Babil et philosophie au féminin dans La Marmotte philosophe de Fanny de

Chanel DE HALLEUX1

Il y a dans ce petit ouvrage [La Marmotte philosophe] une volubilité de style vraiment rare ; on y trouve des pages entières du babil le plus sémillant et d’un persiflage dont le génie même de Dorat aurait pu être jaloux2.

Ainsi s’achève le compte rendu de La Correspondance littéraire consacré à l’œuvre de Fanny de Beauharnais, parue en 1787 sous le titre de La Marmotte au bal, et republiée en 1811 sous la nouvelle étiquette de Marmotte philosophe. Le rédacteur de la recension voit juste, lorsqu’il associe cette « espèce de conte philosophique » à un babil. La mise en scène d’une parole excessive, désordonnée et dite sans conséquence se révèle en effet une composante essentielle du récit, destinée à servir le propos idéologique de l’ouvrage. Avec ce récit, Fanny de Beauharnais fait entendre sa voix dans le contexte de la querelle des dames, cette querelle de plume au long cours qui voit s’opposer détracteurs et défenseurs du droit de participation des femmes au champ intellectuel3. Cherchant à renverser positivement les préjugés associés aux femmes, l’auteure envisage le babil comme une stratégie narrative de choix afin de mettre en évidence les propriétés didactiques et morales d’une rhétorique féminine de la légèreté. Sous sa plume, la parole babillarde est une arme brandie contre les discours rationalistes et l’esprit de système de son siècle qui, de son propre aveu, a exclu les personnes du « beau sexe » de manière abusive.

Aujourd’hui largement tombée dans l’oubli, celle qui fut tante par alliance de Joséphine de Beauharnais4 jouit de son vivant d’une renommée certaine, à la fois comme femme de lettres, et comme hôtesse mondaine5. Marie-Anne-Françoise (dite « Fanny ») Mouchard de Chaban,

1 Chercheuse postdoctorale de la Fondation Wiener-Anspach (Université libre de Bruxelles). 2 Friedrich Melchior Grimm et al., Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Maurice Tourneux, , Garnier frères, 1881, vol. 15, p. 62 (compte rendu de mai 1787). 3 Sur la querelle des dames (aussi dite « querelle des femmes ») au tournant des Lumières, voir Nicole Pellegrin, Éliane Viennot (dir.), Revisiter la « querelle des femmes » : discours sur l’égalité/inégalité des sexes, de 1750 aux lendemains de la Révolution (actes du colloque de Paris, 2008), Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2012 et Geneviève Fraisse, Muse de la raison : démocratie et exclusion des femmes en France, Paris, Gallimard, « Folio histoire », 1995. 4 Le mari de Fanny de Beauharnais, le comte Claude de Beauharnais, était l’oncle d’, premier époux de Joséphine Tascher de la Pagerie. 5 Sur Fanny de Beauharnais, on se reportera aux sources suivantes : Frederick King Turgeon, « Fanny de Beauharnais », thèse de l’Université d’Harvard, 1929 ; id., « Fanny de Beauharnais: Biographical Notes and a Bibliography », Modern Philology, no 30/1, août 1932, p. 61-80 ; Chanel de Halleux, « Fanny de Beauharnais

1 devenue comtesse de Beauharnais par son mariage, naquit en 1737 dans une famille de petite noblesse récente originaire de La Rochelle. Elle se fit connaître dans les cercles mondains parisiens au début des années 1760, et ouvrit alors son propre salon, appelé à devenir le lieu de rencontre de nombreux hommes de lettres, parmi lesquels Dorat, Cubières, Rétif de La Bretonne ou encore Mercier. Elle fut l’une des rares à conjuguer ouvertement sociabilité mondaine et publication à une époque où, comme l’a montré Antoine Lilti, l’ethos de la bonne société interdisait strictement aux femmes toute prétention littéraire et intellectuelle6. Fanny de Beauharnais ne s’embarrassa guère de telles contraintes et témoigna d’une volonté assurée d’être reconnue comme femme de lettres. Sa production compte onze ouvrages imprimés, recueils de vers et de prose, romans, comédie, auxquels s’ajoutent une centaine de poésies fugitives dont elle noircit les pages de l’Almanach des Muses et de quelques autres périodiques. Elle fit résolument le choix d’une écriture en mode mineur et dédia avant tout sa plume au genre sentimental, qu’elle adapta au gré des modes, passant par le roman épistolaire polyphonique avec les Lettres de Stéphanie (1778) ; la veine des « folles par amour » avec La nouvelle folle anglaise (1787), ou encore la vogue du genre troubadour avec Colisan et Fénicie et Histoire de Violente et d’Octave (1787).

