Archives de sciences sociales des religions

156 | octobre-décembre 2011 Bulletin Bibliographique

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/assr/22860 DOI : 10.4000/assr.22860 ISSN : 1777-5825

Éditeur Éditions de l’EHESS

Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2011 ISBN : 9782713223273 ISSN : 0335-5985

Référence électronique Archives de sciences sociales des religions, 156 | octobre-décembre 2011, « Bulletin Bibliographique » [En ligne], mis en ligne le 31 décembre 2011, consulté le 19 mars 2021. URL : http:// journals.openedition.org/assr/22860 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.22860

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Ce bulletin bibliographique réunit plus d’une centaine de recensions d’ouvrages pour l’année 2011. Il fait appel aux principales disciplines de connaissance des faits religieux, telles que la sociologie, l’histoire, l’ethnologie ou la philosophie. Les multiples religions du monde sont appréhendées dans divers moments et contextes en même temps que les systèmes d’idées et d’usages avec lesquelles elles composent ou s’affrontent dans l’espace public. Outre les comptes rendus, plusieurs notes critiques reviennent sur la production du savoir : le sens des mots-clés d’hier et d’aujourd’hui dans les dictionnaires savants sur les phénomènes religieux ; les anthropologues et la religion en France et dans le monde ; l’histoire et la sociologie des mouvements messianiques et millénaristes ; les raisons de l’effervescence pentecôtiste au Nigeria ; les enjeux de l’engagement congréganiste dans l’éducation italienne du XIXe siècle.

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SOMMAIRE

Notes critiques

Les mots des dictionnaires À propos de :Dictionnaire des faits religieux, Régine Azria, Danièle Hervieu-Léger (éd.), Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige/Dicos-Poche », 2010, 1 340 p.Dictionnaire des religions, Paul Poupard (éd.), Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige/Dicos-Poche », 2007, 2 218 p. (1re éd. 1984). Pierre Lassave

Anthropologie et religion, aujourd’hui. Actualité des classiques, antiquité des contemporains ?À propos de :MARY André, Les anthropologues et la religion, Paris : Presses universitaires de France, coll. « Quadrige Manuels », 2010.Lambek (éd.), A Reader in the Anthropology of Religion, seconde édition, Malden (EU), Oxford (GB), Victoria (Australie), Blackwell Publishing, 2008. Lionel Obadia

Messianismes et millénarismes À propos de :DESROCHE Henri, Dieux d'hommes. Dictionnaire des messianismes et millénarismes du premier siècle à nos jours, Paris, Berg International, 2010, préface d'Émile Poulat. Claudine Gauthier

Révolution pentecôtiste au Nigeria À propos de:MARSHALL Ruth, Political Spiritualities. The Pentecostal Revolution in Nigeria, Chicago, University of Chicago Press, 2009.UKAH Asonzeh F.K., A New Paradigm of Pentecostal Power. A Study of the Redeemed Christian Church of God in Nigeria, Trenton, AfricaWorld Press, Inc, 2008.ODJO Matthews A., The End-Time Army. Charismatic Movements in Modern Nigeria, Trenton, Africa World Press, Inc, 2006. André Mary

Éducation et congrégations religieuses enseignantes en Italie pendant la Restauration Michel Ostenc

Bulletin bibliographique

Salvatore Abbruzzese, Un moderno desiderio di Dio. Le ragioni del credere in Italia Soveria Mannelli, Rubbettino, 2010, 301 p. Enzo Pace

Lahouari Addi,Lionel Obadia (éd.), Clifford Geertz. Interprétation et culture Paris, Éditions des archives contemporaines, 2010, 191 p. Chantal -Blancat

Afe Adogame, James V. Spickard (éd.), Religion Crossing Boundaries. Transnational Religious and Social Dynamics in Africa and the New African Diaspora Leiden-Boston, Brill, coll. «Religion and the Social Order», 18, 2010, 280 p. Baptiste Coulmont

Méropi Anastassiadou, Paul Dumont, Les Grecs d’Istanbul et le patriarcat œcuménique au seuil du XXIe siècle. Une communauté en quête d’avenir Paris, Cerf, 2011, 311 p., avec illustrations, chronologie et index. Katerina Seraïdari

Pierre Anctil, Ira Robinson (éd.), Les communautés juives de Montréal: Histoire et enjeux contemporains Québec, Éditions Septentrion, 2010, 275 p. Stéphanie Tremblay

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Khawâdjâ ‘Abd Allâh ANSÂRÎ, Cris du Cœur, Munâjât Trad., prés. et annot. par Serge Laugier de Beaurecueil, préf. de Amir Mohammad Ali Moezzi. Paris, Éditions du Cerf, coll. «Patrimoines Islam», 2010, 177 p. Mostafa Zekri

Claus Arnold, Giacomo Losito, La censure d’Alfred Loisy (1903). Les documents des congrégations de l’Index et du Saint-Office , Libreria Editrice Vaticana, 2009, 457 p. Michel Ostenc

David Assaf, Untold Tales of the Hasidim. Crisis & Discontent in the History of Hasidism Waltham, Brandeis University Press, 2010, 336 p. Jacques Gutwirth

Dominique Avon (éd.), La Caricature au risque des autorités politiques et religieuses Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 202 p. ill. Isabelle Saint-Martin

Dominique Avon,Karam Rizk (éd.), De la faute et du salut dans l’histoire des monothéismes Paris, Karthala, coll. «Signes des Temps», 2010, 274 p. Jean-Louis Schlegel

Anders Bäckstrom,Grace DAVIE,Ninna EDGARDH,Per PETTERSSON (éd.), Welfare and Religion in 21st Century Europe: Configuring the Connections (vol. 1); Gendered, Religious and Social Change (vol. 2) Farnham, Ashgate, 243 p., 200 p., 2010. Enzo Pace

Bernard Barbiche,Christian Sorrel (éd.), La Jeunesse étudiante chrétienne (1929-2009) Lyon, Chrétiens et sociétés, no 12, 2011, 283 p. Frédéric Gugelot

Brigitte Basdevant-Gaudemet, Salvatore Berlongò (éd.), The Financing of Religious Communities in the European Union. Le financement des religions dans les pays de l'Union européenne. Proceedings of the Conference, Messina,16-19 November 2006. Actes du colloque, Messine, 16-19 novembre 2009, Leuven, Peeters, 2009, viii-350 p. Paul Airiau

Justin Beaumont, Christopher Baker (éd.), Postsecular Cities. Space, theory and Practice London, Continuum, 2011, 276 p. Frédéric Dejean

Philippe Béguerie, Vers Écône. Mgr Lefebvre et les Pères du Saint-Esprit Paul Airiau

Yadh BEN ACHOUR, La deuxième Fâtiha ; l'islam et la pensée des droits de l'homme Postface de Florian Michel. Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Pages d'Histoire-Document », 2010, 479 p.Paris, Presses universitaires de France, coll. « Proche Orient », 2011, 208 p. Catherine Le Thomas

Walter Benjamin,Gershom Scholem, Théologie et utopie. Correspondance 1933-1940 Postface de Stéphane Mosès, trad. de l'allemand par Didier Renault et Pierre Rusch. Paris, Éditions de l'Éclat, 2010, 333 p. Michael Löwy

Alban Bensa, Après Lévi-Strauss. Pour une anthropologie à taille humaine Paris, Éditions Textuel, coll. « Conversations pour demain », 2010, 128 p. Sophie Blanchy

Walter Benjamin, Gershom Scholem, Quelques façons de lire le texte coranique Limoges, Lambert-Lucas, 2009, 260 p.

Christine Bergé, L'Odyssée de la mémoire Paris, La Découverte, coll. « Les empêcheurs de tourner en rond », 2010, 271 p. Daniel Vidal

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José María Blasquez,Cristianismo y mitos clásicos en el arte moderno Madrid, Ediciones Cátedra, coll. « Historia. Serie Menor », 2009, 400 p. Rodolfo de Roux

José María Blázquez, Religiones, ritos y creencias funerarias de la Hispania prerromana Madrid, Biblioteca Nueva, 2001, 350 p. Benoît Vermander

Katerina Seraïdari, Olivier Bobineau, Les formes élémentaires de l'engagement. Une anthropologie du sens Paris, Temps Présent, 2010, 166 p.

Didier Boisson,Yves Krumenacker (éd.), La coexistence confessionnelle à l'épreuve. Études sur les relations entre protestants et catholiques dans la France moderne Lyon, Université Jean Moulin - Lyon III, coll. « Chrétiens et Sociétés, Documents et Mémoires », 9, 2009, 261 p. Willem Frijhoff

Roger Botte, Esclavages et abolitions en terres d’islam André Versaille, 2010, 389 p. Jean-Louis Triaud

Gilles Bourquin, Théologie de la spiritualité. Une approche protestante de la culture religieuse en postmodernité Genève, Labor et Fides, coll. « Lieux théologiques », 2011, 430 p. Daniel Vidal

Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques Paris, Denoël, 2009, 348 p. Jean-Bruno Renard

François Burgat, L’islamisme à l’heure d’al-Qaida Paris, La Découverte/Poche, 2010, 218 p. Haoues Séniguer

Roland J. Campiche, La religion visible. Pratiques et croyances en Suisse Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, coll. « Le savoir suisse », 2010, 141 p. Bérengère Massignon

Hervé Cavallera (éd.), Rudolf Steiner tra antroposofia e educazione Lecce, Edizioni Pensa, Multimedia, 2006, 136 p. Michel Ostenc

Jean-Pierre Chantin, Le régime concordataire français. La collaboration des Églises et de l’État (1802-1905) Paris, Beauchesne, coll. « Bibliothèque Beauchesne », 2010, 302 p. Jean-Louis Schlegel

Molly Chatalic, Le bouddhisme américain Bordeaux, Presses de l’Université de Bordeaux, 2010, 341 p. Régis Dericquebourg

Jean Chélini, Henry Branthomme, Les pèlerinages dans le monde, à travers le temps et l’espace Paris, Éditions A. et J. Pickard, 2008, 134 p. Lionel Obadia

Gérard Cholvy, Marie-Benoît de Bourg d’Iré (1895-1990). Un fils de saint François « Juste des nations » Paris, Éditions du Cerf, coll. « Cerf Histoire, Biographies », 2010, 420 p. Paul Airiau

Chrétiens et Sociétés, Le calvinisme et les arts Numéro spécial, N°1, Bulletin de l’Équipe RESEA (REligions, Sociétés Et Acculturation), Lyon, 2011, 227 p. Daniel Vidal

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Enza Colicchi (éd.), Per una pedagogia critica. Dimensioni teoriche e prospettive pratiche Rome, Carocci Editore, 2009, 190 p. Michel Ostenc

Anne Cova, Bruno Dumons (éd.), Destins de femmes. Religion, culture et société (France, XIXe- XXe siècles) Céline Béraud

Gurcharan Das, The Difficulty of Being Good. On the Subtle art of Dharma Oxford University Press, New York, 2010, LII + 434 p. André Padoux

Kenneth Dean, Zheng Zhenman, Ritual Alliances of the Putian Plain. Vol. 1- Historical Introduction to the Return of the Gods. Vol. 2- A Survey of Village Temples and Ritual Activities Leiden, Brill, 2010, 404 + xxx-1 060 p. Vincent Goossaert

Patrice Decormeille, Isabelle Saint-Martin, Céline Béraud (éd.), Comprendre les faits religieux. Approches historiques et perspectives contemporaines Dijon, CRDP de Bourgogne, 2009, 204 p. Bérengère Massignon

Vincent Delecroix, Erwan Dianteill (éd.), Cartographie de l'Utopie. L'œuvre indisciplinée de Michael Löwy Paris, Sandre Actes, 2011, 203 p. Carmen Bernand

Jean-Pierre Delville, Marko Jacǒv (éd.), La papauté contemporaine (XIXe-XXe siècles). Il papato contemporaneo (secoli XIX-XX). Hommage au chanoine Roger Aubert, professeur émérite à l'Université catholique de Louvain, pour ses 95 ans. Omaggio al canonico Roger Aubert, professore emerito all'Università cattolica di Lovanio, per i 95 anni Louvain-la-Neuve – Leuven – Cité du Vatican, Collège Erasme-Universiteitsbibliotheek-Archivio segreto vaticano, coll. « Bibliothèque de la RHE », 68 / « Collectanea Archivi Vaticani », 68, 2009, 729 p. Agnès Desmazières

Véronique Donard, Du meurtre au sacrifice, psychanalyse et dynamique spirituelle Paris, Éditions du Cerf, 2009, 671 p. Benoît Vermander

Louis Duchesne, Correspondance avec Madame Bulteau (1902-1922), Édition établie et annotée par Florence Callu. Rome, École Française de Rome, 2009, 675 p. Jean-Louis Ormières

Paul Eid, Pierre Bosset, Micheline Milot, Sébastien Lebel-Grenier (éd.), Appartenances religieuses, appartenance citoyenne. Un équilibre en tension Québec, Presses de l'Université Laval / Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, 2009, 425 p. François Gauthier

Étienne Fouilloux, Eugène cardinal Tisserant 1884-1972. Une biographie Paris, Desclée de Brouwer, 2011, 717 p. Frédéric Gugelot

Jean-Claudes Gardes, Guillaume Doizy (textes réunis par), Ridiculosa 15, Caricature et Religion(s) Brest, Université de Bretagne occidentale, décembre 2008, 574 p. Jean-Louis Schlegel

Nilüfer Göle, Islam in Europe. The Lure of Fundamentalism and the Allure of Cosmopolitanism Princeton, Markus Wiener Publishers, 2011, 180 p. Chantal Saint-Blancat

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Philippe Grosos, Comme un corps lourd dans une eau sombre. Essai sur le rayonnement paradoxal du mal. Genève, Labor et Fides, 2011, 127 p. Daniel Vidal

Hervé Guillemin, Stéphane Tison, Nadine Vivier (éd.), La foi dans le siècle. Mélanges offerts à Brigitte Waché Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2009, 398 p. Claude Langlois

Sophie Hasquenoph, Histoire des ordres et congrégations religieuses en France du Moyen Âge à nos jours Paris, Champ Vallon, 2009, 1 341 p. Daniel-Odon Hurel

Alexandra Heidle, Jan A. M. Snoek (éd.), Women's Agency and Rituals in Mixed and Female Masonic Orders Leyden-Boston, Brill, 2008, 436 p. Jean-Louis Ormières

Bernard Heyberger, Rémy Madinier (éd.), L'Islam des marges. Mission chrétienne et espaces périphériques du monde musulman XVIe-XXe siècles Paris, IISMM-Karthala, coll. « Terres et gens d'islam », 2011, 285 p. Catherine Mayeur-Jaouen

Harvey Hill, Louis-Pierre Sardella, C. J. T. Talar, By those who knew them, French modernists, left, right, and center Washington D. C., The catholic University of America Press, 2008, 198 p. Pascale Gruson

François Hochepied, Mgr René Barbier de la Serre (1880-1969). Un éducateur conservateur et novateur Paris, Éditions du Cerf, 2009, 148 p. Frédéric Gugelot

Bruno Hübsch, Le ministère des prêtres et des pasteurs. Histoire d'une controverse entre catholiques et réformés français au début du XVIIe siècle Avant-propos d'Yves Krumenacker. Lyon, Université Jean Moulin-Lyon III, coll. « Chrétiens et Société, Documents et Mémoires », 11, 2010, 251 p. Willem Frijhoff

Danièle Iancu-Agou (éd.), Les Juifs méditerranéens au Moyen Âge, culture et prosopographie Paris, Éditions du Cerf, 2010, 247 p. Mustapha Naïmi

Massimo Introvigne, Pier Luigi Zoccatelli, La Messa è finita? Pratica cattolica e minoranze religiose nella Sicilia Centrale, Caltanissetta Préface de Mgr Michele Pennisi. Roma, Salvatore Sciascia Editore, 2010, 255 p. Jean-Pierre Laurant

W. J. Johnson, Oxford Dictionary of Hinduism Oxford : Oxford University, 2009, 384 p. (cartes, chronologie, bibliographie) Catherine Clémentin-Ojha

Stéphane Lacroix, Les islamistes saoudiens. Une insurrection manquée Paris, Presses universitaires de France, coll. « Proche-Orient », 2010, 360 p. Haoues Séniguer

Jacqueline Lalouette, Xavier Boniface, Jean-François Chanet, et alii (éd.), Les religions à l'école. Europe et Amérique du Nord (XIXe-XXIe siècles) Paris, Éditions Letouzey & Ané, 2011, 344 p. Bruno Michon

Claude Langlois, Catholicisme, religieuses et société. Le temps des bonnes sœurs Paris, Éditions Desclee de Brouwer, 2011, 217 p. Frédéric Gugelot

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Jean-Baptiste Lecuit, Quand Dieu habite en l'homme. Pour une approche dialogale de l'inhabitation trinitaire Paris, Éditions du Cerf, coll. « Cogitation Fidei », 271, 2010, 214 p. Benoît Vermander

Yves Ledure, La rupture. Christianisme et modernité Paris, Ếditions Lethielleux, 2010, 202 p. Isabelle Jonveaux

François Lefeuvre (éd.), Guy-Marie Riobé, Helder Camara, Ruptures et fidélités d'hier et d'aujourd'hui Paris, Éditions Karthala, coll. « Signes des temps », 2011, 272 p. Pascale Gruson

Hervé Legrand, Giuseppe Maria Croce (éd.), L'Œuvre d'Orient. Solidarités anciennes et nouveaux défis Paris, Ếditions du Cerf, coll. « L'histoire à vif », 2010, 423 p. Bernard Heyberger

Nicole Lemaître ,Marc Lienhard (éd.), La théologie. Une anthologie, s.d. Bernard Lauret, tome 3, Renaissance et Réformes Paris, Éditions du Cerf, 2010, 573 p. Jean-Pascal Gay

Les petites sœurs de Jésus, En Amazonie, Renaissance de la tribu indienne des Tapirapé Paris, Karthala, coll. « Signes des temps », 2011, 315 p. Mustapha Naïmi

Alfred Loisy, La crise de la foi dans le temps présent (Essais d'histoire et de philosophie religieuses) Texte inédit publié par François Laplanche, suivi des études de Rosanna Ciappa, François Laplanche, Christoph Theobald. Avant-propos de Claude Langlois. Turnhout, Brepols Publishers, coll. « Bibliothèque de l'École des hautes études. Sciences religieuses », vol. 144, 2010, 792 p. Pierre Lassave

René Luneau, Chants de femmes au Mali Paris, Karthala, 2010, 156 p. Elena Zapponi

Silviu Lupascu, Langage divin et non-absolutisme. Discours et espaces religieux en Orient et en Occident Paris, Éditions des Classiques Garnier, 2010, 206 p. Daniel Vidal

Nicolas Lyon-Caen , La boîte à Perrette, le jansénisme parisien au XVIIIe siècle Paris, Albin Michel, coll. « L'évolution de l'humanité », 558 p. Benoît Vermander

Vincent Majewski, Saint Colomban et les abbayes briardes. Un nouveau modèle pour l'Occident mérovingien Montceaux-lès-Meaux, Éditions Fiacre, 2010, 167 p. Mickaël Wilmart

Corinne Marchal, Manuel Tramaux (éd.), Le miracle de Faverney (1608). L'eucharistie : environnement et temps de l'histoire. Actes du colloque de Faverney (9-10 mai 2008) Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2010, 509 p. [Annales Littéraires de l'Université de Franche- Comté, 878. Série « Historiques », no 34]. Willem Frijhoff

Alessandro Mariani, La deconstruzione in pedagogia. Una frontiera teorico-educativa della postmodernità Rome, Armando Editore, 2008, 144 p. Michel Ostenc

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Luis Martínez Andrade, Religión Sin redención. Contradicciones sociales y sueños despiertos en America latina Zacatecas, Ediciones de Medianoche, 2011. Ludovic Bertina

Céline Masson, Michel Gad Wolkowicz (éd.), La force du nom. Leur nom, ils l'ont changé Paris, Desclée de Brouwer, 2010, 484 p. Daniel Vidal

Serge Maury, Convulsions et prophéties jansénistes à la fin du XVIIIe siècle. Histoire d'une « secte » convulsionnaire tardive : les « Fareinistes » Sarrebruck, Éditions universitaires Européennes, 2010, 145 p. Daniel Vidal

P. G. Maxwell-Stuart (éd., trad.), The Malleus Maleficarum Manchester -New York, Manchester University Press, 2007, X-266 p. Jérôme Rousse-Lacordaire

Michel Meslin, L'homme et le religieux. Essai d'anthropologie Préface d'Yse Tardan-Masquelier, Paris, Ếditions Honoré Champion, 2010, 222 p. Daniel Vidal

Francis Messner (éd.), Droit des religions Paris, CNRS Éditions, 2010, 789 p. Claire de Galembert

Maximilien Misson, Le Théâtre sacré des Cévennes Réédition critique présentée par Jean-Paul Chabrol. Nîmes, Ếditions Alcide, 2011, 248 p. Daniel Vidal

Arie L. Molendijk, Justin Beaumont, Christoph Jedan (éd.), Exploring the Postsecular. The Religious, the Political and the Urban Leiden-Boston, Brill, coll. « International Studies in Religion and Society », 13, 2010, 406 p. Chantal Saint-Blancat

Alain Mothu, Gianluca Mori (textes réunis par), Philosophes sans Dieu.Textes athées clandestins du XVIIIe siècle Paris, Ếditions Honoré Champion-Classiques, [2005] 2010, 400 p. Daniel Vidal

Luis Gerardo Díaz Núñez, La Teología de la liberación latinoamericana hoy Mexico, CIALC-UNAM, 2009, 382 p. Luis Martínez Andrade

John O'Malley, What happened at Vatican II? Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2008, 380 p. François Weiser

Susan Palmer, The Nuwaubian Nation. Black Spirituality and State Control Farnham, Ashgate, 2010, 177 p. Enzo Pace

Alexandre Papas, Mystiques et vagabonds en islam : portraits de trois soufis qalandar Paris, Éditions du Cerf, coll. « Patrimoines – Visages de l'islam », 2010, 338 p. Stéphane A. Dudoignon

Pierre Paroz, La reconnaissance. Une quête infinie ? Genève, Labor et Fides, 2011, 251 p. Daniel Vidal

Elisabetta Patrizi, Silvio Antoniano. Un umanista ed educatore nell'età del Rinnovamento cattolico (1540-1603), Vol. 1. Vita e opere; Vol. 2. Documenti e lettere; Vol. 3. Edizione commentata Macerata, Edizioni Università, 2010, 1 463 p. Michel Ostenc

Archives de sciences sociales des religions, 156 | octobre-décembre 2011 9

John Peter Pham, Heirs of the Fisherman. Behind the Scenes of Papal Death and Succession New York, Oxford University Press, 2004, 368 p. Ronan Teyssier

Benoist Pierre, Le Père . L'Éminence grise de Richelieu Paris, Ếditions Perrin, 2007, 476 p. Jean-Pascal Gay

Laurence Podselver, Retour au judaïsme ? Les Loubavitch en France Paris, Odile , 2010, 338 p. Jacques Gutwirth

Yves Poncelet, Pierre l'Ermite (1863-1959). Prêtre, journaliste à La Croix et romancier. Présence catholique à la culture de masse Paris, Éditions du Cerf, 2011, 663 p. Frédéric Gugelot

Joseph Ratzinger-Benoît XVI, Jésus de Nazareth. Deuxième partie. De l'entrée à Jérusalem à la Résurrection Pierre Lassave

Revue Incidence, Le chemin du rite : autour de l'œuvre de Michel Carty Paris, Éditions du Félin, 2010, 402 p. Mustapha Naïmi

Aimé Richardt, Érasme. Une intelligence au service de la paix Préface de Mgr Huot-Pleuroux. Postface de Jean de France, duc de Vendôme. Paris, Lethielleux, 2010, 226 p. Willem Frijhoff

Guillaume Rozenberg, Les Immortels. Visages de l'incroyable en Birmanie bouddhiste Vannes, Éditions. Sully 2010 Bénédicte Brac de la Perrière

Franz Ržiha, Études sur les marques de tailleurs de pierre, la géométrie secrète, l'histoire, les rites et les symboles des compagnons tailleurs de pierre du Saint-Empire romain germanique et de la Grande Loge de Strasbourg Préface, biographie et notes de Roland Bechmann, Jean-Michel Mathonière et Marco Rosamondi, trad. de l'allemand par Laetitia Harnagea.Paris-Dieulefit, Éditions de La Maisnie - La Nef de Salomon, 2010, 200 p. Jean-Pierre Laurant

Luis Martinez Saavedra, La conversion des Églises latino-américaines. De Medellin à Aparecida (1968-2007) Paris, Éditions Karthala, 2011, 229 p. Rodolfo de Roux

Pierre Salama, Migrants et lutte contre les discriminations en Europe Strasbourg, Éditions du Conseil de l'Europe, 2010, 101 p. Katerina Seraïdari

Roberto Sani, “Unum ovile et unus pastor” ». La compagnia di Gesù e l'esperienza missionaria di padre Matteo Ricci in Cina tra “reformatio Ecclesiae” e inculturazione del Vangelo Rome, Armando Editore, 2010, 147 p. Michel Ostenc

Emmanuel Schwab, Croire avec Freud ? – Quête de l'origine et identité Genève, Ếditions Labor et Fides, 2011, 320 p. Daniel Vidal

Dominik Sieber, Jesuitische Missionierung, priesterliche Liebe, sakramentale Magie. Volkskulturen in Luzerne 1563 bis 1614 Bâle, Schwabe Verlag, Coll. « Luzerner Historische Veröffentlichungen », 2005, 297 p. Jean-Louis Schlegel

Ted A. Smith, The New Measures. A Theological History of Democratic Practice Cambridge, Cambridge University Press, 2007, 340 p. Benoît Vermander

Archives de sciences sociales des religions, 156 | octobre-décembre 2011 10

Adin Steinsaltz, Introduction à l'esprit des fêtes juives Paris, Albin Michel, 2011, 342 p. (trad. de l'hébreu par Michel Allouche) Daniel Vidal

R. G. Tiedemann (éd.), Handbook of Christianity in China. Volume Two: 1800 to the Present Leiden-Boston-Brill, coll. « Handbook of Oriental Studies, section four: China » 15-2, 2010, 1 050 p. Isabelle Landry-Deron

Daniel Tollet, Être juif en Pologne. Mille ans d'histoire. Du Moyen Âge à 1939 Paris, Éditions Albin Michel, 2010, collection « Présences du judaïsme », 328 p. Jacques Gutwirth

Maria Tomarchio (éd.), Lo sperimentalismo pedagogico in Sicilia e Michele Crimi Roma, Anicia Editori, 2008, 359 p. Michel Ostenc

Slimane Touhami, La part de l'œil. Une ethnologie du Maghreb de France Paris, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2010, 280 p. Jean-Bruno Renard

Cécile Treffort, Mémoires carolingiennes. L'épitaphe entre célébration mémorielle, genre littéraire et manifeste politique, (milieu VIIIe-début XIe siècle) Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, 383 p. Mickaël Wilmart

Falk Van Gaver, L'Écologie selon Jésus-Christ. Paris, Éditions de l'Homme nouveau, 2011, 168 p. Préface de Jean Bastaire Lionel Obadia

Bernard Vignot, Le phénomène des Églises parallèles Paris, Éditions du Cerf, 2010, 129 p. Régis Dericquebourg

Tisa Wenger, We Have a Religion.The 1920s Pueblo Indian Dance Controversy and American Religious Freedom Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2009, 333 p. Carmen Bernand

Pierre Willoquet, L'ego face au divin. Naissance du moi et expériences mystiques Genève, Éditions Slatkine, 2010, 239 p. Daniel Vidal

Guy Zelis (éd.), Les intellectuels catholiques en Belgique francophone aux XIXe et XXe siècles Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 2009, 394 p. Frédéric Gugelot

Ouvrages reçus

OUVRAGES REÇUS

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Notes critiques

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Les mots des dictionnaires 1 À propos de : Dictionnaire des faits religieux, Régine Azria, Danièle Hervieu-Léger (éd.), Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige/Dicos- Poche », 2010, 1 340 p. Dictionnaire des religions, Paul Poupard (éd.), Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige/Dicos-Poche », 2007, 2 218 p. (1re éd. 1984).

Pierre Lassave

1 Les mots naissent, s’usent, disparaissent et parfois renaissent. Périodiquement, les dictionnaires usuels de la langue française, tel le « Robert », présentent sous les projecteurs une brassée de nouveaux termes ; ceux qui sont tombés en désuétude font moins de bruit, mais trouvent parfois leur propre dictionnaire qui retrace leur parcours et annonce parfois leur retour en grâce 2§. La séparation des sphères d’activité propre à la modernité a engendré différents champs lexicaux ; les dictionnaires légitiment leurs inscriptions respectives dans la langue. La question de la religion qui réoccupe l’espace public français depuis la fin du siècle dernier a ainsi sollicité les « PUF », principal éditeur savant, à se doter de dictionnaires qui y répondent. Ce fut d’abord un Dictionnaire des religions (DR par la suite) à vocation encyclopédique réalisé dans les années 1980 par une pléiade de spécialistes, philologues, archéologues, historiens et philosophes principalement issus de facultés de théologie catholique (Paris, Louvain). Puis dans les premières années 2000, vint le tour du Dictionnaire des faits religieux (DFR), à vocation plus critique, réunissant des chercheurs issus d’institutions publiques (EHESS, EPHE, CNRS et universités) où dominent les sciences de l’homme et de la société (histoire, sociologie, anthropologie, philosophie). La venue à terme de ce second projet offre aujourd’hui l’occasion d’un retour sur les mots qui permettent de désigner des phénomènes que le sens commun apparente au monde des religions, mais que la volonté de savoir ne cesse de soumettre à la question.

2 Une simple requête sur quelques mots adressée à la base de données de Google Books Ngram Viewer indique déjà certaines variations d’usage sur longue durée (de 1800 à 2000)3. Alors que le mot « religion » occupait relativement plus de titres d’ouvrages au XIXe siècle qu’aujourd’hui, l’expression « fait religieux » pointe son nez depuis un

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siècle ; si l’on compare les mots « église » et « laïcité », on constate que le premier a eu ses heures de gloire au début du XIXe siècle et au tournant du XXe siècle et que le second prend nettement le dessus à partir du milieu du siècle dernier (graph. 1) ; de même, bien que largement dominant, le mot « christianisme » est en passe d’être rattrapé par le mot « islam » à l’approche des années 2000, tandis que le mot « judaïsme » et le mot « bouddhisme » restent à l’arrière-plan (graph. 2) ; enfin sur un plan plus spécialisé, force est de constater que le mot « totémisme » marque ses heures de gloire au milieu du siècle dernier tandis que le mot « sécularisation » prend son envol après-guerre tout en accusant un certain recul à l’approche des années 2000 (graph. 3). Certes ces variations agrègent indifféremment romans de fiction, essais polémiques et thèses érudites, mais la croissance d’un vocabulaire spécifique indique combien la question religieuse suscite depuis des décennies le transfert de néologismes particuliers dans le langage courant.

Graphique 1. Fréquences comparées des mots « église » et « laïcité » dans les titres de livres de 1800 à 2000. Source : Books Ngram Viewer de Google Labs (2011).

Graphique 2. Fréquences comparées des mots « christianisme », « judaïsme », « islam » et « bouddhisme » dans les titres de livres de 1800 à 2000. Source : Books Ngram Viewer de Google Labs (2011).

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Graphique 3. Fréquences comparées des mots « totémisme » et « sécularisation » dans les titres de livres de 1800 à 2000. Source : Books Ngram Viewer de Google Labs (2011).

3 La comparaison des intentions, des auteurs, des lexiques et de quelques mots-clés entre le DR et le DFR apporte de la substance à cette dynamique langagière qui traduit tant des évolutions sociétales que conceptuelles et disciplinaires. Dans l’avant-propos de la troisième édition revue de 1993, le cardinal Poupard, maître d’œuvre du DR, réaffirme ainsi les enjeux de son projet : répondre à la quête universelle de sens sur les formes de la vie religieuse qui constituent « la plus haute manifestation de l’humain » ; associer pour cela la connaissance positive des faits à leur compréhension intime ; étayer également le dialogue entre les religions et toutes autres formes de la vie de l’esprit. Visée œcuménique qui reprend à son compte le nécessaire dépassement du dualisme entre l’explication externe et historique des religions et leur compréhension interne et théologique, manière de légitimer l’assise et l’engagement dans l’entreprise encyclopédique des enseignants de facultés de théologie. Le temps semble lui donner raison : dans son introduction à l’édition de poche de 2007, le cardinal mesure « l’importance du retour en force du phénomène religieux, aujourd’hui à la une de l’actualité, alors que les sociologues patentés en annonçaient l’inéluctable dépérissement, dans les années mêmes où les Presses universitaires de France, vrais “prophètes laïcs” en la circonstance, me demandaient au contraire de réunir les éléments nécessaires à sa compréhension historique, phénoménologique et herméneutique. » Il cite Peter L. Berger (professeur de sociologie et de théologie à l’université de Boston, « naguère chantre de la sécularisation ») à l’appui : « L’idée selon laquelle nous vivons dans un monde sécularisé est fausse. L’idée est simple, la modernisation conduit de façon inéluctable au déclin de la religion, à la fois dans la société et dans l’esprit des individus. Or c’est cette notion clé qui s’est révélée erronée. » (p. XVII-XVIII).

4 Nul doute que les sociologues (Régine Azria et Danièle Hervieu-Léger) qui dirigent le DFR observent d’un regard attentif ce genre de considérations bien générales sur le déclin ou le retour du religieux. Leur entreprise éditoriale se fonde en effet sur la définition et l’usage des mots qui peuplent les discours plus ou moins savants sur ce qu’on appelle religion au singulier comme au pluriel. Pour son avant-propos, il s’agit moins « d’offrir une somme d’érudition que mettre à disposition des outils conceptuels, des approches, des analyses, des informations, des études de cas, propres à nourrir la réflexion face aux questions de notre temps en lien avec le religieux ou comportant une

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dimension religieuse, ethnico-religieuse, politico-religieuse. » (p. VIII). Bien qu’offrant huit fois moins d’items que le DR (305 au lieu de 2315), le DFR s’intéresse au travail sémantique en tant que tel. Il fait droit à « l’alternance entre les entrées portant sur les concepts ou les notions utilisés en sciences sociales (autorité, idéaltype, médiateurs, modernité, sécularisation, socialisation) et des entrées proposant des thèmes et des problématiques directement issus du champ religieux (apostasie, charisme, exorcisme). » Dès le premier coup d’œil, nous sommes tenté d’y ajouter un troisième registre lexical, celui tout simplement du langage courant (ancêtres, espace, État, famille, guerre, langues, mort, paix, raison, temps, texte, vérité, etc.) mais dont le rapprochement avec le thème religieux fait sens. À l’exception du mot « bricolage » censé désigner des processus complexes associant diverses formes de croyances et de pratiques, rares sont cependant les mots-entrées qui renvoient à des usages métaphoriques à finalité cognitive. Les distances entre ordres de discours s’en trouvent ainsi quelque peu maintenues même si le vocabulaire religieux reste un trésor d’analogies dans les milieux cultivés (vocation, credo, chapelle, nirvana, bible, etc.) La généalogie du savoir qui préside à l’esprit de ce dictionnaire attire l’attention sur la formation des mots en même temps que sur leur transformation d’usage au gré des controverses qu’ils suscitent. Nombre de notions qui se veulent paradigmatiques sont en effet composées d’une racine vernaculaire et d’un suffixe généralisant (cf. chamanisme, fétichisme, totémisme). « Ainsi chamanisme n’est plus exclusivement une appellation d’origine sibérienne : on parle aujourd’hui d’un chamanisme indien, et même africain, et que dire de la version New Age. Le mot totémisme a connu en son temps le même destin. Pentecôtisme, quant à lui, semble être devenu une catégorie critique des sciences sociales (on discute du néo-pentecôtisme, on évoque un processus de pentecôtisation). » (p. IX).

5 L’explicitation des tensions sociales et intellectuelles qui forment ce lexique évolutif éloigne le lecteur de toute idée d’essence entretenue par le mariage du religieux avec l’absolu. Largement développée dans les introductions successives du DR, l’idée d’un homo religiosus, qualité intrinsèque et mystérieuse de l’humanité, n’est ici qu’une idéologie parmi d’autres. Le choix lexical du DFR est dès lors appelé à se faire à bonne distance entre les descripteurs propres aux traditions et les généralisations abusives. « Un exemple : plutôt que de traiter dans des notices distinctes les notions d’antijudaïsme, d’antisémitisme, d’islamophobie, de judéophobie... le parti a été pris de les réunir dans une notice générique : haines ethniques et religieuses. » (p. X). Au-delà de ce cas circonstanciel, un plan d’ensemble sous forme de « table des matières » est dit avoir présidé à la sélection des entrées. Cette table ne figure pas hélas dans les annexes publiées. Nous y reviendrons plus bas en confrontant l’une de ses versions officieuses au plan clairement affiché de l’autre dictionnaire.

6 Du travail sémantique qui se joue tant au niveau de la sélection que de la présentation des entrées, notons seulement, toujours au stade de l’avant-propos, le double objectif de saisir ce qui se donne comme religieux à travers le prisme des sciences sociales et d’interroger en retour les catégories propres à ces disciplines. Objectif qui est aussi une épreuve multipliée à chaque notice. Le terme générique de « prière » est ainsi donné en exemple : « L’enjeu de la présence de ce mot dans ce Dictionnaire consiste à montrer l’efficacité, la fécondité heuristique de l’objet “prière”, au moment où se construit l’espace épistémologique des sciences sociales, en insistant sur trois points : 1) comment l’objet prière noue ensemble des éléments distincts : le corps, le souffle, le discours ; 2) la mise en relief de la relation entre l’individu et le collectif : la prière

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improvisée offrant l’exemple de l’invention d’un énoncé personnel en tant que mise à l’épreuve de la règle (...) ; 3) la pratique de l’histoire comparée permet d’identifier les invariants, mais aussi de mesurer leurs limites. L’invariant de la prière, donné comme acquis par l’approche religieuse, se voit ébranlé lors du détour opéré par les sciences sociales : s’il existe différents types de prière, le mot prière n’existe pas partout. » (p. XI).

7 De même que le langage naturel est le lot des sciences sociales, de même les catégories que celles-ci manient ne peuvent s’affranchir totalement de celles de leur objet ou milieu empirique qu’elles cherchent à élucider. Ainsi le DFR, et à plus forte raison le DR, ne peuvent que prendre acte des découpages qui distinguent les religions les unes des autres, du moins celles qui marquent toujours notre histoire et dont les catégories mêmes de la philosophie et des sciences humaines héritent pour une large part. Le DFR s’explique ainsi la surreprésentation des notices relatives au christianisme tant cette tradition imprègne encore les catégories de pensée. Il constate par exemple que le mot « Église » vient encore remplacer le mot « religion » dans les débats contemporains sur la laïcité qui traitent pourtant aussi de l’islam où l’Église ne fait pas sens. Il en va de même des divers néologismes formés par les missionnaires chrétiens ou les savants laïques au contact d’autres cultures. Inventé par les orientalistes occidentaux, le mot « hindouisme » mérite ainsi une déconstruction de son origine coloniale et de ses réemplois dans un contemporain « globalisé » où le découplage entre aires culturelles et traditions religieuses devient la règle.

8 Ces intentions respectives rappelées, entrons plus avant dans la comparaison des auteurs et des notices des deux dictionnaires. Si le DR contient huit fois plus de notices que le DFR, le nombre d’auteurs sollicités approche la double centaine dans les deux cas (DR : 187 ; DFR : 170). La productivité apparemment supérieure des premiers est principalement due au fait que, dans sa volonté d’érudition encyclopédique, le DR offre de nombreuses courtes notules informatives, souvent de nature philologique, à côté des articles thématiques plus substantiels. La première entrée, « Abaton », donne si l’on peut dire le ton avec à peine trois lignes, et il en va ainsi d’un bon millier d’autres mots anciens ou vernaculaires 4. Un nombre équivalent d’auteurs dans les deux cas mais aux profils assez différents : 8 % seulement de femmes pour le DR ; 33 % pour le DFR ; 65 % relevant d’instituts confessionnels pour le premier ; 2 % seulement pour le second. Bien que lacunaire, l’information sur les âges, retrouvée par d’autres sources, conduit à constater un net passage de génération de l’un à l’autre (les natifs des années 1920-1930 font le DR ; ceux des années 1940-1950 et même 1960-1970 font le DFR). Les références disciplinaires diffèrent également : si l’histoire et l’anthropologie dominent dans les deux cas (plus de la moitié des références déclarées), la sociologie, minoritaire dans le premier, s’affirme nettement dans le second ; la théologie, discipline également dominante dans le premier est manifestement absente du second. Un seul auteur (l’anthropologue africaniste André Mary) a participé aux deux réalisations, de façon d’ailleurs marginale pour la première (articles « Rites africains » et « Syncrétismes religieux exotiques ») et centrale pour la seconde (plus d’une dizaine d’articles embrassant un large spectre de théories et de phénomènes). Le fait qu’un cardinal (né en 1930), théologien et historien de l’Église et responsable du Conseil pontifical de la culture, préside à la première entreprise est déjà une information lourde de sens. Mais il faut cependant y adjoindre aussitôt les profils délibérément érudits de ses lieutenants qui ont pris la plus grande part au dictionnaire : Jacques Vidal (1925-1987), professeur d’histoire et d’anthropologie à l’Institut catholique de Paris, Julien Ries, spécialiste

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d’histoire ancienne à l’université catholique de Louvain, Michel Delahoutre, indianiste à l’institut catholique de Paris, Édouard Cothenet, bibliste au même endroit, tous également prêtres et nés dans les années 1920. Le contraste est net avec l’équipe d’auteurs les plus impliqués dans le DFR : au moins deux autres générations suivantes, celle du baby-boom d’après-guerre qui a refondé les sciences sociales des religions (autour notamment de la revue Archives de sciences sociales des religions) et ses propres élèves qui prennent le relais dans les mêmes institutions universitaires où l’histoire, la sociologie et l’anthropologie s’associent durablement autour d’objets communs.

9 Tout se passe comme si, à travers ces divers déplacements de générations, de disciplines et de lieux de recherche, le passage d’un dictionnaire à l’autre sous l’égide du même éditeur marque une nouvelle étape dans la rupture épistémologique entre les auteurs et l’objet de connaissance qui les a en partie façonnés. De la religion comme donnée universelle dont tout chercheur reste pénétré au « faire religieux » mis à distance dans toute sa contingence historique et son altérité culturelle. On peut supposer qu’une telle rupture ou reprise de sens ne va pas sans la résistance de liens forts de parenté. Mais avant d’en déceler quelques indices dans les notices mêmes, considérons à cet égard les échafaudages respectifs qui ont présidé au choix des entrées.

10 Celui du DR passe donc en revue les grandes religions historiques avec une importante partie réservée à leurs origines anciennes et un fort ancrage dans les traditions bibliques ; à cela s’ajoute un ensemble consistant réservé aux « sciences des religions » dont les rubriques sont souvent communes avec celles du DFR : « Science des religions » (12 % des entrées) ; « Religions anciennes » (29 %) ; « Bible, judaïsme, christianisme » (29 %) ; « Religions actuelles d’Afrique, d’Amérique, d’Asie, d’Indonésie et d’Océanie » (32 %). Des diverses grilles thématiques projetées à l’origine du DFR (aimablement communiquées), on constate, outre l’absence de découpage par grandes religions, une nette volonté d’associer toute notion locale à sa mise en pratique et au jeu d’acteurs et d’institutions qui lui sont coextensifs ; de même faut-il noter la mise en valeur de controverses liées au conflit entre tradition et modernité, par exemple tout ce qui tourne autour du rapport que les individus entretiennent avec leur corps comme avec la nature (« bioéthique », « sexualité » ; on aurait pu s’attendre également à « écologie », mais cette entrée ne figure pas). Au titre des grands auteurs de sciences des religions, on dénombre dans le DR une centaine de biographies intellectuelles tandis que le DFR en présente une cinquantaine. Les théologiens occupent la moitié de la liste dans le premier et sont naturellement moins présents dans le second. On peut s’étonner qu’un Alexis de Tocqueville, un Georg Simmel ou un Michel de Certeau soient absents du premier et en sens inverse qu’un William Robertson Smith, un Rudolf Otto ou un Emmanuel Lévinas ne figurent pas dans le second. Il va de soi que les substantifs propres à chaque tradition sont plus nombreux ou détaillés dans le DR que dans le DFR, notamment les locutions dérivées de la pensée théologique (par exemple, pour les suffixes en « tion » : incarnation, prédestination, rédemption, résurrection ; pour les innombrables « ismes » : babisme, orphisme, arianisme, encratisme, gnosticisme, etc.) En revanche, les suffixes de qualité ou de statut en « té » propres aux savoirs communs (légitimité, oralité, postmodernité, sexualité, identité, etc.) se retrouvent relativement plus présents dans le DFR. Mais au-delà de ces reflets de surface, entrons plus avant dans le traitement différencié de quelques mots-clés. Leur choix ne prétend pas à quelque représentativité car viser un tel objectif serait supposer que nos deux dictionnaires présentent chacun une identité spécifique et uniforme. Si ces entreprises

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éditoriales peuvent être distinguées l’une de l’autre par certains traits généraux caractérisant leurs intentions, leurs formes et leurs auteurs, elles ne comprennent pas moins de par leur nature largement collective une certaine diversité interne qui limite toute recension exhaustive. Sous réserve d’inventaire, le survol des deux ouvrages ne laisse pas néanmoins transparaître des disparités internes si flagrantes qu’elles obèreraient toute tentative de comparaison. Notre échantillon raisonné de huit termes stratégiques à comparer entre les deux dictionnaires (religion, fait religieux, sacré, dieu, sécularisation, église, secte, totémisme) est comme on le voit largement issu des commentaires généraux déjà engagés par les introductions. Il s’agit à travers lui de compléter ou de nuancer les premiers écarts différentiels perçus afin de préciser leur signification.

Religion

11 Alors que le DR consacre un article à l’histoire du mot et aux débats qu’il suscite encore aujourd’hui, le DFR redistribue la matière en au moins trois entrées (« Religion, approche historico-philologique », « Religions, typologie », « Religiosité »), sans parler du « fait religieux » que l’on analysera plus bas. L’historien canadien Michel Despland, connu pour ses travaux sur la naissance des sciences des religions 5, s’attelle à la tâche du DR en se centrant sur l’origine romaine puis sur l’usage occidental et chrétien du mot. Son point de vue n’est en cela guère éloigné des objectifs du DFR. À l’instar du schème philologique développé par le médiéviste Dominique Iogna-Prat pour le DFR, la fameuse tension originelle entre cueillir (relegere) et relier (religare) – à laquelle le dernier dictionnaire historique de la langue française ajoute un troisième terme avec recueillir (religere) 6§ – suit son destin institutionnel : d’abord unifié par l’ordre ecclésial dominant, puis avec les temps modernes redéployé en ses diverses polarités jusqu’au tournant des Lumières qui multiplie les régimes naturels et historiques d’entendement. Tout à la fois synonyme d’institution chrétienne et métaphore du fondement de toute société, le mot religion entre à partir du XIXe siècle dans les objets du savoir universel qui le relativise. D’où l’entrée sur les essais de typologie qu’il suscite depuis Max Weber et Ernst Troeltsch entre Église, secte et communauté mystique. Jean-Martin Ouedraogo, historien de la sociologie des religions, en retrace le parcours qui mène avec Gustav Mensching (1968) à un nouveau triptyque : les religions à vocation universelle comme le christianisme et l’islam que l’on peut qualifier de conquérantes, les religions naturelles plus introverties, les religions qui défendent une identité particulière de nation comme le peuple élu d’Israël ou le confucianisme de l’Empire du Milieu. À cette restructuration socio-historique du mot on peut opposer la « religiosité » abordée par Albert Piette dans une perspective d’anthropologie des croyances : vague attitude faite d’attirance et de scrupule envers ce qui impose le respect le plus absolu que l’auteur décline dans ses usages contrastés. La religion ou son adjectif reviennent ainsi comme ultima ratio pour le physicien contemporain confronté à l’inexplicable ; de même qu’ils servent à nommer les cultes les plus extrêmes engendrés par les totalitarismes du siècle dernier. Une telle déclinaison aux limites imprécises nous éloigne du triptyque, historique sinon missionnaire, qui préside au grand découpage du DR entre religions anciennes, bibliques et d’Afrique-Asie.

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Faits religieux

12 Cette expression au pluriel qui fait titre mérite attention. Le sociologue Jean-Paul Willaime, spécialiste du protestantisme et de la laïcité à l’EPHE, en développe cinq sens pour le DFR : 1- l’adjectif religieux est le produit de la différenciation des sphères de l’action collective dans le monde occidental moderne ; 2- son contenu suscite au moins trois types d’approche : fonctionnelle (ce que fait le religieux), substantive (ce qu’est en propre la religion), probabiliste (ce qui relève de la religion) ; 3- l’expression f. r. est née pour contrecarrer toute acception essentialiste de la religion en montrant dans une perspective de transmission laïque des connaissances comment elle résulte d’une construction socio-historique ; 4- les f. r. résultent dès lors de quatre dimensions : collective (institutions, organisations), matérielle (traces, œuvres), symbolique (mythes, théologies), expérientielle (émotions, affects) ; 5- tout f. r. constitue par ailleurs un analyseur de la société. Le DR s’en tient pour sa part à un discours de la méthode en plaçant l’expression au singulier. Jules Gritti (1924-1998), prêtre devenu sociologue et spécialiste de la communication à l’université de Louvain, opère en trois points : 1- le mot « fait » renvoie dans l’histoire des sciences à toute donnée empirique qui résiste à l’imagination (« Ce sont les faits qui jugent l’idée » disait Claude Bernard) : la statistique des pratiques religieuses dressée par un Le Bras en est un des meilleurs exemples ; 2- il peut aussi renvoyer au phénomène à causalité multiple : la résurrection de Jésus-Christ résulte de témoignages de foi dont la propagation produit une réalité phénoménale ; 3- il est enfin comme dans ce dernier exemple l’objet d’interprétations qui n’épuisent jamais sa signification. Ces grilles descriptives semblent l’une et l’autre bien prudentes quant à la signification même des processus en cause. L’entrée « Fabrique du religieux » du DFR que l’on doit au philosophe Jean Lambert s’aventure plus loin dans le contenu. Elle part d’abord de l’image d’un personnage très respectable qui en chutant inopinément dans la rue perd toute sa superbe : pour Bergson, cette scène chaplinesque a quelque chose de comique en ce qu’elle joue de contraste entre l’attendu et l’inattendu. Lambert en déduit tout un développement sur la « mécanique du divin », dynamique du clos et de l’ouvert. Le religieux se définit dès lors « moins par son intérieur et la connexion de ses trois murs canoniques (mythes et langages, rites et calendriers, règles et institutions) que par ses frontières poreuses, ses coulures dynamiques avec ses entourages, ses diffusions épidémiques ou ses traductions » (DFR, p. 1020). Il est bien un analyseur social en ce qu’il se veut total tout en se manifestant toujours de façon parcellaire : « Le religieux est un système de miettes, discours toujours en fragments (mythes), repris par des parcelles de rituels (rites), sanctionnés par des bribes d’enseignement et de normes (lois), que connecte un calendrier. » (ibid. p. 1021). Voilà qui oblige aux mises en miroir entre routines (le faire religieux) et éclairs (l’événement qui change tout). Ses traits présents sont marqués par l’éclatement et l’interférence de ses lieux : « Les religions mondiales s’indigénisent, s’inculturent et les religions indigènes se mondialisent, par exemple en se christianisant/islamisant pour l’Afrique. » (ibid.) Point n’est besoin d’insister sur l’enchaînement des tensions (événement/histoire, grâce/pesanteur, etc.) qui structure ce point de vue. L’auteur le confirme lui-même : « Si nous changeons d’épistémologie, il nous faut une épistémologie non cartésienne (Prigogine et Stengers) : non plus du quadrillage, de l’espace clos, des cellules de monastère et donc du conflit orthodoxie/hérésie, mais de la diffusion nuageuse du gaz, de la pandémie, du surf ou de la glisse, de la propagande composite, et donc de l’infection/protection, des

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virussages/contrôles, etc. » (ibid. p. 1025). Effraction dans le cours de l’histoire, le divin s’impose ainsi comme la quintessence du symbolique, comme figure de l’humanité créatrice qui fait que l’hominidé diffère de sa morne reproduction sur terre. Face à un tel phénomène, les sciences sociales sont appelées à un rôle civilisateur en prenant acte de cette créativité sans la réduire à ses seules causes historiques. La parenté entre cette épistémologie dualiste et certaine théologie dialectique telle celle de Karl Barth opposant la fulgurance du divin à la mécanique humaine mériterait d’être approfondie. Elle rapproche en tout cas par cette entrée les deux dictionnaires au-delà de leurs styles d’énonciation fort différents.

Sacré

13 Une nouvelle tension duale se retrouve dans l’intitulé même de l’entrée du DFR : « Sacré/profane ». On la doit à Philippe Borgeaud, professeur d’histoire des religions antiques à l’université de Genève. La philologie, l’anthropologie et la phénoménologie sont successivement convoquées pour retracer l’histoire d’une notion ambivalente dès l’origine. Dans son célèbre Vocabulaire des institutions indo-européennnes, Emile Benveniste (que l’auteur ne cite pas mais sur lequel il s’appuie sans doute) avait déjà clairement planté le décor à propos du terme latin sacer : « C’est en latin que se manifeste le mieux la division entre le profane et le sacré ; c’est aussi en latin qu’on découvre le caractère ambigu du “sacré” : consacré aux dieux et chargé d’une souillure ineffaçable, auguste et maudit, digne de vénération et suscitant l’horreur. 7 » La charge positive de la puissance (sacer, proche du grec hieros) ne va pas sans celle, négative, de l’interdit ou du séparé (sanctus, proche de hagios). Vaste catégorie archétypale qui précède les révélations divines, le sacré se manifeste donc dans le trouble ou l’équivoque de l’animal totémique dont le sacrifice et l’ingestion scellent paradoxalement l’identité du groupe (voir les travaux fondateurs de Robertson Smith sur The Religion of the Semites, 1899). Transgression instauratrice qui selon Durkheim est au principe séparateur des Formes élémentaires de la vie religieuse (1912). À travers l’exégèse du « numineux » (Das Heilige, Rudolf Otto, 1917), la phénoménologie allemande en a brossé le portrait d’un état tout à la fois énigmatique (mysterium), effroyable (tremendum), captivant (fascinans) et ambivalent (coincidentia oppositorum). Explorateurs, missionnaires et ethnologues ont ramené leur lot de termes exotiques s’y rapportant (tabou, mana, totem, etc.). S’appuyant sur les réflexions de Jonathan Z. Smith 8, Borgeaud insiste en conclusion sur la sémantique relationnelle du mot sacré : « Le sacré ou le profane ne sont pas des catégories substantielles, mais bien plutôt relationnelles, ou de situation relative. La frontière qui les sépare est mobile. Rien n’est sacré en soi, il n’y a que des choses sacrées en relation à d’autres, qui ne le sont pas, ou moins. » (DFR, p. 1116). L’appréhension de cette relation à travers la philologie, l’anthropologie et la phénoménologie structure encore plus nettement l’article érudit de Julien Ries, pilier du DR et spécialiste de la question. L’auteur multiplie les cadres linguistiques pour les relier dans l’archétype de l’homme religieux déjà mentionné comme clé de voûte du dictionnaire : « L’homo religiosus découvre le sacré parce que celui-ci se manifeste. Par cette découverte, l’homme aboutit à la certitude de l’existence d’une réalité qui transcende ce monde. L’analyse de la structure des hiérophanies nous amène à y découvrir trois dimensions : la dimension absolue, le divin ; la dimension naturelle de l’objet médiateur ; la dimension de médiation, à savoir l’objet naturel chargé de sacralité. » (DR, p. 1770). Cette triade d’attributs qui fait

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penser au triptyque lacanien (imaginaire, réel, symbolique) peut également rappeler la trinité chrétienne (père, fils, esprit). En tout état de cause, les deux entrées (DR et DFR) se rejoignent en ce qu’elles passent à côté des jeux entre désacralisation et resacralisation que l’époque contemporaine a pourtant fait proliférer, de l’action humanitaire par exemple au tatouage des corps en passant par les techniques de développement personnel.

Dieu

14 Le même air de parenté entre les deux dictionnaires se retrouve au titre de l’évocation du divin proprement dit. Certes le DFR insiste sur la pluralité originelle et universelle de ses formes (« Dieu(x) et divinités » est son titre) et le DR construit son développement autour du mot à la majuscule de grandeur et d’exclusivité propre aux monothéismes historiques. Dans le DFR, on retrouve l’historien Ph. Borgeaud qui retrace une nouvelle généalogie des représentations rationnelles du divin : espèces anthropomorphisées lors des rites de chasse et de sacrifice, panthéons à hiérarchie variable, représentations irréductibles les unes aux autres (« Les kamis du shintoïsme, pas plus que les Maîtres des animaux amazoniens ou sibériens ou les vodu afro- amazoniens, ne sont des correspondants adéquats des dieux grecs ou mésopotamiens », p. 259), inlassables opérations de traduction entre elles. L’entrée « Dieu » du DR se compose de trois parties où le titre s’éprouve dans la Bible, dans l’hindouisme et dans l’islam. Rien d’étonnant à ce que la première partie soit la plus fournie : un théologien jésuite de renom (André Manaranche) et deux biblistes chevronnés, Henri Cazelles (1912-1999) et Édouard Cothenet, sont aux commandes. La doctrine biblique qui n’admet qu’un seul dieu distinct du monde est ici soumise à la lancinante question de sa pluralité constitutive : « Les “lieux divins” sont différents (cosmos, histoire, nature, conscience). Les fondements aussi (élection, simple révélation, seule raison, expérience affective). Sans parler de l’aspect culturel (monothéisme local, non exportable ; monothéisme missionnaire, avec ou sans prétention de salut universel, etc.). Le dialogue est impossible sans un inventaire préalable des différences : en les niant, on tombe dans un déisme vague, qui n’est porteur d’aucune confession ; ou bien dans un syncrétisme “mystique” qui, dans le christianisme comme dans l’Islam, ne fait que revenir à la ténèbre commode du néo-platonisme. » (A.M., p. 494). L’intelligence du divin exige ainsi de reconnaître la pluralité de ses fondations historiques et dans le même mouvement de décider de leurs filiations. L’exégète Cothenet n’hésite pas ainsi à rétablir l’ordre des figures bousculé par quelque irruption hérétique : « Ce sera donc une erreur manifeste que d’opposer, avec Marcion, le Père révélé par Jésus au Démiurge, le Dieu imparfait des Juifs, responsable du monde avec tous ses désordres. Non, le Dieu de Jésus, c’est bien le Père, Seigneur du ciel et de la terre (Mt 11,25) » (p. 500). Ce ton doctrinaire qui tranche avec les descriptions philologiques et historiques qui suivent à propos du divin dans l’hindouisme et l’islam ne va pas cependant sans une réflexion critique autour des mots de la tribu. « On ne peut donc se fier aux seuls mots, sans les vérifier par l’expérience profonde. Le christianisme s’est fait accuser d’athéisme aux premiers siècles (→ Polycarpe, Justin) par les tenants de la religion impériale ; il se fait réduire au monothéisme par les gens pressés de trouver une classification ; il est taxé de polythéisme par ceux qui refusent l’Unitrinité, suspectent les formes du culte catholique ou récusent le langage communionnel des mystiques. C’est dire la difficulté de l’entreprise qui se propose de définir et

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d’inventorier les “théismes”. » (A. M., p. 492). Un tel relativisme sémantique rejoint en fin de compte celui qui est au principe de l’entrée plurielle du DFR. Il correspond plus généralement à la « forme paradoxale » de tout dictionnaire dont la disposition arbitraire des mots par l’ordre alphabétique s’oppose au classement volontaire qui préside à leur choix 9.

15 Ces quatre premiers mots-entrées correspondants à des notions fondamentales illustrent bien ce qui distingue et ce qui relie nos deux dictionnaires. D’un côté (DFR), une focalisation sur ce qui dans le langage renvoie à la construction symbolique et tout spécialement savante de ce qui se donne comme religieux dans toutes ses variantes dans le temps et l’espace ; de l’autre (DR), un choix lexical surdéterminé par ce que l’histoire de la pensée occidentale a déposé comme significations propres au travail de la raison (logos) en quête du divin. Deux visées différentes mais dont la réalisation dans le détail laisse cependant transparaître des interférences certaines comme on l’a montré. L’examen comparatif des quatre mots-entrées suivants accuse les traits tant divergents que convergents entre les deux ensembles.

Sécularisation

16 « Passage (d’un religieux) à la vie séculière » (1587), « passage (d’un bien ecclésiastique) dans le domaine de l’État » (1743), « autorisation pour un religieux de porter l’habit séculier » (XXe siècle), cette dérivation dont l’usage fut longtemps juridique a pris un tour nettement sociologique depuis un demi-siècle. Dans un article qui a fait date, le sociologue François-André Isambert a établi une distinction entre la « sécularisation interne » du christianisme (introduction d’éléments séculiers dans l’institution ecclésiale, par exemple la science critique des Écritures) et la « sécularisation sectorielle » de la société occidentale (levée de toute emprise ecclésiale sur des secteurs majeurs de la vie sociale comme l’éducation) 10. Il y a tout lieu de penser que le DR résulte de la sécularisation interne tandis que le DFR est un produit de la sécularisation globale du savoir. Le mot est donc au cœur de nos deux entreprises éditoriales et ce n’est pas un hasard si l’initiatrice principale du DFR, Danièle Hervieu-Léger, sociologue des religions à l’EHESS, est l’auteur de cette entrée capitale. Son article est l’illustration même des objectifs de l’avant-propos : généalogie des usages du mot (ici juridiques, confessionnels et sociologiques) ; éclairage du problème de connaissance qu’ils posent ; clés de résolution avancées. La place manque pour retracer la chaîne des acceptions et théories successives. Signalons seulement que la conquête moderne de l’autonomie individuelle et civile marquée par le renversement de l’Ancien Régime ecclésial et monarchique n’est pas étrangère à l’esprit subversif du christianisme primitif. De même, la perte des grands récits à laquelle elle aboutit à la fin du XXe siècle n’est pas non plus étrangère à la montée en régime de ce que le philosophe canadien Charles Taylor appelle une « supernova » de références spirituelles revisitées 11. Ces phénomènes paradoxaux ont reçu au moins trois types d’explication. D’abord celui que l’on pourrait qualifier de « révisionniste » : le retour du refoulé spirituel selon un mouvement de balancier inéluctable (c’est ce type d’explication qu’évoquait précédemment le cardinal Poupard). Ensuite le type « postmoderniste » : la dérégulation institutionnelle de la religion qui décompose le sens prescrit par les autorités autorise le libre réemploi des ressources symboliques offertes par les traditions. Enfin la théorie de « l’exculturation » qui semble avoir la faveur de notre

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sociologue : un « mouvement culturel par lequel le tissage religieux de la culture profane tend aujourd’hui à se dénouer » (DFR, p. 1156). La culture de l’individu, la compression des espaces et des temps, la manipulation de la nature et la contractualisation généralisée des relations forment ses traits les plus marquants. Cette entrée réflexive tranche avec la notice normative du DR (« Sécularisation et sécularisme »). L’auteur de cette dernière (Franc Rodé), lazariste devenu cardinal, ne cache pas son engagement missionnaire : « Ainsi la sécularité, légitime autonomie des réalités terrestres, valorisation de l’homme, du monde et de l’histoire, est un fait positif. Elle a son origine dans la tradition judéo-chrétienne, elle fut reconnue solennellement par le Concile Vatican II (Gaudium et Spes, 36). Le sécularisme manque à respecter l’homme dans toutes ses dimensions. Il conduit finalement – l’histoire récente en témoigne – à son asservissement. » (DR, p. 1858). L’écart de perspective entre le DFR et le DR ne peut être là plus explicite. On en trouve un équivalent avec le terme « Église », autre mot central.

Église

17 Conformément à l’esprit interdisciplinaire du DFR, Denis Pelletier, historien du catholicisme à l’EPHE, inscrit ses points de repères historiques dans une réflexion sur la signification sociologique du mot. Il en définit donc au préalable les termes : « L’Église est la forme institutionnelle au travers de laquelle le christianisme, dans ses diverses traditions, se définit comme acteur collectif de l’histoire. Elle est vécue par ses membres sur le mode d’une réalité à la fois humaine et divine, une société qui unit les vivants et les morts. » (p. 294). Il pointe ce faisant le paradoxe qui veut que le « coup de force théorique » de Durkheim consistant à « déposséder le christianisme du monopole sur le mot “Église” afin de fonder un savoir laïque sur les religions apparaisse a posteriori comme l’application illégitime d’une catégorie chrétienne à des religions qui lui sont étrangères » (ibid.) La typologie wébérienne Église-secte apparaît en regard plus neutre avec sa liste d’attributs ecclésiaux (pouvoir de dispense des biens de salut, esprit latitudiniste, compromis avec le monde, corps de spécialistes, etc.) Mais l’arrière- plan protestant qui la structure rappelle également le poids de l’histoire du christianisme sur les catégories de l’entendement sociologique. Nous ne pouvons nous étendre sur le récit des enchaînements historiques qui façonnent l’institution (fondation plurielle, schismes, réformes et autres adaptations à l’air du temps). Notons seulement que si ses principaux éléments se retrouvent dans l’autre entrée du DR, cette dernière avance a contrario la doctrine de « l’Église enseignante » et de « l’Église enseignée » mais n’évoque pas la réforme grégorienne (XIe siècle), pourtant fondamentale (centralisation romaine, discipline du clergé, auctoritas versus potestas). On doit cette entrée à Claude Bressolette doyen honoraire de l’Institut catholique de Paris et vicaire général pour les chrétiens d’Orient. Si le DFR s’interroge sur ses propres catégories de connaissance, le DR en revanche adopte un présent normatif qui se suffit à lui-même et file allègrement la métaphore : « Ébauche toujours imparfaite du Royaume de Dieu qu’elle porte comme un trésor dans un vase d’argile et qu’elle doit annoncer partout à temps et à contretemps, l’Église est le signe nécessaire du salut proposé à tous les hommes puisque Dieu veut que tous soient sauvés » (p. 580). L’écart de perspective sature ici le langage, mais d’autres entrées révèlent à l’inverse une complémentarité remarquable entre les deux dictionnaires. Sans doute parce que leurs mots portent plus sur des altérités partagées, par exemple les termes « secte » ou

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« totémisme », que sur des mots encore chargés par le conflit d’héritage entre science et croyance.

Sectes

18 Les deux dictionnaires déclinent le terme au pluriel de ces innombrables groupements volontaires qui professent la même doctrine au sein ou en marge des religions. Le DR répartit même sa matière entre les sectes occidentales contemporaines, les sectes dans l’hindouisme et dans le taoïsme. L’entrée du DFR est due à Nathalie Luca, anthropologue au CNRS et spécialiste des sectes, et celle du DR est due pour la partie théorique et occidentale à Jean Vernette (1929-2002), responsable épiscopal pour la question des sectes, et pour la partie hindouiste à l’universitaire Jean Varenne (1926-1997) – la partie taoïste ne contient quant à elle que deux notules informatives. Un même mouvement suit les exposés respectifs : étymologie double du mot (sequi : suivre ; secare : séparer), typologie sociologique, histoire moderne de la prolifération des nouveaux mouvements religieux, mesures politiques et juridiques face aux dérives sectaires. Si le DR allonge la liste des théories typologiques depuis Weber et Troeltsch (notamment celle de Bryan Wilson : sectes conversionnistes, révolutionnaires, introversionnistes, manipulatrices, thaumaturgiques, réformistes, utopistes, etc.), le DFR développe de son côté toute une théorie de la stigmatisation où la définition de la secte résulte des variations de valeurs suivant les cadres nationaux : ce qui est perçu comme trahison militaire en Corée le sera comme manipulation mentale en France ou simple engagement minoritaire en Suède. Certes, au chapitre des dérives suicidaires ou meurtrières le clerc se montre moins neutre que l’anthropologue, mais la fenêtre ouverte par le DR sur l’hindouisme accroît la variabilité des valeurs : bien que rompant dramatiquement avec la société rituelle, le renonçant (samnyasin) devenu saint (sâdhu) et maître de vérité (guru) peut attirer positivement à lui les disciples ; à l’inverse, le conflit se noue lorsque la communauté morale qu’il crée autour de lui se transforme en religion dissidente (cf. le mouvement Sikh). Mais comme le rappelle l’histoire occidentale, la secte d’hier devient souvent le mouvement religieux d’aujourd’hui avant de prétendre incarner l’Église de demain.

Totémisme

19 « Le totem (terme algonquin) est un animal ou un végétal, parfois un phénomène naturel, associé à la vie d’un groupe (clan, classe d’âge, phratrie) à la façon d’un ancêtre, objet de crainte, de révérence et de culte. En Océanie, en Amérique, les poteaux totémiques placés à l’entrée du village représentent dans leurs dessins et sculptures superposés la succession des ancêtres du clan. Le totémisme désigne l’ensemble des théories qui tendent à faire du totem l’origine de la religion ou le fondement d’institutions et de comportements dans les “sociétés primitives”. » (DR, p. 2033). « La catégorie du “totémisme” a longtemps dominé les rapports de la tradition anthropologique avec la question du religieux. Le totémisme – comme le fétichisme ou l’animisme – est au cœur des débats de la fin du XIXe et du début du XXe siècle sur l’origine de la religion et de la quête d’un religieux sinon originel du moins élémentaire (Durkheim). » (DFR, p. 1233). On doit la première phrase au franciscain Jacques Vidal et la seconde à l’africaniste André Mary, tous deux déjà présentés. On pourrait poursuivre

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l’accolement des deux articles tant ils se complètent l’un l’autre. Le premier est plus descriptif et factuel, le second est plus réflexif et épistémologique. Ce dernier retrace la fortune et le déclin de la théorie totémiste des années 1870 à 1910 ; il rappelle par exemple que l’ethnographie des tribus australiennes (Spencer, Guillen, 1899) a fait exploser les spéculations anthropologiques en montrant que les trois composantes du « système totémique » (ancrage du totem dans l’organisation clanique, appellations empruntées au règne animal ou végétal, croyance en un lien de parenté entre espèce et clan) n’étaient pas réunies sur le terrain. Ce qui n’a pas empêché Durkheim de voir dans le totémisme une des principales Formes élémentaires de la vie religieuse (1912) en l’inscrivant dans une théorie du symbole emblématique et de la contagiosité des émotions collectives, source d’identification d’une communauté morale. Théorie que Lévi-Strauss invalide cinquante ans plus tard (Le totémisme aujourd’hui et La Pensée sauvage, 1962) en contestant : 1- le recours explicatif à une catégorie indigène (le mana ou esprit du clan qui l’associe au totem), 2- l’explication de l’origine de la religion par l’inexpliqué des moments d’effervescence collective qui soudent le clan, 3- l’enfermement dans le type univoque de relations entre espèce et clan alors que la dénomination clanique résulte d’un choix symbolique qui met en jeu une double série d’écarts différentiels entre espèces et entre clans. À cette critique, l’auteur adjoint le célèbre finale de L’Homme nu (1971) où Lévi-Strauss voit dans le caractère répétitif de l’ordre rituel, le symptôme de « l’indigence de la pensée religieuse » : « cette tentative éperdue, toujours vouée à l’échec, pour rétablir la continuité d’un vécu démantelé sous l’effet du schématisme que lui a substitué la spéculation mythique constitue l’essence du rituel ». A. Mary ajoute laconiquement : « Si la religion est l’autre du totémisme comme le rituel est l’autre du mythe, on peut sans doute dire qu’ils participent l’un et l’autre de cette illusion du retour à la continuité inaugurale rompue par le mythe et en ce sens traduisent, selon les mots de Lévi-Strauss, un “abâtardissement de la pensée consenti aux servitudes de la vie” (L’Homme nu, p. 603). Il n’est pas sûr que la religion soit finalement “bonne à penser”. » (DFR, p. 1238). Question fondamentale qui pourrait bien remettre en cause toute tentative de faire de la religion un objet pertinent pour les sciences sociales ! Mais ici à tout le moins la complémentarité domine entre le DFR et le DR. Ce dernier déroule en effet le schème d’une théorie contestée en élargissant à peine l’angle de vue aux branchements psychanalytiques opérés par Freud dans Totem et tabou (1913) où le totem correspond à l’animal que le repas sacrificiel du clan substitue au père pour souder le lien entre ses fils. Les deux entrées convergent finalement pour considérer le totémisme comme un moment de la pensée occidentale qui s’interroge sur les rapports entre le social, le symbolique et le religieux.

20 On pourrait poursuivre au fil des mots cette évocation des convergences, interférences et divergences de contenu et de perspective entre les dictionnaires. Mais de notre petit sondage ressortent quelques premières réflexions, au moins sur quatre points.

21 1. Si les sciences des religions ne sont pas avares de théories ni de typologies, leurs mots relèvent principalement des traditions spirituelles qu’elles étudient (notamment pour l’histoire) et des néologismes disciplinaires qui servent leur raisonnement (notamment pour la sociologie et l’anthropologie). C’est naturellement le lot de toute rencontre entre sciences sociales autour d’un champ lexical particulier, mais force est de constater que la course au savoir se joue moins dans la création de néologismes singuliers comme ceux de totémisme ou de chamanisme que dans la réallocation de sens aux mots les plus usés comme ceux de religion, d’église ou de sacré.

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22 2. La résistance des mots au temps provient de ce que les choses et les idées qu’ils désignent persistent mais aussi se transforment. La polysémie d’adjectifs tel ceux de religieux ou de sacré leur assure longue vie pendant laquelle plusieurs paradigmes et théories s’épuisent à conjurer leurs multiples acceptions possibles. Les dictionnaires permettent au moins de fixer quelques repères dans ce cours des significations. Le DR et le DFR partent ainsi des mots forgés par les traditions spirituelles, théologiques et ecclésiales pour en retracer l’itinéraire sémantique, les ressaisir dans leur contexte et les expliquer comme faits symboliques. L’un comme l’autre et à des degrés divers s’arrêtent parfois plus ou moins en chemin.

23 3. Tout se passe comme si avec le DR s’éprouvait dans les années quatre-vingt en France une sorte de baroud d’honneur de l’Église enseignante à travers ce qui lui reste de têtes pensantes et de compagnons de route dans les sciences humaines. Dans cette perspective, le DFR semble prendre le relais vingt ans plus tard en répondant plus nettement encore à une attente de connaissance déconfessionnalisée sur les phénomènes religieux à la troublante persistance. Mais si le premier emprunte allègrement aux paradigmes des sciences de la mort de Dieu pour les religions qui lui sont lointaines, il en reste pour les mots-clés de sa propre tradition à la norma normans de sa théologie. De même, si le second fonde légitimement son ambition sur la généalogie des savoirs attachés aux faits ou au faire religieux, certaines de ses entrées restent encore tributaires des catégories et perspectives théologiques mises en question.

24 4. Dans l’entrée « Sciences religieuses » du DFR, l’historien Claude Langlois (EPHE) conclut son évocation de l’émergence au XIXe siècle en France et en Europe d’un savoir laïque et universitaire par une série de tensions dont nous avons précisément rencontré les traces dans notre approche des deux dictionnaires : « D’un côté une histoire des religions tiraillée entre comparatisme et apologétique, entre théorisation et compilation ; de l’autre des sciences religieuses éclatées à cause de la pluralité des champs disciplinaires, des chantiers de l’histoire et de la diversité des civilisations. D’un côté une synthèse impossible, parce que toujours en mal de légitimation, de l’autre une scientificité plurielle toujours en quête de recomposition » (p. 1144). Plus d’un siècle plus tard, les sciences sociales ont certes pris la main sur le cours éclaté des connaissances au détriment des théologies universelles. Les paliers franchis dans l’interférence mondiale des espaces et des temps activent sans doute ce cours. Mais la religion s’y donne comme un objet d’autant plus problématique que les mots qui la pensent héritent de la longue histoire religieuse du savoir occidental.

NOTES

1. Je remercie Régine Azria, Danièle Hervieu-Léger et André Mary pour leur lecture attentive et leurs remarques sur une première version de cette note critique. 2. Par exemple, Les disparus du Littré (H. Neefs, dir.), Paris, Fayard, 2008.

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3. L’application Books Ngram Viewer mise au point par Google peut analyser cinq cent millions de mots répartis en plusieurs grandes langues à partir d’une base numérisée de cinq millions de livres (www.googlelabs.com). 4. « Abaton : Neutre singulier d’un adjectif grec signifiant “impraticable”. Il s’employait substantivement comme désignation d’un lieu (sanctuaire, tombeau) dont l’accès était interdit au profane. → Médicaux (cultes) » (DR, p. 1). 5. M. Despland, L’émergence des sciences de la religion. La Monarchie de Juillet : un moment fondateur, Paris, L’Harmattan, coll. « Religions et sciences humaines », 1999. 6. Dictionnaire historique de la langue française (A. Rey, dir.), « Religion » (p. 1898-1899), Paris, Le Robert, 2010. 7. E. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, 2. Pouvoir, droit, religion, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1969, p. 187-188. 8. J. Z. Smith, « The Topography of the Sacred », in Relating Religion. Essays in the Study of Religion, Chicago University Press, 2004, p. 101-116. 9. B. Quemada, Les dictionnaires du français moderne, 1539-1863. Étude sur leur histoire, leurs types et leurs méthodes, Paris, Didier, 1967 ; H. Meschonnic, Des mots et des mondes. Dictionnaires, encyclopédies, grammaires, nomenclatures, Paris, Hatier, 1991. 10. F.-I. Isambert, « La sécularisation interne du christianisme », Revue française de sociologie, XVII, 1976, p. 573-589. 11. Ch. Taylor, L’âge séculier (A Secular Age), Paris, Seuil, coll. « Les livres du Nouveau Monde », 2011 (trad. P. Savidan).

AUTEUR

PIERRE LASSAVE

CEIFR (EHESS-CNRS), [email protected]

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Anthropologie et religion, aujourd’hui. Actualité des classiques, antiquité des contemporains ? À propos de : MARY André, Les anthropologues et la religion, Paris : Presses universitaires de France, coll. « Quadrige Manuels », 2010. Lambek Michael (éd.), A Reader in the Anthropology of Religion, seconde édition, Malden (EU), Oxford (GB), Victoria (Australie), Blackwell Publishing, 2008.

Lionel Obadia

1 Quelles sont exactement, s’il y en avait de clairement délimitées, les bornes épistémologiques ou méthodologiques qui définiraient « l’anthropologie des religions » ? L’identité de ce domaine d’études à l’intitulé très revendiqué – par des sciences littéraires, historiques et sociales – admet des variations plus ou moins marquées. La labilité du concept d’« anthropologie des religions » autorise ainsi la participation de disciplines, méthodes ou approches diverses dans un même champ : histoire politique ou culturelle, philosophie, codicologie et épigraphie, exégèse et philologie, ethnographie, etc. C’est au moins autant l’objet (« religion ») que l’approche qui en détermine le cadre analytique qui est de nature à faire débat. Par sa plasticité, la notion d’« anthropologie » est un peu la tarte à la crème de la fin du XXe siècle-début du XXIe siècle tant elle semble pouvoir s’appliquer à toute perspective sur le religieux qui s’intègre peu ou prou dans une réflexion générale sur l’Homme et la religion. Sans faire totalement écho à la remarque ironique d’un Dan Sperber, pour qui ce qui fait consensus chez les anthropologues n’est ni l’épistémologie, ni la méthode du savoir qu’ils élaborent, mais une défense quasi communautariste de l’identité de leur discipline, ce qu’il est convenu de regrouper sous la bannière d’« anthropologie des religions » se rapporte ici à la tradition de l’étude comparée des cultures et des cultes, telle qu’elle a été institutionnalisée au XIXe siècle avec notamment l’œuvre d’Edward Tylor, et telle qu’elle continue, bon an, mal an, de produire une connaissance fondée sur l’expérience directe des croyances « autres » ou « des autres ».

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2 Certains, il est vrai, entendent élargir le champ de l’anthropologie des religions (en général, ce ne sont pas des anthropologues de profession : Morris, 1987, Ries, 1992), alors que d’autres campent sur des positions plus fermées, et le champ demeure tiraillé entre la tentation du repli orthodoxe (à ne faire tenir dans le périmètre de la discipline que des auteurs, concepts et modèles d’analyse qui s’inscrivent dans une tradition de pensée et de méthode clairement identifiée) et celle de l’ouverture à tout va, selon laquelle, d’après un principe que les lecteurs de Paul Feyerabend connaissent bien, « tout est bon » dès lors que cela se colore ou se revendique de l’anthropologie, au péril de dissoudre toute singularité du champ dans une sorte de magma hétéroclite et polyphonique où il serait impossible de distinguer l’« anthropologie » de l’essai historique, de la philologie comparée, de l’exégèse théologique ou de l’ethnographie localisée. Les démarches, pourtant, ne sauraient être confondues, et entre les approches scripturaires et ethnographiques, la réalité religieuse décrite oscille entre textualité (du matériau) et textualisation (de l’empirie), entre étude des systèmes symboliques et des registres d’action. Cette « frontière » mouvante est un site stratégique de confrontation des vues (extensives ou restrictives) sur l’anthropologie des religions, tout autant qu’elle incarne un territoire revendiqué par plusieurs disciplines.

3 Il a parfois été d’usage de référer à des délimitations géographiques ou culturelles pour rendre compte d’une cartographie distinctive – et pour tout dire, discriminante – des sociétés et religions étudiées par les ethnologues (parce que sociétés « lointaines » et « primitives ») et celles réservées à leurs homologues scientifiques inscrits dans d’autres traditions (sociologiques). Il est sans doute vrai que ce qui caractérise en propre l’anthropologie des religions, c’est d’avoir développé des méthodes d’investigation (ethnographiques) et des théories à l’occasion d’enquêtes sur le terrain de sociétés orales non occidentales, ce qui lui a a posteriori conféré une identité propre. Ce n’est donc pas tant le terrain que l’approche qui caractérise « le religieux des anthropologues », même si la seconde doit sa singularité au premier. L’identité de l’anthropologie des religions ne se laisse toutefois pas saisir aisément et plus que d’hypothétiques « règles de la méthode » qu’il a, fort heureusement, manqué à l’anthropologie de se voir assigner, c’est l’inscription dans une tradition intellectuelle, forte de théories et de méthodes héritées et renouvelées de génération en génération, qui garantit le plus distinctement (mais pas le plus aisément) l’identité du champ. L’anthropologie des religions peut donc tout autant se définir de manière « générique » (comme un genre de savoir distinctif) et « généalogique » (par référence à des auteurs et modèles d’analyse antérieurs).

4 Les rétrospectives générales à propos de l’approche anthropologique de la religion se sont faites plus rares depuis la parution du déjà daté Théories de la religion primitive d’Edward E. Evans-Pritchard (1965) lequel s’autorisait à passer en revue l’ensemble des théories sur ce qui était conçu comme l’objet premier de l’anthropologie. Évidemment, nombreuses sont depuis les contributions ethnographiques particulières – de type monographique – où les approches anthropologiques de la religion se donnent immédiatement à voir plutôt qu’à longuement expliquer. Il reste toutefois que la forme du précis théorique – en particulier dans le genre du manuel – participe plus de la spécification d’un champ de connaissance et s’avère donc un outil indispensable pour saisir, à partir d’une cartographie aux contours explicites (mais au péril d’une simplification) ce qui relève d’une démarche sociologique, phénoménologique,

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historique ou anthropologique (Rodriguez & Harding, 2009). Les manuels en langue française, peu nombreux, jouent à ce titre un rôle de reconstitution rétrospective du champ de l’anthropologie des religions, que ce dernier apparaisse extensif à des auteurs revendiqués par plusieurs disciplines – Weber, Durkheim, Freud (Rivière, 1997) ou plus restreint à des auteurs reconnus pour un ancrage plus ferme dans l’ethnographie comparée (Obadia, 2007).

5 C’est encore une traduction, celle des Essais d’anthropologie des religions (incluant la désormais célèbre contribution de Clifford Geertz « la religion comme système culturel ») qui a signalé, lors de sa parution en français (1972), les progrès en cours de ce savoir dans le monde anglo-saxon. L’espace éditorial de l’anthropologie des religions y est depuis à l’évidence plus vaste qu’en France. La tradition anglo-saxonne (britannique et nord-américaine) a développé et maintenu l’usage des Readers, ces compilations de textes « fondamentaux », extraits d’œuvres « classiques » ou importantes, à partir desquelles s’installe une tradition intellectuelle. Le format du Reader est donc logiquement bien plus répandu dans le monde anglo-saxon qu’en France, comme le montrent des parutions récentes (Glazier et al., 1997, Bowie et al., 2002) malgré la parution malheureusement plus guère citée (car non rééditée) de l’Anthropologie religieuse : les dieux et les rites édité par John Middleton en 1974 (traduction du Gods and Rituals de 1967). Sous-titré textes fondamentaux, le volume comprend quelques-unes des références majeures de l’époque (Fürer-Haimendorf, Skinner, Elkin etc.), mais constitue, plus qu’un corpus de théories, une collection de travaux ethnographiques à partir desquels les grands concepts de l’anthropologie des religions (systèmes, fonctions, idéologies, etc.) se dévoilent, en particulier grâce à la brillante introduction rédigée par Marc Augé, dans laquelle il réorganisait néanmoins le champ du savoir à l’aide de ses propres théories (et du concept d’idéo-logiques). En France, patrie qui compte pourtant certains des plus renommés pionniers de l’anthropologie des religions (Durkheim et Mauss, évidemment), le Reader est un style encore rare, même si le manuel n’est pas non plus un genre beaucoup plus développé (Lassave, 2008).

6 Mais la circonscription du champ, au détour de l’histoire de ses idées, est loin d’aller de soi. Car la chronique des grands auteurs et théories, si elle n’est pas adossée à un effort pour dégager les liens logiques qui les relient entre eux, demeure confinée à une archéologie à plat de la succession diachronique des modèles et paradigmes. Une archéologie – non foucaldienne – de plus en plus contestée par les nouvelles voix de l’anthropologie pour qui l’innovation doit primer sur le classicisme. Devant les appels répétés de ses propres troupes à se réinventer, et les critiques énoncées de l’extérieur (émanant des différentes Studies), l’anthropologie contemporaine est de plus en plus tentée par la vogue postmoderniste consistant à préférer des intentions programmatiques projectives (les « nouvelles » anthropologies pour saisir un « monde qui change », i.e., celui dont l’avènement prochain ne peut être saisi par les outils du passé) à des détours rétrospectifs (par des anthropologies « classiques » frappées du sceau de l’infamie idéologique – elles auraient été colonialistes – ou de l’obsolescence théorique). Il résulte de cette situation que nombre d’auteurs et d’œuvres désignés comme « classiques » se voient relégués au rang de simples précurseurs dont la lecture n’est désormais plus nécessaire ni profitable – avec le risque évident, que les coupes franches opérées dans le savoir encyclopédique amènent finalement la recherche à admettre comme originales des découvertes théoriques déjà éprouvées...

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7 Parce que le passé d’un champ de la connaissance ne se présente jamais comme une sédimentation inerte d’idées successives, parce que l’autorité intellectuelle des « anciens » continue, de manière plus ou moins appréciable, à traverser les travaux contemporains, mais aussi du fait du rapport entre l’identification dans le présent de l’anthropologie des religions par référence à son passé, deux ouvrages – l’un rédigé par André Mary, les anthropologues et la religion, (2010) et l’autre dirigé par Michael Lambek, A Reader in the Anthropology of Religion, (seconde édition, 2008) – s’essayent à tracer les contours épistémologiques de ce domaine de savoir. Évitant tous les deux l’écueil de l’enfermement de l’anthropologie dans le culturalisme et la variabilité des faits religieux (tentation relativiste) ou, au contraire, dans des affirmations d’une généralité telle qu’elles confient a priori à la civilisation humaine dans son ensemble (tentation universaliste), les deux auteurs se donnent pour objectif de souligner que les recherches empiriques conduites dans le cadre de l’ethnographie des religions forment un corpus cohérent constitué de contributions individuelles, mais qui leur confèrent une unité théorique. L’anthropologie des religions ne saurait se confiner à ce qu’en dit un auteur particulier, mais participe d’une histoire plus globale des idées et des méthodes des sciences de l’Homme : les deux auteurs, anthropologues professionnels, fins connaisseurs eux-mêmes des manifestations empiriques de la religion (étudiées respectivement par A. Mary en Afrique de l’Ouest, et par M. Lambek à Mayotte et Madagascar) ont l’élégance de se retrancher derrière d’autres et se réservent le rôle de chef d’orchestre de cette mise en ordre conceptuelle, facilitant ainsi grandement l’intelligibilité du champ.

André Mary, les anthropologues, la religion

8 André Mary livre là un ouvrage particulièrement intéressant, mais difficile à classer entre les habituels manuels et les Readers. Les anthropologues et la religion, dont le titre emprunte, sous une forme inversée, à un texte peu connu d’Edward Evans-Pritchard (La religion et les anthropologues, 1960) est un livre qui rend compte d’un « parcours de lectures personnel » tel que l’auteur le présente (p. 1) et tisse des liens – filiations, généalogies, liens logiques et dialogiques – entre différentes œuvres, pour finalement questionner l’identité même du domaine. Là où Evans-Pritchard concentrait son propos sur les fondations d’un champ particulier de l’anthropologie, mentionnant quelques grands « fondateurs » au XIXe siècle (Comte, Saint-Simon, Freud, Durkheim, Spencer, Tylor), sans prêter plus attention aux développements contemporains d’un secteur très dynamique de l’anthropologie, A. Mary inscrit au contraire ses Anthropologues et la religion dans une histoire plus récente, celle du XXe siècle : ce n’est plus un ordre chronologique, mais des raisons logiques qui poussent alors à situer Robert Hertz, plus que Tylor ou Durkheim, comme point de départ.

9 Le parcours de lectures ici proposé se positionne ainsi comme une œuvre inattendue au regard de ce qui se fait actuellement dans la littérature : essais, monographies, manuels, « introduction à »... Ce n’est pas à proprement parler un Reader, mais l’ouvrage offre néanmoins un parcours singulier retenant sept auteurs-clés, dont l’œuvre aura marqué le champ : Robert Hertz, Edward E. Evans-Pritchard, Claude Lévi- Strauss, Roger Bastide, Clifford Geertz, Marc Augé et Jeanne Favret-Saada. On peut sans doute estimer cette liste incomplète, tant manquent certains grands noms de la discipline (comme Marcel Mauss, par exemple). Pour autant, c’est moins un

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compendium qu’une sélection particulière (et affirmée comme telle) d’auteurs-clés : certains encore très réputés (Lévi-Strauss, Favret-Saada, Augé, Evans-Pritchard, Geertz), d’autres quelque peu oubliés (Hertz), mais tous considérés comme majeurs.

10 Se confrontant directement aux habituelles questions d’école (anthropologie « religieuse » ou « de la religion »), et évitant l’écueil d’une définition essentialiste du religieux, l’auteur rappelle que la définition du religieux est, en anthropologie, affaire de paradigmes (p. 9) – initialement, celui du primitivisme et de l’altérité. Il entend ensuite mettre en avant les filiations de pensées à travers des auteurs qui, s’ils n’ont pas toujours « dialogué » personnellement, ont néanmoins produit des œuvres qui se font écho les unes aux autres. Appliquant, si l’on peut tisser la métaphore jusqu’à ce point, la méthode maussienne, puis structuraliste (qui veut que la signification d’un terme/d’un fait soit définie par rapport à d’autres), à l’anthropologie des religions, l’auteur insiste sur les relations (dialogiques ou oppositionnelles) entre les œuvres qui doivent d’abord révéler toute leur originalité. La minutie avec laquelle sont retracés les biographies et développements théoriques des auteurs convoqués offre un regard renouvelé : Robert Hertz, qui se voit logiquement attribuer l’exploration de la « mécanique du mal » et la question du pardon, Evans-Pritchard, le (« bon ») sens des faits de sorcellerie, Roger Bastide le sacré sauvage et le syncrétisme, Clifford Geertz, les possibilités de description et d’interprétation de l’expérience religieuse, Marc Augé, la plasticité du paganisme, les soubassements politiques du prophétisme et la nature du rituel (qui se voit agrémenté d’un intéressant dialogue avec l’auteur), et, last but not least, Jeanne Favret-Saada, les mécanismes embrayeurs de la violence (sorcellaire).

11 Que l’ouvrage soit le fruit d’une « longue expérience de l’enseignement universitaire de l’anthropologie des religions » (p. 1) nul ne saurait le nier, tant l’auteur maîtrise les concepts et les faits qui sont ici présentés, ainsi que la littérature secondaire qui s’y rapporte. La singularité du livre se trouve néanmoins un pas au-delà de la restitution de ces auteurs trop souvent oubliés (Hertz), ou, au contraire, dont l’influence est si large que leurs ouvrages ne sont sans doute plus lus avec autant de soin qu’il le faudrait (Bastide, Lévi-Strauss, Favret-Saada). Mary incorpore en effet dans l’analyse deux dimensions souvent mentionnées, mais finalement peu explorées : le rapport personnel du chercheur à la religion (qu’Evans-Pritchard avait déjà mentionné) et le rôle des missionnaires dans l’élaboration des théories (voire dans l’accès même aux terrains ethnographiques) tant en sont tributaires les dichotomies conceptuelles (religions « historiques » ou « de la coutume », modernes ou traditionnelles) et la dialectique même du rapport à l’interprétation de la religion. En jouant un rôle de médiation, mais aussi de traduction, la pensée missionnaire (« des missionnaires ») a ainsi constitué une matrice d’intelligibilité des religions « autres » ou « des Autres » que trop souvent l’anthropologie a considéré comme malséant d’évoquer. Or, ce que l’auteur met avec pertinence en avant, c’est qu’aucune des approches du religieux ici présentées n’est entièrement affranchie de l’influence missionnaire, que ce soit sur le terrain lui-même (Evans-Pritchard), dans le rapport à la littérature spécialisée (Bastide, Hertz)... ou comment, finalement, l’anthropologie des religions s’avère bien plus une anthropologie religieuse qu’elle ne veut bien l’affirmer. En conclusion, les liens tissés entre les différents auteurs, déjà bien réels (Evans-Pritchard, admirateur d’Hertz ; Bastide, lecteur assidu de Lévi- Strauss ; Lévi-Strauss inspiré d’Evans-Pritchard, etc.) sont aussi des liens épistémologiques (intertextuels, dialogiques, herméneutiques...).

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12 À tout le moins, il est une influence qui traverse plus particulièrement cet ouvrage, c’est celle d’Evans-Pritchard, auquel le titre rend hommage, tant sur la perspective adoptée que sur les grandes leçons d’ethnographie des faits religieux que l’auteur restitue. Dans un chapitre conclusif, il reprend en effet la question de l’Autre comme objet, comme perspective et comme méthode pour l’étude de la religion : l’Autre comme terrain (culturel et religieux), l’Autre comme projet comparatif (la compréhension d’une religion passe par celle d’une seconde – au moins), l’Autre comme miroir (la religion de l’Autre pour opérer un retour sur Soi, et son rapport à la religion). Cet Autre anthropologique qui est aussi un peu du Soi (leçon de psychanalyse transposée à l’anthropologie par Marc Augé, 1994), se traduirait chez l’anthropologue par une « sensibilité » à l’expérience religieuse, fut-elle subjective et personnelle, ou plus explicitement motivée par de seuls impératifs méthodologiques (p. 275-278).

Une tradition « française » et des questions « contemporaines » ?

13 À première vue, ce passage en revue de grands auteurs apparaît comme très ancré dans une tradition francophone – à peu d’exceptions près, celle d’Evans-Pritchard. À l’heure de l’internationalisation, voire d’une mondialisation des anthropologies (du Nord vers les Sud et réciproquement) concomitante d’une mondialisation des religions, cette circonscription nationale peut paraître surprenante. Evans-Pritchard lui-même avait affirmé que l’anthropologie et la sociologie (en particulier des religions) devaient beaucoup à la tradition française (Evans-Pritchard, 1974 : 29). Mais presque un siècle après cette affirmation, qui reste sans doute d’actualité sous certains aspects, l’évidence s’impose que si le rayonnement de la French Theory des philosophes et sociologues outre-Atlantique est encore bien vivace, l’autorité des modèles de l’anthropologie des religions française hors des frontières nationales paraît moins assurée. C’est une critique – à la marge, mais néanmoins explicite – que l’on peut adresser à Les anthropologues et la religion de reconduire cette tendance très française à l’autoréférentialité. Certes, le choix de lectures de l’auteur est décrit comme essentiellement personnel et nul n’est besoin de faire montre d’un empressement à rendre plus « anglophone » un parcours de lecture qui se défend d’être autre chose que ce qu’il est. Pourtant, il prêterait le flanc à une critique en « provincialisme » des traditions anthropologiques, énoncée du point de vue de l’observé (renversant le regard ethnocentré des études occidentales sur le reste du monde) que désormais l’ethnologue observateur est appelé à également adopter (au principe d’une « réflexivité » critique), si l’approche n’était pas prémunie contre de telles attaques en mettant essentiellement l’accent sur les interfaces logiques entre les œuvres présentées, indépendamment de leur inscription dans une tradition nationale.

Le Reader et la tradition « anglo-saxonne »

14 Suivant cette « intertextualité » (empruntant au concept nomade de Julia Kristeva), c’est au prisme de la seconde édition du Reader in the Anthropology of Religion, éditée par Michael Lambek (2008) que peuvent se lire les écarts avec Les anthropologues et la religion. Paru une première fois en 2002, le Reader de Lambek en est une version revue et augmentée, plus large dans le panorama (format oblige, près de 680 pages contre moins

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de la moitié pour le livre de Mary), mais aussi plus diversifiée et plus internationale (penseurs européens, sud et nord-américains, et même asiatiques), couvrant un horizon de traditions cultuelles et de régions culturelles logiquement plus vaste.

15 Pas moins de quarante-six auteurs sont convoqués, parmi les plus renommés (Tylor, Geertz, Pouillon, Asad, Ortner, Evans-Pritchard, Lévi-Strauss, Radin, Turner, Fortes, Obeyesekere, Bloch, etc.) et d’autres anthropologues moins connus du lectorat français, parce que pas encore traduits (le chinois Mayfair Mei-Hui Yang) de même que des sociologues (Weber, Durkheim, Bellah), mais aussi des philosophes (Wittgenstein). L’auteur justifie d’emblée le choix qui est le sien d’une perspective large, et d’un panorama englobant d’une anthropologie des religions : « dialogique » (p. 2-3), l’anthropologie entretient non seulement une « conversation » avec la religion, mais également avec les autres sciences des religions (p. 14) dont il s’agit ici aussi de mettre à jour les connexions et interfaces avec l’ethnographie comparative en évitant d’imposer à cette dernière de trop « évidentes frontières » (obvious boundaries), ce qui autorise l’inclusion d’auteurs qui ne sont pas « anthropologues de profession » (p. 15). Le corpus ainsi constitué se présente alors comme une « anthologie » de travaux dont la contribution apparaît à la fois « significative » et « durable » (p. 14). En l’occurrence, donc, des auteurs – même anciens – dont la lecture ou relecture est de nature à nourrir ou renouveler le savoir sur les religions, de quelque période historique ou aire culturelle fussent-elles. L’économie générale de l’ouvrage est articulée autour de cet ordre logique (et souvent chronologique) autour duquel se constituent les modèles de connaissance et les débats qui ont significativement contribué à baliser, au cœur ou à la marge, dans les limites de la discipline comme en externe, l’espace épistémologique de l’anthropologie des religions.

16 La première partie, qui convoque Edward Tylor, Émile Durkheim, Max Weber et Clifford Geertz et leurs approches respectives de la religion « primitive », du totémisme comme « forme élémentaire » de la religion, de l’éthique protestante dans son rapport au capitalisme, et enfin de la religion comme culture, confronte aussi les vues de ces « classiques » à leurs contradicteurs, respectivement Ludwig Wittgenstein, W. E. Stanner, Jean Pouillon, Malcom Ruel et Talal Asad. C’est sous l’aspect du dialogue constructif, mais aussi de la controverse que, dans l’idée de M. Lambek, les objets, perspectives et méthodes se forment et se transforment dans le cadre de débats contradictoires. Après la question de la nature même de la religion, l’ouvrage se poursuit en trois parties supplémentaires : poiesis (la composition des mondes religieux), praxis (l’action religieuse) et historical dynamics (traitant du pouvoir, de la modernité et du changement).

17 Sur cette ligne de développement, les chapitres sur la poiesis abordent le symbolisme en religion à partir de terrains et de cadres théoriques diversifiés (Susanne Langer, E. E. Evans-Pritchard, Sherry Ortner, Eric Wolf), l’interprétation, entre structure et fonction (Bronislaw Malinowski, Marshall Sahlins, Mary Douglas, Claude Lévi-Strauss, Alton Becker), les espaces du désordre (Paul Radin, Raymond Kelly, Peter Stallybrass et Allon White), le cosmos (Alfred Gell, Eduardo Viveiros de Castro). Une partie tout aussi volumineuse poursuit l’ouvrage et regroupe des contributions majeures à propos de la praxis, comprenant des extraits assez attendus (Godfrey Lienhardt, Stanley J. Tambiah, Victor Turner), aussi une rubrique sur « le genre, la subjectivité et le corps », certes cohérente, mais un peu fourre-tout. Barbara Myerhoff y côtoie Meyer Fortes, Gananath Obeyesekere, Janice Body, Dennis Tedlock – sur des terrains et des périodes historiques

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relativement éloignés. Maurice Bloch et Roy Rappaport concluent logiquement sur les fonctions de mise en ordre sociosymbolique du rituel.

18 La quatrième partie est plus spécifiquement dévolue à des thématiques actuelles : celles du pouvoir, de la modernité et du changement (qui lui donne son titre). C’est cette fois la question de l’historicité, des configurations globales (capitalisme mondial, christianisme mondialisé, postcolonialisme) des relations de pouvoir entre les groupes religieux et des réinventions de ces derniers qui est au cœur des extraits retenus. Outre des auteurs réputés (Michael Taussig, John et Jean Comaroff ou Robert Bellah), d’autres au nom moins connu de ce côté-ci de l’Atlantique (Susan Harding, Caroline Humphrey, Charles Hirschkind, Anne Vallely...) illustrent, sur des terrains variés (islam, judaïsme, religions chinoises, jaïnisme, candomblé, etc.) ces nouvelles approches (réinventions de religions et de mémoires religieuses, revivals « émotionnels », martyrologie moderne, agentivité dans le champ religieux...). Cette partie se referme sur une ultime contribution de Stephan Palmié, choisi pour son analyse de cette présence « fantomatique » du surnaturel dans le discours des interlocuteurs à propos de l’ethnographe lui-même, et de l’héritage colonial qu’il figure, et partant, interroge la relation ethnographique et son rapport à l’histoire politique. L’ouvrage se clôt sur un « guide de lecture » (de Michael Lambek et Shirley Yeung) offrant une liste géographique des enquêtes ethnographiques mentionnées dans l’ouvrage (des auteurs ou par les auteurs) et un index thématique des grands et moins grands concepts de l’anthropologie des religions.

L’anthropologie des religions comme tradition : les modernes et les anciens

19 Deux ouvrages, deux perspectives, deux formats, mais une même volonté affichée de part et d’autre de donner une cohérence générale à partir de liens logiques qui ne se donnent pas à voir en première lecture. La circonscription du domaine montre ici la nécessité d’une focale historique large sur les idées et terrains de l’anthropologie, comme autant de balises bordant l’espace intellectuel dans lequel elles se déploient.

20 Si les deux ouvrages, parmi d’autres, se félicitent de la « vigueur » actuelle de l’anthropologie des religions, ils diffèrent néanmoins quelque peu dans leur justification de la « pertinence » de cette approche dans un monde où les anciennes frontières géographiques, historiques, culturelles et politiques sur lesquelles s’étaient établies les divisions disciplinaires ont tendance à se dissoudre. Il est devenu courant, désormais, de se prévaloir d’une certaine « nouveauté » dans les objets et les perspectives de l’anthropologie, laquelle est toujours plus remodelée autour de la dichotomie qui oppose une ethnologie « classique » à une anthropologie « réinventée ». Dans la première catégorie se rangent tous les auteurs, concepts, modèles, terrains qui renvoient à l’image désuète et périmée d’une ethnographie coloniale, quand les « primitifs » étaient encore de simples « sauvages », baignés de la religiosité des sociétés traditionnelles. Dans la seconde, oppositionnelle par définition, sont inscrits les tenants d’une anthropologie renouvelée, plus à même, selon ses défenseurs, de saisir la dynamique de sociétés toujours plus en mouvement et de religions en circulation. Une telle approche fait de la rupture avec le passé de la discipline un trait distinctif et procède souvent plus de l’affirmation identitaire (« ce que nous, les

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modernes, apportons de nouveau ») que d’une profonde disjonction conceptuelle ou méthodologique avec l’héritage de la discipline (Trencher, 2002).

21 L’anthropologie des religions doit-elle alors se contenter d’une seule et unique alternative : celle de la restauration ou de l’invention, voire d’une querelle des Anciens et des Modernes contre son opposé, l’idée d’une filiation sans discontinuité ? Le débat n’appelant pas de réponse ferme et définitive, c’est le rapport à l’histoire du champ qui se joue ici. Tout se passe comme si, finalement, l’anthropologie n’était rien moins qu’une de ces traditions qu’elle étudie, et qui, comme l’a montré Gérard Lenclud, « ne sont plus ce qu’elle (s) étai (en)t » (1987). En ces temps d’« invention des traditions » et de « réinvention » de la tradition anthropologique, les deux ouvrages ramènent au cœur de la réflexion la nécessité de relire (voire, plus prosaïquement de lire) les textes « fondamentaux ». Mais les théories antérieurement formulées, et dès lors qu’elles ne sont plus considérées comme désuètes, participent-elles effectivement de la formulation des nouvelles approches du religieux ? A-t-on encore besoin des grands principes de lecture d’Hertz, de Lévi-Strauss, de Bastide ou de Favret-Saada pour reprendre les questions de religion populaire, de totémisme, de mysticisme ou de sorcellerie ? De toute évidence, c’est le cas. Mais les paradigmes sous-jacents à leurs œuvres sont-ils « transposables » à des terrains refaçonnés par les forces de la modernité et de la mondialisation ? Le point est ici plus délicat.

22 Il n’est cependant pas sûr, comme certains se plaisent à l’affirmer, que les approches traditionnelles de l’anthropologie des religions ne soient plus pertinentes pour l’étude des phénomènes modernes. Le cas du syncrétisme, dont Mary, à la suite de Bastide, a longuement déployé les modèles (Mary, 1999 et 2000a) est à ce titre symptomatique de la cécité dont témoigne parfois les sciences des religions, et parfois l’anthropologie, quand elles l’érigent en parangon de la religiosité dans les temps de la modernité et de la mondialisation, alors que les hybridations religieuses se sont dévoilées au plus loin de l’histoire connue des religions (polythéismes intégratifs) et que l’un des « pères fondateurs » de la discipline, nommément Tylor, s’était déjà penché sur la question à la fin du XIXe siècle (Obadia, 2007).

23 La contemporanéité des questions que les « anciens » se posaient déjà apparaît pour Mary comme liée à leur pertinence pour saisir le religieux « en général », moins à l’actualité des transformations du champ empirique et de l’espace théorique en particulier. Alors que l’auteur avait décrypté les dynamiques géographiques et sociologiques de la mondialisation des religions (Mary, 2000b), la thématique et ses impacts sur l’anthropologie des religions se font ici un peu discrets. Quant aux avatars du modernisme, ils n’apparaissent qu’au prisme de ce que l’œuvre de Geertz a suscité aux États-Unis. Avantage, sur ce point, donc, au Reader de Lambek au moins sur la présentation des nouveaux paradigmes et de cas illustrant de manière convaincante la digestion des influences des Cultural Studies, Postcolonial Studies et Gender Studies pour l’étude d’objets complexes résolument contemporains. Pour autant, le Reader in the Anthropology of Religion de Lambek ne porte pas toujours plus avant le débat sur les contributions respectives des auteurs, et l’éclairage des liens généraux qu’il est possible de tisser entre tous/toutes pour donner corps et cohérence à l’anthropologie. Ces liens, Mary les exploite jusqu’à les faire saillir au point qu’ils semblent fonder une communauté d’idées que l’auteur hésite pourtant à appeler un « collège invisible » (p. 273). Avantage cette fois à l’anthropologue français, dans son entreprise de mise en cohérence intellectuelle.

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24 Mais ces deux ouvrages, fort utiles, convergent finalement sur au moins un point : au- delà de leur caractère rétrospectif, ils montrent que, face à une certaine propension de l’anthropologie à scruter le présent et à envisager l’avenir et donc à oublier son passé, ou la tendance inverse à le sanctifier comme un récit (mythique) de fondation sur lequel s’opère un retour perpétuel (en relecture), une archéologie (généalogique) des liens et des affinités entre auteurs majeurs du champ est de nature à révéler qu’en définitive, les « classiques » conservent à l’évidence une indéniable actualité, et que les contemporains s’inscrivent, qu’ils le veuillent ou non, dans une certaine antiquité.

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TRENCHER Susan, 2002, « The Literary project and representations of anthropology », Anthropological Theory, 2 (2), p. 211-231.

AUTEUR

LIONEL OBADIA

Université Lyon 2 – Lumière, [email protected]

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Messianismes et millénarismes 1 À propos de : DESROCHE Henri, Dieux d'hommes. Dictionnaire des messianismes et millénarismes du premier siècle à nos jours, Paris, Berg International, 2010, préface d'Émile Poulat.

Claudine Gauthier

1 Nous devons à Berg International la réédition du dictionnaire sur les messianismes et millénarismes publié en 1969 par Henri Desroche (1914-1994). Initiateur après-guerre d'une nouvelle sociologie des religions, cet auteur avait notamment introduit la notion d'uthéisme, un espace de croyance au-delà des théismes et athéismes. Ce livre est le reflet tant des intérêts intellectuels d'un homme que du moment historique de sa parution. C'est un peu l'un et l'autre que nous devons tenter de restituer ici. Le goût d'Henri Desroche pour l'étude de l'utopie par le biais de l'analyse du « processus qui va du rêve à la praxis » – c'est-à-dire du moment où l'espérance utopique est rendue opératoire – (Bastide, 1973 : 128), le conduit à susciter dès le milieu des années 1950 une vaste enquête sur les phénomènes messianico-millénaristes. Il présente Dieux d'hommes comme une première ébauche visant à en synthétiser les résultats même s'il confesse, en même temps, les imperfections de son œuvre dues tant à des vicissitudes techniques qu'à l'ampleur de la tâche entreprise (1969 : 1). « À étendre ainsi la glane dans des champs aussi disparates (...) il devient de plus en plus difficile, voire impossible de nouer la gerbe » (ibid. : 11).

2 Si l'étude des phénomènes sociaux liés aux attentes eschatologiques est désormais un sujet récurrent des sciences sociales en France, on le doit en effet en grande partie à l'ampleur de l'initiative scientifique prise par notre auteur. Jusque-là seules quelques pistes avaient été tracées, d'abord de manière subreptice ou indirecte.

Prémices

3 Émile Durkheim évoque déjà la question des millénarismes au détour d'une étude des « milieux sociaux effervescents », définis comme des milieux coïncidant avec ces périodes historiques où les interactions sociales sont particulièrement vives, sous

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l'influence d'un grand mouvement collectif qui génère une effervescence générale caractéristique des périodes révolutionnaires ou créatrices (1985 : 301), mais il ne distingue pas véritablement ces phénomènes des autres mouvements où la collectivité est ainsi transportée. C'est indirectement que Marcel Mauss (1924 : 893-915) leur assigne le statut d'objet des sciences sociales en développant une réflexion sur l'Attente, et les faits sociaux qui y sont associés. Il situe son questionnement sociologique dans le prolongement des travaux de Robert Hertz sur Le péché et l'expiation visant l'étude du sacrifice expiatoire et de l'ascétisme pénitentiel dans le christianisme. Il s'agit là d'analyser « le mystère du pardon », c'est-à-dire les modes et les raisons de l'effacement par une société du péché et du crime (Hertz, 1988 : 23), symbolisés par les deux événements qui, dans cette religion, englobent toute l'histoire de l'humanité : le péché d' et la Passion du Christ (ibid. : 5). L'Attente dont il est question ici est clairement de type eschatologique ; elle rejoue en chaque fidèle « le grand drame cosmique » où « l'homme, nouvel Adam, doit sans cesse, selon ses forces, reproduire pour lui-même la Passion réparatrice du Christ ». Il obtient ainsi pour lui- même le pardon, première des grâces et condition de toutes les autres (ibid. : 6), dont la Résurrection finale.

4 Parallèlement à ces travaux, quelques études des messianismes coloniaux ont, certes, été produites, mais elles sont le fait de missionnaires, d'administrateurs coloniaux ou de médecins qui les analysent comme un phénomène purement pathologique, oscillant entre caricature du christianisme et retour à une mentalité archaïque, aux effets destructeurs par les révoltes sanglantes et les suicides collectifs qu'il provoque (Bastide, 1970 : 276-277). Il faut attendre le début des années cinquante pour que les messianismes-millénarismes soient véritablement explorés par l'anthropologie française comme un objet d'étude à part entière grâce à Georges Balandier (1953 : 41-65). Celui-ci, dépassant les perspectives tracées par Ralph Linton – qui voit dans le messianisme une conséquence des rapports de domination et de soumission – et par Max Weber – pour lequel ces phénomènes sont une réaction à la frustration (ibid. : 43) –, invite à repenser cet objet à partir d'une enquête réalisée en milieu congolais, en se plaçant du point de vue du colonisé. Il analyse ces mouvements comme autant de transferts de l'activité politique dans la sphère religieuse, exprimant une tentative d'adaptation et de reconstruction sociale face à une situation réelle (ibid. : 45-65). Il prolonge ces vues dans un article publié en 1958 dans les Archives de Sociologie des Religions (91-95). Il remarque également déjà que ces phénomènes ne représentent qu'une alternative de réponse parmi d'autres à une situation coloniale, telle par exemple le Bwiti des Fang étudié notamment par James W. Fernandez (1961) puis, bien plus récemment, par André Mary (1983).

L'enquête Desroche

5 Un sillon était dès lors tracé. Henri Desroche décide de le creuser à partir de 1955 au moyen d'une vaste enquête menée sous son égide, étudiant l'attente eschatologique principalement à partir des phénomènes messianiques qui se multiplient alors, notamment dans le contexte colonial. Indiquons rapidement le contexte historique dans lequel cette enquête a vu jour, car, à cet égard, l'entreprise n'était pas seulement novatrice mais audacieuse et il importe de le souligner. Dans la France de l'après- guerre, seules de rares chaires de sociologie existent à l'Université, institution qui ne

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propose d'ailleurs encore aucune licence pour cette spécialité. C'est donc au Centre d'études sociologiques, fondé en 1945 au sein du CNRS que revient le mérite d'avoir alors professionnalisé la discipline. Mais la sociologie religieuse ne compte plus alors parmi les objets valorisés (Hervieu-Léger, 2006 : 54) et c'est à Henri Desroche que revient l'initiative de la fondation, en 1954, du Groupe de Sociologie des Religions (GSR) qui, s'il devra attendre 1974 pour être reconnu comme un laboratoire du CNRS, n'en est pas moins financé par le Centre d'études sociologiques dès ses débuts et devient rapidement éditeur d'une revue, les Archives de sociologie des religions, publiée par les éditions du CNRS qui la considèrent rapidement comme « un de ses fleurons » (Poulat, 2006 : 25-31). Il importe de souligner ce lien entre les travaux du Groupe de Sociologie des Religions et le CNRS, car vouloir alors, comme l'a fait le GSR, établir une sociologie des religions indépendante, c'est-à-dire une sociologie appliquée émancipée de toute appartenance confessionnelle ou non confessionnelle ne va pas de soi. L'entreprise suscite des résistances tant doctrinales qu'institutionnelles, si bien qu'en 1958 le Vatican demande même, via son nonce apostolique, de supprimer la parution des Archives de sociologie des religions (ibid. : 33), revue qui vient notamment d'abriter les premiers résultats de l'enquête sur les phénomènes messianico-millénaristes. Le dynamisme propre à Henri Desroche (Isambert, 1997 : 93) parvient pourtant à surmonter tous ces obstacles grâce à l'appui financier du CNRS, qui est alors une institution finançant tout projet en échange de résultats scientifiquement validés. Ce soutien matériel permet donc à son enquête d'être l'équivalent d'une RCP. (recherche coopérative sur programme) (Poulat, 2006 : 30 ; 35 et Desroche, 2010 : 14).

6 Le projet de Desroche de lancer une enquête d'une si grande ampleur sur un sujet dont le cœur n'est autre que l'utopie peut apparaître lui-même comme utopique dans un tel contexte. Mais, au-delà des phénomènes messianico-millénaristes, il parvient ainsi à développer une sociologie de l'imaginaire qui étudie les représentations collectives à partir des phénomènes sociaux. En outre, loin de se cantonner à dégager des constantes, c'est aussi de « l'imprévisible nouveauté » que Desroche est en quête (Bastide, 1973 : 127-129).

7 Souhaitant dresser un inventaire général des phénomènes messianico-millénaristes, Henri Desroche établit un questionnaire destiné à soutenir une enquête internationale qui est d'abord publié dans le no 5 des Archives de Sociologie des Religions (ibid., 1958 : 88-90), puis réimprimé dans l'introduction de Dieux d'hommes (Desroche, 1969 : 9-10). Destiné à permettre d'affiner l'analyse de ces phénomènes et de leurs conséquences, ce questionnaire adopte une forme relativement originale en faisant état des hypothèses et théories déjà formulées en ce domaine, qu'il synthétise tant à partir du travail préparatoire qui a devancé les premières études publiées dans les Archives de Sociologie des Religions que des premières réponses reçues de spécialistes de tel ou tel messianisme ou millénarisme et qu'il engage à critiquer ou à prolonger. L'appel ainsi lancé dans cette revue se veut ouvert, dépassant toute limite de rattachement institutionnel ou disciplinaire, et exprime le caractère collectif et la volonté d'affranchissement de tout cadre restrictif de cette enquête dans le seul dessein de voir progresser la constitution des outils théoriques et la compréhension de cet objet polymorphe. La problématique induit quatre dimensions d'approche : 1) la distribution en aires historiques et culturelles ; 2) la typologie des personnages ou des groupements messianiques ; 3) leurs sens ; 4) leurs corrélations socioculturelles. Le souci typologique est manifeste. Ainsi, après avoir constaté combien les études qui ont été publiées jusqu'ici ne peuvent

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représenter qu'un « échantillonnage ultrarudimentaire sur la distribution du phénomène messianisme-millénarisme dans l'histoire et la géographie » où seuls les messianismes océaniens et nord-américains ont pu être analysés en termes de réseaux ou de cycles, on s'engage à signaler d'autres réseaux ou cycles éventuels en tentant de les situer par ordre d'importance et, éventuellement, d'en établir une nomenclature générale (GSR, 1958 : 88). La question des types de groupements et de personnages suit une ligne de pensée similaire appelant, à partir des typologies déjà proposées (messianismes réussis ou échoués, micro et macro sociologiques, etc.), à établir une classification d'un ensemble de types ou, au contraire, à réviser celles-ci. Le chapitre sur le sens de ces mouvements part, quant à lui, d'une interrogation sur leur origine judéo-chrétienne et leur lien à l'expansion du christianisme, dimension qui est niée par certains chercheurs et sur laquelle cette enquête entend donc s'appesantir, traduisant bien le moment historique où celle-ci est menée, la fin de la colonisation, qui a été associée à une recrudescence des phénomènes messianiques. De plus, la question relative à la base religieuse de ces faits sociaux a induit une classification des messianismes qui n'est pas neutre idéologiquement puisqu'elle distingue les messianismes chrétiens – et pas même judéo-chrétiens – de ceux des religions non chrétiennes. On oriente également la pensée sur le lien éventuel avec la naissance d'une dissidence religieuse, tout en sondant son degré d'aberration, de marginalité ou d'anomie. Quant aux corrélations socioculturelles, elles doivent être étudiées en partant du principe qu'il existe bien une interaction entre faits religieux et faits sociaux mais, toujours, le souci typologique édictant les perspectives de ce questionnaire conduit à chercher comment définir et classer cette interrelation dans le cas du messianisme et du millénarisme.

