrire un article dans la Pravda dans l’esprit de cette décision36.

25 Tairov et Dem′jan Bednyj sont coupables « de menées hostiles » (вражде-бные вылазки), expression terrible qui stigmatise les traîtres, les saboteurs des fondements de l’art soviétique37. Ni l’un ni l’autre n’ont compris à temps que le dressage des arts allait de pair avec une relecture de l’histoire et du folklore russes38. Les bandits, issus du peuple et opprimés par les princes, ne sont plus systématiquement des personnages positifs.

26 Platon Keržencev, le président du comité des affaires artistiques, est malencontreusement en vacances en France et en Angleterre lors de la condamnation des Preux par Molotov à l’automne 1936. Rentré de toute urgence, il fait paraître dès le 15 novembre dans les Izvestija et la Pravda un commentaire développé du décret. « La falsification du passé populaire39 » impose une lecture de l’histoire du passé de la Russie telle qu’elle est désormais officiellement fixée. Le spectacle sert de prétexte à une mise au point dont tout critère esthétique, toute prise en compte de la dimension ludique propre à un opéra-comique sont exclus. Encenser la conduite de certains bandits, les considérer comme des révolutionnaires en herbe, c’est se situer dans le sillage des anarchistes Sergej Nečaev et Mixail Bakunin et oublier la position du parti qui définit ce qui est ou non progressiste. Railler les bylines et leurs personnages héroïques qui font partie du patrimoine national, c’est passer outre le caractère populaire propre à toute œuvre soviétique. Mal sélectionner les objets de dérision, c’est prendre le risque de déformer la réalité dans son développement révolutionnaire, de calomnier l’histoire russe, liée à l’histoire des peuples slaves40.

27 Peu importe qu’il s’agisse d’une farce, d’une parodie musicale : il est devenu inacceptable de plaisanter de l’épopée41. Keržencev le redira quelques jours plus tard devant une assemblée d’artistes et de représentants culturels : Tairov a dit que les Preux étaient une farce et qu’il n’avait pas accordé d’importance au texte. Mais nous pensons que le passé héroïque de notre peuple n’est pas un objet de farce42.

28 Selon l’analyse officielle, les Preux sont des patriotes qui ont défendu la Russie contre les invasions étrangères, or c’est cette épopée qui est ridiculisée. Le baptême de la Russie devient une action positive, car il a rapproché la Rus′ de Byzance et de l’Occident plus cultivés, et le clergé grec a contribué à l’alphabétisation de la population.

29 Ainsi, l’éreintement des Preux va alimenter la redéfinition du nationalisme patriotique et de la politique antireligieuse.

Les conséquences

30 Selon un rituel bien rodé, le décret et son « analyse » par Keržencev déclenchent une campagne de presse dans toute l’Union. Il est clairement conseillé aux artistes de lire les nouveaux manuels d’histoire. « Les principaux héros des bylines russes ont incarné

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d’une manière ou d’une autre le pathos de l’héroïsme populaire, et en particulier l’héroïsme de la lutte nationale. »43 Cette campagne se veut éducative, il faut tirer les leçons de cette erreur qui a été précédée par d’autres cas de « falsification de l’histoire » dans Molière de Bulgakov ou Pierre Ier de A. N. Tolstoj par exemple44.

31 Comme il se doit, le fourvoiement de Tairov est condamné par ses collègues théâtraux. Ceux qui ont le courage d’aller le voir semblent rendre visite à un mort45.

32 Dès le 20 novembre, Jakov Bojarskij, le président du comité du syndicat des travailleurs de l’art (RABIS) réunit les délégués des artistes du Théâtre de Chambre ainsi que des représentants du Parti et du Komsomol pour débattre des Preux46. Puis, du 21 au 23 novembre, tout le collectif est convoqué. Les membres de la troupe en présence de Tairov sidéré et blême dénoncent la dictature du metteur en scène, le culte de son épouse, la vedette Alisa Koonen, l’absence de responsabilité idéologique (идейность)47. On invite aussi au débat les élèves de l’école du Théâtre : ils « avouent » avoir participé à une opération de « claque », ce qui prouve que le succès du spectacle a été fabriqué…48 Dem′jan Bednyj est aussi sommé d’expier sa faute. À l’assemblée de la section des poètes de l’Union des écrivains, Aleksej Surkov l’accuse d’avoir « schématisé, vulgarisé, tout le processus historique de la Russie49 ».

33 Les fourvoiements idéologiques, historiques, repérés dans les Preux vont devenir les révélateurs des erreurs esthétiques de Tairov. Celui-ci a eu tort de mettre en avant le principe « fatal » de « l’acteur synthétique » qui se préoccupe uniquement de rythmer son jeu au lieu de « ressentir la vérité de la vie50 ». Il n’est plus question désormais, à propos de Théâtre de Chambre, d’évoquer une progression lente mais réussie vers l’art réaliste socialiste. Sovetskoe iskusstvo dénonce le mysticisme catholique de l’Annonce faite à Marie (Благовещение) de Claudel, le modernisme byzantino-slave de l’Orage (Гроза) d’Ostrovskij, l’esthétique féodalo‑aristocratique de Phèdre de Racine. Le Théâtre de Chambre est décadent, en retard sur l’art soviétique, « son histoire est celle d’un théâtre formaliste », ce que l’erreur politique des Preux a fait clairement apparaître51.

34 Comme le metteur en scène reconnaît ses erreurs, on lui accorde la clémence : « Nous sommes prêts à faire un effort et à laisser Tairov en poste au Théâtre ». Mais à la condition que cet « éducateur autocratique52 » que ce « faiseur indifférent », accepte de revoir tout son bagage idéo-artistique53. En un peu moins d’un mois, le sort de Tairov et de la compagnie qu’il a fondée et dirigée durant seize années est scellé. Lorsque le Théâtre de Chambre est fusionné en 1937 avec le Théâtre Réaliste, c’est devant un nouveau directeur doté des pleins pouvoirs que Tairov, rétrogradé au rang de simple responsable de la mise en scène, reconnaît que l’idée du théâtre synthétique est totalement erronée et formaliste. Quant au genre de l’opéra-bouffe, il est condamné à travers Dem′jan Bednyj à l’Union des écrivains en mai 1937 : « De tels spectacles ne doivent être joués ni au Théâtre de Chambre ni nulle part ailleurs54. » Le poète est exclu de l’Union des écrivains et du Parti communiste en 1938.

Une réhabilitation difficile

35 Les Preux est un cas exemplaire de la façon dont on brise un artiste en le dépouillant peu à peu de ses principes directeurs qu’il doit redéfinir sans cesse, rogner et, pour finir, abjurer. Mais à la différence de Bulgakov dont les manuscrits ont été épargnés grâce à sa veuve, à la différence de Mejerxol′d dont les archives ont été sauvées par Èjzenštejn,

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à la différence de Stanislavskij dont l’héritage a été protégé par le culte dont il a fait l’objet, Tairov reste un cas d’étude frustrant car les traces de son travail restent très lacunaires.

36 Dans son étude « La voie créatrice de Tairov », Konstantin Rudnickij fait très judicieusement remarquer que la « position particulière de Tairov dans la culture artistique de son temps reste encore assez énigmatique et que la logique de ses recherches n’a pas été mise au jour55. »

37 Si les études sur la scénographie de ses spectacles, sur ses tournées à l’étranger sont fouillées et circonstanciées56, on déplore en revanche l’absence d’analyse précise de son approche de la mise en scène, de sa méthode de travail avec les acteurs, les décorateurs, les musiciens et les régisseurs, de son activité pédagogique dans son école. Les comédiens qui ont contribué à la renommée du Théâtre de Chambre : Nikolaj Ceretelli, Lev Fenin ou Nikolaj Novljanskij n’ont fait ne monographie. Seul le livre de mémoires d’Alisa Koonen57 éclaire la vie du théâtre, la préparation des spectacles, les relations avec les milieux artistiques, mais de façon forcément subjective et biaisée.

38 Aujourd’hui, plus de cent ans après la création du Théâtre de Chambre, force est de constater que de nombreux aspects de l’activité de cette compagnie et de son metteur en scène restent obscurs, car la répression et l’autocensure se sont conjuguées pour rendre leur héritage peu cohérent et lisible.

NOTES

1. L . Maksimenkov, Сумбур вместо музыки. Сталинская культурная революция 1936-1938, Мoskva, Juridičeskaja kniga, 1997. L’auteur a repris comme titre de son ouvrage l’intitulé de l’article condamnant, le 28 janvier 1936, l’opéra de Dmitrij Šostakovič Lady Macbeth joué à la filiale du Bolchoï. 2. Tairov avait souligné son rapprochement d’auteurs soviétiques tels Boris Levin, Leonid Sobolev, Vsevolod Višnevskij, et affirmé sa volonté d’abolir les frontières entre les genres et de créer un théâtre synthétique incarnant organiquement « la richesse et la variété de l’époque socialiste. » Voir Tеатральная декада, 11-20 avril 1936 et le numéro 8 de Tеатр и драматургия, 1936. 3. A. Tairov, Прокламация художника, Moskva, М. Šluglejt i A. Bron-Šten, [1917], p. 14. 4. I. Sokolov, Режиссура А. Я. Таирова : 1914-1924, Moskva, Avtora, 1925, voir p. 22, 30-31. Pour le 10e anniversaire paraissent aussi une brochure-album dont la couverture est dessinée par les frères Stenberg, Кто, что, когда в Каменном театре 1914-1924 (40 pages) et un ouvrage consacré à la tournée de 1923. 5. K. Deržavin, Kнига о Камерном театре : 1914-1934, Leningrad, Xudožestvennaja literatura, 1934. 6. Le Glavrepertkom (Comité général pour le contrôle du répertoire près le Commissariat à l’instruction publique) fut fondé en 1923. Litovskij (1892-1971) le présida de 1932 à 1937. 7. О. Litovskij, « Заметки о творческом пути », Kамерный театр. Статьи, заметки, воспоминания, Мoskva, Хudožestvennaja literatura, 1934, p. 8-9. 8. Id., « Корни оптимизма », ibidem, p. 29.

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9. Depuis 1929 Stalin fait surveiller de près le poète officiel, ami de Lenin et vieux bolchevik qui s’est permis une épigramme osée sur lui et son entourage. En 1930, il commet une nouvelle maladresse en se moquant de la Russie dans un feuilleton où la paresse est présentée comme un trait national. En 1933, il doit quitter le Kremlin où son appartement était devenu une sorte de salon de rencontre des dirigeants. 10. La fusion forcée en 1937 avec le Théâtre Réaliste de Nikolaj Oxlopkov ne rapprocha pas les deux metteurs en scène qui continuèrent à travailler séparément avec leur troupe. Oxlopkov dès 1938 monte ses spectacles au Théâtre Vaxtangov puis obtient la direction du Théâtre du drame en 1943. 11. Tairov, « Структурный реализм – метод Камерного театра », Советский театр, 1931, no 2-3, p. 30, 34. 12. Dem′jan Bednyj, « Богатыри » (К премьере в Камерном театре), Правда, 1936, no 294, 24 octobre 1936. 13. Voir K. Stanislavski, la Ligne des actions physiques, textes réunis, traduits, présentés et commentés par M.-C. Autant-Mathieu, Montpellier, l’Entretemps, 2007. 14. L. Šatunovskaja, « Театральная школа », Советский театр, 1936, no 11, p. 11. Elle s’appuie sur le programme pédagogique mis au point par Leonid Luk′janov, metteur en scène et assistant de Tairov qui enseigne depuis 1925 aux Ateliers théâtraux expérimentaux (EKTEMAS) près le Théâtre de Chambre. 15. Pour le centième anniversaire de Borodin, P. Lamm est chargé de la redécouverte de cet opéra-bouffe dans les manuscrits de Borodin. Voir la thèse de S. Martynova, « Опера-фарс А. П. Бородина “Богатыри”. Проблемы текстологии ». Кандидатская диссертация, Российская академия музыки им. Гнесиных, 2002, en ligne. J’ai repris la pagination du pdf. 16. P. Lamm, « Неизвестная оперетта Бородина, новая постановка Камерного Театра », Вечерняя Москва, 1936, no 220, 25 octobre 1936. 17. Таirov, « Богатыри в Камерном театре », Известия, no 249, 26 octobre 1936. 18. Selon Alisa Koonen, Tairov aurait dû respecter l’ordre donné par Platon Keržencev de refaire le livret de Krylov. A. Koonen, Страницы жизни, Мoskva, Iskusstvo, 1985, p. 365. 19. Tairov, Записки режиссера, Moskva, GITIS, 2000 [1921]. En français : Alexandre Taïrov, le Théâtre libéré, trad., préface et notes de Claudine Amiard-Chevrel, Lausanne, La Cité-L’Âge d’Homme, 1974. 20. Ju. Golovašenko, Режиссерское искусство Таирова, Moskva, Iskusstvo, 1970, p. 19. 21. Тairov, « Структурный реализм – метод Камерного театра », Советский театр, 1931, no 2-3, p. 28-34. Et aussi K. Rudnickij, « Структурный реализм Александра Таирова (20-е годы) », Мир искусств. Альманах, B. I. Zingerman, Moskva, Kul′tura, 1995, p. 42-78. 22. « крылатый », ibidem, p. 61-62. 23. Cet accent mis sur la pantomime est à rapprocher des expériences de Mejerxol′d, en particulier dans son studio de la rue Borodine, dès 1913. Mejerxol′d évoluera après1917 vers la biomécanique et taylorisation du jeu. 24. Déclaration au Congrès Volta de Rome, octobre 1934. STD, cote VTO AA 792 (47), t. 14, Reale accademia d’Italia. Alex Tairoff, rapport de l’Union des républiques socialistes soviétiques, Roma, Reale accademia d’Italia, 1935-XIII, p. 10. 25. Litovskij, « “Богатыри” – новая постановка Камерного театра », Советское искусство, no 50, 29 octobre 1936. 26. M. Zagorskij, « “Богатыри” в Камерном театре », Вечерняя Москва, no 251, 31 octobre 1936. 27. Le texte du livret n’a pas été publié. On peut le consulter aux archives RGALI, f. 2030, op. 1, ed. xr. 248 et 249. 28. Mikhaïl Bakhtine, l’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970, p. 100 (en russe paru en 1965).

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29. RGALI, f. 2030, op. 1, ed. xr. 95(2). 30. Devant une salle hilare et pleine à craquer, Xmel′nickij campe un personnage vaniteux et élégant, inséparable de son épée et de son miroir. Ju. Xmel′nickij, Из записок актера таировского театра, Мoskva, GITIS, 2004, p. 101. 31. Voir le journal des répétitions du 2 novembre 1935 au 30 juillet 1937. RGALI, f. 2030, op. 1, ed. xr. 95. 32. L’opéra de Šostakovič avait été créé à Moscou en 1933 sous le titre Katerina Izmajlova au Théâtre de Nemirovič-Dančenko et se jouait depuis avec succès. La condamnation de ce même opéra sous le titre Lady Macbeth à la Filiale du Bolchoï amena évidemment son retrait de toutes les affiches. 33. Cf. « Линия ошибок : О Камерном театре » signé Zritel′, Правда, no 319, 20 novembre 1936. 34. [S. A.], « Политические слепцы из Камерного театра », Советское искусство, no 40, 28 août 1936. 35. Voir le sténogramme des discussions dans le fonds du RGALI, f. 2328, op. 1, ed. xr. 135. En outre, Tairov se croit protégé par Lazar′ Kaganovič et d’autres hauts dignitaires qui soutiennent le théâtre. 36. Le décret du Comité des affaires artistiques est confirmé par le Politbureau du Comité central du Parti communiste le 14 novembre 1936. Постановление Политбюро ЦК ВКП (б) о запрете пьесы Д. Бедного « Богатыри », 14 ноября 1936 г., Власть и художественная интеллигенция. Документы ЦК РКП(б) – ВКП(б), ВЧК – ОГПУ – НКВД о культурной политике. 1917-1953, A. N. Jakovlev (ed.), Мoskva, Meždunarodnyj, fonds « Demokratija », 1999, p. 333. Le décret parut dans Правда, 14 novembre 1936. 37. Tairov et Bednyj répéteront lors de leur autocritique qu’ils ont commis une faute (ошибкa) et non une menée hostile ou une tromperie (обман). Voir : Справка Секретно-политического отдела ГУГБ НКВД СССР « Об откликах литераторов и работников искусств на снятие с репертуара пьесы Д. Бедного “Богатыри” », Власть и художественная…, p. 333. Et aussi « Стенографическая запись беседы Д. Бедного со Ставским, №321 », Большая цензура. Писатели и жураналисты в стране советов 1917-1956. Документы, Мoskva, fond « Demokratija », 2005, p. 431-440. 38. Cette relecture s’était affirmée depuis janvier 1936. 39. P . Keržencev, « Фальсификация народного прошлого (о “Богатыряx” Демьяна Бедного) », Известия, Правда, 15 novembre 1936. 40. Keržencev, « Фальсификация народного… ». 41. L’épopée de la « staliniana » puisait son inspiration dans les bylines sur les preux : aussi la moindre critique de ces textes sacralisés pouvait être prise pour une atteinte détournée à l’image de Staline et de ses compagnons d’armes. Voir Maksimenkov, Сумбур вместо музыки…, op. cit., p. 213. 42. « Совещание деятелей искусств : Выступление П. М. Керженцева », Советское искусство, nº 55, 29 novembre 1936, p. 4. 43. [S.A.], « О пьесе “Богатыри” », Вечерняя Москва, no 264, 17 novembre 1936, p. 2. 44. Pierre Ier avait été monté en 1930 au Théâtre d’Art-2 par Boris Suškevič, Molière le 16 février 1936 au Théâtre d’Art par K. Stanislavskij. On consultera les principaux articles de la campagne de presse contre les Preux dans Известия, 20 novembre 1936 ; Литературная газета, 20 et 26 novembre 1936 ; Kомсомольская правда, 21 novembre 1936 ; Ленинградская правда, 21 novembre 1936 ; Заря востока, 5 décembre 1936. Dans Советский театр, no 12, 1936, p. 6. Litovskij s’excusera d’avoir émis un avis positif sur le spectacle : « Mon article dans Sovetskoe iskusstvo est complètement erroné et faux. Je n’ai jugé que le critère esthétique et ignoré le critère politique […]. Mon article, en fait, a fait la promotion d’une œuvre et d’un spectacle nocifs ».

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45. « Работники искусства одобряют постановление о пьесе “Богатыри” », Советское искуссво, 17 novembre 1936. Voir aussi Власть и художественная интеллигенция…, op. cit., p. 333. 46. Xmel′nickij, Из записок актера…, op. cit., p. 104-105 ; Martynova, « Опера-фарс А. П. Бородина… », op. cit., p. 130. 47. [S.A.], « Собрание в Камерном театре », Советское искусство, no 54, 23 novembre 1936, p. 4. 48. Martynova, « Опера-фарс А. П. Бородина… », op. cit., p. 133. 49. « Из протокола заседания бюро секции поэтов ССР с активом, посвящённого обсуждению пьесы д. Бедного », Между молотом и наковальней : Союз советских писателей СССР : документы и комментарии, t. 1. 1925 – июнь 1941 г., sous la dir. de Т. М. Gorjaeva, Мoskva, ROSSPÈN, 2011, p. 574. 50. « Линия ошибок : О Камерном театре »…, p. 3. 51. [S.A.], « Корни ошибок. Еще о Камерном театре », Советское искусство, no 54, 23 novembre 1936, p. 4. L’Annonce faite à Marie a été montée en 1920, l’Orage en 1924, et Phèdre en 1922. 52. S.A.], « За правдивое, реалистическое искусство ! », Правда, no 323, 24 novembre 1936, p. 6. 53. N. Dmitriev, « Путь Камерного театра », Литературная газета, no 66, 26 novembre 1936. C’est le vice-directeur du Théâtre, M. Torčinskij qui fera les frais de l’interdiction : il sera licencié le 16 novembre 1936. 54. RGALI, f. 2030, op. 1, d. 12-14. 55. Rudnickij, « Творческий путь Таирова », Режиссерское искусство А. Я.Таирова (К 100- летию со дня рождения), sous la dir. de K. Rudnickij, Мoskva, VTO, 1987, p. 7. 56. On citera notamment V. Koljazin, Tаиров, Мейерхольд и Германия. Пискатор, Брехт и Россия, Moskva, GITIS, 1998 ; S. Sboeva, Tаиров, Европа и Америка 1923-1930, Moskva, ART, 2010 et Mнемозина, документы и факты из истории отечественного театра ХХ века, sous la dir. de V. Ivanova, fasc. 5, Moskva, Indrik, 2014. 57. Koonen, Страницы жизни…

RÉSUMÉS

Après avoir situé le projet de mise en scène des Preux dans son contexte : la campagne contre le formalisme et le naturalisme de 1936, et rappelé que peu à peu, Aleksandr Tairov avait réussi à gagner la confiance des autorités culturelles, notamment grâce au triomphe de la Tragédie optimiste de V. Višnevskij (1933), je montrerai que ni le metteur en scène, ni l’auteur du livret des Preux, Dem′jan Bednyj, n’ont su décoder les signaux qui auraient dû les alerter. Le déplacement des accents sur de nouvelles figures héroïques, ainsi que la condamnation de la satire et de l’opéra bouffe, provoquèrent la condamnation du spectacle par le biais d’un décret qui fixa de nouvelles règles de présentation de l’histoire et des personnages à célébrer. L’échec fut fatal au théâtre qui fut fusionné de force avec une compagnie à l’esthétique très éloignée de la sienne. Il entraîna l’éviction de D. Bednyj de l’Union des écrivains et du Parti communiste et condamna Tairov à abandonner son combat en faveur d’un « acteur synthétique » et d’un répertoire ouvert sur l’Occident.

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After explaining the place of the project of staging Valiant Knights in the context of the campaign against formalism and naturalism in 1936, and after showing how Aleksandr Tairov gradually managed to win the trust of the cultural authorities, especially thanks to the triumph of The Optimistic Tragedy by V. Višnievskij (1933), I will show that neither the director Tairov nor the author of the libretto of the Valiant Knights, Dem′jan Bednyj, were able to decode the signals which should have alerted them. The shifting of the accents onto new heroic figures as well as the prohibition of satire and opera buffa provoked the condemnation of the show through a decree which fixed new rules of presentation of the history of Russia and of the characters to be lionized. The ban was fatal to the theatre which was merged with a foreign company of a very different style. It led to the ousting of D. Bednyj from the Union of Writers and the Communist Party and condemned Tairov to renounce to fight for ‘synthetic acting’ and a repertory open to western playwrights.

AUTEUR

MARIE-CHRISTINE AUTANT-MATHIEU CNRS – Eur’ORBEM

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Маргинал : нобелевское Дело н. А. Бердяева В архиве шведской академии Un « marginal » : le dossier N. Berdjaev dans les archives de l’Académie suédoise

Tat′jana Marčenko

NOTE DE L'AUTEUR

Статья написана в рамках проекта РГНФ « Русская литература в зеркале Нобелевской премии » (№ 15-34-11035), со с. 456. Автор выражает признательность кандидату философских наук Н. И. Герасимову за профессиональные консультации при подготовке статьи.

1 Наш герой принадлежит к плеяде русских гениев XX столетия. Его философское наследие до сих пор вызывает горячие споры и является предметом неослабевающего изучения. Без отсылки к его трудам не обходится, наверное, ни одно исследование, посвященное историческим судьбам России. Нобелевский комитет по литературе, однако, отверг кандидатуру блестящего представителя эпохи расцвета русской философской мысли. Архивные документы, которые проливают свет на это решение шведских академиков, позволяют не только узнать, как развивалась история с номинацией и обсуждением кандидатуры русского философа в нобелевском закулисье, но и добавить новые черты к осмыслению восприятия и интерпретации его нетривиальных идей европейскими интеллектуалами.

2 Николай Александрович Бердяев (1874‑1948) уже в начале века проявил себя как яркий мыслитель, прошедший путь от марксизма к идеализму, и как противник революционных потрясений. Один из авторов сборников Вехи

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(1909) и Из глубины (1918), участник Союза освобождения и Религиозно- философского общества в Москве, основатель Вольной академии духовной культуры (1919-1922), после революции он был дважды арестован, а в 1922 г. выслан из страны. Сначала Бердяев остановился в Берлине, где познакомился с немецкими философами и с трудами представителей немецкой философской мысли ; в 1924 г. переехал в Париж ; последние годы жил в пригороде Парижа Кламаре, где и похоронен. 3 В эмиграции Н. А. Бердяев вел интенсивную интеллектуальную и общественную жизнь : сотрудничал с Русским студенческим христианским движением (РСХД), став одним из его главных идеологов, был создателем и редактором (1925-1940) журнала « русской религиозной мысли » Путь, много публиковался (его перу принадлежат 43 книги и около пятисот статей), поддерживал контакты с крупными европейскими философами (Эмманюэлем Мунье, Габриэлем Марселем, Карлом Бартом и др.), организовывал межконфессиональные встречи представителей католической, протестантской и православной религиозно‑философской мысли. Эмиграцию философ воспринял как экзистенциальный опыт, когда опорой бытия становится личность человека, и свобода – основополагающим принципом философии Бердяева. В годы Второй мировой войны у знаменитого мыслителя обостряется чувство родины, заставившее его заявить : « Я не националист, я русский патриот » [Бердяев 1949 : 292]. Не случайно сразу после войны Н. А. Бердяев выпустил книгу Русская идея. Основные проблемы русской мысли XIX в. и начала XX в. (Париж, 1946), в которой попытался осмыслить главные русские духовные ценности, раскрыть идею Богочеловечества. Литература о Бердяеве почти необозрима, его философское наследие продолжает быть востребованным, дискуссионным и широко цитируемым.

4 В 1942-1948 гг. Николай Бердяев был номинирован на Нобелевскую премию1. Все номинации принадлежат Альфу Нюману (Alf Nyman ; 1884-1968), профессору теоретической философии Лундского университета, члену Королевского гуманитарного научного общества Швеции. 5 В Европе полыхает война. 1 января 1942 г. 26 государств подписали Декларацию Объединенных наций. Из заметных военных операций января, когда шведский философ и психолог впервые берется за перо, чтобы составить обращение в Нобелевский комитет, в историографии Великой Отечественной войны отмечено только одно – освобождение Малоярославца (2 января). Немецкие войска отжаты от Москвы. Это была громадная победа, первый перелом в ходе мировой войны : в зимних операциях 1942 г. рухнул миф о непобедимости немецкой армии и был сорван план « молниеносной войны ». В Cеверной Африке британская армия нанесла поражение немецко- итальянским войскам, и, хотя в целом по всей линии фронта в Атлантике, на Средиземном море и в Северной Африке инициативой владели вооруженные силы фашистского блока, стала укрепляться антигитлеровская коалиция. Из Швеции в Германию между тем продолжался экспорт необходимой для производства оружия железной руды, что избавляло нейтральную скандинавскую страну от оккупации.

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6 Начало войны, антигитлеровское движение в среде русской эмиграции (у Бердяевых часто собираются Г. Федотов, мать Мария (Скобцова), И. Фондаминский, думают, что « предпринять » в новых условиях2) и непрестанная работа мысли Ни (Николая Александровича Бердяева) отчасти отражены в дневнике жены философа, Л. Ю. Бердяевой (1871-1945). Вот запись от 18 ноября 1939 г. : Меня поражает работоспособность Ни. Теперь у него задумано одновременно 3 книги помимо статей и семинара. Недавно я, сидя у него в кабинете, наблюдала, как он в одно и то же время может и писать письмо, и делать заметки в тетрадь к той или иной задуманной книге. [Бердяева 2002 : 190] 7 Другая запись, от 15 апреля 1940 г., – собственное признание Н. А. Бердяева : Я под впечатлением мысли, как-то пронзившей меня. Я вдруг ясно почувствовал себя продолжателем основной русской идеи, выразителями которой являются Толстой, Достоевский, Вл. Соловьев, Чаадаев, Хомяков, Федоров. Основа этой идеи – человечность, вселенскость… И мысль, что я являюсь продолжателем этой русской идеи, меня глубоко радует… Вот сегодня я с какой-то особенной остротой осознал эту свою связь с основной традицией русской литературы. [Бердяева 2002 : 199]. 8 Дневниковых записей в 1941-1942 гг. жена философа не вела или они не сохранились. В 1943 г. примечательна следующая запись от 8 октября : « За завтраком Ни сказал нам : “Сегодня я окончил мою новую книгу Русская идея” » [Бердяева 2002 : 204]. Через неделю, 16 октября, Бердяев прочел домашним оглавление будущей книги – первая глава о « кризисе христианства », « главы о страдании, о страхе, о Боге, о бессмертии » [Бердяева 2002 : 204]. Затем начата и завершена в январе 1945 г. новая книга. К этому же времени относится еще одно знаменательное признание философа : Какая у меня сильная, неугасимая жажда познания ! Многие устают от познания, а я нет. Мне хочется знать все больше и больше. [Бердяева 2002 : 204] 9 В годы войны философом было написано пять книг : Самопознание (Опыт философской автобиографии) (1940, изд. 1949) ; Творчество и объективация (Опыт эсхатологической метафизики) (1941, изд. 1947) ; Экзистенциальная диалектика божественного и человеческого (1944-1945 ; изд. на фр. яз. 1947, на рус. яз. 1952) ; Русская идея (Основные проблемы русской мысли XIX века и начала XX века) (1946) ; Истина и откровение. Пролегомены к критике Откровения (1946‑1947 ; на рус. яз. впервые 1996). Сороковые годы были чрезвычайно тяжелыми для Бердяевых : война, немецкая оккупация Франции, нехватка топлива и продовольствия, преклонный возраст, болезни, серьезная операция, перенесенная Николаем Александровичем в 1942 году, гибель одних друзей, разлука с другими, – пишет Е. В. Бронникова, публикатор дневников Л. Ю. Бердяевой [Бердяева 2002 : 20-21]. В 1945 г. она сама серьезно заболела и в том же году скончалась. В одной из записей военных лет верная подруга русского мыслителя размышляет : Странно думать, что мы переживаем время, о кот<ором> позже (если это время не последнее !) будут писать, как о чем-то небывалом, грандиозном,

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впервые в истории происходившем, а вот мы сидим за столом, обедаем, светит солнце, жизнь идет себе, будто так все и должно быть… [Бердяева 2002 : 201] 10 Но именно так проходили военные годы в нейтральной Швеции : светило солнце, шел дождь, шла жизнь.

11 Альф Нюман с самого начала своей научной карьеры колебался между философией и психологией. В то время как Николай Бердяев пробует себя на ниве марксизма, обращается к идеализму, обнародует pro et contra русской революции, оказываясь в конце концов выдворенным из родной страны, Альф Нюман разрабатывает различные стороны физики и метафизики, проводит параллели между Аристотелем и Кантом (и издает ряд работ последнего со своими комментариями), а также вносит свой вклад в изучение поэтики литературного произведения3. Исследовательская мысль Альфа Нюмана все время движется в нескольких направлениях, от обзорных историко- философских очерков (От Платона до Эйнштейна4) – к разысканиям в различных областях психологии. В 1929 г. Нюман стал профессором Лундского университета в области теоретической философии и одновременно продолжал заниматься изучением современной психологии ; его книга Новые пути в психологии5 выдержала несколько переизданий, выходила также после войны. Один из шведских академиков, член Нобелевского комитета в 1921-1937 гг. Хенрик Шюк считал основной заслугой А. Нюмана « изгнание снобов-эстетов » из Лундского и Упсальского университетов6. А. Нюман публикуется и в шведской прессе, в том числе как музыкальный критик, а в 1935 г. объединяет свои газетные заметки в книгу под красноречивым названием Философски и нефилософски7. 12 К 1941 г. относится его исследование Нацизм, цезаризм8, большевизм, в которой шведский философ подвергает беспощадному анализу тоталитарную идеологию, сравнивая ее с паутиной, в иллюзиях или даже во лжи которой может запутаться целая нация. Будучи человеком либеральных убеждений и приветствуя победу демократии над тоталитаризмом, то есть поражение нацистской Германии во Второй мировой войне, он видит не меньшую опасность в распространении массовой культуры. В работе Образование, элита, масса (1946)9 А. Нюман постулировал необходимость предоставить свободу самобытному гению развиваться по его усмотрению и доказывал потребность современного обезличенного общества в гениальности. Но в этом отношении Нюман оставался пессимистом, не полагаясь на снисходительность массы к подлинному творцу. 13 В 1942 г., когда почтенный профессор впервые адресовался в Нобелевский комитет, у него вышла работа с любопытным названием : Таланты и общество : некоторые размышления о наших врожденных духовных способностях и их использовании10. Свое обращение в Шведскую академию на имя « Господина Директора » лундский профессор датирует 30 января : если за один день письмо не достигнет по какой-либо причине Стокгольма (хотя что может этому помешать ?), то штемпель удостоверит, что оно написано точно в срок, т.е. до 1 февраля. А. Нюман хорошо знаком с правилами выдвижения на Нобелевскую премию и цитирует соответствующие параграфы Устава

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(Статута) Нобелевского фонда. Хотя на литературную премию право выдвигать имеет профессор-филолог, но Альф Нюман является членом Королевского гуманитарного научного общества, что, возможно, приравнивается к членству в академии ; во всяком случае эта номинация по формальным признакам отвергнута не была. Первое обращение « относительно премии по литературе за этот год » написано Альфом Нюманом от руки яркими синими чернилами ; последующие отпечатаны на машинке. Если предположить, – пишет шведский историк философии и специалист по психологии, – что Академия ожидает от меня выдвижения кандидата, чьи достижения в философских исследованиях и чье литературно- философское мастерство заслуживают величайшего признания, то я назову имя Николая Бердяева (и имя это дважды подчеркнуто. – T. M.) 14 А. Нюман считает, что, наряду с Бенедетто Кроче, « выдающимся итальянским философом и литературоведом, сенатором », русский философ принадлежит к тем, кто прямо соответствует § 1 Устава Нобелевского фонда. В этом параграфе процитированы слова завещания А. Нобеля о достойных премии авторах : « создавшие нечто выдающееся в идеалистическом <идеальном> направлении »11. Перечислив те разнообразные области гуманитарного познания, которых Н. А. Бердяев касается в своих многочисленных работах, и причислив русского философа к тому направлению, которое развивалось « от Соловьева через Достоевского к Мережковскому » (несмотря на многолетние номинации оставшемуся без Нобелевской премии и умершему за год до этого) [Марченко 2007 : 110-195], Альф Нюман подчеркивает, что ему особенно импонирует попытка Бердяева соединить идеи христианского гуманизма с романтическим идеализмом. Восхищает шведского профессора и бердяевский стиль, остро полемичный, пламенный и метафоричный : « [Н]асколько я мог судить по английским, немецким и даже датским переводам, – замечает Нюман, – это стиль подлинного мастера » (последние слова подчеркнуты). Тем не менее, Альф Нюман склонен отделять яркую пассионарность от идей « чистого разума », и если он утверждает : « В современной культурной борьбе Николай Бердяев – одна из самых влиятельных, самых страстных личностей » (в оригинале подчеркнуто), – то в продолжении фразы оговаривается, что среди русских мыслителей современности пальму первенства стоит отдать Николаю Лосскому. К числу лучших работ Н. А. Бердяева шведский профессор относит его « анализ собственно славянской жизни и славянской религиозности ».

15 Сама номинация на этом заканчивается, но Альф Нюман сопровождает ее тремя приложениями. В первом на двух машинописных страницах изложены на английском языке « жизнь и занятия » Николая Бердяева – этим очерком русский философ сам снабдил своего шведского коллегу « за несколько лет перед тем ». Приложения 2 и 3 – это список « лучших », как они аттестованы в номинации, трудов Бердяева, на английском (List of the chief works of N.A. Berdyaev) и немецком (Die letzten Werke Nikolai Berdiajews) языках. Не названо ни одного издания в переводе на шведский (указаны датские издания – Лунд находится на самом юге Швеции, гораздо ближе к Копенгагену, чем к Стокгольму). Английский список содержит лишь названия книг и указания,

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на какие из основных европейских языков они переведены. Так, книга Новое Средневековье (1924) переведена « на 12 языков ». О прочих сочинениях русского философа сказано просто : « Numerous brochures, and articles in Russian and foreign periodicals ». После этого еще три работы философа названы по- шведски, с указанием, на какие европейские языки они переведены. Немецкий список (Приложение 3 в первой номинации) включает в себя подробные библиографические данные приведенных изданий, это перепечатанный на машинке проспект швейцарского издательства « Vita Nova », в котором труды Н. А. Бердяева выходили в немецком переводе Е. Шора12. В описании аккуратно приведены описание обложки (твердый картонный переплет или тонкий бумажный) и указана цена. К последующим номинациям будут прилагаться печатные рекламные буклеты издательства « Vita Nova » с выдержками из газетных откликов. Это эксцерпты из рецензий, традиционно размещаемые вслед за выходными данными и нередко на последней стороне обложки следующего издания книги или новой книги того же автора ; большинство рецензий почерпнуто из швейцарских газет. Речь идет по крайней мере о шести работах Н. А. Бердяева : Христианство и классовая борьба ; О достоинстве христианства и недостоинстве христиан ; Правда и ложь коммунизма ; Смысл и судьба русского коммунизма ; О назначении человека ; Судьба человека в современном мире. 16 В тексте номинации есть и еще одна отсылка, связанная с Бердяевым. А. Нюман пишет : В моей книге Нацизм, цезаризм, большевизм (Лунд, 1941) некоторые страницы посвящены рассмотрению его философских пророчеств, особенно страницы 190-263, к которым я беру на себя смелость вас отослать. Тем не менее было бы справедливо добавить, что указанное исследование не отдает всей справедливости религиозно-эсхатологическим и эстетическим идеям этого мыслителя, в высшей степени самобытным, но, в соответствии с планом книги, намеренно ограничено лишь рассмотрением ряда актуальных политических и общекультурно- философских мотивов. 17 И, наконец, показавшееся важным заключение : « через Швейцарию » Нюману удалось узнать, что « профессор Николай Бердяев находится в настоящий момент во Франции, и вот его адрес : 83, ул. Молeн де Пьер, Кламар, <департамент> Сены ». 18 Краткое биографическое резюме на английском языке « Николай А. Бердяев » составлено самим русским философом. Излагая факты своей биографии, теперь уже слишком хорошо известные, Бердяев предельно кратко аттестует свою продукцию эмигрантских лет (a number of books of philosophical and sociological problems), сообщив о переводе « некоторых из них » на « целых десять языков » и о присуждении ему за книгу Философия свободного духа (1927)13 премии Французской академии моральных и политических наук (Académie des sciences morales et politiques).

19 Обращение 1943 г. датировано 28 января и полностью повторяет текст первого письма Нюмана в Шведскую академию ; обращение от 29 января 1944 г. идентично по тексту (только отпечатанo на пишущей машинке) и приложениям (на сей раз отпечатанным на бумаге с водяными знаками). 29

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января 1945 г. Альф Нюман пишет крупным почерком небольшой текст, занимающий почти целую страницу. Это неизменное обращение к « господину Директору », повторение первой фразы – собственно номинации на премию – и добавление : В качестве копии прилагается мое кратко мотивированное предложение от января 1943 г., а также два соответствующих приложения. 20 На отпечатанном на машинке листе (неожиданно выбрана превосходная бумага с водяными знаками) от руки написано : « Копия », и даже дата (28 января 1943 г.) сохранена. Следующее обращение датировано 30 января 1946 г. ; из остающегося неизменным текста убраны строки об адресе философа. Приложения становятся более « убористыми » : они больше не пронумерованы, на полутора страницах перепечатана автобиография Н. А. Бердяева, нижняя часть второй страницы занята списком его трудов – это все те же неизменные десять названий, ссылка на « многочисленные » прочие публикации и еще три работы, названные по-шведски и с указанием, на какие языки они переведены. Немецкий список из обращения в Шведскую академию исчезает, хотя ничего крамольного в нем не было, – ведь книги были изданы в Швейцарии, а не в гитлеровской Германии.

21 Следующее обращение Нюмана в Стокгольм датировано 30 января 1947 г. ; в левом верхнем углу карандашом помечено : « поступило 31.I.47 ». Слово в слово повторяется обращение, написанное за пять лет до того, в последней строке опять появляется адрес философа в Кламаре. Однако перед этим заключительным абзацем такими же яркими синими чернилами, которыми некогда была написана и первая номинация, сделана приписка. Полностью повторив отсылку к своей книге, где, поневоле ограниченные ее тематикой, рассматриваются некоторые идеи Бердяева, А. Нюман на сей раз замечает : Однако эти идеи довольно подробно разобраны в работе Свена Столпе Николай Бердяев (Стокгольм, 1946)14. 22 Книга известного шведского литературоведа и критика, вероятно, стала заметной новинкой минувшего года, если А. Нюман, уже подготовив номинацию (вероятнее всего заранее отпечатанную на машинке секретарем), решился вписать на полях ( !) указание на работу о русском философе. Не удовольствовавшись этим, он продолжает, пользуясь свободным местом внизу страницы, слева от расположенной по центру подписи : Следует также добавить, что духовное влияние Бердяева на французскую культурную жизнь непрестанно возрастает. Я могу назвать среди прочих книгу Гастона Фессара Франция, бойся потерять свою Свободу ! (Париж, Издательство “Темуаньяж кретьен”, 1946)15. 23 Последняя книга, кстати, тоже относится к числу только что изданных.

24 Последнее обращение в Стокгольм с номинацией Николая Бердяева было подписано Альфом Нюманом 28 января 1948 г. Текст полностью повторяет самое первое обращение ; никаких библиографических добавлений, вписанных в номинацию годом раньше, в этом послании нет. Заметим также, что в приложенном к двум последним номинациям списке избранных трудов Н. А. Бердяева, названных по-английски, три последние позиции, обычно приводимые по-шведски, даны на французском языке. 23 марта 1948 г.

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русского философа не стало, и, кажется, только это обстоятельство смогло прервать регулярные обращения в Шведскую академию его поклонника из Лунда.

25 В 1942 г., получив от Альфа Нюмана первое послание с выдвижением Николая Бердяева на Нобелевскую премию по литературе, Нобелевский комитет, следуя сложившейся практике, поручил написать отзыв о творчестве предложенного кандидата своему присяжному эксперту по славянским литературам, профессору Копенгагенского университета и редактору газеты Dagens Nyheter Антону Карлгрену (1882-1973)16. 26 Выпускник Упсальского университета, публицист, журналист, филолог А. Карлгрен был профессором Копенгагенского университета с 1922 по 1953 г. и писал обзоры по творчеству славянских писателей, представленных на Нобелевскую премию, с 1921 по 1948 г. В молодости, начиная со студенческих лет, Карлгрен неоднократно и подолгу бывал в России ; он посылал корреспонденции для Дагенс нюхетер и в период между двумя русскими революциями выпустил несколько книг : Vinterdagar bland ryska bönder (Зимние дни среди русских крестьян ; Stockholm, 1907) о русскошведской деревне на Днепре ; Ryssland utan vodka. Studier av det ryska spritförbudet (Россия без водки. Исследование русского сухого закона ; Stockholm, 1916) ; Ryska intervjuer. Studier från världskrigets Ryssland (Stockholm, 1916). Через несколько лет после Октябрьской революции была издана книга Bolsjevikernas Ryssland (Большевистская Россия ; Stockholm, 1925 ; вышла в 1926 г. в переводе на датский и на финский языки, в 1927 г. поанглийски). В то же время им написаны разделы о России для шведского энциклопедического издания Всемирная история17 ; он пишет о русской, польской, чешской литературе и выступает присяжным экспертом Нобелевского комитета, что предполагает ежегодное чтение продукции славянских писателей, номинированных на премию, и составление обзоров об их творчестве. В середине 1920-х–1930-е гг. печатная продукция самого А. Карлгрена – слависта резко снижается, все его время отнимает редакторская работа в Дагенс нюхетер и составление экспертных заключений для Шведской академии. В год первого выдвижения на Нобелевскую премию Н. А. Бердяева выходит монография Stalin. Bolsjevismens väg från leninism till stalinism (Сталин. Путь большевизма от ленинизма к сталинизму ; Stockholm, 1942) ; том в шестьсот страниц в тот же год увидел свет на финском языке. 27 Написанный А. Карлгреном обзор о русском философе выглядит как настоящий трактат – это машинописный текст, насчитывающий 87 страниц, или, в современном пересчете на печатные знаки, два авторских листа. Вступление к этому трактату начинается с констатации ряда неутешительных моментов. Что касается адекватной интерпретации сочинений Николая Бердяева, – заявляет эксперт, – следует с самого начала оговориться, что для нижеподписавшегося это было почти неразрешимой задачей. Во-первых, эта задача предполагает философское и прежде всего богословское образование, и особенно понимание связанных с православной церковью знаний и представлений, которого у нижеподписавшегося совершенно нет ; большая часть сочинений Бердяева не может быть понята и ни в коем

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случае не может быть оценена никем, кроме эксперта по богословию. Из другой части лишь небольшая часть его сочинений оказалась мне доступна. Из его дореволюционной продукции мне не удалось добыть ни единой строчки ; из его продукции 20‑х и 30‑х годов мне удалось заполучить несколько работ, а из редактируемого им журнала Путь, в котором он с 1920‑х гг. понаписал массу статей, я видел лишь отдельные номера. Но, помимо прочего, мне удалось познакомиться только c несколькими его работами на языке оригинала. И Нобелевской библиотеке, с величайшими усилиями заказавшей книги в прочих библиотеках и предоставившей их в мое распоряжение, и мне самому удалось раздобыть в основном немецкие, английские и французские переводы. А их изучение порой просто сводит с ума. Переводчики очевидно немногое понимают из весьма туманных рассуждений автора, и заканчивается это тем, что переводы, особенно в сложных вопросах, попросту обессмысливаются. Порой с помощью сопоставительного анализа, например, английского и немецкого переводов одного сочинения вы можете преуспеть в поисках смысла, но часто это совершенно безнадежно. 28 Жанр обзора А. Карлгрена о глубоко чуждом ему, малопонятном философском творчестве Н. Бердяева можно определить как « реферат с претензиями ». Претензии, впрочем, предваряют реферат трудов философа.