La Marmotte philosophe constitue sans aucun doute le texte-phare de la comtesse de Beauharnais, non seulement du point de vue du chercheur, qui y découvre un récit d’un intérêt certain, mais également du point de vue de l’auteure. L’œuvre semble avoir en effet revêtu une importance particulière pour Fanny de Beauharnais, qui l’a soumis à des jeux de publications multiples et de réécritures tout au long de son activité d’écrivaine. La genèse de ce texte nous fait remonter à 1773, lorsque la comtesse fait paraître semi-anonymement7 une petite brochure polémique intitulée À tous les penseurs, salut, qui constituera la première partie de La Marmotte philosophe. D’une trentaine de pages à peine, À tous les penseurs, salut se présente comme une

(1737-1813) : une hôtesse mondaine en quête de renommée littéraire », thèse de l’Université libre de Bruxelles, 2017. 6 « Le succès des salons comme espaces mondains, dévolus à la sociabilité et au divertissement, y compris lettré, implique donc le refus du pédantisme et du sérieux, et surtout une rupture radicale avec la figure de la femme auteur » (Antoine Lilti, Le Monde des salons : sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2005, p. 117). 7 La brochure est signée d’un astéronyme, « Mme la comtesse de B*** ». Il s’agit d’un semi-anonymat de convenance, qui n’a sans doute pas trompé longtemps les contemporains. Dès 1774, Michel de Cubières, qui commence alors à fréquenter le salon de Fanny de Beauharnais, publie une Réponse d’un jeune penseur à Mme la comtesse de B*** dans laquelle il lève le voile sur l’identité de l’auteure en la nommant expressément : « Si vous aviez de BEAUHARNAIS / L’esprit, la grâce naturelle, / De mes crayons trop ingénus / Jamais vous ne pourriez vous plaindre » (Michel de Cubières, Réponse d’un jeune penseur à Mme la comtesse de B***, Paris/Amsterdam, Monory, 1774, p. 19). En 1776 paraît également une épître anonyme intitulée « À Mme la comtesse de Beauharnais, en recevant d’elle son ouvrage intitulé Avis aux penseurs (sic) » (Almanach des Muses, 1776, p. 186).

2 mise en application littéraire du persiflage mystificateur, cette pratique offensive du rire en vogue dans la bonne société du XVIIIe siècle, qui consiste à tromper quelqu’un « en lui adressant d’un air ingénu des paroles […] qu’il prend dans un autre sens8 ». Fanny de Beauharnais structure son texte autour de cette forme d’ironie mondaine et identifie dès l’abord la cible persiflée : les « penseurs », qui entendent consacrer l’hégémonie de la raison et dénigrent les femmes pour leur prétendu manque de rationalité. Dans un discours rhétorique à la première personne proche de la harangue, la narratrice/locutrice acquiesce au principe de suprématie masculine en un siècle gouverné par le culte de la raison. « Mon siècle est éclairé9 », déclare-t- elle, concédant dans de telles conditions que l’on y tienne les femmes pour rien. Au centre de son discours, elle reproduit une conversation de bal dont elle a été témoin. La scène ainsi reconstituée voit s’opposer deux couples de protagonistes antithétiques sur la question féminine : les figures caricaturales de la grande Prude et du Pédant, porteurs d’un discours éculé sur le nécessaire asservissement des femmes au « sexe raisonneur10 », confrontent le duo composé de l’homme d’esprit et de la Marmotte, défenseurs de la sensibilité et de l’intelligence féminines. Si la narratrice choisit en dernier ressort de se rallier aux avis de la Prude et du Pédant, le lecteur est invité quant à lui, par une série d’indices intra-textuels, à se distancier de leurs jugements pour mieux rejoindre la position de la Marmotte et de l’homme d’esprit. Trois ans après sa publication initiale, À tous les penseurs, salut reparaît, avec d’infimes variantes et toujours de manière semi-anonyme, dans les Mélanges de poésies fugitives et de prose sans conséquence (1776), sous le titre de Moins que rien, ou les rêveries d’une Marmotte. Ce dernier texte fournit ensuite la base d’une nouvelle œuvre, La Marmotte au bal, publiée en 1787 au sein du recueil des Amants d’autrefois. À partir de son hypotexte, Fanny de Beauharnais procède par extension thématique11 : elle reprend mot pour mot le texte de Moins que rien, auquel elle annexe deux nouvelles parties. La première, divisée en « nuits », reproduit les conversations de la Marmotte et de la narratrice, qui se retrouvent trois années de suite au bal du carnaval. Au cours de leurs discussions à bâtons rompus, la Marmotte évoque des sujets aussi variés que l’éducation des enfants, l’utilité des romans, l’amitié féminine, les productions littéraires et intellectuelles présentes et passées. Lors de la dernière nuit, la dynamique