8 Les études produites dans le cadre de cette enquête ont été le fait de plusieurs membres du Groupe de sociologie des Religions tels, outre Henri Desroche, François-André Isambert, Jean Séguy et Norman Birnbaum, mais aussi de deux de leurs amis, Roger Bastide et Maria Isaura Pereira de Queiroz, et de collaborateurs extérieurs qui ont utilisé le questionnaire et qui signent la grande majorité des contributions. Celles-ci, nous l'avons dit, ont d'abord été publiées dans deux numéros des Archives de Sociologie des Religions (1957 et 1958) puis, ce dossier ayant été considéré comme devant rester ouvert, intégrées de manière plus ponctuelle à la revue jusqu'aux années soixante-dix. En dépit de la visée typologique du questionnaire, les articles qui en résultent renvoient à un monde fort hétéroclite. Seule Maria Isaura Pereira de Queiroz tente d'établir une classification, à partir de l'étude des messianismes brésiliens, notamment dans l'article qu'elle donne aux Archives de Sociologie des Religions dont le plan reprend directement celui de ce questionnaire (1958 : 111-120 ; 1968 : passim). En fait, dès 1960, dans le compte rendu d'un colloque organisé à l'Université de Chicago sur les millénarismes, il apparaît clairement que ces perspectives typologiques ont vite été remises en cause face au constat de l'impossibilité de dresser une typologie en dehors d'aires culturelles restreintes ou sur des aspects précis, mais forcément partiels (Guiart, 1959 : 105-106). Les tentatives menées en ce domaine sur le plan international sont critiquées en raison de leurs aspects artificiels et de leurs carences. Elles paraissent davantage refléter des perspectives théoriques et méthodologiques de leurs auteurs, et de leur champ. de connaissance spécifique, qu'une quelconque objectivité scientifique (Lanternari, 1977 : XVII). On préfère alors concentrer l'effort d'analyse sur des monographies en cherchant à mettre en évidence le lien entre un phénomène précis et la structure

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sociale au sein de laquelle il se développe, en tenant compte de son évolution historique et économique (Guiart, 1959 : 105-106).

9 La plus célèbre des monographies liées à cette enquête, érigée au rang de véritable cas d'école, est celle de Peter Worsley sur les cultes dits du Cargo en Mélanésie. Là le messianisme s'incarne selon une multitude de variations régionales, mêlant référents culturels indigènes et thèmes apocalyptiques chrétiens assimilés du fait de l'enseignement missionnaire. La thématique générale de ces mouvements est basée sur le retour des ancêtres – ou du héros culturel selon les variantes – à bord d'un navire ou d'un avion leur amenant le « cargo », marchandises que les Blancs retenaient loin d'eux et qui seront remises aux indigènes, et non plus aux Blancs, en un lieu préparé, car, alors, les autochtones auront repris aux Européens les secrets de la prospérité qu'ils possédaient avant la colonisation et que les Blancs leur ont dérobés. Plus généralement, c'est une transformation totale du Cosmos que décrivent ces mouvements : quand les morts reviendront, les Blancs deviendront noirs et inversement ; un cataclysme apocalyptique aura lieu qui métamorphosera l'ordre cosmique. Attestés dès le milieu du XIXe siècle par les missionnaires protestants, ces mouvements se modifient avec le temps et prennent un caractère de plus en plus anti-européen qui a pu déboucher, parfois, sur une action politique comme dans le mouvement Paliau à Manus et dans celui du « Marching rule » des îles Salomon (Worsley, Guiart, 1958 : 38-46).

10 On reste impressionné par l'ampleur des aires culturelles couvertes par cette enquête ; elles suscitent autant d'études de cas, allant du Japon (Van Straelen, 1957 : 123-132) à l'Amérique (Desroche, 1957 : 57-92), même si l'on note une réelle prédominance accordée aux phénomènes océaniens, africains et sud-américains. Certaines aires sont, à l'inverse, à peine considérées, notamment l'Iran. Ce pays a pourtant été un terrain fertile pour les préoccupations d'ordre eschatologique tout au long de son histoire, tant de la part des Zoroastriens que des Musulmans et d'où sont issus le babisme et la foi baha'ie, religions qui sont porteuses d'une proclamation messianique. Or seul le baha'isme est l'objet d'un article qui a le mérite d'envisager brièvement le substrat historique de cette religion à partir du babisme, tout en prenant en considération l'influence du terrain chi'ite qui a favorisé leur développement (Berger, 1957 : 93-107).

11 Aucun choix n'a été fait non plus concernant la situation dans le temps de ces phénomènes, aussi passe-t-on de l'analyse de faits contemporains à celle de faits situés dans l'histoire, qu'il s'agisse des perspectives millénaristes de Luther (Birnbaum, 1958 : 101-102), du saint-simonisme (Isambert, 1958 : 96-98) ou encore de l'étude des ressources littéraires de l'Apocalypse de Jean (Giet, 1957 : 149-157).

12 L'éclectisme omniprésent se reflète aussi dans les méthodes employées. À côté de l'anthropologie, qui est largement majoritaire et vient généralement sous-tendre l'analyse, on peut donc également noter la prise en compte des aspects socio- économiques, politiques, psychologiques (Wallis, 1958 : 99-100), historiques (Birnbaum, 1958 : 101-102) et théologiques (Kovalevsky, 1958 : 108-110). L'approche linguistique a, quant à elle, été laissée de côté bien qu'Isambert, en étudiant les aspects messianiques du saint-simonisme et du comtisme, mette en exergue dans son préambule la fonction opératoire du lexique et son lien à une situation historiquement et géographiquement définie. Il ne développe pourtant pas plus avant ces perspectives (Isambert, 1958 : 96) et aucun autre des collaborateurs de Desroche n'y voit une piste sur laquelle se lancer.

13 Quand on lit, notamment, les contributions d'Alfred Métraux sur les Messies d'Amérique du Sud, on ne peut s'empêcher de se demander dans quelle mesure la prise

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en compte de cet aspect n'aurait pas donné un tout autre éclairage, bien plus fructueux, à certains de ces phénomènes. Ce dernier en effet, bien qu'il finisse par reconnaître lui- même que ces faits ne sont pas centrés sur un personnage messianique, part pourtant de l'hypothèse qu'il existe une similitude entre les chamans ou les prophètes qui sont à l'origine des mouvements qu'il étudie et les croyances messianiques exprimées dans l'Ancien Testament. Indépendamment du fait qu'il y aurait beaucoup. à dire sur l'état de ces croyances dans la Bible, notons que Métraux s'emploie, de ce fait, à plaquer les catégories d'une christologie chrétienne, ou supposée telle, sur l'analyse de son terrain. Ainsi parle-t-il constamment de recherche du Paradis terrestre alors que son exposé permet de saisir que le mythe d'origine des Indiens qu'il étudie renvoie à une « terre- sans-mal ». Il évoque aussi la restauration d'un âge d'or, notion empruntée à la mythologie gréco-romaine et que l'on associe parfois, de manière impropre, au christianisme qui l'ignore totalement, sans que jamais il ne précise en quels termes indigènes ce concept est formulé. Certes la démarche de Métraux s'appuie sur certains présupposés théoriques de l'enquête Desroche, qui font du messianisme un concept sociologique comparatif érigeant au rang de Messie tout personnage fondateur d'un mouvement historique de libération socio-religieuse identifié, ou s'identifiant, à une Puissance suprême... (Desroche, 1969 : 7). Il semble pourtant qu'une telle assimilation, sous une étiquette commune, de personnages aux sens symboliques disparates obscurcit plus qu'elle n'éclaire l'étude des faits relevant de cette « entreprise géante » (ibid. : 1), pour reprendre les mots de Desroche. Par ailleurs, comme Métraux le remarque lui-même (1957, p. 108-112), plusieurs des personnages charismatiques qui ont incité les leurs à retourner vers leur terre-sans-mal ont été soumis à l'influence du christianisme des missionnaires. Des vers célébrant le plus connu d'entre eux, attestent d'ailleurs qu'il avait reçu le baptême et se disait « Fils de Dieu, conçu par une vierge et né d'une Vierge » : l'emprunt direct au christianisme ne pourrait que difficilement être plus clair (1957, p. 108-112). Or cet élément n'est pas développé dans cette étude de Métraux. Loin de vouloir établir a priori un parallèle entre les croyances indigènes des Indiens d'Amérique du Sud et les croyances judéo-chrétiennes, les données qu'il utilise auraient impliqué de mesurer l'impact du judéo-christianisme sur l'évolution de ces croyances, en se basant sur l'examen des lexiques employés par les uns et les autres pour, ensuite, se livrer à une analyse historico-religieuse qui serait venue soutenir la recherche socio-anthropologique.

14 Au-delà de ces remarques d'ordre méthodologique, ces analyses de Métraux ont été depuis longtemps remises en cause de manière bien plus absolue par les travaux d'Hélène Clastres qui lui reproche d'avoir produit « une image curieusement déformée » de certains faits étudiés, en raison justement de sa volonté de les interpréter comme des mouvements messianiques (1975 : 86-88). Nous touchons là un problème infiniment plus profond, qui est celui du danger de la transposition de grilles de lecture pré-établies par le chercheur, risquant de masquer la singularité des phénomènes analysés. Si Métraux a omis de se livrer à un tel exercice méthodologique, il s'est pourtant trouvé, parmi les collaborateurs de Desroche, quelqu'un comme Lanternari qui a eu le mérite d'associer la prise en compte des données historico- religieuses à l'approche socio-anthropologique. S'il laisse également de côté les aspects linguistiques de ces phénomènes, il prend soin de situer ceux-ci dans une perspective diachronique, distinguant les effets d'acculturation, pour mettre en évidence les caractères de variabilité diachronique des composants symboliques du syncrétisme, leur profonde ambivalence, mais aussi la capacité d'évolution de ces faits sociaux

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corrélative de leur inscription dans la durée et de la transformation de leur statut, au travers notamment de l'exemple du kibamguisme (Lanternari, 1965 : 107 ; 1966 : 101-110 ; 1967 : 103-120 ; 1974 : XV ; 20-34).

Dieux d'hommes

15 La matière qui compose Dieux d'hommes est un reflet de la profonde hétérogénéité de l'enquête Desroche. Le corps de l'ouvrage est un dictionnaire où toutes les entrées sont simplement classées par ordre alphabétique, sans aucun agencement thématique ou par aire culturelle, composition qui renforce encore l'impression hétéroclite de l'ensemble. Sans doute faut-il imaginer derrière cette construction une influence de l'organisation du Bulletin Bibliographique des Archives de sociologie des religions que l'on a expressément voulu libérer de tout agencement par spécialisation pour engager le lecteur à ne pas consulter uniquement les références relevant de sa spécialité (Eloy et Luca, 2007). Un tableau récapitulatif par siècle et par aire culturelle, inséré à la fin de Dieux d'hommes, permet toutefois au lecteur qui serait désireux de le faire de se concentrer sur un domaine précis sans trop. de mal. Desroche prend la peine de faire précéder l'ouvrage d'une longue introduction dégageant les perspectives théoriques qui ont présidé à son élaboration. S'il n'a pas abandonné les principes typologiques qui l'animaient dès le début de l'enquête qu'il a lancée, en dépit des critiques suscitées par une telle approche, il ne souhaite pas s'y limiter non plus. Il reconnaît avoir laissé de côté, ou à peine effleuré, certains angles d'approche de ces phénomènes, effrayé par les compétences qu'auraient exigé la prise en compte de leurs aspects archétypiques et ce en dépit de la dette des Européens envers ceux-ci : origine de leur conception d'un monde ordonné selon les concepts de bien et de mal ; ordonnancement du temps, etc. Il envisage Dieux d'hommes comme un « travail préparatoire » et promet de remédier à ces lacunes dans une prochaine édition... (ibid. : 5) qui ne verra jamais le jour de son vivant. Face à l'ampleur de la tâche, face au constat de l'interférence entre aire d'une religion et développement des messianismes, on regrettera qu'il ait obscurci encore davantage l'analyse de ces phénomènes en vertu de son concept sociologique de personnage messianique, évoqué un peu plus haut, qui a amené ses collaborateurs à comparer des faits et des situations qui n'étaient pas comparables et n'avaient pas à être comparés. « Le langage messianique (ou messialogique) exigerait simultanément une morphologie et une syntaxe » (ibid. : 11) dit Desroche. Certes, mais ce n'est pas en mettant sur un même plan des personnages et des scénarios dont les moteurs, par les jeux symboliques qu'ils sous-tendent, divergent, tout en faisant l'impasse sur les signifiés de ce langage, qu'on peut espérer y parvenir.

16 La présente édition de Dieux d'hommes a cherché à combler, dans une certaine mesure, les lacunes déplorées par Desroche tout en mettant à jour les données relatives aux phénomènes messianiques millénaristes contemporains. Le sous-titre de l'ouvrage a été légèrement modifié ainsi que le titre donné en préambule du glossaire lui-même. Cette dernière transformation est particulièrement sensible d'un point de vue sémantique et permet de mieux saisir son objet. Assez curieusement Desroche a, en effet, fait précéder le thésaurus du titre Dictionnaire des messies. Or le contenu ne se limite pas à dresser un inventaire de figures messianiques, légendaires ou historiques, mais intègre des notices concernant également des mouvements sociaux, des ouvrages, voire simplement des figures mystiques ou des auteurs ayant développé des doctrines millénaristes

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originales. La nouvelle appellation de Dictionnaire des messianismes et millénarismes qui précède le glossaire définit donc plus justement son contenu même si elle demeure encore imparfaite pour en rendre compte exactement, en raison de son caractère profondément hétérogène.

17 L'éditeur reconnaît lui-même, en préambule, que l'ampleur du sujet impliquerait une refonte complète de cette œuvre de Desroche, tâche qu'il n'a pas souhaité mener à bien et qui ne pourrait être le fait que d'une vaste équipe de chercheurs. Il précise également avoir renoncé à mettre à jour l'ouvrage concernant l'islam contemporain, estimant ne pas bénéficier « du recul nécessaire » (Desroche, 2010 : 6). Nombre de modifications interviennent donc dans le dictionnaire, qui compte soixante-trois nouvelles entrées et dont des notices présentes dans l'édition de 1969 ont été complétées. Quatre notices particulièrement succinctes ont été enlevées (Alvarez ; Coze-Rozier ; Geisendorf ; OSCSRE). La bibliographie des ouvrages fréquemment cités n'a été que peu modifiée et intègre seulement deux nouvelles références : l'une concernant le judaïsme, l'autre les sectes et dissidences chrétiennes. On notera l'effort qui a été réalisé dans le but d'intégrer des données relatives aux mouvements messianiques du judaïsme, notamment concernant les débuts de notre ère. On ne peut également que se féliciter de l'introduction d'une notice concernant les Samaritains. On s'étonnera cependant que l'on se contente essentiellement d'y évoquer leur origine supposée et la révolte menée par Julian Ben Sabar et qu'aucune mention ne soit faite de leur doctrine messianique qui est extrêmement élaborée. On déplorera également que cette nouvelle édition n'ait pas permis de combler la carence des données concernant l'Iran. Enfin, il est fort dommage que le préfacier se soit contenté de dresser une biographie intellectuelle de Desroche. Aujourd'hui, l'introduction de Dieux d'hommes apparaît comme largement dépassée scientifiquement, aussi l'intégration d'un bilan critique aurait été bienvenue.

Bilan et perspectives

18 Desroche lui-même, dans sa Sociologie de l'espérance publiée quelques années après Dieux d'hommes, en 1973, a livré une nouvelle synthèse des travaux menés jusqu'alors sur les messianismes-millénarismes. Il commence par accorder une place plus grande aux analyses que les fondateurs des sciences sociales ont portées sur le sujet, attention qui se note jusque dans le titre de son ouvrage, faisant référence à la vertu théologale d'Espérance dont l'Attente de Mauss est l'équivalent profane. Mais si sa sociologie de l'espérance est, comme l'a dit Bastide, « un retour au durkheimisme bien compris », elle parvient à le dépasser, créant à partir de ce terreau une nouvelle sociologie des religions (1973 : 125-131). Il y renouvelle également sa lecture des phénomènes messianico-millénaristes. Ayant fait l'expérience de proposer ses concepts sociologiques à plusieurs corps religieux qui ont récusé les fiches les concernant, il a pris conscience des « creux » de ses analyses dans lesquelles les enquêtés ne reconnaissent aucun écho de leur propre expérience (1973 : 37). S'il met désormais en avant la distance existant entre l'auto-interprétation des acteurs et l'hétéro- interprétation des chercheurs, en insistant sur la double lecture à laquelle tous ces phénomènes pourraient être soumis (ibid. : 132-133), il s'aventure encore pourtant à la recherche d'un fonds sociologique commun, même s'il sait cette racine condamnée à n'entretenir que de lointains rapports avec la variété des faits étudiés (ibid. : 38-39). Il

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s'attache ici, globalement, à tenir un discours plus nuancé constatant, par exemple, que sur un même terrain peuvent se développer des millénarismes de nature et de sens très divers. Mais s'il remarque que ces phénomènes semblaient plus vivaces dans les religions dites abrahamiques, il pose encore la question de leur lien spécifique au christianisme. Demande qui prouve qu'il n'est pas parvenu à saisir ce qui unit les systèmes symboliques du judaïsme, du christianisme et de l'islam et qu'il ignore totalement le problème posé par le zoroastrisme, religion dont on commence désormais à considérer l'influence sur le développement d'une pensée eschatologique dans le judaïsme (ibid. : 67 ; Boyce, 1977 : 2). C'est cette impasse de Desroche sur la prise en compte des apports de l'histoire des religions qui l'a conduit à construire de façon si hétéroclite l'enquête qu'il a dirigée, la vouant, dès l'origine, à cataloguer sous une même étiquette des faits mettant en œuvre des systèmes symboliques dont le sens et les enjeux pouvaient être foncièrement dissemblables et que seul l'ethnocentrisme parvenait à unifier dans une cohérence toute typologique qui ne prend en compte que les formes extérieures et condamne la réalité anthropologique à être enfermée derrière des types idéaux qui lui ôtent sa dynamique (Werner, 1963 : 74). Au-delà de ces remarques d'ordre méthodologique, qui témoignent d'un état de la science, il convient d'attirer l'attention sur l'originalité et l'humour de sa conclusion sur l'espérance des sociologies, chute qui lui a été suggérée par un théologien qui lui proposa de voir la sociologie comme « une grande entreprise messianique » à partir d'un parallèle entre la théorie des trois âges de Joachim de Flore et la loi des trois états d'Auguste Comte (Desroche, 1973 : 232-235).

19 Œuvre née de l'impulsion d'un homme indépendant, « en guerre permanente avec les dogmes et les institutions », qui « aimait comme un trouvère et travaillait comme un mineur de fond » (Laville, 1997 : 297), la vaste enquête menée par Desroche, et dont Dieux d'hommes a représenté un premier essai d'unification, a permis de mettre en évidence le caractère polymorphe des phénomènes messianiques-millénaristes et la dialectique entre social, politique et religieux qui les relie (Lanternari, 1977 : XXVI). Toutefois, les théories qu'elle a produites ont essentiellement présenté le messianisme comme un phénomène instrumentalisé au service de la raison, se développant selon une logique tout occidentale, en l'agrémentant d'accents apologétiques qui traduisent le moment historique de leur production : la décolonisation (Bastide, 1970 : 276-281). Effectivement, le messianisme a constitué la première forme véritablement efficace de la lutte contre le colonialisme, comme la première manifestation consciente du nationalisme (ibid. : 281). Il ne s'agit pourtant là que d'un seul aspect de ces phénomènes, valable uniquement en pareil contexte. Par ailleurs, l'attention s'est surtout portée sur les messianismes qui avaient réussi. Or, comme l'a fait remarquer Bastide, il ne serait pas sans intérêt d'élargir ces études aux cas d'échecs, leur opposant la preuve d'une contre-expérience menée selon le fameux principe : sublata causa, tollitur effectus 2. Les phénomènes pris en compte appartenant à des sociétés complexes où de multiples variables entrent en jeu, sans qu'il soit possible de dégager celle qui est prépondérante, Bastide a en effet appelé à étudier des sociétés soumises à l'esclavage et à la subordination sociale sans avoir, pour autant, développé un messianisme, telles les populations noires du Brésil, majoritairement d'origine bantoue (Bastide, 1958 : 31). Méthodologiquement, la remarque était judicieuse et une telle contre-enquête aurait certainement porté de beaux fruits ; cependant, il semble que « les studieux », comme dit Bastide, aient continué à vouloir diriger leur attention et leurs efforts vers des phénomènes observables positivement. Aussi, de ce point de vue, seule a été amorcée la

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prise en compte des données psychopathologiques, c'est-à-dire de la façon dont certains malades mentaux vont construire leurs crises à partir du cadre culturel fourni par les ressources symboliques d'un système eschatologique (ibid. : 31-32). La fine del mondo, d'Ernesto De Martino, entendait leur accorder une place centrale en cherchant à mettre en évidence le lien dialectique existant entre ces formes psychopathologiques et les apocalypses culturelles. La mort l'empêcha de mener à terme cet ultime projet, publié de manière posthume dans l'état d'inachèvement où il l'avait laissé (De Martino, 2007) 3. Le champ. des messianismes de l'échec reste donc encore ouvert de nos jours.

20 Bastide qui, au fil de cette vaste enquête, est devenu si intime de Desroche que leurs travaux en ce domaine ont fini par se construire au moyen de « références croisées » (Ravelet, 1997 : 267-277), en a établi lui-même la principale critique, tout en dressant des perspectives qui, à ce jour, restent encore largement à explorer. Son bilan n'est que rarement laudateur. Il constate le danger méthodologique d'une typologie des messianismes, qui ne peut que mutiler l'essence de ces phénomènes, tant leur profonde hétérogénéité s'affirme comme un caractère absolument infrangible. À l'inverse, considérer ces faits en constatant uniquement leurs variations d'un groupe social à l'autre place le chercheur face à une multiplicité qui interdit tout effort d'ordonnancement et de compréhension des données. Bastide appelle donc à suivre une voie moyenne, en naviguant entre ces Charybde et Scylla d'une anthropologie des messianismes, et en délimitant ainsi des zones d'analogies et de ruptures (Bastide, in Pereira de Queiroz, 1968, p. X-XI). Il invite également à étudier un aspect qui a été relativement peu envisagé : le lien entre sacré, « monde des représentations collectives dynamiques » et social, en faisant une analyse des réseaux métaphoriques, vecteurs subjectifs et agissants au moyen desquels s'exprime la pression du groupe social sur l'individu. Car les récits sacrés n'appartiennent pas au domaine de la praxis par leur seule capacité à créer des gestes et des rites. Leur langage est le moyen d'expression des changements sociaux qui deviennent ainsi conscients, et se trouvent investis d'un sens par l'individu qui les modèle, les réinterprète et les réinvestit au gré de l'évolution des contextes, répercutant les modifications de la syntaxe des séquences symboliques sur les normes sociales. Ils sont également, en ce sens, facteurs d'innovation sociale (ibid. : 17-19).

21 Bastide regrette également les perspectives trop. étroites qui ont présidé à l'étude du messianisme colonial, reflet d'une analyse ethnocentrique qui en a obéré la juste compréhension. Il invite donc à repenser ces phénomènes, produits de l'intégration des valeurs occidentales à une autre civilisation, en essayant désormais de les lire comme une forme normale de la dynamique sociale indigène, inscrite entre mythe et utopie, haine et acceptation des changements sociaux, et pouvant représenter une réponse adéquate à une situation réelle (Bastide, 1970 : 11-12 ; 245-246). « Une crise peut-être, mais une crise de croissance » (ibid. : 11). Derrière les aspects tragiques du messianisme se situent volonté de rééquilibrage d'une société et aspiration au changement, paramètres qui ont été trop. souvent occultés en faveur des facettes où s'exprime toute la violence engendrée par ces heurts de civilisations, oubliant ainsi qu'un « orage mystique » peut également être « pluie fécondante, promesse de fleurs et de fruits », annonce d'une révolution fertile (ibid. : 246).

22 Il est un fait que l'analyse des messianismes dans la situation coloniale a tant marqué l'étude de cet objet dans les sciences sociales que même des travaux produits récemment éprouvent encore le besoin de revenir sur ce sujet. Ainsi, Jean-Pierre

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Dozon, dans son livre consacré à l'étude des prophètes africains, perçus comme une production religieuse de la modernité, s'y réfère-t-il toujours largement et les interprète-t-il comme un travail « synthétique », car il a été créateur de nouvelles religions manifestant la capacité indigène à « recollecter et à interpréter cette nouveauté que représentait la puissance blanche, tout en réévaluant à son aune les religions traditionnelles » (Dozon, 1995 : 8-12). Shank, quant à lui, place le prophète Harris au cœur de son explication de l'actuel engouement africain pour le pentecôtisme comme de son développement dans les milieux noirs américains (1999 : 69-70). C'est encore le colonialisme qui est en toile de fond quand Pius Ngandu Nkashana publie les lettres que lui a adressées un prophète africain, Bakatuasa, appartenant à l'Église Chrétienne des Esprits des Prophètes. Ainsi l'auteur, dans la courte introduction qui précède ces missives, montre comment la période coloniale est devenue, dans le Congo contemporain, un temps mythologique situé dans le prolongement de l'histoire sainte, qui est parvenu à inverser la malédiction biblique des fils de Cham, devenus le nouveau « peuple Élu », selon le « plan de Dieu ». À la fin du XXe siècle, marqué par une faillite politique, le témoin de l'auteur attendait toujours la réalisation de ce plan, espérant la venue d'un « messie » qui assumerait sa « Passion » pour le Salut de tous (Nkashana, 1991 : 11-22).

23 Un dernier élément mis en exergue par Bastide est le caractère éminemment changeant de ces phénomènes qui sont invariablement liés à des conditions socio-historiques précises, ce qui implique de toujours les situer dans le cadre des conjonctures historiques liées à leur développement. Si ces faits constituent effectivement une réponse à une situation de contact, la réplique doit donc forcément varier selon la nature du contact (Bastide, 1970 : 280-282). Ainsi ce phénomène social est condamné à se renouveler perpétuellement, tout en venant s'inscrire dans une « continuité discontinue », originaire d'un mouvement historique qui lui est antérieur et le dépasse, mais qui parvient à s'incarner dans des systèmes et institutions sociales inédits. Les phénomènes d'attente apocalyptique doivent donc « accepter de changer pour pouvoir changer le monde » (Bastide, 1972 : 12-13).

24 Si ces nombreux travaux ont accordé une large place aux phénomènes liés à la colonisation, ils en ont quasiment ignoré d'autres, notamment le développement d'angoisses de nature nettement eschatologique liées à la Seconde Guerre mondiale ou au développement de la bombe atomique, qui sont encore bien perceptibles de nos jours dans la production littéraire et cinématographique de cette époque (Irle, 1943 ; 1948) 4. Ils ont également largement négligé l'étude de la temporalisation messianique qui érige le Temps en « médium d'une histoire sacrée » (Fabian, 2006 : 26-27), destinée à parvenir à un eschaton permettant l'instauration d'un royaume divin, dimension symbolique qui est à la base de ces phénomènes sociaux et qui se traduit dans des systèmes anthropologiques correspondant à des moments socio-historiques et à des lieux déterminés.

25 Les phénomènes d'attente eschatologique ne peuvent donc être réduits à une analyse en termes de catégories psychologiques, d'utopie sociologique ou encore d'enjeux politiques transférés dans la sphère religieuse. Ils sont tout cela mais ils ne sont pas que cela. Il est plus d'une dimension de ce phénomène qui dépasse de telles approches qui obèrent largement le fait que les symboles (ré)utilisés dans les scénarios apocalyptiques correspondent à des phénomènes culturels et linguistiques et qu'il convient de les interroger en tant que tels. Des variables multiples composent donc toujours ces faits

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sociaux et il importe de les prendre toutes en considération. Ainsi, comment comprendre la façon dont les scénarios apocalyptiques sont réinterprétés, reconstruits face à une situation contemporaine sans s'interroger sur la composition des sources qui les ont inspirées ? L'importance d'un tel travail, qui reste encore largement à établir, a pourtant été depuis longtemps bien mise en évidence par Stanislas Giet qui démontre, à partir de l'Apocalypse de Jean, que les textes apocalyptiques, loin d'être des récits visionnaires déconnectés des conditions historiques de leur temps, utilisent un langage symbolique reflétant des événements historiques dont ils sont contemporains, allusions familières alors et que nous pouvons comprendre à condition de réfléchir non en fonction des catégories de l'histoire établies à notre époque, mais de celles qui avaient cours au moment de leur rédaction (Giet, 1957 : 149-157). Il souligne également que ces récits peuvent ne pas faire référence uniquement à des événements historiques mais faire état, aussi, de traditions populaires. Il associe ainsi à Néron la phrase : « L'une des têtes de la bête semblait blessée à mort, mais la blessure mortelle fut guérie » (Ap., 13,3), montrant comment ce verset fait allusion à un récit populaire circulant au sujet de cet empereur selon lequel, bien qu'ayant été mortellement blessé, il aurait guéri et devait revenir (Giet, 1957 : 151). Cependant, l'approche des sources scripturaires doit être menée plus largement que dans un seul effort de recontextualisation historique. D'autres paramètres doivent nécessairement être pris en compte dans l'analyse de ces matériaux. Le langage étant un instrument que l'homme façonne inconsciemment au fil des siècles, notre perception même du lexique de ces récits, si on la base sur l'expérience contemporaine, est largement faussée par rapport au sens qui lui était attribué lors de la composition du corpus auquel il appartient, indépendamment du problème de sa traduction dans les langues dites vulgaires. L'exemple le plus marquant réside sans doute dans le sens du mot « apocalypse », qui évoque désormais pour nous essentiellement un cataclysme majeur mais qui, à la fin du premier siècle, signifie seulement « révélation ». Il importe donc de prendre en compte le contenu social du langage en le situant dans une perspective diachronique, car il possède une finalité anthropologique éminemment mobile au fil du temps et qui impose ses propres grilles de lecture à la réalité matérielle comme aux systèmes symboliques (Hagège, 1985 : 9-10 ; 62-63). Procédant autrement, on risque d'ignorer un élément majeur de ces phénomènes : leur relation aux textes sacrés, produit d'un long travail de construction culturelle, élaboré parfois sur plusieurs millénaires, qui est à leur base et en représente l'élément moteur au moyen des symboles qu'ils véhiculent par un certain nombre de signifiés dans lesquels réside, à la fois, la véritable force agissante de l'apocalyptique contemporaine comme l'expression de sa singularité. C'est dans une telle œuvre philologique d'analyse comparative des textes que Lévi-Strauss voyait justement non pas seulement l'avenir de l'étude des phénomènes messianiques-millénaristes mais celui de l'anthropologie (Lisiecki, 2010 : 5).

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NOTES

1. Je tiens à remercier André Mary des précieuses remarques qu'il a bien voulu m'adresser. 2. Desroche n'ignore pas la catégorie des messianismes de l'échec, proposée par Bastide, leurs recherches respectives en ce domaine s'étant construites dans une relation de collaboration qui mue, à partir de la fin des années soixante, en une véritable résonance. Il investit cependant ce concept d'un sens totalement différent, arguant que tout messianisme appartient, par essence, à cette catégorie (2010 : 48-55). 3. La fin du monde, qu'elle soit individuelle ou collective, est entendue par lui dans un sens particulièrement vaste. Il y intègre tant les constructions culturelles relatives à la destruction périodique de l'univers, suivie d'une régénération complète, que celles qui se situent dans un véritable eschaton ou, encore, les constructions marxistes. C'est aussi, sur le plan individuel, le risque psychopathologique de ne pouvoir être d'aucun monde possible. Aussi les études de cas présentées, bien que recensées en milieux judéo-chrétiens, n'attestent que rarement l'utilisation des ressources eschatologiques judéo-chrétiennes. 4. On pourrait également citer Les quatre cavaliers de l'apocalypse, film de Vincente Minelli, basé sur un roman de Vicente Blasco Ibañez, qui associe le déroulement de la Seconde Guerre mondiale à la prophétie évangélique au travers du destin d'une famille sud-américaine alliée tant à la France qu'à l'Allemagne. Je signale, comme exception, que Walter Tenorio Pontes s'est livré à une étude des messianismes brésiliens à partir de la littérature populaire qui s'est développée sur le sujet (1996, passim). Daniel Fabre tout comme François Hartog se sont récemment attachés à combler cette lacune en explorant ce domaine dans le cadre de leur séminaire à l'EHESS.

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AUTEUR

CLAUDINE GAUTHIER

CEIFR (EHESS-CNRS), [email protected]

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André Mary

1 L'effervescence «charismatique» – une appellation courante dans ce pays pour désigner les néo-pentecôtistes ou tout simplement les born again –, est un phénomène majeur de l'histoire récente du Nigeria, même s'il concerne surtout le Sud, et le monde yoruba de traditions à la fois musulmanes et chrétiennes et berceau de la religion des Orisha. On peut retenir au moins trois enjeux qui situent l'importance de cette «explosion» ou «révolution» pentecôtiste qui éclate dans les années soixante-dix/quatre-vingt. D'abord dans un pays marqué dès les années trente par la multiplication des Églises Indépendantes Africaines (AIC), l'occasion est offerte de mieux mesurer les continuités et les discontinuités au travail, au-delà de l'affichage des ruptures qui caractérisent les pentecôtismes récents. Compte tenu de la place qu'occupe le Nigeria, aussi bien en Afrique que dans le monde, par le biais notamment de ses diasporas, la fameuse dialectique du local et du global y prend une dimension particulièrement critique, surtout après les lendemains du miracle pétrolier des années soixante-dix. Enfin, tout un chacun peut suivre dans les médias le drame des conflits dits «ethniques» et des massacres à répétition entre «chrétiens» et «musulmans» qui ont pour foyer la Middle Belt et la région de Jos, un drame structurel qui malheureusement ne cesse de se reproduire de la Côte-d'Ivoire jusqu'au Soudan.

2 Ruth Marshall est une spécialiste avertie du pentecôtisme nigérian connue dès les années quatre-vingt-dix par des articles associant la connaissance engagée du terrain et les exigences d'une pensée forte et critique 1. Sa capacité à nouer ensemble les ambitions théoriques et le souci des données de l'enquête, à souligner l'entrelacement

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du politique et du religieux, et la dimension «révolutionnaire» de l'imagination religieuse est très convaincante. L'ouvrage Political Spiritualities constitue déjà une référence dans le monde anglophone et fera date, bien au-delà des cercles critiques et des polémiques qu'il peut susciter. On est loin d'une simple monographie d'Église comme celle que Asonzeh Ukah a consacrée à la Redeemed Christian Church of God, une Église historique établie de longue date qui charrie toutes les étapes du pentecôtisme nigérian depuis les Églises de «priants» (aladura) des années trente. Il ne s'agit pas non plus d'un état des lieux des mouvements charismatiques et néo-pentecôtistes des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix en pays yoruba. Le pionnier de l'étude de ces mouvements, liés à l'effervescence des campus (campus christianity), est sans nul doute Matthews Ojo qui s'appuie particulièrement sur la Deeper Life Bible Church dont le fondateur, W.F. Kumuyi – avec sa personnalité et sa posture éthique, rigoriste et messianique –, a également beaucoup marqué les lectures de Ruth Marshall. Cette dernière délaisse enfin pour cet ouvrage l'étude comparative des pentecôtismes africains à la manière dont Paul Gifford revisite régulièrement le paysage religieux du pentecôtisme ghanéen et ses évolutions 2, le Ghana ayant joué un rôle non négligeable à côté du géant nigérian dans cette dynamique religieuse régionale et nationale. Contrairement à l'esprit de l'ouvrage collectif qu'elle a codirigé avec André Corten 3, on ne trouvera ici aucune ouverture sur l'expansion transnationale de ce pentecôtisme nigérian qui est aujourd'hui présent dans toutes les capitales européennes, aussi bien qu'aux États-Unis par le biais notamment de la migration yoruba. C'est à partir de la société nigériane, de son histoire présente et des crises traversées par le monde yoruba que se comprend cette explosion pentecôtiste.

3 L'analyse des médiations locales de cette «révolution» religieuse nigériane pensée comme un «événement» hérite du travail collectif, initié dans les années quatre-vingt, associant une équipe de la School of Oriental and African Studies de Londres et l'Institut Français de Recherche en Afrique d'Ibadan. La mise en perspective historique de l'événement se nourrit également du cadre épistémique de la rencontre coloniale reconstruit savamment par le travail historiographique de John Peel et de l'inspiration première de ses analyses du Réveil Aladura des années trente 4. Chemin faisant, les apports parallèles de Karin Barber sur l'espace «ethnique» public yoruba ou de Andrew Apter sur le pan-nationalisme yoruba, ou encore le vaste chantier ouvert par Birgit Meyer au Ghana sur les confessions sataniques et la théologie des «narratives», sont judicieusement mobilisés 5. Cet ouvrage présente donc une synthèse très dense des travaux anglophones les plus significatifs sur ce terrain de recherche. Mais il s'agit aussi d'un essai qui soutient une thèse, ou un noyau de thèse, qui appelle la discussion, et surtout d'un carrefour épistémologique où le paradigme théologico-politique interpelle les pesanteurs du «politico-religieux» correct et les lectures instrumentales du religieux – un paradigme qui mériterait d'être discuté en tant que tel sur la base des textes de référence (de Claude Lefort à Achille Mbembe en passant par Christoph Schmidt et Gayatri C.Spivak).

4 Trois défis majeurs travaillent cet ouvrage:

5 1- Comment prendre au sérieux la signification politique du changement religieux sans le réduire à une forme d'expression ou de ressource, un langage ou une métaphore d'intérêts «réels» d'un autre ordre (économique ou autres)? Comment faire valoir sa dimension de «force agissante», productrice d'historicité et de recommencement, sans pour autant créditer a priori cette «révolution» de l'agencéité qu'elle s'accorde et de

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l'efficacité morale et spirituelle, pas seulement «symbolique», qu'elle entend conférer à la puissance de l'Esprit au regard de l'histoire?

6 2- Comment penser le «miracle» d'une révolution pentecôtiste inscrite dans une tradition du «réveil spirituel» dont les formes n'ont finalement rien de spécifique, mais qui font soudainement sens dans une situation d'insécurité morale et spirituelle qui n'est pas elle-même inédite? La politique affichée de rupture des born again (breaking with the past) émerge en effet sur fond de crise économique et sociale intense, mais aussi de répétition du scénario inaugural de la rencontre coloniale et des promesses non tenues de l'évangélisme missionnaire.

7 3- Enfin comment rendre compte dans cette conjoncture des années quatre-vingt/ quatre-vingt-dix (le boom pétrolier et l'effondrement du petro-naira) de cette «médiation» singulière du global et du local qui conduit une religion transnationale, inspirée de l'évangélisme américain, à fournir la trame de la vocation messianique du peuple yoruba?

8 L'auteure n'est pas la première, face à «l'événement», à nous inviter à «penser avec Foucault», mais il s'agit ici d'une véritable conversion intellectuelle au sens fort puisque la manière dont Foucault «révolutionne l'histoire» (selon les termes et le credo de Paul Veyne 6) trouve une forte résonnance dans cette lecture de la «révolution pentecôtiste» nigériane. Les accents de cette rencontre entre le pouvoir de l'action au sens foucaldien et les enchantements de la «foi agissante» (action faith), pourraient par moment laisser entendre que les born again sont foucaldiens sans le savoir. Dans le lignage du «Foucault au Congo» de Jean-François Bayart, Ruth Marshall nous offre un véritable «Foucault au Nigeria» 7. Nul doute, en même temps, que le paradigme de la «gouvernementalité» et son «discours», fortement repris et diffusé par Bayart, offrent un cadre épistémique prometteur pour penser la «rareté» du fait pentecôtiste et sa dimension d'événement arbitraire (voir Paul Veyne); il invite surtout à comprendre la fabrication des sujets de Dieu à partir des relations d'assujettissement aux nouvelles formes de religiosité et de contrôle moral. La thèse majeure selon laquelle la clé de la spécificité de ce pentecôtisme nigérian se trouve dans les «techniques de soi» qu'il inculque et plus particulièrement dans celles qui misent sur les relations de soi à soi, est passionnante même si le cadre épistémique retenu semble un peu large par rapport à l'enjeu de la nouveauté présumée et du caractère situé de cette éthique de l'authenticité chrétienne à la nigériane.

9 Faisant directement écho au programme born again de la «rupture avec le passé», l'auteure entend faire table rase des vieux paradigmes de l'anthropologie culturelle (syncrétisme, hybridité, bricolage) et de leurs avatars récents (malentendu productif, revanche du paganisme ou domestication de la modernité). Ces lectures seraient de simples concessions à l'idéologie de l'authenticité indigène et à l'extériorité de la culture coloniale et restent prises, comme la notion de syncrétisme, dans le jeu des artefacts et des différences instituées par la rencontre missionnaire. Ceci dit, une fois passés les effets d'annonce de la table rase théorique affichée, il apparaît bien que pour penser en termes de «médiations» le défi du mélange (merging) des logiques globales de la rationalité moderne et des ontologies locales, il s'avère nécessaire d'intégrer la manière dont le pouvoir de «la tradition», assimilée au fétichisme et à la sorcellerie, fait retour au cœur même de sa diabolisation. On ne peut donc faire l'économie des outils analytiques, notamment anthropologiques, qui permettent d'éclairer les ambiguïtés et les ambivalences reconnues qui travaillent les «sujets de Dieu». On pense à celles que

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révèlent particulièrement les nouvelles formes de pouvoir, les économies du prestige ou les pratiques de délivrance avec leur imaginaire de la mémoire des origines de la «malédiction ancestrale» (the sins of the fathers). Pour comprendre les modalités historiques et culturelles différenciées des techniques de travail sur soi qu'offrent les dispositifs pentecôtistes, l'auteure ne se contente pas, heureusement, des concepts de l'ingénierie foucaldienne forgés à l'épreuve du christianisme antique; elle bricole à sa façon avec les ressources qu'offre le stock des références anthropologiques contemporaines sur la culture «populaire» yoruba en matière de sorcellerie et de corruption et sur «l'idiome culturel» du pouvoir, le fameux asé (l'énergie, le pouvoir) de l'ontologie yoruba. On ne voit d'ailleurs pas pourquoi le paradigme historique de «l'interaction première» des catégories de pensée du paganisme et du christianisme inspiré de John Peel, conduirait sur le plan analytique à s'interdire de faire la différence et à invalider a priori toute différence culturelle. Il est d'ailleurs paradoxal de retirer toute pertinence analytique aux écarts institués par l'imagination religieuse de l'évangélisme colonial entre mondes païen et chrétien, alors même que ces écarts, dans les schèmes du mal ou dans les formes du salut, sont fortement réveillés par les pentecôtismes contemporains.

10 L'invalidation affichée des apports d'une anthropologie culturelle des formes symboliques et dispositifs cultuels des christianismes africains (à la manière des travaux de Jean & John Comaroff) a clairement pour envers un recours enchanté aux révélations théologiques de la philosophie et ouvre la voie à l'apport le plus discutable de l'ouvrage pour un africaniste: une surinterprétation herméneutique de la description des pratiques. L'herméneutique du sujet moral pentecôtiste peut sans doute s'éclairer par la prise en compte des techniques de soi qui informent cette spiritualité, mais telles qu'elles sont présentées ici ces techniques n'ont rien de spécifique par rapport au «souci de soi» des exercices ignaciens, aux examens de conscience et à la «conviction de péché» de la tradition protestante et méthodiste. Comme le confirme l'inventaire des pratiques de prière et de louange, de «parler en langues» ou de délivrance qui ont fait le succès de la liturgie pentecôtiste des grands leaders nigérians, la «rareté» de ces dispositifs cultuels s'est surtout quelque peu routinisée et «objectivée», notamment par le biais de leur médiatisation et de leur diffusion dans toute l'Afrique et dans la diaspora. L'impératif annoncé de la description des pratiques de cette spiritualité «en acte» ne se traduit pas par une approche interactive de la performance de ces «actes de foi» en situation, mais glisse systématiquement vers l'analyse de discours et le privilège accordé aux méditations et commentaires herméneutiques (le chapitre IV sur les techniques de soi multiplie les références d'auteurs et de penseurs philosophes). Pour comprendre la force du discours moral et théologique d'un pasteur comme William F.Kumuyi (Deeper Life) et surtout l'éthos des dispositions qu'il prétend incarner et inculquer, rien ne vaut apparemment une «heure de philosophie».

11 L'abîme qui sépare cependant les écrits pauliniens sollicités (et encore plus les exégèses théologiques et philosophiques des penseurs de la tradition juive) des prédications très pragmatiques et du spiritualisme prosaïque des pasteurs pentecôtistes reste difficile à combler. On en prendra la mesure avec la place accordée à l'herméneutique du «messianisme de la crucifixion» de Giorgio Agamben (relisant Saint Paul en dialogue avec Weber et Foucault, p.143) mobilisée comme clé de lecture du paradoxe de la «force de la faiblesse» qui serait au fondement du messianisme pentecôtiste. S'il faut jouer l'effet de philosophie, la lecture nietzschéenne de La généalogie de la morale et la

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dénonciation de cette machination cléricale de la force des faibles (dominés par l'esprit de rancune et de ressentiment) qui fait douter les forts de leur volonté de puissance, seraient finalement plus en phase avec l'esprit de l'empowerment et de la théologie de la prospérité de l'éthos pentecôtiste.

12 Le choix de la lignée inspiratrice des penseurs élus par l'auteure (de Derrida à Agamben, en passant par Arendt et Levinas), mais aussi des pasteurs nigérians de référence (de Kumuyi à Adeboye) n'est pas indifférent. La surinterprétation théologico- philosophique des discours pastoraux préside à une lecture théologico-morale et politique très orientée: la révolution pentecôtiste «nigériane» serait porteuse d'un messianisme mystique, antimatérialiste, antiritualiste et anti-institutionnel et la politique de la spiritualité qui l'anime serait fondamentalement une politique de l'intégrité et de la pureté morale cultivant l'expérience de l'intériorité d'une relation de soi à soi, encourageant une éthique de la conviction intime.

13 Ce messianisme «paulinien» et cette piété de la «crucifixion de soi» ne sont pas, il est vrai, sans écho dans le pentecôtisme ascétique de la Deeper Life et de son inspirateur, le pasteur Kumuyi, mais cette éthique est en porte-à-faux avec le pentecôtisme de la réussite en ce monde et de la prospérité qui fait le succès de cette mouvance depuis la fin des années quatre-vingt-dix, autrement dit depuis plus de vingt ans. L'auteure met bien en évidence deux veines prophétiques du pentecôtisme nigérian qu'elle présente souvent comme deux vagues historiques: d'un côté la version «originelle» héritière du Holiness Revival des années trente, celle d'un pentecôtisme ascétique et messianique, expression d'un conservatisme moral en posture de retrait par rapport aux valeurs mondaines; et d'autre part la version plus récente et désormais plus répandue d'un pentecôtisme de la «prospérité» ouvert aux valeurs de la réussite matérielle véhiculées par les médias et incarnées par des entrepreneurs charismatiques dont la figure pionnière fut Benson Idahosa. Tout le problème est que l'ambiguïté et les ambivalences de ces deux politiques spirituelles notamment au regard de l'ontologie locale des rapports de force et de sens, du manichéisme du bien et du mal, et de la palette des techniques de soi (de la prière de louange à l'exorcisme de délivrance) rend problématique toute ligne de démarcation entre le Diable et le bon Dieu. D'autant plus que la matrice historique et inaugurale du Réveil Aladura continue à travailler ses héritiers spirituels au-delà des velléités de réforme et de démarcation, comme l'illustrent les évolutions de la Redeemed Church et les positions de son fondateur, le pasteur Adeboye, qui a pu incarner jusque dans les années quatre-vingt-dix «a holiness – and “righteousness” – oriented doctrine» (p.309), mais qui a su composer avec le temps l'idéal de la sainteté et l'économie spirituelle de la prospérité.

14 Il reste que, dans ce travail, l'idéal-type de l'éthos du pentecôtisme nigérian, celui qui inspire l'analyse des ressorts de l'agency born again, se réfère principalement à cette spiritualité de l'intériorité morale et de l'intimité spirituelle qu'incarne la veine originelle. Le témoignage fort et très émouvant de Grace qui fournit l'épilogue de l'ouvrage, un récit d'une surabondance de sens qui exclut, selon l'auteure, toute analyse, relève clairement de la tradition «holiness» des années quatre-vingt. Le pentecôtisme de la prospérité et de la performance et ses pasteurs «milliardaires», qui occupent le devant de la scène à partir de 1995, viennent manifestement pervertir ce qui faisait la force spirituelle du Réveil. Les ressorts de l'agencéité morale se déplacent en alimentant l'énergie positive du sujet par l'agressivité vis-à-vis des autres diabolisés (les inconvertis, les musulmans). D'où la dissymétrie frappante (finalement très

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wébérienne) du privilège accordé aux techniques des relations de soi à soi (examen de soi et restitution, confession et témoignage des actions de foi) par rapport aux techniques de pouvoir sur les autres (exorcisme des démons et guerre spirituelle) et leurs médiations «fétichistes». Les nouveaux «territoires sorciers» qu'offrent les mises en scène médiatisées de l'épreuve de corps à corps entre les pasteurs, l'Esprit Saint et les démons, et les techniques exorcistes de fabrication dramaturgique de l'omniprésence du Diable, qui attirent les anthropologues, sont mis sous le boisseau. La fascination qu'exercent sur l'auteure, dans la filiation de Foucault, les techniques de la «véridiction» 8, de l'obligation de vérité sur soi, dans leur dimension verbale plus que théâtrale, l'emporte manifestement sur les mises en scène de l'aveu et les traitements spectaculaires de la malédiction. Un tel privilège s'accorde mieux sans doute avec l'idée bien chrétienne qu'on peut se faire des progrès du sujet moral.

15 Rien n'est plus significatif de ce parti pris de la «rationalisation» morale, au sens wébérien, que la relativisation (par l'auteure se réclamant elle-même de certains pasteurs) du pouvoir miraculeux de l'imposition des mains «au nom de Jésus» comparé aux simples vertus de la prière, ou encore la dénégation de l'efficacité de l'onction d'huile sainte au profit exclusif de la «puissance du verbe» (p.157). Ce sont là sans doute des postures de dénonciation du fétichisme que l'on peut rencontrer chez les pasteurs les plus «éclairés», comme Kumuyi, mais elles confirment à leur façon, y compris sur le mode de la dénégation, la complexité originaire des catégories du paganisme et du christianisme. Il faut l'observation de longue durée d'un John Peel (voir sa préface à l'ouvrage de Ukah, 2008), pour rappeler que ce pouvoir sacré attribué à l'huile sainte, fortement lié au charisme du pasteur, est un héritage du monde aladura parfaitement repris par le pasteur Adeboye dans le cadre de la Redeemed Church mais aussi réactivé aujourd'hui par la théologie de l'anointing (le pouvoir de l'onction) des nouveaux pasteurs charismatiques (Oyakhilome de Christ Ambassy et bien d'autres). Des born again aux aladura, la continuité se conjugue avec les ruptures et l'ambivalence continue à travailler les esprits et les corps. En un mot, il n'y a pas de miracle, ni vraiment de révolution: on est toujours dans une dialectique historique de la continuité et de la discontinuité des catégories du pouvoir spirituel.

16 La bonne nouvelle de l'émergence d'une «religion du sujet en Afrique» 9 a pu alimenter quelque malentendu en donnant l'impression de s'inscrire dans la continuité du paradigme de l'individualisme religieux cher aux sociologues de la modernité religieuse. On aura compris néanmoins que le sujet moral pentecôtiste auquel se réfère Ruth Marshall n'a rien à voir avec le sujet kantien de l'esprit des Lumières, attaché aux valeurs de la conscience et de la rationalité, prônant une éthique de l'autonomie et de la responsabilité. Son mode de «subjectivation» est fortement ancré dans la division subjective de la force du désir et des souffrances du corps, pris dans les rapports de force entre pouvoirs spirituels, habité par les démons intérieurs et l'enfer des autres, en attendant une délivrance qui ne peut venir que de la soumission à l'Esprit Saint. La traduction en termes de «théologie politique» de cette politique spirituelle nous éloigne des préoccupations et de l'esprit d'une théologie de la «libération». L'auteur nous laisse entendre que la théologie «négative» du pentecôtisme tire sa force de son ambivalence et de son oscillation entre théologie de la souveraineté divine et théologie de la communauté fraternelle (p.165). Mais l'imaginaire prophétique de la communauté égalitaire, virtuelle et délocalisée, des «frères et sœurs en Christ» conforte en réalité le monopole pastoral du charisme et la tentation théocratique qui fait écho au régime de la charia imposé dans les États du Nord Nigeria. Bien plus, le combat spirituel d'une

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«Nation gagnée à Jésus» se construit sur une police des consciences, le contrôle de l'authenticité du soi et l'exclusion de l'autre inconverti, païen et surtout musulman. L'auteur persiste et signe: «Dieu n'est pas démocrate» (p.209) 10.

NOTES

1. Voir, entre autres: Marshall Ruth, «Power in the name of Jesus: social transformation and pentecostalism in western Nigeria revisited», in Ranger T., Vaughan O., (eds.), Legitimacy and the State in Twentieth Century Africa, 1993, Basingtoke, Macmillan, p.213-246; Marshall-Fratani R., «Mediating the Global and Local in Nigerian Pentecostalism», Journal of Religion in Africa, 28-3, 1998, p.278-315; et 2001, «Prospérité miraculeuse: les pasteurs pentecôtistes et l'argent de Dieu au Nigeria», Politique Africaine, 82, p.24-44. 2. Gifford Paul, Ghana's New Christianity, Pentecostalism in a Globalizing African Economy, Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 2004. 3. Corten André, Marshall-Fratani Ruth, (eds.), Between Babel and Pentecost: Transnational Pentecostalism in Africa and Latin America, London, C. Hurst & Co., 2002. 4. Peel J.D.Y, Religious Encounter and the Making of the Yoruba, Bloomington & Indianapolis, Indiana University Press, 2000. 5. Meyer Birgit, Translating the Devil, Religion and Modernity among the Ewe in Ghana, Edinburgh University Press, 1999. 6. Veyne Paul, «Foucault révolutionne l'histoire», in Veyne P., Comment on écrit l'histoire, Paris, Seuil, 1971, p.385-429. 7. Bayart Jean-François, «Foucault au Congo», in Granjon M.-C. (éd.), Penser avec Michel Foucault. Théorie critique et pratiques politiques, Paris, Karthala, 2005, p.183-222. 8. Selon l'auteure qui préfère le terme français: «Veridiction implies the act or experience of telling the truth but also implies the modes and conditions in which this or that truth may be told and be accepted», p.266. 9. Voir le numéro de Politique Africaine sur «Les sujets de Dieu», coordonné par Ruth Marshall et Didier Péclard, no87, 2002. 10. Voir également, Ruth Marshall : « “God is not A Democrat” : Pentecostalism and Democratisation in Nigeria », in Gifford P., (ed.), Christianity and Africa's Democratisation, Leiden, Brill, 1995, p. 239-260.

AUTEUR

ANDRÉ MARY

IIAC (EHESS-CNRS), [email protected]

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Éducation et congrégations religieuses enseignantes en Italie pendant la Restauration

Michel Ostenc

1 L'Italie a connu dans la première moitié du XIXe siècle une véritable floraison de nouvelles congrégations religieuses qui s'ajoutèrent aux institutions traditionnelles durement éprouvées pendant la période révolutionnaire et napoléonienne. Plus de cent vingt de ces nouvelles fondations étaient féminines, sur les cent quarante qui furent créées entre 1800 et 1860, et les deux tiers se consacraient à l'éducation. Elles comptaient plus de dix mille religieuses sur les 42664 présentes en Italie en 1861. La grande majorité d'entre elles naquirent en Italie du nord et plus précisément en Lombardie-Vénétie autrichienne. L'étude du contexte politique et religieux de leur implantation, de la spiritualité de leurs fondateurs et de leur apostolat éducatif a fait l'objet de multiples travaux en Italie au cours des dix dernières années.

2 Dans le royaume de Piémont-Sardaigne, l'enseignement mutuel s'était développé à partir de 1818 et on lui devait quelques-unes des principales innovations pédagogiques de l'époque; mais après les mouvements révolutionnaires de 1821, le souverain Charles- Félix confia le système scolaire de ses États au jésuite Taparelli d'Azeglio qui lui imprima une forte connotation éthico-religieuse. Les Regie Patenti de 1822 autorisèrent les curés à enseigner dans leur paroisse, alors que les maîtres laïques devaient solliciter une autorisation de l'État, et elles ouvrirent largement les portes de l'enseignement aux congrégations religieuses. Les Oratoriens ouvraient des collèges à Biella et à Ivrée, les pères somasques à Casale Monferrato et les Barnabites à Verceil. Les Jésuites dispensaient un enseignement universitaire en Lettres, Droit ou Médecine à Chambéry, et Novare. Certes, les écoles publiques restaient prépondérantes dans l'enseignement primaire avec un corps enseignant composé de prêtres et de laïcs; mais les Sœurs de du Puy avaient créé des fondations autonomes à Turin, Cuneo et Novare, et les Frères des Écoles chrétiennes ne tardèrent pas à jouir d'une grande notoriété. Les conservateurs préféraient les établissements scolaires religieux et ils reprochaient à l'enseignement mutuel d'origines lancastériennes une logique utilitaire

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d'essence protestante incompatible avec la conception éthique et sociale du catholicisme. Les écoles des frères «Ignorantelli» enseignaient en langue vulgaire dans des classes de soixante élèves organisées en trois niveaux d'études pour la lecture, l'écriture et le calcul. Le maître s'occupait d'un seul écolier à la fois pendant que les autres s'adonnaient à des exercices répétitifs destinés à consolider les acquis. L'orientation conservatrice de la politique scolaire piémontaise fut progressivement abandonnée sous le règne de Charles-Albert, l'ascension de la bourgeoisie contribuant à diffuser des idées d'alphabétisation du peuple. Les initiatives en faveur des asiles pour la petite enfance s'inspiraient du prêtre libéral Ferrante Aporti qui avait ouvert le premier établissement de ce type en Italie dès 1828. Aporti restait silencieux sur ses relations avec les milieux qui soutenaient le mouvement des écoles enfantines en France et en Angleterre pour ne pas s'exposer aux critiques de l'Église; mais l'aristocratie libérale de Turin n'était pas tenue à de telles précautions. Elle connaissait les salles d'asile de Jean-Marie Denis Cochin, L'Éducation progressive de madame Necker de Saussure et le manuel d'enseignement primaire d'Ambroise Rendu. Ces influences avaient même incité le marquis de Barolo à ouvrir une salle d'asile pour enfants indigents dans son palais. Les libéraux piémontais des années 1840 reprochaient désormais aux frères des Écoles chrétiennes la place excessive des pratiques religieuses dans leurs écoles et leur enseignement n'était plus un modèle que pour les conservateurs.

3 Les catholiques piémontais étaient imprégnés d'esprit salésien pour des raisons historiques et géographiques. Cette spiritualité, faite d'optimisme, d'équilibre et de discrétion, se mêlait à celle de Philippe de Néri, pleine de foi dans la nature humaine, de simplicité et de mansuétude. Si bien qu'à partir des années 1840, les séminaires piémontais abandonnèrent la rigueur théologique pour une spiritualité plus encline à la compréhension et au pardon. Le prêtre devenait l'éducateur de ses ouailles et interprétait le message évangélique comme un soutien à la dignité humaine. Les idées pédagogiques d'Antonio Rosmini restauraient une conception de la connaissance comme illumination de l'esprit qui avait été ruinée par l'empirisme de la pensée du XVIIIe siècle. La formation du cœur sollicitait à la fois la volonté et le sentiment tout en restant étroitement associée à l'intelligence, les deux notions s'influençant réciproquement. La morale couronnait l'éducation rosminienne dont l'unité était garantie par l'universalité du principe chrétien. Ainsi, l'être réel s'unissait à l'être idéal dans une synthèse qui se nouait dans l'être moral. La promotion de l'éducation devenait un acte de foi chrétienne et le maître jouait un rôle décisif dans ce processus. Il était religieux et charitable, la foi permettant un libre accueil de l'être réel qui était charité. Rosmini fonda l'Institut de charité en 1828 et sa spiritualité animera la plupart des nouvelles congrégations religieuses piémontaises: les sœurs de la Providence, ou Rosminiennes, les sœurs de la Charité d'Ivrée et les sœurs de Sainte Anne fondées par la marquise de Barolo à Turin en 1834. Le style pastoral de Don Bosco, fait de compréhension et d'amour de la jeunesse, s'inspira largement de cet héritage spirituel. L'éducation du peuple revêtait une dimension morale et religieuse, tout en se référant à des options humaines toujours plus larges. La spiritualité de Don Bosco n'avait rien d'original; mais elle le conduisit à un mariage heureux entre ecclésiologie théorique et ecclésiologie vécue.

4 Aux portes de la Vénétie, Vérone fut rattachée en 1815 à un empire d'Autriche dont elle devint le principal point de contact avec l'Italie. Fortifiée par Napoléon qui en fit une place d'armes, la cité conservait des activités artisanales et commerciales. La

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domination française avait transformé ses nombreux couvents en casernes et imposé à la population un service militaire étranger à la mentalité de la population, multipliant ainsi les cas d'insoumission. Cette situation troublée qui s'ajoutait à la misère sociale contribua à accroître le nombre d'enfants illégitimes et abandonnés dans une ville au fort taux de mortalité infantile. La suppression de nombreux ordres religieux eut de profondes répercussions sur les missions caritatives de l'Église et la multiplication des nouvelles congrégations devait y remédier. L'enseignement pour les filles était une nouveauté pour l'époque, l'instruction féminine étant dispensée jusque-là dans les couvents et réservée aux demoiselles de l'aristocratie. La congrégation de Madeleine de Canossa joua un rôle pionnier dans ce domaine et ses écoles de charité, qui dispensaient un enseignement primaire et une formation professionnelle, se répandirent en Italie du nord; mais son orientation sociale et son refus de la clôture provoquèrent la naissance à Vérone de la congrégation des sœurs de la Sainte Famille de Leopoldine Naudet qui entendaient concilier l'action éducative auprès des filles de la bourgeoisie avec la prière et la contemplation. Les écoles des sœurs de la Charité de Teodora Campostrini s'inspiraient de l'enseignement mutuel, mais uniquement par leur nombre limité d'élèves et par le tutorat des plus âgées sur leurs jeunes condisciples. La congrégation des Filles de Jésus fondée en 1812 par le père Pietro Leonardi était très engagée dans les missions sociales de l'Église véronaise. L'assistance charitable était sa principale activité, mais l'instruction n'en occupait pas moins une place importante dans ses missions car elle était considérée comme un moyen de rachat social et moral des classes pauvres. La congrégation des Filles de Jésus multipliait les écoles de charité qui entendaient libérer les filles pauvres de leur misère morale et matérielle. Elle avait adopté des règles peu contraignantes qui permettaient aux religieuses de regagner leur couvent le soir seulement, après une journée passée à l'extérieur pour remplir leur tâche. Les institutrices de Sainte Dorothée Filles du Sacré-Cœur, fondées à Vicence en 1840 par le père , étaient même autorisées à loger dans la paroisse où elles enseignaient. Les congrégations «canossiennes» ne pouvaient accepter de tels accommodements et elles décidèrent d'organiser des «séminaires» pour former des tertiaires de leur ordre, habilitées à enseigner dans les zones rurales trop éloignées des couvents. L'éducation des sourds-muets figurait également dans leur apostolat. Le langage des signes fut progressivement abandonné dans leurs écoles, le passage au langage articulé étant associé par le père Antonio Provolo à la pratique du chant.

5 Le Royaume lombard-vénitien connut, après 1815, un retour à la politique scolaire réformiste du XVIIIe siècle. Le règlement de 1818 s'efforça de compléter la diffusion de l'enseignement primaire et les écoles de secours mutuel se multiplièrent à l'initiative de Federico Confalonieri et des intellectuels libéraux rassemblés autour de la revue Il Conciliatore; mais le mouvement fut stoppé par la répression qui suivit les insurrections de 1821 et il déclina ensuite. L'Église lombarde avait été durement frappée par la politique joséphiste de suppression des couvents qui s'était poursuivie à l'époque révolutionnaire et napoléonienne; mais les ordres religieux traditionnels reprirent progressivement leurs activités et le règlement de 1818 accrut le rôle du clergé dans l'enseignement avec un droit de direction et d'inspection. L'enseignement de la doctrine catholique devait favoriser le contrôle idéologique des masses populaires. Les Jésuites rencontrèrent des obstacles presque insurmontables à leur retour en Lombardie-Vénétie et en Toscane, où les expériences du réformisme joséphiste avaient laissé des traces profondes. Ces États préféraient s'adresser aux pères somasques ou barnabites dont les ordres religieux s'étaient montrés plus ouverts aux réformes du

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despotisme éclairé; mais les Barnabites, qui jouissaient pourtant du soutien de la noblesse et de la bourgeoisie milanaises, éprouvèrent beaucoup de difficultés pour retrouver leur siège historique de Saint Barnabé. Cependant, les diocèses de Milan, Bergame et Brescia enregistraient la plus forte concentration de nouvelles congrégations féminines. La précarité de l'emploi salarié, alliée aux épidémies et aux mauvaises récoltes, avait provoqué l'exode vers les villes lombardes d'une population rurale paupérisée. Le travail dans les manufactures modifiait profondément la morale des classes populaires et une tâche d'assistance auprès de l'enfance pauvre et abandonnée devenait une urgente nécessité. Des associations catholiques permirent la création de la congrégation des Sœurs de la Réparation qui se consacra aux filles délinquantes. Les congrégations féminines influencées par les Jésuites se spécialisèrent par contre dans l'éducation des filles de la noblesse. Ce fut le cas des Sœurs de Sainte Marcelline fondées à Milan en 1838 par le directeur spirituel du séminaire de Milan, Luigi Biraghi, et par Marina Videmari. Leurs «Règles» de 1853 consentaient une réduction des pratiques religieuses afin de faciliter leur contact avec le monde et l'originalité de leurs collèges venait des liens étroits entretenus avec les familles. Les jeunes filles pouvaient rentrer chez elles un jour par semaine et y passer leurs vacances d'été. Le but recherché était de maintenir un contact des élèves avec la société afin de mieux les préparer à la vie qui les attendait. Le «Colleggio Apostolico del Sacro Cuore» de Bergame insuffla son idéal éducatif à la congrégation des sœurs de la Sainte Famille d'Elisabetta Cerioli, aux sœurs de la Charité de Bartolomea Capitanio et aux Filles du Sacré-Cœur de Jésus de Teresa Eustachio Verzeri. Dans le diocèse de Brescia, l'association des Amicizie cristiane présidait à la fondation de la congrégation des Filles de Marie Immaculée du chanoine Ludovico Pavoni, à celle des Servantes de la Charité et des Fils de l'Immaculée Conception. Enfin, à Vicence en Vénétie, un proche de Rosmini Luca Passi fondait une congrégation de Sainte Dorothée.

6 Il est vrai que le taux d'analphabétisme en Lombardie et Vénétie était l'un des plus bas de la péninsule et la multiplication des congrégations religieuses enseignantes répondait à une demande d'instruction toujours plus forte dans les zones déjà alphabétisées. Leur adaptation aux besoins de la population incitait ces congrégations à mettre l'accent sur l'enseignement féminin, les filles étant moins scolarisées que les garçons. Le renouveau de l'assistance charitable à l'enfance pauvre et abandonnée expliquait l'intérêt porté à l'éducation des sourds-muets. Les établissements les plus nombreux se situaient en Lombardie-Vénétie où les nouvelles congrégations se montraient plus sensibles que les précédentes à la dimension sociale de la charité. Elles formaient leurs propres religieuses enseignantes qui choisissaient le type de formation le mieux adapté à leurs élèves. Ce fut le cas des filles de la Charité qui accueillirent les premières sourdes-muettes dans leurs écoles, les «canossiennes» s'intéressant à cet enseignement dès les années 1830. À Milan, l'abbé Giulio Tarra s'inquiétait d'un usage excessif du langage des signes et il inventa une méthode linguistique qui multipliait les exercices destinés à améliorer la prononciation, la parole devenant le moyen essentiel de la communication.

7 Les nouvelles congrégations s'intéressaient aussi à l'éducation de la jeunesse bourgeoise. Les Ursulines avaient toujours rempli ce rôle et Maria Maddalena Barioli reconstitua une congrégation dans cette tradition en 1841. L'originalité des Ursulines de Saint Charles venait moins d'une pédagogie spécifique que de l'intérêt porté à la personne. Les Filles du Sacré Cœur de Jésus, fondées dès 1831, s'occupaient elles aussi

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d'enfants venant des milieux aisés qui avaient bénéficié des réformes économiques et administratives de Lombardie pour vivre dans une laïcité hostile à la religion.

8 En Toscane, la Restauration revalorisa le rôle scolaire de la religion, mais aussi le contrôle de l'État sur l'éducation. Les Frères des Écoles chrétiennes (Scopoli) suppléèrent à la faiblesse de l'enseignement primaire public dans un strict respect de la loi. L'éducation des sourds-muets se développa à Sienne où le père Tommaso Pendolà préconisait le recours à la méthode labiale afin de faciliter leur insertion sociale et d'éviter dans leur esprit une matérialisation des idées. La Toscane vit naître la réflexion pédagogique du catholicisme libéral. Gino Capponi s'y opposait au rigorisme des Jésuites et Raffaele Lambruschini insistait sur les nouvelles obligations de la famille en matière d'éducation des enfants. Ils avaient tous les deux une haute conception du rôle de la femme dans la société qui les incitait à valoriser son rôle d'éducatrice. La pédagogie de ce courant «néo-guelfe» préconisait aussi une formation du caractère reposant sur l'autonomie de l'élève et sur son dynamisme intérieur; mais elle eut peu d'influence sur les nouvelles congrégations religieuses, à l'exception des initiatives scolaires des pères «scolopi». La Toscane ne donna d'ailleurs naissance qu'à deux nouvelles congrégations religieuses féminines: les Augustiniennes Filles du Crucifix à Livourne en 1836 et les Sœurs «Stimmatine» à Florence en 1850.

9 La législation scolaire napoléonienne survécut en principe dans les duchés où les écoles de secours mutuel se répandirent à l'initiative des gouvernements de la Restauration. À Modène, François IV de Lorraine-Habsbourg s'adressa à la congrégation véronaise des Filles de Jésus qui ouvrit des écoles de charité dans les principales villes du duché. Leur implantation donna lieu à de vives polémiques entre le pouvoir civil qui entendait les maintenir sous son autorité et l'évêché qui prétendait les en soustraire. Après les insurrections de 1831, le duc souhaita enraciner le consensus à son régime par un contrôle strict de la société qu'il s'efforça d'exercer en multipliant les institutions charitables et enseignantes. Il fit appel aux Sœurs de la Charité de Jeanne-Antide Thouret qui s'étaient installées à Naples à l'époque de Murat. Ces dernières essaimèrent dans le duché puis dans les Légations pontificales où elles rejoignirent des fondations autonomes des Filles de Jésus. Les enseignements de Severino Fabriani au séminaire de Modène s'efforçaient de donner une rigueur scientifique à l'apologétique moderne pour mieux combattre la pensée des Lumières; mais le prêtre était résolument engagé dans la vie sociale et il fut un des pionniers de l'éducation des sourds-muets en Italie. Il confia l'institut féminin de Modène aux Filles de la Providence et leur imposa la méthode de l'alphabet des signes de l'abbé de l'Épée; mais il considérait la langue comme l'instrument indispensable à toute prise de conscience de l'ordre moral et spirituel de la religion. La pédagogie de Fabriani ignorait les orientations libérales du mouvement «néo-guelfe». Elle s'inspirait plutôt d'une tradition salésienne où la communauté éducative s'identifiait à celle de la famille. Le maître s'adressait à l'affectivité de l'enfant plus qu'à la formation rationnelle de son esprit.

10 Marie-Louise maintint à Parme un strict contrôle de l'État sur l'enseignement. Les anciennes congrégations religieuses enseignantes reprirent leurs activités, mais à condition d'ouvrir une école pour les filles pauvres à côté de leur pensionnat payant. Ce fut le cas des Ursulines, des Bénédictines et des Capucines dont les établissements de Parme, Plaisance et Guastalla furent subventionnés par l'État. Après les insurrections de 1831, l'enseignement public reçut une orientation résolument confessionnelle, mais sous un contrôle toujours strict des autorités ducales. Les Dames du Sacré-Cœur de

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Sophie Barat furent introduites à Parme en 1833 et les Filles du Sacré-Cœur de Jésus en provenance de Bergame dix ans plus tard. Par contre, l'enseignement public s'ouvrit largement aux nouvelles méthodes pédagogiques de Ferrante Aporti après 1848. La politique scolaire des duchés de Parme et de Modène fut donc caractérisée sous la Restauration par une cléricalisation progressive des enseignements dans des institutions religieuses qui échappaient à l'ordinaire diocésain et restaient étroitement soumises au pouvoir civil.

11 Les États pontificaux avaient été durement frappés par la confiscation des biens ecclésiastiques et par les prélèvements fiscaux de l'administration napoléonienne. L'une des principales préoccupations des papes fut de réorganiser une instruction publique démantelée par la suppression des ordres religieux en créant un système centralisé d'enseignement; mais la réforme échoua devant l'opposition conservatrice des «zelanti» et l'instruction primaire fut confiée aux Frères des Écoles chrétiennes ainsi qu'à des instituts privés. Le gouvernement de Grégoire XVI fit appel à des congrégations féminines enseignantes, inaugurant une politique qui se poursuivra jusqu'en 1870. Les Sœurs de la Charité ouvrirent leurs écoles à Santa-Maria-in- Cosmedin, dans le quartier Ripa de Rome et elles furent suivies par les Sœurs de Saint- Joseph, dont le pensionnat payant comportait une annexe gratuite pour les plus démunies près de San Lorenzo dans le quartier du Monte. La curie romaine sollicita également la congrégation des Filles de la Divine Providence pour les enfants pauvres du quartier Regola et celle des Sœurs de l'Apostolat catholique qui recueillait les orphelines. Les Sœurs de Sainte Dorothée, congrégation génoise de tradition paulinienne, ouvrirent une école primaire payante et une autre gratuite pour les filles pauvres du quartier Saint-Ange. Pendant le pontificat de Pie IX, huit congrégations féminines enseignantes fondèrent de nouvelles écoles à Rome. Les Filles du Sacré-Cœur de Jésus s'installèrent au quartier du Monte en 1847 et les Sœurs de Saint Vincent de Paul multiplièrent les asiles au Trastevere, au Ponte et près de la Trinité-aux-Monts. An cours des années 1850 arrivèrent à Rome les Filles de la Croix de Saint André, une congrégation enseignante fondée en France dans la Vienne par Jeanne Bichier des Anges et André Fournet, qui s'installèrent dans le quartier du Campomarzo. Elles furent suivies par les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny, dont les activités missionnaires n'avaient pas effacé la vocation d'enseignement, et qui créèrent des écoles au Monte. Les Sœurs de la Providence, fondées à Portieux dans les Vosges, ouvrirent leurs écoles pour les filles du peuple dans le quartier du Borgo, à l'intérieur de la cité léonine. En provenance de Belgique, les Frères de Notre-Dame de la Miséricorde s'adressèrent aux enfants pauvres et les Sœurs de la Providence et de l'Immaculée Conception se virent attribuer pour leurs enseignements des locaux situés au Trastevere où les Oblates augustiniennes de Saint Pascal étaient déjà installées depuis 1825. Ainsi, dix-sept institutions religieuses enseignantes arrivèrent à Rome entre 1815 et 1870. La seule congrégation née dans le Latium fut celle des Adoratrices du Sang du Christ, fondée en 1834 à Frosinone. La curie romaine entendait combattre la diffusion des doctrines philosophiques rationalistes dans la jeunesse et elle restitua l'enseignement secondaire aux ordres religieux traditionnels: Frères des Écoles Chrétiennes, Clercs réguliers somasques et surtout Jésuites. Les études du «Colleggio romano» étaient gratuites; mais elles connurent une crise qui se solda par la baisse du nombre d'élèves externes. Les Dames du Sacré-Cœur représentaient avec les Ursulines la principale congrégation féminine d'enseignement secondaire à Rome. Elles étaient arrivées de Turin en 1828

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pour fonder une école payante destinée aux filles de l'aristocratie à la Trinité des Monts, avec une annexe gratuite au Trastevere.

12 Dans les Légations pontificales, le déclin des activités manufacturières textiles de Bologne avait provoqué la perte de nombreux emplois dans l'artisanat et accentué la paupérisation des classes populaires. Le problème de l'instruction des enfants pauvres retenait l'attention de l'archevêque Carlo Oppizoni qui souhaitait promouvoir un renouveau religieux. L'enseignement secondaire fut confié aux Barnabites qui remplacèrent les Jésuites. Les anciens couvents furent rouverts et l'ordre salésien de la Visitation Sainte-Marie reprit ses activités d'enseignement pour les filles de la noblesse dès 1818. L'instruction primaire féminine était dispensée à Bologne par des institutrices laïques dans des écoles de la Providence étroitement contrôlées par l'archevêché. Elles furent confiées aux Sœurs de la Charité de Jeanne-Antide Thouret an cours des années 1840. L'ordre de la Visitation était de stricte clôture et il ne pouvait accueillir que quelques pensionnaires. L'arrivée à Bologne des Sœurs de Sainte Dorothée, fondées en 1855 par Paola Frassinetti, permit d'en recevoir plusieurs dizaines. À la frontière de l'Émilie, Elisabetta Renzi fondait en 1839 à Rimini les Institutrices pieuses de Notre- Dame des Sept Douleurs. Les problèmes éducatifs préoccupaient de larges secteurs du monde ecclésiastique des Légations dans des provinces où l'enseignement mutuel avait connu une certaine diffusion au début de la Restauration. Ces écoles à la pédagogie lancastérienne se répandirent dans les Marches et en Ombrie; mais elles furent vite suspectes aux autorités romaines qui les interdirent par la constitution Quod divina sapientia de Léon XII. Les évêques des Marches leur opposèrent une instruction primaire fortement imprégnée de morale chrétienne. En Ombrie, l'évêché de Spolète confia ses écoles aux Frères des Écoles Chrétiennes dès 1820. L'action conjuguée des écoles paroissiales et des congrégations religieuses enseignantes contribua à améliorer le taux d'alphabétisation qui atteignit 57% de la population de Rome en 1870, soit près du double de la moyenne nationale italienne; mais l'hostilité des autorités pontificales et épiscopales aux méthodes de l'enseignement mutuel et aux orientations pédagogiques libérales du mouvement néo-guelfe retarda la diffusion d'une nouvelle conception de l'enfance et freina l'insertion des couches populaires dans le tissu économique productif. Le retard technologique de l'artisanat et de l'agriculture uni au mauvais fonctionnement de l'administration restèrent les causes profondes de la stagnation économique des États du Saint-Siège.

13 L'insertion des Sœurs de la Charité de Jeanne-Antide Thouret dans le tissu social et religieux napolitain se heurta au poids de la tradition. La restauration des Bourbons les priva de l'appui des autorités civiles dont elles avaient bénéficié sous l'Empire. Les constitutions de la congrégation approuvées par Rome en 1819 rappelaient les règles fondamentales de la vie monastique. La Supérieure générale restait soumise à l'autorité diocésaine, tout en conservant son autonomie de gestion. Le meilleur atout de l'institution restait sa compétence en matière d'enseignement et d'assistance charitable. Ses écoles apprenaient à lire, à écrire, à compter et elles dispensaient une instruction d'économie domestique. Son pensionnat payant de Regina Cœli, réservé aux filles de la noblesse, innovait en préparant les élèves à leur futur rôle de maîtresse de maison. La formation spirituelle se distinguait d'un simple catéchisme par un effort de réflexion qui précédait l'administration des sacrements. Dans le royaume des Deux- Siciles, la situation fut plus favorable aux Jésuites que dans les États du nord de l'Italie marqués par l'influence joséphiste. Certes, ils ne purent retrouver leurs collèges de Sicile occupés par les frères des Écoles Chrétiennes; mais ils en ouvrirent de nouveaux à

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Palerme, Messine et Catane. L'alliance du trône et de l'autel se traduisit à Naples par une large cléricalisation du corps enseignant et par une préférence pour les modèles traditionnels d'inspiration jésuitique. Les nouvelles congrégations étaient rares et celle des sœurs de la Charité se tourna vers l'Italie centrale pour se développer. Les monastères restaient très majoritaires dans le royaume et on en dénombrait encore deux cent soixante-quinze en 1861, sans compter ceux de Sicile.

14 La spiritualité des nouvelles institutions religieuses s'inspirait des sources traditionnelles jésuites et salésiennes, auxquelles s'ajoutaient les héritages de Vincent de Paul, de Philippe Néri et d'Alphonse de Liguori. Ainsi, le Regole di vita d'Annunciata Cocchetti, fondatrice d'une des congrégations de Sainte Dorothée, se réclamait d'une rigueur ignatienne tempérée par la souriante humilité salésienne et par la piété accessible d'Alphonse de Liguori. Le noviciat de la congrégation des Filles du Sacré- Cœur de Jésus s'inspirait des «Exercices spirituels» ignatiens dans la discipline de la volonté, l'exercice permanent de la vertu, la pratique de l'examen de conscience et de la fréquente communion. L'influence des Jésuites était également perceptible dans les «Constitutions» du père Ludovico Pavoni pour les filles de Marie Immaculée et dans celles de Caterina Cittadini destinées aux ursulines de Somasca. La spiritualité ignatienne se mêlait encore à l'esprit franciscain dans les «Constitutions» des frères hospitaliers de l'Immaculée Conception de Luigi Monti où l'on percevait l'empreinte de la piété d'Alphonse de Liguori. Les congrégations enseignantes de Vérone s'inspiraient elles aussi d'une tradition ignatienne qui insistait sur la mission d'éducation de l'Église; mais elles s'ouvraient aussi à la nouvelle culture catholique française d'un Lamennais ultramontain. La pensée salésienne jouait un rôle déterminant dans la spiritualité congréganiste et les règles édictées par Maddalena di Canossa aux Filles de la Charité s'inspiraient de l'expérience religieuse de la Visitation. La foi totale en Dieu impliquait un idéal de perfection vécu au quotidien dans l'humilité. La spiritualité salésienne était également présente dans les écrits de l'évêque Luigi Biraghi et de Teresa Eustochio Verzeri qui concevaient les voies de la sanctification comme une ascèse de la vie ordinaire. Elle imprégnait aussi un style d'éducation fondé sur un dialogue ouvert et affectueux, notamment dans la congrégation des sœurs de la Charité de Jeanne-Antide Thouret qui essaimait en Italie centrale à partir du royaume de Naples. Dans la tradition salésienne, la communauté éducative s'identifiait à celle de la famille. Le maître s'adressait à l'affectivité de l'enfant plus qu'il ne veillait à la formation d'un esprit rationnel. L'enseignement individualisé était attentif à la personnalité de l'élève et une règle inspirée des Frères maristes de Marcellin Champagnat voulait que la prévention précédât la répression. On retrouvait l'esprit de Vincent de Paul dans les «Constitutions» des Sœurs de Sainte Marcelline et la pensée d'Alphonse de Liguori alimentait une piété très éloignée de l'austère élitisme du jansénisme.

15 La politique de la Restauration misait sur un besoin d'expiation des impiétés révolutionnaires que la spiritualité des congrégations religieuses identifiait au rachat des péchés du monde et au sacrifice de la Croix. Elles compensaient leur absence d'initiatives spirituelles nouvelles par une forte sensibilité pratique qui se manifestait dans un apostolat d'assistance et d'éducation. La tradition charitable de Vincent de Paul était conçue comme une participation au mystère du Christ rédempteur et les malades représentaient les membres précieux de son corps souffrant. Cette spiritualité soulignait l'humanité du Christ et de la Passion. Elle se mêlait intimement à l'apologie des réparations dues à l'Église pour les blessures qui lui avaient été infligées. Elle se manifestait par un retour aux valeurs traditionnelles de la Contre-Réforme sous une

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forme critique à l'égard du protestantisme et du jansénisme. La théologie de la Croix de Rosmini s'exprimait dans l'exaltation et le sacrifice; mais ce christocentrisme restait dénué des mollesses mystiques et des complaisances intimistes d'un romantisme christologique et l'amour du Christ permettait d'élever le service des autres au-dessus d'une simple action philanthropique. Les nouvelles congrégations rénovaient les valeurs et le contenu de la tradition où elles avaient mûri en se rattachant à la vision rosminienne de la charité. L'éducation en devenait une des formes les plus nobles lorsqu'elle réparait les dommages causés dans les âmes par le rationalisme des Lumières, si bien que la catéchèse restait étroitement unie à la formation civile. L'accent était mis sur une nouvelle évangélisation d'un monde qui devait être fondamentalement reconstruit. Le refus de la clôture confirmait cette vocation active liée au souci de la pastorale et les nouvelles congrégations reflétaient l'importance du rôle de la femme comme protagoniste de l'Église dans la reconquête de la société. Les religieuses «canossiennes» ne considéraient d'ailleurs pas l'enseignement comme leur activité principale et elles insistaient davantage sur un apostolat qui leur permettait de suivre leurs élèves après leurs études au moyen d'une assistance en cas de maladie et par des retraites spirituelles. Cette mission auprès des femmes impliquait un lien d'autant plus étroit avec la paroisse que la législation scolaire en Lombardie-Vénétie autrichienne faisait du curé le responsable des écoles. Les Sœurs de Sainte Dorothée confiaient même leurs élèves à des assistantes laïques qui les réunissaient périodiquement pour la catéchèse dans l'intention d'associer la femme à l'apostolat de l'Église.

16 L'indifférentisme des intellectuels, les distances prises avec l'Église par les classes bourgeoises et le déclin de la pratique religieuse dans les couches populaires étaient les symptômes les plus inquiétants de l'impiété. Il devenait nécessaire de ramener le Christ dans la société par l'éducation et la catéchèse de la jeunesse. Les écoles de charité des nouvelles congrégations enseignantes étaient gratuites pour les filles pauvres et ouvertes tous les jours sans obligation d'assiduité. Elles laissaient aussi aux élèves la possibilité d'aider leurs parents, ce qui était très apprécié des familles. L'organisation scolaire variait selon les institutions, les classes des écoles «canossiennes» comptant deux institutrices pour trente élèves et celles des Sœurs «Stimmatine» une seule pour soixante. L'âge des élèves allait généralement de cinq à douze ans. Les règlements demandaient d'apprendre à lire et à écrire; mais ils accordaient une place importante aux travaux domestiques. Bien que persuadées de la nécessité de l'instruction pour les filles, les Sœurs de Sainte Dorothée jugeaient essentielles la pratique des vertus chrétiennes et l'habileté domestique afin de mieux les préparer à la vie matrimoniale à laquelle elles étaient destinées. La principale caractéristique des écoles «canossiennes» résidait dans un binôme «enseignement primaire-travail» qui traduisait un souci particulier pour la préparation à la vie professionnelle. Les congrégations «canossiennes» et celles des sœurs de Sainte Dorothée se préoccupaient de la formation d'institutrices rurales laïques ou ecclésiastiques. Elles devaient faire preuve d'affabilité, de douceur et de disponibilité dans leurs enseignements.

17 Les écoles de charité souhaitaient dépasser le stade de l'alphabétisation et offrir à leurs élèves un moyen de promotion sociale. L'accent était sans doute mis sur une formation religieuse capable de reconstituer le tissu social chrétien déchiré par les événements révolutionnaires, mais l'instruction comportait aussi une formation professionnelle, les oratoires n'étant plus adaptés à la situation nouvelle. Le travail artisanal était considéré comme un facteur d'épanouissement personnel et d'intégration dans la vie

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civile, même si les congrégations entendaient protéger les jeunes des dangers moraux encourus sur leur lieu de travail. L'instruction devenait ainsi un moyen d'intégration des classes populaires dans la société et cette adaptation à l'évolution sociale n'était pas étrangère au succès des nouvelles institutions religieuses. Elles restèrent pourtant étrangères au mouvement pédagogique de leur époque et le contenu de leur enseignement évolua peu: catéchisme, lecture, écriture, rudiments de calcul et travaux domestiques. Les bonnes manières cultivaient les vertus et s'efforçaient de combattre les erreurs propagées dans le peuple par le rationalisme. Les procédés didactiques restaient les mêmes, avec une prépondérance des abécédaires, des bouliers et des vies de . Les seules exceptions concernaient les frères des Écoles chrétiennes qui enseignaient aussi le dessin géométrique à des fins de formation professionnelle. Leur pédagogie influença l'enseignement des sœurs de Sainte Dorothée, de Saint Charles et de Saint Joseph qui privilégiait la règle du silence dans leurs écoles pour rendre les élèves plus attentives. Les manuels en usage ne se modernisèrent que très lentement avec l'adoption de ceux de Francesco Soave, un père somasque du XVIIIe siècle chargé par Joseph II de la rénovation des écoles de Lombardie. Toutefois, le souci d'une dimension formatrice dépassant la seule assistance charitable, l'abandon des pratiques coercitives au profit du dialogue et l'adoption d'une éducation personnalisée s'inspirant du modèle familial représentaient d'incontestables innovations dans les nouvelles congrégations.

18 L'enseignement secondaire restait fortement influencé par le ratio studiorum jésuite réformé en 1832. La langue et la littérature nationales étaient devenues des disciplines principales du cycle des humanités, au même titre que le latin et le grec; l'histoire, la géographie et l'arithmétique restaient des matières accessoires. Le cycle philosophique comportait désormais des mathématiques et des sciences naturelles, la référence aristotélicienne étant supprimée; mais la réforme fut critiquée pour ses insuffisances, la philosophia perennis et les langues classiques conservant un rôle majeur dans le cursus. L'enseignement des Barnabites de Bologne était précédé d'un cycle d'études au gymnase, essentiellement consacré à l'apprentissage du latin. Cinq classes de collège venaient ensuite, les trois premières insistant sur la grammaire, les deux autres sur les humanités et la rhétorique. Les humanités classiques restaient donc très largement prépondérantes et la philosophie inexistante. Les collèges des clercs réguliers de Saint Paul enseignaient toutefois la langue et la littérature italienne, Dante, Pétrarque et le Tasse figurant au programme. L'enseignement des pensionnats des ursulines de Saint Charles se limitait à la calligraphie, à l'arithmétique, à la grammaire, à la couture et au catéchisme. Celui des sœurs de Sainte Dorothée y ajoutait la langue française, l'histoire, la géographie ainsi que des notions d'histoire naturelle, de géométrie et de physique. L'objectif était de dépasser la conception des couvents qui faisait de l'enseignement un simple ornement, afin de former des mères de famille mieux armées pour affronter les exigences sociales de leur temps. Le programme des collèges des Sœurs de Sainte Marcelline était à peu près identique, avec un enseignement rudimentaire d'allemand, de chant et de dessin. L'enseignement était un moyen de promotion de la femme, mais la pratique des œuvres et des vertus chrétiennes restait la meilleure voie pour y parvenir. Par contre, les études secondaires proposées par les Dames du Sacré-Cœur s'inspiraient largement du ratio studiorum jésuite. Le collège romain de la congrégation de Sophie Barat affichait de grandes ambitions. Son «Plan d'éducation» de 1826 se contentait d'une pédagogie communautaire et dénonçait les dangers d'une éducation individuelle; mais le règlement de 1852 allait beaucoup plus loin en regroupant les

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élèves par classes et en organisant la vie scolaire en années d'enseignement séparées par des vacances. Le cursus comportait un «Cours préliminaire» de deux ans qui dispensait un enseignement primaire et une première formation chrétienne aux fillettes âgées de cinq à sept ans. Le «Cours régulier» composé de cinq classes était accessible aux élèves sachant lire et écrire. Le programme prévoyait l'instruction religieuse, la grammaire, la littérature italienne et française, la calligraphie, la rhétorique et l'arithmétique, un enseignement d'histoire sainte et profane avec chronologie et mythologie, la géographie, le dessin, la peinture, la musique, l'économie domestique et des travaux manuels. La «Classe supérieure» enfin, perfectionnait en deux ans les connaissances précédemment acquises et innovait profondément avec un cours de logique, de métaphysique, d'éthique et de morale. L'objectif de cet enseignement était de permettre aux jeunes filles de l'aristocra- tie de s'exprimer parfaitement en italien comme en français et de posséder une bonne connaissance de la littérature nationale pour agrémenter leur conversation. L'importance prêtée à l'histoire et à la géographie incitait à des rapprochements entre les époques et à un élargissement de l'horizon de la pensée. L'enseignement de la philosophie était une nouveauté destinée à améliorer le raisonnement et le jugement pour mieux combattre l'indifférentisme religieux. Le succès des Dames du Sacré-Cœur permit à leur institut romain de la Trinité-aux-Monts de doubler le nombre de ses élèves entre 1840 et 1870.

19 La bibliothèque des nouvelles congrégations religieuses reflétait leur volonté de former des mères vertueuses capables de remplir leur mission d'éducation au sein de la famille. Nombre de ces ouvrages portaient toujours les traces de la misogynie diffuse de Fénelon et de Rousseau, et ils la propageaient sous une forme plus accessible à leurs lectrices: dialogues édifiants, correspondances intimes, conseils d'une mère à sa fille, éloge de l'amour conjugal, apologie des vertus des femmes célèbres. Le traité De l'éducation des femmes de madame Campan, qui affirmait la nécessité d'instruire les filles en musique, dessin, histoire et géographie, donna naissance à plusieurs versions italiennes. Les unes s'efforçaient d'en vulgariser le texte, d'autres lui adjoignaient des conseils de morale à la manière des Conversations d'Émilie de madame d'Epinay. Les œuvres de madame de Genlis furent largement diffusées dans la péninsule et leur succès venait de contes moraux plusieurs fois réédités à Milan et à Naples, villes sous domination autrichienne et bourbonienne. Le récit évoquait les risques encourus par un amour détourné de ses projets initiaux dans une famille où le mari était présenté comme l'instituteur de son épouse. Le roman Adèle et Théodore, qui invitait, dès 1782, les dames de l'Ancien Régime à renouer avec leurs anciennes vertus domestiques, était présenté aux lectrices italiennes sous forme de lettres sur l'éducation dans un recueil d'œuvres utiles pour la jeunesse. Le succès de Jean-Nicolas Bouilly en Italie ne devait rien à son passé de révolutionnaire, ami de Barnave et de Mirabeau. Il était lié à son œuvre dramatique Léonore (1798) qui devait inspirer le livret de l'opéra Fidelio de Beethoven. Cet éloge de l'amour conjugal, destiné à des jeunes filles qui n'avaient guère le choix qu'entre la vocation religieuse et le mariage, donna lieu à de multiples publications dans la péninsule sous forme de conseils d'une mère à sa fille et de récits moraux destinés aux jeunes épouses. Le Magasin des enfants de madame Leprince de Beaumont connut une version italienne plusieurs fois rééditée à Venise. Ce roman pour la jeunesse et son fameux conte La Belle et la bête, modèle de rédemption par l'amour, parut à Milan dans la version simplifiée d'un dialogue entre une éducatrice et ses élèves. De même, le traité d'Aimé Martin De l'éducation des mères de famille qui attribuait à la femme un rôle majeur dans l'évolution de la civilisation du genre humain, eut

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beaucoup de succès dans la péninsule. Par contre, les romans de la duchesse d'Abrantès ne survécurent guère à leur auteure et les lectrices italiennes durent se contenter des vies de femmes célèbres d'Adélaïde Dufresnoy, en ignorant les ouvrages d'éducation de cette auteure. Il est vrai qu'après 1815, le salon de madame Dufresnoy était devenu l'un des cénacles de l'opposition libérale à Paris.

20 Après Fénelon, Rousseau fut l'écrivain de l'époque prérévolutionnaire qui exerça le plus d'influence sur la littérature d'éducation féminine au XIXe siècle. Il soulignait la diversité biologique de la femme dans son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité des hommes et proclamait son infériorité intellectuelle dans l'Émile. On sait que Joseph De Maistre lui emprunta beaucoup, tout en renversant ses démonstrations sur le mythe du «bon sauvage»; mais il partageait ses conceptions au sujet de la femme, le courant contre-révolutionnaire qu'il incarnait souhaitant restaurer une hiérarchie traditionnelle dans la famille. Cette volonté de prendre le contre-pied des Lumières et de la Révolution française était manifeste dans l'Éloge historique de madame Élisabeth de France, un ouvrage d'Antoine Ferrand largement diffusé dans l'Italie de la Restauration. L'auteur était un conseiller au Parlement de Paris qui avait émigré en 1789 avant de devenir pair de France sous Louis XVIII. Il citait son héroïne en exemple pour ses vertus chrétiennes qui pouvaient pousser le dévouement à Dieu et au roi jusqu'au sacrifice.

21 L'un des ouvrages les plus répandus dans les milieux catholiques italiens était le Trattato dell'educazione dei fanciulli de Cesar de La Luzerne, publié à Rome en 1852. L'auteur était un évêque français d'Ancien Régime qui avait contribué à la rédaction de l'édit royal donnant un état civil légal aux non-catholiques du royaume de France. Rentré d'émigration en 1814, pair de France et ministre d'État, il avait fait preuve de tolérance sous la Restauration en reconnaissant la capacité civile aux établissements de tous les cultes; mais la plupart des références théologiques de la littérature destinée aux femmes étaient strictement conservatrices. Les livres de Jean Joseph Gaume, traduits en italien dans les années 1850, concernaient la préparation au sacrement de la communion; mais l'auteur était connu pour son pamphlet Le Ver rongeur des sociétés modernes, ou le Paganisme dans l'éducation qui avait suscité de vives polémiques. Une intransigeance doctrinale comparable animait Il mentor dei fanciulli et le Vita di alcune giovinette, publiés en 1830 et 1831 à Venise et Milan sous domination autrichienne. Leurs auteurs étaient deux prêtres réfractaires français, l'abbé Blanchard et le père Guy Toussaint Caron. Le premier passait pour le théoricien de la résistance au concordat napoléonien de 1801 et il était l'un des fondateurs du schisme de la Petite Église; le second avait multiplié les œuvres de charité en Angleterre puis en France, et on lui devait une Histoire des confesseurs de la foi dans l'Église gallicane à la fin du XVIIIe siècle, véritable mine d'informations sur l'émigration. L'ouvrage italien le plus diffusé dans les familles catholiques de la péninsule restait pourtant les Regole di vita per una giovinetta de l'évêque Vincenzo Maria Strambi, plusieurs fois réédité entre 1821 et 1871.

22 Les livres de lecture des écoles congréganistes enseignantes féminines étaient rédigés par des ecclésiastiques et n'avaient pas que des finalités éducatives. Au premier rang des auteurs figuraient l'abbé Louis Bautain et le père théatin Gioacchino Ventura. Impressionné par la critique kantienne, Bautain affichait son hostilité au rationalisme et proclamait la capacité de la foi à parvenir seule aux vérités fondamentales; mais il s'inclina devant la condamnation romaine du fidéisme (1838), l'Église enseignant que la raison pouvait atteindre la vérité dans l'ordre des principes naturels. Ventura devint le chef de file de la philosophie catholique en Italie avec son De jure ecclesiastico (1826);

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mais sa célébration de l'alliance de la religion et de la liberté, puis son engagement dans les mouvements révolutionnaires de 1848 le contraignirent à s'exiler à Paris où ses prédications lui valurent une grande notoriété (La Raison philosophique et la raison catholique). Les ouvrages de Bautain furent largement diffusés en Italie dans des adaptations dues au père Francesco Pricolo. Ils concernaient les problèmes posés par l'âge critique à toute adolescence chrétienne, donnaient des conseils aux novices et aux jeunes filles désireuses de se marier contre la volonté de leurs parents. Ventura était plein de prévention contre la culture féminine, tout en reconnaissant à la femme une supériorité morale qui l'autorisait à jouer un rôle primordial dans la famille. Les écrits du théologien génois Giuseppe Frassinetti, pleins de dévotion pour le pape et pour l'Église, voulaient aider les adolescents et les jeunes mariés à vivre leur foi, au même titre que les pensées du père Tommaso Pendolà, publiées dans un recueil par Gian Battista Fenoglio. Le prêtre turinois Pietro Tarino proposait enfin la Vierge Marie comme modèle de femme chrétienne. L'idéal catholique d'une épouse exemplaire, responsable de l'éducation morale et religieuse de ses enfants, s'exprimait dans une littérature édifiante mais imbue de la nécessité d'une éducation féminine capable d'éveiller conscience et discernement. Sans doute faisait-elle partie d'une tactique silencieuse d'enveloppement qui dissuadait les jeunes filles d'échapper à la vie conjugale; mais cette condition qui nous apparaît aujourd'hui comme une forme d'esclavage supérieur n'était pas vécue dans la passivité et la résignation. Le XIXe siècle vit en effet s'imposer le rôle de la mère dans l'éducation des enfants et beaucoup le ressentirent comme une promotion. Les lectures de romans moralisateurs et de livres de dévotion accentuèrent par contre la tendance italienne à lui attribuer des vertus qui transcendaient progressivement ses devoirs maternels pour investir la société tout entière. Le mythe de la mamma s'imposait.

23 La Restauration fut dominée en Italie par une tendance contre-révolutionnaire et par une reconquête religieuse; mais elle ne s'identifia pas à une restauration de l'Ancien Régime. L'Église retrouva des prérogatives étendues en matière d'éducation et d'assistance charitable qu'elle exerça sous un contrôle strict de l'État. La pensée pédagogique chrétienne se préoccupait d'éducation populaire et du rôle de la femme dans la société, ses tendances libérales se distinguant du conformisme et du traditionalisme par une place plus importante accordée à la personnalité de l'enfant. L'analphabétisme régressait lentement et l'école du peuple progressait. Les nouvelles congrégations religieuses jouèrent un rôle important dans ces mouvements qui traduisaient une évolution du monde catholique italien. L'image absolutiste s'estompait au profit d'une conception humaniste du pouvoir plus compatible avec l'idéal national. La formation dispensée par les nouvelles institutions enseignantes n'en restait pas moins empreinte d'une atmosphère et de caractères propres à la vie religieuse. L'assistance charitable s'avérait inséparable d'une reconquête chrétienne qui s'insérait elle-même dans un combat idéologique contre le rationalisme. Les éducateurs italiens de sourds-muets opposaient ainsi au concept rationaliste de la méthode des signes un processus qui partait d'un constat réaliste pour s'élever vers l'objet mystique de la création divine. L'éducation congréganiste mettait l'accent sur la sensibilité aux valeurs morales et religieuses, sur le sérieux dans la vie, sur la préparation professionnelle et elle acceptait même une certaine ouverture sur le monde extérieur; mais elle ne parvenait pas à s'affranchir d'une emphase excessive des vertus passives et d'un contrôle rigide des formes d'expression individuelle. Ces faiblesses restaient

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pourtant du domaine des moyens employés et l'objectif social dépassait largement la simple réaction cléricale décrite par bien des manuels d'histoire.

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AUTEUR

MICHEL OSTENC

Professeur d'Université honoraire, [email protected]

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Bulletin bibliographique

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Salvatore Abbruzzese, Un moderno desiderio di Dio. Le ragioni del credere in Italia Soveria Mannelli, Rubbettino, 2010, 301 p.

Enzo Pace

RÉFÉRENCE

Salvatore ABBRUZZESE, Un moderno desiderio di Dio. Le ragioni del credere in ItaliaSoveria Mannelli, Rubbettino, 2010, 301 p.

1 Salvatore Abbruzzese a sans aucun doute écrit un livre à thèse, même s’il se présente comme la synthèse de l’itinéraire intellectuel de l’auteur, de son doctorat à l’EHESS jusqu’à son activité actuelle de recherche et d’enseignement en sociologie de la religion à l’université de Trente. Le texte reprend en effet trois étapes fondamentales de sa recherche: la sociologie de la vie consacrée, l’analyse des valeurs religieuses à la lumière de l’enquête longitudinale de l’EVS (enquête européenne sur les valeurs à laquelle il a participé à plusieurs reprises pour la partie italienne) et la réflexion théorique sur les formes modernes du croire religieux à une époque post-séculière.

2 Les thèmes mentionnés correspondent aux trois parties qui composent le livre et le fil conducteur qui les lie est évident: la religion ne disparaît pas dans la société sécularisée, elle se transforme et se montre capable de se réconcilier aujourd’hui avec la modernité. Les arguments apportés par l’auteur pour soutenir cette thèse sont ou de type historico-sociologique (en cohérence avec les enseignements de Jean Séguy) ou tirés de l’analyse statistique et sociale des recherches empiriques sur la religiosité en Italie sous une perspective européenne, ou encore basés sur la réflexion critique des paradigmes théoriques les plus connus du domaine des sciences sociales des religions.

3 L’ensemble converge pour montrer comment l’individu moderne peut trouver, en soi et dans le milieu social, de bonnes raisons pour croire tout en maintenant jalousement ses

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propres prérogatives d’homme moderne, c’est-à-dire une autonomie dans ses choix de croyance et un besoin de sens au sein d’une société toujours plus fragmentée. De cette manière la sensibilité religieuse, dont parle l’auteur – qui préfère cette notion à celle de religiosité, plus traditionnelle – ne rentre plus forcément en collision avec la sensibilité laïque (qui ne se nourrit donc pas de références à un système de croyances religieuses). Au contraire, le terrain des rencontres possibles s’élargit au fur et à mesure que la seconde sensibilité découvre qu’elle ne peut plus compter de manière certaine sur les valeurs historiques dont la modernité s’était faite porte-voix (le progrès, la libération confiée à la science et à la technologie, le déclin des sociétés du bien-être et ainsi de suite). Voilà donc quelle est la lueur qu’Abbruzzese aperçoit au sein de la société post- séculière, où l’esprit de la sécularisation ne semble plus souffler avec autant de force que par le passé.

4 D’un point de vue théorique, la confrontation précise de l’auteur avec les thèses, respectivement de Weber et de Troeltsch, en référence à la fondation du moderne par rapport à la religion, et de Habermas, pour ce qui est de la discussion sur le postséculier, aurait pu être renforcée s’il s’était mesuré avec les thèses de Beck sur la société du risque. Quel est en effet le rôle de la religion dans la Risikogesellschaft (surtout dans ces sociétés autrefois radieuses et prospères de l’Occident)? Ne serait-ce pas que plus la ligne de fracture des sécurités sociales commence à s’élargir et plus les religions apparaissent comme une ressource communicative de sens, quand les autres systèmes idéologiques ne sont plus en mesure d’en offrir aux individus de la modernité avancée?

5 La lecture de la première partie est très prenante lorsque l’auteur analyse les espaces et les lieux où la mémoire religieuse chrétienne (dans le sens propre de cette notion réélaborée par Danièle Hervieu-Léger en référence à la religion) et les modèles alternatifs de vie religieuse sont encore visibles et donnent un sens (même au touriste religieux de passage qui se rend dans les sanctuaires et les monastères pour une rapide visite). Dans la deuxième partie, l’auteur reprend les résultats de certaines enquêtes nationales récentes qui ont été faites en Italie et au niveau européen (EVS) afin de montrer la bonne tenue de la religiosité en Italie, sans toutefois oublier comment l’individualisation du croire, même dans un pays à forte tradition catholique et avec une civilisation paroissiale encore bien vivante, peut aller s’accorder avec un sentiment diffus (romantique?) d’attachement à la mémoire religieuse catholique, au catholicisme en tant que code symbolique et représentation collective d’une identité nationale autrement précaire et incertaine. À ce propos toutefois, il aurait été utile de ne pas s’arrêter aux résultats de l’EVS de 1999 et surtout, il aurait été plus approprié de confronter les résultats de l’EVS avec d’autres recherches qui décrivent un paysage socioreligieux, tout au moins pour l’Italie, plus mouvementé et pas si différent des autres réalités sécularisées de l’Europe.

6 Voici donc un essai qui résume de manière appropriée les défis théoriques et méthodologiques avec lesquels la sociologie des religions contemporaines est appelée à se confronter.

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Lahouari Addi,Lionel Obadia (éd.), Clifford Geertz. Interprétation et culture Paris, Éditions des archives contemporaines, 2010, 191 p.

Chantal Saint-Blancat

RÉFÉRENCE

Lahouari ADDI,Lionel OBADIA (éd.), Clifford Geertz. Interprétation et culture, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2010, 191 p.

1 Cet ouvrage collectif rassemble une partie des communications faites au colloque «Autour de Geertz» organisé à l’Université de Lyon en janvier 2008. Il réunit des contributions d’anthropologues, de sociologues et d’historiens. Le mérite de l’ouvrage est d’avoir su conjuguer une présentation de l’œuvre de Geertz avec un regard critique sur cette dernière. Le volume est organisé en trois parties: la première, remarquable de clarté, introduit en trois chapitres la démarche de Geertz et la rupture qu’elle introduit par rapport aux perspectives fonctionnalistes et structuralistes, la seconde est dédiée aux contradictions et limites qui caractérisent les concepts et la méthodologie d’une œuvre foisonnante, tandis que la dernière consacrée à la religion et en particulier à l’islam dissèque l’une des pages les plus controversées de l’anthropologie inter- prétative.

2 Les contributions de Addi, Laplantine et Assayag tracent un chemin critique dans la complexité de l’œuvre de Geertz, qui, malgré la richesse et la diversité de ses travaux, n’a jamais élaboré une théorie formalisée de l’action sociale mais inauguré une réflexion inédite sur la pratique anthropologique autour du concept de culture. Sa démarche est bien repositionnée par rapport à la tradition issue de Durkheim, ainsi que sa critique du positivisme et du structuralisme. Les trois auteurs s’attachent à montrer combien Geertz fut un précurseur et combien l’ethnographie, les gender et racial studies,

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les approches de terrain multidisciplinaires, le «tournant linguistique» et l’ensemble des sciences sociales de la deuxième moitié du XXe siècle doivent à sa réflexion.

3 Trois points demeurent au cœur de l’analyse: l’anthropologie interprétative, la transformation du concept de culture et la méthode de la «description dense». Contestant l’ethno-centrisme occidental de l’anthropologie, c’est à une anthropologie réflexive au sens wébérien du terme que Geertz nous convie, le sens que les acteurs eux-mêmes attribuent à leur vie quotidienne. Pour ce faire, il lui faut élaborer une nouvelle conception de la culture qu’il considère comme un ensemble de flux de symboles, de signes, de rites et d’institutions qu’il faut déchiffrer à partir du sens que leur confèrent les membres d’un groupe donné. C’est dans cette perspective herméneutique et phénoménologique qu’il inscrit la culture en proposant trois analogies: la culture comme jeu, comme scène dramatique et enfin comme texte, métaphore qu’il privilégie (Laplantine p.37). En voulant redonner sa place «au point de vue de l’indigène» l’interprétation est partie intégrante de la description. Cette «description dense», dont le souk de Sefrou (p.26 à 29) ou le combat de coqs à Bali sont des exemples paradigmatiques, permet de redonner sens aux actes sociaux en les resituant dans leur contexte historique et social. Le travail de Geertz dans son souci d’imprimer un aller-retour dialectique entre le local et le global nous présente le social comme un texte et chaque culture comme une singularité que l’on ne saurait inscrire dans une hiérarchie. Son œil attentif aux moindres détails significatifs, la rigueur de ses travaux ethnographiques ont contribué à imposer la culture comme système symbolique de communication susceptible de changements et de ruptures. Assayag a raison de souligner (p.44) qu’après Geertz «on n’observera plus jamais un combat de coqs comme avant».

4 Les textes de la deuxième partie proposent une réflexion critique de l’anthropologie symbolique.

5 Francine Saillant, rappelant que «l’une des grandes retombées du travail de Geertz fut d’avoir contribué, dans ses principes épistémologiques tout au moins, à la reconnaissance de la ‘culture de l’autre’ en tant que savoir» (p.55), s’interroge sur sa réception en particulier à travers la contestation du courant postcolonial. Dans la lignée de Geertz, elle approfondit le propos et soulève le cas des cultures minoritaires au sein du savoir national: les Afro-Brésiliens au Brésil et les autochtones au Canada. Selon elle, l’anthropologie postmoderne n’a pas su intégrer les savoirs marginalisés et le sens commun du savoir local cher à Geertz. Elle propose en réponse le développement d’une anthropologie politique des savoirs qui favorise l’agency des groupes périphériques au-delà d’un apparent consensus culturel.

6 Dans une même logique Lionel Obadia revient sur le concept de la culture comme texte et sur sa plasticité. Il distingue les «grands textes» des traditions non écrites des indigènes en prenant l’exemple de l’univers bouddhiste tibétain. Or le texte comme objet ethnographique, dans ses aspects normatifs, d’expertise légitime et de pouvoir, tend à ignorer les appropriations et interprétations pratiques des fameux «indigènes» chers à Geertz: «selon quelle textualité puis-je les inscrire? et en sont-ils moins bouddhistes pour autant?» (p.81). Voilà une question qui prend tout son sens dans l’analyse ethnographique de toutes les religions.

7 Hassam Rachik ouvre une stimulante observation méthodologique sur la crédibilité et le rôle de l’informateur en anthropologie, à partir de la machine à écrire de Geertz, mais en partant de l’expérience sur le terrain d’un anthropologue travaillant chez lui.

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Rappelant les scrupules, selon lui exagérés, de l’anthropologue occidental qui, en rupture avec l’éthique des travaux dits coloniaux, craint d’être accusé du vol des voix des informateurs (avec Clifford on parle de texte négocié, participatif), Rachik s’interroge: doit-on faire de telles concessions à l’informateur? Soulignant que «l’asymétrie sociale (inévitable) n’implique pas l’asymétrie morale» (p.104), il propose d’établir une éthique de compromis qui peut varier en fonction des informateurs et du terrain.

8 C’est dans la troisième partie dédiée à la conception symbolique de la religion et aux travaux sur l’islam marocain et indonésien qu’émergent les limites de l’application sur le terrain de la perspective geertzienne.

9 Camille Tarot passe d’abord en revue la conception culturelle du religieux qui apparaît comme un sous-système de sens dans la culture. Il s’agit d’une approche sémantique et les symboles sont ici aussi nécessaires à la cognition qu’à l’action (p.114). Le rituel, «ce comportement consacré», ensemble unique de symboles, apparaît comme le lien entre le sens commun, la conception du monde et l’éthos. Dans la seconde partie du texte, Tarot s’interroge sur le caractère véritablement opératoire de cette définition culturelle du religieux sur le terrain, en particulier balinais, et propose une fine analyse comparative de la place du sacré chez Mauss, Geertz et Lévi-Strauss. Selon l’auteur, la dépendance de Geertz à l’égard de l’analyse culturelle l’empêcherait en fait de relier la religion aux hiérarchies sociales qu’il sait pourtant si bien faire affleurer dans la violence rituelle du combat des coqs.

10 Les trois derniers textes, consacrés à la comparaison de l’islam dans les contextes culturels asiatiques et maghrébins et au rapport du religieux et du politique à travers le maraboutisme marocain, s’attachent à reconnaître à Geertz la primeur d’avoir su établir une rupture qui reconnaisse le religieux comme un fait culturel, de l’avoir étudié tel qu’il est vécu de l’intérieur par les acteurs et enfin d’avoir évité la réification de l’islam, de ne plus le présenter comme une réalité monolithique détachée du temps, de l’espace et du contexte culturel. Sa perspective comparatiste permet ainsi de faire place nette d’un essentialisme commun à certains islamistes ou islamologues et d’introduire une vision dynamique des changements religieux.

11 La déception est à la mesure de l’attente soulevée par l’ambition de cette nouvelle démarche méthodologique. La critique commune à Ferjani, El Adnani et Ferrié est résumée par l’historien (p.164): «la généralisation et la globalisation de la culture étudiée dans un souci comparatiste (le Maroc et l’Indonésie) l’ont emporté sur l’approche monographique». Bref, le terrain semble être passé au second plan. Dans son passage du local au global, sans problématiser, Geertz n’a pas su éviter les pièges du déterminisme qu’il a souvent dénoncés. En ce qui concerne le phénomène du maraboutisme, Geertz, influencé par les travaux fondateurs de l’époque coloniale, procède selon un schéma préétabli, le choix du cas du sultan Mohammed V et du saint symbolique Al-Youssi n’étant pas représentatif du rapport entre religieux et politique au sein de l’islam marocain. L’historien qu’est El Adnani, à travers une excellente reconstruction de l’évolution du maraboutisme, remet les pendules à l’heure démontrant combien la relation entre sainteté et autorité politique est complexe et fluctuante, un jeu d’équilibre constant, un espace de négociation subtil et maîtrisé.

12 L’ouvrage dans sa perspective critique réhabilite également un vide dans la connaissance de l’anthropologie culturelle: l’œuvre de Geertz n’est pas totalement traduite en français et ne l’est aucunement en arabe. Les sciences sociales doivent

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beaucoup à Geertz, à son approche microscopique, textualiste, herméneutique, à son ambition de saisir le sens que donnent les populations étudiées aux symboles observables de leur vie quotidienne. Malgré les risques de généralisation encourus, ses travaux ethnographiques sont parmi les plus belles pages de l’anthropologie moderne. Les questions théoriques et méthodologiques qu’il souleva sont toujours au cœur des débats contemporains comme le démontre ce livre, en particulier l’ethnocentrisme des cultures. Pionnier de nombreux terrains, même ses erreurs servent encore aujourd’hui à la réflexivité nécessaire à tout chercheur soucieux de rigueur face à l’interprétation des faits sociaux observés.

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Afe Adogame, James V. Spickard (éd.), Religion Crossing Boundaries. Transnational Religious and Social Dynamics in Africa and the New African Diaspora Leiden-Boston, Brill, coll. «Religion and the Social Order», 18, 2010, 280 p.

Baptiste Coulmont

RÉFÉRENCE

Afe Adogame, James V. SPICKARD (éd.), Religion Crossing Boundaries. Transnational Religious and Social Dynamics in Africa and the New African Diaspora, Leiden-Boston, Brill, coll. «Religion and the Social Order», 18, 2010, 280 p.

1 Les douze chapitres qui composent cet ouvrage collectif s’intéressent aux formes variées de circulation des croyants et des leaders d’Églises africaines (trouvant leur origine en Afrique, ou composées d’un public africain immigré ou émigré...). La grande majorité des exemples empiriques porte sur des groupes situés dans une mouvance évangélique ou pentecôtiste. Deux circulations sont privilégiées dans les études: les migrations vers le monde occidental (première partie) et les circulations «sud-sud» (seconde partie, principalement entre pays africains).

2 La diffusion africaine du pentecôtisme (qui déjà a fait l’objet d’une série de travaux) est ici abordée sous l’angle circulatoire plus que sous celui de l’implantation locale. Une introduction bienvenue (Spickard, Adogame, p.1-30) vient préciser ce qui est entendu sous le terme souvent flou de «transnational», qui apparaît autant lié à des évolutions sociales et techniques – l’augmentation du nombre de personnes circulant sur de

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longues distances – qu’à un changement du regard des sciences sociales – s’intéressant aux connexions que ces personnes gardent avec les lieux dans lesquels elles ont, auparavant, résidé, et concevant la migration comme une liaison d’espaces plutôt que comme rupture. L’ouvrage cherche alors à comprendre à la fois le rôle de la religion dans ces circulations transnationales et à mieux saisir ces circulations transnationales quand elles sont le fait d’Africains pentecôtistes ou appartenant à des Églises africaines charismatiques.

3 Ainsi, des études mentionnent les pratiques de partage de la chaire (pulpit sharing), d’échanges de bons procédés entre pasteurs (Parsito et Mwaura), ou se penchent sur le succès local, dans un pays africain, d’un pasteur occidental (Anugwom, au sujet de l’Allemand Bonnke).

4 Mais cette problématique apparente semble passer sous silence le rôle crucial de l’État- nation, comme ensemble d’institutions contrai-gnantes. La frontière, les papiers, les ambassades, les restrictions de circulations apparaissent, en effet, souvent lors de la lecture des douze études. Mossière souligne que le chef pasteur d’une église de Kinshasa n’a jamais pu se rendre dans l’église de Montréal que dirige un de ses disciples. Le premier chapitre (Obadare, Adebanwi) étudie l’instrumentalisation magique de la religion dans le but d’obtenir des visas (par exemple, en amenant son passeport pour le faire bénir). L’étude d’Asamoah-Gyadu sur le rôle de la radio et du téléphone montre que les requêtes de prières pour les «papiers» arrivent en tête, avec les demandes de guérison. Krinsky (chap.11) souligne que les formes de circulation transnationales apparaissent conjointes avec le «renforcement» (p.233) de la nation postcoloniale en Afrique, comme forme d’identification. Plus généralement, la seconde partie de l’ouvrage, qui s’intéresse aux circulations religieuses «sud-sud» montre combien le rôle des frontières et celui des identités nationales importent. Noret souligne bien comment l’origine nationale permet – ou non – d’accéder à des réseaux transnationaux, sous une forme personnalisée ou bureaucratique et comment des réseaux cristallisent parfois des positions hiérarchiques (il existe une hiérarchie des connexions transnationales, p.115). Van de Kamp et Van Dijk étudient des mouvements au Mozambique et au Botswana en prenant, comme indicateur, «la position de l’Église par rapport à l’État-nation» (the faith’s position toward the nation-state, p.124).