29 В качестве первой претензии эксперт называет стиль философа. Читателю следует набраться терпения, полагает Карлгрен, поскольку его « ожидают тяжелые испытания ». При этом эксперта возмущает, что в номинации – « на основании иностранных переводов » – Бердяев назван « мастером стиля » : Это утверждение совершенно ошарашивает ; Бердяев в своих работах как стилист так плох, что никто из самых благожелательных эмигрантских критиков не осмеливается этого отрицать. 30 Приведем en pendant выдержку лишь из одной рецензии (и оговоримся, что большинство рецензентов-философов обращают внимание не на слог, а исключительно на содержание) : Новая книга Н.А. Бердяева представляет собой выдающееся событие в русской философской литературе. Она в чрезвычайно яркой и глубоко продуманной форме подводит итог многолетним философским исканиям автора и синтезирует их плоды. Несмотря на громадную систематическую и историческую насыщенность книги, вибрирующей вместе с тем в унисон со всеми новейшими тенденциями современной мысли, она изложена общедоступно и читается легко и с напряженным интересом18. [Гурвич 1931 : 512] 31 А. Карлгрену, впрочем, понравилось сравнение одного из переводчиков, который назвал стиль Бердяева « тавтологическим », уподобив его « молотку скульптора » ; неустанно повторяя слова и фразы, он словно вбивает их в головы читателей – или, иначе, работает над отделкой своей мысли. Шведский славист полагает, что лучшим инструментом при работе над бердяевским стилем стала бы красная ручка – чтобы безжалостно вычеркнуть все бесчисленные повторения, которыми наводнены его сочинения.

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Писатель способен жевать и пережевывать одно и то же без конца, пока читателя не начинает тошнить, – интимно делится Карлгрен со шведскими академиками, присуждающими Нобелевскую премию, – часто он даже и не заботится о разнообразии выражений, и, раз обретя кем- нибудь или им самим счастливо сформулированную фразу, он так и повторяет ее затем по нескольку раз. 32 Из этой претензии вытекает следующая – « острая нехватка » строгой логики в развитии мысли и построении текста. Как только мысль приходит ему в голову, он отдается ей ; от главного аргумента он уходит все дальше и дальше ради причудливых отступлений и ненужных эскапад ; он непоследовательно переходит от одного аргумента к другому. И все это фонтанирует без передышки, без паузы, – сокрушается нобелевский эксперт, – он пишет порой несколько страниц, а то и главы целиком без того, чтобы оторвать перо от бумаги ; зачастую вязкое и мутное повествование не позволяет разделить его на логически более мелкие куски. 33 В скобках А. Карлгрен замечает, что переводчики Бердяева на иностранные языки делят текст при переводе по своему произволу, обычно чисто механически, так что фрагменты текста на разных языках не соответствуют друг другу (например, немецкий – английскому). Кроме того, « сделать паузу там, где ее нет », – отнюдь не означает облегчить текст для понимания.

34 Наконец, еще одна претензия, неотделимая от предыдущих, – это неспособность к « стилистическому оформлению », к строгой композиции текста. Замечательно, что, указав на это, безусловно, слабое с точки зрения нормативных риторик место Бердяева, Карлгрен невольно обнаруживает тем самым сильную сторону философа : его « бесспорный пафос », собственная увлеченность так захватывает читателя, что последний попросту забывает обо всех несовершенствах стиля. На помощь вновь приходит сравнение с молотком скульптора, на глазах испуганных зрителей высекающего из камня искры ; вот и Бердяев в слове « дерзок, часто противоречив, вечно провокативен в отражении мыслей, для которых он счастливо находит возвышенные и порой парадоксальные формы выражения (эффект теряется, если вы встречаете их снова и снова) ». Общее впечатление у шведского слависта от сочинений Н. Бердяева складывается неблагоприятное : « сильно запутано, тягуче и монотонно ; при чтении сочинений Бердяева прежде всего возникает впечатление о невероятно болтливом языке, который, как только начал молоть, так и работает полумеханически на лету без остановки ». Довольно скандальное определение, хотя, между прочим, и не рассчитанное на публикацию. Это определение приобретает почти издевательский характер, если предположить, что Карлгрен знал о мимическом тике Бердяева – неожиданно высовывать при разговоре язык… однако в этом случае шведский профессор едва ли решился бы на подобное сравнение. 35 Первой подвергается рассмотрению Философия свободного духа (Проблематика и апология христианства),1927. Эта проблематика, как и эта апология, в наименьшей степени соответствуют умонастроениям и интересам нобелевского эксперта : область его подлинных интересов – современная история и политика, его взгляды на литературу предполагают, что она

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должна прежде всего быть, что называется, belles lettres – то есть художественной литературой в собственном смысле слова, обладающей всеми признаками fiction. Но философия, к тому же с религиозным уклоном, решительно не привлекала Антона Карлгрена ; однако другого экспертаслависта в Шведской академии не было. Больше полувека спустя кажется странным, что члены Шведской академии не были знакомы с трудами Н. А. Бердяева, что его работы до Второй мировой войны не были переведены и опубликованы в Швеции, что имя русского философа- эмигранта, который « целиком и полностью стоит на почве православия », настолько мало известно, что требуется специальный реферативный очерк его творчества19. Антон Карлгрен настроен полемично, и не столько в отношении идей Бердяева : человек западной протестантской культуры, он не приемлет горячего воодушевления русского философа, который готов « несколько однообразно – и столь же избыточно – ураганным огнем разнести на мелкие части » противоречащую его мыслям концепцию. Речь не идет о том, чтобы углубиться в религиозно-философские и морально-богословские труды Бердяева, типичные образчики мыслей которого мы привели, – констатирует эксперт, завершая свою попытку изложить некоторые тезисы Философии свободного духа. – Непосвященный, привыкнув после немалых усилий к особенностям слога, прочтет ее <эту работу> с интересом, увлеченный благородным идеализмом, который пленяет оригинальными комментариями, порой прямо дух захватывающими своим вольным полетом, за которым не всегда легко уследить. Однако высказать мнение об этой работе в целом здесь невозможно, поскольку многое пришлось опустить, и только следует признать, что не это сочинение Бердяева послужило поводом для его выдвижения на Нобелевскую премию. 36 Следующий раздел экспертного заключения А. Карлгрен посвящает Смыслу истории (1927), « самому главному », если верить философу, из его трудов. Подобно исследованию « глубин христианства », замечает шведский славист, Бердяев стремится погрузить свой ланцет в « глубины истории ». Однако Карлгрен должен пояснить, что для русского мыслителя главной становится историософская проблема : тесно связанная с христианской традицией, русская философия на протяжении последнего века, в борьбе славянофилов и западников, билась над эсхатологическим вопросом миссии России в мировой истории. Мировая война и революция подвигли Бердяева принять « вызов » русской историософской традиции. Карлгрен указывает также, что это сочинение родилось из лекций, прочитанных Бердяевым в Москве зимой 1919-1920 гг. в « Вольной академии духовной культуры » и переработанных в книгу в Берлине после высылки в 1922 г. Однако произнесенные устно, когда бесконечные повторы оправданы стремлением донести до слушателей свою мысль, эти лекции не подвергались необходимым сокращениям, так что добраться до сути « труда кажется сверхсложным ».

37 По слегка травестированному и вовсе не сочувственному реферату Смысла истории заметить испытанные экспертом трудности невозможно : без видимых усилий он излагает основные мысли Бердяева, – о слабости традиционного « историзма », о необходимости ощутить « тайну »

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исторических процессов, не объяснять, а « воспринимать » их, для чего следует не изучать « объект » истории, а прикоснуться к сокровенным глубинам ее « субъекта ». « Глубины истории – это не что-то внешнее, постороннее для человека, – поясняет Карлгрен бердяевскую идею, – без сокровенных пластов в его собственном сознании ». « Концентрированно » изложив свое понимание бердяевской критики традиционной истории, Карлгрен вопрошает : « Чем же обладает анамнезис Бердяева для раскрытия смысла исторических процессов ? » Очевидно, что протестантское сознание Карлгрена категорически возражает против идей о « вечном времени », о « другом мире », о « небесной » – в противопоставлении земной – « судьбе человека », о предопределенности исторических процессов, о предсущей истории истине. Если Альфа Нюмана поразила необычная новизна и перспективность идей Бердяева, то Карлгрен не собирается выходить из твердых рамок научного позитивизма и рекомендовать на Нобелевскую премию автора следующих воззрений : « Историософия должна стать метафизикой истории, с прологом на небесах ». 38 Дальнейшее реферирование карлгреновского реферата « в высшей степени хаотичной работы » Бердяева Смысл истории выходит за пределы нашей статьи, хотя, разумеется, искреннее, не рассчитанное на публикацию восприятие послереволюционного труда русского религиозного философа европейским протестантским сознанием замечательно во многих отношениях и требует особого рассмотрения. Приведем лишь заключение эксперта о Смысле истории Н. А. Бердяева. Нельзя не признать смелой оригинальности, с которой он творит, равно как и определенного величия разворачиваемой им истории ; также интересны и наводят на размышления его взгляды на некоторые исторические события, – соглашается Антон Карлгрен. – Но когда он (Бердяев. – Т. М.), по его собственному рецепту, спускается в бездонную внутреннюю шахту, чтобы постигнуть тайну исторических процессов, то в полнейшее заблуждение придет и откажется что-либо понимать не только историк с лотком (инструмент археолога при раскопках. – Т. М.). То, что большевики, перед которыми он с завидным мужеством развивал свои мысли о смысле истории на лекциях в Москве, сочли его присутствие в большевистском государстве бессмысленным, можно понять ; будет, однако, совершенно безопасным для философа признать, что не только большевики находят его взгляды целиком и полностью неприемлемыми. 39 Так заканчивается очередной, отделенный звездочками раздел « реферата с претензиями », который представил шведским академикам экспертславист. Но он продолжает свой очерк о Бердяеве – бóльшая его часть еще впереди. Следующий раздел посвящен работам Н. А. Бердяева 1920-1930-х гг., звучащим « обвинительным актом современности » и объединенным темой « нового средневековья ». Речь и идет о книге 1924 г. Новое Средневековье (Размышление о судьбе России). Поскольку марксизм относится к тем явлениям, которые Бердяев считает особенно показательными для нового средневековья, то он и рассматривает особенно подробно большевизм, его особые условия, его отличительные особенности, его перспективы. Эта работа Бердяева, прочая продукция которого оказалась интересной лишь весьма узкой

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части западноевропейской публики, привлекла едва ли не всеобщее внимание – замечает Карлгрен. – К пророческим воплям о последних днях нашей европейской культуры, переживающей закат, мир еще недавно прислушивался неохотно, и тот поворот, который придал теме Бердяев, обеспечил ей, безусловно, немалый интерес. Его исследование большевизма очевидно заинтересует осмыслением проблем, принесенных большевистской революцией и большевистским режимом, в более глубокой перспективе, чем их принято рассматривать, к тому же исследование это проведено человеком, у которого, как считается, были особые условия, чтобы проникнуть в истину и засвидетельствовать ее. 40 Выгодно отличаясь, как непосредственный очевидец событий, от « политических туристов » (явная аллюзия на европейских литераторов, посещавших Советский Союз), Бердяев вдохновил « среди прочих », считает Карлгрен, и профессора Альфа Нюмана в его книге Нацизм, цезаризм, большевизм.

41 Сам Антон Карлгрен только что подготовил к изданию внушительную монографию Сталин с подзаголовком От ленинизма к сталинизму, то есть обратился к тем же вопросам « большевистской революции » и ее исторической перспективы ; и русский эмигрант Бердяев, и соотечественник Нюман выступают, тем самым, как его конкуренты. Лундский профессор, впрочем, не оппонирует Бердяеву, а является его сторонником : Нюман указывает на то, что ввиду сильно расходящихся представлений о большевизме, разнонаправленных и заведомо односторонних, стоит “прислушаться к русскому мыслителю, рядом с которым в его стране произошел политический обвал и который свободен от подозрений, что он лазутчик рухнувшей царской системы”. 42 Приведя это, в сущности, не вызывающее возражений мнение А. Нюмана, выдвинувшего русского мыслителя на Нобелевскую премию, А. Карлгрен обращается к разбору еще нескольких трудов Н. А. Бердяева – при этом не приводит ни одного названия, это просто « другие работы ». Судя по содержанию дальнейшего реферата, к рассмотрению была привлечена книга Истоки и смысл русского коммунизма (1938)20. Замечательно, однако, что Карлгрен словно заражается дискурсивными пороками Бердяева – невозможно определить то место в его тексте, где он от рассмотрения одной работы русского философа обращается к другой ; сам он начало обзора нового труда никак не помечает, а потом столь же неожиданно опять возвращается к Новому Средневековью.

43 Поскольку реферат представляет особый интерес с точки зрения восприятия философских идей Н. А. Бердяева в европейской интеллектуальной среде и еще более важен в ракурсе влияния их на шведскую гуманитарную интеллигенцию, то его следовало бы рассматривать специально в этом контексте. Мы же ограничимся только теми высказываниями А. Карлгрена из оставшейся, бóльшей части его очерка, которые непосредственно относятся к выдвижению русского философа на Нобелевскую премию. В обстоятельном обзоре Нового Средневековья Карлгрен позволяет себе полемику с А. Нюманом, номинировавшим Бердяева на премию. Замечательно при этом, что Нюман – профессиональный философ, историк философии, углубленно занимавшийся

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также проблемами психологии и эстетики, а Карлгрен – филолог по образованию (его диссертационная работа носила чисто лингвистический характер, а затем его увлекла журналистика и политология). Но Карлгрен – славист, претендующий на знание и понимание русской истории ; именно исторические аспекты и их истолкование прежде всего занимают его в работах Бердяева – эксперт реферирует их, чтобы оспорить. 44 Нарочито или невольно, Карлгрен демонстрирует свое владение историческим материалом и русским языком. Так, заметив, что Бердяев пишет о большевизме не без уважения, а о демократии – с известной долей « отвращения », Карлгрен поясняет, что такое отношение может корениться в « настроении, господствующем в среде русской эмиграции, которая меньше сосредоточена на большевизме, чем на предшествовавшем ему демократическом режиме, обвиняя его неудачную политику, и, бесспорно, с полным правом, в подготовке почвы для большевистской революции ». И добавляет в скобках : Витающие в воздухе всей эмиграции чувства к Керенскому, ее козленку отпущения21, слетают время от времени и с уст Бердяева. 45 Будучи знатоком русского языка22, Карлгрен вводит русские слова в свой реферативный дискурс. Так, хотя он и изобретает сложное шведское слово, но разве может оно равноценно отразить русское понятие, тот « стихийный », нерегулируемый процесс, который имеет в виду Бердяев, цитируя в свою очередь Плеханова, полагавшего, что именно так из сознания просвещенных революционных масс « уйдет » религия ? И, раз объяснив значение введенного им русского слова, Карлгрен активно оперирует им – слово « самотек » в его тексте встречается чаще, чем у Бердяева.

46 Карлгрен словно составляет более, на его взгляд, стройную систему из идей Бердяева, почерпнутых в ряде трудов философа. Иногда эксперт, правда, не может удержаться, чтобы не довести цитируемую мысль до абсурда. Так, процитировав статью Размышления о русской революции : « Авторитет власти всегда ведь держится религиозными верованиями народа. Когда религиозные верования разлагаются, авторитет власти колеблется и падает » [Бердяев 1991 : 43], – нобелевский эксперт вкрадчиво предлагает автору вопрос : [М]ожно спросить, полагает ли он, что, например, и власть Гитлера основана на религиозной вере немецкого народа или, кстати, если бы он знал шведские дела, неужто он и в самом деле подумал бы, что авторитет правительства Пера Альбина Ханссона23 покоится на религиозной вере шведского народа ? 47 Все мистико-религиозные объяснения истории в целом наталкиваются на ироничное неприятие Карлгрена. Несколько брюзгливо, но с юмором он воспринимает те построения Бердяева, где тот не находит иного истолкования захвата власти большевиками, кроме « божественного наказания », посланного русскому народу : считая подобные идеи смехотворными, шведский славист, конечно, сильно упрощает тезисы русского философа. Вырванные из контекста вольно и дерзко развивающейся мысли, такие пассажи как, в частности, что « Бог наказал русский народ за грехи, избрав большевиков инструментом этого наказания », выглядят по

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меньшей мере наивно. С иными же высказываниями Карлгрен охотно соглашается, например, с мнением, что русский народ всегда « имел явную нерасположенность к сменявшим друг друга самодержцам и, напротив, и тут Бердяев прав, не стремился к установлению конституционного правления, а предпочитал всему жизнь в полной анархистской вольнице ». Происходит, впрочем, некоторый конфликт идей – почему же вольнолюбивый русский народ оказался под большевиками, чье авторитарное правление превзошло даже царское ? – но счастливо разрешается приписыванием русскому народу также известной покорности (пассивности), « с кулаком в кармане и проклятьями на устах », которая позволяет ему жить под гнетом авторитарного правления. Однако, справедливо замечает Карлгрен, « это помогает объяснить, почему, когда после обнаружилось, что большевистское правление оказалось куда хуже царского, народ ни в коем случае не восстанет против него ; но все-таки это никак не объясняет, как же Россия стала большевистской ».

48 Карлгрен подробно, на нескольких страницах, разбирает тезисы Бердяева относительно истоков большевизма и его связи с религиозностью русского народа, отпадением от веры и наказанием за грехи. Утверждение Бердяевым « коммунистической религии, которую он не только изобрел, но и отстаивает со всей страстностью », проанализировано экспертом для того, чтобы указать, что профессор Нюман в своей работе Нацизм, цезаризм, большевизм, к которой он отсылает в письме-номинации, « в этом пункте совершенно не понял Бердяева ». Карлгрен цитирует Нюмана, который обнаруживает у высоко ценимого им русского философа « противоречие » – с одной стороны, Бердяев « гвоздями прибивает к позорному столбу коммунизм как конечное следствие религиозно нейтральных, отживших идей гуманизма », с другой стороны – « подчеркивает, что русский менталитет всегда поглощал эти самые идеи и пропитывался ими до самых сокровенных глубин своей неукротимой души ». « Ясно, – продолжается цитата из А. Нюмана, – что оба эти воззрения не позволяют сложить целостную картину эпохи ». Карлгрен словно разъясняет для своего соотечественника и невольного оппонента в « бердяевоведении », что противоречия в действительности нет, поскольку коммунизм с его дегуманизацией как раз противостоит глубинной религиозности русского народа : Верно ли это по существу, – замечает Карлгрен в скобках, – это совсем другая история. 49 Карлгрена, как специалиста по современной истории России, по политической ситуации в ней, интересует прежде всего восприятие Бердяевым русской истории, ее основных вех. Несогласие шведского слависта сквозит в каждом абзаце его текста, но прямые выпады он позволяет себе нечасто, однако выбирает для своего обзора именно те тезисы, после которых напрашивается « знак вопроса ». Так, например, для Карлгрена очевидна та « идеализация русского народа, особенно русского крестьянства, которая во все времена была присуща классу, к которому принадлежит Бердяев, русской интеллигенции, которую даже революция, показав подлинное лицо русского народа, не смогла вылечить от этого

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<заблуждения> ». Для Карлгрена, который выступает в роли эксперта не столько в области русской словесности, сколько в области россиеведения, « это еще вопрос, не была ли религиозность русского народа тонким слоем, под которым душа оставалась совершенно не затронутой ». Резонов противоречить Бердяеву у Карлгрена достаточно ; в частности, рассуждения Бердяева о расколе для шведского слависта мало убедительны хотя бы потому, что никакого религиозного расхождения, богословского спора в XVII в., в сущности, не было, а были разногласия о том, двумя или тремя перстами креститься ; не менее « сомнительны » для Карлгрена и представления о большей, чем у других народов, религиозности именно русского народа. Эксперт напоминает, что « дикая свирепая жадность, с какой мужики набросились после революции на помещиков, доказывает обратное ». « И совершенно смехотворным кажется, – добавляет Карлгрен еще одно соображение к своим контраргументам, – когда Бердяев разъясняет, что западноевропейский патриотизм – его он считает за грех – не может прижиться в русской душе ; он <русский патриотизм> недавно расцвел так, что побил все западные рекорды ». Заметим, что эти слова написаны в тяжелейшее для России время, когда патриотизм оказался той главной объединяющей весь народ силой, которая в конце концов и привела его к победе во Второй мировой войне. Но шведское настороженное отношение к восточному неспокойному соседу ничто не может поколебать, и Карлгрену кажется, что вся русская вера в свое мировое призвание, представления о русском мессианстве и идеи Бердяева движутся в одном – « совершенно беззастенчиво земном, империалистическом направлении ». Еще раз подчеркнем – это сказано в 1942 году.

50 Так, шаг за шагом, то есть выдвигая свой антитезис на едва ли не каждый (задевающий, настораживающий его или прямо кажущийся неверным) тезис Бердяева, Карлгрен завершает свой многостраничный обзор, постепенно подменяя порученное ему рассмотрение сочинений русского философа и даже полемику с ним собственным разъяснением особенностей русского менталитета и русской истории. Шведский славист с удивлением обнаруживает, что Бердяев, со всеми своими идеями « коммунизма как религии », вполне смыкается с « советской философией, делая из нее весьма поучительные и порой забавные выводы ». Впрочем, для Карлгрена не составляет труда убедиться : если следуешь за мыслью Бердяева, то обнаруживаешь, что « речь идет уже вовсе не о марксизме, а об особой разновидности в высшей степени радикального идеализма » : Подробный обзор этого описанного Бердяевым развития советской философии содержится в упомянутом труде Нюмана, к которому я в этом пункте и отсылаю. 51 Что касается собственно русской истории и – отчасти – истории русской литературы (в частности, в истолковании нигилизма), тут Карлгрен чувствует себя настолько в своей стихии, что легко погружается не только в XIX, но и в XVII век, чтобы пополемизировать с Бердяевым относительно подлинного смысла русского церковного раскола и его влияния на общественно-духовную русскую жизнь последующих столетий24. Соглашаясь

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с русским философом (он « несомненно прав ») в том, что раскольники имели ряд общих черт с революционерами XIX в., шведский славист считает источником этой общности известные « стороны русской души (психологии) » : « непреклонная убежденность в собственной правоте », склонность « доходить до крайностей » в ее отстаивании, « бесстрашие по отношению к враждебной этой правде государственной власти », « отказ от других жизненных ценностей », « готовность уничтожить противника своей правды ». Однако Карлгрен не только не склонен согласиться с историософской концепцией Бердяева, стройно соединившей раскольничество (« этап раскольников-нигилистов », иронизирует эксперт), нигилизм (собственно « нигилистов » Карлгрен считает лучше всего изображенными в Бесах Достоевского) и большевизм (« этап нигилистов- большевиков »), но в еще меньшей степени с его объяснениями « истоков коммунизма » в России и большевистского правления как реализации теории и практики нигилизма. 52 В попытке историософского соединения « религиозности русского народа » и атеистических идей нигилизма шведский славист видит какойто невероятный интеллектуальный оксюморон, высказавшись наконец прямо, что все построения Бердяева настолько « целиком сотканы из воздуха, что диву даешься, как мог человек, стоявший у истоков русского марксизма, вообще до них додуматься ». Марксизм победил в России, – возражает Карлгрен, – потому что провозгласил пролетариат движущей силой революции и тем самым поставил на ноги марксистский авангард, воспользовавшийся конъюнктурными обстоятельствами и, со всей своей энергичностью и напористостью, захвативший ведущую роль во время русского стихийного революционного взрыва, – вот ответ на вопрос, инспирировавший Бердяева на его замысловатую теорию. 53 Для шведского слависта несомненно другое : революция пробудила « первобытные » силы русского народа, стимулировала его энергию, задавленную во времена царизма и во многом разбуженную войной ; этой мощной конструктивной энергией и объясняется энтузиазм пятилеток, но ни с « конститутивной религиозностью русской души », ни с « изначальными социалистическими идеалами », ни с « запутанными объяснениями » Бердяева история большевистской России не имеет, по мнению Карлгрена, ничего общего.

54 Из прочих тем, волновавших Н. А. Бердяева в 1920-1930-е гг., Карлгрен выбирает и ему самому наиболее интересную – « Как может быть побежден большевизм и что за этим последует ? ». Вопросы политические, контрреволюция или реставрация прежнего режима, впрочем, очевидно невозможные, не занимают русского философа : Христос или Антихрист – вот на какой вопрос, согласно Бердяеву, должен дать ответ русский народ […] Эпохе гуманизма с ее демократическими идеалами во всем мире пришел конец ; дорогу, лежащую сейчас перед миром, показал русский пример. Он показал, что, если не осуществить братства во Христе, то установится сообщество во имя Антихриста. Мир стоит на распутье.

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55 Работы Бердяева 1930-х гг., охваченные одной мыслью (« Философии, искусства, государства, общественная жизнь должны стать религиозными »), « заметно слабее », по мнению А. Карлгрена, сочинений 1920-х гг. Это визионерство Бердяева не заслуживает критики : она лишь склоняет голову в почтительном молчании. Но затем он идет дальше, и когда он, как социальный реформатор, подробно описывает новое общество, которое будет построено в так называемом новом средневековье, то трудно оказать ему то же почтение. Тогда не остается ничего другого, как безо всякого почтения покачать головой. 56 Разумеется, прежде всего шведского профессора сильно смущает « ненависть » Бердяева к демократии, но в целом он совершенно перестает воспринимать серьезно изумившие его идеи русского философа, словно приглашая нобелевский ареопаг посмеяться над наивными фантазиями : Характерной чертой нового средневековья будет пристрастие к оккультным наукам. Собственно наука вернется к своим истокам в магии, а вслед за тем раскроется и волшебная природа техники. В свою очередь религия и наука начнут подменять друг друга, а затем явится потребность в новом познании. Мы возвращаемся в столь чуждую в еще недавнее время атмосферу чудес, когда снова возможной становится белая и черная магия25. 57 На этом эксперт полагает завершенным « обзор основной части трудов Бердяева ; все прочее, им опубликованное, представляет меньший интерес. Это пара монографий. Одна о Достоевском, другая о своеобычном русском писателе прошлого столетия [Константине] Леонтьеве », хотя имя этого « безвестного » и, в « пору русской реакции, сверхреакционно мыслящего » писателя « целесообразнее было бы оставить в полнейшем забвении ». Наконец, в заключение А. Карлгрен объявляет, что он не берется « измерить значение » трудов, вышедших из-под пера русского философа, который « в современной русской философии ни в коей мере не считается звездой первой величины, уступая гораздо более значительным именам. Что же до его трудов, затрагивающих актуальные проблемы современности, то эти труды, которые, в сущности, и прославили его имя и были сочтены заслуживающими Нобелевской премии, я не могу назвать иначе как откровенно бессмысленными ».

58 Со времени написания этого очерка прошло почти три четверти века. Религиозно-философское, историософское наследие Н.А. Бердяева продолжает вызывать неподдельный интерес, остается предметом горячих споров и научных исследований. Работа Антона Карлгрена, предназначенная для служебного пользования в недрах Шведской академии, никогда не была опубликована ; кстати, она и не была написана с расчетом на печать, чем и объясняется резкая субъективность высказанных в ней суждений. 59 На вердикт Нобелевского комитета в 1942 г. мнение эксперта-слависта повлияло самым решительным образом. О кандидатуре Николая Бердяева, замыкавшего список номинаций, было записано, что экспертное заключение еще не готово, но в скором времени ожидается – не удивительно, ведь

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эксперту пришлось прочитать несколько философских книг и отреферировать их на нескольких десятках страниц ! Согласно краткому заключению эксперта, – сказано в финальном протоколе Нобелевского комитета, – он охарактеризовал кандидатуру как “совершенно безнадежную”. Комитет не в состоянии дать собственное мнение об этом предложении. [Nobelpriset 2001 : 331] 60 Хотя Нобелевский комитет работал в соответствии с четко заведенным порядком, принимая номинации, заказывая экспертам обзоры творчества кандидатов на премию и занося в протокол их финальное обсуждение, но пять лет в течение Второй мировой войны, с 1940 по 1944 г., премию не присуждали. В 1943 г. в протокол было занесено следующее : Это предложение не обсуждалось в прошлом году, так как из-за почтовых проволочек экспертное заключение не поспело к заседанию Комитета. Однако вскоре оно поступило и содержало весьма подробную и основательную критику философии Бердяева, кульминацией которой стало отрицание ее [философии] значения и важности. Комитет выражает в этом году свой отказ от этой кандидатуры. [Nobelpriset 2001 : 338]. 61 В 1944 г. о кандидатуре русского философа в протоколе Нобелевского комитета сказано, что она отвергнута уже дважды на основании « разгромного » экспертного заключения и это решение не подлежит пересмотру [Nobelpriset 2001 : 347]. В 1945 г. Комитет, как и прежде, находит нецелесообразным рассмотрение этой кандидатуры [Nobelpriset 2001 : 354]. В 1946 г. о кандидатуре Бердяева записано уже на первой странице протокола следующее : С 1942 г. наличествует подробный разбор русского философа Антоном Карлгреном, который приходит к его решительному отклонению. Комитет присоединился к этой позиции эксперта и позже повторил свое отклонение [кандидатуры Бердяева]. Он придерживается его и сейчас. [Nobelpriset 2001 : 361] В ныне кончившемся 1945 году очень возросла моя известность, – замечает Н. А. Бердяев в послевоенном прибавлении к Самопознанию. – Меня начали ценить гораздо больше, чем раньше. Я постоянно слышу, что у меня “мировое имя”. Ко мне постоянно приезжают иностранцы, я получаю неисчислимое количество писем. <…> К моему удивлению, я стал очень почитаемым, почтенным, значит, уже солидным, почти что учителем жизни, руководящим умом. Это совершенно не соответствует моему самочувствию. Я <…> лишь искатель истины и правды, бунтарь, экзистенциальный философ, понимая под этим напряженную экзистенциальность самого философа, но не учитель, не педагог, не руководитель. Моя возрастающая известность давала мне мало радости жизни, мало счастья, в которое я вообще мало верю. Я очень мало честолюбив. [Бердяев 1949 : 365] 62 Но если всемирная известность не приносила особой радости, то была причина и для горьких сожалений : Я очень известен в Европе и Америке, даже в Азии и Австралии, переведен на много языков, обо мне много писали. Есть только одна страна, в которой меня почти не знают,– это моя родина. [Бердяев 1949 : 364]

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63 В 1947 г. Нобелевский комитет, сославшись на критический отзыв эксперта и на принятое прежде отрицательное решение, в очередной раз отверг кандидатуру Бердяева [Nobelpriset 2001 : 374]. В 1948 г. русский философ, выдвинутый на премию своим неизменным предстоятелем перед Нобелевским комитетом, скончался, что и было зафиксировано в финальном протоколе [Nobelpriset 2001 : 390]. 64 Суммируя впечатления от одной из послевоенных международных « встреч » интеллектуалов, ужаснувшись маргинализации « духовности » в мире, элементарности мыслей и слов, Бердяев констатировал : Я опять остро почувствовал, до какой степени я одиночка. <…> Я обращен к векам грядущим… [Бердяев 1949 : 374]

BIBLIOGRAPHIE

БЕРДЯЕВ Н. А. 1949. Самопознание (опыт философской автобиографии), Париж, YMCA- Press.

БЕРДЯЕВ Н. 1991. Новое средневековье. Размышление о судьбе России и Европы, М., Феникс – ХДС-пресс.

БЕРДЯЕВА Л. Ю. 2002. Профессия : жена философа, составитель, автор предисл. и коммент. Е. В. Бронникова, М., Молодая гвардия.

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МАРЧЕНКО Т. 2007. Русские писатели и Нобелевская премия (1901–1955), Köln ; München, Böhlau, (Bausteine zur slavischen Philologie und Kulturgeschichte ; Bd. 55).

ФЕДИН К. А. 1971. Собр. соч. в 10 т., М., Художественная литература, т. 7. Nobelpriset i litteratur. Nomineringar och utlåtanden 1901–1950, 2001, utgv. av Bo Svensén, del II, 1921–1950, Stockholm, Svenska Akademien.

NOTES

1. Материалы Нобелевского архива Шведской академии (Стокгольм) предоставлены нам с любезного разрешения Постоянного секретаря академии Сары Даниус (Sara Danius). Пользуемся случаем поблагодарить заведующую архивом Мадлен Энгстрём Бруберг (Madeleine Engström Broberg) за оперативное предоставление сканированных копий.

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2. Л. Ю. Бердяева приводит слова Г. П. Федотова : « “Всякий раз, как наступают важные события, – все стремятся к Бердяевым. Это – главный штаб !” И это верно. Я много раз это замечала. Все как-то чувствуют, что у нас могут поговорить о том, что всех волнует, в атмосфере доверия и свободы. Оживленная беседа » [Бердяева 2002 : 200]. 3. A. Nyman, Metafor och fiktion : ett bidrag till poetikens teori, Lund, Gleerup, 1922. 4. Id., Från Platon till Einstein : studier och utkast, Stockholm, Natur och kultur, 1933. 5. Id., Nya vägar inom psykologien, Stockholm, Norstedt, 1934. 6. Электронный ресурс Шведский национальный биографический словарь (Svenskt biografiskt lexikon) sok.riksarkivet.se/Sbl/Presentation.aspx ?id =8489, дата обращения 13.06.2016. 7. A. Nyman, Filosofiskt och ofilosofiskt : dagsverken i pressen, Lund, Gleerup, 1935. 8. Т.е. итальянский фашизм. 9. Id., Bildning, elit, massa. Sju kulturpolitiska kapitel, Stockholm, 1946. 10. Id., Begåvningarna och samhället : några synpunkter på våra andliga naturtillgångar och deras tillvaratagande, Lund, Gleerup, 1942. 11. О формулировке завещания Альфреда Нобеля и о многолетней дискуссии вокруг нее см. [Марченко 2007 : 49-52]. 12. Шор Евсей Давидович (J. Schor, 1891-1974) – историк русской мысли, искусствовед, журналист ; эмигрировал в 1922 г. в Германию (не вернулся из служебной командировки), сблизился с русскими и немецкими философами ; в 1934 г. через Италию перебрался в Палестину. Переводчик сочинений В. И. Иванова, Л. И. Шестова, Г. Г. Шпета на немецкий язык, переводил работы Н. А. Бердяева для издательства « Vita Nova » (Люцерн). В том же издательстве вышла его собственная книга Германия на пути в Дамаск (Deutschland auf dem Wege nach Damaskus, Luzern, 1934). 13. Бердяев предпочитал за бóльшую точность французское название этого труда : Esprit et Liberté. 14. S. Stolpe, Nikolaj Berdjajef, Stockholm, Bonniers, 1946. Свен Столпе (1905-1996) – шведский писатель, литературовед и критик, журналист. Его небольшая работа о Бердяеве вышла в серии « Идея и полемика » (Idé och debatt) и была переиздана несколько десятилетий спустя (Borås, Norma, 1983). 15. G. Fessard, France, prends garde de perdre ta liberté, Paris, Témoignage chrétien, 1946. Гастон Фессар (1897-1978) – священник-иезуит, известный французский философ, богослов. В ноябре 1941 г. отец Фессар опубликовал в первом номере редактируемого им журнала Cahiers de Témoignage chrétien (Христианское свидетельство) статью Франция, бойся потерять свою душу (France, prends garde de perdre ton âme). 16. О роли Антона Карлгрена в истории присуждения Нобелевской премии по литературе русским писателям см. [Марченко 2000 : 33-44]. 17. Rysslands inre historia 1863-1914 (Norstedts Världshistoria, del 13 : Den väpnade freden. Imperialism och industrialism (1871-1914), Stockholm, s. 817-872) ; Tsarismens sista och bolsjevismens första år (ibid., del 14 : Världskriget och frederna, Stockholm, 1937, s. 735-922). Для тома Вооруженный мир написан раздел История России 1863-1914 ; для тома Мировая война и мир – раздел Последние дни царизма и первые дни большевизма. 18. Нелишне заметить, что в том же разделе Критика и библиография того же тома журнала Н. Лосским отрецензирован франкоязычный труд о современных тенденциях в германской философии самого Г. Гурвича, владеющего, стало быть, широким материалом, в контексте которого он сам оценивает и книгу Бердяева (Н. Лосский, « Gourvitch. Les tendances actuelles de la philosophie allemande », Современные записки, 1931, т. 47, с. 508-510). 19. Заметим, что и за прошедшие десятилетия появилось всего несколько шведских переводов трудов Н. А. Бердяева. Одна из книг вышла в год смерти философа : Berdiaeff

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Nicolai, På tröskeln till ny tid [На пороге новой эры], översättning av Gösta Andersson, Stockholm, 1948. Несколько десятилетий спустя был выпущен сборник цитат из сочинений Бердяева : N. Berdjajev, Källor till rysk vishet : tankar och dikter [Источники русской мудрости : мысли и афоризмы], till svenska av Ann-Britt Andersson, text red. E. Hettinger, Stockholm ; Malmö, 1980. Наконец, в 1990-е гг. северношведское издательство Artos предприняло издание сразу нескольких работ философа (Berdjajev Nikolaj) в переводах на шведский язык Стефана Борга (Stefan Borg) : Historiens mening : ett försök till en filosofi om det mänskliga ödet [Смысл истории : попытка философии человеческой судьбы], Skellefteå, Artos, 1990 ; Om Dostojevskij, Skellefteå, Artos, 1992 ; Vägar till självkännedom [Пути к самопознанию], Skellefteå, Artos, 1994. 20. Название этой книги в списке А. Нюмана приведено по-шведски, причем оговорено : « нет порусски, но издано на английском, немецком и французском языках ». Если вспомнить вступление к экспертному очерку, то там Карлгрен сетует, что какие-то работы ему не удалось достать по-русски, а лишь в переводах. Речь могла идти и об этой книге, впервые опубликованной в переводах : Nikolai Berdiajew, Sinn und Schicksal des russischen Kommunismus : ein Beitrag zur Psychologie und Soziologie des russischen Kommunismus, Deutsch hrsg. v. I. [Eusebius] Schor, Luzern, Vita Nova Verlag, 1937, 199 s. ; N. Berdyaev, The Origin of Russian Communism, transl. from Russian by R. M. French, Glasgow, 1937, 194 p. Русский оригинал впервые увидел свет уже после войны и после кончины философа : Н. А. Бердяев, Истоки и смысл русского коммунизма, Париж, YMCA-Press, 1955. 21. К сожалению, шведскую идиому « hackkyckling » – букв. « разделанный цыпленок » (возникшую из-за многозначности глагола « hacka », означающего, прежде всего, « рубить (мясо, овощи), колоть, резать », но также и « придираться ») – невозможно точно перевести на русский и прочие языки ; наиболее подходящий вариант перевода в словарях – козел отпущения. Мы попытались в своем переводе сохранить и смысл, и образ. 22. Помимо прочих возможностей выучить и усовершенствовать язык, укажем также, что первым и достаточно длительным браком (1909-1920) А. Карлгрен был женат на Анастасии Николаевне Небеснюк, дочери директора департамента в министерстве путей сообщения. 23. Per Albin Hansson (1885-1946) – шведский политический и государственный деятель, председатель Социал-демократической рабочей партии Швеции ; премьер-министр с 1932 по 1946 год. Его политика в отношениях с нацистской Германией, весьма выгодная для Швеции, вызывала неоднозначную реакцию у соотечественников. 24. Замечательно, что советскому писателю-коммунисту Константину Федину приходит в голову то же сопоставление – фанатизма большевиков с фанатизмом раскольников. Кирилл Извеков, один из героев романа Костер (1961), вспоминая Гражданскую войну, когда он, красный комиссар, столкнулся со староверами и с монахом-отшельником, говорит : « Это меня изумило : до чего стоек старик ! Такой не поддастся, не уступит… <…> Мне подумалось, что мы – тоже ни за что не поддадимся, не уступим ! Подумалось, что мы крепки своими убеждениями не меньше, а больше, чем старик своей верой. И что не только он нас не пересилит, но и все, кто с ним, сколько бы их ни было и сколько бы ни изумляли своим упорством, – не перетянут нас никогда !… » Старый коммунист Рагозин неприятно поражен : « Ты, что же, убеждения коммунизма со старой верой сравниваешь ? С религией ? – Кирилла даже отшатнуло в сторону от удивления. – Крепость приверженности сравниваю, – воскликнул он. – Стойкость сравниваю, упорство ! Шли ведь когда-то раскольники в огонь за свою веру. Разве мы отступаем перед огнем, защищая свои убеждения ? » Но

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Рагозин, совсем как скандинавский профессор, упорствует, доказывая несопоставимость явлений : « Наша стойкость иного источника и совсем иных целей » [Федин 1971 : 236-237]. 25. Но разве не имел Бердяев оснований для подобных утверждений, если в Третьем рейхе при нацизме расцвел оккультизм, создавались организации вроде полумифической Ahnenerbe (Наследие предков) и организовывались экспедиции на поиски легендарной Шамбалы ?

RÉSUMÉS

Прославленный русский философ Николай Бердяев, живший в эмиграции в Париже, выдвигался на Нобелевскую премию по литературе в 1942-1948 гг. С номинациями в Шведскую академию регулярно обращался лундский профессор философии Альф Нюман, экспертный отзыв – реферат объемом почти в 90 страниц – написал копенгагенский профессор-славист Антон Карлгрен. Его отрицательное мнение о трудах Бердяева стало решающим в отклонении этой кандидатуры Нобелевским комитетом. Архивные материалы, положенные в основу статьи, раскрывают подробности данной истории и проливают свет на рецепцию некоторых идей русского философа на Западе.

Le célèbre philosophe russe Nikolaj Berdjaev, émigré à Paris, fut proposé pour le prix Nobel de littérature en 1942‑1948. C’est Alf Nyman, professeur de philosophie à Lund, qui suggéra sa nomination à l’Académie suédoise, et c’est le professeur de slavistique à Copenhague Anton Karlgren qui rédigea le rapport d’expertise, un compte rendu de près de 90 pages. L’avis négatif émis par Karlgren sur l’importance des travaux de Berdjaev joua un rôle majeur dans l’élimination de sa candidature par le comité Nobel. Les documents d’archives sur lesquels s’appuie le présent article révèlent les détails de cette histoire et éclairent d’un jour nouveau la réception de certaines idées du philosophe en Occident.

From 1942 to 1948, the illustrious Russian philosopher Nikolai Berdyaev (who lived in exile in Paris) was nominated for the Nobel Prize for literature by Alf Nyman, a philosophy professor from Lund. The expert review – an abstract of almost 90 pages – was written by Anton Karlgren, a Slavistics professor from Copenhagen. His negative opinion of the significance of Berdyaev’s works was decisive in the rejection of this candidacy by the Nobel committee. This article is based on archival materials that reveal the details of the story and shed light on the reception of certain ideas of the Russian philosopher in the West.

AUTEUR

TAT′JANA MARČENKO Maison de l’émigration russe (Maison Soljenitsyne, Moscou)

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La partie et le tout sur le monde fragmentaire de Boris Pasternak The part and the whole – on the fragmentary world of Boris Pasternak

Ioulia Podoroga

1 Dans un de ses textes méthodologiques programmatiques, Bergson, tout en critiquant l’approche des psychologues positivistes envers le « moi » humain, la caractérise de la manière suivante : [Les psychologues] cherchent le moi, et prétendent le trouver dans les états psychologiques, alors qu’on n’a pu obtenir cette diversité d’états psychologiques, qu’en se transportant hors du moi pour prendre sur la personne une série de croquis, de notes, de représentations plus ou moins schématiques et symboliques1.

2 Et ailleurs dans le même texte, il déclare : […] cet état psychologique isolé […] n’est pas une partie, mais un élément. Il n’a pas été obtenu par fragmentation, mais par analyse2.

