FANNY DE ET SES AMIS

DOCUMENTS INÉDITS

Dans une modeste chambre du couvent des Dames de la Visi• tation de la rue du Bac, la comtesse Fanny de Beauharnais appre• nait, le 25 décembre 1784, la mort survenue à Rochefort de son mari, le chef d'escadre Claude de Beauharnais. Les obsèques furent célébrées à , en l'église Saint-Eus- tache, selon la volonté exprimée par Fanny qui, baptisée en 1738 dans cette paroisse royale, y avait été mariée à quinze ans. Etaient présents : son fils, Claude, officier aux Gardes françaises, et ses deux filles, Marie-Françoise (1), épouse de François de Beauharnais, beau-frère de Joséphine, son cousin, et Anne-Amélie, comtesse de Barrai (2). A l'ombre de l'un des majestueux piliers d'où la nef s'élance en flèche pour se confondre, à la voûte, en une éblouissante florai• son de pierres, une femme brouillée avec son mari et qui ignore le destin qui la fera impératrice, est venue se joindre à ses cousins, laissant aux soins de sa nourrice, Mme Rousseau, la petite filleule de Fanny, la future reine Hortense. Depuis plus de vingt ans, la comtesse Fanny, muse du poète Dorât, vivait séparée du défunt que sa légèreté et ses prétentions littéraires avaient bientôt excédé. Réfugiée d'abord rue Mont• martre chez son père, le conseiller secrétaire du roi Mouchard de

(1) Mère d'Emilie Lavalette. (2) Voir sur ces Beauharnais, l'intéressant ouvrage de Mme Wrtz-Daviau, Les Beau• harnais des Roches-Baritaud. FANNY DE BEAUHARNAIS ET SES AMIS 701

Chaban (1), elle y avait ouvert, en 1765, son premier salon littéraire. La mort du conseiller, survenue en 1782, deux années après celle du poète, avait obligé Fanny à se retirer chez les religieuses de la rue du Bac, où ses amis des lettres s'étaient regroupés autour d'elle. Devenue veuve, elle sollicite du maréchal de Castries l'octroi d'une pension de la. Couronne en invoquant les « longs services » de M. de Beauhàrnais et ceux de ses pères et oncles, en obtient gain de cause, grâce à l'appui de la comtesse de La Tour d'Au• vergne, sa proche parente, du maréchal de Soubise et du prince de . Ainsi nantie, Fanny fixe son choix sur le bel hôtel du duc de Brancas, au 6 de la rue de Tournon, qui abritera son troisième salon littéraire. Ce cercle brillera d'un vif éclat durant les cinq années qui précéderont la chute de l'Ancien régime. En soulevant les draperies qui voilent ses fenêtres, Fanny peut guetter les visiteurs qui, ayant franchi l'harmonieux portail, s'acheminent vers le large escalier de marbre conduisant à ses appartements. Ce sont les disciples de Dorât, les habitués du Palais Royal ou du Caveau, les parents et les amis des Beauhàrnais qui lui sont restés fidèles. On distingue parmi eux l'aimable et savant Lavoisiér ; Buffon et Angiviller, deux inséparables amis; « le polisson d'abbé Barthélémy, si plein de bonhomie », au dire de Mme du Deffand ; Marmontel, l'encyclopédiste, et Fontanes, le libertin ; leur plus cher compagnon le philosophe Joubert ; la célèbre Julie de Rousseau, Mme d'Houdetot, la très proche voisine du 12 de la rue de Tournon ; Champcenetz et sa femme dont Greuze immortalisa les traits ravissants ; Choderlos de Laclos suivi de Marie-Soulange Duperré, sœur de l'amiral, au charmant visage, aux yeux de velours dont il fut l'amant avant de devenir le mari exemplaire. Bien d'autres encore que nous allons voir se joindre à eux furent notables et ont marqué dans les annales littéraires ou politiques de ce temps. Fanny, qui reçoit avec une grâce encore pleine d'attrait, n'est cependant plus la jeune et belle Muse du poète des Baisers. Les épreuves et les années ont marqué son front, mais d'admirables yeux attachent à son destin celui de l'écrivain Cubières, devenu