5 C’est donc le paradoxe de cet ouvrage, qui, tout en mettant en avant la fluidité et la multiplicité des identités transnationales postmodernes et postcoloniales, laisse voir la force persistante pour les acteurs comme pour la conceptualisation sociologique et anthropologique, de l’État, de la nation ou des frontières... autant d’institutions «modernes» incontournables.

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Méropi Anastassiadou, Paul Dumont, Les Grecs d’Istanbul et le patriarcat œcuménique au seuil du XXIe siècle. Une communauté en quête d’avenir Paris, Cerf, 2011, 311 p., avec illustrations, chronologie et index.

Katerina Seraïdari

RÉFÉRENCE

Méropi Anastassiadou, Paul Dumont, Les Grecs d’Istanbul et le patriarcat œcuménique au seuil du XXIe siècle. Une communauté en quête d’avenir, Paris, Cerf, 2011, 311 p., avec illustrations, chronologie et index.

1 Au centre de ce livre se trouve une communauté minoritaire menacée d’extinction; l’approche est, par définition, imprégnée d’empathie et le style d’écriture parfois lyrique. Il s’agit d’un ouvrage qui s’adresse au grand public, avec très peu de références bibliographiques dans le texte, mais une quinzaine de pages bibliographiques à la fin, précédée par une chronologie très utile d’une dizaine de pages sur les dates importantes qui ont marqué les Grecs d’Istanbul de 1923 à 2008. Dans l’introduction, les auteurs justifient leur choix de ne pas utiliser le terme Rum/Romioi, en évoquant deux raisons: celui-ci est non seulement «insolite aux oreilles du non-spécialiste», mais renforce aussi «la division parmi les diverses composantes du monde hellénique» (p.7). Ces lignes délimitent déjà les attentes du lecteur: la «mystique communautaire» (p.119) et sa relation avec la «grécité», d’une part, et «la mystique nationale turque» (p.12), d’autre part, sont peu interrogées, comme si l’approche empathique choisie empêchait

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l’émergence de questionnements sur la manière dont cette «communauté imaginée» construit et manipule son image.

2 Le premier chapitre examine l’effondrement démographique de cette communauté: si «[a]u début des années 1900, près de 160000 Grecs vivaient à Istanbul» (p.20), à l’orée du vingt et unième siècle, il ne reste qu’entre 2000 et 4000 personnes. Dès le début, l’hétérogénéité de la communauté est soulignée: elle comporte des orthodoxes turcophones, les Karamanli, qui ont appuyé la fondation en 1922 d’une Église orthodoxe turcophone indépendante du patriarcat de Constantinople sous l’égide de papa-Eftym (1884-1968); mais aussi des Grecs d’affiliation catholique qui suivent le rite «oriental», ainsi qu’un groupe restreint de Grecs protestants, dont l’appartenance «au monde grécophone est admise, mais la frontière qui les sépare de l’orthodoxie constantinopolitaine semble infranchissable, même en ces temps d’effondrement démographique» (p.26). Les deux critères d’appartenance qui émergent ici (la langue et la religion) ne sont pas analysés de manière critique: les auteurs utilisent parfois le terme «orthodoxie constantinopolitaine» comme alternative à celui de Grecs d’Istanbul, bien que cette option fasse disparaître le critère de la langue en érigeant l’appartenance religieuse comme unique critère pertinent. La question de la reconnaissance (aussi bien par l’État turc que par le Patriarche) des orthodoxes arabophones ayant la citoyenneté turque «comme des Rum ortodoks à part entière» (p. 26) est aussi soulevée dans ce cadre. La position du patriarcat à cet égard est claire: «c’est la religion qui constitue l’élément essentiel de l’identité communautaire. Les autres facteurs – langue, appartenance ethnique, culture – ont leur importance, mais viennent en deuxième position» (p. 109). En optant pour le terme «orthodoxie constantinopolitaine», les auteurs adoptent en quelque sorte la position patriarcale sans justifier ce choix de manière explicite. Un troisième critère d’appartenance, que l’ouvrage fait apparaître, est celui du régime juridique: si au dix-neuvième siècle, plusieurs membres de la communauté avaient la citoyenneté hellénique (26431 personnes en 1927), les expulsions de 1964 ont mis une fin à cette présence massive. Ceux qui restent à Istanbul sont des «Grecs “indigènes”» (p.31) qui ont la citoyenneté turque.

3 La lecture de cet ouvrage montre bien que l’appartenance identitaire n’est pas un «fait accompli», mais qu’il s’agit plutôt d’une construction privilégiant certains critères selon la période historique et le contexte socio-économique et politique. L’aide financière grecque dont ceux qui ont plus de soixante-cinq ans bénéficient depuis 1994 pose de nouveau la question de l’appartenance: si l’État grec témoigne «ainsi de la bienveillance de la mère patrie envers ses enfants, ceux-ci ne pouvant être que grécophones et orthodoxes» (p.55), comment ne pas lier cette tendance aux pratiques philanthropiques pendant la période ottomane qui visaient à «souder les plus démunis autour de l’orthodoxie, afin de réduire les “pertes”, notamment les conversions à l’islam ou au catholicisme» (p.164)? Parmi ces citoyens turcs, grécophones et orthodoxes, qui sollicitent actuellement l’aide financière de l’État grec, il y a des femmes issues de cette communauté qui se sont mariées avec des Turcs: leur demande est soutenue par le patriarcat, mais pas par le consulat grec (p.55). Car ce que le livre laisse apparaître est qu’il ne suffit pas de se sentir membre d’une communauté, il faut également que les autorités, les instances communautaires et les autres membres reconnaissent et valident cette appartenance. Mais quand les auteurs écrivent au sujet de papa-Eftym que celui-ci «pouvait surtout compter sur l’existence, à Istanbul, d’une

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substantielle communauté de Grecs turcophones qui, dans leur vie de chaque jour, étaient passés maîtres dans l’art de l’ambiguïté identitaire, oscillant au gré des circonstances entre turcité et hellénisme» (p.143), ne forgent-ils pas une image monolithique de l’appartenance identitaire? Ces propos semblent condamner toute expression d’«ambiguïté identitaire», comme si les acteurs sociaux devaient suivre le «bon chemin» de l’appartenance – mais qui définit chaque fois quel est le «bon chemin» et selon quels critères?

4 Une autre question émerge dans ce cadre: comment séparer le sentiment d’appartenance des stratégies individuelles et de l’envie d’optimiser les bénéfices matériels (sous une forme monétaire, mais aussi en ce qui concerne l’établissement de relations clientélistes, les réseaux sociaux d’entraide et de soutien, le prestige social)? La facilité avec laquelle les arabophones orthodoxes les plus démunis «acceptent de se “gréciser” sans état d’âme» semble ainsi être «guidée par des intérêts économiques» (p. 76). Par contre, les quelques familles aisées arabophones «ne semblent pas témoigner d’intérêt pour l’apprentissage du grec» (p.77). Cette attitude rappelle celle des classes aisées grecques qui, à la fin du dix-neuvième siècle, «comblaient volontiers les écoles de bienfaits, mais n’hésitaient pas, dans le même temps, à faire appel, pour leurs propres enfants, à l’une ou l’autre des nombreuses institutions catholiques ou protestantes» (p. 117) qui jouissaient d’un prestige considérable. La question qui se pose ici est de savoir comment les différences entre classes sociales conditionnent ou influent sur l’appartenance.

5 L’absence d’un cadre théorique qui interrogerait les modèles d’identification comme un processus fluide et non comme un déterminisme hérité est néanmoins compensée par le bagage académique solide des auteurs et par leur connaissance intime de la communauté étudiée. Les portraits de professeurs d’université, de patrons d’entreprises et de musiciens issus de cette communauté sont riches en détail, et la section sur la presse communautaire est éclairante. Le chapitre sur les écoles minoritaires permet de mieux comprendre pourquoi l’appartenance a été instrumentalisée en tant qu’enjeu politique. Ces établissements sont contraints par la législation turque d’exclure les élèves qui ne remplissent pas deux conditions préalables: avoir la citoyenneté turque et faire partie des Rum ortodoks (au moins, du côté paternel). Les problèmes auxquels ces écoles sont confrontées sont exposés de manière claire. Déjà en 1964, dans un climat de tensions, «au nom de la laïcité kémaliste, les enseignants reçoivent l’ordre de ne plus conduire leurs élèves à l’église» (p.98). Trois ans plus tard, les inscriptions en caractères grecs qui ornent les façades des établissements scolaires de la communauté doivent être retirées. En 1968, «[l]es écoles grecques n’ont plus le droit d’inclure le 25 mars (fête nationale grecque, mais aussi fête religieuse de l’Annonciation) parmi leurs jours fériés» (p.275).

6 Le chapitre sur le leadership patriarcal explique très bien comment «[s]ans tourner le dos à la grécité», l’Église de Constantinople a su «se forger une image d’universalité en jouant en plein la carte de l’œcuménisme» (p.129). Les relations de Bartholomaios Ier avec Fetullah Gülen, ainsi que les rapports privilégiés avec les États-Unis que le patriarche Athénagoras Ier avait inaugurés, y sont analysés de manière éclairante. Les tensions entre Moscou et Constantinople depuis les années 1990, ainsi que les relations mouvementées avec l’Église autocéphale de Grèce, retiennent aussi l’attention des auteurs.

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7 La redécouverte de la mosaïque ottomane d’Istanbul par certains milieux turcs et la grécomanie ambiante, qui est non seulement politically correct, mais qui constitue aussi «une façon de dire que la Turquie a tout naturellement sa place en Europe» (p.192), sont également très bien analysées. La section suivante, qui montre avec lucidité comment la communauté est perçue par certains partis politiques turcs, est intitulée: «Une phobie persistante: le péril grec». Suit un chapitre sur les monuments que le «pèlerin de la grécité» (p.210) peut visiter à Istanbul et dans les environs. L’attraction que des lieux de culte orthodoxes exercent sur les musulmans «locaux» est aussi discutée. La dernière section examine la législation à laquelle le patrimoine immobilier et foncier des Grecs d’Istanbul est soumis et, plus précisément, le concept de personne morale et le régime des vakif.

8 Le choix des auteurs de se focaliser sur ceux qui œuvrent pour permettre à la communauté de survivre fait que cette tâche est perçue comme un devoir héroïque: tous ceux qui ont opté pour des chemins divergents sont donc automatiquement présentés comme moins «nobles». Cette approche finit par légitimer un certain état d’esprit aux dépens de choix plus personnels, comme dans les cas de mariage mixte: «Tolérer, pour les femmes grecques, les unions mixtes équivaut donc à accepter que les enfants nés de telles unions ne puissent pas être comptabilisés au profit de la romiosyni» (p.183). Selon ce modèle (que les auteurs ne critiquent pas explicitement, même s’ils caractérisent ceux qui portent ce discours comme des «adeptes de l’endogamie communautaire»), le rôle d’une femme est défini par sa capacité à engendrer des enfants qui pourraient être comptabilisés au profit de la communauté concernée. L’analyse proposée ne s’intéresse pas à montrer comment les individus réagissent face à leur prise en otage par le conflit gréco-turc; les individus ne sont pas explicitement présentés comme les victimes de deux nationalismes rivaux qui les poussent à prendre parti, à choisir le «bon» côté et à prouver une loyauté sans faille. Le lecteur a l’impression que la valeur des individus est définie par leur capacité à défendre leur communauté, en dehors de laquelle ils ne peuvent exister qu’en tant que «brebis égarées». Ce choix s’explique peut-être par le fait que l’ouvrage est la traduction d’une première publication en langue grecque sous le titre Les Grecs d’Istanbul. Blessures et attentes. Le titre en français est devenu, certes, moins empathique, mais le fait que le livre soit écrit pour un public grec a sûrement joué un rôle dans la manière d’aborder ce sujet tellement sensible. Ceci dit, les auteurs parviennent à construire un récit qui respecte les sensibilités de leurs informateurs et qui constitue une précieuse source d’informations pour tous ceux qui s’intéressent aux minorités, au fonctionnement de l’Église orthodoxe, ou à l’Empire ottoman et aux conséquences de sa dissolution.

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Pierre Anctil, Ira Robinson (éd.), Les communautés juives de Montréal: Histoire et enjeux contemporains Québec, Éditions Septentrion, 2010, 275 p.

Stéphanie Tremblay

RÉFÉRENCE

Pierre ANCTIL, Ira ROBINSON (éd.), Les communautés juives de Montréal: Histoire et enjeux contemporains, Québec, Éditions Septentrion, 2010, 275 p.

1 Un peu plus de cent ans après l’arrivée de la première vague massive d’immigrants juifs au Québec, aucun ouvrage ne traçait encore, à l’heure actuelle, un portrait global de l’histoire de cette communauté au sein de la société québécoise – en particulier à Montréal où elle se concentre – et des divers enjeux ayant émaillé son évolution interne et ses rapports à l’autre. Certes, plusieurs recherches ont déjà abordé des thèmes liés au judaïsme dans le contexte québécois, mais la plupart d’entre elles se bornaient à des périodes spécifiques ou ne mettaient l’accent que sur certaines dimensions particulières, sans offrir de vue d’ensemble du «fait juif» québécois. C’est donc à cette tâche aussi complexe qu’impérative que se sont attelés les auteurs de cet ouvrage, lequel se veut «une synthèse des connaissances actuelles et sur l’identité juive à Montréal». Portant à la fois un regard historique, religieux, sociologique et communautaire sur le judaïsme montréalais, ce livre, rédigé dans un langage clair et convivial, est donc susceptible d’intéresser à la fois les néophytes désireux de s’initier à l’univers du judaïsme que les étudiants et les chercheurs qui souhaitent se référer rapidement à une source de données diversifiées et bien documentées.

2 En effet, les onze chapitres de l’ouvrage, convoquant autant les travaux de spécialistes du judaïsme que des études québécoises, abordent succinctement le judaïsme montréalais à travers plusieurs perspectives à la fois différentes et complémentaires. De facture plus historique, le premier chapitre (I. Robinson) présente une brève

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synthèse de l’histoire générale du judaïsme, de ses origines à la période contemporaine. Si ce texte offre l’avantage de condenser en quelques pages plus de quatre mille ans d’histoire, il fait aussi d’importantes ellipses historiques, ce qui le transforme plutôt en instrument de vulgarisation destiné à ceux qui entrent en contact pour la première fois avec cette question. De même, le texte suivant, traitant du judaïsme à Montréal (du même auteur), retrace le contexte d’implantation et les spécificités religieuses des couches successives d’immigrants juifs qui ont sédimenté, au sein de la société montréalaise, depuis les premiers Sépharades jusqu’aux Ashkénazes orthodoxes d’Europe de l’Est, en passant par les réformés et les conservateurs, puis les ultra- orthodoxes et les hassidiques arrivés après la Seconde Guerre mondiale. Quoique brossé à larges traits, ce portrait du judaïsme montréalais permet d’emblée d’éviter au lecteur de poser un regard trop réducteur ou stéréotypé sur la communauté juive en mettant l’accent sur ses nombreuses nuances doctrinales et idéologiques.

3 Les rapports entre francophones et juifs dans le contexte montréalais font l’objet du texte suivant (P. Anctil), qui croise les regards sociologique et historique pour décrire l’évolution des relations entre ces deux groupes, longtemps hermétiques l’un à l’autre. En analysant les pleins et les creux de l’antisémitisme québécois, l’auteur observe étonnamment que parmi les Canadiens-français qui manifestaient le plus d’hostilité à l’égard des juifs se trouvaient ceux qui entretenaient le moins de contacts avec eux, incluant les membres de la bourgeoisie traditionnelle et le clergé, réfractaire à cette communauté pour des raisons théologiques. À l’autre bout du spectre, les francophones issus des milieux ouvriers affichaient plutôt une certaine sympathie à l’égard de plusieurs groupes juifs, entre autres en raison de leurs affinités politiques et de la convergence de leurs revendications syndicales. L’auteur montre plus loin le rôle important de «passerelle» entre «les deux solitudes» joué par l’arrivée des Sépharades marocains à compter des années soixante.

4 Dans le texte suivant, J.-P. Croteau se penche sur la délicate question de l’éducation en replaçant dans son dense contexte historique la création du réseau des écoles privées de la communauté juive dans l’espace montréalais. Souvent perçue comme une forme «d’anachronisme» dans un système scolaire désormais défini sur une base laïque, l’émergence des écoles juives, comme le montre bien l’auteur, a plutôt résulté d’une sorte de stratégie permettant à la communauté juive de s’aménager un espace dans le système d’éducation québécois, longtemps monopolisé par les seuls groupes catholiques et protestants. L’analyse proposée par l’auteur met toutefois très peu l’attention sur la dynamique actuelle des écoles juives, les défis qui les attendent de même que les débats actuels qu’elles suscitent, des ajouts qui auraient pourtant pu s’avérer fort intéressants.

5 Un peu plus loin, R. Margolis étudie le rôle joué par le yiddish à Montréal au cours du xxe siècle en illustrant la tendance croissante à la polarisation de cette langue vernaculaire entre un véhicule de transmission de la culture patrimoniale, notamment dans les arts de la scène, et un outil de verrouillage des communautés ultra-orthodoxes à l’égard du monde moderne. Ce déplacement de la place occupée par le yiddish au sein de la communauté juive reflète la dualisation plus large au sein du judaïsme montréalais entre les segments ultra-orthodoxes et hassidiques d’un côté, où l’on observe la plus importante croissance démographique, et les mouvements conservateurs et réformés de l’autre.

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6 Les trois chapitres suivants se centrent sur les apports de la communauté juive à la vie culturelle, littéraire (C. Ringuet), économique et syndicale de Montréal (B. Dansereau) ainsi que sur la place du leadership des femmes juives dans l’espace public de la ville (S. Zylberberg). Ces diverses recensions reflètent encore une fois le pluralisme interne du judaïsme montréalais, qui compte un foisonnement d’artistes issus de différents horizons et des organisations politiques aux desseins idéologiques contrastés, allant de militants prosionistes à ceux qui nient son rôle-clé dans la vie diasporique de la communauté.

7 L’ouvrage se clôt sur trois chapitres qui proposent une analyse démographique et socioculturelle de la communauté juive montréalaise (C. Shahar, M. Weinfeld et A. Blander) puis une exploration plus poussée des deux segments de la communauté qui affichent la croissance la plus marquée parmi l’ensemble des juifs montréalais: les Hassidim (J. Bauer) et les Sépharades – marocains – (Y. Cohen). Ainsi, on apprend, grâce au premier texte, que la ville de Montréal se distingue par la haute «qualité» de sa vie juive. En effet, en plus d’afficher le plus bas taux de mariages mixtes en Amérique du Nord, la communauté juive de Montréal entretient un profond attachement à l’égard d’Israël. Cette singularité de la vie juive montréalaise reflèterait le poids démographique considérable des communautés orthodoxes (et hassidiques) et sépharades, plus fortement impliquées dans la pratique religieuse et le maintien de l’identité juive que les Ashkénazes, plus libéraux. Malheureusement, les données convoquées dans l’étude commencent déjà à être périmées puisqu’elles sont issues du recensement canadien de 2001. Dans «Les communautés hassidiques de Montréal», J. Bauer affine la description de ces groupes ultra-orthodoxes, souvent associés à de multiples préjugés, en montrant entre autres l’importante diversité interne de ces adeptes d’une communion joviale avec Dieu. Y. Cohen termine l’ouvrage en mettant en lumière les paramètres de la re-construction identitaire des Sépharades au sein de l’espace montréalais, une nouvelle «mémoire» qui se fonde notamment sur l’utilisation du français comme langue commune et «le renforcement du sentiment de cohésion communautaire».

8 D’un point de vue général, si le défi de dresser un panorama de l’histoire et des enjeux actuels relatifs aux communautés juives de Montréal est globalement très bien relevé dans Les communautés juives de Montréal, nous pouvons toutefois regretter l’absence ou le manque d’approfondissement de certains aspects clés du thème traité de même que la présence subtile de certains biais.

9 Notre première réserve concerne le regard général posé sur les communautés juives de Montréal, qui semble souvent doublé d’une volonté de convaincre le lecteur de leur «contribution» positive au paysage culturel, politique et religieux de la ville. Ce ton mélioratif teinte tout particulièrement les chapitres abordant les apports culturels et artistiques des juifs, leur contribution à la sphère économique et syndicale et la place du leadership féminin dans la communauté. Or, ce parti pris, visant le rapprochement entre les Juifs et les autres Québécois, aboutit par moments à une présentation quelque peu idéalisée de la communauté, susceptible de fragiliser les assises proprement scientifiques de l’ouvrage. En outre, on remarque que l’image dépeinte de la communauté juive au fil des textes tend à se figer dans des analyses qui accordent une nette prévalence à leur évolution historique au détriment de leur dynamique actuelle. Cette relative mise en veilleuse de l’actualité entourant la communauté juive de Montréal, qui offrirait pourtant bien de la matière à analyser, vient-elle tout

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simplement d’un manque d’intérêt des auteurs ou plutôt d’une stratégie d’évitement des questions plus taboues ou conflictuelles? Quoi qu’il en soit, il nous semble que cette facette contemporaine de la présence juive à Montréal aurait mérité plus d’attention au sein des textes. Une certaine place aurait également pu être consacrée à l’exploration des enjeux susceptibles de moduler l’avenir de la communauté, dont l’augmentation du poids relatif des Hassidims et des Sépharades, la diminution des Ashkénazes et le problème du leadership communautaire, qui devient de plus en plus complexe dans un contexte où s’accentuent les clivages internes de la communauté.

10 Dans le même ordre d’idées, même si les directeurs de la publication évoquent en introduction l’importance d’explorer les relations entre les communautés juives et les autres Québécois, on constate avec une certaine déception que seulement un chapitre du livre se penche sur cette question (P. Anctil), et ce en adoptant encore une fois une approche essentiellement historique qui ne fait qu’effleurer les tensions actuelles, pourtant bien réelles. À la fin du livre, une question demeure sans réponse: quel est le regard des Juifs sur les autres Québécois? La question n’est en effet abordée que dans le sens inverse, par le truchement de l’histoire de l’antisémitisme au Québec. Pourtant les rapports sociaux entre les juifs et les autres Québécois ne peuvent être intelligibles qu’à travers la saisie complémentaire du regard que les premiers portent sur les autres «Québécois francophones», notamment en réaction aux transformations du nationalisme québécois ou au fait français – en lien entre autres avec le poids des lois linguistiques.

11 Enfin, une mise en lien plus systématique du cas de figure montréalais avec d’autres foyers de la diaspora juive dans le monde aurait certainement enrichi les recherches présentées ici en ouvrant des espaces de comparaison plus larges et en favorisant l’essor de nouvelles pistes de recherches. Cela dit, Les communautés juives de Montréal. Histoire et enjeux contemporains fournit, malgré ces quelques bémols, un tableau éclairant, synthétique et accessible d’une communauté en pleine mutation, encore largement méconnue.

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Khawâdjâ ‘Abd Allâh ANSÂRÎ, Cris du Cœur, Munâjât Trad., prés. et annot. par Serge Laugier de Beaurecueil, préf. de Amir Mohammad Ali Moezzi. Paris, Éditions du Cerf, coll. «Patrimoines Islam», 2010, 177 p.

Mostafa Zekri

RÉFÉRENCE

Khawâdjâ ‘Abd Allâh ANSÂRÎ, Cris du Cœur, Munâjât,Trad., prés. et annot. par Serge Laugier de Beaurecueil, préf. de Amir Mohammad Ali Moezzi. Paris, Éditions du Cerf, coll. «Patrimoines Islam», 2010, 177 p.

1 Cris du cœur est l’expression que le Père dominicain Serge de Beaurecueil (1917-2005) a choisie pour traduire du persan les Munājāt (Monājāt-Nāmeh) de Khawâdjâ ‘Abd Allâh Ansârî (1006-1089). Dans un article, publié peu de temps avant la présente édition: «The Invocation of Saints and/or Spirits by the Sufis and the Shamans: About the Munâjât Literary Genre in Central Asia» (Kyoto Bulletin of Islamic Area Studies, 1-1, 2007), Thierry Zarcone analyse les munājāt en général en tant que genre littéraire pratiqué en Asie Centrale. Il évoque dans son étude les Munājāt d’al-Ansârî ainsi que la traduction de Serge de Beaurecueil, et mentionne d’autres propositions de traduction du terme munājāt, notamment celle de Carl W. Ernst (conversation intime avec Dieu) et de Van den Berg (prières improvisées).

2 Les Éditions du Cerf ont repris scrupuleusement, comme le souligne l’éditeur lui-même, la traduction déjà publiée par Beaurecueil chez Sindbad, en 1988. Celle-ci est enrichie dans la présente édition d’une préface (p.9-17) d’Amir Mohammad Ali Moezzi qui met l’accent sur l’importance de la langue persane, sa sacralité et sa capacité d’exprimer «les subtilités et les profondeurs des expériences et sentiments proprement religieux» (p.10). Le préfacier évoque, sans forcer les détails, l’apport de quelques grands savants, philosophes ou poètes iraniens tels Fakhr al-Dîn al-Râzî, al-Isfahânî, al-Suhrawardî, Ibn Sînâ, Mustamlî Bukhârî, Hujwîrî, ‘Umar Khayyâm ou encore al-Ghazalî. Après une brève

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mention des controverses et des discussions relatives à la question de la suprématie des Arabes sur les peuples conquis et la supériorité de leur langue sur les autres, Amir Moezzi évoque quelques traditions attribuées au Prophète et à Ja’far al-Sâdiq, et une fatwa de l’imâm Abû Hanîfa (m. 767) qui vantent les vertus des Persans.

3 Vient ensuite le texte de présentation des Munâjât, divisé en quatre parties. Serge de Beaurecueil commence par un aperçu biographique sur al-Ansârî (p.21-28) avant d’exposer les raisons du choix de traduire munājāt par Cris du cœur et les problèmes d’authenticité que posent les divers recueils de munājāt. Le traducteur a laissé, dit-il, «délibéremment de côté tous les recueils de Munâjât» et s’est limité à traduire les munājāt proprement dites (qui sont adressées directement à Dieu) contenues dans Tabaqāt al-Súfiyya, un ouvrage dicté par al-Ansârî à ses disciples vers la fin de sa vie, et le Kašf al-asrār de Rashîd al-Dîn Maybûdî (p.30). Dans les deux dernières parties de sa présentation, le Père de Beaurecueil choisit de parler distinctement des «images» et des «pensées» contenues dans le texte de munājāt. On peut, semble-t-il, se passer de cette distinction puisqu’il s’agit en fait d’une seule et même chose: «l’expérience intérieure». On peut également regretter le choix du titre de la dernière partie de cette présentation (La pensée). Ne s’agit-il pas, dans chaque munājāt, d’un «cri du cœur» qui s’efforce de transmettre «une expérience spirituelle inexprimable» de celui qui est en quête de Dieu dans l’espoir de Le trouver. «Le chercheur ressemble à l’aveugle, qui poursuit la lumière dont il est entouré, ou au fou qui réclame un flambeau afin d’apercevoir le jour... On ne peut Le connaître que grâce à Sa lumière; on ne peut Le chercher que grâce à Son pouvoir... C’est mentir que de prétendre exprimer la réalité de Sa découverte» (p.47-48). Les cent soixante-sept munājāt de la présente traduction s’ordonnent autour de cette thématique qui trouve dans le langage allégorique un moyen flexible pour exprimer l’indicible. La recherche de Dieu implique chez le chercheur le questionnement et l’attente. Chaque interrogation est un effort pour atteindre le but. Citons à cet égard cette munājāt (no 28), qui a nourri la méditation de Serge de Beaurecueil jusqu’à son décès dans une clinique de Rouen:

4 «Comment aurais-je su que la souffrance est mère de la joie, et que sous une déception se cachent mille trésors?

5 Comment aurais-je su que le désir annonce la rencontre, et que sous la nuée de la Munificence, tout désespoir est impossible?

6 Comment aurais-je su que cet Ami est indulgent, au point que sont incalculables Sa grâce et Sa miséricorde pour le pécheur?

7 Comment aurais-je su que ce Dieu glorieux gâte à ce point Son serviteur, et que pour Ses amis Il a tant de tendresse?

8 Comment aurais-je su que ce que je cherchais était au sein de mon esprit, et que l’honneur de Ta rencontre était pour moi un don gratuit?»

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Claus Arnold, Giacomo Losito, La censure d’Alfred Loisy (1903). Les documents des congrégations de l’Index et du Saint-Office Rome, Libreria Editrice Vaticana, 2009, 457 p.

Michel Ostenc

RÉFÉRENCE

Claus ARNOLD, Giacomo LOSITO, La censure d’Alfred Loisy (1903). Les documents des congrégations de l’Index et du Saint-Office, Rome, Libreria Editrice Vaticana, 2009, 457 p.

1 L’ouvrage de Claus Arnold et Giacomo Losito entend démontrer que le durcissement antimoderniste de la curie romaine fut antérieur à la période 1905-1906 avancée par Lorenzo Bedeschi dans L’Antimodernismo in Italia. Accusatori, polemisti, fanatici (Milan, 2000). Cette thèse se référait aux effets de grande portée de la condamnation qui touchait tous les domaines de la vie politique, sociale et religieuse italienne. En fait, les auteurs rappellent que l’opposition à Alfred Loisy remontait à l’époque de son enseignement à l’Institut Catholique de Paris qui lui avait valu l’hostilité des sulpiciens et des jésuites. Ses ennuis avec la congrégation romaine de l’Index commencèrent même dès 1893 à propos de son Introduction au Livre de , l’œuvre étant classée parmi les exégèses rationalistes de la Bible. Les amis de Loisy intervinrent en sa faveur en contactant le cardinal secrétaire d’État Rampolla, en 1901; mais la publication de l’étude d’Albert Houtin, La Question biblique chez les catholiques en France au XIXe siècle, au printemps de 1902, renforça le camp des opposants, les polémiques qui s’ensuivirent marquant l’entrée du cardinal Perraud dans les débats. Le front des adversaires de Loisy s’élargit en France, allant des ecclésiastiques intransigeants à un prélat pourtant réputé pour ses tendances libérales.

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2 En fait, le cas de Loisy n’était pas encore considéré à Rome comme un problème de doctrine, et le père dominicain Thomas Esser, secrétaire de la congrégation de l’Index, restait bienveillant à son égard lorsqu’il confia l’expertise de ses œuvres à Enrico Gismondi; mais la publication de L’Évangile et l’Église, qui remettait toutes les questions bibliques sur la table, déclencha de nouvelles controverses en France et Loisy reconnaîtra plus tard qu’elle contribua à affaiblir sa position à Rome. En outre, les nouvelles Études évangéliques furent confiées à l’examen de Laurentius Janssens qui était partisan de la mise à l’Index des œuvres de Loisy. Les «consulteurs» romains disposèrent de plusieurs expertises que l’ouvrage publie en appendice. Celle de Gismondi était une réfutation des accusations de naturalisme et de rationalisme lancées contre l’explication de Loisy des origines du monothéisme israélite. Au contraire, L’Évangile et l’Église était dirigé contre l’exégèse rationaliste de Harnack, ce qui l’obligeait à argumenter sur le plan historique en dépassant une simple explication de la Révélation. Gismondi contredisait ainsi l’argumentation du père jésuite Louis Billot, professeur de théologie à l’Université grégorienne, qui reprochait à Loisy de refuser l’autorité de l’Évangile, de nier la divinité de Jésus, de l’Église, des dogmes et des sacrements. L’analyse du futur secrétaire de la commission biblique, David Fleming, renonçait à une étude de l’authenticité historique de la préhistoire biblique et son jugement favorable à Loisy restait fluctuant. Laurentius Janssens se plaçait par contre sur le terrain théologique pour parvenir aux mêmes conclusions que Billot. Toute indulgence à l’égard des études historiques devait disparaître lorsqu’il s’agissait du Christ, et non plus de l’Ancien Testament. Les exégèses bibliques devenaient incompatibles avec le dogme du péché originel et Loisy n’était qu’un incroyant du genre de Renan.

3 L’assemblée des «consulteurs» du 2 juillet 1903 se prononça pour l’interdiction des écrits de Loisy et le dossier fut transmis à Merry del Val, connu pour son hostilité au «catholicisme libéral» en Angleterre avant de devenir le secrétaire d’État du nouveau pape Pie X. La parution de l’opuscule de Loisy, Autour d’un petit livre, qui justifiait en octobre les positions défendues dans L’Évangile et l’Église, attisa les critiques et accéléra le processus au sein de la curie. Les cardinaux Richard et Perraud remirent au pape un «Syllabus» des œuvres de Loisy rédigé par Billot et par l’intransigeant ecclésiastique parisien Georges Letourneau. Pie X transmit le texte au Saint-Office en souhaitant sa prise en charge par l’Inquisition. Le père capucin Pie de Langogne joua alors un rôle décisif en reprenant l’argumentation de Billot pour réclamer la mise à l’Index des œuvres de Loisy. Constatant la détérioration de la position de l’accusé, Fleming décida de l’abandonner afin de sauver d’une condamnation l’exégèse critique tout entière. Le décret du Saint-Office, du 16 décembre 1903, mettant à l’Index cinq œuvres de Loisy, fut communiqué au cardinal Richard par Merry del Val avec l’assentiment du pape.

4 L’argumentation de la mise à l’Index s’appuyait sur une parfaite connaissance des œuvres de Loisy; mais l’affaire était devenue un enjeu entre les congrégations de la curie romaine dans un climat où se répandait la crainte d’une contamination du jeune clergé. Les auteurs montrent clairement que la situation politique et religieuse de l’époque constitua l’arrière-plan d’un antimodernisme dont le raidissement doctrinal devenait incompatible avec la nouvelle exégèse biblique. En opposant les hésitations du pontificat de Léon XIII à affronter la question biblique à la détermination de son successeur pour la censurer, Claus Arnold et Giacomo Losito parviennent à leurs fins. L’antimodernisme romain remonte au début du pontificat de Pie X avec l’installation de

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Merry del Val dans l’entourage direct du pape, sans attendre les condamnations de 1905-1906.

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David Assaf, Untold Tales of the Hasidim. Crisis & Discontent in the History of Hasidism Waltham, Brandeis University Press, 2010, 336 p.

Jacques Gutwirth

RÉFÉRENCE

David ASSAF, Untold Tales of the Hasidim. Crisis, & Discontent in the History of Hasidism, Waltham, Brandeis University Press, 2010, 336 p.

1 Pour le milieu hassidique, le secteur ultrareligieux du judaïsme, ce livre est honteux car il présente, non dans l’interprétation hassidique, mais avec un regard d’historien scientifique, des cas de leaders ou de fils de leaders, rèbbe du mouvement qui, au cours des XIXe et XXe siècles, ont manifesté divers comportements et attitudes hétérodoxes par rapport aux normes draconiennes qui le régissent encore aujourd’hui.

2 Pourtant D. Assaf, historien rigoureux, bon enquêteur qui présente ses sources en détail, a, sur ces sujets, fouillé les données venues des hassidim et de leurs adversaires, le plus souvent des orthodoxes «éclairés», les maskilim, ou encore les recherches de bons historiens, et enfin les archives russes et des pays voisins ouvertes récemment à la recherche. Il s’agit bien d’un travail de limier qui retrouve et fouille le «linge sale» du monde hassidique.

3 Dans son introduction, l’auteur indique à juste titre que les diverses occurrences plus ou moins scandaleuses ici présentées sont tributaires des conflits entre tradition et valeurs laïques qui agitaient le monde juif de l’Europe orientale de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la Shoah. Il n’empêche que lorsqu’on lit ce qui se passe dans le milieu hassidique, il semble que, hormis les affaires qui les touchent très directement, les événements politiques plus globaux qui vont mener jusqu’à la tragédie de la Shoah ne

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préoccupent guère les hassidim. Les controverses internes ou celles entre les divers leaders et leurs adeptes passent avant toute autre considération.

4 Au départ, l’auteur rappelle que l’histoire du hassidisme ressemble à un champ de bataille où deux armées s’opposent: les défenseurs de l’histoire «sainte» face à des «idiots grossiers» qui cherchent à profaner cette histoire. Assurément les hassidim et les maskilim ont des visions et des analyses très divergentes quant au déroulement de nombre d’événements. L’historien, en principe non engagé – mais l’est-il véritablement? – est confronté à des narrations très contradictoires, ce qui ne facilite pas sa tâche pour présenter et analyser à son tour les faits.

5 Cependant, dès le tout début du XXe siècle certains clercs hassidiques, essentiellement ceux du mouvement Loubavitch (nommé aussi Habad), entreprennent de présenter dans une optique historiographique les événements qui concernent ce hassidisme. Bien plus récemment, d’autres rèbbe – on aimerait savoir lesquels – s’enorgueillissent de leurs instituts de recherches, maisons d’éditions et périodiques où des historiens amateurs présentent des manuscrits et documents concernant le passé hassidique. En tout cas, pour les tenants du hassidisme, le péché est inconcevable chez les grandes personnalités du mouvement, et même s’il semble exister, il est rationalisé et remodelé comme estimable. L’auteur examine dans chaque cas évoqué les stratégies hassidiques pour traiter d’épisodes embarrassants. Bien entendu, les maskilim ont leur propre vision historique sur ces péripéties. En fait, le plus souvent, les auteurs de «science» historique juive, des communistes aux hassidim, visent moins à chercher la vérité ou la restitution du passé qu’à soutenir leur vision idéologique et à réduire à néant les vues de leurs antagonistes.

6 L’auteur note que si la presse ultraorthodoxe (notamment en Israël) ne mentionne jamais les délits que commettent certains hassidim, la rumeur orale constitue pour les adeptes un puissant moyen alternatif d’information. Toutefois, sur ce plan, un fait nouveau est apparu: il y a désormais des forums de discussion ultrareligieux sur internet, où l’on révèle des secrets bien gardés dont on discute explicitement. Si ce phénomène moderne, qui semble déboucher sur une liberté de parole inattendue, s’avère patent, il faut espérer qu’il fera l’objet d’études par un bon chercheur «sur le terrain» médiatique.

7 Après d’importantes considérations globales, les chapitres suivants abordent six cas très disparates de crise et de mécontentement. Le premier, d’ailleurs le plus copieux – soixante-six pages, avec des notes – est consacré à l’apostasie de Moshe, fils du rabbin Shneur Zalman de Lady (1745-1812), fondateur de l’une des plus importantes dynasties hassidiques, Habad, aujourd’hui encore influente au sein du monde juif religieux et même dans des milieux juifs plus larges.

8 Or Moshe (1784-1853 au plus tard), fils cadet chéri du rabbin s’est converti en 1820 au catholicisme, et un peu plus tard à l’orthodoxie russe. La conversion du fils d’une personnalité aussi illustre que Shneur Zalman constituait évidemment pour ses proches et les fidèles une tragédie; d’autre part l’historiographie hassidique a considérablement brouillé la chronique de cet épisode et son contexte. Cependant, on dispose de sources diverses permettant de documenter indubitablement ces conversions, notamment des documents d’origine non juive, découverts récemment dans les archives historiques biélorusses à Minsk. Il est certain aussi que Moshe souffrait de troubles mentaux dès son enfance, ce qui n’empêcha pas son mariage et le consentement des juifs de la ville d’Ule à sa nomination comme rabbin. Sa conversion au catholicisme eut lieu dans cette

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ville malgré les interrogations des autorités catholiques quant à sa validité, étant donné l’état psychique de Moshe. En dépit des efforts de sa famille pour qu’il revienne au bercail, celui-ci semble avoir persisté dans ses croyances chrétiennes jusqu’à son décès.

9 L’auteur présente aussi les diverses relations et points de vue sur cette conversion; on se doute qu’ils diffèrent considérablement de l’un à l’autre. Il y a celle des «éclairés», celles aussi d’autres convertis juifs au christianisme, celle de l’historien Simon Dubnov, auteur d’une œuvre majeure sur l’histoire du hassidisme, où il ne mentionne pas ce fait (son historique s’arrête en 1815), mais qui tente de s’informer à ce sujet, et enfin les versions du milieu Habad. La plus importante, de par son auteur, est celle de Yosef Yitshak Schneerson, sixième rèbbe du mouvement. Publiée dans un ouvrage posthume, en 1964 (d’après les notes du rèbbe), celui-ci fait de Moshe un bon connaisseur du christianisme, qui débat brillamment avec des chrétiens lors de débats interconfessionnels où bien entendu il prend le dessus... En 2002, encore, un auteur adepte de Habad affirme que la conversion n’a jamais eu lieu et que les documents à ce sujet sont des faux. Assaf conclut que celle-ci est un fait indéniable, mais que la pathologie psychique dont souffrait Moshe Zalman en constitue une explication essentielle.

10 La seconde affaire examinée est celle de la chute par une fenêtre, lors de la fête de Simchat Torah, en 1814, d’une importante personnalité hassidique, le «Voyant» de Lublin, le rabbin Yaakov Yitshak Horowitz (1745?-1815). Il en résulta des lésions qui auraient conduit à son décès neuf mois plus tard. La chute ne fut jamais niée, mais son interprétation fut extrêmement diverse. Selon des sources hassidiques elle fut provoquée par une transe mystique et sa survie dans l’immédiat fut miraculeuse. Les maskilim, eux, affirment que l’accident fut dû à l’état mental déséquilibré et à l’ébriété du Voyant. Dubnov pour ses recherches sur les hassidim, lança en 1892 un appel à témoignages dans un article de revue; dans son ouvrage historique, il cite les versions hassidique et éclairée, mais il ne masque pas sa préférence pour la dernière, celle de l’ivresse – rappelons que Simchat Torah est une fête joyeuse. Assaf avance que la chute fut peut-être une tentative de suicide. Le Voyant aurait ressenti la nécessité de mourir à cause de sa tentative de forcer la venue du Messie...

11 Voici encore la question de l’héritage spirituel de rabbi Nachman de Bratslav (1772-1810), une autre personnalité majeure du hassidisme d’antan. Celui-ci ne connut pas de successeur véritable, mais aujourd’hui encore il a des adeptes – on les surnomme les «hassidim morts». Or le Bratslaver rèbbe a suscité d’innombrables rivalités et incidents parmi ceux qui se voulaient ses disciples, mais aussi au sein de larges milieux hassidiques. L’auteur décrit en détail un conflit autour d’un abatteur rituel adepte de Bratslav, à Nemirov, ville natale de rabbi Nachman. Comme toujours les versions des événements et des incidents qu’ils occasionnent connaissent des versions divergentes. À cette occasion, on brûla et profana même des livres saints. Aujourd’hui, l’antagonisme envers Bratslav s’est dissipé et des milliers de hassidim, dont nombre ne sont pas des fidèles du mouvement, se rendent lors du cycle du Nouvel An judaïque sur sa tombe à Uman, en Ukraine. Selon D. Assaf toutes ces rivalités témoignent d’un processus général d’atomisation et de division en factions hassidiques au cours du XIXe siècle.

12 Particulièrement à signaler est le chapitre consacré au rabbin Yitshak Twersky (1888-1942). Celui-ci, à la veille de son mariage avec la fille du rèbbe de Belz, Yisakhar Dov Rokeah, écrit à l’âge de vingt-deux ans, en 1910, une lettre de vingt-sept pages à un

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écrivain yiddish, Yaakov Dineson (1848-1910) qu’il admire; il y exprime son dégoût quant au mode de vie hassidique. Ce document est resté inexploité quatre-vingt-dix ans au sein des archives de cet écrivain à la National Library en Israël. Traduite de l’hébreu, cette lettre est présentée in extenso dans l’ouvrage. Twersky y dénonce l’extraordinaire conservatisme régnant à la «cour» du rèbbe. Il y manifeste notamment son dégoût pour les vêtements hassidiques, qu’il admet pourtant lui-même porter: il reconnaît d’ailleurs que son existence est à double face. Pour lui, qui appartient à une famille de rèbbe illustres, le hassidisme s’est atrophié et dégradé, il est désormais dépourvu de contenu. Quant à ses leaders présents, il écrit: «Little knowledge have they of the world and of men, they lack any sense of beauty; ugliness rules all their doings, their clothing, their speech... or they were common men... neither masters of Torah nor knowledgeable and virtuous in the ways of the world, their only claim to fame being their ancestry» (p.222). Selon Twersky, le hassidisme de Belz est le champion du fanatisme, de l’ignorance et de la stupidité vulgaire. Il donne des exemples de restrictions et obligations fondées non sur des textes sacrés ou des textes venus de savants, mais sur leur origine «ancestrale». Ainsi le port de deux couvre-chefs – calotte plus chapeau –, la longueur des papillotes jamais coupées, le refus de l’électricité – à la cour de Belz on s’éclaire à la bougie –, le miroir interdit dans les habitations. Quant aux galoches dont on couvre les chaussures, elles sont une abomination puisque, selon l’interprétation Belz (très singulière!) d’un verset du Lévitique (11: 20), marcher à quatre «pattes» est une abomination... Bien entendu, la lecture de journaux est condamnée et interdite, ainsi que celle de toute littérature profane. Mais pourquoi Twersky ne rompt-il pas avec ce monde? Car sa mère bien aimée ne l’aurait pas supporté...

13 L’ouvrage se termine sur cette lettre; on peut deviner que l’auteur n’est pas loin d’avoir une opinion assez proche de celle de Twersky. En tout cas, moi-même qui ai étudié en ethnologue une communauté hassidique Belz au cours des années soixante, je puis témoigner que l’ultratraditionalisme évoqué par Twersky était certes moindre qu’en 1910 – ainsi l’éclairage électrique était parfaitement admis – mais qu’il subsistait à bien des égards. Le vêtement se voulait très proche de celui du passé, la radio était autorisée pour écouter les nouvelles, mais non la musique profane, la voiture particulière était regardée avec méfiance, etc. Quant à l’absence de préoccupations esthétiques, elle restait patente. Et aujourd’hui encore, les longues papillotes sont plus fréquentes chez les adeptes de Belz, et pas seulement dans ce seul mouvement.

14 En tout cas, voilà un livre remarquable, tant par la richesse de l’information que par les analyses de celle-ci, et par l’examen des positions idéologiques des diverses sources sur ces crises, incidents et écœurements divers.

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Dominique Avon (éd.), La Caricature au risque des autorités politiques et religieuses Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 202 p. ill.

Isabelle Saint-Martin

RÉFÉRENCE

Dominique AVON (éd.), La Caricature au risque des autorités politiques et religieuses, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, 202 p. ill.

1 Dirigé par un spécialiste des relations entre christianisme et islam, Dominique Avon, professeur d’histoire contemporaine à l’université du Maine, cet ouvrage collectif s’ouvre, dès l’introduction, par une mise en perspective de l’«affaire des caricatures de Mahomet». Il s’agit, à travers l’exemple de cette crise majeure, de mettre en évidence «les usages de conceptions du sacré dans l’espace public à l’époque contemporaine». Alors que l’affaire a suscité d’innombrables réactions dans la presse ainsi que quelques ouvrages tentant une lecture plus globale (rappelons ceux, d’esprit fort différent, de Mohammed Sifaoui, L’affaire des caricatures: dessins et manipulations, 2006, ou de Jeanne Favret-Saada, Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, 2007), il y avait place pour une analyse du déroulé de la crise et des prises de position médiatiques si multiples qui l’ont entourée. L’un des très grands mérites de ce collectif est de s’y atteler avec des approches diverses, toutefois le projet initial était, semble-t-il, plus vaste et voulait offrir un aperçu général des attitudes autour du support que constitue la «caricature du sacré religieux ou politique», les deux étant souvent intimement liés. L’auteur déplore des défections de dernière minute notamment sur le cas israélien ou le cas turc et l’on comprend qu’il n’ait pas été possible de retarder davantage la sortie d’un ouvrage lié à un débat qui a marqué l’actualité des dernières années. Il reste une dizaine de contributions réunies en deux parties distinctes: «Traditions de la caricature politique et religieuse» et «L’affaire des caricatures de Mahomet sous différents

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climats». Dans la première figurent cinq interventions, deux sur la France, une sur la Russie, une sur le Liban et l’Iran, une enfin sur les relations islamo-chrétiennes au miroir de la caricature religieuse en Indonésie. Cette étude de Rémy Madinier comporte également un riche développement sur les retentissements des caricatures danoises mettant en évidence, outre le sentiment d’agression face à un Occident sûr de ses valeurs, la façon dont cette sorte d’exorcisme occidental de la peur du terrorisme a pu pointer les contradictions présentes en Indonésie alors que la violence religieuse y était forte. Elle aurait assez facilement pu s’intégrer à la seconde partie et, comme deux des articles de cette première partie portent sur l’islam, il faut reconnaître, en dépit de la qualité et de l’intérêt de ces textes, que les choix semblent un peu arbitraires et que la cohérence de l’ensemble n’est pas parfaite. Deux interventions couvrent un champ chronologique très large. Le parcours de Christian Amalvi sur les reproductions d’œuvres d’art religieux, puis leur usage parodique, va du Second Empire à nos jours et ne se limite pas à la question des caricatures. L’auteur y reprend certaines de ses précieuses analyses sur l’illustration des manuels scolaires au XIXe siècle et étend le regard jusqu’aux détournements des surréalistes ou de la presse contemporaine. La synthèse de Lorraine de Meaux sur la Russie court également de la fin du XIXe siècle jusqu’à la perestroïka afin de situer les grandes lignes d’évolution d’un genre qui trouve difficilement sa place sous une succession de régimes autoritaires et doit jouer, là plus qu’ailleurs, de l’implicite et des sous-entendus. Philippe Rocher traite au contraire d’une étude de cas très précise. Il apporte sur la caricature de l’éducation jésuite en France (1814-1914) un intéressant complément à l’ouvrage sur Les Antijésuites, Discours, lieux et figures de l’antijésuitisme, à l’époque moderne (dir. P.A. Fabre et C. Maire), publié la même année chez le même éditeur et dont l’auteur n’a sans doute pu avoir connaissance alors. À travers l’exemple des portraits de religieux au Liban et en Iran, qui témoignent de la place de l’image dans le monde chiite, Anaïs-Trissa Khatchadourian et Sabine Salhab dressent une analyse tout à la fois politique et religieuse tant ces dimensions sont liées dans ces photographies et caricatures de leaders gouvernementaux.

2 La seconde partie de l’ouvrage est au contraire entièrement consacrée à l’affaire danoise et à ses répercussions. Il n’est pas inutile de commencer par lire la chronologie de la crise que Dominique Avon a placée en annexe et qui offre, au-delà d’un simple rappel des faits, une véritable mise en perspective du dossier. On peut ensuite reprendre avec le même auteur l’étude détaillée des réactions dans la presse française. Trois axes en émergent. Le conflit entre liberté d’expression et respect des croyances est bien sûr central; il fait surgir le soupçon d’une collision des religions pour «sanctuariser leurs symboles». La question de la représentation du prophète en Islam a également occupé le débat médiatique mettant ainsi en lumière les fluctuations, selon les époques et les traditions sunnites ou chiites, des critères invoqués et des marges de manœuvre. Enfin, les discriminations et violences tant au Danemark que dans les pays musulmans ont suscité de multiples commentaires. La réalité de la caricature dans le monde arabe et son antisémitisme plus que latent ont été soulignés à la suite des travaux de Joël Kotek. L’examen plus serré des ressorts de la crise a mis en évidence le rôle déclencheur de quelques imams controversés au Danemark ainsi que la crainte des autorités du monde arabe de se voir dépassées sur ce sujet par les groupes fondamenta- listes.

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3 L’enquête est poursuivie par trois autres contributions. Celle d’Augustin Jomier choisit de s’en tenir à la réception de l’affaire en Algérie afin d’en envisager les ressorts locaux dans un pays qui possède une presse indépendante et une relative liberté d’expression. Richard Tholoniat prend pour objet quatre grands quotidiens de la presse britannique dite «de qualité» et interroge, outre la question de la liberté d’expression, celle des relations multiethniques au Royaume-Uni, pays où les caricatures n’ont pas été reproduites. Pierre Guerlain reprend l’affaire sous l’angle des débats américains sur la liberté d’expression. Débats auxquels se sont greffées très tôt les oppositions entre la droite et la gauche sur le sujet de la xénophobie – avec des situations parfois à fronts renversés – ainsi que les effets du conflit israélo-palestinien, tant la lecture de cette crise ne peut se faire indépendamment de la politique internationale. En dernier lieu, peut-être peut-on regretter que l’initiative judicieuse de rassembler en fin d’ouvrage une page d’orientation bibliographique ait repris plusieurs titres dont l’intérêt ne se justifiait qu’au regard de certains des articles rassemblés et négligé des synthèses et des études plus directement liées au domaine de la caricature, notamment les travaux d’historiens de l’art tels que F. Boespflug, L. Baridon et M. Guedron, S. Le Men, entre autres, alors que ce support graphique appelle tout particulièrement à croiser les regards au-delà des frontières disciplinaires. Mais les contributions réunies sur ce thème sensible contribuent de manière précieuse à éclairer la réception de cette crise dans des pays de contexte confessionnel et politique variés, en montrant une grande complexité des liens entre liberté d’expression et degré de l’avancement démocratique selon les États ou les discours étudiés.

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Dominique Avon,Karam Rizk (éd.), De la faute et du salut dans l’histoire des monothéismes Paris, Karthala, coll. «Signes des Temps», 2010, 274 p.

Jean-Louis Schlegel

RÉFÉRENCE

Dominique AVON,Karam RIZK (éd.), De la faute et du salut dans l’histoire des monothéismes, Paris, Karthala, coll. «Signes des Temps», 2010, 274 p.

1 Deux colloques à trois ans de distance, au Liban et en France, sont à l’origine de cet ouvrage sur deux points centraux, et liés, dans les religions monothéistes et dans d’autres. Le sujet est traité, des origines bibliques à nos jours, en quinze chapitres quelque peu juxtaposés et laissant, par leur contenu, de larges plages temporelles entre eux – l’auteur de la réflexion sur la Bible, Michel Dousse, rappelle en outre que celle-ci «couvre plus de deux mille ans d’expériences et de réflexions». Les contributions sont aussi de longueurs assez diverses. Mais qui a publié un colloque (deux en un ici, en l’occurrence) en connaît les aléas. Dans la deuxième étude, Abdellatif Idrissi met en lumière la «notion de péché de la période préislamique au début de l’islam»: le «péché» occupe un vaste champ sémantique dans le texte coranique, et, d’une certaine manière, la difficulté à surmonter sera de passer aux multiples sens issus des traditions tribales à l’idée de «rupture de l’alliance» et d’effacement du péché par le rétablissement du pacte avec Allah. Auparavant, Bardezane d’Edesse, penseur chrétien du IIIe-IVe siècle, de langue syriaque – langue dont on sait l’importance pour la formation du discours coranique –, avait posé le problème fondamental de la liberté, dans un vaste système de pensée qui ne subsiste qu’à travers le seul ouvrage laissé par lui. L’Arménie du IVe siècle (Gérard Dédeyan), sous influence iranienne, convertie au christianisme, représente un autre jalon de cette histoire: s’y développe une forte conception du martyre pour la foi, de combattants et de non-combattants, dans des guerres défensives, c’est-à-dire

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«justes» au sens de saint Augustin. Louis Boisset souligne simultanément l’importance de l’idée de salut pour l’expansion des croisades et l’ambigüité de ce registre, souvent perdu aujourd’hui, face à des perceptions politico-religieuses très négatives du mot et de la réalité. Paul Rouhana présente l’eschatologie syro-maronite à travers un recueil médiéval de chants liturgiques pour les défunts, et Ahyar Synno les «fins dernières» selon Ibn Taymiyya à travers son ouvrage intitulé Fatāwā («Responsa»): l’eschatologie d’Ibn Taymiyya n’est pas dénuée d’un intérêt actuel, dans la mesure où les salafistes récents et les partisans d’un État islamique le comptent parmi leurs maîtres.

2 Dans l’étude de Jérôme Grondeux, sur les « prophètes romantiques » (Raynaud, Lamennais, Saint-Simon entre autres), apparaît d’abord leur «modernité», ou une facette de la modernité, en ce qu’ils louent la communauté, le sentiment religieux, l’idée d’une sorte de fonds religieux universel «noble», d’une Tradition de l’«humanité» dont les religions particulières ne sont qu’une manifestation. La «pastorale de la peur» au XIXe siècle (Guillaume Cuchet) revient sur une expression de Jean Delumeau pour en mesurer la portée après la Révolution, et l’auteur conclut, entre trois thèses différentes sur le sujet, que la «pastorale de la peur (...) connaît un premier rééquilibrage dans le sens d’une déflation du “péché” par rapport au “pardon”». L’auteur pense cependant qu’on peut toujours parler d’une «pastorale de la crainte», qui finit par s’effacer vers la seconde moitié du XXe siècle. Le travail de Jean-Pierre Chantin («Le discours sur la grâce et la faute originelle dans le jansénisme tardif») pourrait s’articuler au précédent, en ce qu’il montre le recul du jansénisme si puissant avant la Révolution, ou comment il est sur la défensive et en opposition «gallicane» à l’ultramontanisme triomphant qui, de son côté, «évolue» quelque peu sur le péché et la rigueur du pardon, après la «mansuétude» envers le pécheur prêchée par Alphonse de Liguori. L’évolution de la psychiatrie (Hervé Guillemain) dans les années 1860 n’est sans doute pas pour rien non plus dans une autre évaluation de la faute. Alors que le discours sur l’origine morale de la faute bat encore son plein au début de la décennie – il est même à son apogée –, son déclin sera très rapide dans les années suivantes, et on cherchera à définir des pathologies précises qui n’ont plus rien à voir avec une culpabilité. D’une certaine manière, l’évolution des catéchismes protestant et catholique aux XIXe et XXe siècles (très bonne mise au point de Paul Airiau) ne fait que refléter le recul au sens large de la notion de «faute»; elle témoigne non seulement de la difficulté pour en redessiner les contours avec d’autres mots, mais des lézardes qui sont ainsi ouvertes dans l’ensemble du système théologique chrétien de la rédemption, la pensée orthodoxe russe (en particulier la notion de péché originel) n’étant pas épargnée par ces tribulations (Franck Damour). À certains égards, l’étude sur Moussa Sadr, leader chiite libanais – disparu en... Lybie lors d’une visite officielle en 1978 – confirme ce désarroi aussi en pays d’islam: Sadr inscrit son action politique contre le «mal collectif» dans la ligne de l’eschatologie chiite, tout en peinant à désigner clairement des responsables (hormis Israël). Dominique Avon revient in fine sur une polémique qui défraya en son temps la chronique catholique: une réinterprétation de la résurrection chrétienne, donc du salut chrétien, par le P. Xavier Léon-Dufour, exégète déjà très connu, dans un livre intitulé Résurrection de Jésus et message pascal (Seuil, 1971). Avon restitue avec précision le «nœud» et les termes du débat, les interventions pour et contre les thèses de Léon- Dufour. Il est frappant que dans cette querelle post-Vatican II précoce, reviennent tous les arguments de la controverse théologique classique et s’annoncent ceux qui seront toujours utilisés par la suite contre les «modernistes», mais aussi des divisions du travail nouvelles (entre l’exégèse et la théologie, mais aussi entre toutes deux et la

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philosophie la plus contemporaine). Au centre du «nœud» théologique demeure en fin de compte une question des plus permanentes: qu’est-ce qu’un «corps» humain de chair, et que signifie un corps humain, «pécheur» mais «sauvé»?

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Anders Bäckstrom,Grace DAVIE,Ninna EDGARDH,Per PETTERSSON (éd.), Welfare and Religion in 21st Century Europe: Configuring the Connections (vol. 1); Gendered, Religious and Social Change (vol. 2) Farnham, Ashgate, 243 p., 200 p., 2010.

Enzo Pace

RÉFÉRENCE

Anders Bäckstrom,Grace DAVIE,NinnaEDGARDH,Per PETTERSSON (éd.), Welfare and Religion in 21st Century Europe: Configuring the Connections (vol. 1); Gendered, Religious and Social Change (vol. 2), Farnham, Ashgate, 243 p., 200 p., 2010.

1 Ces deux volumes sont le résultat d’une recherche européenne projetée par le Center for the Study of Religion and Society de l’Université d’Uppsala. Elle a été menée par une équipe de chercheurs représentatifs de trois pays scandinaves (Finlande, Norvège et Suède), de deux pays de l’Europe méridionale (Grèce et Italie), et de la France, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne. Financée par la Bank of Sweden Tercentenary Foundation et par la Foundation Samariterhemmet, elle est aujour-d’hui publiée chez Ashgate, une maison d’édition sensible aux thèmes à l’avant-garde en sociologie des religions.

2 Le groupe, composé de chercheurs seniors, connus internationalement, et de jeunes chercheurs et chercheuses de talent de différentes nationalités, a mené une enquête empirique entre 2004 et 2005 dans huit villes de taille moyenne (entre 50000 et

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100000 habitants), une pour chaque État, avec l’intention d’élaborer autant d’études de cas capables de fournir informations et indications concernant l’objet choisi. C’est comme si on avait décidé, dans un premier moment, de rassembler «dans une éprouvette» le matériel recueilli pour le soumettre, successivement, à une analyse «en laboratoire». Et comme cela arrive parfois dans les meilleurs laboratoires, le matériel empirique a «dévoilé» beaucoup plus de choses que ce que les chercheurs pensaient trouver, au-delà même des lignes-guides de l’hypothèse de travail.

3 Partis en effet pour comprendre les relations complexes existant entre les systèmes de welfare – différents en Europe comme chacun sait depuis les travaux d’Esping-Andersen tout d’abord et ensuite de Jeppsson Grassman, qui signe un essai introductif dans le premier des deux volumes en question –, les religions (ou plus exactement les principales institutions religieuses dominantes dans les différents pays analysés) et les genres, les chercheurs se sont retrouvés face à des résultats auxquels ils ne s’attendaient pas. Par exemple, l’étude des transformations du welfare explique, mieux que bien d’autres approches, le nouveau rôle des religions (historiques) en Europe, leur vitalité renouvelée et par conséquent, l’échec de toute hypothèse affirmant un déclin linéaire et progressif de la religion elle-même.

4 Ayant choisi d’observer les processus de restructuration au sein des politiques de welfare, en se plaçant du point de vue du fonctionnement de la société civile et pas tant, ou pas seulement, au niveau des rhétoriques politiques ou des doctrines sociales abstraites des Églises, les auteurs nous montrent comment, dans la société européenne que l’on prétend sécularisée, le religieux est capable de se plier aux caractéristiques (avec toutes leurs contradictions et douleurs) des sociétés, devenant parfois presque l’unique voix en mesure de représenter les questions de tant d’hommes et de femmes en difficulté.

5 La lecture de ces deux volumes prend la forme d’un rapide et intense voyage d’un pays à l’autre. Elle nous fait plonger pas tant dans une forêt de données quantitatives (parfois obscures), comme il arrive souvent lorsqu’il s’agit d’une masse de pourcentages typique des grandes recherches sur les valeurs des Européens, que dans le mouvement fluide de sociétés qui se transforment. Un journal de bord en somme, sur l’Europe qui change, écrit avec le courage de celui qui choisit l’unique ancrage possible: mettre à l’épreuve ses propres schémas et paradigmes traditionnels et laisser parler les acteurs sociaux, pour revenir, à la fin du voyage, à une réflexion sur la validité des thèses théoriques. Je voudrais citer, comme exemplaires de ce point de vue, l’essai lucide et dense de Per Pettersson dans le second volume, où il analyse le rôle des Églises par rapport aux systèmes de welfare en comparant les huit cas étudiés au niveau macro- (de la société dans son ensemble), méso- (organisateur) et micro-(individuel), mais aussi le bilan théorique, écrit à quatre mains par Anders Bäckstrom et Grace Davie, relatif non seulement aux résultats obtenus mais aux nombreux problèmes que la recherche pose et qui invitent à explorer d’autres fronts, et enfin l’excellent essai de Ninna Edgardh sur le rapport welfare, religion et genre, où elle montre combien le choix de rapprocher ces thèmes a été à la fois heureux et original vus les objectifs innovateurs que la recherche a atteints.

6 Le premier volume, comme on l’aura compris, après deux brèves introductions, la première sur la finalité et l’organisation du projet de recherche (Bäckstrom et Davie) et la seconde sur l’état de santé du welfare en Europe (Jeppsson Grassman), contient les huit cas d’études menés respectivement dans les villes de Gävle en Suède (Edgardh et

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Pettersson), Drammen en Norvège (Angel), Lahti en Finlande (Pessi), Reutlingen en Allemagne (Lei-Peters), Darlington en Grande-Bretagne (Middlemiss Lé Mon), Évreux en France (Valasik), Vicence en Italie (Frisina) et de Thivai et Lévadhia en Grèce (Fokas et Molokotos-Liderman).

7 Dans le second volume, on trouve les principaux éléments de différence et de ressemblance entre les huit cas étudiés à partir desquels les auteurs déduisent les principales tendances concernant le rôle social et les transformations doctrinaires des églises, respectivement luthérienne, anglicane, catholique et orthodoxe, mais aussi les généralisations théoriques qui peuvent être tirées de l’enquête dans son ensemble.

8 Afin de rendre le tout encore plus complet, les appendices fournissent des informations utiles sur l’articulation et la division du travail à l’intérieur des groupes de recherche et un intéressant compte rendu critique sur les difficultés linguistiques qui apparaissent inévitablement lorsque l’on conduit des recherches comparées dans un projet d’ampleur européenne. Un autre bref appendice aurait été souhaitable dans lequel les auteurs auraient reproduit le protocole standardisé et utilisé pour les interviews dans chaque contexte. Il aurait permis de mieux comprendre les observations critiques et pertinentes relatives aux difficultés linguistiques, soulignées justement par Martha Middlemiss Lé Mon.

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Bernard Barbiche,Christian Sorrel (éd.), La Jeunesse étudiante chrétienne (1929-2009) Lyon, Chrétiens et sociétés, no 12, 2011, 283 p.

Frédéric Gugelot

RÉFÉRENCE

Bernard BARBICHE,Christian SORREL (éd.), La Jeunesse étudiante chrétienne, (1929-2009), Lyon, Chrétiens et sociétés, no 12, 2011, 283 p.

1 Le dépôt des archives de la JEC au Centre national des archives de l’Église de France justifiait cette journée d’études où se mêlent travaux d’historiens et témoignages de militants. Le bilan historique de la JEC s’articule autour de quatre articles disposés chronologiquement.

2 Dès l’origine, ce mouvement de jeunesse dispose d’un terreau fertile (Gérard Cholvy). Au XIXe siècle, l’Église catholique offre à la jeunesse nombre d’organisations, de mouvements qui permettent de vivre et de raffermir sa foi. Catholiques, et protestants note l’auteur, ont bien conscience des difficultés lors de l’adolescence à pérenniser une fidélité religieuse. Réunir de jeunes croyants autour d’un projet commun apparaît alors comme une solution (à l’exemple de la Société de Saint-Vincent-de-Paul). Viser les élites semble aussi particulièrement efficace (ACJF...) d’autant que l’existence même de la JEC met à mal le schéma classique du détachement des élites. Néanmoins, ces mouvements de laïcs entrent parfois en tension avec la hiérarchie et les aumôniers, surtout quand se développe le modèle de l’Action catholique.

3 L’article suivant (Christophe Roucou) rappelle l’existence d’un «courant jéciste» avant même la naissance effective du mouvement tant les essais d’un apostolat étudiant se multiplient dans les années 1920. À partir de sa naissance en 1929, l’histoire mouvementée du mouvement n’est qu’une suite de crises, de difficultés et

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d’interrogations. Comment pourrait-il en être autrement alors que la jeunesse scolaire et universitaire n’est pas par définition un milieu homogène et stable.

4 Au sortir de la guerre, la JEC semble connaître un moment de réelle réussite. Pour Bernard Giroux, ce succès de la Libération aux années 1960 s’explique par une cohérence entre des fondements théologiques promus et une conception globale du monde qui permet aux militants de concilier appartenance à l’Église catholique et inscription dans la modernité. L’argument est convaincant, mais l’expression de l’auteur, évoquant «un écosystème», nous semble malheureuse. Les débats ne cessent pas pour autant.

5 La radicalisation politique de la JEC, après la crise de 1965, apparaît alors comme une tentative de répondre aux crises incessantes du mouvement. Mais si les tensions apparaissent si fécondes dans les années 1950, elles sont devenues mortifères à partir des années 1960 (Vincent Soulage). La JEC s’inscrit dans une position contestataire de la société et de l’Église, qui aspire à rester en prise avec la jeunesse. Le mouvement forme et fournit alors des générations de militants qui irriguent largement la gauche mais les effectifs chutent fortement.

6 Deux témoignages de générations différentes offrent de réelles perspectives pour éclairer les propositions des historiens. Je retiendrai deux points du témoignage de l’historien et ancien jéciste Yves-Marie Hilaire: l’importance de l’amitié au sein de mouvements tel que la JEC et son rôle dans la formation des élites (ici les exemples cités sont tous universitaires). On retrouve cet aspect formateur dans celui d’une récente dirigeante nationale, Catherine Thieuw-Longevialle (qui évoque l’apport de confiance en soi, d’élargissement des horizons, de constitution de réseaux que fut pour elle le mouvement). Une fois de plus, la définition de la mission de la JEC continue de peser sur les survivants du mouvement, l’important et inévitable «turn-over» des cadres, le vieillissement des membres et leur entrée dans la vie active les éloignant naturellement de leur engagement de jeunesse. Facteurs externes (les crises successives, la politisation du mouvement dans les années 1970, une pastorale trop centrée sur les «milieux», les évolutions sociologiques qui mêlent crise de l’engagement et poids des loisirs et de la sécularisation...) et effets internes (l’isolement de la JEC, le choix des grands rassemblements pastoraux tels les JMJ) se conjuguent à la rareté des aumôniers, qui assurait avant la continuité du mouvement, pour expliquer le «crépuscule» de la JEC. L’ensemble est conclu par une excellente synthèse de Jacques Prévotat.

7 L’ouvrage s’accompagne d’un dictionnaire biographique de 1260 responsables nationaux et aumôniers de la JEC de 1929 à 1975, réalisé par Bernard Giroux, qui en fait un outil de travail indispensable même si certaines notices, très courtes, méritent à l’avenir d’être complétées. Cette journée d’étude livre donc une base de recherche incontournable sur la JEC qui fait espérer bien d’autres travaux.

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Brigitte Basdevant-Gaudemet, Salvatore Berlongò (éd.), The Financing of Religious Communities in the European Union. Le financement des religions dans les pays de l'Union européenne. Proceedings of the Conference, Messina,16-19 November 2006. Actes du colloque, Messine, 16-19 novembre 2009, Leuven, Peeters, 2009, viii-350 p.

Paul Airiau

RÉFÉRENCE

Brigitte BASDEVANT-GAUDEMET, Salvatore BERLINGÒ (éd.), The Financing of Religious Communities in the European Union. Le financement des religions dans les pays de l'Union européenne. Proceedings of the Conference, Messina,16-19 November 2006. Actes du colloque, Messine, 16-19 novembre 2009, Leuven, Peeters, 2009, viii-350 p.

1 Ces actes de colloque rassemblent les contributions (en anglais ou en français) consacrées au financement des religions dans les États membres de l'Union européenne à la date du colloque. La situation de vingt-cinq pays est donc passée en revue en ordre alphabétique, d'un point de vue essentiellement juridique, sans oublier cependant des éléments d'histoire. Les contributions sont précédées d'une préface des éditeurs, de la grille de questions qui orientait le travail (Salvatore Berlingò), d'un rapport de synthèse

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(Jean Duffar), et suivies d'une contribution consacrée au financement de l'islam (Agustin Motílla) et d'une autre s'interrogeant sur l'émergence d'un modèle européen (Rik Torfs).

2 Plusieurs itinéraires de lectures ou de butinage sont possibles. Une approche synthétique, en se fondant sur le rapport de J. Duffar, qui organise les différents éléments des contributions (conditions du financement public, formes de ce financement, question de la non-discrimination), peut être couplée à la focalisation sur certains pays, ou à la recherche d'informations dispersées sur un point précis, pour les exploiter. Ce livre est ainsi un ouvrage de référence, un instrument de travail et un point de départ.

3 Dans tous les cas, on relèvera la superposition de strates juridiques liées à des contextes historiques particuliers (statut de droit public accordé aux confessions ou non, impôt d'Église ou non, place prépondérante d'une confession...), et l'influence, récente et croissante, du droit européen sur les ordres juridiques nationaux (application du principe de non discrimination ou d'égalité, rapprochement de la religion ou de la croyance et de l'opinion, paradoxalement au profit des organisations anti-religieuses). L'avantage historique des confessions anciennement installées bénéficiant de constructions nationales est ainsi bousculé par la dynamique d'égalité portée par les traités européens.

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Justin Beaumont, Christopher Baker (éd.), Postsecular Cities. Space, theory and Practice London, Continuum, 2011, 276 p.

Frédéric Dejean

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Justin Beaumont, Christopher Baker (éd.), Postsecular Cities. Space, theory and Practice, London, Continuum, 2011, 276 p.

1 L'ouvrage coordonné par Justin Beaumont (assistant de recherches à la Faculté des Sciences Spatiales de l'Université de Groningen) et Christopher Baker (directeur de recherche à la William Temple Foundation et maître de conférences en théologie publique et urbaine à l'Université de Chester) possède une double ambition : mettre l'espace, et plus précisément l'espace urbain, au cœur des études du fait religieux contemporain, d'une part, et prendre acte des conséquences du passage d'une société séculière à une société postséculière, d'autre part. L'approche par l'espace traduit la volonté d'interroger les nouvelles modalités du religieux dans les villes occidentales, qualifiées de « postmetropolis » pour reprendre l'expression du géographe américain Edward Soja. Notons cependant que l'analyse des formes spécifiques du religieux en contexte urbain ne constitue pas en soi une nouveauté, et les géographes ne sauraient avoir l'exclusivité d'une approche spatiale. Par exemple, les anthropologues insistent sur les configurations des lieux et les fonctions qu'ils assument dans les dynamiques communautaires locales (voir par exemple les contributions de Sandra Fancello et d'André Mary dans le collectif Lieux de sociabilité urbaine en Afrique sous la direction de Laurent Fourchard, Odile Goerg et Muriel Gomez-Perez).

2 Ici, l'originalité de l'entreprise tient avant tout dans le postulat selon lequel le religieux a changé de statut dans les sociétés contemporaines, et que ce changement serait tout particulièrement saillant en contexte urbain dans la mesure où la ville constitue

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désormais le cadre spatial de référence des sociétés occidentales. Il s'agit donc d'interroger ensemble les transformations urbaines les plus significatives et les formes nouvelles prises par le fait religieux au sein des sociétés. Les textes rassemblés montrent que loin de constituer le tombeau de la religion, la ville contemporaine est au contraire un formidable laboratoire dans lequel s'élaborent des pratiques religieuses nouvelles en phase avec le contexte socio-urbain.

3 Le titre de l'ouvrage éclaire le projet éditorial en renvoyant à deux auteurs sollicités par Beaumont et Baker. Il s'agit tout d'abord d'un hommage à La cité séculière : essai théologique sur la sécularisation et l'urbanisation de Harvey Cox, paru en 1965 dans son édition anglaise. Dans cet ouvrage, le théologien américain entendait conduire une réflexion associant les processus de sécularisation et d'urbanisation. Nous lisons : « Si la sécularisation désigne l'arrivée à l'âge adulte, l'urbanisation, elle, désigne le contexte de cet événement (p. 34) ». Ainsi, la ville constitue le contexte spatial de référence de la sécularisation. Mais la ville ne se définit pas uniquement de manière quantitative, par un nombre d'habitants (par exemple le seuil minimal de 2 000 habitants en France) et une forte densité du bâti. La ville est avant tout une forme particulière d'organisation de la société : « L'urbanisation donne à la vie en commun une structure où la diversité tient la première place, avec le démantèlement des traditions (p. 34) ». Soulignons au passage que la définition proposée par Cox est proche de celle formulée par Louis Wirth en 1938 dans un article fameux, « Urbanism as a way of life » : « For sociological purposes a city may be defined as a relatively large, dense, and permanent settlement of socially heterogeneous individuals (Wirth, 1938 : 8) ». S'inscrivant dans cette filiation, Postsecular cities entend rendre compte de ce nouveau contexte urbain dans lequel le fait religieux se déploie. La ville contemporaine n'est pas seulement un contexte passif, mais elle oriente les expressions spatiales et sociales de la religion.

4 Le titre renvoie également à plusieurs écrits de Jürgen Habermas publiés au cours des années 2000. Cette référence à l'héritier de l'École de Francfort est déterminante puisque Baker et Beaumont mobilisent dans leurs analyses ce qui fait le cœur du concept de postsécularité chez Habermas, à savoir un processus de renégociation de la place du religieux dans la sphère publique et dans le travail de résolutions de problèmes sociaux. Cette renégociation trouve un terreau particulièrement fertile dans le contexte des économies libérales où les organisations religieuses peuvent devenir des acteurs de choix face à des formes de désengagement public.

5 Pour autant, le recours au terme de « postséculier » ne va pas de soi. Dans une courte – mais dense – préface, le géographe canadien David Ley s'interroge sur la pertinence d'introduire le terme de « postséculier ». Il souligne ainsi : « Could it be that what has changed is the focus of our gaze rather than the things themselves (p. XII)? » La question est d'autant plus pertinente que les sciences sociales des religions sont traversées par une ligne de fracture séparant les tenants de la « postmodernité » et ceux de l'« ultramodernité ». Alors que les premiers mettent en avant un changement de nature dans les formes d'expression et les rapports des faits religieux à la société globale, les seconds discernent davantage un changement de degré, nous serions ainsi dans une époque où les caractéristiques de la modernité se trouvent portées à leur paroxysme.

6 Dans l'introduction (« Introduction: the rise of the postsecular city »), le chapitre 2 (« Postcolonialism and religion: new spaces of belonging and becoming in the postsecular city ») et la conclusion (« Afterword: postsecular cities »), Justin Beaumont et Christopher Baker font l'hypothèse d'un changement de nature, autant dans les

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modes d'insertion des religions dans le débat public que dans ses formes prises dans l'espace urbain. Ces trois textes méritent d'être lus ensemble, car ils constituent le cœur théorique du livre autour duquel les différentes contributions se déploient. Beaumont et Barker partent du constat que : « In this century, by contrast, religion, faith, communities and spiritual values have returned to the centre of public life, especially public policy, governance, and social identity (p. 1) ». Si l'espace privilégié par l'analyse est la ville c'est parce que les transformations pointées par les différentes contributions s'y expriment tout particulièrement. La proximité géographique de groupes religieux différents et leurs modes d'insertion différenciés dans l'espace urbain jouent un rôle essentiel dans l'émergence d'une société postséculière. Les deux auteurs distinguent sept lieux de débats abordés dans l'ouvrage : le retour de la notion de « sacré » dans le discours des aménageurs (1), l'urbain comme catégorie d'espace privilégiée dans les nouvelles formes de relations entre le religieux et le séculier (2), une volonté de faire consensus entre le discours religieux et le discours séculier dans la recherche du bien commun (3), la réactivation d'organisations religieuses dans le travail de justice social (4), le lien entre la croissance des Églises pentecôtistes et l'affirmation de l'économie néolibérale (5), de nouvelles formes de négociations entre le religieux et le politique, notamment dans le domaine des services publics (6), enfin les discussions entourant le multiculturalisme et ses implications dans le champ religieux (7).

7 Les quatorze contributions sont organisées en quatre parties de taille inégale : la première, « Mapping the theoritical terrains » ne contient qu'un seul texte (« Postsecular cities and radical critique: a philosophical sea change? »). Les parties suivantes (« Competing experiences of postsecular cities », « Postsecular policies and praxis » et « Theological and secular interpretations ») offrent des analyses provenant de disciplines variées et explorent les différentes facettes de ces « villes postséculières », à défaut de pouvoir en donner une définition ultime. Sans entrer dans le détail de chacun des textes, nous pouvons au moins souligner que les contributions les plus stimulantes sont celles qui font dialoguer approches théoriques et empiriques, et font l'effort de se confronter à la notion de « ville postséculière » pour voir comment elle réagit à l'épreuve des faits. Par exemple, le texte de Nynke de Witte, « exploring the postsecular state: the case of Amsterdam » (p. 203-222) se révèle passionnant. L'auteure montre comment les transformations des relations entre l'État hollandais et les groupes religieux se sont traduites sur le plan municipal, à Amsterdam, par des formes de coopérations nouvelles entre les communautés religieuses locales et les autorités publiques.

8 En revanche, certains textes ne se confrontent pas suffisamment à la notion de « cité post-séculière », se contentent d'en faire vaguement référence, et ne montrent pas en quoi elle permet de renouveler l'approche de la religion dans les espaces urbains. Par exemple, la contribution de Greg Ashworth ne renvoie quasiment jamais à la « postsecular city » (si ce n'est dans le titre et dans l'avant-dernière phrase de la conclusion), de sorte que son texte – pourtant riche – aurait pu être inséré dans n'importe quel ouvrage traitant du religieux dans les sociétés contemporaines. Nous touchons là une des limites de l'ouvrage, d'ailleurs assez commune quand il s'agit d'entreprises collectives.

9 Au final, Postsecular cities ouvre des perspectives stimulantes et invite les sciences sociales des religions à réfléchir aux traductions spatiales des nouvelles formes de

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participation des organisations religieuses dans le débat public. Néanmoins, l'ouvrage témoigne d'une difficulté à proposer une définition pratique de ce que peut être la « cité postséculière ». Cette difficulté tient sans doute davantage au caractère innovant – et donc aussi un peu tâtonnant – de la démarche qu'à un manque de fécondité de la proposition théorique de départ.

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Philippe Béguerie, Vers Écône. Mgr Lefebvre et les Pères du Saint-Esprit

Paul Airiau

RÉFÉRENCE

Philippe BÉGUERIE, Vers Écône. Mgr Lefebvre et les Pères du Saint-Esprit, Postface de Florian Michel. Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Pages d'Histoire-Document », 2010, 479 p.

1 Avant d'être l'évêque rebelle que l'on sait, Mgr Marcel Lefebvre fut Père du Saint-Esprit et supérieur de sa congrégation, de 1962 à 1968. Son passage suscita des ruptures parmi ses confrères. Le P. Philippe Béguerie quitta ainsi les spiritains, en 1963, pour devenir un spécialiste de liturgie.

2 Il propose ici un ouvrage qui présente plusieurs intérêts. Pour la forme d'abord : il associe récit historique et publication de pièces d'archives et de documents, qui permettent de mieux comprendre Lefebvre et les spiritains dans les années soixante – et que l'évêque lefebvriste Bernard Tissier de Mallerais, dans sa bio-hagiographie Marcel Lefebvre. Une vie (Clovis, 2002), n'avait pu consulter, les archives spiritaines ne lui ayant pas été ouvertes. Il faut remercier Desclée de Brouwer d'avoir pris le risque d'éditer ce recueil de documents, malgré le faible espoir de retour financier de toute opération de ce type. Sont ainsi mises à disposition des pièces spiritaines dont il faut connaître ou soupçonner l'existence pour les utiliser et, trop peu de chercheurs exploitant les riches fonds spiritains, il faut aussi remercier les Archives générales de la Congrégation du Saint Esprit d'en avoir accepté la publi-cation.

3 Pour l'angle choisi ensuite. P. Béguerie propose un témoignage qui est en même temps un récit historique : une articulation de ses souvenirs et des documents d'archives (donnés dans un ordre qui n'est pas toujours chronologique), au service d'une œuvre de vérité – dans les deux sens du terme : écrire, selon les canons de l'histoire universitaire,

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ce qui fut, et justifier – non excuser, mais montrer que ce fut juste, d'un point de vue ecclésiologique et théologique – son opposition à Lefebvre.

4 Je relèverai ici que la partie (oh combien difficile !) n'est pas complètement gagnée. Ainsi, les documents ne prouvent pas toujours ce qui est avancé. Prenons deux points en relation qui importent pour l'interprétation que l'on donne du parcours de Lefebvre. D'abord, l'opposition de Jean XXIII au prélat, rapportée par un spiritain (à quelle date ?) Elle remonterait au sacre de Lefebvre, en 1947, car il avait loué le P. Henri Le Floch, son ancien supérieur du séminaire français de Rome, renvoyé pour sa résistance à la condamnation de l'Action française, (p. 56-57, 167-172). L'affirmation aurait pu être vérifiée dans les carnets d'Angelo Roncalli édités par Étienne Fouilloux (Journal de France I. 1945-1948, Paris, Éditions du Cerf, 2006, p. 411, 558, 560). Or, le nonce était en vacances le jour du sacre. Il reçoit Lefebvre un an plus tard, les 15 et 19 octobre 1948, sans mentionner le contenu de leur échange. Fouilloux, en se fondant sur Tissier de Mallerais, considère l'hostilité comme avérée et se demande si le reproche aurait été formulé le 15 octobre. Il n'y a donc pas de trace écrite, seulement une tradition spiritaine et une tradition lefebvriste (qui ont peut-être la même origine). Leur convergence pourrait plaider en la faveur de l'authenticité, mais cela peut aussi provenir d'une relecture a posteriori liée à l'itinéraire de Lefebvre, pour en montrer la cohérence, en bien ou en mal selon les opinions. Mais faut-il vraiment postuler une cohérence ?

5 Second point lié à cette linéarité évidente, trop évidente, et renvoyant à une interprétation politique du lefebvrisme : Le Floch, et on excusera une intrusion fort personnelle. Ainsi qu'il ressort de mes recherches (Le Séminaire français de Rome du P. Le Floch, 1904-1927, thèse d'histoire, IEP de Paris, 2003), ce spiritain n'a jamais conservé par-devers lui le dossier de condamnation de l'Action française (par l'Index et non le Saint Office ; en 1914 et non en 1926, p. 58-59). Il en fut accusé par l'évêque d'Oran, Mgr Durand, sans aucun fondement, et l'assertion se propagea jusqu'à aujourd'hui.

6 Mettre en avant cette influence politique et religieuse, c'est, je le répète, postuler une continuité qui n'est pas évidente – interpréter Lefebvre en fonction de ce qu'il est devenu, et non en fonction de ce qu'il a été successivement. Après tout, pourquoi Gabriel Garrone – qui joua un rôle dans la rupture Rome-Lefebvre – n'a-t-il pas suivi les positions de Lefebvre alors qu'ils furent condisciples au Sémi-naire français ? Pourquoi a-t-il été influencé par Jacques Chevalier alors qu'au séminaire français il adhérait à l'esprit intransigeant de Le Floch ? Pourquoi Alfred Ancel n'a-t-il jamais été critiqué par Jean XXIII, alors qu'il avait, lui aussi, publiquement reconnu ce qu'il devait à Le Floch ? Et pourquoi de tous les prêtres passé à Rome sous Le Floch, fort peu se rallièrent à l'intégrisme ? Il est beau de poser une linéarité, encore faudrait-il la démontrer réellement, par delà les affirmations des acteurs, et en même temps rendre compte du changement de ceux qui ont changé. Car, après tout, c'est peut-être Lefebvre qui a changé, en refusant le changement de Vatican II, alors que ses confrères changeaient pour ne pas changer – pour rester romains, de la romanité imposée par Pie XI : suivre le pape même lorsqu'il paraît modifier les positions du magistère antérieur.

7 Je regretterai enfin que ce récit-étude n'ait pas pu, pour des raisons indépendantes de la volonté de l'auteur, être confronté à l'analyse faite par Luc Perrin des élections du supérieur général spiritain en 1962 et 1968 (« Mgr Lefebvre, d'une élection à une démission (1962-1968) », Histoire et missions chrétiennes, « Action française.

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Décolonisation. Mgr Lefebvre », 10, 2009, p. 139-172). Tous deux avancent qu'une action pro-lefebvriste a été menée par des membres de l'administration supérieure de la congégration, et s'accordent sur l'enjeu de l'élection de 1962 : remettre au pas le noviciat de Chevilly, jugé trop avancé théologiquement et pastoralement – noviciat où était affecté P. Béguerie.

8 Bref, ces quelques éléments très ponctuels amènent à nuancer en partie l'affirmation finale de Florian Michel, dans la postface, sur « la force du dialogue entre un acteur et des documents d'archive ». Si le travail archivistique est important, il n'est pas achevé – ou plutôt, l'exploitation historienne est à reprendre et à poursuivre. L'apport à la préhistoire du lefebvrisme est pourtant important, et il ne faut pas gâcher son plaisir, ne serait-ce que parce que l'auteur permet de mieux appréhender le supériorat général de Mgr Lefebvre, et donne à réfléchir sur son parcours, alors que se déroule Vatican II.

9 Cette postface de Florian Michel appelle à une véritable histoire de l'intégrisme catholique français. Comment ne pas souscrire à un tel vœu, puisque, et j'accentuerai ici la dimension personnelle de cette recension, je porte le même depuis mon entrée dans la carrière universitaire, il y a plus de quinze ans ? F. Michel me permettra de discuter ici rapidement certaines de ses idées, pour poursuivre un débat déjà entamé en privé.

10 Cinq points. D'abord, la question politique, un des plus gros morceaux. Pour lui, la racine politique de l'affaire lefebvriste ne peut être occultée : le maurrassisme est une matrice de l'intégrisme. La thèse est ancienne, développée par Louis Canet sous le pseudonyme de Nicolas Fontaine (Saint Siège, Action française et « catholiques intégraux », Paris, Librairie Universitaire J. Gamber, 1928), théologisée et historicisée par le P. Yves Congar op, en 1950 (« Mentalité de droite et intégrisme », La Vie intellectuelle), puis par René Rémond (« Droite et gauche dans le catholicisme français contemporain », Revue Française de Science Politique, VIII-3, 1958, p. 529-544 ; VIII-4, 1958, p. 803-820). F. Michel l'enrichit en passant du contenu politique aux méthodes politiques : l'intégrisme utilise des techniques d'action venues de la politique. Cependant, le raisonnement peut être inversé : l'intégrisme n'est pas la traduction théologique de positions politiques mais le philo-maurrassisme ou l'appui à l'extrême-droite est la traduction politique de positions théologiques – car, pour Lefebvre, fort orthodoxe sur ce point, le politique est au service de la conformation religieuse de la société, et l'on peut donc en utiliser les méthodes (d'où l'appui à la Cité Catholique qui jouera beaucoup dans la distance creusée entre évêques français, certains spiritains et Lefebvre). De tous les cas de ténors ou mentors intégristes que j'ai pu étudier, seul l'abbé Georges de Nantes relèverait d'un intégrisme issu du maurrassisme. Ailleurs, j'ai observé les racines religieuses de positions politiques, et même l'abandon de racines politiques aux positions religieuses pour passer à un enracinement théologique du pro-maurrassisme (ainsi l'abbé Victor-Alain Berto, théologien de Lefebvre à Vatican II). Qu'en est-il des « troupes » intégristes ? Le recrutement premier, dans les années soixante-soixante- dix, provient-il d'abord de milieux culturellement maurrassiens, ou bien l'acculturation à ce qui devient l'intégrisme conduit-elle à une intégration d'un philo-maurrassisme – l'intégrisme continuant à considérer que la condamnation fut une erreur qui cassa les chances de rétablir une chrétienté en France ? La question reste à étudier.

11 Puis je ne rejetterai pas si immédiatement l'interprétation proposée par Luc Perrin sur « l'aggiornamento de type pacellien » voulu par Lefebvre, même si la formule est volontairement une formule. Lorsque ce dernier écrit dans sa lettre aux spiritains du

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11 octobre 1962, à l'occasion de l'ouverture de Vatican II : « Que l'Esprit Saint vivant en nous nous fasse prendre une conscience toujours plus vive de notre appartenance à l'Église tout entière encore soumise au souffle et au feu de la Pentecôte (...) Aujourd'hui encore cette Pentecôte continue et va apparaître d'une manière plus sensible à l'occasion du Concile » (p. 279), il est difficile de ne pas y voir une thématique roncallienne renouvelant Pie XII finissant, et la participation à un courant plus large entamé à la fin du XIXe siècle, présent du Mexique à la France, de Conception Cabrera de Arminda à Marthe Robin, en passant par Léon XIII et l'Italienne Elena Guerra. Certes, la suite de la lettre articule cette thématique du renouveau spirituel par l'Esprit à des habitus ecclésiastique fort classiques. Mais Jean XXIII et Pie XII faisaient-ils autre chose ?

12 Ensuite, pour intégrer Lefebvre dans l'histoire de l'intégrisme, il ne faut jamais oublier qu'il n'est pas, entre 1962 et 1968, le ténor de l'intransigeantisme français à tendance apocalyptique. Au niveau ecclésiastique, les abbés Georges de Nantes, Jean Boyer, Louis Coache, le P. Noël Barbara, sont plus célèbres que lui et attirent largement l'attention médiatique – sans oublier les laïcs fort offensifs, tels Louis Jugnet, et les revues Itinéraires de Jean Madiran ou La Pensée catholique de l'abbé Luc J. Lefèvre. Il y aura un jour à expliquer comment et quand Lefebvre a pu et su, après Vatican II, prendre l'ascendant dans le milieu devenu intégriste – ne serait-ce que parce qu'il fut en mesure de fournir des prêtres adéquats à ceux qui les demandaient. Il y aura aussi à expliquer pourquoi la Cité Catholique renouvelée au milieu des années soixante ne se prononce pas sur les questions issues du Concile. La principale organisation de l'intégrisme cède le champ « médiatique » à des organismes qui vont se positionner au plan religieux d'abord et avant tout. Et la frontière entre ce qui est intégrisme et ce qui ne l'est pas est alors fort floue : où situer Credo, les Silencieux de l'Église, Fidélité et Ouverture, Pierre Debray, Michel de Saint Pierre et alii ?

13 Encore, cette histoire est ancienne. Elle ne peut débuter en 1962 ou en 1968, ni même en 1945. La matrice est l'intransigeance du début du XXe siècle, avec la crise moderniste. La condamnation de l'Action française tranche dans le vif entre diverses options dans le catholicisme français. La structuration d'un certain nombre d'initiatives intransigeantes se déroule dans les années 1942-1946, et participe ainsi à ce que l'on appelle usuellement le renouveau catholique d'après-guerre. Et j'insisterai très fortement sur les effets religieux de la Guerre d'Algérie, revivifiant les lectures apocalyptiques alors qu'elles s'étaient atténuées dans les milieux intransigeants depuis une vingtaine d'années. F. Michel me rejoindra sur ce point, sans aucun doute : l'histoire de l'intégrisme doit débuter à la fin du XIXe siècle.

14 Sur ce dernier point, on relèvera que l'apocalyptisme joue sans doute un rôle-clé chez Lefebvre. Sa lettre sur les indépendances africaines, donnée au journal canadien Le Devoir et reprise dans La France catholique, le 18 décembre 1959, présente cette dimension : « il faut choisir pour le message de Fatima ou pour l'enfer d'ici-bas (...) il faudra bien un jour que [les hommes d'État] choisissent entre l'Étole et la Croix, entre l'enfer terrestre ou le paradis préparé ici-bas » (p. 74). La thématique reflue au milieu des années soixante, puis resurgit dans son article donné à Rivarol, le 7 mars 1968, qui traumatise nombre de spiritains français et fait grand bruit dans le monde médiatique. L'Église ayant résisté aux hérésies et erreurs lors de Vatican II, cela « déplaît souverainement non seulement aux ennemis traditionnels de l'Église inspiré par le Prince de ce monde (...). (...) quand on sait qu'au regard de ceux qui cherchent à

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dominer le monde, les communistes et les technocrates de la finance internationale, le seul véritable obstacle à l'asservissement de l'Église catholique est l'Église catholique et romaine, on ne sera pas surpris des efforts conjugués des communistes et des francs- maçons pour modifier et le magistère et la structure hiérarchique de l'Église » (p. 395). Satanisme, complotisme, antimaçonnisme, antilibéralisme, discret antijudaïsme : rien de neuf si ce n'est l'exploitation de ce registre, en 1968, par un évêque catholique – alors que ces thèmes refluent depuis une quarantaine d'années. Enfin, dans la lettre de 1987 où il demandait à quatre de ses prêtres de se tenir prêts à recevoir le sacre épiscopal, il parlait explicitement des antéchrists de Rome. Bref, on retrouve la question : et si c'était Lefebvre qui avait changé, en restant apocalyptique alors que la thématique a reflué dès les années trente puis s'est effondrée avec Vatican II ? F. Michel avance en partie la chose, lorsqu'il replace l'évêque dans son contexte, celui d'une contestation généralisée, de la fondation charismatique de communautés nouvelles. Bref, une piste à creuser.

15 J'arrête ici cette longue recension : qu'on ne trouve d'autre explication à cette extension incongrue que l'intérêt de la lecture et le souci de participer à un débat.

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Yadh BEN ACHOUR, La deuxième Fâtiha ; l'islam et la pensée des droits de l'homme Postface de Florian Michel. Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Pages d'Histoire-Document », 2010, 479 p.Paris, Presses universitaires de France, coll. « Proche Orient », 2011, 208 p.

Catherine Le Thomas

RÉFÉRENCE

Yadh BEN ACHOUR, La deuxième Fâtiha ; l'islam et la pensée des droits de l'homme, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Proche Orient », 2011, 208 p. 156-16

1 Au sein des ouvrages consacrés à la question de l'islam et de la démocratie, celui de Yadh Ben Achour se démarque par son caractère très critique et sans complaisance pour les sociétés arabo-musulmanes contemporaines.

2 L'auteur, tunisien, professeur en droit public et philosophie du droit, est un spécialiste des idées politiques de l'islam. Consécutivement à la chute de Zine al-Abidine Ben Ali en janvier 2011, il est nommé président de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique et joue un rôle de premier plan dans l'élaboration d'un nouveau régime en Tunisie. La parution de cet ouvrage intervient donc à point nommé, au moment où la Tunisie tente de tourner la page de l'autoritarisme ; Ben Achour y voit d'ailleurs une cassure définitive et un acte inaugural pour la région entière, après une longue période caractérisée par le sous- développement socio-économique et politique.

3 Toutefois, l'ouvrage se montre relativement pessimiste sur la possibilité de concilier droits de l'homme et pensée islamique, en l'état actuel des sociétés à majorité musulmane et malgré la diversité qui prévaut au sein du champ intellectuel que l'on

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qualifiera de « musulman ». Mais difficulté ne signifie pas impossibilité. L'auteur, qui se livre à un plaidoyer humaniste en faveur des droits de l'homme, montre la voie d'un dépassement possible des contradictions auxquelles est en proie le monde musulman contemporain.

4 Yadh Ben Achour établit d'emblée sa préférence pour une conception sécularisée, et même laïque, des droits ; il assume son positionnement non sceptique au sujet des droits de l'homme, qui ne se fondent pas selon lui sur une théorie préalable, ni une expérience religieuse et politique « occidentale », mais sur une révolte élémentaire face à l'oppression. Respect de l'intégrité physique, de l'égalité, des libertés individuelles, forment les trois « vérités-droits » qui sont la matière de ces droits, et ouvrent au débat, à la responsabilité et à l'autonomie personnelle. Ils débouchent logiquement sur l'État de droit, la démocratie délibérative et un régime de laïcité (entendue comme séparation entre l'ordre religieux et l'ordre politique et garantie de la liberté de conscience). Ben Achour voit dans la force croissante de ces principes (au moins au niveau des déclarations internationales) le signe d'un lent et sinueux progrès historique.

5 Si ce progrès est difficile, c'est que le projet des droits de l'homme doit surmonter trois obstacles qui tendraient à en souligner le caractère relatif ou erroné : l'historicisme (vision selon laquelle les normes et les valeurs, au premier rang desquelles les droits de l'homme, sont historiques et non universelles ; l'islam doit quant à lui revenir aux fondements de sa propre histoire), le culturalisme (la culture est le socle des valeurs et normes, qui sont donc relatives) le naturalisme (la vie biologique, y compris dans ce qu'elle a d'inégalitaire, serait au fondement du droit et de la morale).

6 Surtout, par leur prétention universelle et législatrice, les droits de l'homme sont nécessairement en rupture avec l'« arc référentiel » de la croyance islamique. Car ils supposent de penser en dehors du cadre qui constitue l'horizon de pensée indépassable de tout croyant véritable : l'ordre du monde ici-bas comme subordonné à l'ordre de l'au-delà, les droits de Dieu supérieurs aux droits de l'homme, le Coran et les hadiths envisagés comme un code juridique. Emblématique de ce verrou, le crime d'apostasie représente la négation de l'État de droit au sens où il contredit la liberté de conscience, pilier central des libertés individuelles. Ben Achour voit ainsi la pensée dominante islamique contemporaine comme en « état de glaciation », figée dans un culte rendu au passé, aux ancêtres et aux textes religieux.

7 Bloquée dans cette dépendance ontologique aux textes, la législation coranique ou prophétique des droits, et surtout celle des interprètes, ne peut se concilier avec la philosophie moderne des droits. Survalorisant les sciences linguistiques au nom du caractère divin de l'arabe coranique, elle ne peut être qu'interprétative et scripturale, n'aboutissant à rien moins qu'un « éthos de l'esclavage ».

8 À partir de cette configuration majoritaire, la réflexion des auteurs de culture musulmane sur l'articulation entre islam et droits de l'Homme a pris différentes directions, que l'on peut appréhender à travers trois attitudes. D'abord, ceux qui, jugeant incomptibles les textes sacrés et les droits modernes, abandonnent la Charia pour se placer sur le terrain des droits de l'homme, et se livrent à une critique de la religion au nom de cette dernière (on peut songer ici à des personnalités comme Wafa Sultan). Ensuite, les « révélationistes radicaux », qui s'agrippent à l'intégralité de la loi de Dieu, sans vouloir la soumettre à la pression du monde qu'ils estiment décadent. Cette négation de toute évolution peut prendre, comme chez Qutb et Mawdudi, qui

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inspirent nombre d'islamistes radicaux, la forme de ce que Yadh Ben Achour appelle un « recours délirant à l'origine ». Enfin, les concordistes, qui tentent d'accorder les textes sacrés avec les droits de l'homme. Cette position souffre cependant d'un manque de profondeur, du fait de ses fins « militantes » et de son incapacité à penser hors de l'arc référentiel. Le concordisme est nécessairement imparfait : en témoignent les silences, ambiguïtés ou contradictions qui émanent des textes et chartes des organisations islamiques adhérant officiellement aux droits de l'homme. Des auteurs comme Jamal al- Banna ou Mohamad Talbi, qui prônent une approche ouverte, renouvelée et rationaliste de l'Islam, tombent pour Ben Achour dans ce travers.

9 Il faut toutefois nuancer les échecs de la position concordiste : de tout temps, des oulémas et intellectuels ont mis en avant l'esprit de la loi religieuse au détriment de la lettre, au nom du mouvement nécessaire de la vie. Des personnalités comme Iqabal, Taha ou Arkoun ont prôné une nouvelle herméneutique du texte coranique, abordé dans une perspective ouverte, non « légiférante » et compatible avec les droits de l'homme. Ce faisant, ils font sauter – explicitement ou non – les verrous de l'arc référentiel et ouvrent la voie à une véritable liberté de conscience.

10 Ben Achour ne nie pas la grandeur de certaines interprétations des textes sacrés, et il s'appuie lui-même sur le Coran ou sur des interprétations mutazilites sur certaines questions comme celle de l'animal dans l'Islam. Ce qu'il rejette, c'est l'interprétation incapable de sortir de l'arc référentiel, du dogme établi par l'histoire. Pour lui, la religion ne peut être autoréférentielle, se justifier à elle seule : elle doit se soumettre à la raison universelle pour convaincre ceux qui ne sont pas ses adeptes. Il propose de s'appuyer sur ce qu'il nomme la « 2e fâtiha » (versets 23 à 37 de la sourate al-`isrâ) à titre de guide éthique à valeur universelle. Le croyant doit renoncer à cette prétention de sa religion, devenir un « musulman du for intérieur », adopter un « islam sans soumission (Bidar, Abdennour, L'islam sans soumission ; pour un existentialisme musulman, Paris, Albin Michel, 2008) » pour accepter l'humanisme des droits de l'homme.

11 Mais il ne s'agit là que d'un horizon : car, ce qui est frappant au terme de ce tour d'horizon intellectuel et religieux, c'est que l'islam des intégristes ou salafistes et l'islam de « tout le monde » ne s'opposent pas, que leur contradiction n'est qu'apparente. Le décalage entre la norme et la vie est plus ou moins accepté par la majorité, mais par tous il est déploré. La majorité « bricole » pour découvrir les droits de l'homme au sein du système religieux, tout en conservant, à l'instar des salafistes, l'arc référentiel. Le salafiste n'est donc pas un égaré dans l'histoire de l'islam, il correspond à une tendance constante, et même cohérente, de l'interprétation des textes.

12 L'auteur, loin de gommer les tensions qui parcourent la pensée islamique, en souligne donc les contradictions quand il s'agit d'en penser la compatibilité avec les droits modernes. Mais il ne verse pas dans le défaitisme pour autant : selon lui, les sociétés islamiques génèreront elles-mêmes leur propre dépassement. Quatre batailles de la liberté doivent pour cela être gagnées : proclamer le caractère universel de la philosophie des droits de l'homme (et donc attaquer culturalisme, historicisme et naturalisme) ; séparer le politique et le religieux afin de libérer l'espace de la délibération citoyenne ; dénoncer les prétentions de la science néo-islamologique de type sociologique, empathique, et que Ben Achour qualifie de « démissionnaire » ; enfin, ne pas réduire l'État de droit à quelques institutions formelles, quand il s'agit en fait d'une démocratie substantielle qui est en jeu.

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13 Aussi bien les sciences sociales que les sciences islamiques, les dirigeants que les simples citoyens se voient donc renvoyés à leurs propres responsabilités. Si on pouvait souhaiter que certains thèmes soient davantage creusés, comme celui des laïcités et de leur rapport évolutif à l'islam, celui des modalités d'un dépassement possible de « l'arc référentiel » sans renoncement au dogme, ou encore celui du caractère d'un islam du « for intérieur » (un islam qui cesserait donc d'être une religion établie ?), cet essai n'en apporte pas moins une contribution importante à un débat trop souvent centré sur l'islam radical. Puisant ses références aussi bien dans la tradition savante islamique que dans le corpus philosophique classique européen, l'auteur fait à la fois œuvre de passeur entre les deux rives de la Méditerranée et œuvre citoyenne et engagée.

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Walter Benjamin,Gershom Scholem, Théologie et utopie. Correspondance 1933-1940 Postface de Stéphane Mosès, trad. de l'allemand par Didier Renault et Pierre Rusch. Paris, Éditions de l'Éclat, 2010, 333 p.

Michael Löwy

RÉFÉRENCE

Walter BENJAMIN,Gershom SCHOLEM, Théologie et utopie. Correspondance 1933-1940, Postface de Stéphane Mosès, trad. de l'allemand par Didier Renault et Pierre Rusch. Paris, Éditions de l'Éclat, 2010, 333 p.

1 Lorsque les troupes allemandes entrent dans Paris en 1940, la va s'occuper immédiatement d'arrêter les exilés juifs et antifascistes allemands. Walter Benjamin avait déjà quitté la capitale, mais son domicile parisien recevra la visite des policiers du Reich, et tous ses papiers – parmi lesquels toutes les lettres que son ami Gershom Scholem lui avait écrites depuis 1933 – seront confisqués. En 1945, avec l'entrée de l'Armée Rouge à Berlin, ces documents seront transférés en Russie, et, quinze années plus tard, en République Démocratique Allemande. Scholem, qui avait gardé toutes les lettres que Benjamin lui avait adressées, a pu consulter, en 1966, ses propres réponses dans les Archives de Potsdam (RDA). Finalement, grâce à l'intervention de l'écrivain est-allemand Stephan Hermlin, Scholem a reçu en novembre 1977 les photocopies de toutes ses lettres : ce fut, écrit-il dans la préface à la publication allemande de ce volume (1980), « le cadeau le plus précieux et le plus réjouissant que je pouvais espérer à l'occasion de mon quatre-vingtième anniversaire ».

2 Cette correspondance entre deux penseurs juifs allemands que tout séparait, sauf une profonde amitié, est un document historique et culturel de haute portée. Elle montre, comme l'observe le regretté Stéphane Mosès dans un brillant essai qui sert de postface

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à l'édition française, « deux itinéraires distincts » mais « néanmoins inextricablement mêlés » : amis de jeunesse, partageant des préoccupations méta-physiques et théologiques entre 1915 et 1923, ils vont suivre des chemins divergents – adhésion au sionisme et départ pour Jérusalem pour Scholem, qui deviendra le grand historien de la mystique juive ; adhésion au marxisme et exil à Paris pour Benjamin, dont l'œuvre strictement inclassable est une des plus importantes expressions de la théorie critique au XXe siècle.

3 Les divergences sont évidentes, tout au long de la correspondance : Scholem a du mal à accepter le « matérialisme » de Benjamin et sa sympathie pour le communisme ; Benjamin, de son côté, se plaint du manque d'intérêt ou de l'hostilité de son ami pour ses écrits des années trente. Mais à certains moments privilégiés, les deux esprits se retrouvent et partagent des sensibilités, des passions, des interprétations communes. L'exemple le plus frappant est leurs échanges sur Kafka, de 1934 à 1938 – en fait, il s'agit d'un thème déjà présent dans leurs lettres des années vingt, comme le rappelle Mosès. En juillet 1934, Scholem envoie à son ami un poème intitulé « Avec un exemplaire du Procès de Kafka », qui est non seulement une fascinante tentative d'interprétation théologique de Kafka, mais un des plus beaux documents de la théologie négative des temps modernes. Voici le passage de ce poème qui va susciter le plus grand intérêt de Benjamin : « La Révélation irradie solitaire Dans ce Temps qui t'a rejeté. Seul ton Néant est l'expérience qu'elle peut avoir de toi. »

4 Je me permets ici un petit commentaire sur la traduction française – dans l'ensemble du livre d'une très haute tenue – de ces lignes. Le mot « elle » est une traduction littérale du pronom féminin allemand Sie. Mais dans le texte allemand, Sie se refère à die Zeit, le Temps, qui en allemand est du genre féminin... Il aurait donc fallu, dans la traduction française, remplacer « elle » par « il », en référence au Temps (masculin en français). C'est essentiel pour la compréhension du poème : l'expérience du Néant de Dieu est celle du Temps (moderne) qui a rejeté la Révélation divine.

5 Réagissant à cet envoi, Benjamin lui répond, quelques jours plus tard : « Non seulement je reconnais sans détour à ce poème la possibilité théologique comme telle, mais j'affirme que mon travail a aussi son large côté théologique – qui reste, il est vrai, plongé dans l'ombre. » Quelques lignes plus loin, il ajoute : « Quand tu écris “Seul ton Néant est l'expérience qu'elle [la Révélation] peut avoir de toi” je peux articuler précisément à cet endroit ma tentative d'interprétation et dire : j'ai voulu montrer comment Kafka au revers de ce néant, pour ainsi dire dans sa doublure, a essayé de reconnaître à tâtons la Rédemption ».

6 Encore une fois : le mot [Révélation] ajouté entre crochets par le traducteur, est de trop. Ce n'est pas « la Révélation » qui est le sujet de l'expérience, mais l'époque moderne, die Zeit. D'ailleurs Benjamin ne parle pas de Révélation, mais de la tentative de Kafka, de trouver « au revers de ce néant » de Dieu, la « Rédemption » messianique.

7 Cette correspondance, et l'article sur Kafka, rédigé en 1934, par Benjamin témoignent de la persistance des thèmes théologiques et messianiques dans sa pensée, même au moment où ses principaux écrits relèvent d'une démarche résolument matérialiste, et où ses sympathies pour le communisme s'affirment de façon très directe. Certes, cette dimension théologique reste, comme il écrit à Scholem, « plongée dans l'ombre ». Elle

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ne va sortir à la lumière que dans son dernier écrit, son testament philosophique et politique, les thèses Sur le concept d'histoire (1940).

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Alban Bensa, Après Lévi-Strauss. Pour une anthropologie à taille humaine Paris, Éditions Textuel, coll. « Conversations pour demain », 2010, 128 p.

Sophie Blanchy

RÉFÉRENCE

Alban BENSA, Après Lévi-Strauss. Pour une anthropologie à taille humaine, Paris, Éditions Textuel, coll. « Conversations pour demain », 2010, 128 p.

1 Ce petit livre au titre choc (la disparition de la figure tutélaire de l'anthropologie libèrerait-elle l'expression critique ?) constitue une bonne introduction au débat contemporain entre deux grands courants de l'anthropologie : l'un visant la montée en généralité (structuraliste ou fonctionnaliste) et l'autre donnant toute son attention au contexte, au contingent et à l'historique. Les entretiens publiés dans cette collection font le tour d'une question d'actualité en sciences sociales à l'adresse d'un public averti. Celui-ci propose une synthèse vivante de la pensée d'Alban Bensa, qui s'inscrit dans le « retour au réel » opéré après la période structuraliste de la discipline, déjà mise à distance dans les dernières décennies, et dénonce le culturalisme. Le dialogue est découpé en trois parties : Après Lévi-Strauss, revenir au réel ; Totem et tabou : les fables d'une discipline ; L'anthropologue et le politique. L'auteur y discute quelques grands concepts de la discipline et convoque une série d'auteurs avec lesquels il se reconnaît des affinités intellectuelles, tout en rappelant ses propres propositions théoriques et méthodologiques (voir notamment La fin de l'exotisme, 2006, recueil de textes publiés entre 1984 et 2003, et son avant-propos). Il défend en tout premier lieu l'idée de l'historicité des sociétés, du travail du temps qui les constitue, contre les modèles décontextualisés qui, en recherchant des lois générales, aboutissent à une séparation complète du symbolique et du social et renvoient une image d'ordre qui ne rend pas compte du réel. Ce que Bensa reproche notamment à la pensée de Lévi-

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Strauss, c'est d'avoir laissé de côté ce qui trouble ou qui bouleverse (par exemple, la Shoah ou l'expérience de l'inceste), privilégiant la stabilité formelle aux dépens des contenus, des idéologies, des choix politiques, des émotions. Ainsi, à la notion de règle matrimoniale, A. Bensa oppose les stratégies politiques d'alliance, mises en évidence par Pierre Bourdieu en Kabylie, par exemple, qui permettent de jouer à la fois selon et contre la règle affichée. Emmanuel Terray notait déjà en 1999 que le structuralisme de Lévi-Strauss ne permettait pas d'appréhender l'action, avec ce qu'elle implique d'incertitude ; de même la violence, ses sources et ses effets dans l'histoire, font aujourd'hui l'objet du recentrement de certains travaux. Refusant donc les modèles trop généraux, Bensa opte pour une « conceptualisation basse » qui permet des recoupements à partir de descriptions fouillées, descriptions dont Jean Bazin avait fait le cœur du travail d'explicitation de l'action des autres, pour lui le seul programme de la discipline (voir la préface d'Alban Bensa à Des clous dans la Joconde, recueil de textes de Jean Bazin, publié en 2008).

2 L'enquête de terrain, sur laquelle l'auteur a publié, avec Didier Fassin, des travaux de jeunes chercheurs, n'assure un régime de scientificité adéquat aux sciences humaines que si elle est questionnée et réfléchie comme un dispositif spécifique. Elle doit avoir la forme d'une véritable interlocution, dans la proximité avec les autres que seuls assurent de longs séjours répétés. Le regard rapproché, qui implique la prise en compte de la subjectivité du chercheur, est le « moyen de ne pas céder aux facilités de la généralisation » que permettait le « regard éloigné » de Levi-Strauss. Il ne s'agit pas pour autant de remettre en cause le décalage, longtemps inculqué comme point de méthode, devant permettre l'explicitation de tout ce qui va de soi dans un univers social différent du sien. L'auteur s'est lui-même formé sur un terrain lointain par la découverte progressive des « injonctions sociales spécifiques au monde dont on fait l'expérience » (p. 38-39).

3 La lutte contre la désindexation des faits sociaux et autres « fables de la discipline » est aujourd'hui un combat d'arrière-garde : la France est le dernier champ d'une bataille engagée partout dans le monde dès le milieu des années soixante-dix. On peut se demander si l'auteur, emporté par sa conviction, ne fait pas un mauvais procès à une anthropologie qui, pour se livrer à l'exercice comparatif, se condamne à hypostasier la société, la culture et leurs règles inconscientes. Le retour à l'action, au choix des individus, oblige-t-il à rejeter toute idée d'entités collectives partagées de manière quelque peu stable ? Sinon, comment identifier celles-ci sans jamais en faire des totalités surplombant les individus ? On comprend cependant le souci méthodologique de rigueur qui anime l'auteur et qu'il partageait avec Jean Bazin. Ce dernier rappelait d'une part que la culture n'est ni une cause, ni même un fait, mais tout simplement « le produit d'une opération ethnographique », et soulignait d'autre part que les conditions de la connaissance ne sont jamais totalement réunies (Bensa, 2008, citant Bazin 1996 : « Interpréter ou décrire. Notes critiques sur la connaissance anthropologique » in Revel & Wachtel, éds, Une école pour les sciences sociales. De la VIe section à l'École des hautes études en sciences sociales). Au grand récit explicatif, Bensa préfère donc les histoires racontées par les gens. Elles révèlent l'usage qu'ils font de règles qui, énoncées de manière isolée, ne nous disent rien du réel à comprendre. D'ailleurs, jamais données à l'ethnologue, ces règles ne s'acquièrent qu'en apprenant à jouer au jeu social du terrain d'enquête. Face à la question du comparatisme, l'auteur est néanmoins confronté aux outils de pensée dénoncés. Il considère par exemple le rôle des oncles maternels dans les sociétés

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du Pacifique, qu'il se refuse à définir comme un « trait culturel » (p. 72), comme « une idée forte, récurrente et stable », (p. 73) et il identifie également « au fond des attitudes et des pensées, la logique segmentaire », « plus encadrante que le pouvoir attribué aux oncles maternels » (p. 76). Mais il souligne la temporalité de ces « configurations », leur durée historique qui peut être courte, et aussi leur place dans la vie quotidienne où l'oncle maternel par exemple est à la fois une inquiétude et une ressource (p. 74). Il s'agit alors de ne comparer que les possibilités qu'ont les acteurs (le sens pratique de Bourdieu), déployées dans un éventail plus ou moins ouvert selon la position de chacun, qui leur permettent de jouer coup par coup – la justification viendra après – sans que jamais ne s'efface un certain degré de contingence. Face aux qualificatifs d'empiriste ou de nominaliste dont il a été affublé, l'auteur assume ses positions : il est de ceux qui pensent que la position de surplomb du chercheur entraîne une trop grande perte de sens, et, en s'appuyant à la fois sur Wittgenstein et sur Bazin, « qu'une bonne description vaut toutes les interprétations » (p. 86).

4 Dénonçant sans cesse une conception fixiste des « ethnies » et de la « culture » dont il a lui-même fait l'expérience dans le contexte postcolonial de la Nouvelle-Calédonie, il prend acte cependant avec réalisme de la remontée des sentiments d'appartenance ethnique partout dans le monde et de « l'extraordinaire efficacité contemporaine de la notion d'ethnie » (p. 94), quelle qu'en soit son origine historique. L'ethnologie doit assumer sa place de spécialiste non de l'ethnie, mais des configurations historiques et sociales qui la produisent à un moment donné, non sans l'influence de l'État et de ses outils de fabrication des identités (les papiers : comme on le voit aujourd'hui à Mayotte, à propos de laquelle le terme d'ethnie apparaît sous certaines plumes sociologiques, à l'encontre du sens commun local, pour définir des ensembles sociaux produits par la discrimination étatique, en particulier celui des migrants anjouannais). Pour l'auteur, le musée du quai Branly y participe en induisant, par son esthétique du lointain, une homologie identitaire entre l'ethnie et son art, aux dépens d'une histoire singulière des objets, de leur circulation et de leur créateur, dans une démarche où se lit l'effet direct de la pensée lévi-straussienne. Dans le même temps, le musée de la Porte Dorée présente l'histoire (migratoire) de certains des peuples ethnicisés au quai Branly. L'auteur réfléchit à la notion d'identité culturelle à la lumière de son expérience partagée avec les Kanaks. Il définit quel a été son double engagement : comprendre scientifiquement le monde kanak en intégrant l'histoire, soutenir politiquement son projet de dignité et d'indépendance. Dans un contexte de forte domination, dans les DOM-TOM postcoloniaux comme en métropole entre élite et population ou face aux migrants, il plaide pour une ethnologie de la proximité capable de détisser les ordres, de casser les hiérarchies, d'expliciter « les pratiques réelles des acteurs dans leur propre univers » (p. 44) et d'aider au dialogue avec les autorités afin que celles-ci, au lieu de trancher unilatéralement, acceptent d'impliquer ceux que les décisions concernent. Quant aux options morales et politiques de l'ethnologue sur son terrain, à chacun de faire son choix, car toute société, loin d'être un système unique, est une confrontation de systèmes de valeurs différents et la violence y est toujours présente. Bensa a pris position quant à lui sur l'avenir politique de la Kanaky.