3 Bergson pose d’emblée que le fragment diffère d’un simple élément, ou d’une vue symbolique ou schématique sur l’ensemble, en ce qu’il est une partie détachée d’un tout et peut, par conséquent, servir pour reconstituer éventuellement ce tout. Le fragment existe toujours en fonction et en l’attente d’un tout possible. C’est pourquoi Bergson en parle également, de façon métaphorique, comme d’une « pierre d’attente ».

4 Mais en quoi l’opération de fragmentation diffère-t-elle de celle d’analyse ? Cette question nous fait reprendre la philosophie bergsonienne dans ses lignes directrices, et notamment en ce qui concerne sa critique de l’espace et de la pensée spatialisée. Selon la thèse la plus connue de Bergson, l’espace et le temps appartiennent à deux ordres radicalement différents. Par exemple, bien qu’on soit accoutumé à observer des mouvements dans l’espace, le mouvement est un phénomène temporel, et non pas spatial. Tout au long de son œuvre, Bergson ne cesse de répéter que : […] les positions du mobile […] ne sont pas des parties du mouvement : elles sont des points de l’espace qui est censé sous-tendre le mouvement. Cet espace immobile et vide, simplement conçu, jamais perçu, a tout juste la valeur d’un symbole3.

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5 Les positions dans l’espace, les vues statiques prises sur le mouvement, ne relèvent pas du mouvement comme d’un tout intègre et indivisible, mais de l’espace divisible et morcelable à volonté, dont on se sert pour représenter ce mouvement. Ce que nous croyons être « les fragments de la chose4 », en l’occurrence d’une chose mouvante, du mobile, ne sont que ses éléments, obtenus suite à la transposition du mobile dans l’espace. Il faut noter cette différence entre « fragment » comme constitutif d’un tout, comme son éclat, sa brisure, et « élément », qui ne serait pas une partie d’un tout organique, mais une pièce parmi un ensemble de pièces, dont chacune est parfaitement substituable et interchangeable, car ne présente qu’une vue extérieure sur un phénomène de nature entier. Cette vue est le résultat d’une symbolisation de quelque chose en termes de quelque chose qui n’est pas elle, pour mieux la penser. En l’occurrence, une symbolisation en termes spatiaux du phénomène qui ne se laisse apercevoir et penser que dans le temps, dans sa durée indivisée. Selon les préceptes de Bergson, il faut se garder de changer de registre dans la réflexion philosophique : de penser le mouvement en termes de l’espace, la personne en termes de ses états psychologiques isolés et fixes, une doctrine philosophique comme une compilation des éléments de différents systèmes qui lui précédaient, etc.

6 Le même raisonnement semble être valable pour l’art. Car Bergson s’appuie également sur des exemples tirés de la représentation artistique. Le peintre qui prend des vues de Paris part d’une intuition de Paris qui lui est propre, d’une expérience particulière, vécue, qu’il a de cette ville. Pour cette impression unique de Paris il cherche une expression par le moyen de ses dessins, de différents croquis faits « sur le motif ». Dans la mesure où le peintre peut toujours remonter à son intuition originelle de Paris, il peut relier ses croquis entre eux comme autant de fragments visant à saisir le tout : sa vision unique de Paris. Par contre, avertit Bergson : […] il n’y a aucun moyen d’exécuter l’opération inverse ; il est impossible, même avec une infinité de croquis aussi exacts qu’on voudra, même avec le mot “Paris” qui indique qu’il faut les relier ensemble, de remonter à une intuition qu’on n’a pas eue, et de se donner l’impression de Paris si l’on n’a pas vu Paris5.

7 Et Bergson de conclure : « c’est qu’on n’a pas affaire ici à des parties du tout, mais à des notes prises sur l’ensemble6 ». Ses croquis de Paris sont des fragments pour le peintre, mais pour nous ils ne peuvent être que des éléments schématiques, des symbolisations. Pour qu’il y ait fragment, ou partie du tout, il faudrait, selon Bergson que le tout soit déjà donné ou connu. Bref, si l’on peut descendre de la totalité vers le fragment et, à ce moment, le fragment atteste de la totalité, la reflète ou la porte en soi, l’on ne peut pas, semble-t-il, remonter du fragment à la totalité, d’un éclat de la forme à la forme même, sans devoir superposer plusieurs fragments entre eux, ce qui ne permettra jamais d’accéder à la totalité dans son état d’avant qu’elle soit ainsi morcelée, brisée en éclats. Dans ce dernier cas, il ne s’agit donc plus à proprement parler de fragment. Dans le parcours visant la totalité qui n’est pas donnée, c’est l’élément ou le symbole qui entre inévitablement en scène.

8 Or, Bergson ne va pas plus loin et ne pose pas la question de savoir d’où l’art du peintre tient sa puissance qui lui permet, en fin de compte, de dépasser les limites imposées par l’espace et le temps – car chaque croquis du peintre représente un instant dans le temps et une vue dans l’espace – et de nous suggérer, dans une vue isolée, une émotion forte, liée à sa vision inimitable de Paris. Nous avons donc un fragment qui nous parle d’un tout dont il est issu. Et bien évidemment ce fragment qui tient la place d’un tout

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nous suffit amplement, et nous n’avons pas besoin d’accumuler des fragments multiples, autant de croquis différents de Paris, pour nous recomposer Paris telle qu’elle est, avec ses rues et ses monuments historiques. Cette opposition entre fragment et élément, que je retiens de Bergson, permet de construire deux conceptions de la rupture ou de la discontinuité : celle qui implique le morcellement en fragments, chaque fragment étant une partie réelle du tout, qui l’exprime, et celle qui ne comprend que des éléments juxtaposés dont chacun renvoie à un tout, le symbolise, sans pouvoir accéder à la totalité de sa signification.

9 Cette différence entre la posture intellectualiste, qui procède par analyse et manie les concepts comme autant de symboles, et l’art qui réalise la réalité par fragments, tout en partant de sa totalité, se trouve au cœur de la poésie de Boris Pasternak. Dès ses premiers écrits, prosaïques, ainsi que poétiques, il a pu adopter une stratégie singulière de fragmentation, qui a suscité une diversité d’interprétations de son œuvre. Pour mettre en évidence le problème du tout et de la partie qui se cache derrière la divergence de ces interprétations, je me propose de confronter deux lectures influentes de son œuvre, l’une menée par Roman Jakobson (publiée en allemand en 1935) et l’autre, délivrée pat Jurij Lotman, et datant de 1969. Ces deux lectures à la fin de mon parcours, je les questionnerai à partir d’une interprétation plus récente, proposée par Boris Gasparov et qui remet plus franchement au centre de la discussion l’idée de fragment chez Pasternak. Je testerai ainsi une hypothèse philosophique sur la pertinence de la distinction bergsonienne entre fragment et élément pour penser le rapport entre partie et tout dans la poésie de Pasternak.

10 L’interprétation de Jakobson est bien connue pour sa découverte des structures métonymiques qui président à l’organisation du monde poétique de Pasternak. « Son lyrisme, déclare Jakobson, – prose ou poésie – est pénétré d’un principe gouverné par la précellence de l’association par contiguïté7 ».

11 L’association par contiguïté se traduit par plusieurs formes de « relations métonymiques » : « l’annexion de l’objet le plus proche », substitution « du tout [par] la partie et inversement, de la cause [par] l’effet ou de l’effet [par] la cause, d’un rapport spatial [par] un rapport temporel et vice versa, etc.8 ». Il en donne quelques exemples tirés de la prose pasternakienne. Les lampes ne faisaient qu’accentuer le vide de l’air du soir. Elles ne donnaient aucune lumière, elles enflaient de l’intérieur comme des fruits malades, souffrant de cette hydropisie trouble et claire qui gonflait leurs abat-jours boursouflés. Elles étaient absentes. Plus qu’avec les pièces de la maison, les lampes étaient en contact avec le ciel printanier dont elles semblaient s’être rapprochées9.

12 Ici Pasternak force le rapprochement entre les lampes et le ciel, par la qualité de la lumière qu’elles émettent et la forme de leurs abat-jours qui les rendent absentes et comme détachées de l’ameublement de l’intérieur. Le deuxième exemple montre la confusion des repères spatio-temporels : […] les objets “sont projetés du passé vers le futur et du futur vers le passé, comme du sable dans un sablier qu’on agite souvent”10.

13 Les dimensions temporelles s’aplatissent et se trouvent présentées spatialement comme étalées sur une ligne horizontale sans direction déterminée. On peut compléter ces citations avec des exemples poétiques, encore plus frappants :

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“Ne pas toucher, peinture fraîche” “Не трогать, свежевыкрашен”, – L’âme n’en a eu souci : Душа не береглась, Et voilà la mémoire toute tachée, И память – в пятнах икр и щек, 11 De jambes, joues et cils . И рук, и губ, и глаз.

14 Si dans cette strophe il s’agit d’un contact, quoique d’un contact impossible entre la peinture fraîche sur un banc public et l’âme du héros lyrique, dans le quatrain suivant, tout est fusionné et confondu dans une image contractée, si caractéristique pour Pasternak :

La barque palpite dans le sein qui s’endort. Лодка колотится в сонной груди, Les saules ployés embrassent les épaules, Ивы нависли, целуют в ключицы, les coudes, les tolets… В локти, в уключины – о погоди, Mais attend ! Это ведь может со всеми случится ! Ceci peut arriver à tout le monde12.

15 La barque, dans laquelle, comme on peut le déduire, le héros promène son amoureuse, pénètre jusqu’à son cœur, bat en lui. De même, son désir d’embrasser sa bien-aimée est substitué par les saules qui l’embrassent. C’est bien cette inversion de rapports actif/ passif, soulignée par Jakobson, qui est un procédé de prédilection de Pasternak : […] la mention d’une activité pour son auteur, ou d’un état, d’une expression, d’une qualité propre à un individu en lieu et place de cet individu13.

16 Ces aspects détachés deviennent des abstractions qui mènent une existence indépendante dans le monde poétique pasternakien, très souvent elles sont personnifiées, deviennent anthropomorphes. Jakobson en donne une série d’exemples puisés par ci par là : « le silence » qui était « le compagnon de route », « une vie […] qui avait pris la forme d’une route tranquille […] et qui partait de la fenêtre […] », « la mélancolie » qui « siffl[ait] », etc.14 Le principe métonymique à l’œuvre fait en sorte que le héros lyrique pasternakien « est difficile à découvrir : il se décompose en une série d’éléments et d’accessoires, il est remplacé par la chaîne de ses propres états objectivés et des objets, animés ou inanimés, qui l’environnent15 ». Le héros est essentiellement passif, conclut Jakobson, son activité est léguée aux choses environnantes.

17 Le principe de contiguïté est défendu par Pasternak lui-même dans un de ses premiers textes critiques, avec un titre provocateur « La réaction de Wasserman » (1916). Dans ce texte, à moitié pamphlétaire, il s’attaque à l’un des poètes membre d’un groupe futuriste concurrent Vadim Šeršenevič. Il dénonce notamment l’absence dans la poésie de Šeršenevič d’une vraie nécessité lyrique, et la faiblesse de ses métaphores, basées sur le principe de ressemblance et non pas sur celui de contiguïté : […] seuls les phénomènes de contiguïté possèdent ce trait de contrainte intérieure et de dramatisme psychologique qui peut être justifié métaphoriquement. Par lui- même, le besoin d’un rapprochement par ressemblance est tout simplement impensable. En revanche, ce genre de rapprochement, et seulement celui-là, peut être exigé du dehors16.

18 Les métaphores par ressemblance sont des métaphores sur demande, appelées pour la consommation extérieure, ce sont des métaphores attendues, et non pas créatrices. Comme Pasternak l’explique plus loin :

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[…] le mot, imperméable dans sa coloration, ne peut emprunter celle-ci à ce qu’on lui compare, […] seule peut colorer une représentation la douloureuse nécessité d’un rapprochement, ce chevauchement des sensations qui règne dans une conscience lyriquement submergée […]17.

19 Pasternak confirme ici la position du sujet lyrique telle qu’elle est caractérisée par Jakobson : il est dépassé par ce qu’il éprouve et ce qu’il perçoit, « lyriquement submergé ». C’est pourquoi la comparaison par ressemblance, qu’elle soit toute superficielle ou plus profondément enfouie, ne sera pas en mesure de rendre justice à l’aspect le plus frappant de ce monde. Elle homogénéise ainsi les choses rapprochées et par ce fait même les soumet à la perception lyrique. Tandis que, pour Pasternak le rapport des forces est inverse, ce sont les choses qui agissent sur le sujet lyrique, et non pas le sujet sur les choses. En conséquence, les choses ne peuvent être rapprochées que selon leur différence irréductible, selon leur caractère singulier. Elles ne s’attirent pas les unes les autres dans un parcours superficiel et continu de l’imagination, mais rechignent en quelque sorte à être comparées. Leur rapprochement doit être dramatique, douloureux, car il vise à établir des connexions et des liens entre objets qui ne se tissent que momentanément, au hasard, qui ne sont pas durables et donc échappent à toute observation détaillée. C’est le caractère de spontanéité des choses qui intéresse Pasternak de prime abord. Braqué sur la réalité au moment où la déplace le sentiment, l’art est l’inscription de ce déplacement. Il le copie d’après la nature. Comment donc se déplace le modèle ? Les détails gagnent en éclat, tandis qu’ils perdent en autonomie de signification. Chacun peut être remplacé par un autre. N’importe lequel est précieux. N’importe lequel, au choix18.

20 Ce sont des rapports entre les choses, les détails, qui gagnent en signification, ce qui permet à Jakobson de constater « la suppression des objets » en faveur de la relation qui s’établit entre eux. C’est pourquoi, ces rapprochements poétiques ne peuvent qu’avoir un caractère arbitraire et contingent. Tout peut être comparé avec tout, il n’y a pas de limite pour la recherche poétique des affinités entre les choses. Plus ces affinités sont difficiles à découvrir, plus le point commun inventé par le poète est insolite, et plus les images et les séries entières d’images juxtaposées se disloquent et perdent de leur simplicité enfantine19.

21 Ces rapprochements forcés reconfigurent donc à leur gré la réalité entière. Ils font ressortir de nouvelles significations, des significations « existant[s] pour elle[s]- même[s] », comme le dit Pasternak dans « Les voies aériennes », citées par Jakobson20. Le sens est donc dispersé, jamais une signification totale n’est visée, chaque mot, chaque détail ne signifie que par rapport à un autre, mais dès qu’il est remplacé toute la configuration change de nouveau.

22 Jakobson s’intéresse exclusivement à l’analyse du principe et des procédés métonymiques chez Pasternak. Certes, il admet à la fin de l’article que d’autres interprétations, qui se basent sur le contenu et non pas uniquement sur la forme, sont également possibles, mais ne se lance pas dans une telle entreprise. Ce qu’il pose comme caractéristique primordiale du style pasternakien : « l’émancipation du signe par rapport à l’objet » et la dispersion métonymique du sujet lyrique, entraînant du même coup sa passivité, suggère la défaite des deux totalités : de la chose même qui se trouve substituée par son signe, ou « symbole », dirions-nous d’après notre distinction de départ ; et du « moi » lyrique qui ne parvient plus à se rassembler, mais se perd en autant de détails, ou d’éléments, qui ne sont donc pas ses fragments, mais des prises de

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vue extérieures sur lui, des symbolisations opérées du point de vue du monde environnant.

23 En revanche, la lecture de Jurij Lotman semble aller plus loin et tente une interprétation de « contenu »21. Ce que Jakobson envisage comme opération d’un moi lyrique qui se disperse dans les choses et se fait représenter par elles en s’y laissant substituer métonymiquement, Lotman le rapporte à la réalité même. Le monde n’est pas une projection d’un moi qui se trouve brisé, éclaté, fragmenté, car le monde en soi n’a rien de fragmentaire, mais c’est uniquement le langage tel que perçu par Pasternak qui fragmente et divise la réalité. La réalité en tant que telle ne peut être sentie qu’en étant unie, intégrale, indissociable en objets, en états et en actions. Puisque le langage nous impose des divisions artificielles entre objets, il revient au poète de le combattre. Pour détourner l’emprise du langage, de ses structures syntaxiques rigides, Pasternak propose un nouveau découpage du monde, mais cette fois un découpage poétique, et non pas selon les entités grammaticales ou lexiques du langage commun. Si l’on adopte ce point de vue, le passage de Pasternak cité plus haut qui met en jeu le terme de « déplacement » acquiert un sens nouveau. Lotman écrit : La réalité est unie, et ce qui dans le langage se présente comme une chose séparée des autres, est en réalité, une des définitions du monde un. Ces propriétés sont intérieurement complexes et s’interpénètrent comme des couleurs chez les impressionnistes, et ne sont pas distinctes comme des surfaces différemment colorées par des peintres en bâtiment. En même temps, ces caractéristiques comme « être sujet », « être attribut » (du sujet ou du prédicat) sont perçues comme appartenant à la langue et non pas à la réalité22.

24 Si toutes sortes de rapprochements, tous les angles de vue sur le monde sont possibles, et sont substituables dans cette réalité déplacée, c’est que chaque vue sur ce monde fait partie d’un tout intégral, en est un fragment vital et non pas un élément extérieur, un point de vue symbolique à travers l’espace, comme dirait Bergson. Du reste, cette réflexion de Lotman est étonnamment proche des thèses défendues par Bergson. Dans sa critique du langage dans l’Évolution créatrice, Bergson insiste sur le fait qu’aucune catégorie du langage ne correspond à la mobilité changeante des choses, mais chacune d’elles désigne à sa façon tel ou tel état fixe. Ainsi, les adjectifs correspondent aux qualités définies, non changeantes, les substantifs aux formes des choses tout aussi inébranlables, et les verbes, bien qu’ils pointent l’activité, ne sont que des représentants des actions déjà accomplies, donc figées elles aussi. Il faut alors revenir à l’intuition inaugurale du monde, perçu comme un devenir et changement, afin d’essayer d’y frayer le chemin par les moyens d’un langage poétique. C’est pourquoi pour Lotman, « le texte de Pasternak est dirigé vers l’objet23 », et non pas vers la suppression de l’objet, comme le voulait Jakobson. Il s’agit de « défendre la vie contre les mots », en gardant intacte toute la complexité infinie des relations entre les choses24.

25 Ainsi les analyses de Jakobson et de Lotman se présentent comme menées, à bien des égards, en sens contraire l’une par rapport à l’autre. Tout semble dépendre du point de vue où se place le commentateur : s’il part du sujet et de sa supériorité absolue comme c’est le cas chez Jakobson, le problème est posé en termes d’expression, le mouvement est, par conséquent, centrifuge. Le sujet se perd, se morcelle dans le monde et se reconstitue ensuite, de manière biaisée, comme dans un tableau cubiste. L’expression est par conséquent une visée issue d’un sujet qui s’empresse à retravailler son contenu perceptif ou sa charge émotionnelle ou affective, le faire figurer dans une forme

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définie. Ou bien, si l’impulsion vient du monde, comme c’est le cas chez Lotman, si les choses sont des données immédiates, qui « impressionnent », le mouvement est centripète, il aboutit au « moi » ou plutôt il passe par le moi, sans constituer un lieu de perception ou de vision individuel ou subjectif. La vision est dans les choses, comme chez Bergson, et non pas dans le sujet de la perception, car le sujet lui-même fait partie des choses, de la totalité du monde un : il se trouve immergé, dissout dans les choses. Les deux commentateurs recourent aux exemples tirés du domaine de l’art, mais s’appuient sur des courants d’art radicalement différents. Si Jakobson parle de cubisme, qui fournit un modèle de décomposition du monde selon les perspectives adoptées par le peintre25, Lotman fait appel à l’impressionnisme, dont le but est, au contraire, d’unir dans la même représentation des aspects divers de notre perception du monde.

26 La fragmentation dont parle Jakobson est entraînée par la position spécifique du sujet lyrique pasternakien. La fragmentation dans le sens lotmanien s’opère sur le langage, comme une sur-fragmentation, ou une fragmentation esthétique imposée au langage faussement et artificiellement fragmenté (divisé en éléments) par ses structures lexicales et grammaticales. Ce que Lotman appelle la compression ou la condensation, la fusion pittoresque, Jakobson le taxe de morcellement, atomisation, dispersion en détail. Alors que pour Lotman, l’objectif de Pasternak poète est de (re)composer le monde fragmenté, selon son tourbillon de qualités multiples, pour Jakobson c’est la décomposition du monde comme procédé technique qui régit la création poétique de Pasternak.

27 Comme cela a été souvent remarqué, la lecture de Jakobson, malgré sa virtuosité analytique, ne semble pas aller assez loin car, au-delà des relevés de procédés techniques qu’elle permet, elle n’explique pas grand-chose sur l’organisation interne du monde poétique pasternakien26. Les interprétations plus récentes, comme celle de Boris Gasparov, cherchent à approfondir le questionnement de Lotman, afin d’expliquer l’attachement pasternakien à la réalité et surtout les raisons pour lesquelles il a choisi d’y répondre par un style poétique qui lui est propre. Tandis que pour Lotman le style poétique de Pasternak provient de sa conscience de l’incompatibilité de la réalité, perçue immédiatement, avec des structures langagières existantes appelées pour l’exprimer, pour Gasparov, il faut chercher plus loin les raisons de ses innovations syntaxiques – dans l’engagement de Pasternak envers la philosophie kantienne et néo‑kantienne. Pasternak, en effet, a fait des études de philosophie à l’Université de Moscou et a passé un semestre d’étude à Marbourg, auprès de Hermann Cohen. Comme on peut le voir dans ses notes et fiches de lecture de cette période, il était préoccupé par la définition du sujet de l’art à travers la critique du sujet kantien, de l’apperception transcendantale et de la partition du monde selon les catégories (de la quantité, de la qualité, de la relation, et de la modalité)27. La réforme du langage commun, et du langage philosophique catégoriel, opérée dans la poésie devrait donc prendre des dimensions beaucoup plus importantes et notamment mener à la mise en question de la perception en tant que telle, pour autant qu’elle se réalise comme synthèse de type kantien.

28 Dans son jugement sur la poésie pasternakienne, Gasparov occupe une position médiane entre Jakobson et Lotman. Il ne s’accorde pas avec Lotman sur l’expérience esthétique première de Pasternak, et affirme qu’elle ne s’appuie pas sur l’intuition de la totalité du monde, mais provient de la perception poétique propre à Pasternak qui visualise le monde comme foncièrement fragmentaire28. Si Pasternak perçoit le monde

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en fragments, c’est dû à l’instantanéité même de sa perception qui veut rester fidèle aux choses mêmes dans la spontanéité de leur apparition. Il n’observe pas le monde autour de lui dans une durée, mais exerce sa vision à une immédiateté qui ne saisit que des qualités et ne parvient pas à attribuer ces qualités diverses et multiples du monde environnant aux objets définis et identifiés. Contrairement à Lotman, Gasparov décrit la totalité du monde poétique de Pasternak, non pas comme une unité organique, mais comme une unité apparente, comme un scintillement créé par les mouvements d’yeux très rapides, passant d’un fragment vers l’autre. Ce sont des fragments de sens qui composent un tableau du monde un, mais extrêmement instable, fragile, en proie au changement, au bord de se défaire et de changer de configuration. La vitesse est ici un facteur déterminant : L’essence de la pensée poétique de Pasternak consiste dans l’alliance entre une grande vitesse, avec laquelle les particules de la réalité se meuvent dans le vers […] Nous sommes face non pas aux images volatiles, mais aux éclats-débris durs (aux angles coupants) du monde des objets. Ils ne fusionnent pas en une unité organique, ne perdent pas leur dépendance de fragments – mais passent devant nous avec une telle vitesse que leur « scintillement » produit une certaine image mouvante et vacillante, n-dimensionnelle29.

29 Il n’y a pas de vision « panoramique » de la réalité, l’œil du poète saute frénétiquement d’un objet à l’autre. Gasparov attire l’attention au cœur, selon lui, de l’hypothèse jakobsonienne. Celui-ci ne fait pas juste remarquer une prolifération formidable de métonymies chez Pasternak, mais pointerait vers une thèse beaucoup plus significative : « une stratégie “horizontale” de la représentation de la réalité (ce que Friedrich Schlegel appelait “allégorie” en contrepoids à “symbole”)30 ». La stratégie métonymique est « une méthode de connaissance » et pas juste « une figure rhétorique31 ». Il s’agit d’une expansion constante de la vision pasternakienne d’un objet à l’autre. Au lieu de se focaliser sur un objet, en développant ses aspects et ses caractéristiques, Pasternak l’amplifie pour lui en adjoindre un autre. Selon Gasparov, cette stratégie poétique recèle les origines philosophiques : à travers la vision fragmentaire du monde échapper à la synthèse d’un point de vue « total ». L’attitude philosophique qui préside à la stratégie poétique pasternakienne s’exprime en termes d’autoréflexion, comme chez les Romantiques allemands, une posture qui empêche de considérer chaque vers, chaque œuvre poétique comme fini, achevé32. Or, au lieu d’enchevêtrer les esquisses, les multiplier, Pasternak procède par rayures, par biffures : chaque vers, chaque poème n’est qu’un brouillon qui peut nécessiter des remaniements à l’infini. Tandis que les Romantiques pratiquent, selon Gasparov, « l’éparpillement du sens », Pasternak s’exerce à sa « diffluence » (restekanie smysla)33. C’est suite à cette croissance et à l’étalement non retenu du sens, suite à une sorte de logorrhée poétique, qu’à un moment donné, accidentellement, surgit une configuration ou une image « juste », qui accorde une forme et un sens à tout ce qui précède.

30 En même temps Gasparov rejette l’idée selon laquelle la poésie de Pasternak, son écriture du spontané, serait une réalisation de la critique de la connaissance rationnelle. Beaucoup trop conscient du fait que l’art s’établit sur l’idée de l’unité transcendantale du monde qui nous est livrée dans notre connaissance, Pasternak ne songe pas, selon Gasparov, à l’attaquer de front, mais s’en sert comme d’un repoussoir, par rapport auquel sa poésie pourrait prendre des déviations34. L’instance du sujet de la connaissance surplombe toujours sa poésie, étant présente comme en creux, mais la poésie, l’art, sont une échappatoire qui permet de prendre une position passive vis-à-

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vis du monde, éviter dans la mesure du possible, de s’imposer comme un héros lyrique. Sa pensée poétique ainsi « balance dans chaque acte de réflexion entre le danger de se transformer en “système” et de tomber dans le chaos de l’arbitraire35 ».

31 C’est donc l’écriture qui ne connaît pas de fin. Il ne s’agit pas pour Pasternak, comme il écrit lui-même dans son récit autobiographique Hommes et positions (1956), « d’exprimer » ni de « refléter », ni d’« incarner », ni même de « représenter »36 le monde, il l’expérimente dans ses vers, se place à même les choses, pour pouvoir les ressentir, les vivre dans la cadence qui leur est propre. Le contact avec le monde est toujours un produit du hasard, d’une rencontre fortuite et accidentelle. La connaissance de la réalité ne procède que par touches inattendues, imprévisibles, incontrôlables – telle fut, selon Gasparov, l’intuition philosophique qui nourrissait la production poétique de Pasternak.

32 En croisant ces trois lectures de l’œuvre poétique de Pasternak, autour de l’idée de fragment, notre but n’était pas d’imputer aux critiques littéraires et théoriciens en question quelconque « philosophie » personnelle. Il était seulement, à partir de notre position philosophique, de faire ressortir certains présupposés qui régissent leurs interprétations37. La conception du fragment soutenu par Jakobson se rapproche de la critique bergsonienne : la décomposition du monde poétique de Pasternak n’a pour Jakobson d’autre but que la multiplication de points de vue irréductibles les uns aux autres et qui fonctionnent plutôt comme des symboles que comme des parties du tout, dans le sens bergsonien. Toutefois, cela n’est pas l’avis de Lotman qui voit chez Pasternak un véritable dévouement à la réalité des choses perçue comme intégrale et entière, et que tous les procédés de décomposition de rapports entre les choses qu’il met en place ne servent qu’à déjouer la catégorisation artificielle du langage commun. La fragmentation donc, qui est une façon d’explorer les liens complexes entre les choses, part toujours, comme dans l’art décrit par Bergson, de l’intuition de l’unité du monde senti et perçu. Et enfin, la conception du fragment chez Gasparov, étroitement lié au rôle qu’il accorde à la philosophie dans la formation du monde poétique pasternakien, oscille curieusement entre deux idées de discontinuité. La totalité du monde n’est que le produit de la perception synthétique de type kantien. Par conséquent, l’on ne peut pas savoir comment le monde est « en soi ». Pasternak se résout alors à pratiquer une vision fragmentaire du monde, selon laquelle l’on ne peut capter les choses dans leur spontanéité que grâce à une vitesse avec laquelle l’œil du sujet lyrique parcourt le monde. Si notre perception habituelle et notre pensée fixe les choses, les dote d’une stabilité nécessaire, la tâche du poète, au contraire, serait de les vivre, de les expérimenter comme mouvantes et constamment changeantes. Afin d’éviter à tout prix une vision d’ensemble, « le sujet poétique de Pasternak continue à poursuivre frénétiquement et désespérément les éclats de la réalité, pour un court moment en extrayant ses particules isolées de la prison de l’apperception38 ». Sans opter pour le couple « totalité/partie », ni pour celui de « totalité/élément », il en vient à l’idée de totalité fragile et mouvante, de vision scintillante et instable, prête à se désagréger à tout moment, pour ensuite se recomposer de nouveau et ainsi de suite.

33 Cette troisième interprétation est en fin de compte la moins schématique, et elle mériterait d’être déployée dans toutes ses potentialités théoriques. Par elle s’esquisse une problématique philosophique féconde, autour d’un concept de fragment sans doute fructueux pour la recherche actuelle sur la poésie de Boris Pasternak. Cette théorie du fragment permet notamment d’échapper à l’alternative entre subjectivisme (Jakobson)

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et objectivisme (Lotman). La fragmentation chez Gasparov n’indique pas une stratégie volontaire de dissipation du sujet, ni ne se réfère à la propriété (fut-elle seulement poétique) du monde pasternakien. Ce n’est ni une construction, ni une réalité, mais un point d’évitement, qui caractériserait, selon Gasparov, le positionnement existentiel et partant la sensibilité poétique de Pasternak. Le sujet se cache, se fait tout petit, derrière les bribes de la réalité qu’il essaye de capturer, mais la réalité elle-même n’a pas le pouvoir de s’imposer, car elle ne figure pas une totalité finie, mais un ensemble infini de fragments. Voilà qui renvoie à l’idée de poésie comme processus ou progression infinie, telle qu’on peut la trouver chez les Romantique de Iéna39. Mais ce processus, selon Gasparov, n’a rien de positif, rien de triomphant. L’avancée par fragments est un mal nécessaire, qui n’exprime pas uniquement le défaut du langage, incapable dans sa pure fonction représentative ou mimétique de donner un tableau cohérent (et surtout total) du monde. Cette posture signale un rapport au monde qui freine l’intervention du poète, aussi minime qu’elle soit, en l’empêchant de perturber les forces qui animent ce monde, les mouvements vitaux qui l’agitent.

NOTES

1. Henri Bergson, « Introduction à la métaphysique » (1903), in : H. Bergson, la Pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1999, p. 193-194. 2. Ibid., p. 191. 3. Bergson, « Introduction à la métaphysique »…, p. 204. 4. Ibid., p. 192. 5. Ibid. 6. Bergson, « Introduction à la métaphysique »…, p. 192. 7. Roman Jakobson, « Notes marginales sur la prose du poète Pasternak » (1934), trad. M. Lacoste, A. Combes, in : R. Jakobson, Huit questions de poétique, Paris, Seuil, 1977, p. 60. 8. Ibid., p. 61. 9. Ibid., p. 65-66. Cf. Boris Pasternak, « L’enfance de Luvers », trad. Andrée Robel, in : Boris Pasternak, Œuvres, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1990, p. 392. 10. Ibid., p. 66. Cf. Pasternak, « Les voies aériennes », trad. Andrée Robel, in: id., op. cit., p. 456. 11. Pasternak, « Ne pas toucher », trad. Hélène Henry modifiée, in : Pasternak, Œuvres, op. cit., p. 41. 12. Pasternak, « Quand les rames retombent » [Сложа весла], trad. Hélène Henry modifiée, in: id., op. cit., p. 43. 13. Jakobson, « Notes marginales… », p. 61. 14. Ibid., p. 62. 15. Ibid., p. 68. 16. Pasternak, « La réaction de Wasserman », in : Pasternak, Œuvres, op. cit., p. 1321. 17. Pasternak, « La réaction de Wasserman »…, p. 1321-1322. 18. Ibid., « Sauf-Conduit », in : Pasternak, Œuvres, p. 577. 19. Jakobson, « Notes marginales… », p. 67. 20. Jakobson, « Notes marginales… », p. 66. Cf. la traduction dans « Les voies aériennes » : « les délices d’une signification autonome », Pasternak, Œuvres, p. 454.

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21. Malgré son appartenance à la tradition de l’analyse structurale du texte, héritière de l’école formaliste russe, nous allons voir que dans son approche de Pasternak Lotman se montre moins prisonnier de sa propre méthode que Jakobson. Celui-ci ne s’écarte jamais de son chemin analytique. De manière plus générale, lorsqu’on veut tracer une ligne de démarcation nette entre les deux structuralistes, on met l’accent sur le modèle communicatif qu’ils proposent : Lotman critique l’idée de « code » que Jakobson applique à l’acte communicatif, en défendant un acte multilingue de communication et partant « le dogme de l’intraduisibilité » dénoncé par Jakobson. Cf. sur ce sujet l’article de Giovanni Maciocco et Silvano Tagliagambe, « Changes in the Communication Model from Jakobson to Lotman », in People and Space, Springer, 2009. p. 125-135. 22. Jurij Lotman, « Стихотворения раннего Пастернака и некоторые вопросы структурного изучения текста » [Les poèmes du jeune Pasternak et quelques questions relatives à l’étude structurelle du texte], in Works on Semiotics IV, Transactions of the Tartu State University, 1969, p. 226. J’analyse en détail ce texte dans l’article « La construction du texte poétique chez Boris Pasternak selon Jurij Lotman. Quelques problèmes d’interprétation », Revue des études slaves, Paris, t. LXXXIV, fasc. 3-4, 2013, p. 533-550. 23. Ibid., p. 228. 24. Pour une interprétation « bergsonisante » de Pasternak, voir Michel Aucouturier, « Поэт и философия (Борис Пастернак) » [Le poète et la philosophie. Boris Pasternak], Литературоведение как литература : сборник в честь С. Г. Бочарова, Moskva, Progress-Tradicija – Jazyki Slavjanskoj kul′tury, 2004, p. 255-273. 25. Cf. « Ces deux traits caractéristiques – interpénétration réciproque des objets (métonymie au sens propre) et décomposition de ces mêmes objets (synecdoque) – apparentent l’œuvre de Pasternak aux tentatives de la peinture cubiste », Jakobson, « Notes marginales… », p. 65. 26. Pour une mise en contexte critique de l’approche jakobsienne, voir Ivana Vuletic, « Marginal Notes on Boris Pasternak’s Detstvo Ljuvers », Russian Literature, 56 (4), 2004, p. 483-498. Comme le fait remarquer Elena Glazov-Corrigan, bien que l’analyse de Jakobson conserve incontestablement sa valeur théorique, elle pose in fine plus de problèmes (d’ordre philosophique, notamment) qu’elle n’en résout. Cette analyse ne prend pas du tout en compte « le contexte philosophique plus large », dans lequel les recherches poétiques de Pasternak s’inscrivent avec force. E. Glazov-Corrigan, Art after Philosophy. Boris Pasternak’s Early Prose, Columbus, The Ohio State University Press, 2013, p. 42. 27. Cf. Boris Pasternaks Lehrjahre: неопубликованные философские конспекты и заметки Бориса Пастернака [Boris Pasternak’s Study Years. Unpublished Student Synopses and Notes], (eds.) Lazar Fleishman, Hans-Bernd Harder, Sergej Dorzweiler, Stanford, Stanford Slavic Studies, 2 vols., 1996. 28. Il est à noter, cependant, que l’idée de fragment et de fragmentation n’est pas thématisée chez les deux auteurs précédemment discutés. À moins qu’on ne veuille voir cette thématisation (implicite) dans la dépréciation par Jakobson de tout ce qui relève de la pulvérisation du sujet et des objets qui l’entourent en propriétés distinctes, ou bien, au contraire, la valorisation de la recomposition forcée de l’entité de la langue qu’indique Lotman comme outil principal de la création pasternakienne. 29. Boris Gasparov, Борис Пастернак : по ту сторону поэтики (Философия, Музыка, Быт) [Boris Pasternak : au-delà de la poétique (philosophie, musique, vie quotidienne)], Moskva, NLO, 2013, p. 193. Ici et plus loin c’est moi qui traduis. 30. Gasparov, Борис Пастернак…, p. 13. 31. Ibid., p. 48. 32. Walter Benjamin, dans sa thèse de doctorat décrit précisément, textes à l’appui, le fonctionnement du concept de réflexion chez les premiers Romantiques, notamment Novalis et Schlegel. Voir W. Benjamin, le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, trad. de

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l’allemand par Philippe Lacoue-Labarthe et Anne-Marie Lang, Paris, Flammarion (« Champs essais »), 1986. 33. Ibid., p. 89. 34. Dans cette perspective, il serait nécessaire de mener une confrontation plus poussée entre Pasternak et la tradition du Romantisme allemand. Puisque Pasternak de son côté cherche à dépasser le sujet kantien, en quoi son entreprise pourrait-elle s’apparenter à celle du cercle Athenaeum et en quoi exactement en diffère-t-elle ? Si la poésie est une forme supérieure d’art, ne s’agirait-il pas pour lui de construire une sorte de système d’art, d’inspiration romantique qui dépasserait et subsumerait la musique et la philosophie dans son cheminement vers la poésie. J’ai essayé de répondre à cette question dans mon article « Un anti-système des arts. Musique, philosophie et poésie chez Boris Pasternak », (Laval Théologique et Philosophique, 71, 2 , juin 2015, p. 247-265), sans pour autant analyser le rapport de Pasternak au Romantisme. Des indices factuels de la connaissance par Pasternak des œuvres des Romantiques allemands se trouvent dans l’ouvrage de Karen Evans-Romaine, Boris Pasternak and the Tradition of German Romanticism, Munich, Verlag Otto Sagner, 1997. Elle décèle l’existence chez Pasternak de « subtexts » qui proviennent des œuvres littéraires de poètes comme Novalis, Heine, Jean Paul, Goethe et d’autres. Cependant, son analyse se situe davantage sur le plan littéraire et non pas philosophique. Cf. également: Victor Terras, « Boris Pasternak and Romantic Aesthetics », Papers on Language and Literature, III, no. 1, Winter 1967, p. 42-56. 35. Ibid., p. 56. 36. Pasternak, Œuvres…, p. 674. 37. Bien que Jakobson et Lotman ne se préoccupent pas des implications philosophiques de leurs théories et ne réfléchissent pas aux problèmes philosophiques auxquels leur travail touche, ce genre d’analyse reste envisageable pour un philosophe, désireux d’explorer la composante épistémologique et méthodologique de leurs œuvres. Parmi les travaux récents ayant mis le doigt sur le potentiel philosophique de l’œuvre de ces théoriciens, cf : N. Avtonomova, Открытая структура : Якобсон-Бахтин-Лотман-Гаспаров, Мoskva, ROSSPÈN, 2009. Et son article plus récent : N. Avtonomova, « Лотман Якобсон : Романтизм, сциентизм и этос науки », Гуманитарные исследования в Сибири и на Дальнем Востоке, no 3, 2014, p. 13-22. 38. Gasparov, Борис Пастернак…, p. 223. 39. Pour l’ensemble des concepts clés de la théorie du fragment du Romantisme de Iéna, voir Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, l’Absolu littéraire, Paris, Seuil, 1978.

RÉSUMÉS

Dans cet article, je propose une interprétation philosophique de l’œuvre de Boris Pasternak en analysant sa stratégie d’écriture poétique et prosaïque, à partir de la notion de fragment. En m’appuyant sur la distinction du fragment et de l’élément, empruntée à Bergson, je chercherai à démontrer comment le rapport entre le tout et la partie peut être conçu différemment suivant l’approche qu’on adopte vis‑à‑vis de l’œuvre pasternakienne. Trois lectures de Pasternak seront prises en compte (Jakobson, Lotman, B. Gasparov). C’est la notion de fragment, mobilisée par Boris Gasparov, qui permet d’échapper à l’alternative entre le « subjectivisme » (Jakobson) et l’« objectivisme » (Lotman) de Pasternak.

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This article offers a philosophical interpretation of Boris Pasternak’s work, based on the understanding of his strategy of writing, both poetic and prosaic, using the notion of fragment. Following the distinction between the fragment and the element borrowed from Bergson, I will seek to demonstrate how the relation between the whole and the part can be conceived differently according to the approach adopted towards Pasternak’s work. Three readings of Pasternak will be taken into account (Jakobson, Lotman, B. Gasparov). The notion of fragment, mobilized by Boris Gasparov, is particularly important as it helps to avoid the all too rigid alternative between the “Subjectivism” (Jakobson) and the “Objectivism” (Lotman) of Pasternak.

AUTEUR

IOULIA PODOROGA Université de Genève

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Ce que cache un nom : les ethnonymes slaves dans Le Nouveau Larousse illustré (1898-1904) What lies beneath a name: slavic ethnonyms in Le Nouveau Larousse illustré (1898‑1904)

Cécile Gauthier

1 Loin d’être des lieux d’élaboration et/ou d’enregistrement d’un savoir neutre, objectif, hors de tout soupçon, les dictionnaires et encyclopédies sont révélateurs d’un état de la science à une date donnée, mais aussi des croyances partagées, qui caractérisent, à des degrés divers, une société donnée. Aussi les corpus lexicographiques sont-ils sous- tendus par des discours que l’étude de certains mots est plus propice que d’autres à mettre en lumière. C’est le cas notamment des articles consacrés aux ethnonymes, ou noms de « peuple », qui dessinent les contours du savoir détenu sur ce peuple, son histoire, sa langue, mais permettent surtout de mettre en évidence les processus de construction identitaire de cette communauté, ainsi que, par un jeu de miroir et de projections, ceux de la société à laquelle appartient le lexicographe.

2 Nous nous proposons ici d’effectuer un parcours à travers les différents articles consacrés aux « Slaves » dans Le Nouveau Larousse illustré. Dictionnaire universel encyclopédique, dans lequel se trouve poursuivie, au tournant du siècle, l’entreprise lancée par Pierre Larousse avec son célèbre Grand dictionnaire universel du XIXe siècle. Immense succès éditorial, Le Nouveau Larousse illustré est constitué de sept volumes, publiés de 1898 à 1904, complétés par un supplément en 1907. Claude Augé, qui dirige cette publication, affiche dans la préface un souci d’« impartialité », révélant une conscience claire de ce que le dictionnaire tend aisément à devenir terrain de combat, lieu d’une politisation du savoir, et ce, sans doute, de façon d’autant plus aiguë que le contexte européen se prête, en cette « fin de siècle », aux crispations nationalistes : […] nous considérons cette encyclopédie non comme une machine de guerre, non comme une œuvre de polémique, mais comme un exposé de faits et d’idées. Résolu à l’impartialité, nous avons donc choisi nos collaborateurs sans distinction d’opinion, de parti, de confession, n’ayant en vue que leur compétence1.

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3 Une telle profession d’objectivité à l’orée du dictionnaire nous incite à d’autant plus d’attention pour repérer ce qui, n’étant perçu à l’époque que comme « un exposé de faits et d’idées », relève peut-être de l’idéologie2. Nous allons donc dresser un tableau des représentations des « Slaves » à travers une analyse des articles consacrés aux différents ethnonymes slaves, c’est-à-dire en adoptant méthodologiquement l’angle d’étude de la « nomination », le geste de nommer, afin de déterminer ce qui se cache derrière un nom et son emploi. Les travaux de Patrick Sériot3 ont mis en évidence la façon dont les noms sont susceptibles de bouger, révélant le caractère fluctuant des identités. Les problématiques linguistiques jouent sur ce point un rôle crucial puisque le nom de la langue et celui du peuple tendent à se recouvrir, cristallisant des enjeux politiques, à partir du moment où la nomination devient instrument de création d’ontologie, susceptible de déplacer des frontières.

4 L’examen des ethnonymes slaves nous permettra donc de présenter une synthèse des discours sur la supposée « race slave », constituée d’une multitude de « peuples » ou « nationalités ». Ces discours sont traversés par toutes sortes de stéréotypes qui tirent l’objet du savoir vers un univers de fiction, d’imaginaire, suscité en particulier par le vertige des nominations sans fin et sans contour stable qui caractérise cette « grande famille slave », et qui met à jour une tension permanente entre unité et pluralité, homogénéité (voire fantasme de pureté), et constat du divers.