(1) Les Mouchard appartenaient à une ancienne famille d'Aunis qui a donné : François Abraham Marie Mouchard, conseiller secrétaire du Roi en 1715, seigneur de Chaban; François Philippe Auguste Mouchard, major aux Gardes françaises, qui épousa sa cousine, la sœur de Fanny. Leur Ills, né en 1757, marié à Mlle Dijon, était lieutenant aux Gardes françaises en 1789. Il fut fait par Napoléon préfet, intendant, conseiller d'Etat et mourut comte de l'Empire en 1814. 702 LA REVUE

son amant attitré aussitôt après Ja mort de Dorât.- Cet ancien écuyer de la comtesse d'Artois, frère de l'écuyer calvacadour de Louis XVI, est un auteur médiocre au visage sans agrément qui porta le petit collet au séminaire d'Avignon. Fanny est-elle vrai• ment éprise ? Est-ce par pitié romanesque, ainsi que certains ont pu le prétendre, qu'elle s'est donnée à Cubières ? En tout cas le lien qui les unit ne sera tranché que par la mort de Fanny. Le fils de Fanny ne fréquente guère le salon de sa mère, ses opinions monarchiques se heurtent à celles d'un milieu favorable aux idées nouvelles. Marié depuis peu il se consacre à sa charmante femme et à son métier militaire. La fille de Fanny que n'attirent pas les gens de lettres, mariée à son cousin François de Beauharnais, beau-frère de Joséphine, découragée par les infidélités de son époux, vit un peu à l'écart du monde. Sa nièce Rose-Joséphine, avec laquelle elle entretient des relations affectueuses, et la petite Hortense, sa filleule, partent toutes deux, en juin 1788, pour la Martinique. Fanny, qui ne saurait vivre seule et que possède le désir de paraître, noue, pour échapper à sa solitude, des aventures sentimentales et donne libre cours à ses fantaisies littéraires. L'épigramme bien connue, attribuée à Lebrun (1), qui conteste l'authenticité de ses poèmes et semble en attribuer le mérite à Cubières, est démentie par les brouillons écrits et raturés de sa main. Sa nature frivole se reflète dans les contes, poèmes et comé• dies qu'elle compose et qui ne sont qu'un élégant badinage. Le 17 janvier 1787, le rideau est tombé au Théâtre Français avant le troisième acte de La Fausse Inconstance. Il ne reste plus à Mme de Beauharnais que la consolation d'avoir été jugée sans être entendue. Cubières s'efforce d'atténuer la déconvenue de son amie en évoquant un souvenir personnel : Louis XVI n'a-t-il pas infligé la même disgrâce à son Dramaturge en faisant baisser la toile au milieu d'une scène ? Ce qui ne l'a pas empêché de continuer à écrire épîtres, drames et comédies, et à inonder de poésies YAlmanach des Muses. Fanny, elle, après deux nouveaux essais malheureux, renonce à composer des pièces de théâtre, mais s'efforce d'agrandir le cercle de ses relations. Elle publie encore des poèmes et adresse à ses adorateurs force lettres émaillées de fautes d'orthographe, prodi• guant à tous ses louanges. Au comte de Lauraguais ,qui lui re• proche sa répugnance envers les savants et les philosophes, elle

(1) Eglé, belle et poète, a deux petits travers : Elle fait son visage et ne fait pas ses vers FÂNNY DE BEAUHARNAIS ET SES AMIS 703 riposte en évoquant le souvenir de Voltaire (1) qu'elle aimait pour son « humanisme » et ajoute :

Oui, je les crains ces grands docteurs Qui savent tout, hors l'art de plaire. Je les crains et mes petits vers Dont vous gardez la souvenance Ont sifflé leurs petits travers Et ri de leur vaine science.

Fanny avait rencontré naguère chez d'Alembert Antoine de Rivaroï, et n'avait pas oublié cet homme à la conversation étin- celante qui, en sus de la noblesse dont il se parait (2) était un maître dans l'art de plaire ; depuis lors, Rivarol s'était épris d'une \ jeune Anglaise, Miss Mather-Flint, fille d'un professeur de langue anglaise, personne d'une condition modeste mais d'une grande beauté qu'il avait épousée vers 1781. L'union mal assortie devait être éphémère ; Fanny, le sachant malheureux et brûlant du désir de le recevoir chez elle, dépêcha Cubières à sa rencontre ; elle fut, semble-t-il, une conquête facile pour le plus séduisant des convives. Dès lors, rue de Tournon, on avait pu constater entre ces deux anciens amis venus de leur lointaine Provence et qui, prétend Sainte-Beuve, avaient porté ensemble le petit collet au séminaire d'Avignon, l'hostilité méprisante de l'un et la jalousie de l'autre. Cubières publie contre Rivarol, en collaboration avec Cerutti, ses Bagnolaises et autres pièces plus, plates que vengeresses. Mais, auprès de Fanny, il masque son dépit sous un flot de louanges. « On oublie de se mettre à table pour l'entendre, dira-t-il de Rivarol, il n'y a auprès de lui de ventre affamé qui tienne, les sens deviennent tout oreilles, le. cœur est en extase et l'esprit,dans l'enchantement. » De son côté, Rivarol dit de Cubières : « C'est un ciron en délire qui veut imiter la fourmi », et il lui reproche de singer Dorât dont, pour plaire à Fanny et pour « rendre hommage à son maître », Cubières vient de joindre son nom au sien. Mais, s'adressant à la sensible Fanny et comme pour s'excuser de sa verve mordante, il ajoute : « Le cœur rectifie tout dans l'homme ». Un soir de novembre 1788, c'est chez Fanny et Cubières, faisant