8 Élisabeth Bourguinat, Le Siècle du persiflage (1734-1789), Paris, Puf, « Perspectives littéraires », p. 7. 9 Fanny de Beauharnais, « La Marmotte philosophe ou la philosophie en domino », dans La Marmotte philosophe précédée des Amours magiques et suivie de La Nouvelle folle Anglaise et de plusieurs autres nouvelles et opuscules, Paris, Guillaume, 1811, vol. 2, p. 28. 10 Nous empruntons le terme à une poésie de Fanny de Beauharnais (« Aux hommes », dans Mélanges de poésies fugitives et de prose sans conséquence, Paris, Delalain, 1776, vol. 1, p. 3-4). 11 Pour reprendre les catégories de transformations hypertextuelles définies par Genette (Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, « Points essais », 1992).

3 conversationnelle est modifiée : la narratrice retrouve son amie à l’écart des festivités du bal, plongée dans la lecture de l’Essai sur la vie de Sénèque (1779) de Diderot. Le volume fournit matière à commentaires et sert de prétexte à la Marmotte pour exposer ce que doit être, selon elle, un « bon » philosophe : celui qui, contrairement à Sénèque, conforme son comportement et ses actions aux principes qu’il défend12. À la fin de cette dernière soirée, la Marmotte décide de se dévoiler tout entière à son interlocutrice, en lui faisant parvenir quatorze lettres destinées à son mari au début de leur relation. Ces lettres, qui constituent la dernière partie du récit, expriment avec force la détresse sentimentale d’une femme délaissée par un époux inconstant – le modèle des Lettres portugaises (1669) n’est pas loin – et font découvrir au lecteur la grande sensibilité de la Marmotte. La Marmotte au bal sera finalement proposée une dernière fois aux lecteurs sous le titre La Marmotte philosophe, ou la philosophie en domino, dans un recueil de pièces en vers et en prose paru en 1811, sous le nom complet de l’auteure. Au départ d’un texte unique, Fanny de Beauharnais produit donc deux œuvres distinctes (À tous les penseurs, salut et Moins que rien, d’un côté ; La Marmotte au bal et La Marmotte philosophe de l’autre), qui connaissent chacune deux publications sous des intitulés différents. Au final, La Marmotte philosophe se révèle un texte d’une grande hétérogénéité formelle, qui se ressent du « collage » dont il est le résultat13.

Dans sa première mouture déjà, l’œuvre est pensée par la comtesse comme une prise de position au profit des femmes. Dès l’incipit, l’auteure témoigne d’une évidente lucidité sur la régression de la condition féminine au siècle des Lumières :

Nous autres femmes, le Ciel ne nous fit point naître pour régenter les humains, mais pour les adoucir, leur plaire, leur donner, non des préceptes, non des volumes, mais des jours de bonheur, mais des exemples de vertu. Au temps de l’âge d’or, on ne voulait que cela : notre siècle est exigeant ; il veut davantage, et nous sommes mal avec lui14.