5 En opposition au positivisme et au scientisme qu'il récuse – et qui renaît sous de nouvelles formes – A. Bensa évoque dans cet entretien plusieurs travaux d'anthropologie, récents ou précurseurs en leur temps, fondés sur une réflexivité maximale, attentifs à l'intersubjectivité et aux situations en construction, préférant parler de différence que d'altérité, faisant du sujet singulier une priorité et prenant en

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compte son malaise d'être. Le dernier mot sera donné, parmi les nombreux auteurs cités, à Jean Bazin avec qui A. Bensa a dirigé pendant dix ans un séminaire à l'EHESS et dont la pensée exigeante et originale l'a constamment stimulé : pour approcher au plus près de la réalité sociale, il faut « prendre l'autre au sérieux » (p. 123).

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Walter Benjamin, Gershom Scholem, Quelques façons de lire le texte coranique Limoges, Lambert-Lucas, 2009, 260 p.

RÉFÉRENCE

Walter BENJAMIN,Gershom SCHOLEM, Théologie et utopie. Correspondance 1933-1940, Postface de Stéphane Mosès, trad. de l'allemand par Didier Renault et Pierre Rusch. Paris, Éditions de l'Éclat, 2010, 333 p. Djamel Kouloughli, Mustapha BEN TAÏBI, Quelques façons de lire le texte coranique, Limoges, Lambert-Lucas, 2009, 260 p.

1 Cet ouvrage est à l'origine une thèse de linguistique soutenue sous la direction du Professeur Frédéric François, qui d'ailleurs en fait une préface lucide, modeste, et qui résume les enjeux de l'entreprise en une question : peut-on appliquer les méthodes élaborées pour expliciter le fonctionnement des textes littéraires à des textes réputés rapporter la parole divine ? Le préfacier répond « qu'il le faut bien, puisque ces textes s'adressent à des hommes et à leurs façons de comprendre ». C'est donc à cette tentative que s'attache cet ouvrage en mobilisant les ressources conjuguées des acquis des théories de l'énonciation, du dialogisme bakhtinien et de l'analyse littéraire pour éclairer certains aspects du texte coranique.

2 L'ouvrage est organisé en trois parties. La première, intitulée « Le Coran comme objet de lecture et comme objet d'étude », introduit des concepts fondamentaux comme celui de texte, de séquence et de stratégie discursive. La deuxième intitulée « L'énonciation, dimension constitutive du discours coranique » met en œuvre, dans l'approche du texte coranique, les concepts d'énonciation, de locuteur, d'allocutaire, de destinataire, d'auteur, et analyse à chaque fois les distinctions, parfois subtiles, toujours nécessaires, que ces concepts permettent d'établir face au texte coranique. La troisième partie, intitulée « Effets de textes, effets de sens », approfondit l'analyse à travers

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l'introduction de notions relatives aux genres discursifs. L'auteur y discute de la distinction entre discours et récit, description et narration, sens propre et sens figuré, ce qui lui permet de problématiser sur des bases conceptuelles claires la délicate question du statut de l'imaginaire dans le Coran, et plus généralement du problème fondamental de la dimension de l'interprétation. L'auteur aborde aussi, dans le cours de sa discussion l'articulation complexe des discours direct et indirect, et présente, pour éclairer son propos, une analyse de plusieurs dialogues représentatifs. Il consacre, dans ses développements, une attention particulière à la sourate 7, la sūrat al-’a‘rāf, l'une des sourates « longues » de la période mecquoise.

3 Les outils conceptuels que l'auteur introduit pour étayer son approche sont tous utiles, et en général bien maîtrisés. On peut cependant faire à ce travail certaines critiques et regretter certains manques. Ainsi, lorsque l'auteur décide (p. 102) « d'ouvrir (...) une parenthèse sur l'organisation verbale de l'arabe », il se lance manifestement dans une entreprise pour laquelle il n'est pas suffisamment équipé, et sa « parenthèse », loin d'éclairer son propos, y introduit de nombreuses confusions, particulièrement lorsqu'il pense pouvoir conclure (note de bas de p. 103) ; « Donc à fa‘ala dans le système verbal arabe correspondent les formes composées du français et à yaf‘alu les formes simples » (sic). Quand on sait qu'au passé simple français correspond systématiquement une forme fa‘ala en arabe, on se dit qu'il aurait mieux valu pour la crédibilité de l'auteur chez les arabisants ne pas s'aventurer sur ce terrain glissant.

4 Toujours concernant la langue arabe, on regrette que les transcriptions de passages du Coran (par exemple p. 126) utilisent un système fantaisiste et sans rigueur, alors que le système en usage chez les arabisants n'est plus l'apanage de spécialistes. On peut aussi regretter que l'auteur, qui prône l'utilisation des outils de la linguistique pour approcher le texte coranique, semble ignorer complètement que longtemps avant lui, dans la tradition linguistique arabe, des auteurs comme Al-Ğurğānī (m. 1078)dans son Dalā'il al-'iğāz, ou al-Zamakšarī (m. 1144) dans son Kaššāf, avaient ouvert la voie à ce type d'approche, et que bien des points qu'il discute dans son travail l'ont déjà été par ces auteurs, avec les outils théoriques dont ils disposaient, et dont beaucoup présentent une étonnante proximité avec ceux que la linguistique moderne a forgés.

5 Enfin, il est dommage que l'auteur se soit contenté de la seule traduction française du Coran de Denise Masson, quelles que soient ses qualités. Une approche qui aurait confronté quelques traductions françaises récentes (il y en a bien eu une dizaine ce dernier demi-siècle) et repéré certains points stratégiques sur lesquels elles divergent (par exemple la manière de rendre en français certains fa‘ala, justement) aurait certainement enrichi sa réflexion.

6 Il reste que l'ouvrage de M. Ben Taïbi est une entreprise courageuse en ces temps où les anathèmes sont aisément jetés à la tête de quiconque prétend poser un regard neuf sur les Grands Textes de la tradition. Il appartiendra à chaque lecteur d'apprécier dans quelle mesure l'ouvrage atteint les objectifs qu'il s'est assignés.

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Christine Bergé, L'Odyssée de la mémoire Paris, La Découverte, coll. « Les empêcheurs de tourner en rond », 2010, 271 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Christine BERGÉ, L'Odyssée de la mémoire, Paris, La Découverte, coll. « Les empêcheurs de tourner en rond », 2010, 271 p.

1 Une anthropologie de la mémoire est-elle possible, qui suppose la mobilisation de concepts strictement contextualisés, une analyse affinée et ouverte des techniques et dispositifs de recherche qui ont, dès l'Antiquité, « modélisé » la question mémorielle, et une exploration rigoureuse des conditions et ratages de l'activité mnémonique ? D'une élaboration toujours vigilante, d'une écriture toujours passionnée et rebelle à toute clôture, l'ouvrage de Christine Bergé est à ce jour la meilleure réponse à cette interrogation. Il est le récit d'une conquête, peu à peu, du territoire de la mémoire comme activité permanente de survie de l'être humain en son identité, ses malfaçons, ses faillites, ses bonheurs-la-chance. Sa dramaturgie. Que la mémoire, comme toute autre instance de pensée, se définisse comme construit socio-technique, qu'elle témoigne donc, en chacune de ses formulations, de la singularité historique qui les autorise, cela ne la dispose pas pour autant comme signifiant assez flottant pour valoir joker sollicité pour combler quelque lacune dans l'arsenal métaphysique. Non plus que comme catégorie close en elle-même, que chaque nouvelle recherche déconstruirait pour en dessiner une nouvelle carte et une nouvelle fonction. D'une certaine façon, l'auteure, remontant aux sources impossiblement lisibles de la mémoire, au travers des techniques qui ont tenté d'en dire la raison et ses effondrements, fait à proprement parler, par là même œuvre de mémoire à son tour. C'est en ce repliement de l'acte de recherche sur l'objet de la quête que tel ouvrage, en tous ses moments, tient sa capacité de conviction. Remonter le cours de la mémoire jusqu'à ses ancrages organiques,

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collectifs, existentiels est se faire mémoire soi-même, comme si, remontant un fleuve, tel Alphée, l'on se faisait fleuve à son tour. Ainsi qu'après un long périple, Ulysse retrouve Ithaque et son lit nuptial... comme une mémoire reconquise.

2 D'emblée, l'essai pose la mémoire comme foyer de questions souveraines : est-il définition plus exacte de la pensée que la capacité, pour chacun d'entre nous, de se souvenir, d'oublier, et, par là même, d'être ? La mémoire n'est-elle pas l'aptitude à cacher un secret au plus profond de soi, au risque d'être en souffrance sans cesse, mais condition aussi bien de survivre ? Mémoire est « volonté de vivre », écrit l'auteur, « renouvelant à chaque instant l'affirmation d'être ». Mémoire chevillée au corps, mais comment saisir cet ancrage, comment penser cette aptitude singulière de l'être humain à recomposer en permanence, comme en sommeil paradoxal, sa « mémoire génétique », qui, à vrai dire, définit très rigoureusement ce qui, en tel être, est l'humain en majesté ? L'auteure interpelle la mémoire et la poursuit en ses ultimes retranchements – là où, précisément, quelque chose d'elle est retranché du souvenir, quelque part en l'esprit retenu, en souffrance de n'être pas dicible, et cependant frayant désespérément sa voie pour parvenir aux frontières du monde et son écoute. Car la mémoire est bien ceci : un incessant travail de restauration identitaire en même temps qu'un repérage des failles et échecs d'une souvenance parfaite. Au demeurant, pourrait-on concevoir un esprit entièrement saturé de souvenirs, d'impossibles oublis, d'égale présence à tout événement de sa vie singulière ? Oui, cela est concevable : tel esprit entre en cette étrange posture de se constituer malade afin de pouvoir revendiquer le droit irrévocable à l'oubli. La mémoire est ainsi cette extraordinaire machinerie qui, à raison même du « principe de déchiffrage, de conservation et de persévérance concernant l'être humain », autorise une nouvelle conception de la « maladie mémorielle » : non plus, comme il est convenu de la qualifier, une désorganisation de l'esprit, mais un « travail de restauration, de compensation de l'individu affecté ». Si bien que, pour des auteurs comme Oliver Sachs ou Marvin Minsky, dont l'auteure rappelle les travaux pionniers, le champ de la mémoire est le champ même où se déploient, et se déplorent, les plus graves dommages – pertes, effondrements, secrets, enfin, qu'il convient de revivre afin que sur soi-même la « vérité » soit dite, et reconnue.

3 On voit combien toute recherche sur la mémoire est aussitôt mise au clair de sa complexité, et de la pluralité de ses significations. Et le « moi » n'est plus alors que le signifiant fallacieux d'une identité multipliée. Les technologies de la mémoire ont ainsi, au cours des siècles, exploré le labyrinthe de l'« esprit », cet autre nom de l'acte mémoriel. En l'explorant, elles ont pris le risque de rater l'« objet » de recherche au bénéfice d'un artefact. L'auteur est consciente de ce risque, qu'elle identifie sans en disqualifier les aboutissants : car ce furent paris à courir, chaque moment de la quête répondant à une conjoncture du savoir. Il fallait, pour cela, en finir avec la conception du sujet comme « machine sans devenir », dont le langage serait cette « structure profonde et universelle » que l'individu ne ferait qu'actualiser en fonction de son inscription dans un « fragment d'histoire et d'idéologie ». Au revers de cette conception déterministe et totalisante, le travail de, et sur, la mémoire découvre un multivers sibyllin, infiniment plus proche d'Artaud et de Jankélévitch, que de Chomsky ou Althusser...

4 Car il en va de la mémoire comme d'une « partition », propre à « harmoniser des systèmes hétérogènes dans l'espace et le temps », et sachant prendre en compte ces lapsus de la temporalité, ces écroulements, ces césures, qui définissent la mémoire

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comme réseau de perte plus que raison de gain. En son commencement, la mémoire fait l'homme. Mais qu'entend-on par commencement ? L'archéologie de la mémoire achoppe inévitablement à cette question sans réponse possible. C'est en quoi elle est la seule pertinente : l'origine est ce « point aveugle » à partir duquel il convient de partir, pour tenter d'y refluer ensuite. « Aveugle », en ce qu'il est le « point zéro » toujours précédé d'un négatif à l'infini : et c'est ce passage du « négatif » au « positif » qui est à proprement parler l'« origine ». Car c'est ici, en ce temps-rupture, en ce temps décisif, que mémoire est ce « cœur chimique » où O. Sachs demande que l'on plonge. Là, que tout, ou l'essentiel, se joue. Où, plus précisément, tout s'enchaîne. Ou se déchaîne. Temps immémorial parce que temps suspendu à quelque crochet, croche-pied, de l'histoire personnelle. Et c'est bien évidemment ce temps hors de toute loi qui va façonner à sa manière la mémoire que nous tentons à chaque instant de réparer par nous-mêmes. Ou par la médiation d'un tiers.

5 Car ce temps interrompu, loin d'être temps mort, est mis en veilleuse pour des catastrophes à venir, de corps et d'esprit, qui font retour – et dans une présence alors de grande violence –, comme l'empreinte d'un chaos d'histoire personnelle ou de lignée familiale devenant « tout à coup visible ». Quel « sujet » retient cette mémoire en faillite, jusqu'à ce qu'elle vienne au cœur d'une identité de parade, et la bouleverse ? De quelle économie psychique/organique relève cette redoutable réserve de souvenirs abolis ? La mémoire est bien cela : souvenance et secret, souvenance parce que secret. Mais quand le secret, d'impossible symbolisation, ou sublimation, fait irruption « diabolique » dans la vie de l'être humain, il faut alors en connaître la « raison », pour en maîtriser le cours. Il faut, écrit l'auteure, « arrêter le temps et opérer un retour sur soi », car se souvenir, loin d'être un acte simple et paisible de re-connaissance, suppose un travail de « déconstruction » du soi, et de mise à nu de ce qui, en ce soi, est signature de sang. Si Mnémosyne est mère des arts et des sciences, mère des Muses ordonnant le monde et l'immonde, alors la mémoire est bien ce qui fait l'être humain véritablement homme, en sa singularité. Ainsi, Ch. Bergé rappelle que l'Antiquité définissait la mémoire comme capacité à « organiser les éléments en une dramaturgie personnalisée », et qu'Aristote liait toute mémoire à une éthique, engageant ainsi « la maîtrise du destin moral », cet autre nom de l'esprit tout entier lové autour de la révélation de son secret, qui peut être sa faute, ou quelque faillite collective venant s'y échouer.

6 En ce sens, le rêve vaut invention d'un nouveau monde, et mise au net de ce que secrète un esprit en son inquiétude. Descartes ne rêve pas impunément, si l'on peut dire, et l'auteure y lit une « technique naturelle de refondation et de métamorphose accomplie en l'absence du sujet conscient ». Car le sommeil de la raison n'enfante pas que des monstres : il libère la voie à la démonstration. De là la méthode et son discours, de là la « méditation », à partir d'un « oubli radical » qui permet à Descartes de reconstruire le monde et ses raisons. Il y a plus : les rêves du philosophe s'engrènent et font récit, cet « outil mnémotechnique » qui intègre les éléments symboliques en des « ensembles interprétatifs » de plus vaste ampleur. La mémoire serait-elle alors une mise en scène des événements survenus – à douleur à plaisir – aussi loin que l'on s'en souvienne, qui seule puisse permettre d'oublier ceux que l'on veut laisser pour compte ? Jusqu'à ce qu'il faille un jour, qui peut être une vie entière, régler précisément ce compte ? Aussi bien la mémoire est-elle à double sens : instance de créativité sous condition d'abolition de soi (dans le rêve), et creusement d'un abîme au centre de l'existence. Cet abîme n'est pas perdition. Analysant l'économie du somnambulisme, et les pratiques du spiritisme,

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l'auteure nomme ce qui, en soi, est l'autre : il est « l'oubli d'un moi remisé dans les arrière-fonds et pourtant détenteur des puissances de l'individu ». À mémoire duelle, individu capable « de vivre sur deux scènes en même temps ». Que telle vie soit pensable, chamanes, extatiques, spirites en témoignent. Et ouvrent ainsi, au centre de la mémoire, un champ vertigineux d'interrogations, que ne cesseront d'explorer les différentes écoles de psychologie, et ce qui apparaît aujourd'hui comme leur couronnement et leur implosion, les psychanalyses – Freud, Jung, Férenczi.

7 Il faut, pour que mémoire soit, traverser en effet la frontière entre le dicible et ce que le trauma a figé dans une zone de futures tempêtes. C'est ce « rapport de soi à soi » que les technologies de la mémoire ont pour tâche de restaurer. Ainsi opèrent ces passeurs, virtuoses des désarrois de l'esprit, « médiateurs d'un théâtre de l'âme », faisant venir au jour ces souffrances et leur cortège de visions, de paroles défuntes, de transes, de possessions, de convulsions. Comme il en va des corps, les « âmes » sont « tatouées », saturées de signes à déchiffrer, témoins d'une « vie intérieure (...) indomptée et immuable » – foyer, selon la formule heureuse de l'auteure, de « mémoires occultes ». Il s'agit alors, spirites ou analystes, et chacun selon des procédures distinctes, de « jouer sur les franges du soi », pour tenter d'accéder, « patient » et « analysant » emportés par une même obligation de quête, au noyau de cette amnésie qui interdit le souvenir, et la survie qui va avec. Sommeil somnambulique, analyse des « profondeurs », technique spirite, hypnose, libres associations sur le mode du « cadavre exquis » : chaque expérience d'écoute et de travail au plus près du « deuil » vaut engagement en un « voyage dans l'altérité », où l'autre est soi-même redoublé. Faut-il remonter à la « scénique des origines » ? Oui, rappelle l'auteure, car là, en cette origine aveugle/ aveuglante, est le « site des réminiscences ». Et là se dédouble la mémoire et ce qui fait l'humain dans l'homme désormais séparé.

8 Il est à profusion des signes de cette altérité/altération. Stigmates, « métamorphose des douleurs en une surface de mémoire », lorsque la peau est de chagrin disant la douleur christique, ou la grande colère de Dieu. Sommeils à l'emporte-corps, qui déroulent une mémoire comme « palimpseste d'histoire présente et passée », et qui vivent et dénouent leur drame comme trame tissée qui libère et renoue du sens au lieu même qui n'était que perte et oubli. « Écritures carnées », que tentent de saisir les arts nouveaux de la photo et de capter les myographes, ces « sismographes de l'âme » – et ce sont écritures de sang, écritures de « foudre ». Ou de « lumière », en la mystique, cet « art de la mémoire » de la Passion, ré-engendrant continûment la formule du sacré. En une dévoration du temps, qui institue la mystique comme extrême compression des durées : passé et présent ne sont plus qu'un – il n'est, à tout prendre, rien qui ne soit de pur présent. Pour rendre compte de cette véritable collision des temporalités, sans doute convient-il de « créer une simultanéité artificielle », pour « pénétrer au cœur d'un temps qui est bloqué ». Mais ce que propose ici l'hypnose vaut, par delà la méthode, pour toute autre technique de réfection mémorielle. Les « écritures moléculaires », qui codent, dans la double hélice de l'ADN, « l'échelle immémoriale des acquisitions vivantes » nous parlent à coup sûr de ce qui est inné en l'homme, mais où l'inné peut apparaître comme l'agencement ultime de l'acquis... Ainsi comprend-on mieux le paradoxe de toute quête de l'origine, à la fois plongée dans le tréfonds du biologique, et déjà codée par la traversée des expériences de toute vie.

9 Alors, la mémoire ? Traces indélébiles, héritages de fantômes habitant nos nuits et nos jours, douleurs du passé ? L'essai rassemble le faisceau de ces écritures revendiquées et

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de ces blessures déniées, de ces brusques remontées de temps que l'on croyait à jamais révolus, de ces interdits que l'on pensait intangibles, mais qu'en sourdine l'on savait transgressés, et en dit la mémoire, ce carrefour des temporalités. La mémoire, ou le double fléchage du temps, qui est en vérité sa grammaire : « de l'imparfait », écrit l'auteure, et « d'un futur antérieur ». Passé – tissu de traces « inaccessibles » ; avenir déjà destiné – où ces mêmes traces s'inscrivent en « toile mouvante » que l'on compose et recompose sans cesse. La mémoire est bien dès lors ce « récit » traversé de toutes les failles et les fautes par quoi l'homme tente de régler quelque « dette » envers un passé inavoué, « à la recherche du trauma perdu », qui fut sa perte essentielle. Mais un récit écrit, si l'on peut dire, à deux mains, ou, si l'on veut, à deux sujets : l'analyste, note S. Ferenczi, doit « être transporté avec le patient dans cette partie de son passé », afin, explicite l'auteure, que le patient « puisse croire à la réalité de l'événement ». Pas plus qu'il n'est de mémoire hors de l'histoire existentielle de chacun, il n'est de mémoire solitaire.

10 Tel est sans doute le secret de toute « guérison » des maladies ou intermittences de la mémoire, au rebours de toute apparition spectrale ou de tout dédoublement de l'esprit : la « survie psychique » est au prix d'une parole enfin parvenue à se faire entendre, et disposée alors dans un réseau social, fût-il minimal, qui accepte d'en partager l'offrande. L'Odyssée de la mémoire nous dit bien cela : la guerre de Troie a bien eu lieu, trauma/ mythe décisif, et long fut le voyage du retour, comme une mémoire sans fin, passant par le royaume des morts, jusqu'à ce que le sujet/héros soit enfin reconnu, avec ses cicatrices et sa puissance exacte. Il fallait cette aventure de l'esprit pour que revienne la mémoire, et qu'une écriture en porte témoignage. De toute première qualité est celui que nous propose Christine Bergé en son ouvrage sur la mémoire, sombre océan pour sombre oubli.

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José María Blasquez,Cristianismo y mitos clásicos en el arte moderno Madrid, Ediciones Cátedra, coll. « Historia. Serie Menor », 2009, 400 p.

Rodolfo de Roux

RÉFÉRENCE

José María BLASQUEZ, Cristianismo y mitos clásicos en el arte moderno, Madrid, Ediciones Cátedra, coll. « Historia. Serie Menor », 2009, 400 p.

1 El autor, catedrático emérito de Historia Antigua de la Universidad Complutense de Madrid y conocido especialista sobre las religiones mediterráneas e ibéricas del Mundo Antiguo, también se ha interesado por la pervivencia del cristianismo y de la mitología greco-romana en los grandes artistas del mundo moderno. El presente volumen, compuesto por 19 capítulos que pueden leerse independientemente los unos de los otros, recoge 18 artículos publicados entre 1972 y 2008 en diversas revistas españolas y extranjeras.

2 Dos terceras partes de la obra (o sea, 256 páginas) están consagradas a los mitos clásicos. En ellas se abordan los “Temas de la mitología clásica en las pinturas de la corte de Felipe II” (cap. I), los “Mitos clásicos en la Gemäldegalerie Alte Meister de Kassel” (cap. II), “El mito griego de Leda y el cisne en mosaicos hispanos del Bajo Imperio y en la pintura europea” (cap. III), los “Mitos clásicos en la pintura moderna” (cap. IV), los “Mitos griegos en la pintura expresionista” (cap. V), los “Temas del mundo clásico en las pinturas de Kokoschka y Braque” (cap. IX), “El mundo clásico en Picasso” (cap. XI), los “Temas del mundo clásico en el arte moderno español” (cap. XII), los “Temas del mundo clásico en el arte del siglo XX” (cap. XIII), los “Mitos clásicos en los periódicos y revistas de Madrid a finales del siglo XX” (cap. XV), los “Mitos clásicos en los periódicos y revistas de Madrid a comienzos del tercer milenio. Representaciones en el teatro” (cap. XVI), los “Mitos clásicos y naturaleza en la pintura y dibujos de Carlos Franco” (cap. XVIII) y “El mundo clásico en Dalí” (cap. XIX).

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3 Las 122 páginas dedicadas a los temas cristianos en el arte moderno tratan sobre “Las tentaciones de San Antonio en el arte contemporáneo” (cap. VI), “El arte religioso de Emil Nolde” (cap. VII), “La pintura religiosa en los expresionistas alemanes” (cap. VIII), “Arte religioso español del siglo XX: Picasso, Gutiérrez Solana y Dalí” (cap. X), “La pintura religiosa de Gutiérrez Solana y la iconografía de la muerte en el arte contemporáneo” (cap. XIV), “Grandes artistas españoles de finales del segundo milenio y el arte religioso” (cap. XVII).

4 Con loable preocupación pedagógica, el autor explica someramente en distintos lugares del libro tanto el contenido de los mitos griegos como el de los temas cristianos a los que aluden los cuadros analizados. La avalancha de información que proporciona esta obra deja bien en claro lo que se proponía el autor: mostrar que el mundo clásico y el cristianismo son las dos grandes raíces de la cultura occidental. La notable erudición de la que hace gala J.M. Blázquez es sin duda útil, pero adquiere frecuentemente el aspecto de un inventario de autores y de obras, en particular en los capítulos de temática más general. La naturaleza misma de este libro – una yuxtaposición de artículos publicados a lo largo de 36 años – hace inevitable un cierto número de repeticiones. Los diferentes capítulos no tienen un orden cronológico o temático. La obra hubiera podido ganar fácilmente en coherencia si se hubieran reagrupado por una parte los capítulos que tratan sobre el mundo clásico y, por otra parte, los que tratan sobre el cristianismo en el arte moderno.

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José María Blázquez, Religiones, ritos y creencias funerarias de la Hispania prerromana Madrid, Biblioteca Nueva, 2001, 350 p.

Benoît Vermander

RÉFÉRENCE

José María BLÁZQUEZ, Religiones, ritos y creencias funerarias de la Hispania prerromana, Madrid, Biblioteca Nueva, 2001, 350 p.

1 Cet ouvrage, consacré aux religions du monde hispanique préromain et à leurs transformations et survivances durant la période romaine, regroupe vingt-deux études originairement publiées entre 1990 et 1999. Le matériau, composé pour l'essentiel de l'examen des témoignages épigraphiques et archéologiques, est composite et souvent répétitif. On a un peu l'impression de se trouver devant le brouillon de ce qui aurait pu devenir un excellent ouvrage de synthèse. Cependant, cette dispersion ne saurait dissimuler l'intérêt des études rassemblées et des perspectives comparatives parfois ouvertes.

2 L'auteur se mesure avec des problèmes historiques souvent rencontrés, tels les caractéristiques et l'extension des peuples celtibères (dont il avait montré, dès 1962, l'expansion continue, après même la conquête romaine du territoire ibère) ou les rapports entretenus entre culture latine et cultures locales. Nous ne nous arrêterons pas sur ces points, mais relèverons simplement quelques points d'intérêt pour l'étude comparée des religions du monde antique.

3 Les dieux du monde hispanique. On a longtemps considéré que l'épigraphie de la période romaine, qui associait fréquemment un nom de dieu romain au titre deus/dea indiquait qu'un dieu indigène avait été progressivement romanisé dans le sanctuaire où pareilles inscriptions se trouvaient. Se fondant sur les travaux de J. Unterman, M. Salinas, J.-M.

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Abascal et autres, l'auteur accepte comme établis les faits suivants : la romanisation fut plus importante qu'il ne fut parfois reconnu dans le passé, et les sanctuaires découverts étaient consacrés dès le départ à des divinités romaines ; surtout, le panthéon hispanique, notamment galicien et lusitanien, était trop différent de celui connu à Rome ou en Gaule pour permettre des glissements aisés d'un nom de divinité à un autre : « l'indigénisation » des dieux locaux passa davantage par la manière dont chacun occupa une catégorie donnée du monde divin romain (deux, dominus, lar, nuymphis) que par une équivalence nom à nom (p. 232-235). Pour l'auteur, « notamment dans les zones peu romanisées d'Hispanie, de Lusitanie et du nord, les dieux non seulement manquaient parfois d'un nom connu mais ne possédaient pas un contour bien défini quant à l'apparence externe, les qualités, le sexe et le nombre. Il y aurait là un cas similaire à celui qu'on observe dans la religion étrusque. » (p. 206) En Étrurie comme en Hispanie, l'anthropomorphisation des dieux est tardive et due à des influences extérieures.

4 Le parallèle étrusque. Ce n'est pas le seul passage du livre où l'auteur fait appel au peu que nous savons de la religion étrusque pour établir des parallèles avec telle ou telle des cultures ou des traits religieux du monde hispanique et lusitanien. Il y recourt par exemple dans les deux premières études du volume, consacrées à la religion des Tartessiens (Tartessos est le nom grec donné à la civilisation qui s'est développée sur la côte sud-ouest de la péninsule autour du Guadalquivir, disparue au VIe siècle av. J.-C.). Il montre d'abord l'apport essentiel des Phéniciens dans la transformation religieuse intervenue à la fin de l'Âge de bronze, conséquence du commerce colonial qui s'établit alors : représentations de déesses et, moins souvent, de dieux, organisation des sanctuaires, coutumes funéraires, références iconographiques au mythe de Gilgamesh, introduction probable des danses et musiques funéraires... Une transformation religieuse qui va bien au-delà d'un simple transfert d'objets et croyances, lequel serait resté limité au cercle marchand ou princier. Il estime en même temps que la synthèse religieuse qui s'opère dans le cône sud-ouest de la péninsule ibérique est, comme en Étrurie, marquée par les traits suivants : la généralisation de la pratique d'offrir des ex- voto aux numina va pourtant de pair avec une imprécision maintenue des forces divines dont les manifestations restent occasionnelles et multiformes ; les similitudes stylistiques entre les ex-voto étrusques et tartessiens sont le produit des entreprises commerciales et coloniales caractéristiques de la koinè méditerranéenne telle qu'elle s'est maintenue entre les IXe et VIe siècles, mais elles sont dues aussi à un style de religiosité et de croyances qui accordait encore la préséance à l'influence phénicienne sur celle du monde grec, lequel, à la même époque, opérait la transformation de son système mental et cultuel.

5 Le personnel religieux et les lieux de culte. Dans les sanctuaires ibériques archaïques, estime l'auteur, n'existait probablement pas de classe sacerdotale. Ces lieux étaient gérés par des gardiens et des chargés d'office. Le sacerdoce pourrait avoir été introduit avec les installations phocéennes porteuses du culte d'Artémis (p. 72). Cette absence va de pair avec celle de témoignages portant sur d'éventuelles pratiques sacrificielles (les passages de Strabon, au livre III de sa Géographie, sur les pratiques sacrificielles ibères qui auraient obéi au « mode grec » et non au mode carthaginois correspondraient donc, bien sûr, à un état déjà hellénisé de la religion ibère). Cette absence de témoignages sur la classe sacerdotale, les sacrifices et images divines contraste avec l'abondance des ex- voto trouvés en ces sanctuaires dont on peut ainsi établir que la fonction différait

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profondément de celle connue dans le monde grec. Il faut encore noter la topographie des sanctuaires, situés habituellement sur des lieux de transition, passe montagneuse ou source par exemple. Les grands temples excavés, dont l'un au moins construit au VIe siècle et en activité jusqu'au Ier siècle, sont de type phénicien, présentant des parallèles étroits avec ceux connus à Chypre notamment (p. 83-86). La religion ibère primitive accordait sans doute une importance particulière à l'organisation familiale (p. 105-116). Plusieurs de ces traits se retrouveront chez les populations celtes arrivées plus tard dans la péninsule : les nations celtibères n'ont jamais institué de caste druidique (outre ce trait bien connu, d'autres différences entre les formes religieuses pratiquées en Gaule et dans le monde hispanique sont relevées, notamment p. 187-191 ; 212-222). En revanche, d'autres institutions religieuses typiquement celtes, tel le sanctuaire à ciel ouvert, nemeton, se retrouvent, notamment en Espagne du Nord (cf. p. 165).

6 Les cultes particuliers. Une étude sur les cultes aquatiques (p. 119-131) en montre l'évolution au cours des âges et selon les populations et régions concernées. Leur expression connue la plus ancienne (1000 av. J.-C.) consiste en dépôt d'armes et de métaux à l'embouchure d'un fleuve et autres points stratégiques, l'associant ainsi à un processus de territorialisation des populations pratiquant ce culte. Un autre chapitre porte sur les inscriptions romaines trouvées dans la région de Salamanque (inscriptions peu nombreuses et tardives, ce qui indique une pénétration romaine malaisée) : l'absence de mention de dieux du panthéon romain dans les inscriptions retrouvées, la fréquence des noms et références indigènes permettent à l'auteur d'y lire de bons témoignages des permanences et fusions religieuses au tournant de notre ère. Se fondant sur l'abondance des symboles astraux, il croit notamment pouvoir y déceler la croyance ibérique selon laquelle le séjour des défunts se trouvait dans les astres, soleil et lune principalement (p. 139). Plusieurs études sur la symbolique du taureau (notamment p. 245-289) établissent des parallèles entre le monde méditerranéen dans son ensemble et l'univers hispanique, mettant en garde contre l'idée trop répandue d'une « divinisation » du taureau dans ce dernier. L'auteur observe en revanche que l'image du taureau se retrouve abondamment dans les nécropoles et sur les stèles funéraires. Comme l'indiquent J. Morena et F. Godoy, le taureau pouvait symboliser, de par son association avec la fécondité, la continuation de la vie au-delà de la mort, tandis que d'autres animaux, tel le lion, symbolisaient plutôt le pouvoir protecteur du défunt (cf. p. 259). Il faut enfin noter une étude sur les combats associés aux rites funéraires (p. 315-323) : venant en appui d'un texte bien connu de Tite-Live (Ab Urbe Condita, XXVIII, 21) mais aussi de courts témoignages de Diodore de Sicile et d'Appien, l'iconographie confirme qu'antérieurement à la conquête romaine les rites funéraires indigènes comprenaient parades et combats guerriers. Là encore, le parallèle étrusque est utilisé pour faire de ces rituels des « antécédents » des combats de gladiateurs.

7 L'auteur note à plusieurs reprises que les religions préromaines du monde hispanique ont connu un « naufrage », et, de fait, les études qu'il nous donne se lisent le plus souvent comme on le fait de fragments brisés. Leur caractère lacunaire et parcellaire peut laisser le lecteur insatisfait, mais ces recherches contribuent bien à progresser vers une compréhension plus systématique d'un monde, façonné tour à tour par les apports phéniciens, celtes, grecs, carthaginois et romains, et qui les avait sans doute intégrés dans une synthèse originale encore mal connue et mal comprise.

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Katerina Seraïdari, Olivier Bobineau, Les formes élémentaires de l'engagement. Une anthropologie du sens Paris, Temps Présent, 2010, 166 p.

RÉFÉRENCE

Katerina Seraïdari, Olivier BOBINEAU, Les formes élémentaires de l'engagement. Une anthropologie du sens, Paris, Temps Présent, 2010, 166 p.

1 Ce livre a pour ambition de montrer que l'engagement n'est ni démodé ni insensé à l'âge de l'individualisme. Dès le début, l'engagement est défini par rapport au lien social : « s'engager, c'est se lier au service de ou entrer en lien pour agir » (p. 13). La première partie retrace l'histoire des expressions de l'engagement : du mouvement ouvrier à la crise qui définit, selon l'auteur, la « troisième modernité » depuis les années quatre-vingt (p. 27). Dans ce contexte, « l'engagement n'est plus de l'ordre de l'évidence partagée dans un cadre communautaire, il est vécu comme une mise à l'épreuve des idées et des valeurs de chacun » (p. 49). Par « cadre communautaire » l'auteur entend le modèle de la « civilisation paroissiale », mais aussi l'engagement institutionnellement encadré dans le cas des militants d'un syndicat ou d'un parti. L'auteur revient à la relation entre engagement et institutions dans la deuxième partie, où il examine la construction d'une « identité légitimante » : la famille, l'école, l'association, le syndicat ou la communauté religieuse « accueillent en leur sein des personnes qui s'y engagent et viennent y trouver d'autres personnes, des règles, des codes, une culture susceptibles de les (re)construire, les rassurer, les stabiliser » (p. 113).

2 Malgré ses qualités d'élaboration théorique, l'effort systématique de généralisation et de schématisation qui caractérise le livre nuit souvent à la subtilité de l'analyse. Les

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réflexions sont construites de manière assez catégorique, tandis que les références vont du moine Jean Cassien (IVe siècle) à l'affaire Dreyfus en passant par des peintres américains comme Jackson Pollock, chez qui il y a « de l'engagement, de la rupture et de la violence dans la matérialité même de la toile » (p. 89). L'auteur n'échappe pas non plus à des considérations qui pourraient être perçues comme moralisatrices. Selon son analyse dans la première partie, l'individu « hypermoderne », qui a du mal à « hiérarchiser entre le bien et le mal » à cause de son immersion « dans le chaos des valeurs » (p. 50), ne s'investit plus dans « le temps long de l'engagement », mais s'inscrit dans « un temps de l'engagement sans cesse raccourci par l'urgence et la course d'un pseudo-objectif à un autre, toujours changeant » (p. 45). La dimension médiatique de l'engagement et sa « mise en réseau » est aussi examinée un peu plus bas (p. 74-77). Néanmoins, dans la troisième partie, l'auteur prend ses distances par rapport aux qualifications morales : il pense qu'il est possible de proposer une théorie de l'anthropologie du sens « sans porter de jugement de valeur, sans dire que tel engagement est “bien” ou “mal” » : dans ce cadre, « l'engagement nazi (...et) l'engagement de saint François d'Assise, (...) celui d'un passionné de gadgets et de bibelots (...et) celui d'un militant politique » doivent être mis sur le même plan (p. 137-138). Selon cette analyse, ce n'est pas l'intention de l'engagement qui compte, mais son intensité qui peut aller jusqu'à l'obsession. Ainsi, l'auteur donne l'impression qu'il valorise plus un engagement compulsif qu'une implication volontaire mais « tiède ».

3 Le processus de l'engagement est défini par trois postures : la prise de parole, la non- participation (abstention, grève, boycottage, désobéissance) et la fidélité. À la fin de la première partie, l'auteur conclut que l'engagement est toujours d'actualité : « Un chiffre le montre très bien : il y a en France 558 000 élus dans les différentes circonscriptions et territoires » (p. 94). Ce constat est caractéristique du flottement de sens qui caractérise l'ouvrage, dont l'ambition est de dégager les « formes élémentaires de l'engagement ». Celui-ci est défini de manière approximative, ce qui permet de faire entrer dans cette catégorie tout protestataire d'un ordre établi qui veut construire une « identité-résistance » (p. 113-115), tous ceux qui ont participé à la « civilisation paroissiale » ou qui cherchent auprès de leur famille ou de leur école une « identité légitimante », ainsi que tous les élus français (représentants d'un ordre établi). Ce mélange de régimes (social, politique, religieux, artistique, économique) finit par banaliser la notion même de l'engagement, qui devient une sorte de « fait social total » essentiel à la construction de toute société humaine à travers le temps et l'espace.

4 Dans la seconde partie, se pose la question du coût que l'engagement a pour l'individu. Piste intéressante où sont mentionnés, afin de montrer l'impossibilité de le calculer de manière rationnelle, tant l'intérêt pour autrui et le sens du devoir que la passion pour un hobby qui pousse à un engagement total. Mis à part le problème de la fluidité sémantique, déjà signalé, ces interrogations sur le coût de l'engagement ne concernent pas, par exemple, ceux qui ont vécu la « civilisation paroissiale », et qui ont eu des engagements collectifs et hérités, selon l'analyse proposée dans cet ouvrage. Néanmoins, la question du coût pourrait devenir un critère distinguant les cas où l'engagement renvoie à « un prix à payer » de ceux où la question ne se pose pas en ces termes. L'auteur analyse par la suite les deux formes d'altruisme (« réparer les autres » et « émanciper les autres ») avant de se tourner vers l'étude de l'engagement en tant que manière « de donner un sens à sa vie, bref une manière de “se réparer” et de “s'émanciper” » (p. 112). C'est dans le cadre de l'autoréparation que les catégories

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d'« identité légitimante », d'« identité-résistance » et d'« identité-projet » sont développées. L'engagement en tant que vecteur de socialisation, ainsi que son rapport avec les trois temps du don (donner-recevoir-rendre), sont aussi analysés. Suit une réflexion sur la distinction entre intérêt général et intérêts particuliers, entre liberté et obligation et, enfin, entre les logiques de pouvoir (dominer les autres) et les logiques de dépassement (de soi et des contradictions du temps).

5 Pour son analyse, l'auteur s'appuie sur une bibliographie importante et fait preuve d'une érudition incontestable ; mais le manque de données empiriques se fait aussi sentir : le lecteur passe d'une grande théorie à l'autre un peu dans la précipitation, sans que les concepts soient chaque fois testés et développés de manière adéquate et approfondie. Un certain verbalisme caractérise également le texte, comme la référence aux « sept P » (le père, le prêtre, le professeur, le parti, le patron, la patrie et le prince) qui sont les figures de l'autorité (p. 66), ou la théorie des « trois S » (sensibilités, symboles et structures) qui sert à « définir sociologiquement le rassemblement et l'engagement » (p. 126). Le recours systématique à l'étymologie des mots, censé révéler leur sens réel, ainsi que la création constante des mots nouveaux (engagement connectif, zapping confinitaire, sociation, etc.) renforce cette impression de verbalisme. Mais le problème principal que pose cet ouvrage est de savoir dans quelle mesure il est légitime de comparer l'action de Gandhi à celle d'un consommateur qui décide de boycotter un produit précis pour un laps de temps, ou d'un collectionneur de timbres qui consacre beaucoup de temps à cette activité, quand chaque contexte produit des effets différents et est défini par des motivations difficilement comparables. Comment mettre sur le même plan le bénévolat, le fondamentalisme religieux, la passion artistique et l'amour conjugal ? Si l'engagement est partout, il finit nécessairement par n'être nulle part, par devenir une notion vague. Le lecteur est, en fin de compte, rassuré : il est nécessairement engagé à un niveau ou un autre, puisque la vie en société impose l'engagement comme une donnée incontournable pour son fonctionnement, selon cette analyse. Ce qui laisse l'impression au lecteur qu'il serait peut-être intellectuellement plus fécond d'examiner le non-engagement et le désengagement comme des actions oscillant entre le social et l'asocial.

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Didier Boisson,Yves Krumenacker (éd.), La coexistence confessionnelle à l'épreuve. Études sur les relations entre protestants et catholiques dans la France moderne Lyon, Université Jean Moulin - Lyon III, coll. « Chrétiens et Sociétés, Documents et Mémoires », 9, 2009, 261 p.

Willem Frijhoff

RÉFÉRENCE

Didier BOISSON,Yves KRUMENACKER (éd.), La coexistence confessionnelle à l'épreuve. Études sur les relations entre protestants et catholiques dans la France moderne, Lyon, Université Jean Moulin - Lyon III, coll. « Chrétiens et Sociétés, Documents et Mémoires », 9, 2009, 261 p.

1 Précédé d'une introduction par Myriam Yardeni qui à juste titre renvoie à la thèse précoce de Robert Sauzet sur ce thème (1978), et suivi d'une conclusion inutilement polémique par Olivier Christin, ce volume réunit neuf études de cas sur la coexistence confessionnelle en France entre le dernier quart du XVIe siècle et la fin du XVIIIe. Toutes ne sont pas d'une égale pertinence pour la thématique centrale, qui est celle de la pratique de la coexistence. Ainsi, l'article de Denis Crouzet, qui analyse l'imaginaire politique dans la correspondance de Catherine de Médicis en 1578-1579, tranche sur la plupart des autres contributions qui concernent surtout les relations interconfessionnelles dans les communautés concrètes en s'inscrivant davantage dans une histoire anthropologique des pratiques culturelles que dans une histoire des idées religieuses ou politiques ou une histoire intellectuelle de la tolérance. Loin d'insister sur le simple constat de la coexistence confessionnelle dans la France d'après l'Édit de

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Nantes, la plupart des contributions offrent, en effet, une étude de ses modalités régionales ou locales, voire une nouvelle interprétation des rapports interconfessionnels concrets. Acceptant la coexistence confessionnelle comme un fait accompli souvent en marge de la légalité, elles en soulignent les modalités, les difficultés et les problèmes. Globalement, il en résulte une révision très nette de l'image traditionnelle qui est celle de deux camps diamétralement opposés, tantôt dominés par les protestants tantôt par les catholiques. Certes, la législation existante demeurait souvent durement appliquée en se durcissant au fil du temps, et au niveau collectif les rapports entre les deux communautés étaient presque toujours tendus. Mais dès qu'il s'agissait d'assurer une vie communautaire au niveau local et concret, corporatif ou personnel, toutes sortes de solutions étaient élaborées pour ne pas sombrer dans la haine et la violence pure. Sans aller toujours jusqu'à une franche convivialité, on y découvre le constat de la « porosité des frontières confessionnelles » (p. 169), une certaine « culture de coexistence » (p. 171, renvoyant à un terme proposé naguère par Dominique Julia), le besoin de « coexister dans l'intolérance » (p. 107), ou la suggestion par Yves Krumenacker d'un « irénisme fruste » basé sur le fonds chrétien de croyances communes aux deux religions (p. 117-119). Ce sont autant d'essais pour saisir par l'analyse historique le concret d'une mixité confessionnelle et d'une entente civique qui se situent en marge du confessionnel s'ils ne vont pas bien au-delà des rapports désirés par les autorités civiles et religieuses, et qui dans le passé n'ont pas toujours été reconnues par une historiographie dominée par les représentants mêmes de ces autorités ou des intérêts partisans.

2 Pierre-Jean Souriac souligne l'importance de cet accommodement civique dans la ville de Castres dès le début du XVIIe siècle. Christian Aubrée apporte une analyse neuve des relations confessionnelles dans le marché du crédit parisien du XVIIe siècle à partir du Minutier central des notaires parisiens, en particulier autour du personnage clé de Salomon Domenchin. Sachant l'importance des notions de confiance et de secret dans le système financier, on comprend aisément que dans une situation de tension interconfessionnelle croissante la communauté protestante se regroupe puis se restreint voire, après la Révocation aux conséquences financières catastrophiques largement inattendues dans ce milieu, se ferme autour de coreligionnaires sûrs. Philippe Charreyre exhume dans les registres consistoriaux du Midi les pratiques de la convivialité quotidienne à presque tous les niveaux de la vie locale, du mariage mixte (dont Michelle Magdelaine donne ici la mesure pour Sainte-Marie-aux-Mines, d'abord protestant puis passé sous régime catholique) à la cérémonie funèbre en passant par les rapports d'amitié et les loisirs. Prenant l'exemple des testaments rédigés au XVIIe siècle à Loudun, ville marquée par une forte opposition entre catholiques et protestants, Edwin Bezzina montre qu'il faut bien distinguer dans chaque communauté entre un noyau militant dur à la foi ardente, tourné vers l'intérieur, et de larges secteurs plus flexibles et ouverts qui s'accommodent de l'existence du parti adverse, voire qui y ont recours sans trop de problèmes de conscience, quand bien même leurs valeurs confessionnelles propres sont en jeu. Les deux contributions les plus neuves sont, à mon sens, celles qui concernent la coexistence confessionnelle au XVIIIe siècle, après la Révocation. Chrystel Berbat souligne les connivences interconfessionnelles dans le Languedoc de l'immédiat après-Révocation, exprimées tantôt dans le refus de violence ou de dénonciation, tantôt dans l'entraide et la coopération franches et avouées au-delà des clivages confessionnels. Valérie Sottocasa, pour sa part, montre que la Révolution, loin d'apaiser les situations de conflit, a bien au contraire raffermi les oppositions

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confessionnelles en Languedoc, en ravivant la mémoire du passé, en accentuant les antagonismes et les lignes de fracture par le retournement du rapport de forces politiques, et en permettant de construire une culture de revanche. Son article débouche sur l'évocation d'une possible « contre-culture de la coexistence » après les événements révolutionnaires, destinée à pacifier une région où revanchisme protestant et contre-révolution teintée d'antiprotestantisme catholique étaient en mesure de se disputer la primauté locale. Au total, un recueil intéressant et novateur, dont on regrette seulement qu'il ne soit pas publié par un éditeur plus visible sur le marché.

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Roger Botte, Esclavages et abolitions en terres d’islam André Versaille, 2010, 389 p.

Jean-Louis Triaud

RÉFÉRENCE

Roger Botte, Esclavages et abolitions en terres d’islam, Bruxelles, André Versaille, 2010, 389 p.

1 Les médias ont récemment découvert ce qu’il est convenu d’appeler la « traite arabe ». Celle-ci est enseignée de longue date par les historiens, mais il est vrai qu’elle n’avait pas toujours atteint le grand public. Cette insistance mise sur la traite arabe relève souvent d’une intention polémique : stigmatiser l’islam en tant que tel, nourrir la « guerre des civilisations » et « rééquilibrer » la traite atlantique par la traite arabe, avec, parfois, une guerre des chiffres pour grossir l’une par rapport à l’autre. Il est vrai qu’en sens inverse un certain idéalisme postcolonial avait pu tendre à minorer ou occulter les formes d’esclavage pratiquées dans les pays du tiers-monde, qu’il s’agisse des pays arabo-musulmans ou africains.

2 Tout chercheur est donc aujourd’hui exposé à une instrumentalisation de la question à des fins idéologiques. C’est un des risques que devait affronter Roger Botte et qu’il a surmonté par une attention aux sources, aux représentations et aux variations du thème selon les moments et les lieux – d’où les différents pluriels contenus dans le titre. L’auteur ne s’embarque pas, pour sa part, dans la difficile guerre des chiffres, se contentant, dans son avant-propos (p. 8), d’une fourchette – de 11 500 000 à 17 000 000 de personnes africaines déportées entre 650 et 1900, toutes directions confondues (Sahara, mer Rouge et océan Indien) – qui mériterait d’ailleurs d’être accréditée par quelques références.

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3 Et c’est bien parce que, selon ses termes, « ce travail d’anthropologie et d’histoire ne défend aucune thèse » (p. 7) qu’il n’en est que plus percutant sur la réalité d’une institution et sa pratique de longue durée dans le monde musulman.

4 Le livre est, en apparence, relativement modeste : moins de trois cents pages de texte, sans compter un lexique des termes arabes (p. 297-315) et un index (p. 379-385), tous deux également précieux. C’est, en fait, le résultat de nombreuses années d’accumulation et de travail d’analyse, en même temps qu’un monument d’érudition dans son domaine. L’anthropologue s’est fait ici islamologue et historien, puis politologue, couvrant un champ chronologique qui va des premiers siècles de l’islam aux événements les plus contemporains, adaptant à chaque fois ses outils à la nature des sources et des documents.

5 L’ouvrage est construit en six chapitres d’une quarantaine de pages chacun. « Les différents chapitres de l’ouvrage peuvent se lire indépendamment les uns des autres même si le tout constitue bien une unité » (p. 9). Le premier chapitre, intitulé « L’abolition de l’esclavage au regard de la sharī’a », prend à bras le corps les « fondements scripturaires de l’esclavage » et « les obstacles juridiques à l’abolition » (p. 14 et 22). Il nous livre un exposé mûri sur les apories du Coran et de la tradition islamique en matière d’esclavage. Il montre bien la tension permanente, le rapport conflictuel, à partir du XIXe siècle, entre l’orthodoxie religieuse et les nécessités politiques. De là les énormes difficultés pour la pensée musulmane réformiste des XIXe et XXe siècles à se frayer un chemin.

6 Faut-il y voir une tache consubstantielle à l’islam et, par conséquent, développer une vision essentialiste des rapports entre l’islam et l’esclavage ? Ce n’est pas la position de l’auteur qui y voit avant tout le produit des forces économiques, et, par conséquent, de l’évolution technologique et matérielle des sociétés concernées. Notons au passage que l’esclavage tardif n’est pas une exclusivité du monde musulman. Il ne fut aboli officiellement en Chine qu’en 1910 et ne disparut pas aussitôt. Quant à l’Afrique, qui occupe une place privilégiée dans cet ouvrage rédigé par un anthropologue de l’Afrique subsaharienne, il est bon de rappeler l’existence généralisée de l’institution servile et de traites africaines internes au sud du Sahara, y compris dans des zones comme l’Afrique centrale ou australe, qui n’avaient rien à voir avec l’islam, et dont une partie approvisionnait, sur les côtes, la traite atlantique.

7 Les textes fondateurs de l’islam, pas plus que ceux du christianisme, n’ont demandé l’abolition de l’esclavage. Ils le considéraient comme une institution « naturelle » dans les sociétés de l’époque. Les quatre Évangiles n’en parlent pas, et n’appellent pas davantage à son abolition. L’auteur rappelle opportunément (p. 278) comment Benoît XVI, dans l’encyclique Spe Salvi facti sumus (2007) tire argument d’un texte de saint Paul pour montrer que « le christianisme n’avait pas apporté un message révolutionnaire comme Spartacus » en citant à l’appui une lettre dans laquelle Paul renvoie à son ami Philémon un esclave fugitif, converti entre temps, en lui recommandant simplement de le recevoir désormais « non plus comme un esclave mais comme bien mieux qu’un esclave : un frère bien-aimé » (Épitre à Philémon, 16). Plus nettement encore, dans une autre Épitre : « Serviteurs, obéissez à vos maîtres selon la chair avec crainte et tremblement, dans la simplicité de votre cœur, comme au Christ (...) Servez-les de bon gré comme si vous serviez le Seigneur et non les hommes (...) Quant à vous, maîtres, agissez de même à l’égard de vos serviteurs ; abstenez-vous de

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menaces, sachant que leur Maître et le vôtre est dans les cieux et que devant lui il n’y a pas de considération de personnes » (Épitre aux Éphésiens, 5-9).

8 Sur des bases scripturaires analogues (le caractère naturel, donc voulu par Dieu, de la différenciation sociale et de l’esclavage), les évolutions dans le temps ont ensuite été différentes. Ce ne sont pas les « textes fondateurs », quand bien même les lettres de Paul ne sont pas réputées, comme le Coran, paroles divines, qui ont modifié la perception de l’esclavage, mais les conditions agricoles, économiques et sociales, et l’évolution des sociétés elles-mêmes. Il ne s’agit donc pas, pour l’auteur, de faire une explication de l’esclavage « par l’islam », qui plus est un islam essentialisé, mais, ce qui est différent, d’expliquer comment les sociétés musulmanes historiques ont eu du mal à se débarrasser d’une institution qui avait pris place, puis perduré, dans les codes juridiques constitués aux premiers siècles de l’Hégire. Cette situation renvoie, d’une façon plus globale, à l’obstacle que constituent, dans l’effort de passage des sociétés musulmanes à la modernité, non pas tant les textes sacrés initiaux que l’appareil juridique élaboré dans les premiers siècles de l’islam. Là est le cœur de la réflexion de l’auteur.

9 Dans le chapitre 1, il montre bien comment l’absence de condamnation explicite de l’esclavage dans le Coran contribue à figer une législation anachronique et oblige les réformistes de l’islam à jongler avec les textes, en élargissant, par exemple, les conseils qui y sont donnés de bien traiter les esclaves et de les affranchir à titre personnel pour faire une action pie, ou en défendant le principe selon lequel seul un djihad régulièrement proclamé pourrait autoriser une réduction licite (des vaincus) en esclavage.

10 Les chapitres suivants sont consacrés à des études de cas solidement documentées, d’où ressort bien l’affrontement entre les pensées traditionalistes, attachées à un corpus juridique rigide et fixiste, et les recours, par des intellectuels, hommes de religion ou de pouvoir, au XIXe siècle, à des arguments et interprétations modernistes. On voit aussi comment, dans ces différentes sociétés marquées par le traditionalisme religieux, ce sont « l’ingérence juridique » de la colonisation (p. 23), l’environnement et les pressions du monde occidental, qui entraînent les décisions d’abolition. Les intérêts économiques et politiques obligent partout les dirigeants musulmans à se conformer aux normes occidentales et à les légitimer.

11 L’auteur a étudié cinq pays sensibles : la Tunisie, l’Arabie saoudite, le Maroc, la Mauritanie et le Soudan. Dans chacun de ces pays, il montre comment le statut juridique servile s’accommode de situations sociales extrêmement variées, depuis celles des domestiques et concubines dans les maisons des particuliers jusqu’à celles des esclaves de cour, souvent en charge de positions stratégiques et de confiance – l’intérêt d’un esclave étant, pour le souverain, qu’il n’appartient pas à un lignage. Partout aussi, les esclaves blancs (mamlúk), originaires de pays de la Méditerranée et de la mer Noire, jouissent d’un statut supérieur à celui des Noirs – lesquels sont victimes de la malédiction biblique de Hâm (Cham), maudit par son père Noé (Nouh dans le Coran), pour lui avoir manqué de respect (Genèse, IX, 21-27 : c’est d’ailleurs, en fait, le fils de Ham, Canaan, qui est condamné à devenir « l’esclave des esclaves » de ses oncles). Là où le texte biblique ne parlait pas de couleur de peau, un mythe s’est développé, aussi bien du côté chrétien que musulman, faisant de la noirceur la marque du châtiment et, de ce fait, la justification de l’état servile des Noirs, considérés comme les descendants de Hâm. Le Coran ne reprend pourtant pas ce récit mais parle seulement de la malédiction

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d’un « fils » de Nouh qui a refusé de monter dans l’Arche (XI, 40-46) et dont le nom n’est pas mentionné mais que la tradition islamique identifie à Canaan. Le mythe double ainsi les textes canoniques.

12 Dans chacun des pays étudiés, la question de l’abolition de l’esclavage évolue à la fois en fonction des contraintes extérieures et des conditions locales. En Tunisie, comme en Algérie et au Maroc, des Maisons confrériques réunissaient les esclaves noirs autour de rituels communautaires regardés avec suspicion par les autorités religieuses. C’étaient des lieux de solidarité, où l’on célébrait des cultes aux génies et des danses de possession. C’étaient, aussi, des lieux porteurs d’identité – réelle ou adoptée – puisque chaque Maison portait le nom d’une ethnie subsaharienne. Sîdî Bilâl (Blal), l’esclave abyssin du Prophète et premier muezzin de l’islam, était la figure tutélaire de ces groupements et leur donnait une caution d’islamité (p. 68). Dans les années 1840, le bey de Tunis, sous la pression des consuls européens, notamment britanniques, prononça successivement l’interdiction d’exportation, la suppression du marché spécialisé et, enfin, l’émancipation des esclaves dans toute la Régence. Face à l’opposition des milieux traditionalistes et des marchands, le bey trouva appui sur les autorités religieuses officielles de l’époque, et aussi sur l’élite blanche d’origine servile, d’où étaient issus nombre de Premiers ministres de la Régence au XIXe siècle (p. 63). Ce fut avant tout une décision d’État, qui n’entraîna aucun courant d’opinion en faveur de l’abolition.

13 L’Arabie saoudite représente un autre cas de figure. La Mecque était, en particulier, un marché d’esclaves important et l’auteur souligne « le lien séculaire entre pèlerinage, traite des esclaves et leur redistribution dans l’ensemble du monde musulman » (p. 10). Dans ce berceau du littéralisme et du fondamentalisme wahhabites, où la famille royale possédait environ 60 % des esclaves, la plupart noirs (p. 106), la monarchie a dû s’incliner devant les réalités économiques et politiques. La modification des rapports sociaux induite par le développement de l’industrie pétrolière et les effets de la crise de 1929 (effondrement de l’industrie du pèlerinage et de celle des perles), puis la forte concurrence de l’idéologie nassérienne, et son écho jusque dans la famille royale (sécession de princes libéraux), jointes aux pressions internationales, entraînent l’abolition de l’esclavage par le futur roi Faysal, alors président du conseil des ministres, en 1962 (une génération après une première interdiction du commerce des esclaves dans le royaume prononcée en 1936). C’est l’implantation du capitalisme mondial, notamment de l’industrie pétrolière, qui met fin à l’institution servile : les nouveaux besoins économiques exigent une main-d’œuvre salariée. L’interprétation des textes vient, au fur et à mesure, au secours des nécessités politiques. Ibn Sa’ud, puis Faysal, imposent leurs volontés aux ‘ulamā’. On recourt au concept commode de maslaḥa (l’intérêt général) pour passer outre, de façon encore plus aisée qu’en Tunisie, aux résistances des traditionalistes. Cette synthèse de la question de l’esclavage en Arabie, rendue par l’auteur dans toute sa complexité, est assurément un modèle du genre dont nous ne pouvons ici qu’évoquer les grands traits.

14 À l’encontre de ce que nous pourrions penser, l’affaire se révèle plus difficile au Maroc : « cas remarquable de résistance de l’institution servile, le Maroc est, en effet, le seul pays en terres d’islam où l’esclavage ne fut jamais formellement aboli » (p. 10 et 145). C’est implicitement, en proclamant tous les Marocains égaux, que la loi fondamentale de 1961 a mis fin de facto au statut servile. Dans les années 1840, à la différence de la Tunisie, le sultan du Maroc, exposé aux mêmes représentations de la diplomatie

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britannique, répondait que l’institution servile était conforme à la Loi islamique. Quarante ans plus tard, un ministre chérifien réaffirmait encore que l’abolition serait contraire aux fondements du droit musulman (p. 151). L’auteur, qui tire profit, notamment, des travaux d’an-Nâsirî (1895) et d’Ennajî (1997), consacre plus particulièrement son analyse du cas marocain à une étude des marchés d’esclaves, aux modalités de vente, à l’utilisation des esclaves dans les métiers urbains. Se profile aussi la figure de la ‘arīfa, la maîtresse femme en charge des autres esclaves du Palais et du harem. L’auteur fait une trop brève digression sur les esclaves chrétiens (p. 173-175), sujet difficile qui le met aux prises avec les polémiques sur le sujet : entre les tenants d’une martyrologie chrétienne à des fins religieuses (un genre littéraire né en Europe au XVIIe siècle) et ceux qui observent le sort, parfois prospère (mais parfois aussi beaucoup plus dur), des esclaves chrétiens, plus ou moins assistés par des missions franciscaines et périodiquement rachetés par les consulats. L’auteur a hésité au seuil d’un sujet un peu distinct qui l’aurait emmené trop loin.

15 À la différence du Maroc, qui n’a jamais proclamé l’abolition, la Mauritanie détient « le record mondial des abolitions de l’esclavage » (p. 189), soit quatre, dont une française : 1905, 1961, 1980, 2007. L’institution servile est ici très profondément inscrite dans l’ordre social à un point tel qu’elle reste une réalité actuelle, périodiquement dénoncée par les associations internationales. Il n’existe aucune statistique globale fiable du nombre des esclaves et des harātīn – cette dernière catégorie constituée d’affranchis, de culture maure comme leurs maîtres –, tous massivement utilisés dans les travaux productifs et domestiques. Si l’on recoupe les quelques exemples donnés à partir de statistiques tribales des années cinquante (p. 208-209), il apparaît que le total des harātīn et des esclaves approche ou dépasse les 50 % de la population totale, à quelques exceptions près. L’auteur, qui évoque les difficultés des anciens esclaves à vivre loin de leurs maîtres, dont le patronage reste recherché pour des raisons économiques, souligne le dilemme des harātīn, « ces exclus de la généalogie » (p. 233), partagés entre le désir de s’assimiler à l’idéologie dominante et celle de s’émanciper. Dans cette société, « où le nom détermine instantanément la place que l’on occupe au sein de la hiérarchie statutaire et sociale » (p. 235), le nom (dépréciatif) porté par un descendant d’esclave signale immédiatement le stigmate servile. L’auteur a des formules heureuses pour qualifier le statut social comme le résultat d’un « patrimoine génétique » (p. 234) et parler, à propos des esclaves, de « carence généalogique », de « violence généalogique » face aux maîtres qui se distinguent par un « capital patronymique héréditaire » (p. 236). Et l’« islam » dans tout cela ? Le paradoxe est que les groupes islamistes exercent une attraction sur ces catégories. Les islamistes, qui récusent la validité du droit malékite et les hiérarchies statutaires jugées étrangères à l’islam, vont jusqu’à accepter, pour diriger la prière, des imams d’origine servile. L’injonction coranique « Tous les musulmans sont frères » (XLIX,10), dont on s’étonne qu’elle soit absente des débats du XIXe siècle comme de l’ouvrage, est ici prise au pied de la lettre. On regrettera peut-être que, dans ce chapitre sur la Mauritanie, l’auteur ne considère que la partie (spatialement majoritaire) maure, là où les maîtres sont, en gros, « blancs » (ils se nomment d’ailleurs bīdān, « blancs ») et les esclaves et harātīn, « noirs ». En fait, les mêmes hiérarchies sociales règnent dans les sociétés du sud mauritanien négro-africain (vallée du fleuve Sénégal), là où maîtres et esclaves sont tous noirs.

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16 Le dernier chapitre est consacré à un pays majeur sur la scène de l’esclavage en Afrique, le Soudan. Le trafic à grande échelle d’esclaves dans cette zone remonte loin dans l’histoire. Elle a pris récemment une ampleur considérable dans les médias internationaux parce que, contrairement à la Mauritanie, il y a ici de fortes odeurs de pétrole. Comme le déplore crûment l’organisation People at Watch, « personne n’est intéressé par un pays [la Mauritanie] parlant français de seulement deux millions d’habitants et sans pétrole » (p. 279). L’auteur y ajoute une dimension apparue essentielle : le Soudan est emblématique d’une situation où l’on peut présenter l’affrontement entre maîtres et esclaves comme un affrontement entre Arabes nordistes blancs et musulmans et esclaves sudistes noirs et chrétiens (ou animistes). Le Soudan devient, à ce titre, l’un des théâtres privilégiés de la « guerre des civilisations ». L’auteur montre à quel point ces représentations sont pourtant schématiques : ni le Nord, ni le Sud ne sont homogènes, y compris linguistiquement. La capture d’esclaves avait d’ailleurs lieu aussi bien dans les guerres intertribales du Sud. Quant aux Arabes soudanais, on rappellera qu’ils sont noirs de peau (p. 255) et que ce n’est donc pas leur couleur, mais leur langue (quoiqu’il y ait des langues distinctes de l’arabe au nord), leur généalogie et leur mode de vie qui les différencient. Pour autant, la capture d’esclaves du Sud par des tribus arabes du Nord est bien une réalité historique ancienne, dont l’auteur rappelle avec précision les hauts et les bas liés au contexte politique tout au long du XIXe siècle, la région du Bahr el-Ghazal constituant le nœud géographique de tous les trafics. Mais le morceau de bravoure de l’auteur porte sur l’instrumentalisation idéologique de ce conflit, au nord, par les islamistes qui instaurent la charia, puis lancent des tribales ravager pour leur propre compte l’ouest et le sud du Soudan, et, au sud, par les missions et les prédicateurs évangéliques qui montent des campagnes de propagande en direction des États-Unis, où leurs appels trouvent une résonance pour des raisons religieuses, humanitaires et historiques. Le succès de ces campagnes s’inscrit aussi dans le cadre de la politique étrangère des États-Unis, dont l’attitude à l’égard du régime de Khartoum oscille au gré de ses options géopolitiques. S’appuyant sur les révélations progressives faites par la presse internationale, y compris américaine, l’auteur décrit en détail l’imposture des campagnes médiatiques de rachat (redemption) de faux esclaves, menées autour des années 1998-2000, par l’organisation Christian Solidarity International (CSI) – vastes opérations de corruption qui profitent surtout aux commandants sudistes. Ainsi la mise en scène d’une prétendue lutte contre un esclavage par ailleurs réel est-elle devenue un business, en même temps qu’une « guerre de signes » (p. 295), dans la croisade « contre l’islam ».

17 C’est sur ces notes sinistres que se termine l’exposé de l’auteur qui aurait sans doute mérité une conclusion générale où, sans que soient ouverts de nouveaux chantiers, l’importance de la traite arabe sur les côtes swahilies de l’Afrique orientale aurait pu être mentionnée. Le Kenya et la Tanzanie auraient utilement leur place dans le paysage afin d’élargir, même brièvement, les exemples choisis au versant oriental du continent. Nous ne ferons cependant pas de mauvais procès à l’auteur. Celui-ci a choisi des cas significatifs à l’appui de ses démonstrations sans prétendre à l’exhaustivité. Il ne pouvait couvrir l’ensemble du champ concerné et ce n’était pas le but de cette entreprise.

18 Après avoir dit tout le bien que nous pensons de cet ouvrage magistral, nous voudrions signaler quelques inexactitudes, explicables par l’ampleur du champ couvert. L’auteur s’est intéressé, sur la base d’un article d’Ismael Musah Montana (2004), à un pamphlet

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d’Ahmad al-Tinbuktâwî, un Peul originaire de la boucle du Niger, lequel, à Tunis, en 1808, condamnait les cultes africains et recommandait au bey de maintenir les Noirs dans leur statut servile, afin d’éviter la propagation de ces formes d’idolâtrie (p. 72). Il y voit une corrélation avec la « pensée jihadiste », « partiellement sous influence wahhâbite » (p. 73), qui avait pris son essor en Afrique de l’Ouest au XIXe siècle. La corrélation est pertinente mais le rattachement au wahhabisme de ce jihadisme n’est pas fondé. Les leaders de djihad au début du XIXe siècle, à Sokoto (nord Nigeria) comme dans la boucle du Niger, sont membres de la confrérie qâdiri et étrangers au wahhabisme. L’auteur a aussi établi un lien doctrinal, purement putatif, entre ce Tinbuktâwî et un réformiste algérien du siècle suivant, Tayeb El Oqbi – dont il affirme, sans citer de sources, que la campagne du FLN menée contre les cultes négro-africains au moment de l’Indépendance était « à l’instigation probable du courant religieux de Tayeb El Oqbi (1888-1960), un réformateur formé en Arabie saoudite et l’un des rares partisans du wahhâbisme en Algérie » (p. 71). Cela fait beaucoup d’hypothèses, et l’on voit comment, par glissements successifs, l’auteur fait apparaître une filière « wahhabite », qui est tout sauf avérée. Tayyeb al-’Uqbî était, en fait, un des principaux compagnons du cheikh Ibn Bâdis, la figure tutélaire du réformisme islamique algérien (l’Association des oulémas). Ce courant, qui fut une composante du nationalisme algérien, tirait surtout son inspiration du cheikh Abduh, un Égyptien, l’un des leaders de la Salafiyya, un courant distinct du wahhabisme, partisan de la réouverture de l’ijtihād, le droit à un effort juridique renouvelé. Abduh était venu en Algérie, en 1903, et son modèle avait fortement influencé Ibn Bâdis. La littérature coloniale a souvent accusé les oulémas réformistes algériens de wahhabisme afin de les disqualifier. C’était une vision réductrice d’un courant qui, sans être ignorant du wahhabisme et sans le condamner, ne s’en réclamait pas. Bref, l’existence d’une filière wahhabite ne s’impose nullement dans cette démonstration. Les réformistes algériens, attachés à une « purification » de l’islam, n’avaient pas besoin du wahhabisme pour justifier une dénonciation de pratiques jugées par eux hétérodoxes, que ce soit celles des confréries « noires » comme de toutes les confréries en général.

19 Nous avons relevé d’autres inexactitudes plus ponctuelles :

20 L’auteur écrit : « Nulle allusion non plus [dans le Coran] à Agar, l’esclave d’ et la mère de son fils Ismâ’îl, pour lesquels Dieu fit jaillir miraculeusement la source de Zamzam à la Mecque pour sauver cet esclave et son fils qui se mouraient de soif (Genèse XX, 10-18) » (p. 17). Il s’agit là d’un raccourci qui pourrait faire croire que c’est la Genèse qui parle de ce miracle. Ce n’est évidemment pas le cas. Ce miracle est rapporté par la tradition islamique (Bukhârî). Il reste vrai que le Coran ne parle pas d’Agar, ni la tradition islamique de son statut servile. En outre, la référence exacte à Agar et Ismaël dans la Genèse est XXV (et non XX) : 10-18. Dans le domaine géographique, enfin, le Wâdây n’est pas au Soudan (p. 66), mais au Tchad.

21 Nous voudrions aborder maintenant une question plus complexe. L’auteur, qui n’est pas arabisant, a fait un effort remarquable pour accéder à des sources arabes et procéder à une translittération rigoureuse des mots de la terminologie arabe. Il doit en être fortement remercié. Il s’est aidé pour ce faire de l’assistance de plusieurs collègues dont les noms figurent dans les remerciements globaux de la page 7. Il serait cependant préférable, sur un certain nombre de points, sensibles ou non, de savoir qui traduit et qui conseille. Il en est ainsi, notamment, toutes les fois que l’auteur renvoie à des textes

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en arabe. Cette situation peut être à l’origine d’imprécisions, dont nous signalons ici des exemples au passage :

22 p. 26, l’auteur écrit : « par ailleurs, le même terme (waladat), enfanter, mettre bas, s’utilisait en parlant des esclaves et des animaux ». En fait, la forme verbale est plutôt walada et elle s’utilise pour tous les êtres, y compris les femmes libres.

23 p. 184 et 186, il est question d’« une zawāyā (sanctuaire abritant la dépouille d’un saint) ». En fait, zawāyā est la forme du pluriel, et il faut lire le singulier zāwiya. Une zāwiya peut, ou non, abriter le tombeau d’un saint. Elle est le siège local d’une confrérie, avec des facilités d’enseignement et d’hébergement.

24 p. 303 : « raqaba, pl. raqīq ou riqāb ». C’est effectivement un nom générique pour un esclave, mais raqīq ne peut pas être le pluriel de raqaba.

25 le mot sadāqa (p. 314) est présenté comme « aumône légale, offrande ou don pieux », dont une part est réservée pour aider des esclaves à s’affranchir. Il y a, en fait, confusion et redondance avec zakāt, présentée quelques lignes plus loin. La sadāqa est, elle, un don volontaire pieux.

26 p. 326, n. 140 : Tafsīr al-Manār, n’est pas l’« exégèse du minaret », mais l’« exégèse du phare » (l’image est celle de la diffusion de la lumière) – al-Manār étant le titre de la revue fondée en 1899 par Rashîd Ridâ.

27 Enfin, dans le lexique final, très riche (p. 297-302), qui est beaucoup plus qu’un lexique, où l’auteur traite de l’abondante terminologie arabe de la question, il est dommage qu’il ne cite pas ses références. Non qu’il y ait doute sur l’honnêteté de ses notices, mais il y a nécessité, en pareille matière, de pouvoir remonter aux sources de l’information. Ainsi en est-il, notamment, de son exposé savant sur le « vocabulaire coranique » de l’esclavage (p. 297-302) qui aurait exigé une bibliographie propre.

28 Nous voudrions, pour terminer, considérer la bibliographie finale. Celle-ci témoigne de l’énorme effort documentaire effectué par l’auteur, qui a recherché aussi bien les grands classiques que les articles d’actualité et a constitué une très riche bibliothèque de la question. Il y manque peut-être, sur les esclaves zanj d’Irak, utilisés dans les plantations de Mésopotamie, l’ouvrage connu d’Alexandre Popovic, La révolte des esclaves en Irak au IIIe/IXe siècle (Paris, Geuthner, 1976), que l’on attendrait à l’appui de la note 125 (p. 325), mais c’est peu de chose au regard du dépouillement effectué.

29 La manière dont cette bibliographie est présentée appelle un commentaire. L’auteur indique, en effet, qu’il s’agit d’une « bibliographie sélective », avec cette précision : « Toutes les références utilisées étant répertoriées dans les notes, il s’agit bien ici d’une bibliographie sélective. Une bibliographie exhaustive est consultable sur le site interactif de l’éditeur » (p. 369). Nous avons donc une bibliographie à trois niveaux : celle des notes des chapitres, celle de la fin de l’ouvrage, « sélective » (qui contient, en fait, une grande partie de celle des notes), et une troisième, « exhaustive » en ligne – que nous n’avons d’ailleurs pas retrouvée. On peut ne pas être convaincu par ce système malcommode. Il est utile, par contre, de signaler que l’on trouve, sur le site de l’éditeur, la reproduction en PDF de 75 pages du livre, accompagnées de petits exposés en vidéo où l’auteur aborde les principaux thèmes de son ouvrage – une méthode séduisante d’utilisation d’Internet en appui à l’ouvrage.

30 Le relevé de ces quelques défectuosités est surtout la preuve de notre attention soutenue à la lecture d’un livre de qualité que nous voudrions aussi achevé dans les détails qu’il l’est dans sa conception et son exposition. La thèse défendue, preuves et

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exemples à l’appui, bat en brèche les théories essentialistes et culturalistes sur l’« islam ». L’auteur met en scène un univers culturel et religieux complexe, traversé par des débats et marqué par la pluralité des pratiques et des adaptations, des croisements aussi, comme en Mauritanie, avec des héritages culturels locaux. La référence, dans le titre, à des terres plurielles et non à un islam générique marque toute la différence. Tout au long de cet exposé, la question posée n’est pas tant celle de savoir « ce que dit l’islam » sur l’esclavage, mais ce que différents acteurs, en différents lieux et en des moments différents, lui font dire. Roger Botte a fait preuve, à cette occasion, d’une grande maîtrise des appareils idéologiques comme des situations sociales et des histoires régionales. C’est un ouvrage que l’on peut lire d’un seul trait ou à petits pas, mais qui constitue désormais une ressource indispensable.

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Gilles Bourquin, Théologie de la spiritualité. Une approche protestante de la culture religieuse en postmodernité Genève, Labor et Fides, coll. « Lieux théologiques », 2011, 430 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Gilles Bourquin, Théologie de la spiritualité. Une approche protestante de la culture religieuse en postmodernité, Genève, Labor et Fides, coll. « Lieux théologiques », 2011, 430 p.

1 Un cri d’alarme pourra-t-il jamais arrêter la lente désertion des Églises instituées ? Tant d’autres ont été poussés en vain, que l’on pourrait en douter. Voici cependant un ouvrage qui, prenant en toute rigueur cette question récurrente de la désaffection des hommes d’aujourd’hui par rapport aux Églises et, centralement, celles de la Réforme, tente de nouer une nouvelle alliance entre la religiosité des temps « postmodernes », et les composantes fondamentales de la foi chrétienne. Tâche complexe, qui suppose une remontée aux sources de ce qui apparaît de plus en plus comme un divorce sans appel. Mais quête d’autant plus urgente qu’elle atteste, dès la Réforme, d’un procès d’individuation, confiant à chaque croyant le privilège d’interprétation du Texte. Au risque d’entraîner un mouvement de libre inspiration, et d’enthousiasme, vite dénoncé par Luther et ses compagnons en rupture de ban. En l’âge des Modernes, la démarcation ira croissant entre « la vie quotidienne et le règles de l’Église ». Triomphe « de la liberté du sujet autonome », note Gilles Bourquin, qui en maximise les conséquences. Et sans doute le lecteur pourrait-il ne pas agréer en totalité aux figures du sujet ainsi mis en lumière. Individuation ne signifie pas ipso facto « retranchement de type individualiste », non plus qu’« absolutisation de l’homme ». Et moins encore, ce

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« refus de la blessure, du procès, de l’imparfait, de l’incertain, du conflictuel », dont l’auteur « crédite » tel sujet en contexte de « sortie de religion ». Telles fêlures, en effet, semblent au principe de ces hommes de la modernité, désormais « sans qualité » dans un monde désenchanté. La « fonctionnalisation moderne de la religion » induit cette conscience aiguë des failles, dont la postmodernité accentue l’expression. Car le temps est désormais à la remise en cause du procès de rationalisation du monde, qui fait du sujet le lieu même de la plus grande « fragilité ». C’est cette fragilité qui va régler les rapports de l’homme avec le monde, soi-même, le temps de l’histoire et la passion d’autrui. La « dérégulation et l’atomisation de la religion » participent à l’évidence de cette formidable expansion du thème de l’intériorité, et qui n’est pas, ironie, sans rappeler la « découverte » de ce qui se nomma « chrétien intérieur » au XVIIe siècle, dans un semblable moment historique de déréliction des institutions de religion. Mais alors que cette prise en charge de la subjectivité décidait de l’événement mystique, en la postmodernité, l’auteur identifie l’explosion d’un syncrétisme humaniste, agnostique, qui fonde une religiosité où la spontanéité est garante de l’authenticité du vécu « religieux ». La « valorisation de l’intensif subjectif » s’effectue « au détriment de l’extensif objectif ». Entendons par là que la spiritualité postmoderne, centrée sur les aspirations du moi, se confronte aux formes instituées et ritualisées des Églises, et à leurs prédications. Une spiritualité qui est « concept-limite ou résiduel de la religion », marquée de « fluidification et d’irrationalisme », et relevant d’une « approche expériencielle et pragmatique » du moi. Même si l’on peut s’interroger sur ce que recouvre cette référence au pragmatisme (stratégie de survie, adaptation fonctionnelle et gratifiante, ajustement, etc.), il est clair que telle spiritualité est ici fondée en l’expérience d’une existence singulière, et que cette existence vaut référence ultime. Le problème est alors, pour l’auteur, de penser « l’articulation de la religion objective, garante de la transmission de l’héritage, à sa réception subjective ». Il y va, en effet, du devenir même de l’Église, et de son témoignage aujourd’hui inaudible, quand le « religieux » risque d’apparaître comme phénomène culturel parmi d’autres.

2 Cette religiosité contemporaine s’ancre dans un substrat anthropologique qu’il convient donc d’analyser en profondeur, ses tenants et aboutissants, pour tester la possibilité d’une conjonction de l’existence singulière et de la forme ecclésiale collective. Forme ne signifie pas seulement institution, mais s’entend comme site de tous les « biens de salut » offerts aux croyants. La réflexion anthropologique se situe ici dans le sillage de Georg Simmel, qui étudia au début du XXe siècle le fondement de la spiritualité au centre vif de l’existence de l’homme. Et ce n’est pas le moindre des paradoxes de l’ouvrage, mais combien fécond, de solliciter le regard pénétrant de l’auteur de La religion (1912, trad. fr. Circé, 1998) et de Rembrandt (1916, trad. fr., 1994), pour définir la configuration postmoderne de la religiosité. Le lecteur s’enchante d’une aussi précieuse mise en perspective simmelienne de la genèse de la spiritualité, engagée dans une conception vitaliste fermement étayée. Pour le philosophe allemand, « ce sont les catégories du sujet qui déterminent ses rapports au monde, et non l’inverse ». Catégories : dispositions affectives, psychosociales, cognitives, qui instituent l’homme en son unicité. Simmel abonde ainsi sans limite le pôle « phénoménal » par rapport au pôle « transcendantal » et, par cette « exaltation intellectuelle de la vitalité », livre une conception évolutionniste de la vie, qui signifie son « autoréalisation effrénée ». Dès lors, la vie en elle-même est une dynamique qui ne cesse de se dépasser, et chaque être est voué à transgresser ses propres limites. Chaque être porte en lui son principe de transcendance. Si, pour Simmel, « chaque moment de la vie est la vie entière », alors la

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vie s’identifie bien à l’« absolu », car « il n’est rien qui lui soit supérieur, si ce n’est le fait de se surmonter sans cesse elle-même ». Simmel récuse ainsi toute téléologie qui ne serait pas strictement immanente : « La vie n’est précédée ni orientée par rien d’autre qu’elle-même ». Aussi bien, il n’est de spiritualité que comme « émanation » ou reprise de la vie. « Efflorescence spontanée », articulée au plus profond de la singularité de chaque être, qui vaut attestation universelle. Par là, on conçoit que Simmel, rejetant toute pensée des « essences », privilégie les seules « variations infiniment progressives de l’étant ». Rien de ce qui ressortit à l’ordre du religieux n’est pensable en d’autres termes que strictement, et seulement, humains. La spiritualité est l’indice ultime, et l’injonction, de la vitalité à raison d’homme. La transcendance ne peut alors se concevoir que comme dépassement par l’être humain de son propre être, et résorbé en sa sphère propre d’action.

3 La distance semble bien alors insurmontable entre la conception anthropologique simmelienne de la spiritualité, qui ouvre l’homme à lui-même, en ses limites et ses transgressions profanes, – et la théologie chrétienne, dont Bourquin rappelle que si la Parole est bien « travaillée à même le vécu », et, en tant que telle, « recherchée ou reçue », elle renvoie « ultimement à Dieu ». Elle est, pour reprendre la belle formule de l’auteur, « l’excès qui fait face à la conscience, confrontée à “plus-que-soi” ». Mais la philosophie vitaliste ne méconnaît pas, tant s’en faut, ce face-à-face de soi à l’autre : le principe d’altérité fonde la personnalité comme « catégorie subjective englobant des rapports au monde », et donc à tout autre. Au tout-autre. C’est en ce sens que la spiritualité est « la prise en charge intégrée des conditions existentielles de la vie humaine », en sa vulnérabilité, sa quête de sens, ses stratégies de survie, dans l’indépendance absolue « de toute adhésion à un référentiel religieux ». Et l’on comprend pourquoi Simmel est notre (post)contemporain, dès lors qu’il signifie, dans le concept de vie, quelque « désordre partiel mais volontaire », reflet, note le théologien protestant, « d’une image instantanée de l’état inachevé de la vie », où tous les possibles adviennent, et les « sentiments contrastés qui fondent la “personnalité” ». Au « caractère sui generis de l’être humain » correspond la religiosité comme « forme pure, non déductible d’aucune autre », qui lui serait extérieure.

4 La théorie vitaliste de la religion « insère la catégorie religieuse dans l’entier déploiement de la vie humaine dont elle procède à part entière », résume l’auteur. Pour lui, il convient de prendre au sérieux ce défi d’interprétation qui pose la religion comme l’existence élevée « au degré supérieur où elle serait pour ainsi dire orientée vers l’intérieur ». Et s’opposerait ainsi à la tradition/transmission religieuses dans le contexte d’une Église déchue. Lorsque Simmel soutient la thèse de la religion à partir du seul argument existentiel et anthropologique, et la déleste de toute transcendance, le théologien tente de définir un concept de spiritualité qui puisse « réinscrire l’opérativité des affirmations théologiques au cœur de la vie, sans pour autant les dissoudre dans la vie ». Tel est le propos central de l’ouvrage. Sans doute est-ce la condition pour qu’un véritable « réveil » religieux se déploie, sans que s’ensuive une explosion d’enthousiasmes et d’illuminations non maîtrisées par l’institution. Si la spiritualité relève bien « de l’humain comme tel (...) se surpassant et se réappropriant sans cesse lui-même », la révélation, en christianisme, « n’est pas réductible à un immanentisme vitaliste ». L’excès, cette formule pour dire le surgissement de la Parole décentrée radicalement de la vie en son « humanité », ne peut être ramené « à l’espace anthropologique ».

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5 En d’autres termes, à ce que Simmel conçoit comme « habitation », moment de la spiritualité parvenue à la plénitude de son intensité, Bourquin propose en contrepoint l’impératif de la Révélation, et de sa source divine. La vie, dans la conception simmelienne, « n’est jamais exacte et sans reste », et tout « objet qu’elle produit doit nécessairement lui faire face, étant à la fois le résultat et l’aiguillon de (son) autotranscendance ». Et Simmel pousse l’argument vitaliste jusqu’à sa plus forte tension : « L’assurance absolue de l’être religieux ne peut être garantie que si celle-ci se détache de tout fondement transcendant pour ne s’appuyer que sur lui-même » – nulle « localisation » extérieure ne vaut. L’auteur ne peut, à coup sûr, convenir de cet argument. Il lui oppose le nécessaire « décentrement » de la spiritualité de sa source « vitale » afin de la rapporter à la « source religieuse extrinsèque ». La vérité ne relève pas de la raison humaine, mais « renvoie à l’ultra-topique de l’Esprit, à Dieu lui-même dans son rapport à l’humain », quand Simmel laissait « en suspens » l’existence de Dieu. Positions inconciliables, au-delà de la volonté, pour le théologien, de retrouver le temps perdu de la vie ?

6 Aussi bien l’auteur part-il du concept d’autotranscendance développé par Simmel, pour en reverser l’économie symbolique au compte d’une Révélation reçue par le croyant en situation de « religiosité » effervescente. Car celle-ci, chez le philosophe allemand, se dit « divinisation » de la vie, portée à son absolu. C’est en ce point précis qu’immanence anthropologique et transcendance divine peuvent se répondre, et que peuvent se rejoindre la dimension ascendante de la spiritualité simmelienne, et la dimension descendante de la théologie de la Révélation. Il ne faut pas combler le hiatus qui sépare Simmel de la Révélation, mais, pour l’auteur, « habiter » en connaissance de cause cette impossible relation, et cependant la seule à faire, si l’on peut dire, foi. Selon lui, il ne fait pas de doute que, si « la reconduction du divin à l’anthropologique ne peut que mener à l’anéantissement du divin », en sens inverse, « la reconduction trop directe de l’anthropologique au divin supprime la relativité de l’homme et surévalue la théologie en discours inspiré et infaillible ». Entre la radicalité « mystique » de la spiritualité chez Simmel, et la Révélation dans la théologie chrétienne, majorée en son versant protestant, demeure sans doute un espace béant, dont Nietzsche, en son Antéchrist donne la raison, ainsi résumée par l’auteur : « L’Évangile authentique n’est autre que la spontanéité religieuse vécue dans la négation de toute doctrine et de tout rite », et la doctrine paulinienne est alors « l’antithèse même de l’Évangile ». Jamais sans doute l’écart ne fut plus attesté entre l’injonction anthropologique et l’impératif théologique. Bourquin ne méconnaît pas « l’ancrage inéluctable de la théologie » dans le réel du monde et des sujets qui le fondent et refondent en permanence, mais il maintient « la spécificité propre de l’élément théologique ». S’il ne conteste pas que la Parole, telle qu’annoncée dans les églises de la Réforme, « n’articule plus suffisamment la révélation objective à la révélation subjective », et s’il convient que la révélation « prend corps à même l’expérience croyante », il oppose, à cette véritable incarnation de la spiritualité dans le vécu des sujets, la grâce « faisant irruption dans le monde, à partir d’un projet excédant le monde », ainsi régénéré par ce « surpassement » même. Si l’on voit bien la différence fondamentale entre la position médiane du théologien protestant, et la conception kirekegaardienne du divin – qui n’a de rapport à l’histoire « que dans l’irruption d’une différence absolue », qui fait scandale et paradoxe –, le lecteur retiendra cette volonté rigoureuse de penser la « pénétration de l’intentionnalité divine dans l’épaisseur du réel », contre une anthropologie qui articulerait la fragilité des « intentions concrètes », et leur « ambivalence », à la blessure « d’un mal radical ».

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Mais si le vécu simmelien est capable de penser le mal en telle radicalité, c’est de rapatrier sans cesse en sa propre économie tout le tragique d’une existence sans autre garant qu’elle-même, et autre fondement que son propre déploiement. Le vitalisme de Simmel ne semble pas pouvoir, malgré le raffinement de l’analyse proposée par Bourquin, laisser place à une intervention de surplomb, qui dirait Dieu, quand il ne faut entendre ici que l’homme en son existence paroxystique aussitôt assumée en sa qualité profane.

7 Un dialogue peut alors s’établir entre un tel vitalisme et la théologie de la Révélation, mais comme il en irait de deux énoncés parallèles, ne se rejoignant qu’en un improbable infini. Si pour le théologien la spiritualité est la « centration vitale de tout ce qui provient d’une source excentrée », dont procède le libre arbitre, Simmel dit la liberté « non pas une invention de soi mais la reconnaissance d’un appel inscrit au cœur même de la personnalité qu’il s’agit d’accomplir ». Quant au destin, « même envoyé par Dieu, (il) ne pourrait pas épouser si absolument la vie, s’il n’était pas la cause et l’effet de sa singularité » (Rembrandt, que je cite à partir de l’éd. Circé, p. 164). Bourquin sait prendre la mesure de l’extrême distance entre les deux conceptions de la spiritualité, vitaliste et théologique – et, dans la quête d’une articulation capable de régénérer la prédication Réformée, sait cependant, d’un savoir aussi clair, combien cette quête de défis en défis va s’épuisant. Mais c’est bien cela même qui donne à l’ouvrage son rythme et sa raison – sa passion.

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Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques Paris, Denoël, 2009, 348 p.

Jean-Bruno Renard

RÉFÉRENCE

Gérald Bronner, La pensée extrême. Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, Paris, Denoël, 2009, 348 p.

1 La publication par Gérald Bronner de L’empire des croyances (Paris, PUF, 2003), puis de Vie et mort des croyances collectives (Paris, Hermann, 2006) a fait de son auteur une figure marquante de la « sociologie cognitive » qui s’est développée dans le sillage de la théorie générale de la rationalité de Raymond Boudon. La pensée extrême relève le défi d’appliquer cette approche à des croyances de fanatiques, que l’on qualifie si aisément de « fous » tant leurs idées et leurs comportements nous paraissent « irrationnels ». Ce livre passionnant, où l’auteur cisèle les notions comme un orfèvre, est une magistrale démonstration des mécanismes qui conduisent, de manière logique bien qu’effrayante, à adhérer à des idées extrémistes.

2 L’auteur rappelle qu’une croyance se définit à la fois par un contenu (une idée) et par un rapport à ce contenu (une adhésion plus ou moins forte). La spécificité de la pensée extrême est qu’elle « adhère radicalement à une idée radicale » (p. 130). La conséquence en est que les idées extrêmes sont soit faiblement « transsubjectives », c’est-à-dire qu’elles se propagent peu dans une population parce qu’elles sont perçues comme peu convaincantes, soit « sociopathiques », c’est-à-dire qu’elles n’admettent pas des visions du monde différentes, soit encore dans les formes les plus dangereuses, elles cumulent les deux caractéristiques. D’où trois types d’extrémistes selon une progression croissante : les extrémistes aux croyances faiblement transsubjectives et faiblement sociopathiques (par exemple les collectionneurs compulsifs, les passionnés d’ovni, les

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fondamentalistes religieux non expansionnistes qui par conviction peuvent mettre en jeu leur vie mais pas celle des autres), les extrémistes aux croyances transsubjectives et sociopathiques (les mouvements violents, mais « compréhensibles » par beaucoup, comme les rebelles extrémistes, les égalitaristes, les antispécistes, etc.), enfin les extrémistes aux croyances faiblement transsubjectives et fortement sociopathiques (les membres de sectes se suicidant collectivement, les terroristes kamikazes, violents et « incompréhensibles »).

3 La radicalité de la pensée extrême est le point ultime – rarement atteint – d’un processus graduel et rationnel d’adhésion à des idées. « Chaque étape a poussé l’individu vers la pensée extrême, mais chacune d’entre elles, prise séparément, peut sans doute être considérée comme raisonnable » (p. 36). Ainsi le militant sioniste extrémiste qui assassina Yitzhak Rabin, en 1995, a tenu un raisonnement implacable par sa logique : le juif pieux se soumet à la volonté divine ; la volonté divine s’exprime dans la Torah ; selon la Torah, Dieu a donné aux juifs la Terre sainte ; toute personne qui s’oppose à la colonisation s’oppose à la volonté de Dieu et doit donc être combattue, y compris par la violence, justifiée par la Torah. De même, les terroristes islamistes d’al-Qaïda pensent que les musulmans sont persécutés par des ennemis, que le Coran incite les bons musulmans à mener contre eux une guerre sainte, que les ennemis sont les Américains et leurs alliés (et non seulement leurs gouvernants), et que par conséquent la violence envers les populations américaine ou européennes est légitime. Pour la pensée extrême, tout compromis, tout aménagement, est inacceptable. La pensée ordinaire accepte les contradictions entre les croyances qui coexistent dans notre esprit ou dans notre société. La pensée extrême ne les accepte pas et construit une doctrine cohérente, « pure », monolithique et manichéenne. L’auteur rappelle, à la suite de plusieurs auteurs, que les terroristes ne sont pas des fous, des ignorants ou des déshérités : ils sont le plus souvent issus de classes supérieures et possèdent un niveau élevé d’instruction.

4 Nous avons, souligne-t-il, de « bonnes raisons » pour résister à l’idée d’une rationalité des comportements extrêmes : comprendre, ce serait être complice, ou admettre que le mal est en nous, ou prôner un relativisme conduisant à reconnaître les « valeurs » des terroristes. Il nous faut pourtant accepter l’idée que l’extrémisme satisfait aux critères de la rationalité : « il énonce des doctrines cohérentes » (p. 61) et « il propose des moyens en adéquation aux fins poursuivies » (idem). Comme l’écrit l’auteur, « c’est là le problème avec l’extrémiste, il met en demeure par ses actions, par ses reproches, les individus plus tièdes que lui, mais partageant les mêmes valeurs, les mêmes croyances, de se mettre en conformité avec elles » (p. 95). La pensée extrême pèche non par manque mais par excès de logique. En adoptant une maxime qu’ils partagent tous, « la fin justifie les moyens », les fanatiques établissent une hiérarchie absolue et intangible de leurs valeurs. « Ce n’est pas qu’ils méconnaissent le mal, c’est qu’ils se croient autorisés à le faire » (p. 269). Dans la pensée ordinaire, on « met en balance » nos valeurs selon les situations, par exemple on peut mentir pour sauver une vie, manger un aliment interdit par la religion pour survivre. Autrement dit, on fait un usage relatif et conditionnel des valeurs. Au contraire, les fanatiques adhèrent de manière inconditionnelle à certaines croyances, ce qui les conduit à une « incommensurabilité mentale », c’est-à-dire une insensibilité à tout système de valeurs concurrent. En bref, les extrémistes considèrent « comme non négociables des croyances qui ne peuvent constituer le ciment de la vie sociale » (p. 307).

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5 Ce n’est pas le moindre des intérêts de cet ouvrage que de s’interroger en conclusion sur la manière de « faire changer d’avis un extrémiste » (p. 309). Pour l’auteur, l’attitude fanatique, pour extrême qu’elle soit, n’en est pas moins fragile et souvent temporaire : on ne naît pas fanatique, on le devient, et on ne reste pas fanatique toute sa vie (cf. la bande à Baader, les Brigades rouges). Les chemins qui mènent à l’extrémisme peuvent donc être pris en sens inverse : apparition du doute – d’abord sur les éléments périphériques des croyances, ceux qui ont souvent permis la radicalisation –, rétablissement d’une « concurrence cognitive » entre les valeurs, rétablissement d’un contact social pour contrer l’enfermement sectaire, disparition des frustrations qui ont suscité l’adhésion fanatique. C’est dire combien l’ouvrage de Gérald Bronner sera précieux pour tous ceux qui s’intéressent non seulement aux croyances en général, mais plus spécialement à l’extrémisme religieux ou politique et aux dérives sectaires.

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François Burgat, L’islamisme à l’heure d’al-Qaida Paris, La Découverte/Poche, 2010, 218 p.

Haoues Séniguer

RÉFÉRENCE

François Burgat, L’islamisme à l’heure d’al-Qaida, Paris, La Découverte/Poche, 2010, 218 p.

1 L’un des grands mérites de François Burgat est sans aucun doute celui de la constance. En effet, il ne s’est jamais départi de ses positions initiales énoncées et consignées de longue date dans son tout premier ouvrage consacré à l’islamisme au Maghreb (L’islamisme au Maghreb. La voix du Sud, Éditions Karthala, 1988). Ces positions, au premier rang desquelles l’approche différenciée d’un courant aux multiples facettes, l’auteur n’a eu de cesse de les étayer au cours de toutes ces dernières années. Il les a systématiquement enrichies et confirmées en en ajustant, au contact d’une réalité changeante, le contenu et la portée, dans le cadre de ses terrains de recherche autres que la région du Maghreb, comme la Péninsule arabique qu’il a investie, notamment à l’occasion de son long séjour au Yémen entre 1998 et 2003. À cet égard, L’islamisme à l’heure d’Al-Qaida est à la fois un compendium des écrits précédents et un support étoffé, à la volonté toujours aussi résolue d’objectiver le plus possible l’objet islamiste que le chercheur n’a de cesse de rationaliser, de scruter sous plusieurs angles analytiques, par le biais des outils profanes de la sociologie compréhensive dans le droit fil d’un Max Weber. Ce qui n’est pas rien. Pour ce faire, le politologue procède, une fois n’est pas coutume, à une déconstruction, en règle, des principales dynamiques à l’œuvre dans l’islamisme et à une mise à nu de ses principaux ressorts idéologiques à l’aune de ses contextes d’élaboration, du parcours de ses commanditaires principaux et des événements politiques majeurs dans lesquels s’inscrivent les actions de ces derniers. L’auteur prend alors, dans la méthodologie originale qu’il adopte, le contrepied parfait

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du traitement médiatique, souvent passionnel au demeurant, dont il dénonce, sans fards, les limites épistémiques, avec force arguments, notamment au chapitre VIII.

2 La force essentielle de l’argumentaire tient au fait majeur que l’auteur connaît de façon aussi manifeste que précise son objet de recherche qu’il pratique depuis au moins trois décennies. Il démontre, à cette occasion, la grande familiarité qu’il a avec le terrain de ses enquêtes ainsi que l’univers linguistique des acteurs musulmans qu’il prend le parti de rencontrer et d’interroger avec une empathie évidente qui a pu parfois lui être reprochée par ses pairs. Loin d’être une faiblesse, le chercheur parvient au contraire à nous montrer que l’empathie peut être une plus-value cruciale apportée à la connaissance.

3 La thèse que le politologue reprend ici, presque à l’identique, a déjà été amplement documentée dans le cadre de ses précédentes analyses. Il ne s’en cache pas et le reconnaît explicitement dès les premières pages. Il se contentera ainsi, dans cette nouvelle livraison, de la reformuler à nouveaux frais en y incluant, cette fois-ci plus spécifiquement, la génération « Al-Qaida » qui serait en quelque sorte une manifestation renouvelée de l’islamisme à compter du début des années quatre-vingt- dix au moment où celui-ci tend à sortir de ses frontières nationales originaires. Ainsi, l’islamisme serait invariablement le produit d’une tentative de reconquête ou de réaffirmation identitaire d’agents sociaux de religion musulmane, souhaitant exemplifier, au point de vue public et politique, tant à l’échelle nationale qu’à l’échelle internationale, une certaine appartenance à l’islam ; accompagné par « le lexique » qui va avec, au nom d’une « remise à distance » de « l’Occident colonisateur » ou impérialiste. Ainsi, la génération Al-Qaida et sa radicalité politique, cristallisée dans les figures de Ben Laden et Al-Dhawahiri, procèderaient d’une même réaction aux désordres majeurs dont les États-Unis et leurs alliés seraient à l’origine dans le monde musulman tout juste après la fin du monde bipolaire. Les mobilisations islamistes seraient moins la conséquence d’une relation particulière à l’islam, en quelque sorte exaltée ou atypique, que le résultat de l’imposition, par les pouvoirs nationaux ou internationaux dominants, soit de codes culturels importés, au mépris des cultures locales musulmanes pourtant séculaires, soit d’un ordre politique inique au nom d’une certaine vision essentiellement exogène ou occidentalo-centrée de la modernité.

4 Le mérite d’une telle thèse est d’éviter assurément les écueils de l’essentialisme qui font florès dans certains milieux académiques. Cet essentialisme tend justement à rapporter les effusions de violence attribuées indistinctement aux islamistes, à l’islam et à la culture de haine ou de rejet de l’Occident que cette religion nourrirait. Le rapport aux textes fondateurs de l’islam serait a contrario toujours à mettre en étroit lien avec un contexte et avec toutes sortes de prétextes convoqués ex post par les acteurs pour justifier (ou légitimer) leurs revendications sociales et politiques. Ainsi, la nature de l’islamisme serait toujours fonction de l’environnement politique et partant, ne saurait se réduire à ses seules périphéries violentes autrement plus infimes.

5 Transcendant l’habituelle neutralité axiologique qui est attendue du chercheur, Burgat est l’un des premiers auteurs francophones à avoir soutenu, sans en démordre, que les mouvements islamistes « dans leur écrasante majorité (...) participent activement aux processus de modernisation et de développement de leurs sociétés respectives et, plus largement, du monde qui les entoure. » (p. 108). Il s’agit là d’un propos normatif qui a été diversement apprécié dans le cénacle académique pour son côté iconoclaste dans la mesure où il attesterait, pour certains à tout le moins, à tort ou à raison, une trop

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grande proximité du sujet avec l’objet de sa recherche. Mais n’est-ce pas là un procès d’intention fait à l’auteur ? Cela pose en tous les cas, de nouveau la question centrale du « paradoxe du sociologue » tel que thématisé en son temps par Pierre Bourdieu où ce dernier a parfaitement souligné les malentendus, en particulier vus de l’extérieur, qui peuvent surgir entre enquêteurs et enquêtés quant à leurs rôles respectifs.

6 Malgré la rigueur et la consistance indiscutables des arguments développés d’un bout à l’autre, dans une limpidité rare, il nous est toutefois permis d’adresser au politologue quelques critiques sur le fond, quoiqu’elles puissent, en tout état de cause, être éminemment moindres par rapport aux multiples qualités scientifiques qui distinguent nettement cette nouvelle contribution.

7 L’auteur ramène la genèse de l’islamisme à « trois temporalités » distinctes : d’abord, une lutte contre la présence coloniale occidentale dans le cadre d’une réaffirmation, par les activistes musulmans, de « la place de la référence religieuse dans le lexique des luttes indépendantistes » (p. 50) ; ensuite, une lutte des islamistes contre « le déficit culturel » des élites autochtones postindépendantistes ; et enfin les débuts d’un combat armé d’une internationale islamiste contre le nouvel impérialisme occidental au sortir de la guerre froide. Outre le caractère évolutionniste de la typologie proposée, il existe à notre connaissance au moins une sérieuse exception à ce que l’auteur tend à ériger en une règle absolue. En effet, l’islam politique au Maroc, son émergence et la mobilisation de ses militants se sont développés dans des conditions tellement spécifiques qu’ils constituent indéniablement un cas limite. Les élites indépendantistes marocaines, au premier rang desquelles Allal Al-Fâsî à la tête de l’Istiqlal, en étroite collaboration avec les monarques Mohamed V et Hassan II, ont abondamment fait référence au système normatif de l’islam pour légitimer le nouvel ordre politique indépendant et enraciner les symboles musulmans dans le paysage sociopolitique marocain. Ils y sont en grande partie parvenus. Les islamistes de la Jeunesse islamique, constitués en association dès 1972, ont même bénéficié de l’appui de la monarchie afin de combattre l’extrême gauche déclarée « athée » tout en développant leur programme de réislamisation. Pourtant, l’organisation islamiste en question a choisi, presque dès sa naissance, de cultiver une action clandestine parallèle et un certain degré de violence, avec pour objectif de renverser les autorités en place. L’absence du lexique musulman ou l’introduction de codes culturels étrangers n’est donc visiblement pas la seule cause de la mobilisation islamiste et sa dynamique oppositionnelle dans le cadre de la seconde temporalité.

8 La lecture de L’islamisme à l’heure d’Al-Qaida reste évidemment salutaire pour qui veut comprendre, de façon nette, claire et précise, non seulement les conditions exactes de l’émergence du mouvement islamiste, sa diversité ainsi que les rapports de force au sein desquels il est engagé dans les différentes scènes politiques du monde musulman.

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Roland J. Campiche, La religion visible. Pratiques et croyances en Suisse Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, coll. « Le savoir suisse », 2010, 141 p.

Bérengère Massignon

RÉFÉRENCE

Roland J. Campiche, La religion visible. Pratiques et croyances en Suisse, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, coll. « Le savoir suisse », 2010, 141 p.

1 À travers cet essai court et stimulant, Roland J. Campiche synthétise et actualise ses travaux précédents, notamment, Croire (s) en Suisse (Lausanne, l’Âge d’Homme, 1992), Cultures jeunes et religions en Europe (Paris, Cerf, 1997) et Les deux visages de la religion (Genève, Labor et Fides, 2004). Il y poursuit une déconstruction salutaire du paradigme de la sécularisation dans sa version radicale qui voudrait voir l’Europe comme un continent frappé par la baisse généralisée des croyances, des appartenances et des pratiques religieuses, doublée d’une disparition des religions de la sphère publique. Cet ouvrage va au-delà de l’exemple de la Suisse, marquée par le biconfessionnalisme, et permet une réflexion renouvelée sur le croire en modernité tardive. Avec prudence, il nous invite à considérer « le caractère contingent des interprétations contemporaines sur l’état de la religion » et « à échapper à un dogmatisme sociologique sur la question religieuse » (p. 12).

2 Si la fin de l’âge de la religion comme structure (Marcel Gauchet) est avérée, le croire se recompose et se complexifie. À la notion trop idéologique et unilatérale du paradigme de la sécularisation (qu’il qualifie d’« approche négationniste », p. 16) ou à sa version soft « la privatisation de la religion » ou encore la notion de la « sortie de la religion » (Marcel Gauchet), l’auteur propose d’autres concepts mieux à même de saisir les

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mutations du religieux en Suisse : la « désinstitutionalisation » du croire (Thomas Luckmann) ou la perte d’emprise des institutions religieuses sur la société et les individus, avec en toile de fond une critique de l’autorité et le refus du « prêt à croire » (Liliane Voyé) ; « le retour du religieux » avec l’émergence de nouveaux mouvements religieux qui démontre que les religions se transforment, persistent et peuvent encore fasciner par leur exotisme, leurs pratiques singulières et leur message souvent ésotérique ; « la recomposition » du croire (Danièle Hervieu-Léger) et « l’individualisation » de la croyance et des pratiques (Marcel Gauchet) avec comme corollaire l’effacement du rôle social de la religion et le maintien de petites religiosités privées. Il souligne, par ailleurs, comment ces notions s’emboîtent avec, souvent, un même défaut, celui de postuler l’atomisation du croire alors qu’aucun individu ou groupe ne construit son identité sur le vide social, mais use de capitaux socioculturels collectivement transmis et individuellement appropriés. Dernier paradigme, l’auteur retient la notion de « pluralisation », du fait des migrations (1/4 des Suisses est né à l’étranger, et les religions non chrétiennes forment 6 % de la population suisse, avec 4 % de musulmans) ; il y a aussi, et surtout, une pluralisation interne à chaque croyance qui est véritablement le sujet de ce livre.

3 Hypothèse féconde, l’auteur défend l’idée d’une dualisation de la religion avec, d’une part, le pôle institutionnel marqué par le maintien de la pratique dominicale, le sentiment d’appartenir à une communauté croyante comme lieu (non exclusif) de sociabilité, la croyance en un Dieu personnel et l’acquiescement à l’idée selon laquelle la religion est un service public, et, d’autre part, le pôle de la religion universelle qui s’alimente d’un syncrétisme réciproque (catholicisation du protestantisme, protestantisation du catholicisme, intégration des idéaux de la modernité en particulier la croyance aux Droits de l’homme et le primat de l’individu). Ce second pôle se caractérise par la reconnaissance d’une puissance supérieure, la représentation de la religion comme affaire privée et la pratique de la prière. Si les tenants du pôle institutionnel accréditent certains standards du pôle universel (Droits de l’homme, pratique religieuse personnelle), l’inverse n’est pas vrai. Par ailleurs, le nombre d’athées est minoritaire et ne progresse pas. Il y a donc désinstitutionalisation, individualisation et pluralisation du croire, mais pas « sortie de la religion ».

4 À partir de cette grille d’analyse, l’auteur s’appuie sur différents sondages européens ou suisses et propose des typologies fines pour appréhender les différentes figures du croire (chap. 4, « À chacun ses croyances ? ». Question à laquelle l’auteur répond « non » en multipliant les catégories et les sous-catégories). Ces typologies permettent d’analyser ce qu’il reste du rôle social légitime des religions dans la sphère publique selon les différents profils du croire dégagés (chap. 5, « Croire sans appartenir ? ». Question à laquelle l’auteur répond par l’adage « croire et appartenir, mais de loin ! »). Enfin, un sixième chapitre analyse les modes pluriels de la transmission religieuse qui ne doit pas être perçue à l’aune du jugement de valeur : la bonne transmission serait la reproduction à l’identique (il cite l’exemple d’un jeune, issu d’un couple mixte catholico-protestant, qui a reçu une éducation œcuménique et s’est engagé dans l’humanitaire). Ces modes de transmission sont d’autant plus pluriels qu’il y a aujourd’hui une hétérogénéité de modèles familiaux, des styles éducatifs, une augmentation des couples mixtes et une multiplication des canaux de socialisation (école, médias, groupes des pairs, Église...), mais les familles, et notamment les mères, restent les premiers agents de la socialisation religieuse.

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5 Un chapitre à part traite de la modification de la régulation étatique du religieux (chap. 3, « Laïque, la Suisse ? ») où l’auteur souligne la multiplicité des acteurs de cette régulation : il n’y a plus d’instances uniques de régulation (l’État) mais la cristallisation d’une norme partagée, « le religieusement correct », ou la contrainte normative d’une nécessaire adéquation des croyances et pratiques religieuses d’une confession avec l’éthos démocratique des sociétés ouvertes et pluralistes ; d’où la méfiance face aux sectes et face à un islam radical, perçus comme des menaces non seulement pour la sécurité, mais aussi pour les valeurs du vivre ensemble.

6 Le livre se clôt sur un addendum sur la votation suisse du 29 novembre 2009 contre l’érection de minarets. Il en tire la conclusion que le pôle universel de la religion est plus marqué par la référence au christianisme qu’il ne le croyait au départ.

7 On l’aura compris, c’est un livre complet et complexe, par l’ensemble des catégories et des typologies mobilisées, qui permet d’allier perspective théorique et étude en profondeur et en finesse du cas suisse et au-delà.

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Hervé Cavallera (éd.), Rudolf Steiner tra antroposofia e educazione Lecce, Edizioni Pensa, Multimedia, 2006, 136 p.

Michel Ostenc

RÉFÉRENCE

Hervé Cavallera (éd.), Rudolf Steiner tra antroposofia e educazione, Lecce, Edizioni Pensa, Multimedia, 2006, 136 p.

1 La pensée et l’action éducative de Rudolf Steiner ont fait l’objet d’un colloque qui s’est tenu à Manduria (Italie) en 2004. La place de la connaissance de l’homme dans la formation des enseignants, celle de l’art et de la créativité dans les méthodes éducatives et l’importance de la liberté dans la pédagogie du penseur autrichien ont particulièrement retenu l’attention. Steiner avait travaillé aux archives de Weimar, de 1890 à 1897, avant de publier les écrits scientifiques de Goethe et d’écrire son premier livre important sur la Philosophie de la liberté (Die Philosophie der Freiheit, 1894). Il dirigea ensuite le Magasin for Literatur de Berlin. La pensée de Steiner était influencée par celle d’Eduard von Hartmann, l’inventeur de l’inconscient, et par des sources moins académiques comme les ouvrages d’Elena Petrovna Blavatsky qui l’avaient amené à la théosophie. Il se référait au christianisme, tout en ne situant le Christ que dans une vaste gamme de « Grands Initiés », pour reprendre le titre d’Édouard Schuré. La théosophie se réclamait de Fichte pour critiquer le scientisme, la science n’étant pas pour elle un positivisme mais la compréhension intégrale de la personne humaine. Elle a pour principe l’intuition directe et prétend se distinguer du mysticisme par un appel à diverses sources de connaissances. La sensibilité devient ainsi le point de départ d’une sagesse éternelle qui entend rapprocher l’âme de la vérité. Steiner était imprégné de la lecture d’orientalistes allemands comme Dussen, un de Kant et de Schopenhauer fortement influencé par la philosophie de l’Inde. Mais son orientalisme se heurtait à un ancrage occidental impliquant une sacralisation de l’individu, et il ne lui servait qu’à se réapproprier un héritage ésotérique fondé sur la méditation. Steiner

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se sépara des théosophes en leur reprochant un spiritisme grossier et il fonda la Société anthroposophique qui entendait étudier les dispositions naturelles de l’individu et ses capacités d’épanouissement. La « science de l’esprit » devait aider l’homme à conquérir des mondes nouveaux et à construire une liberté qui s’exprimait sous forme de besoins sensitifs, de sentiments et de représentations. Le penseur autrichien créa à Dornach en Suisse le théâtre Goetheanum où il donna des représentations de Faust et des cours d’art dramatique avec l’aide de son épouse Marie von Sivers. Ses activités s’étendirent aux domaines les plus divers et notamment à l’enseignement. Il dirigea à Stuttgart l’école Waldorf qui comptait plusieurs pédagogues dans son corps enseignant. Ses méthodes furent ensuite appliquées dans plusieurs établissements à l’étranger et sous son impulsion s’ouvrit même, en 1921, à Arlesheim un institut clinique préconisant une pédagogie curative fondée sur l’eurythmie. Ces activités pratiques étaient destinées à révéler les différences profondes séparant l’anthroposophie de l’illuminisme et de l’occultisme.

2 La théosophie prétend découvrir Dieu en étudiant la nature de l’homme et elle entend élever l’esprit jusqu’à son union avec la divinité ; mais le stade le plus élaboré de la pensée individuelle se situait pour Steiner dans les rapports de l’individu avec la société. Le penseur puisait chez Goethe l’idée de séparation des sens et de la pensée, la vérité s’ouvrant à l’observation plus qu’aux constructions de l’esprit. Le développement des facultés intellectuelles permet d’entrer en contact avec une réalité suprasensible et Sandra Christolini nous rappelle que chez Goethe la science et l’art n’excluaient pas la valeur de la représentation religieuse. Les principes stricts d’observation pratiqués par les sciences naturelles ne sont donc pas incompatibles avec la contemplation artistique et la chaleur de l’esprit peut concilier la rigueur scientifique avec une vision surnaturelle de l’univers. Anna Maria Colaci souligne pourtant la dualité de cette conception qui présente un homme toujours partagé entre l’attrait du monde et la répulsion qu’il lui inspire, l’anthroposophie ne parvenant pas à réaliser l’unité du moi et des choses. Cette incapacité à élaborer un système philosophique était au centre des critiques que lui adressait le néo-idéalisme italien. Certes, Giovanni Gentile se félicitait de découvrir chez Steiner une conception de la liberté qui était une célébration de l’individualité ; mais il la jugeait limitée à son caractère immanent et incapable de dépasser un empirisme critique.

3 Au-delà d’heureuses initiatives spiritualistes, l’individu anthroposophique finissait par n’être qu’un aspect particulier de la nature et les thèses de Steiner s’avéraient incapables de passer d’une théorie humaine à celle de la grâce divine. Vittorio Basile conclut que l’anthroposophie était incapable d’unir un idéalisme théorique et un réalisme pratique, ce qui représentait pour Gentile le fondement même de tout système philosophique. Steiner ne se contente d’ailleurs pas de s’éloigner du matérialisme : Hervé Cavallera prétend même qu’il prend ses distances avec le rationalisme, sa théorie de la connaissance restant fortement inspirée par les philosophies orientales. L’âme se défait difficilement des tentations du monde et le long cheminement de la connaissance la libère du corps pour qu’elle devienne esprit. L’homme prend ainsi conscience d’un destin qui reste imprécis, le devenir étant privé de sens et sa finalité vouée à la dissolution. Une connaissance authentique suppose un douloureux détachement du monde que Steiner assimilait à la Passion du Christ car elle condamne l’esprit à disparaître en se libérant de son asservissement au corps. L’arbre de la connaissance devient celui de la mort et non de la vie. Pour Cavallera, la dimension prophétique et le

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mysticisme de sa pensée conduisent Steiner à une sorte de religion laïque où la seule signification du monde est de permettre à l’homme d’accomplir son destin.

4 La nécessité d’aider son prochain est la raison d’être d’une pratique éducative qui trouve son fondement chez Steiner dans tous les aspects libératoires de l’enfant. Le principal objectif de la pédagogie consiste en un plein développement des forces physiques, psychiques et intellectuelles qui correspond à une connaissance anthroposophique de l’homme. Francesca Dello Preite est donc fondée à croire aux origines naturalistes d’une conception qui attribue à l’individu dès sa naissance toutes les parties constitutives de l’être. Pour que l’école soit celle de la vie, il lui faut des capacités d’adaptation aux prédispositions naturelles des élèves et à leur développement. La formation des écoles steinériennes se réclamait d’un idéalisme romantique que Sandra Christolini apparente au destin faustien de l’homme surmontant tous les obstacles pour aller toujours de l’avant. Ainsi, le corps et l’âme participent au langage pédagogique. Gabriele Armenise insiste au contraire sur l’importance de l’observation comme point de départ de tout processus de l’école Waldorf. L’éducation est un art capable d’accompagner l’individualité car Steiner concevait la liberté comme l’expression la plus authentique de la nature humaine ; il faut aider son épanouissement en cultivant toutes les capacités de l’enfant dans les domaines de la volonté, de la sensation et de la pensée. L’élève se réalise lui-même à travers la subjectivité de ses sentiments. Toute éducation à la liberté individuelle pose l’éternel problème de l’initiation à la vie sociale et l’école Waldorf insistait sur les relations entre les personnes dans le contexte éducatif ; mais l’humanisme joue un rôle prioritaire et l’individu reste la source de toute morale. Les écoles de Steiner entendent préparer l’épanouissement personnel de l’élève et son insertion dans la vie sociale en alternant des activités artistiques, pratiques ou manuelles sollicitant l’esprit de créativité et des disciplines intellectuelles tournées vers l’abstraction. Elles multiplient les disciplines moins traditionnelles comme la musique, le dessin, la gymnastique ou le jardinage, avec la conviction que l’agilité du corps et des sens peut stimuler celle de la pensée.