(1) Fanny avait longuement correspondu avec Voltaire et lui Écrivait : . Je liais Paris qui me tient loin de Ferney et j'envie M. de Saint-Amaranthe qui peut vous y aller chercher. • (2) Les titres de noblesse de Rivarol étaient contestés. Il fut prouvé par la suite qu'il était de noblesse Italienne authentique. Un Rivarol d'Italie, revenu d'Espagne après avoir servi dans la guerre de Succession, s'étant fixé â Nîmes, vers 1720, se ruina ; " était l'aïeul d'Antoine de Rivarol. 704 LA REVUE les honneurs avec elle, que J.-M. Chénier demande à Talma de lire son Charles IX. Talma, qui avait débuté quelques mois aupa• ravant dans une médiocre comédie de Cubières, la Jeune Epouse, allait devenir célèbre en interprétant le premier rôle de cette tra• gédie. On note parmi les auditeurs Mirabeau et Mme Lejay, sa libraire et amie qui épousera sur le tard Doulcet de Pontécoulant ; Rivarol et Dumouriez, alors sans état, et que sa maîtresse, Fran• çoise de Rivarol, sœur de l'écrivain, héberge généreusement dans une villa de Clichy. Mais voici qu'aux approches de la Révolution Rivarol se transforme en défenseur de la Monarchie, tandis que Cubières, que son ambition pousse dans le camp des novateurs, déclare : « Ce salon devient l'œuf de l'Assemblée nationale » et se donne aux Jacobins. Ses déboires conjugaux et son antipathie envers Cubières éloignent finalement Rivarol qui se réfugie à la campagne, dans la solitude de Manicamp, résidence de son ami le comte de Lauraguais. Il revient parfois au 143 de la rue Saint-Marc auprès d'une cer• taine Nanette, provinciale au teint rose, fraîche et ignorante qui, bientôt, le suivra en exil. Aux raisons politiques qui éloignent Rivarol de Fanny s'en ajoute une autre : la présence auprès d'elle de Restif de la Bre• tonne envers lequel il ressent le plus profond mépris. Ce singulier personnage, qui avait appris à lire en gardant son troupeau, avait conservé de son enfance campagnarde des goûts simples qu'il poussait jusqu'à l'extrême négligence. Ecrivain licencieux, résolument mo• narchiste sans ardeur combattive, il avait conquis une place chez Fanny que reposait sa passivité en matière politique. Il était l'invité de tous les vendredis soirs depuis que Mercier l'avait introduit rue de Tournon. Les gamins, qui le voyaient passer venant de sa chère île Saint-Louis, où il logeait, vêtu d'un habit râpé, d'un manteau effiloché et coiffé d'un chapeau de feutre à larges bords, lui jetaient parfois des pierres. Fanny le comblait de louanges, sachant qu'il les aimait ; ils échangeaient des idées et Restif, consolé, inscrivait ces dates heureuses à l'aide d'une clef dans la pierre des parapets de l'île Saint-Louis (1). On voir encore Fanny au bras de Cubières au bal de l'Opéra, un lundi gras. Le bal se termine fort tard chez une aimable