12 Le reproche de non-conformité de la philosophie et des actes formulé envers Sénèque n’a rien de neuf, lorsque Fanny de Beauharnais publie son œuvre. Cette image négative du penseur remonte à l’Antiquité et est fréquemment réitérée au fil des siècles. Voir sur ce sujet l’article de Michel Spanneut, « Permanence de Sénèque le philosophe », dans Bulletin de l’association Guillaume Budé, no 39, 1980, p. 361-407. 13 Sur les différentes versions du texte, voir : Magali Fourgnaud, « Fanny de Beauharnais, la verve ironique d’une mondaine philosophe », dans Laurence Vanoflen (dir.), Les femmes et la philosophie des Lumières, Paris, Classiques Garnier, à paraître et Angela Sanmann, « Weltbürgerin (in)visible : déguisement et diversion chez Fanny de Beauharnais et Sophie von La Roche », dans Angela Sanmann, Martine Hennard Dutheil de La Rochère, Valérie Cossy (éd.), Fémin|in|visible, Centre de traduction littéraire de Lausanne, 2018, p. 125-146. Une rapide analyse de À tous les penseurs, salut est également proposée dans Chanel de Halleux, « A Salon Hostess’s Entry into the Literary Field: Fanny de Beauharnais and the Members of the School of Dorat (~1770–80)” , dans Laurie Postlewate et al. (dir.), Women and Community in Early Modern Europe: Perspectives and Approaches, S&F Online, no 15/1, 2018, URL : http://sfonline.barnard.edu/women-and-community-in-early-modern-europe- approaches-and-perspectives/a-salon-hostesss-entry-into-the-literary-field-fanny-de-beauharnais-and-the- members-of-the-school-of-dorat-1770-80/ 14 Fanny de Beauharnais, « La Marmotte philosophe », éd. citée, p. 9.

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Exigeant, le siècle l’est par son exhortation constante à la raison et au progrès, dont Fanny de Beauharnais soutient qu’elle est à l’origine de la déconsidération du féminin et, partant, du recul de la place des femmes en société. Son analyse des causes d’une telle situation fait également montre d’une grande clairvoyance : s’en prenant, selon les endroits du texte, aux épigones d’Helvétius15, aux hommes qui réduisent l’homme à une « machine »16, et « qui ne croi[en]t pas »17, l’auteure incrimine les tenants de la philosophie matérialiste. Or, la recherche l’a depuis démontré : le bouleversement épistémologique qui a mené du dualisme cartésien à l’empirisme a infléchi le discours doxique sur la femme18. Soutenant que les connaissances humaines se forment à partir des expériences sensorielles, la conception lockéenne situait la pensée dans une relation de dépendance étroite au corps. Il n’en fallait pas davantage à de nombreux médecins et philosophes du temps pour réactualiser la thèse différentialiste des deux sexes : forts de découvertes anatomiques récentes, ils s’appuient sur le postulat de la faiblesse physique et de la sensibilité exacerbée « naturelle19 » des femmes pour proclamer leur incapacité à raisonner et leur nécessaire réclusion domestique, à l’écart du champ des productions intellectuelles. Face à de tels discours, Mme de Beauharnais réagit de manière polémique. Elle place la question de l’autorité au centre de son projet : qui peut, légitimement, participer à l’avancement du siècle ? Si les « penseurs » s’accordent à évincer les femmes de l’ensemble, l’auteure entend bien leur prouver leur erreur. Elle établit pour ce faire deux lignes de défense : la première consiste à revaloriser les qualités « féminines », tant malmenées par les contempteurs du sexe dit « faible », la seconde à saper les présupposés qui fondent la supériorité masculine au siècle des Lumières. Les « penseurs » se méprennent, lorsqu’ils dénigrent les femmes au nom du rationalisme, puisque celles-ci possèdent une intelligence intuitive, un sens du devoir et de la vertu inné (« Vous avez des lumières naturelles, et le courage d’en acquérir, quoique les succès ne vous soient pas permis20 », déclare l’homme d’esprit). Pire, ils font fausse route sur la manière d’être utile à son

15 Ibid., p. 73-74. 16 Ibid., p. 26. 17 Ibid., p. 29. 18 Voir en particulier : Paul Hoffman, La femme dans la pensée des Lumières, Paris, Ophrys, 1977 et id., « L’héritage des Lumières : mythes et modèles de la féminité au XVIIIe siècle », Romantisme, no 13-14, 1976, p. 5- 22. 19 Sur le discours de la « nature féminine » tel qu’il se développe au XVIIIe siècle, on consultera (outre les références de la note précédente) : Lieselotte Steinbrügge, The Moral Sex: Woman’s Nature in the Enlightenment, trad. angl., Oxford University Press, 1995. 20 Fanny de Beauharnais, « La Marmotte philosophe », éd. citée, p. 17.