5 Le nom « slave », sous sa forme « slavus/sclavus » en latin médiéval, aurait été utilisé pour désigner un peuple ou ensemble de peuplades parlant une même langue. Ce nom est attesté dans les sources historiques (dans l’Histoire des Goths de Jordanès) depuis le VIe siècle après J‑C, mais d’autres noms pouvaient être utilisés auparavant, notamment celui des Venetes (Veneti, en latin). Le référent tend à se perdre dans le passé lointain et hypothétique des migrations des peuples. Le caractère incertain des racines du nom est clairement mentionné dans Le Nouveau Larousse illustré : L’origine du nom des Slaves est inconnue ; elle se rattache à une racine slav, qui veut dire gloire ou parole et qui se rencontre dans un grand nombre de noms propres : Jaroslav, Mstislav, Boleslav, etc. Les anciennes chroniques signalent des peuplades ou tribus qui portaient ce nom ; mais il n’était pas celui de la race tout entière ; il lui a été donné par les étrangers, les Latins, les Germains4.

6 Dans la langue française, c’est le nom « esclavon » qui, dans la durée, a connu la plus grande fortune, mais le nom « slave » a fait sa réapparition en un usage contemporain, dans les dictionnaires et encyclopédies des années 18305. Dans Le Nouveau Larousse illustré, « Slave » est défini comme « individu d’une race particulière, qui habite le nord et l’est de l’Europe ». « L’histoire de la race slave se confond nécessairement avec celle des peuples qui la composent », précise l’auteur de l’article, le célèbre slaviste Louis Leger6, renvoyant le lecteur aux articles suivants : Russie, Pologne, Bohême, Bulgarie, Serbie, Monténégro. On peut ajouter à ces noms de pays, ou de territoires, un certain nombre d’entrées de dictionnaire consacrées aux noms de peuples. Outre ceux déjà nommés (« Bohémien », « Bulgare », « Monténégrin », « Polonais », « Russe », « Serbe »), on relève les entrées suivantes, où le nom est tantôt au singulier tantôt au pluriel : « Croate », « Cassoubes » (qui devient « Kachoubes » dans le Supplément), « Ruthènes ou Petits-Russes ou Petits-Russiens », « Slovaque », « Slovène », « Sorabes », « Tchèques », « Ukranien » [sic] et « Yougo‑Slaves ou Jougo‑Slaves ». L’énumération n’est pas aussi détaillée dans les éditions contemporaines du Petit Larousse illustré (1906), mais la pluralité de la « race » figure, du fait d’un découpage en « trois grands

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groupes » : les « Slaves occidentaux » (en Russie, Prusse et Autriche), les « Slaves orientaux ou Russes », et les « Slaves méridionaux ou Iougo‑Slaves ».

7 Il est à noter que le nom « slave » désigne tout autant l’« individu » que la « langue parlée par les peuples de race slave ». Cette « langue » indo-européenne, mentionnée en un surprenant singulier (« le slave »), se décline ensuite en une multitude de langues ou de « dialectes », mais la proximité des idiomes, considérée comme génératrice d’une communauté linguistique, est présentée comme étant le fondement de la « race », clé de voûte de la construction du savoir au XIXe siècle. On sait la place centrale occupée par la langue, dans le moment historique du Printemps des peuples, situé dans le sillage des romantismes qui tendent à sacraliser ce qu’on pourrait appeler la langue « maternelle-nationale7 ». Mais il faut rappeler que la langue, qui est au cœur des préoccupations des savants depuis l’essor, au tournant du XIXe siècle, de la grammaire comparée, peut se voir présentée également comme un des éléments susceptibles de définir la « race », soumise donc à une approche naturaliste, biologique. Renan, qui, dans son Histoire générale et système comparé des langues sémitiques publiée en 1855, superpose race, esprit et langue8, est souvent rendu responsable (ainsi par Edward W. Said) des errances de la philologie, qui tend à une confusion dangereuse entre linguistique et anthropologie – on connaît, en effet, la postérité du couple aryen/ sémite. Marc Crépon propose pour sa part une autre lecture de l’œuvre de Renan, soulignant la diversité des acceptions du mot « race » sous la plume de ce dernier, qui expliquerait certains de ses paradoxes9. Dans une conférence prononcée en Sorbonne en 187810, Renan lui-même, visiblement conscient de ces flottements terminologiques, affirme que la race linguistique doit absolument être distinguée de la race anthropologique, dans la mesure où l’une relève de l’histoire linguistique, et l’autre de l’histoire naturelle, qu’il importe de ne pas confondre. Il n’est ainsi pas possible, selon lui, de remonter d’une commune appartenance linguistique à une « communauté de races ». Il est vrai que cette conférence intervient d’une part après la défaite contre la Prusse, qui repose de façon douloureuse, pour l’Alsace, l’articulation supposément « naturelle » entre langue et communauté nationale, et, d’autre part, dans un contexte où le débat s’est durci, du fait des échos rencontrés par l’Essai sur l’inégalité des races humaines (1853‑55) de Gobineau, et de la fondation de la Société, de l’École et de la Revue d’anthropologie par Broca, qui promeut les méthodes de la craniométrie. La mise au point voulue par Renan révèle bien que ce débat entre science du langage et anthropologie est au cœur des discussions en cette fin de siècle11. Le recours à ce terme de « race » dans la définition des Slaves n’est donc pas surprenant. Le constat de la diversité s’impose cependant dès les premières lignes de l’article dans Le Nouveau Larousse illustré : Au point de vue anthropologique, les Slaves appartiennent à la race indoeuropéenne, mais ils ne représentent pas un type unique ; ils vivent sous des climats très divers ; ils ont été croisés avec les races voisines : les Russes avec les Finnois et les Tatars, les Tchèques avec les Allemands, les Bulgares avec des Touraniens, les Serbes avec des Grecs ou des Albanais. C’est peut-être dans la Petite- Russie et chez les Serbo-Croates que se trouve le type le mieux conservé du Slave. Les brachycéphales dominent chez les Slaves : le teint et les cheveux, clairs chez les Slaves du Nord, sont plutôt bruns chez les Slaves méridionaux12.

8 Nous reviendrons plus en détail sur cette tension permanente entre pureté du « type » et croisements raciaux, qui rend patente d’emblée l’existence d’échanges entre ces peuples voisins, ainsi que son corollaire historique : la lutte de certains pour affirmer

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une identité propre face à d’autres groupes dominants. La condition des Slaves à travers les âges est ainsi présentée comme celle d’un combat incessant pour lutter contre des tentatives d’asservissement, à tel point que, selon Louis Leger, leur nom même s’en serait trouvé stigmatisé : Par suite des guerres avec les Allemands au Moyen Âge, le nom des Slaves prisonniers a donné le mot esclave, qui, dans la langue française, a remplacé celui de « serf ».

9 Les débats étymologiques, on le sait, sont difficiles à trancher13, mais le plus remarquable ici réside en ce que le coupable désigné se trouve être l’ennemi national allemand, ce qui, dans un jeu de transferts culturels triangulaires, érige le mot « slave » en preuve à charge contre le pangermanisme contemporain. Cette thèse sera encore plus vigoureusement défendue par Louis Leger dans une petite brochure intitulée les Luttes séculaires des Germains et des Slaves14 publiée en 1916, donc en pleine guerre : il s’y réclame de Renan pour affirmer que « ce sont les Allemands qui ont fait du nom slave le synonyme d’esclave15 ».

10 La lutte des Slaves pour l’existence se serait illustrée tout spécialement dans les enjeux linguistiques, ce qu’illustre le déséquilibre opposant, jusqu’aux Renaissances nationales à partir de la fin du XVIIIe siècle, d’une part les langues des salons ou du savoir telles que le français, le latin, et, dans une moindre mesure, l’allemand, et, d’autre part, les langues slaves considérées comme langues des « chaumières », mineures, voire (et non sans exagération) mourantes ou déjà mortes. Il en irait ainsi du tchèque, dont Haumant16 écrit que les éveilleurs nationaux, lorsqu’ils en recueillaient « les formes », n’imaginaient pas faire « autre chose que l’inventaire d’un passé à jamais disparu » : Son histoire se confond avec celle de la nationalité tchèque : aux époques où celle-ci a été abaissée, la langue tchèque n’a subsisté que grâce au petit peuple des villes et des campagnes. Elle est redevenue, en ce siècle, une langue littéraire parlée par 8 millions et demi de Tchèques de Bohême, 2 millions de Moraves, et aussi, à quelques particularités près, par 3 millions de Slovaques de Hongrie. La loi et les mœurs lui font une place chaque jour plus grande, et rien ne présage sa disparition, si souvent escomptée par les Allemands17.

11 L’accession, cruciale, de la langue au statut de « langue littéraire », va de pair avec l’émergence des littératures nationales, conformément à l’idée romantique selon laquelle l’âme du peuple, poète par nature, s’exprimerait spontanément dans la langue maternelle, nationale. Elles éloignent le spectre de l’imitation, lieu commun du discours esthétique. Dans cette citation, une fois de plus, la menace présentée comme pesant sur les Slaves de Bohême est d’origine germanique, ce qui fait écho au courant historiographique prédominant du nationalisme tchèque, qui interprète les évolutions du territoire centre‑européen en fonction d’une grille de lecture univoque : la rivalité ancestrale slavo‑germanique. Mais la domination étrangère peut prendre ailleurs d’autres visages : Cette histoire [des Slaves] est celle d’une longue lutte pour l’existence, lutte dans laquelle certains peuples slaves ont définitivement succombé. Ainsi, les Slaves de l’Elbe et de la Baltique ont disparu pour faire place à l’État prussien. L’Allemagne s’efforce encore aujourd’hui d’anéantir une partie du peuple polonais. En Hongrie, les Slovaques, les Ruthènes ou Petits-Russes, les Serbes sont menacés de leur côté par les Hongrois, qui ont entrepris de les magyariser. Les Serbo-Croates de la Dalmatie, naguère soumis à Venise, sont exposés aux convoitises des irrédentistes italiens, les Bulgares de Macédoine à celles des irrédentistes grecs18.

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12 On remarque l’absence de mention d’un possible impérialisme russe – donc slave. Louis Leger termine, en effet, le paragraphe en ces termes : Ces circonstances expliquent pourquoi un certain nombre de Slaves, ceux qu’on appelle à tort les panslavistes, se tournent vers la Russie, dans laquelle ils voient la protectrice naturelle de leur nationalité.

13 En ces temps de renforcement de l’alliance franco-russe et de crispation des tensions franco-allemandes, Louis Leger s’efforce de justifier l’assistance cherchée par certains Slaves centre-et sud-européens auprès des Russes, tout en les dédouanant de l’étiquette suspecte de « panslavisme », sans doute perçue comme trop proche du pangermanisme.

14 Si l’on en revient à la profession d’impartialité de la préface, force est donc de reconnaître que l’écriture lexicographique du Nouveau Larousse illustré n’échappe pas à son époque. Mais elle se veut plus mesurée : on n’y retrouve pas le ton singulier et inventif caractéristique du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, par exemple dans cet emploi d’une métaphore militaire pour évoquer la Croatie, rempart historique de l’Autriche contre la menace turque : La population croate, d’origine serbe, mélangée d’Allemands et de Hongrois, de juifs et de Bohémiens, a toute la physionomie d’une armée arrêtée dans sa marche19. ou encore dans cette insertion de citation tirant l’article de dictionnaire vers un folklore ethnographique à visée satirique : Les MONTENEGRINS professent la religion grecque, mais ils sont peu dévots ; leurs prêtres sont grossiers et se trouvent plus souvent chez le débitant d’eau-de-vie qu’à l’église. (E. d’Arnoult.20)

15 Néanmoins, et sans surprise, on retrouve aussi dans Le Nouveau Larousse illustré des énoncés stéréotypés, ce que signale l’emploi des déterminations à valeur générale, comme « les Slaves/les Bulgares/etc… », voire « le Slave/le Serbe… », syntagme pour lesquels la saisie est encore plus restreinte. La psychologie des peuples, en vogue à la fin du XIXe siècle, repose sur la croyance en un déterminisme qui est aussi aux fondements de l’idéologie racialiste. On relève ainsi, en cet âge d’essor du savoir anthropologique, un intérêt particulier pour l’évocation et la description détaillée des traits physiques censés caractériser un peuple, ou du moins ses représentants les plus « purs » : Les Slovaques ont un type physique fort intéressant ; leurs costumes sont pittoresques ; leur musique et leurs danses ont beaucoup de caractère21. Les habitants de la Bohême se distinguent des Allemands du Nord par leur taille moyenne et souvent petite, par leurs cheveux bruns, leurs yeux foncés, la douceur de leurs mœurs et leurs instincts artistiques22. Les vrais Serbes sont des Slaves originaires de la Galicie, qui se sont établis en Serbie au commencement du VIIe siècle. (V. Serbie). Grands, vigoureux, ils ont des traits réguliers et un peu durs, un nez droit ou aquilin et des pommettes un peu saillantes. Leurs cheveux sont le plus souvent blonds ou châtains. Le Serbe a l’intelligence vive et montre des dispositions particulières pour le chant et la musique23.

16 On décèle dans ces évocations la tentative de développer un savoir qui serait exhaustif sur l’homme conçu comme totalité, les traits physiques et psychologiques se déterminant réciproquement, encourageant une lisibilité des types humains figés dans leurs caractéristiques nationales et raciales. L’identification du stéréotype n’est cependant pas toujours si aisée, celui-ci pouvant être inscrit en filigrane tout au long du développement. C’est le cas dans l’article consacré à la Pologne où se dessine une isotopie du désordre qui renvoie à un cliché également présent dans la langue

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allemande (« die polnische Wirtschaft ») et associant insidieusement les désastres historiques à l’anarchie qui serait propre au caractère national polonais. Un « savoir » est donc censé être impliqué dans le nom, selon un procédé de circularité liant le mot et le discours stéréotypé qui le sous-tend. Le geste de nomination reviendrait à faire émerger, explicitement ou dans l’imaginaire, tout ce contenu supposément immuable. Or le nom s’avère ambigu : gage de stabilité, il révèle pourtant la dispersion. Des logiques centrifuges et centripètes se confrontent en lui. Loin de permettre une saisie définitive, ce repère qu’il est censé être peut finalement devenir le plus trompeur des signes.

17 La lecture des encyclopédies du XIXe siècle rend criante l’historicité, partant la variabilité, des nominations, susceptibles de susciter un vertige chez le lecteur égaré. Qui sont par exemple les Bohémiens ? Les « personne[s] née[s] en Bohême, ou qui habit[ent] ce pays », et « se distinguent des Allemands du Nord par leur taille moyenne et souvent petite, par leurs cheveux bruns, leurs yeux foncés, la douceur de leurs mœurs et leurs instincts artistiques » ? Ou bien une « race singulière » de « vagabonds que l’on croyait originaires de la Bohême, et qui parcouraient les villes et les campagnes en disant la bonne aventure, le plus souvent en mendiant, et même en volant24 » ? La confusion est d’autant plus grande que cette « race vagabonde » ne serait finalement pas si lointaine de la première, dont elle est censée « posséd[er] à peu près les mêmes caractères ethnographiques » – affirmation qui peut surprendre, mais où l’on retrouve la croyance dans une nature orientale des Slaves. Les Bulgares sont pour leur part qualifiés de « Yougo‑Slaves ou Jougo‑Slaves, nom donné à l’ensemble des Slaves du Sud (Bulgares, Serbes, Croates) », nomination qui a connu au XXe siècle, mais sans inclure les Bulgares, la fortune que l’on sait, avant de disparaître dans sa désignation d’une nation politique. C’est la même chose pour les « Tchécoslovaques », nation inexistante à l’époque, et évanouie de nouveau. On peut également évoquer l’existence du doublet « Tchèques » et « Bohémiens » : outre la complexité de ses implications politiques, il engendre une confusion, redoublée lorsque les Tchèques (« nom que se donnent en leur langue les habitants slaves de la Bohême, de la Moravie et de la Silésie25 ») se voient consacrer une autre entrée dans le dictionnaire (certes aisément laissée dans l’ombre en raison de son improbable graphie), qui renvoie de façon ambiguë le référent à un passé révolu : « Czèches, nom qu’on donne quelquefois aux Tchèques, anciens habitants de la Bohême26 ». Le cas polonais exige pour sa part un développement substantiel, la coexistence des traductions du nom, en polonais et en russe, se donnant d’emblée à interpréter comme le symptôme du drame de la scission : Pologne, la Polska des Polonais, la Polcha des Russes. Ce nom a deux acceptions bien distinctes : géographiquement, historiquement, ethnographiquement, il désigne la vaste contrée où domina la race polonaise et que se partagent aujourd’hui la Russie, la Prusse, l’Autriche ; politiquement, administrativement, il ne s’applique plus qu’à la région la plus occidentale de l’empire russe, au pays enfoncé comme un coin entre la Prusse au N., l’Austro-Hongrie au S.27

18 Quant à l’entrée « Ruthènes », elle est plurielle, sans que le lecteur soit éclairé sur la variabilité des nominations qui semblent substituables les unes aux autres : Ruthènes ou Petits-Russes ou Petits-Russiens, peuple de la famille slave qui fait partie du groupe russe, mais s’en distingue nettement par la langue et certains caractères anthropologiques28.

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19 Le brouillard ne fait que s’épaissir quelques lignes plus loin, lorsque « ruthène » est présenté comme synonyme de « russe », comme semble le suggérer l’emploi du verbe « répondre à » : Les principautés ruthènes ou russes (ruthène répond à rusin, russe) ont été, à dater du XIIIe siècle, soumises à l’influence des Tatars, des Moscovites et des Polonais.

20 Le nœud du débat réside ici surtout dans l’acception et les variations du nom « russe », sur lesquelles nous reviendrons. Les exemples de ce vertige encyclopédique, qui n’est certes pas sans mystère ni sans charme, pourraient donc encore être multipliés : les noms, masqués, méconnaissables, apparaissent et disparaissent, relançant l’enquête, questionnant les identités, d’une façon qui peut apparaître comme ludique si l’on accepte de se perdre dans ces catalogues de noms redupliqués sans fin : Slaves / Slovaques / Slovènes ; Serbes / Sorbes / Sorabes / Sorobes…

21 L’encyclopédie se trouve convertie en un espace labyrinthique. Ainsi le nom « Serbe », donné aux supposés « vrais Serbes », à savoir ceux de Serbie29, désigne également une communauté ancrée dans la région allemande de Lusace. Elle répond elle aussi à plusieurs désignations, en fonction de la culture et de la langue des locuteurs : Serbes de Lusace. Ce peuple, le plus petit de tous les peuples slaves, est appelé par les Allemands Wenden. Ils s’appellent en leur langue Srbi, et ce nom, identique à celui des Serbes du Danube, se retrouve dans celui d’un ancien peuple slave disparu, les Sorobes30.

22 La dimension mythique de cette quête onomastique transparaît dans le fait que les débats font sans cesse resurgir les récits du passé, le nom des peuplades des origines, nourrissant le rêve de remonter jusqu’à la source, jusqu’à ces premiers Slaves, les supposés « vrais Slaves », fondateurs de la lignée.

23 Mais ce mythe se heurte à la réalité qui est, bien au contraire, celle d’une diversité difficilement conciliable. Le caractère composite, multiculturel de l’Europe centrale et orientale est un de ses traits définitoires les plus déterminants, ce qui se vérifie encore de nos jours. Cette multiculturalité est transcrite dans les noms, souvent composés (slavo-bulgare, serbo‑slave, tchéco‑slave, slovenique‑horvatique…). Mais il peut sembler surprenant que la reconnaissance, nullement esquivée dans les articles, du métissage centre-européen, ne signifie pas l’abandon d’une quête du type racial le plus pur. Gobineau d’ailleurs ne fonde-t-il pas son Essai sur l’inégalité des races humaines sur le constat du mélange des races et des sangs ? La supériorité de la race « aryenne » à laquelle il croit s’inscrit, selon lui, dans un contexte de décadence des nations, due à ce métissage. La nomination « indo-européenne » elle-même, bien qu’elle indique, morphologiquement, une double origine, a pourtant servi les tenants de la pureté raciale – d’où la formule proposée par Maurice Olender : la « double mémoire31 » de l’histoire de l’idée indo‑européenne. Le cas de la Bulgarie illustre ces tensions contraires. Au sein des Slaves, les Bulgares sont présentés comme un peuple hybride, du fait de leur histoire : ils seraient, est-il écrit dans l’article du Nouveau Larousse illustré, originaires de l’Oural, arrivés dans la région du Danube au Moyen Âge, « présent[ant] alors beaucoup de traits mongoliques ». Ces stigmates d’une origine étrangère ne se seraient pas perdus depuis, d’où la singularité d’un processus d’assimilation indéniable mais partiel, inabouti : Depuis cette époque, ils ont été tellement pénétrés par les Slaves du Sud, qu’ils leur ont emprunté leur langue, tout en se modifiant au point de vue des caractères physiques et des mœurs. Cependant, il est encore facile de reconnaître les deux éléments qui ont donné naissance à la population bulgare : à côté d’individus

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offrant un teint, des cheveux et des yeux clairs, on en rencontre d’autres, trapus et vigoureux, au type brun, à la tête courte, au visage ovale, aux pommettes saillantes, aux yeux petits, au nez camard, aux mâchoires proéminentes, qui représentent l’élément mongolique32.

24 Cette aisance à reconnaître clairement deux éléments originels semble dans les faits assez douteuse, dans la mesure où la réalité du métissage tend à invalider la possibilité d’une répartition cloisonnée de deux types clairement distincts. Mais c’est peut-être justement un signe de la coexistence des discours, celui du métissage et celui de la pureté. Malgré le fait que les Bulgares se soient « slavisés », il serait encore possible de déterminer qui sont les Slaves d’origine, de démêler en quelque sorte les « vrais » des « faux », en quelque sorte des imitateurs. Il nous intéresse tout particulièrement de noter que la transition d’une identité à l’autre se fait par le biais de la langue : « ils leur ont emprunté leur langue ». Le changement d’idiome est un des vecteurs de la métamorphose, dans la mesure où parallèlement s’effectue une modification « des caractères physiques et des mœurs ». Mais cette métamorphose reste partielle, comme nous venons de le voir. La langue est de fait soumise à la même ambivalence, puisqu’elle contribue à fixer les identités tout en étant éminemment instable, ce que le processus de nomination met là aussi en lumière.

25 Le vertige taxinomique s’applique, en effet, pareillement au champ linguistique, la classification pouvant donner lieu à toutes sortes de ramifications, comme dessinées sur le célèbre arbre des langues de Schleicher. La langue slave semble pouvoir se décliner sans fin, les idiomes s’emboîtant les uns dans les autres, selon une logique généalogique (les langues mères et les langues filles) qui fait se croiser la métaphore végétale et la métaphore organiciste assimilant les langues à des êtres vivants. Celles-ci sont anthropologiquement soumises à la même pluralité, aux mêmes métissages que les hommes qui les parlent. Les interférences entre peuples laissent de fait des traces dans la langue, conférant à celle‑ci un double statut : vestige des origines en même temps que produit de l’histoire écoulée. Elle nourrit la quête de la mythique première langue tout en étant en soi une preuve des rencontres ayant déterminé les évolutions linguistiques. Des transferts se produisent : « la langue se mêle d’éléments étrangers33 », notamment sur le plan lexical (mots allemands en tchèque ou en polonais, mots turcs, grecs, albanais et roumains en serbe, mots polonais et allemands en kachoube, etc). L’Europe centrale et orientale s’affirme également sur le plan linguistique comme territoire de la multiculturalité.

26 Signe, entre autres, de la faible représentativité du modèle de l’État-nation monolingue dans les territoires centre-européens, dont les différents peuples étaient en ce tournant de siècle encore pour la plupart inclus dans des entités impériales supranationales : les développements consacrés aux langues slaves dans les divers articles font la part belle à l’énumération des très nombreux « dialectes » coexistants – d’où, de nouveau, une multiplicité de noms composés. Ainsi du polonais : Il y a plusieurs dialectes polonais, le grand-polonais (environs de Posen, Gnesen, Kalisch), qui est la langue écrite des Polonais ; le masourien (environs de Varsovie) ; le petit-polonais, idiome très harmonieux, parlé en Galicie (Cracovie, Lemberg) ; le polonais‑lithuanien, écrit par des poètes modernes tels que Mickiewicz, et le polonais‑silésien ou polonais-prussien, qui contient de nombreux germanismes34.

27 Que penser d’une telle profusion de nominations ? Est-elle un signe de rigueur scientifique ? Ou traduit-elle, à l’inverse, la difficulté de classer les langues comme si elles étaient des objets clairement définis ? Patrick Sériot, rappelant que les langues et

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les nations ne sont pas des « objets naturels et distincts » et « ne ressortissent pas de l’évidence », souligne les implications politiques du nom de la langue. Il peut aisément être manipulé par les « traceurs de frontières35 », devenant ainsi « un enjeu de lutte, un enjeu symbolique extraordinaire, capable de fabriquer une ontologie36 ». On voit que ce qui pose problème, dans une proposition de type « le macédonien c’est du bulgare », ou « le X c’est du Y », est le verbe être. Avec ce verbe on peut faire de l’autre avec du même (polonais et kachoube), on peut également faire du même avec de l’autre (macédonien et bulgare, ukrainien et russe). La différence entre le même et l’autre peut ainsi ne pas être une question d’observation, mais bien de construction discursive. Cela ne signifie en rien qu’elle est sans objet, mais que ses conséquences pratiques ont une assise nominale37.

28 À cet égard le choix même du mot « langue » ou « dialecte » ne peut que difficilement se comprendre hors d’un contexte politique précis, assignant à une langue un statut dominant par rapport à une autre. Il n’est ainsi pas anodin, pour reprendre des exemples connus et évoqués dans les articles encyclopédiques, d’affirmer que le serbe et le croate sont deux langues distinctes ou qu’ils doivent être évoqués sous une étiquette commune, le « serbo-croate ». Nous développerons pour finir un cas également révélateur de ces enjeux, celui de la Biélorussie et du nom « biélorusse/ien ».

29 Si la nomination peut être créatrice d’ontologie, l’absence du nom, inversement, pose la question du refus, ou du moins du défaut de reconnaissance. Ce sont les « Grands- Russes » qui « constituent le vrai peuple russe », précise Georges Treffel dans Le Nouveau Larousse illustré, avant d’ajouter que « le Russe blanc ne diffère du Grand-Russe que par des caractères d’une importance secondaire38 ». Ce n’est qu’en 1928, dans Le Larousse du XXe siècle, qu’une entrée est consacrée, en propre, au nom « biélorusse », ce qui pourrait n’être pas en soi illogique, dans la mesure où la proclamation de la République socialiste soviétique de Biélorussie date de 1919. Néanmoins, nous avons constaté, à travers les exemples précédemment cités, que des ethnonymes pouvaient être répertoriés de façon autonome dans le dictionnaire sans désigner pour autant les citoyens d’États-nations avérés. L’absence du nom « biélorusse/ien » dans les dictionnaires Larousse précédents (Le Nouveau Larousse illustré et le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle) tient en partie à la prédominance, pour la langue française, de l’utilisation du nom en traduction, comme le montre justement la définition du Larousse du XXe siècle : BIELORUSSE Adj. (du russe bielo, blanc, et de russe). Qualificatif employé parfois au lieu de russe‑blanc ou blanc‑russe (blanc-russien, blanc-ruthène)39.

30 Mais cette explication n’est pas suffisante car on remarque l’absence d’une entrée « Russie blanche » dans Le Nouveau Larousse illustré. D’autres raisons peuvent être avancées, telles que l’ambiguïté de l’attribution des noms « russe », « russien », « ruthène », « ruthénien »… La confusion est sans doute encore plus grande vue de France, touchant à des réalités peu familières pour le lecteur, et en constante mutation : ainsi le nom « ruthène » est progressivement abandonné au profit d’« ukrainien ». On ne peut enfin exclure qu’un rapport de pouvoir soit induit dans ces débats de nomination, et ce d’autant plus qu’une quasi-assignation sociale se superpose au nom du peuple, les habitants de Russie rouge et Russie blanche étant définis comme des paysans, à qui a été « imposé le dialecte de Moscou ».

31 L’enregistrement du nom « biélorusse » dans le dictionnaire en 1928, outre qu’il atteste donc d’une reconnaissance officielle du mot et de la chose, a une implication immédiate, puisqu’il éloigne, dans l’ordre alphabétique du dictionnaire français, le nom

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« biélorussien » de la tutelle des mots « russe » ou « russien ». La reconnaissance est cependant partielle : le nom « Biélorussie » n’est en effet, pas répertorié. Le lecteur se trouve renvoyé à la consultation de l’article sur la Russie blanche, qui s’avère nettement plus ambivalent. Il y est en effet précisé d’emblée que « Le nom de Russie blanche (Ruthénie blanche) […] n’a jamais désigné une unité politique ou géographique précise »40. Puis l’analyse linguistique du russe-blanc insiste sur son « caractère complexe, se rapprochant de l’ukrainien par certains traits et du polonais par certains autres », avant de conclure par un constat sans appel : « N’étant pas une langue de civilisation, le russe-blanc est en voie de régression, cédant peu à peu la place au russe à l’Est et au polonais à l’Ouest ». Paradoxalement, c’est donc au moment même où le nom (du peuple et de la langue) entre pleinement dans le corpus lexicographique que se trouve mentionnée sa probable éviction à venir. Le droit à une existence en propre, sur le plan lexicographique comme dans la réalité, ne s’acquiert donc pas si aisément…

32 C’est sur ce constat d’un balancement paradoxal quasi permanent que nous terminerons cette analyse lexicographique, au cours de laquelle nous avons vérifié la complexité du geste de nomination : le nom cache et dévoile, construit une identité en créant des frontières, tout en brouillant l’identification dans la mesure où il masque souvent un « plus d’un » toujours prêt à refaire surface. Le nom « slave » s’avère ainsi particulièrement fuyant : il est à la fois l’étendard de la « race » et de la construction panslaviste qui vise à affirmer l’unité du groupe, mais son unité même repose sur une pluralité, qui en fait certes la force, mais est susceptible également de la dissoudre dans une hétérogénéité « suspecte », car ouvrant les vannes à « l’élément non-slave ». La rêverie sur la pureté originelle se donne d’emblée à comprendre comme fictive, tirant les discours lexicographiques vers le mythe, et brouillant l’identification univoque que nous avons tendance à associer à la nomination. Étudier les noms, hier comme aujourd’hui, nous fait basculer dans un vertige identitaire propice, dans le meilleur des cas, à nourrir l’imaginaire, mais également susceptible de déstabiliser et d’encourager les replis frileux et les réflexes nationalistes.

NOTES

1. Le Nouveau Larousse illustré, Tome premier, « Préface », Paris, Larousse. 2. La notion d’idéologie présente des acceptions très diverses. Selon l’approche marxiste, elle renvoie à un système de valeurs cohérent qui sert les intérêts d’un groupe minoritaire et dominant, et contribue à maintenir dans la sujétion la classe dominée, qui intériorise ces pensées de la classe dominante. Dans quelle mesure une entreprise encyclopédique, et celle-ci en particulier, peut-elle être mise au service des intérêts de ce groupe dominant, et, pour le cas qui nous intéresse, comment pourrait-on définir ce groupe ? La question est trop complexe pour pouvoir être tranchée avec suffisamment de précision dans les limites imparties, mais il nous semble néanmoins possible de parler d’« idéologie », au sens, plus extensif mais également politique, de doctrine faisant autorité, de mode de pensée communément partagé dans une société donnée, et ce pour qualifier la référence aussi bien à la race qu’à la nation qui sous-tend le discours sur les différentes cultures slaves à l’orée du XXe siècle.

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3. Les premiers travaux de Patrick Sériot portaient sur l’analyse du discours politique en Union soviétique, puis se sont élargis à l’Europe centrale et orientale (on peut citer notamment Structure et totalité. Les origines intellectuelles du structuralisme en Europe centrale et orientale, Paris, PUF, 1999), avec la permanence d’un questionnement sur la construction politique d’une identité à travers une instrumentalisation des enjeux linguistiques. Un certain nombre d’articles sur ce sujet ont été rassemblés en un ouvrage intitulé les langues ne sont pas des choses. Discours sur la langue et souffrance identitaire en Europe centrale et orientale, Paris, Éditions Pétra, coll. « Sociétés et cultures post-soviétiques en mouvement », 2010. 4. Le Nouveau Larousse illustré, Tome septième, article « Slave », rédigé par Louis Leger, p. 719, 2e colonne, pour cette citation et les suivantes. Il semble que la partie de l’article consacrée à la linguistique ait été rédigée par Maurice Enoch, présenté dans la liste des contributeurs comme « agrégé des lettres, professeur de rhétorique au lycée de Rochefort ». On relève en effet à la fin du volume, dans la liste des principaux articles contenus dans le septième volume, l’indication suivante : « Slave, par M. Louis LEGER ; (Linguist.), par M. Maurice ENOCH ». Les citations retenues dans notre article, tirées des développements sur l’ethnologie et l’histoire, doivent apparemment être attribuées à Louis Leger. 5. Pour une étude plus détaillée de cette résurgence du nom dans les dictionnaires des années 1830, nous nous permettons de renvoyer au livre tiré de notre thèse : L’imaginaire du mot « slave » dans les langues française et allemande, entre dictionnaires et romans, Paris, Éditions Petra, collection « Sociétés et cultures postsoviétiques en mouvement », 2015, et plus particulièrement aux pages 142 sqq. 6. Louis Leger (1843-1923) est considéré comme le véritable fondateur de la slavistique française. Ce polyglotte occupa la Chaire de langue et littérature slaves au Collège de France de 1885 à 1923, et fut membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Étant donné cette position éminente, il n’est pas étonnant qu’il ait été sollicité, en tant que figure d’autorité (il est également auteur de l’article « Panslavisme » dans La Grande Encyclopédie (1885-1902) de Marcelin Berthelot), pour rédiger certains articles sur les cultures slaves dans le Nouveau Larousse illustré. Cela semble indiquer que le dictionnaire se voulait un reflet de l’état de la science contemporaine et, sans doute, reconnue institutionnellement. Il n’est pas anodin que l’analyse des rapports entre les Slaves et les Allemands ait occupé une place importante dans ses travaux de slavistique. 7. Nous renvoyons à la très précieuse anthologie de textes rassemblés par Dariusz Adamski, Pierre Caussat et Marc Crépon sous le titre la Langue source de la nation. Messianismes séculiers en Europe centrale et orientale (du XVIIIe au XXe siècle), Liège, Mardaga, 1996. 8. Voir sur ce sujet l’ouvrage de Léon Poliakov, le Mythe aryen. Essai sur les sources du racisme et des nationalismes, Bruxelles , Éditions Complexes, 1987 [1971] ainsi que les travaux de Maurice Olender, notamment les Langues du paradis. Aryens et Sémites : un couple providentiel, Paris, Gallimard/le Seuil, 2002, [1989]. 9. Voir l’article « Entre anthropologie et linguistique, la géographie des langues. Notes sur le parcours d’Ernest Renan », in le Malin génie des langues. (Nietzsche, Heidegger, Rosenzweig), Paris, Vrin, 2000, p. 115-129. 10. On peut lire le texte de cette conférence intitulée « Des services rendus aux sciences historiques par la philologie » (1878) dans les Mélanges religieux et historiques, Œuvres complètes de Ernest Renan, t. VIII, édition définitive établie par Henriette Psichari, Paris, Calmann-Lévy, 1958, p. 1213-1232. 11. Sur ces rapports entre linguistique et anthropologie, on pourra également consulter le cinquième chapitre de l’Histoire des idées linguistiques, t. 3, sous la direction de Sylvain Auroux, Bruxelles, Mardaga, 2000, p. 263-329 et Histoire, épistémologie, langage, t. 29, 2007, fascicule II, « Le naturalisme linguistique et ses désordres », sous la direction de Sylvain Auroux, 2007, ou encore les travaux de Céline Trautmann-Waller, relatifs à l’Allemagne.

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12. Le Nouveau Larousse illustré, Tome septième, article « Slave », rédigé par Louis Leger, p. 719, 2e colonne, pour cette citation et la suivante. 13. Pour ce qui est du lien, encore débattu, qui unirait les mots « slave » et « esclave » dans les langues d’Europe occidentale, on peut résumer les choses ainsi : le mot « esclave » serait issu du nom des Slaves (slavus/sclavus), dont un certain nombre avait été réduits en esclavage durant le haut Moyen Âge. Il y aurait donc eu évolution de l’ethnonyme au statut social et juridique, le mot ayant été scindé progressivement en deux formes distinctes morphologiquement. Le phénomène sémantique semble clair en apparence, mais le sens de chaque mot ne s’est pas si rapidement départi du sens de l’autre, conduisant à une immixtion des deux, source de confusion. Pour plus de détails, nous renvoyons aux pages 55 à 64, dans l’Imaginaire du mot « slave »…, op. cit. 14. Louis Leger, les Luttes séculaires des Germains et des Slaves, Paris, Jean Maisonneuve et fils éditeurs, 1916. Leger y analyse la guerre en cours comme une « guerre de races », p. 9. 15. Ibid., p. 71. 16. Émile Haumant fut professeur d’histoire à la Faculté des lettres de Lille, premier titulaire de la chaire de langue et littérature russes fondée à Lille en 1892. 17. Le Nouveau Larousse illustré, Tome deuxième, article « Bohême », rédigé par E. Haumant, p. 134, 2e colonne. 18. Le Nouveau Larousse illustré, Tome septième, article « Slave »… 19. Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Tome cinquième, 1869, article « Croatie » (rédacteur non précisé), p. 559, 1re colonne. 20. Ibid., Tome onzième, 1re partie, 1874, article « Monténégrin », rédigé par Georges Treffel, p. 499, 3e colonne. 21. Le Nouveau Larousse illustré, Tome septième, 1re partie, article « Slovaques » (rédacteur non précisé), p. 720, 3e colonne. 22. Ibid., Tome deuxième, article « Bohémien », rédigé par E. Haumant, p. 135, 1re colonne. 23. Ibid., Tome septième, 1re partie, article « Serbe » (rédacteur Louis Leger ?), p. 653, 2e colonne. 24. Ibid., Tome deuxième, article « Bohémien », rédigé par E. Haumant, p. 135, 1re colonne. 25. Le Nouveau Larousse illustré, Tome septième, 2e partie, article « Tchèques » (rédacteur non précisé), p. 942, 1re colonne. 26. Ibid., Tome troisième, 1re partie, article « Czèches » (rédacteur non précisé), p. 483, 3e colonne. 27. Ibid., Tome sixième, 2e partie, article « Pologne », rubrique « Géogr. » rédigée par O. Reclus, p. 984, 2e colonne. 28. Ibid., Tome septième, 1re partie, article « Ruthènes », rédigé par Louis Leger, p. 432, 1 re colonne, pour cette citation et la suivante. 29. C’est ainsi qu’il faut comprendre la citation précédente sur les Serbes (voir référence note 23). 30. Le Nouveau Larousse illustré, Tome septième, 1re partie, article « Serbe », p. 653, 2e colonne. 31. Maurice Olender, la Chasse aux évidences. Sur quelques formes de racisme entre mythe et histoire. 1978-2005, Galaade Éditions, 2005, p. 90. 32. Le Nouveau Larousse illustré, Tome deuxième, article « Bulgare » (rédacteur non précisé), p. 331, 1re et 2e colonnes. 33. Le Nouveau Larousse illustré, Tome sixième, 2e partie, article « Pologne », rubrique « Littérature » rédigée par M. Stryienski, p. 985, 3e colonne. 34. Ibid., article « Pologne », rubrique « Langue » rédigée par M. M. Enoch, p. 920, 3e colonne. 35. Sériot, « La linguistique spontanée des traceurs de frontières », in les Langues ne sont pas des choses…, op. cit., p. 99-123. 36. Ibid., p. 117. 37. Ibid., p. 120. 38. Le Nouveau Larousse illustré, Tome septième, 1re partie, article « Russie », p. 425, 3 e colonne. Georges Treffel est présenté dans la liste des principaux collaborateurs comme « ancien élève de

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l’École normale supérieure, agrégé d’histoire et de géographie ». Il avait rédigé le texte de l’Atlas départemental Larousse (1913-1914), avant d’être tué dans la Somme en 1914. 39. Le Larousse du XXe siècle, en 6 volumes, publié sous la direction de Paul Augé, Tome premier, Paris, Librairie Larousse, 1928 (rédacteur non précisé), p. 697, 1re colonne. 40. Le Larousse du XXe siècle, Tome sixième, 1933, article « Russie blanche », pour cette citation et la suivante, rédigé par H. Grappin, p. 92, 1re colonne. Le slaviste Henri Grappin (1881-1956) était spécialiste de la Pologne, et enseignait à l’École des langues orientales.

RÉSUMÉS

Cette contribution présente un parcours critique des différents articles consacrés aux « Slaves » dans Le Nouveau Larousse illustré, au tournant du XXe siècle. Ces articles lexicographiques font basculer le lecteur dans un vertige de nominations sans fin : bohémien, tchèque, czèche, cassoube, kachoube, serbe, sorbe, sorabe, sorobe… Ils sont vecteurs d’un savoir historique, anthropologique et linguistique qui révèle un imaginaire collectif traversé par toutes sortes de tensions, entre quête d’une pureté originelle, raciale et linguistique, et constat du divers et du métissage. Le geste de nomination dévoile toute sa complexité politique, notamment dans le cadre lexicographique, puisque, comme le montre l’exemple biélorusse, il peut tour à tour dévoiler ou cacher, s’apparenter à un acte de reconnaissance ou de déni identitaire.

This study of the various entries devoted to the « Slavs » in the French encyclopaedia Le Nouveau Larousse illustré (1898‑1904) confronts the reader with an incredible expansion of nouns: bohémien, tchèque, czèche, cassoube, kachoube, serbe, sorbe, sorabe, sorobe… These lexicographical articles carry some elements of historical, anthropological and linguistic science, which reveal collective representations filled with tensions between the desire of a racial and linguistic purity and the evidence of diversity. The act of giving a name, especially in the lexicographical context, is a complex and political act, as is shown with the example of Bielorussia, since it can both disclose or hide, give birth or deny identity.

AUTEUR

CÉCILE GAUTHIER Université de Reims Champagne-Ardenne – CRIMEL

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De l’archigenre équinuméral (ou « pseudo-plurale tantum ») en polonais On equinumeral (or ‘pseudo-plurale tantum’) archigender in polish

Henri Menantaud

1 0. À la suite de Menantaud (2013), nous appelons équinuméral (pol. równoliczbowy) l’archigenre des substantifs dont le paradigme d’accommodation est caractérisé par un syncrétisme systématique des nombres singulier et pluriel. Par « paradigme d’accommodation » nous entendons le répertoire ordonné des marques grammaticales que revêtent, en liaison avec les substantifs testés, les parties du discours (verbe, adjectif, numéral…) dont la forme flexionnelle est conditionnée directement ou indirectement par le genre sélectif du substantif avec lequel elles sont (directement ou indirectement) en connexion syntaxique1. Pour prévenir toute fausse interprétation, il nous paraît important de souligner que ce n’est pas le paradigme du substantif lui‑même qui est déterminant au regard de la qualification de ce substantif comme équinuméral (ou non). S’il en allait autrement, les substantifs syncrétiques2 du type ALIBI « alibi » pourraient évidemment être qualifiés d’équinuméraux. Ce n’est pas le cas en revanche si l’on s’astreint à considérer, comme nous le demandons, le seul paradigme d’accommodation, cf. to alibi « cet alibi » (singulier) vs te alibi « ces alibis » (pluriel). Il est toutefois exact que tous les substantifs polonais équinuméraux au sens syntaxique que nous venons de définir sont aussi des substantifs qui possèdent, au plan morphologique, un singulier et un pluriel homonymes l’un de l’autre, cf. te skrzypce « ce violon » (singulier) vs te skrzypce « ces violons » (pluriel).

2 À l’archigenre équinuméral ainsi défini appartiennent un grand nombre3 de substantifs polonais que l’on a coutume de désigner par le terme traditionnel de plurale tantum. Menantaud (1989, 2002) a exposé pourquoi il paraît indiqué de renoncer à (ou à tout le moins de n’employer qu’avec d’infinies précautions) ce dernier terme qui, parce qu’il signifie littéralement en latin « seulement pluriel », présente le grave inconvénient d’accréditer la thèse selon laquelle les substantifs polonais qu’il sert à désigner

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(p. ex., DRZWI « porte » ou SPODNIE « pantalon ») seraient défectifs au nombre singulier. Or, du point de vue fonctionnel, une forme telle que, p. ex., drzwi « porte(s) » peut désigner aussi bien un objet unique (dans une phrase telle que Zamknij jedyne drzwi do łazienki. « Ferme l’unique porte de la salle de bains. ») qu’une collection d’objets dont chacun individuellement pourrait être désigné par cette même forme (dans une phrase telle que Pozamykaj wszystkie drzwi. « Ferme toutes les portes. »), d’où l’on déduit on ne peut plus naturellement (et, selon nous, nécessairement) que la forme unique drzwi remplit deux fonctions, celle de singulier et celle de pluriel. Le point de vue fonctionnel étant, à nos yeux, le point de vue le plus pertinent dans le cadre d’une description globale qui entend rendre compte de l’articulation entre formes et fonctions au sein d’un système linguistique, nous renonçons de façon délibérée à la conception défectiviste que reflète le terme plurale tantum au profit de la conception syncrétiste reflétée par le terme « équinuméral »4. On peut rappeler que cette conception syncrétiste de la morphologie des pluralia tantum traditionnels a été initialement proposée pour le russe par Zaliznjak (1964) et propagée par Apresjan (1966 : 162‑165). Pour le polonais, elle a été proposée par Gruszczyński (1988) et défendue par Menantaud (1989).