(1) Restif avait l'étrange habitude de graver des inscriptions dans les pierres. Son gendre, qui l'exécrait, les effaçait méchamment ; mécontent de les voir disparaître, Restif les réunit dans un recueil : Mes Inscriptions. FANNY DE BEAUHARNAIS ET SES AMIS 705 actrice (1) dont la maison fait l'angle de lame d'Artois et de la rue de Provence ; puis, fuyant le baron prussien Clootz, qui vient procla• mer chez elle son zèle révolutionnaire, elle se réfugie dans les beaux jardins du Palais-Royal où la société la plus brillante de Paris déploie encore les élégances et les grâces du siècle qui s'achève. Le 14 juillet est proche. Fanny apprend en rentrant chez elle que, suspect et dénoncé- par son gendre pour ses inscriptions, Restif vient d'être incarcéré. Il avait eu le temps de tracer dans la pierre : Fur gère, j'ai tremblé. Il ne reviendra dans sa chère île Saint-Louis qu'en 1792! Les fenêtres du salon de Fanny vont se fermer jusqu'en 1795. A peine les ouvrira-t-elle quelques jours en 90, puis en 92 avant d'aller se terrer à Vincennes, sur le conseil de Cubières, après les massacres du 10 août. A la remorque de Robespierre, Cubières sera alors membre du Conseil général de la Commune chargé de l'inspection du Temple.

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C'est donc, en cette fin de l'année 1789, le début d'une vie errante avec ses alternatives de peines, de succès, d'amours et de pauvreté. Durant cette période si différente des temps qu'elle a vécus jusqu'alors, Fanny n'abandonnera jamais ses amis. C'est ainsi qu'on la verra, malgré sa gêne, appuyer auprès des ministres dispensateurs de secours Restif de la Bretonne âgé, infirme, chargé de famille, ne recevant qu'un secours de pain, ruiné par les banque• routes et les remboursements en papier, ayant perdu tragiquement une femme qu'il aimait et souffert de ses infidélités (2). Celle qui ne devrait plus être que la citoyenne Beauharnais, conserve encore son titre et Cubières s'en inquiète craignant d'être compté parmi les suspects car les dénonciations s'ajoutent aux émeutes et la rue de Tournon n'est pas exempte d'agitation. Camille Desmoulins, Venu courtiser Lucile Duplessis dans le voisinage (3), harangue la foule qui le reconnaît, envahit la rue et un café voisin. Cubières propose un voyage en Italie à Fanny qui, elle, songe à émigrer. Le 29 octobre, ils franchissent la frontière et,

(1) Dans ses Mémoires, Norvins parle longuement de ce bal du lundi gras 1789. L'aimable actrice était sans doute Rosalie Levasseur. (2) Agnès Lebègue fut assassinée par son gendre. (3) 17, rue de Tournon, une maison qui s'ouvrait aussi sur la rue de Condé. LA BEVUE N° 16 5 706 LA REVUE après avoir traversé Chambéry et Florence, arrivent à Rome la1 veille de Noël. L'Italie est encore franchement contre-révolutionnaire, aussi: le pâle écrivain du Voyage à la Bastille, laissant dans le fond de son sac ses poèmes jacobins, reprend un titre depuis longtemps cédé, celui d'écuyer de la comtesse d'Artois. Les autorités italiennes ne sont.pas dupes, et Cubières se trahit lui-même en produisant une pièce de vers hostile au Souverain Pontife. L'accès de Naples leur est refusé èt Cubières revient à Paris. Il laisse, à Lyon, Fanny dont l'absence a provoqué des réac• tions diverses chez ses amis ; Laclos s'exprime en sa faveur en la désignant sous le nom de Corilla dans La Galerie des Dames fran• çaises publiée à Londres en 1790. « Corilla est allée visiter les lieux qui jadis virent TibuIIe, Ovide, Horace et Virgile... Une femme qui ne peut servir sa patrie est-elle blâmable d'aller respirer loin des troubles et des orages et de fuir les Révolutions ? » Il ajoute une phrase qui sonne comme un regret : « La bonhomie était un titre pour être admis auprès d'elle et la gaieté franche y recevait un accueil ». Les sentiments du baron prussien Clootz du Val de Grâce (1) étaient tout autres ; ce jacobin naturalisé français par enthousiasme pour la Révolution se flatte d'avoir prêché la vérité et la liberté sous le canon de la Bastille et contre les canons de l'Eglise, d'avoir bravé les cardinaux et les inquisitions à Madrid. Il décrit à Fanny avec lyrisme la cérémonie du 14 juillet 1790 : « Nous avons vécu, nous avons triomphé, et vous n'y étiez pas, Madame, accourez, accourez, soyez témoin de l'allégresse d'un peuple libre ! Imaginez le plus vaste Colisée du monde dont les beaux coteaux de Chaillot, de Passy, de Meudon et de Montmartre sont le couronnement, et les branches touffues de huit rangées d'arbres formant une cravate verte qui enveloppe le cirque et fait ressortir 300.000 spectateurs ! Ensemble enchanteur : canon, musique, applaudissements faisaient trembler le ciel et la terre ; je ne vous dirai pas, Madame, tout ce que j'ai éprouvé... mon cœur est sensible et mon patriotisme ardent... devinez le reste et arrivez bientôt ! » Mais Fanny ne songe pas encore au retour. Elle a auprès d'elle à Lyon un seigneur polonais, le comte Malinszewski, avec lequel elle a noué une intrigue à Rome. Il semble même qu'elle