5 siècle. Aux yeux de la comtesse, lesdits philosophes surestiment l’importance des théories conceptuelles au point d’en oublier l’essentiel :

Vous possédez l’orgueil du bien ; nous n’en avons que l’amour. Vous avez créé le mot bienfaisance ; nous n’aurions jamais eu cet esprit-là. Contentes de l’exercer, de la sentir, nous savons mieux enrichir le pauvre que la langue ; et l’énergie de l’âme n’est rien près de celle de l’expression21.

[…] tout ce qu[e les femmes ont] reçu de la nature est perdu pour la société ; l’embellir, la rendre meilleure, le beau mérite ! La société n’a besoin que d’être éclairée22.

L’ironie contenue dans ces passages, assumés par la narratrice, est évidente. Loin de chercher à faire reconnaître aux femmes des capacités de raisonnement équivalentes à celles des hommes, Fanny de Beauharnais reprend à son compte le discours essentialiste majoritaire, fondé sur la notion de nature. Si certains critiques23 ont pu lui attribuer une pensée que nous qualifierions aujourd’hui de « féministe », il convient de nuancer le propos : à aucun endroit de son œuvre l’auteure ne défend une thèse égalitariste, ni ne remet en cause les normes genrées. Fervente admiratrice de l’auteur de la Nouvelle Héloïse et de l’Émile24, elle fait sienne la théorie rousseauiste de la complémentarité des sexes et cherche à faire valoir les spécificités féminines. Or, si les femmes ne sont pas faites pour livrer des « volumes » et des « préceptes », comme annoncé dans l’incipit, quelle forme donner à l’objet littéraire qui vise précisément à encenser leur différence ? Le caractère composite de La Marmotte philosophe, qui se joue des classements génériques traditionnels, l’espace du bal et le thème associé du déguisement, le ton ironique sont autant d’éléments de réponse apportés par Mme de Beauharnais pour marquer formellement son projet du sceau du féminin et de la légèreté. Dans sa poésie « Aux hommes », initialement parue en 1772 au sein de l’Almanach des Muses et reprise ensuite dans de nombreux recueils, l’auteure célébrait déjà une manière de s’exprimer propre aux femmes :

Disserter est votre partage : Il est très noble assurément ; Le nôtre, c’est l’amusement, Qui, prouvant moins, vaut davantage.

21 Ibid., p. 12-13. 22 Ibid., p. 11. 23 Philippe Havard de la Montagne, article « Beauharnais, Marie-Anne-Françoise Mouchard, dite Fanny, comtesse de », dans Dictionnaire des femmes des Lumières, dir. Valérie André et Huguette Krief, Paris, Honoré Champion, 2015, vol. 1, p. 117-121 ; Olivier Blanc, : des droits de la femme à la guillotine, Paris, Tallandier, 2014. Ce dernier chercheur s’intéresse à Fanny de Beauharnais en raison du lien d’amitié qui l’aurait unie à Olympe de Gouges. Cette proximité entre les deux femmes demeure toutefois hypothétique. 24 Dans son œuvre, Fanny de Beauharnais exprime à plusieurs reprises sa haute admiration du Citoyen de Genève, notamment dans la « Romance faite à Ermenonville sur le tombeau de J.-J. Rousseau », où elle salue en lui le chantre de l’empire domestique des femmes : « Approchez, mères désolées, / De ce tombeau : / Pour vous, de tous les mausolées, / C’est le plus beau. / Jean-Jacques vous apprit l’usage / De vos pouvoirs, / Et vous fit aimer davantage / Tous vos devoirs » (Almanach des Muses, 1782, p. 157-158).

6 À votre plus grave argument, Nous répondons en nous jouant, Avec un mot de persiflage. Notre frivole aréopage Donne des lois à vos héros, Et nous cachons vos noirs bureaux, Sous les pompons du badinage25.

Ces vers, d’une valeur quasi programmatique, semblent annoncer le projet soutenu par À tous les penseurs, salut un an plus tard. Bien que le babil n’apparaisse pas aux côtés du persiflage et du badinage dans la liste des modes d’expression féminins épinglés par la poétesse, on peut gager que cette parole légère, associée aux femmes dans les discours du temps, faisait également partie de sa stratégie narrative, à travers le personnage de la Marmotte. Quels éléments intratextuels ont pu inviter les lecteurs à associer la parole de la protagoniste à un babil ? Comment ce mode d’expression généralement dévalué sert-il le propos de Fanny de Beauharnais ? Telles sont les questions qui nous retiendrons à présent.