3 Dans le cadre d’une conception défectiviste de la morphologie des pluralia tantum polonais, Saloni a proposé de diviser l’ensemble (c’est‑à‑dire l’archigenre5) que constituent à ses yeux ces substantifs en trois sous-ensembles (trois genres6), qu’il désigne par les symboles alphanumériques respectivement P1, P2 et P3. Dans un premier temps P1 est séparé de P‑1 (c’est‑à‑dire : de son complémentaire à l’intérieur de P) sur la base de la combinatoire du substantif avec les adjectifs et les verbes (1976 : 56‑57, 61). Les substantifs du genre P1 se combinent, en effet, avec des formes adjectivales du type dobrzy et des formes verbales du type byli, cependant que les substantifs de l’archigenre P-1 se combinent avec des formes adjectivales du type dobre et des formes verbales du type były, cf. (1)-(3) :

4 (1) Byli dobrzy państwo. « Il y avait de bons messieurs et dames. »

5 (2) Były dobre drzwi. « Il y avait une bonne porte (/Il y avait de bonnes portes). »

6 (3) Były dobre spodnie. « Il y avait un bon pantalon (/Il y avait de bons pantalons). »

7 À la suite de Menantaud (2013) nous tiendrons l’existence de la classe de lexèmes P1 pour une fiction superflue dans la mesure où tous les mots-formes regardés comme des réalisations de ces lexèmes supposés nous paraissent pouvoir être avantageusement décrits comme les formes fléchies (en mixité et/ou en matrimonialité) de substantifs du genre masculin-humain. La suite des présentes remarques ne concernera donc que l’archigenre P‑1.

8 L’archigenre P‑1, dans un deuxième temps, est divisé en un genre P2 et un genre P3 sur la base de la combinatoire du substantif avec les numéraux : Les autres substantifs plurale tantum (autrement dit ceux qui appartiennent à la classe P‑1) se divisent fondamentalement en deux groupes : ceux qui peuvent entrer avec les formes numérales dans des combinaisons directes du type pięcioro skrzypiec, drzwi « cinq violons, portes » (nous les appellerons P2), et ceux qui ne peuvent en aucune façon entrer dans des combinaisons directes avec les numéraux et qui, si l’on éprouve le besoin d’informer sur la pluralité des objets qu’ils désignent,

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apparaissent généralement dans les textes accompagnés de mots auxiliaires qui se prêtent à la quantification, principalement para [paire], p. ex. pięć par spodni, okularów [cinq pantalons, paires de lunettes] (nous les appellerons P3)7.

9 Cette formulation réapparaît, avec quelques variations éventuelles, dans les travaux ultérieurs de Saloni ainsi que dans ceux d’autres chercheurs qui se réclament à un titre ou à un autre de son acquis théorique (Andrzejczuk 2007 : 179 ; 2011 : 273‑275 ; Gradkowska 1989 : 155 ; Saloni 2007 : 36 ; 2010 ; 2012 : 38 ; Saloni et Świdziński 1985 : 180 ; 1998 : 198 ; Woliński 2001 : 305). Or le trait binaire « entrer/ne pas entrer avec les formes numérales dans des combinaisons directes », sur lequel est appelée à reposer intégralement la distinction entre P2 et P3, ne nous paraît pas avoir fait jusqu’ici l’objet d’une élaboration théorique satisfaisante. Cette carence théorique nous semble être à l’origine du fait que la classe P3 se signale à l’attention par sa notable hétérogénéité précisément et paradoxalement au regard du critère de la combinatoire de ses éléments avec les numéraux. Cette classe, en effet, nous paraît regrouper : 1. des substantifs sémantiquement comptables dont l’absence apparente de combinatoire directe avec les numéraux (plus précisément : avec certains numéraux seulement, à savoir

les numéraux définis autres que JEDEN « un ») est un pur effet de description (type SPODNIE « pantalon ») ; 2. des substantifs, non comptables dans leur sens premier, dont l’absence effective de combinatoire directe avec les numéraux (plus précisément : avec certains numéraux seulement, à savoir les numéraux définis) s’explique suffisamment par des règles générales

déjà reconnues et inscrites dans le cadre des descriptions existantes du polonais (type FUSY « marc ») ; 3. des substantifs présumés sémantiquement comptables dont l’absence réelle de combinatoire directe avec tous les numéraux (quels qu’ils soient) appelle une explication spécifique (type

IMIENINY « fête (du saint patron) »). 4. des substantifs réellement défectifs en nombre dont l’absence effective de combinatoire directe avec tous les numéraux (quels qu’ils soient) appelle également une explication

spécifique (type NACZELNE « primates »).

10 Reconnaître pour un des genres grammaticaux du polonais une classe aussi hétérogène au regard de la combinatoire de ses éléments avec les formes numérales ne nous paraît satisfaisant ni sur un plan théorique, ni sur un plan pratique8. Dans l’espoir de parvenir à une solution mieux adaptée à la complexité des données à décrire nous nous proposons d’examiner maintenant plus en détail chacune des quatre sous-classes que nous venons de distinguer à l’intérieur de la classe P3.

1. Les substantifs que nous appelons « substantifs du type SPODNIE » (ou, à la suite de Menantaud 2013, « équinuméraux pairs ») sont, pour s’exprimer de façon informelle, les substantifs équinuméraux que l’on « compte par paires ». Il s’agit, pour leur plus grande part (cf. Jadacka 2006 : 163), de substantifs qui désignent des pièces de vêtement d’un seul tenant dans lesquelles sont ménagées deux ouvertures pour permettre le passage des jambes (ex. MAJTKI « slip », RAJSTOPY « collant »). Pour une autre part, il s’agit de noms d’objets complexes constitués par la réunion matérielle de deux parties plus ou moins symétriques dont chacune conserve une individualité nettement perceptible (ex. OKULARY « lunettes », NOŻYCE « ciseaux »). Il s’agit enfin de ce que nous appellerons des noms de « vêtements d’extrémités » (c’est‑à‑dire de pieds ou de mains) au sens large (ex. BUTY « chaussures », POŃCZOCHY « bas », NARTY « skis », WROTKI « patins à roulettes », RĘKAWICZKI « gants »). L’identité originale des unités lexicales de ce troisième et dernier sous‑type par rapport, notamment, aux formes du pluriel des lexèmes du type masculin inanimé BUT « chaussure » ou féminins POŃCZOCHA « bas », NARTA « ski », WROTKA « patin à roulettes », RĘKAWICZKA

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« gant », etc. est attestée notamment, au plan syntaxique, par leur combinatoire avec les formes du type jedne, jednych, etc. (du numéral JEDEN « un »), cf. jedne buty « une paire de chaussures » (vs jeden but « une chaussure »). Plus rarement elle peut être marquée au plan morphologique par l’existence de désinences différentes pour, p. ex., le masculin inanimé TRAMPEK « chaussure de toile » (génitif pluriel trampków) et l’équinuméral TRAMPKI « (paire de) chaussures de toile » (génitif singulier ou pluriel trampek) (cf. Andrzejczuk 2007 : 186-187).

11 L’affirmation de Saloni (1976) selon laquelle les substantifs du type SPODNIE « ne peuvent en aucune façon entrer dans des combinaisons directes avec les numéraux » nous paraît appeler d’emblée les quelques corrections suivantes : 1. 1. Ces substantifs, comme nous l’avons déjà signalé, peuvent se combiner « directement » avec le numéral jeden, cf. (4) : (4) Były jedne spodnie « Il y avait un pantalon »

12 La possibilité d’inclure le lexème variable JEDEN « un » dans la série (grammaticale) des numéraux a été, il est vrai, mise en doute par Gruszczyński et Saloni (1978 : 19-21)9. Toutefois Frankowska (1983 : 21‑22) nous paraît avoir démontré de façon pleinement convaincante que, même à l’intérieur du cadre conceptuel proposé par Saloni, rien ne s’oppose à ce que JEDEN soit regardé comme un numéral. Ce qui est vérifié a fortiori dans notre cadre conceptuel propre, où JEDEN sera notamment reconnu pour l’un des rares lexèmes numéraux qui accommodent le nombre singulier – et non pas pluriel – du substantif qu’ils quantifient. 1. 1. Ces substantifs peuvent se combiner « directement » avec des numéraux indéfinis tels que ILE « combien » ou DUŻO « beaucoup », cf. (5) (6) : (5) Ile było spodni ? « Combien y avait-il de pantalons ? » (6) Było dużo spodni. « Il y avait beaucoup de pantalons. » 1. 1. L’affirmation selon laquelle les substantifs du type SPODNIE ne pourraient « en aucune façon entrer dans des combinaisons directes avec les numéraux » (entendre évidemment désormais : « avec les numéraux définis autres que JEDEN ») repose à l’évidence sur la conviction que les syntagmes du type dwie pary spodni « deux pantalons » sont fondamentalement passibles de la même analyse morphosyntaxique que les syntagmes du type dwie sztuki wideł « deux fourches » (littéralement : « deux pièces de fourches ») ou dwie uroczystości imienin « deux cérémonies de fête (du saint patron) »10, c’est-à-dire qu’ils doivent être regardés comme des séquences de trois mots‑formes dont chacun réalise un lexème différent et autonome. Or on ne peut manquer d’observer que, si le sens global des deux derniers des syntagmes cités se laisse déduire régulièrement du sens particulier de chacun des trois mots-formes qui les constituent, il n’en va pas de même pour le premier, du moins si on fait l’hypothèse que les trois mots‑formes censés le constituer sont :

1. une forme du numéral DWA « deux »,

2. une forme du substantif PARA « paire, couple »,

3. une forme du substantif SPODNIE « pantalon », car alors le syntagme dwie pary spodni se devrait de désigner « deux paires de pantalons », soit quatre pantalons en tout (cf. Jadacka 2006 : 167).

13 Cette difficulté est surmontée si on fait l’hypothèse (selon nous : naturelle) que la séquence dwie pary représente, dans le contexte cité, une forme flexionnelle analytique du lexème DWA « deux » et, plus précisément, le mot-forme qui, au sein du paradigme de ce lexème, réalise la valeur de la catégorie du genre que nous appelons « genre

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équinuméral pair »11. La même analyse mutatis mutandis s’appliquera évidemment aussi à toutes les séquences trzy pary, cztery pary, pięć par, etc. (littéralement : « trois paires, quatre paires, cinq paires », etc.), qui apparaissent dans des contextes analogues (et qu’il conviendra dès lors de traduire parfois par : « trois, quatre, cinq », etc.). Dans ce nouveau cadre conceptuel et terminologique, une séquence du type dwie pary spodni devra assurément être regardée comme la combinaison « directe » d’une forme du substantif SPODNIE avec une forme (analytique) du numéral DWA.

14 Dans un souci d’exhaustivité, remarquons qu’une autre solution (au moins) du même problème pourrait être envisagée : celle qui consisterait à voir dans les séquences du type pary spodni, par spodni, etc. des mots-formes analytiques représentant la forme adnumérale12 (accommodée par le numéral quantifiant) du substantif SPODNIE. Contre cette interprétation milite l’existence d’un certain nombre de lexèmes numéraux qui peuvent se combiner avec les substantifs du type SPODNIE sans induire obligatoirement la présence d’un segment du type pary, par, etc., au sein du syntagme nominal quantifié. C’est le cas, p. ex., du numéral défini JEDEN « un » ou des numéraux indéfinis ILE « combien » et DUŻO « beaucoup » déjà mentionnés, cf. les exemples (4)‑(6) ci-dessus. Des formes analytiques des mêmes numéraux demeurent, certes, également possibles, mais seulement à titre de variantes libres des formes synthétiques citées plus haut, cf. (4’)‑(6’) : (4’) Była jedna para spodni. « Il y avait un pantalon. » (5’) Ile było par spodni ? « Combien y avait-il de pantalons ? » (6’) Było dużo par spodni. « Il y avait beaucoup de pantalons. »

15 En faveur de notre interprétation des séquences du type dwie pary comme mots-formes analytiques semble plaider également le fait que, pour traduire, p. ex., la phrase française « Des pantalons, il y en avait cinq. » (avec thématisation du substantif quantifié), la variante (7) est massivement préférée à la variante (8) : (7) Spodni było pięć par. (8) ?Par spodni było pięć.

16 Signalons enfin que des substantifs qui sont des équinuméraux pairs dans la langue standard (p. ex. KALESONY « caleçon », PORTKI « pantalon de toile ») peuvent être traités dans certains dialectes ruraux, notamment de Petite Pologne (région de Cracovie), comme des impairs, c’est‑à‑dire qu’ils peuvent être comptés au moyen de formes numérales synthétiques du type dwoje « deux » (Zieniukowa 1986 : 139, 141). Le même usage se rencontre d’ailleurs aussi dans l’idiolecte d’une (petite13) partie des locuteurs de la langue standard (cf. Saloni 2010), lesquels produiront régulièrement l’énoncé quasi-déviant (9), construit sur le même modèle que l’énoncé normé (10) : (9) ?Było dwoje spodni. « Il y avait deux pantalons. » (10) Było dwoje drzwi. « Il y avait deux portes. » 1. Les substantifs équinuméraux du type FUSY « marc » (p. ex. MĘTY « lie », PERFUMY « parfum », POMYJE « eau de vaisselle », SPALINY « gaz d’échappement », etc.) appartiennent à ce que Decaux (1962-1963/2002 : 63, 98-99) appelle « l’intergenre massif », catégorie dont les représentants les plus typiques sont les noms de matières. Les massifs, pour des raisons qui peuvent être regardées comme lexicales plutôt que comme grammaticales, sont non

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comptables dans leur sens premier, et ce indépendamment du genre grammatical particulier auquel chacun d’entre eux appartient.

17 Comme il est de règle pour l’intergenre massif, les substantifs du type FUSY peuvent, dans leur sens premier, être quantifiés à l’aide de numéraux indéfinis partitifs (au sens étroit que Menantaud et Saloni 2011b donnent à ce dernier terme)14, cf. (11) (12) : (11) Ile spalin brakuje do dawki śmiertelnej ? (Menantaud et Saloni 2011a : 155) « Combien manque-t-il de gaz d’échappement pour atteindre la dose mortelle ? » (12) nieco pomyj (Menantaud et Saloni 2011b : 687) « un peu d’eau de vaisselle »

18 D’une façon générale les massifs ont par ailleurs la possibilité de devenir comptables dans des sens seconds15. Ils sont alors régulièrement quantifiés au moyen des formes numérales qui correspondent à leur genre d’origine : SOK « jus de fruit » est masculin inanimé (cf. dwa soki « deux jus de fruit »), WODA « eau » est féminin (cf. dwie wody « deux eaux »), WINO « vin » est neutre non juvénile (cf. dwa wina « deux vins »), etc. Or, dans leurs sens seconds, les équinuméraux du type FUSY sont quantifiés à l’aide des mêmes formes numérales que les équinuméraux du type DRZWI, cf. (13) : (13) Lubi tych dwoje perfum. (Saloni 2010)16 « Elle aime ces deux parfums. »

19 Cette observation devrait, selon nous, conduire à rattacher dans tous leurs emplois (c’est‑à‑dire dans leur sens premier comme dans leurs sens seconds) les substantifs du type FUSY au genre P2 (ou genre équinuméral impair), qui est le genre des substantifs du type DRZWI. Nous n’approuvons donc pas la décision prise (non sans quelques hésitations, il est vrai) par Saloni (1976 : 59) d’attribuer au type FUSY le genre P3, et ce en privilégiant un trait commun extrêmement superficiel qui paraît rapprocher le type FUSY (dans son sens premier uniquement) et le type SPODNIE, à savoir l’apparente absence de « combinatoire directe » avec les numéraux définis. Cette apparente absence de combinatoire directe avec les numéraux définis recouvre, comme nous avons essayé de le montrer, deux réalités bien différentes : 1. une apparente « combinatoire indirecte » avec les numéraux définis, qu’il convient d’ailleurs mieux de décrire comme une combinatoire « directe » avec des formes flexionnelles analytiques de ces mêmes numéraux, dans le cas du type SPODNIE ; 2. une absence réelle de combinatoire (tant « directe » qu’« indirecte ») avec les numéraux définis dans le cas des substantifs du type FUSY (mais seulement lorsque ceux-ci sont employés dans leur sens premier), associée à une éventuelle combinatoire « directe » avec des formes synthétiques de ces mêmes numéraux dans le cas où les substantifs du type FUSY sont employés dans des sens seconds.

20 Nous sommes enclin à partager avec Laskowski (1976 : 90) la conviction qu’il n’y a aucune nécessité à interpréter l’absence généralisée de combinatoire des substantifs massifs – employés dans leur sens premier – avec les numéraux définis comme un trait pertinent au regard de la catégorie du genre (eu égard notamment au fait que l’on peut y voir un trait à motivation lexicale plutôt que grammaticale). Mais, si on choisit malgré tout d’interpréter ce trait comme pertinent au regard de la catégorie du genre dans le cas des massifs équinuméraux du type FUSY, alors il convient certainement, par souci de cohérence, de l’interpréter de la même façon dans le cas des massifs masculins inanimés (type SOK), féminins (type WODA) et neutres non juvéniles (type WINO), lesquels devraient dès lors être isolés des non massifs de même archigenre pour donner

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naissance à autant de « genres » grammaticaux originaux. Le fait qu’aucun descripteur n’ait jusqu’ici proposé d’adopter ce point de vue radical nous conforte dans la conviction qu’il n’y a pas lieu de l’adopter non plus dans le cas du type FUSY.

1. Les substantifs désignant des fêtes et cérémonies du type IMIENINY « fête (du saint patron) », URODZINY « anniversaire », ZARĘCZYNY « fiançailles », etc., que les locuteurs semblent percevoir intuitivement comme sémantiquement comptables (cf. Andrzejczuk 2007 : 180-181 ; Jadacka 2006 : 167-168 ; Saloni 2007 : 36 ; 2012 : 38), sont donnés dans un certain nombre de publications normatives (p. ex. Klebanowska e. a. 1985 : 196 ; Markowski e. a. 2000 : 282, 1676) pour quantifiables au moyen des formes numérales du type dwoje et, partant, pour appartenir virtuellement au même genre (appelé ci-dessus P2 ou équinuméral impair) que les substantifs du type DRZWI « porte », cf. (14) : (14) W tym miesiącu mamy w rodzinie dwoje imienin. (Markowski e. a. 2000 : 282) « Ce mois-ci nous avons deux fêtes (à souhaiter) dans la famille. »

21 L’usage réel aujourd’hui dominant17 semble pourtant consister assez clairement (Andrzejczuk 2011 : 278‑280 ; Jadacka 2006 : 167-168 ; Saloni 1976 : 59 ; 2007 : 36 ; 2010 ; 2012 : 38) à traiter ces substantifs non seulement comme non comptables de fait (et donc incapables de se combiner avec les numéraux définis, ce qui semble les rapprocher des substantifs de l’intergenre massif, équinuméraux ou non), mais plus radicalement encore comme non quantifiables (et donc incapables de se combiner avec des lexèmes numéraux quels qu’ils soient, ce qui les distingue des substantifs de l’intergenre massif, lesquels peuvent se combiner avec des indéfinis partitifs). C’est à la description formelle de cet usage réel que nous voudrions maintenant nous essayer. 1. 1. Rappelons, pour mémoire, que l’incapacité de se combiner avec une ou plusieurs parties du discours données peut être un trait définitoire pour certaines autres parties du discours. Ainsi, dans la théorie proposée par Grochowski (1997 : 22, 24), la différence entre particule et adverbe repose-t-elle entièrement sur l’incapacité de l’adverbe à entrer dans une relation de dépendance avec un substantif (plus précisément : autre que déverbatif). Nul auteur cependant ne suggère que l’incapacité du type IMIENINY à entrer en relation avec un numéral puisse servir de base à l’attribution à cette classe de lexèmes d’une autre qualification, en termes de parties du discours, que celle de substantifs. Nous ne préconiserons pas non plus une pareille solution. 2. La solution retenue par Saloni (1976), qui consiste à interpréter cette incapacité comme un trait pertinent au regard de la catégorie du genre, ne saurait selon nous être tenue pour satisfaisante qu’au prix d’une hypothèse extrêmement forte au terme de laquelle tous les numéraux en bloc seraient, en tant que partie du discours, défectifs en genre et privés de la valeur flexionnelle correspondant au genre sélectif original que l’on se proposerait d’attribuer aux substantifs du type IMIENINY. Remarquons, en passant, qu’en tout état de cause cette valeur de la catégorie du genre ne pourrait pas être la même que celle que l’on aurait attribuée au type SPODNIE, dans la mesure où les substantifs de cette dernière classe présentent avec les numéraux des éléments de combinatoire « directe » et/ou « indirecte » inconnus du type IMIENINY. L’hypothèse d’un genre original propre au type IMIENINY et, corrélativement, d’une défectivité en genre systématique pour les lexèmes numéraux nous paraîtrait extrêmement coûteuse. Elle ne nous semble, en outre, aucunement nécessaire. 3. Dans l’état actuel de notre description du polonais contemporain, le mécanisme qui interdit la combinatoire du type IMIENINY avec les numéraux nous paraît descriptible dans des termes analogues à ceux que l’on utilise pour décrire l’absence de combinatoire des verbes perfectifs avec les verbes de phase (type ZACZĄĆ « commencer ») ou, pour recourir à une analogie plus exacte encore, l’absence de combinatoire des lexèmes à rection dative

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ou instrumentale avec les numéraux indéfinis du type DUŻO « beaucoup ». Les verbes de phase accommodent chez leur complément la valeur imperfective de la catégorie classifiante de l’aspect verbal et les verbes perfectifs sont incapables de répondre à cette exigence accommodationnelle. Les indéfinis du type DUŻO sont, quant à eux, défectifs aux cas datif et instrumental et, partant, incapables de répondre aux exigences accommodationnelles des lexèmes qui régissent l’un ou l’autre de ces deux cas. De même, nous proposons d’admettre que les substantifs du type IMIENINY sont, dans l’usage réel aujourd’hui dominant, défectifs à la forme adnumérale et, partant, incapables de répondre aux exigences accommodationnelles des lexèmes numéraux qui, tous, régissent la forme adnumérale du substantif qu’ils quantifient (Menantaud 2002‑2003, 2004). 4. Dans la mesure où seule la combinatoire avec les numéraux permet de discriminer entre les genres équinuméral impair et équinuméral pair, l’appartenance du type IMIENINY à l’un ou l’autre de ces deux genres est indécidable si l’on veut s’en tenir strictement aux seules données fournies par ce que nous avons appelé « l’usage réel aujourd’hui dominant ». L’existence, même marginale, et la prise en compte de données conformes à la norme promue par un certain nombre de publications normatives (exemples du type 14) nous autorise cependant à trancher finalement en faveur de l’attribution au type IMIENINY du genre équinuméral impair. 1. À la suite, notamment, de Jadacka (2006), Andrzejczuk (2007) et Saloni (2007, 2012) nous admettrons l’existence de lexèmes substantivaux du type NACZELNE « primates », PARZYSTOKOPYTNE « artiodactyles », BALDASZKOWATE « ombellifères », AKTYNOWCE « actinides », etc., qui désignent tous des classes d’objets avec lesquelles opèrent des disciplines scientifiques telles que la zoologie, la botanique, la physique, la chimie, etc.18 Ces lexèmes paraissent destinés à avoir dans leur sens premier une référence générique de la même façon que, tout à fait symétriquement, les noms propres sont destinés à avoir dans leur sens premier une référence singulière 19. Ces contraintes (symétriques) pesant sur la référence des substantifs mentionnés ont des conséquences analogues en ce sens qu’elles restreignent également la combinatoire de ces substantifs avec les catégories du nombre et de l’adnuméralité. Les substantifs du type NACZELNE peuvent ainsi être regardés comme doublement défectifs, d’une part au regard de la catégorie du nombre (ils sont privés de formes du singulier et, en conséquence, peuvent être authentiquement appelés des pluralia tantum au sens étymologique du terme), d’autre part au regard de la catégorie de l’adnuméralité (dans la mesure où ils ne peuvent en aucune façon se combiner directement avec des numéraux quels qu’ils soient, il paraît judicieux d’admettre qu’ils sont privés de forme adnumérale)20. Cette double défectivité réduit considérablement la possibilité d’appliquer les tests qui permettent d’attribuer un genre grammatical à un substantif et seule l’appartenance de tous ces lexèmes à l’archigenre non masculin humain peut être établie de façon indiscutable (sur la base de la combinatoire avec des formes adjectivales du type dobre et des formes verbales du type były)21.

22 Dans un souci d’exhaustivité, remarquons qu’une autre solution (au moins) du même problème pourrait être envisagée : celle qui consisterait à voir dans les formes substantivales du type naczelne des formes du singulier de substantifs appartenant à l’archigenre équinuméral et défectifs, de nouveau, en nombre et en adnuméralité mais privés, cette fois, de nombre pluriel (et qui en conséquence pourraient être authentiquement appelés des singularia tantum au sens étymologique du terme). Le substantif NACZELNE « primates » serait ainsi le nom d’un objet, certes complexe, mais unique (un ensemble regardé comme un tout, et non comme une pluralité d’éléments), comparable à l’objet complexe unique désigné par un substantif singulare tantum non équinuméral tel que le féminin STUDENTERIA « (ensemble des) étudiants ». Mais ici encore l’absence de combinatoire avec les numéraux rendrait de toute façon

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indécidable la question de l’appartenance ultime du type NACZELNE à l’un ou l’autre des deux genres équinuméral pair ou équinuméral impair22.

23 Conclusion. De l’examen auquel nous venons de procéder il ressort que l’encodage, au sein d’une description linguistique, d’une telle diversité de comportements (au regard de la combinatoire avec les numéraux notamment) au moyen d’un indicateur unique (à savoir l’appartenance d’un substantif équinuméral donné au genre P3 vs au genre P2) ne constitue pas, dans l’état actuel de nos connaissances, une solution optimale. Il nous paraîtrait plus judicieux d’opérer avec un répertoire d’indicateurs diversifiés, au nombre desquels figureraient, outre l’appartenance à l’un des deux genres équinuméraux pair ou impair, l’appartenance à l’intergenre massif et la défectivité en nombre et/ou la défectivité en adnuméralité. Dans ces conditions la classe P3 ne peut demeurer à nos yeux un concept descriptif utile que si son extension et sa compréhension sont redéfinies pour la faire coïncider avec le genre équinuméral pair (incluant les seuls substantifs du type SPODNIE), cependant que la classe P2 coïncidera avec le genre équinuméral impair (incluant, outre le type DRZWI, les types FUSY et IMIENINY). Andrzejczuk (2011) concluait son article en estimant qu’il n’y a pas lieu de distinguer P2 et P3 sur la base de la combinatoire avec le type dwoje si on ne distingue pas par ailleurs comme un genre une sous-classe de P3 sur la base de la combinatoire avec para. On voit que la solution que nous préconisons lui donne satisfaction sans pour autant nous obliger à renoncer (comme elle le proposait d’une façon à nos yeux trop radicale) à la distinction entre P2 et P3.

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NOTES

1. Une tradition terminologique plus ancienne aurait employé ici le terme de « paradigme d’accord » (Millet 1981).

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2. Nous empruntons à Wojdak (2000) le terme pratique de « substantif syncrétique » pour désigner ce que l’on est habitué à voir appeler plus couramment (mais de façon, aussi, plus ambiguë) « substantif invariable ». 3. Jadacka (2006) évalue à environ un millier le nombre des noms communs polonais susceptibles d’entrer dans la classe des pluralia tantum. 4. C’est bien, d’ailleurs, le point de vue fonctionnel qui conduit la quasi-totalité des descripteurs contemporains à reconnaître dans une seule et même séquence graphique telle que, p. ex., tych panów « ces messieurs » un syntagme à l’accusatif dans la phrase Widzę tych panów. « Je vois ces messieurs. » (où WIDZIEĆ « voir » régit l’accusatif) et un syntagme au génitif dans la phrase Boję się tych panów. « J’ai peur de ces messieurs. » (où BAĆ SIĘ « avoir peur » régit le génitif), c’est-à-dire en définitive à tirer les conséquences terminologiques de la constatation qu’ici aussi une seule et même forme remplit deux fonctions. Comme, par ailleurs, nous partageons l’avis de Mańczak (1956) selon lequel il n’est pas de bonne méthode pour un linguiste de changer de point de vue au cours de la description d’un système linguistique (d’un état de langue), notre conclusion est évidente : le point de vue fonctionnel devrait être étendu, par les auteurs évoqués ci-dessus, de la description de la catégorie du cas (où ils l’appliquent déjà) à la description de la catégorie du nombre (où ils ne l’appliquent pas encore). 5. Nous utilisons le terme français préconisé par Decaux (1975). Saloni dit, en polonais, rodzaj « genre » (2007 : 32 ; 2012 : 35). L’unité du « genre P » repose chez Saloni sur la défectivité au nombre singulier des substantifs qui le constituent ou, plus exactement, sur l’une des conséquences de cette défectivité, à savoir que les substantifs en question ne se combinent qu’avec des formes adjectivales et verbales considérées par l’auteur (sur la base, très certainement, d’une ressemblance de signifiants, et non pas sur la base d’un critère fonctionnel appliqué de façon conséquente) comme des formes de pluriel. Avec quelque raison, nous semble- t-il, ce raisonnement, qui entend conclure à des différences de genres sur la base de caractéristiques qui concernent en définitive la catégorie du nombre, a été critiqué, de « l’intérieur » même de la conception défectiviste, par Kucała (1976 : 85-86), Laskowski (Bogusławski e. a. 1976 : 90) et Woliński (2001). Menantaud (1989) l’a critiqué, quant à lui, à partir d’une position syncrétiste. 6. Nous restons, avec ce terme, dans la perspective de Decaux (1975). Saloni dit parfois, en polonais, podrodzaje « sous-genres » (2007 : 35 ; 2012 : 37). 7. « Pozostałe rzeczowniki plurale tantum (a więc należące do klasy P-1) rozpadają się w zasadzie na dwie grupy : dopuszczające bezpośrednie połączenia z formami liczebnikowymi, typu pięcioro skrzypiec, drzwi (nazwiemy je P2), i nie dopuszczające w ogóle bezpośrednich połączeń z liczebnikami, które jeśli zachodzi konieczność komunikowania wielości nazywanych nimi przedmiotów, są na ogół w tekstach używane wraz z pomocniczymi wyrazami dopuszczającymi kwantyfikację, przede wszystkim para, np. pięć par spodni, okularów (nazwiemy je P3). » (Saloni 1976 : 58-59). 8. Voir les critiques formulées dans ce sens par Andrzejczuk (2011 : 275, 281-282) et les suggestions de Jadacka (2006 : 167-168) visant à rendre compte de cette hétérogénéité au niveau lexicographique. 9. Bien noter cependant qu’à la toute fin de leur article les deux auteurs, conscients du fait que certaines constructions contenant des formes du type jeden ne sont pas « bien décrites » par leur appareil conceptuel, concluent avec sagesse que celui-ci réclame « encore des modifications et des perfectionnements » (1978 : 40). 10. Saloni lui-même suggère l’équivalence de ces trois syntagmes en les rapprochant au sein d’une énumération (Bogusławski e. a. 1976 : 102). Andrzejczuk (2011 : 275) à son tour met sur le même plan dwie pary nożyczek « deux paires de ciseaux », dwa talerze flaków « deux assiettes de tripes » et dwa pudełka scrabbli « deux boîtes de scrabble ».

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11. Cette analyse a été préconisée dès 1997 (cf. Menantaud 1998). La remarque de Zieniukowa (1986 : 138), selon laquelle dans les constructions qui nous occupent le segment pary est un mot sémantiquement vide, va dans le sens de notre interprétation. De son côté Laskowski avait déjà envisagé cette hypothèse, mais pour la rejeter (Bogusławski e. a. 1976 : 90). Il nous semble que la raison principale de ce rejet réside dans le fait que l’éminent linguiste n’avait pas suffisamment aperçu la spécificité du type dwie pary spodni par rapport aux types, p. ex., dwie sztuki wideł ou dwie uroczystości imienin. 12. Sur la notion de forme adnumérale, cf. Menantaud (2002-2003, 2004). 13. Sollicité le 16 septembre 2016, un moteur de recherche populaire affichait « environ 32 500 résultats » trouvés sur Internet en réponse à la requête <"dwie pary spodni">, contre « environ 860 résultats » en réponse à la requête <"dwoje spodni"> (soit un rapport de l’ordre de 38 à 1), ce qui semble confirmer le caractère actuellement marginal de la tendance à traiter grammaticalement les « équinuméraux pairs » comme des équinuméraux impairs. On observera qu’à l’inverse le même moteur de recherche affichait « environ 47 800 résultats » en réponse à la requête <"dwoje drzwi">, contre « environ 17 900 résultats » en réponse à la requête <"dwie pary drzwi"> (soit un rapport de l’ordre de 2,5 à 1), et « environ 18 400 résultats » en réponse à la requête <"dwoje skrzypiec">, contre « environ 1 240 résultats » en réponse à la requête <"dwie pary skrzypiec"> (soit un rapport de l’ordre de 15 à 1). Quoique caractérisée par de grandes disparités entre lexèmes et encore globalement minoritaire, la tendance à traiter grammaticalement les « équinuméraux impairs » comme des équinuméraux pairs apparaît ainsi nettement plus accusée aujourd’hui que la tendance inverse. Rappelons qu’Andrzejczuk (2011) avait naguère obtenu des résultats comparables en exploitant les données du « Corpus national de la langue polonaise » (Narodowy Korpus Języka Polskiego). 14. Cette observation indique encore une fois suffisamment qu’il convient, à tout le moins, de corriger la formulation initialement proposée par Saloni (1976) selon laquelle les substantifs réunis dans le genre P3 « ne peuvent en aucune façon entrer dans des combinaisons directes avec les numéraux », en précisant que cette restriction ne concerne que les numéraux définis autres que JEDEN 15. Decaux (1962-1963/2002 : 98-99), Bogusławski (1973 : 26). 16. Saloni (2010) observe toutefois, à juste titre, que la grammaticalité de l’exemple (13) pourrait être mise en doute par certains locuteurs. 17. Sollicité le 16 septembre 2016, un moteur de recherche populaire affichait le faible score d’ « environ 20 résultats » trouvés sur Internet en réponse à la requête <"dwoje imienin"> et « 1 résultat » unique (d’ailleurs affecté d’un astérisque antéposé dans un article linguistique) en réponse à la requête <"dwie pary imienin">. 18. Certains de ces substantifs sont représentés par des mots-formes homonymes des mots- formes du pluriel d’un autre substantif, p. ex., KOTY « félidés » est systématiquement représenté par des mots-formes homonymes du pluriel du substantif masculin animal KOT « chat » (cf. Saloni 2012 : 32). 19. On peut aussi envisager de soutenir qu’une espèce (animale, végétale, « minérale », etc.) étant un objet singulier, le nom de cette espèce, qu’il apparaisse sous la forme d’un pluriel défini générique comme dans les exemples polonais que nous venons de citer, ou d’un singulier défini générique comme dans les exemples français du type « le primate se distingue des autres espèces animales par… », « au sein du règne végétal l’ombellifère se caractérise par… », etc., a les caractéristiques sémantiques d’un nom propre, voire, à l’extrême, qu’il est lui-même un nom propre (cf. Krifka 1987 : 12-14). Une telle idée n’est pas sans rapport avec l’observation de Bogusławski selon laquelle les noms collectifs du type PROLETARIAT « prolétariat », SOLDATESKA « soldatesque », etc., « réfèrent toujours à quelque chose de complètement individualisé, unique, qu’il est par conséquent impossible de compter et de réellement “pluraliser” » (1973 : 24-25).

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20. Sollicité le 16 septembre 2016, un moteur de recherche populaire affichait le faible score d’ « environ 95 résultats » trouvés sur Internet en réponse à la requête <"dwa parzystokopytne"> (en très grande majorité des occurrences de l’adjectif PARZYSTOKOPYTNY employé en fonction d’épithète d’un substantif masculin ou neutre subséquent), « 1 résultat » en réponse à la requête <"dwie parzystokopytne"> (une occurrence de l’adjectif PARZYSTOKOPYTNY employé en fonction d’épithète de la forme substantivale stopy « traces de pas ») et aucun résultat en réponse aux quatre requêtes <"dwoje parzystokopytnych">, <"dwa z parzystokopytnych">, <"dwie z parzystokopytnych"> et <"dwoje z parzystokopytnych">. La seule occurrence exploitable (compte non tenu des nombreux doublons) de la séquence dwa parzystokopytne employée sans substantif subséquent nous paraît susceptible d’être interprétée comme contenant, elle aussi, une occurrence, non pas du substantif privé de forme adnumérale PARZYSTOKOPYTNE, mais de l’adjectif, cette fois contextuellement substantivé, PARZYSTOKOPYTNY. 21. Il est intéressant d’observer que nous avons, au cours de la journée du 16 septembre 2016, trouvé sur Internet des constructions électives dans lesquelles le numéral JEDEN apparaît, en relation avec un même substantif du type NACZELNE, porteur alternativement des marques de trois genres (ou archigenres) différents : jeden z parzystokopytnych « un [masculin] des artiodactyles », jedną z parzystokopytnych « un [féminin] des artiodactyles », jedno z parzystokopytnych « un [neutre] des artiodactyles ». À quoi on peut, à des fins de comparaison, ajouter encore un exemple dans lequel apparaît l’adjectif indéfini JEDEN2 porteur, comme attendu, d’une marque de pluriel non masculin humain : jedne z najwcześniejszych parzystokopytnych « quelques-uns des plus anciens artiodactyles ». 22. La question peut se poser de savoir si notre qualification « floue », au regard de la catégorie du genre, de la classe des substantifs du type NACZELNE ne signe pas la défaite de notre modèle. Notre réponse sera que, d’une façon générale, une description grammaticale ne cherche pas à encoder tous les traits observables et/ou concevables d’un état de langue donné, mais seulement ceux de ces traits qui sont pertinents au regard de la fonction qu’est appelée à remplir ladite description. Du moment qu’une qualification floue suffit à encoder ces traits pertinents (en l’occurrence : à informer sur la combinatoire d’un certain type de substantifs – par ailleurs défectifs à la forme adnumérale – avec un certain type de formes adjectivales et verbales), elle doit, selon nous, être tenue pour satisfaisante. C’est d’ailleurs le point de vue qu’adoptent, plus ou moins expressément, les auteurs qui, comme Decaux (1975 : 104) et Laskowski (1984 : 157), se contentent de qualifier, au regard du genre, les « pluralia tantum » inanimés du type DRZWI ou SPODNIE en leur attribuant un archigenre « non-viril » (pol. niemęskoosobowy).

RÉSUMÉS

L’article s’efforce d'abord de montrer que le genre grammatical P3 proposé par Saloni (1976) réunit quatre types de substantifs considérés également comme des pluralia tantum, mais hétérogènes au regard de leur combinatoire avec, d’une part, les lexèmes numéraux et, d’autre part, les marques de la catégorie du nombre, à savoir les types SPODNIE « pantalon », FUSY « marc », IMIENINY « fête (du saint patron) » et NACZELNE « primates ». Une description alternative est ensuite proposée, reposant sur un répertoire d'indicateurs diversifiés au nombre desquels figurent, outre l’appartenance à l’un des deux genres équinuméraux pair (types SPODNIE) ou impair (types FUSY et IMIENINY), l’appartenance à l’intergenre massif (type FUSY)

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et la défectivité en nombre (type NACZELNE) et/ou la défectivité en adnuméralité (types IMIENINY et NACZELNE).

First, the paper is an attempt to show that P3 gender proposed by Saloni (1976) gathers together four types of nouns which are all considered as pluralia tantum though they are in fact heterogeneous as for their combination ability with numerals and number category, i.e. SPODNIE-type (‘trousers’), FUSY-type (‘grounds’), IMIENINY-type (‘name-day’) and NACZELNE- type (‘primates’). An alternate description is further proposed on the basis of a diversified set of features such as paired equinumeral gender (SPODNIE-type) or non-paired equinumeral gender (FUSYand IMIENINY-types), massive intergender (FUSY-type) as well as number (NACZELNE- type) and/or adnumerality (IMIENINY-and NACZELNE-types) defectiveness.

AUTEUR

HENRI MENANTAUD SEDYL, USPC/INALCO – CNRS/UMR8202 – IRD/UMR135

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Chronique bibliographique

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Тetjana L VILKUL., Літопис і Хронограф : Студії з текстології домонгольського київського літописання Інститут Історії України Національної Академії наук України, 2015, 515 pages

Florent Mouchard

RÉFÉRENCE

Тetjana L. VILKUL, Літопис і Хронограф : Студії з текстології домонгольського київського літописання, Інститут Історії України Національної Академії наук України, 2015, 515 p. ISBN : 978-966-02-7554-6

1 Les chroniques russes sont des sources qu’on ne présente plus : sans elles, il serait presque impensable d’écrire l’histoire de la Rus′, particulièrement à la période prémongole. Cependant, ce sont des sources difficiles à manier, qui suscitent toujours de nombreuses études. Parmi celles-ci, voici un ouvrage qui fera certainement date, dû à la plume de Tetjana Vilkul, de l’Institut d’histoire de l’Ukraine de l’Académie des sciences d’Ukraine.

2 Il se compose de quatre chapitres : un premier chapitre introductif (p. 19‑99) ; le chapitre 2 (р. 100‑239), consacré à la Povest′ vremennyx let (PVL), le troisième à la Chronique de Kiev (p. 240‑310), le quatrième au groupe de textes importants mais mal étudiés que sont les « chronographes », ces compilations de livres bibliques et de chroniques byzantines en version slavonne (p. 315‑438). Dans les trois cas, l’A. apporte du nouveau.

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3 Méthodologiquement parlant, T. Vilkul s’attache à évaluer la valeur respective de différentes approches : la critique textuelle lachmanienne, la Formgeschichte, les approches contemporaines ; tout ceci dans le contexte spécifique de l’histoire intellectuelle russe et soviétique. On se souvient que Dmitrij Sergeevič Lixačev opposait la « textologie » russe, respectueuse selon lui de l’histoire des textes, à la critique textuelle des héritiers de Lachmann, « occidentale », « mécaniste », formaliste au sens péjoratif du terme1. Pour Lixačev, le parangon de la textologie était A. A. Šaxmatov (1864‑1920). Or, comme le montre l’A., les travaux de Šaxmatov sont un peu aux chroniques russes ce que l’œuvre de Wellhausen est au Pentateuque hébreu (p. 29 sq.) : dans les deux cas, les auteurs divisent le texte en couches rédactionnelles, prétendant ainsi reconstituer son histoire qui est celle d’une accumulation successive. On sait cependant que la « théorie documentaire » de Wellhausen a été progressivement battue en brèche, bien qu’elle garde encore des partisans. La même chose se produit pour les chroniques russes, avec un décalage de quelques décennies.

4 C’est ici qu’interviennent les chronographes. Ces compilations relatent l’histoire universelle depuis la création du monde jusqu’au IXe siècle environ, du moins pour ceux connus dans la Rus′ prémongole. Elles reprennent littéralement la Bible (de la Genèse à Daniel), le Roman d’Alexandre, la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe, certaines chroniques universelles byzantines (Georges le Moine et Jean Malalas principalement) et d’autres sources. Les chronographes sont un modèle pour les chroniqueurs kiéviens, qui les utilisent intensivement, allant parfois jusqu’à en incorporer des passages entiers dans leur texte. Ce fait, qui a été mis en évidence dès les premières études sur les chroniques au XIXe siècle, mais sans qu’on en perçoive toutes les conséquences, est au cœur de la problématique de l’ouvrage : il s’agit pour l’A. de relever un maximum d’emprunts des chroniques aux chronographes, et aussi d’apprécier leur valeur pour l’étude de l’histoire rédactionnelle des différentes compilations slaves orientales, voire même dans certains cas pour l’établissement du texte.