5 Le développement de l’enfant obéit à trois cycles que Steiner déterminait en fonction de critères physiques liés à l’âge. Les parents jouent un rôle essentiel au premier stade de ce processus où la reproduction de modèles antérieurs s’effectue dans un milieu familial harmonieux et serein. L’enfant apprend ainsi à développer plusieurs types de sentiments et à respecter un premier ensemble de valeurs. Il structure ses démarches cognitives en fonction du langage. L’école réalise ensuite une grande partie de sa socialisation en établissant une hiérarchie fondée sur des classements qui relègue l’égalité de principe entre les élèves au niveau théorique. Steiner accordait une importante place aux méthodes actives qui laissaient à l’élève une grande part d’initiative dans la découverte du milieu ; mais il justifiait l’éloignement du modèle parental au profit d’une attitude d’intériorité subjective par une série de métamorphoses naturelles. Anna Maria Colaci insiste sur la place de l’imagination dans la seconde étape de l’enseignement steinérien entre sept et quatorze ans, lorsque l’éducation sort de la phase ludique en suscitant la curiosité de l’enfant pour les phénomènes naturels et les activités humaines. À ce stade, l’élève conteste l’autorité au profit d’une force idéale représentée par le savoir de l’enseignant, l’œuvre d’un artiste ou une idéologie capable de capter son attention. L’intelligence n’apparaissant qu’avec la puberté, les différentes matières doivent être enseignées sous forme d’images et de symboles. L’enfant, mû par des sentiments, regarde la réalité avec des yeux d’artiste et

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l’art doit pénétrer toutes les disciplines en leur prêtant de nouvelles vertus. La géographie et les langues étrangères permettent à l’élève de s’ouvrir au monde, l’histoire servant d’exemple à un comportement idéal. La peinture, le chant et la récitation rendent le processus formatif moins ennuyeux et leur enseignement se déroule dans un environnement esthétique qui favorise l’esprit créatif. Les sensations artistiques précèdent la réflexion intellectuelle dans l’espoir d’éviter l’aridité épuisante d’une simple acquisition des connaissances et l’élément scientifique forme le jugement qui passe d’une logique hypothético-déductive à une pensée rationnelle. Mais l’accès à l’abstraction passait pour Steiner par une « science spirituelle » et le développement de l’esprit critique ne devait pas être prématuré. La formation de la liberté de jugement connaît ainsi plusieurs étapes : une méditation esthétique qui permet à l’enfant d’accéder au stade de l’imagination, l’inspiration qui lui offre un premier contact avec l’esprit et l’intuition qui lui ouvre les portes de la connaissance.

6 Le sacerdoce du maître de l’école de Waldorf était mis au service d’une vraie connaissance de l’être humain et son autorité exigeait des rapports de confiance qu’il pouvait cultiver en suivant ses élèves pendant tout un cycle d’enseignement. L’acquisition du savoir reste progressive au terme d’un parcours accompli ensemble par le maître et ses élèves. Un même souci d’unité incite les écoles de Steiner à consacrer deux heures par jour pendant des périodes de trois à cinq semaines à une matière afin d’en faciliter la compréhension par l’absence de toute fragmentation dans son étude. L’enseignant reste libre de ses initiatives en fonction du développement de l’enfant et le plan d’études idéal doit s’inspirer d’une nature humaine en devenir.

7 Steiner considérait les sensations empiriques de l’enfant comme les premières manifestations d’un sens artistique qui doit contribuer à un développement harmonieux du processus éducatif. On conviendra avec lui que l’éducation n’est faite qu’en partie de transmission, la continuité n’étant pas pour elle une fin en soi. En outre, nul ne sait au juste comment se forme la créativité artistique et on ne peut éluder à ce propos la question de l’inégalité des dons innés, ni celle de l’inégalité des chances. Si bien que la recherche de la créativité à tout prix peut sombrer dans des pratiques dénuées de capacités formatrices. Cavallera place ainsi l’intuition au centre de la pensée de Steiner, les sensations, les sentiments et l’imagination devenant les sources authentiques de l’épanouissement de la personnalité. L’intuition n’est pas la raison et l’esprit critique suppose une formation intellectuelle préalable dont Steiner se méfie par crainte qu’elle ne fasse obstacle à la liberté de jugement. En fait, il inverse la tendance en privilégiant des critères subjectifs comme l’inspiration au détriment de la pensée rationnelle. Cet anti-intellectualisme se veut compensé par les séductions d’un humanisme plein de liberté spontanée qui condamne sans démagogie l’autoritarisme, tout en revendiquant la nécessité de l’autorité. Cet humanisme n’en reste pas moins mystique dans la mesure où la fin de l’humanité lui apparaît comme une dissolution dans le cosmos. Steiner s’efforce vainement de concilier les impératifs d’une étude anthropologique de la nature humaine et les exigences intellectuelles de la pédagogie.

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Jean-Pierre Chantin, Le régime concordataire français. La collaboration des Églises et de l’État (1802-1905) Paris, Beauchesne, coll. « Bibliothèque Beauchesne », 2010, 302 p.

Jean-Louis Schlegel

RÉFÉRENCE

Jean-Pierre Chantin, Le régime concordataire français. La collaboration des Églises et de l’État (1802-1905), Paris, Beauchesne, coll. « Bibliothèque Beauchesne », 2010, 302 p.

1 Le sous-titre de ce livre dit peut-être, dans une certaine mesure, le sens général de la formule concordataire, mais il n’en épuise pas les épisodes contrastés durant un siècle. La vue historique d’ensemble, assez détaillée, du régime concordataire que propose Jean-Pierre Chantin apporte en tout cas bien des nuances et des correctifs à l’idée d’une pratique uniforme et sans heurts majeurs d’une « convention », le mot initial pour désigner l’accord entre Bonaparte et le pape Pie VII. Si l’on retournait la célèbre formule de Clémenceau pour définir la laïcité, « L’État chez lui, l’Église chez elle », en faveur d’une définition du genre « l’État dans l’Église, et l’Église dans l’État » pour définir le Concordat, ce serait insuffisant, car la prééminence de l’État est nettement assurée. Il faut distinguer ici, comme pour la laïcité, la lettre et la mise en œuvre, ainsi que l’esprit de la mise en œuvre. L’un des grands intérêts de ce livre est en effet, après avoir bien situé les textes au départ, de montrer les différences successives d’interprétation, de par la volonté des régimes qui se suivent (presque toujours dans des ruptures violentes avec les précédents) ou du fait de situations critiques qui les obligent à changer leur politique de départ. C’est particulièrement net, mais en sens inversé, de Louis-Philippe et de Napoléon III. Ce que l’auteur fait aussi apparaître avec netteté, ce sont des niveaux d’opposition multiples qui fonctionnent tout au long de ce

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siècle de transition, chacun pour sa part, mais aussi en une sorte de tuilage permanent ou de dialectique multiple des intérêts : le cléricalisme très actif contre un anticléricalisme très décidé, l’un et/ou l’autre relayés par les gouvernements successifs ; une Église gallicane encore vivante, mais vivant ses ultimes soubresauts face à l’Église ultramontaine et aux prétentions de Rome ; les libéraux catholiques opposés aux intransigeants et finalement défaits, non sans responsabilités de leur part, après 1848, quand Montalembert rejoint le camp de la bourgeoisie catholique apeurée par la révolution sociale. Déjà faibles, les libéraux sont ainsi définitivement débordés à partir de Napoléon III par les intransigeants ultramontains, mais à partir de la Troisième République, les prétentions de ces derniers se paient cher à leur tour et sont politiquement réduites à néant par des coalitions de gauche, qui « feront » la laïcité d’autant plus facilement qu’elles seront réélues jusqu’à la Grande Guerre. « Facilement » veut dire ici qu’elles ne seront plus réellement freinées, mais bien sûr, comme chacun sait, ce furent des décennies d’opposition très forte entre droite et gauche, de durcissement des « deux France ».

2 On se souvient que c’est le pape Léon XIII qui finit par inviter les catholiques français à se rallier à la République. Cependant, déjà avant l’avènement des Républicains en 1876, on ne peut pas dire, me semble-t-il, que le Concordat fut une « loi de pacification » comme la loi de 1905. Il fut certes appliqué, mais aussi utilisé à des fins diverses, retouché selon les moments et surtout partiellement appliqué. Les épisodes peu glorieux de tous côtés, dictés par des intérêts divers, ne manquent pas. Juifs et protestants virent quelques améliorations de leur statut durant le siècle, mais ils n’y trouveront pas leur compte. Et un des problèmes est que, finalement, les catholiques eux-mêmes n’y trouvèrent pas leur compte : même si les politiques favorisèrent, ou durent favoriser, peu ou prou la religion de la « majorité des Français », beaucoup continuèrent de rêver d’Ancien Régime. L’auteur note aussi le « trouble » permanent dû aux congrégations et à leur rôle dans l’enseignement – on pourrait ajouter : et aux fantasmes qu’elles suscitent. Il est frappant de constater qu’après la Révolution le gallicanisme semble avoir fait son temps, qu’il va succomber inexorablement face à l’État moderne « athée » et aux droits universels marqués par la Révolution, mais on reste toujours surpris, aussi, par les maigres raisons théologiques et les intérêts toujours très politiques de l’ultramontanisme, qui s’impose par KO, en 1870, sans avoir, semble-t-il, explicité pleinement ses raisons de porter la puissance spirituelle du pape au-delà de l’imaginable. Notons encore qu’à partir de l’année 1876, même chez bien des Républicains, l’idée de séparation totale de l’Église et de l’État n’allait pas de soi. Enfin, il reste cet épisode toujours un peu mystérieux de 1848, sorte d’étoile filante dans le ciel des relations entre religion et pouvoir, avec ses fraternisations et son utopie sociales. La suite, le renversement napoléonien, ses affinités avec les ultras puis l’appui donné contre toute raison à la sauvegarde des États pontificaux, étaient peut-être inscrits dans les embrassades illusoires de 48 : leur arrêt brutal aura des effets négatifs durables sur la perception de l’Église, et Victor Hugo, par exemple, ne s’en remettra jamais.

3 L’auteur a ajouté de nombreux encarts avec des textes et des cartes difficiles à trouver, ainsi qu’une annexe avec les textes du « Concordat », les textes réglementant le culte israélite, le traitement des ministres du Culte, des textes sur l’administration des cultes, le texte de la loi de « Séparation » de 1905. On trouve aussi une chronologie, une bibliographie, un index des noms, une table des cartes et une table des encadrés.

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Molly Chatalic, Le bouddhisme américain Bordeaux, Presses de l’Université de Bordeaux, 2010, 341 p.

Régis Dericquebourg

RÉFÉRENCE

Molly Chatalic, Le bouddhisme américain, Bordeaux, Presses de l’Université de Bordeaux, 2010, 341 p.

1 Molly Chatalic, maître de conférences à l’université de Bretagne et spécialiste de la civilisation américaine, dresse un état de lieux du bouddhisme dans l’Amérique contemporaine. À partir d’une recherche historique et documentaire, d’entretiens enregistrés, de questionnaires de fidèles et d’une observation participante, elle analyse l’acculturation du bouddhisme américain et sa greffe dans une société d’accueil différente des sociétés où cette religion est dominante et historiquement implantée. Le bouddhisme américain divisé en différents courants baptisés « traditions » est incarné par deux types de populations dont l’auteur détaille le profil sociologique : les convertis, qui constituent la partie la plus visible de cette religion, et les émigrés d’origine asiatique. Le bouddhisme américain semble beaucoup plus lié au phénomène de conversion qu’à celui de l’émigration puisque 60,7 % des Asiatiques émigrés sont chrétiens et que seuls 4 % des Asiatiques émigrés sont bouddhistes. On ne doit donc pas identifier le bouddhisme américain à la communauté asiatique et inversement. À propos des convertis, l’auteur indique que leur identité religieuse soulève un problème de définition. En effet, beaucoup de personnes pratiquent la méditation et adhèrent à la doctrine bouddhiste sans proclamer une identité religieuse bouddhiste. On en trouve dans la branche libérale du protestantisme, parmi les catholiques, et parmi les juifs. Ce sont des « hybrides » ou des « bouddhistes à trait d’union ». L’auteure constate que les juifs sont majoritaires chez les hybrides (les Jubu). Elle relève que des auteurs comme Alan Lew ont fait des rapprochements entre le bouddhisme et le judaïsme pour expliquer ce phénomène. Les deux religions auraient en commun l’amour et le respect

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de l’Étude, le respect des Écritures (car la lettre est sacrée), un goût pour le débat (philosophique chez les bouddhistes et pilpul chez les juifs), la réincarnation (le gigul ha meshanot des juifs mystiques, la renaissance chez les bouddhistes), la compassion, la prise en compte de la souffrance, l’interdépendance des individus. La méditation aurait permis à de nombreux Juifs américains de redécouvrir leur spiritualité. Soit, mais les divergences entre les deux systèmes religieux mériteraient d’être examinées et la pratique de la méditation bouddhiste chez les juifs trouve peut-être une origine dans des variables sociales au-delà des ressemblances doctrinales apparentes.

2 L’hybridation religieuse entraîne une difficulté statistique : comment compter les bouddhistes ? Aussi les estimations sont très différentes : trois à six millions de bouddhistes nord-américains pour les uns, un à un million et demi pour les autres. L’auteur aborde aussi la conversion au bouddhisme par strates d’émigration : les Hispaniques sont très minoritaires et vont préférentiellement vers les groupes pentecôtistes, les Afro-américains sont attirés par les dénominations chrétiennes, les Amérindiens retournent à leurs cultes originels. Les aspects de la population bouddhiste américaine examinés sont très nombreux et ceci contribue à faire de ce livre une perspective très didactique sur ce fait religieux. Toutefois, l’aspect le plus intéressant du travail de Molly Chatalic est l’américanisation du bouddhisme. A priori, les idéologies des États-Unis et du bouddhisme divergent. L’absence de théisme, le pacifisme, la compassion, l’égard pour les perdants et pour les faibles des seconds sont peu compatibles avec la société américaine. Il faut y ajouter la question du moi, valorisé chez les premiers et élément à dissoudre chez les seconds. Cependant, il y aurait aussi des convergences : le pragmatisme, la responsabilité individuelle, la recherche du bonheur, le problème de la souffrance et l’esprit de communauté. De fait, pour s’implanter et se pérenniser, le bouddhisme semble s’engager dans une « américanisation » en proclamant une efficacité dans la découverte de la spiritualité, en valorisant les « aspects psychothérapeutiques » dans une société en recherche de toutes sortes de psychothérapies, en s’engageant dans des causes sociales comme le féminisme, l’abolitionnisme, la lutte pour l’égalité des sexes, le pacifisme, l’écologie (bio-spiritualité) donc en épousant toutes les idéologies des classes moyennes des baby- boomers américains où il a recruté et où il continue à recruter pour faire un bouddhisme « grisonnant ».

3 L’auteure montre comment les bouddhistes américains revisitent leurs préceptes dans le sens de l’engagement pour de grandes causes sociales. On constate donc une modification du bouddhisme asiatique distant vis-à-vis des « affaires du monde ». Les bouddhistes américains peuvent être situés politiquement « à gauche ». Ils ont pris position contre la réélection de Bush, en 2004, contre la guerre en Irak, contre les guerres en général à cause de leur croyance en la loi de la rétribution des actes (karma). Le bouddhisme essaie aussi de pénétrer le milieu carcéral pour améliorer la vie des prisonniers. Toutefois, cette religion reste une voie alternative même si elle influence la littérature, l’art et même l’éducation. Elle n’accède pas au statut de spiritualité de masse dans la mesure où elle exige du temps pour suivre des séminaires, pour faire des retraites. Seule la Sokka Gakkaï semble s’adapter à un mode de vie sécularisé. Adapté à la modernité américaine, l’avenir du bouddhisme aux États-Unis n’est pas certain. La génération des baby-boomers qui a donné de nombreux pratiquants ne semble pas être remplacée par la génération X (née entre 1965-1980), peu sensible à cette religion. Son

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avenir dépend maintenant des « Millenials » (nés en 2000) dont l’auteure dit qu’ils ressemblent aux baby-boomers.

4 On le voit, l’ouvrage explore les mutations qui s’opèrent dans les religions lorsqu’elles passent d’une culture à une autre, comme ce fut le cas des mutations transatlantiques des religions qui partirent d’Europe vers les États-Unis, et aussi des dénominations et des sectes qui arrivèrent en Europe. Ces mutations constituent un des objets de recherche de l’équipe : « Religions et sociétés » de l’Université Michel de Montaigne (Bordeaux) dirigée par Bernadette Rigal-Cellard.

5 Sur le plan des critiques qu’on peut adresser à l’auteur, il y a « les us et abus » du mot tradition. On a tendance actuellement à voir des traditions en tout et ce mot devient le générique des termes : courants de pensée, mouvements, doctrines, croyances. Ce terme est employé le plus souvent par les acteurs religieux pour qualifier et valoriser leur religion ou une des tendances internes à laquelle ils se rattachent.

6 Il reste que ce livre est une bonne approche du bouddhisme américain actuel. Il continue l’étude de l’acculturation des religions et il intéresse donc les sociologues des religions qui y trouveront des éléments pour alimenter le dossier des exodes religieux. Il nous donne l’occasion de rappeler l’étude que Thierry Mathé a consacrée au bouddhisme des Français (Le bouddhisme des Français. Le bouddhisme tibétain et la Soka Gakkaï en France : contribution à une sociologie de la conversion, Paris, L’Harmattan, coll. « Religions et sciences humaines », 2005, 361 p.). Une enquête particulièrement centrée sur la question de la conversion.

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Jean Chélini, Henry Branthomme, Les pèlerinages dans le monde, à travers le temps et l’espace Paris, Éditions A. et J. Pickard, 2008, 134 p.

Lionel Obadia

RÉFÉRENCE

Jean Chélini, Henry Branthomme, Les pèlerinages dans le monde, à travers le temps et l’espace, Paris, Éditions A. et J. Pickard, 2008, 134 p.

1 « Les pèlerinages dans le monde » est un ouvrage qui réunit les Actes d’un colloque qui s’est tenu en 2005, organisé par Jean Chélini, avec le soutien de la fondation Singer- Polignac. Il regroupe onze contributions, qui sont, comme l’indique le titre même de l’ouvrage, distribuées géographiquement et historiquement, en suivant une logique chronologique. L’ouvrage s’ouvre sur un préambule de Michel Meslin, insistant sur « l’expérience » du pèlerinage, un concept qui ne sera repris par aucun des auteurs. Jean Guilaine interroge ensuite des matériaux diversifiés (sites archéologiques, données ethnographiques et historiques) pour mettre à l’épreuve l’hypothèse de l’existence de pèlerinages préhistoriques : s’il est sans doute un peu trop rapide de conclure que ces derniers ont bel et bien constitué, comme ce sera le cas plus tard dans l’histoire, un rite important des religions de la préhistoire, les preuves de sites à usage religieux et de circulations humaines sont établies dès le paléolithique et surtout au néolithique. Jean Guyon ramène la focale sur l’antiquité romaine et chrétienne, et les sanctuaires et nécropoles des héros mythiques, saints et martyrs, là encore à partir d’éléments de culture matérielle (bâtis et sites archéologiques), de localisation et d’aménagement de ces tombes, assortis de témoignages scripturaires, et souligne les convergences et continuités historiques du pèlerinage entre les différentes civilisations de l’antiquité. Daniel Drocourt évoque les pèlerinages des IVe et VIIe siècles, dans le christianisme oriental : il restitue lui aussi les topographies et l’architecture des sites et des

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sanctuaires et leurs significations et logiques d’usage. Bruno Judic réserve sa contribution au pèlerinage du Haut Moyen Âge de Saint-Martin de Tours et son analyse se fait plus précise que les précédentes (foison du matériau textuel oblige) sur les aspects formels et praxéologiques du pèlerinage, dont la trame et les variations se dévoilent au prisme des nombreux témoignages et récits dont il a fait l’objet. André Vauchez explore pour sa part les pèlerinages occidentaux du Bas Moyen Âge – il est l’un des rares auteurs à faire un lien explicite avec les contributions d’autres – et s’attache à souligner les continuités mais aussi les ruptures dans les formes de peregrinatio de l’ère et de l’aire qu’il étudie (Occident), dont il retrace les expressions et métamorphoses, au gré des contingences historiques (échec des croisades) et de stratégies politiques (captations par les églises de ces dynamiques ambulatoires à vocation spirituelle). Carol Incu prolonge la réflexion avec un chapitre consacré aux pèlerinages dans le judaïsme, avec un arc historique plus vaste (après 70 et jusqu’à l’époque moderne et contemporaine) en brossant un portrait des lieux saints et des acteurs historiques des pèlerinages juifs, en pointant la persistance historique de la circulation religieuse dans le judaïsme, et son importance sur le plan liturgique. Les chapitres suivants poursuivent cet effort d’éloignement du christianisme et de l’Occident, pour saisir d’autres formes de pèlerinage. Nathalie Kouamé consacre un intéressant chapitre au pèlerinage d’Ise dans le Japon à l’ère Tokugawa (1603-1867), qui incarne cette paradoxale très grande mobilité des pèlerins japonais à l’époque (saisis d’une véritable « frénésie pèlerine »), alors que les frontières du pays sont sévèrement verrouillées par l’État, et dont les impacts économiques et sociaux se faisaient sentir sur de nombreux Japonais, pèlerins comme sédentaires. Mohsen Draz traite un chapitre sobrement intitulé « le pèlerinage dans l’islam », réduisant intentionnellement la focale à l’un des piliers de la foi musulmane, le pèlerinage à la Mecque, aux sources scripturaires de l’obligation, aux fidèles qui s’en acquittent, les hadj, et au déroulement même du rituel de déplacement, dans ses différentes localisations – La Mecque, Arafat – « promontoire où s’était tenu l’envoyé de Dieu » (p. 112). Catherine Mayeur-Jaouen achève enfin les contributions singulières par une analyse des réformes modernistes qui affectent les pèlerinages musulmans aux tombeaux (les mouled) en Égypte, moins codifiés et aux expressions plus festives. Ramassant l’ensemble des contributions en y additionnant d’autres données, Jean Chelini conclut sur l’idée que « le pèlerinage est une démarche universelle, présente dans toutes les civilisations » (p. 133) voire comme « une tendance spontanée et universelle de la nature humaine » (p. 134). S’il est vrai que le pèlerinage est une forme très largement répandue, c’est aussi et surtout un des principaux objets d’une géographie des religions qui, de la Grande-Bretagne à l’Allemagne, n’a cessé de se renouveler ces dernières décennies, en s’ouvrant plus particulièrement à la thématique de la mobilité, au-delà de la signification culturelle et de la fonction sociale du pèlerinage dans son contexte. On regrettera donc que, malgré la qualité de ce volume, celui-ci ne soit pas entré en dialogue avec d’autres traditions que celles de l’histoire antique, médiévale et moderne d’expression francophone.

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Gérard Cholvy, Marie-Benoît de Bourg d’Iré (1895-1990). Un fils de saint François « Juste des nations » Paris, Éditions du Cerf, coll. « Cerf Histoire, Biographies », 2010, 420 p.

Paul Airiau

RÉFÉRENCE

Gérard Cholvy, Marie-Benoît de Bourg d’Iré (1895-1990). Un fils de saint François « Juste des nations », Paris, Éditions du Cerf, coll. « Cerf Histoire, Biographies », 2010, 420 p.

1 Faut-il y voir un signe de mutations plus générales ? Après avoir été l’un des principaux artisans de l’utilisation des données socio-historiques en histoire religieuse contemporaine, Gérard Cholvy s’est tourné depuis une quinzaine d’années vers la biographie. Après André Soulas, Frédéric Ozanam, le cardinal de Cabrières, le frère Exupérien, c’est à Pierre Péteul, en religion Marie-Benoît de Bourg d’Iré, qu’il s’attache. La participation de ce capucin au sauvetage des juifs durant la Seconde Guerre mondiale lui valut d’être déclaré « Juste parmi les nations ».

2 Le tournant méthodologique est cependant moins fort qu’on ne pourrait le penser. Car la biographie permet en fait à l’auteur de balayer largement, avec un souci du détail concret, les contextes de la vie de Marie-Benoît, afin de le cerner au plus près. C’est ainsi que l’on dispose de rapides synthèses sur la région de Segré, chrétienté monarchiste d’Anjou, depuis la fin du XVIIIe siècle, sur la formation d’un novice capucin en Belgique, la vie quotidienne d’un novice capucin infirmier durant la Première Guerre mondiale, le développement d’un philosémitisme catholique, les tensions et divergences de génération et d’options apostoliques entre capucins français dans les années soixante. On suit en même temps au plus près des textes et des témoignages le déroulement des travaux et des jours, car l’échelle d’étude change régulièrement, pour replacer dans leur contexte les épisodes les plus petits. Pour traiter d’une vie qui a laissé des traces, mais très codées dans la première partie de son existence, l’auteur

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oscille ainsi, pour parer à cette situation, entre érudition, chronique et annales où se succèdent les notations sans analyses, fresques générales, et contextualisation, notamment en multipliant les exemples parlants pour donner à comprendre une époque.

3 L’essentiel vise à rechercher l’unité d’un capucin, qui se trouve dans la conciliation de l’engagement et de la retraite silencieuse, dans une conscience éclairée conduisant à agir lorsque cela est nécessaire, sans qu’il soit possible tout à fait, par manque de traces, d’éclairer totalement tous les choix posés. Ainsi – et c’est le cœur du livre, car Marie-Benoît aurait-il mérité une biographie s’il n’avait fait ce qu’il fit alors ? – à partir de 1940 à en aidant les fugitifs juifs, par l’accueil, l’orientation, la fabrication de faux papiers. Inscrit dans les groupe de résistance (Combat) et de secours juif (rencontre de Jules , en 1942), Benoît-Marie participe aux réseaux d’ex-filtration des juifs vers l’Italie à partir de la fin de 1942, en utilisant la politique favorable des autorités d’occupation italienne et les actives opérations de sauvetage du banquier Angelo Donati. Installé à Rome en 1943, relayant Donati auprès de Pie XII dans un projet de transfert de juifs en Afrique du Nord (qui capote avec la chute de Mussolini), il y poursuit les mêmes activités, au risque de la répression allemande. Après la guerre, médaille de la Résistance, croix de guerre, chevalier de la Légion d’honneur, il participe aux groupes d’amitié judéo-chrétienne, est délégué catholique à la Conférence de Seelisberg, et entretient jusqu’à sa mort des contacts amicaux et réguliers avec nombre de juifs rencontrés durant la guerre. Le contraste sera fort entre sa renommée au sein du monde juif (statue à Washington en 1964, « Juste parmi les nations » en 1966, remise de la rosette de la Légion d’honneur en 1984 par Jacob Kaplan) et la discrétion de sa vie capucine, polarisée par la formation intellectuelle et la direction spirituelle des novices et frères qui lui sont confiés.

4 C’est donc une bonne partie du complexe XXe siècle catholique et ses racines du XIXe siècle qui est parcouru par le biais de cette figure. Issu d’un milieu rural populaire et ayant connu, par le biais de l’institution ecclésiale, une ascension sociale fondée sur l’instruction et l’éducation de l’intelligence, Pierre Péteul paya volontairement le prix de l’oblature, un choix et un accomplissement, jamais remis en cause, toujours assumé, inlassablement travaillé. Car il fut polarisé, et c’est la dimension la plus discrètement présente, par une vie spirituelle s’épanouissant dans la tradition franciscaine, notamment avec la théologie de . Cette donation sans retour à l’institution ne le conduisit pourtant pas à y perdre son individualité. Bref, l’auteur donne à réfléchir finalement sur la perpétuation, voire l’affirmation, de l’individualité, dans le cadre du profond modelage que fut la formation religieuse, et que les circonstances révèlent soudainement. Réhabilitation indirecte donc de l’événement impromptu, comme révélateur de réalités profondes – conjonction donc de la biographie et des données socio-historiques.

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Chrétiens et Sociétés, Le calvinisme et les arts Numéro spécial, N°1, Bulletin de l’Équipe RESEA (REligions, Sociétés Et Acculturation), Lyon, 2011, 227 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Chrétiens et Sociétés, XVIe-XXIe siècles, Le calvinisme et les arts, Numéro spécial, N°1, Bulletin de l’Équipe RESEA (REligions, Sociétés Et Acculturation), Lyon, 2011, 227 p.

1 Quels furent, et sont encore, les rapports de la Réforme, dans sa modalité calviniste, au monde de l’image depuis le XVIe siècle ? Le Colloque réuni à Lyon en octobre 2009 devait reprendre à la source la question de la relation à l’image telle qu’elle anime l’argumentation de Calvin. Et repérer, dans L’Institution Chrétienne, ce qui autorise désormais le déplacement de la théorie de l’image-représentation, à l’image-signe, toujours ouverte, parce que toujours plurielle. L’œuvre capitale de Hans Belting, Image et culte, cette « histoire de l’art avant l’époque de l’art » (trad. franç. 1998) concernait les rapports que le Moyen Âge occidental et oriental entretenait avec l’économie iconique jusqu’à la fin du XIIe siècle. Et sans doute l’opposition résolue de Calvin à toute image devenant foyer de dévotion, s’enracine-t-elle dans la grande tradition « iconoclaste » précédant le Schisme d’Orient, dont Marie-José Mondzain a analysé l’apport dans « l’imaginaire contemporain », notamment dans son ouvrage Image, icône, économie (1996). La question de l’image dans l’art religieux, mais concernant une affaire de dévotion au XVIIe siècle, dans la très catholique Bavière, a été reprise par François Boespflug (Dieu dans l’art, 1984), sans qu’une théorie globale et contraignante de l’Église romaine ait pu être mise au net. En va-t-il ainsi de la conception calviniste, qu’interroge aujourd’hui le Colloque de Lyon ?

2 Rassemblant en prologue les hypothèses présentées par les intervenants, Yves Krumenacker réaffirme l’hostilité de Calvin à l’image-imitation, objet de dévotion,

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opposée à l’argumentation « moderne » de l’image comme « signe visuel », à la fois interprétante et à interpréter. Distinction décisive, qui va libérer l’image de son corset d’interdits, trop vite et le plus souvent tenus pour la seule proposition calvinienne. Jérôme Cottin rappelle qu’aux yeux du Réformateur, si la création devait être tout entière conçue « comme une immense œuvre d’art », cette splendeur « profane » renvoyait aussitôt au Créateur, unique dépositaire de la beauté en sa perfection même. Mais il fallait aller plus loin, et définir les interférences que Calvin souligne entre l’ordre « matériel » et l’ordre « spirituel ». Seule cette mise en perspective réciproque permet en effet de pénétrer, au-delà de la beauté du monde, jusqu’à ce que J. Cottin nomme la « visibilité seconde de Dieu ». Au demeurant, la splendeur divine peut-elle s’atteindre autrement que par le truchement de cet univers d’images que les hommes habitent ? Dire cela, c’est identifier au cœur même de l’image, et comme en son principe, un foyer d’extrême tension, entre une « propriété » représentative, qui ressortit de l’imitation, et une « fonction » sacramentelle, qui constitue l’image comme métaphore.

3 À l’inverse de ce qui pourrait renvoyer à ce que Calvin nomme « nus et purs éléments », telle image « seconde » fonde un tableau de la vision de Dieu, et devient objet de contemplation, et se dit ici « sacrement ». En ce sens, loin de récuser tout recours à l’image, la conception calviniste définit cette image « forme visible de la présence et grâce de Dieu ». Mais, comme la Beauté tout à l’heure, le signe serait trompeur si n’était la parole de Dieu. Ainsi, note J. Cottin, « la Parole a pour vocation de s’inscrire au cœur du réel ». Telle est la force symbolique de l’image, de relier, fidèle à l’étymologie, le « voir » et le « croire » : « Ce que je crois contribue à changer ce que je vois », résume l’auteur. Tout objet, dès lors, peut devenir sacrement. De l’entièrement profane, le transfert s’effectue en l’entièrement sacral. Calvin libère alors l’image de son statut purement autoréférenciel, et l’installe décidément dans ce que Barthes eut appelé « l’empire des signes ». Et que Ch. S. Pierce, sollicité ici à juste titre par J. Cottin, généralise ainsi : « Un objet réel n’est pas un signe de ce qu’il est, mais peut être le signe de quelque chose d’autre ». Le mérite indéniable de Calvin, bien au-delà des arguments restrictifs qu’on lui imputa, est sans doute de ne jamais dissocier la matérialité du signe et la force et forme du langage qu’il connote. Dans le visible du réel se cache l’invisible de Dieu. Les signes révèlent Dieu en le cachant.

4 Dès lors, nulle forme d’art ne peut être proscrite. S’il n’était pas dans l’intention du colloque de faire l’inventaire exhaustif des relations entre calvinisme et productions artistiques, quelques exemples sont présentés, qui ne s’entendent que sous condition de retenir la conception calvinienne de l’image : il n’est de représentation que sous réserve de Présence. Vanessa Selbach peut ainsi évoquer l’œuvre gravé, brodé, peint, de Pierre Eskrich, actif à Lyon et Genève entre 1550 et 1580. Illustrateur de la « propagande calviniste », sans doute, mais fréquentant le « cercle marotique », ouvert aux milieux humanistes des deux grandes cités, et passionné de droit romain, pour la pureté de ses actes et de ses lois. S’il grave des « figures de la Bible », il observe l’interdit de représentation de Dieu et recourt à la symbolique « profane » du Soleil, ou, plus immédiatement, au tétragramme. Sa Marche des Hébreux dans le désert participe du vaste mouvement de la « littérature d’emblèmes », alors en pleine expansion. Elle autorisait en effet, dans l’observance des règles de composition, des audaces de style et de perspectives, qui laissaient venir l’image à la loi propre de son art.

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5 Mais Eskrich invite à une réflexion supplémentaire. V. Selbach note que l’artiste « invente » un « style naturaliste en art ». Féru de sciences naturelles, d’observations des phénomènes physiques, annonciateur en ce sens de la « science moderne », il entre, par la pratique même de son art, et de son allégeance Réformée, dans la lignée des découvreurs de la nature et ses « mystères », loin cependant de tout enchantement. Dans son ouvrage Juive, catholique, protestante – trois femmes au XVIIe siècle (Seuil, 1997), Natalie Zemon Davis, que l’auteur eut pu évoquer ici sans risque de contresens, étudie longuement l’œuvre de Maria Sybilla Merian (1647-1717), calviniste ralliée aux chapelles labadistes traversées de raisons mystiques, et, par cela même, attentive aux forces et états de la nature, dont elle analyse, peint et grave les « métamorphoses » avec l’érudition et la curiosité scrupuleuse qui qualifient un véritable esprit scientifique. En toute rigueur, Eskrich est son écho en amont...

6 Les mêmes considérations peuvent être avancées pour la compréhension de l’activité plurielle de Jacob Spon (1647-1685), médecin huguenot, savant antiquaire, dont traite Yves Moreau. Fidèle à la pensée calvinienne, pour qui l’art doit informer et non illustrer, pour peu que l’acte de création, qui caractérise tout art, soit placé « sous le sceau de la beauté », Spon, grand voyageur devant l’Éternel, d’Italie, Grèce et Levant, participe éminemment de la République des Lettres, par les critères, notamment, de sa démarche historienne. Ce que note P. Bayle : « (Il) s’est conduit selon les véritables règles de l’art historique, qui demandent beaucoup d’ordre, un style, net, court, simple, sans affectation, sans figures ni autres ornements oratoires, et dans une grande sobriété dans l’éloge et dans le blâme des différents partis, soit de politique soit de religion » (cité par H. Bost, Pierre Bayle, 2006, cf. ASSR, 134). Mais Spon sait allier au travail d’historien, la curiosité propre à tout esprit en éveil. Ainsi définira-t-il « un nouveau type d’amateur humaniste », pour qui art et science entrent en convergence, toute connaissance se déployant en exaltation morale. S’il critique, cela va sans dire, « le culte des images », il n’en admire pas moins Raphaël, Michel-Ange, Vitruve, les belles-lettres et le théâtre, et la poésie « marotique ». Spon vise, semble-t-il, ce qui fait de tout objet quelque chose d’unique, et témoignage d’univers méconnus de sens. Ainsi des ruines, ces realia, cendres et traces matérielles, plus fiables, dit-il « que textes d’auteurs ». Son principe : « aller sur les vestiges mêmes », précise Y. Moreau – de l’érudition, il faut que « science » advienne.

7 S’il est une conception calviniste de l’image, est-il un « moment calviniste » dans la poésie d’expression française à l’âge classique ? Julien Gœury note le décalage, spécifiquement français, entre poésie et confession religieuse, lorsque Genève s’affirme contre la « poétique ronsardienne ». Il ne serait dons pas, à proprement parler, de « muse chrétienne », qui présiderait à l’art poétique dans la France des XVIe et XVIIe siècles. Bien que les recherches de Christophe Bourgeois proposent, pour le XVIe siècle, une thèse moins tranchante (Théologies poétiques de l’âge baroque – La Muse Chrétienne, 1570-1630, 2006, cf. ASSR, 138), il est clair que la poésie « réformée » est infiniment plus que pieuse. Agrippa d’Aubigné et ses Tragiques, Jean de Labadie et ses Saintes Décades de Quatrains de Piété Chretienne, sont « d’évidence confessionnelle », mais porteurs de défis plus élevés. J. Gœury lit en ces œuvres la « représentation renouvelée de la mission du poète », et la « confiance à l’égard de la poésie », dont elles témoignent. Comment, en effet, ne pas lire en A. d’Aubigné ce qui tient à la vocation divine du poète par la dimension épique-prophétique de son poème majeur ? Les paraphrases bibliques n’ont pas valeur de commentaires, mais d’allégories puissamment objectées aux temps

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tragiques, en effet, des religions et de leurs guerres. Un saut ici s’accomplit, décisif, entre une poésie de seule « militance », et un art poétique par lequel le poète se porte au cœur des verbes pour en forcer le drame intime. Lire les Tragiques est pénétrer aussitôt dans l’univers passionné de la création même.

8 Labadie propose une autre écriture, qui, si elle ne relève pas des mêmes enjeux, atteste une identique « vocation divine », et avère la dimension « mystique », que souligne J. Gœury. D’autres poèmes de Labadie pourraient être sollicités dans le même sens. Si l’on doit convenir de cette efflorescence mystique chez ce prédicateur itinérant (mais pourquoi donc ce qualificatif dépréciatif de “gyrovague”... ?), jésuite avant sa conversion à la Réforme, sans doute n’en peut-on saisir toute l’ardente nécessité si l’on ne rappelle pas l’exigence de spiritualité qui constitue, tout au long de ses allégeances, son marqueur le plus singulier (cf. D. Vidal, Jean de Labadie (1610-1674) – Passion mystique et esprit de Réforme, 2009). L’essentiel demeure, pour l’une et l’autre œuvre, d’avoir, selon la formule de l’auteur, « aménagé un espace de réception “déconfessionnalisé” du poème ». Autrement dit, d’avoir fondé le poème comme opération du sujet – comme espace dans lequel le sujet fait présence par le jeu des verbes qu’il scande. Cela peut se « dire » de façon « oblique », note J. Gœury à propos des Sonnets chrétiens du pasteur Laurent Drelincourt, dont il avait souligné le « plaisir de l’intelligence » qui présidait à la confection de ses sermons, et à leur réception (présentation des sermons Les étoiles du matin et les Chandeliers mystiques, 2002). Cette « dissimulation significative » qui permet à la subjectivité du poète de s’affirmer dans le cadre strict du poème « religieux » vaut plus encore sans doute pour Jean Ogier de Gombauld, « écrivain prolifique... de confession réformée », mais qui ne suivit pas les règles d’or de l’art calviniste, au moins dans leur plus contraignante formulation. D’où cet aveu : « Suis-je vrayment Chrestien ? Suis je vrayment fidelle ? / Je le suis tout ensemble et je ne le suis pas ». Du centre même de la poésie réformée, cet ébranlement des certitudes.

9 « Il n’y a de vrai que ce qui est individuel ; dans l’art comme dans la religion », écrivait le pasteur Athanase Coquerel au mitan du XIXe siècle. Une foi libérée donc de tout « conformisme », pour un art également libre des contraintes que l’on avait attribuées trop rapidement au calvinisme. Ce nouveau regard sur la peinture permet alors de risquer l’hypothèse de Raphaël « le plus parfait des peintres », auteur d’une Transfiguration de facture « protestante », qu’évoque Hélène Guicharnaud. Pour la critique catholique, « tableau païen », digne d’opprobre. Pour Coquerel – dès le regard, variant l’angle de la lecture, analysant la tension propre à chaque figure, le dispositif d’ensemble des apôtres, des évangélistes et des commanditaires, et l’impossible « représentation » du Christ – point de doute : tout témoigne de la liberté de l’artiste, de la plénitude de son art qui ne doit à la référence « romaine » que « les deux saints [Juste et Pasteur, patrons de la cathédrale de Narbonne], si mal à propos commandés par Clément VII », quand tout se lit, en ce tableau, comme offrande biblique, en sa pureté et son équilibre. De là que Raphaël, note l’auteur, puisse « presque être considéré comme un artiste protestant ».

10 Si la Réforme n’ignora pas le baroque, rappelle le préfacier, elle en récusa l’exubérance, attentive à garder mesure et maîtrise du champ ouvert de l’image. Un « style » naît de cette exigence, que l’on applique à l’architecture des temples (Y. Krumenacker Bernard Reymond et Cécile Souchon), ou à la question complexe de la musique et du chant des Psaumes (cf. l’étude par Jean-Michel Noailly du Psautier de Marot, dit Psautier de Genève, de sa versification définitive par Théodore de Bèze, et du choix de la mise en musique –

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monodique ou polyphonique –). L’art des figures mortes et des vanités relève plus, en pays nordiques acquis à la Réforme, me semble-t-il, d’une profondeur thématique, que de l’impératif stylistique, déjà formulé par la règle cistercienne, tout de sobriété et de relations rigoureuses de formes, de figures et de volumes. D’un style ainsi conçu, cependant, la littérature contemporaine porte sans doute témoignage par l’œuvre de Gide, l’architecture par celle de Le Corbusier, la peinture par le paradigme de Mondriaan, suggère Y. Krumenacker.

11 En calvinisme, l’art aurait alors (re)trouvé, de l’amont à l’aval, la source d’abstraction qui lui permet de durer au travers de la dure loi de l’image.

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Enza Colicchi (éd.), Per una pedagogia critica. Dimensioni teoriche e prospettive pratiche Rome, Carocci Editore, 2009, 190 p.

Michel Ostenc

RÉFÉRENCE

Enza COLICCHI (éd.), Per una pedagogia critica. Dimensioni teoriche e prospettive pratiche, Rome, Carocci Editore, 2009, 190 p.

1 La modernité apparaît souvent aujourd'hui comme un projet inachevé, et les échos d'un certain classicisme veulent que nous soyons définitivement sortis de la prétention d'englober le monde dans une pensée rationnelle. Le temps devient le centre de la pensée et l'être est appréhendé en situation, non pas dans le ciel de ses idées. Une caractéristique de la modernité est l'éclatement de la société en fragments dont l'autonomie engendre des névroses souvent amplifiées par un individualisme narcissique. Elle se retourne contre son projet initial en produisant des individus sans avenir et des gouvernants moins actifs que réactifs. L'intention de l'ouvrage dirigé par Enza Colicchi est de la réhabiliter par une attitude critique capable d'interpeller la vérité dans ses effets de pouvoir et le pouvoir dans ses discours de vérité.

2 L'ambition d'une critique conçue comme recherche de la vérité est de favoriser une prise de conscience de la nature des éléments constitutifs de la personne. Elle permet d'affranchir l'individu des principes à valeur universelle et des rigidités méthodologiques. Un projet éducatif est la synthèse de plusieurs intentions et les auteurs de l'ouvrage s'interrogent sur les critères constitutifs d'une pédagogie critique. Enza Colicchi élabore à cet effet une théorie résolument tournée vers la pratique de l'action éducative. Elle constate que le rationalisme des théories de l'éducation découle généralement de valeurs idéales et de doctrines philosophiques, politiques ou religieuses. Leur difficulté à générer des actions concrètes vient de l'absence d'un

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procédé capable de traduire leurs abstractions en réalités éducatives et il s'agit de combler cette lacune en séparant la théorie pédagogique des pratiques d'éducation. L'école dispense trop souvent des enseignements fondés sur des modèles universels abstraits qui conduisent à des savoirs réductifs. Une pédagogie critique doit l'aider à inventer d'autres formes de pensée capables d'explorer des domaines inaccessibles aux modèles traditionnels. Dans cette démarche d'une rationalité pratique, la finalité de l'éducation doit jouer un rôle de filtre et de grille pour traduire des données scientifiques en langage pédagogique.

3 Un problème fondamental reste celui de la singularité du sujet et de son appartenance à un éthos commun qu'une pédagogie critique doit aborder sous l'angle de l'émancipation de la conscience individuelle. La différence peut naître d'un effort de responsabilité du sujet remettant en cause les éléments fondateurs de son identité, ce qui est un défi lancé à un monde moderne dominé par l'indifférence et le narcissisme. La théorie ébauchée par Enza Colicchi peut donner naissance à une formation du citoyen cultivant les facultés d'autodétermination du sujet. L'organisation hiérarchisée de l'école traditionnelle et le caractère théorique de ses manuels seraient des obstacles à une éducation démocratique ; mais des écoles nouvelles pourraient y parvenir en enrichissant les connaissances par la recherche individuelle et les comportements sociaux par des solutions concrètes.

4 La modernité obéit sans doute à une rationalisation économique, à un individualisme toujours plus poussé, à la compréhension mutuelle ou au manque de reconnaissance des individus ; mais l'école de Francfort a montré qu'une pensée critique pouvait aussi reposer sur des pathologies de l'expérience temporelle. On est certes séduit par l'humanisme d'une pensée qui envisage l'éducation comme un développement des capacités du sujet chaque fois que son autonomie est en jeu ; mais cette interprétation condamne l'utilisation de la critique en pédagogie au service des potentialités cognitives, comme si le développement de l'intelligence s'opposait à la formation de la personne. Le rationalisme apporte des réponses qui séduisent l'intelligence mais laissent l'âme insatisfaite. Il donne au problème de la destinée une réponse qui n'éclaire pas le sens de la vie. Le renouveau de l'éducation ne saurait s'en contenter. La dimension humaine de la réflexion pédagogique passe sans doute par la rigueur intellectuelle, mais elle ne saurait négliger une dimension morale. La vie se joue au niveau de la conscience. La thèse de l'auteur pose par contre le problème fondamental des finalités de l'éducation qu'elle place au cœur de sa pédagogie critique. Elle souligne la nécessité d'une nouvelle définition de l'enseignement en fonction de ce que la société en attend et elle pose implicitement la question du rôle de l'école dans la formation humaniste ou professionnelle du sujet. L'éducation démocratique pose par contre l'éternel problème d'une école idéale servant de modèle de société ou d'une école au service de la société. Ces réserves mises à part, la pédagogie critique d'Enza Colicchi ouvre de stimulantes perspectives dont on attend les développements avec beaucoup d'intérêt.

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Anne Cova, Bruno Dumons (éd.), Destins de femmes. Religion, culture et société (France, XIXe-XXe siècles)

Céline Béraud

RÉFÉRENCE

Anne COVA, Bruno DUMONS (éd.), Destins de femmes. Religion, culture et société (France, XIXe-XXe siècles), Paris, Letouzey et Ané, coll. « Mémoire chrétienne au présent », 2010. (Préface d'Yves-Marie Hilaire et Jean-Marie Mayeur), 466 p.

1 L'engouement éditorial pour les dictionnaires et notamment les dictionnaires biographiques, y compris dans le champ religieux (dont le Dictionnaire des évêques de France au XXe siècle paru au Cerf en 2010 sous la direction de Dominique-Marie Dauzet et Frédéric Le Moigne offre un exemple récent), ne semble pas tari. On ne peut que se féliciter que le présent ouvrage soit consacré à des personnalités féminines.

2 L'ampleur du travail réalisé est impressionnante : 260 notices rédigées par plus de 80 auteur-e-s. La substantielle et stimulante introduction rédigée par Anne Cova et Bruno Dumons, tous les deux connus notamment pour leurs recherches sur les femmes catholiques, présente clairement le projet. Il s'agit de rendre compte d'itinéraires de figures féminines considérées comme « ayant marqué l'histoire contemporaine du fait religieux » (p. 21), par leur appartenance au christianisme et au judaïsme, mais également à la laïcité, voire à l'anticléricalisme, à la franc-maçonnerie ou encore à la libre-pensée. Les bornes temporelles sont la Révolution française d'une part, mai 68 d'autre part. D'un point de vue méthodologique, l'entreprise n'est pas aisée, car les traces laissées par certaines de ces femmes dans les archives sont parfois minces.

3 La mise en perspective historiographique est fort bien menée. La question des femmes et de la religion a longtemps été réduite aux « silences de l'histoire » pour reprendre l'expression de Michelle Perrot. Elle a été ignorée tant par l'histoire religieuse que par

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l'histoire sociale, du moins en France. L'apport de chercheur-se-s américain-e-s (Bonnie Smith ou encore Ralph Gibson) se révèle par comparaison précurseur. Les choses changent à partir des années 1980 avec tout particulièrement les travaux de Claude Langlois sur le « catholicisme au féminin » puis ceux de Florence Rochefort sur féminismes et protestantisme. En 1995, le fait que le deuxième numéro de la revue Clio soit consacré aux femmes et aux religions (sous la direction de Claudine Leduc et d'Agnès Fine) est alors révélateur du chemin déjà parcouru.

4 La démarche prosopographique n'est pas gratuite. Elle permet de dégager une typologie des engagements féminins. Au XIXe siècle : religieuses et fondatrices de congrégations, dames d'œuvres, mystiques (Catherine Labouré, , Françoise-Mélanie Calvat), enseignantes et pédagogues (Julie Favre, Pauline Kergomard), écrivaines à l'affiliation religieuse parfois incertaine et discutée (George Sand par exemple), mais également figures anticléricales (Clémence Royer, traductrice de Darwin ; Maria Deraismes, théoricienne du féminisme, libre-penseuse et franc- maçonne). Au XXe siècle : des mystiques encore (Thérèse Martin et Marthe Robin bien sûr), des ligueuses en début de période (Marie Frossard), mais surtout des militantes de l'Action Catholique, des figures du renouveau catéchétique et du scoutisme, des résistantes (Renée Bédarida, Marie-Louise David, Geneviève de Gaulle), des pédagogues (Madeleine Daniélou, Jeanne Lebrun), des intellectuelles (France Quéré, Annie Kriegel, Marguerite Harl et ses travaux sur la Septante), ainsi que des femmes politiques (Cécile Brunschvicg, Marie-Madeleine Dienesch), des syndicalistes et des artistes (Germaine Richier dont le Christ d'Assy fit scandale). Le type d'engagement est mentionné en tête de notice, mais un index thématique en aurait facilité l'accès.

5 Quelques parcours de vie donnent à voir une suite de réinvestissements militants : comme celui de Louise Blanquart qui passe de l'Action Catholique à la cause des prêtres ouvriers, puis de la CGT et du PC où elle s'engage pour les travailleuses (période où elle s'éloigne de l'Église et de la croyance) aux Verts. Certains témoignent de sorties de la religion, d'affiliations confessionnelles fragiles ou encore de conversions. Quelques femmes ont œuvré pour l'œcuménisme (Hélène Iswolky), voire le dialogue interreligieux (Colette Kessler).

6 Trois notices sur quatre concernent des personnalités qui ont vécu au XXe siècle. Les catholiques forment la même proportion de l'ensemble. Si la part belle est faite aux catholiques, les protestantes (dans leurs différentes dénominations) ne sont pas oubliées avec notamment Esther Carpentier, « évangéliste de grand chemin », ou encore Hélène Biolley, qui accompagna les débuts du pentecôtisme en France. Une des figures les plus connues de l'orthodoxie en France est certainement Elisabeth Behr- Siegel. L'apport est un peu moins vaste pour le judaïsme. Pour rendre compte d'évolutions plus récentes, une notice est consacrée à la première femme rabbin en France, Pauline Bebe, pourtant née en 1964. Rien n'est dit sur les autres religions.

7 On pourrait bien sûr discuter certains choix, regretter des oublis. Mais l'ensemble se révèle extrêmement riche et fort précieux pour celles et ceux qui s'intéressent tant à l'histoire religieuse qu'à l'histoire des femmes. Signalons également l'utile bibliographie en fin de volume.

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Gurcharan Das, The Difficulty of Being Good. On the Subtle art of Dharma Oxford University Press, New York, 2010, LII + 434 p.

André Padoux

RÉFÉRENCE

Gurcharan DAS, The Difficulty of Being Good. On the Subtle art of Dharma, Oxford University Press, New York, 2010, LII + 434 p.

1 Cet ouvrage, dont on peut penser qu'il ne relève pas exactement des sciences sociales des religions, mérite cependant d'être signalé ici. D'abord parce qu'il repose sur le Mahâbhârata, la plus longue épopée indienne – une des plus longues du monde –, et sans doute la seule à être encore vivante. Quoique en sanskrit, elle est toujours lue ou récitée (parfois jouée, l'Occident ayant d'ailleurs eu sur ce point un certain rôle). Elle continue dès lors, parfois sous des formes populaires, de former un fonds toujours présent à l'esprit des Indiens hindous auquel il leur arrive de se référer quand se posent à eux des problèmes moraux – ce dernier point étant le thème de ce livre et en faisant l'intérêt. Ensuite, parce que – trait typiquement indien – il a été rédigé par un dirigeant de la branche indienne d'une importante multinationale, lequel, la cinquantaine venue, a, comme il l'explique, pris sa retraite en renonçant au monde des affaires ; il a alors appris le sanskrit et s'est plongé dans l'étude du Mahâbhârata, ce qui lui a donné l'idée de voir s'il en pouvait tirer des enseignements moraux applicables dans le monde d'aujourd'hui.

2 Le trait particulier de cette épopée fondatrice indienne est que ce récit d'une guerre, qui oppose les enfants de deux frères, se termine par une victoire qui, si elle amène la destruction d'un des camps, n'est pour les vainqueurs que sujet de tristesse : « la victoire me semble plutôt une défaite » conclut le vainqueur. La guerre a commencé pour une raison futile (une perte de jeu). Alors que le combat se déroule dans le

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« champ du dharma », de la loi morale, et que les vainqueurs incarnent en principe le camp du droit, de la justice, ceux-ci n'ont triomphé qu'en utilisant parfois des moyens déloyaux, et le royaume reconquis par les Pandavas sur leur cousins Kauravas est dévasté. Ils y règneront sans joie. Même le dieu Krishna qui les a menés à la victoire (plusieurs fois par la ruse, d'ailleurs) est, à la fin, tué dans un accident de chasse. Le dharma, la loi qui doit gouverner les hommes pour leur bien et celui du monde, ne peut- il donc parfois triompher que par le moyen du mal ? Rien n'est simple. La richesse (et donc l'intérêt, l'actualité) du Mahâbhârata tient notamment au refus de donner des réponses claires, de répartir clairement les torts et les mérites. Ses héros sont constamment confrontés à des options contradictoires sur le plan moral. Les Pandavas, dont le chef a causé la guerre par son amour du jeu, n'apparaissent pas toujours sous un jour flatteur, cependant que leurs ennemis, les Kauravas, le camp des « méchants », sont souvent décrits comme courageux, généreux, loyaux. Les guerriers de l'Odyssée se posaient moins de problèmes.

3 Après avoir résumé l'épopée et en avoir présenté les personnages, l'auteur envisage, dans neuf chapitres, le cas de neuf des héros du Mahâbhârata, avec les problèmes qui se sont posés à eux : de la jalousie, avec Duryodhana, au remords de Yudhishthira, en passant par le courage de Draupadi, femme admirable, le désespoir (Arjuna), le désintéressement (Bhishma), etc. Dans le dernier chapitre, il revient sur le problème du dharma, pour finir par le dharma et sur ce que peut être aujourd'hui le message du Mahâbhârata.

4 Les cas exposés dans neuf chapitres sont autant d'occasions pour aborder non seulement des problèmes généralement humains mais aussi ceux de l'Inde contemporaine, dont il est devenu un spécialiste reconnu : ses articles dans la presse indienne font autorité et dans un ouvrage récent, India Unbound, il a donné un tableau très pénétrant, et sévère, de la situation intérieure actuelle de son pays. Ainsi rappelle- t-il, à propos de Duryodhana, un scandale récent touchant les frères Ambani (6e fortune mondiale) dont la brouille avait failli faire sombrer leur entreprise et donc faire perdre leur travail à des milliers d'employés. La firme a finalement été sauvée, mais elle n'avait pu naître et croître, puis devenir une des premières de l'Inde qu'en profitant sans scrupule de la corruption des autorités publiques indiennes. On sait que la corruption (apparue, et croissant sans cesse, depuis l'indépendance) ronge l'Inde, pays où des parlementaires sont accusés de crimes divers (escroquerie, vol, assassinat) sans que cela influe le moins du monde sur leur carrière politique, toute bâtie sur la violence ou la corruption. L'Inde a pour devise « seule la vérité triomphe », accolée à un chapiteau d'une inscription de l'empereur Ashoka lequel, devenu bouddhiste, avait, il y a plus de deux mille ans, regretté publiquement les malheurs infligés à son peuple par ses guerres : son exemple n'a guère été suivi. Mais la préoccupation morale, toujours liée à la religion, a constamment eu sa place en Inde (voir le rôle du mahatma Gandhi), même s'il s'en faut de beaucoup qu'elle soit restée présente chez ceux qui s'y activent ou la gouvernent. On a rendu compte ici il y a peu (Arch. 152-73) d'un ouvrage sur les liens souvent étroits existant, en Inde, entre richesse et religion. On y montrait par exemple des chefs d'entreprise qui prenaient leur rôle de direction comme une sorte de yoga des œuvres, karmayoga, selon l'enseignement de la Bhagavad Gîtâ. Y étaient aussi présentées des castes marchandes qui jugent qu'en s'enrichissant ses membres accomplissent leur svadharma, la loi religieuse qui est la leur, gagnant par là du mérite religieux (ou même contribuant au maintien de l'ordre sociocosmique, etc.). L'Inde ou les ambiguïtés ! C'est que la notion de dharma (qui reste présente dans la vie des

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hindous, puisque c'est l'ensemble des principes gouvernant le monde hindou) n'est pas simple : le dharma est englobant dans ses préceptes ; reposant sur une base védique, il a été élaboré au cours des siècles et garde de ce passé des préceptes parfois contradictoires. « Being good » en suivant l'enseignement est certainement difficile. Et l'auteur, en se référant au Mahâbhârata, a de la peine à en tirer des règles de conduites précises.

5 Son livre n'en mérite pas moins lecture, car il montre, avec la présence durable d'un grand texte mythique, la réaction d'un Indien d'aujourd'hui à l'ordre traditionnel de la civilisation de l'Inde. Gurcharan Das, né dans cette tradition, mais dans un milieu moderne cultivé, donc largement marqué dans sa formation par l'influence britannique – dont on ne saurait sous-estimer la marque durable sur l'Inde – porte, de ce fait, sur le Mahâbhârata un regard en quelque mesure extérieur tout en restant profondément indien. Son étude a en outre le mérite de nous rappeler l'existence d'un grand texte (« texte » pour nous qui ne pouvons que le lire – mais nous l'avons aussi vu grâce à Peter Brooks), dont il n'y a malheureusement à ce jour pas de traduction française valable et accessible : nous n'en connaissons guère que la Bhagavad Gîtâ (une très bonne nouvelle traduction et présentation par Michel Hulin en a paru en 2010) : ce livre-ci est donc une bonne opportunité pour découvrir (ou retrouver), sinon l'enseignement pratique de l'épopée, du moins sa richesse et son intérêt.

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Kenneth Dean, Zheng Zhenman, Ritual Alliances of the Putian Plain. Vol. 1- Historical Introduction to the Return of the Gods. Vol. 2- A Survey of Village Temples and Ritual Activities Leiden, Brill, 2010, 404 + xxx-1 060 p.

Vincent Goossaert

RÉFÉRENCE

Kenneth DEAN, Zheng ZHENMAN, Ritual Alliances of the Putian Plain. Vol. 1- Historical Introduction to the Return of the Gods. Vol. 2- A Survey of Village Temples and Ritual Activities

1 Ritual Alliances est l'un des livres les plus fascinants et importants parus depuis une décennie, dans le domaine des religions chinoises sans aucun doute, et peut-être des sciences sociales du religieux dans leur ensemble. Fascinant par l'ampleur du travail accompli : c'est une région de quatre cent soixante-quatre km2 comptant sept cent vingt-quatre villages et trois millions d'habitants (la plaine côtière de Putian, province du Fujian, Chine) qui a été systématiquement et méticuleusement étudiée dans l'ensemble de son système social ; fascinant encore, par l'histoire que le livre raconte, d'une région presque entièrement gagnée sur la mer, progressivement depuis le Xe siècle, et qui s'est construite par un partage des ressources hydrauliques appuyé sur un vaste mécanisme d'alliances rituelles ; important, aussi, par sa remise en cause de l'histoire établie de la société chinoise (par le haut) et par un nouveau modèle qui privilégie le langage rituel et les logiques locales plutôt que l'histoire officielle et les

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décrets émis de la capitale. Important, enfin, par le modèle qu'il offre d'une étude d'une société locale mettant au cœur de l'analyse les événements rituels.

2 Ritual Alliances est donc d'abord le phare d'un nouveau paradigme : l'histoire des systèmes sociaux locaux. Cette histoire n'est pas la même chose que l'histoire locale, très ancienne tradition historiographique chinoise étroitement liée à la construction de la géographie administrative. Elle ignore en effet les frontières tracées par l'État pour suivre celles que dessinent, par les processions, leurs échanges, leurs réseaux, les villageois qui habitent et créent le territoire. De telles histoires, ménageant une place à l'écologie, à l'économie et à l'organisation sociale tout en privilégiant les rituels étaient déjà écrites, notamment celle de David Faure sur le delta de la rivière des Perles (Emperor and Ancestor: State and Lineage in South China, Stanford University Press, 2007), mais Dean et Zheng vont bien plus loin dans le travail de terrain et dans l'analyse systématique de la société villageoise.

3 Ce faisant, Dean et Zheng font aussi, sans un instant le revendiquer, de la géographie, avec les meilleurs outils techniques (cartes historiques 3D avec système GPS), pour mettre en système la masse effarante de données recueillies. Au départ du projet, en 1993, Dean et Zheng, qui avaient alors tous deux déjà publié des travaux importants sur la société locale au Fujian, recrutent une équipe d'instituteurs et autres lettrés locaux pour recueillir systématiquement des données dans tous les villages de la zone étudiée. Mais ils réalisent vite que cette méthode (qui reste l'approche standard pour les travaux de ce type) n'offre pas toutes les garanties d'homogénéité et de fiabilité. Alors Dean, pendant douze ans (de 1994 à 2006), tous les étés, fait lui-même le travail d'enquête, passant au moins deux fois dans chacun des 724 villages, recensant leurs 2 586 temples et leurs 10 433 statues de divinités... Dean et Zheng en profitent pour relever également toutes les inscriptions sur pierre existantes, qu'ils publient en 1995 (Fujian zongjiao beiming huibian Xinghuafu fence, Fuzhou, Fujian renmin chubanshe, 1995, quatre cent quarante-deux inscriptions). Analyse quantitative, matériaux historiques, ethnographie fine : le travail accompli laisse sans voix.

4 La masse des données, déjà digérées, systématisées, modélisées, forme le deuxième volume de Ritual Alliances : mille soixante pages décrivant chaque village (quels temples, quels cultes, quels rituels, quels réseaux). Il y a là une source d'informations systématiques qui servira aux chercheurs, occidentaux et chinois, pendant longtemps, mais aussi un modèle méthodologique pour quiconque songe sérieusement à étudier une société locale dans une civilisation à écriture.

5 Mais le plus beau est la façon dont ces données sont synthétisées en une histoire, formant le volume 1. Dans un récit de trois cent trente neuf pages, dense mais clair, Dean raconte l'invention d'une société sur un parcours de dix siècles. Au fur et à mesure que la terre gagne sur la mer, des institutions (grands lignages, monastères bouddhiques, communautés territoriales, un petit peu l'État, parfois) investissent leurs ressources pour construire des digues et des canaux et mettre les terres en culture. La population augmente plus vite que les ressources, et il faut gérer concurrence et pénuries, ce qui se fait avec des systèmes rituels complexes. Le système dominant qui émerge entre 1550 et 1750 environ est celui des alliances entre villages (entre trois et huit villages, le plus souvent ; il en existe cent cinquante trois) possédant et gérant en commun un temple (en sus des temples propres à chacun des villages). Ces alliances sont elles-mêmes regroupées en plus vastes alliances. Les inscriptions sur stèle et d'autres documents historiques permettent d'en comprendre la formation, mais ces

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alliances, après l'éclipse de la période maoïste, sont bien vivantes, et leur logique apparaît pleinement via l'ethnographie des rituels qui les font vivre.

6 Zheng a écrit un chapitre séparé (p. 285-339, traduit du chinois), complémentaire par son approche et son objet, qui s'intéresse plus particulièrement à la place des lignages dans l'histoire sociale de Putian. La collaboration entre le chercheur chinois (Zheng est professeur d'histoire à l'Université de Xiamen) et américano-canadien (Dean est professeur de Chinese Cultural Studies à MacGill, Montréal) apparaît aussi comme un modèle du genre, où chacun garde sa voix mais où le résultat de la collaboration dépasse la somme des deux talents.

7 Si la trame essentielle du récit est le processus historique de construction de la société locale autour de systèmes rituels qui fonctionnent encore aujourd'hui, une bonne partie des chapitres est consacrée à la description des éléments de ces systèmes rituels : spécialistes religieux (chap. 5), divinités (chap. 6), temples et processions (chap. 7). Le mode d'analyse dominant de Dean est celui des « cadres liturgiques multiples » (multiple liturgical frameworks). Les différentes institutions qui ont dominé la société locale à diverses époques – le bouddhisme des monastères du Xe au XIIIe siècle, puis les lignages avec leur liturgie confucéenne, du XIVe au XVIIe siècle, puis les territoires (qui absorbent en bonne partie les lignages), avec le rituel taoïste, depuis le XVIIe siècle, auxquels viennent s'ajouter la nouvelle religion syncrétique du Trois-en-un apparue au XVIe siècle, et les cultes médiumniques qui fleurissent particulièrement au XIXe siècle) – ont toutes leur cadre liturgique propre, qui met le monde en sens et en ordre à sa propre façon. Or, quand bien même de nouveaux cadres viennent s'ajouter, les anciens ne disparaissent pas et gardent leur utilité. Ainsi, en décrivant la vie communautaire contemporaine (superbement illustrée par un film documentaire réalisé par Dean, sous le titre de Bored in Heaven, diffusé séparément en 2011), Dean montre la coexistence de ces divers cadres, dont chacun prend toute son importance dans les contextes qui lui sont propres, réagençant les éléments (dieux, hommes, territoires, textes, sons, images) que les autres cadres agençaient autrement la veille encore, ou le jour même en un autre lieu voisin. À Putian, chaque villageois peut assister à un festival dans un rayon de quelques kilomètres autour de chez lui deux cent cinquante jours par an en moyenne. Si la vie rituelle collective a été largement anéantie en d'autres parties de la Chine, cela n'est pas le cas à Putian (pour des raisons qui restent entièrement à comprendre), et cela même en ville. Notons au passage que Putian est tout sauf un fossile ou une région reculée : c'est devenu une vaste zone industrielle qui exporte dans le monde entier, et les Putianais tiennent le haut du pavé de Singapour à New York.

8 La dimension transnationale de Putian ne date d'ailleurs pas d'aujourd'hui, et le chapitre 9 (« Transnational networks ») en retrace le développement depuis le XIXe siècle. Comme dans les chapitres précédents, Dean y livre une ethnographie qui prend à rebrousse-poil tous les présupposés – on voit ainsi de riches hommes d'affaire de Singapour rentrer sur la terre ancestrale à Putian... pour se faire initier comme médiums – mais qui offre aussi un riche développement théorique sur la reterritorialisation des identités des migrants.

9 Au terme de son parcours historique, dans son dixième et dernier chapitre, Dean monte encore en théorie pour rendre compte de la coexistence foisonnante des éléments rituels qui se combinent des multiples façons dans ce qu'il appelle le « champ rituel syncrétique » ; faisant appel à la philosophie de Gabriel Tarde, il veut montrer que le

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rituel n'est pas un outil pour imposer une hégémonie (impériale ou autre) mais une machine à innover, à produire du changement social.

10 On ne peut sans doute pas demander au non-spécialiste de la société chinoise de lire de très près le tome 2, mais on ne peut qu'encourager très vivement l'ensemble des chercheurs en sciences sociales des religions à lire le tome 1 ; ils y trouveront tous un immense profit.

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Patrice Decormeille, Isabelle Saint- Martin, Céline Béraud (éd.), Comprendre les faits religieux. Approches historiques et perspectives contemporaines Dijon, CRDP de Bourgogne, 2009, 204 p.

Bérengère Massignon

RÉFÉRENCE

Patrice DECORMEILLE, Isabelle SAINT-MARTIN, Céline BÉRAUD (éd.), Comprendre les faits religieux. Approches historiques et perspectives contemporaines, Dijon, CRDP de Bourgogne, 2009, 204 p.

1 Cet ouvrage collectif rassemble les contributions à un cycle de conférences données de plusieurs auteurs entre 2004 et 2005 à l'IUFM d'Auxerre, à l'initiative du Cercle Condorcet d'Auxerre, club de réflexion de la Ligue de l'enseignement, une des premières organisations laïques à avoir soutenu, dès 1982, la nécessité d'un enseignement du fait religieux à l'école publique. Il a reçu le concours de l'Institut Européen en Sciences des Religions (IESR), institution créée à la suite du Rapport Debray sur L'enseignement du fait religieux dans l'école laïque (2002).

2 La première partie s'attache à présenter les sources des trois monothéismes : judaïsme, christianisme et islam. La rigueur méthodologique des auteurs fait office de discours de la méthode pour aborder en dialogue ces textes fondateurs, avec un accent mis sur les emprunts de schémas narratifs communs et leur remploi original. À cette fin, Colette Briffard étudie comment le récit de la naissance de Moïse emprunte à un texte assyrien du IIIe millénaire, la pseudo-autobiographie de Sargon, et comment, plus tard, le récit

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évangélique de la fuite en Égypte s'inspire du texte biblique. Ces textes sacrés sont replacés dans une contextualisation rigoureuse. Régis Burnet analyse les Épitres pauliniennes comme un genre épistolaire choisi pour mieux structurer des communautés chrétiennes naissantes en réseau. Aborder un texte religieux, c'est se confronter à la diversité des interprétations. Pierre Lory soumet un texte du Coran à différentes écoles exégétiques : rationalistes (mutazilites), littéralistes (sunnites) ou mystiques.

3 Enfin, Jean-Christophe Attias et Pierre Lory insistent sur la spécificité du lien entre le croyant et le texte sacré dans le judaïsme et dans l'islam. Le premier auteur insiste sur le fait que la Bible ne peut être lue seule pour les juifs. « Lire » la Bible, c'est d'abord voir, toucher, porter la Bible car elle est d'abord un objet sacré (cf. le sefer Torah, les phylactères ou tefilim et la mezuzah). « Lire » la Bible, c'est aussi la copier, la citer, en faire un acte liturgique, ou encore un acte de prière et enfin, pour le savant et le lettré, c'est la traduire et la commenter, le commentaire oral constituant véritablement le patrimoine religieux proprement juif dans la mesure où la traduction grecque de la Bible, la Septante, est parfois considérée avec suspicion par la littérature rabbinique puisqu'elle a permis son appropriation par les chrétiens. Pierre Lory, quant à lui, dégage la particularité de la révélation du texte coranique pour les musulmans, en soulignant : « Plutôt qu'avec la Bible, le Coran peut être comparé avec le Christ : le Coran, c'est le verbe de Dieu fait livre, de la même façon que pour les chrétiens, Jésus est le verbe de Dieu fait homme » (p. 53).

4 À l'école, les élèves sont invités à lire des textes, mais aussi à décrypter diverses productions artistiques religieuses. Les enseignants pourront se rapporter utilement au texte d'Isabelle Saint-Martin. Celle-ci dégage les enjeux théologiques et didactiques de l'image dans les trois monothéismes, nous invitant à dépasser l'opposition trop rapide entre un judaïsme et un islam iconophobes et un christianisme iconophile.

5 La deuxième partie traite des manifestations les plus contemporaines du fait religieux dans un contexte de sécularisation, de pluralisation et de globalisation. Or, ce sont des aspects du fait religieux que les différentes disciplines scolaires peinent à aborder. En effet, les programmes scolaires sont avant tout centrés sur les origines des diverses religions et leurs développements à l'époque médiévale et à la Renaissance, peu sur les aspects contemporains. Cette partie offre d'utiles synthèses, notamment, sur la sécularisation et le phénomène de recomposition des croyances (Nathalie Luca) ; le devenir des institutions religieuses dans les sociétés modernes, à partir de l'exemple du catholicisme français (Céline Béraud) ; le rôle de la jurisprudence de la Cour suprême dans la régulation du religieux aux États-Unis, pays de pluralité religieuse et de régime juridique de pluralisme (Fabienne Randhaxe) ; les phénomènes sectaires (Nathalie Luca). On regrettera l'absence d'articles sur les mutations religieuses hors de la sphère occidentale, objets de bien de confusions et de polémiques médiatiques.

6 La troisième partie propose une analyse philosophique originale des faits religieux, comme fait de conscience (Patrice Decormeille).

7 Enfin une dernière partie, écrite par Dominique Borne, Président de l'IESR, présente les débats, colloques et prises de positions qui ont accompagné l'introduction de l'enseignement des faits religieux à l'école publique. Il rappelle que « l'analphabétisme religieux des jeunes » doit autant à des lacunes de la transmission religieuse de type catéchétique qu'à un effacement de l'enseignement des humanités à l'école qui transmettait par ce biais des savoirs sur la religion à destination, il faut le rappeler,

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d'une petite minorité privilégiée, celle des lycéens, soit 10 % d'une classe d'âge au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il souligne quelles sont les trois finalités de l'enseignement du fait religieux à l'école laïque : restituer dans une perspective historique et critique « l'intelligibilité globale des cultures, initier au langage symbolique en permettant de faire la part du savoir et la part des croyances et approcher différents régimes de vérité » (p. 189).

8 Ni ouvrage strictement universitaire, ni appui didactique, ce livre présente néanmoins d'utiles synthèses dont enseignants et public éclairé pourront se nourrir afin d'alimenter une réflexion solide et documentée sur divers aspects historiques et contemporains du fait religieux. Une utile bibliographie offre, en fin d'ouvrage, des pistes d'approfondissement dont certaines constituent des outils pour bâtir un cours.

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Vincent Delecroix, Erwan Dianteill (éd.), Cartographie de l'Utopie. L'œuvre indisciplinée de Michael Löwy Paris, Sandre Actes, 2011, 203 p.

Carmen Bernand

RÉFÉRENCE

Vincent DELECROIX, Erwan DIANTEILL (éd.), Cartographie de l'Utopie. L'œuvre indisciplinée de Michael Löwy, Paris, Sandre Actes, 2011, 203 p.

1 Ce livre contient quinze contributions de sociologues, de philosophes, d'anthropologues et de spécialistes de la littérature, autour de la personne et de l'œuvre de Michael Löwy, dont l'ampleur ressort de la bibliographie complète qui est donnée à la fin de l'ouvrage. On y trouve aussi une postface rédigée par Michael Löwy en hommage à Lucien Goldmann, qui fut un de ses maîtres. Le volume réussit la gageure de présenter les diverses thématiques abordées par ce chercheur inclassable et d'une très grande fécondité : l'influence politique du messianisme juif de la Mitteleuropa, l'analyse de l'utopie portée en Amérique latine par la Théologie de la Libération, la révision de L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme de Max Weber, le rôle libérateur de la fiction, Goethe et Les affinités électives, le romantisme libertaire, Rosa Luxembourg et Walter Benjamin, pour ne citer que les principaux sujets traités. La théologie de la libération a été démantelée, le marxisme n'a plus du tout le rayonnement qui fut le sien jusqu'aux années 1970, l'Europe centrale d'aujourd'hui ne ressemble guère à celle qui brilla dans les années qui ont précédé la destruction de l'intelligentsia juive par le nazisme, et le romantisme est considéré (à tort) comme un courant littéraire passéiste du XIXe siècle. Et pourtant Michael Löwy, à travers le regard des différents auteurs de ce volume, est d'une actualité saisissante.

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2 Les textes sont distribués dans trois parties : la première, plus personnelle, présente le parcours intellectuel de Michael Löwy ; la deuxième partie se centre sur le romantisme et le marxisme utopiques et la troisième porte sur les messianismes juif et chrétien. Dans l'impossibilité de rendre compte de chaque texte en particulier, je me bornerai à donner un aperçu des questions soulevées dans les différentes contributions, en bousculant l'agencement des chapitres voulu par les directeurs de cette publication, afin d'éviter des répétitions.

3 On peut dire que la fiction a une place de choix dans l'économie de ce livre, puisqu'elle apparaît en ouverture, avec une évocation pleine d'humour des quatre auteurs favoris de Löwy : Max Weber, Franz Kafka, Walter Benjamin et André Breton, par Nicole Lapierre et en clôture, avec l'hommage rendu par Löwy à Lucien Goldmann, qui lui a légué la constellation formée par l'esthétique, la sociologie et la fiction. Michael Löwy est un homme cosmopolite, un « Juif passablement errant » comme il se définit lui- même, né au Brésil de parents viennois, l'allemand étant sa langue maternelle. Il a vécu en Israël, à Manchester et à Paris, où nous l'avons rencontré et où ses travaux ont nourri les discussions du Centre d'études interdisciplinaires des faits religieux, à l'EHESS. Cet héritier du judaïsme libertaire de l'Europe centrale, explique Régine Azria, s'appuie sur trois piliers issus de cette tradition : l'exode et la rédemption, la révélation, qui est celle de ses maîtres, Isaïe, Scholem, Benjamin, Kafka, Lukács et Goldmann, et le travail du commentaire. Sur un ton plus personnel, Régine Azria souligne la fidélité de Löwy à l'égard des textes et de sa mission, en tant qu'intellectuel.

4 Enzo Traverso montre bien l'importance du creuset parisien où ont fusionné les deux traditions dont il était porteur, la judéo-allemande et la latino-américaine pour créer une œuvre originale. À cette époque, Paris, selon les mots de Tony Judt, était la capitale de l'Europe « une fois de plus et pour la dernière fois ». C'est le début des années soixante, les dictatures n'ont pas encore congelé l'espoir des jeunes générations de l'Amérique latine. Au Brésil, Michael Löwy a grandi dans une société démocratique, où le marxisme était débattu au sein de l'Université (Marcelo Ridenti), et de ces années uniques, il a gardé l'enthousiasme, l'optimisme et le goût pour tout processus créatif, qui au Brésil comprenait le Cinema Novo, la Bossa Nova ou le Concrétisme. Par son existence même, Löwy fait partie de la tradition romantique qui vise à instaurer un avenir nouveau.

5 Erwan Dianteill met en lumière les concepts utilisés par Löwy, celui des affinités électives, issu du romantisme allemand, et celui, plus flou, de constellation, qui n'est pas une construction de l'esprit comme l'idéal type wéberien, mais une forme réelle dont les contours dépendent de la perspective de celui qui l'observe. Les trois constellations de Michael Löwy, la judéo-allemande, la latino-américaine et la romantique / surréaliste marquent son œuvre et toutes les trois font revivre les vaincus de l'histoire : les juifs anarchisants, le Che Guevara, les romantiques utopistes, ces « loosers » dont l'éclat, malgré la défaite, ne s'est jamais éteint. Les constellations peuvent être transchroniques, comme le marxisme hétérodoxe de Cohn-Bendit fait écho à celui de Lucien Goldmann et à la liste de ces rêveurs révolutionnaires j'ajouterai cet autre Goldmann prénommé Pierre, qui joua à sa manière, un rôle important dans la génération de 1968.

6 Pour Robert Sayre, le romantisme, dans sa dimension contestataire de la modernité, de sa rationalité quantificatrice et du déchantement qu'elle produit, est un axe fondamental des réflexions de Michael Löwy. Il est donc irréductible à l'école littéraire

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de même nom qui surgit à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles. Pour Isabel Loureiro, le romantisme utopique est décelable dans l'action de Rosa Luxemburg, qui combat le marxisme positiviste et les conséquences destructrices du progrès, ainsi que dans son refus du déterminisme communiste, en posant la question de l'alternative entre socialisme et barbarie. Vincent Delecroix reprend la question du temps long du romantisme, qui coexiste de manière permanente avec l'histoire linéaire – celle des vainqueurs – et l'érode. Le romantisme n'est pas passéiste, il ne ressuscite pas un passé pétrifié pour le conserver dans sa prétendue pureté, mais l'actualise et l'intègre dans le présent pour bâtir un autre avenir différent de celui qui avait été programmé par l'idéologie du progrès. En somme, la catégorie du présent romantique de Löwy est à la fois politique et historiographique. Et c'est dans cette opération d'actualisation que le romantisme rejoint le messianisme juif et Walter Benjamin, puisque sauver le passé est bien le rédimer.

7 Le travail de Michael Löwy a contribué à nous émanciper du modèle de causalité que l'histoire économique et sociale de Ernest Labrousse avait imposé. Denis Pelletier montre l'intérêt de l'analogie et de la métaphore, notions empruntées au monde de la fiction, pour mettre en rapport des correspondances et transférer des unités de sens d'un contexte à l'autre. La notion d'affinités électives participe de cette opération de refus de toute explication positiviste de l'évolution sociale. Outre les maîtres déjà cités, d'autres liens apparaissent au fil des textes de ce livre, avec Raymond Williams et Thomas Mann (María Elisa Cevasco) ; avec Edward Saïd, interprète de Lukács (Sonia Dayan-Herzbrun) et à contre-courant lui aussi, en tant que Palestinien chrétien ayant choisi d'écrire en anglais ; avec Ernst Bloch, qui voit dans le religieux une des formes les plus significatives de la conscience politique (Danièle Hervieu-Léger) ; avec Karl Mannheim, évidemment, même si la typologie des utopies de ce sociologue ne correspond pas tout à fait à celle de Löwy (Jean-Paul Willaime). Pierre Bouretz revient sur Benjamin, Scholem et Kafka dans le but d'ouvrir un débat sur la complexité de ces rapports qualifiés trop rapidement « d'affinités électives », discussion amorcée, et restée en suspens, qui fera probablement l'objet d'une nouvelle publication de Michael Löwy.

8 Si la notion de messianisme juif a le plus profondément questionné la culture européenne (Bouretz), c'est la théologie chrétienne de la libération qui a repris le flambeau romantique de la contestation de la modernité (Sonia Dayan-Herzbrun). On regrette qu'en dehors de Philippe Portier, ce thème si important dans l'œuvre de Michael Löwy n'ait pas été traité, d'autant plus que l'enracinement de la structure utopique chrétienne en Amérique latine date du XVIe siècle et qu'on y retrouve des références nombreuses, ou des fragments de cette constellation, dans le christianisme communautaire de Solentiname, dans le Nicaragua de la révolution sandiniste, sombré lui aussi dans l'oubli après le triomphe de la réaction des « contra ». Ce déséquilibre, probablement dû à des défections de dernière heure, n'enlève en rien l'intérêt majeur du volume dirigé par V. Delecroix et E. Dianteill.

9 Comme Michael Löwy le rappelle dans sa postface, Lucien Goldmann, fasciné par le jansénisme, a posé la foi et le pari pascalien comme les deux matrices communes du religieux et du politique. Marxiste atypique et « pascalien », Lucien Goldmann a osé saper la statue monolithique de Marx, dressée par l'idéologie communiste. Aujourd'hui, c'est à Michael Löwy que revient la tâche de révision du programme marxien, sans toutefois le dissoudre, en reprenant les limites de sa pensée historique, politique et

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sociale, marquée par l'eurocentrisme de son époque et par la croyance dans le développement illimité des forces productives, qui s'est avéré mortifère pour l'écologie de notre planète. C'est encore une façon de rédimer cet héritage.

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Jean-Pierre Delville, Marko Jacǒv (éd.), La papauté contemporaine (XIXe-XXe siècles). Il papato contemporaneo (secoli XIX-XX). Hommage au chanoine Roger Aubert, professeur émérite à l'Université catholique de Louvain, pour ses 95 ans. Omaggio al canonico Roger Aubert, professore emerito all'Università cattolica di Lovanio, per i 95 anni Louvain-la-Neuve – Leuven – Cité du Vatican, Collège Erasme- Universiteitsbibliotheek-Archivio segreto vaticano, coll. « Bibliothèque de la RHE », 68 / « Collectanea Archivi Vaticani », 68, 2009, 729 p.

Agnès Desmazières

RÉFÉRENCE

Jean-Pierre DELVILLE, Marko JACǑV (éd.), La papauté contemporaine (XIXe-XXe siècles). Il papato contemporaneo (secoli XIX-XX). Hommage au chanoine Roger Aubert, professeur émérite à l'Université catholique de Louvain, pour ses 95 ans. Omaggio al canonico

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Roger Aubert, professore emerito all'Università cattolica di Lovanio, per i 95 anni, Louvain-la-Neuve – Leuven – Cité du Vatican, Collège Erasme-Universiteitsbibliotheek- Archivio segreto vaticano, coll. « Bibliothèque de la RHE », 68 / « Collectanea Archivi Vaticani », 68, 2009, 729 p.

1 Ce volume collectif est un nouvel hommage à l'historien belge de l'Église Roger Aubert, après les précédentes initiatives de 1994, pour ses 80 ans, et de 2004, pour ses 90 ans (J.- P. Hendrickx, J. Pirotte, L. Courtois, (éds.), Le cardinal Mercier (1851-1926) : un prélat d'avant-garde. Publications du prof. Roger Aubert rassemblées à l'occasion de ses 80 ans, Louvain-la-Neuve, Academia, 1994 ; L. Courtois, J.-P. Delville, E. Louchez, J. Pirotte, F. Rosart et G. Zélis (éd.), Écrire l'histoire du catholicisme des XIXe et XXe siècles : Bilan, tendances récentes et perspectives (1975-2005) : hommage au professeur Roger Aubert à l'occasion de ses 90 ans, Louvain-la-Neuve, ARCA, 2005). Ces miscellanea, qui célèbrent son 95e anniversaire, sonnent encore comme un dernier adieu des collègues et élèves du chanoine de Louvain, décédé en 2009. Elles font également mémoire de l'historien italien Pietro Scoppola, mort en 2007, auquel Giuseppe Tognon consacre un article.

2 Le livre salue en particulier la contribution d'Aubert à l'histoire de la papauté contemporaine, inaugurée par sa notable participation à l'Histoire de l'Église de Fliche et Martin avec le volume sur Le pontificat de Pie IX (1952). Après une section introductive présentant l'œuvre de Roger Aubert, l'ouvrage se décline en neuf parties consacrées tout d'abord à un examen de la papauté en général (trois relations), puis à une étude de chaque pontificat en particulier depuis Léon XII jusqu'à Jean-Paul II. Pie XI, du fait de la récente ouverture de ses archives, fait l'objet d'un traitement particulier (neuf notices). Les papes du XIXe siècle sont par contre négligés (seulement cinq notices au total). Pour le XXe siècle, c'est principalement Pie XII qui fait les frais du centrage sur l'œuvre de son prédécesseur. La lutte de Pie X contre le modernisme, l'appel de Benoît XV à la paix et le moment Vatican II continuent de passionner les historiens de la papauté contemporaine. Dans l'impossibilité de rendre compte de l'ensemble des trente-neuf notices, on soulignera ici les traits saillants du volume.

3 La section « La papauté en général » se révèle particulièrement intéressante parce qu'elle examine la papauté contemporaine dans la perspective d'une histoire tout à la fois de longue durée et transnationale. Cette orientation est également perceptible dans quelques autres notices plus spécifiques. Jean-Marc Ticchi analyse avec brio les tensions entre universalisme et italianisme. La pénétrante analyse des consistoires par Marc Agostino, qui met en lumière une « désitalianisation de la papauté » (p. 290) à la faveur des récentes nominations cardinalices, montre comment une étude de longue durée de la papauté peut être fructueuse. De son côté, Jean Pirotte s'intéresse à l'articulation entre centre et périphérie dans le cadre d'une histoire des missions. La belle étude de Jan de Maeyer et Jan Roobrouck sur la participation des laïcs catholiques aux organisations internationales sous Pie XI, qui s'inscrit également dans cette démarche transnationale, ouvre un champ de recherche novateur et stimulant. Elle fait écho aux récents développements de l'histoire globale qui centre son attention sur la contribution des organisations non gouvernementales, confessionnelles ou non, à la vie internationale.

4 Les études consacrées à des pontificats précis alternent entre bilan de recherches importantes réalisées ces dernières années, comme celles d'Étienne Fouilloux sur la nonciature parisienne d'Angelo Roncalli, d'Émile Poulat sur les associations diocésaines

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et de Daniele Menozzi sur l'Église et les droits de l'homme, et ouverture de nouveaux dossiers à l'exemple de Jean-Dominique Durand qui traite de Jean-Paul II et la France ou d'Alberto Melloni à propos du cas Aldo Moro. L'histoire de l'Église y est avant tout conçue dans une perspective politique. Une attention particulière est accordée aux relations entre le Saint-Siège et les États européens. Du fait des nationalités des auteurs, la Belgique, la France et l'Italie sont privilégiées. L'Espagne est aussi évoquée dans une étude de Vicente Cárcel Ortì sur Pie XI et le roi déchu Alphonse XIII. L'Allemagne, l'Autriche, la Pologne, les États-Unis, et même la Chine ou l'Arménie, ne sont pas oubliées. Les Amériques centrale et du Sud, ainsi que l'Afrique, qui jouent un rôle majeur dans l'Église postconciliaire, font par contre figure de grandes absentes.

5 Dans cette perspective, les archives secrètes du Vatican sont privilégiées au détriment des archives des autres congrégations romaines, telles la Congrégation pour la doctrine de la foi et, plus encore, la Propaganda fide, particulièrement riches pour cette période. L'examen de la crise moderniste et de ses prolongements fait figure d'exception. Claus Arnold et Claude Troisfontaines nous relatent ainsi les procédures lancées par le Saint- Office contre Alfred Loisy et Maurice Blondel.

6 Le spectre large utilisé atteste de la diversité des recherches en cours. La superposition d'études de cas rend toutefois difficile une appréhension d'ensemble des changements intervenus dans la papauté au cours des XIXe et XXe siècles. On aurait apprécié en particulier que les moments-clés, tels que la crise moderniste ou le concile Vatican II, soient davantage éclairés. Le rôle joué par Pie XI dans l'évolution de la papauté n'est guère mis en avant en dépit du renouveau des études le concernant. De même, on peut regretter que Roger Aubert, n'ait guère suscité d'émules dans le domaine de l'histoire des débats théologiques, dont il a su si bien montrer l'importance d'abord dans sa thèse sur Le problème de l'acte de foi (1945), puis dans La théologie catholique au milieu du XXe siècle (1953). Enfin, comme le souligne Jean-Pierre Derville en conclusion, « très peu est dit sur la papauté et les femmes » (p. 688). Une des raisons en est sans doute l'absence de femmes parmi les trente-neuf contributeurs. Ce volume invite à réfléchir à comment articuler les différentes réalités de la papauté – magistère doctrinal et moral, diplomatie, orientations pastorales et spirituelles, rapports avec les Églises locales, etc. – afin d'offrir un cadre ample de compréhension des changements majeurs intervenus dans le catholicisme durant ces deux derniers siècles.

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Véronique Donard, Du meurtre au sacrifice, psychanalyse et dynamique spirituelle Paris, Éditions du Cerf, 2009, 671 p.

Benoît Vermander

RÉFÉRENCE

Véronique DONARD, Du meurtre au sacrifice, psychanalyse et dynamique spirituelle, Paris, Éditions du Cerf, 2009, 671 p.

1 Ambitieux essai de métapsychologie, cet ouvrage entend rendre compte de la dimension spirituelle de l'être humain selon une approche psychanalytique rigoureusement ancrée dans la tradition freudienne ; il veut aussi montrer que cette dimension collabore activement à la structuration et au développement psychiques ; il fait de la notion de « sacrifice » le fil conducteur du développement psychique dont il est ici question, postulant, aux côtés du sadisme et du masochisme originaires, une troisième position du moi, « l'organisation sacrificielle originaire », laquelle (en fonction du mode de gestion par le sujet du traumatisme primordial de la désaide du nourrisson comme de ses éventuelles défaillances environnementales) peut s'avérer pathologique (le cas extrême étant celui du « meurtre sacrificiel » en série) ou bien donner naissance à une logique spirituelle faisant du « sacrifice de soi » une dynamique de vie plutôt qu'un acte de mort. Enfin, par le fait même d'insérer entre les deux parties consacrées, d'une part à la pathologie, de l'autre à l'assomption de la position sacrificielle, trois chapitres centrés sur l'analyse de la logique sacrificielle dans différentes traditions religieuses, l'auteure se risque à une approche conjointe de l'anthropologie du fait religieux et de la métapsychologie, approche menée en fonction de concepts opératoires unifiés. Elle va jusqu'à suggérer de rechercher l'origine biologique du modèle proposé dans le « suicide cellulaire altruiste » (apoptose) théorisé notamment par Jean-Claude Ameisen.

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2 L'ampleur du projet ne peut que susciter tout à la fois un vif intérêt et de nombreuses questions. Les dimensions de l'ouvrage et sa structure très méthodique permettent à l'auteure de se mesurer avec bon nombre d'entre elles, d'une façon qui souvent dissipe doutes et malentendus, mais qui parfois aussi les aiguise. De façon générale, la maîtrise montrée par V. Donard dans la lecture de l'œuvre de Freud, de Mélanie Klein et de Winnicott lui inspire des interprétations tout à la fois rigoureuses et inventives des apports de ces derniers. Les psychanalystes contemporains sont également abondamment cités (larges emprunts à l'œuvre de Sophie de Mijolla-Mellor). Les chapitres consacrés à l'histoire et l'anthropologie du fait religieux sont beaucoup moins convaincants, et les études de cas sont trop souvent fondées sur de longues notes de lecture d'un ou deux ouvrages faisant autorité en la matière. Les riches analyses du texte biblique soulèvent d'autres questions, sur lesquelles je reviendrai plus avant.

3 Si les développements historiques et anthropologiques soulèvent des réserves, il n'en va pas de même des deux « cas personnels » qui ouvrent et ferment respectivement l'ouvrage. L'analyse d'un meurtre « sacrificiel » pour lequel l'auteure a été appelée à intervenir comme expert l'engage et nous engage fortement dans le sujet traité, et elle prépare l'analyse des traumatismes et pathologies psychiques qui forme bonne part de la première partie de l'ouvrage. Avec deux réserves pourtant : V. Donard s'interdisant pour des raisons éthiques de dévoiler nombre de détails concernant le premier cas analysé, ses inférences exigent parfois du lecteur quelque chose qui s'apparente à un « acte de foi ». Par ailleurs, aussi stimulante que soit l'analyse des pathologies sacrificielles ensuite exposées, la question du caractère « universel » des processus ainsi décrits reste entière à ce stade. Ces réserves ne se retrouvent pas à la lecture de la longue analyse du « cas » de Thérèse de Lisieux qui clôt l'ouvrage : sur un sujet pourtant déjà abondamment traité, les pages consacrées à la jeune carmélite vont aussi loin qu'il est possible tant dans le rendu des pathologies sociales, familiales et personnelles de Thérèse que dans celui de l'extraordinaire phénomène de sublimation par lequel Thérèse opère sa « percée » spirituelle au travers de l'épaisseur même de sa condition. Ces pages finales ont été préparées bien plus tôt dans l'ouvrage par une excellente analyse des usages contemporains du concept surchargé de « sublimation », analyse qui englobe celle de l'acte d'écrire comme stratégie utilisée tout à la fois pour accomplir et éviter le meurtre sacrificiel que l'organisation psychique du sujet écrivant appellerait (p. 184-193).

4 En contraste, la partie centrale laisse quelque peu perplexe : elle entend montrer que les mythes de création sont généralement fondés sur le récit d'un sacrifice donnant sa structure au cosmos et son sens à l'existence humaine, laquelle alors répèterait toujours quelque peu cet acte originel, inscrit peut-être jusque dans l'organisation cellulaire du vivant. Le chapitre premier de cette partie, consacré aux termes d'origine et de mythe, est fondé pour bonne part sur une lecture de Mircea Eliade, et marqué par le caractère parfois ancien de ses références. Le chapitre qui suit – une lecture des mythes védiques, orphiques et aztèques – semble illustrer l'extraordinaire diversité des pratiques, justifications, évolutions et interprétations de l'acte sacrificiel bien davantage que son unité primordiale, aux rebours de ce que voudrait l'auteure. Surtout, nulle place n'est accordée à une « logique du social » qui jouirait de quelque autonomie : le collage effectué entre histoire personnelle et récit collectif ignore la façon dont les stratégies collectives de création et manipulation du « sens » sont liées aussi à des types d'organisation sociale et étatique très fortement différenciés. Le long

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chapitre consacré à l'univers biblique est de facture différente. V. Donard y reprend les lectures de quelques récits structurants, ceux du meurtre d'Abel et du sacrifice d'Isaac principalement, mais aussi les chants du Serviteur souffrant (Is 50-52). Empruntant à des exégèses antérieures souvent bien connues, ces pages illustrent avec bonheur une dimension du corpus biblique. Mais nous sommes loin de faire ici le tour de la question, et la prise en compte d'autres textes (bonne part des psaumes et des écrits prophétiques, l'Épitre aux Hébreux) complexifierait considérablement les données du problème, en introduisant ce que l'on peut appeler la tradition « antisacrificielle » qui lie aussi en un tout l'un et l'autre Testament. Nous sommes donc là simplement en présence d'une lecture psychanalytique de quelques extraits du texte biblique, dans un style difficile à rapporter aux essais de synthèse qui marquait l'approche des autres traditions religieuses évoquées. Ces questions méthodologiques, qui grèvent l'ensemble de la deuxième partie, affaiblissent du coup la portée théorique de la troisième, dans laquelle l'auteure entend passer « de l'universalité du mythe à un fonctionnement psychique individuel » (p. 449) – même si, comme nous l'avons déjà noté, le cas qui fonde entièrement cette partie, celui de Thérèse, offre quelques-unes des plus belles pages de l'ouvrage. L'unité même du dessein des première et troisième parties rend plus malaisée encore à accepter l'élargissement du dessein de l'ouvrage auquel s'essaie la partie centrale.

5 L'essentiel de ce dessein est repris et explicité dans la conclusion de l'ouvrage : la thèse est celle de l'existence d'un fantasme primordial, récurrent et universel, celui d'assister à un meurtre de facture sacrificielle, un fantasme où il est question de sacrifier ou d'être sacrifié. Fantasme nourri lui-même par le trauma primordial aux sources de l'organisation psychique, lequel est directement lié à l'imminence et l'évidence de la mort (p. 624). Pour V. Donard, ce fantasme primordial ne fait pas nombre avec les autres (scène primitive, castration et séduction), mais s'y ajoute et les complète. La formulation de ce fantasme (il faut sacrifier pour) introduit une instance tiers, cause finale du sacrifice, lieu vide qui n'est pas identifiable au surmoi mais à une instance de type déique. Toute dynamique spirituelle prend sa source dans cette situation traumatique primordiale. En finale, « il n'appartient pas à la psychanalyse de se prononcer sur la réalité ou non de ce qui, à la source du vécu spirituel ou religieux, peut être nommé “Dieu”. » (p. 630)

6 Cette recension ne fait pas justice à la richesse de certaines pages de l'ouvrage, par exemple sur l'évolution continue de la théorie des pulsions chez Freud et ses successeurs. Mais ces analyses ne sont pas toutes de la même eau, et l'ouvrage souffre en plusieurs endroits de lourdeurs didactiques comme de la valeur un peu inégale de ses références. Quoi qu'il en soit, il prépare avec prudence et méthode l'énoncé d'une hypothèse de grande portée. Il convient toutefois de noter : a) que cette hypothèse ne prend sens qu'à l'intérieur de la théorie freudienne dont elle se réclame, et qu'elle perd toute cohérence interne dès qu'elle en est détachée ; b) qu'elle tend à aplatir la diversité des vécus culturels, religieux et sociaux en « absolutisant » le contenu et la portée de la notion qu'elle analyse. Le courage qu'il est nécessaire de déployer pour se mesurer de front à pareil sujet comme le dispositif mis en place pour soutenir et nourrir au plus près l'argumentation n'en font pas moins de cet ouvrage un essai d'ampleur remarquable.

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Louis Duchesne, Correspondance avec Madame Bulteau (1902-1922), Édition établie et annotée par Florence Callu. Rome, École Française de Rome, 2009, 675 p.

Jean-Louis Ormières

RÉFÉRENCE

Louis DUCHESNE, Correspondance avec Madame Bulteau (1902-1922), Édition établie et annotée par Florence Callu. Rome, École Française de Rome, 2009, 675 p.

1 Constituée d'un corpus de 509 lettres et billets divers adressés par Mgr Duchesne à Madame Bulteau durant les vingt premières années du siècle passé cette correspondance concerne deux personnes qui ne sont guère, l'une et l'autre, connues du grand public.

2 Surnommée « Toche », Augustine Bulteau (1860-1922) est née à Roubaix dans un milieu de riches propriétaires d'usines textiles. Mariée à un homme de lettres, Jules Ricard, décédé en 1903, elle rencontra de nombreux artistes, entre autres Henri de Toulouse- Lautrec et Édouard Manet. Elle s'était alors mise à la peinture et à la photographie avant de se tourner vers l'écriture. Pour ses romans de mœurs populaires (près d'une dizaine), elle avait choisi le pseudonyme de Jacque Vontade qu'elle utilisa également pour ses essais, notamment « L'Âme des Anglais » qui connut un certain succès en son temps, notamment outre-Manche, les Anglais se reconnaissant dans le portrait qu'elle dressait d'eux. Plus que par ses écrits, c'est semble-t-il par son salon, au 149 avenue Wagram, qu'elle gagna en célébrité. S'y côtoyaient des écrivains tels que Léon Daudet ou Maurice Barrès, Pierre Louys ou Henri de Régnier, des peintres (Utrillo), des journalistes, des académiciens et autres gens du monde. Forte personnalité, quelque peu autoritaire dirent certains, elle demeura en retrait après la guerre. Ayant cessé d'écrire, elle continua néanmoins de correspondre avec plusieurs de ses amis auxquels elle continuait de prodiguer conseil et réconfort. Louis Duchesne était l'un d'entre eux.

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3 Issu d'une famille de marins bretons de Saint-Servan, près de Saint-Malo, Louis Duchesne, qui s'était engagé dans la voie religieuse, avait été ordonné prêtre en 1867. Après avoir enseigné quelques années dans un collège de Saint-Brieuc, il était venu à Paris pour y suivre des enseignements d'archéologie. Docteur ès lettres, il se vit confier la nouvelle chaire d'histoire ecclésiastique de l'Institut catholique. Son enseignement ayant été jugé quelque peu hétérodoxe, il fut contraint de quitter la faculté de théologie en 1883. Après quelques années d'enseignement à l'École des Hautes Études, il fut nommé, en 1895, directeur de l'École française de Rome. Cofondateur et collaborateur régulier du Bulletin critique de littérature, d'histoire et de théologie, il rédigea plusieurs ouvrages importants sur l'histoire de l'Église, notamment Le Liber Pontificalis en Gaule au VIe siècle, Histoire ancienne de l'Église (3 vol.), Fastes épiscopaux de l'ancienne Gaule, Les Premiers temps de l'État pontifical. Candidat dès 1909 à l'Académie française, il y sera élu l'année suivante grâce pour partie aux efforts de Mme Bulteau qui ne manque pas de faire jouer ses relations avec les personnalités influentes du moment.

4 Si la plupart de ses ouvrages lui valurent la reconnaissance de ses pairs, son Histoire ancienne de l'Église, somme jugée quelque peu moderniste par la hiérarchie romaine fut mis à l'Index. Dès 1910, plusieurs de ses lettres à Augustine Bulteau font état de ses inquiétudes à ce sujet. Dans ces lettres, le chanoine n'est pas tendre à l'égard de la hiérarchie ecclésiastique n'épargnant ni l'entourage de Pie X, notamment Mgr Begnini, principal responsable de sa condamnation, ni le pape lui-même qu'il juge atteint d'aliénation partielle tant sont fortes ses obsessions : « Il ne voit que modernistes, à droite, à gauche, en haut, en bas », écrit l'évêque à sa correspondante, le 13 juin 1911, six mois avant sa mise à l'Index.

5 Si l'on ne peut que déplorer que les lettres de Madame Bulteau aient disparu, vraisemblablement brûlées, comme l'indique Florence Callu par Henri Quentin, l'exécuteur testamentaire de Mgr Duchesne, on ne peut que savoir gré à sa correspondante d'avoir désobéi à l'évêque qui avait exprimé, à diverses reprises, le vœu qu'elle détruise toutes les lettres qu'il lui avaient envoyées. Conformément à son testament, toutes les lettres reçues par Augustine Bulteau furent en effet déposées à la Bibliothèque nationale.

6 En exposant à Mme Bulteau ses démêlés avec sa hiérarchie ecclésiastique, Mgr Duchesne apporte de nouveaux éléments sur la crise moderniste. Ces lettres soulignent également les préoccupations du prélat devant la montée de l'anticléricalisme en France. Plus généralement, elles apportent un témoignage notable sur l'histoire politique et religieuse de ces deux décennies.

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Paul Eid, Pierre Bosset, Micheline Milot, Sébastien Lebel-Grenier (éd.), Appartenances religieuses, appartenance citoyenne. Un équilibre en tension Québec, Presses de l'Université Laval / Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, 2009, 425 p.

François Gauthier

RÉFÉRENCE

Paul EID, Pierre BOSSET, Micheline MILOT, Sébastien LEBEL-GRENIER (éd.), Appartenances religieuses, appartenance citoyenne. Un équilibre en tension, Québec, Presses de l'Université Laval / Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, 2009, 425 p.

1 Les débats au Québec autour des « accommodements raisonnables » et la création, en février 2007, de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles (mieux connue sous le nom de Commission Bouchard-Taylor) ont eu droit à une certaine publicité en France. L'idée du présent ouvrage est née dans la foulée, commandée par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, organe créé au moment de l'adoption, en 1976, de la Charte québécoise des droits et libertés et qui a pour fonction de recevoir les revendications découlant de son infraction.

2 Comme le rappelle d'entrée de jeu Jean Baubérot, invité dans les circonstances à présenter le modèle français eu égard à la nouvelle réalité multiculturelle, l'idéologie républicaine est, à divers degrés, majoritaire en France, alors qu'on y insiste sur les

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dangers du « communautarisme » et de la ghettoïsation. Cela contraste fortement avec le Québec, où les élites intellectuelles (beaucoup moins sollicitées et respectées qu'en France) sont assez largement d'inclination libérale, alors que l'emphase est mise sur le respect des « différences », les dangers de la « tyrannie de la majorité » et d'une trop forte ingérence de l'État dans la vie des individus. Cette opposition idéologique entre la France et le Québec est d'autant plus intéressante que l'on trouve chez le peuple québécois une sympathie assez marquée pour les idées républicaines, et pour qui le multiculturalisme « à la Canadian » agit comme contre-modèle et repoussoir. A contrario, c'est la France qui est érigée en contre-modèle par une bonne partie de l'intelligentsia, constamment évoquée pour illustrer les aberrations de l'approche républicaine.

3 La contribution de Sébastien Lebel-Grenier, « La religion comme véhicule d'affirmation identitaire : un défi à la logique des droits fondamentaux », est tout particulièrement intéressante et situe bien les termes sur lesquels se greffent les autres contributions. Dans une perspective nuancée, l'auteur insiste sur l'importance de l'enchâssement de la Charte canadienne des droits et libertés dans la Constitution lors de son rapatriement de Londres, par le premier ministre libéral (et farouche opposant au nationalisme québécois) Pierre-Elliot Trudeau, en 1982. Il s'en est suivi une transformation majeure des modes de négociation de l'occupation de l'espace public alors que les revendications religieuses, qui étaient auparavant le fait de communautés historiques et qui avaient emprunté des voies politiques, sont depuis lors adressées au pouvoir judiciaire et justifiées en termes de droits fondamentaux par des individus (p. 122). La tradition de réserve qui avait caractérisé les rapports entre le judiciaire et le politique a été rompue. Les tribunaux n'ayant à partir de ce moment plus eu le choix de tenter de « donner un sens à ces droits et libertés qui, dorénavant, s'imposaient manifestement à l'État » (p. 127), le pouvoir judiciaire dont la constitution ne permet que de juger en fonction de critères rationnels de validité a été placé en surplomb du législatif, devant « mesurer la validité de lois et d'actes de l'État au regard de valeurs au contenu fluide et évanescent » (p. 127) ; autrement dit d'accomplir une tâche pour laquelle il n'est pas outillé.

4 Si l'érosion du politique au profit du juridique et des procédures rationnelles désincarnées en conséquence de l'application des principes du libéralisme a été analysée et commentée par plusieurs auteurs importants, l'enchâssement de la Charte des droits et libertés dans la Constitution canadienne en fournit un exemple extrême. Sous le gouvernement de Trudeau (dont la pensée recoupe singulièrement celle de Rawls au plan théorique), le rôle de l'État est de protéger la « dignité » de l'individu en laissant ce dernier « libre de toute menace d'ingérence étatique dans sa détermination de la vie bonne [...] soit la détermination de ses choix de vie fondamentaux » (p. 128). À l'opposé du modèle républicain pour qui l'émancipation passe par l'arrachement des individus à leur particularisme, le modèle libéral cherche en pratique à émanciper l'individu de l'État en lui permettant d'exprimer son particularisme. Cette avenue individualiste a mené la Cour suprême du Canada (qui exerce l'autorité dernière en matière de droit au Canada) à une définition purement subjective de la religion conçue en termes de « convictions profondes » : « Il n'importe aucunement que cette croyance soit ou non conforme au dogme établi ou encore à des pratiques qui soient partagées au sein d'une communauté. La religion devient une affaire purement privatisée qui

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concerne uniquement la relation de l'individu avec l'au-delà, à l'exclusion des liens sociaux qui lui ont de tout temps donné son sens. » (p. 128-129)

5 Si la liberté de religion est en principe un droit négatif, l'État se voit contraint en pratique à certaines obligations afin de ne pas entraver l'expression, y compris dans ses institutions et dans l'espace public, de ces convictions individuelles. La technique – juridique – de l'accommodement raisonnable a été précisément développée pour protéger la liberté de religion tout en assurant la capacité d'action des autorités. Or, de par sa nature juridique, l'accommodement raisonnable (tout comme le recours aux tribunaux pour aliénation du droit à la liberté de religion en général) ne peut qu'ignorer l'aspect politique parfois bien avéré des revendications, tout comme les dimensions et conséquences politiques de l'action juridique. Comme l'écrit Lebel- Grenier, les problèmes proviennent du fait que le religieux ne peut être réduit à son seul versant introspectif ; il comporte également une dimension d'extériorisation qui peut s'actualiser en prosélytisme et en affichage dans l'espace public : « En fait, les difficultés d'application de la liberté de religion proviennent probablement en partie du fait que les droits individuels ont entre autres été développés sur le fondement naïf de la privatisation inexorable du fait religieux et de son évacuation progressive de l'espace public. » (p. 132) En somme, c'est la séparation entre le privé et le public, supposée étanche, qui se révèle caduque à une époque où les identités sont sommées de s'exposer pour être reconnues.

6 C'est précisément lorsque la religion devient le vecteur d'une affirmation identitaire qu'elle devient la revendication d'un espace public, ce qui est « dans son essence une revendication politique – le rapport du groupe à la cité – et non une revendication religieuse – le rapport de l'individu à l'au-delà – [selon la définition libérale]. La religion devient un acte politique par opposition à un acte de foi » (p. 134). Par le biais de revendications individuelles dont on saisit le système judiciaire, ce sont des revendications collectives qui s'expriment, réclamant « une plus grande occupation de l'espace public pour des communautés minoritaires » (ibid.) L'auteur en conclut que cette interversion du juridique et du politique, au-delà de la problématique de la dépolitisation des démocraties occidentales au profit des mécanismes du marché et du droit, rend difficile la médiation des intérêts opposés et la recherche de compromis, les droits fondamentaux étant formulés en termes d'absolus et dès lors non négociables. À terme, les solutions juridiques, qui ont une valeur de précédent (et donc des effets politiques), risquent de générer du ressentiment tant du côté des perdants que des gagnants, quels qu'ils soient (p. 137). La solution libérale (imposée au Québec par le Canada) et son actualisation dans la technique des accommodements raisonnables a effectivement eu cet effet au Québec, alimentant la frustration de la majorité francophone et l'insatisfaction des minorités anglophones ou issues de l'immigration.

7 Cette contextualisation permet de comprendre pourquoi le débat au Québec se fait sur un terrain très largement juridique, ce que reflète le reste de l'ouvrage. Ainsi Anne Saris s'intéresse-t-elle aux enjeux particuliers liés à la compénétration des normativités religieuses et étatiques. Elle rappelle que la personne du droit est une personne désincarnée, et ainsi que le droit élude les dimensions émotionnelles, biologiques, sociales, ethniques et religieuses (qui forment justement le terreau des revendications politiques dont parlait Lebel-Grenier). Au sujet de la fameuse définition subjective de la religion, l'auteure met en doute l'idée que l'on puisse aborder le religieux en faisant abstraction des communautés d'appartenances dans lesquelles celle-ci s'inscrit

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nécessairement. Partant des sciences juridiques et d'un point de vue libéral, cette interrogation ne peut toutefois que demeurer sans réponse, ouvrant sur des « pistes de réflexion » dont on ne perçoit pas l'aboutissement.

8 L'obligation juridique d'accommoder l'expression religieuse est-elle contraire aux principes de justice sociale ? L'accommodement raisonnable n'accorde-t-il pas un traitement de faveur à certaines pratiques religieuses minoritaires qui investissent l'espace public ? Le philosophe Jocelyn Maclure répond à ces questions dans un texte (p. 327-350) qui reprend les arguments développés dans un chapitre de Laïcité et liberté de conscience (Montréal, Boréal) cosigné avec le commissaire Charles Taylor. Dans cet ouvrage, Taylor et Maclure (qui participait, ainsi que Micheline Milot, à titre de conseiller à la Commission Bouchard-Taylor) développent les arguments philosophiques qui fondent les recommandations que l'on retrouve dans le rapport final et qui circonscrivent l'approche « interculturelle » censée à la fois s'opposer au républicanisme et décoller du multiculturalisme canadien-anglais assez pour prendre en compte la particularité du Québec francophone. Partant des principes libéraux réinterprétés par Rawls et amendés par Will Kymlicka, l'interculturalisme de Maclure ne diffère en rien du multiculturalisme canadien sur la question traitée. L'auteur défend la définition purement subjective de la religion ainsi que l'idée selon laquelle les « convictions profondes » doivent être protégées, puisque liées au sentiment d'intégrité morale d'une personne. Ainsi les convictions religieuses, tout comme les convictions séculières exerçant la même fonction (par exemple le végétarisme ou le pacifisme), ne sont pas assimilables à des « goûts dispendieux » (des caprices), ce qui justifie le traitement particulier et les dérogations aux normes communes qu'elles peuvent mériter dans le régime multiculturaliste. Dans sa conclusion, Maclure réfute le bien- fondé des dangers évoqués par certains critiques puisqu'il n'y aurait pas prolifération des demandes d'accommodement dans les faits. Enfin, Maclure adopte une position radicalement individualiste en niant le phénomène de dépolitisation soulevé par Lebel- Grenier et en réduisant le problème de l'instrumentalisation des droits à des fins politiques au fait de seuls individus (et non de groupes). De ce point de vue, le philosophe a beau jeu de se contenter d'argumenter que les tribunaux sont déjà outillés pour statuer sur la sincérité des témoignages, et donc sur la « sincérité des croyances ».

9 Pierre Bosset, qui figure parmi les juristes les plus au fait des accommodements raisonnables et qui s'inscrit lui aussi dans la perspective libérale, aborde pour sa part le sujet chaud des « tensions, contradictions et interdépendances » qui surgissent entre la protection de la liberté de religion et l'égalité des sexes. L'opposition d'une grande partie des féministes à la place que fait le multiculturalisme canadien à l'expression religieuse repose sur la mise en doute de la compatibilité de ces deux principes, suivant laquelle l'égalité hommes/femmes serait la première victime du retour de pratiques discriminatoires au nom de « la religion ». Bosset rappelle que la tradition canadienne en matière de droits considère les différentes valeurs fondamentales sur un même pied. Il n'y a pas à y avoir de hiérarchisation des droits, en somme, ces derniers devant être considérés dans leur interdépendance. Dans la perspective libérale, le libre exercice du droit, supposé neutre en théorie, permet aux tensions et aux oppositions de se résoudre « naturellement » en trouvant leur équilibre, de la même manière que le libre marché est supposé permettre l'harmonisation des intérêts. Si des conflits surviennent en pratique du fait que la neutralité du droit est avant tout un idéal, Bosset conclut néanmoins que « la Charte québécoise comport[e] en elle-même les ressorts nécessaires à assurer la difficile conciliation entre l'exercice de la liberté religieuse et le principe

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d'égalité des sexes » (p. 205). Or qu'en est-il en pratique si l'on considère l'évolution du droit au Québec et au Canada, et qu'en est-il de la Charte canadienne, qui a servi à renverser certaines décisions de la Cour supérieure du Québec ?

10 Comme pour répondre à ces questions et rouvrir le débat, l'article fouillé de Louis- Philippe Lampron aborde lui aussi le potentiel conflictuel de la liberté de religion et de l'égalité, cette fois en faisant intervenir une perspective historique. Revenant sur les dispositions des chartes québécoises et canadiennes et insistant sur le potentiel créateur accordé aux juges, Lampron décrit comment la Cour suprême du Canada a évolué vers une définition purement individualiste de la religion, ce qui empêche toute analyse des antécédents de la personne posant plainte tout comme la sollicitation de l'avis d'experts objectifs sur la pratique religieuse et son orthodoxie (p. 217). Malgré l'interdépendance principielle des droits, l'auteur démontre comment la liberté de religion s'est progressivement vue accorder une protection très large par les tribunaux, tandis que les Chartes sont reconnues en jurisprudence ne pas faire de l'égalité un droit fondamental (p. 220). Minutieuse et prudente, l'analyse de Lampron n'est pas sans soulever des craintes si la tendance se maintient dans les jugements de la Cour suprême, notamment au sujet de la polygamie (p. 248-249 : une cause importante a été portée devant les tribunaux opposant la province de Colombie-Britannique et une secte mormone et devrait en principe se rendre jusqu'au plus haut niveau). Il ressort de certains jugements rendus en Ontario et au Canada que les tribunaux vont accorder une importance prioritaire aux valeurs protégées par les dogmes religieux, indépendamment de leur contrariété par rapport à d'autres droits ou libertés fondamentaux comme l'égalité (un imprimeur musulman en Ontario a par exemple été justifié de refuser d'imprimer les feuillets d'une association homosexuelle), et à plus forte raison dans des institutions à vocation religieuse telles que les écoles privées et les associations (p. 251). Il y a donc dans certains cas et en pratique prééminence de la liberté de conscience sur l'égalité. Si tant est que les propos discriminatoires n'entraînent pas d'actes directement discriminatoires, une école privée pourrait prêcher que la place de la femme est à la maison ou que les homosexuels sont des malades qu'il faut soigner : cela ferait partie des droits de liberté de conscience (p. 253).

11 Le long texte de Marianne Hardy-Dusseault (p. 75-122) est un exemple de positionnement. Ainsi la France est-elle érigée en contre-modèle, critiquée autant dans la forme que dans le fond. Comme chez plusieurs tenants québécois du libéralisme, républicanisme et libéralisme ne sont pas perçus comme étant deux systèmes théoriquement opposés sur certains principes (un partant de la totalité sociale, l'autre de l'individu) mais partageant une même matrice foncièrement moderne. Plutôt, le républicanisme incarné par la France serait à comprendre selon une échelle synchronique. Autrement dit, la France représenterait une étape non achevée dans le processus de gestion de la diversité religieuse, le modèle achevé correspondant à la « laïcité ouverte » ou « de reconnaissance » qui ne serait autre que le modèle inter/ multiculturaliste des libéraux québécois.