Le babil, comme il ressort des dictionnaires du temps, est d’abord affaire de quantité. Défini comme celui ou celle qui « aime à parler beaucoup26 », qui « parle continuellement27 », le babillard ou la babillarde se distingue par sa loquacité hors normes. En ce sens, la Marmotte correspond bien au profil. Un rapide calcul statistique permet en effet de constater un profond déséquilibre dans la distribution de la parole entre les deux protagonistes : dans la partie des « nuits », dédiée à leurs conversations, 78,9 % du texte donnent à lire les propos directs ou narrativisés de la Marmotte, contre seulement 12,1 % pour les propos de la narratrice et 9 % pour la narration générale28. La Marmotte elle-même reconnaît son caractère volubile et met à distance sa propre pratique : « Je vous trouve aimable, infiniment aimable ; et pourquoi m’en suis-je aperçue ? parce que vous me laissez parler tant qu’il me plaît », déclare-t-elle ainsi à la narratrice, qui l’interrompt en retour : « Fort bien ! […] je me tairai donc aujourd’hui comme l’autre jour29 ». L’incise « interrompis-je » qui apparaît dans la citation originale se révèle symptomatique et accompagne fréquemment les discours rapportés de la narratrice. C’est l’un

25 Fanny de Beauharnais, « Aux hommes », op. cit., p. 3-4. 26 Entrée « Babillard, arde », dans Dictionnaire de l’Académie française, cinquième édition, Paris, J. J. Smits et Cie, an VII de la République, vol. 1, p. 112. 27 Entrée « Babillard, arde », dans Antoine Furetière, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes et les termes des sciences et des arts, 2e édition revue, corrigée et augmentée par M. Basnage de Bauval, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reinier Leers, 1702, vol. 1, p. 177. 28 Nous avons considéré que les extraits de la Vie de Sénèque, lus à haute voix par la Marmotte dans la quatrième nuit, devaient entrer dans le calcul de sa parole. Même en excluant totalement cette nuit du calcul, les propos de la protagoniste restent largement majoritaires, puisqu’ils comptabilisent 74,8 % de l’ensemble, contre 17,7 % pour les propos de la narratrice et 7,5 % pour la narration. 29 Fanny de Beauharnais, « La Marmotte philosophe », éd. citée, p. 32-33.

7 des marqueurs du babil : l’accès à la parole ne se fait pas de manière symétrique entre les personnages. Alors que l’avis de la Marmotte est fréquemment sollicité par des questions de son interlocutrice, cette dernière doit à plusieurs reprises reprendre la parole de force en coupant son amie. Loin de se conformer aux règles de l’échange mondain, qui impose un certain équilibre dans la conversation, la Marmotte monopolise le discours. Cette tendance s’accentue au fil du texte et atteint son apogée dans la dernière nuit du récit, où la narratrice se voit presque réduite au silence. Durant cette soirée, on l’a vu, la petite babillarde lit à haute voix des passages de l’Essai sur la vie de Sénèque afin de les commenter. Lorsque la narratrice s’aventure à livrer une opinion, elle s’en voit aussitôt empêchée : « je voulus répondre ; pas moyen : elle se remit à parcourir Sénèque30 ». À ce moment du récit, la babillarde s’est arrogé l’exclusivité du droit de parole et la narratrice, démissionnaire, « la laiss[e] s’égarer tant qu’il lui [plaît]31 ». S’il est avant tout considéré comme un flot excessif de paroles, le babil fait également l’objet d’une dévaluation qualitative : il porte, toujours selon les définitions du temps, « sur des choses de néant32 », « inutiles33 ». Le caractère superflu des propos de la Marmotte est mis à plusieurs reprises en évidence dans des commentaires extradiégétiques de la narratrice, qui dénie toute efficacité aux dires de son interlocutrice. Elle écrit par exemple qu’« une Marmotte est, dieu merci, sans conséquence34 », et cette pensée résonne comme un soulagement lorsque son amie exprime une opinion un peu trop audacieuse à son goût. Ailleurs, elle réduit encore à néant les effets d’un discours passionné de la Marmotte : après s’être emportée contre un groupe d’hommes venus les rejoindre et tenant un discours moqueur envers les femmes, cette dernière quitte brusquement la salle de bal. La réaction de la narratrice se révèle particulièrement éloquente : « Ces mots n’étaient pas finis que notre petite Marmotte avait disparu, et que déjà nous ne pensions plus à elle35 ». Or, si la Marmotte n’occupe pas le moins du monde l’esprit de ses contradicteurs après son départ, c’est que sa tirade a échoué à les faire réfléchir et s’est alors trouvée assimilée à une parole fantomatique. Ajoutons enfin que la babillarde ne semble pas davantage accorder d’importance à ses propos, notamment lorsqu’elle s’interroge en ces termes : « L’ai-je dit ? je n’en sais rien ; sais-je ce que je dis ?36 ». Son discours, il est vrai, est désordonné, parfois confus. Elle passe d’un sujet à l’autre, n’achève pas ses phrases et, de son