5 Les chronographes et l’usage qui en est fait par les chroniqueurs constituent ainsi le fil rouge de l’ouvrage, qui analyse de très nombreux passages en les rapprochant de leur source supposée. Souvent, les parallèles proposés emportent l’adhésion ; parfois ils paraissent moins convaincants, particulièrement lorsqu’ils ne concernent qu’une expression banale.

6 Le chapitre 2 parvient à renouveler l’étude de la PVL. Depuis presque deux siècles, les spécialistes débattent de la relation exacte entre cette dernière et la version dite « cadette » de la Première Chronique de Novgorod (NPLml), dont le texte est plus bref et organisé de manière quelque peu différente de celui de la compilation kiévienne. Les deux thèses opposées – antériorité de l’une ou de l’autre compilation – ont donc été avancées. Celle qui a reçu l’acceptation la plus large est celle d’A. A. Šaxmatov, qui considérait la Première Chronique de Novgorod comme un reflet plus ou moins fidèle de la Compilation dite primitive, qui aurait été remaniée ensuite pour former la PVL. T. Vilkul montre que la vision des débuts de l’histoire de la Rus′ dans NPLml dépend de la PVL et lui est donc postérieure. Or plusieurs spécialistes, abordant cette question par des voies différentes, sont en train d’arriver à la même conclusion. On notera aussi les analyses consacrées à la datation et aux premières années de la PVL, qui jettent une lumière nouvelle sur la pratique du chroniqueur dans l’élaboration d’un récit historique (« ремесло історика », selon l’expression de l’A., p. 173).

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7 Le chapitre 3 revient sur la question des sources et des étapes rédactionnelles de la Chronique de Kiev, récit très détaillé des destinées de la Rus′ méridionale, qui couvre les années 1111‑1197, et qui forme aujourd’hui la deuxième partie de la Chronique Hypatienne. Là encore, l’A. s’oppose frontalement aux vues d’A. A. Šaxmatov et de M. D. Priselkov. Reprenant les conclusions d’un travail précédent2, elle conclut que le texte correspondant de la Chronique Laurentienne, qui présente des passages entiers en commun avec la Chronique de Kiev, constitue un témoin privilégié du texte qui a servi de source à cette dernière. La Chronique de Kiev telle que nous la lisons, qui a un volume fort respectable, serait ainsi le résultat d’une amplification d’un matériau annalistique proche de celui de la Chronique Laurentienne, plus concis. À l’appui de sa thèse, l’A. utilise l’argument des reprises textuelles de matériaux chronographiques. Elle décèle ainsi des emprunts au Roman d’Alexandre, à la Guerre des Juifs, à la Chronique de Georges le Moine. Parfois, ces emprunts sont indubitables. Par exemple, l’expression de правовѣрнии цьсари, employée plusieurs fois dans les nécrologies princières, très rare dans les textes originaux, ne peut provenir que de la Chronique de Georges le Moine (p. 293‑294). Cette observation permet ainsi de préciser les conclusions de W. Vodoff quant à l’emploi du substantif цьсарь à cette époque, qui n’est encore qu’un terme laudatif, bien avant d’être un titre3. D’autres parallèles paraissent moins probants (ainsi p. 284). Mais malgré cette réserve, on doit admettre que ces emprunts représentent un argument fort solide : en effet, on n’en trouve que dans les passages de la Chronique de Kiev qui sont surnuméraires par rapport au texte commun avec la Chronique Laurentienne ; leur présence s’explique au mieux par une étape rédactionnelle distincte. L’A. formule cette conclusion avec beaucoup de netteté (p. 311 sq.), même si elle admet (p. 274‑275) que la reconstitution de l’histoire de la formation de la Chronique de Kiev est loin d’être encore établie dans tous les détails.

8 Le dernier chapitre aborde l’une des questions les plus épineuses de l’étude des lettres slavonnes, la datation des chronographes. Ces compilations, ne reprenant que l’histoire ancienne, étant qui plus est composées de traductions d’œuvres antérieures, ne mentionnent en général aucune personnalité ou événement contemporain qui permettrait de dater leur composition. De plus, les manuscrits des chronographes sont tous tardifs. Sauf cas exceptionnel, le spécialiste se trouve donc réduit aux ressources incertaines de la critique interne. L’A. se risque malgré tout dans cette forêt obscure et étudie successivement les versions chronographiques du Roman d’Alexandre, de la Chronique de Georges le Moine, des commentaires de Nicétas d’Héraclée aux Sermons de saint Grégoire de Nazianze, enfin de l’Octateuque.

9 En conclusion, on soulignera la solidité de l’ouvrage. Même si les spécialistes, présents et futurs, n’acceptent pas son point de vue théorique sur la critique textuelle, même s’ils ne partagent pas les conclusions de l’A. quant à l’histoire des chroniques slaves orientales, ils ne pourront faire fi des observations concrètes dont le livre abonde – ce qui concourra sans nul doute à mettre un terme à la mauvaise habitude qui consiste à se référer plus aux reconstitutions hypothétiques qu’aux textes réellement attestés. Cela, ainsi que les démonstrations méthodiques qui mènent aux conclusions, lui assureront sans nul doute une place de choix dans l’outillage du spécialiste des chroniques comme de l’historien de la Rus′ prémongole.

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NOTES

1. D. S. Lixačev, Текстология : на материале древнерусской литературы, SPb., Aleteja, 2001, [1983], p. 14-29. 2. T . L. Vilkul, « О происхождении общего текста Ипатьевской и Лаврентьевской летописи за XII век (предварительные заметки) », Palaeoslavica 13/5, 2005, p. 21-80. 3. Cf. W. Vodoff, « Remarques sur la valeur du terme tsar appliqué aux princes russes avant le milieu du XVe siècle », Oxford Slavonic Papers 11, 1978, p. 1-41.

AUTEURS

FLORENT MOUCHARD Université Rennes II – Haute-Bretagne

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Igor′ Vladimirovič KURUKIN, Жизнь и труды Сильвестра, наставника царя Ивана Грозного Мoskva, Kvadriga, 2015, 192 pages

Eugène Priadko

RÉFÉRENCE

Igor′ Vladimirovič KURUKIN Жизнь и труды Сильвестра, наставника царя Ивана Грозного, Мoskva, Kvadriga, 2015, 192 p., (Istoričskije issledovanija). ISBN 978-5-91791-172-4

1 Bien que paru en 2015, l’ouvrage de Igor′ Vladimirovič Kurukin n’est pas à proprement parlé une nouveauté bibliographique. Consacré à la célèbre figure du prêtre de l’église de l’Annonciation du Kremlin de Moscou et proche conseiller du tsar Ivan IV, il ne fait que reproduire fidèlement la thèse (kandidatskaja) que l’A., alors jeune chercheur dirigé par l’éminent S. O. Šmidt, avait soutenue en 1981. Si l’on peut regretter cette simple reproduction d’un travail datant de plus de trente ans, et qui porte des marques de son temps, il y a d’autres raisons qui nous invitent à nous féliciter de la diffusion dont il bénéficie désormais. Encore aujourd’hui, malgré l’existence de nombreux outils de recherche bibliographique et de dépôts électroniques de thèses1, il est impossible de retrouver l’original du doctorat. Seules les positions de thèse (avtoreferat) peuvent être consultées à la Bibliothèque nationale de Russie à Saint‑Pétersbourg. L’A. a en outre fait paraître sept articles tirés de son travail de recherche, de 1978 à 1985. Les trois plus importants sont consacrés à l’implication de Sil′vestr dans la composition de la Vie d’Olga qui ouvre le Livre des degrés de la généalogie impériale, à la polémique sur les biens d’Église entre « possesseurs » (stjažateli) et « non-possesseurs » (nestjažateli), et au rôle joué par « le gouvernement de Sil′vestr et Adašev » à la veille et au tout début de la guerre de Livonie (1558‑1583)2.

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2 L’ouvrage comprend quatre chapitres. Le premier présente les jugements émis sur Sil′vestr depuis l’Histoire de l’État russe (1816-1829) de N. M. Karamzin jusqu’aux travaux des historiens de la seconde moitié du XXe siècle tels que I. I. Smirnov, A. A. Zimin ou encore S. R. Skrynnikov. Le second chapitre se penche sur les « conceptions socio- politiques » de Sil′vestr, à partir des trois « épîtres » (poslanija) qui lui sont attribuées – l’une adressée au tsar Ivan IV, l’autre au gouverneur de Kazan′ A. B. Gorbatyj et la troisième à un disgracié (opal′nyj) anonyme –, et des documents liés à l’« affaire de Viskovatyj », au cours de laquelle Sil′vestr fut accusé d’hérésie pour avoir cautionné le programme iconographique de l’église de l’Annonciation et de la Chambre d’Or (Zolotaja palata) du Kremlin, réalisé après l’incendie de 1547. Le chapitre trois s’intéresse à la place de Sil′vestr dans la vie littéraire et artistique du milieu du XVIe siècle. Après un examen critique de la composition de la bibliothèque personnelle du prêtre, nous y trouvons des considérations sur la Vie d’Olga du Livre des degrés et les thématiques des fresques de la Chambre d’Or. Quant au dernier chapitre, il s’interroge sur le rôle politique joué par Sil′vestr en tant que membre du « Conseil choisi » (Izbrannaja rada) dans les années quarante et cinquante du XVIe siècle, et en particulier, sur sa position vis‑à‑vis de la guerre de Livonie. L’ouvrage comporte, enfin, des annexes qui republient trois des sept articles précités3.

3 Pour mieux comprendre la démarche de l’A., il faut revenir au titre original de sa thèse, qui est Sil′vestr : Političeskaja i kul′turnaja dejatel′nost′ (istočniki i istoriografija). Ce sont les derniers mots qui sont importants : les sources et l’historiographie. Comme le soulignent à juste titre les auteurs de l’article dédié à Sil’vestr dans Slovar′ knižnikov i knižnosti Drevnej Rusi (Vyp. 2, vtoraja polovina XIV-XVI v., čast′ 2, L‑Ja), l’existence des interprétations radicalement opposées sur la personne et le rôle politique de ce personnage s’explique par la contradiction entre, d’un côté, un nombre extrêmement réduit de sources qui attestent de son activité politique (ou autre), et de l’autre, la légende qui en fait très tôt un personnage omnipotent. Aussi comprend-on aisément l’intérêt d’un travail tel que celui d’I. V. Kurukin, qui ne se contente pas des opinions de ses prédécesseurs, mais reprend l’examen approfondi des sources. Il utilise naturellement le corpus « traditionnel » : la correspondance du tsar Ivan IV et du prince Andrej Kurbskij, l’Histoire du grand‑prince de Moscou de ce dernier, le passage du Livre impérial (Carstvennaja kniga) qui évoque la “crise de succession” de 1553, ou encore les « missives » attribuées à Sil′vestr. Il introduit aussi de nouveaux témoins des textes déjà connus (pour les « missives », le dossier de l’« affaire de Viskovatyj » ou la Vie d’Olga) qui apportent des renseignements supplémentaires. Enfin, lui revient le mérite d’avoir découvert cinq nouveaux livres de la bibliothèque personnelle de Sil′vestr.

4 Grâce à ce matériau, I. V. Kurukin donne des réponses nouvelles à trois questions brûlantes : les relations entre Sil′vestr et les « non-possesseurs », l’existence du « Conseil choisi » et, enfin, l’implication de Sil′vestr dans la politique étrangère à la fin des années 1550, en particulier la guerre de Livonie. La doctrine de la « non- possession » doit ici être comprise au sens politique, c’est‑à‑dire comme une défense des intérêts des boyards et des nobles « réactionnaires » opposés au renforcement du pouvoir monarchique. Que ce soit en examinant les « missives », l’issue de l’« affaire de Viskovatyj », les fresques de la Chambre d’Or ou la question de la guerre de Livonie, I. V. Kurukin récuse l’appartenance du prêtre de l’église de l’Annonciation à ce courant. À vrai dire, l’existence même d’un groupe idéologiquement cohérent et foncièrement opposé aux « Joséphiens » qui, de leur côté, défendraient un pouvoir monarchique

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illimité est mise en doute. Si opposition il y a, il s’agit moins d’un conflit sur les biens d’Église que d’une rivalité entre le monastère de la Dormition de Volokolamsk, qui, au XVIe siècle, fournit la plupart des candidats aux hautes dignités ecclésiastiques, et les autres. Pour l’A., Sil′vestr est l’avocat d’un « gouvernement de compromis », « où coopéraient les représentants des différentes couches de la classe dirigeante, unis face à la menace des mouvements populaires, tout en gardant néanmoins de notables contradictions entre eux et le pouvoir autocratique » (p. 137).

5 La question de ce que Kurbskij, dans son Histoire, appelle le « Conseil choisi », prend la forme d’une discussion avec Antony Grobovsky, auteur du célèbre ouvrage The « Chosen Council » of Ivan IV (1969), qui voyait dans ledit conseil une « construction historiographique ». D’après l’A., la faiblesse de cette conception, qui se base sur une étude détaillée de l’historiographie et de la terminologie utilisée par Ivan IV et le prince Kurbskij dans leurs écrits, tient à ce qu’elle ignore l’activité politique concrète de ceux que l’on désigne comme « conseillers » proches du tsar, c’est‑à‑dire principalement le prêtre Sil′vestr et Aleksej Adašev. Par ailleurs, I. V. Kurukin n’oublie pas d’évoquer la possible identification du « Conseil choisi » avec « Le Conseil Privé4 » (Bližnjaja duma). In fine, en maintenant son existence, l’A. donne une définition très souple de la composition du « Conseil » : « Ce groupe (ou “Conseil choisi”) pouvait aussi bien coïncider à un moment donné avec la composition du Conseil Privé que s’en distinguer en fonction des changements dans l’entourage proche d’Ivan IV, où pouvaient entrer pas seulement des complices de Sil’vestr et d’Adašev » (p. 114).

6 La politique étrangère de l’État moscovite dans les années 1550-1560, marquée par le début de la guerre de Livonie, ne concerne Sil′vestr qu’indirectement. À la différence d’Aleksej Adašev ou d’Ivan Viskovatyj, impliqués dans les négociations diplomatiques, il n’intervient pas, sinon en tant que directeur de conscience du tsar. Par ailleurs, l’A. remet en cause la dichotomie traditionnelle entre le camp « réactionnaire » préférant une guerre contre le khanat de Crimée et le camp « progressiste » qui veut attaquer la Livonie pour ouvrir à la Russie un accès à la mer Baltique. Selon I. Kukurin, rien dans les négociations précitées ne confirme que le « gouvernement de Sil′vestr et Adašev » chercherait à saboter ce projet militaire ; il y a simplement une différence de méthode. Par contre, il est vrai que des dissensions apparaissent à la fin de l’année 1559, quand la perspective de l’entrée en guerre de la Pologne-Lituanie et de la Suède incite certains membres de l’entourage du tsar à faire la paix, ou observer un cessez-le-feu. D’après l’A., cette position reflète davantage les intérêts du milieu marchand et des artisans des faubourgs (torgovo-posadskije krugi), dont les activités auraient souffert d’une guerre prolongée, que ceux des « boyards réactionnaires » œuvrant pour une guerre contre la Crimée en vue de nouvelles acquisitions territoriales dont ils auraient pu profiter. Le constat de ce pragmatisme, qui rime avec une recherche de « compromis », amène l’A. à revoir l’idée que l’on se faisait de la manière dont se termine la « carrière » de Sil’vestr. Cette fin est dès lors présentée non plus comme une terrible disgrâce, résultat d’une opposition ouverte au tsar, mais comme un départ volontaire.

7 Les questions abordées dans cette riche monographie d’I. V. Kurukin sont toujours discutées, comme le montre l’article précité du SKKDR (datant de 1987 et mis à jour sur le site du Puškinskij Dom). En témoigne, par exemple, l’ouvrage d’A. I. Filjuškin, Istorija odnoj mistifikacii : Ivan Groznyj i Izbrannaja rada (1998), qui s’inscrit dans la lignée de celui de Grobovsky5. En revanche, peu d’attention est accordée au problème du rapport entre Sil’vestr et le Domostroj. En effet, dans l’introduction, l’A. précise que le Domostroj ne

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figurera pas parmi les sources mises à contribution, car « l’étude de l’histoire de la création de ce monument, de ses versions et de son contenu idéologique demande une investigation particulière, qui ne peut être réalisée dans les limites du présent travail » (p. 14). Les rares allusions qui y sont tout de même faites – au sujet du lien entre le Domostroj et la missive anonyme à Ivan IV (p. 41), l’attribution de la rédaction de l’œuvre à Sil′vestr et les parallèles entre celle-ci et le texte de Mikołaj Rej (p. 137) – se fondent sur des points de vue qui datent et qui sont aujourd’hui sujets à caution. Malgré ces quelques réserves, le travail de I. V. Kurukin est un repère incontournable pour quiconque s’intéresse à la figure de Sil′vestr et une référence importante pour l’étude de la vie politique, culturelle et artistique de la Moscovie du milieu du XVIe siècle.

NOTES

1. Voir, par exemple, le site dissercat.com ou encore diss.rsl.ru, le sous-catalogue de la Bibliothèque d’État de Moscou dédié aux thèses. 2. I. V. Kurukin, « Сильвестр и составление жития Ольги Степенной книги », Теория и практика источниковедения и археографии отечественной истории, Moskva, AN SSSR, 1978, p. 51-60 ; Id., « Заметки о “нестяжательстве” и “иосифлянстве” », Вопросы источниковедения и историографии истории СССР : Досоветский период, Moskva, AN SSSR, 1981, p. 57-76 ; Id., « К изучению источников о начале Ливонской войны и деятельности правительства Сильвестра и Адашева », Исследования по источниковедению и специальным историческим дисциплинам : Период феодализма, 1981, p. 29-48. Le dernier article est publié dans les annexes de l’ouvrage (p. 142-155). 3. Le premier de ces trois articles est celui sur les débuts de la guerre de Livonie, cité ci-dessus ; les deux autres sont « Новые данные о книгах библиотеки наставника Ивана Грозного и автора “Домостроя” Сильвестра » (publié initialement dans Памятники культуры. Новые открытия. Ежегодник, 1981, 1983, p. 28-29) et « Источники для реконструкции библиотеки наставника Ивана Грозного Сильвестра » (publié initialement dans Теория и методы источниковедения и вспомогательных исторических дисциплин, 1985, p. 53-61). 4. Nous optons pour cette traduction par analogie avec Conseil Privé, Privy Council. 5. On pourrait également citer l’article de I. Ja. Frojanov remettant en question l’attribution à Sil′vestr de l’une des missives évoquées ci-dessus (« Об одном анонимном послании царю Ивану IV », История и культура. Актуальные проблемы : сборник статей в честь 70-летия профессора Юрия Константиновича Руденко, СПб., Nauka, 2005, p. 65-84).

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AUTEURS

EUGÈNE PRIADKO Université Paris-Sorbonne

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Francine‑Dominique LIECHTENHAN, Pierre le Grand : le premier empereur de toutes les Russies Paris, Tallandier, 2015, 688 pages

Aleksandr Lavrov

RÉFÉRENCE

Francine-Dominique LIECHTENHAN, Pierre le Grand : le premier empereur de toutes les Russies, Paris, Tallandier, 2015, 688 p. ISBN 979-1-02100-714-7

1 Le critique chargé du compte rendu de cette nouvelle biographie de Pierre le Grand est confronté à un dilemme, surtout, s’il a consacré lui-même la majeure partie de sa vie à l’étude de l’époque pétrovienne. Chaque membre de notre guilde, même s’il n’a jamais osé écrire sa propre biographie du tsar réformateur, a une idée précise de ce qu’elle devrait être dans l’idéal. Pourtant, il faut se garder de projeter ce genre de représentations qui ne reflètent que nos préférences individuelles sur un texte donné – et surtout, sur la biographie écrite par Francine‑Dominique Liechtenhan.

2 Le livre a un objectif clair. La dernière biographie française de Pierre le Grand, écrite par Roger Portal et caractérisée par un certain conservatisme méthodologique, date de 19611. Prenant en compte toute la recherche russe, américaine et française postérieure, l’ouvrage vise à donner à un public francophone large une présentation s’appuyant sur les acquis de la recherche. On pourrait se souvenir ici du rôle joué par l’œuvre de Lindsey Hughes dans l’historiographie anglophone. En préparant son ouvrage, Hughes a choisi un format, inventé par Isabel de Madariaga dans sa Russie au temps de Catherine II : la représentation de la vie du monarque sur large fond d’époque, avec ses tendances culturelles et politiques.

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3 Pour construire sa propre approche, Francine-Dominique Liechtenhan organise sa présentation autour d’une série de chapitres de nature différente : les uns ont une structure chronologique et portent sur la biographie du tsar ; les autres présentent plutôt un aperçu d’un aspect de la vie russe – par exemple, l’« État de police » (Polizeistaat), l’armée ou l’éducation.

4 Dans son approche de la personnalité du tsar, l’historienne prend ses distances par rapport à toute tendance freudienne2. L’enfance de Pierre n’est pas chez elle une phase traumatique, générant peurs et phobies qui ont dominé sa personnalité jusqu’à sa mort, mais plutôt une période de négligence bienveillante3. Selon l’historienne, l’éducation du jeune tsar commence trop tard, quand il a presque dix ans, elle est fragmentaire et n’inclut même pas la maîtrise des règles de grammaire. Le tsar reçoit sa vraie formation au Faubourg allemand où il trouve les meilleurs spécialistes militaires de son temps (Patrick Gordon), mais aussi son ami et premier favori, François Lefort.

5 Avoir montré l’importance de ce lien est la première grande réussite de F. ‑D. Liechtenhan. Dans plusieurs biographies précédentes du grand tsar, François Lefort est représenté comme un jeune Occidental assez superficiel, sans talents particuliers, mais avec de bonnes manières – en un mot, comme un camarade âgé, qui réussit à enchanter le tsar-enfant, qui cherche un exemple à suivre. Sous la plume de Liechtenhan deux capacités de Lefort sont bien appréciées – l’aide qu’il apporte au tsar, qui veut « s’initier à la vie occidentale » et sa volonté de ne pas se mêler de politique « sans être sollicité », c’est‑à‑dire d’éviter le comportement typique d’un favori (p. 122, 124).

6 En caractérisant la personnalité du jeune tsar, Francine‑Dominique Liechtenhan ne peut pas éviter la question principale – comment concilier son ouverture d’esprit avec ses explosions de violence. En ce qui concerne les violences de Pierre le Grand, l’A. est disposé à croire les informations des diplomates impériaux, selon lesquelles le tsar a participé personnellement aux exécutions de mousquetaires4. Généralement, elle renvoie au caractère du tsar, à sa spontanéité. Plus loin, en décrivant comment pendant le procès du tsarévitch, le tsar se rendait en personne sur les lieux du supplice et de l’exécution, elle pose la question légitime et évitée par les biographes – est-ce que, en réformant son pays, le tsar a vraiment réussi à se réformer lui‑même ?

7 Tandis que les biographes mettent surtout en avant la Grande ambassade de Pierre le Grand (1697-1698), comme phase évidente de sa formation, l’A. insiste également sur « le deuxième grand voyage » du tsar, entrepris en 1716‑1717. C’est pendant ce voyage que le tsar réformateur a été scruté par plusieurs observateurs attentifs, y compris Saint-Simon qui sont abondamment cités par l’historienne. Ici, l’A reprend une démarche lotmanienne, considérant que le comportement représente un texte et peut être analysé comme tel. En s’appuyant sur les récits de témoins, l’historienne constate tout d’abord une étrange absence de galanterie, de tout intérêt pour la société féminine aristocratique. « La galanterie lui échappait, son goût de l’obscénité, du grotesque, sa spontanéité brutale lui interdisait ces jeux » (p. 392). « Était-il incapable d’évaluer l’influence de la gent féminine dans les cours d’Europe ? Il jugeait inutile de multiplier les flatteries et de s’attarder avec ces dames. Comment pouvaient-elles comprendre ses desseins grandioses ? ».

8 Aussi le fait que le tsar « célébra la Pâque orthodoxe » à Calais, malgré l’interdiction formelle « d’organiser des cérémonies religieuses étrangères sur le sol français » n’a pas échappé à l’attention de F. ‑D. Liechtenhan. À partir de cet évènement, elle construit une opposition entre le premier voyage, pendant lequel le tsar voulait plutôt

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s’adapter, et le deuxième, au cours duquel il donna « un signe ostentatoire de son identité culturelle et patriotique » (p. 412). En plus, le tsar « fuyait le cérémonial de la Cour », en préférant visiter les manufactures, la Sorbonne et le cabinet d’anatomie (p. 415).

9 Tout en acceptant plusieurs interprétations de F. ‑D. Liechtenhan, j’ajouterai que ce refus de la galanterie pourrait s’expliquer partiellement par les expériences politiques du tsar. Les règnes d’Anne (Angleterre) et d’Ulrike‑Eleonora de Suède ayant été particulièrement courts, Pierre n’a jamais été confronté à une impératrice ou à une reine, susceptible de lui opposer le jeu d’une grande puissance. Autrement dit, Marie- Thérèse d’Autriche n’était pas parmi ses contemporains – pourtant, il ne faut pas oublier sa sœur et son ambition politique. En ce qui concerne le refus du tsar de se soumettre au cérémonial, il reste à savoir quelle est la part de la simple démonstration de pouvoir (ou d’une volonté de décompresser) et celle d’une provocation planifiée, ayant pour but de remettre en cause ce cérémonial. Nous avons été témoins récemment du comportement de plusieurs hommes politiques que le manque d’éducation ou le caractère trop brusque incitent aux escapades publiques. Ces escapades ne représentent pas simplement des tentatives d’affaiblir la tension, due aux conventions imposées, mais comportent toujours un élément de provocation. Bien conscient qu’il était considéré par ses partenaires comme un « barbare », Pierre pouvait sans difficulté confirmer cette réputation par une ou deux actions, pour revenir ensuite à l’ordre du jour.

10 Plusieurs chapitres sont consacrés à un domaine de la vie de l’époque, à une réforme ou à une région. Parmi ces dernières, les chapitres consacrés aux pays Baltes et à la fondation de Saint-Pétersbourg sont particulièrement réussis. Ici l’A. juge « l’intégration des provinces baltes » comme « un des grands succès du règne de Pierre le Grand, du moins du point de vue russe » (p. 244). Cette prise de position semble être bien fondée, car elle se réfère à un cadre chronologique bien défini – en effet, Pierre le Grand n’est pas responsable de toutes les politiques postérieures qui seront appliquées dans les pays baltes par ses héritiers, y compris Alexandre III. Le chapitre sur Saint‑Pétersbourg au temps de Pierre le Grand intègre les résultats de la recherche la plus récente sur les deux premières décennies de la nouvelle capitale. Les chapitres suivants présentent l’« État de police » (Polizeistaat), l’Église, l’éducation et l’armée.

11 Mes remarques critiques ne portent pas sur une date erronée ou sur un lapsus généalogique dont nulle biographie n’est exempte. Il s’agit plutôt d’une observation sur la structure générale du livre et de deux remarques générales.

12 Premièrement, comme on a déjà remarqué, c’est Pierre le commandant en chef et Pierre le diplomate qui sont presque toujours au centre de la narration5. Dans les chapitres, organisés dans l’ordre chronologique, Francine-Dominique Liechtenhan mélange ces deux activités du tsar car elles semblent inséparables. Pourtant, il serait légitime de chercher à savoir dans quelle mesure ce mélange correspond à l’objectif de l’auteur.

13 Comme lecteur, je préférerais voir le même texte avec une autre structure dans laquelle les activités et les résultats du tsar-diplomate seraient traités séparément de ceux du tsar-militaire. Menée jusqu’au bout, une telle approche pourrait conduire à la création de deux biographies parallèles du tsar, à la Plutarque, quand le bilan du tsar-militaire serait pour la première fois séparé de celui du tsar-diplomate. Cette approche, malgré les difficultés de lecture qu’elle ne manquerait pas d’occasionner, serait d’un grand

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intérêt. De fait les remarques les plus intéressantes et les plus novatrices, faites par l’A., portent sur le style personnel du tsar-diplomate. Sans tomber dans l’idéalisation propre aux historiens russes, la biographe constate duplicité remarquable, avec laquelle Pierre promettait les pays baltes à Auguste II, sans jamais penser sérieusement honorer cette promesse. En plus, une telle séparation permettrait de poser une question assez sérieuse qui ne porte pas sur les talents du tsar, mais sur l’efficacité des institutions créées par lui. Notamment : qu’est-ce qui fonctionnait le mieux, sa diplomatie ou son armée ? Tandis que l’historiographie traditionnelle exalte toujours les victoires militaires, il semble que la diplomatie pétrovienne n’ait jamais connu de désastres comparables à ceux de Narva ou du Prut.

14 La deuxième remarque porte sur la présentation de la réforme ecclésiastique et du procès du tsarévitch. Dans la logique de la narration, le Règlement ecclésiastique et l’instauration du Synode (1721) précédent l’affaire du tsarévitch (1717‑1718), tandis que la chronologie est inversée dans le livre. Il ne s’agit pas ici que de la chronologie, mais d’une dépendance structurelle. On pourrait dire que, grâce au procès du tsarévitch, Pierre le Grand a eu l’occasion de voir quel pouvoir et quelles ressources étaient à la disposition d’un simple évêque russe et de quels espaces libres il jouissait (il s’agit, bien sûr, de l’évêque de Rostov, Dosithée). Cette découverte a stimulé sa volonté de réglementer et de contrôler. On pourrait dire que l’affaire du tsarévitch a précipité et a radicalisé la réforme ecclésiastique.

15 Quant au tsarévitch, son conflit avec le tsar est expliqué dans le livre par sa personnalité. Le lecteur apprend que l’éducation du tsarévitch a été négligée et que son précepteur n’avait pas d’autorité. Ajoutant ces éléments aux intérêts religieux du tsarévitch et à l’influence cléricale, on arrive à une image assez traditionnelle. Pourtant, on pourrait se demander si le conflit n’était pas purement juridique. À partir de la publication de la loi de 1714, donnant au père de famille noble la possibilité de choisir son héritier unique, le tsarévitch était le seul fils aîné de toute la Russie qui jouissait de tous les avantages du droit de primogéniture – notamment, il pouvait faire un service minimum du vivant de son père, sachant, que tôt ou tard il allait devenir son héritier et le maître de la situation. La réaction du tsar à un tel comportement était prévisible.

16 La troisième remarque porte sur l’utilisation des textes, issus de la main de Pierre le Grand. À partir du moment où la biographie d’un personnage historique a été « réhabilitée » comme genre par Jacques Le Goff (Saint‑Louis, 1996), on attache une importance particulière au discours biographique de l’époque. Or, Pierre le Grand était lui‑même son Joinville et son Eginhard. De précieux témoignages autobiographiques sont éparpillés dans la correspondance du tsar et dans l’Histoire de la guerre suédoise dont Pierre était en même temps rédacteur en chef et coauteur. Pourtant, on pourrait expliquer la décision de l’A. de ne pas intégrer tel ou tel fragment autobiographique par la crainte de reproduire avec lui une interprétation traditionnelle, proposée par le tsar et mécaniquement reprise par l’historiographie.

17 En revanche, Francine-Dominique Liechtenhan choisit pour sa biographie le regard des Autres – pas seulement des Russes, mais aussi des étrangers, et surtout des diplomates qui sont ses témoins préférés. En laissant une large part au discours de l’époque, cette biographie se distingue clairement des autres. Le résultat est un aperçu de la vie et des réformes du tsar qui intègre les résultats de la recherche la plus récente.

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NOTES

1. Roger Portal, Pierre le Grand, Paris, Club français du livre, 1961. 2. Les approches postfreudiennes ne sont, cependant, pas tout à fait absentes de l’historiographie. Voir: J. Cracraft, « Some Dreams of Peter the Great. A Biographical Note », Canadian-American Slavic Studies, vol. VIII-2, 1974, p. 173-197; K. Brittlebank, « The Dreams of Kings: A Comparative Discussion of the Recorded Dreams of Tipu Sultan of Mysore and Peter the Great of Russia », Journal of Early Modern History, vol. 13, 2009, p. 359-374 3. Je ne partage pas le jugement de Francine-Dominique Liechtenhan à l’égard de Nikita Zotov, le premier mentor du jeune tsarévitch. Caractérisé dans la biographie de « diacre », Zotov était plutôt un diplomate qui effectua une mission difficile et dangereuse à Baghčesaray. En plus, c’était une des meilleures plumes de Moscovie. Ce contemporain d’Avvakum laisse un rapport de la mission au Khanat de Crimée qui frappe par ses qualités littéraires.» Список с статейного списка… Василья Михайлова сына Тяпкина… дьяка Никиты Зотова », N. Murzakevič, Записки Одесского общества истории и древностей, Оdessa, t. 2.1850, p. 568-658. 4. Il est dommage que Francine-Dominique Liechtenhan ne se réfère pas ici à un article récent de Lorenz Erren qui propose au moins deux explications intéressantes – les allusions à l’image d’Ivan le Terrible dans le comportement du tsar et la reprise par le tsar de l’ethos des mercenaires de l’Europe prémoderne, prévoyant que le commandant accompagne ses soldats également dans les tâches les plus désagréables. L. Erren « „Tödlicher Jähzorn ?“ Die Gewalttätigkeit Peters I. in der Wahrnehmung von Zeitgenossen und Historikern », Zeitschrift für historische Forschung, 40, 2013, p. 393-428. 5. Nous ne discutons pas ici la présentation d’un troisième rôle du tsar, celui de législateur. Le biographe qui essaye de présenter ce sujet à un large public s’engage dans une mission impossible – l’éditeur le plus bienveillant s’opposera sans doute aux chapitres dans lesquels on énumèrerait des centaines d’actes législatifs et leurs différentes versions.

AUTEURS

ALEKSANDR LAVROV Université Paris-Sorbonne– Eur’Orbem

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Derek OFFORD, Lara RYAZANOVA‑CLARKE, Vladislav RJÉOUTSKI, Gesine ARGENT (eds.), French and Russian in Imperial Russia Edinburgh, Edinburgh University Press, 2015

Denis Kondakov

RÉFÉRENCE

Derek OFFORD, Lara RYAZANOVA‑CLARKE, Vladislav RJÉOUTSKI, Gesine ARGENT (eds.), French and Russian in Imperial Russia, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2015, 2 vol. , vol. 1, Language Use among the Russian Elite, xviii-270 p. ISBN 978-0-7486-9551-5; vol. 2, Language Attitudes and Identity, xviii-266 p. ISBN 978-0-7486-9553-9.

1 Négligé il y a peu encore, le phénomène de « l’autre francophonie » (reprenons le titre de l’ouvrage édité par Johanna Nowicki et Catherine Mayaux1) séduit à l’heure actuelle de nombreux chercheurs. Les travaux de Catherine Viollet, Elena Grečanaja, Wladimir Berelowitch (pour ne nommer que ces trois pionniers) ont ouvert la voie à tous ceux qui cherchaient un cadre pour leurs études des écrits en français de Russes, Polonais, Ukrainiens, Courlandais, Lituaniens des XVIIIe et XIXe siècles. L’étude en question préparée par une équipe de spécialistes britanniques, russes, français et américains élargit la piste. Ces deux volumes abordent l’histoire politique, culturelle et littéraire de l’Empire de Russie du point de vue sociolinguistique. Grâce à cette méthode, les questions de bilinguisme, de diglossie, d’alternance codique, d’aménagement de la langue, souvent « oubliées » dans les travaux précédents, se posent et trouvent des réponses.

2 Si le caractère international est un atout incontestable de l’étude, le rapprochement de plusieurs disciplines peut devenir problématique. Comment adapter, par exemple, les

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méthodes sociolinguistiques qui traitent le plus souvent du langage parlé aux études de textes écrits ? Les éditeurs de l’ouvrage sont conscients de ces écueils et relèvent le défi dans l’introduction au volume 1. Ils expliquent que la variété de sources primaires peut en quelque sorte contrebalancer le manque de « matière vivante » pour leurs recherches. Il est vrai que les deux volumes dressent un large panorama du fonctionnement du français dans la culture russe. Les auteurs des 24 chapitres (12 par volume) ont recours à la correspondance privée, aux récits de voyage, à la littérature de fiction, aux écrits polémiques, aux manuels manuscrits, aux travaux d’écoliers sans oublier les traités d’architecture et de fortification, des documents de loges maçonniques, des vocabulaires et des dictionnaires, etc.

3 Très nombreuses et bien documentées, réunies dans le volume 1, les études de cas relèvent de sources variées. Georges Dulac analyse les fonctions du français dans la correspondance entre Catherine II et Friedrich Melchior Grimm. Vladislav Rjéoutski et Vladimir Somov étudient les échanges épistolaires au sein de la famille Stroganov, et Jessica Tipton fait de même pour les Voroncov. Rodolphe Baudin lit les missives de l’exil d’Aleksandr Radiščev, alors que Liubov Sapchenko et Nina Dmitrieva font appel respectivement aux lettres en français de Karamzin et de Puškin. Emily Murphy cerne les limites du français dans les journaux de voyageuses russes nobles des années 1777‑1848.

4 Ces chapitres servent de repère pour les articles consacrés aux sujets plus amples. Derek Offord, Gesine Argent et Vladislav Rjéoutski donnent un aperçu de la situation linguistique dans l’Empire de Russie sous Catherine II, alors que Nina Dmitrieva et Gesine Argent étudient la coexistence du russe et du français au cours des trois décennies suivantes. Vladislav Rjéoutski et Natalia Speranskaia analysent les fonctions de la presse francophone russe des Lumières. Xénia Borderioux redécouvre les sources françaises qui alimentent les modes en Russie et leur idiome. Sergei et Iulia Klimenko comblent une lacune dans l’histoire de la langue, en révélant les emprunts du français à la terminologie de l’architecture russe et en soulignant le rôle de la traduction des ouvrages de Roland Fréart de Chambray, André Félibien des Avaux, Jacques-François Blondel.

5 Si le volume 1 traite de l’usage de la langue, le volume 2 met en lumière l’attitude de la société russe à l’égard du français. Le phénomène de la gallophobie qui s’exprime en français est connu depuis longtemps. Trois chapitres développent ce cas en faisant appel au théâtre russe du XVIIIe et début du XIXe siècle. La contribution de Derek Offord ajoute des nuances intéressantes grâce à l’analyse linguistique méticuleuse des comédies de Sumarokov, Fonvizin, Knjažnin, Xvostov et Krylov. L’École des filles (Urok dočkam) de Krylov inspire également D. Brian Kim qui découvre derrière la critique de la gallomanie une source française. L’étude de Svetlana Skomorokhova présente une approche « polysystématique » des écrits de Sumarokov qui permet d’abandonner la notion périmée de « faibles imitations » attachées depuis Puškin aux tragédies du « Racine du Nord » et de les définir comme de « belles infidèles ».

6 Les débats idéologiques langagiers se trouvent au cœur de trois chapitres qui s’adressent aux textes polémiques et propagandistes du premier quart du XIXe siècle portant sur le développement du russe. Gesine Argent démêle l’argumentation des puristes et des « libéraux ». G. M. Hamburg redresse le contexte social, politique et culturel des vues conservatrices de Šiškov, Rostopčin et Glinka. Sara Dickinson montre

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les préférences de Karamzin, Žukovskij et Glinka en 1812 face à la situation politique difficile où il faut exprimer le concept français « patrie » en russe.

7 La hiérarchie de langues aux siècles des Lumières est discutée dans les articles de Stephen Bruce et de Michelle Lamarche Maresse. Les auteurs retrouvent sous la plume de Catherine II et de la princesse Daškova une certaine « défense et illustration de la langue russe » née de la volonté de lui trouver une place parmi les idiomes « civilisés ». Quelques décennies après l’impératrice et son amie, Aleksandr Puškin pratique avec aisance, comme le montre Derek Offord, le rapprochement et la distinction du russe et de français dans sa prose.

8 Le français donne littéralement la parole aux Russes quand ils manquent de mots pour exprimer un sentiment ou un fait. Carole Chapin porte un regard croisé sur les périodiques russes et français des Lumières pour découvrir la naissance de stéréotypes nationaux. Olga Vassilieva‑Codognet reprend le sujet de Xénia Borderioux pour le XIXe siècle. Elle compare les descriptions de modes féminines dans les revues russes avec les originaux français pour montrer les emprunts. Le volume 2 se termine par une étude de Victor Zhivov qui se distingue tant par sa finesse que par son ampleur. Le regretté linguiste russe explique comment le concept français « l’amour » donne naissance aux nouvelles pratiques culturelles et au nouveau vocabulaire sans pour autant exercer une influence dominante et priver la culture authentique de voies de progression.

9 En décrivant la coexistance, la compétition et la fusion des langues, les contributeurs de ces deux volumes définissent le français en Russie impériale comme un intermédiaire, langue d’intimité et de réflexion, de culture et de littérature, un moyen de s’inscrire dans les communautés imaginaires de l’Europe que ce soit des salons particuliers ou des académies savantes. Au niveau politique, la francophonie et le rayonnement du français deviennent les instruments de l’Empire, de Catherine II à Alexandre I, pour forger son image, celle d’un état multinational, multilingue, ouvert à l’Occident et fidèle à ses racines. Basée sur une matière riche et une méthodologie novatrice, cette réponse à l’éternelle question, « la Russie, est-elle européenne ou asiatique ? », si elle n’est pas exhaustive, est de toute façon très précise et bien véridique.

NOTES

1. Johanna Nowicki, Catherine Mayaux (eds.), l’Autre francophonie, Paris, Honoré Champion, 2012, 352 p.

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AUTEURS

DENIS KONDAKOV Université d’État de Polotsk

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Luba GOLBURT, The first Epoch. The Eighteenth Century and the Russian Cultural Imagination Madison, The University of Wisconsin Press, 2014, 387 pages

Rodolphe Baudin

RÉFÉRENCE

Luba GOLBURT, The first Epoch. The Eighteenth Century and the Russian Cultural Imagination, Madison, The University of Wisconsin Press, 2014, 387 p. ISBN 978-0-299-29814-2

1 L’ouvrage de Luba Golburt s’intéresse à la manière dont la littérature russe du XIXe siècle, entre romantisme et réalisme, a perçu la littérature du siècle précédent et a plus largement construit ses représentations de la Russie des Lumières. Comme le montre en effet brillamment l’auteur, le grand siècle de la littérature russe, qui s’est très tôt construit, en accord avec l’ethos révolutionnaire et démiurgique du romantisme, comme le début de la culture russe moderne, s’est néanmoins constamment interrogé sur son prédécesseur, tant celui-ci, lu à l’aune d’une révolution pétrovienne de plus en plus mythologisée, semblait prétendre incarner déjà tout à la fois la rupture et la modernité. Cette interrogation prit la forme de tentatives pour délimiter et comprendre le siècle, afin de se positionner par rapport à lui, entreprise de plus en plus ardue à mesure qu’il s’éloignait dans le temps et/ou que ses signes devenaient sémiotiquement obscurs à ses petits et arrière-petits-enfants.

2 L’ouvrage est divisé en deux parties, consacrées respectivement au « moment deržavinien » du tournant du siècle puis au roman, de Lažečnikov à Turgenev en passant par Puškin. L’importance accordée à Deržavin ne doit pas surprendre, tant l’œuvre de l’auteur pose la question de la délimitation du XVIIIe siècle. Pour la résumer en une formule employée par Luba Golburt, on s’est souvent demandé si le poète était le dernier écrivain du XVIIIe siècle, ou le premier du XIXe. Ni vraiment l’un, ni vraiment

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l’autre, ou plutôt les deux, répond l’auteur, tant l’œuvre deržavinienne incarne la transition entre les deux siècles. De fait, elle est marquée tout à la fois par la transformation du modèle de l’ode, incarnation littéraire même du « siècle des impératrices », critiquée au XIXe comme le symbole de la servilité en littérature, et par l’adhésion, suivie du rejet et de la nostalgie, pour le siècle de Catherine. La deuxième partie, quant à elle, étudie la fictionnalisation du XVIIIe siècle par les écrivains romantiques et post‑romantiques, à travers l’étude de l’intérêt du romantisme pour l’histoire, des avatars du modèle scottien en Russie, puis de la question de la place de l’histoire dans le roman réaliste. Comme on le voit, l’ouvrage traite successivement de la poésie puis de la prose, de manière à intégrer sa réflexion thématique et idéologique dans la diachronie de l’évolution des formes dominantes. À l’intérieur de cette grande articulation, il distribue sa matière en six chapitres.