12 Le problème dans ce genre de débat est qu'il manque souvent des faits pour aller au- delà des critères rationnels d'évaluation propre au registre philosophique. Par exemple, autant les républicains que les libéraux claironnent que leur modèle favorise l'intégration des minorités religieuses et dès lors la cohésion sociale (un argument d'ailleurs avancé par Hardy-Dusseault). Comment juger de telles prétentions ? À partir de quels faits ? Et faut-il réellement croire que ce qui vaut pour un pays vaille pour un

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autre ? N'y a-t-il pas une irréductibilité des caractéristiques nationales ? Et n'y a-t-il pas, également, des prédispositions inscrites profondément dans le tissu des sociétés et des cultures (par exemple une tendance au républicanisme chez les catholiques et au multiculturalisme chez les protestants) ?

13 À ce titre, l'article de Paul Eid fournit son lot de faits qui devront être pris en compte dans le débat. Analysant les données de Statistiques Canada (avant que le gouvernement conservateur actuel n'ait aboli les critères permettant d'assurer la validité et la scientificité des résultats) et de la Commission des droits de la personne du Québec, Eid s'est intéressé aux indices de ferveur religieuse en relation avec les demandes d'accommodements religieux. Deux ensembles de faits méritent l'attention. D'abord, sur l'ensemble du territoire canadien, les Québécois d'ascendance catholique sont les moins religieux (sur la base d'une définition institutionnelle et conventionnelle de la religion, sans prendre du tout en compte les recompositions spirituelles et thérapeutiques, etc.), suivi des bouddhistes et des musulmans (en majorité des Maghrébins) issus de l'immigration et installés au Québec, avant les protestants anglophones natifs du Canada. Ainsi l'opinion suivant laquelle les groupes minoritaires issus de l'immigration sont plus massivement attachés à leurs croyances religieuses est à nuancer. En général, la ferveur religieuse est plus forte au Canada anglais qu'au Québec parmi les populations issues de l'immigration (notamment les musulmans), et la palme de la ferveur selon les indices retenus revient aux sikhs, aux hindous et aux juifs, qu'ils soient issus de l'immigration ou natifs du Canada.

14 Ensuite, la Commission des droits de la personne a reçu trente-deux plaintes sur la base de discrimination religieuse comportant une demande d'accommodement raisonnable de 2000 à 2006. À noter que de nombreuses demandes d'accommodement ou de plaintes ne vont pas jusqu'au recours juridique. Sur vingt-six de ces trente-deux demandes, où figure le lieu d'origine du plaignant, la moitié sont le fait de natifs du Canada, deux de natifs européens et le reste de natifs de l'étranger. Ensuite, neuf des demandes provenaient de musulmans, sept de juifs, et seize de chrétiens. Ce dernier chiffre est souvent avancé par les libéraux pour témoigner, avec raison, du fait que les demandes d'accommodement ne sont pas massivement le fait d'immigrants radicaux. Or ce que l'on omet de dire est que, sur ces seize demandes provenant de chrétiens, la totalité provient de courants intégristes ou fondamentalistes (cinq adventistes, deux pentecôtistes, deux mormons, une de l'Église de Dieu haïtienne, cinq de Témoins de Jéhovah, une de catholiques). En somme, donc, le lieu de naissance ne constitue pas la donnée la plus déterminante en matière de demande d'accommodement, pas plus qu'il n'est le fait d'une religion en particulier. Plutôt, comme l'écrit Eid : « On peut raisonnablement penser que, quelle que soit leur confession, les demandeurs d'accommodement forment une minorité d'orthodoxes, même parmi les plus dévots au sein de leur communauté religieuse » (p. 320). Autrement dit, dans la totalité des cas, les demandes d'accommodement proviennent de confessions ultraminoritaires de tendance fondamentaliste (rappelons que les Témoins de Jéhovah sont classés « secte sous surveillance » en Allemagne). Il est par ailleurs bien connu des sociologues des religions que ce type de confession se vit sur un mode fortement communautaire. Ainsi convient-il de confronter l'argument suivant lequel l'obligation d'accommodement raisonnable débouche sur une meilleure intégration sociale. L'histoire démontre que les juifs ultraorthodoxes de Montréal, par exemple, présents sur le territoire depuis la fin du XIXe siècle, ne se sont conformés que de force aux normes communes, notamment en éducation, et ne constituent pas vraiment un exemple d'intégration réussie. On peut

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même penser que la permission de se soustraire aux normes communes agit comme une légitimation politique de la fermeture d'un groupe fondamentaliste sur lui-même. Que l'accommodement raisonnable soit un recours dans lequel s'investissent les seules tendances fondamentalistes permet de situer le débat sur un terrain pragmatique et politique plutôt qu'idéologique, que l'on soit en faveur ou non au bout du compte de la pratique d'accommodement ou que l'on soit de tendance libérale ou républicaine.

15 Il n'est pas possible de rendre compte de toutes les contributions. Notons pour terminer que l'article de la sociologue des religions Micheline Milot est des plus intéressants, car il s'attarde à démontrer l'histoire de l'usage du terme « laïcité » au Québec. Historiquement associés à la France, les débats au Québec se sont plutôt faits autour du terme de déconfessionnalisation (de l'éducation, notamment). Ceci jusqu'à il y a peut-être une dizaine d'années alors que le terme « laïcité » a connu une rapide ascension dans le débat public, devenant même une « valeur » québécoise dans le discours public et mentionné comme tel dans un document officiel de 2007. La Commission Bouchard-Taylor a d'ailleurs mis en lumière la manière dont une portion non négligeable de Québécois francophones (voire une majorité) considère désormais la séparation de l'Église et de l'État comme fondamentale et constitutive : « Le Québec “majoritaire” s'appropriait soudainement la laïcité comme outil limitatif à l'égard de l'expression religieuse des minorités, tout en la présentant au titre d'une “valeur” fondamentale du Québec » (p. 56), au même titre que l'égalité et la protection des minorités. Ceci « ne manque pas de surprendre » la sociologue : « Il s'agit là d'un déplacement sémantique notable, puisque la laïcité, faut-il le rappeler, n'est pas une valeur, mais un principe d'aménagement visant à protéger les valeurs fondamentales que sont la liberté de conscience et de religion et l'égalité de tous. La laïcité entrait ainsi dans l'univers du slogan que l'on pouvait aisément brandir comme un axiome rationnel justifiant de restreindre les manifestations religieuses de minorités qui déclenchaient les passions. » (p. 56) Selon Milot, ce nouveau destin de la laïcité érigée comme « valeur-rempart » serait le fait d'un réflexe défensif néfaste de la part de la majorité francophone québécoise, prise d'insécurité face à son avenir dans une Amérique du Nord anglophone. Ce réflexe serait par ailleurs le produit d'une enflure médiatique et d'une manipulation de la part de certains courants nationalistes ou démagogiques. Il convient de mettre en doute l'idée selon laquelle ce phénomène concernerait le Québec seul, et selon laquelle toute affirmation identitaire sur le mode nationaliste serait régressif et malheureux, au contraire de l'ouverture dont ferait preuve la majorité anglophone au Canada auprès des immigrants. Il convient de rappeler que les Canadiens-français ont été conquis et colonisés par les Britanniques et que les institutions telles que la Charte canadienne des droits et libertés ont été imposées au Québec dans un geste politique qui n'avait rien de la conciliation et de l'amitié. La sociologue prend toutefois le temps de souligner que la Conquête anglaise de 1759 a permis de faire avancer le Québec sur le chemin de la laïcité (ici libérale et multiculturaliste) en brisant le lien entre le Trône et l'Autel propre à l'Ancien Régime, mais sans mentionner que l'Église catholique n'est devenue importante au Québec qu'au XIXe siècle avec l'assentiment des autorités britanniques qui voyaient là un mode efficace de régulation sociale de cette minorité francophone que l'on se devait de conserver dans un rôle de soumission. Le cours actuel des événements au Québec ne peut s'expliquer sans cette remise en perspective historique qui n'aplanit pas les conflits et les antagonismes dont on ne saurait nier le rôle structurant. On ne peut enfin réduire l'investissement de la laïcité comme valeur à une spécificité québécoise

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produite par les médias et les démagogues. Les débats concernant la place de la religion dans l'espace public et l'intégration des minorités issues de l'immigration sont un phénomène qui touche tous les pays occidentaux, et qui se déroule souvent avec beaucoup moins de diligence qu'au Québec. On a ainsi assisté en France ces dernières années à un réinvestissement et à une réaffirmation tout à fait similaire de la laïcité comme valeur, en rupture avec la tradition française. Plutôt que de déplorer et de porter un jugement de valeur sur cette dénaturation supposée de la laïcité, la sociologie ne devrait-elle pas s'atteler à comprendre les raisons profondes de cette hypersensibilité des majorités nationales ? Ne faut-il pas y voir l'expression d'un malaise découlant de l'hétérogénéité croissante de nos sociétés ainsi que de la dissolution des repères et symboles nationaux des suites de la mondialisation (c'est-à- dire de l'intensification de la perception du monde comme totalité) et de la dévolution du pouvoir politique au profit de processus techniques tels que le marché et la gouvernance ? En somme, le caractère problématique des appartenances religieuses et citoyennes est peut-être moins une question de minorités que de majorités.

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Étienne Fouilloux, Eugène cardinal Tisserant 1884-1972. Une biographie Paris, Desclée de Brouwer, 2011, 717 p.

Frédéric Gugelot

RÉFÉRENCE

Étienne FOUILLOUX, Eugène cardinal Tisserant 1884-1972. Une biographie, Paris, Desclée de Brouwer, 2011, 717 p., L'accès aux archives personnelles d'Eugène Tisserant a rendu possible le travail d'historien du biographe qui fait le lit de la légende noire du cardinal.

1 Le plan suit simplement l'homme de sa naissance à sa mort. Au sortir du séminaire, l'élève d'une famille patriotique de la petite bourgeoisie de l'Est se passionne pour l'étude des langues mortes. Son destin semble être celui d'un savant plongé dans les textes anciens du christianisme. Cet exégète, qui connaît donc bien les Églises d'Orient, est appelé brusquement à Rome au sein de la Bibliothèque vaticane. Ses talents d'organisateur font des miracles et permettent de la moderniser profondément. Ce succès conduit le pape à penser à lui quand il recherche un administrateur des Églises orientales. Pie XI le nomme en 1936 secrétaire de la Congrégation pour l'Église orientale, il y restera jusqu'en 1959, vingt-trois ans de mandat, « une manière d'âge d'or » (p. 691) de cette congrégation. La papauté a parfaitement usé des compétences de l'homme tout en sachant parfois le tenir à distance d'importantes orientations politique et dogmatique. Adversaire farouche de la latinisation de ces Églises minoritaires, défenseur de leur autonomie, il est cependant lucide sur leurs faiblesses et tente de les préparer au monde changeant qui les entoure. Le savant n'est néanmoins jamais loin qui tente de se tenir au courant des travaux récents, qui parvient de temps en temps à publier un article ou une traduction.

2 La carrière toute romaine de Tisserant est lancée, elle dure soixante-quatre ans, sous le règne de six papes. L'homme est un gros travailleur et il fait une carrière brillante qui le mène à devenir cardinal à 53 ans. Il dirige la Commission biblique de 1938 à 1948 et transforme ce qui était un organisme de surveillance quasi policier des exégètes en un

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lieu de promotion de la recherche. L'encyclique Divino Afflante Spiritu de 1943, annonciatrice des textes conciliaires sur l'interprétation de la Bible, porte d'ailleurs sa marque. Aux yeux du biographe, là réside l'apport essentiel de Tisserant qui fait triompher une ligne d'ouverture dans un des champs les plus fermés après la crise moderniste.

3 Le caractère de l'homme est réputé difficile. Son physique imposant à la barbe fleurie et au verbe fort renforce les craintes qu'il fait naître autour de lui. L'auteur dévoile aussi le prêtre, disciple de saint François de Sales, à la société des prêtres à laquelle il appartient, fidèle à ses origines, à son Église, à son chef. Bien qu'il mène souvent une vie simple, il apparaît amateur des honneurs et de la pompe romaine. On lui attribue bien des pouvoirs, des complots, des possibilités. Sa réputation semble plus importante que la réalité. Sa personnalité exigeante dérange. Sa large générosité pour les chrétiens orientaux ou pour son diocèse de Porto et Santa Rufina, où il montre une réelle efficacité apostolique, reste très discrète. Et l'auteur se surprend à éprouver une réelle sympathie pour ce Lorrain républicain qu'il aurait bien vu en grand fonctionnaire ou en homme d'État si l'Église ne l'avait capté.

4 Tisserant apparaît parfois bien seul au milieu d'une curie dominée par les Italiens. Son précoce gaullisme au début de la Seconde Guerre mondiale, fait de lui un « résistant » dans un monde plutôt accommodant avec les vainqueurs de 1940. Tisserant s'oppose immédiatement au nazisme, et il n'hésite pas à critiquer, en privé, les hésitations de Pie XII. Plus généralement, cette biographie fait revivre soixante-dix ans d'une histoire pontificale plongée dans deux conflits mondiaux et la préparation du Concile, dont le cardinal Tisserant fut un acteur plus formel qu'actif, même s'il fit sien le réformisme modéré de Vatican II et s'il défendit, comme un des organisateurs, cette ligne avec un réel succès. Il est surprenant de constater à quel point parfois sa réputation dépasse largement la réalité de son pouvoir. Ce proche du pape ne participe pas aux grandes décisions surtout après Pie XII. Plusieurs légendes sont ramenées par l'auteur à leur juste hauteur. Ainsi la « rencontre de Metz » entre Tisserant et le métropolite Nikodim Rotov, chargé des relations extérieures du patriarcat de Moscou en 1962 n'est pas une négociation qui échange la présence d'observateurs russes au Concile contre l'absence de condamnation du communisme. Les archives Tisserant permettent de cerner ce qui n'est qu'une étape d'un rapprochement. Elles montrent aussi que cet anticommuniste de toujours refuse toute interférence politique au sein du Concile.

5 Le cardinal n'abandonne que contraint et avec amertume ses responsabilités. Il n'aime pas les évolutions et déchirements de l'Église d'après Vatican II, fidèle qu'il est à l'Église préconciliaire qui l'a formée et qu'il a servie durant toute sa vie.

6 La « vie » de Tisserant, loin de toute hagiographie, permet donc de suivre presque un siècle de vie de l'Église au cœur de Rome. Elle prouve aussi combien une biographie irriguée par l'archive dépasse avec une grande réussite l'homme qui en est le « héros ».

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Jean-Claudes Gardes, Guillaume Doizy (textes réunis par), Ridiculosa 15, Caricature et Religion(s) Brest, Université de Bretagne occidentale, décembre 2008, 574 p.

Jean-Louis Schlegel

RÉFÉRENCE

Jean-Claudes GARDES, Guillaume DOIZY (textes réunis par), Ridiculosa 15, Caricature et Religion(s), Brest, Université de Bretagne occidentale, décembre 2008, 574 p.

1 Ce gros numéro de Ridiculosa, publication de l'Équipe Interdisciplinaire de Recherche sur l'Image Satirique (EIRIS), composante de l'équipe Héritage et Constructions dans le Texte et l'Image (HCTI) de l'université de Bretagne occidentale, rend compte d'une série de manifestations intitulées « Caricature et religion(s) », qui eurent lieu à Brest, en mai 2008, et qui s'inscrivaient à l'évidence dans le sillage de l'émotion et des débats suscités par les caricatures danoises du prophète de l'islam, en 2005. Une quarantaine d'articles sont ainsi réunis dans six parties plus ou moins homogènes : on commence (en guise d'apéritif ?) par le cinéma, la BD et les journaux satiriques ; puis on passe à l'Europe structurée chronologiquement : le Moyen Âge, l'Époque moderne, les XIXe et XXe siècles ; on fait un tour par l'Asie, avant de venir au centre de la question « autour de Mahomet ». Cette distribution permet une série de contributions historiques et descriptives sur divers pays et thèmes à différentes époques : sont à l'honneur le Moyen Âge (avec les stalles et la statuaire des cathédrales entre autres), l'Italie, la France, l'Angleterre ; l'anticléricalisme, l'antisémitisme et la Grande Guerre en France, en Belgique, en Allemagne et en Italie ; le bouddhisme thaïlandais et chinois ; une société missionnaire catholique au Japon ; un ensemble d'articles est consacré à l'affaire des caricatures de Mahomet, avant la caricature d'Israël dans les pays arabes. On a donc un important matériel. Il importe de souligner d'emblée, et pour en féliciter les éditeurs, que l'ouvrage comporte aussi, d'une part, de nombreuses caricatures pleine page en

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noir et blanc, de petit format certes mais très utiles, et, d'autre part, deux gros cahiers couleurs qui les reprennent pour l'essentiel et permettent donc d'apprécier leurs qualités esthétiques. Pour les articles ou chapitres, la diversité des sujets, des traitements, des méthodes explique sans doute que leur classement en grandes parties semble parfois un peu arbitraire ou tiré par les cheveux. Et le degré de scientificité ou de rigueur est assez disparate dans les textes. Peu importe, car on sent plutôt la volonté – et le pari est tenu – d'ouvrir largement le sujet ou de montrer la diversité de l'objet, plus ancien qu'on ne croit, dit « caricature ».

2 Si l'on va au premier thème (cinéma, BD, journaux satiriques), il est immédiatement frappant de voir que dans le contexte déjà très sécularisé des années soixante-soixante- dix, le Christ en croix et l'Église restent des thèmes de prédilection pour l'imaginaire des artistes : le Crucifié est ridiculisé gentiment ou durement. S'interrogeant sur cette férocité, l'auteur croit y lire une forme de ressentiment des dessinateurs et autres artistes contre l'éducation sévère ou puritaine reçue, ou la haine contre ce qui est perçu a posteriori comme une tromperie (volontairement) inculquée. Ce motif psychologisant pourrait sans doute être généralisé, et en ce sens les caricatures deviendraient en général l'expression métonymique d'un mal-être, ou d'un ressentiment du créateur par rapport au religieux. Les dessins sont cependant marqués différemment quand il s'agit de l'Église, parce que l'Église, catholique surtout, fournit tous les jours, en tant que groupe, matière à rire en stigmatisant les écarts entre le dire et le faire : le discours rigoriste sur la sexualité en général confronté aux pratiques de prêtres voire d'évêques ; les compromissions et les collusions avec les classes riches quand on prêche la pauvreté ; les repas arrosés de curés voués, croit-on, à une certaine frugalité (étonnante et « méchante » prestation, ici, de Courbet avec le « Retour de la conférence », en 1863, qui s'inscrit alors dans le combat pour la sécularisation et l'athéisme ; mais à l'époque anticléricale, les prêtres en général sont d'incontestables champions comme cibles des caricaturistes). La parodie « décalée » de la vie de Jésus et de son contexte dans le film des Monty Python, La vie de Bryan, offre encore une autre entrée parodique possible pour le même objet. Il faut noter cependant que les caricatures des moines bouddhistes traitent à loisir des turpitudes monastiques – un thème aussi inépuisable qu'universel. Ce qui est frappant, en fin de compte, c'est que l'image – image unique ou récit imagé avec une séquence d'images – offre des possibilités quasi infinies de registres comiques et satiriques, peut-être moins fins ou profonds que certains récits littéraires, et avec des effets moins durables dans l'histoire, mais aussi des flèches plus lourdement empoisonnées, des traits plus immédiatement efficaces, virulents, expressifs et agents de transformation culturelle pour ceux qui les reçoivent. Il est vrai que leur abondance à l'époque actuelle en relativise aussi quelque peu la portée.

3 D'une manière générale cependant, les contributions de « méthode », avec une analyse plus sémiotique des caricatures, manquent dans le livre, qui, au contraire, déborde d'études de cas, pour le passé et le présent, l'Europe et l'Asie (mais non les autres continents). Si l'on considère l'opération même qui consiste à caricaturer la religion, les mots « détournement », « déplacement », « métonymie », « décalage », « désacralisation », « grossissement », « décontextualisation »... s'imposent, suivis des adjectifs « parodique », « burlesque », « cocasse », « iconoclaste »... Sans surprise, la dérision tient actuellement une grande place, et sans doute les Monthy Python furent- ils des devanciers prémonitoires de cet aspect. On pourrait tenter une typologie :

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pourquoi telle caricature paraît-elle finalement gentille, pourquoi telle autre semble-t- elle haineuse, grinçante, insupportable ? Les rapports entre caricature et pouvoirs (pour les critiquer ou, au moins implicitement, aller dans leur sens : il y a aussi de la démagogie caricaturiste !) auraient aussi mérité de l'intérêt. En fin de compte, l'article le plus éclairant sur la nature des caricatures porte sur les réponses juridiques lorsque des cours sont saisies par des particuliers ou des associations (« Caricature, blasphème et discours de haine », de Thomas Hochmann).

4 Sans oublier à quel point l'affaire a été artificiellement « chauffée » par des groupes islamistes et relayée par des États d'islam officiel, qui par ailleurs répriment fortement les « intégristes », la violence des caricatures du prophète a scandalisé des musulmans et provoqué des relations de violence en retour. Au vu de l'histoire, force est toutefois de constater que la violence caricaturale a été au moins égale sinon pire, et de longue date, non seulement contre le Christ – qui tient théoriquement, aux yeux des chrétiens, un rang supérieur au prophète de l'islam –, mais contre le Dieu (celui des chrétiens et des autres) comme tel. Au moment des guerres de religions, les caricatures du pape et de la papauté y ajoutaient un piment de vulgarité scatologique devenue presque rare de nos jours (et dont le Moyen Âge ne s'est pas privé, fût-ce en le dissimulant sous les miséricordes des stalles). Il est vrai que la vulgarité dispose d'autres moyens imagés plus forts et réalistes pour se représenter... Pour le reste, le dossier des caricatures danoises est rappelé, avec notamment les inversions manipulées du regard dans les pays européens et musulmans, l'usage des stéréotypes antimusulmans dans la caricature, la retenue relative des dessinateurs – le principe de liberté absolue de caricaturer étant sauf. L'article final sur la défense de Charlie-Hebdo à propos de la reproduction des caricatures en France et du lancement de l'affaire, qui finit en procès après la plainte déposée par des associations musulmanes, ne convainc pas entièrement, en particulier sur le soutien d'hommes politiques qui n'ont pas eu grand mérite à témoigner en faveur du journal satirique.

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Nilüfer Göle, Islam in Europe. The Lure of Fundamentalism and the Allure of Cosmopolitanism Princeton, Markus Wiener Publishers, 2011, 180 p.

Chantal Saint-Blancat

RÉFÉRENCE

Nilüfer GÖLE, Islam in Europe. The Lure of Fundamentalism and the Allure of Cosmopolitanism, Princeton, Markus Wiener Publishers, 2011, 180 p.

1 Ce livre est la version anglaise réactualisée de l'essai Interpénétrations : l'Islam et l'Europe, publié en 2005 par N. Göle. Il semble parfois que tout ait été dit et publié sur le thème des relations entre l'Europe et l'islam. Cet ouvrage a le mérite de repositionner le débat autour de la dimension symbolique et au cœur de l'interaction sociale. L'auteur adopte en fait une perspective simmelienne. Elle ne sous-estime pas pour autant les conditions structurelles socio-économiques et les rapports de domination entre l'Europe et le monde musulman, mais elle rappelle que l'émergence visuelle de l'islam dans l'espace public contemporain, de la violence politique et médiatique de 9/11 aux pratiques quotidiennes des musulmans de la diaspora (femmes voilées), a déstabilisé la relation de pouvoir précédente et nous contraint en quelque sorte à repenser, musulmans comme européens, notre rapport à la modernité.

2 Métaphores, globalisation de l'émotion, narrations visuelles, usages du corps accompagnent un parcours de déconstruction stimulante des imaginaires collectifs et des a priori normatifs.

3 Les cinq premiers chapitres dédiés au radicalisme islamiste et au terrorisme illustrent bien ce travail de réflexion sur l'orchestration du symbolique et sur l'importance de différencier les publics concernés : européen, séculier et musulman. C'est sans doute dans le choix judicieux et efficace de la comparaison entre la Turquie moderne et la

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France, sous forme de miroir inversé, que l'auteur éclaire le mieux son propos : déconstruire les paradoxes de ces deux formes de sécularisme, leurs contradictions internes et leurs attitudes à l'égard de la dimension religieuse.

4 Le deuxième choix stimulant est l'utilisation du concept d'espace public, véritable fil conducteur de cet essai, pour mieux questionner l'interprétation eurocentriste de la modernité (chap. 6 à 11). On trouve ici d'excellentes définitions de la sphère publique, des liens existants entre espace public et sécularisme, en particulier la comparaison en miroir inversé de la question du voile en France et en Turquie, qui permet en outre de poser les relations entre espace et corps. La centralité des femmes dans l'espace public explicite clairement les limites de la définition discursive et rationnelle qu'en donne Habermas pour laisser place à l'ambivalence simmelienne et à la liberté cognitive d'un acteur social qui ne partage pas nécessairement les règles implicites de l'interaction dans la sphère publique. Les femmes musulmanes apparaissent comme les témoins paradigmatiques d'une demande d'autonomie au cœur de l'espace public : relation à soi-même, au corps, au choix de la dimension religieuse, à la participation politique et citoyenne. La relation entre espace public, altérité, visibilité et légitimité (p. 131-137) est ici parfaitement cernée et l'anxiété qui naît de cette remise en question de l'ordre social dominant est liée au fait que l'Autre pénètre dans l'espace public comme acteur moderne et participant ; il n'est plus tenu à distance. Cette vision spatiale de l'espace public permet ainsi de repenser la définition même de la catégorie.

5 La demande turque d'adhésion à l'Union européenne et le voile sont en fait les deux faces d'une même médaille : comment l'Europe va-t-elle redéfinir et négocier les frontières de l'inclusion et de l'exclusion. N. Göle rappelle pertinemment que c'est à travers la construction de l'espace public que les démocraties européennes ont exprimé leur conception de l'altérité, d'où la crainte qu'engendre l'entrée d'une Turquie proche, moderne et paradoxalement séculière et musulmane. Tel est le défi posé à l'européanisme défini (p. 155) comme une capacité autocritique de cerner ses problèmes, de les nommer, d'en faire l'objet d'un débat public pour les repositionner dans un cadre législatif. En altérisant la Turquie ou en l'orientalisant dirait Saïd, l'Europe risquerait de perdre la potentialité du « projet européen » pour défendre une identité, un héritage judéo-chrétien qui ne voudrait pas distinguer la culture du religieux, renonçant ainsi à sa capacité démocratique de savoir-faire face à la question de l'altérité. Les deux derniers chapitres discutent du risque de cette occasion manquée entre les deux acteurs sociaux que sont la Turquie et l'Europe, et sur la nécessité de réfléchir à la production de nouvelles normes de définition de ce qu'est aujourd'hui l'espace public.

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Philippe Grosos, Comme un corps lourd dans une eau sombre. Essai sur le rayonnement paradoxal du mal. Genève, Labor et Fides, 2011, 127 p.

Daniel Vidal

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Philippe Grosos, Comme un corps lourd dans une eau sombre. Essai sur le rayonnement paradoxal du mal, Genève, Labor et Fides, 2011, 127 p.

1 On ne dira jamais assez, selon Ph. Grosos, combien vaine est la quête de l'origine du mal, de sa signification dans une conception « rationnelle » de l'existence de l'être humain. Quelle raison convoquer pour un aussi irrémissible « scandale » ? Le terme même de scandale ne renvoie-t-il pas à un surgissement imprévu, une rupture dans l'ordre du monde, qui ne relève plus d'une interprétation totalisante de cet ordre et de ce monde – mais suppose une logique radicalement autre de pensée ? Une pensée que P. Ricœur pose « hors système », et dont l'auteur propose en cet ouvrage un déploiement rigoureux au terme d'une analytique sans concession du mal. Sans cette quête originelle, qui fonde toute théodicée comme argumentaire de la bonté de Dieu au principe impossible du mal, et qui le définit en termes de péché, de transgression, de faute, engendrant l'univers morbide de la culpabilité. Délester le mal de son emprise théologique, et le saisir, loin de toute genèse, en son « effectivité ». L'effectivité du mal n'est pas seulement le point précis où il fait entame en quelque instance physique ou morale, mais ce que V. Jankélévitch nomme ses « effets de cascades, néfastes, dévastatrices », mais parfois, « bénéfiques ». À « crime insondable », notait le philosophe, « méditation inépuisable ». Sans limite, puisque débarrassée de l'impératif de transcendance. Et qui doit rendre compte de la double qualification du mal : son

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« enfouissement » qui caractérise « son insondabilité et son irrationalité » ; son « rayonnement », qui l'ouvre tragiquement « à l'indétermination de ses conséquences ».

2 D'emblée cette dualité du mal en interdit toute conception déterministe, qui renverrait à une cause elle-même effet d'une cause antérieure indéfiniment reconduite en un enchaînement « nécessaire », ce qui réinscrirait le mal dans une « logique de la totalisation du sens », un « processus de justification », l'insensé et l'absurde du mal étant « ramenés à une raison théologique ou historique ». Ainsi procède la théodicée, incapable dès lors, selon Ph. Grosos, de relever le défi que le « mal effectif lance à la rationalité ». Car celle-ci réclame en effet, par excellence chez Leibniz, un « souci de cohérence propre à l'exigence d'un système », « où tout va par des règles générales, qui tout au plus se limitent entre elles ». Quand Pierre Bayle soutient l'incompréhensibilité fondamentale, et fondatrice, du mal, Leibniz affirme que le mal ne peut faire « exception au principe de la “raison déterminante” ». Le mal accède ainsi au rang d'un « être de raison », le « mal théologique », par quoi l'on peut en rendre compréhensible le déploiement, sa nécessité, sa justification – « peine due à la coulpe », écrit Leibniz, crime et son châtiment. Le mal participe ainsi, paradoxalement, du seul monde possible, le meilleur entre tous les autres à disposition de Dieu, dans la mesure même où il n'échappe pas aux contraintes de la raison.

3 Une telle conception du mal en abolit la contingence, qui en est pourtant la marque la plus signifiante. En effet, penser l'effectivité du mal, c'est, selon l'expression de Ph. Grosos, en « penser la résonance, le rayonnement, les conséquences qu'on ne saurait maîtriser ». Le mal n'est pas de raison théologique, ou cartésienne, mais implique au contraire, dans l'héritage de Schelling, que l'on « sorte de ce concept tout à fait formel du “possible” pour comprendre que le mal se fonde sur l'activité, la vie, la liberté ». Ruine de toute théodicée : ce n'est plus en une impossible et cependant nécessaire disjonction de la bonté de Dieu et de l'épreuve du mal, que celui-ci peut être pensé dans le réel du monde. Mais comme expérience de liberté. Kant dira que le « mal radical » est catégorie éthique, relevant de la « sphère morale », et pensable dans le seul rapport « à la liberté même de l'être-homme », quand la loi morale définit l'espace même, et la possibilité, de sa transgression. Et de même qu'il est impossible de « rendre raison de l'existence de la liberté », de même l'est-il de « penser l'origine du mal ». Liberté et mal constituent un seul et même argument dans l'épreuve de l'existence. Mais cette existence humaine – cette expérience de chacun selon la pente singulière de sa vie et de sa « liberté », définie comme tissue de mal –, met en question, selon Schelling, ainsi que le rappelle Ph. Grosos, « la possibilité de tout système de la raison (...), la possibilité même de totaliser et d'unifier l'expérience humaine, et ainsi de lui conférer un sens ». Ramenée à ses « causes », la liberté se métamorphoserait en « nécessité », et le mal, qui en est l'ombre portée : l'on se heurterait alors aux apories de la métaphysique. Il convient au contraire, avec le philosophe, de s'interroger « sur le statut même de la rationalité », en réintégrant la « naturalité de la vie » dans la pensée elle-même. Naturalité : cette « part d'ombre », en effet, qui se dit « mal », dont on doit rendre pensable la pleine obscurité. C'est d'une autre « raison » que celle dont le sommeil engendre des monstres, qu'à vrai dire il est besoin ici : une « raison » qui s'éclaire enfin de regarder cette « face cachée, ténébreuse (...) ce résidu à jamais indissoluble (...) qui demeure dans le fond de toute éternité ». Car « toute personnalité », en son fond, est « héritière de ténèbres ». Mais exister est vouloir être

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présent au monde. « Vouloir être soi » : se constituer comme individu, et s'affirmer, ou se savoir/vouloir responsable de cette « affirmation calamiteuse d'égoïsmes » qui est la scène même d'où le mal va procéder. Plus encore, écrit Ph. Grosos dans la mouvance de Schelling : « s'enthousiasmer pour le bien et avoir jouissance pour le mal ». Cela suppose une « puissance d'entendement » certaine pour désirer le mal, et le faire.

4 Ainsi va le « mal abyssal », aux confins de le la violence logique de la biologie, et au tréfonds de l'esprit de volonté et de responsabilité. Au cœur même de la liberté. Pourrait-on aller jusqu'à dire en son principe ? Du moins sait-on que si les « chemins de la liberté » sont imprévisibles, de même les « échappées » du mal ne sont-elles pas maîtrisables. Le mal est irradiation, rayonnement, déploiement incontrôlable en ses conséquences les plus funestes, de soi à l'autre, traversant les générations, les consciences, les peuples. « Comme un corps lourd dans une eau sombre », écrit Dante dans le troisième chant du Paradis, et dont la chute redouble infiniment l'onde de choc. Mal « en avalanche », précise Jankélévitch, proliférant sans cesse, nourri de sa propre énergie et de son vertige. Et tel vertige, Pascal nous dit qu'il prévaut sur toute raison. Mal que nul ne peut véritablement maîtriser, tout sujet dépossédé de soi-même. S'il est une « logique de la dépossession de soi », la voici pleinement à l'œuvre dans l'expérience du mal, et son expansion illimitée. Ph. Grosos rappelle cette élision de soi que Paul décrit dans l'épître aux Romains : « Ce que je fais, je ne le comprends pas, car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais ». Ironie du mal, qui, d'une « décision volontaire », vient aussitôt à divergence, et court au long de l'existence sans autre forme de procès, et sans qu'un « jugement dernier » puisse en absoudre le responsable premier. Mais si le mal est alors ce « scandale » immaîtrisable, c'est parce qu'il participe de ce que Ricœur identifie comme « le caractère intotalisable d'une pensée de l'existant », toujours ouvert à toutes les promesses et tragédies d'un sujet responsable et cependant innocent – coupable parce que, précisément, sans péché en amont. Et si bien même, remarque Ph. Grosos, nous connaissions de quelle intention procède le mal – qu'il soit commis en toute lucidité, et en toute conscience de « cause » –, « il resterait abyssal par l'immaîtrisable rayonnement de ses conséquences ». Il en va du mal comme de cette malédiction traversant les générations sous le signe des « secrets de famille », qu'un jour l'un d'entre nous vient soudainement assumer en pleine évidence, afin qu'en puisse être conjurer le maléfice.

5 Si le mal vient avec la « liberté », s'il est au cœur de l'existence comme son vecteur de trouble et de faillite, « peut-on se sentir responsable de ce qui surgit en nous sans nous ? » Ph. Grosos ouvre ainsi un champ d'interrogation, que redouble cette autre question : « jusqu'où est-il en droit possible d'étendre cette responsabilité ? » Peut-on, avec Lévinas, concevoir une responsabilité « de tout et de tous », le sujet étant par définition responsable « malgré soi », et, en quelque sorte, « persécuté » par cette responsabilité qu'il endosse nécessairement comme une « dette première » ? Non pas, selon Lévinas, que cette dette soit liée à une « faute » commise, qui enfermerait le sujet dans le piège mortel du mal, mais qu'elle soit « ontologiquement liée au fait d'être là, vivant, existant ». Car « être là, c'est se “découvrir” dans l'enfermement de sa présence, de son soi ». Aussi bien cette « dette », parce qu'elle est le fonds à partir duquel se déploie l'existence, est une dette « immémoriale, sans fin (...) assignée à la responsabilité d'être soi-même ». Quelle que soit la séduction de cette thèse, Ph. Grosos en récuse le fondement. Le mal ne prend de « signifiance » que dans son effectivité même. Il n'est point de Mal comme catégorie ni principe, comme il en irait d'une vertu théologale, mais dans son « advenue » en spirales toujours plus éloignées de son point

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d'entame, au vif d'une existence conçue à l'opposé de toute raison métaphysique ou, a fortiori, théologique. C'est en ce sens que le mal échappe à toute conception « rationnelle », qui l'intègrerait, selon Franz Rosenzweig, « non à l'horizon dramatique d'un existant, mais en un cycle de vie ». Le mal ne pourrait alors être reconnu que comme « moindre mal », dessaisi de son opacité et de son vertige que Ph. Grosos, en plus d'un moment de son ouvrage, dit « abyssal ».

6 Le mal mis en abîme est le mal qui se dispense « en avalanche », on l'a vu, affectant selon une logique déconcertante et imprévisible, d'autres existences, d'autres générations, d'autres sujets. Telle est sa « loi » : le rayonnement. « Du mal, un autre mal procède », écrit Shakespeare. Jusqu'à faire retour sur celui qui l'engage à la vie à la mort. Macbeth meurt d'avoir initié un enchaînement de malheurs, qui se déploient jusqu'à sa propre mort. Et l'on peut inverser la proposition : si le mal peut m'accabler, c'est parce qu'aussi bien « je peux le commettre ». Vérité du mal : en être la possible victime signifie que je peux en être l'auteur. Chemin d'ironie. Dont Ph. Grosos retrouve la marque chez Malebranche, dans sa conception même du péché, qui est signature d'un mal antérieur, Adam ne pèche que parce que dès avant sa faute, il est homme faillible. Ce qui suppose, remarque l'auteur, que, « rapporté à l'immémorial d'un chute originelle, le mal est dès lors tel qu'il précède toujours déjà toute existence humaine ». Le mal est toujours antérieur à lui-même. Et le thème de la chute, note Ph. Grosos, « introduit le mal dans l'histoire humaine ». Cela est point de vue de philosophe, une fois renversées toutes théodicées et leurs apories. Et l'on est face à cette redoutable question : l'on hérite du « mal », dans le temps même où on en fait le choix. Paul Ricœur a très rigoureusement défini ce que l'on pourrait nommer la condition humaine : « Le toujours déjà-là du mal est l'autre aspect de ce mal dont pourtant je suis responsable ». Jamais le sujet n'est « pure passivité ». Dans « l'obscur de l'existence », écrit François Vigouroux à propos des « secrets de famille », « une exigence rôde ». Serait-ce l'autre nom du « destin », à la fois fermeture de la « fatalité », et ouverture du choix ? Sans doute.

7 Mais bien au-delà de cette proposition, la thèse de Ph. Grosos, remarquablement argumentée, maintient vive l'ouverture d'un questionnement du mal quant à ses conditions et ses conséquences. Il fallait pour cela, qui s'inscrit dans l'exigence d'une refondation philosophique du problème, récuser toute « métaphysique du mal », toute théologie du péché, toute quête d'une origine, tout assentiment à transcendance, et toute évaluation à l'aune d'une rationalité commune. Ne pas considérer le mal comme un « principe », moins encore quêter son « fondement » ailleurs qu'en ses propres « effets » : le mal est tout entier en ce que l'auteur nomme son « effectivité » – acte, événement, accomplissement, pris dans leur « signifiance brute, inassimilable, monstrueuse ». Échappant à « la totalisation du sens d'être du réel », le mal est ce qui désigne la faille au sein de l'existence, qui fait de celle-ci une passion toujours en excès d'elle-même.

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Hervé Guillemin, Stéphane Tison, Nadine Vivier (éd.), La foi dans le siècle. Mélanges offerts à Brigitte Waché Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2009, 398 p.

Claude Langlois

RÉFÉRENCE

Hervé Guillemin, Stéphane Tison, Nadine Vivier (éd.), La foi dans le siècle. Mélanges offerts à Brigitte Waché, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2009, 398 p.

1 Tout livre d'hommage offre avantage et inconvénient. Avantage, il permet de mieux cerner une trajectoire scientifique, avec ses parrainages, attendus ou insolites. Les hommages, à ce titre, peuvent nourrir la connaissance de la sociabilité universitaire et de ses réseaux intriqués. L'inconvénient évident provient de l'hétérogénéité des articles, malgré la volonté de ceux qui les réunissent de leur donner une cohérence. Ajoutons encore la durée de vie accrue de chacun, universitaires compris, qui fait du départ à la retraite et de l'abandon de lourdes charges administratives, plus d'une fois, le point de départ fructueux pour des travaux d'écriture, impossibles auparavant. Ce qui rend tout bilan historiographique, sinon incertain, au moins incomplet.

2 L'ouvrage, d'excellente facture, consacré à Brigitte Waché, historienne connue par sa thèse sur Mgr Duchesne, illustre parfaitement cette difficulté. Pour le premier versant – l'historiographie intellectuelle –, on retiendra la chaleureuse présentation des travaux de B. Waché par Charles Molette, écho à vingt ans de distance, de la publication d'hommages à Charles Molette, due à Brigitte Waché (L'histoire des croyants. Mémoire vivante des hommes. Mélanges Charles Molette. Articles rassemblés par Brigitte Waché, 2 vol., XXII-950). Pour le second, chacun lira à sa manière ces vingt-sept articles selon ce

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qu'il connaît des participants – il ne sera pas surpris qu'Annette Becker parle des cultures de guerre, d'Apollinaire en l'occurrence, ni que Marie-Thérèse Cloître bretonnise (Maro evit ar vro, « Morts pour la France », l'étude porte sur les monuments aux morts.) – ou ce qui peut raviver ses curiosités propres. J'ai pris ainsi un plaisir particulier à la présentation de la Jeanne d'Arc du peintre La Fresnaye (1911) parce que, récemment, je venais de revisiter la Jeanne d'Arc de Delteil (1925). On peut aussi considérer ces mélanges comme l'occasion d'une remise à niveau de connaissances sur un secteur spécifique – ici l'histoire religieuse entre les XVIe et XXe siècles – à partir d'une sélection aléatoire qui offre l'occasion de mélanger les générations et de se trouver au contact de recherches en cours, par exemple Cédric Paulin, essayant, de composer la figure morcelée d'un « passeur intellectuel » manceau, l'abbé André Sevin (1896-1967). La difficulté de mettre en avant un article plutôt qu'un autre tient aussi au genre littéraire qui conduit des auteurs contingentés à donner la priorité à des approches monographiques. Deux articles au moins me paraissent devoir retenir l'attention, ils ont en commun de retravailler deux ouvrages récemment parus. Le premier, de Didier Boisson, a trait aux conversions de prêtres et religieux catholiques au calvinisme durant le XVIIIe siècle (sur le même registre, Hugues Dhaussy, Les enjeux politiques d'une conversion. Les relations épistolaires entre Jean Calvin, Jean Macar et François d'Andelot en 1558). La source est sûre, puisqu'il s'agit de la chambre des prosélytes de Genève, institution qui fonctionne comme un sas créé pour apprécier les motivations des convertis. L'intérêt de l'étude provient tout autant de l'échantillon de clercs catholiques mal dans leur religion que de la rhétorique de leurs motivations et plus encore de l'examen de leur niveau intellectuel, permettant la sélection des meilleurs. Le second article est dû à Hervé Guillemin, le récent historien de la méthode Coué. Notre revue aurait reçu cette étude sur les aspects religieux de ladite méthode – qui a fait fureur au lendemain de la guerre de 1914 – qu'elle n'aurait eu qu'à se féliciter de sa clarté d'exposition et de sa rigueur d'investigation, plus encore de sa manière fort suggestive de situer les aspects religieux d'une méthode d'apparence toute laïque, dans la recomposition du champ des thérapies spirituelles qui s'opère alors, aussi bien en Europe qu'aux États-Unis.

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Sophie Hasquenoph, Histoire des ordres et congrégations religieuses en France du Moyen Âge à nos jours Paris, Champ Vallon, 2009, 1 341 p.

Daniel-Odon Hurel

RÉFÉRENCE

Sophie Hasquenoph, Histoire des ordres et congrégations religieuses en France du Moyen Âge à nos jours, Paris, Champ Vallon, 2009, 1 341 p.

1 Donner des repères, dresser un parcours chronologique, inscrire l'histoire monastique et celle des congrégations religieuses dans le long terme historique essentiellement français, telles sont en quelque sorte les ambitions de ce volume dont l'utilité ne fait pas de doute même si l'on pourra regretter l'absence d'index, souvent utile dans ces volumes de synthèses. Car il s'agit bien d'une synthèse puisant dans une bibliographie particulièrement fournie dont le principal mérite, après d'autres instruments de travail récents, est d'embrasser l'ensemble de l'histoire des réguliers tout en essayant de mettre en valeur les évolutions liées à l'histoire générale et à celle de l'Église. Cependant, un peu à la manière d'une sorte de dictionnaire chronologique raisonné, ce sont avant tout des noms de familles religieuses et des figures charismatiques que l'on retrouve lorsque, par exemple, à propos des différents types de transferts individuels d'un monastère ou d'un ordre à une autre famille régulière, que l'on connaît sous les expressions ad laxiora, ad aequalem et ad strictiora, l'auteure préfère évoquer la figure de Rabelais au rappel des conditions canoniques et juridiques de ces transferts, conditions qui révèlent aussi une situation particulière et une représentation du moine dans la société, moderne en particulier. De même la question des sécularisations de monastères n'occupe qu'un unique paragraphe dans lequel n'est pas évoquée, par exemple, la lutte des congrégations bénédictines modernes mais aussi de Cluny contre ces tentatives de sécularisations, particulièrement nombreuses aux XVIe et XVIIe siècles.

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Au-delà d'une vision en définitive assez traditionnelle sur le plan historiographique (par exemple, l'idée très « occidentale » de considérer que le monachisme est forcément lié à une règle fondatrice) mais qui n'oublie pas les phénomènes d'érémitisme ni la période la plus contemporaine, en particulier les cinquante dernières années, on reconnaîtra l'intérêt global de cet imposant travail et les mises en perspectives qui suggèrent comparaisons et pistes de travail. Ce livre nous rappelle aussi la nécessité de sortir d'une histoire monographique et interne des familles religieuses pour envisager, grâce à une forme de pluridisciplinarité (histoire, théologie, philosophie, économie, droit, littérature, histoire des arts) les influences, les interactions et les confrontations au monde et à ses évolutions, comme en témoignent les questions des modalités de pouvoir, d'autorité et de gestion économique aux conséquences centrales sur l'histoire des renouvellements réformateurs, des restaurations, des créations et des résistances tant aux périodes anciennes qu'aux plus récentes.

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Alexandra Heidle, Jan A. M. Snoek (éd.), Women's Agency and Rituals in Mixed and Female Masonic Orders Leyden-Boston, Brill, 2008, 436 p.

Jean-Louis Ormières

RÉFÉRENCE

Alexandra Heidle, Jan A. M. Snoek (éd.), Women's Agency and Rituals in Mixed and Female Masonic Orders, Leyden-Boston, Brill, 2008, 436 p.

1 S'appuyant sur les approches et les travaux les plus récents, cet ouvrage collectif qui traite des relations entre les femmes et la franc-maçonnerie tourne principalement autour de deux aspects interdépendants, le pouvoir que les femmes ont pu y exercer et leur influence dans l'évolution du rituel. Fondées avant tout sur des documents de première main, ces dix contributions se singularisent par le fait qu'elles concernent non pas uniquement le XVIIIe siècle, comme c'était le plus souvent le cas jusque-là, mais aussi le XIXe siècle, celui de la première vague du mouvement féministe.

2 Si la franc-maçonnerie dont l'origine est anglaise est longtemps demeurée un phénomène exclusivement masculin, on doit néanmoins souligner que c'est dans les loges maçonniques de France que l'on trouve mention, dés les années 1740, d'initiations de femmes. Dans le même temps, un assez grand nombre d'ordres mixtes furent créés. Certes, il ne s'agissait pas à proprement dit d'ordres maçonniques, mais de « sociétés » d'inspiration maçonnique. C'est notamment le cas de l'Ordre des Hermites de bonne humeur créé par la duchesse de Saxe-Gotha, Louise Dorothea (contribution de Bärbel Raschke). Comprenant hommes et femmes du monde aristocratique, cette société ouvrit la voie aux nombreuses loges dites « d'adoption » qui furent toutefois moins

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nombreuses en Allemagne qu'en France où, dès 1774, le Grand Orient de France les reconnut officiellement. C'est une de ces loges d'adoption, La Loge de Juste, que décrit et analyse Malcom Davies. Créée en janvier 1751, par des hommes, la loge ouvrit moins de six mois plus tard ses portes aux femmes. Les archives de cette loge dont les membres appartenaient soit à la noblesse, soit aux acteurs et actrices de la Comédie- Française renferment, à ce jour, le plus ancien document manuscrit concernant le rituel d'une loge d'adoption.

3 Andreas Önnerfors rappelle qu'après la révolution de 1789, ces loges d'adoption, ainsi que l'ensemble de la franc-maçonnerie, s'embourgeoisent. Elle affirme par ailleurs qu'en dépit de leur subordination au Grand Orient de France, loge exclusivement masculine, et contrairement à ce qu'on a pu penser jusque-là, ces loges mixtes peuvent être considérées comme des lieux d'émancipation des femmes « avant la lettre » (Andreas Önnerfors).

4 Reste, comme le montre James Smith Allen, que le véritable moment de la « coïncidence » entre la réforme maçonnique et le mouvement des Femmes en France est la période 1840-1940. La lutte des femmes pour intégrer les loges maçonniques ne peut être détachée du contexte général de leur combat pour l'égalité politique des deux sexes. Les origines de la progression de la maçonnerie mixte en France, écrit Allen, résident dans la remarquable synergie des hommes et des féministes qui œuvrèrent ensemble au nom des intérêts des femmes, non seulement dans la franc-maçonnerie, mais partout.

5 Mais, dans d'autres pays que la France, le développement historique du féminisme eut une incidence notable sur l'évolution de la franc-maçonnerie. En Hollande, souligne Anton Van de Sande, les conséquences de cette influence furent au moins discutées sinon prises en compte dans les loges tout au long de la deuxième moitié du XIXe siècle. De même, si, en Angleterre, le mouvement féministe n'a guère modifié le courant dominant « régulier » de la franc-maçonnerie, cela ne signifie nullement qu'il n'a eu aucune incidence, comme le démontre Henrik Bogdan. En effet, nombre des ordres mixtes qui y furent fondés à la fin du XIXe siècle avaient sous une forme ou sous une autre partie liée ou s'inspiraient de la franc-maçonnerie. C'est notamment le cas de la société occultiste Golden Dawn qui, sans se référer explicitement à la maçonnerie, fut néanmoins créée par trois francs-maçons qui avaient accueilli des femmes, celles-ci y étaient traitées sur un pied d'égalité avec les hommes faisant ainsi honneur aux revendications féministes du temps. La contribution de Bernard Dat est consacrée à la maçonnerie « opérative » de Clement Edwin Stretton (1850-1915) et ne fait que confirmer cette incidence du mouvement féministe. À partir de 1910, Stretton ouvrit en effet son ordre aux Ladies.

6 Cependant l'ordre mixte le plus influent et le plus important, qui s'est d'abord épanoui en France avant de s'étendre en Angleterre, est sans conteste « Le Droit Humain ». C'est d'ailleurs un des leaders de cet ordre, qui joua un rôle important dans l'organisation de la manifestation du 17 juin 1911, que s'attache à décrire Ann Pilcher Dayton dans sa contribution sur la franc-maçonnerie et la question du suffrage féminin. Fruit du concours de trois approches, celle de la théosophie, de la franc-maçonnerie et du mouvement des suffragettes, cette manifestation, la plus importante, avait axé ses revendications sur deux principes : le développement du progrès individuel spirituel et l'égalité. Le soutien de la cause des suffragettes explique l'attrait des femmes pour cet ordre.

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7 Andrew Prescott nous livre une vue d'ensemble des activités maçonniques de la célèbre et charismatique Annie Besant (1847-1933) en montrant que ses multiples engagements et responsabilités (activiste socialiste, présidente de la société théosophique, première présidente de l'Indian National Congress, etc.) avaient tous pour but ultime l'amélioration de la condition et de la situation de la femme.

8 C'est en définitive au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qu'apparaissent les ordres uniquement féminins précédant de deux décennies la seconde vague féministe des années soixante. En France, les femmes présentes dans les anciennes loges d'adoption quittent celles-ci pour créer le 21 octobre 1945 un ordre séparé des hommes, « l'Union Maçonnique Féminine de France ». L'adoption d'un rite différent suscita des scissions, certaines femmes préférant revenir aux rituels d'initiation traditionnels comme en Hollande ou en Allemagne.

9 Les anciens ordres mixtes n'ont pas pour autant disparu, comme le montre l'étude d'Anne van Marion-Weijer sur les développements récents de la Fédération hollandaise du Droit Humain qui se singularise par la cohabitation de trois traditions en matière de rituel, hollandais (sagesse, force et beauté), français (liberté, égalité, fraternité) et anglais (foi, espoir et charité).

10 S'il reste encore beaucoup à découvrir sur les femmes et la franc-maçonnerie, on manque notamment de journaux écrits ou de discours prononcés par des femmes franc-maçonnes permettant une meilleure appréhension de leurs émotions ou de leurs sentiments, cet ouvrage apporte des éléments importants et indispensables à toute recherche centrée sur cette question et plus généralement sur l'évolution de la condition féminine et des mentalités.

11 Bien que Jan A. M. Snoek ait pris soin de faire remarquer dans son introduction qu'il existe des ordres mixtes ou uniquement féminins dans plusieurs autres pays non mentionnés dans cet ouvrage et que le but n'était pas l'exhaustivité, mais d'appréhender la manière dont les femmes avaient participé aux ordres maçonniques, on peut regretter que l'étude n'ait pas englobé un ou deux pays « émergents » où les ordres sont aujourd'hui présents.

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Bernard Heyberger, Rémy Madinier (éd.), L'Islam des marges. Mission chrétienne et espaces périphériques du monde musulman XVIe-XXe siècles Paris, IISMM-Karthala, coll. « Terres et gens d'islam », 2011, 285 p.

Catherine Mayeur-Jaouen

RÉFÉRENCE

Bernard Heyberger, Rémy Madinier (éd.), L'Islam des marges. Mission chrétienne et espaces périphériques du monde musulman XVIe-XXe siècles, Paris, IISMM-Karthala, coll. « Terres et gens d'islam », 2011, 285 p.

1 Comme le rappelle l'introduction de cet ouvrage collectif, « l'histoire de la mission chrétienne en islam est d'abord celle d'un échec retentissant » (p. 7), l'islam n'ayant guère été ébranlé par les efforts des missions catholiques, protestantes ou orthodoxes qui se tournèrent alors souvent vers les chrétiens orientaux, à moins qu'elles ne se soient intéressées à eux dès le début. L'existence de communautés musulmanes « hétérodoxes », plus accueillantes ou réputées telles, donna toutefois quelque espoir aux missionnaires qui espérèrent mieux réussir auprès des druzes du Mont-Liban, des alaouites de Syrie, des Ahl-e Haqq du Kurdistan iranien, des musulmans abangan de Java, des Berbères de la Grande Kabylie. C'est l'histoire de ces missions auprès de musulmans jugés à tort ou raison marginaux (géographiquement ou religieusement) qu'aborde ce volume original, clair et d'une lecture agréable.

2 Fruit d'un colloque tenu à Paris en 2007, il réunit neuf contributions couvrant en gros l'époque moderne et contemporaine. La majorité ont pour cadre le XIXe siècle et le début du XXe siècle, époque du renouveau des missions à l'heure coloniale, même si le pouvoir colonial eut plutôt tendance à réfréner les ardeurs missionnaires qu'à les

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favoriser, et contribua souvent à l'islamisation de régions entières plutôt qu'à leur christianisation. Les premières décennies du XXe siècle voient un mouvement d'acculturation et d'indigénisation des missionnaires – ou d'une partie des missionnaires, avec de vives tensions parfois au sein d'une même congrégation – au moment même où le monde musulman, qui se perçoit de plus en plus comme une forteresse assiégée, menacée par la conversion au christianisme, s'applique à redéfinir des normes nouvelles pour permettre la régénération d'un islam jugé abâtardi. Les missionnaires, leurs écrits et leurs écoles n'auront pas peu contribué à diffuser cette condamnation de l'islam populaire, notamment rural, par le réformisme musulman urbain. A fortiori auront-ils contribué à rendre suspects des groupes musulmans marginaux, ou jugés tels, en leur supposant une plus forte propension à se convertir au christianisme, ou en décelant chez eux un hypothétique substrat soit chrétien (les Kabyles, les Alévis, les Ahl-e Haqq), soit païen (les Bamoun du Cameroun, en s'efforçant d'y dégager une « coutume » acceptable par le christianisme), soit hindou (l'Inde moghole, selon un cliché orientaliste très répandu qui voit l'Inde comme un grand socle hindou qu'auraient mal entamé christianisation et islamisation). Le livre montre très bien que les modes de vie montagnards, ruraux, généralement misérables de ces communautés supposées isolées ont joué, tout autant que leur hétérodoxie présumée, dans la construction d'images stéréotypées, souvent élaborées au moment même où ces groupes, précisément, étaient en voie d'intégration : ainsi les Kabyles qui commencèrent à miser sur l'école et l'émigration, grâce aux Pères blancs qui justement espéraient convertir ces communautés jugées immobiles ; ainsi les alaouites de Syrie dont certains se convertirent (pas en masse) dans les années 1930 justement au moment où ils accédaient à un meilleur statut social. Le thème prégnant de l'îlot montagnard ou rural conservatoire de coutumes et de pratiques ancestrales, de superstitions à éliminer ou de « coutumes » à préserver éventuellement en les christianisant pose finalement la question plus générale de la misère rurale : a-t-elle des conséquences religieuses ? Et quelles sont les relations entre les élites urbaines et la masse paysanne ? Rien de particulier aux musulmans, comme le souligne – à peu près seul dans le recueil – Bernard Heyberger qui évoque les « finistères de la catholicité » (Alain Cabantous) auxquels s'attaquent les prêtres catholiques en Europe à l'époque moderne. En somme, l'idée que « le Christ s'est arrêté à Eboli » ou l'immobilisme supposé des campagnes de Donnafugata dans Le Guépard trouvent ici un écho.

3 La marginalité géographique, sociale ou économique de certaines communautés abordées dans le volume ne vaut pas pour les actifs Bamoun, situés sur un carrefour africain ; ou a fortiori pour le petit milieu de lettrés et de poètes qui entoure la Cour de l'Empereur moghol Akbar. À la vérité, l'article de Hugues Didier qui traite des missions jésuites portugaises auprès d'Akbar qui inventa peut-être (et peut-être pas) une nouvelle religion syncrétiste traite d'un tout autre sujet que les autres articles du recueil : il eût fallu pour aborder ce sujet difficile une bibliographie plus solide, plus variée et plus récente que le recours trop systématique à S. A. Rizvi (1975) et K. A. Nizami (1989) – une bibliographie restreinte et nécessairement piégée, en contexte indo-pakistanais, par des enjeux contemporains : H. Didier s'en montre conscient, sans parvenir à s'en libérer par le recours direct aux sources persanes et en se contentant des sources jésuites portugaises. « Les jésuites avaient diagnostiqué la non-conformité d'Akbar avec l'orthodoxie sunnite (...) » (p. 26) : sans doute, mais il faut seulement en conclure que les jésuites avaient une idée dogmatique de ce que devait être l'orthodoxie sunnite. Quant aux rapports entre la supposée hétérodoxie d'Akbar, les

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courants chiites et sunnites alors venus d'Iran, le legs des philosophes musulmans et le monisme d'Ibn ‘Arabî, il faudrait pour en traiter avoir lu au moins quelques pans de littérature sur la prophétologie musulmane et la façon dont Jésus (‘Isâ) s'y inscrit, ou sur l'antinomisme musulman (se couper les moustaches a une fonction rituelle dans des groupes particuliers, dans la ligne des qalandars) avant de parler de « postchiites » ou de « postmusulmans » (sic), tout en transcrivant muslîm par muslim et mu'min par mu'mîn (resic).

4 L'article de Hugues Didier a au moins le mérite de pointer cette pluralité extrême qui est au fond, et pas seulement en Inde, la réalité massive de l'islam historique, et pas seulement sur ses marges. Florence Hellot conclut à ce même bouillonnement d'idées et de courants religieux dans la Perse du XIXe siècle : les périodes de réformes, qui sont aussi des temps de crises, ont sans doute ouvert le champ aux missions plus largement que par le passé, en donnant aussi davantage de curiosité à certains musulmans à l'égard du christianisme et de ce que pouvaient proposer les chrétiens, sans aller en général jusqu'à se convertir. Dans le cas particulier de Java, le christianisme est parvenu à s'implanter directement, peut-être grâce à l'affirmation de la diversité religieuse dans la religion javanaise traditionnelle (hindo-bouddhique, elle-même fruit de métissages complexes) – qu'elle soit islamisée ou non – et dans le Pancasila adopté à l'indépendance et qui reconnaît cinq religions (islam, protestantisme, catholicisme, hindouisme et bouddhisme). Rémy Madinier présente avec vivacité l'islam abangan, version musulmane de la « synthèse mystique » javanaise, les missions catholiques et protestantes, et les oppositions entre cet islam javanais fort accommodant – comme tout l'islam moderne, en fait – et les tenants d'un islam réformiste, celui des santri et des pesantren – soucieux d'épuration de la religion « traditionnelle », dans le droit fil des réformistes de tout le monde musulman à la fin du XIXe siècle. Au XIXe siècle, des conversions de masse au protestantisme sont incontestablement liées à un désir de promotion sociale et politique. Des jésuites à la fin du XIXe siècle proposaient, au sein d'une même congrégation, deux modèles missionnaires différents, l'un prônant une acculturation en douceur (maintien de la circoncision, acceptation de mariages mixtes), l'autre imposant davantage un modèle de christianisme européen, qui pouvait séduire ceux qui voulaient entrer dans la société européenne par conversion. Alexandra Loumpet-Galitzine consacre un excellent article à la mission protestante face à l'islam bamoun à l'ouest du Cameroun. L'extraordinaire roi bamoun N'joya (vers 1865-1933) dont le musée d'ethnographie de Berlin expose les collections et les photographies non moins extraordinaires, fut l'inventeur d'une religion syncrétique et même d'une écriture, faisant son miel de ses contacts aussi bien avec l'islam peul ou haoussa qu'avec les missions protestantes allemandes (à partir de 1902-1906), puis françaises – sans se convertir pour autant à l'islam ni au christianisme : le patrimoine bamoun incorpora bien des éléments appelés « coutumes » par les missionnaires et l'administration coloniale pour désigner « la transformation d'éléments culturels filtrés en normes acceptables » (p. 268), en opérant ainsi une distinction entre sacré et séculier, et en imposant ainsi une norme – d'ailleurs modifiable – à la culture indigène qui veilla à se les réapproprier. Islam et christianisme cohabitaient ainsi, souvent au sein de la même famille, grâce à une métaculture religieuse bamoun supposée supraconfessionnelle. Cette « coutume » avait été créée par les protestants, en principe à partir du paganisme, en réalité souvent à partir de l'islam local, et en général par un procédé d'autoexotisation auquel participèrent pleinement les Bamoun.

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5 Dans son ensemble, le livre touche à plusieurs sujets fondamentaux : le premier, et non le moindre, qui traverse la plupart des articles est l'apport essentiel des missionnaires à l'orientalisme érudit, particulièrement souligné dans l'article de Bernard Heyberger sur les missions catholiques auprès des druzes et nusayrîs de Syrie aux XVIIe et XVIIIe siècles – qui montre l'apport réel d'informations justes comme celles de Michel Nau sur les nusayris, mais aussi l'influence durable de clichés répétés partout, comme celui des origines franques et croisées des druzes. Les missionnaires comme les intéressés adhéraient-ils à de telles fictions ? Il semble, conclut Bernard Heyberger, que « la recherche d'une alliance extérieure contre le pouvoir en place a été un des mobiles principaux du rapprochement entre druzes et missionnaires » (p. 75), ainsi que l'importance de l'alliance des druzes avec les clans maronites. D'autres articles campent davantage les missionnaires en ethnographes de terrain, comme les jésuites dans la montagne alaouite des années 1930 : Chantal Verdeil compare la vision des alaouites syriens par les jésuites et les avancées actuelles de la recherche sur ces communautés, sans toutefois établir, et c'est dommage, le rapport avec les Alévis turcs ou iraniens qu'évoquent par ailleurs Kieser ou Membrado. De façon très intéressante, elle pointe également la divergence entre le diagnostic des érudits de la Compagnie (qui continuent à parler d'origines croisées ou de syncrétisme dans des textes publiés) et les lettres non publiées des missionnaires de terrain qui diagnostiquent pour leur part le désir d'émancipation sociale à la base des quelques conversions au christianisme. La différence entre les préjugés des publicistes américains et les critiques anti- impérialistes des missionnaires présents sur place est également soulignée par Hans- Lukas Kieser dans un autre article. Karima Dirèche montre la construction par les orientalistes de l'identité berbère, ainsi que la kabylophilie coloniale, et finalement la façon dont les Pères blancs ont ignoré la vie religieuse des Kabyles (« un islam que l'on ne voit pas », p. 123) en les réduisant à leur misère et à de supposées superstitions. Mojan Membrado est sans doute l'auteur du volume qui évoque le plus directement cet « islam que l'on ne voit pas », pour le comparer aux visions présentées par les missionnaires – des « assemblages hasardeux d'éléments provenant d'une (ou plusieurs) sous-branches pour donner une combinaison de doctrines et pratiques qui ne correspond aux croyances d'aucune d'entre elles » (p. 224), ce qui permet donc aux missionnaires de forger la thèse du cryptochristianisme des Ahl-e Haqq, hélas reprise par de nombreux orientalistes.

6 L'histoire des missions est évidemment, et par définition, un autre aspect important du livre, singulièrement dans l'article synthétique de Hans-Lukas Kieser sur les stratégies des missionnaires américains dans le monde ottoman : après avoir rêvé d'évangéliser les juifs et musulmans du Levant dans les années 1820, l'American Board se tourne dans les années 1830 vers l'idée d'un christianisme régénéré (revival), misant à la fois sur les réformes (Tanzimat) et sur les Arméniens d'Anatolie, toujours dans l'espoir du Millenium imminent. La création d'un millet protestant, puis d'une Constitution des protestants, mise en vigueur en 1856, servit peut-être de référence au mouvement constitutionnel ottoman, tout en attirant l'attention des Alévis kurdes. Mais la stratégie du revival renforçait la jalousie entre les différents groupes confessionnels ou ethniques d'une même région, mettait à distance l'islam sunnite ottoman, se trompait en croyant que l'élite sécularisée sortie des écoles américaines permettrait une sorte de conversion séculière des musulmans, enfin connut un effondrement final face à la destruction des chrétiens d'Asie Mineure lors de la Première Guerre. Florence Hellot-Bellier propose un récit plus narratif des différents groupes missionnaires à l'œuvre en Perse,

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principalement au Kurdistan d'Iran, comme les missionnaires à la rencontre des mystérieux Ahl-e Haqq que présente Mojan Membrado.

7 Un troisième sujet qui traverse tout le livre, associé de près à la question de l'orientalisme, est la circulation de livres ou d'écrits au sein du monde musulman : de nombreux articles évoquent la publication et la diffusion de Bibles ou de Corans, les traductions – notamment celles de la Bible – dans lesquelles les missionnaires jouent un rôle déterminant, enfin l'enjeu fondamental de l'apprentissage des langues pour l'acculturation des uns et des autres. On mesure l'importance des presses missionnaires (en persan, en turc, en syriaque, en arabe...), la manipulation d'imprimés par les missionnaires (contribuant parfois à forger des sources de référence pour les renouveaux culturels locaux) et enfin la production d'écrits spécifiques pour entamer le dialogue avec les musulmans et leur faire connaître le christianisme, avec des débats intéressants qui montrent après tout de vraies rencontres dont le livre donne plusieurs exemples : entre les jésuites portugais et les lettrés de la Cour d'Akbar, entre un carme et le cheikh nusayrî Soliman en 1709, entre missionnaires et mojtaheds iraniens de la fin du XIXe siècle, entre le père jésuite Van Lith et les Javanais qui voyaient en lui un « maître de sagesse »... Le cheikh Ahl-e haqq Jeynûnabâdî (m. 1920), fondateur d'une importante branche réformée à tonalité soufie, possédait sans doute une Bible, ce qui n'en fait pas un chrétien, mais montre une curiosité sans doute assez courante.

8 Le livre s'inscrit pleinement dans le renouveau de l'historiographie missionnaire, affranchie des frontières nationales ou confessionnelles. Des élargissements sont encore possibles et souhaitables, en particulier vers l'Asie centrale où les missions russes orthodoxes, en lien avec l'orientalisme russe, ont abouti à la création d'un islam des marges (l'islam des steppes souffrant de toutes les tares, à la fois rural, nomade, soufi, rétrograde, hétérodoxe, misogyne, etc.) dont la pensée réformiste tatar – puis le régime soviétique – a repris ensuite tous les pesants clichés. On sait comment l'aiguillon de ces missions et de leurs activités orientalistes a puissamment contribué au développement de l'islam jadîd, sur de nombreux points.

9 Une question de fond ne pouvait sans doute être traitée par ce livre, qui apporte pourtant des éléments intéressants dans un débat fondamental, tout simplement celui qui porte sur ce qu'est l'islam ou sur ce qu'il est censé être, ou encore ce qu'il est censé devoir être. Dans l'opinion commune, comme parfois dans l'une ou l'autre contribution de ce recueil, flotte l'idée discutable, venue des sources missionnaires mais aussi de l'hérésiographie musulmane (que Mojan Membrado est la seule à évoquer), qu'il existerait effectivement quelque part une orthodoxie musulmane sunnite facilement identifiable, à l'aune de laquelle il serait facile de mesurer le degré d'aberrations théologiques des uns ou des autres. Cela pose le problème de l'orthodoxie en islam : existe-t-elle ? Où et quand ? Qui l'a forgée ? Des débats virulents comme ceux qui ont toujours existé entre différentes branches de l'islam, mais aussi au sein de différentes branches (par exemple sur l'appréciation de l'hagiologie d'Ibn ‘Arabî et sur son monisme) permettent-ils de trancher ? Qu'est-ce, finalement, qu'être musulman ? Comment les musulmans sunnites ou chiites ont-ils perçu les différentes hétérodoxies, dans différentes régions, à différents moments, selon quelles références ? Problèmes délicats, d'autant que les communautés présentées n'ont pas le même rapport à l'islam ou la même vision de leur propre « orthodoxie » ou conformité à une norme islamique : les Kabyles se perçoivent comme sunnites et malékites – ce qu'ils sont effectivement – alors que certaines communautés Ahl-e haqq se déclarent effectivement non-

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musulmanes, tandis que d'autres se présentent comme des confréries mystiques musulmanes.

10 Il est en fait souvent question d'ésotérisme, dans ce volume, à tonalité soufie et parfois d'inspiration chiite : la domination ou non de l'ésotérisme face à l'exotérisme, le rapport à la Loi et son interprétation, sont des sujets aussi déterminants pour l'islam que pour le judaïsme, ce que les missionnaires n'ont probablement pas compris. L'approche en termes purement historicistes (mais en fait sans histoire) de nombreux missionnaires, dans une fascination des origines et dans une quête de causalités réductrices, conduisait nécessairement à une impasse : on se condamnait à ne pas voir que les Ahl-e Haqq étaient le fruit des invasions mongoles ; que les idées d'Akbar, si liées qu'elles fussent à la société indienne, devaient beaucoup aux adaptations indiennes de l'ésotérisme soufi et se heurtaient à des courants issus d'une autre adaptation indienne de l'ésotérisme soufi ou prétendant lutter contre des influences chiites ; que l'islam des Bamoun était une variété tijânî particulière et non une mixture pagano-islamique, etc. L'orthodoxie islamique, au fond, est un mythe que l'on cherche ou dans le passé (Médine), ou dans un lieu (le Hijâz, surtout quand on en est très éloigné, comme les Javanais ou les Indiens), ou dans des textes qui redéfiniraient la norme (Ghazâlî par exemple). À partir de là, tout islam est islam des marges, et l'islam n'est alors qu'un long et indéfini processus d'islamisation jamais achevé.

11 Le regard normatif, lui-même changeant et varié selon les moments, les congrégations et même les personnes, des missions chrétiennes sur l'islam et ses différents courants parcourt tout le livre. Les missions auront contribué à donner, en quelque sorte, directement ou indirectement, des modèles d'islamisation et aussi d'islam, elles auront proposé de nouvelles références, variées, en matière de normativité islamique et furent l'un des aliments, parmi d'autres, du réformisme musulman. Elles contribuèrent puissamment à son succès et à son dynamisme, grâce à la construction d'une véritable science missionnaire où puisèrent les réformistes, ou dans des rencontres réelles qui laissèrent entrevoir un espace commun sécularisé (p. 15) – que les réformistes réinterprétèrent le plus souvent, notamment au Moyen-Orient, au profit d'un primat de l'islam.

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Harvey Hill, Louis-Pierre Sardella, C. J. T. Talar, By those who knew them, French modernists, left, right, and center Washington D. C., The catholic University of America Press, 2008, 198 p.

Pascale Gruson

RÉFÉRENCE

Harvey Hill, Louis-Pierre Sardella, C. J. T. Talar, By those who knew them, French modernists, left, right, and center, Washington D. C., The catholic University of America Press, 2008, 198 p.

1 Dans l'un de ses premiers livres sur la Crise moderniste – Alfred Loisy, sa vie, son œuvre, Paris, CNRS, 1960 – Émile Poulat considérait que les nombreux protagonistes concernés ne pouvaient être classés dans les seules catégories des traditionalistes d'une part, des modernistes de l'autre, du « pour » et du « contre » l'Institution romaine, de la droite ou de la gauche. La plupart d'entre eux avaient en fait des positions très nuancées et plus centrées. Mais l'Encyclique Pascendi (1907) et ce qui l'a suivie, les excommunications, les avertissements, sans oublier l'obligation faite dorénavant (et jusqu'à Vatican II) aux prêtres de prêter un serment antimoderniste, a longtemps brouillé les cartes. Ce sont ces nuances qui intéressent les auteurs de ce livre, tous trois fins connaisseurs, en France (Université de Lyon) et aux États-Unis (Catholic University, Washington D. C., Saint Mary's Seminary, Baltimore) de ces temps troublés.

2 Leur approche, concise, se concentre sur quelques-uns des acteurs français de ce conflit, apparu quelques années après le Syllabus, puis le dogme de l'infaillibilité pontificale, du fait des progrès de l'exégèse biblique (qui soulignait l'inscription de ces textes dans l'histoire des hommes – leur contingence peut-être).

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3 Les uns, Joseph Turmel, Marcel Hébert, Albert Houtin et Alfred Loisy, ont rompu avec l'Église ou ont été excommuniés ; les autres, Mgr Battifol, Mgr Mignot, Henri Bremond, sont plus ou moins restés dans l'Église, choisissant l'obéissance malgré leur intérêt maintenu pour les progrès de l'analyse historico-critique. D'autres encore, l'abbé Rivière et l'abbé de Lacger, ont toujours violemment moqué et condamné le modernisme.

4 L'originalité des auteurs est de débusquer le débat dans les biographies que certains acteurs ont écrit (entre les années 1910 et 1930) sur les autres dans une combinatoire tout à fait subtile.

5 Par exemple, si Turmel et Hébert ont rompu avec l'Église très vite après avoir découvert les apports de l'exégèse biblique, leurs biographes, notamment Houtin, lui- même en rupture, les soupçonnent de quelque fidélité souterraine. Houtin fait, sur le même ton, une biographie de Loisy et gomme des traits très importants de la personnalité de celui-ci, notamment une dimension mystique que son autre biographe, Henri Bremond, met au contraire en valeur. Dimension mystique, parce que malgré l'apparence d'indifférence à l'excommunication, Loisy reste plutôt proche de l'Église et d'ailleurs, dans l'Église, certains comme Mgr Mignot resteront, au moins secrètement, proches de Loisy. Les auteurs remarquent toutefois que Henri Bremond crut nécessaire de se placer sous la protection d'un pseudonyme pour exprimer ses idées. D'autres occasions de croisement permettent de détecter des fidélités cachées, des solidarités, des rejets.

6 H. Hill, L.-P. Sardella et C. J. T. Talar nous invitent à sortir d'une position simpliste selon laquelle l'Église ne saurait coexister avec le monde moderne hors d'une exclusion réciproque. En soulignant les tourments des modernistes, les camouflages et les ruses auxquels ils ont dû se livrer pour survivre dans un contexte d'autorité et pour maintenir l'espace de débat ouvert par l'exégèse biblique, ils suggèrent qu'un sillon ouvert à la modernité a été vraiment creusé et a porté peu à peu des fruits dans l'Église. Vatican II en reste un exemple.

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François Hochepied, Mgr René Barbier de la Serre (1880-1969). Un éducateur conservateur et novateur Paris, Éditions du Cerf, 2009, 148 p.

Frédéric Gugelot

RÉFÉRENCE

François Hochepied, Mgr René Barbier de la Serre (1880-1969). Un éducateur conservateur et novateur, Paris, Éditions du Cerf, 2009, 148 p.

1 François Hochepied nous livre une biographie de l'un des acteurs ecclésiaux de la question scolaire du début du XXe siècle. Il procède en deux temps, une première partie consacrée à la vie chronologique du personnage et une seconde à son action et sa vision du monde.

2 Derrière l'enjeu de la formation de la jeunesse, se dessine la conception de la société politique. Barbier de la Serre fut toujours fidèle à sa famille politique et culturelle conservatrice, opposé à une République « laïcarde ». Enfant de petite et moyenne noblesse catholique, et de vocation précoce. Devenu prêtre en 1904, il œuvre dans les écoles privées puis à l'Institut catholique de Paris, dans le même temps il diffuse un projet éducatif consacré au sport et à ses apports.

3 Présent dès le congrès constitutif de l'UGSEL (Union gymnastique et sportive de l'enseignement libre), très vite, il en assume la présidence et veut créer rien de moins qu'une éducation physique catholique. Il sera aussi président de la FISEC (Fédération internationale sportive de l'enseignement catholique) de sa création en 1948 à 1951. Pour régénérer la société, rechristianiser la France, édifier la Cité de Dieu, il faut créer un type d'hommes élevés selon des principes chrétiens qui lient vigueur spirituelle et vigueur corporelle. Le sport n'échappe pas au programme ecclésial de reconquête de la société, où les moyens de la modernité servent un dessein supérieur. Barbier de la Serre

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promeut le « sport-jeu » contre la « fête du muscle » et le développement du sport spectacle. « Le corps participera de quelque manière à la mobilité de l'âme, à sa spiritualité, à l'immensité de ses vues, peut-être même à sa beauté ; car si vraiment celle-ci façonne, anime, assimile et rachète le corps, il n'est pas étonnant que quelque chose de son harmonie intime se marque par la régularité des traits ou l'équilibre des gestes » (1942, p. 65). Le sport n'est pas une fin mais il est nécessaire. Sa pratique permet de cultiver la dignité et l'harmonie du corps humain en développant sa santé, sa vigueur, son agilité et sa grâce. Mais pour lui, l'esprit reste supérieur au corps, le monde invisible au monde visible.

4 Il est donc le promoteur d'une vision renouvelée du corps dans le catholicisme qui s'en méfie, en moralisant le sport pour en faire un « objet chrétien d'éducation » (p. 101). Sa conception du péché originel le conduit à affirmer que l'enfant a besoin d'autorité et que le sport est une leçon pour la vie, le but moral est constamment présent. L'obéissance est au cœur de son système de foi et de pensée : « Celui qui s'est discipliné dans la recherche de la vigueur corporelle n'a pas pu ne pas expérimenter l'effort, se décider à vouloir, acquérir du cran, augmenter son énergie morale » (1942, p. 83). Barbier se retrouve dans le programme de redressement national de Vichy dans la lignée de « la branche conservatrice du catholicisme social » (p. 113). Pour lui, l'homme s'insère dans un ordre naturel au sein d'une société stable. Barbier de la Serre est un bel exemple d'intransigeant sur les fins, pour qui la Révolution française est une coupure dont le pays ne s'est jamais remis, et de transigeant sur les moyens, ce qui rappelle les travaux de Michel Lagrée sur l'usage de la technique moderne par l'Église.

5 La conclusion évoque plus les débats actuels que l'héritage de l'homme. On peut enfin regretter que l'ouvrage soit plus centré sur l'homme que sur les institutions qu'il a portées même si quelques pages sont consacrées à l'UGSEL (p. 84 ssq.)

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Bruno Hübsch, Le ministère des prêtres et des pasteurs. Histoire d'une controverse entre catholiques et réformés français au début du XVIIe siècle Avant-propos d'Yves Krumenacker. Lyon, Université Jean Moulin-Lyon III, coll. « Chrétiens et Société, Documents et Mémoires », 11, 2010, 251 p.

Willem Frijhoff

RÉFÉRENCE

Bruno Hübsch, Le ministère des prêtres et des pasteurs. Histoire d'une controverse entre catholiques et réformés français au début du XVIIe siècle, Avant-propos d'Yves Krumenacker. Lyon, Université Jean Moulin-Lyon III, coll. « Chrétiens et Société, Documents et Mémoires », 11, 2010, 251 p.

1 Les aléas de la publication des thèses nous privent parfois injustement de travaux qui auraient mieux mérité que l'oubli. Il en est ainsi de la thèse de Bruno Hübsch, soutenue à la faculté de théologie de Lyon, en décembre 1965, et que l'équipe Religions, Sociétés et Acculturation (RESEA) de Lyon a eu l'heureuse idée de publier, avec une bibliographie mise à jour, quarante-cinq ans plus tard, et sept ans après la mort de son auteur, survenue en 2003. Thèse parfaitement novatrice, comme le rappelle très justement Yves Krumenacker dans un chapitre introductif, d'abord parce qu'elle s'inscrivait précocement dans une perspective œcuménique (attestée de surcroît par la présence peu commune d'un frère de Taizé dans le jury) et une première révision des vieilles controverses interconfessionnelles, mais surtout par le choix du sujet – choix qui manifestait les intuitions sûres de l'auteur bien avant la publication des grandes sources sérielles, telle que le Répertoire des ouvrages de controverse de Louis Desgraves

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(1984-1985) qui nous permettent maintenant de mieux cerner les sujets de la controverse et de mieux en mesurer les enjeux et les variations d'intensité. En axant sa recherche sur un aspect de la controverse qui, à première vue, peut paraître relativement mineur, à savoir la vocation et le ministère dans l'Église, mais en le saisissant au moment le plus chaud des conflits interconfessionnels, en gros les deux premières décennies du XVIIe siècle, B. Hübsch a pu toucher l'enjeu essentiel, l'ecclésiologie. En effet, les deux notions centrales du conflit, vocation et ministère, étaient comprises différemment par les deux partis. Les catholiques sont représentés ici surtout par les écrits du futur cardinal Du Perron, alors évêque d'Évreux, et par les Discours de controverse de Pierre de Bérulle, connu pour son exaltation de la prêtrise qui allait bientôt déboucher sur la fondation de l'Oratoire. C'est d'ailleurs d'un débat de Du Perron avec deux réformés, faisant suite à la conversion du roi, qu'en 1597 naquit la controverse sur la vocation. Voulant fonder l'autorité du ministre et la légitimité de son appel, Du Perron insista tout d'abord sur la succession dans le temps et sur la réalité des pouvoirs transmis. Cette insistance sur la pratique de la succession apostolique, exprimée dans la « vocation » des candidats, fut corrigée et en quelque sorte sublimée par Bérulle dans un registre surnaturel, en réponse aux objections des protestants. Bérulle accorda la priorité non pas au fait de la succession mais à ce qu'elle signifiait, à savoir la « mission » du prêtre, dérivée de la mission du Christ qui avait été transmise à travers les apôtres et leurs successeurs afin d'assurer la communication de Dieu aux hommes par la transmission autorisée de la Parole – on sent vibrer ici la spiritualité de l'Incarnation et la grandeur du sacerdoce, en tant que sacrement, qui allaient marquer si profondément l'école française. La « mission » fonde donc l'apostolicité de l'Église à travers la hiérarchie qui est signe de l'appel de Dieu (p. 111-113). Pour être bref : sans l'ordre des prêtres, point d'Église.

2 Du côté protestant, l'incontournable Philippe Duplessis-Mornay, Daniel Chamier (contre Du Perron, 1598) et surtout Pierre Du Moulin (Molinaeus) jouissant de son prestige international, sont les interlocuteurs principaux. Tout d'abord, ils renversent la proposition : il n'est point besoin de ministres pour être en Église, dit Chamier, et les ministres ne constituent aucunement un « ordre ». Aussi mettent-ils d'abord l'accent sur la nécessaire vocation intérieure, vérifiée par l'examen et l'élection du candidat. Mais assez rapidement la controverse les conduit à accentuer le rôle de l'Église en tant que telle dans la désignation des pasteurs, et la délégation d'autorité dont ceux-ci bénéficient alors. Cependant, la « mission » des pasteurs ne devient jamais sacramentelle, elle n'est en fin de compte qu'un envoi en charge. Le rapport entre le pasteur et les fidèles demeure fonctionnel et localisé, face à la mission universelle et ontologique des prêtres dans la conception catholique, bérullienne, du ministère. La controverse a donc permis à chacun des deux partis de préciser sa vision du ministère dans l'Église. Mais l'étude de l'auteur montre aussi que cette vision était plus nette et uniforme du côté catholique que du côté protestant. Si, dans la controverse intra- française, les protestants en arrivaient à accentuer clairement une vision anti- catholique cohérente, il est assez significatif que des accents parfois fort différents se trouvent chez les théologiens français qui ont séjourné et enseigné en Hollande, tels Du Moulin lui-même, André Rivet ou Desmarets (Maresius). C'est peut-être pour faire face aux tendances latitudinaires qui abondaient dans ce pays qu'on trouve chez eux des accents ecclésiologiques plus forts ou nouveaux, insistant sur la succession des charges dans l'Église, les vocations extraordinaires, et la distinction entre les charges d'institution divine et celles « instituées par les hommes pour la commodité et aide des

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charges essentielles » (Du Moulin, p. 158), sur l'ordre épiscopal (Rivet), ou sur la relation intime entre le ministre et sa parole vivante comme héraut de l'Écriture (Desmarets). Plus que la dogmatique, c'est la conception ecclésiologique qui en fin de compte distinguera les différentes Églises protestantes entre elles. B. Hübsch n'insiste pas sur ce lien avec l'internationale calviniste et il renvoie peu aux conceptions luthériennes du ministère, pourtant présentes en filigrane dans bien des aspects de la controverse. Son argumentation en reste au débat entre catholiques et réformés français, mais ses ramifications internationales et son dépassement interconfessionnel percent partout aux yeux du lecteur averti. Aussi le mérite principal de cette thèse est- il d'avoir montré à quel point la théologie catholique du ministère elle-même était tributaire de ce débat fécond, dont les échos ecclésiologiques n'ont toujours pas fini de résonner.

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Danièle Iancu-Agou (éd.), Les Juifs méditerranéens au Moyen Âge, culture et prosopographie Paris, Éditions du Cerf, 2010, 247 p.

Mustapha Naïmi

RÉFÉRENCE

Danièle Iancu-Agou (éd.), Les Juifs méditerranéens au Moyen Âge, culture et prosopographie, Paris, Éditions du Cerf, 2010, 247 p.

1 Cet ouvrage est le contenu des sessions du séminaire montpelliérain de l'année 2005-2006 qui avait réuni sous un thème fédérateur autorisant plus facilement à travers cette publication, les travaux récents ou synthétiques de chercheurs spécialisés en domaine des juifs méditerranéens au Moyen Âge. Eduard Feliu s'était appliqué à souligner que la culture des juifs catalans est très différente, liturgie incluse, de celle des juifs séfarades, nom qui désigne d'abord les territoires musulmans de la péninsule ibérique puis, peu à peu, englobe les royaumes chrétiens, sans jamais y inclure, avant 1942, la Catalogne. Un panorama est ensuite dressé des grands savants catalans qui ont marqué leur temps avec, naturellement inclus dans la bibliographie des travaux de l'école catalane, les roussillonnais connus. De son côté, Tony Lévy recense, analyse et classe l'ensemble des textes de philosophie, de médecine, de mathématiques, d'astronomie, d'astrologie traduit en hébreu à partir de sources exclusivement arabes. Autour de Venise, Renata Serge s'interroge sur le commerce crétois et ses transports maritimes auxquels les juifs de l'île étaient intéressés. Des griefs antijuifs aux effets pernicieux les atteindront lors de la croisade en Terre sainte proclamée, en 1330, par Jean XXII, qui entraîneront des conversions. Sur le vaste thème des controverses médiévales, Philippe Bobichon signe une contribution nourrie, qui servira de précieux instrument de travail par sa large recension bibliographique, incluant la liste des principales éditions de textes et des ouvrages de référence cités systématiquement. Élie

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Nicolas, à partir du texte fondateur du genre littéraire martyrologe, donne la trame de ce qui sera pour les chrétiens et en partie pour les juifs le canevas des récits de leurs martyrologes respectifs. Claude Roux propose un bilan assez complet des familles, onomastique, éléments démographiques et topographiques, éventail des métiers, et composition de quelques réseaux familiaux avec leurs liens tissés dans les communautés juives avoisinantes, qu'éclaire pas moins d'une trentaine de croquis prosopographiques. Alain Servel poursuit ses investigations dans les fonds notariaux d'Apt aux Archives départementales du Vaucluse pour reconstituer les parentés juives et tenter d'identifier les néophytes. Il parvient à dater approximativement les changements de confession, à identifier presque tous les néophytes, à mesurer le degré remarquable de leur insertion à la société majoritaire chrétienne, puisque, au fil du temps, au XVIIe siècle, les familles en question se seront fondues dans l'oligarchie notable de la ville, sans accéder pour autant à une noblesse fort convoitée.

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Massimo Introvigne, Pier Luigi Zoccatelli, La Messa è finita? Pratica cattolica e minoranze religiose nella Sicilia Centrale, Caltanissetta Préface de Mgr Michele Pennisi. Roma, Salvatore Sciascia Editore, 2010, 255 p.

Jean-Pierre Laurant

RÉFÉRENCE

Massimo Introvigne, Pier Luigi Zoccatelli, La Messa è finita? Pratica cattolica e minoranze religiose nella Sicilia Centrale, Caltanissetta, Préface de Mgr Michele Pennisi. Roma, Salvatore Sciascia Editore, 2010, 255 p.

1 Cette enquête réalisée par le Centre d'études sur les nouvelles religions (CESNUR, Turin), à la demande de la Région Sicile, dans le diocèse de Piazza Armerina, répondait au souci de mesurer l'importance des mutations religieuses dans une province traditionnellement catholique mais influencée par une immigration ancienne de retour des États-Unis ayant fait l'expérience de la multi-confessionnalité et plus récente en provenance du Maghreb ou de l'Union Européenne. Après le rappel des normes de la pratique dans l'Église catholique, depuis Vatican II, données par l'évêque lui-même, M. Introvigne définit celles de l'enquête mesurant les mutations du croire, de l'appartenance et du comportement à l'aune d'une « macro-sécularisation » (liée à la croyance), d'une « méso-sécularisation » (liée à l'appartenance) et d'une « micro- sécularisation » (liée au comportement) : les interférences relevant du lot habituel des difficultés inhérentes à la « société complexe ».

2 Le diocèse compte deux cent vingt mille habitants et le travail a porté sur une douzaine de villes ou gros bourgs allant de cinq mille à soixante-dix mille âmes à Gela ; la

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population est en net déclin sauf pour cette dernière ville en croissance importante. Les résidents étrangers représentent 1,6 % (6,5 % pour l'ensemble de l'Italie). L'échantillonnage a porté sur mille personnes (78,9 % entre 15 et 64 ans) et 92,2 % se sont dits catholiques, un pourcentage plus important est constaté dans les zones rurales et plus faible en ville, les autres appartenances dépassant rarement 1 % (protestants évangéliques et témoins de Jéhovah ; l'estimation du nombre de musulmans en Sicile est plus délicate), 3 % se déclarant sans religion. Parmi les croyants, 17,6 % ne participent à aucun rite religieux (sauf mariages et enterrements) et 27 % ont une pratique religieuse régulière ; les pratiquants sont en majorité des femmes (52,1 %).

3 La partie suivante analyse, sous la plume de Pier Luigi Zoccatelli, les formes multiples du pluralisme religieux en Sicile centrale à la lumière de l'histoire des groupes pentecôtistes marquée par l'influence des deux guerres mondiales et celle de personnalités charismatiques, pasteurs, voire avocats (ce qui explique la disparité des communautés...). Le « réveil » charismatique des années soixante, qui a également touché les milieux catholiques, a été particulièrement important, centré sur la glossolalie et la guérison (des guérisseurs extérieurs aux mouvements, tels Gordon Lindsay ou Oral Roberts, ont pu jouer un rôle important ainsi que la médiatisation du « parler en langue »). La présence des témoins de Jéhovah n'est pas négligeable, près de trois mille assistent à la commémoration annuelle de la Cène. Celle des orthodoxes n'est pas liée au passé de la Sicile mais à l'émigration roumaine contemporaine. En ce qui concerne les divers bouddhismes, la Soka Gakai, le baha'isme, le Reiki japonais ou l'Église de Scientologie, les adhérents ne dépassent pas quelques dizaines dans le diocèse. Pour chacun de ces groupes, l'historique de leur origine, de leur implantation en Italie et de leur organisation est donné en s'appuyant sur Le Religione in Italia, un travail encyclopédique des mêmes auteurs publié en 2006.

4 Il revenait à Augusto Gamuzza de traiter de la question de l'islam dans cette porte sud de l'Europe. La majorité des migrants est de passage, en quête de travail dans des régions plus industrialisées ; les résidents sont en majorité tunisiens (289), suivis des Marocains (198) et leurs pratiques restent purement individuelles ou familiales, il n'y a pas de lieu de prière collective. A. Gamuzza s'interroge ensuite sur la méthode d'approche de milieux culturellement si différents, mettant au point un questionnaire type sur le ressenti de la situation d'un musulman aujourd'hui en Sicile, la fréquence et le lieu de la prière, la connaissance d'organisations musulmanes et l'utilité d'une présence religieuse dans l'espace public. L'enquête esquissée montre à la fois l'absence de structures opérationnelles pour les musulmans du diocèse et le besoin de chercher une identité par le truchement du religieux.

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W. J. Johnson, Oxford Dictionary of Hinduism Oxford : Oxford University, 2009, 384 p. (cartes, chronologie, bibliographie)

Catherine Clémentin-Ojha

RÉFÉRENCE

W. J. Johnson, Oxford Dictionary of Hinduism, Oxford : Oxford University, 2009, 384 p. (cartes, chronologie, bibliographie)

1 Avec l'élévation du niveau de nos connaissances sur l'hindouisme et le développement spectaculaire des études en tout genre le concernant, nous assistons actuellement à la multiplication d'ouvrages de référence, de manuels, d'encyclopédies et de collections d'essais, qui tous sont destinés à faire le point du savoir sur les différents aspects de ce vaste phénomène. La plupart de ces ouvrages sont toutefois volumineux. Restait donc à mettre l'hindouisme dans un petit dictionnaire. Tel a été le dessein de l'auteur de cet ouvrage de la dimension modeste d'un livre de poche que publient les presses de l'université d'Oxford. Pour prendre la mesure de son entreprise, nul terme ne semble plus adéquat que « hindouisme ».

2 Le dictionnaire présente le terme « hindouisme » comme une construction intellectuelle pour désigner les traditions religieuses de ceux qui se disent « hindous », ou sont identifiés ainsi par les autres, traditions qui ont été, et continuent d'être, étroitement associées les unes aux autres sur les plans historique, rituel, théologique, social et culturel. Sous le terme « hindou », il évoque l'origine occidentale de la conception et son caractère récent (XIXe siècle). Pas plus qu'« hindouisme », « hindou » n'est une auto-désignation. Dérivé du sanskrit Sindhu (notre Indus), « Hindou » renvoyait initialement au territoire situé au-delà de ce fleuve, comme aux hommes qui y vivaient et à leurs coutumes. Nous nous ferons une idée encore plus précise de l'acception ancienne de « hindou », si nous gardons à l'esprit que tous les termes servant à désigner cette région du monde (Hindustan, Hind, Inde, India, etc.) en sont

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dérivés. Mais comme les autres mots, le mot « hindou » a eu une longue histoire. Une fois entré en Inde, il a fini par prendre un sens strictement religieux, ou plus exactement socioreligieux, tant il est difficile de séparer les croyances et pratiques religieuses des hindous de leur mode d'organisation sociale.

3 Voilà qui nous ramène au projet du dictionnaire : il s'agissait de faire tenir en un seul volume une histoire qui date des environs de 1700 avant notre ère et est inséparable de celle des millions d'hommes qui, au fil des siècles, ont vécu sur le vaste sous-continent indien. C'était bien un très vaste ensemble de notions, de concepts, de noms propres qui pouvaient prétendre avoir leur place dans le dictionnaire. Comme l'exhaustivité était exclue, non seulement à cause de la petite taille de l'ouvrage prévu mais aussi en raison du caractère proprement exubérant de l'hindouisme, il a fallu procéder à des choix. La véritable gageure était donc de faire une bonne sélection pour donner un aperçu de l'hindouisme dans toute sa diversité comme dans l'unité profonde du phénomène de civilisation qu'il représente. La gageure a été tenue. Classés alphabétiquement, sont en effet présents dans le petit espace du livre : les grandes notions et institutions (la terminologie sanskrite domine largement mais l'ouvrage n'ignore pas pour autant les autres langues indiennes) ; les pratiques religieuses ; les divinités védiques et hindoues ; les principaux philosophes, théologiens, saints et d'autres personnages historiques encore, les sectes et courants et systèmes de pensée ; les lieux de pèlerinage et villes saintes. Y apparaissent aussi des questions fondamentales qui ne correspondent pas à un terme unique en sanskrit mais ont pourtant été pensées par les hindous, tel « atheism », « evil », « ethics », « food » « untouchables », par exemple. Enfin, on y trouve aussi de brèves notices sur les principales sociétés savantes et sur les grands savants indianistes.

4 L'entreprise était d'autant plus ambitieuse que le compilateur de ce dictionnaire a aussi voulu inclure des notices sur le christianisme, l'islam et le zoroastrisme, pour rappeler qu'en raison de leur longue présence en Inde ces trois traditions ont été marquées par les formes sociales et religieuses indiennes tout en y laissant la marque durable de leur empreinte. Pour des raisons semblables, il n'a pas voulu ignorer les religions apparentées à l'hindouisme, qu'elles soient nées sur le même terreau que lui (d'où les notices sur le bouddhisme et le jainisme), qu'elles soient sorties de son tronc pour se rendre autonomes (le sikhisme). L'idée était louable mais en raison de leur brièveté les notices en question ne font qu'esquisser la vaste problématique dont elles prétendent traiter. D'autres entrées laisseront le lecteur perplexe en ne traitant pas du tout de l'hindouisme ! Ainsi s'il faut se féliciter que les deux organisations politiques « Indian National Congress » (fondé pendant l'époque coloniale) et « Congress Party » (fondé à l'indépendance de l'Inde) soient distinguées et leur rapport historique clairement établi, ce qui n'est pas toujours fait, on ne voit pas ce qu'elles font dans le dictionnaire puisqu'elles ne sont pas examinées sous l'angle de leurs rapports (très ambivalents) à l'hindouisme et aux hindous.

5 Deux principes ont présidé à l'organisation générale de l'ensemble. Le premier peut être dit d'interdépendance. Le lecteur se voit invité à circuler dans le dictionnaire pour saisir la signification d'une entrée dans toutes ses ramifications, et non à s'en tenir à sa seule définition. Des renvois (signalés par un astérisque) lui indiquent la direction d'autres termes mentionnés dans cette dernière. Il est ainsi dirigé vers de nouvelles pistes. Ce maillage de références croisées dessine des configurations de sens très significatives. Il autorise une lente progression dans le texte et permet de saisir bien

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des cohérences. Un exemple suffira à illustrer la démarche. Ainsi l'entrée camphor (camphre) conduit aux entrées puja et prasada, qui elles-mêmes ouvrent sur bhakti, darsana et sur une foule d'autres notions qui jouent un rôle central dans l'économie du culte divin. Cette méthode a ses limites, et elle ne va pas toujours sans problème. Ainsi Abhinavagupta conduit vers « non-dualisme », mais sous ce terme il n'y a qu'une entrée blanche et le lecteur est renvoyé à advaita-vedanta, or là ne se trouvent que Shankara et son école ! Le non dualisme n'est donc perçu que sous sa forme shankarienne et l'indianiste débutant ou celui qui découvre la philosophie indienne pourrait en conclure que le système philosophique d'Abhinavagupta est tout un avec celui de Shankara !

6 Le second principe d'organisation du dictionnaire pourrait être dit de « la science en marche ». Le dictionnaire se veut en effet le reflet de la recherche contemporaine sur l'hindouisme. Il est ainsi utile pour repérer les tendances actuelles de celle-ci, voire les modes intellectuelles. Cela signifie aussi qu'il ne peut couvrir uniformément tous les champs du savoir puisque tous n'ont pas fait l'objet de la même attention et que bien des aspects de l'hindouisme restent encore inexplorés.

7 L'ouvrage soulève deux réserves en raison de son tropisme indologique et de sa trop grande attention à la scène hindoue transnationale – deux partis pris, il est vrai, qu'il n'est pas habituel de voir associés (sauf peut-être aux USA). Le caractère essentiellement protéiforme du phénomène qu'on désigne sous le nom d'« hindouisme », rend nécessaire de convoquer plusieurs disciplines pour l'aborder dans son intégralité et éclairer ses différentes facettes : indologie, anthropologie, sociologie, histoire, géographie, linguistique, études littéraires, histoire de l'art, etc. Il est clair que pour sa part, l'auteur du dictionnaire favorise l'indologie, c'est-à-dire qu'il privilégie l'hindouisme textuel et savant sur l'hindouisme pratiqué et les doctrines sur les institutions. Il faut notamment regretter qu'il donne tant de précisions sur la terminologie du complexe rituel védique parce que dans un si petit livre, cela restreint l'espace disponible pour présenter de manière plus détaillée d'autres faits religieux de grande importance. Par ailleurs donc, on observe que l'ouvrage abonde en informations sur les gurus et organisations hindoues contemporaines qui connaissent une grande faveur en Amérique du Nord. On peut se demander si les critères qui ont présidé à ces choix sont ceux de l'auteur ou plutôt ceux d'un éditeur soucieux de diffuser largement son ouvrage. Il aurait peut-être été plus intéressant de considérer tous ces gurus contemporains comme un phénomène sociologique en soi et le présenter comme tel. Mais étant donné le nombre de gurus modernes mentionnés dans cet ouvrage, on s'étonne de l'absence d'une notice sur Mata Amritanandamayi.

8 Comme tout dictionnaire de cette ambition celui-ci comporte ses bizarreries. La plus étonnante est Hindusthan, qui est ainsi défini : « name given by some to Bharata ». Or sous ce dernier mot, il n'est pas davantage fait mention de l'important débat idéologique (d'essence religieuse) qui entoure les noms de l'Inde. Le dictionnaire comporte aussi des lacunes (dhuni, Guru-gita, Hanumancalisa, Jyotirao Phule, pancagavya), et quelques erreurs (les principaux Naga ou ascètes guerriers ne sont pas que des shivaites mais aussi des vishnouites ; Karapatriji Maharaj était un samnyasin de l'ordre Dasanami, non un ascète vishnouïte). Reste que le choix judicieux et l'abondance des notions qu'il présente, la clarté de son style et de sa vision d'ensemble font de cet ouvrage un bel et fiable outil de travail. Il rendra de grands services aux étudiants comme aux chercheurs, notamment à ceux qui suivront l'auteur sur les pistes qu'il dessine au sein

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même de sa matière. Ils pourront aussi recourir aux précieuses indications bibliographiques données en fin de volume.

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Stéphane Lacroix, Les islamistes saoudiens. Une insurrection manquée Paris, Presses universitaires de France, coll. « Proche-Orient », 2010, 360 p.

Haoues Séniguer

RÉFÉRENCE

Stéphane Lacroix, Les islamistes saoudiens. Une insurrection manquée, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Proche-Orient », 2010, 360 p.

1 L'ouvrage de Stéphane Lacroix a l'insigne mérite de combler un déficit épistémologique patent en matière de connaissance fine et détaillée de l'Arabie Saoudite à l'opposé d'un tintamarre médiatique souvent passionnel. Hormis, peut-être, le livre de Pascal Ménoret (L'énigme saoudienne. Les Saoudiens et le monde, Paris, La Découverte, 2003), il s'agit d'un travail inaugural ; du moins, pour ce qui est des travaux francophones éminemment limités, une fois de plus, par rapport à la production anglo-saxonne sur des sujets similaires.

2 Même si l'auteur traite avant tout de l'islamisme, il n'en demeure pas moins que l'ouvrage donne des informations précieuses sur ce qu'il appelle « le champ du pouvoir » saoudien – proposant à cet égard une conceptualisation fort originale à partir de concepts hérités de la sociologie de Pierre Bourdieu –, au sein duquel les champs politique, religieux et économique interagiraient de façon inédite produisant toutes sortes d'effets sur les acteurs sociaux en présence.

3 Issu d'un travail de thèse en vue de l'obtention du doctorat de sciences politiques, l'ouvrage en conserve les traces d'une méthodologie académique rigoureuse explicitée dès les premières pages de l'introduction. Au cours de celle-ci, Stéphane Lacroix opte résolument pour le parti pris méthodologique suivant : laisser de côté « la grille de

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lecture culturelle », sinon culturaliste, pour rendre compte des mobilisations des acteurs, au premier rang desquels les islamistes ; ce à partir de la théorie des mouvements sociaux qui prend en compte, loin de tout regard réifiant, la dynamique des acteurs et les contextes dans lesquels celle-ci opère.

4 Scindée en six parties et traitant d'une période allant grosso modo des années soixante- dix à la fin des années quatre-vingt-dix ou début deux mille, la recherche, pour l'essentiel diachronique, prend principalement pour objet d'étude l'islamisme de la Sahwa dont Stéphane Lacroix rappelle, avec beaucoup de détails, la genèse. Il en précise tantôt les continuités tantôt les spécificités par rapport au spectre des Frères musulmans, et en restitue les objectifs même s'ils peuvent, au fil de la lecture, apparaître troubles et confus. À ce titre, l'auteur ne les explicite pas forcément mais en suggérant toutefois qu'il s'agit de « rebelles sans cause ». Que recherchent au juste les militants sahwistes ? Le politiste défend la thèse suivante : les partisans de la Sahwa, au plus fort de leur mobilisation jusqu'au milieu des années quatre-vingt-dix, ont enrayé les logiques de champ, leur permettant de mettre en difficulté, temporairement, la royauté et ses agents.

5 Émergente dans les années soixante, la Sahwa, qui littéralement signifierait « réveil » (al-Ṣaḥwa al-islāmiyya : le réveil islamique), offrirait une synthèse originale qui en ferait un modèle d'hybridation du fonds idéologique et la forme organisationnelle des Frères musulmans égyptiens – présents en nombre dans le système éducatif saoudien dès la fin des années cinquante –, et de la pensée religieuse ou dogmatique de Ibn Abd el Wahhab (1703-1792), lequel serait à l'origine du wahhabisme et d'un credo religieux éminemment rigoriste en matière de dogme. La tradition sahwiste serait à l'intersection de la tradition « frériste », avec ses figures de proue – Hassan al-Banna (1906-1949), Sayyid Qotb (1906-1966), Muhammad Qotb (1919) – et des figures plus locales telles qu'Abd al-Rahman al-Dawsari (1913) qui, entre autres, aurait pensé les fondements théoriques et pratiques de ladite Sahwa. Les Sahwistes seraient ainsi à l'origine d'une pensée politicoreligieuse nouvelle dans la société saoudienne et peut- être même dans la région.

6 La Sahwa se serait appuyée, dans sa phase de montée en puissance, sur des structures organisationnelles qui intégrèrent précisément la tendance des Frères musulmans et une tendance plus endogène et locale (« les Sourouristes »), en contrôlant et en retournant à leur profit, de plus en plus, le système éducatif national alors dominé par des enseignants islamistes égyptiens.

7 Cependant, en dépit de l'alliance qui aurait réuni trois groupes contestataires opposés aux titulaires du pouvoir – « les forces légitimantes » (oulémas sahwistes et oulémas de la génération antérieure ralliée à eux, dits munāṣirān) et « forces militantes » (intellectuels sahwistes) –, ceux-ci ne seraient pas parvenus à retourner le champ religieux contre les gouvernants, mais auraient, au contraire, suscité des contre-feux de la part des autorités qui adopteront des mesures de rétention à leur endroit. Les officiels du régime vont parvenir à mobiliser des oulémas, notamment de tendance Ahl al-Hadith (partisans de la tradition prophétique), contre les Sahwistes alors accusés d'importer une idéologie corruptrice des fondements de l'islam sunnite tels que pensés et conceptualisés par les premiers.

8 En définitive, l'apparition des partisans de la Sahwa sur le devant de la scène politicoreligieuse a créé un précédent en Arabie Saoudite, en dépit de l'échec apparent de leur mobilisation, en suscitant, bon gré mal gré, un faisceau de courants

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contestataires intégrant aussi bien des djihadistes que des « islamo-libéraux » partisans désormais de la wasiṭiyya (modération religieuse) dont l'idée se diffuse également à cette occasion. En effet, celle-ci a mis à nu, publiquement, de nouvelles questions sur la légitimité du pouvoir, l'autonomie de la religion et son statut vis-à-vis du champ institutionnel. La mobilisation sahwiste aurait donné à voir, en quelque sorte, la mainmise totale du pouvoir central, lequel entretiendrait à dessein et de manière totalement instrumentale, les logiques de « sectorisation » des champs politique et religieux. Ce que justement ont cherché à mettre en cause les militants de la Sahwa en tentant de décloisonner les champs en question.

9 En dépit d'une recherche fouillée et autant informée qu'informative, nous pourrions faire grief à Stéphane Lacroix d'avoir manqué à deux choses : d'une part, sur le fond et d'autre part, sur la forme. D'abord, contrairement à ce qu'il tend à soutenir dès l'entame de la démonstration, l'apparition de la Sahwa et son développement dans la société saoudienne tiendraient autant aux structures sociales préexistantes (les fameuses « structures structurantes » de Pierre Bourdieu) qu'à des facteurs conjoncturels stricto sensu. Le paradigme culturel est, semble-t-il, un peu vite écarté. Ce sont pourtant ces déterminants qui, une fois conjugués, permettent précisément la naissance et l'avènement du mouvement social dans des circonstances objectives qui ne s'inventent pas. Sans le dire explicitement, l'auteur lui-même semble néanmoins le suggérer quelquefois. Ensuite, si S. Lacroix montre bien que les symboles de la contestation sahwiste furent récupérés par les djihadistes, tels que Oussama Ben Laden, n'est-ce pas risqué, au plan conceptuel, d'en faire un quasi sous-groupe de ladite Sawha en risquant de créer des amalgames ? Les djihadistes n'en seraient-ils pas plutôt les enfants illégitimes ? La rencontre contingente des revendications ne signifierait pas appartenance à une même catégorie aussi symbolique soit-elle. Enfin, sur la forme, compte tenu de la pluralité des noms propres utilisés, pour la plupart inconnus du grand public y compris parfois des chercheurs eux-mêmes, une notice biographique, même sommaire, eût été la bienvenue. Puis, le surcroît d'expressions telles que « sourouristes », « rejectionnistes », « néo-sahwistes » ou encore « néo-jihadistes » génère le même type de malaise chez le lecteur pouvant gêner sa compréhension et entamer son attention.

10 Les islamistes saoudiens demeurent un ouvrage de référence dont la lecture est vivement recommandée. En effet, Stéphane Lacroix, à rebours des lectures qui exagèrent le prisme du wahhabisme comme matrice explicative de tous les phénomènes sociaux surgissant en Arabie, rappelle la spécificité d'acteurs dans leur réception singulière de cette tradition religieuse. Ces derniers formeraient un corps hétérogène témoignant une fois de plus, comme l'a démontré dans plusieurs études François Burgat – que l'auteur, étonnamment, ne cite pas – (L'islamisme au Maghreb. La voix du Sud, Karthala, 1988 ; L'islamisme en face, La Découverte, 2007, 4e éd. mise à jour ; L'islamisme à l'heure d'al-Qaïda : réislamisation, modernisation, radicalisations, La Découverte, 2005), de la grande diversité des islamismes, et, partant, du caractère inopérant du label « islamiste » en tant que catégorie analytique pertinente.

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Jacqueline Lalouette, Xavier Boniface, Jean-François Chanet, et alii (éd.), Les religions à l'école. Europe et Amérique du Nord (XIXe- XXIe siècles) Paris, Éditions Letouzey & Ané, 2011, 344 p.

Bruno Michon

RÉFÉRENCE

Jacqueline Lalouette, Xavier Boniface, Jean-François Chanet, et alii (éd.), Les religions à l'école. Europe et Amérique du Nord (XIXe-XXIe siècles), Paris, Éditions Letouzey & Ané, 2011, 344 p.

1 Les recherches sur la religion et l'école font l'objet de nombreuses publications depuis une vingtaine d'années. Il a fallu pour cela une prise de conscience de l'« inculture religieuse » des jeunes générations et des défis posés par la pluralisation des sociétés occidentales. L'ouvrage dont il est ici question apporte une profondeur historique et comparative à ce sujet. Rassemblant les articles d'un colloque qui s'est tenu en décembre 2007 à l'Université du Littoral-Côte d'Opale, il croise des approches historique et sociologique quant à l'évolution de la place des religions dans de nombreux pays occidentaux : l'Irlande, la Belgique, l'Écosse, le Québec, la France, l'Angleterre, l'Italie, les États-Unis. On pourrait redouter au premier abord un éparpillement du propos, l'étude de tant de cas particuliers pouvant effectivement donner cette impression. On trouvera malgré tout une cohérence dans l'analyse de l'impact de la sécularisation externe et interne sur l'enseignement dans l'ensemble de ces pays.

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2 Un certain nombre d'articles décrivent en ce sens le lent processus de sécularisation au cœur de diverses institutions. Jean-François Condette retrace par exemple le déclin de la présence ecclésiastique parmi les recteurs d'académie à partir des années 1830. Il décrit en sus l'attachement de ces derniers à une école publique détachée de l'emprise de l'Église. On peut y voir une forme précoce de sécularisation interne. Annie Bruter et Philippe Marchand aboutissent à des conclusions similaires lorsqu'ils abordent les modalités d'enseignement de l'histoire sainte en France au XXe siècle. Dès 1850 en effet cette discipline disparaît peu à peu du contenu pédagogique du baccalauréat puis des manuels scolaires. Elle est alors refoulée dans les petites classes pour finir par disparaître définitivement lors de la laïcisation des années 1880. Dans un pays proche, mais marqué par une histoire différente, Jean-Paul Martin interroge le phénomène belge de « dépilarisation ». Il constate certaines convergences entre les deux ennemis de toujours que sont l'Église catholique et les associations humanistes. Au sein des écoles publiques belges (rassemblant 40 % des élèves), l'enseignement catholique d'une part et l'enseignement humaniste de l'autre ont multiplié depuis les années 90 les signes de rapprochement : déclarations et programmes communs sont pour l'auteur la résultante d'une « laïcisation de la laïcité ». On assisterait par conséquent à une désidéologisation de la question religieuse dans une partie des réseaux scolaires belges. Dans un article considérant les grandes évolutions de l'enseignement des religions en Europe, Jean-Paul Willaime confirme cette tendance. La sécularisation et la laïcisation de l'enseignement découleraient de la pluralisation religieuse et philosophique des sociétés occidentales et des contraintes juridiques exigeant la non-discrimination en matière religieuse. Jean-Paul Willaime conclut cependant à l'inachèvement de ce processus.

3 C'est ce dont témoigne un autre ensemble d'articles qui relativise l'impact de la sécularisation. Imelda Elliott rappelle par exemple le rôle central de l'Église catholique dans l'enseignement irlandais. Malgré un certain renforcement du rôle de l'État, l'autonomie de l'Église en matière d'enseignement reste une réalité patente. Patricia Fournier-Noël corrobore ce constat en analysant les effets de la pluralisation religieuse sur l'enseignement irlandais dans les écoles primaires. Elle conclut à l'ambiguïté du système scolaire présentant une ouverture de surface à la pluralité religieuse tout en conservant la dimension chrétienne de son enseignement. Pour terminer, l'enquête de Maroussia Raveaud porte sur l'attitude des parents d'élèves français et anglais face à la diversité religieuse. Elle met en lumière une forme de sécularisation dont on peut interroger l'ouverture à la diversité religieuse. Les parents anglais appliquent une norme « politiquement correcte » homogène considérant l'adéquation « diversité religieuse = richesse ». L'auteur parle à ce sujet d'angélisme. Du côté français, l'enquête souligne les difficultés parentales à faire coexister d'une part une volonté égalitaire promouvant la mixité sociale à l'école et de l'autre une volonté libertaire en matière de choix des établissements scolaires. Ces parents recourent à l'universalisme républicain pour justifier l'impossibilité de prendre en compte cette diversité au sein de l'école.

4 Enfin, un dernier ensemble d'articles insiste sur certaines ruptures dans le processus de sécularisation et de laïcisation de l'enseignement. Il en est ainsi de l'article de Guillaume Cuchet qui rappelle les tenants et les aboutissants de l'affaire Vacherot qui provoqua une polémique dans le milieu universitaire français des années 1850. La publication d'un ouvrage d'esprit rationaliste sur l'école d'Alexandrie par Étienne Vacherot, philosophe et directeur d'étude à l'ENS, déclencha en effet une vive

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controverse philosophico-théologique. Cette affaire souligne les susceptibilités d'une population profondément méfiante vis-à-vis de l'athéisme. Suite à la publication de l'ouvrage de Vacherot, le « Parti de l'Ordre » décida de réduire l'enseignement de la philosophie à celui de la logique et de supprimer l'agrégation de philosophie. Dans une période plus tardive, l'historien Jérémie Dubois expose les accointances entre l'enseignement de l'italien en France de la fin du XIXe siècle jusqu'au milieu du XXe siècle et l'Église catholique. Les promoteurs de cet enseignement poursuivaient en effet généralement des buts confessionnels. Enfin, deux articles consacrés aux États-Unis rappellent la spécificité américaine du processus de sécularisation. Mokhtar Ben Barka revient sur la controverse liée à l'enseignement du créationnisme aux États-Unis en retraçant son histoire. Du « procès Scopes » en 1925 qui confirma les thèses créationnistes, mais permit la diffusion des idées darwiniennes au grand public, jusqu'au développement actuel de la théorie du « dessein intelligent », l'auteur souligne la puissance des lobbys chrétiens aux États-Unis : 65 % des Américains seraient en ce sens favorables à l'enseignement des deux théories à parts égales. Complétant cet article, les réflexions de Carole Masseys-Bertonèche sur la laïcisation de l'enseignement supérieur américain évoquent l'existence d'un « renouveau religieux » sur les campus américains à la fin du XXe siècle.

5 Pour conclure, l'ouvrage de Jacqueline Lalouette, de Xavier Boniface, de Jean-François Chanet et d'Imelda Elliott confirme l'existence d'une sécularisation et d'une laïcisation multiples. La qualité des articles qu'il regroupe en fait une source importante d'exemples pour illustrer la complexité de ces phénomènes qu'il convient d'écrire au pluriel. On pourra simplement regretter l'absence d'une conclusion proposant une synthèse et des pistes de réflexion sur ce sujet passionnant.

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Claude Langlois, Catholicisme, religieuses et société. Le temps des bonnes sœurs Paris, Éditions Desclee de Brouwer, 2011, 217 p.

Frédéric Gugelot

RÉFÉRENCE

Claude Langlois, Catholicisme, religieuses et société. Le temps des bonnes sœurs, Paris, Éditions Desclee de Brouwer, 2011, 217 p.

1 L'ouvrage sélectionne avec bonheur une dizaine des articles consacrés par Claude Langlois au monde congréganiste depuis sa thèse, Le catholicisme au féminin. Regroupés en trois thèmes, Activités – Histoires – Figures, l'ouvrage déploie les différentes facettes des religieuses au sein du catholicisme du XIXe siècle. Si le livre rend facile d'accès des textes autrement dispersés, ils dévoilent surtout la logique d'une recherche, tant leur rapprochement permet de déceler les lignes de force du travail de l'auteur.