30 Ibid., p. 86. 31 Ibid., p. 97. 32 Entrée « Babil », dans Antoine Furetière, Dictionnaire universel, op. cit., p. 177. 33 Entrée « Babil », dans Dictionnaire de l’Académie française, op. cit., p. 112. 34 Fanny de Beauharnais, « La Marmotte philosophe », éd. citée, p. 73. 35 Ibid., p. 76. 36 Ibid., p. 72.

8 propre aveu « [bat] la campagne […] sur tous les objets37 ». S’il fait d’abord référence à un costume de bal, « l’habit de marmotte38 », le nom même de la protagoniste renvoie à une manière atypique et enfantine de s’exprimer, puisqu’il n’est pas sans évoquer le verbe « marmotter » (« parler confusément et entre ses dents39 »), mais également une autre acception familière du terme « marmotte », utilisé pour désigner les petites filles avec un certain mépris40. Par l’onomastique, Fanny de Beauharnais fonde ainsi l’identité de son personnage en rapport avec un acte de langage singulier. Tant sur le plan quantitatif que qualitatif, la parole de la Marmotte peut donc bien être qualifiée de babil. Le personnage bavarde, caquète, et s’en revendique : elle assume pleinement ce parler associé aux femmes. Ce mode d’expression léger correspond chez elle à un positionnement idéologique, de résistance à toute argumentation rationnelle froide. Prouver, argumenter, ordonner son discours selon les principes de logique et de raison apparaissent comme des manières d’être propres aux hommes, qu’il ne convient pas aux femmes de singer. Cette opinion de la Marmotte se révèle nettement dans les extraits suivants, où elle reprend la narratrice :

[…] j’argumentai, mais peines perdues. Pendant que je m’apprêtais à prouver, elle opinait ; puis, s’interrompant tout à coup, voilà le ton mâle, le voilà, s’écria-t-elle, voyez s’il est beau à des femmes de le prendre41.

Dès qu’elle m’en laissa le temps, il me semble que je lui dis d’excellentes raisons ; elle les prit aussi mal que si je m’étais vantée de la mienne. Vous en aviez mille dois davantage s’écrie-t-elle, quand vous n’en parliez pas ; la vôtre était d’instinct, elle était de sentiment, elle vous allait mieux et me convenait plus que toute cette belle logique étrangère à l’âme et peu faite pour un sexe qui n’a pas aussi bonne grâce à professer qu’à pratiquer42.

La Marmotte, quant à elle, structure sa pensée et sa parole selon un autre principe, comme le comprend la narratrice : « Ici, la petite Marmotte s’arrêta, et il n’y eut plus moyen de la faire jaser sur son mari ; c’étaient ses enfants qui, dans ce moment, occupaient son cœur43 ». Le cœur seul, et non la raison, commande la protagoniste dans tout son être. Avec ce personnage, Fanny de Beauharnais entend inverser le cliché de la femme non-rationnelle, frivole, guidée par ses sentiments et son instinct. Ce préjugé, largement répandu au XVIIIe siècle, sert généralement à

37 Ibid., p. 85-86. 38 S’habiller « en marmotte » consiste à porter sur la tête une étoffe nouée en dessous du menton, selon la mode savoyarde. 39 Entrée « Marmotter », dans Dictionnaire de l’Académie française, op. cit., vol. 2, p. 73. 40 Entrée « Marmot », dans Ibid. 41 Fanny de Beauharnais, « La Marmotte philosophe », éd. citée, p. 36. 42 Ibid., p. 43. 43 Ibid., p. 35.