3 Le premier se penche sur l’évolution de la représentation du souverain (et surtout de la souveraine) dans l’ode, au moment du passage du modèle lomonossovien à celui de Deržavin. Alors que le premier modèle, inspiré par une vision cyclique de l’Histoire, est synthétique et met en lumière l’incarnation dans chaque nouveau monarque des qualités de ses prédécesseurs, le second, marqué par l’abandon, sous l’effet de la réception de la Révolution française, d’une vision stable et répétitive du processus historique, vise à en donner une représentation personnalisée, largement en accord avec les éléments du self fashioning de l’impératrice Catherine II elle-même. Cette évolution est mise en lumière par Luba Golburt dans la manière dont évolue la représentation du corps de la souveraine dans l’ode. Alors que chez Lomonosov et ses suiveurs il cède à l’esprit, il en est l’incarnation même chez Deržavin. Or, si ceci permet de personnaliser l’ode, cela empêche de représenter la souveraine comme une incarnation mythologisée du pouvoir. Le deuxième chapitre porte sur diverses odes de Petrov, Deržavin, Karamzin ou Dmitriev, consacrées à la mort de Catherine et à l’avènement de Paul Ier. La mort de l’impératrice est effectivement un événement central dans toute tentative, alors ou aujourd’hui, de délimiter le XVIIIe siècle, tant elle fut suivie d’une remise en cause brutale par Paul du projet culturel et idéologique de sa mère, qui sembla à ce titre devoir refermer définitivement le siècle des Lumières. Contraints, pour des raisons politiques, d’abandonner les figures imposées du genre de l’ode, Deržavin ou Karamzin coupèrent toute idée de transmission entre les deux souverains, suggérant brutalement la fin du XVIIIe siècle dans le cas du premier, remplaçant la légitimité du rapport prédécesseur/ successeur par l’élection sentimentale du souverain par un peuple aimant dans le cas du second, suivi bientôt par son ami Dmitriev, qui distingua les règnes de Paul et Catherine en les articulant autour de l’antinomie sentimentaliste bonheur vs. gloire. Ces stratégies d’évitement vidèrent l’ode de son contenu et appelèrent son renouvellement. Celui‑ci vint de Deržavin, qui revivifia le genre en le mélangeant à l’élégie dans Promenade à Tsarskoe Selo. Figurant par l’image des ruines du parc l’abandon des Lumières par le règne de Paul, le poète acheva d’intimiser la figure du souverain à travers la remémoration élégiaque, y trouvant même le moyen de se réconcilier avec Catherine II. En même temps, il ressuscita la dimension érotique du règne précédent en rendant leur signification historique aux fabriques et monuments du parc, fixant pour les générations futures une image du XVIIIe siècle comme siècle des grands hommes, des grands projets (notamment grec) et d’une féminité mythologisée.

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4 Le chapitre trois aborde une autre manière de renouveler l’ode, par déplacement de l’attention de la figure du souverain vers l’Histoire. Étudiant diverses odes de Lvov, Radiščev, Slovcov et Bobrov, Luba Golburt montre comment elles tâchèrent d’appréhender le siècle échu comme une séquence historique remplaçant celle, classique dans l’ode, du règne du souverain. Suggérant que le XVIIIe siècle fut celui de l’Europe, Lvov présenta le siècle naissant comme celui de la Russie et rompit dans son ode avec le charisme du monarque pour faire émerger le peuple comme nouvel acteur historique ; pour Radiščev, la spécificité du siècle échu tenait à son mélange de sagesse et de folie (« stoletie bezumno i mudro »1), combinaison unique qui ne pouvait être chantée que dans un mélange d’ode et d’élégie, lui-même à l’image de la position d’un écrivain partagé entre soif de liberté et désir de pardon ; chez Slovcov, le XVIIIe siècle était celui des grands hommes, du triomphe de l’individu et de celui de la raison. Sa trace se ferait sentir dans le modelage des siècles futurs, tant l’Histoire lui paraissait conforme au principe de la sédimentation géologique popularisé par Pallas et Hutton. siècle de la science chez Bobrov également, le XVIIIe siècle annonçait le XIXe, dont il servait de modèle, autour d’une frontière historique symétrique gardée par un Janus tourné aussi bien vers Pierre Ier que vers Alexandre. La disparition du souverain comme sujet de l’ode obligea ici à redéfinir le rôle du poète, alors que la pratique du patronage disparaissait. C’est à quoi s’employa Puškin dans plusieurs poèmes étudiés en clôture de ce chapitre, notamment À un Grand. Réfléchissant au statut du poète au XVIIIe siècle pour le comparer à son statut contemporain, Puškin s’interrogea sur le rôle de l’inspiration dans la poésie générée par le système du patronage et, concurremment, sur la liberté du poète ; cette réflexion fut également l’occasion de s’interroger sur le rapport du poète au pouvoir, alors que Puškin connaissait l’exil et qu’il aurait pu demander grâce. Enfin, elle fut l’occasion de s’interroger sur le rapport au public et sur la valeur symbolique de la poésie dans une économie de l’échange, au moment historique où la littérature passait d’outil d’échange symbolique à bien de consommation.

5 Le quatrième chapitre est le premier consacré à la prose et aux tentatives de mise en fiction du XVIIIe siècle par le XIXe. Ces tentatives, qui font la matière de la deuxième partie de l’ouvrage, servirent, selon Luba Golburt, à élaborer des relations au passé centrées sur l’individu et distinctes de celles développées par le discours du pouvoir. Après avoir rappelé l’obsession pour l’Histoire du romantisme, l’auteur y étudie sa marchandisation généralisée, notamment via sa déclinaison visuelle sur toutes sortes de supports et à travers de nombreuses attractions. Dans la prose, cette manie de l’histoire s’exprima dans les romans historiques inspirés de Scott et dont deux, en Russie, portaient sur le XVIIIe siècle : la Maison de glace de Lažečnikov et la Fille du capitaine de Puškin. Cet intérêt pour le XVIIIe siècle tenait au fait qu’il correspondait à la distance historique type entre-temps de l’histoire et temps de la narration, inaugurée par l’œuvre paradigmatique de Scott qu’était Waverley : « sixty years since ». Il tenait aussi au fait que Scott était comparé en Russie à Karamzin, et qu’à ce titre des œuvres inspirées par lui pouvaient venir compléter le récit historique, interrompu au XVIIe siècle, de l’Histoire de l’État russe. Reprenant le modèle scottien, Lažečnikov le modernisa sous l’influence du roman frénétique français, en insistant, grâce à des scènes visuelles érotiques ou violentes, facilement inspirées par le règne d’Anna Ivanovna, sur une brutalité du XVIIIe siècle que la tradition de l’ode avait tue. Ce faisant, il révélait la nature réelle du goût pour l’histoire des romantiques : un voyeurisme

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obsessionnel et transgressif pour un passé fantasmé. Critique vis‑à‑vis de ce « galvanisme », Puškin développa dans la Fille du capitaine une esthétique anti- spectaculaire de la sobriété, qui favorisait la métonymie et l’allusion pour effacer l’exotisme historique et dé‑romanticiser le modèle scottien. Cette poétique métatextuelle de la « reconnaissance » (des modèles littéraires et des allusions politiques contemporaines) soulignait une continuité de l’histoire russe qui s’opposait directement à l’exoticisation du XVIIIe siècle.

6 Cette exoticisation et le désir qu’elle suscita sont au centre du chapitre cinq. Luba Golburt y étudie d’abord, chez Karamzin et Glinka, le discours critique de la presse du début du XIXe siècle sur la mode et sur la façon dont celle-ci fixe visuellement l’Histoire tout en la vidant de son sens. Puis l’auteur s’intéresse aux réflexions hégéliennes de Pogodin et Kireevskij sur la coexistence à leur époque de plusieurs générations, marquée chacune par une expérience historique différente et produisant un zeitgeist particulier. Ces deux idées sont ensuite appliquées à une étude de la Dame de Pique, présentée comme le récit du fantasme produit par Hermann sur le XVIIIe siècle, qui lui fait désirer la vieille comtesse, métonymie de Catherine II et elle-même métonymisée dans ses vêtements, son espace propre et ses objets. Produit d’un ethos bourgeois (et allemand) du travail et de l’économie, triomphant dans le siècle normé et masculinisé de Nicolas Ier, Hermann désire un XVIIIe siècle féminin et aux parures colorées, véhiculant un modèle alternatif d’accès à la richesse, par le biais de l’image du favoritisme.

7 Alors qu’Hermann comprenait encore le XVIIIe siècle, fut-ce sous une forme fantasmée, les personnages des fictions ultérieures du XIXe ne le comprennent plus, problème au centre du sixième et dernier chapitre de l’ouvrage, consacré à la prose de Turgenev. Comme le montre Luba Golburt, les romans de l’écrivain (Pères et fils, Terres vierges) et surtout certaines de ses nouvelles (Une jeune fille malheureuse, le Brigadier) abondent en personnages de vieillards, oncles et tantes sans enfants, associés au XVIIIe siècle par les narrateurs turgenieviens, qui les scrutent sans les comprendre, substituant à leur possible identité psychologique une identité historique seulement. Marginalisés, ridicules, physiquement diminués ou petits et évoqués par des diminutifs qui les apparentent à l’esthétique réduite de l’anecdote ou du portrait en miniature, ces personnages permettent à l’écrivain de poser deux questions angoissantes : la permanence de l’impulsion modernisatrice et réformatrice qu’incarne le XVIIIe siècle et que reproduit cent ans plus tard le progressisme de la génération de Turgenev, et la solidité de l’ambition du réalisme à lire l’histoire et le changement historique, dont il tire pourtant une de ses légitimités idéologiques. La réponse à cette deuxième question apparaît dans la frustration des narrateurs du XIXe siècle face à leurs parents du XVIIIe. Celle-ci exprime le pessimisme de Turgenev, qui s’oppose à l’optimisme historique d’un Tolstoj, pour lequel la continuité historique est assurée par une transmission familiale chantée largement dans Guerre et Paix.

8 Terminant son cheminement avec Turgenev, dont les personnages vivent précisément « sixty years after », qui plus est au moment des Grandes réformes lesquelles, en tuant le monde ancien, achèvent de l’exoticiser, Luba Golburt lui ajoute un codicille avec Belyj et Xodasevič, dont deux poèmes évoquent le phénomène au centre de The First Century, à savoir la tension entre le désir pour le XVIIIe siècle et l’incapacité grandissante à le saisir.

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9 Comme l’aura suggéré la longueur de cette recension, l’ouvrage de Luba Golburt est d’une richesse remarquable. De fait, le livre est non seulement d’une grande originalité, mais il s’appuie sur une variété impressionnante de sources, convoquant aussi bien articles de périodiques, qu’auteurs méconnus (Slovcov) ou œuvres moins connues d’auteurs centraux (les nouvelles de Turgenev). Utilisant la catégorie très productive d’imagination culturelle, il en explore les dimensions matérielles, notamment visuelles, ainsi que les mécanismes, notamment historiques, spatiaux, mais également genrés. Les résultats proposés sont très stimulants. Outre d’innombrables analyses ingénieuses, dont celles de Deržavin et de la Dame de pique sont les plus jubilatoires, le lecteur trouvera dans cet ouvrage une analyse stimulante de la chronologisation de l’histoire de la littérature russe. Abordée tout à la fois par l’étude de la réflexion que menèrent à son propos les contemporains de la fin du XVIIIe siècle, et par le travail de close reading des œuvres du XIXe proposé par Luba Golburt, cette analyse lui permet de proposer son propre continuum signifiant, autour de la séquence 1750‑1850, à savoir du XVIIIe siècle à partir du moment où il s’écrit, jusqu’à l’extinction des traces, notamment physiques, qu’il laissa dans le XIXe siècle.

10 Au regard des très grands mérites de l’ouvrage, je me permettrai quelques rapides remarques. Celles‑ci concernent d’abord quelques silences de l’ouvrage. Le lecteur est ainsi un peu étonné de ne pas voir exploité l’ouvrage de Petr Vjazemskij sur Fonvizin, tant il éclaire sur ce que pouvait être, au XIXe siècle, la réflexion d’un écrivain sur le travail et la condition d’auteur au XVIIIe siècle. De fait, l’ouvrage n’est que rapidement évoqué en note (note 6, p. 286). De même, Griboedov n’est cité que brièvement en introduction, alors même que le Malheur d’avoir de l’esprit articule clairement, autour de la problématique romantique du conflit de génération, la perception du règne de Catherine II par les jeunes gens du règne d’Alexandre. Enfin, l’analyse de la mise en fiction du XVIIIe siècle par la prose romanesque chez Puškin aurait sans doute dû laisser une place au Nègre de Pierre le Grand, qui aurait permis de nuancer les réflexions tirées de la seule analyse de la Fille du capitaine. De fait, le Nègre de Pierre le Grand articule différemment la familiarisation – via le récit intime d’une histoire familiale – avec l’exoticisation temporelle et spatiale – via la mise en scène du XVIIIe siècle à travers sa représentation surdéterminée sous la forme du Paris de la Régence. Enfin, si Luba Golburt analyse finement la construction progressive d’une assimilation dans l’imagination historique entre XVIIIe siècle et servage (notamment p. 247 et 263), il est dommage de n’avoir pas tenté d’examiner quel a pu être le rôle dans ce processus de la publication du Voyage de Pétersbourg à Moscou de Radiščev par Gercen à Londres en 1858.

11 Ces silences étonnants concernent également la bibliographie critique. Ainsi, il est regrettable que Luba Golburt ne connaisse pas l’ouvrage de Cartherine Thomas le mythe du XVIIIe siècle au XIXe siècle (Paris, Champion, 2003). De fait, non seulement il annonce la problématique au centre de The First Epoch, mais il en anticipe même certaines analyses, notamment dans les chapitres consacrés à la description des vieillards (p. 471‑476) et de leurs objets (p. 458‑462) dans la prose du XIXe siècle.

12 Enfin, quelques points, portant essentiellement sur des détails, il est vrai, peuvent être discutés. Ainsi, page 208, la critique du luxe est présentée essentiellement comme une critique « conservatrice », motivée par l’argument que la mode tend à niveler la société en cachant les différences d’appartenance sociales. Il y a des arguments moins « conservateurs » à la critique du luxe au XVIIIe siècle, notamment ceux inspirés par Rousseau, dont le prestige moral auprès de la génération sentimentaliste est

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indubitable. À propos de la mode toujours, il me semble abusif d’écrire que le débat qu’elle suscite en France est uniquement « interne » (« self contained », p. 208) ; il est en effet aussi l’un des lieux où se joue la bataille pour la domination culturelle européenne que se livrent la France et de l’Angleterre. Pages 229‑232, la manière de s’exprimer, brutale et familière, de la vieille comtesse de Puškin, est rapprochée, à juste titre, de celle de Čvankina, héroïne de la comédie O vremja ! de Catherine II ; elle aurait cependant pu être rapprochée également de celle d’un autre personnage de la tradition comique du XVIIIe siècle, inspiré partiellement du reste par les personnages féminins des comédies de Catherine, mais autrement plus célèbre : Prostakova, l’héroïne de Nedorosl′. Enfin, l’utilisation de la référence, dans les fantasmes de Hermann vis-à-vis de la comtesse, au rituel du lever et du coucher (et non « levée » et « couchée ») versaillais, me paraît hasardeuse (page 232). De fait, la comtesse appartient, comme l’explique Luba Golburt, au temps de Catherine II, qui valorise, comme l’époque de Louis XVI en France, le développement de l’intimité, tant dans les pratiques quotidiennes que dans l’aménagement des espaces de vie ; ce mouvement est particulièrement fort dans l’aristocratie, qui investit ces nouveaux modèles de comportement et s’éloigne des rituels de la cour versaillaise, que Marie‑Antoinette elle‑même, du reste, essaie de bousculer et qui s’accordent mal, pour la Russie, avec le self fashioning de Catherine.

13 Que ces quelques remarques ne masquent pas le fait que le livre de Luba Golburt est un ouvrage important et une lecture indispensable pour les spécialistes tant de la littérature du XVIIIe que de celle du XIXe siècle russes, qu’il a l’immense mérite, une fois n’est pas coutume, de faire dialoguer.

NOTES

1. C’est le titre choisi par ses éditeurs pour le volume rassemblant les contributions du dernier congrès de l’International Study Group on Eighteenth-century Russia : E. Waegemans, H. van Koningsbrugge, M. Levitt, M. Ljustrov, (eds.), A Century Mad and Wise. Russia in the Age of the Enlightenment, Groningen, Netherlands Russia Centre, 2016.

AUTEURS

RODOLPHE BAUDIN Université de Strasbourg

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Laura PETTINAROLI, la Politique russe du Saint-Siège (1905-1939) Roma, École française de Rome, 2015, 937 pages

Pierre Gonneau

RÉFÉRENCE

Laura PETTINAROLI, la Politique russe du Saint-Siège (1905-1939), Roma, École française de Rome (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome 367), 2015, 937 p. ISBN 978-2-7283-1103-3

1 Depuis les travaux de Paul Pierling, qui s’intéressaient au début de la période moderne, il n’avait pas été donné de lire une étude aussi ambitieuse sur les relations entre le Saint-Siège et la Russie1. En plus de 900 pages serrées, érudites et claires, Laura Pettinaroli restitue un tournant dans l’histoire pontificale. On voit le « rêve russe » de la papauté, inauguré dès l’époque d’Ivan III (1462‑1505) et d’Ivan le Terrible (1533‑1584), prendre une intensité nouvelle, s’imposer au premier rang des préoccupations du Vatican, au point de provoquer une « saturation dévotionnelle sur la question russe » (p. 788). Ce faisant, la papauté est amenée à repenser les modes d’action de l’Église catholique dans le monde contemporain, à développer ou à renouveler son utilisation des moyens de communication de masse, son action caritative et sa doctrine sociale et politique. Croisant les approches, l’A. nous donne une histoire de la diplomatie vaticane, une histoire institutionnelle des Églises et un essai d’anthropologie religieuse sur la foi et ses pratiques. Ce livre réveille le souvenir des « prières pour la conversion de la Russie » qu’on entendait encore, il n’y a pas si longtemps, dans les églises catholiques de par le monde. Il répond à sa manière à la célèbre question de Staline : « le Vatican, combien de divisions ? »

2 Après un rappel sur le pontificat de Léon XIII (1878-‑1903) qui a renoué, entre 1880 et 1882, les relations avec l’Empire russe, rompues en 1866, l’A. ouvre son enquête en 1905, année d’ébranlement de la Russie tsariste, mais aussi d’ouverture nouvelle, avec

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l’édit sur la tolérance religieuse (4/17 avril) qui libère véritablement les consciences. La recherche s’ordonne en trois grandes parties chronologiques : « 1905‑1917, convertir une Russie en mutation » ; « 1917‑1928 : la nouvelle Russie au cœur des préoccupations du Saint‑Siège » ; « 1929‑1939 : la politique russe du Saint-Siège, entre crise et spiritualisation ». La périodisation ne correspond donc pas à une histoire par règnes, même si chaque pontife romain imprime une marque personnelle à sa politique russe, qu’il s’agisse de Pie X (1903‑1914), Benoit XV (1914‑1922), ou Pie XI (1922‑1939). L’A. prend également en compte l’action de certains hauts dignitaires de la Curie, comme le Français Mgr. Michel d’Herbigny, ou Mgr. Pacelli, le futur Pie XII. La chronologie est dictée par l’évolution de la situation en Russie, puis en URSS, mais aussi par les répercussions de la crise mondiale de 1929 qui a un impact incontestable sur les ressources de l’Église catholique.

3 La période 1905‑1917 est dominée par un certain optimiste : « mieux connue grâce aux orientalistes, la Russie, marginale dans l’orbe catholique, s’impose comme un objectif privilégié de la papauté, alors que les recherches théologiques font de l’orthodoxie une confession relativement proche, dont le schisme pourrait être facilement résorbé ». Même si, dès 1907, les résistances des autorités se font sentir, le Vatican persévère. Privé de ses intermédiaires traditionnels par la Première Guerre mondiale, il se tourne vers de nouveaux partenaires diplomatiques, comme le Canada et les États‑Unis. En 1917, c’est « dans une dynamique d’enthousiasme missionnaire, mais aussi d’incertitudes sur l’évolution politique de la Russie que le Saint-Siège aborde les révolutions » (p. 249).

4 Durant les années 1917-1928, l’engagement de la papauté dans les affaires russes ne se dément pas et l’amène à développer une diplomatie dynamique et innovante. Le but poursuivi n’est plus seulement la défense des catholiques d’URSS, peu nombreux du fait de l’accession à l’indépendance des anciennes provinces occidentales de l’Empire russe, mais la manifestation d’une solidarité interconfessionnelle active (p. 350). Il s’agit aussi de mieux connaître l’orthodoxie russe. Dès mai 1917, une Congrégation pour l’Église orientale, indépendante de la Propaganda Fide, est créée. En octobre suit la fondation de l’Institut pontifical oriental (p. 357‑360). La famine de 1921‑1922 en URSS provoque le lancement par le Vatican d’une œuvre nouvelle, la Mission de secours en Russie, formée de prêtres auxquels l’action religieuse est interdite, mais qui distribuent une aide humanitaire d’urgence. La fermeture de la mission, en 1924, et l’anéantissement des structures ecclésiastiques officielles n’empêchent pas la poursuite de négociations secrètes avec les autorités soviétiques, dans lesquelles Mgr Pacelli s’implique activement. En 1925 est créée à Rome la commission Pro Russia, sous la tutelle directe du pape. Le Vatican tente d’installer une hiérarchie d’administrateurs apostoliques en Russie et de tisser un réseau de communautés de rite oriental rattachées à Rome dans l’émigration. Les fidèles en Europe et en Amérique sont largement mobilisés sur le terrain caritatif et sur celui de l’union (p. 540-541).

5 Entre 1929 et 1939, une partie des hommes qui s’étaient investis sur le terrain russe est relevée de ses fonctions et les moyens financiers sont réduits. Le collège Russicum est fondé en août 1929, mais la commission Pro Russia est réorganisée sur un pied plus modeste en 1934. Au plan diplomatique, le Vatican apparaît comme une puissance faible. Ces reculs sont compensés par un usage renouvelé de la dévotion et par des prises de position beaucoup plus publiques qu’auparavant. Pie XI fait paraître une lettre ouverte, datée du 2 février 1930, qui dénonce la « terrible persécution » des

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croyants en URSS et lance une « croisade de prières » dans le monde chrétien (p. 635). La mobilisation religieuse en faveur de la Russie augmente dans les années trente et c’est dans ce contexte qu’est mis en avant le « secret russe » de Fátima, alors que le lien entre les apparitions portugaises (13 mai‑13 octobre 1917) et la Russie était resté quasiment invisible jusque-là (p. 785). Dans le même temps, la papauté met en forme sa condamnation doctrinale du communisme, alors qu’elle hésite encore à formuler un rejet global de ce que l’on appellera par la suite les totalitarismes. Le terme de l’étude, 1939, est l’année de tous les paradoxes. Alors que le catholicisme était à peu près totalement anéanti en URSS, il renaît subitement par les effets du pacte Molotov‑Ribbentrop. L’accord germano-soviétique fait en effet basculer dans l’orbite soviétique plus de 23 millions de personnes, dont 8 millions de catholiques. Pour reprendre les mots du père Charles Bourgeois : « la Russie vient à nous » (p. 790). Ici, on serait tenté de mettre en rapport le livre de L. Pettinaroli et celui de Sabine Dullin sur la frontière soviétique2. Quand elle est mince, comme en 1917‑1920 où les confins occidentaux de l’URSS coïncident presque avec ceux de la Russie des premiers Romanov, les espoirs d’influence romaine sont quasi-nuls. Au contraire, quand elle s’épaissit, en reprenant possession d’une partie de la Finlande, des Pays Baltes, d’une moitié de Pologne et de la Moldavie, ou quand (en 1945‑1948) elle englobe les démocraties populaires, le catholicisme se retrouve, tel Jonas, dans l’estomac de la baleine soviétique.

6 Comme l’A. le souligne, il faut bien comprendre que la papauté agit à au moins quatre titres : en tant que puissance internationale cherchant à s’imposer comme interlocuteur de l’État russe, en tant que tête pastorale, soucieuse de protéger l’Église locale et de définir une stratégie missionnaire cohérente dans l’espace russe, en tant que juridiction suprême et source du droit canon, et enfin en tant que magistère romain, amené à se positionner théologiquement face au christianisme orthodoxe, mais aussi à alerter les catholiques du monde entier sur les doctrines politiques hostiles à la foi (p. 793). La politique de « négociation obstinée sur des objets très modestes » peut paraître peu productive à court terme, mais elle sera une expérience utile : on y perçoit certainement les prodromes de la politique des « petits pas » à l’égard des régimes communistes qui sera pratiquée à partir des années soixante (p. 794). On constate aussi une interaction féconde, ou un espoir de régénération mutuelle. Le catholicisme se voit comme une force capable d’apporter au christianisme russe de quoi sortir des ornières d’une Église aveuglément nationale : une liberté par rapport à l’État capable de conjurer le césaropapisme, une capacité d’organisation susceptible de résoudre les défis sociaux. En retour, il espère puiser dans la Russie rurale, traditionnelle, mystique, mariale, monastique, des richesses pour revivifier le catholicisme européen en proie à la sécularisation (p. 797). Cette attitude est peut-être en partie d’origine française. Outre d’Herbigny, bien étudié par l’A., on pense à des « slavophiles français » en contact étroit avec l’émigration russe (Teilhard de Chardin, Maritain, voire Mauriac).

7 Inévitablement, la somme d’informations et la moisson d’idées apportées par l’A. conduisent le lecteur à en vouloir encore davantage. Si les idées et les initiatives, parfois contradictoires, de la partie catholique sont parfaitement exposées, on n’est pas toujours aussi renseigné sur le camp russe et soviétique. Se contente-t-il d’une attitude purement réactive, pragmatique, ou bien élabore‑t‑il, au fil du temps, une véritable politique vaticane ? On souhaiterait aussi des comparaisons plus systématiques, pour mieux comprendre la place de la Russie dans la vision du monde de la papauté. Par exemple, si « la persévérance du Saint-Siège » dans l’action diplomatique, même

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infructueuse, est « justifiée par l’importance stratégique et missionnaire du catholicisme de Russie » (p. 150), la Chine n’offre-t-elle pas des perspectives analogues, voire plus séduisantes encore ? C’est ce que suggère l’évocation de « l’élan missionnaire en Asie » (p. 249). Par ailleurs, l’A. elle‑même suggère (p. 799) que l’interaction, ou la concurrence de la politique russe du Vatican avec les initiatives anglicanes et protestantes doit être approfondie. La Bible society, qui a activement cherché à faire pénétrer des bibles en russe dans l’espace soviétique mériterait d’être plus particulièrement prise en considération. Enfin, dans la perspective du glissement progressif de la défense de la liberté religieuse à la défense des droits de l’homme, il faut certainement faire des rapprochements avec l’action de la Croix rouge et approfondir le lien entre la politique vaticane et la diplomatie des États-Unis qui, plus que les pays d’Europe, n’hésitent pas à faire de la liberté religieuse un objet de négociation avec les Soviets.

NOTES

1. P. Pierling, la Russie et le Saint-Siège : études diplomatiques, Paris, Plon, 1896-1912, 5 vol. 2. S. Dullin, la Frontière épaisse : aux origines des politiques soviétiques, 1920-1940, Paris, EHESS, 2014.

AUTEURS

PIERRE GONNEAU Université Paris-Sorbonne – EPHE

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Claudio Sergio INGERFLOM, Le Tsar c’est moi : l’imposture permanente d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine Paris, PUF, 2015, 520 pages

Renata Gravina

RÉFÉRENCE

Claudio Sergio INGERFLOM, Le Tsar c’est moi : l’imposture permanente d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, Paris, PUF, 2015, 520 p. ISBN 978-2-13-065218-2

1 « L’autonomination est la norme de l’histoire politique de la Russie ». L’Histoire russe de Ključevskij est le fil dont use Claudio Sergio Ingerflom pour tresser son œuvre. En suivant la déconstruction et le désassemblage, empruntés à Derrida, l’auteur promet de dénicher les fausses croyances concernant l’histoire russe qui résultent de préjugés historiques d’ordre idéologique.

2 Une histoire de la mystification à travers le concept de samozvanstvo (autonomination) souligne alors les composants de l’histoire politique de la Russie. Ingerflom adhère à la Begriffsgeschichte de Koselleck c’est‑à‑dire à « l’idée des coefficients de changement et d’accélération qui transforment les vieux champs de sens ». En ce cas, le concept est proprement le samozvanstvo, difficilement compréhensible et traduisible à travers des catégories occidentales. Ingerflom relève deux idées fausses des historiens concernant la Russie : l’autonomination aurait disparu après 1861, la prise du pouvoir par les bolcheviks aurait marqué une rupture absolue par rapport au passé ; en un mot l’autonomination se serait interrompue à cause de plusieurs césures historiques.

3 Se réclamant de l’école de la longue durée des Annales et de la sémiotique historique de Jurij Lotman, l’A. – au contraire – refait l’itinéraire de l’autonomination russe, vue comme un stéréotype propre de la pensée politique et aussi comme forme de mécontentement social (Ključevskij). Ingerflom décrit toutes les formes de rébellion

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sociale, soit internes, soit internationales qui se succèdent à partir du Temps des troubles dont certaines sont significatives d’une phase particulière : les actes des faux Dimitri I et II, l’insurrection de Razin, la figure de Pierre Ier et la répétition du style d’Ivan IV, la révolte de Pugačev, l’affaire Čigirin, pour terminer par le lien entre les révolutions du XXe siècle et l’imposture permanente.

4 Adhérant à la thèse de la longue durée, Ingerflom croit qu’à partir de la tentative cosaque d’installer un imposteur moldave sur le trône, s’est créé un précédent historique d’escroquerie visant à délégitimer le pouvoir symbolique de celui qui régnait et qui a été – par la suite – la réponse, à la fois du mécontentement social, parfois une intention étrangère de créer l’instabilité politique en Russie. L’A. analyse beaucoup d’éléments pour démontrer que le samozvanstvo est le coefficient de changement historique et social dont parle Derrida. Son travail est le résultat d’une série d’analyses, présentées dans les Représentations collectives du pouvoir et l’imposture en Russie et la Naissance de la conception politique du pouvoir en Russie. Ces travaux préfigurent la thèse selon laquelle la « représentation populaire est fondée sur l’assimilation du politique au surnaturel ». De plus, dans Stratégies paysannes et mystifications intellectuelles, Ingerflom souligne deux ordres de séquences chronologiques et chronotopiques concernant l’autonomination des tsars en Russie : la première, propre au Temps des troubles, est constituée par trois étapes, les rumeurs sur la vie du tsar, la connaissance du prétendant et l’éclatement de la révolte ; dans la deuxième séquence qui naît avec le soulèvement de Razin, la révolte – au contraire – éclate au nom du tsar régnant et précède la rumeur sur le tsarévitch.

5 L’autonomination de faux tsars comme partie intégrante de l’histoire russe se base toujours sur trois éléments, sources des sept documents produits directement par les rebelles : la parole, le corps, le fait. Le tsar n’a d’existence que par acte verbal, son corps est un moyen pour les rebelles de réclamer la subsistance du régnant et le fait est l’union de tous les deux, toute action ou parole contre le tsar peut être un fait maléfique punissable.

6 Pour Ingerflom, la Russie avec ses éléments constitutifs d’une foi en la transcendance mystique anticipe les apories de la modernité, par exemple à travers l’écart de la représentation politique entre représenté et représentant. La mystification « emblème destiné à légitimer des mouvements collectifs, se déplace rapidement de la primauté du rôle individuel à celle de l’action collective ». L’autre caractère complémentaire à l’autonomination est celui de l’inversion des signes. À partir de l’introduction de la mascarade par Ivan IV en 1575 alors qu’il intronise Siméon à sa place, la figure du fol en Christ justifie toute action néfaste entreprise par le tsar en inaugurant un « isomorphisme qui relie le tsar à Dieu ».

7 Après Razin, la figure de Pierre le Grand suscite à nouveau une prolifération d’autonommés (samozvancy). En fait, à la suite de la réforme de l’Église de Pierre Ier, les Romanov‑Antéchrist deviennent un lieu commun de la contestation populaire. La suppression du patriarcat signe aussi une personnalisation de l’héritage royal (gosudarstvo). Pour Ingerflom, Pierre le Grand a « contribué au blocage de la sécularisation et de la naissance de la politique moderne ».

8 La révolte de Pugačev se caractérise par l’ajout de la superstition civile comme élément du paysage des révoltes populaires. L’aspect magique déjà existant prend le pas sur le reste et donne lieu à un couple sorcier‑délateur. L’élément du merveilleux dans l’histoire

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et la formation d’une crédulité laïcisée dans la population sont des facteurs inchangés et permanents en Russie.

9 Chaque fois, l’élément politique est rappelé par la transcendance mystique, que ce soit sous la forme de mascarade, d’isomorphisme ou de malédiction.

10 Pour ce qui concerne le XXe siècle, l’auteur signale des actes laïques qui sont toujours imputables au samozvanstvo. L’affaire Čigirin dans laquelle le groupe « Terre et liberté » rejoint les préjugés du peuple russe, en adoptant le drapeau d’un faux tsar bienfaiteur et mythique du peuple et l’accusation contre Kolčak taxé en 1919 d’être un traître tandis que Lénine et Trotsky sont présentés comme les ministres du nouveau tsar sont quelques‑uns des exemples de l’auteur. « L’échec du politique en Russie » est déjà présent sous la plume d’Ingerflom dans Les racines russes du léninisme et Communistes contre castrats dans lesquels l’auteur théorise une manifestation d’opposition « d’ordre social et économique aux principes de base du régime soviétique ». Les skopcy ou castrats ont une « attitude de recherche active », les rapprochant du grand « nombre de faux tsars ».

11 L’idée de la « présentification bolchevique du passé » (néologisme qui désigne pour Ingerflom la présence du non-contemporain dans le contemporain) est la base justificatrice du fait que théorie et pratique du pouvoir soviétique convergent avec le christianisme.

12 L’auteur cherche à mettre en évidence l’absence d’une tradition d’État et la sédimentation de strates sémantiques du passé dans le présent, de la « sacralité du tsar au culte de la personnalité de Staline » qui ne laisse « pas de place aux institutions représentatives » et qui, paradoxalement, réconcilie léninisme et tsarisme parce que « sous les tsars le pouvoir était légitimé par une décision de Dieu », chez les bolcheviks par une « légitimité scientifique ». D’autre part, l’auteur veut éliminer une conception traditionnelle qui voit l’insurrection, à la fois comme expression de la lutte de classes, et comme soulèvement paysan et destructeur.

13 L’élément transcendant est la clé de la thèse de l’auteur parce que « les mots du pouvoir signifient l’insurrection dans une pensée de la transcendance ». Bien que le mouvement de la divine humanité ou bogočelovečestvo soit très diffusé pendant le XXe siècle, il semble qu’il existe un risque de tomber de la superstition civile à la superstition religieuse qui circonscrive l’histoire russe dans un milieu totalement sacré.

14 On peut peut-être ajouter quelques remarques à un travail qui a déjà le mérite de la complexité, de la compétence et de la dénonciation des idées fausses. L’idée de Sainte Russie qui, selon Alain Besançon, nourrit avec le mensonge le besoin de transcendance des Russes, utilise en sa phase postsoviétique le mystique comme moyen de propagande.

15 Comme pour les Balkans où la fabrication des mythes (mythopoïèse) justifie la thèse de Braudel de la « haine qui s’autoalimente », la Russie se réfère aujourd’hui plus qu’à la mystique isolée, à la triade autocélébrative orthodoxie-autocratie-caractère national et populaire. Pour ce qui concerne l’idéologie, l’idée de « présentification » semble liée à une proposition à nouveau de figures clés comme Ivan Llyn et son « système politique idéal pour la Russie », « autoritaire », mais « pas totalitaire », « entre la démocratie et la dictature ». Il paraît donc utile de lier le rôle du samozvanstvo à la samobytnost′ ou spécificité du parcours russe, c’est-à-dire l’union entre histoire, foi, iconographie et coexistence des contraires dans la pensée politique russe. Selon Jutta Scherrer qui a

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étudié les dérives de la propagande aujourd’hui répandues en la discipline de la cultorologie, la nationalisation de l’orthodoxie devient ethno‑religion et en théologie devient phylétisme ou tendance à l’autonomie. Cela pourrait être une nouvelle version politique de la foi.

AUTEURS

RENATA GRAVINA Universités La Sapienza et LUMSA

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Paul DUKES, A History of the Urals: Russia’s Crucible from Early Empire to the Post‑Soviet Era London, Bloomsbury Academic, 2015, 272 pages

Sergey Kondratiev

RÉFÉRENCE

Paul DUKES, A History of the Urals: Russia’s Crucible from Early Empire to the Post‑Soviet Era, London, Bloomsbury Academic, 2015, 272 p. ISBN : 978-1-47-257379-7

1 Les très nombreux travaux anglophones sur la Russie et son Empire ont souvent traité les régions lointaines, comme la Sibérie et l’Extrême-Orient. L’Oural, jusque-là plutôt négligé, fait l’objet de la nouvelle monographie de Paul Dukes (université d’Aberdeen). Ce travail, qui couvre 500 ans d’histoire, est abondamment documenté, grâce aux relations tissées par l’auteur avec les spécialistes locaux. À trois reprises, en 2007, 2009 et 2011, il a participé à des conférences organisées à Ekaterinbourg. La métaphore du creuset (crucible) est très pertinente. Elle rappelle que l’Oural est un lieu de contact et d’échanges entre peuples et religions, et elle évoque aussi le rôle important joué par l’industrie dans le développement de cette région.

2 L’Oural, selon Dukes, ne se limite pas à l’actuel District Fédéral de l’Oural, ni à la chaîne de montagnes qui sépare l’Europe de l’Asie. Sa monographie couvre une superficie de 3 000 kilomètres carrés, à partir d’Orenbourg et des steppes de Bachkirie à l’ouest jusqu’à la Sibérie occidentale et au Trans‑Oural à l’Est, et de la baie de l’Ob au nord jusqu’au Kazakhstan au Sud. Le territoire et ses richesses (bois, fer, cuivre, or, platine, fourrures) ont très tôt attiré des colons.

3 L’A. cherche à montrer la signification cruciale de l’Oural dans l’histoire de la Russie et à identifier les raisons de son retard par rapport aux régions industrielles similaires de la Grande-Bretagne et surtout des États‑Unis. Il brosse un tableau complexe qui prend

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en compte l’économie, les changements sociaux, les migrations, la démographie, la structure administrative, les questions religieuses et culturelles.

4 La monographie se compose de huit chapitres chronologiques. Dans un premier temps, entre le milieu du XVIe et le début du XVIIIe siècle, la migration russe vers l’Oural prend la forme d’une « pénétration informelle », au cours de laquelle, grâce essentiellement aux Cosaques (Ermak et les autres), la “frontière” est peu à peu repoussée vers l’est. La création en 1637 du Bureau de Sibérie (Sibirskij prikaz), la formation de districts confiés à des gouverneurs ne permettent pas encore d’établir de manière significative le contrôle de l’État sur ces nouveaux territoires. Ce sont les unités de cosaques et de mousquetaires stationnées dans les villes/forts, qui ont longtemps effectué le contrôle et « la collecte de 10 % des revenus pour le budget de l’État dans cette périphérie sauvage ». Et même si la population de l’Oural et de la Sibérie augmentait, même si la région se couvrait de villes et de monastères, « jusqu'à la fin du XVIIe siècle, l’idée dominante était que la Sibérie occidentale restait une région éloignée qui était séparée du centre de la Moscovie par les montagnes de l’Oural » (p. 20). L’auteur s’arrête en détail sur les premières descriptions occidentales de l’Oural et de la Sibérie, en particulier, sur la célèbre carte du Néerlandais Nicolaas Witsen (1687) et son livre, la Tartarie du Nord et de l’Est (1692).

5 Des changements profonds se produisent dans l’histoire de l’Oural à l’époque de Pierre le Grand qui cherche à combler le retard technologique et scientifique de la Russie sur l’Europe. Quand en 1696 sont apportés à Moscou des échantillons de fonte de fer de haute qualité en provenance de l’Oural, le sort de la région, “la plus importante en termes d'industrialisation”, est décidé. Les Demidov commencent la construction de leurs usines et dès 1716 les Russes commencent à vendre du fer à la Grande-Bretagne. L’Oural produit aussi de la fonte, du cuivre et du bronze, des artisans s’y installent, la ville d’Ekaterinbourg est fondée. Sur l’ordre de Pierre le Grand, le savant allemand Daniel Messerschmitt fait la description et la cartographie de la région. Paul Dukes met en parallèle l’essor de l’Empire britannique, sur les mers, et celui de l’Empire russe, sur le continent eurasien. L’Oural, plus que toute autre région, est à l’origine du décollage russe.

6 Le XVIIIe siècle fait figure d’âge d’or dans l’histoire de l’Oural, désormais pleinement intégré à l'Empire. Grâce lui, la Russie produit et exporte plus que tout autre pays dans le monde. Au milieu du XVIIIe siècle, les 17 entreprises publiques et les 116 entreprises privées de la région produisent 1,5 million de tonnes de fer et 50.000 pouds (1 poud = 16,38 kg) de cuivre. Les revenus de la vente de ces métaux soutiennent largement la politique étrangère russe et permettent de développer la région. L’A. évoque les travaux de savants tels que V. I. Gennin, V. N. Tatiščev, G. E. Miller, J. G. Gmelin, J. N. Lisli, T. Konigfels, P. S. Pallas. Il ne cache pas les réalités plus dures : répression de la population autochtone, persécution des vieux-croyants, fort impact de la révolte de Pugačev. Au début du XIXe siècle, seulement 1 % des paysans de l’Oural sont alphabétisés.

7 La situation économique se dégrade dès la fin du XVIIIe siècle. La Grande Bretagne entre dans la révolution industrielle, ce qui lui permet bientôt de se passer du métal russe et suédois. L’Oural, qui persiste à pratiquer la fonte au bois et à utiliser une main-d’œuvre servile surabondante, accuse un retard technologique de plus en plus manifeste. Dans ces conditions, l’optimisme d’Alexander Humboldt, qui imagine un Eldorado russe

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lorsqu’il visite l’Oural en 1827 et 1829, ou d’un autre voyageur anonyme qui parle de Californie russe vers 1850, est injustifié.

8 L’abolition du servage et les réformes des années 1860‑1870 permettent de relier l’Oural à Moscou par chemin de fer, mais bénéficient davantage à d’autres régions, comme les Pays baltes, le Kouzbass, la Nouvelle Russie et les rivages de la mer Noire, ou le Caucase du Nord. Les experts qui visitent l'Oural à cette époque jugent son potentiel insuffisamment développé. En 1899, D.I. Mendeleev recommande de relancer l'industrie du fer dans la région, en construisant de nouvelles voies de transport, notamment pour mieux relier l’Oural à la province de Tobolsk, en attirant des capitaux privés, en créant un établissement d'enseignement supérieur minier, etc. Mais la crise des années 1901‑1903, la guerre perdue contre le Japon, la première révolution russe de 1905 et la dépression économique qui s’ensuivent remettent ces projets à plus tard. En revanche, la région s’est éveillée sur le plan politique et a été largement touchée par les grèves. En outre, plus de 250 000 agriculteurs des régions centrales de la Russie sont venus s’installer.

9 Une nouvelle vague de modernisation commence après 1917, quand les bolcheviks lancent une politique volontariste de développement industriel. L’Oural a eu une place particulière dans ce projet, car il est choisi pour accueillir de nombreux géants industriels. Dans le même temps, un grand nombre de personnes sont déportées ou internées dans des camps construits dans l’Oural et en Sibérie où elles servent de main‑d’œuvre forcée. Plus d'un demi-million de colons spéciaux ont travaillé dans la région.

10 Dans les projets de Staline, l’Oural doit devenir le deuxième centre industriel de l’URSS après l’Ukraine. À côté de l’activité ancienne d’extraction des minerais et de fonte des métaux, on implante la construction mécanique, l'industrie chimique et l’énergie électrique. Dans la décennie précédant la Seconde Guerre mondiale, 400 entreprises sont créées, dont les équipements ont été achetés à l'étranger. L’A. note aussi l’importante contribution apportée par les experts occidentaux à l'industrialisation stalinienne. Une place particulière est faite dans le livre à la construction de la ville et du combinat métallurgique de Magnitogorsk. L’industrialisation a un prix élevé. Avec le développement local du « complexe militaro‑industriel » apparaissent les premiers problèmes environnementaux. Les conditions de vie des habitants, souvent logés dans des baraquements, sont plutôt mauvaises. Enfin, la collectivisation et les répressions qui l’accompagnent ont un impact très négatif sur le secteur agricole qui perd sa capacité à assurer la subsistance alimentaire de la région.

11 Après la guerre, l’A. constate que la croissance de la production se poursuit dans toutes les grandes industries, y compris l'énergie, l’extraction de pétrole et la production de gaz. Le complexe militaro-industriel se diversifie : avec la création d’une industrie nucléaire et la fabrication des missiles, des « villes fermées » apparaissent. Dans les années 1970, de nombreuses entreprises sont reconstruites et l’Oural fournit entre un tiers et la moitié de la production de l’URSS en fonction des secteurs. Les salaires et le niveau de vie augmentent significativement, même s’ils restent inférieurs à la moyenne nationale. Par ailleurs, la mortalité est plus élevée et la natalité plus basse que dans le reste du pays.