(1) Val de Grâce était le nom de sa terre : Grenadenthal. Les opinions de Clootz ne lui ont pas épargné l'échafaud. FANNY DE BEAUHARNAIS ET SES AMIS 707 ait été à ce moment désireuse de rompre avec Cubières. Lyon est déjà bien éprouvé, dans ses industries, par la Révolution, mais on peut encore s'y distraire et y donner quelques dîners fins grou• pant, autour de la muse et du comte polonais, Fontanes qui a du goût pour la table et les dames et qui, oubliant Mlle des Garcins, s'est subitement épris de Mlle Cathelin qu'il épousera ; Joubert, devenu l'amant d'Agnès Lebègue ; le plus fin gourmet du siècle « M. de l'Elysée » (1), c'est-à-dire Grimod de la Reynière ; le prince de Gonzague que Fanny retrouve après dix années d'oubli ;. enfin Mlle Bénezet (2), personne assez mystérieuse qui servira pendant le siège de Lyon d'agent de liaison entre les émigrés et la France. Le séjour de Lyon n'est qu'une étape, et le printemps ramène à Rome Fanny et son amoureux polonais. C'est, sous le ciel d'Italie, un retour momentané à la vie frivole. Ce séjour heureux lui inspire un roman-féerie, La Bizarrerie des Destinées ou les Nœuds enchantés, qui lui ouvre la porte de l'Académie des Arcades. Comme on la sent loin des révolutions de Paris en lisant à la première page de ce roman un quatrain emprunté aux œuvres de Dorât et dont elle a décoré l'ouvrage !

Entre l'amour et la folie Ce petit globe est ballotté. Suivre l'un est ma volonté Rire avec l'autre est mon envie.

Un italien nommé Rastelli traduit dans sa langue VAbaillard supposé. Les émigrés qui entourent Mesdames, filles de Louis XV, ouvrent leur porte à Fanny. Elle, trouve protection auprès de l'abbé Maury et, mieux encore, auprès du cardinal de Bernis qui a connu Dorât. « Ce cardinal partout à sa place, écrit Dupaty dans ses Lettres sur VItalie, toujours heureux au Parnasse avec les muses, à la cour avec les rois, dans les boudoirs avec les grâces, au Vatican avec les papes... Dans sa maison avec lui-même. » Dans son palais, dénommé par le cardinal lui-même, « Auberge de France », Fanny écoute dans le ravissement un magicien de l'archet, le célèbre violoniste Nardini et rencontre un des Dupaty, fils du président au Parlement de Bordeaux et grand ami des Beauharnais.

(1) Surnom que Restii donnait à Grimod de la Reynière qui habitait à Paris, aux Champs- Elysées. (2> Parente, peut-être, d'Antoine Bénezet, — né à Londres en 1731, mort à Philadelphie en 1784, Mlle Bénezet parlait plusieurs langues. 708 LA REVUE

On n'ignore pas, à Rome, que Cubières entretient une corres• pondance avec Fanny et qu'elle n'est point détachée d'une amitié à laquelle elle croit devoir être fidèle en raison du dévouement qu'il lui témoigne. Or les idées évoluent dans un sens de plus en plus hostile à la France, une subite explosion de haine se produit contre la politique et la littérature françaises ; Fanny, qui en ressent une profonde amertume, croit devoir revenir à Paris en 1792.