9 justifier l’idée d’une infériorité du sexe féminin. Chez la comtesse de Beauharnais, au contraire, la sensibilité et la légèreté des femmes sont bien plutôt présentées comme un gage de leur supériorité morale. C’est ce qu’exprime la Marmotte lorsqu’elle s’adresse au Pédant :

Ayez un cœur ; vous disserterez moins, vous jugerez mieux et vous persuaderez comme nous. Je ne défendrai pas mon sexe de la légèreté qu’on lui reproche. Sous cette enveloppe, on dit des vérités fortes ; on donne gaiment des leçons utiles. Remplir ses devoirs et les aimer, c’est la philosophie mise en action ; c’est la seule. Être citoyenne, épouse, mère tendre, amie vraie, fille respectueuse et sensible, telle est notre frivolité44.

L’auteure donne à voir avec ce personnage un modèle de femme qui assume pleinement les qualités qu’elle présente comme propres à son sexe. Elle cherche à démontrer que le fait de parler bien et l’esprit de méthode ne sont pas les meilleures façons d’être utiles en société. La Marmotte apparaît comme une « défense et illustration » d’une philosophie au féminin, fondée en actes plutôt qu’en paroles, tirant sa source de mœurs vertueuses, d’un sens aigu du devoir et de la bienfaisance. Il y avait pourtant un risque à privilégier l’ironie et le babil pour défendre les femmes : à force de se voir répéter que la parole de la Marmotte est « sans conséquence », le lecteur n’aurait-il pas tendance à se distancier de ses propos ? Afin de limiter les écarts de réception, l’auteure instaure un pacte de lecture idoine dès le titre en jouant sur l’horizon d’attente du public. Celui-ci inscrit en effet l’œuvre dans une double filiation romanesque, en renvoyant d’une part à la Thérèse philosophe (1748), attribuée au marquis d’Argens et, d’autre part, au conte érotique de La Marmotte parvenue (1761) de Desboulmiers45, qui met en scène une jeune Savoyarde venue se prostituer à Paris. Pourtant, cette filiation apparente s’avère trompeuse : le récit de Fanny de Beauharnais n’a rien du roman pornographique, et sa protagoniste, quoique frivole, n’est pas une libertine. Au contraire, cette femme a priori légère révèle au fur et à mesure un sentimentalisme marqué : « aimez-moi, aimez-moi : j’en suis digne, toute frivole que je vous ai d’abord parue… Ah ne jugez personne désormais sur les apparences46 », écrit- elle à la narratrice en lui faisant parvenir des fragments de sa correspondance avec son mari. Cette maxime, le titre, mais aussi le sous-titre de l’œuvre — « la philosophie en domino », c’est-à-dire la philosophie en costume de bal, déguisée — sont autant de clés de lecture du texte, invitant le lecteur à en décoder le sens caché et à se défier de ses propres préjugés.

44 Ibid., p. 23. 45 Nous remercions M. Christophe Martin d’avoir porté cette référence à notre attention. 46 Fanny de Beauharnais, « La Marmotte philosophe », éd. citée, p. 109.

10 Dans La Marmotte philosophe, le cliché rebattu du babil vain et futile fait l’objet d’un renversement positif pour devenir une parole efficace, capable de faire réfléchir le lecteur. Notons que ce renversement s’accompagne d’une revalorisation des formes littéraires mineures. À une époque où il est de bon ton de déprécier le genre romanesque pour son immoralité et son caractère mensonger, la protagoniste du récit tient une position tout opposée, peu commune en cette fin d’Ancien Régime : les romans, selon elle, « offrent le beau, le bon, l’honnête », ils « font connaître les mœurs du siècle où ils sont écrits, élèvent l’âme, et s’ils l’entourent d’illusions, tant mieux !47 ». La défense du babil et du féminin se double, chez Fanny de Beauharnais, d’une défense du roman. Loin des traités méthodiques qu’elle laisse à ses homologues masculins, l’auteure construit l’ensemble de son œuvre en accord avec les principes de la Marmotte, s’attachant à « donner gaiement des leçons utiles » sous le voile de la légèreté et de la fiction romanesque.

47 Ibid., p. 44.

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