2 La première partie évoque l'explosion de l'offre congréganiste (400 nouvelles familles naissent aux cours du siècle) qui largement répond aux nouvelles demandes sociales que l'État ou la société est incapable d'assurer, de l'enseignement aux prisons de femmes en passant par la garde des malades à domicile et le soin aux vieillards. La professionnalisation fut néanmoins lente, avec hésitations et à-coups tant la logique professionnelle pouvait heurter celle de l'engagement spirituel. La quête d'une spécialisation devient pourtant vitale tant l'acceptation publique des congrégations dépend largement de leur utilité sociale. Le choix ou non de l'internationalisation (C. Langlois parle de « multinationales » pour certaines d'entre elles) se révèle décisif pour le développement, et parfois même la survie, de la congrégation. Cette première partie dévoile un monde d'une grande diversité.

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3 La deuxième partie évoque les aléas du siècle. Ces congrégations surmontent rien moins que la Révolution française et ses suites, l'extension du capitalisme industriel et la lutte anti-congréganiste. Les exemples traités vont de la reprise d'un lieu monastique prestigieux, Royaumont, à l'enquête menée par le nouveau régime républicain en 1878, pour connaître les forces exactes de l'ennemi, ou le difficile choix de l'exil ou de la sécularisation au tournant du siècle, lors des épisodes de la politique anti- congréganiste menée par la République. Les religieuses se montrent inventives et réactives pour sauver leur mode de vie, préserver leurs engagements et poursuivre leurs missions.

4 La troisième partie s'attache à trois figures de fondatrices postrévolutionnaires : Jeanne Antide Thouret (Sœurs de la charité de Besançon), Anne-Marie Javouhey (Saint-Joseph de Cluny) et Jeanne Jugan (Petites sœurs des pauvres). S'y décèlent les différentes facettes d'un charisme largement mis à l'épreuve par l'époque. Aucun de ces parcours n'est de tout repos, s'engager dans une fondation produit toujours soucis, affrontements d'autorité et de reconnaissance contre des hommes et des évêques qui n'entendent pas abandonner une parcelle de pouvoir.

5 Ces articles prouvent combien au croisement d'une histoire religieuse renouvelée et de l'histoire du genre, Claude Langlois a su redonner voix à ces grandes enfouies que sont les religieuses du XIXe siècle.

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Jean-Baptiste Lecuit, Quand Dieu habite en l'homme. Pour une approche dialogale de l'inhabitation trinitaire Paris, Éditions du Cerf, coll. « Cogitation Fidei », 271, 2010, 214 p.

Benoît Vermander

RÉFÉRENCE

Jean-Baptiste Lecuit, Quand Dieu habite en l'homme. Pour une approche dialogale de l'inhabitation trinitaire, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Cogitation Fidei », 271, 2010, 214 p.

1 Le terme « inhabitation » s'applique au fait d'habiter en un autre, et, pour la théologie chrétienne, à la manière dont Dieu habite en l'âme. Il peut désigner tout à la fois le fait de venir, d'être envoyé et d'habiter en l'être humain, et c'est l'ensemble de ces actions qui constitue, pour Jean-Baptiste Lecuit, le champ de l'inhabitation trinitaire.

2 La première partie de l'ouvrage recense les principaux modes d'approche de ce mystère, tels qu'explorés par la tradition. L'auteur note à juste titre que la question de l'habitation du divin en l'homme ouvre une thématique qui déborde largement les frontières de la foi chrétienne. Cependant, l'originalité de l'approche chrétienne est fortement marquée par les caractères intime, personnel, trinitaire et gratuit de l'inhabitation, et les métaphores habituellement utilisées pour en rendre compte (gestation, étreinte charnelle) n'en épuisent pas la richesse. En conséquence de quoi, l'auteur contraste fortement le « sentiment d'immensité » (sentiment océanique) d'avec l'expérience de l'inhabitation trinitaire. (Au vrai, tout au long de l'ouvrage, il semble si soucieux de marquer la spécificité de la seconde par rapport au premier qu'il court à mon sens le risque d'instaurer entre les deux une coupure bien plus radicale que ne le font les auteurs mystiques qu'il cite, lesquels inscrivent leur expérience

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propre dans un langage qui fait également honneur à la continuité des modes d'habitation).

3 Les références néotestamentaires sont multiples : la donation intérieure de l'Esprit (annoncée par plusieurs textes prophétiques) est une constante de l'Évangile de Luc (11,13 et 24,49) poursuivi par les Actes des Apôtres (1,4 : 2, 8 et al.) Le thème sera encore amplifié par Paul (Rm 5,5) et Jean (14,16 et 20,22). Cette présence est agissante et dynamique (Rm 8,15-16). Mais l'inhabitation n'est pas un mode d'opérer propre à l'Esprit, et, une fois glorifié, le Fils vient habiter la personne du croyant. C'est là un thème majeur de l'Évangile de Jean (6,56, tout le chapitre 14, et 17,22). Enfin, quoique le thème soit plus rare, l'inhabitation de l'intime de l'homme par le Père est aussi affirmée (I Jn 14,12s ; Ep 2,22 : I Co 3,16). Cette diversité scripturaire fonde l'approche trinitaire de l'inhabitation divine, développée notamment par Ignace d'Antioche et toute la patrologie grecque, et poursuivie par Thomas d'Aquin : « Par la grâce sanctifiante, c'est toute la Trinité qui habite l'âme » (S.T., Ia, q.43, a.5). L'approche scholastique de l'habitation divine courra le risque de s'enfermer dans les distinguo (notamment entre « grâce créée » et « grâce incréée », i.e. entre la grâce de transformation de l'être humain et l'autodonation de Dieu), occultant parfois la gratuité du don originel. À l'inverse, la théologie post-tridentine s'intéressera bien davantage à la grâce en son caractère de don absolument gratuit qu'à l'acte d'habitation divine et à ses effets sanctifiants. Le dépassement d'oppositions artificiellement construites requerra de considérer la « mission » du Verbe et de l'Esprit, et de tirer les conséquences de ce que l'inhabitation, loin d'être l'œuvre indistincte des trois personnes, suppose qu'elles adviennent et habitent en l'homme de façon différenciée. L'auteur livre ici une excellente analyse technique de la façon dont les auteurs modernes, Karl Rahner notamment, ont tenté de rendre compte de cette différenciation sans verser pour autant dans le trithéisme (p. 57-76). Il n'en reste pas moins, reconnaît-il au terme de cette première partie, que les élaborations théologiques successives ont davantage contribué à complexifier, voire obscurcir, la notion d'« inhabitation » qu'à en renouveler l'approche.

4 Il s'agit alors de penser une approche plus « personnaliste » de la relation entre Dieu- Trinité et l'être humain. L'auteur s'appuie sur quelques théologiens des années soixante pour montrer la genèse de pareille approche. Juan Alfaro est le premier à proposer de ne plus faire usage de catégories causales (acte/actuation) pour penser l'inhabitation mais de partir dès le principe du concept expérimental de donation personnelle et d'intimité. Continuant sur cette voie, Heribert Mühlen prend l'analogie de la parole donnée dans l'alliance matrimoniale, pour proposer la catégorie de « cause morale personnelle », c'est-à-dire d'une causalité morale dans laquelle la personne se donne et s'offre elle-même à l'autre personne : elle se « rend présente » dans sa parole d'engagement (l'auteur donne en annexe la traduction de quelques passages de l'ouvrage de Mühlen, Der Heilige Geist als Person, 1963, et signale les similitudes et différences avec Austin, dont le How To Do Things With Words avait été publié à titre posthume l'année précédente). La constitution conciliaire Dei Verbum continuera dans cette voie en utilisant « l'analogie de la parole » pour parler de l'autocommunication de Dieu. C'est à ce point que l'auteur commence à déployer sa contribution propre, rappelant d'abord en quel sens la parole communiquée est bien autodonation du locuteur, quelles que soient les limites de cette donation, limites inhérentes à l'opacité humaine. Donation qui n'est pas seulement fugitive mais qui est prolongée par le langage du corps, les « paroles en acte » et le « silence parlant ». Constat d'importance

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pour établir le fait que l'autodonation du locuteur dans la parole originelle peut se prolonger et s'amplifier dans la durée. Idéalement, l'adéquation de « l'acte de parole » et de la « parole en acte » constitue l'unité dynamique d'une personne entièrement donnée à autrui.

5 Sur cette base, et dans une troisième partie, J.-B. Lecuit tente d'établir la structure dialogale de l'inhabitation. Le point de départ de pareille approche consiste à reconnaître que, dans la parole de Dieu, « la communication de la parole est véritablement la communication de celui qui parle » (Otto Semmelroth, cité p. 132). C'est alors la donation du locuteur humain en allocutaire qui devient un analogon de l'acte par lequel Dieu comme Parole habite en nous. L'inhabitation présente donc une structure allocutive. Et l'acte par lequel la personne accueille cet acte de parole qu'est l'œuvre de Dieu se découvre être lui-même œuvre que Dieu accomplit en elle par son Esprit (cf. notamment p. 144-145). C'est de fait l'Esprit qui fait participer la personne au dialogue intra-triniaire (cf. Ga 4,6 et Rm 8,15). L'auteur note au passage les difficultés que peut susciter la notion de dialogue intra-trinitaire (Rahner rejette une relation intra-divine de type Je-Tu tandis que Balthasar la soutient possible), et il tente de se prémunir contre les soupçons d'atteinte à l'unité divine que pareille notion peut engendrer, notamment en soulignant le caractère « analogique » que le terme de dialogue continue ici de revêtir.

6 Reprenant sa relecture de la tradition, l'auteur note encore que le fait de concevoir l'inhabitation comme un acte de parole met en valeur la dimension d'adoption filiale qu'elle revêt, sans vouloir nier pour autant les compléments apportés par les catégories d'amitié et d'alliance conjugale, très présentes dans la littérature mystique et la théologie biblique. Du reste, pour dépasser le stade des représentations, l'inhabitation est toujours à comprendre – un mode de compréhension qui contribue aussi à lui restituer sa dimension narrative (autocommunication de Dieu dans l'histoire).

7 Pour ce qui est de la vie spirituelle – et afin d'éviter de réduire l'inhabitation à un « état » exceptionnel réservé à une élite mystique –, l'approche dialogale offre des perspectives fécondes : elle considère l'inhabitation moins comme un état intérieur dont la réalité serait validée par mes affects que comme la distance relationnelle même que j'éprouve en m'adressant à Dieu, y compris dans l'expérience de son absence. Vivre le mystère de l'inhabitation, c'est donc vivre aussi une dépossession qui donne et redonne la Parole, ou, en d'autres termes, entrer dans une expérience dont le thème multiséculaire de la naissance du Logos en l'âme humaine a décliné les expressions. Sont cités ici quelques passages clefs de Jean de la Croix, lequel fournit la conclusion de l'ouvrage au travers des paroles qu'il met dans la bouche du Verbe : « Je suis tien et pour toi et heureux d'être tel que je suis pour être tien et me donner à toi. » (cité p. 192)

8 Ancré dans un style théologique de facture classique, l'ouvrage fait aussi un usage heureux et précis d'apports provenant de la philosophie du langage. On pourra cependant s'étonner du contenu finalement assez pauvre donné au terme même de dialogue (alors que les notions de langue et de parole, par exemple, font l'objet d'un traitement riche et précis). Le dialogue est, d'une certaine façon réduit à la relation Je- Tu. La variété des styles dialogaux, l'ouverture progressive du dialogue à un nombre croissant d'interlocuteurs de par la ductilité que peuvent, au fil du temps acquérir ses règles, l'approche du dialogue comme « jeu » (jeu logique et/ou jeu ancré dans des formes de vie spécifiques), ce sont là des dimensions que l'on ne trouvera pas dans cet ouvrage. Cela explique peut-être qu'il n'y est pas question de ce que l'on pourrait

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appeler la dimension communautaire de l'inhabitation : expérience fondatrice de la vie spirituelle, l'inhabitation ne paraît fonder pour autant ni l'expérience communautaire ni le renouvellement des styles de communication en société ou encore entre religions et cultures, par exemple. N'est-ce pas pourtant dans l'inventivité et l'élargissement du style dialogal déployé par la communauté des sujets croyants que pourrait finalement se donner à lire l'autodonation divine comprise comme acte de parole ? Au vrai, rien dans l'ouvrage ne paraît aller à l'encontre des perspectives suggérées à l'instant, et la rigueur des analyses qu'il déploie l'établit comme indispensable référence sur un sujet qui, par delà son caractère éminemment théologique, intéresse de près la psychologie religieuse comme la spiritualité comparée.

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Yves Ledure, La rupture. Christianisme et modernité Paris, Ếditions Lethielleux, 2010, 202 p.

Isabelle Jonveaux

RÉFÉRENCE

Yves LEDURE, La rupture. Christianisme et modernité, Paris, Ếditions Lethielleux, 2010, 202 p.

1 Dans le contexte du débat autour du Memorandum des théologiens allemands (« Kirche 2011, Ein notwendiger Aufbruch », manifeste signé par plus de deux cents professeurs de théologie dans la Süddeutsche Zeitung réclamant des réformes de la part de l'Église sur participation des laïcs, mariage des prêtres, des femmes, accueil des divorcés remariés, etc.), l'ouvrage d'Yves Ledure prend un écho tout particulier. Livre de philosophie, essai ou franc manifeste pour une réforme de l'Église – ou plus exactement du christianisme –, cet ouvrage est difficilement classable. Plus que le besoin d'une réforme institutionnelle, c'est celui d'une relecture du système de croyance auquel l'auteur engage le lecteur mais aussi sans doute l'Église elle-même.

2 Plus de deux siècles après l'avènement des Lumières et de l'Aufklärung, Y. Ledure part du constat que le christianisme n'a toujours pas pacifié ses relations avec la modernité et, surtout, ne l'a toujours pas intégrée dans son mode de fonctionnent. La crise d'autorité de l'Église actuelle serait selon lui due à ce décalage irréductible entre une religion demeurée identique à son origine et un monde dont les référentiels ont été profondément modifiés. L'auteur oriente alors son projecteur dans trois directions principales : celle de l'institution, celle du corps et de l'incarnation, et enfin, celle des rapports entre philosophie et théologie, incluant la question de la transcendance.

3 Ce qu'identifie Y. Ledure dans le rapport du catholicisme à la modernité est rien moins qu'une véritable rupture comme l'annonce le titre. Un christianisme qui serait resté crispé sur ses caractéristiques vieilles de deux mille ans et marquées par un contexte

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historico-social désormais lointain. L'environnement actuel est celui de la sécularisation qui conteste le christianisme comme humanisme, car il ne le conçoit pas comme une voie possible d'épanouissement. Sans doute ce propos serait-il à nuancer car la virtuosité religieuse est de plus en plus considérée comme une possibilité de réalisation personnelle. Néanmoins, l'auteur met en lumière cette rupture créée par la prise en considération d'un humanisme sans Dieu. La question intéressante soulevée par ce chapitre et qui ne manquera pas d'interpeler le sociologue, est celle de la reconnaissance par une religion de ses caractéristiques historiquement marquées, donc humainement déterminées et non pas de manière divine. La reconnaissance de ces éléments ouvrirait sur une possibilité d'actualisation, d'aggiornamento, en discernant les caractéristiques intrinsèquement religieuses, des aléas socioculturels.

4 L'Église – ecclesia – doit effectivement se comprendre non pas comme Royaume déjà advenu et parfait mais comme institution terrestre viciée et imparfaite dans son origine-même. N'est-ce pas sur Pierre, lui qui a cherché plusieurs fois à se mettre en travers du projet de Jésus, que ce dernier a fondé son Église ? Cette institution terrestre, comme toute institution, est nécessairement une création historique, ancrée dans un contexte social déterminé, appelé donc à changer avec le temps. « L'institutionnel, nécessairement d'ordre historique, ne sera jamais le miroir du mystère, ne se traduit pas en termes mystiques. » (p. 52) L'Église est donc une institution humaine destinée à évoluer avec l'humain. Le pouvoir absolu de la curie romaine, héritée du système impérial sur lequel l'Église naissante a calqué son fonctionnement, ne s'accorde plus avec l'ère démocratique de la modernité. « Il faudrait donc que, d'une façon ou d'une autre, l'ecclesia conjugue sa forme hiérarchique avec l'exigence de liberté démocratique. » (p. 62) Selon lui, l'Église n'intègrerait pas assez l'idée de liberté, ne laissant donc pas assez de place au libre-arbitre humain.

5 Un point essentiel de la modernité sur lequel le christianisme peine à s'adapter est en effet celui, selon Y. Ledure, du « tournant anthropologique » (p. 67). Le christianisme est cette religion particulière, et, en cela, distinct du judaïsme ou de l'islam, qui se fonde sur la notion d'incarnation et de ce que Y. Ledure appelle l'« anthropothéisme », c'est-à-dire, que « le divin y garde la résonnance transcendante, à ceci près qu'il s'ouvre à un échange avec l'homme » (p. 70). Cette incarnation ouvre un nouveau chemin de réalisation pour l'homme qui ne s'arrêtera pas avec la mort. Le christianisme serait unique, les relations entre l'homme et Dieu se définissant comme « filialité », « où l'initiative revient à celui qui se reconnaît fils » (p. 72). Aucunement conflictuelle, cette relation se veut réciproque et peut parfaitement intégrer l'autonomie de l'homme, ce que, selon l'auteur, le christianisme ne prend pas suffisamment en compte, risquant par là de ne plus être un « agent culturel significatif » (p. 87) dans la modernité. Ne sachant pas, ou ne voulant pas, accepter la nouvelle définition de l'homme, autonome et porteur d'un inconscient, le christianisme pourrait se trouver dans ce qu'Yves Ledure appelle un « trou d'air » (p. 88).

6 L'homme devient donc le centre de toute compréhension dans l'ère moderne. Et cet homme est sexué. Or la sexualité détermine tout rapport à l'existence. Non pas la génitalité, cette recherche du plaisir génital, mais comme corps différencié : hommes et femmes. Le christianisme antique se serait fondé sur les pierres de la philosophie antique qui ne définissait pas l'homme par son corps mais pas son esprit. Sans doute faudrait-il encore nuancer l'accusation d'Y. Ledure soutenant que l'Église s'adresse à l'homme comme si c'était toujours celui de l'Antiquité. Il faudrait aussi rappeler la plus

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grande prise en considération du corps dans le christianisme ancien, qui se démarque par là des philosophies grecques et latine ; les condamnations du corps ne sont venues que peu à peu, prenant principalement naissance dans le monachisme ascétique. Définir l'homme à partir de sa rationalité occulte sa corporéité. Or la relation au divin définie par le christianisme pose comme postulat cette qualification de l'humain et n'entre donc plus en résonnance avec un homme centré sur sa corporéité. À cette occasion, Y. Ledure se demande « comment [le célibat sacerdotal ou consacré] peut intégrer la dimension sexuelle propre à toute existence humaine » (p. 109), en écho là encore aux questions soulevées par le Memorandum allemand. La question de la prise en compte de la dimension sexuée de l'homme pose aussi celle de la place réservée à la femme dans l'institution ecclésiale et dans la théologie chrétienne en générale. Dans cette dernière, selon l'auteur, le masculin est le référentiel humain sans lequel la femme ne se définit pas, vision largement héritée de la société patriarcale dans laquelle s'est développé le christianisme. Ce dernier aurait alors un rôle essentiel à jouer dans la modernité en ressaisissant la complémentarité et l'égalité fondamentales de l'homme et de la femme appelés chacun à « devenir des êtres humains singuliers » (p. 125). Alors que la société elle-même peine à intégrer concrètement l'égalité de l'homme et de la femme dans leur identité différente, le christianisme pourrait au contraire se faire porteur d'un message inventif pour le XXIe siècle.

7 Le dernier point étudié par Y. Ledure concerne les rapports entre théologie et philosophie ainsi que ceux entre la transcendance et la finitude. Le siècle des Lumières a consommé la rupture entre la théologie et la philosophie qui, auparavant, collaboraient étroitement pour construire une vision du monde. La sécularisation se fait le lieu d'un discours autonome par rapport à un transcendant. Il n'y a alors plus d'unité dans l'explication proposée de l'univers, mais le brouillage d'une « vérité morcelée » (p. 148). L'auteur soutient que le christianisme n'a toujours pas reconnu cette séparation de fait entre la théologie et la philosophie, qui se traduit en terme d'autonomisation de la philosophie. À cela s'ajoute un effacement de la notion de transcendance, et l'individu de la modernité a plus le souci de soi que celui du divin, comme le soutient Danièle Hervieu-Léger (Catholicisme, la fin d'un monde, Bayard, 2003, p. 132) parlant de la recherche d'une « religion qui fait du bien ». La transcendance disparue, c'est tout le cadre de significations pour l'homme qui s'effondre. Sans porter à l'idéalisme, la transcendance permettrait à l'homme « d'entreprendre une aventure différente de celle des autres êtres vivants, une aventure non seulement de jouissance de l'originaire vital, mais de dépassement et de transformation d'un initial marqué, fragilisé par la finitude. » (p. 164). Le christianisme devrait alors plus tenir compte de cette tension fondamentale de l'homme, entre sa finitude déterminante d'une part et son désir et sa capacité de dépassement d'autre part plutôt que de demeurer dans un « idéalisme désespérant » (p. 168). Mais cette réintégration de la transcendance ne doit pas se faire une « humanisation du divin » (p. 174) selon l'auteur qui s'oppose en cela au philosophe Luc Ferry, car le divin se dissout dans une trop grande proximité avec l'homme.

8 Finalement, l'homme serait-il fatigué de Dieu ? C'est cette question que pose Y. Ledure dans sa conclusion, en miroir de la « fatigue d'être soi » décrite par A. Ehrenberg. La transcendance, loin d'être une libération comme le voudrait le christianisme, pèse sur les individus comme contrainte supplémentaire. « L'homme de la modernité est fatigué de Dieu car il est fatigué de lui-même. » (p. 197) Mais le christianisme est une religion humaniste essentiellement communautaire qui cherche à s'opposer à l'individualisme

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ambiant. Et c'est cela dont aurait besoin l'homme d'aujourd'hui selon Ledure, d'où la nécessité pour le christianisme de retrouver son incarnation première et libératrice.

9 Si certaines de ses affirmations, notamment sur le christianisme des origines seraient à nuancer, on ne peut qu'acquiescer à sa fine analyse du déplacement du référentiel divin au référentiel humain, et plus précisément du référentiel de l'esprit au référentiel du corps. « L'homme de la modernité se comprend à partir de son corps. » (p. 104) Sans doute est-ce là le cœur de sa démonstration et ce qui a renforcé ma conviction personnelle de l'intérêt pour la sociologie des religions de se pencher sur la question du corps pour comprendre le religieux moderne.

10 C'est sans mâcher ses mots et sans retenir certaines accusations qui dénotent sans doute une certaine déception face au christianisme tel qu'il est aujourd'hui, qu'Y. Ledure appelle à une réforme, non pas simplement institutionnelle, ni dogmatique, mais qui serait un changement de regard, de référentiel dans la vision du monde, des hommes et de Dieu. Plus profondément que des évolutions concrètes, c'est la théologie chrétienne, dans ce qu'elle offre de Dieu aux hommes, qui devrait se renouveler en profondeur selon lui.

11 Cet ouvrage reflète donc de manière assez troublante les questions soulevées dans le Memorandum des professeurs germanophones de théologie, comme s'il se faisait un miroir fidèle de l'air du temps. Il serait alors un complément intéressant pour comprendre le fondement philosophique et théologique de certains axes de réformes proposés par ce manifeste. La question de la participation des fidèles rejoint effectivement celle de la dimension démocratique de l'Église, quand celle de la liberté de conscience fait écho à la revendication de l'auteur d'accorder plus de place au libre- arbitre. Naturellement, comme je l'ai déjà mentionné, les propos autour du mariage des prêtres et de l'accès des femmes au sacerdoce, s'ancrent dans le changement de paradigme dans la définition de l'homme, passant du référentiel de l'esprit au référentiel du corps. Mais qu'attend l'auteur des exhortations qu'il lance plus à l'Église qu'au lecteur ? Espère-t-il cette réforme profonde du système religieux chrétien ? Espère-t-il ce décalage de l'axe sur lequel il tourne depuis deux mille ans ? Mais il ne s'agit pas ici d'une polémique sur des questions récurrentes du christianisme moderne, mariage des prêtres ou sacerdoce des femmes, il est aussi un plaidoyer pour un christianisme nouveau et une défense du christianisme comme capacité à s'adapter à la modernité et à conserver – s'il accepte de se transformer – une place pertinente dans l'explication du monde moderne. L'intérêt de cet ouvrage est donc de nous proposer un retour aux racines de la « rupture » entre christianisme et modernité, qui montre que les débats institutionnels sont vains s'ils ne prennent pas en compte l'origine de cette incompréhension entre l'Église et une partie des croyants et intellectuels chrétiens.

12 D'un point de vue sociologique, cet essai est donc un complément intéressant à la vague de questions que soulève actuellement la théologie. Il vient nous prouver, à la suite des remous actuels dans la recherche théologique, le débat de fond auquel l'Église se trouve confrontée. Il se joue ici des questions qui vont bien au-delà d'un simple débat sur un droit ou non au mariage des prêtres pour leur équilibre personnel, mais sur les rapports fondamentaux d'une religion à elle-même dans son évolution temporelle et sa capacité à s'adapter à ces inflexions socio-historiques. Un débat qui nous emmène plus loin que des questions concrètes sur la place de tel ou tel groupe dans l'Église, et auquel la sociologie des religions ne saurait demeurer indifférente. Car en effet, la sociologie a

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trop peu pris en compte les évolutions de l'intérieur même du système de croyance qui détermine tout : pratiques, rituels et autres institutions.

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François Lefeuvre (éd.), Guy-Marie Riobé, Helder Camara, Ruptures et fidélités d'hier et d'aujourd'hui Paris, Éditions Karthala, coll. « Signes des temps », 2011, 272 p.

Pascale Gruson

RÉFÉRENCE

François LEFEUVRE (éd.), Guy-Marie Riobé, Helder Camara, Ruptures et fidélités d'hier et d'aujourd'hui, Paris, Éditions Karthala, coll. « Signes des temps », 2011, 272 p.

1 En 2009, Le Vatican décidait de lever l'excommunication frappant quatre prêtres de la Fraternité Saint-Pie X ; les engagements passés et présents de ces derniers restaient pourtant troubles et leurs opinions affichées, notamment à l'égard du judaïsme, plutôt inquiétantes. D'une manière quasi simultanée, une fillette brésilienne et sa famille étaient excommuniées, au prétexte qu'un avortement avait été pratiqué sur l'enfant, victime d'un viol. Ces gestes d'autorité auxquels s'ajoutent, la condamnation réitérée de l'usage des préservatifs, le refus obstiné d'entendre tout argument en faveur du mariage des prêtres, une cécité choisie vis-à-vis de bien des problèmes du monde présent, créent pour beaucoup de fidèles un profond malaise. Ce repli, trop fréquent, sur une tradition figée serait-il en dernière analyse le tout de l'institution ? Il était important de rappeler que, dans l'histoire de l'Église, y compris tout à fait récente, il y a aussi des figures prophétiques qui introduisent des événements, des ruptures, et laissent des héritages que d'autres savent reprendre et d'où surgissent de nouveaux événements. Tel est manifestement le propos de ce livre, consacré à deux acteurs très engagés dans les problèmes de société de la seconde moitié du XXe siècle : d'une part, Mgr Riobé, 1911-1978, qui fut Évêque d'Orléans au moment de Vatican II et après ; d'autre part, Dom Helder Camara, 1909-1949, archevêque de Recife et l'un des principaux acteurs de la théologie de la libération au Brésil, avant, pendant et après Vatican II. Les deux hommes étaient quasi contemporains. Pendant et après le Concile,

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ils ont eu maintes occasions de travailler ensemble, Mrg Riobé étant Secrétaire du CEFAL (Comité épiscopal France-Amérique latine). Quoique de tempéraments très différents, ils savaient s'apporter un soutien mutuel dans des épreuves liées aux conflits avec l'Institution.

2 Mgr Riobé s'est engagé dans des problèmes de société, tels le mariage des prêtres, l'avortement, la dissuasion nucléaire, l'objection de conscience et bien d'autres. Ses positions, toujours nuancées, argumentées et ouvertes, la qualité de sa présence à son environnement proche, notamment au moment de la « rumeur d'Orléans », n'ont pas été oubliées. Sa mort, intervenue un an après la rédaction d'un article invitant l'Église au courage et peu de temps après une demande auprès de Paul VI de démission de sa charge, a été durement ressentie, bien au-delà de son diocèse. Son ultime écrit, Comme une flamme en appelle une autre apparaît comme une volonté de « passer le témoin ».

3 Dom Helder Camara s'est, lui, engagé dans le combat pour les pauvres au Brésil, selon des actions multiformes et des initiatives toujours audacieuses, la création de la Banque de la Providence, celle des fraternités abrahamiques, celle de la Conférence des évêques du Brésil durement négociée à Rome. Souvent interpellé par sa hiérarchie, il n'a jamais hésité à engager des dialogues en soi tout à fait improbables, lesquels ont pu modifier bien des idées reçues.

4 Mgr Riobé et Dom Helder Camara, à l'origine, appartenaient l'un et l'autre à des milieux plutôt traditionnels (de même que certains prêtres ouvriers de la Mission de France auxquels la collection Signes des Temps des éditions Karthala donnent souvent la parole). Engagés a priori dans des missions d'évangélisation auprès de groupes sociaux qui pouvaient échapper à l'Église, ils ont pris conscience des problèmes sociaux du présent, ce qui les a conduits à écouter, à réfléchir, à évoluer, à s'éloigner de la seule parole d'autorité pour agir dans une fidélité à l'Évangile.

5 Le livre a de multiples entrées : il y a tout d'abord les actes d'un colloque consacré, en 2009, aux deux protagonistes et où sont intervenus des spécialistes et des proches. On notera que François Lefeuvre (qui par ailleurs préside l'Association des Amis de Mgr Riobé) a souhaité éditer de larges extraits des débats avec le public. C'est une manière de proposer aux lecteurs d'entrer, eux aussi, dans ces discussions et c'est aussi une invitation à ne pas se laisser prendre à de trop hâtives synthèses. Le texte du sociologue Bernard Perret souligne d'ailleurs que, si l'on prend au sérieux l'héritage laissé par ces personnalités, alors il importe de se rendre disponible à l'événement.

6 Par ailleurs, plusieurs pages sont consacrées à ce qui pourrait être considéré actuellement comme un héritage des exigences éthiques et des espérances des deux évêques, ce qui concerne le Réseau Education sans Frontières d'Orléans, ou les problèmes de la dissuasion nucléaire, tels qu'actuellement posés, ou encore une interview de José Comblin, sur les problèmes présents de l'Église en Amérique latine.

7 Enfin des écrits, articles, interviews, devenus introuvables (et il faut se demander pourquoi) rappellent l'intensité, l'acuité de ces engagements.

8 Certes, le livre peut paraître un peu brouillon, mais il y a urgence à retrouver ces figures prophétiques.

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Hervé Legrand, Giuseppe Maria Croce (éd.), L'Œuvre d'Orient. Solidarités anciennes et nouveaux défis Paris, Ếditions du Cerf, coll. « L'histoire à vif », 2010, 423 p.

Bernard Heyberger

RÉFÉRENCE

Hervé LEGRAND, Giuseppe Maria CROCE (éd.), L'Œuvre d'Orient. Solidarités anciennes, et nouveaux défis, Paris, Ếditions du Cerf, coll. « L'histoire à vif », 2010, 423 p.

1 Cet ouvrage est un recueil de Festschriften conçu en 2006 pour la commémoration des cent cinquante ans de l'Œuvre d'Orient, fondée en 1856 en vue de venir en aide aux chrétiens et aux institutions chrétiennes en Orient. Ce dernier fut rapidement conçu dans un sens très large, englobant le monde grec et slave, le Proche-Orient, l'Éthiopie et le christianisme malabar en Inde.

2 Dominique Trimbur (Entre politique et religion. Les origines et les premières années de l'œuvre des Écoles d'Orient) trace un tableau à la fois précis et global de l'origine de l'Œuvre. Elle a été conçue dans le milieu catholique français, dans la foulée de la guerre de Crimée. La France était alors l'alliée de l'Empire ottoman contre le tsar. À la sortie de cette guerre, en 1856, le traité de Paris la reconnaissait comme protectrice des catholiques de l'Empire ottoman, et un ordre sultanien établissait l'égalité et la liberté religieuses entre tous les citoyens de l'empire, enjoignant de plus aux communautés chrétiennes de se doter d'une organisation interne forte et représentative. Cette conjoncture paraissait particulièrement propice aux élites catholiques françaises, alors associées au pouvoir sous Napoléon III, qui voyaient dans ces événements les signes annonciateurs d'un retour prochain de l'Orient sous souveraineté chrétienne. En attendant, l'action

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auprès des chrétiens sujets ottomans, en vue de les « civiliser » ou les « régénérer », devait préparer ce retour.

3 Cette vision géopolitique s'alimentait d'une culture romantique, initiée par Chateaubriand, qui invitait à renouer avec les croisades en rappelant le passé glorieux de la France en Orient. D'autre part, alors qu'à l'époque moderne, le pèlerinage en Palestine pouvait être facilement remplacé par la pratique du Chemin de Croix, et que Rome, ayant capté les vestiges de la vie terrestre du Christ, pouvait faire office de Jérusalem de substitution, le catholicisme romantique du XIXe siècle, épaulé par l'avènement de la navigation à vapeur, faisait de la visite en Terre sainte un nouveau moment fort de la vie chrétienne (la première relance des pèlerinages français date de 1853). Enfin, ce retour vers l'Orient se faisait aussi dans une conjoncture d'expansion des congrégations religieuses et de renouveau de l'activité missionnaire (Claude Langlois, Les congrégations féminines françaises à l'œuvre en Orient milieu XIXe-débutXXe siècle ; Christian Sorrel, Les congrégations religieuses masculines françaises en Orient, milieu XIXe-milieu XXe siècle). D'ailleurs, la multiplication des entreprises en direction de la Terre sainte débordait du cadre catholique, et s'inscrivait dans la rivalité entre puissances de confessions opposées (Grande-Bretagne, Allemagne, Russie, France).

4 Cette institution conçue comme une association à l'initiative de laïcs rassembla rapidement 200 000 personnes. Elle connut quelques difficultés à ses débuts, jusqu'à l'installation de structures solides, et la mise sous tutelle cléricale, avec la désignation du charismatique abbé Lavigerie à sa tête. Le directeur général devint alors le personnage-clé, dont les contributions de Jean-Marc Ticchi (Les directeurs de l'Œuvre d'Orient et leurs moyens d'action de 1861 à 1914) et de Gianpaolo Rigotti (La Congrégation pour l'Église orientale et l'œuvre d'Orient 1917-1959) décrivent le savoir-faire à la tête de l'institution. Celle-ci visait essentiellement la collecte de fonds auprès de l'élite, et réussit en effet à lever des sommes considérables, modestes par rapport à d'autres œuvres catholiques, mais d'un ordre de grandeur comparable aux subventions publiques françaises aux écoles et aux cultes en Orient. Les actions charitables s'inscrivent dans une économie spirituelle, puisque les appels des papes se traduisent par un afflux de dons, et que les donateurs obtiennent des indulgences en échange de leur générosité (Jean-Marc Ticchi). En 2010, l'œuvre d'Orient affiche encore un résultat impressionnant : plus de 6 millions d'euros de dons, auxquels s'ajoutent plus d'un million et demi de legs, donations et assurances vie, ce qui lui a permis de distribuer plus de 7 millions et demi d'euros d'aides. Une part de ces sommes est toujours levée sous forme d'offrandes pour des messes (Œuvre d'Orient, 764, juil.-août-sept. 2011, feuilles non paginées).

5 À sa création, l'Œuvre se dotait d'un emblème et d'une devise qui renvoyaient directement à la mythologie des croisades médiévales. Si son but était la charité envers les chrétiens orientaux, les déclarations de ses fondateurs ne laissaient aucun doute sur l'association étroite entre les objectifs religieux et culturels et les visées expansionnistes françaises. Alors qu'elle aspirait au début à une dimension universelle, elle apparut rapidement comme une œuvre presque exclusivement française. Au temps de la politique anticléricale de la Troisième République, son action pouvait se comprendre comme une contribution au maintien ou à la restauration d'une France idéale menacée en son centre même. Le Liban chrétien, où elle gagna sa légitimité dans l'intervention humanitaire menée par Lavigerie après les violences de 1860, pouvait apparaître comme la réalisation de cet idéal. L'organisation servit aussi de groupe de

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pression « syrianiste » auprès des ministères français, et, inversement, de service du renseignement pour le ministère des Affaires étrangères.

6 L'institution s'appela d'abord « Œuvre des écoles d'Orient », et en effet, elle fit bénéficier de sa charité les congrégations religieuses sur place, en priorité les françaises, dont la principale activité était l'éducation de la jeunesse, considérée alors par les catholiques, comme par les protestants et les juifs, comme l'instrument de « régénération » des Orientaux (en 2010, seulement un tiers environ des aides dispensées va aux œuvres d'éducation). Il est frappant de relever qu'avant 1914, ce sont les institutions de rite latin qui bénéficiaient principalement de l'aide de l'Œuvre, les catholiques orientaux devant se contenter de la portion congrue. Par la suite, la part qui revenait à ces derniers augmenta.

7 Cet engagement en faveur des œuvres latines doit être relié à la politique des pontifes successifs, peu respectueuse des chrétiens orientaux et peu encline au dialogue, oscillant entre un rattachement direct à l'Église romaine et à son « rite », et un « uniatisme » consistant à arracher des fidèles aux Églises orthodoxes pour les soumettre à l'autorité du pape tout en les maintenant dans leur « rite ». (Voir le bilan critique de Giuseppe Maria Croce, Catholiques et orthodoxes de Pie IX à Jean XIII, et l'article de Rita Tolomeo, Représentants pontificaux et nonces en Orient, 1856-1958). L'affirmation du principe de la praestantia ritus latini par Benoît XIV (1742 et 1755) s'est traduite par « une attitude de tolérance condescendante à l'égard des Églises unies, et souvent de prosélytisme au détriment des Églises orthodoxes », ce qui eut des conséquences sur la manière dont la bienfaisance s'est exercée à l'égard des chrétiens d'Orient. Aujourd'hui, l'Église est passée « d'une logique de la bienfaisance-assistance à la collaboration » (Michel Van Parys, Les Églises d'Orient et les œuvres catholiques : de l'assistance à la collaboration).

8 Les congrégations religieuses présentes en Orient, et subventionnées par l'Œuvre, majoritairement françaises, acceptaient sans états d'âme de servir à la fois la France et l'Église. Dans l'entre-deux-guerres, ce « complexe politico-religieux » a subsisté, et s'est même trouvé renforcé par l'arrivée du Cardinal Eugène Tisserant à la tête de la Congrégation orientale (1936). La « protection française » paraît alors cependant de moins en moins efficace, et les responsables des ordres religieux s'adressent de plus en plus volontiers à Rome plutôt qu'à Paris. Mais c'est surtout après la Seconde Guerre mondiale, que la conjonction du nationalisme anti-impérialiste et de la crise des vocations françaises dans les congrégations amène à une disjonction presque totale entre l'activité catholique et la « mission civilisatrice de la France » en Orient (Christian Sorrel).

9 Si l'Œuvre d'Orient est encore vivante et robuste aujourd'hui, il est certain qu'elle a dû s'adapter à l'extraordinaire instabilité du contexte géopolitique international, dont les bouleversements successifs dans les pays où elle s'est investie sont rappelés dans les contributions de Giuseppe Maria Croce et de Christian Sorrel, ainsi que dans la conclusion de François Thual. Quand on pense qu'à la sortie de la Première guerre mondiale, on préparait sérieusement un retour de Sainte-Sophie au culte catholique, on mesure à quel point la politique de l'Église a pu s'égarer dans des plans chimériques !

10 Si dans sa contribution, François Thual évoque ces retournements et leurs conséquences, il affirme néanmoins la fidélité de l'Œuvre à ses principes fondateurs, la fidélité « ancestrale » de la France à l'Orient chrétien, et la fidélité « multiséculaire » des chrétiens d'Orient à la France. Une telle profession de foi rend difficile de tirer un

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bilan objectif de ces cent cinquante ans d'existence, et de fournir des éléments d'analyse sur l'échec global de la « mission civilisatrice de la France », dont l'Œuvre d'Orient a été un des principaux acteurs, même si la politique française en Orient du temps de sa splendeur, s'est toujours appuyée sur plusieurs relais, et a suivi des logiques qui ne visaient pas forcément la « protection » des catholiques d'Orient.

11 Depuis Vatican II, l'Église catholique a mené une réflexion et a produit des documents pour repenser ses relations avec les autres Églises et sa pratique de la bienfaisance. Néanmoins, cette dernière n'est jamais complètement à l'abri d'une instrumentalisation politique, comme le rappelle Michel Van Parys. À tort ou à raison, il arrive encore dans les faits que l'Église catholique apparaisse arrogante, et qu'elle soit soupçonnée de visées prosélytes. Monseigneur Philippe Brizard, directeur général de l'Œuvre au moment du colloque commémoratif, affirme, dans sa postface, que « la politique de protection » menée par la France « s'est révélée vaine », et que l'Œuvre d'Orient a poursuivi son action de solidarité en s'adressant directement aux institutions relevant des Églises orientales, notamment après le concile Vatican II. Pour le directeur général, la page du romantisme des croisades est donc bien tournée. Il en est de même pour le cardinal André Vingt-Trois, archevêque de Paris, qui, dans sa préface, insiste sur le pluralisme et met en garde contre les « jugements portés sans nuances sur les réalités que vivent les chrétiens d'Orient », et contre le risque « de déchirer les liens que ces communautés chrétiennes et que ces Églises tissent patiemment avec les musulmans qui les entourent ».

12 Tous les articles de ce recueil ne traitent pas directement de l'Œuvre d'Orient, mais contribuent à donner un panorama de la présence et de l'activité catholiques en Orient depuis le XIXe siècle. En dehors de ceux que nous avons cités, mentionnons pour mémoire les intéressantes contributions de Paolo Pieraccini sur Le Saint-Siège et les Lieux saints (1856-2000), de Dominique Avon sur la pensée catholique et l'islam (Figures de l'orientalisme catholique au XXe siècle) et de Christian Cannuyer sur Les diasporas chrétiennes proche-orientales.

13 Malgré son ambition scientifique, qui se traduit par l'extraordinaire appareil d'index détaillés, fort utiles, ce volume souffre de l'ambiguïté d'une entreprise de commémoration. Certains articles sont dépourvus de toutes références. Beaucoup adoptent un point de vue apologétique. L'article sur Lavigerie et l'œuvre des Écoles d'Orient, comme celui intitulé Un grand personnage des relations entre Rome et l'Orient chrétien : le cardinal Eugène Tisserant, n'apportent guère d'informations originales, et frisent l'hagiographie de la personnalité qu'ils héroïsent (sur le Cardinal Tisserant, voir la récente biographie que lui a consacrée Étienne Fouilloux : Eugène, Cardinal Tisserant, 1884-1972. Une biographie, Desclée de Brouwer, 2011, recension no 146 de ce même Bulletin Bibliographique). Ils peuvent néanmoins servir de sources, pour témoigner de la pensée catholique actuelle, au même titre que la contribution d'Hervé Legrand (Unité et diversité de l'Orient chrétien contemporain : un regard de théologien), de Youhanna Golta (Les relations entre les chrétiens d'Orient et l'islam hier et aujourd'hui), ou de la préface et de la postface déjà citées.

14 Dans l'ensemble, ce recueil commémoratif éveille le désir d'une véritable histoire de l'Œuvre d'Orient, qui reste à écrire.

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Nicole Lemaître ,Marc Lienhard (éd.), La théologie. Une anthologie, s.d. Bernard Lauret, tome 3, Renaissance et Réformes Paris, Éditions du Cerf, 2010, 573 p.

Jean-Pascal Gay

RÉFÉRENCE

Nicole LEMAÎTRE,Marc LIENHARD (éd.), La théologie. Une anthologie, s.d. Bernard Lauret, tome 3, Renaissance et Réformes, Paris, Éditions du Cerf, 2010, 573 p.

1 Présenté sous le titre Renaissance et Réforme, ce volume est le troisième d'une anthologie de textes qui entend proposer un parcours dans l'histoire des théologies chrétiennes. L'introduction s'attache à replacer le recueil de textes dans une histoire des grands glissements sociaux et culturels qui font du XVIe siècle une époque dans l'histoire du christianisme : poussée de l'individualisme, affirmation du laïcat, contestation des autorités, etc. Elle souligne aussi les nouveaux enjeux auxquels les théologies chrétiennes doivent faire face : pression grandissante des États, transformations économiques et sociales, émergences de nouvelles formes et de nouveaux lieux de savoir. Cette introduction efficace à une histoire intellectuelle du christianisme du XVIe siècle est plus originale lorsqu'elle se conclut sur l'évocation de la postérité des théologies du XVIe siècle.

2 Le recueil est organisé par chapitres dans une logique essentiellement thématique (avec un chapitre introductif sur la transition du XVe au XVIe siècle). Ceux-ci sont ensuite structurés essentiellement autour de la présentation des textes. Les introductions de chapitre et de textes (souvent plus longues que le texte présenté) sont toujours efficaces et rendues plus utiles encore par une courte bibliographie. Bien sûr, comme

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toujours dans ce genre d'entreprise, on pourrait regretter telle notice trop courte ou trop peu actuelle (comme celles sur les Exercices spirituels ou l'Introduction à la vie dévote). Rien cependant qui enlève à ce volume son utilité et son efficacité comme recueil pour aborder par les textes la culture du christianisme de la première modernité.

3 Probablement un résultat des conditions de sa réalisation, ce volume est cependant marqué par un regrettable déséquilibre confessionnel : une surreprésentation du luthéranisme dans les textes protestants présentés, pas de texte antitrinitaire, peu de textes anglicans (en dehors des trente-neuf articles), et une sous-représentation évidente des auteurs catholiques romains. Ce déséquilibre est d'autant plus grave, qu'il se double d'un problème de définition d'objet, qu'il recoupe par ailleurs en partie. Ainsi, parmi les auteurs catholiques cités, on compte très peu de théologiens en particulier pour la partie du siècle qui suit la rupture confessionnelle. Passé le Concile de Trente (dont les décrets même doctrinaux sont difficilement qualifiables de théologiques), on ne trouve guère que Bellarmin et Vitoria (et encore le texte de ce dernier concernant comme plusieurs autres la colonisation, ne permet pas d'évoquer vraiment les rapports entre théologie et droit). S'agissant de la première moitié du siècle, y compris pour la première controverse avec le protestantisme naissant, la liste des absents est longue : Eck, Cajetan, John Mair, etc.

4 Sur bien des chapitres, ce qui manque précisément à ce volume, c'est bien la pensée des théologiens catholiques : on s'étonne ainsi de ne pas voir mentionner la reconstruction suarézienne de la scholastique dans le chapitre sur Dieu ou sur la « vie en société », de ne voir aucune mention du renouveau de l'exégèse catholique du second XVIe siècle dans le chapitre sur l'Écriture, de ne voir aucune mention de la poursuite des débats autour du conciliarisme dans le chapitre sur l'Église, ou de ne voir aucune mention de la contribution de Becan à la réflexion catholique sur la tolérance religieuse. Plus même, les grands débats et évolutions de la théologie catholique sont passés sous silence : naissance de la casuistique, réflexion sur les lieux de la théologie (Melchior Cano est un des grands absents du volume), débats autour de la prédestination et de la concorde du libre-arbitre et de la grâce. Il est frappant de voir que les auteurs catholiques les plus cités dans le volume (Ignace de Loyola, Bartolomé de Las Casas) ne sont pas des théologiens !

5 En réalité, ce problème est bien celui d'une définition de la théologie et il se pose aussi à propos de la théologie protestante. L'introduction évoque en partie cette question en se demandant où et par qui s'effectue le travail théologique au XVIe siècle et propose de distinguer universitaires, théologiens de métier (dont Luther et Calvin seraient) et des laïcs « plus ou moins bien formés » qui « recourent à l'imprimé pour faire connaître leurs idées sur la religion ». Tout ceci ne conduit pas simplement à un flou dans la définition, qui serait d'autant plus acceptable que la définition de la théologie à l'époque moderne est non seulement problématique mais prise dans la structure même des conflits religieux de la période. Cela amène aussi, sous le mode d'une uniformisation et d'une mise en équivalence de toutes les formes de discours religieux, à négliger la question des variations historiques du statut de la théologie comme objet culturel et religieux. La question du rapport au lieu institutionnel de la théologie est une question qui se pose aussi aux réformateurs et à leurs héritiers et qui n'est pas négligeable dans l'histoire des cultures confessionnelles protestantes, et ce dès le XVIe siècle.

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6 Il y donc deux manières d'appréhender ce volume. La première serait d'y voir une anthologie de la théologie et de ce point de vue, ce volume déçoit mais signale surtout le besoin d'une histoire vraiment historienne de la théologie moderne. La seconde est de voir dans ce volume un recueil de textes sur l'histoire intellectuelle du christianisme au temps des réformes. Il est, de ce point de vue, remarquablement utile.

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Les petites sœurs de Jésus, En Amazonie, Renaissance de la tribu indienne des Tapirapé Paris, Karthala, coll. « Signes des temps », 2011, 315 p.

Mustapha Naïmi

RÉFÉRENCE

Les petites sœurs de Jésus, En Amazonie, Renaissance de la tribu indienne des Tapirapé, Paris, Karthala, coll. « Signes des temps », 2011, 315 p.

1 L'ouvrage se présente comme un témoignage individuel et collectif des sœurs de Jésus ayant vécu avec les groupes Tapirapé pendant cinquante ans. Ce peuple du groupe Tupi est relativement isolé au milieu des peuples du tronc linguistique Macro-Jê. Durant les premières vingt années, elles ont essayé de « dire » leur foi aux Tapirapé. À partir de 1970, elles se sont trouvées « en harmonie avec les nouvelles recherches des missions ». Face à un monde colonialiste et à une tradition pastorale plus ou moins contraignante, « les petites sœurs bleues » ont appris et enseigné à voir et à accueillir l'autre comme autre et comme égal. Elles tenaient un diaire, maintenu à jour, depuis leur arrivée au village. Un trésor humain, anthropologique et spirituel aussi riche ne pouvait et ne devait pas rester caché. Les Tapirapé vivent en marge du fleuve du même nom, proches de sa confluence avec l'Arguaia. Ils se trouvent en rapport avec d'autres peuples indiens, rapport parfois dramatique et de confrontation mortelle, comme avec les Kayapo, avec les Javaé et les Karaja de l'île de Bananal et des marges nord et sud de l'Araguaia, excellents navigateurs, pilotes sur le fleuve et pêcheurs, auprès desquels ils ont appris l'art de la navigation, la construction des pirogues et la pêche. Ils ont aussi cherché chez eux des femmes qui manquaient dans leurs groupes, pour qu'elles épousent leurs jeunes, assurant ainsi l'avenir menacé de leur communauté. Entre le 12 et le 25 juin 2002, les Tapirapé des deux zones du Brésil se sont réunis pour fêter les cinquante ans de l'arrivée des petites sœurs dans leur village, en même temps que pour

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célébrer leur propre fête du solstice d'été, délaissée depuis de nombreuses années. Les rites renouvelés, la surprise devant l'augmentation de la communauté Tapirapé sont racontés avec force et émotion dans l'ouvrage.

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Alfred Loisy, La crise de la foi dans le temps présent (Essais d'histoire et de philosophie religieuses) Texte inédit publié par François Laplanche, suivi des études de Rosanna Ciappa, François Laplanche, Christoph Theobald. Avant-propos de Claude Langlois. Turnhout, Brepols Publishers, coll. « Bibliothèque de l'École des hautes études. Sciences religieuses », vol. 144, 2010, 792 p.

Pierre Lassave

RÉFÉRENCE

Alfred LOISY, La crise de la foi dans le temps présent (Essais d'histoire et de philosophie religieuses), Texte inédit publié par François Laplanche, suivi des études de Rosanna Ciappa, François Laplanche, Christoph Theobald. Avant-propos de Claude Langlois. Turnhout, Brepols Publishers, coll. « Bibliothèque de l'École des hautes études. Sciences religieuses », vol. 144, 2010, 792 p.

1 Depuis la thèse marquante d'Émile Poulat sur la « crise moderniste » dans l'Église catholique (Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, 1962, rééd. 1996), l'œuvre d'exégèse biblique et de théologie historique d'Alfred Loisy (1857-1940) n'a pas fini d'être explorée dans ses moindres recoins par des universitaires épris de justice intellectuelle. Considéré comme le « plus vieux prisonnier d'opinion de l'édition française » (G. Mordillat, J. Prieur, [éd.], « Introduction », in Alfred Loisy, L'Évangile et l'Église (1902), Autour d'un petit livre (1903), Jésus et la tradition évangélique (1910), Paris, Noésis, 2001, p. 18.), l'abbé Loisy, excommunié en 1908 et élu un an plus tard à la chaire d'Histoire des religions au Collège de France, fut un peu celui par qui le scandale est arrivé au sein de l'Église romaine au tournant du siècle dernier. Ses « petits livres rouges » avaient en effet osé démontrer avec une rigueur toute allemande et une élégance bien française que loin d'avoir été instituée par Jésus, l'Église chrétienne s'est construite elle-même sur la mémoire du Ressuscité ou que loin d'avoir été annoncés

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par l'Ancien Testament, les Évangiles n'ont fait que s'y référer pour légitimer leur message novateur. Ces petits livres et autres articles qui ont fait grand bruit dans le monde clérical au tout début du siècle provenaient en fait pour l'essentiel d'un long manuscrit inédit, véritable fond de dossier du « jeune » Loisy des années 1897-99. Voici cet inédit enfin sorti de l'ombre, grâce notamment à l'initiative de l'historien François Laplanche (1928-2009) dont nous regrettons la disparition récente.

2 Autoritairement démis de ses fonctions de professeur d'écriture sainte à l'Institut catholique de Paris, Loisy a rédigé cet essai vers la quarantaine, pendant sa retraite comme aumônier du couvent de dominicaines de Neuilly-sur-Seine. À travers ce long texte (ici de plus de 500 pages à la typographie serrée), l'abbé visait plusieurs objectifs : faire état des principaux acquis de la science scripturaire dans une perspective de développement progressif de la doctrine chrétienne, s'opposer au libéralisme protestant en quête d'une essence du christianisme purifiée de ses contingences historiques, dogmatiques et ecclésiales, inviter l'Église romaine à intégrer les progrès des sciences, tant physiques et biologiques qu'historiques, promouvoir diverses réformes cléricales (élévation du niveau de la formation, possibilité du sacerdoce pour les hommes mariés), réévaluer le régime intellectuel de la catholicité tout en reconnaissant les manifestations populaires de la foi. L'accentuation de la répression qui a suivi les petits livres rouges semble avoir découragé l'auteur de passer à l'acte de publication du volume entier. Trente années plus tard, le professeur au Collège de France y reviendra dans ses mémoires pour justifier cette peine perdue. Il n'exclura pas cependant que l'historien du futur puisse un jour s'y intéresser. La conjugaison de divers efforts universitaires permet donc au lecteur de se plonger aujourd'hui dans les arcanes de cet essai composite.

3 Après le passage en revue de diverses théories générales des religions, le manuscrit retrace les grandes étapes de la mutation décisive qui va des prophètes d'Israël jusqu'à l'Église chrétienne en passant par Jésus de Nazareth ; il développe enfin diverses propositions en vue de la réforme du régime intellectuel de l'Église en insistant notamment sur l'intégration entre la raison et la foi par une autolimitation réciproque de la théologie et des sciences historiques. S'opposant doublement à l'idéalisme protestant et à l'enfermement scolastique du magistère romain, l'examen critique des théories des religions s'appuie sur la perspective d'un dogme chrétien en perpétuel développement ; vision progressive que Loisy doit principalement au cardinal Newman, théologien anglican passé au catholicisme. « On ne trouvera pas le culte de la Vierge avant que soit réglé celui du Christ et la papauté se dessinera seulement à mesure que l'Église sera consolidée » (p. 78). Dans sa réflexion sur les liens entre religion et révélation, l'auteur s'inscrit en faux contre les thèses conciliaires de Vatican I (1870). L'exégète conteste ainsi que les Évangiles soient l'accomplissement en droite ligne des prophéties israélites ou que les miracles de Jésus puissent justifier à eux seuls la foi chrétienne. De même, la résurrection du Christ renvoie moins à un fait biologiquement inexplicable qu'à une vision de foi décisive et le prophète Isaïe n'a jamais parlé au roi Achaz de la Vierge qui enfanterait le fils de Dieu. Enfin la distance entre le Yahvé intraitable de David et le Dieu providentiel de Bossuet demeure incommensurable. Plus généralement, la révélation monothéiste n'est pas qu'un exercice de l'intelligence pure, elle s'éprouve dans le langage du temps et s'inscrit dans un culte structuré par des symboles. Le raisonnement critique de Loisy montre à plusieurs reprises des dispositions à la prise en compte de la foi comme fait social total. Mais son champ

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d'observation demeure centré sur le christianisme occidental avec une sous-estimation notable de ce qui peut être en train de se jouer dans les missions lointaines au contact des divinités africaines et des sagesses extrême-orientales. De même, ses références essentiellement théologiques ne lui permettent pas d'élargir sa réflexion aux philosophies alors en vogue sur la mort de Dieu. Dans ces limites manifestes, la partie historique comme la partie théologique témoignent cependant que les thèses de l'abbé excommunié ont largement devancé les évolutions doctrinales ultérieures.

4 La reconnaissance d'une parole divine dans l'infirmité de ses écritures humaines trouve en effet sa source dans la prise en compte de l'histoire de la lettre en ses genres et expressions multiples suivant les époques et les qualités du scripteur. L'évangéliste Matthieu voulait annoncer le Messie tandis que Marc le voyait déjà comme Fils de Dieu et Luc cherchait à prouver la vérité de son message. L'Église des Pères qui a pris le relais des apôtres est un « établissement tout humain, une immense théocratie, qui a ses racines dans l'histoire postévangélique, mais non dans l'Évangile, et dont la prétention à représenter seule Jésus devant l'humanité ne soutient pas l'examen » (p. 211). L'œcuménisme d'après la Shoah est ici en gésine. La perspective d'une religion universelle en développement continu que déploie Loisy s'appuie notamment sur la distinction entre la forme et le fond des doctrines en gestation. « Le dogme est l'expression officielle, authentique dans laquelle vient se résumer un mouvement de la pensée religieuse. Ce mouvement et son terme ne sont pas conditionnés seulement par l'esprit religieux mais par l'état intellectuel des sujets, du milieu, du temps où ils se produisent. (...) Le dogme n'est donc immuable que par son fonds, dans son esprit et dans sa substance, non dans son épanouissement, dans son explication doctrinale, dans son formulaire scientifique. » (p. 253) L'auteur plaide sur de longues pages pour un concordat renouvelé entre la science et la foi en reconsidérant leurs limites respectives. Sa pensée est pleine de nuances : sensible aux droits du rituel sur la foi, elle s'écarte de tout intellectualisme ; elle reconnaît en même temps à l'autorité romaine le mérite d'avoir sauvé l'Église du marais gnostique et d'avoir civilisé l'Occident barbare.

5 Le lecteur d'aujourd'hui peut sans doute trouver ces pages bien trop centrées sur le monde ecclésial et occidental. Le ton de dissertation parsemée d'illustrations sur mesure accuse la marque du temps. Pourtant l'injonction finale selon laquelle Pierre devrait écouter davantage Paul ne manque pas d'actualité, ne serait-ce que dans les orientations divergentes qui taraudent encore l'institution catholique.

6 Les brillantes études qui accompagnent l'édition de l'essai étayent sa valeur de document historique. François Laplanche revient ainsi sur les tensions qui parcourent l'Église à l'entrée du XXe siècle et sur le concert de voix qui prônent sa réforme à travers notamment le ralliement aux démocraties républicaines, l'élévation du niveau intellectuel du clergé et une pastorale résolument populaire. L'historienne Rosanna Ciappa replace également les petits livres rouges dans le grand corps du manifeste à la lumière des conflits qui ont rendu les premiers célèbres et le second méconnu. Dans un plus long développement, le théologien jésuite Christoph Theobald recadre « l'apologétique historique » de Loisy dans le contexte des mouvements de pensée qui agitent les milieux ecclésiaux d'alors. Il en est ainsi de l'école romaine de l'apriorisme divin sur toute pensée humaine que Loisy épingle comme « rationalisme vulgaire », de « l'école de Tübingen » selon laquelle le sentiment du divin se révèle dans une forme distincte de Dieu, de l'influence de Schleiermacher outre celle de Newman sur le fait que le sentiment de finitude mobilise l'intelligence de Dieu, du dialogue indirect avec le

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philosophe Maurice Blondel autour de l'idée que la théologie applique la compétence philosophique à un domaine qui la dépasse. Dans ce tableau vivant des dynamiques de pensée qui environnent et traversent l'apologétique historique de Loisy, le théologien confirme à quel point le grand essai de Loisy était impubliable parce que trop en avance sur la lente gestation doctrinale de l'Église qui va aboutir au concile rénovateur de Vatican II.

7 Il faut pour finir savoir gré à l'historien Claude Langlois d'avoir pris le relais de son ami Laplanche pour mener à terme la publication de cet épais dossier qui fait la lumière sur un moment marquant de la modernité catholique. Son avant-propos qui présente l'ensemble constitue à cet égard une excellente introduction aux enjeux et aux risques d'une œuvre postée au carrefour de vents contraires en « cherchant à concilier appartenance (au catholicisme), compétence (exégétique) et conviction (croyante) » (p. 22).

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René Luneau, Chants de femmes au Mali Paris, Karthala, 2010, 156 p.

Elena Zapponi

RÉFÉRENCE

René LUNEAU, Chants de femmes au Mali, Paris, Karthala, 2010, 156 p.

1 Ce livre se propose d'analyser la société rurale du Mali à partir d'un répertoire traditionnel de ce pays : les chants des femmes, savoir qui scande le temps du quotidien, les étapes exceptionnelles de la vie comme les rites d'initiation féminine, le fiançailles et le temps d'apprentissage auprès de la belle famille, le mariage, la vie avec le mari, l'attente d'une grossesse, la joie que l'enfantement produit ainsi que le malheur de l'infertilité et le recours aux devins et marabouts pour essayer de guérir la « femme morte », celle qui ne peut engendrer.

2 Le corpus de chants analysés a été recueilli à Beleko, un village de brousse malien où René Luneau séjourna en enquêtant sur le mariage coutumier et la condition féminine dans la tradition bambara.

3 Cette recherche a donné lieu à un mémoire présenté à l'École Pratique des Hautes Études qui lui a valu les vifs compliments du professeur Claude Lévi-Strauss (dont le rapport est joint en annexe). Les chansons qui font l'objet de ce petit livre reprennent les grandes lignes d'une thèse, soutenue en Sorbonne, qui approfondissait le sujet (Les chemins de la noce. La femme et le mariage dans la société rurale au Mali, Thèse d'État, Paris, Éditions Université de Lille III). Elles ont été recueillies de 1964 à 1972 au cours de cinq voyages au Mali.

4 En général, il s'agit de textes chantés par des adolescentes, qui parlent de la vie des femmes et des filles devant accomplir leur passage vers l'âge de femme. En ce sens, ce corpus, qui parle des différents rites de passage féminins, est une clé d'accès optimale à la société étudiée, comprise à partir des rôles qui y sont attribués : le statut de femme

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correspond au rôle d'épouse et de mère, qui permettra d'accroître la survie et la puissance de la « grande famille ».

5 En chantant la vie des jeunes femmes, la vie de la collectivité qui entoure ces femmes et dans laquelle elles se trouvent en constante relation sociale est aussi chantée : voici donc apparaître dans ces beaux textes le milieu masculin ainsi que la génération la plus âgée, autant féminine que masculine, porteuse de conseils, gardienne de la sagesse traditionnelle et de l'ordre social ou, selon l'expression de l'auteur, de la « réalité de l'alliance ».

6 Le livre est organisé en six chapitres, chacun centré autour d'une thématique sociale dont les chants restituent le contexte. Est d'abord considéré le temps de la probation et le passage à l'âge adulte marqué par l'excision (chap. I : Le temps de l'adolescence) ; ensuite l'auteur regroupe les chants portant sur l'apprentissage préalable au mariage et sur l'inquiétude de la femme qui doit quitter son noyau familial pour s'intégrer à la belle-famille d'un mari que souvent elle n'a pas choisi (chap. II : La maison du mari) ; puis sont analysés la fertilité, la grossesse, l'enfantement (chap. III : Les visages du bonheur) ; on s'attarde ensuite sur la condition de la femme, coépouse au sein de foyers polygames (chap. IV : Le bonheur partagé) ; la vie conjugale, la fidélité, la jalousie et l'adultère sont au cœur du chapitre suivant (chap. V : La vie et ses contradictions) ; et l'ouvrage se conclut (chap. VI : La difficulté d'être femme) par une réflexion qui porte sur les difficultés vécues par la femme face à la réalité de l'alliance et à son rôle « relationnel » d'épouse et de mère défini par rapport aux exigences de la société masculine, « lieu de la vie » qui permet l'épanouissement de l'homme.

7 Le livre se clôt en interrogeant les traditions d'hier et les usages d'aujourd'hui, la scolarisation progressive à Beleko autant que les migrations des jeunes et les améliorations des communications entre pays limitrophes, faits qui introduisent chez les jeunes Bambaras une tendance aux dérogations des normes traditionnelles et un bouleversement du savoir sociétal lié à l'âge. Alors que les frontières de ce monde rural autocentré s'ouvrent, un effritement des certitudes traditionnelles se produit. Ce changement s'explicite dans une autonomie accrue de la cellule de base, le couple, en face de la grande famille comme dans les protestations qui ont eu lieu, en 2009, dans le stade de Bamako concernant l'adoption d'un nouveau Code du mariage rappelant le devoir d'obéissance de la femme à son mari.

8 Comme le remarque René Luneau, par un regard qui s'efforce constamment de saisir le point de vue indigène de la société bambara, tandis que l'héritage culturel exerce toujours son poids, les nouvelles générations remettent en discussion ce qui traditionnellement faisait la singularité de la femme dans la société rurale. Dans ce tournant, qui bouscule l'idée traditionnelle d'accomplissement féminin, la pratique de l'excision et du mariage forcé, chantés comme des rites de passage violents et dramatiques mais nécessaires, est remise en question. Mais, souligne René Luneau, la modification d'un héritage culturel identifié dans les villages avec l'identité profonde bambara est un processus de longue durée : le projet de loi adopté après 2002, portant sur l'institution d'un programme national de lutte contre l'excision, rejoignant des pays comme le Sénégal ou le Bénin, où cette mutilation sexuelle est interdite par la loi, n'est qu'un pas dans la direction de protéger les droits des femmes au Mali. La chanson de la petite Soumba, fillette affolée qui renverse la forgeronne et lui crève les yeux, est encore un miroir de la vie et d'une bataille qui n'est pas gagnée : « Soumba n'a pas écouté la parole de sagesse/ pauvre petite Soumba/ (...) Soumba a bousculé la

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forgeronne, bing !/ Elle l'a faite tomber, bing !/ Elle lui a crevé les yeux/ la fillette de la forgeronne a pleuré/ Elle a dit : /Voilà perdue la main de ma mère/ qui faisait de bonnes choses/ Iyooo ... la journée sera rude. »

9 De très agréable lecture, l'ouvrage chante le mode de vie et la culture des Bambaras autant que le bouleversement que la modernité introduit dans leur organisation étatique centrée sur les droits de la masculinité et le devoir/pouvoir de vie féminin.

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Silviu Lupascu, Langage divin et non-absolutisme. Discours et espaces religieux en Orient et en Occident Paris, Éditions des Classiques Garnier, 2010, 206 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Silviu LUPASCU, Langage divin et non-absolutisme., Discours et espaces religieux en Orient et en Occident, Paris, Éditions des Classiques Garnier, 2010, 206 p.

1 Comment penser l'unité primordiale du « langage divin », et la variation infinie de ses déclinaisons en des espaces religieux singuliers ? Dans son précédent ouvrage, L'imaginaire religieux au carrefour des espaces sacrés (2010 ; Arch. 148-86), Silviu Lupascu avait déjà analysé la circulation, à travers des systèmes religieux relativement homogènes, et par-delà leur historicité propre, des énoncés « premiers » qui formaient de l'un à l'autre un soubassement commun. Il fallait identifier les traces du sacré et les filières symboliques qui, au cœur des religions abrahamiques (judaïsme, christianisme, islam) puissent restaurer en leur « pureté » originelle, la parole des dieux, le verbe de Dieu, le « langage divin ». L'auteur élargit aujourd'hui son questionnement à des espaces religieux antérieurs à, ou contemporains de, ces trois monothéismes à la charnière de l'Occident et de l'Orient. Toujours animé de la même passion de comprendre les figures et transfigurations du « langage primordial » et de ses « mots originaires » qui sont « un être et une chose avant d'être un sens ». De cette matérialité « brute », et « chargée d'énergie », de ces mots « premiers », le sens advient par l'accomplissement, en l'histoire, de leur vocation. Et la question se pose à nouveau de cette « appropriation » différentielle du « langage divin » en des espaces sacrés disjoints, parfois adverses et sans mesure apparemment commune. Qu'en est-il de cet

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« étrange processus de connaissance par le dialogue, la perméabilité et l'osmose (qui) se déroule dans la région d'avoisinage des failles tectoniques qui séparent et rapprochent à la fois les grands espaces religieux » ? Au-delà des antagonismes qui marquent les rapports entre ces « espaces », S. Lupascu souligne « la dynamique et la continuité historique de cette ouverture plurivalente, apriorique [qui] fait ressortir de nombreuses filières de communication des idées religieuses » entre champs de croyances distincts. Mais cette « continuité » suppose que référence soit faite à un « verbe » inaugural, par rapport auquel le langage humain n'est, pour Platon, que « déchéance ou dégénérescence ». Sans s'aventurer dans un débat philosophique qui ne conviendrait pas à son projet, l'auteur privilégie la conception d'un discours toujours « traversé », de manière constitutive, par « les autres discours » et le « discours de l'autre ». Bakhtine ici sollicité : « Tout énoncé (...) n'est qu'une fraction d'un courant de communication verbale ininterrompu ». P. Ricœur ne dira rien d'autre lorsqu'il traitera de « l'entrecroisement polyphonique des langages ». Par cette référence aux métissages et contaminations des énoncés élaborés à partir d'un « énoncé divin », S. Lupascu dispose d'un paradigme qui lui permet d'identifier ce qui persiste de l'un originel dans le multiple des religions du monde.

2 Sans doute cette identification est-elle plus aisée lorsque viennent, du plus profond de la croyance, les expériences mystiques. Si « le langage de Dieu s'appelle Qur'an [Coran] », le soufisme parlera ce « langage des oiseaux » – langue de l'âme, du « vol spirituel extatique », dans une immédiateté qui risque de faire contresens si l'on ignore ce que l'auteur appelle « le labyrinthe des traversées réciproques » qui ont constitué ce langage comme d'autant plus singulier qu'il témoigne d'un référent universellement partagé. En ce sens, le soufisme reprend à nouveaux frais la conception platonicienne du « don divin de la connaissance », que la gnose, en son temps, reconduira dans sa spiritualité propre. D'un enchaînement l'autre. Ainsi des « pratiques sacrificielles » : l'ordre rituel qu'elles supposent dans l'espace phénicien inclut des « codes culturels » à l'œuvre dans les « traditions protohelléniques et protosémitiques ». Toute religion du sacrifice reposant sur le projet d'un « anéantissement inaccompli » (Isaac et Jacob, modèle juif), ouvre la voie à une conception du renouvellement du principe de vie (Jésus et la résurrection, modèle chrétien). Afin de rendre compte de cette circulation des topoï fondamentaux du « sacré originel » d'un espace religieux à un autre, S. Lupascu recourt au terme d'avoisinage – néologisme, sans doute, mais qui écarte, me semble-t-il, toute idée de rencontre de hasard ou d'accident. Cet avoisinage peut s'entendre en effet comme proximité géo-historique, échanges culturels et cultuels entre espaces éloignés, reconduction d'un ensemble de signes assez apparentés pour qu'on puisse les dire universels. Platon, dans son Phèdre, concernant la relation de l'Être et de l'être humain, réécrit une source archaïque antérieure, le mythe du « char et des chevaux de l'âme », que les Upanishads appréhendent pour leur part comme relation entre le brahman, le « Grand Être, le fondement de tout, l'Indestructible », et l'ātman, principe « de non-action et guide du savoir (...) concentration de la raison ». Ce qui se joue, en ces rapports thématiques essentiels, peut se lire comme dialogue, – en des espaces non contigus –, entre « libre-arbitre » et « prédestination karmique », entre l'être humain et l'Être. Le christianisme en reprendra la dialectique, et le calvinisme, le modèle en absolu.

3 « Dissémination », note S. Lupascu, d'une même conception matricielle. Mais l'histoire n'est jamais bien loin, qui fonde cette circulation dans le réel du monde des échanges :

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dans les cités grecques, arrivent de l'Orient Extrême des « sages errants », des « chercheurs de mœurs », porteurs de schèmes de pensée qui se mêlent aux concepts de la terre d'accueil, les fécondant autant qu'ils s'en approprient la puissance. Toute une stratification historique-culturelle sous-tend l'impossible accomplissement amoureux de Quichotte et Dulcinée. « Réécriture », note l'auteur, du mythe arabe de la relation d'amour entre Majnūn et Laylā, rédigé à la fin du XIIe siècle par Nizami, qui s'avoisine avec le thème de l'impossible assouvissement de l'amour de Dieu dans le soufisme, lui-même métamorphosant, « du point de vue exégétique », le thème de « l'amour tragique entre Iblīs l'archétype de l'amour mystique, et Dieu ».

4 Mais c'est sans doute dans le transfert des éléments de « l'échafaudage spirituel gnostique » dans les espaces religieux « abrahamiques », que la thèse de S. Lupascu trouve sa plus nette validation. « Trajet grandiose », écrit l'auteur. La gnose, cette connaissance salvatrice du « Livre vivant » composé des « lettres de la Vérité », postule que l'homme charnel peut « devenir dieu » par la prise de conscience de son étrangeté au monde. Ainsi peut-il être réabsorbé « dans la substance de la Divinité Primordiale ». La chute « adamique-angélique » ouvre la matière du monde au Mal dont elle est l'entier réceptacle. Au-delà des distinctions entre gnoses syrienne et iranienne, entre une conception d'« involution ontologique » – Dieu se déclinant dans le monde et l'histoire en ténèbres du mal – et la conception d'une coexistence de Dieu et du Mal « depuis le commencement », une même logique narrative organise la gnose comme combat entre Lumière et Ténèbres, qui définit le « mythe gnostique primordial ». Viendront ensuite les fragmentations du mythe originel, ses réécritures théologiques, magiques, mais comme « mosaïque textuelle » cassée, reconstruite, réappropriée. En leur surplomb, le Mythe gnostique dualiste, « métatextuel », en son infinie capacité d'engendrement de toutes les formules dualistes, ce que S. Lupascu nomme « les trésors polymorphes de ses versions ». Du fond archaïque de la gnose égyptienne, exprimée dans le mythe « d'Osiris-Isis-Horus », réélaborée dans les « Manuscrits de la Mer morte », le zoroastrisme et le « mythe des Esprits Jumelés », le dualisme connaît une « vitalité millénaire », qui explosera dans les écrits paléochrétiens tels que L'Évangile de la Vérité (copte, IIe siècle), L'Hymne de la Perle et Hypostase des Archontes (IIIe siècle), La paraphrase de Sem (IVe siècle), etc., dans le même temps où la Torah s'en empare. Du point de vue du christianisme, S. Lupascu rappelle qu'il est, chez saint Augustin, une continuité entre sa période « manichéenne » et sa conversion. Si l'on ajoute, en islam, l'introduction de la théologie mystique par l'ismaëlisme dont le soufisme témoigne, et, à la suite de G. Scholem, l'existence d'un « gnosticisme juif », dont le Livre d'Hénoch est l'attestation – on prend toute la mesure de l'importance de ces filières nouvelles « de propagation des idées gnostiques » en des espaces religieux hétérogènes.

5 Mais est-il un « mythe primordial », dont les « traductions »-« transmissions », en des espaces sacrés distincts, seraient les accomplissements à la fois singuliers et cependant complices ? S. Lupascu rappelle opportunément Cl. Lévi-Strauss et sa conception du mythe comme « composé de tout l'ensemble de ses versions ». Rappel bien venu. Qui invite à inverser la question « impertinente » de l'origine du mythe. Le « langage divin » ne serait alors que la chaîne de toutes les variations des paroles instituées comme dires « sacrés ». C'est en remontant à la source que l'on trouverait ainsi la moins claire des « eaux », le Verbe métissé de tous les mystères des paroles sacrales. Si bien que la thèse de S. Lupascu acquiert une nouvelle pertinence, qui démêle l'écheveau des relations antre aires religieuses, toutes ordonnées de façon spécifique autour des

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mêmes topiques. C'est de cet entremêlement que l'on peut en venir à penser l'unicité d'un « verbe » fondateur parce que virtuel. Toute variation est alchimie, toute alchimie est syncrétisme, tout syncrétisme est l'instituant « ultime » du langage divin, référence « première ». Ainsi de l'hermétisme, cette « pensée syncrétique » de l'espace gréco- égyptien. Qui aura une influence déterminante dans « les espaces chrétien et musulman ». Et du dualisme manichéen qui irradiera au long de « la route de la soie ». Mani, dans l'héritage symbolique de la « révélation » d'Hermès, éduqué, note S. Lupascu, dans la doctrine antichristique de la gnose juive, puis converti par révélation au christianisme gnostique comme « Apôtre du Christ ». De l'hermétisme au manichéisme, transitent les éléments constitutifs de la « mythologie et la cosmologie de la guerre entre la Lumière et les Ténèbres », et son dénouement, « l'apocalypse de la Lumière ».

6 Le manichéisme constitue, selon Hans Jonas, la « matérialisation monumentale » du principe gnostique. Ainsi acquiert-il cette « force historique de grande envergure », qui va irriguer les dualismes de l'Europe médiévale. Catharisme et bogomilisme en témoigneront, aussitôt condamnés comme hérésies majeures, installant le Mal au principe « de la Création du cosmos et de l'être humain ». Le christianisme en est l'espace de déploiement, mais aussi bien l'islam « primaire », qui repend, dans le Coran, la conception docétiste de Jésus mort en image, « étant né sans aucune participation à la matière ». Telle conception du « monde » comme site du Mal dont il convient de s'abstraire devait conduire les missionnaires manichéens de l'Empire chinois à la rencontre d'un bouddhisme de sortie du monde. Fondateur de la Kabbale prophétique, Abraham Aboulafia pose à son tour le Mal comme « principe moteur de l'univers et des êtres humains », dans le cadre d'une « dialectique mystique de l'ascension de l'âme vers l'Intellect Agent ». On connaît par ailleurs l'influence d'Aboulafia sur Pic de la Mirandole et la cabale chrétienne (cf. Chaïm Wirszubski, Arch., 144-59).

7 Gnose, hermétisme, dualisme : conceptions qui traversent les espaces sacrés, l'une en l'autre et par l'autre s'enrichissant, se diversifiant, et formulant – par leurs variations, leurs conflits d'interprétation, et leurs accomplissements spécifiques selon les aires de religion où elles se déploient –, le « verbe primordial » en sa virtualité, qui est sa vérité même. Au cœur de ces espaces, la connaissance hésitante et fragile de l'essence du monde et de sa signification, la recherche obstinée d'un « sens originel », d'un « langage primordial ». De cette quête advient – comme il en va du mythe lévi- straussien composé du métissage de ses variations –, le « langage divin ». Il fallait prendre à revers les voies du sacré pour avoir chance de restituer l'impensable « verbe premier », afin que cette parole initiale dise en sa majesté la vérité de l'homme. Que S. Lupascu, exégète érudit de la conception dualiste, nous livre en rappelant cette affirmation d'Aboulafia : « Tu es un homme et tu es un ange et tu es Satan ». Le « langage divin » est ainsi cela qui dit la division de l'homme, et son divorce perpétué.

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Nicolas Lyon-Caen , La boîte à Perrette, le jansénisme parisien au XVIIIe siècle Paris, Albin Michel, coll. « L'évolution de l'humanité », 558 p.

Benoît Vermander

RÉFÉRENCE

Nicolas LYON-CAEN , La boîte à Perrette, le jansénisme parisien au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, coll. « L'évolution de l'humanité », 558 p.

1 C'est le sous-titre de cet ouvrage qui en définit véritablement le champ. La « boîte à Perrette » (nom d'usage de l'administration financière du mouvement janséniste, administration éclatée en de multiples comptes indépendants) avait fait l'objet d'un travail universitaire précédent de l'auteur (La Boîte à Perrette. Approche des finances du mouvement janséniste au XVIIIe siècle, thèse de l'École nationale des chartes, Paris, 2002), et cet aspect n'occupe qu'une part restreinte du présent ouvrage, fondé sur une thèse de doctorat ultérieure (Marchands de miracles : la bourgeoisie janséniste parisienne au XVIIIe siècle, Paris I-Panthéon Sorbonne, 2008). Le livre qui en résulte est passionnant de bout en bout. L'extrême richesse des sources et archives exploitées comme la minutie des développements qu'elle autorise ne font pas obstacle au bonheur de l'écriture ; la construction de l'ouvrage associe habilement regroupements thématiques et progression chronologique ; enfin, le souci historiographique ouvre par étapes sur des interrogations théoriques et méthodologiques d'ampleur.

2 Le champ social ici pris en compte est surtout celui des six principales corporations marchandes de la capitale, lesquelles, au cours du XVIIIe siècle, assument de leur propre initiative le vocable de « bourgeoisie », de concert avec quelques autres corps de métier, avocats et notaires principalement, mais aussi procureurs et médecins. Ce patriciat urbain, qui contrôle les fabriques paroissiales et le tribunal consulaire, s'avère

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construire et vivre son identité en référence étroite avec le jansénisme, notamment entre les années 1720 et 1775. Le terme de jansénisme est à comprendre ici comme la « formalité des pratiques » (Michel de Certeau) qui se trouvent « informées » justement tout à la fois par l'héritage de Port-Royal, le mouvement convulsionnaires et les appels contre la bulle Unigenitus, l'ensemble étant réinterprété selon le mode normatif et narratif qui est celui du figurisme. Dès le départ, l'auteur prend quelque distance avec la lecture du mouvement janséniste aujourd'hui dominante, celle d'une transgression du contrat absolutiste qui fonde le droit divin, transgression qui en ferait l'un des modes, sinon le mode privilégié de la « sortie de la religion » dans le contexte théologico-politique français (notamment Catherine Maire, De la cause de Dieu à la cause de la nation, Gallimard, 1998). Il s'agit ici de reprendre un débat plus ancien, celui qui a porté sur la genèse et la réception sociale du mouvement. Pareil débat fut illustré par les noms de Bernard Groethuysen, Edmond Préclin, Lucien Goldmann et Robert Mandrou, et poursuivi plus récemment par René Taveneaux puis Marie-José Michel. Ces auteurs ont proposé des interprétations divergentes du phénomène, certains présentant le jansénisme comme l'expression religieuse des couches sociales dynamiques, d'autres au contraire comme un refuge, une réaction contre l'emprise croissante de l'État. L'auteur reprend ici les questions principales d'un débat qui n'a jamais été conclu, mais, plutôt que de partir d'une définition préalable du jansénisme, il s'intéresse d'abord aux « jansénistes », et fait le pari de reconstruire les formes de leur investissement religieux ainsi que les solidarités concrètes que cet investissement implique. Il scrute les témoignages de cet investissement dans tout document signalant appel contre la Bulle, dévotion envers les miracles du diacre Pâris, contribution financière aux œuvres qui soutiennent les dits appels et dévotions, ou encore dans les images et bustes recensés dans les inventaires après décès. Sur cette base, peut alors s'opérer l'analyse de la participation janséniste aux liens sociaux ordinaires, notamment familiaux et professionnels. La fusion des identités religieuse et sociale s'exprime dans des lettres de direction de conscience, correspondance, biographies qui donnent un contenu spécifique à la foi janséniste. Le mode de sociabilité de la bourgeoisie janséniste comme le contenu de foi que cette sociabilité porte avec elle se conjuguent alors pour expliquer tant le rôle que joue cette bourgeoisie dans les activités charitables et paroissiales que ses positions et stratégies lors des querelles autour des refus de sacrement et de l'administration des paroisses. L'examen de ces querelles permet de mieux saisir comment la croissance puis le déclin du jansénisme bourgeois furent étroitement liés à un mode d'incorporation de l'individu dans la communauté sociale et politique, mode d'incorporation remis en cause vers la fin du siècle. Telle est la trame d'ensemble sur laquelle l'ouvrage dévide ses analyses.

3 Le premier chapitre illustre le renouvellement complet des acteurs qui intervient entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle. Les solidarités formées autour de Port-Royal commencent à s'effacer dès 1680. À l'inverse, des configurations nouvelles surgissent avec la résistance à l'Unigenitus dans les années 1720. L'exigence de retrait du monde manifestée par le premier Port-Royal explique son peu de succès auprès de la bourgeoisie marchande de son époque, laquelle se tourne plutôt vers l'ordre mendiants et les réseaux jésuites. La persécution royale s'avère efficace, et, au début du siècle suivant, il reste bien peu du réseau relationnel port-royaliste. On sait pourtant que c'est vers la même époque que se constitue, autour du séminaire oratorien de Saint- Magloire, un nouveau noyau militant. Un temps directeur du séminaire, l'abbé Charles- Armand Fouquet, fils du surintendant, met alors en place la matrice de la Boîte à

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Perrette. L'important legs qu'il laisse à sa mort (1734) n'est plus géré par des descendants des proches de Port-Royal (la proportion importante de célibataires parmi ces derniers est un facteur décisif dans cet effacement), mais par de nouveaux réseaux d'avocats et de représentants de la bourgeoisie : « Il existe une sorte de passage à vide de l'engagement janséniste autour de 1700 et jusqu'à la fin des années 1720. » (p. 65). Port-Royal fait alors l'objet d'un « accaparement mémoriel » (p. 57), du fait même que nul ne peut plus prétendre être le seul détenteur légitime de son héritage. Le figurisme donne une coloration particulière à cette recréation. Par ailleurs, les laïcs prennent leur autonomie par rapport au clergé paroissial, s'assemblant de façon associative autour de tel ou tel membre du clergé appelant. C'est l'entrée des laïcs dans les querelles ecclésiales, entrée provoquée par l'ampleur des conflits autour de l'Unigenitus et les miracles du diacre Pâris, qui donne sa portée et son efficacité au souvenir de Port- Royal.

4 La formation de cette nouvelle communauté croyante fait l'objet du deuxième chapitre. Si les clercs n'ont pas spontanément sollicité l'adhésion des laïcs à l'Appel et au ré- appel contre l'Unigenitus, ces derniers vont trouver des voies pour s'y associer : protestations contre le procès intenté à l'évêque Soanen et témoignages de solidarité tout au long de sa détention, usage polémique des clauses testamentaires, culture politique de l'image... Surtout, les guérisons miraculeuses du cimetière Saint-Médard suscitent de nombreuses vocations de témoins engagés, et la contribution à l'essai de canonisation du diacre revêt alors une signification plus vaste. Si le public des « miraculés » témoigne d'un important brassage social, les témoins des miracles opérés montrent l'engagement des représentants des Six Corps : les bourgeois, plus réticents à engager leurs corps dans le processus thaumaturge, engagent en revanche volontiers leur signature pour son authentification (p. 105-110). Se constitue sur la base de ces réseaux de soutien une communauté croyante inédite, soudée par les pèlerinages à l'église Saint-Médard, le voyage à Port-Royal, ou encore la lecture des Nouvelles ecclésiastiques et celle des nécrologes des fidèles de la cause. La politique plus répressive envers le clergé appelant, déclenchée à partir de 1729, appelle aussi, de la part des laïcs, une mobilisation financière accrue pour venir en aide aux prêtres chassés des paroisses. La structure financière mise en place par l'abbé Fouquet, initialement pour soutenir la publication des Nouvelles ecclésiastiques et les petites écoles clandestines, élargit donc ses assises. Les vingt caisses recensées sur le siècle gèrent donations et legs testamentaires, et leur mode de gestion comme leur passation sont fondés avant tout sur la foi dans la parole donnée. Vers 1780, les quatre caisses principales totalisent près de trois millions de livres de capital, soit des revenus annuels de cent mille à cent vingt mille livres (p. 130-131). Plus généralement, le mouvement de solidarité autour du clergé appelant est un puissant facteur de construction communautaire. Le mouvement convulsionnaire, et plus spécifiquement le recours aux « secours meurtriers » (recours à la crucifixion et autres moyens extrêmes pour « venir en aide » aux convulsionnaires qui le réclament) divisent-ils le mouvement janséniste ? L'auteur relativise la portée des débats qui s'engagent alors : montrant d'abord que le mouvement convulsionnaire est loin d'être marginal et que la répression policière à son égard est bien moins systématique qu'il n'a parfois été écrit, il détaille le constat selon lequel le désaccord intellectuel sur les « secours » entame rarement la solidarité de groupe ; les convulsionnaires continuent le plus souvent à être fortement intégrés aux réseaux jansénistes dont ils sont issus. Les coupures sont ailleurs : la communauté croyante que crée la solidarité diffuse du mouvement janséniste « ne forme pas pour autant une

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association exclusive d'autres affiliations et n'occulte pas les frontières des groupes sociaux » (p. 152).

5 Les limites sociales que la communauté janséniste se donne à elle-même se manifestent dans l'importance que continue de revêtir le cadre familial (chap. III). Les familles jansénistes parisiennes du XVIIIe siècle sont généralement prolifiques : mettre au monde des enfants (que leur appartenance familiale prédestine à être parmi les élus) est un objectif avoué et valorisé. La famille elle-même est alors communauté fondée sur l'union spirituelle, les femmes assumant pour bonne part la charge du capital symbolique qui la fait vivre. Par ailleurs, si les stratégies matrimoniales restent marquées par les régulations sociales en vigueur, l'appartenance religieuse et la réputation du prétendant ou de la prétendante dans la communauté janséniste sont des facteurs d'importance, influant sur les alliances contractées. Du reste, les endogamies sociale et religieuse peuvent se conjuguer, et les marchands enrichis préférer alors les alliances au sein de leur caste et de leur communauté élective plutôt que tenter l'ascension que constituerait l'entrée dans une famille dotée d'offices. Plus généralement, si le mariage des fils, et notamment de l'aîné, assure la reproduction professionnelle, celui des filles et des cadets peut étendre la parenté spirituelle, par des alliances hors de la sphère d'origine (mariage entre avocats et filles de marchands établis par exemple, p. 185-189). Enfin, la solidarité entre familles jansénistes peut se manifester par d'autres éléments, partage des domestiques et des lieux de villégiature notamment. Un langage spirituel commun renforce donc les solidarités bourgeoises, tout en permettant l'intégration de nouveaux venus au sein du groupe.

6 La sociabilité familiale s'élargit à la sphère professionnelle (chap. IV). Les Six Corps trouvent dans le jansénisme une part conséquente de leur identité, sur laquelle réguler échanges et transmissions. L'ascension sociale au sein de la corporation va généralement de pair avec un engagement religieux accru, au moins jusque vers 1770. L'imprégnation religieuse marque aussi le choix et la formation des apprentis. Un certain « clientélisme religieux » se manifeste également dans le choix des fournisseurs ou des prestataires de services (dans le domaine de l'habillement ou de l'architecture par exemple), les solidarités professionnelles et religieuses se renforçant ainsi mutuellement. L'éthique marchande n'en reste pas moins fortement distanciée des sévères prescriptions de la théologie morale sur laquelle elle devrait se fonder – le jansénisme n'élabore pas une « éthique du capitalisme » qui donnerait cohérence à la vision religieuse et aux pratiques professionnelles. « Sur le terrain des accommodements avec les usages du monde, les jansénistes se révèlent finalement d'excellents casuistes » (p. 268), ce dont témoigne notamment la pratique de l'usure et de l'intérêt. En fin de compte, c'est l'incorporation sociale qui justifie et fait vivre la croyance. Cette dernière n'en est pas moins régulée par la communauté croyante, laquelle témoigne de « sa capacité propre à faire reconnaître des normes qui trouvent leur pertinence non pas dans les représentations subjectives de chacun, mais dans la reconnaissance réciproque par tous les acteurs de leur validité » (p. 279).

7 Ces normes sont articulées dans un discours partagé, que l'auteur, à l'instar de Dale Van Kley (Les origines religieuses de la Révolution française, 2002), estime se rapprocher de celui tenu par les protestants français à la même époque. Une théologie de la confiance en Dieu l'emporte sur le thème de la crainte ; le rôle essentiel joué par les laïcs dans les périodes de troubles bouleverse leurs rapports avec les ecclésiastiques. Cependant, des traits continuent à différencier fortement les deux communautés, notamment le pôle

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eucharistique mais aussi l'importance maintenue des miracles et reliques chez les jansénistes. Le chapitre cinq étudie avec finesse testaments, correspondances et autres écrits, montrant notamment combien le thème de « l'élection des familles » s'est insinué dans les consciences et a donné une assise affermie à la confiance en Dieu manifestée par les Élus. L'autonomie accrue des laïcs se manifeste par la construction de quasi lieux de culte dans la demeure familiale, lieux favorables au repli sur le for interne. Cette possibilité même de repli jusque dans la demeure et le lieu du travail permet justement un engagement mondain bien éloigné du mode de procéder qui était celui des Solitaires de Port-Royal. Par ailleurs, le jansénisme est en passe de s'accaparer la religiosité traditionnelle : la mémoire des « saints » du mouvement passe par le culte de leurs reliques ; les années 1760 voient une intensification des campagnes réclamant la reconnaissance de miracles opérées par le Saint Sacrement, campagne dirigée contre l'archevêque de Paris, Mgr de Beaumont ; les lectures pieuses forment un moule culturel solide, sans interdire tout à fait la pénétration des idées nouvelles dans les bibliothèques et les mentalités au fur et à mesure que le siècle s'écoule. Le paradoxe culturel du jansénisme, c'est qu'il utilise largement les ressources du catholicisme traditionnel tout en participant à sa façon au basculement des sociétés modernes vers l'autonomie. Mais cette autonomie fonde des pratiques, et notamment des pratiques charitables inscrites dans le tissu de la sociabilité locale.

8 Ces pratiques font l'objet du chapitre suivant. Le cadre légal des fabriques paroissiales est largement investi par la bourgeoisie janséniste, notamment par son élite. Les compagnies de charité fournissent un réseau d'action souple et diversifié. La direction des hôpitaux, réservée aux plus prestigieux des notables, est également marquée par l'emprise des jansénistes, lesquels contrôlent aussi les deux compagnies de charité dédiées aux prisons. Enfin, les jansénistes construisent une œuvre éducative autonome par le biais de la formation d'un groupe de maîtres d'études élémentaires (sœurs de Sainte-Marthe pour les filles, frères Tabourin pour les garçons). Le travail des administrateurs des institutions charitables est lourd : ces derniers ont notamment un rôle clé dans l'identification des « bons pauvres », mais ils sont aussi en mesure de jouer un rôle innovant, par exemple dans les soins apportés aux nourrissons et aux vieillards ou dans la pédagogie éducative promue. Les « aumônes spirituelles » (entendre par là notamment la conversion des hérétiques) est aussi une tâche des notables engagés dans l'action caritative, et les fruits de conversion attachés à cette action sont un gage d'orthodoxie très apprécié. L'investissement en temps et en argent attaché à l'exercice d'une charge charitable fait du notable qui l'exerce le médiateur des grâces divines, hors de toute hiérarchie cléricale. Mais cette médiation continue à s'exercer à l'intérieur d'une communauté dotée d'une cohérence religieuse et sociale.

9 Le cadre des institutions paroissiales continue à médiatiser, souvent difficilement, cette communauté socioreligieuse : les dites institutions sont traversées de conflits qui portent notamment sur les refus de sacrement (la première affaire de ce type intervenant en 1749). Le chapitre sept de l'ouvrage apporte une lecture renouvelée de ces conflits ; il débute par ceux qui opposent curés et notables dans la gestion des fonds charitables. Si la première moitié du siècle témoigne en général d'une soumission globale des clercs aux laïcs sur les points d'administration charitable (soumission plus notable chez les curés jansénistes), à partir de 1740 des tensions violentes vont être suscitées par les nominations de curés antijansénistes mais aussi par l'arrivée d'ecclésiastiques formés selon un moule nouveau, soucieux d'affirmer leurs compétences et leurs droits. Les laïcs ripostent notamment en attribuant leurs legs aux

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fabriques et non aux curés. Se construit par étapes l'idée d'un curé despote et inquisiteur, image à partir de laquelle il faut comprendre les querelles autour des refus de sacrement. L'auteur les attribue moins à une politique épiscopale intransigeante qu'à une instrumentalisation par les notables jansénistes de l'arrêt du Parlement de 1752 interdisant pareils refus : en mettant le prêtre de paroisse dans une situation fausse, il sera possible d'obtenir son emprisonnement, son bannissement ou sa fuite, de même que la saisie de ses biens. Le refus d'exhiber un billet de confession sera donc prémédité, mis en scène et rendu préalablement public, de façon à faire enregistrer devant notaire le refus de sacrement qui normalement s'ensuit. Les conseillers au Parlement ou au Châtelet chargés d'enquêter sur ces affaires sont généralement proches ou partie du milieu janséniste. « Le refus du sacrement apparaît ainsi comme un coup monté qui survient précisément au moment où les différends au sujet de l'argent des charités deviennent trop vifs. » (p. 438). Les prêtres les plus directement touchés par la vindicte janséniste sont souvent des provinciaux dépourvus d'appuis locaux. Le conflit se durcit donc du seul fait que la provincialisation du clergé parisien s'accroît avec le temps (deux cent cinquante-trois prêtres issus du diocèse sur sept cent seize en place dans les paroisses en 1789). En outre, il est plausible que l'attitude très conflictuelle des notables envers leur clergé provienne pour une part d'un ressentiment lié au fait que les fils de la bourgeoisie marchande ont vu la carrière ecclésiastique leur être interdite ou bloquée de par leur appartenance au jansénisme (p. 450-454). Mais leur réaction est aussi un symptôme de leur résistance au nouveau projet ecclésial issu du Concile de Trente : il s'agit pour eux de garder les formes anciennes de gestion des paroisses.

10 Dans le huitième et dernier chapitre, l'analyse des discours et actes juridiques émanant des avocats et notaires et portant sur les refus de sacrement entend inscrire pareille production dans la sphère de la « publicité » bourgeoise. Mais le modèle ici développé comprend ce phénomène au travers d'un paradigme très différent de celui qui associe la genèse de la sphère publique bourgeoise et la République des Lettres. Les hommes de loi jansénistes sont proches de la monarchie de par leur désir de marginaliser la juridiction ecclésiastique : la monarchie est pour eux garante du droit légitime au sacrement, qui n'est pas seulement en cause dans les affaires d'extrême-onction mais aussi dans ceux de refus de mariage – le mariage, fondé sur la loi naturelle, ne saurait donc être refusé aux protestants présumés. Le sacrement est au fond « un droit de nature politique du sujet, lié à l'incorporation des individus dans l'État et dans l'Église » (p. 478). En retour, la « matière spirituelle pure » laissée à l'appréciation de l'Église, se réduit comme peau de chagrin. Les droits de l'individu, affirmés face à une Église qui voudrait se soustraire à leur reconnaissance, sont garantis et médiatisés par les corps et institutions auxquels cet individu appartient. C'est sur la base de leur incorporation que les notables jansénistes se réclament de la monarchie (laquelle fonde le principe et les modalités de l'incorporation) contre les empiètements de l'Église. Le langage de l'incorporation, au cœur du droit public, ne fonde donc en rien la sociabilité politique sur un individu abstrait. Dans le cas de la bourgeoisie janséniste pour le moins, le modèle de l'émancipation politique ne serait nullement celui de la « société de pensée » exposé par François Furet (p. 487). L'analyse détaillée des stratégies et intérêts des avocats et notaires montre qu'ils sont sur ces points en parfaite harmonie avec la vision politique de la bourgeoisie marchande dont ils sont issus plutôt qu'avec celle des « élites éclairées » (p. 488-507). Dans cette perspective, il n'est peut-être pas étonnant que les réformes des années 1770, qui sonnent la fin de l'incorporation, provoquent

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aussi la sortie hors de la sphère politique de la bourgeoisie janséniste. Les réformes de Maupéou, puis de Turgot provoquent un refus d'occuper les charges publiques nouvellement créées en remplacement des anciennes, diminuant radicalement la signification des institutions locales urbaines. Déconstruction des corps et collèges, désertion des pratiques publiques et déclin de l'engagement religieux signent ensemble une logique de « désincorporation » (Claude Lefort). D'une certaine façon, le discours de mobilisation janséniste, en justifiant l'engagement civique, instituait l'élite marchande qui le tenait en interlocuteur privilégié de la monarchie. C'est la destruction des particularismes locaux entreprise par cette dernière qui épuisera tant l'une que l'autre. Épuisement aggravé, pour la bourgeoisie janséniste, par la disparition progressive du clergé appelant dont la protection mobilisait ses réseaux de solidarité.

11 Au cours du XVIIIe siècle, les élites marchandes se sont donc appropriées le souvenir de Port-Royal, la puissance d'intercession du diacre Pâris et la cause du clergé appelant. Elles ont ainsi tenté de renouer avec un régime de sacralité justifiant leur légitimité locale. La communauté janséniste s'est identifiée avec une forme de culture civique fondée sur la mémoire et les usages de l'ancienne culture corporatiste. Le dépérissement de cette culture est lié pour bonne part au décloisonnement, à la fois naturel et imposé, de l'espace social parisien. Le rapport entre la position d'une classe sociale et le fait religieux qu'elle intériorise se révèle donc complexe : « Si le jansénisme contribue à modeler les évolutions de la bourgeoisie, il est en même temps profondément informé par toutes les autres composantes de la position de ses adeptes. » (p. 530). D'où cette prise de position ultime de l'auteur quant au schéma et à la temporalité de la « sortie de la religion » tels que proposés par Marcel Gauchet : « À la veille de la Révolution encore le religieux est modelé par le social autant qu'il l'informe. (...) Le religieux vécu était pris dans l'organisation sociale mais ne l'informait pas nécessairement dans sa totalité. Il n'est donc pas nécessairement synonyme d'une hétéronomie absolue de la règle qui vient d'ailleurs que de soi-même. Chez les jansénistes, le langage religieux est utilisé comme un rapport entre membres d'un groupe social en mouvement et permet d'articuler discours et revendications sur des pratiques à caractère politique. » (p. 532-533)

12 La conclusion de l'ouvrage, qui affirme ainsi avec Durkheim l'indissolubilité de ce qui appartient à Dieu et de ce qui revient à César, aurait sans doute gagné à être quelque peu étoffée, ne serait-ce que pour rendre justice à la minutie du travail d'enquête. Peut- être aurait-il été possible d'étayer davantage la thèse du caractère « réactif » du jansénisme en insérant les positions et stratégies de la bourgeoisie marchande dans l'ensemble d'un tissu social parisien en travail de décloisonnement (sans que ce décloisonnement soit ici décrit). L'analyse des années 1780-1790 aurait aussi pu être approfondie. La question se pose notamment d'un éventuel « transfert » des références de l'élite marchande vers d'autres secteurs sociaux et politiques, et notamment de la prise en charge par des acteurs multiples des références port-royalistes.

13 La filiation avec Port-Royal, justement, pose un autre problème. Si l'auteur décrit de façon convaincante l'épuisement du milieu du premier Port-Royal et le travail mémoriel poursuivi ensuite autour de l'abbaye et des Solitaires, il n'évoque que vaguement « l'héritage intellectuel » du mouvement. Il est pourtant loisible de se demander si cet héritage n'a pas travaillé autrement et davantage le jansénisme du XVIIIe siècle qu'il n'est ici suggéré, ce qui expliquerait tant le caractère inachevé de sa synthèse intellectuelle que la prise en compte des références port-royalistes au-delà

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des limites sociales et historiques posées dans l'ouvrage. Trop rapidement évoqué par l'auteur, le modèle de la société de pensée peut légitimement trouver certaines de ses origines dans le modèle d'interaction initié par les Solitaires – « corps sans tête » (Harlai) réuni par le discernement du Vrai effectué en un lieu et un temps donnés, forme de socialisation dont le but est « d'opiner, de dégager entre ses membres, et de la discussion, une opinion commune, un consensus, qui sera exprimé, proposé, défendu » (Furet). Ce travail de socialisation alternative indubitablement poursuivi par Port-Royal n'informe-t-il en rien les groupes qui en récupèrent l'héritage religieux ? Ne pourrait- on émettre l'hypothèse que la désincorporation n'est pas uniquement un phénomène provoqué de l'extérieur mais qu'elle est aussi le produit des références contradictoires par lesquelles les Corps tentent de renouveler leur charge symbolique ? Si les avocats ne forment pas un corps en tant que tel, le court passage que l'auteur consacre à la janséniste confrérie de Saint-Yves, laquelle se décrit en 1780 comme « une libre assemblée de citoyens » (cité p. 494) évoque moins la tentative de créer ou recréer une structure d'incorporation que le surgissement d'un modèle de sociabilité tout à la fois nouveau et pourtant ancré dans la tradition du premier Port-Royal. Du reste, la rhétorique des avocats jansénistes rapportée dans l'ouvrage résonne à plusieurs reprises avec des accents directement empruntés à Antoine Arnauld. L'enracinement des droits de l'individu dans le double contrat noué avec l'État et l'Église renvoie aux protestations de ce dernier contre la réforme autoritaire de la Règle du monastère de Port-Royal : « Le plus grand fondement de la justice humaine, au regard de ceux mêmes qui n'ont point connu les commandements de Dieu, est la bonne foi, qui oblige de ne point violer les accords que l'on a faits, et d'entretenir les choses dont on est publiquement convenu. (...) On ne peut donc sans une manifeste injustice aggraver leur joug [aux religieuses] en changeant les conditions sous lesquelles elles ont bien voulu se dépouiller de leur propre volonté, quand ce sont surtout des conditions qui sont autorisées par l'une et l'autre puissance, la spirituelle et la temporelle (...) car on peut dire alors qu'elles ont l'Église et l'État pour garants de l'exécution du contrat qu'elles font avec l'une et avec l'autre. » (Arnauld, OC, t. XXXVIII, p. 656-657) La question sous- jacente est de savoir si, après sa disparition, Port-Royal ne joue plus que le rôle d'une référence symbolique malléable, ou si le jansénisme du XVIIIe siècle reste sourdement travaillé par ses origines, ce qui expliquerait pour partie ses contradictions et son dépassement.

14 Plus largement, si l'ouvrage est riche d'implications quant à la validité et aux limites de deux thèses majeures de ces dernières décennies – celle de la formation de la « société de pensée » et celle de la « sortie de la religion » (et les deux thèses ne sont pas tout à fait indépendantes l'une de l'autre) –, il n'engage qu'indirectement le débat, par le biais d'inférences et de questions parfois seulement esquissées. Mais cela n'altère pas son immense mérite : celui d'offrir une étude extrêmement fine et détaillée sur un moment et un milieu essentiels à la compréhension de l'articulation mouvante entre religieux et politique à la jointure des temps modernes. En 1990, Marcel Gauchet écrivait : « Il est communément admis que le jansénisme a joué un rôle dans l'ébranlement de l'Ancien régime. Mais comment, selon quelles voies cet ébranlement s'est-il communiqué ? De la résistance du XVIIe siècle aux luttes ouvertes du XVIIIe siècle, des batailles religieuses à la genèse du parti patriote, quels sont les cheminements ? Par où passent les canaux ? Les modèles plausibles continuent de faire débat. Nous n'avons désespérément pas la clé de ces relations que nous souffle une rumeur faite histoire. » (Chroniques de Port-Royal, 1990, p. 22-23) Depuis, plusieurs études d'importance ont renouvelé le débat, et cet

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ouvrage s'inscrit dans leur continuité tout en suggérant en même temps les voies d'un modèle résolument nouveau.

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Vincent Majewski, Saint Colomban et les abbayes briardes. Un nouveau modèle pour l'Occident mérovingien Montceaux-lès-Meaux, Éditions Fiacre, 2010, 167 p.

Mickaël Wilmart

RÉFÉRENCE

Vincent MAJEWSKI, Saint Colomban et les abbayes briardes. Un nouveau modèle pour l'Occident mérovingien, Montceaux-lès-Meaux, Éditions Fiacre, 2010, 167 p. 156-73

1 Le petit nombre de pages de ce livre n'empêche pas son auteur de soulever une question importante de l'histoire du monachisme médiéval : celle de la diffusion des règles monastiques avant l'affirmation de la primauté bénédictine. Faisant preuve d'une érudition fine dans son analyse et dans sa critique de sources souvent hagiographiques ou plus tardives, V. Majewski livre ici une réflexion stimulante sur la constitution d'un maillage d'établissements réguliers dans la Gaule mérovingienne. Critiquant une lecture de l'histoire du monachisme, qu'il considère comme trop souvent téléologique car anticipant l'hégémonie de la règle bénédictine, il choisit de centrer son propos autour de la figure de saint Colomban et de ses disciples afin d'envisager « une société monastique qui se construit pour elle-même » (p. 54).

2 Moine irlandais débarquant sur le continent vers 590, Colomban passe les vingt-cinq dernières années de sa vie à tenter de diffuser son propre modèle de communauté religieuse, agissant successivement en Bretagne, en Bourgogne, en Neustrie, en Germanie et en Italie. Durant le premier tiers du VIIe siècle, lui et ses disciples fondent une quinzaine de monastères dont cinq dans le seul diocèse de Meaux. Ces fondations

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briardes, autour desquelles se construit le propos du livre sans toutefois s'y limiter, auxquelles il faudrait sans doute ajouter les structures créées dans les régions limitrophes comme les diocèses de Laon ou de Soissons, sont le résultat d'un lien étroit entre l'aristocratie neustrienne et l'essor de la pensée colombanienne. Colomban et, après lui, Eustaise et Walbert ont en effet su appuyer leurs efforts sur un réseau aristocratique dont les membres sont liés par le sang ou par une amitié remontant à leurs années de formation au Palais. Ce réseau a, de son côté, pu affirmer son pouvoir par les fondations pieuses tout en exprimant un attachement à une conception nouvelle du monachisme qui rencontre l'opposition virulente de l'épiscopat en place. Centrée autour de l'abbaye de Luxeuil, cette vague de fondations entend mettre en avant un modèle original basé dans un premier temps sur la règle de saint Colomban puis sur une règle mixte. La règle colombanienne s'appuie sur un pénitentiel très strict qui rend obligatoire une confession quotidienne des religieux. Ceux-ci sont donc soumis à un contrôle étroit, mais la règle, telle qu'elle nous est parvenue, fait l'impasse sur les activités rythmant la journée d'un monastère et sur certains aspects de discipline. D'où la nécessité pragmatique de recourir assez rapidement à des règles mixtes. Ainsi Walbert, avant qu'il ne prenne la tête de l'abbaye de Luxeuil, organise la vie des moniales de Faremoutiers en leur rédigeant une règle mêlant les principes de saint Colomban à ceux de saint Benoît. Ayant, par exemple, dû s'occuper de fugues de religieuses, cas non prévu par son maître, il s'inspire des préceptes bénédictins pour apporter une réponse à la question de leur réintégration. L'analyse menée par V. Majewski de cette Regula cujusdam Patris ad Virgines montre bien le passage d'une conception idéale de la vie monastique au règlement de problèmes concrets inhérents au fonctionnement d'une communauté. La conservation d'autres textes du même genre aurait sans doute permis d'expliciter encore plus finement ce phénomène de rédaction de règles mixtes dont Anne-Marie Helvétius avait déjà souligné la diversité dans le Hainaut.

3 En ouvrant les clôtures colombaniennes à la règle bénédictine, Eustaise et Walbert n'en proposent pas moins leur propre modèle. Les chartes de fondations se réfèrent en effet explicitement à une application de la règle à la manière de Luxeuil, conférant parfois même un droit de regard, voire de contrôle, de ses abbés sur les nouveaux établissements. Il y a bien là l'apparition d'un groupement d'abbayes autour de Luxeuil, d'inspiration colombanienne. Peut-on cependant franchir le pas et parler de congrégation comme le fait parfois, certes de façon prudente, l'auteur ? Si la centralisation autour de Luxeuil peut être un argument, la disparition d'actes de la pratique ne peut qu'appeler l'historien à la retenue. Certes, Eustaise et Walbert forment à Luxeuil une partie de l'élite religieuse franque, favorisant ainsi la diffusion de leur modèle. Mais celui-ci ne se pérennise pas et laisse la place à un ordre basé sur la seule règle bénédictine, preuve que l'organisation n'était peut-être pas aussi efficace. Surtout, comme le souligne l'auteur, l'introduction de préceptes bénédictins plus modérés a sans doute commencé à affaiblir le modèle mis en place par Colomban qui avait pourtant su séduire une partie de l'aristocratie mérovingienne. Au-delà du caractère pragmatique de l'évolution des règles, nous sommes certainement aussi face à un changement des conceptions religieuses que les sources, lacunaires pour cette période, ne permettent malheureusement pas d'éclairer davantage.

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Corinne Marchal, Manuel Tramaux (éd.), Le miracle de Faverney (1608). L'eucharistie : environnement et temps de l'histoire. Actes du colloque de Faverney (9-10 mai 2008) Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2010, 509 p. [Annales Littéraires de l'Université de Franche-Comté, 878. Série « Historiques », no 34].

Willem Frijhoff

RÉFÉRENCE

Corinne MARCHAL, Manuel TRAMAUX (éd.), Le miracle de Faverney (1608). L'eucharistie : environnement et temps de l'histoire. Actes du colloque de Faverney (9-10 mai 2008), Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2010, 509 p. [Annales Littéraires de l'Université de Franche-Comté, 878. Série « Historiques », no 34].

1 Dans la nuit du 25 au 26 mai 1608, veille de la Pentecôte, survint dans l'abbaye bénédictine de Faverney (Haute-Saône) un miracle eucharistique qui eut en son temps un grand retentissement et dont le culte n'a guère cessé depuis. Le Saint-Sacrement (sous la forme de deux hosties consacrées) était resté exposé pendant la nuit, entouré de cierges allumés, dans une lunette placée au-dessus du reliquaire contenant un doigt de sainte Agathe, objet de vénération ancienne. À l'ouverture de l'église le lendemain matin, le sacristain constata que le feu des cierges fondus avait détruit l'autel et ses accessoires mais que le reliquaire et les hosties dans l'ostensoir qui le surmontait avaient été préservés. Qui plus est, le reliquaire, qui n'était plus soutenu par l'autel,

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resta suspendu en l'air pendant trente-trois heures jusqu'à ce que, au vu des fidèles présents, mystérieusement avertis par le son d'une clochette, le reliquaire et les hosties descendent d'eux-mêmes en se plaçant sur le corporal. L'archevêque de Besançon, entouré de représentants de différents ordres religieux (bénédictins, capucins, jésuites, minimes), conclut à un miracle manifeste et, dès le 10 juillet, il autorisa le culte qui fut propagé par des récits en français et en latin imprimés dans des occasionnels, dès 1608-1609, à Paris, Besançon, Rouen, Lyon et Cologne, ainsi que par des gravures. L'une des deux hosties miraculeuses est toujours conservée à Faverney, l'autre fut rapidement transférée à Dole, la capitale comtoise, où, dans la Sainte-Chapelle au fond de la collégiale, un culte secondaire se développa qui se perpétua après la disparition de cette hostie en 1793.

2 Tout comme le troisième centenaire de ce miracle, en 1908, marqué par un grand congrès eucharistique, le quatrième centenaire a donné lieu à des manifestations commémoratives, plus historiennes cette fois-ci, moins marquées par des soucis d'apologétique ou de didactique religieuse. Le colloque, dont ce volume publie les actes, en faisait partie. Pour l'étude ultérieure du miracle de Faverney et de son culte, et des miracles eucharistiques en général, ce recueil constitue dorénavant un outil fort utile. On y trouve, en effet, le tout premier récit détaillé du miracle, récemment retrouvé, qui avait été rédigé quelques jours après les faits par des jésuites de la région impliqués dans la reconnaissance du miracle. Outre une bibliographie complète, vingt-quatre articles de spécialistes locaux et d'historiens des sciences religieuses mettent le miracle, son double culte et son évolution en perspective, aussi bien dans le contexte local que dans celui de l'évolution et du sens historique des cultes eucharistiques. Dans la première partie, neuf contributions entendent replacer le miracle de Faverney dans la trajectoire historique de la dévotion au Saint-Sacrement, de ses expressions cultuelles et matérielles (processions, reliquaires, ostensoirs, calices, offrandes, etc.), et des miracles eucharistiques. Leurs deux variantes sont soulignées : d'une part, l'hostie ensanglantée, soit par intervention divine soit par profanation, comme argument de controverse ou de vengeance céleste contre les juifs d'abord (par exemple, le miracle des Billettes, Paris, 1290), les protestants ensuite ; d'autre part, l'hostie préservée de la corruption, de la profanation, de la destruction ou du feu. Les articles restent près de cas particuliers, sans véritable effort de synthèse. Par ailleurs, comme le miracle de Faverney eut lieu dans un contexte de controverse antiprotestante, ce recueil s'intéresse plutôt aux fonctions socioreligieuses des miracles qu'à l'analyse de leurs dimensions anthropologiques. Ainsi, la préservation du feu en tant qu'élément constitutif lié à la perception du sacré, qui est au centre du miracle de Faverney, est davantage évoquée que creusée. Il en va de même pour les phénomènes analogiques des deux variantes : d'une part, le crime rituel des juifs vengé par les chrétiens (Simon de Trente, 1475) ou encore l'iconoclasme protestant dûment puni par le ciel, d'autre part, les statues, peintures ou bâtiments miraculeusement préservés de la destruction ou du feu. Que l'on pense au célèbre article de Bob Scribner sur l'« incombustible Luther ». Il est, par ailleurs, dommage que le recueil n'ait pas vraiment profité de la recherche allemande déjà ancienne, solide et très abondante dans le domaine des cultes eucharistiques ; en revanche, on se méfiera, en particulier, des listes de miracles recopiées dans des recueils dévotionnels français anciens. Assez curieusement, les articles insistent davantage sur les hosties ensanglantées (Blanot, 1331, analysé par D. Lannaud ; Dijon, 1433 par D. Dinet) que sur les miracles préservant des hosties du feu (Herckenrode, 1317, et surtout Amsterdam, 1345, réinterprété au XVIIe siècle dans le

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contexte calviniste de la Hollande et au culte toujours vivant). En fait, la dimension liturgique de la dévotion eucharistique au cours des siècles prend ici le pas sur le culte populaire, même si son rôle apologétique dans ce pays à la frontière de la catholicité est fréquemment évoqué. Pour ce qui est des processions du Saint-Sacrement de Metz, contemporaines du miracle de Faverney, ce discours antiprotestant est dûment analysé (Ph. Martin).

3 La deuxième série d'articles, plus cohérente, présente le miracle de Faverney dans son contexte : le bourg, la vie paroissiale, la Réforme catholique dans le diocèse de Besançon. On y apprend une propension locale au miracle précédant les événements de 1608 : non seulement le doigt de sainte Agathe était en grande vénération à l'abbaye, mais il y avait aussi un culte de la Vierge qui fonctionnait comme « sanctuaire à répit » pour assurer le baptême d'enfants mort-nés (J. Gélis). Dans la troisième partie, dix articles détaillent différents aspects des réactions au miracle et de son culte dans les siècles postérieurs : l'attitude des bénédictins de Saint-Vanne et des capucins, la rapide diffusion du miracle par des occasionnels, ses représentations visuelles, son office liturgique, l'hostie dans la tourmente révolutionnaire, le tricentenaire de 1908, et l'attitude de l'Église depuis Vatican II. Un article particulièrement éclairant de M.-C. Gomez-Géraud replace le narratif de Faverney et ses images dans une série de récits de miracles eucharistiques contemporains (tels Laon, 1566, analysé naguère par I. Backus) en montrant les particularités qui le distinguent du flot des « miracles de révélation » à fort accent apologétique et didactique : lévitation des saintes espèces, association apotropaïque du Saint-Sacrement à une relique, miracle à épisodes, durée en heures analogue à la vie du Christ. La contribution de M. Tramaux, enfin, outre une solide analyse des procédures d'enquête et d'authentification épiscopale du miracle de Faverney, met l'accent sur un second miracle qui se cachait en quelque sorte derrière l'apologie eucharistique : en effet, le bref pontifical d'indulgences accordées pour la Pentecôte et son annexe par l'archevêque, tous deux épinglés à côté de l'ostensoir, furent eux aussi épargnés par les flammes, attestant ainsi divinement l'autorité hiérarchique et la conception catholique de la rémission des péchés. Rien d'étonnant donc à ce que A. Burkardt décèle dans les occasionnels un double discours apologétique : le discours du miracle à l'état cru de son expérience sensuelle, prouvant que Dieu domine la nature, et le discours ecclésial, plus savant, qui tend à affirmer que les vérités de la foi ne relèvent pas simplement de l'expérience des sens, mais de la garantie de véracité qu'y confère la tradition de l'Église romaine.