* * * Sitôt arrivée, elle frappe à la porte de Rose-Joséphine, au 43, rue Saint-Dominique. Sans doute espère-t-elle trouver là un appui et les secours dont elle a tant besoin. Mais Joséphine est absente. De la maison voisine, du 8 de la rue de Tournon, s'échappent rumeurs et tumultes. Théroigne de Méricourt, la san• glante amazone, y tient ses assises ayant à ses pieds Saint-Just, menant de front la politique et la galanterie, et autour d'elle Danton et les instigateurs des journées de Juin, Fabre d'Eglan- tine, Collot d'Herbois, Marat, sans oublier Camille Desmoulins, qui traîne avec lui la tremblante Lucile, et tous les disciples de ces grands révolutionnaires qui feront sonner, le 10 août, le tocsin des Cordeliers. Fanny se sent impuissante à détourner Cubières de ce courant qui l'entraîne. Toute intervention serait imprudente. L'attitude adoptée par Cubières n'est-elle pas une sauvegarde ? Mme Roland, dans ses Mémoires, parle avec le plus profond dégoût dé ce jacobin qui « prêche le sans-culotisme comme il chantait autrefois les grâces et fait des vers à Marat comme il en faisait à Iris ». Apeurée et privée de ressources, Fanny rassemble ses bijoux pour en tirer quelqu'argent. Sa pension a été supprimée, ses biens sont sous séquestre. Elle vend à l'horloger Cromien une montre en or avec portrait et quelques babioles qui lui permettent de s'enfuir à Vincennes d'où elle écrit, le 26 août, à M. Blomar, banquier : « Eh bien ! Monsieur, ces pauvres girandoles ont donc été vendues pour huit cents romains ! M. Torlonia dit qu'il a été impossible de mieux faire. Vous me rendriez un véritable service si vous vouliez bien me convertir cette somme en assignats au prix le plus avantageux possible et si vous vouliez bien venir dîner chez moi. Le directeur de la Poste de Vincennes vous dirait bien précisément où je demeure. Je vous en prie, Monsieur, que le porteur de ma lettre ne sache'pas FANNY DE BEAUHARNAIS ET SES AMIS 709 qu'il s'agit de chaînons. Mon adresse ici est : Vincennes, poste restante. » Ce même Blomar apprend à Fanny que Rivarol a émigré. Il avait abandonné son tout jeune fils et sa femme dont il disait : « Le ciel vous préserve de l'amour d'une Anglaise. Elles ont deux bras gauches ». Mais il a emmené avec lui Manette bien qu'il n'ait en poche qu'une pincée de louis. Après quelques repas, pris chez Julie Talma — « orgies révolu• tionnaires, écrit Mallet du Pan, auxquelles prennent part Cubières et la citoyenne Beauharnais avec Dumouriez et sa maîtresse » — Fanny, ayant vendu ses bijoux, regagne hâtivement Lyon le 23 décembre.

Le comte Malinszewski l'attend là, à l'hôtel de Bourbon, ci- devant d'Artois, au coin de la rue Saint-Dominique. L'un et l'autre vont subir les maux et les privations de la Terreur auxquels s'ajou• teront les épreuves d'un long siège. Le 1er août 1793, la Convention ordonne que tous les étrangers domiciliés en France depuis le 14 juillet 1789 soient, sur-le-champ, mis en état d'arrestation. Le 8, Dubois-Crancé met le siège devant Lyon. On sait qu'il laissa l'ouest ouvert aux Lyonnais qui pou• vaient faire de continuelles sorties vers Saint-Etienne et Mont- brison. Le comte Malinszewski et le prince de Gonzague, ancien colo• nel russe (1) que les souvenirs d'une intrigue amoureuse liaient encore à Fanny, quittèrent hâtivement Lyon. Quant à Fanny, dont il est dit qu'elle s'échappa avec Fontanes le 14 août, la cor• respondance transmise par l'agent secret Bénezet indique qu'elle était demeurée à Lyon ou dans le voisinage tandis que Fontanes, menacé par Collot d'Herbois, s'était réfugié chez Mme Dufresnoy. On peut donc certifier que la citoyenne Beauharnais, incarcérée le 13 brumaire an II, n'est pas Fanny, mais sa fille Marie-Françoise. Celle-ci ne sera libérée qu'à la fin de 1794, alors que Fanny écrit de Lyon le 8 novembre 1793, à Mlle Bénezet, les lignes suivantes : « A Lyon j'étais bien impatiente, Mademoiselle, de recevoir

(1) Joseph Louis II de Gonzague, qui revendiquait ses droits auprès de la Cour d'Autriche, avait épousé la comtesse Murv.inowa, et celle-ci étant morte en 1789, il avait épousé en secondes noces la princesse Esterhazy. 710 LA REVUE