12 L’économie de l’Oural subit un véritable effondrement au cours de la perestroïka et dans les années 1990. La production industrielle chute de 30 %, alors que la hausse des prix atteint 2 000 % en quelques années. La reprise économique et la stabilisation

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sociale se produisent dans la première décennie du XXIe siècle. En réfléchissant sur le sort de l’Oural au XXIe siècle, l’A. arrive à la conclusion que le président Vladimir Poutine a deux priorités – une exploitation renforcée des richesses naturelles de la Sibérie occidentale bordant l’Oural et leur protection contre les menaces extérieures. L’auteur note que le bouclier de missiles nucléaires de la Russie est toujours forgé dans l’Oural, ce qui lui confère une importance unique.

13 La comparaison avec le “Wild West” américain, faite dans la conclusion du livre, est défavorable à l’Oural. Sa population est plus faible, il manque cruellement d’infrastructures, les « industries sales », liées à l’extraction et à la transformation des minéraux, sont encore dominantes. S’appuyant sur les travaux de Stephen Kotkin, Paul Dukes fait un parallèle avec la ville de Gary, un ancien centre de laminerie d’acier américain, et Magnitogorsk. Gary perd sa population, au profit des centres qui ont développé les technologies de l’avenir. Magnitogorsk reste le centre de l’industrie russe, mais selon Paul Dukes, de l’industrie sale du passé.

14 En envisageant les projets tsariste et soviétique de modernisation de l’Oural, l’auteur souligne leur caractère artificiel. Ils ont été lancés à l’initiative du gouvernement et mis en œuvre par le travail forcé, d’abord des serfs mis à la disposition des entreprises, puis des migrants spéciaux et des prisonniers, ou encore en exploitant la foi naïve et l’enthousiasme des masses. L’avantage du livre est sans aucun doute le recours fréquent à des documents officiels et officieux, produits par des scientifiques et des experts étrangers dont les historiens russes se servent rarement.

AUTEURS

SERGEY KONDRATIEV

Université d’État de Tj′umen′

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Maxim TARNAWSKY, The All- Encompassing Eye of Ukraine: Ivan Nechui‑Levytskyi’s Realist Prose Toronto, University of Toronto Press, 2015, 384 pages

Iryna Dmytrychyn

RÉFÉRENCE

Maxim TARNAWSKY, The All-Encompassing Eye of Ukraine: Ivan Nechui‑Levytskyi’s Realist Prose, Toronto, University of Toronto Press, 2015, 384 p. ISBN 978-1-4426-5008-4

1 Quiconque ayant fait sa scolarité en Ukraine, se souvient de Nechui‑Levytskyi et de ses romans : la Famille Kaïdache, devenue proverbiale avec ses disputes aussi incessantes que risibles et de Mykola Djeria, un révolutionnaire avant l’heure du roman éponyme. Alors que les auteurs interdits à l’époque soviétique ont été découverts avec enthousiasme à la chute de l’URSS, le sort des écrivains autorisés était plus compliqué : connus sous un certain angle, il était plus difficile de modifier une vision bien établie et le cadre dans lequel ils s’étaient retrouvés enfermés à leur insu et de manière arbitraire. Tel était le destin de Nechui‑Levytskyi, auteur réaliste mis en valeur par le système en tant que dénonciateur du sort des classes laborieuses sous l’ancien régime, rien de plus.

2 L’intention affichée du livre de Maxim Tarnawsky est justement de faire découvrir un autre Nechui, le vrai Nechui. Certes, un auteur réaliste témoin sévère des premières vagues d’industrialisation, mais infiniment plus complexe, prolifique (alors qu’il était de fait réduit à une poignée de romans), attaché à l’histoire et à la langue ukrainiennes, impliqué dans les processus qui agitaient le microcosme ukrainien de la deuxième moitié du XIXe siècle. (Ce projet de relecture pour ne pas dire de réhabilitation est flagrant dans le titre ukrainien de la monographie, parue en Ukraine en 2016 aux éditions Laurus, qui joue sur le nom de plume de l’écrivain, de son vrai nom Ivan Levytsky, mais qui a pris le soin de le faire précéder du sobriquet « Nechui » (Нечуй –

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celui qui n’entend pas – la version ukrainienne du livre s’intitule donc Нечуваний Нечуй – Nechui l’inouï.) 3 De manière globale, Maxim Tarnawsky, professeur associé au Département de langues et littératures slaves de l’Université de Toronto, plaide pour une relecture plus fine et surtout appropriée du réalisme ukrainien, basée sur ses propres principes historiques, esthétiques et philosophiques et non sur ceux de l’époque suivante qui se confond avec la nôtre. Sa propre étude sur Nechui‑Levytskyi, une des figures emblématiques mais non exclusive du réalisme ukrainien, devrait donc être vue aussi comme une invitation à aller plus loin.

4 Maxim Tarnawsky persiste à démontrer comment le courant moderniste a affecté la perception de l’écrivain réaliste. Puisque c’est avec les yeux des auteurs modernistes (telle Lessia Oukraïnka) ou des critiques d’un autre temps et à travers leur grille de lecture que nous avons pris l’habitude de percevoir Nechui‑Levystkyi. Le vieillard passéiste et conservateur voire irascible (chez s. Yefremov, p.ex.) qu’ils nous dépeignent nous a fait oublier, remarque très justement Tarnawsky, que Nechui appartient à une autre génération, une autre école et qu’il devrait être jugé sur d’autres critères et, surtout, dans le contexte de son temps. De la part de Maxim Tarnawsky, spécialiste reconnu de Valerian Pidmohylny, un écrivain proche de l’existentialisme et victime de la terreur stalinienne, il s’agit là d’un aveu de son propre aveuglement et, en quelque sorte, d’une œuvre de réparation. La genèse de la monographie ainsi présentée reflète et prépare le chemin que le lecteur sera amené à faire, en révisant sa propre connaissance (ou méconnaissance) de Nechui‑Levytskyi. La démonstration est convaincante et prend heureusement le contre-pied des lectures biographiques précédentes de Nechui‑Levytskyi (dont s. Yefremov et son image d’un martyr de la cause ukrainienne et V. Pidmohylny avec sa lecture psychanalytique, sans parler de la critique soviétique).

5 Outre les jugements des modernistes, esthétiques et générationnels, c’est l’approche idéologique qui lui a causé le plus grand tort. La dimension sociale, essentiellement paysanne, loin d’être dominante mais présentée comme la seule valable, a fait disparaître en URSS avec l’accord tacite des critiques et des responsables des éditions soumis aux mêmes directives, tous les autres aspects (quand ce n’était pas les écrits eux-mêmes) de Nechui-Levytskyi. On découvre grâce à la mise en lumière habile de M. Tarnawsky que sa prose urbaine – et notamment sur Kyiv – n’était pas moins importante que les pages consacrées à la vie paysanne (qui se souvient aujourd’hui que la pièce de M. Starytsky À force de chasser deux lièvres à la fois est une nouvelle de Nechui‑Levytskyi ?), que la réflexion sur la place de la femme ne lui était pas étrangère, qu’il avait parachevé la traduction de la Bible en ukrainien (projet commencé par P. Kouliche et dont la publication en Russie n’a pas été autorisée), que l’histoire ukrainienne (à l’instar de M. Kostomarov et de bien d’autres) faisait partie de ses préoccupations au regard du nombre de ses textes sur divers épisodes anciens et plus récents, entre publications-papillons bon marché, romans et même un livret d’opéra du compositeur ukrainien Mykola Lyssenko ou bien la création, vers la fin de sa vie, du prix de meilleure pièce historique dont il gratifiait les jeunes auteurs. L’ensemble en fait un écrivain narodnik patriote plus qu’un écrivain de la grogne sociale chère à la version téléologique soviétique.

6 Ni romantique ni moderniste, esthète plus qu’ethnographe, conservateur opposé au cosmopolitisme socialiste de Drahomanov et de Franko, solitaire mais lumineux et non

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ténébreux contrairement à l’image répandue, Nechui-Levytskyi étudié sur la toile de fond de son époque offre une illustration des plus explicites de la vie de l’intelligentsia ukrainienne de l’empire russe du dernier tiers du XIXe siècle, encore au service du trône (il était professeur de langue et de littérature russe) mais déjà cœur et âme dans sa langue et sa culture, avec les publications, les cercles de réflexion, les discussions et les contacts avec les Ukrainiens de l’Empire austro-hongrois bien mieux lotis (rappelons les interdictions dont a été frappée la langue ukrainienne par la circulaire Valouev de 1863 et l’oukase d’Ems de 1876, poussant à rechercher des subterfuges et des moyens de publier hors de l’Empire russe), en un mot, dans la deuxième phase de construction nationale décrite par M. Hroch.

7 Disparu en 1918, Nechui‑Levytskyi, ne s’est pas engagé dans le combat politique, n’ayant jamais dépassé les limites culturelles et surtout linguistiques dont la défense était son horizon, ce qui lui a valu à une certaine époque l’image d’un dinosaure hors du temps auprès de ceux qui estimaient que le moment était venu d’aller plus loin. Si ces accusations ne sont pas totalement infondées, notamment en ce qui concerne ses positions intransigeantes quant au rejet des formes de la langue ukrainienne hors de l’empire russe (alors qu’il a toujours parlé du peuple ukrainien des Carpates et de la Bukovine aux steppes méridionales), M. Tarnawsky insiste sur le rôle de l’écrivain dans la standardisation de la langue à cette époque où l’ukrainien élaborait ses normes.

8 L’Ukraine – pays qui ne figurait pas sur les cartes de l’époque -était l’unique objectif de son œuvre dont la langue était le pilier, dans la mesure où il estimait que le devoir d’un écrivain est de tendre un miroir à sa communauté. M. Tarnawsky, connaissant la place de la littérature française dans l’éducation de Nechui‑Levytskyi, lui prête un dessein balzacien : décrire la société ukrainienne, en faire une photographie la plus complète et précise possible. Protéger l’Ukraine, aussi bien de l’impérialisme russe ou polonais que du cosmopolitisme et du modernisme qualifié de décadence, était son combat, envers et contre tous. Tarnawsky se garde bien de porter un jugement, s’attachant à présenter le large arrière-fond du contexte social, économique et politique de l’Ukraine, ce qui permet de saisir les raisons de ses choix : fils de son temps et de son milieu, Nechui pouvait difficilement agir autrement. Mais le village était devenu un terrain trop étroit pour la nouvelle génération : la bataille se livrait ailleurs et Nechui‑Levytskyi n’était plus de la partie.

9 Le livre s’adresse aussi bien aux lecteurs familiarisés avec l’œuvre de Nechui‑Levytskyi qu’à ceux qui ne l’ont jamais lu et qui ne possèdent pas de connaissances tant soit peu étendues sur la littérature ukrainienne. Après une introduction biographique, il est chapitré de manière à refléter les différentes facettes de Nechui-Levytskyi, ce qui permet d’accéder directement à tel ou tel aspect (histoire, image de la femme, etc.) de son œuvre ou de son écriture, avec une analyse passionnante du style littéraire de l’écrivain, fait de répétitions et de constructions particulières.

10 Maxim Tarnawsky avait annoncé d’emblée ne pas avoir de révélations à faire, aucun épisode inconnu, nulle page cachée de la vie de l’écrivain à offrir, mais il avait affiché sa volonté de voir Nechui‑Levytskyi débarrassé des oripeaux dont il avait été indûment affublé. Mission accomplie.

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AUTEURS

IRYNA DMYTRYCHYN INALCO

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Petar II Petrović NJEGOŠ, Le faux tsar Šćepan le petit Trad. du serbe par Vladimir André CEJOVIĆ et Anne RENOUE, Lausanne, L’Âge d’homme, 2015, 400 pages

Paul‑Louis Thomas

RÉFÉRENCE

Petar II Petrović NJEGOŠ, Le faux tsar Šćepan le petit, trad. du serbe par Vladimir André CEJOVIĆ et Anne RENOUE, Lausanne, L’Âge d’homme, 2015, 400 p., éd. bilingue. ISBN 978-2-8251-4352-0

1 Avec ce volume, les éditions L’Âge d’homme poursuivent la publication des chefs‑d’œuvre de Petar Petrović Njegoš (1813‑1851), prince-évêque du Monténégro et l’un des plus grands poètes de langue serbe1 du XIXe siècle, après avoir fait paraître la Lumière du microcosme (2010) – cosmogonie et vision très personnelle de la création du monde par Njegoš – dans une traduction de Boris Lazić et la Couronne de la montagne (2011) dans une nouvelle traduction2 de Vladimir André Cejović et Anne Renoue. C’est ce même duo qui, au terme d’un travail de plusieurs années, livre au lecteur francophone la première traduction française intégrale de la troisième œuvre majeure de Njegoš Le faux tsar Šćepan le petit3. Comme pour les deux précédents volumes, la maison L’Âge d’homme nous offre – ce qu’elle fait rarement – une édition bilingue, avec en regard texte original (en cyrillique4) sur la page de gauche et texte français sur la page de droite. On regrettera que la brève préface de l’auteur (2 pages et demie), où il donne des informations succinctes sur ses sources et ses recherches personnelles, ne bénéficie pas elle aussi d’un texte bilingue et ne soit donnée qu’en traduction française. Il en va de même pour la postface, traduction originale d’un extrait de l’ouvrage de référence À Njegoš, un livre de profonde dévotion (paru en Yougoslavie en 1951, ce qui n’est pas indiqué) d’Isidora Sekulić, célèbre femme de lettres serbe. Après la table des matières, une page présente les portraits des souverains monténégrins de la dynastie

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Petrović Njegoš, de la fin du XVIIe siècle au début du XXe, dont celui de l’auteur Petar II, qui trouve place en plein milieu, entre ses prédécesseurs et ses successeurs.

2 Saluons d’emblée le recours par les traducteurs à la translittération des noms propres, anthroponymes et toponymes, qui s’impose d’autant plus que le serbe dispose des deux alphabets, cyrillique et latin, mais qu’évitent encore, certes de plus en plus rarement, quelques traducteurs qui accordent la préférence à d’affreuses transcriptions empiriques (où les č et ć deviennent tch, c donnant ts ou tz, š donnant ch, voire sh ( !), avec j pour ž, et y, ï, ill… pour j). Les traducteurs ont donné en début d’ouvrage une table pour la prononciation des lettres qui n’existent pas en français ou qui se lisent différemment en BCMS et en français. Regrettons toutefois qu’ils aient recouru à la transcription empirique dans quelques cas, pour des noms communs qu’ils ont choisi de garder (en italique) dans la traduction française : ainsi tchohodar (au lieu de čohodar) p. 67.

3 Njegoš a lui-même caractérisé son texte de “fait historique” (istoričesko zbitije), appellation de genre qui apparaît en sous-titre, et qui est identique à celle de la Couronne de la montagne. Mais alors qu’il s’agissait dans la Couronne de faits inventés (l’élimination des Monténégrins convertis à l’islam par leurs compatriotes orthodoxes, supposée avoir eu lieu à la fin du XVIIe ou au début du XVIIIe siècle), Le faux tsar Šćepan le petit retrace des événements authentiques bien qu’incroyables. Qu’on en juge : un aventurier d’origine dalmate, se faisant passer pour le tsar de Russie Pierre III qui aurait échappé à ses assassins, réussit à abuser les chefs monténégrins, qui le portent au pouvoir à la tête du Monténégro, où il va se maintenir de 1767 à 1774. Plus étonnant encore, il “régnera” avec brio et compétence et œuvrera à l’unité du Monténégro, en maintenant ou rétablissant l’ordre et la paix entre les différents clans monténégrins. Voulant mettre un terme à cette imposture, l’impératrice Catherine II enverra en 1769 au Monténégro le prince Jurij Dolgorukov, mais celui-ci restera impuissant face au prestige dont jouit Šćepan auprès des Monténégrins.

4 Partant de cette histoire inouïe, Njegoš compose en 1847 (la même année que la Couronne de la montagne) un texte dramatique en cinq actes de 4105 vers (la Couronne de la montagne en comptait “seulement” 2819 pour trois parties), relevant plutôt du “théâtre à lire”, comportant un petit nombre de didascalies, souvent placées au début des tableaux qui divisent les actes, et généralement plus longues à la fin de chaque acte – la dernière didascalie à la fin du 5e acte apprend au lecteur quel fut le destin de l’imposteur Šćepan le petit. L’ouvrage sera publié pour la première fois à Trieste en 1851, l’année même de la mort de Njegoš.

5 La versification utilise essentiellement le décasyllabe propre à la poésie populaire BCMS – plus précisément le décasyllabe asymétrique, avec césure après la 4e syllabe, qui est celui de tous les chants épiques qui firent connaître les littératures BCMS en Occident dès la fin du XVIIIe siècle et tout au cours du XIXe, bien avant les textes d’auteurs. Quelques passages, dits par les kolos5, sont en octosyllabes ou en vers de seize syllabes, avec des rimes plates ou embrassées, à la différence des décasyllabes, non rimés comme c’est le cas pour la poésie populaire authentique. Les traducteurs ont veillé à restituer fidèlement en français la versification de l’original, y compris les rimes le cas échéant ; comme ils l’avaient fait précédemment pour la Couronne de la montagne, ils réussissent le tour de force de rendre chaque vers par un vers français qui reprend la forme décasyllabique et le sens du vers correspondant de l’original, ce que la présentation de l’édition bilingue permet au lecteur connaissant le BCMS de vérifier constamment.

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Cette réussite est d’autant plus remarquable que toute traduction du BCMS (langue synthétique avec système casuel et sans articles) vers le français, langue analytique avec articles (et où les cas obliques doivent souvent être traduits à l’aide de prépositions) aboutit à un texte français inévitablement plus long que l’original. La traduction allie fidélité et élégance, tout en imposant une lecture “classique”, où les e muets du français doivent être prononcés devant consonne.

6 À ces difficultés de versification, résolues selon nous avec virtuosité, s’ajoutent bien d’autres écueils à quiconque entreprend de traduire Njegoš : abondance de références historiques et géographiques (Balkans, Empire ottoman, Russie, souverains serbes et héros mythiques du Moyen Âge, chefs de guerre monténégrins, sultans, pachas...) et de realia désignées par des mots d’origine slave ou turque (du turc ottoman, pouvant donc venir de l’arabe et du persan aussi bien que du turc proprement dit). Pour les premières, les traducteurs recourent à un appareil de notes en fin d’ouvrage, les références commentées étant signalées par des astérisques dans le texte ; ils ont veillé à ne pas trop “charger la barque”, évitant ainsi la fâcheuse tendance de certaines traductions de langues et d’ouvrages “exotiques” à infliger au public francophone de véritables “mini‑cours” d’histoire et de géographie, d’autant moins utiles que le lecteur intéressé trouvera désormais assez aisément toutes sortes d’informations sur Internet. Pour les realia, les traducteurs ont souvent “capitulé” en gardant dans le texte français les termes originaux, qui ressortent en italique, avec généralement une note explicative en bas de page à la première occurrence du mot “intraduisible” et non traduit. On pourra estimer qu’ils ont un peu abusé du procédé : était-il vraiment indispensable de garder en français brnjaš “cheval marqué d’une tache blanche à la tête”, “mesure de poids équivalent à 1 500 grammes”, lazina “endroit de la forêt où de nombreux arbres ont été abattus et sont restés couchés les uns sur les autres”, diple “sorte de cornemuse à deux embouchures, musette”, et quelques autres ? On peut ainsi en arriver dans des didascalies (certes rarement) à des phrases comme “Arrive le kavaz du séraskier” (p. 113), où la couleur locale bon marché le dispute à l’incompréhensible.

7 Ces menues critiques de détail ne doivent en aucun cas faire oublier l’essentiel : on a affaire ici à une traduction remarquable d’une œuvre majeure, qui devient pour la première fois accessible au public francophone grâce au travail acharné et de longue haleine de traducteurs talentueux ; ceux-ci ont su allier leur connaissance approfondie de l’œuvre et de la langue de Njegoš à celle des multiples ressources poétiques du français, rendant ainsi la variété des niveaux de langue de l’original, du solennel au familier, du majestueux au quotidien.

NOTES

1. D’un point de vue actuel, on pourra préférer dire BCMS (bosniaque-croate-monténégrin- serbe). Njegoš, le plus grand écrivain monténégrin, dont la langue est LA référence pour les thuriféraires d’une langue monténégrine supposée différente du serbe, du croate et du bosniaque, est devenu un enjeu pour les nationalistes serbes et monténégrins, qui en revendiquent “l’exclusivité”, ce qui est autant absurde qu’anachronique : au XIXe siècle Serbes,

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Monténégrins, et aussi Bosniaques et Croates se considèrent généralement comme un seul et même peuple avec une seule et même langue. Pour le présent texte, les traducteurs ont explicitement indiqué en première de couverture “traduit du serbe”. 2. Après une première traduction intégrale en français en 1917 (sous le titre les Lauriers de la montagne) – première œuvre des littératures BCMS publiée en français sous forme de livre – et des traductions d’extraits dans les années 1930, cette œuvre phare de la littérature du Monténégro (dont tous les Monténégrins connaissent par cœur de longs passages) a connu plusieurs nouvelles traductions en 2003, 2010 et 2011. 3. Quelques extraits avaient été traduits et publiés en français en 1931, in : G. Machanovitch- Tougnsky, Pierre II Petrovitch Niegoch poète et philosophe, Paris, Librairie Benard, p. 77-92. 4. Rappelons que le serbe et le monténégrin utilisent depuis le XXe siècle les alphabets cyrillique ET latin (exemple rare de digraphie), ce qui n’était pas le cas au XIXe siècle, où seul l’alphabet cyrillique avait cours. 5. Il ne s’agit pas ici de kolo dans la première acception du terme, à savoir une danse en rond ou sorte de farandole, mais d’un équivalent du chœur des tragédies de l’Antiquité grecque, qui exprime la voix et l’opinion collective du peuple monténégrin.

AUTEURS

PAUL‑LOUIS THOMAS Université Paris-Sorbonne

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Ivan MAŽURANIĆ, la Mort d’Ismaïl aga Ottawa, Dominis Publishing, 2015, 86 pages

Paul‑Louis Thomas

RÉFÉRENCE

Ivan MAŽURANIĆ, la Mort d’Ismaïl aga, traduction par Jugoslav GOSPODNETIĆ, préface par Mirko TOMASOVIĆ, Ottawa, Dominis Publishing, 2015, 86 p. ISBN 978-0-9680-6123-7

1 L’intérêt, voire l’engouement pour les grands poèmes épiques des littératures BCMS chez les francophones se poursuit : après la publication de nouvelles traductions de La Couronne de la Montagne et de la première traduction française du Faux tsar Šćepan le petit de Petar Petrović Njegoš, les éditions Dominis Publishing nous livrent du Canada une nouvelle traduction du chef-d’œuvre de Mažuranić la Mort d’Ismaïl aga.

2 Ivan Mažuranić (1814‑1890) fut un homme politique de premier plan dans la Croatie de la seconde moitié du XIXe siècle : juriste de formation, il devint grâce à ses compétences le premier ban de Croatie1 d’origine non noble et réalisa des réformes importantes dans la justice, l’administration et l’enseignement. Signataire avec Vuk Karadžić, le grand réformateur de la langue serbe, et quelques autres hommes de lettres et intellectuels serbes et croates, de l’Accord de Vienne (1850) qui déterminait les fondements d’une langue littéraire commune aux Croates et aux Serbes, il fut encore un écrivain majeur, voire le plus important de sa génération en Croatie, celle des écrivains du mouvement “illyrien”, qui avaient choisi ce nom en référence aux habitants autochtones de la région (avant l’arrivée des Romains), mais aussi aux provinces éponymes de l’empire romain et de l’empire napoléonien ; reprendre, pour ce qui sera le “serbo‑croate”, l’appellation de langue “illyrienne”, employée dès le XVIe siècle dans les pays croates, était pour eux un moyen de dépasser les termes ethniques régionaux.

3 L’œuvre d’Ivan Mažuranić est marquée par trois grandes influences : celles de la littérature classique de l’antiquité gréco-latine, de la prestigieuse littérature baroque de Dubrovnik du XVIIe siècle et de la poésie populaire. On les retrouve dans son œuvre majeure Smrt Smail-age Čengića “La mort de l’aga Smail Čengić” (1846) – la nouvelle

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traduction ayant judicieusement rapproché du lecteur français le prénom du personnage, en le traduisant par “Ismaïl”. Il s’agit d’un poème épique qui s’inscrit dans une grande tradition de la littérature croate, dont le “père”, Marko Marulić, composa en 1501 une épopée consacrée au personnage biblique de Judith, et dont l’écrivain majeur du XVIIe siècle, le Ragusain Ivan Gundulić, s’illustra par une autre épopée, Osman, inspirée par la bataille de Hoćin entre Polonais et Ottomans, qui annonçait selon l’auteur la victoire imminente de la chrétienté sur l’islam. Grand admirateur de Gundulić, Ivan Mažuranić reprend cette thématique dans son œuvre, en partant de combats qui venaient d’opposer en 1840 Monténégrins orthodoxes et Slaves islamisés aux confins de la Herzégovine et du Monténégro. D’une bataille où ne s’étaient affrontées que quelques dizaines de combattants et qui avait vu la victoire des Monténégrins sur l’aga de Herzégovine Smail Čengić, Mažuranić fait le symbole de la chute de toute tyrannie, annonciatrice de la victoire prochaine des peuples chrétiens opprimés des Balkans. Son dessein n’est pas de retracer la réalité historique, avec laquelle il prend des libertés, notamment en faisant du personnage central – dont il a été prouvé que c’était un administrateur et un homme de guerre plutôt mesuré et équitable – un tyran sanguinaire, incarnation du despotisme, du fanatisme et des forces du mal. Il introduit des personnages fictifs, tel un jeune combattant musulman qui veut venger son père exécuté par l’aga et finit par se convertir à l’orthodoxie de ses ancêtres, ou encore un vieux prêtre dont le discours, au centre du poème, constitue une adresse de Mažuranić à l’Europe occidentale “civilisée” qui ignore et méprise les petits peuples des Balkans, alors même que ceux-ci représentent l’antemurale christianitatis qui protège cette même Europe face aux Turcs. Mažuranić a conçu un poème assez court, de 1134 vers2, où quelques grands monologues, déclamés ou intériorisés, ne viennent pas ralentir l’action, qui se déroule à un rythme soutenu au cours de cinq parties (ayant chacune leur titre) représentant les cinq actes du drame. Œuvre dont le caractère romantique est limité par les influences que l’on a évoquées, cette épopée concise n’en cherche pas moins à agir sur les sentiments et les émotions du lecteur : La Mort d’Ismaïl aga se présente donc comme un poème épique à construction dramatique et aux intonations lyriques. À la dualité épique / lyrique de l’œuvre répond une versification recherchée où alternent décasyllabes et octosyllabes – Mažuranić a lui-même modestement déclaré qu’il y avait recouru pour éviter la monotonie3.

4 La Mort de Smaïl Aga fut le premier texte d’auteur croate traduit en français sous forme de livre, en 19274, par un Croate, Petar Pekitch, avec une brève introduction du célèbre historien Émile Haumant5 ; cette traduction en vers libres essayait, sans y réussir toujours, de garder le nombre de syllabes (8 ou 10) du texte original. Ce n’était pas la première traduction française de l’œuvre, qui avait déjà fait l’objet de deux traductions en prose publiées dans des revues, en 1878 et en 19066. Deux traducteurs de talent, Miodrag Ibrovac et Janine Matillon, en donneront des extraits pour des anthologies, vers par vers, mais sans suivre le rythme de l’original7. Au XXIe siècle, Antoine Sidoti, qui avait auparavant co‑traduit la Couronne de la montagne, propose en 2011 une nouvelle traduction, à nouveau en vers libres ne reprenant pas la longueur des vers d’origine, avec une introduction étoffée sur le contexte historique et le texte original en annexe8. Contrairement à toutes celles publiées auparavant, la traduction de Jugoslav Gospodnetić apparaît dans une édition bilingue, avec le texte original croate sur la page de gauche et la traduction française en regard, sur la page de droite. Elle bénéficie d’une excellente préface due à l’académicien Mirko Tomasović, grand spécialiste de la

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littérature croate ancienne et classique, sur la vie et l’œuvre de Mažuranić, l’épopée la Mort d’Ismaïl aga et sa réception, parfois difficile, dans la Croatie d’aujourd’hui.

5 On remarquera que c’est la première traduction intégrale où l’orthographe des noms propres, anthroponymes et toponymes, est enfin préservée en français, avec les éventuels signes diacritiques, au lieu d’être déformée par une transcription empirique supposée rendre approximativement la prononciation croate. C’est surtout la première traduction qui respecte scrupuleusement la versification de l’original et garde en français l’alternance de décasyllabes et d’octosyllabes ; il s’agit là d’un véritable tour de force, car le français, langue analytique avec articles définis et indéfinis, donne presque toujours un texte plus long en traduction que le croate, langue synthétique à déclinaisons et sans articles. Jugoslav Gospodnetić s’est de plus efforcé de rendre les allitérations, les assonances, voire les rimes lorsqu’elles sont présentes (la poésie épique des littératures BCMS n’est généralement pas rimée), y compris les rimes léonines internes.

6 Les realia sont un casse-tête récurrent des traducteurs, souvent partagés entre la tentation des notes de bas de page – distillant aux lecteurs qui n’en peuvent mais des cours pontifiants d’histoire, de géographie, etc. – et celle de garder en français le terme d’origine, quitte à donner au texte une couleur locale de pacotille et un exotisme de bazar. Jugoslav Gospodnetić évite ces écueils avec maestria, grâce à la grande attention qu’il porte à la tradition culturelle française. Ainsi opanci, souvent francisé en un obscur “opanques”, est bien traduit par “sandales” ; Vlah, qui ne désigne pas seulement un Valaque au sens ethnique, mais s’est appliqué (entre autres) en valeur dépréciative aux Chrétiens des Balkans ottomans, est rendu par “chrétien” ou encore, en reprenant le terme utilisé par l’abbé Fortis dans son célèbre Voyage en Dalmatie, par “Morlaque” ; l’instrument de musique monocorde gusle, qui a morphologiquement une forme de féminin pluriel en BCMS et est de ce fait rendu par d’autres traducteurs par “les guslé” ou “le guslé”, est ici correctement traduit par “la guzla”, tel qu’il est attesté en français grâce à Prosper Mérimée ; le nom désignant la demeure de l’aga kula, dont la traduction la plus courante est “tour” et que d’autres traducteurs avaient rendu par “château”, faisant fi de la représentation erronée que ce terme devait induire chez le lecteur francophone, est ici traduit par “bastide”, qui s’appliquait autrefois à des ouvrages de fortification (Jugoslav Gospodnetić recourt ici à une transposition procédant d’une “déterritorialisation” et d’une “reterritorialisation”). Les nombreux turcismes (emprunts au turc ottoman, et pouvant être d’origine non seulement turque au sens strict, mais encore arabe et persane) ne sont maintenus en français que lorsqu’ils sont attestés dans les grands dictionnaires, et sous la forme qu’a retenue le français : aga, haïdouk, yatagan… Lorsque le croate a intégré le turcisme au moyen par exemple d’un suffixe, comme pour le titre de la première partie du poème agovanje “le fait d’agir, de se comporter en aga, d’exercer les fonctions d’un aga”, Jugoslav Gospodnetić opte pour une solution à la fois simple et élégante : “être aga”. Raya (terme de mépris dont les Turcs se servaient pour désigner les non-musulmans), aman (en pays musulman, interjection par laquelle on demande grâce) sont sans doute moins ou pas connus des lecteurs francophones, mais figurent bel et bien dans le Grand Robert, et il était donc pleinement justifié de les maintenir dans la traduction. Par contre, medet “grâce, pitié”, kavaz “serviteur”, harač “tribut”, haračlija “percepteur”, toke “plaques d’argent servant d’ornement, breloque”… souvent maladroitement gardés tels quels en français par les prédécesseurs de Jugoslav Gospodnetić, sont traduits par les termes adéquats.

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7 On pourrait bien sûr ergoter sur tel ou tel choix de traduction, ainsi à la fin de la première partie huknuti “pousser un gémissement” rendu par “faire ‘huh’”, ce qui préserve les sonorités, mais au prix d’une onomatopée peu convaincante en français. Il n’en demeure pas moins que cette nouvelle traduction, avec ses nombreuses qualités que nous nous sommes plu à souligner, rapproche de façon convaincante le lecteur français non seulement du sens, mais encore de la grandeur et de la beauté du texte d’Ivan Mažuranić.

NOTES

1. Représentant de l’Empereur d’Autriche-roi de Hongrie à la tête de la Croatie. 2. À titre de comparaison, la Couronne de la montagne de Njegoš en compte 2819. 3. Les chants populaires épiques et les poèmes épiques de Njegoš sont en décasyllabes, tandis que la littérature baroque de Dubrovnik (dont Osman de Gundulić) recourt généralement aux octosyllabes. 4. Des romans, pièces de théâtre et poèmes croates avaient paru en français au XIXe siècle, mais seule- ment dans des revues. 5. Ivan Mazuranic, la Mort de Smaïl Aga, poème traduit du croate par Petar Pekitch, introduction d’Émile Haumant, Paris, Librairie Picart, 1927. 6. Jean Majouranicz [sic], « La mort de l’aga Smail Czengicz [sic] », trad. Céleste Courrière, in Revue britannique, avril 1878, p. 405-428 ; Ivan Majouranitch, « Une épopée chrétienne des Slaves du Sud – La Mort de Smail-aga Tchenguitch », trad. Ivan Koriak, in Revue slave, t. I, no 3, juin 1906, p. 310-331. 7. « La mort de Smaïl-aga Čengić » [fragments du chant III, vers 288-325, 331-345 et 363-418], trad. Miodrag Ibrovac, in Anthologie de la poésie yougoslave des xixeet XXe siècles, Librairie Delagrave, Paris, 1935, p. 23-27 ; « La mort de l’aga Smail Čengić » [extrait du chant IV, vers 478-667], trad. Janine Matillon, in : Slavko Mihalić et Ivan Kušan, la Poésie croate des origines à nos jours, Seghers, Paris, 1972, p. 96-102. 8. Ivan Mažuranić, la Mort de Smaïl-aga Tchenguitch [sic], traduction, introduction et notes d’Antoine Sidoti, Non Lieu, Paris, 2011.

AUTEURS

PAUL‑LOUIS THOMAS Université Paris-Sorbonne

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Michael WÖGERBAUER, Petr PÍŠA, Petr ŠÁMAL, Pavel JANÁČEK et alii (eds.) V obecném zájmu : cenzura a sociální regulace literatury v moderní české kultuře 1749-2014 Praha, Academia, Ústav pro českou literaturu AV ČR, 2015, 2 vol., 1661 pages

Xavier Galmiche

RÉFÉRENCE

Michael Wögerbauer, Petr Píša, Petr Šámal, Pavel Janáček et alii (eds.) V obecném zájmu : cenzura a sociální regulace literatury v moderní české kultuře 1749-2014, [Dans l’interet commun ; censure et regulation sociale de la litterature dans la culture tcheque moderne, 1749-2014], Praha, Academia, Ústav pro českou literaturu AV ČR, 2015, 2 vol., 1661 p., illustrations

1 La somme publiée par l’Institut de la littérature tchèque (Académie des sciences, Prague) sur l’histoire de la censure à l’époque moderne dans les Pays tchèques fait apparaître, pendant deux cent cinquante ans marqués par des ruptures de régimes majeures, la continuité jusqu’à nos jours d’un dispositif de contrôle des publications. Déjouant l’attente d’un public habitué depuis vingt-cinq ans à ne concevoir la censure que dans les réalités des totalitarismes (brun et rouge), l’ouvrage prend en compte les perspectives historiographiques récentes, qui tendent à revisiter l’histoire des pouvoirs dans « l’État commun » habsbourgeois, dans lequel la culture livresque des Pays tchèques occupe traditionnellement une place éminente1 : elle s’impose notamment à travers le développement de la presse moderne, sismographe des mobilisations politiques, des audaces d’expression et de leurs limitations légales2). Comme dans toute

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l’Europe, cette histoire dessine un processus global d’anonymisation de la censure : en effet, le censeur est un personnage (parfois fascinant, dont il serait intéressant d’analyser l’évolution dans ses représentations tant littéraires qu’artistiques – mais ce serait un autre ouvrage), avec lequel les auteurs et surtout les rédacteurs tissent un réseau complexe d’influences et d’esquives ; mais surtout sa figure s’estompe vers la fin du XIXe siècle, au profit d’avatars qui se désincarnent durant tout le XXe siècle : les institutions régissant la culture moderne (le new censorship), forces structurant le champ de la communication écrite3, sont d’autant plus menaçantes qu’elles sont dépersonnalisées.

2 Publiée par l’institut de la littérature tchèque de l’Académie des sciences, Dans l’intérêt commun met en avant la sociologie de la vie littéraire et la réalité objective des écrits – livres et périodiques avant tout, dans un dédale alternant synthèses historiques, indispensables rappels (sur les régimes juridiques de l’imprimé et de sa diffusion), mais aussi analyses culturologiques et surtout études de cas. L’ouvrage s’organise ainsi en une suite chronologique de huit parties, qui commencent par préciser quelques concepts d’époque : la première partie, par exemple, couvre la période 1749‑1810, sous- titrée « Dans l’intérêt de la raison et du salut de l’âme. La censure littéraire entre contre-Réforme et Lumières ». Elle explique la transition entre « intérêt du salut de l’âme » et « intérêt de la modernisation » (allusion aux réformes libérales de l’empereur Joseph II des années 1780, et l’établissement d’un « système de censure paternaliste ») et détaille la période de quelques décennies : 1749-1771, 1771‑1781 – instauration du contrôle d’État, 1781‑1790 – assouplissement de la censure joséphinienne, 1790-1810 – croissance du public littéraire ; pour finir, elle consacre une sous-partie à quelques études de cas (de 4 à 10). Traduisons rapidement la suite des parties 2 à 8, dont la périodisation épouse les fractures de l’histoire centre-européenne (régimes monarchiques et impériaux du XIXe siècle partagés entre absolutisme et libéralisation, lutte entre démocratie et totalitarismes au XXe siècle), mais parfois celle propres aux Pays tchèques ; 2 – 1810-1848 : Dans l’intérêt du lecteur inculte. La censure littéraire à l’époque de la restauration et de l’essor du mouvement national. 3 – 1848‑1863 : Dans l’intérêt de la liberté et de l’ordre. La censure durant la Révolution et l’ère néoabsolutiste ; 4 – 1863‑1918 : Dans l’intérêt de la grande et la petite patrie. La censure littéraire à l’époque du libéralisme bourgeois et du modernisme. ; 5 – 1918‑1938. Dans l’intérêt de la République. La censure littéraire à l’époque des avant-gardes et de la défense de la démocratie libérale ; 6 – 1938‑1949. Dans l’intérêt de la nation. La censure littéraire à l’époque de la crise du libéralisme et de l’érosion de la modernité ; 7 – 1949‑1989. Dans l’intérêt du peuple travailleur. La censure littéraire à l’époque de la planification centralisée et des cours parallèles ; 8 – 1989‑2014. Dans l’intérêt de l’individu. La censure littéraire à l’époque du néolibéralisme et de la postmodernité.

3 Certains articles de synthèse sur les répertoires d’ouvrages censurés (comme les deux panoramas des livres confisqués dans la période 1862‑1918, germanophones et non germanophones, p. 503‑510) donnent l’impression d’une certaine monotonie des délits poursuivis (atteinte aux bonnes mœurs, à la famille, au nom du souverain, etc.), d’où découlerait mécaniquement une nomenclature (les publications politiques, surtout les feuilles volantes, les écrits ou illustrés légers ou grivois) qui reléguerait les ouvrages censurés aux marges de la production écrite. Mais cette impression est démentie par les études de cas, qui se concentrent au contraire sur des titres célèbres (par exemple la censure de la Sonate à Kreutzer de Tolstoï, censurée pour atteinte à la famille), ou sur des

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noms d’écrivains du XIXe siècle, « martyrs » de la cause nationale mis en cause dans des procès qu’ils surent renverser en leur faveur (l’un des épisodes célèbres est la campagne déclenchée par l’écrivain Jakub Arbes de 1868 à 1873, Michal Charypar). L’histoire culturelle revêt alors une dimension existentielle, que le XXe siècle remettra régulièrement en jeu. La période la plus attendue, des Accords de Munich (1938) à la Révolution de velours (1989), est traitée à travers deux chapitres d’égale longueur : le premier englobe la période 1939‑1945, celle du Protectorat de Bohême Moravie d’obédience nazie, dans une époque plus longue, commencée par le Seconde république (1938‑9) et prolongée par la Troisième (1945‑1949), incluant donc le coup d’État communiste de 1948 et ses premières conséquences sur la culture. Le second couvre quarante ans de communisme, marqués par la chronologie spécifique de la Tchécoslovaquie (stalinisme, libéralisation des “happy sixties” avec l’« intermède du printemps de Prague » et la « décomposition d’un appareil de censure dispersé » – p. 1155 et suivantes, puis la longue normalisation de 1969 à 1989) : les phénomènes de censure se compliquent alors par la tridimensionnalité d’une littérature qui a désormais intégré la clandestinité à travers le samizdat, l’alternative des publications en exil, et se révèle capable de jouer entre ces trois sphères (le livre parle de l’« espace parallèle » du livre, p. 1202 et suivantes). Il ne faut pas bouder son plaisir à lire des études de cas subtiles, qui analysent, entre autres, comment varient les textes d’auteurs non exilés comme Bohumil Hrabal (Jakub Češka), ou le romancier postmoderne Jiří Kratochvil (Vladimír Trpka), du dissident Václav Havel (Michelle Woods), du chansonnier exilé Vladimír Merta (Přemysl Houda), à travers leurs (diverses) versions originales et leurs traductions. Notons quand même qu’à force d’éviter le pathos dans l’évocation de cette ruse avec la censure, les critiques esquivent l’enjeu métaphysique de ce qui fut malgré tout un combat, mené contre ce que le plus beau livre d’Europe centrale écrit sur la destruction des livres, Une trop bruyante solitude de Bohumil Hrabal, peut-être trop connu aux yeux des éditeurs pour être systématiquement étudié, appela les « cieux non humains ».

4 Signalons pour finir que cette somme est un modèle de ce qu’un programme concerté entre de nombreux chercheurs et orchestré par une équipe resserrée peut donner de meilleur. Le regret que suscite cet ouvrage, dans lequel le lecteur se perd avec plaisir et effroi, comme dans un labyrinthe, est l’absence assumée du point de vue comparatiste dans l’exposé général : il est traité dans les études marginales, là où l’on aimerait tant comprendre dans quelle mesure les différentes composantes de l’Empire (autrichien puis austro-hongrois) présentent des variations par rapport au cas tchèque. La passionnante étude que Michael Wögerbauer, par ailleurs rédacteur en chef de cette somme, consacre au roman Karolinens Tagebuch de Marie Anna Sager (1774, au tout début de la période donc), qu’il analyse comme un exemple de « censure de genre » (p. 195 et suivantes), prouve à l’inverse tout l’intérêt de prendre en considération la production germanophone de Bohême et en général le réseau multilingue de la culture en Europe centrale. Elle semble mettre en cause la règle non écrite qui veut que le syntagme « culture tchèque », inclus dans le titre de l’ouvrage, soit à comprendre dans son acception nationale et non territoriale.

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NOTES

1. Le tableau synoptique (p. 506) tiré de la Österreichische Statistik des années 1882-1916 fait apparaître l’importance, par exemple, de l’année 1897, très mouvementée politiquement : sur un total de 1942 confiscations en Cisleithanie, 225 concernaient la Basse-Autriche, 152 la Moravie et la Silésie, 159 la Galicie, et 1020 la Bohême ! 2. Voir notamment Die Habsburgermonarchie 1848-1918 (Band VIII: Politische Öffentlichkeit und Zivilgesellschaft, Teil 2: Die Presse als Faktor der politischen Mobilisierung), Helmut Rumpler et Peter Urbantisch (eds.), Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 2006, mais aussi les ouvrages de Gertraud Marinelli-König. 3. Les rédacteurs de l’ouvrage convoquent ici l’appareil théorique de Foucault et Bourdieu, mais ont pris soin d’éditer en préambule une « anthologie de la pensée sur la censure littéraire », des textes de, dans l’ordre, Aleida et Jan Assmann, Judith Butler, Michael Holquist, Reinhard Aulich, Armin Bierman, Andrzej Urbański, Lev Losev, Annabel Patterson, Richard Burt, Roger Chartier, Robert Darnton, Marta Fika, Thomas Loué et Blaise Wilfert-Portal, Brook Thomas. Nebezpečná literatura, Tomáš Pavlíček, Petr Píša, Michael Wögerbauer (eds.), Brno, Host, 2012.

AUTEURS

XAVIER GALMICHE Université Paris-Sorbonne – Eur’Orbem

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