de vos nouvelles ; j'en possède enfin, on me remet à l'instant les deux lettres à la fois ! Et mon cœur vous en remercie. Je vous rends grâce surtout des soins et des consolations que vous avez donnés à ce pauvre comte. Non, non, je ne lui en veux point, et je l'excuse, mais, hélas! ce pauvre comte, où est-il? (1) J'ai envoyé plusieurs fois à la diligence et dans toutes les auberges de Lyon et mes démarches ont été infructueuses... Vous me semblez l'ange tutélaire. Qui aurait cru les noirceurs que l'on méditait ! Encore une disette de pain (2) et toujours des brigands ! Ma pauvre patrie a tous mes vœux... » « Prairial an III — juin 1794 — Je m'em• presse, Mademoiselle, de vous envoyer une lettre pour notre divin et aimable prince. M. Mercier vous a-t-il rendu compte de la con• fidence que je lui ai faite, des espoirs qu'il m'a donnés ? Car chaque instant d'attente me désole. Le respectable objet de mes soins ne ressent" pas plus vivement que moi ses propres inquiétudes, et je vous assure qu'elles font bien du mal à ma santé. J'ai parlé de vous, Mademoiselle, avec tous les éloges que je me plais à en faire, à des Polonais très distingués et à M. Mallet du Pan (3). Une idée encore me charme ; si vous étiez chez un de ces Anglais dont l'âme est si noble (4), étant votre ami il nous aiderait à être utiles à qui vous savez. Vous serez toute, charmante de venir dîner chez moi vendredi 5 juin. » ...« Je viens de recevoir enfin cette précieuse, cette si tendre lettre ; l'heure ne me permet pas d'embrasser de tout mon cœur Mlle Bénezet... Oh ! soyez en paix, Mademoiselle, je le défendrai ce cher et vertueux Prince ; tous les dehors d'un profond oubli n'ont point détruit en moi l'amitié que je lui ai vouée » (5). Une lettre de Fanny adressée à « une belle et illustre amie » et datée de Paris, le 22 thermidor an III, atteste que peu après le 10 thermidor, Fanny avait réintégré son domicile parisien, rue de Tournon, ,où elle avait retrouvé Cubières.

Les beaux esprits qui courtisaient et encensaient naguère la. séduisante poétesse, ceux qui affirmaient imprudemment :

(1) Malinszewski avait quitté Lyon sans en avertir Fanny. (2) Les Lyonnais furent réduits à se nourrir de farine de pois. (3) Mallet du Pan, ayant émigré en Suisse, cette lettre semble Indiquer la présence, à ce moment-là, de Fannv de Beauharnais en Suisse. (4) Mlle Bénezet faisait des stages comme professeur dans des familles étrangères. (5) Bibliothèque municipale, La Rochelle. FANNY DE BEAUHÁRNAIS ET SES AMIS 711

Ta muse orne de fleurs l'auguste Vérité Fanny, ton nom vivra pour la postérité se sont dispersés. L'exil, la ruine ou la mort en ont disposé. De la société-de Fanny et de Cubières seul Rivarol avait, par un départ prématuré, évité la tristesse d'une hâtive .et poignante émigration. Cet homme bon, mais léger, que Manette avait aban• donné parce qu'elle s'ennuyait à Berlin, fut consolé par la belle princesse Dolgorowki (1). Il mourut, en 1801, « comme Vert-Vert, écrit la comtesse de Neuilly, fêté, caressé, par toutes les belles dames, victime des coulis, truffes et bonbons qu'on lui prodi• guait ». Bien que sa santé soit ébranlée par les privations, surmontant sa lassitude, Fanny a le courage d'entretenir une correspondance utilitaire avec l'aveugle Pougens (2), son imprimeur et libraire, et avec le comte d'Escharny (3), ami secourable des mauvais jours. La présence de sa charmante filleule Hortense, qu'elle avait, dans son enfance, si souvent pressée sur son cœur (4), apaise ses regets. En 1804, Napoléon, à la demande d'Hortense, rétablit sa situation ; il devient alors son idole. Son enthousiasme et sa recon• naissance pour l'Empereur sont sans bornes ; elle écrit à Veyrat, inspecteur général de la Police, à l'occasion de la première repré• sentation de Fernand Cortez pour obtenir un petit coin de loge « afin d'avoir le bonheur de le voir, de l'entendre, de l'applaudir, et surtout si ce petit coin se trouvait vis-à-vis de la loge de l'Empe• reur. » En 1809, Fanny et Cubières quittent la rue de Tournon. Après avoir passé'quelques mois rue de Sèvres, à l'ancien hôtel de Lorge, ils fixent leur résidence dans un charmant petit hôtel entre cour et jardin, rue Saint-Dominique (5), séduits par cette demeure. Dans un coin du jardin, sous une charmille, un petit Eros semblait les attendre, les ailes serrées et repliées dans le marbre, un doigt sur ses lèvres, indiquant le silence. Fanny n'a plus que trois années à vivre, ses yeux se sont voilés et Cubières, qui ne la quitte pas, écfit sous sa dictée. Elle a au cœur

(1) Les traits de la princesse Dolgorowki avaient le caractère grec, écrit Mme Vigée- Lebrun ; ses longs cheveux châtain foncé retombaient sur ses épaules. Sa taille était admirable. (2) Pougens, fils naturel du prince de Conti, auteur d'ouvrages philosophiques, de lettres et de voyages. (3) Le comte d'Escharny, auteur d'un ouvrage : De l'Egalité, émigré en Suisse, réfutait les théories de Rousseau. (4) Lettre de Fanny à Mlle- Cochelet. (5) 19, rue S,aint-Dominique ; la porte a été murée, l'entrée actuelle est rue Las-Cases. 712 LA REVUE la nostalgie du ciel de Rome et ses plus chers souvenirs s'attachent à l'Italie. Mais sa lucidité s'affaiblit et Cubières écrit à l'un de ses cousins, le 12 avril 1813 : « Quant à cette bonne et aimable Mme de Beauharnais, je, vous dirai qu'elle décline tous les jours à cause de son grand âge et qu'elle est presque tombée dans l'enfance ; je lui ai sauvé la vie et même la fortune ; j'en serai peut-être mal récompensé, mais je ne me plains pas d'elle et quand je fais le bien c'est pour le plaisir de le faire. Mais ne parlons pas d'argent mais de gloire. C'est la gloire que je préfère à tout, car vous n'ignorez pas qu'à ce sujet je pense comme Piron dans sa Métromanie :

Sachez que le poète ainsi que le guerrier A tout l'or du Pérou préfère un beau laurier.

« C'est votre amitié cependant que je préfère à l'or et à la gloire, et je suis votre cousin et ami. — Cubières-Palmezeau. » (1). La comtesse Fanny s'éteignit le 2 juillet 1813. Le 31 du même mois, Cubières écrit à : « Monseigneur le Sénateur, Comte de Fon- tanes, Grand Maître de l'Université, en son Palais à Paris : « Vous savez que Madame la Comtesse Fanny de Beauharnais est morte le 2 juillet courant. J'étais son ami depuis trente-trois ans ; j'avais partagé sa bonne et sa mauvaise fortune durant ce long intervalle. C'est ce que personne n'ignore. Mais ce que vous ignorez peut-être, c'est qu'elle est morte sans faire de testa• ment. Or, toute la famille de Beauharnais, et principalement S. M. l'Impératrice Joséphine et M. le Sénateur Comte de Beauharnais, votre honorable collègue et mon ancien ami, désirent que vous ayiez l'extrême bonté de m'accorder dans l'Université, dont vous êtes le digne chef, une place de vétéran. Je dis de Vétéran parce que j'aurais soixante-trois ans à la fin de septembre prochain. « Toute la famille Beauharnais se propose de vous parler pour moi, mais je n'ai pas besoin auprès de vous d'autre protection que vous-même. Nous sommes, vous et moi, de très anciens amis, vous m'avez toujours honoré de vos bontés depuis que vous occupez de grandes places et avant cette époque vous avez toujours été avec moi, doux, honnête, fraternel et poli, autant qu'on puisse l'être. Quand même vous ne feriez rien pour moi, je vous prie de

(1) Le nom de Palmezeau, pris par Cubières à la fin de sa vie, était le nom de l'un de ses parents. FANNY DE BEAUHARNAIS ET SES AMIS 713 croire, Monsieur le Grand Maître, que je n'en serai pas moins avec infiniment de respect et de reconnaissance, « Votre* ancien ami et dévoué Serviteur, Cubières-Palmezeau. « Grande Rue Saint-Dominique, 19 - Hôtel Beauharnais ».

Avide de gloire, Cubières n'a recueilli que du mépris. Il s'en plaint dans une lettre à M. de la Bouisse conservée à la bibliothèque de la Rochelle. Cependant on doit inscrire à son crédit ses senti• ments sincères et durables envers sa vieille amie. Il trembla pour elle comme pour lui durant la Terreur et lui épargna le pire. Il l'aima et le lui dit en quatre vers, dont Musset s'inspirera peut- être pour la chanson de Fortuuio, et que voici :

Et toi que mon bonheur est de toujours aimer, Femme tendre et sensible, ai-je pu sur ta tête Voir sans terreur la foudre à tomber toujours prête, Toi que, même aujourd'hui, mes vers n'osent nommer.

G. CASTEL-ÇAGARRIGA.