4 Le volume replace le miracle essentiellement dans le contexte français. On se rappellera cependant que Faverney, faisant partie de la Franche-Comté, était à l'époque d'obédience habsbourgeoise et que son souverain résidait à Bruxelles. Le contexte politico-religieux en était alors aux négociations de la Trêve (conclue en 1609), essayant précisément de ne pas exaspérer les oppositions confessionnelles. Juste après le miracle, eut lieu à Anvers le grand débat sur la transsubstantiation entre deux adversaires hollandais, le jésuite Johannes de Gouda et le pasteur réformé Franciscus Lansbergius, qui donna lieu à un véritable flot d'occasionnels. Par ailleurs, Faverney se situait tout près de la grande route reliant Milan à la Flandre, en passant par Besançon. On est un peu surpris, dans ce contexte, de l'absence d'analyse des liens avec les Pays- Bas espagnols. Ne les a-t-on pas cherchés ? Comme l'a montré Luc Duerloo, les archiducs œuvrèrent à ce moment précis avec bien plus de force et de conviction que le roi de France à la réalisation de la Réforme catholique. Ils y inclurent expressément le grand culte des hosties ensanglantées, profanées par les juifs de Bruxelles (1370), et ne

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reculèrent point devant la promotion vigoureuse de cultes nouveaux d'esprit anti- hérétique, tels ceux de Notre-Dame de Montaigu ou de la Sainte-Vierge de Halle, tous deux célébrés par le premier humaniste de l'époque, Juste Lipse. Et nous savons, sans l'apprendre dans ce volume, que c'est grâce à l'intervention personnelle des archiducs que leur capitale comtoise obtint la seconde hostie de Faverney. Les relations étaient intenses entre les érudits néerlandais et franc-comtois, tels Jean-Jacques Chifflet qui par son Vesontio (1618) fit connaître le miracle dans la République des Lettres, et l'université de Dole était fréquentée par l'élite néerlandaise. N'y eut-il point d'occasionnel ou de récit de Faverney imprimé par un des grands éditeurs européens d'Anvers ? Un tel manque même soulèverait à coup sûr des questions sur l'importance et le sens politico-religieux du culte. Il y a là un point qui mériterait sans doute d'être creusé à l'avenir.

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Alessandro Mariani, La deconstruzione in pedagogia. Una frontiera teorico-educativa della postmodernità Rome, Armando Editore, 2008, 144 p.

Michel Ostenc

RÉFÉRENCE

Alessandro MARIANI, La deconstruzione in pedagogia. Una frontiera teorico-educativa della postmodernità, Rome, Armando Editore, 2008, 144 p.

1 L'auteur situe les références philosophiques de la pensée de Jacques Derrida chez Nietzsche et Heidegger, aussi bien que chez Freud, Lacan et Levinas. Ce sont des réflexions sur les discontinuités historiques et scientifiques, sur le caractère subjectif de l'« expérience de l'être » et sur son incapacité à représenter la seule instance de l'identité, sur une psychologie enfin où la prise de conscience de l'humanité de l'autre précède celle du sujet lui-même. En fait, Derrida fait un choix dans cet héritage qu'il entend soumettre à la critique de la « déconstruction ». Le point de départ se situe dans une phénoménologie qui fait abstraction des préjugés culturels et des évidences de la perception pour parvenir à une vision plus objective du monde ; mais Derrida ne croit pas à l'efficacité d'une méthode qui ne peut empêcher la métaphysique occidentale de ressurgir au moindre processus de pensée. Il confie à la « déconstruction » la mission de surmonter ces aspects fondamentaux dont l'être ne parvient jamais à s'extraire totalement. Derrida utilise la métaphysique occidentale pour mieux s'en affranchir et cette tâche ambiguë s'étend aux domaines les plus divers. Le philosophe critique les réalisations industrielles de la science et de la technique, s'en prend à la planification rationnelle des groupes sociaux, à la standardisation des connaissances et de la production, à la foi dans le progrès rationaliste. Il remet en cause les aspects

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dogmatiques propres à tout système de pensée, la « déconstruction » pulvérisant les tentations d'absolu susceptibles de déconnecter la relation entre épreuve et vérité ; mais elle entend aussi utiliser la refondation des valeurs pour former l'homme nouveau d'une démocratie future. Derrida constate la fragilité de nos régimes démocratiques face au déferlement de la terreur. Les Droits de l'Homme et l'idéal cosmopolite européen sont pour lui des héritages capables de déchiffrer ce qu'il y a de nouveau dans les désordres mondiaux, la République devant être critique à la fois contre l'identité et les discriminations. Le philosophe s'en prend aux idéologies politiques et pourfend le néolibéralisme ; mais il estime que le totalitarisme soviétique a laissé subsister intact un idéal communiste. Le spectre de la révolution hanterait toujours la conscience occidentale et le socialisme scientifique mériterait une certaine réhabilitation. La « déconstruction » appliquée aux idéologies n'exclut donc aucune refondation communiste et la critique des concepts ne s'arrête pas au scepticisme d'une pensée affirmant que rien n'est jamais achevé. Derrida affectionne cette ambivalence des valeurs propre aux démarches qui mettent sans cesse la vérité à l'épreuve et en donnent une interprétation précaire. Il en résulte des dérives confondant fantasme et réalité dans un immense commentaire tournant indéfiniment sur lui-même comme une rhétorique casuistique ; mais la méthode ne manque pas de réalisme ni d'actualité. Derrida reproche ainsi au structuralisme un ethnocentrisme incompatible avec l'ouverture des sociétés occidentales au multiculturalisme. Un processus d'universalisation doit transgresser les limites ethniques, géographiques et politiques. L'intérêt suscité par Derrida vient aussi de ses réflexions sur l'inconscient et le tragique de l'existence que nombre de ses adeptes préfèrent à une philosophie de la conscience ou du sujet.

2 La violence est constamment présente dans l'œuvre du philosophe de la « déconstruction » qui se plait à opposer la « violence fondatrice » à une « violence conservatrice » fondamentalement destructrice. Ce thème prend toute sa signification dans l'éducation, présentée comme une violence institutionnalisée si intimement liée à une « violence métaphysique » qu'elle en oublie le message éducatif. Alessandro Mariani n'est pas insensible à ce radicalisme hypercritique et il souhaite puiser aux sources mêmes de la connaissance l'élaboration de nouvelles finalités éducatives. Ce retour à une philosophie de l'éducation impliquerait une réforme du mode de penser et d'enseigner. L'expérience de la « déconstruction » critique par exemple la séparation traditionnelle entre l'enseignement considéré comme insertion d'une donnée externe et l'éducation conçue comme exploitation d'une donnée interne. L'auteur propose une philosophie de l'éducation qui fournirait les instruments nécessaires à la critique des institutions et des pratiques éducatives. Cette rationalité non dogmatique dialoguerait en permanence avec la pédagogie en lui fournissant les outils critiques indispensables pour lui éviter de s'enfermer dans des didactiques stériles inspirées des scientismes et des idéologies. Le chemin déjà parcouru est jalonné de révoltes contre la métaphysique fomentées par l'« école du soupçon » de la triade Marx, Nietzsche et Freud. Il a certes conduit à l'obscur enchevêtrement des sciences de l'éducation ; mais il a permis une critique radicale de l'école et de la famille qui perpétuent, selon l'auteur, des liens de dépendance et le cloisonnement social. En rapprochant le texte de l'expérience, la « déconstruction » s'en prend à l'hégémonie d'une culture dogmatique relayée par les médias et elle permet d'élaborer un discours pédagogique orienté vers de nouvelles perspectives. Les concepts d'instruction et d'éducation s'affineraient au contact d'une réflexion philosophique assignant un rôle central à la formation ainsi qu'aux valeurs

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éthiques et sociales du savoir. Le maître doit respecter la démarche de la « déconstruction » dans ses enseignements. Dans cette perspective, les réactions des élèves deviennent essentielles ainsi que l'ambivalence des termes et des concepts. Il faut valoriser ce qui est marginal pour détruire les hiérarchies dominantes et empêcher d'en élaborer de nouvelles.

3 On ne peut que se réjouir d'une herméneutique des savoirs éducatifs préservant la pédagogie de toute théorisation. Elle se libère des pédagogismes asservis aux sciences et aux idéologies pour s'affirmer interprétative et non plus normative. Dans une société où règnent la « logorrhée » médiatique et le « triomphalisme économique », le retour au texte peut être fondateur. Sans lui, nous rappelle l'auteur, l'idée n'est rien. Il est indéniable qu'une étude des textes négligeant la complexité des pratiques d'écriture et le caractère contingent des différences affichées par les acteurs peut conduire à l'élaboration de catégories artificielles ; mais passer les documents et les témoignages au crible d'une méthode hypercritique conduit à une lecture maximaliste qui rend toute synthèse impossible. En s'affranchissant de l'enchantement des grandes narrations et de la métaphysique des fondements, la « déconstruction » entend libérer le corps pour en faire cet espace inaliénable qui détient la clé de l'être ; mais en récusant la valeur formative du progrès du savoir, la « déconstruction » privilégie des connaissances permettant à l'individu de se remettre constamment en cause. Il en résulte un scepticisme qui génère des incertitudes sur le plan éthique.

4 Notre société occidentale moderne a rompu le cercle magique en repoussant le référentiel religieux aux marges de ses logiques d'action pour lui substituer la foi en une science triomphante qui ouvre le temps, l'espace, l'individu et la conscience aux grandes aventures de l'esprit et de la connaissance. La « déconstruction » figure en bonne place dans cette fuite de l'absolu qui conduit l'homme moderne à perdre le sens de l'existence. L'interdiction de croire en des valeurs suprêmes enferme l'individu rongé par le doute dans un univers d'angoisse qui confine à cette « hantise » toujours présente dans l'œuvre de Derrida. Le rejet de tout principe absolu condamne à l'abandon de l'idée fondamentale de rédemption. Elle prétend y remédier par le principe chrétien du don de soi et par l'enrichissement moral de l'amitié ; mais elle leur prête surtout les vertus d'une expérience sociale et néglige les effets de ce lien sur la conscience individuelle. L'auteur semble en être conscient lorsqu'il insiste sur l'intérêt du lien affectif unissant le maître à ses disciples. La French theory a sans doute conquis les États-Unis au début des années 2000 ; mais on dit que les universités américaines en sont déjà revenues. Plus que ses réponses contestables, on retiendra ses interrogations sur la pensée occidentale et sur la construction culturelle et sociale du réel qui sont des questions fondamentales pour l'avenir.

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Luis Martínez Andrade, Religión Sin redención. Contradicciones sociales y sueños despiertos en America latina Zacatecas, Ediciones de Medianoche, 2011.

Ludovic Bertina

RÉFÉRENCE

Luis Martínez Andrade, Religión Sin redención. Contradicciones sociales y sueños despiertos en America latina, Zacatecas, Ediciones de Medianoche, 2011.

1 Comment produire une pensée émancipatrice, proprement latino-américaine, radicalement autonome par rapport au discours hégémonique occidental ? La problématique fixée, dans ce livre Religión sin redención, de Luis Martínez Andrade, sociologue mexicain diplômé de l'université de Puebla, désormais rattaché à l'EHESS à Paris, pourrait paraître ambitieuse, tant l'histoire de ce continent fut bouleversée par les innombrables événements qui marquèrent l'hémisphère nord. En opérant une habile synthèse de courants de pensée généralement dissociés, l'auteur parvient néanmoins, au cours des quatre articles qui composent son ouvrage, à esquisser quelques pistes de réflexion très pertinentes.

2 Dans un premier temps, Martínez Andrade entend dénoncer l'ascendance de la civilisation occidentale sur l'Amérique latine. La prise de conscience de la dépendance politique, économique et intellectuelle de ce continent semble en effet un pré-requis essentiel à toute lutte émancipatrice. L'analyse, qui se structure autour des trois concepts que sont la théorie du système-monde capitaliste (reprise de Wallerstein), la colonialité du pouvoir (d'Anibal Quijano) et l'ego conquiro (formalisé par Enrique Dussel), déchiffre les circonstances qui ont conduit à l'émergence de la

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modernité occidentale, qui, encore improbable au XVe siècle, n'est rendue possible que par la « découverte » fortuite des Amériques. Précédant d'un siècle l'ego cogito cartésien, les peuples européens rationalisent alors un ego conquiro qui se fonde sur la négation de l'altérité des peuples autochtones qu'ils rencontrent. Suivent des siècles de dominations coloniales, où sont confisqués non seulement le pouvoir et le capital (puisque l'on y impose une « organisation raciale du travail »), mais encore le faire (à travers le civisme et l'urbanisme, qui relèguent l'indigène aux marges de la société) et le savoir (par le rejet des cultures traditionnelles et l'affirmation de l'Histoire universelle des vainqueurs qui célèbre la suprématie de l'homme blanc).

3 Loin de disparaître avec la première vague d'indépendance du XIXe siècle, le colonialisme se perpétue jusqu'à constituer le ferment des sociétés contemporaines latino-américaines. Par l'étude des mécanismes qui sous-tendent les succès des centres commerciaux dans ces pays, Luis Martínez met ainsi en lumière, dans un second article, le système de domination du centre sur la périphérie, fondé sur une discrimination raciale des travailleurs indigènes exclus de cette culture consumériste du gaspillage et de l'ostentation.

4 Si par la critique de la société contemporaine s'éveille la conscience du nécessaire changement, cette dernière doit encore être nourrie par un certain nombre d'images désidératives pour que se mette en branle une praxis révolutionnaire. Cette perspective, inspirée directement du Principe Espérance d'Ernst Bloch, sera le fil conducteur de la seconde partie du livre qui examine l'influence de la pensée blochienne sur divers courants de pensées de la périphérie, notamment la philosophie de la libération (Enrique Dussel) et la théologie de la libération (Leonardo Boff, Frei Betto, Ernesto Cardenal). L'espérance religieuse, générée, dans ce cas particulier, par le catholicisme, peut exercer une pression positive sur les classes opprimées, et pousser à la lutte contre un pouvoir fétichisé. Pour ne pas servir les intérêts des classes dominantes, cette aspiration religieuse se doit toutefois d'être associée à des réalités concrètes. Les mouvements sociaux latino-américains, comme ceux des paysans sans terre ou des zapatistes, qui, tout en nouant des affinités avec les membres du clergé, revendiquent une culture propre et une appartenance à la terre qu'ils cultivent, pourraient ainsi servir de modèles pour l'émancipation future des peuples assujettis.

5 Par la richesse des sources bibliographiques et l'effort de synthèse entrepris, l'ouvrage de Luis Martínez Andrade est une bonne introduction à la pensée radicale latino- américaine et à ses multiples influences. Se voulant totalement affranchie du joug européen, cette réflexion bute néanmoins sur des incohérences difficilement surmontables, tant les siècles de syncrétisme, même forcé, ont pu rendre improbable tout retour à l'ère précolombienne. Il est ainsi paradoxal que le christianisme puisse intégrer le corpus de croyances identitaires de certains mouvements indigénistes. Le prisme latino-américain permet néanmoins à l'auteur de ce livre de soulever des problématiques qui méritent d'être débattues. La question du lien entre capitalisme et racisme est, de ce point de vue, particulièrement pertinente. S'il est généralement entendu que le colonialisme associe à l'établissement d'une économie capitaliste, un système politique basé sur la discrimination raciale, doit-on en déduire pour autant que le capitalisme est un projet civilisationnel fondamentalement raciste ? En proposant une pensée radicale qui répond par l'affirmative, l'auteur exacerbe les tensions, encourageant au choc des civilisations, et réduisant ainsi à l'état de projet avorté toute remise en cause critique du système actuel. Le dialogue qui pourrait s'instaurer après

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l'affirmation et la reconnaissance d'une identité particulière devient impossible, dès lors que les corps incorporent les stigmates de la colonialité du pouvoir, du savoir et du faire. Si l'indigène privé nécessairement de son être, souffre des affres du colonialisme et doit s'émanciper, l'européen devient corporellement un colonisateur, qui prend conscience de lui-même dans la conquête et le mépris d'autrui. De la sorte, on peut regretter que là où l'auteur se trouve être le plus convaincant, en dénonçant la prétention d'un savoir européen, qui se voudrait universel, il pêche en y percevant une volonté clairement définie de domination. Une relecture historique s'opère donc qui empêche toute réconciliation, et enferme l'esprit européen dans une volonté de puissance qu'il n'a cependant pas unanimement théorisé ; pourtant cités, Bartolomé de Las Casas à une époque, et Walter Benjamin plus récemment, illustrent notamment la diversité au sein de la pensée politique européenne. Fort de la reconnaissance de cette complexité du social, reconnue par Martínez Andrade, il faudrait peut-être rechercher dans le métissage (ce peuple de criollos qui ne peut prétendre à aucune pureté) les forces nécessaires pour modifier durablement la société.

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Céline Masson, Michel Gad Wolkowicz (éd.), La force du nom. Leur nom, ils l'ont changé Paris, Desclée de Brouwer, 2010, 484 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Céline MASSON, Michel Gad WOLKOWICZ (éd.), La force du nom. Leur nom, ils l'ont changé, Paris, Desclée de Brouwer, 2010, 484 p.

1 À Paris, puis à Jérusalem, à l'automne 2009, un colloque international et pluridisciplinaire s'est attaché à comprendre les effets, dans l'ordre du symbolique, mais aussi, immédiatement, dans l'ordre du réel, des changements de noms auxquels les juifs de la diaspora ont été contraints au gré des obligations politiques de leurs pays d'exil, et qui ont à nouveau désemparé ceux qui firent choix de s'installer en Israël. Traiter du nom, et singulièrement dans l'histoire et la symbolique juives, est toucher au cœur de ce que notre histoire en Occident, de très long passé et de temps tragiquement contemporains, a pu générer de plus radicalement aliénant : la perte du nom, qui est perte de ce qui fait de tout être humain une indivisible identité. Pour déployer en toutes ses conséquences l'impératif du nom comme condition d'être, et sa négation anéantissante comme étape ultime vers la mise à mort réelle du juif en l'homme, il convenait de solliciter une pluralité d'approches et de regards – témoins personnels, historiens, psychanalystes, écrivains, sociologues, juristes, linguistes, etc. Réseau incomparable de précisions et d'analyses fouillant au plus profond des héritages bibliques et talmudiques, au plus près des expériences vécues de crainte et tremblement, des symboles et de leur puissance de survie, qui parvient à dire, du nom, la plénitude de sa force, et, de son abolition, la mort au bout des lèvres.

2 Voici donc le nom en tous ses états, en tous ses éclats, ses rythmes, ses signifiances. Et d'abord, celle-ci, à la racine sans doute de toutes les quêtes de désespérances et

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d'errances : le nom est inscription du sujet dans la filiation ; en ce qu'il est donné, reçu, transmis, en une telle arborescence de sens et de vocations, qu'en perdre la marque est, à proprement parler, perdre la « route de soi », selon l'heureuse formule des présentateurs. Car le nom n'est pas mot de hasard, mais de telle nécessité, au contraire, qu'en bouleverser l'énoncé, en changer la signature, est en rompre, – interrompre, à jamais parfois – la généalogie. Et la langue qui l'assume : « Les noms portent une langue comme on porte un vêtement », écrit Céline Masson : ils sont la peau du « soi », la chair du sujet, son masque et sa vérité aussi bien. Selon W. Benjamin, nous rappelle-t-elle, « toute vérité a sa demeure, son palais ancestral dans la langue ». Dire son nom, c'est dire sa langue matricielle, son langage destiné, son historicité. Changer de nom, c'est non seulement attenter au « patronyme », et tout ce qu'il convoque d'héritages et de promesses, mais passer la frontière au-delà de laquelle il n'est rien de plus étranger à soi-même que cet autre nom qu'on nous enjoint de désormais porter. Rien ne sera sauvé du « matériel sonore » de l'ancien nom, cette « saveur essentielle à la bouche ». Et l'on ne peut qu'être sensible à cette référence à la vertu des sons, comme il en fut ailleurs de la couleur des voyelles, quand il s'agit de cette densité de ce qui singularise le sujet par rapport – et en rapport – à tout autre. Ce nom, enfin, qui, replacé par J.-P. Demoule, dans l'infini enchaînement des millénaires anonymes, peu à peu signe l'avènement d'une identité individuelle.

3 C'est cette « invention » du nom, que les injonctions politiques concernant les noms juifs, mettent en péril lorsqu'elles font obligation de s'en détacher. Soit en France, pour aller au plus bref, les décrets de 1794, imposant l'immutabilité du nom de famille, et la loi de 1803 consacrant l'institution de l'état-civil, qui déterminent les juifs à changer de nom, puis, après 1945, la volonté, pour certains, de « se fondre » dans la masse des noms de « souche » française afin d'échapper à une discrimination latente ; ou, en Allemagne, l'obligation faite au XIXe siècle, de « germaniser » les noms des communautés juives, puis en 1938, « le retour impératif aux anciens noms juifs changés avant 1933 », afin de les mieux identifier et nombrer, – tout un dispositif législatif ébranle le nom en sa profondeur identitaire, le contraignant à se voiler et se dissoudre en tous les hasards de l'histoire. L'État d'Israël à son tour conduira des politiques aussi bouleversantes, exigeant tantôt la récupération des noms juifs à ceux qui, « francisés » ou « germanisés », voudront s'installer en « terre promise », puis acceptant que ces noms-là demeurent. Le nom ne cesse ainsi, – de France en Allemagne, d'Europe en Israël, noms ashkénazes (dont Alexandre Beider étudie l'histoire des transfigurations) ou noms sépharades – d'être un enjeu politique central, au sens où, par son énonciation même, il ouvre un champ de pleine altérité, disant en effet tout autre comme né de sa différence, de sa singularité – de sa vocation à être enfin sujet. Nicole Lapierre, dont l'ouvrage Changer de nom (2006) a constitué un moment décisif dans l'analyse des stratégies et dramaturgies de cette expérience « culturelle » et politique, distingue le patronyme, à fonction d'identification sociale, du prénom qui seul compte « dans la tradition du judaïsme », inscrivant « la filiation dans la communauté ». Tout un « jeu » d'« esquive » se met alors en place, permettant, après le premier prénom « français », d'insinuer un prénom juif, afin que « trace » de l'origine soit préservée, et puisse faire recours, et retour. S'il n'est pas alors de véritable effacement de la judéité, c'est parce que s'établit un écart entre le nom réinventé, comme signe, et le prénom hébreu, vecteur du « soi », et son assise. Mais il est clair que, pour les survivants de la Shoah, ou les familles d'impossible deuil, l'attachement au patronyme juif cristallise « sur le

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signifiant identitaire du nom, une altérité ténue, mais têtue », que le seul prénom ne peut désormais pleinement habiliter.

4 Acquiescer à la perte de son nom – mais avait-on le choix ? – valait engagement pour une intégration réussie, mais au prix, analyse Meïr Waintrater, de cette violence qui accompagne tout « meurtre symbolique ». Si nommer est véritablement naître ou renaître, et participer d'emblée à l'immémorial tissage de parenté en amont et en aval, par quoi les noms se multiplient d'ainsi accroître leur empire, l'effacement du nom tel qu'il fut consommé au cœur de l'Europe nazie avérait le triomphe du nombre. L'homme des camps n'est plus alors qu'un numéro, rappelle Natalie Felzenszwalbe, sans visage, sans voix, réduit à n'être plus qu'un sursis innommable. Le grand anéantissement s'est déjà accompli. Traquer le nom juif jusqu'à l'éteindre, peut s'opérer d'abord dans le discrédit apporté à cette « matière sonore » évoquée plus haut : la « consonance israélite », qui retient l'attention de Bruno Huisman, et fut marqueur discriminant, ajoutant à ce que W. Jankélévitch appelle la « complication de l'état-civil ». Mais qui, « signe différentiel », loin de renvoyer à quelque « essence » juive, « empêche le juif d'être un homme pur, au sens chimique du mot (...) Une différence secrète nous empêche d'appartenir entièrement à notre catégorie, sans réserve et sans arrière- pensée ». Pour prendre la pleine mesure de ce qui se joue dans la perte du nom, ce différentiel identitaire, l'analyse du yiddish que propose Gilles Rozier en précise la construction métissée, véritable combinatoire de parlers germaniques, d'hébreu araméen, de judéo-roman, porteurs de fragments de traces talmudiques, vectrices de rituels, fût-ce en forme résiduelle. Langue d'exil, souvenance de son origine, souvenir de sa dispersion. Les noms épousent cette double expérience d'errance et de communautés restaurées en leur fragilité et distinction. Venir en Israël, après 1945, rappellent Régine Waintrater et Roger Fajnzylberg, implique le renoncement aux noms yiddish, et leur hébraïsation radicale. Double rupture : « rendre aux noms leur origine cachée » est déconstruire le nom surcomposé de l'exil, mais c'est aussi « plaisir de dire le refoulé ». Remplacer « l'identité juive diasporique par une identité hébraïque », c'est revenir aux sources onomastiques de la Bible, mais c'est aussi rompre ce qui, dans les siècles d'exil, constituait le nom, ce signifiant singulier, comme engagement relationnel.

5 Il n'est pas, ce fut dit, de nom au hasard. Car le nom, dans la tradition hébraïque, « est au fondement de la Création » (Thierry Alcoloumbre). Nommer, dans l'exégèse rabbinique, est d'importance capitale : il est acte de « dévoilement de l'être », par quoi se révèle son « essence ». Francine Kaufmann note cette congruence entre le mot et la chose, et l'identité « terme à terme des structures de la langue hébraïque et des structures de la réalité » : l'hébreu, langue sacrée, verbe même de « Dieu ». C'est sous la « garantie » de cette identité originelle que cette exégèse ne cesse de « jouer avec les mots et les lettres », leur valeur numérologique, diversifiant à l'extrême les horizons du nom. Ainsi de Babel, « porte de Dieu », par où s'engouffre aussitôt le diabolique, la « dislocation de la langue unique universelle ». Le nom est toujours de carrefour, réseau « d'assonances et de jeux sur les mots », les lettres et les signes diacritiques, allitérations, « sens foisonnants et infinis de chaque nom ». Au principe du nom, le peuple, ou, si l'on veut autrui. Chem est nom, Sem est « peuple ». Peuple élu parce que nommé ? À tout le moins, le nom ici « est un appel à l'autre », écrit Raphaël Draï. S'il est, on l'a vu, appel à l'existence, il est, selon l'expression d'Abram Coen, « projet de vie », index de « vocation ». Projet ? Prophétie ? « L'esprit de prophétie nous habite dans le choix du nom que l'enfant devra recevoir, porter, endosser, habiter ». Si se

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pouvait un nom sans signification, ce serait un nom vide, sans « contenu » ni « direction ». La méditation hébraïque sur le nom lui confère au contraire un sens à l'infini. Puisque s'inscrit en lui, pour Jocelyn Hattab, la « prophétie du père » et ce qui chez l'enfant va tenir lieu de destin. Mais un destin comme formule du social. Si en français l'on dit « comment tu t'appelles ? », en hébreu l'on dit « comment vous appelle-t-on ? ». Le nom est offerte d'autrui à soi-même, par quoi « tout un autre monde relationnel » se dispose en effet. Et ce nouveau monde à partir du nom – ou du prénom, rappelle Robert Samacher –, va décider de toute une symbolique luxuriante qui en sera la signature singulière – tissue de désirs, de fantasmes, bref, matrice de subjectivité. Ainsi, résume Catherine Desprats Péquignot, chacun doit-il « naître à son nom », l'habitant comme son site d'exception.

6 Mais la nomination ne fige jamais une personne en une formule d'absolue signifiance. Elle ouvre, insistent nombre d'intervenants, le sujet à son « dévoilement », le projetant ainsi en un monde toujours au-delà de ce que Sylviane Agacinski appellerait la seule « estimation », indice strictement « quantifiable », pour accéder au monde de « l'estime », qui fait sa valeur pure, et sa « dignité ». Seule cette « valeur » donne sa densité au nom, instaurant, propose Edson Luiz André de Sousa, un « champ utopique », et introduisant de « la fiction dans la vie ». Le nom est « rupture », le nom est « point de fuite », précise l'auteur. Par ce qu'il est cet « acte » qui libère en quelque sorte le sujet à venir de son anonymat, et l'ente en une histoire où ce qui est destin ne s'accomplit jamais que comme responsabilité assumée. Non lieu, fuite, le nom, précisément par ces caractéristiques, s'il ne signifie pas, du moins « désigne », écrit Thamy Ayouch. Par là, il acquiert « sens » impératif. Le nom est cette « lettre pure, immuable », (est-on si loin de Mallarmé ?), tout entier « pris dans une fonction d'énonciation et de marquage ». Si bien qu'en changer (l'abolir ?) est bouleverser l'ordre du signifiant, et l'identification toujours aléatoire et fragile du sujet à son nom. Mais quelle que soit son aventure, traversière, transitoire, le nom est, dans la tradition juive, cette valeur d'estime prise en un « mouvement incessant de symbolisation », tendu vers un « retour imaginaire à une origine perdue ». Si, selon la formule de Freud, « les mots sont des revenants », qui disent en sourdine les paradis perdus ou les hontes déniées, les noms, alors, disent bien cette nostalgie de l'origine, et le désir quand même d'y survivre.

7 Plusieurs des auteurs de ce récit collectif rappellent ce que dit Camus du pouvoir des noms : « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du Monde ». De la mal- diction à la malédiction, il n'est, pourrait-on dire, qu'un pas. Aussi bien l'acte de nomination constitue-t-il l'essentiel pari de l'homme juif. Et sa responsabilité dans l'assomption de son destin, lui qui n'est, selon Levinas, « qu'une chance infinie. Mais il est le responsable infini de cette chance ». Et Michel Gad Wolkowicz peut alors à bon droit dire du nom qu'il « figure et produit cette responsabilité », condensant tous les « précipités psychiques des temps immémoriaux ». Et, ainsi reconduit en l'historicité de son peuple, et en la subjectivité de celui qui en assume l'héritage, le nom juif, après la Shoah – lorsque « Là-bas plus rien n'avait de nom » (Esther Orner) –, « fait résistance à la disparition de la disparition », quand le travail de l'oubli risque d'effacer la catastrophe de notre temps. Nommer est « reconnaître les ombres errantes des morts », et faire en sorte que « le non advenu, le non arrivé, soit arrivé ». Cela s'entend comme injonction mémorielle, et comme résistance à la dénégation. Car la Shoah fut cette « expérience négative des noms », cette « expérience d'abandon pur », quand les noms se perdent par leur nombre et ne sont plus qu'ombre. Alors « aucun nom ne

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nomme plus », écrit Éric Marty. Nommer les disparus est de nécessité vitale, non pas seulement pour que « de génération en génération » mémoire en demeure, mais pour les réintroduire au plus vif de l'Histoire, à laquelle le monothéisme juif est de pleine ouverture, comme le rappelle Muriel Gilbert. Plus encore : le nom est en lui-même « ouverture infinie du Nom du Tout-Autre », ce qui fut déjà dit son principe d'altérité. En chaque « nom », le Dieu juif et sa Loi se prononcent. Ce qui conduit Alexis Nuselovici à argumenter l'impossibilité d'en livrer la « signifiance », et de briser ce « noyau d'irréductibilité » qui ressortit d'une « logique du secret », qui est l'autre nom du sacré. Le nom, dit W. Benjamin, ou « l'infini du verbe pur ». Et pur ne signifie pas quelque univocité de « sens », mais, par son « infinité », la capacité sans cesse créatrice « de toutes les métamorphoses ». Changer ou détruire ce nom, c'est attenter à cette pluralité de signifiances dont il est porteur, et anéantir le « corps et le souffle » qui le fondent. Par le pouvoir d'un nom, chacun se conçoit en sa propre histoire et s'inscrit en l'Histoire où il naît. « Point nodal de l'essence du sujet », écrit Angélique Gozlan, le nom est ainsi cette force qui lie en un seul impératif l'avènement de la subjectivité, et tous les enfers et revers du monde. Bien plus qu'un nœud gordien : on ne le tranche pas. Pour préserver le monde de retourner à son premier chaos.

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Serge Maury, Convulsions et prophéties jansénistes à la fin du XVIIIe siècle. Histoire d'une « secte » convulsionnaire tardive : les « Fareinistes » Sarrebruck, Éditions universitaires Européennes, 2010, 145 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Serge MAURY, Convulsions et prophéties jansénistes à la fin du XVIIIe siècle. Histoire d'une « secte » convulsionnaire tardive : les « Fareinistes », Sarrebruck, Éditions universitaires Européennes, 2010, 145 p.

1 Au hasard, dans le vaste fonds lyonnais d'archives dépouillées par Serge Maury, ces paroles enflammées de la sœur Élisée, figure centrale de la secte fareiniste en 1800 : « Prenez-y bien garde ; je ne suis point au milieu de vous, dans vos temples, non, je n'y suis point. Ce n'est pas moi que vous adorez, mais la Bête qui est remontée de l'abime, qui, après avoir été blessée à mort, a repris une nouvelle vie (...) Bête à sept têtes et à dix cornes, que tu es terrible ! Mais tu ne l'es pas assez pour punir cette gentilité maudite, et les janséniste usurpateurs de mes dons et des richesses de mon Église. Ah ! Docteurs, que vous êtes instruits ! Que vous êtes grands ! Oui vous êtes grands ; mais votre grandeur viendra s'anéantir devant la petitesse de mes enfants. » Anathèmes jetés à la face d'un peuple infidèle, de ses pasteurs à la dérive, et pour un petit cercle d'élus à l'écoute et en passion d'humilité. Nous sommes au tournant du siècle et aux marges de sa Révolution, mais au centre d'un réseau actif de jansénistes en rupture d'obédience institutionnelle et dogmatique. On sait la longue geste des port-royalistes au siècle des Lumières, leurs détresses d'esprit, leurs convulsions et leurs miracles, et

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l'éclatement peu à peu des mouvances et allégeances qui, agrégées, eussent pu définir un mouvement puissant de contestation religieuse, mais, qui, en cette fin de siècle, entrent en « agonie », selon la formule de l'abbé J. Dedieu. C'est précisément ce moment crépusculaire que Serge Maury interroge, assuré de trouver, en ce qui apparaît comme ruminations en boucle et en écho affaibli des grandes exhortations convulsionnaires des décennies précédentes, la raison de ces dires en leur ultime énonciation. Et c'est alors tout un monde de symboles et de signes, tout un dispositif de scènes et de dramaturgies, que S. Maury met à jour, à la fois dans l'héritage du grand « œuvre » janséniste du XVIIIe, et dans la contestation de ses accomplissements. La « secte » fareiniste, constituée autour des frères Bonjour dans les années cruciales (dates extrêmes) 1780-1805, à Paris puis à Fareins-en-Forez, ce foyer d'« illuminations » proche de la cité lyonnaise, et dans la mouvance de ses affinités jansénistes, témoigne d'une capacité singulière à raviver la grande aventure convulsionniste, et, puisant au plus profond des thèmes et références du siècle qui s'achève, d'en proposer une lecture dissidente.

2 Si l'ensemble de la contestation janséniste du siècle des Lumières ne peut se définir, toute raison théologique assumée, sans son inscription à même le champ politique, ses enjeux et ses crises, l'apparition de la secte fareiniste au tournant du siècle procède aussi bien d'une historicité singulière. Il est peu de dire que les différentes phases du processus révolutionnaire ont fait éclater la relative unité des cercles jansénistes, et que la Constitution civile du clergé a constitué un moment décisif dans l'entrée en divergence absolue des héritiers de Port-Royal. Si la Révolution fut pour l'essentiel vécue comme l'accomplissement libérateur des prophéties de salut qui foisonnaient en tous écrits enthousiastes des convulsionnaires, très vite telle décision politique ébranle le camp janséniste. L'on sera, « petite Église », ultraroyaliste et anticoncordataire ; ou « jansénistes communicants », de polarité rurale, autour de la figure tragique et apaisée de François Jacquemont, qui tente de faire survivre l'« essence » du jansénisme en quelque pureté de doctrine et de foi. Ou, ainsi des « fareinistes », engagés « à corps perdu » dans le soutien aux arguments des jacobins et leur « Terreur ». Une forme particulière de « secte » s'élabore ainsi, en rupture avec les accommodements ou insoumissions du peuple janséniste, et cependant dans le droit-fil des thématiques fondamentales de Port-Royal. Et sans doute doit-on être pleinement à l'écoute de ces discours enfiévrés, et dûment codifiés par un long siècle du spasmes et de miracles – assurés qu'ils participent aussi d'un engagement politique radical. Ce qui, dans l'ensemble des séances du spasme au cours du siècle, s'énonçait comme prophéties de salut et de délivrance, que l'on pouvait à bon droit tenir pour désir de mutation politique fondamentale, ne tenait sa force « prédictive » que d'être « soupir de la France esclave ». Mais ici, en cette secte « bonjouriste », il n'est plus question de rêver au temps futur de la Révolution, mais de vivre ce temps en son réel même. En ce point précis, une comparaison peut s'établir, dans la même période historique, entre ces groupes minoritaires postjansénistes, adeptes des plus grandes rigueurs de la Révolution, et telles « bandes noires » de Réformés languedociens, qu'évoque Valérie Sottocasa (ASSR, 134), adhérant aux pratiques d'une Terreur que Paris légitime. Fractions religieuses adverses, mais ayant connu même oppression culturelle, et habitant le moment révolutionnaire comme temps d'ultime espérance.

3 Mais si les Réformés, au seuil du XIXe, ne s'engagent pas dans la voie messianique, après que leurs aînés eurent longuement prophétisé la fin des temps et la proche venue du

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Jour de Colère, les fareinistes renouent avec la thématique de l'apocalypse imminente et le désir de ne la point conjurer. Ils auraient pu, sans doute, marcher dans les traces des mouvements convulsionnaires encore foisonnants : mais ils ont préféré repartir, pour ainsi dire, de zéro, comme ces opprimés d'extrême souffrance, qui comptent le chiffre « un » comme déjà chiffre de compromission. Ainsi en va-t-il des crucifiements. Ils marquent, dans le jansénisme du XVIIIe, l'ultime accomplissement, dans le réel des chairs, de la mort symbolique de l'Église et de ses élus, refermant sur elle-même la grande convulsion des temps. Tout au contraire, le crucifiement, en 1787, d'une fidèle de François Bonjour, loin de clore la passion convulsionniste, ouvre un nouvel espace de radicalité. Mais, en cet espace, rien ne reconduit avec exactitude les conduites et actes des « chapelles » jansénistes précédentes ou contemporaines. Serge Maury me semble ainsi identifier un point décisif dans l'analyse de cette « secte » : le « crucifiement », et les « miracles » qui l'accompagnent, signent une nouvelle naissance, et non une « agonie », et de plus en plus rarement recourra-t-on aux « secours meurtriers », qui scandaient chacune des assemblées du spasme aux temps majeurs des séances convulsionnaires. En rupture avec les autres foyers jansénistes, il se pourrait bien alors que la secte fareiniste, sous les apparences d'un résidu de fidèles en désarroi, tente l'impossible défi de se faire église à part entière – avec sa langue de religion, sa thématique restaurée en ses privilèges, et ses implications politiques, qui, à terme, lui seront fatales.

4 S. Maury analyse avec précision cette expansion illimitée de messianisme, par quoi toute Église en gésine réassure sans cesse sa légitimité. Qu'il faille recourir à un « bricolage théologique », selon la formule de l'auteur, pour opérer cette « refondation », nul doute : ainsi de ce « Messie » qui vient au monde, en 1792, comme enfant d'innocence et de salut, en qui vont se conjoindre les figures du nouvel Élie, du nouveau Christ et du nouvel Esprit Saint. Toute une apocalyptique se déploie, dont S. Maury scrupuleusement réfère aux Évangiles les énoncés le plus fulgurants. Sœur Élisée est ici l'organe très précieux de son Dieu, en ses avertissements prophétiques, ses sentences de mort et de délivrance, ses implorations du « retour des juifs » comme condition de réhabilitation du « troupeau de Dieu » un temps égaré. Autant de schèmes de pensée qui conduisent l'analyste à tisser sans cesse et retisser les liens entre conduites proprement sectaires, énonciations prophétiques brisant tout cadrage institutionnel, et filiations doctrinales dûment certifiées. L'intérêt majeur de l'étude conduite par S. Maury tient sans doute à cette capacité à récuser les apparentements trop immédiatement évidents, pour proposer, au travers et au-delà d'un syncrétisme à chaque instant restitué en ses racines bibliques, une lecture véritablement sociologique du « faréinisme » comme « fait social total ». Où se conjuguent, en une langue de grande vertu en même temps que de bribes venues du profond de l'enfance, les raisons prophétiques, illuminantes, théologiques, doctrinales, et politiques.

5 C'est à cette langue, et à son caractère performatif, que l'auteur consacre de longs et précieux développements. Car tout en elle, et par elle, s'ouvre à des ordres multiples, et rassemblés, de signification, que l'ouvrage explicite. De la langue d'enfance, et des dérives qu'elle autorise, s'il faut être attentif à celles-ci comme brusques poussées de désespérance et de dérèglement du sens, il convient de lire les voies d'une reconquête de la langue hauturière, et du passage obligé d'une langue à vrai dire infante, à une langue maîtrisée, capable de subvertir le monde. La sœur Élisée, dont les « discours » constituent un matériau archivistique remarquablement étudié par S. Maury, peut alors en venir aux grandes occurrences qui définissent la passion janséniste en sa

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tentative de reconstituer une Église déchue. Une dynamique en procède, qui porte cette langue à l'extrémité de sa tension. Tension entre une extase apocalyptique, qui vient dans l'après-coup de la Croix, une fois réalisé le dernier crucifiement, et l'inscription brute dans le temps présent de l'histoire : Bonaparte revêtu de la mission messianique, instrument de Dieu pour balayer Rome jusqu'en ses fondements. Tension entre ce qui s'offre comme « figure », cette dimension constitutive du jansénisme du XVIIIe, chaque événement s'accomplissant comme actualisation de ce qui était annoncé symboliquement dans l'Écriture – et ce qui s'opère comme réel même de la douleur et de la mise en jeu et en péril du corps. Tension, enfin, entre l'attente d'un « Messie christique qui mettra la terre en combustion », selon l'expression de l'auteur, et les noces consommées du résidu d'élus et de leur Dieu aujourd'hui présent en le seul monde que l'on puisse habiter, celui-là même de la déchéance. Autour de cet ensemble de tensions et de polarités conflictuelles, se constitue un « collectif de croyants », héritiers incontestables du grand « œuvre » janséniste des convulsions, né des cendres de Port-Royal et de la passion du diacre Pâris, et dissidents revendiquant leur singularité, jusqu'à leur échec, qui fut leur signature même, et leur destin.

6 En cette étrange « société de croyants », tout cependant pouvait paraître possible, qui devait se révéler ne l'être point. Rien d'avance n'était joué, précisément par cette étrangeté même, qui situait ce reste de fidèles désemparés dans un espace inhabité : hors des pratiques rituelles des groupes du spasme ; hors des « petites églises » ou « églises blanches », décidément hostiles aux entreprises révolutionnaires ; hors, enfin, pour l'essentiel, de l'emprise parisienne, où les jeux du pouvoir et de la religion invitaient à compromissions. En tel vide, peut-être une Église nouvelle pouvait-elle s'instituer. Ce fut sans aucun doute l'espoir des frères Bonjour, et de leurs adeptes. Si la « secte » des fareinistes échoua en cette tentative, ce fut moins, me semble-t-il, par suite de pressions externes, qui ne manquèrent pas, que par ce que S. Maury identifie comme les conditions même de la constitution de la « communauté ». De la communauté à la société, il n'est pas de changement graduel, qui romprait à toutes fins utiles avec le regard en miroir que chaque membre de la première porte sur ses proches, pour laisser quelque altérité briser la compacité d'origine. Les discours d'Élisée liaient en un seul faisceau d'arguments l'allégeance des fidèles, et en définissaient l'identité singulière. Trop peu d'espaces de liberté étaient sans doute laissés à la merci du petit nombre. Ce sont de tels espaces, qui ont permis, au fil des siècles, à tels regroupements « sectaires », de se déployer comme Églises. Toute Église, de ce point de vue, est bien une secte qui a réussi à se scinder en disputes et schismes, dans les plus improbables des conditions, et à faire, à proprement parler, « société ». S. Maury invite dès lors à penser en termes nouveaux la possibilité, pour une « secte », de se vouloir église légitime, et à définir les raisons de son échec – mais tout aussi bien, pour une église, de se savoir continûment en tentation de secte. Les « fareinistes » ? Une « secte » échouée d'avoir voulu se faire « Église » à part entière. Entièrement à part. Plus qu'une secte, moins qu'une Église : l'esquisse d'une réalisation historique sans issue, qui prend l'histoire en son revers, et en permet une lecture en négatif. Comme en négatif procède l'histoire, par pertes et profits.

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P. G. Maxwell-Stuart (éd., trad.), The Malleus Maleficarum Manchester -New York, Manchester University Press, 2007, X-266 p.

Jérôme Rousse-Lacordaire

RÉFÉRENCE

P. G. MAXWELL-STUART (éd., trad.), The Malleus Maleficarum, Manchester -New York, Manchester University Press, 2007, X-266 p.

1 À en croire la quatrième de couverture, cette traduction anglaise de 2007 du Malleus maleficarum serait la première depuis 1928. Malheureusement, cette affirmation est inexacte, car en 2006, Christopher S. Mackay a publié aux Presses de l'Université de Cambridge, en deux volumes, l'édition et la traduction intégrales de cette œuvre, accompagnées d'une introduction de près de deux cents pages et d'un minutieux appareil de notes. Le propos de cette nouvelle traduction anglaise, la troisième donc, est plus modeste : elle ne donne que des extraits de l'ouvrage (les passages omis étant alors résumés), l'apparat critique est réduit et l'introduction est relativement courte (38 p.)

2 Le choix des extraits est judicieux, donnant un bon aperçu des différentes questions traitées et permettant ainsi de se faire rapidement une idée correcte du traité. Les notes sont pertinentes, indiquant aussi bien les sources (notamment bibliques) que les choix du traducteur (dont certains sont discutables, comme par exemple, dans la deuxième question 15 de la troisième partie, la traduction de « ubi sua habent maleficia abscondita » par « where they usually hide their protective amulets », ce que Mackay rend plus exactement par « the situation where they have hidden their devices for sorcery » – plus simplement encore, Armand Danet traduisait par « là où elles cachent leurs maléfices »). On peut cependant se demander pourquoi P. G. Maxwell-Stuart prend pour texte de référence une édition du Malleus maleficarum, celle de Francfort en 1588,

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postérieure de plus d'un siècle à l'édition princeps (Spier, 1486-1487), alors même qu'il existe des fac-similés de cette dernière.

3 Mais, étant donné que le lecteur francophone dispose déjà d'une bonne traduction dans sa langue, celle d'Armand Danet, Le Marteau des sorcières, parue en 1973 chez Plon et depuis lors plusieurs fois rééditée (encore en 2005) chez Jérôme Millon à Grenoble, c'est surtout l'introduction qui retiendra notre attention. Armand Danet introduisait sa traduction par une étude de plus de soixante-dix pages (« L'inquisiteur et ses sorcières ») ; Mackay par une « General introduction », une « Introduction to the latin text » et une « Introduction to the translation », lesquelles formaient un ensemble de près de deux cents pages ; P. G. Maxwell-Stuart, pour sa part, se contente de trente-huit pages, format qui correspond bien à celui de l'ensemble du volume (moins de trois cents pages, alors que l'ouvrage de Danet en comptait près du double, et celui de Mackay plus du quadruple). Cette introduction est divisée en cinq parties : les deux premières (« The intellectual ambience of the Malleus » et « Magic in the fifteenth century ») traitent du contexte culturel dans lequel s'est inscrit le Malleus maleficarum ; la suivante (« Heinrich Institoris and Jakob Sprenger »), des auteurs, présumés ou réels, du Malleus ; la quatrième (« The Malleus Maleficarum »), de l'ouvrage en lui-même ; la dernière (« The later history of the Malleus »), de la transmission et de la postérité du Malleus.

4 Concernant le milieu intellectuel, P. G. Maxwell-Stuart insiste à juste titre sur le sentiment de menace d'hérésie et de division qui régnait alors dans le christianisme occidental, particulièrement chez les clercs. Il souligne ainsi, dans ce contexte, l'importance de caractérisation de la sorcellerie comme hérésie, conception qu'il fait remonter à Nider (probablement au Formicarius et au Praeceptorum divinae Legis, l'un et l'autre des années 1437-1438) ; toutefois, il faut remarquer que cette assimilation de la sorcellerie à une hérésie, tributaire de l'émergence décisive de la notion de factum heriticale, était déjà présente, quoique contestée, dans la consultation de 1320 super questionibus de baptizacione ymaginibus et aliarum superstitionum (éditée par Alain Boureau, Le Pape et les Sorciers, 2004) et dans la bulle de 1326-1327 Super illius specula de Jean XXII (Alain Boureau, Satan hérétique, 2004). Il relève aussi que, pour nombre de ces derniers, les femmes étaient jugées davantage susceptibles que les hommes d'y succomber, mais, à la suite de l'importante étude de Walter Stephens, (Demon lovers, 2002), il tempère les récurrentes accusations de misogynie portées contre le Malleus en remarquant : que celle-ci y est circonscrite et que les femmes n'y sont pas totalement responsables de leur faiblesse native, à laquelle elles sont cependant capables de résister (pour une période plus tardive, de 1590 à 1631, et dans une zone bien circonscrite, Eichstätt, en Franconie, Jonathan B. Durrant arrive à de semblables conclusions quant à la proportion massive de femmes, 80 %, dans les poursuites contre les sorciers : Witchcraft, Gender and Society in Early Modern Germany, 2007). Ce qu'avait d'ailleurs particulièrement montré W. Stephens, c'était que la démonologie savante des XVe et XVIe siècles avait eu pour moteur déterminant un besoin de croire et de résister au scepticisme. Cet aspect est implicitement souligné par la présentation de la magie au XVe siècle que fait P. G. Maxwell-Stuart. En effet, ce dernier explique que sur la question alors controversée des chevauchées nocturnes et aériennes des sorcières, alors même que le canon Episcopi du Decretum magistri Gratiani, référence obligée en la matière, en niait formellement la possibilité, le Malleus en affirme très nettement la réalité et déclare coupable d'errores hereticales ceux qui prétendraient le contraire (quitte à s'arranger avec le canon Episcopi en prétendant que ce qu'il nie, ce n'est pas la réalité de

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ces chevauchées, mais le fait qu'elles seraient faites en compagnie de Diane et d'Hérodiade : Malleus, pars 1, questio 1, responsio). Cette question resta toutefois encore débattue après la publication du Malleus, ainsi qu'en témoignent la réticence et la prudence des tribunaux ecclésiastiques espagnols à l'accepter trente ans plus tard encore (Gunnar W. Knutsen, Servants of Satan and Masters of Demons, 2009). P. G. Maxwell-Stuart montre ensuite la prégnance dans le Malleus et dans les ouvrages similaires des questions liées à la sexualité, à la fertilité et notamment aux relations sexuelles entre humains et démons, et il rappelle alors l'hypothèse de W. Stephens, que nous évoquions plus haut, selon laquelle cet intérêt traduirait chez les inquisiteurs le souci de contrebalancer leurs propres doutes en prouvant de la sorte, de manière indubitable, la réalité du monde spirituel. Il conclut enfin cette deuxième partie sur la question du « contrat » entre les sorciers et les démons. On ne peut que regretter que ce point soit aussi succinctement traité, car il est au cœur des controverses médiévales savantes sur l'efficacité des signes sensibles sacramentels ou magiques (controverses remarquablement exposées par Irène Rosier-Catach dans La Parole efficace, 2004) ; et, de fait, le Malleus, à la suite de Guillaume d'Auvergne (lui-même tributaire en l'espèce du De doctrina christiana d'Augustin) mais à la différence de Thomas d'Aquin, adhère bien à la théorie contractuelle de la causalité des signes sensibles (Malleus, pars 1, questio 2).

5 La troisième partie présente les personnalités de Heinrich Institoris et Jakob Sprenger ; le premier relativement longuement, et en évitant avec bonheur une approche par trop psychologisante ; le second très brièvement et en tenant pour désormais acquis qu'il ne fut pour rien dans la rédaction du Malleus. Mackay a en revanche consacré un long développement au rôle de Sprenger dans la composition du Malleus. Au terme d'une minutieuse analyse des indices internes et externes, il conclut, de manière convaincante, que si Institoris fut bien le principal rédacteur et instigateur du Malleus, Sprenger en a fourni l'armature et le matériau théoriques et conceptuels. La question reste donc ouverte.

6 La quatrième partie de l'introduction décrit la structure et résume le contenu du Malleus, dont le caractère composite (ce que Mackay avait relevé à l'appui de sa thèse de la participation de Sprenger à l'ouvrage) est souligné : mélange de discussions scolastiques (maladroitement qualifiées de « Thomisitic », même s'il est vrai que la première partie du Malleus est largement dominée par les références à Thomas d'Aquin, comme la seconde l'est par Nider et la troisième par le Directorium inquisitorium d'Eymerich, quelque peu oublié par P. G. Maxwell-Stuart), d'anecdotes et d'exempla, de questions de procédure et de droit. Cette description est toutefois incomplète puisqu'elle ne fait pas état des différentes pièces liminaires, lesquelles permettent pourtant de préciser la nature et la portée du Malleus. Il s'agit de : la bulle de 1484 Summis desiderantes d'Innocent VIII, qui mentionne nommément Institoris et Sprenger ; l'Approbatio et subscripcio doctorum alme universitatis Coloniensis du 19 mai 1487, laquelle, bien qu'elle n'apparaisse qu'à partir de la troisième édition du Malleus (1494), n'est certainement pas un faux et, qui, elle aussi, mentionne Institoris et Sprenger ; l'Appologia auctoris in malleum maleficarum, qui, encore, mentionne Institoris et Sprenger, et, surtout, qui s'ouvre par une description proprement apocalyptique du temps, confirmant ainsi les notations faites en ce sens par P. G. Maxwell-Stuart.

7 La dernière partie de l'introduction examine la postérité de l'œuvre. P. G. Maxwell- Stuart y remet en cause l'influence de l'ouvrage. Il note ainsi que, malgré ses nombreuses éditions jusqu'en 1669, il est cependant peu probable qu'un très grand

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nombre d'exemplaires en aient été produits, d'autant que d'autres traités sur le même sujet, parfois en langue vulgaire, paraissaient et que les lois et règlements gouvernant les procédures des inquisitions locales étaient nombreux, complexes et pas toujours aisés à accorder entre eux. On peut ajouter, avec Danet et Mackay, que l'interruption des rééditions entre 1523 et 1574 semble résulter d'un déplacement de l'intérêt des acteurs de l'inquisition vers d'autres objets que la sorcellerie, c'est-à-dire vers la Réforme. De fait, il semble que le Malleus n'ait effectivement pas suscité de poursuites contre les sorciers, mais, ce qui était d'ailleurs son objet premier, les ait plutôt accompagnées. Plus encore, Danet, à la suite de Joseph Hansen, a souligné que le Malleus en appelait à un relais des tribunaux ecclésiastiques par les juridictions civiles, or, ainsi que le montre l'étude de Jonathan B. Durrant (op. cit.) sur les procès en sorcellerie à Valence et à Barcelone de 1478 à 1700, c'est précisément là où la justice civile est la plus forte que les poursuites et les condamnations pour sorcellerie sont les plus nombreuses et les plus sévères ; en revanche, là où l'inquisition prédomine, les procédures sont plus précautionneuses et aboutissent beaucoup plus rarement à des condamnations pour sorcellerie. Sans que l'on puisse forcément généraliser ce constat à l'ensemble de l'Europe occidentale, la piste vaudrait d'être explorée. Enfin, l'introduction se conclut par une brève évocation de la réception du Malleus, au XXe siècle, particulièrement en monde anglophone avec la première traduction anglaise de Montague Summers, dont il montre à la fois le parti-pris politique (l'assimilation des chasses aux sorcières avec la révolution bolchévique) et les erreurs de traduction – ce pourquoi il était besoin, selon son auteur, de cette nouvelle traduction anglaise.

8 Dans le cadre de la réception paradoxale du Malleus à la fin du XVe et au XVIe siècle, un point mériterait peut-être d'être souligné : les éditions italiennes du Malleus sont très localisées (Venise) et tardives (1574-1579) ; or, la première parution du Malleus coïncide presque exactement avec les nouveaux développements de la magie savante dans les milieux de l'humanisme florentin (publication du Pimander ficinien en 1471, des pichiennes Oratio de hominis dignitate et des Conclusiones en 1486, de l'Apologia de Pic en 1487, du De vita coelitus comparanda de Ficin en 1489, vite accompagné, lui aussi d'une Apologia). Mais les réponses à cette promotion d'une magie prétendument naturelle, et qui pourtant ne craignait pas, par bien des aspects, de pénétrer dans le domaine fort suspect de la magie astrale ou de la magie invocatoire, si elles puisaient volontiers aux mêmes sources que celles du Malleus maleficarum (Jérôme Rousse-Lacordaire, Une Controverse sur la magie et la kabbale à la Renaissance, 2010), ne citaient pas, à notre connaissance, ce dernier ouvrage. Peut-être faut-il voir une cause de ce silence, voire de cette ignorance, dans le fait que cette magie est précisément une magie « savante » que ses contradicteurs ont bien du mal à rapporter à la magie « populaire » des sorciers et sorcières que dénoncent tout particulièrement le Malleus : la magie promue, à mots plus ou moins couverts, dans ces milieux érudits échappe largement aux catégories de la démonologie de la fin du Moyen Âge qui sont encore celles du Malleus. On pourrait en dire autant de la magia naturalis vantée, à la même époque, non plus par des platoniciens, mais, cette fois, par des aristotéliciens comme Agostino Nifo, Pietro Pomponazzi ou Giovanni Battista della Porta. En bref, ces transformations dans la théorisation de la magie (et il y en eut d'autres ensuite) n'expliquent-elles pas, elles aussi, les limitations de « l'influence pratique » du Malleus que soulignent justement P. G. Maxwell-Stuart ? On sera donc reconnaissant à ce dernier de nous inviter, par sa publication de larges extraits du Malleus maleficarum, à nous poser ces questions. À d'autres d'y répondre, car il a, quant à lui, largement rempli son objectif : en peu de

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pages, donner à ce texte un accès relativement aisé et complet qu'une légende noire barre encore trop souvent.

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Michel Meslin, L'homme et le religieux. Essai d'anthropologie Préface d'Yse Tardan-Masquelier, Paris, Ếditions Honoré Champion, 2010, 222 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Michel MESLIN, L'homme et le religieux. Essai d'anthropologie, Préface d'Yse Tardan- Masquelier, Paris, Ếditions Honoré Champion, 2010, 222 p.

1 De l'étude des premiers âges chrétiens à l'anthropologie de l'homme romain, de l'histoire des religions à leur « science », de l'expérience du divin à l'histoire de la prière, Michel Meslin a composé un ensemble de recherches centrées sur l'avènement, dans la conscience collective et personnelle, de la question du religieux. Moins, doit-on préciser, de la religion comme instance, ou institution, de croyance, que comme expérience subjective, et bouleversante, d'une transcendance. Rendre compte de l'assentiment qui est ainsi donné à telle « découverte », ou « rencontre », au plus intime, au plus ultime, de la conscience, comprendre en quoi telle « notion » apparaît à l'auteur décisive dans la constitution de l'être humain en sa singularité, mais aussi bien, et par là-même, en sa relation à autrui, son éthique, etc. – cela requiert un regard anthropologique capable d'accéder au plus près de la formulation du rapport qui lie l'homme à cet absolu, cet impossible nom de Dieu. Impossible, et cependant pensable. L'anthropologie religieuse, que propose M. Meslin en cet ouvrage posthume, est ainsi fondée, abolis tout artifice ou commodité de pensée, sur la mise à nu de ce qui est le plus secret en l'homme, et le plus socialement légitimé.

2 Pour en venir à cette netteté du regard, il fallait d'abord, toute compétence avérée, marquer les limites de ce que la sociologie classique identifiait comme « faits religieux », situés historiquement, qui prenaient sens à partir de leur inscription dans des ensembles institutionnels, économiques, culturels, au détriment de leur capacité à valoir comme signatures de spiritualité et marque originelle de subjectivité. H. Cohen,

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mais aussi bien Ernst Troeltsch, avaient noté cette difficulté majeure de la prise en compte du religieux comme « fait » historique, à « définir le concept de religion ». Un changement de paradigme s'impose, un changement de dispositif de connaissance. Au- delà et en deçà du « fait social », il convient de « revenir à la chose même telle qu'elle se présente à la conscience ». Seule, en effet, une phénoménologie est apte à décrire « les vécus de la conscience », en leur complexité, leurs paradoxes, leurs contradictions, leurs cheminements – leurs aboutissements. Et à comprendre, au plus près de leur « vérité », leurs significations. L'analyste n'est pas extérieur à « l'objet » qu'il analyse : H. R. Jauss définit cette démarche herméneutique par l'aptitude « à se laisser prendre, com-prendre, dans le mouvement et la production de sens » que tel objet livre à qui s'offre à lui. M'approprier un sens « qui m'est d'abord étranger » : voilà la neuve condition d'un savoir exact. Complicité entre deux regards ? Sans doute. Mais qui ne signifie nullement que la démarche signe la destitution de l'analyste, et sa fusion/ confusion avec les interprétations qui lui viennent de cet ailleurs si familier. Que M. Meslin soit homme de croyance, de ce point de vue, importe peu : il lui suffit de maîtriser les impératifs de la distinction des modes de connaissance qu'impose toute herméneutique, pour donner de l'expérience intérieure du religieux une présence sans ambiguïté.

3 Dans ce cadre épistémologique, M. Meslin revisite les « notions fondamentales » de la « question religieuse ». Relève-t-elle de la loi naturelle, qui fonderait la religion sur l'universalité de la raison, ou de la loi divine, éclairant cette raison par la Révélation ? La loi, en judaïsme, est fondée sur le principe d'Alliance. Ne pas s'y conformer est acte concret et personnel de désobéissance à Dieu, mais non péché « issu d'une faute originelle ». De même en islam, qui définit Dieu comme Loi, et le rapport à l'être humain comme pacte originel. Rompre le pacte n'est pas pécher, c'est subvertir le contrat, dont le jugement dernier soldera le compte. Le christianisme introduit la notion de péché à partir de la thématique du mal, ce mésusage, dans le monde réel, de la liberté naturelle, que Paul identifie à une blessure faite au cœur de la loi divine. Un mal originel, un mal « essentiel », en ce qu'il serait définition même de ce qui est humain en l'être. Mais la notion de mal comme « désordre » se relie, au plus profond de la conscience chrétienne, au principe de responsabilité. La théodicée chrétienne, rappelle M. Meslin, « a lié l'exercice de la liberté à la souffrance et au mal ». D'Augustin à J. Maritain, en un raccourci saisissant, le mal est défaillance fondamentale de la nature humaine ; plus encore, le mal ne peut se définir comme une « essence », mais une « absence d'être ». Un mystère, disent Gabriel Marcel et Hans Jonas. Qui suppose le retrait de Dieu, que Lévinas dit inexplicable. S'en tenir là, et vivre cependant, c'est faire appel à la foi, cette grâce divine qu'invoquait Luther. En ces trois monothéismes, toute distinction assumée, il est clair que la « présence » de Dieu au centre de la conscience institue (paradoxalement ?) le croyant comme sujet responsable, là de son insoumission, ici, de sa « malédiction ».

4 De son « hérésie » ? De ses dérivations, note M. Meslin, remontant à la source du mot. C'est dire que toute religion porte en elle la tentation du multiple, cette œuvre diabolique, contre l'harmonie du symbole et de la tradition. Et ceci, en judaïsme, est pris en charge et décharge. Soit le Talmud de Babylone. De la Bible, est-il écrit, « on ne peut refuser à aucun texte son sens littéral » – mais est légitime la pluralité des significations de cette lettre même : « car il y a soixante-dix visages dans la Torah ». Et chaque interprétation a valeur d'actualisation : qui dit le sens dit aussitôt le temps où ce sens se propose. À l'aube du christianisme, point d'orthodoxie première, et pour

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cause : le « message révélé » est occasion de présentations diversifiées, sinon divergentes. La tradition qui finira par s'imposer ne pourra jamais ignorer, en ses marges, et dès le début, ce que M. Meslin décrit comme « une sorte de pénombre, une frange d'opinions toujours mouvante ». De cette « fluidité », la tradition viendra, que l'on pourrait entendre comme « développement des virtualités contenues dans l'Écriture ». Il en va de la genèse de la tradition, comme des représentations culturelles et religieuses que M. Meslin interroge une nouvelle fois. Questions de l'origine : la tradition suppose une vaste aventure de l'esprit autour d'un foyer de signes sans intelligibilité immédiate qui fasse décision. A fortiori le thème de « l'origine de l'humain ». Vitalisme ? Mais d'où, l'énergie qui le sous-tend ? Des « sociétés traditionnelles » disent la naissance comme double entrée/sortie : sortie d'un monde en deçà, entrée dans le monde des vivants ; et la mort, sortie du monde des vivants / entrée dans le monde de l'au-delà. Le temps s'écoule sur le mode d'une éternelle mutation, de porte en porte, de passage en passage. Mais l'existence sociale requiert qu'en cette impermanence demeure un principe de stabilité : ce sera le nom, qui instaure/restaure la relation aux ancêtres. Relation/religion. Par ailleurs, si le rôle des religions est bien, comme le souligne M. Meslin, de « réduire l'altérité sexuelle en majorant l'un des deux genres », masculin ou féminin, c'est de tenir d'emblée la femme pour figure même de cette altérité. Sans doute établit-on l'équation symbolique entre fécondité de la femme et fécondité de la terre, principe de vie et de reproduction, mais site de souillure et de maléfice – Pandora et Eve, emblèmes de malédiction, signatures du « mal ». Majorant cependant en la femme la raison de fécondité et de survie de l'espèce, J.-J. Bachoffen avait développé l'hypothèse du matriarcat comme « structure sociale originelle sublimée en religion », car fondée sur le « mystère de la vie ». M. Meslin s'écarte de cette conception de la Terre-Mère, qui relèverait des religions polythéistes, quand les monothéismes privilégieraient le principe « masculin », Dieu le Père. Sans pour autant méconnaître toutes les interprétations, notamment jungiennes, concernant la figure « maternelle » de Dieu.

5 Il est des paganismes, il est des monothéismes, des déismes, des syncrétismes, et toutes autres modalités concevables de croyances. Peut-on dès lors parler d'un universel religieux, d'un homo religiosus, qui définirait l'être humain comme par « loi naturelle » habité de transcendance ? C'est de son expérience de la nature que découlerait, selon Frazer, la religion « vécue par l'homme ». Ce n'est que déporter le problème, en affectant à la nature un coefficient fondamental de sacralité. Sur ce thème, M. Meslin conteste les théories de Mircea Éliade qui, instituant la nature comme site du sacré, conçoit celui-ci comme paradigme transhistorique : le réel est le sacré. Du cosmique à l'ontologique, l'assimilation s'effectue aussitôt. Mais il n'est alors pour l'être humain nulle quête qui vaille, puisque le principe de transcendance est immanent aux choses, telles quelles apparaissent à son regard et au profond de son existence. C'est bien ce qui pose problème à l'auteur : « ce sont les hommes, et eux seuls, qui sont la mesure de la sacralité des êtres et des choses, parce qu'ils sont les agents de leur sacralisation ». Il était essentiel, pour M. Meslin, de rapatrier en effet au profit de l'existence humaine le pouvoir de définir, dans l'univers de la nature et des vivants, ce qui relève du profane, et ce qui abonde au plan du sacré. Ce plan lui-même implique un rapport au divin, qui ne saurait être « le pur produit d'une hypothèse empirique ». Mais d'une expérience conduite au vif de la conscience, en son vécu le plus singulier, qui est sa chance et son défi.

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6 Dans la mouvance de P. Ricœur, pour qui « la pensée sur le “transcendantal” passe par l'anthropologique », et ouvre sur un être « marqué par une finitude qu'il ne peut dépasser », définissant ainsi le « site » même de Dieu en cet au-delà de la « fin », M. Meslin ne conçoit pas que le religieux puisse apparaître « dans le processus de dévoilement de soi », mais dans le mouvement qui en appelle au principe d'altérité : Dieu est cet Autre, ce « Tout-Autre », qui est condition du sujet. L'auteur sollicite K. Barth : « Dieu est la transcendance intérieure de l'homme et le monde sa transcendance extérieure », et M. Buber : « “Je” a besoin d'un “Tu” éternel ». Mais de cette altérité fondatrice, l'être humain est éminemment responsable. Ruse de la « raison religieuse » ? Meslin : « Le fondement de toute religion est une expérience existentielle dans laquelle l'être humain se construit par rapport à un Dieu, et où il est à la fois créateur et créature responsable de son nouvel être ». Convenons cependant que « Dieu », ce sans nom et sans lieu, n'est jamais « déjà là », en instance de dévoilement, mais, altérité absolue, ce qui, dans l'intimité la plus secrète, se propose comme principe permanent de dépassement. De transgression. S'est-on tant éloigné de l'homme, que l'on ne puisse en lui seul fonder la raison de Dieu ?

7 Seule alors une anthropologie relieuse est en effet capable de rendre compte de ce qui s'institue comme religions, en leurs variations extrêmes, et leur profil commun. Et de rouvrir le débat sur les conditions d'apparition des monothéismes, matrice générale à tout culte ancien polythéiste, ou phase ultime de l'« universalisation » de la pensée religieuse. On peut regretter, à cet égard, que l'auteur n'ait pas fait référence à Durkheim ou M. Augé, pour tenter de régler la question. Mais lui savoir gré de lire, dans les grands récits mythiques autour desquels s'organise en toute société le champ religieux, non point des textes rigides, mais des textes que la transmission orale ne cesse de modifier, introduisant ainsi au cœur de toute tradition un principe d'incertitude. Car il n'est point de texte archétypal, original, qui puisse, si l'on peut dire, faire foi. Ainsi en va-t-il de la divination, cette « interrogation de l'accidentel », assez ouverte à interprétations pour qu'elle « n'occulte pas la responsabilité de l'être humain ». « L'éclatement du croire », que M. Meslin identifie dans nos sociétés rationnelles-modernes, participe de cette remise de l'homme au centre de l'expérience religieuse, qui est dès lors revendiquée comme expérience vécue. « Pour tout croyant, écrit M. Meslin, une évidence : c'est l'existence d'une relation entre l'homme et un Absolu transcendant qui constitue l'aspect duel du phénomène religieux ». Au-delà de ce réquisit, c'est la catégorie d'intériorité qui est en jeu, cet espace d'intimité où se formule l'exigence incontournable d'altérité. La « rencontre de Dieu », qui s'y énonce, peut se dire inscription, à même son corps et esprit, de cet « autre » sans qui nul ne saurait être humain. Il est remarquable, note l'auteur, que Dieu, en la Torah, se dise paix et équité, shalom. Trois lettres font décision : slm disent aussi bien islam. De cette prise en compte de l'altérité, une éthique procède, condition du droit, condition de soi. Mais un soi assez creusé de temps multipliés, pour n'exister véritablement que comme « défaillance perpétuelle », selon la lumineuse formule de Fénelon. C'est en ce « milieu incompréhensible entre le néant et l'être » que l'anthropologie religieuse doit pourtant saisir l'être humain, son existence « en religion », sa croyance et sa foi. Mais son incroyance aussi bien, et sa raison.

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Francis Messner (éd.), Droit des religions Paris, CNRS Éditions, 2010, 789 p.

Claire de Galembert

RÉFÉRENCE

Francis MESSNER (éd.), Droit des religions, Paris, CNRS Éditions, 2010, 789 p.

1 Voici un dictionnaire ô combien d'actualité et symptomatique de l'effervescence éditoriale que suscite depuis quelques années en France et en Europe la thématique droit et religion. Francis Messner, qui a piloté cette entreprise collective, est directeur du laboratoire Société, droit et religion en Europe (CNRS et université de Strasbourg), laboratoire connu notamment pour ses deux bases de données très utiles pour qui s'intéresse au droit des religions : DREL (base de données bibliographiques sur le droit des religions en Europe), JUREL (base de données de la jurisprudence relative au droit des religions de l'Union européenne). Cet auteur déjà réputé pour ses travaux sur différents aspects de cette thématique (droit et secte, droit et financement des Églises) n'en est pas à son premier coup d'essai en matière d'inventaire du droit des religions. Le présent dictionnaire fait suite en effet au traité du droit français des religions publié en 2003 avec Jean-Marie Woehrling et Pierre-Henri Prelot (Traité de droit français des religions, Lexis-nexis. LGDJ, 2003). Ce traité représentait alors le tout premier exposé systématique du droit français ayant trait aux réalités religieuses. Lui a succédé en 2008, l'ouvrage Droit des religions en France et en Europe, tout premier recueil des textes de droit français, européen et de droit international ainsi que des droits étrangers des religions. Le présent dictionnaire est de nouveau une première. Il met à la disposition du lecteur une somme considérable d'informations sur ce sujet, et ce sous une forme plus synthétique que ne le permet le traité ou le recueil de textes.

2 L'ouvrage rassemble quelque cent auteurs, experts français ou étrangers connus pour leurs compétences sur les différents sujets traités dans les notices. Si les juristes sont majoritaires, sociologues, politistes et théologiens confèrent à l'entreprise une

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multidisciplinarité suffisamment rare dans les publications juridiques pour qu'elle vaille d'être soulignée. Signalons également que certains des contributeurs peuvent se prévaloir d'une connaissance pratique de ce droit ayant eu à le mettre en application. Ainsi en est-il par exemple de Jean Marie Woerhling qui fut président du Tribunal administratif de Strasbourg ou encore de Didier Leschi, ancien chef du bureau central des cultes au ministère de l'Intérieur.

3 Ce dictionnaire contient quatre séries d'entrées : des entrées géographiques (par pays ou ensemble régional permettant de faire un véritable tour du monde des régimes des cultes en vigueur) ; des entrées par branches du droit étatique (droit privé, droit du travail, etc.) incluant des notices présentant les différents principes, traités et législations relevant de ce corpus juridique (« Loi 1905 », « Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme », « laïcité », « liberté de religion », etc.) ; des entrées par droits religieux et/ou religions (« droit anglican », « droit canonique », « droit canonique anglican », « droit islamique », « bouddhisme », etc.) ; des entrées thématiques. D'« abattage rituel » à « vie privée » en passant par « blasphème », « circoncision », « médecine et religion », « ordre public », « prescriptions alimentaires », « secret », ces entrées balayent les différents sujets mettant aux prises droit et religions et faisant entrer le lecteur aussi bien dans la réalité sociologique de certaines pratiques que des règles juridiques les encadrant. De notice en notice le lecteur retrouve les traces de controverses refroidies ou encore brûlantes qui ont scandé et continuent de ponctuer l'histoire de ce droit, bien vivant, des religions : si les entrées « biens mobiliers » ou « édifices cultuels » sont évocatrices de la guerre des deux France, « secte », « prescriptions vestimentaires », « mariage », « bioéthique » introduisent le lecteur à des débats plus actuels. De fait, la lecture de nombre de notices est évocatrice du bouleversement des équilibres liés à la diversification du paysage religieux, aux redistributions entre les sphères privée et publique ainsi qu'aux difficultés croissantes que pose l'articulation entre différents ordres normatifs (droit religieux/droit étatique mais aussi droit interne/droit étranger/droit international). C'est dire si le droit est de nature à constituer un analyseur des déplacements ou nouveaux équilibres entre religion, société et politique. Et ce particulièrement dans un contexte dans lequel l'arène juridique semble devenir l'un des principaux champs de bataille où s'affrontent les différentes conceptions sur la place de la religion dans l'espace public et privé. Francis Messner souligne à juste titre dans son avant-propos que « ce regain d'intérêt des juristes pour les “affaires religieuses” vient en réponse à une importante modification du paysage religieux qui a suscité une forte demande sociopolitique » (p. IX). Encore faut-il ajouter que ce regain d'intérêt n'est pas étranger au phénomène de juridicisation et de judiciarisation des rapports sociaux que nombre d'auteurs en sociologie du droit ont pointé dans d'autres domaines que celui du religieux. L'intervention répétée des tribunaux dans la régulation publique du religieux en témoigne, qui n'épargne plus désormais les pays de tradition romano-germanique traditionnellement plus légicentriques. Ce phénomène complexe renvoie aussi bien à la montée en puissance des usages du droit par les acteurs sociaux, à la constitutionnalisation du droit, qu'au développement des politiques des droits de l'homme et de l'accroissement des mécanismes de contrôle (juridictionnels mais pas seulement) visant à les garantir tant à l'échelle nationale qu'internationale. Le contentieux sur le voile ou encore celui ayant trait aux témoins de Jéhovah tel qu'il s'est développé devant diverses juridictions (administratives, judiciaires, prudhommales, nationales et européennes) depuis la fin des années 1980 sont, pour

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prendre des exemples empruntés à l'actualité récente, caractéristiques d'une conjoncture dans laquelle les individus sont plus enclins à porter leurs revendications devant les juridictions (y compris devant une juridiction supranationale telle que la Cour Européenne des Droits de l'Homme) voire à développer de véritables stratégies juridictionnelles pour faire valoir ce qu'ils estiment être leurs droits.

4 Révélateur de mutations en cours concernant donc aussi bien le religieux que la régulation publique de celui-ci, ce dictionnaire vient nous rappeler deux choses. À ceux qui s'obstineraient à considérer que la religion n'est pas une affaire d'État, nombre de notices opposent un sérieux démenti empirique. Quand bien même la gestion étatique du religieux se voit aujourd'hui concurrencée par des instances supranationales, elle demeure une réalité. Une entrée telle qu'« Église nationale » vient d'une part rappeler, à l'instar des notices présentant les rapports entre État et religion par pays, que la France fait à cet égard exception. Une réédition verra-t-elle ce dictionnaire s'enrichir d'une entrée « théocratie constitutionnelle » ? L'ouvrage que Ran Hirshl vient de consacrer à ces systèmes politiques hybrides trop souvent ignorés des études de droit comparé et de sciences politiques y inviterait peut-être (Constitutional Theocracies, Cambridge, Harvard University Press, 2010). La rubrique consacrée au financement des cultes est, elle aussi, instructive. Pour ce qui est du cas spécifique de la France, des entrées telles qu'« administration des cultes », « police des cultes », « nomination des autorités religieuses », « assistance spirituelle dans les institutions publiques » donnent un aperçu de la réalité des pratiques administratives en matière cultuelle d'un régime de séparation qui confine parfois et de plus en plus au régime concordataire. Elles mettent bien en évidence des enjeux que revêt une gestion publique du religieux, tiraillée entre des logiques de contrôle étatique du religieux et de respect des libertés publiques et du libre exercice du culte, mais aussi entre l'idée que la religion relève de l'espace privé et celle qu'elle peut occuper, à travers ses œuvres de bienfaisance, son potentiel de médiation voire de régulation, parfois de mission publique...

5 En traitant conjointement du droit étatique relatif à la religion et du droit interne des différentes religions, ce dictionnaire vient redire la permanente coexistence entre ces ordres juridiques, lesquels ne cessent de dialoguer, s'ajuster et de s'interpénétrer. S'il existe en effet une délimitation entre ce qui relève de l'un et de l'autre, cette frontière fluctue selon les équilibres institutionnels en vigueur, les religions, les moments historiques. Elle se révèle parfois moins étanche que poreuse. Il arrive, et ce y compris en régime de laïcité, que le juge, pour se prononcer sur certaines affaires, se réfère aux préceptes religieux de telle ou telle religion. Et si aujourd'hui le traçage de cette frontière semble parfois problématique, c'est peut-être que les routines institutionnelles sont bousculées. Et cela aussi bien au sein des différentes religions et confessions, de plus en plus travaillées par le phénomène de l'individualisation religieuse, qu'au sein des administrations publiques déstabilisées par l'inédite diversification des paysages religieux et de la prolifération des normes juridiques résultant de la globalisation.

6 À n'en point douter cet ouvrage est appelé à devenir un outil de travail pour les chercheurs et universitaires intéressés par la question de la régulation juridique endogène ou exogène du religieux. Ceux-ci apprécieront, au-delà de la clarté des notices, les pistes bibliographiques qu'elles fournissent. Ce dictionnaire trouvera en outre un lectorat chez ceux qui d'une manière ou d'une autre sont, dans leur pratique professionnelle, confrontés aux interrogations, problèmes, frottements et conflits que

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peuvent susciter les différentes formes d'expression de la religion. À cet égard, un tel ouvrage est de nature à intéresser des professionnels du droit, avocats ou juges de plus en plus confrontés – comme le rappellent régulièrement les controverses suscitées par la jurisprudence – à la problématique religieuse. Il répond sans aucun doute à une demande d'informations tant du côté des autorités religieuses que de celui des différents acteurs publics, relevant des administrations centrales ou des collectivités territoriales pour lesquelles ces questions sont devenues de plus en plus incontournables. Il n'est pas exclu enfin qu'un tel ouvrage devienne l'un des livres de chevet de chefs d'entreprise ou des directions des ressources humaines confrontés de manière croissante aux revendications ou demandes de reconnaissance religieuse et aux menaces de plaintes pour discrimination religieuse, un terme auquel ce dictionnaire consacre une notice qui ne compte pas moins de dix pages...

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Maximilien Misson, Le Théâtre sacré des Cévennes Réédition critique présentée par Jean-Paul Chabrol. Nîmes, Ếditions Alcide, 2011, 248 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Maximilien MISSON, Le Théâtre sacré des Cévennes, Réédition critique présentée par Jean-Paul Chabrol. Nîmes, Ếditions Alcide, 2011, 248 p.

1 Publié en 1707 à Londres par Maximilien Misson, le Théâtre sacré des Cévennes, ce « récit des diverses merveilles nouvellement opérées dans cette partie de la province du Languedoc », constitue le premier recueil de témoignages de cette véritable « invasion prophétique » venue du plus profond du peuple huguenot dès la révocation de l'édit de Nantes jusqu'à l'insurrection camisarde qu'elle nourrit de part en part. En tous pays du Refuge s'exilent les insoumis, et leurs prophètes avec eux, qui eurent chance d'échapper aux troupes royales. Genève, les Provinces-Unies, Londres furent terres et cités d'asile. Très vite, en 1706, alors que l'insurrection elle-même tend à faiblir face à la répression, les premiers prophètes arrivent à Londres, où s'est fixée depuis la Révocation une large communauté huguenote, partagée entre Église de la Savoye, d'obédience anglicane, et Église de Threadneedle Street, d'affiliation calviniste. Aux tensions qui affectent les relations entre ces deux allégeances, vient se greffer, dès l'arrivée des prophètes, le défi de leurs propos objectés à la face des pasteurs infidèles et du peuple de la Réforme engagé dans une apostasie générale. Accusés de simulations, de mensonges et de n'être que faux inspirés, il convenait que le petit réseau des French Prophets – auxquels s'agrègent progressivement des Anglais issus de mouvements hétérodoxes –, fasse rapidement réplique. Ce sera, sous la responsabilité de M. Misson, écrivain, et de John Lacy, ce regroupement de témoignages avérés par la vingtaine d'inspirés dûment interrogés et confirmés au terme de ce que J.-P. Chabrol qualifie de « lourde procédure “judiciaire” ». Il n'est pas ici le lieu de s'interroger sur la

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signification profonde du prophétisme, qui introduisit au centre de la Réforme, une crise identitaire qui ne se déploie et ne peut s'entendre que sur le long terme. Telle n'est d'ailleurs pas la raison de cette réédition, qui s'interroge avec la plus grande précision, sur les conditions de véridicité des témoignages recueillis. Question fondamentale, que ne se posaient pas aussi rigoureusement les rares rééditions précédentes. En 1847, le pasteur Ami Bost situe le prophétisme calviniste en Languedoc dans le long cours des annonciations apostoliques et déclare son « intime conviction de la réalité des faits », sans autre forme de procès. En 1977, Philippe Joutard rappelle le contexte de la publication de cet « ouvrage fondamental », inscrit au vif de sa Légende des camisards. Il faut attendre le travail d'expertise critique de J.-P. Chabrol pour accéder aujourd'hui, grâce à une documentation historique exhaustive, et une analyse affinée de la construction de ce recueil, à une mise en perspective de cet événement éditorial.

2 En effet, ce Théâtre sacré, comme il en va de tout « récit », pose la question cruciale de son rapport aux faits qu'il regroupe, et à la fiabilité des témoignages sollicités. Interrogations d'autant plus pertinentes, que l'ouvrage fut longtemps le seul référent capable d'accréditer la véracité de ce qui traversa le paysage huguenot comme un scandale aux yeux de l'institution réformée, ses ministres exilés de fraîche date, et ses émigrés de temps plus anciens. J.-P. Chabrol note très justement que nul document écrit de main de prophète ne pouvait faire preuve exacte des faits évoqués, jusqu'à la publication du Théâtre. Certes, les archives livrent assez de documents concernant les « petits prophètes » du Vivarais ou des Cévennes gardoises ou lozériennes – et le témoignage de fidèles emprisonnés, lors de leurs interrogatoires, ou de récits de participants aux assemblées où officiaient des prophètes de plus haut prestige disant qu'en leur bouche Dieu parle –, pour que, plus que simple dérive d'une foi en désespérance, le prophétisme se constitue en mouvement d'insoumission globale. Dès lors le Théâtre Sacré, même si publié à Londres dans la première décennie du XVIIIe siècle, valait attestation imprimée de faits remontant parfois à près de vingt années de « visions », d'« illuminations », de transes du corps et de fièvres des mots. C'est en ce sens que l'ouvrage devient très vite, pour les lecteurs indécis, le référent indispensable pour penser l'impensable. Pour prendre acte de ce basculement historique, même si souterrain, qui œuvrait au cœur du protestantisme languedocien. Attestation imprimée, attestation écrite, à partir de « récits » délivrés par les prophètes de renom – Élie Marion, Cavalier de Sauve, Durand Fage, Isabeau Charras, etc. – inspiré(e)s et témoins. Très tôt viendront les « séances » où prophétiseront les plus connus, pérégrinant en Europe, et leurs discours pris en note par de véritables « secrétaires », dont Nicolas Fatio, mathématicien et curieux d'alchimie, à l'instar de Newton, son prestigieux collègue. Ces notes feront foi, si l'on peut ainsi dire : elles seront publiées en divers opuscules, au gré des déplacements des prophètes sur le Continent.

3 Mais ici, pour la confection du Théâtre, point d'écriture en amont, sur quoi fonder un faisceau convergent de preuves que ces paroles-là furent bien proférées, mais un récit à construire à partir d'une parole doublement dégagée de son contexte d'expression – l'on parle de soi dans une situation décentrée de l'événement rapporté ; et l'on parle d'autrui en même décalage. J.-P. Chabrol met à jour, et au net, au terme d'un intense travail de décryptage, cette complexité des sources d'informations et de leur mise en écriture. Misson est écrivain, auteur d'un ouvrage, Le Nouveau Voyage d'Italie (1691), dans lequel il définissait ce que F. Lestringant, cité par J.-P. Chabrol,

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appelle « une méthode d'histoire (...) une recherche aussi poussée que possible de la vérité ». « Posture d'impartialité, résume J.-P. Chabrol, qui se retranche derrière la transparence supposée des faits ». Pour que cette posture assure aux témoignages des prophètes toute la légitimité que l'on peut attendre d'une information déconcertante, il fallait que celle-ci soit passée au crible de jugements extérieurs, magistrats anglais authentifiant « la parole des déposants » selon les conditions posées par la tradition deutéronomique des « trois témoins ». Mais cette condition, qui rend recevables les témoignages, laisse ouvert un autre champ d'incertitude, que J.-P. Chabrol interroge. La langue des prophètes échappe aux réquisits d'une mise immédiate en écrit : trop de tensions en elle, qui se veut langue de Dieu, et trop de tournures attestant de la prédominance d'une « culture orale » difficilement accessible aux lecteurs. Tout un travail de lissage s'effectue, de mise en ordre et en forme, qui assure une lisibilité sans peine, au détriment des rugosités premières, et peut-être d'affirmations trop incontrôlables pour être retenues telles quelles.

4 Dans ce Théâtre Sacré point de « fioritures » ou d'« ornements », bref, « tout ce qui pourrait passer pour du roman », écrit J.-P. Chabrol. Misson traduit, propose une première « écriture », puis une autre, jusqu'à ce que chaque témoignage, pris et repris dans cette série d'épreuves, réponde aux impératifs d'une lisibilité parfaite. Ainsi « formatées », les « paroles » des prophètes font, en effet, récit, construit selon les lois du genre : « uniformité du style et de tonalité, grande homogénéité dans la structure narrative et les expressions syntaxiques de plusieurs récits », note J.-P. Chabrol. Si en effet le risque du « roman » est ainsi évacué, l'« entreprise mémorielle » aboutit, par la transfiguration assumée et revendiquée par Misson et Lacy, à une surexpoxition des témoignages qui feront désormais référence. Le récit devient le socle sur lequel se fonderont plus tard les conflits d'interprétation. Un roman n'eut pas suscité telle passion polémique. Sans doute faut-il créditer ce recueil ainsi conçu et construit, de la brèche qu'il ouvrait dans le grand silence où risquait de tomber la parole de prophétie, et qui fut brisé une deuxième fois par les publications des inspirés cévenols au cours de leurs voyages en pays de Refuge (années 1710-1714). En mai 1707, le Théâtre fondait aussi « en vérité », a posteriori, les Avertissements prophétiques dûment certifiés d'Élie Marion, dont la parution, le mois précédent, devait déclencher la grande détestation des orthodoxies de toutes tendances.

5 « Défendre, prouver, rappeler, informer » : ainsi J.-P. Chabrol définit-il le dessein de Misson dans la publication des témoignages revus et corrigés. Pour en saisir la signification exacte dans la guerre des libelles et dénonciations conte la « vérité des faits », il fallait, selon l'expression de C. Jouhaud et alii ( Histoire. Littérature. Témoignage..., 2009) que reprend J.-P. Chabrol, « reconstituer les cheminements de la composition scripturaire ». Qu'on ne s'y trompe pas, cependant : reconstitution vaut ici restitution : n'accordant au témoignage de prophétie que ce qui tombe sous le coup de foudre de la foi, fut-elle « naïve » et de candide probité, Misson se disposait ainsi au diapason des critiques, dont les plus virulentes, on s'en doute, venaient des hauteurs de l'institution – représentées ici par le pasteur Groteste de la Motte. À la vérité d'Évangile, en sa simplicité même, et son « évidence », Misson conforme son travail de mise en récit, « traduisant », mais non « trahissant ». Quelque chose comme un travail que Boileau exigeait de toute écriture – polissage et remises sans cesse sur le métier. Ainsi des témoignages : « Quand les plus simples de ces déposants avaient énoncé de leur mieux ce qu'ils voulaient dire, on réduisait le fait au moins de paroles qu'il était possible, sans affecter l'excès d'une naïveté ridicule, et sans s'éloigner beaucoup de leur

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style (...) C'est pour ainsi dire le langage de la Nature ». Au cœur de ce précis de décomposition/recomposition, la quête du fait en son effectivité et sa « vérité » – son évidence nue.

6 Une question peut alors se poser, que J.-P. Chabrol aborde avec pertinence. Dès lors en effet que la « réalité » des faits est avérée, pourquoi colliger les dépositions sous le titre, admirable mais équivoque, de Théâtre sacré ? Sans doute doit-on replacer le terme dans le contexte d'une mise en scène à laquelle se seraient prêtés les French prophets, de même qu'en référence aux véhémences du corps et du verbe, qui pouvaient à bon droit valoir comme arguments spectaculaires. En ce sens, « théâtre » a valeur métaphorique, et J.-P. Chabrol en justifie avec raison l'usage, sans méconnaître le déplacement que constitue la métaphore dans son rapport au « réel ». Sans s'attarder plus qu'il ne convient à cette question, ni en explorer l'ensemble du champ lexical, du moins peut- on avancer que la fonction d'une métaphore est de changer la signification d'un mot en une autre. Transfiguration est ainsi cette mutation de figures, sur la base d'une équivalence d'un registre de sens à l'autre. « Similitude abrégée », avait précisé Bossuet. Dans une lettre à Minutoli, Pierre Bayle va plus loin dans l'évocation du risque qu'encourt son usage : « Il n'est rien de plus difficile à ménager en ce temps-ci que les métaphores ; pour peu qu'on se donne carrière, on va dans l'excès, et on se trouve tout étonné de se voir enlacé misérablement dans le phébus de la vieille cour ». Il n'est certes pas d'ostentation dans la réécriture des témoignages de nos prophètes. L'essentiel est en effet préservé, – cette diction sans ambages et en toute « nudité » de ce qu'il advient en l'esprit et au corps de chaque témoin interrogé –, qui peut dès lors être entendu en son sens d'événement traversant comme une flèche leur existence propre, et qui fait assurément foi. Les récits acquièrent ainsi valeur et statut de figures de références, dans un système de valeurs où toute référence paraît en effet perdue d'usage et de raison.

7 C'est dire l'extrême intérêt de la réédition critique offerte au lecteur par J.-P. Chabrol. Par le faisceau de questions qu'elle aborde, dans une perspective historique rigoureusement maîtrisée, un nouveau regard s'impose, concernant les rapports entre témoignage oral et mise en écriture, et, plus encore, la capacité paradoxale de cette mise en récit à valoir diction brute des faits. Désormais, le prophétisme en Languedoc calviniste ne pourra s'entendre que comme parole performative, forme aboutie de toute prédiction de malheur. À cet égard, J.-P. Chabrol note, en conclusion de son examen attentif à toute difficulté d'interprétation, que Le Théâtre sacré des Cévennes – en donnant ses lettres de noblesse aux témoignages d'inspirés pourchassés et en exil, et en élevant ce prophétisme à sa raison singulière –, « préfigure le grand souffle prophétique qui traversera le XIXe siècle », et ses « réveils religieux ». Un « grand récit idéologique » se constitue ainsi peu à peu, que le Théâtre féconde de son propre éclat.

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Arie L. Molendijk, Justin Beaumont, Christoph Jedan (éd.), Exploring the Postsecular. The Religious, the Political and the Urban Leiden-Boston, Brill, coll. « International Studies in Religion and Society », 13, 2010, 406 p.

Chantal Saint-Blancat

RÉFÉRENCE

Arie L. MOLENDIJK, Justin BEAUMONT, Christoph JEDAN (éd.), Exploring the Postsecular. The Religious, the Political and the Urban, Leiden-Boston, Brill, coll. « International Studies in Religion and Society », 13, 2010, 406 p.

1 Cet ouvrage collectif affronte la transformation des relations entre religion, politique et réalités urbaines. Le but est d'essayer de donner une définition théorique du « postsécularisme » à travers les pratiques sociales observées dans l'espace public et urbain du XXIe siècle. L'intérêt de cette approche réside dans le fait d'avoir systématiquement réintroduit un thème souvent négligé au sein des sociologies urbaines et religieuses : l'interaction entre dimension religieuse et politiques urbaines ainsi que l'usage que les institutions et les mouvements religieux font de l'espace urbain, traditionnellement considéré comme séculier surtout en Europe. Cette perspective transversale a le mérite de questionner deux champs sociaux et deux contextes de recherche qui se croisent dans les pratiques sociales sans s'interroger sur leurs évolutions réciproques.

2 Le livre est articulé autour de quatre thèmes : les deux premiers sont d'ordre théorique et tentent de cerner le concept de postsécularisme. La troisième partie, variée et stimulante, propose des contributions théoriques à partir de cas d'études ainsi que des

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recherches empiriques sur la place du religieux aujourd'hui dans la cité. La dernière partie s'attache à présenter les relations complexes entre le religieux et ses usages publics dans l'arène politique ou au sein d'institutions comme les prisons.

3 Deux essais introduisent le rapport dialectique entre champ séculier et champ religieux : Justin Beaumont donne le ton en identifiant six points clés caractéristiques des villes « postséculières » : la réémergence du sacré dans le développement urbain et des dynamiques d'interaction entre religieux et urbain, la recherche d'un nouveau consensus social autour du bien commun illustré par l'active présence des FBOs (groupes religieux et acteurs incontournables que nous retrouvons tout au long de l'ouvrage), le lien entre le christianisme pentecôtiste et la globalisation néo-libérale, la participation des groupes religieux aux politiques publiques et au welfare dans le contexte européen, et enfin la problématique du pluralisme religieux au sein des politiques de négociation religieuse et culturelle.

4 Kim Knott, auteur d'une théorie spatiale du religieux centrée sur l'analyse des rapports entre séculier et religieux dans le champ social, pose le vrai problème : peut-on dire que les villes contemporaines constituent physiquement, socialement et mentalement des espaces postséculiers ? Quel sens donner à ce terme ? En quoi nous est-il utile ? Ne fait-il que confirmer le retour à la table de discussion du religieux au sein du débat public ? En reprenant la triade spatiale de Lefebvre et en s'appuyant sur deux cas opposés, Liverpool et Leicester, elle nous rappelle que la catégorie est une construction intellectuelle difficilement vérifiable sur le terrain. Afin d'évaluer si le concept nous informe sur les transformations en cours, seules des enquêtes empiriques permettront de comprendre de quelle manière la religion est aujourd'hui négociée, reconnue et resituée dans les conceptions mêmes de la ville.

5 Le débat théorique continue dans la deuxième partie principalement autour du concept d'Habermas, des réflexions de Cox et de Taylor, ce qui rend parfois la lecture de certains textes répétitive. Certains auteurs expriment un scepticisme prudent sur la notion de « postséculier » comme Leezenberg, McLennan ou même par la suite Molendijk. D'autres, comme Bernice Martin et Jim Beckford, remettent en cause la validité heuristique de cette catégorie. La première dans un essai brillant, ironique et informé met en scène le contraste entre une Europe séculière et une Amérique latine « enchantée » rappelant que toutes les sociétés ne sont pas entrées en modernité de la même façon. Le second démontre que ni la Grande-Bretagne ni la France, pour différentes raisons, ne sauraient être assimilées à des sociétés postséculières selon le modèle d'Habermas et signale par contre qu'elles cherchent à affronter l'érosion oligopolistique des religions en tentant de négocier et de légitimer la cooptation du religieux dans la gestion de la solidarité sociale (p. 395). Les interventions historiques, philosophiques ou sociologiques, centrées sur l'évolution de la sécularisation, laissent de côté le rapport avec l'urbain sans pour autant nous fournir une définition cohérente de l'utilité du postsécularisme.

6 La troisième partie traite des manifestations contemporaines du religieux au sein de la cité. On ne saurait ici toutes les synthétiser. Beaucoup sont innovantes, laissant place à la nouvelle géographie de la religion comme à la théologie urbaine. Le travail de Maaike de Haardt sur les immigrées philippines au cœur des métropoles asiatiques comme Hong Kong illustre remarquablement comment les acteurs se réapproprient l'espace séculier urbain et le sacralisent à travers rituels et pratiques quotidiennes. Espace, corps, genre, émotion et visibilité sont ici conjugués pour montrer comment

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l'expérience de Dieu redonne sens à la globalisation et permet de négocier et de dépasser la dichotomie espace profane/espace sacré. David Martin présente une remarquable cartographie mondiale des édifices séculiers et religieux, axée sur l'opposition entre capitales et villes périphériques, illustrant ainsi le pouvoir du symbolique à travers la dialectique d'alternance entre religieux et pouvoir séculier dans l'espace urbain. Contrastes entre protestantisme et catholicisme, banlieues africaines et européennes, animent cette historiographie sociologique et visuelle. De Manille à Kiev, le Pentecôtisme apparaît ici au cœur de la ville contemporaine. C'est à la vitalité de la communication virtuelle que nous convie Martijn Oosterbaan pour mieux nous faire pénétrer dans l'appropriation des espaces urbains de l'Europe de l'Ouest par les migrants évangélistes du Brésil, excellents exemples du pouvoir symbolique et mobilisant des communautés chrétiennes transnationales. Trois essais sont consacrés à des organisations communautaires (Bretherton, Dias et Beaumont, Cloke), à la force des FBOs et regroupements religieux au sein de l'autogestion des quartiers urbains et à l'actualité performante de l'éthique et de la pratique de la cohésion sociale (London Citizens et Memonites aux USA), tandis que N. Özdemir Sönmez expose le conflit autour du monopole de l'espace entre le kémalisme séculier et le nouveau réformisme musulman à Ankara.

7 Le livre se termine par une analyse de la fonction du religieux dans l'espace politique et public montrant bien la complexité des frontières mouvantes entre séculier et religieux (Beckford dans le cas des prisons) et Jason Hackworth à travers le rôle des mouvements religieux dans la légitimation des politiques néo-libérales aux USA. Les contradictions empiriques relevées dans les différentes contributions mettent en évidence la complexité des démarches qui tendent aujourd'hui à concilier les deux univers.

8 La visibilité du religieux dans l'espace urbain apparaît liée aux démarches de réappropriation de l'espace public par les acteurs sociaux ; elle exprime la recherche d'une négociation entre État, mouvements et organisations religieux dans la gestion d'un social toujours plus fragmenté, pluriel et non inclusif. Une catégorie comme le postséculier ne réussit pas toujours à rendre compte de changements sociologiques aussi différenciés, observés dans les recherches ici présentées. Mais l'interrogation que soulève ce livre permet de reconstruire les actuels processus de mixité entre profane et sacré dans la modernité urbaine et sa pluridisciplinarité ouvre la voie à de nombreux et prometteurs terrains de recherche.

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Alain Mothu, Gianluca Mori (textes réunis par), Philosophes sans Dieu.Textes athées clandestins du XVIIIe siècle Paris, Ếditions Honoré Champion-Classiques, [2005] 2010, 400 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Alain MOTHU, Gianluca MORI (textes réunis par), Philosophes sans Dieu.Textes athées clandestins du XVIIIe siècle, Paris, Ếditions Honoré Champion-Classiques, [2005] 2010, 400 p.

1 L'athéisme, en sa conception la plus radicale, pouvait-il être « pensé » et pensable, au XVIe, comme accomplissement de la raison même ? L'incroyance s'identifiait-elle alors avec l'athéisme ? Dans La religion de Rabelais, Lucien Febvre, au milieu du xxe siècle, observait que l'on pouvait « se dire, se croire, être chrétien, et vouloir, avant tout, libérer les fidèles, les simples croyants, de terreurs enfantines et de superstitions grossières ». Le siècle s'en prit aux dogmes et aux institutions, mais ne fut pas un « siècle sceptique, un siècle libertin, un siècle rationaliste ». Le glorifier comme tel eut été « la pire des erreurs ». Si l'athéisme trouve au XVIIIe siècle sa formule exacte et la toute-puissance de sa conviction, c'est sans doute qu'il rompt avec l'invasion mystique du XVIIe, ce « siècle des saints » qu'il est convenu, depuis Bremond, d'interroger comme tel. Il serait au demeurant passionnant de tenter de comprendre s'il n'y eut pas, dans cet excès de mysticisme, quelque argument capable de faire basculer l'extrême religiosité en sa négation pure, l'athéisme... Quoi qu'il en soit, le XVIIIe siècle fut bien, de ce point de vue, le siècle des Lumières où la question de Dieu en tant que telle fut posée avec le plus de rigueur. Du Marsais, D'Holbach, Diderot, les Encyclopédistes, ont au

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cours du siècle fondé l'athéisme comme expérience, et exigence ultime, de la raison. Leurs œuvres sont publiées, accessibles, lumineuses. D'autres philosophes ou « penseurs libres », aujourd'hui dûment identifiés, ou demeurés anonymes, ont laissé, tout au long du siècle (années 1700-1730, puis dans la décennie 1760), des textes ici rassemblés par A. Mothu et G. Mori, qui les affranchissent de leur clandestinité. Ce sont ces textes qui annoncent et fécondent les ouvrages contemporains ou ultérieurs des « grands maîtres ». Curieusement, parmi ceux-ci, un auteur oublié de façon incompréhensible par nos deux présentateurs : La Mettrie, son Histoire naturelle de l'âme (1745) et son Homme machine (1747). Oubli délibéré ? Diderot lui avait reproché la « dérive » immoraliste de son système matérialiste, mais celui-ci paraît tout de même en parfaite résonance avec celui des plus grands de ses contemporains. Par contre, et à juste titre, l'on peut référer sans difficulté ces textes athées aux philosophes anglais, Locke, Hobbes, Toland qui, les premiers, « ont bâti les fondements successifs d'une pensée intégralement rationnelle », selon l'analyse d'Alain Sandrier, présentant De la raison, texte « clandestin » du baron d'Holbach (fin années 1760). Ce document est pour l'essentiel la traduction par le baron de l'ouvrage majeur de Toland (1670-1722), Christianity not Mysterious (1696), où la raison est promue comme seul guide adéquat à l'interprétation, et tout mystère dès lors réfuté comme pur produit de l'imagination, cette folle du logis.

2 Ces textes réhabilités ne forment pas un ensemble homogène, et ne proviennent pas d'une école spécifique de pensée. Ils n'en prennent que plus d'importance et de force dans la constitution de l'athéisme, ce spectre qui ne cessera plus de hanter, en Occident, philosophes et hommes de simple bon sens. Une constellation de principes en organise cependant l'unité, sans qu'elle s'institue en doctrine ni, véritablement, système. Parmi ces principes, ceux-ci, relevés par les préfaciers : le refus argumenté de l'existence d'une cause intelligente à l'« origine » de l'univers ; la défiance à l'égard de toute transposition du sacré au plan de la nature, conçue comme triomphe du « bel ordre » ; l'âme, propriété du corps humain ; un rationalisme déterministe qui conduit les auteurs à récuser tout libre arbitre. De Bayle, en amont, à Voltaire, en fin de siècle, la gamme des références et inférences ne cessera de se décliner en chacun de ces textes clandestins selon la pente singulière de leur pensée, et de leurs enjeux.

3 L'oratorien Du Marsais (1676-1756) forge une conception du monde « où Dieu est absent ». Le manuscrit Le Philosophe, (années 1716-1720) pose que « nul être suprême n'exige de culte des hommes », et que Dieu n'est qu'un « mauvais usage de la faculté de penser ». Sans doute devrait-on repérer en ses travaux approfondis sur le langage et son style (Les Tropes, 1730), l'assise de son argumentation. Son plaidoyer pour ce que l'on a pu appeler « la transparence des signes » et « l'éthique de l'écriture » fond à mon sens son athéisme premier. Ainsi de la proposition selon laquelle « le philosophe prend la maxime à sa source, en examine l'origine, et n'en fait que l'usage qui lui convient ». Certes, la source de nos connaissances « est entièrement hors de nous » – et Du Marsais récuse ainsi le protocole de la méditation, et se réfère à Locke et à sa conception du savoir humain comme relevant des seules « connaissances sensibles » – mais élaborées par la pensée, qui est « en l'homme un sens comme la vue et l'ouïe ». Point de transcendance, ainsi, mais point « d'exil du monde ». Tout le contraire : « Notre philosophe ne croit point être en pays ennemi, il veut agir en sage économe des biens que la nature lui offre », et avoir commerce avec autrui selon les impératifs de « son unique religion : l'honneur et la probité ». Il est alors remarquable que l'exigence

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d'athéisme implique ici, et comme sa ressource naturelle et sa conclusion nécessaire, le paradigme de l'altérité. Il n'est de sujet authentique, pourrait-on dire, qu'en l'absence de Dieu et la présence des hommes. Du Marsais : « La société civile est, pour ainsi dire, la seule divinité qu'il [le philosophe] reconnaisse sur la terre ». Aussi bien les préfaciers n'ont-ils pas manqué de souligner la « modernité » de ce texte clandestin, « qui considère comme accompli le procès de sécularisation à peine entamé ». Tout se joue ainsi en un seul mouvement de la pensée, qui ne décide de la possibilité de l'homme « civil » que sous condition de la négation de tout dieu, et du concept de société que sous condition de désenchantement.

4 Dans son traité sur « L'origine des êtres et des espèces », rédigé dans les années 1705-1710, Henri de Boulainviller (1658-1722) en appelle plus à un matérialisme athée, joignant cartésianisme et mécanicisme, qu'à des considérations « anthropologiques ». Et la question de l'infinité de l'univers se pose alors en toute rigueur. Boulainviller prône une conception strictement déterministe et évolutionniste, « infinitiste », de la matière, « ce fluide en mouvement, hétérogène », porteur de tous les possibles, pures virtualités ou réalisations avérées : « Tout ce qui est dit possible doit être conçu comme existant, ou ayant existé, ou devant exister ». Le temps ne peut se concevoir que sous la catégorie de l'éternité, mais en un déploiement infiniment continu et progressif : « Dans la supposition du mouvement, le laps du temps équivaut à l'intelligence » – ce que l'on tient pour « intelligence » n'est que l'autre nom du déploiement naturel de la matière. Et, au-delà de cette considération, qui supprime le recours à toute causalité intelligente extérieure à ce mouvement naturel, la pensée athée s'ouvre pleinement à l'accueil de l'improbable : « Il n'y a nulle combinaison qui ne puisse arriver dans un certain temps, et, partant, dans l'éternité ». Le lecteur pourrait à bon droit invoquer ici l'utopie fouriériste et ses improbables germinations de chimères. Si les préfaciers n'en viennent pas à telle comparaison, ils n'en concluent pas moins que, pour Boulainviller, « une matière infinie devra assumer tôt ou tard toutes les configurations qui ne sont pas contradictoires avec son essence ». Ainsi se dénonce tout spiritualisme, et toute évocation d'un libre arbitre. Car la matière en tous ses états est par « essence » l'univers infiniment déterminé.

5 Ce n'est que vingt ans après sa mort que sera publiée, en 1768, la Lettre de Thrasybule à Leucippe, rédigée dès les années 1720-1725 par Nicolas Fréret (1688-1749). Fréret est juriste, historien encyclopédique, précepteur chez le duc de Noailles, etc. – homme de grand talent et de bel entourage. « Penseur libre », écrivent les préfaciers, dans la mouvance et la distance de Descartes, Malebranche, Locke. À la base de son athéisme, la faillite des religions révélées : le seul critère de validité des connaissances est l'expérience. Sa théorie des « distinctions » le conduit à privilégier l'existence « réelle » des choses par rapport à leur existence « objective ». Objective, c'est-à-dire abstraite, considérée comme entité réifiée. Ainsi de Dieu, qui répond à la question de la cause universelle et intelligente, et qui, dans l'usage des mots qui le disent, échappe à la « réalité » pour devenir pure fiction. Il n'est point, chez Fréret, d'appel à transcendance, non plus qu'à immanence. Dieu n'est pas l'autre nom de la Nature, et le juriste rejoint ici très précisément Pierre Bayle dans son opposition à la conception spinoziste. « “Divinité”, “destinée”, “providence”, fantômes auxquels on attribue une réalité que n'a jamais eue l'image confuse qui les accompagne ». Tout ce qui se dit oracles, révélations, tout ce qui métamorphose un homme en roi et un roi en un dieu, tout ce qui se donne comme livre sacré, ne sont que preuves fallacieuses de l'existence de Dieu, car non fondées « sur les lumières de la raison naturelle, de la vraie raison (...)

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On en est venu enfin à imaginer qu'il pouvait exister une Cause qui ne fût pas un être ou un corps ».

6 Mais il est aussi chez Fréret une dimension anthropologique, qui fonde l'athéisme sur l'alternative du plaisir et de la douleur. Non pas du bien et du mal, qui pourrait réintroduire la question de Dieu par la quête du salut. Chercher son plaisir ou fuir la douleur, telle est la seule question véritable que se pose l'existence humaine. Par l'exemple de Zaradès le Persan (Zoroastre), Fréret veut prouver que « de toutes les religions qui nous sont connues, c'est la plus sensée », qui implique de « rechercher le bien dans le cadre de l'ordre social ». Mais « après tout, poursuit Fréret, son instaurateur n'est qu'un simple homme qui ne nous prouve point qu'il ait d'autre droit que celui de la raison ». Coup double : telle « religion » est un fait d'homme ; la quête du bien, et son accomplissement, ne s'entendent que sous condition de vie sociale. Du Marsais avait sollicité la « société civile » comme seule dépositaire légitime, et en dernière instance, du « sacré ». En invoquant la recherche du bonheur comme instituant de cette société, Fréret libère l'athéisme de ce qui pouvait apparaître, tout anachronisme assumé, comme possible antihumanisme. C'est de l'homme que provient Dieu, par agrégations de réponses confuses à des questions sans issues, de qualités purement humaines et d'un seul coup de force sacralisées. « On joint ensemble des idées de cause, d'intelligences, de volontés, de puissance, de bonté ou de malice, et l'on donne le nom de Dieu à cet assemblage. On s'accoutume à le considérer comme quelque chose de réel, et on oublie que c'est son propre ouvrage ». Dieu n'« est » donc pas, sinon comme « fantôme ». Mais qu'est-ce alors qui en « tient lieu » ? Rien. Fréret : « Je supporte sans douleur le vide que les théistes croient remplir par la supposition d'une Cause intelligente » : contre le créationnisme auquel Fréret s'oppose de toutes ses forces, et que l'on appellerait aujourd'hui « Dessein Intelligent », cette Lettre longtemps clandestine aujourd'hui peut se lire en grande jubilation : dans l'univers, « je ne découvre de bornes ni par son étendue ni par sa durée ; j'y aperçois seulement une vicissitude et un passage continuel d'un état à l' autre, (...) mais je n'y vois pas une Cause universelle ».

7 « Lecteur avide de Bayle », l'avocat André-Robert Perrelle (1695-1731), dans son manuscrit Sur les preuves de l'existence de Dieu, rédigé dans les années 1715-1720, partage la conception évolutionniste de Fréret, et son anti-créationnisme, « car il lui est impossible, rappellent les présentateurs, de concevoir une étendue/matière non existante ». La matière est cela qui est infini, et de toute éternité. L'univers, cet amas de « poussière divisée à l'infini » se déploie en tourbillons, qui s'organisent selon le rapport nécessaire entre les choses, qui est leur propre loi. « Qu'est-il besoin d'intelligence ? Le seul mouvement suffit pour produire tous les effets que nous admirons tous dans la nature ». Le mouvement, qui est la loi de la matière. Son principe d'existence, tout Dieu récusé. L'influence de Toland est ici manifeste. De même que dans le texte qu'un philosophe, demeuré anonyme, rédige fin 1720. L'auteur des Essais sur la recherche de la vérité participe aux « cercles de l'incroyance parisienne », assurés de la protection d'éminentes personnalités, dont Maurepas. L'athéisme est ainsi de versant hauturier, et cela ne doit pas surprendre : en ces cercles se débattaient les philosophies et les conceptions du monde, à l'écoute des grandes voix d'Angleterre ou des Provinces-Unies, qui libéraient peu à peu les chemins de plus grande aventure. Ainsi pour Étienne Guillaume, curé de Fresnes, dont le traité sur L'âme matérielle (1728) s'élève contre la substantialité de l'âme, et le libre-arbitre. Les Essais refusent aussi bien tout innéisme et tout spiritualisme. Et, comme les textes précédents, critiquent le

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postulat d'une « cause première, immatérielle, intelligente de l'univers ». On ne recourt à telle explication que sous la contrainte des passions et des angoisses quant à l'origine et au destin du monde. De là que les conclusions soient viciées : « Ce n'est que dans les choses absolument détachées de tous nos intérêts et de toutes nos passions que nous découvrons la vérité ». Ainsi en va-t-il de la géométrie, – ainsi doit-il en aller de nos considérations cosmologiques ou anthropologiques. « Il n'y a dans la disposition de l'univers aucunes vues particulières ou tendantes à pourvoir aux besoins des hommes (...) Le premier arrangement [de l'univers] est d'une telle simplicité que ce n'est point trop donner au hasard que de l'en croire le principe ». Nulle « providence », nul « dessein particulier » ne peuvent être convoqués au grand jeu de hasard d'un univers de pure matérialité. Et si les passions émanent des « principes corporels », l'âme, qui en est le « siège », dépérit quand « le corps devient languissant et approche de sa fin ».

8 D'un premier tiers de siècle à ses dernières décennies, les mêmes conceptions s'affirment et se reprennent. Que « l'idée de Dieu » soit « un préjugé enraciné dans l'esprit de tous les hommes », cela vaut destitution de tout appel à divinité, car préjugé s'oppose à vérité et à raison. L'auteur des Réflexions sur l'existence de l'âme et sur l'existence de Dieu, écrit avant 1734, publié en 1743, pose l'examen comme condition de l'accès à la vérité : « On s'est fait une habitude de croire sans examiner » – et examen, ici, se dit de cette opération de la raison qui discrimine en toutes choses et pensées le réel de l'imaginé. Et c'est dans l'intimité de sa propre « conscience » que cette opération se décide : « De tous les êtres qui existent, aucun n'a un rapport plus intime avec l'homme que l'homme même ». C'est de cet homme, sans doute, que procède Dieu ; mais c'est cet homme qui en dit l'impossible nécessité, et son impensable « existence ». Vers la fin des années 1760, un traité contemporain des écrits de d'Holbach et Diderot rassemble une nouvelle fois les réquisits de l'athéisme, et ses impératifs. Le Jordanus Brunus redivivus redonne la priorité à l'expérience, à la matérialité seule de l'univers, à la nécessité de faire lumière sur toutes choses, car « le grand jour est trop fatal à tout système de religion », qui n'a pour seule défense que le recours à la persécution, dont G. Bruno est la figure emblématique du martyre. Le philosophe anonyme est, de tous les auteurs présentés, le seul qui porte explicitement le fer contre les prêtres et leurs « grandes fureurs ». Toute « démonstration physique » les « excite », et la position matérialiste radicale et infinitiste leur est irrecevable, lorsqu'elle justifie l'hypothèse de la pluralité des mondes : car « il n'y a point, écrit l'auteur, de répugnance de la part de la matière, qui se peut accroître infiniment ». Si l'on admet un Dieu, « il se présente un grand nombre d'impossibilités que tout l'art des sophistes ne saurait détruire ». Par exemple, la possibilité du mal, incompatible avec l'existence de Dieu, de même que la conception d'une matière sans commencement ni fin, qui rend l'hypothèse d'un Dieu créateur, « conservateur et rémunérateur, (...) chose absolument inutile ».

9 Ainsi s'écroule, aux yeux des philosophes athées, tout l'édifice des croyances en Dieu, et l'institution même de religion. Dans le texte du baron d'Holbach, De la raison (fin des années 1760), que nous savons pour l'essentiel repris de Toland, le philosophe note que cet ensemble de critiques, fondé sur la seule raison et la seule expérience des sens, l'une n'allant jamais sans l'autre, « nous jette dans le scepticisme et même dans l'athéisme absolu ». La révélation, support de la religion « heurte la conviction, écrit A. Sandrier en sa présentation, bafouant l'universalité des principes rationnels ». Il en est fini du « siècle des saints » évoqué plus haut. Place est désormais nette pour que les

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Lumières, en la négation argumentée de Dieu, disposent tout savoir dans le vertige redoutable d'une liberté sans autre limite que sa propre déraison.

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Luis Gerardo Díaz Núñez, La Teología de la liberación latinoamericana hoy Mexico, CIALC-UNAM, 2009, 382 p.

Luis Martínez Andrade

RÉFÉRENCE

Luis Gerardo Díaz NÚÑEZ, La Teología de la liberación latinoamericana hoy, Mexico, CIALC-UNAM, 2009, 382 p.

1 Après la chute du mur de Berlin, l'effondrement du socialisme réel, la déclaration de la fin de l'histoire et la victoire du libre marché, qui oserait mettre en question l'actuel paradigme hégémonique ? Où se trouvent les utopies, les projets alternatifs ? La théologie de la libération est-elle morte aussi ? Pour comprendre la reconfiguration et la pertinence de ce courant théologique, Luis Gerardo Díaz Núñez, chercheur à l'Université Nationale Autonome du Mexique, nous présente dans son dernier ouvrage les continuités, les changements et les nouvelles inquiétudes des théologiens latino- américains de la libération. Composé de quatre chapitres, ce livre essaie de répondre à certaines questions telles que : que s'est-il passé avec cette théologie depuis les années 90 ? Quels sont ses nouveaux défis ? Quel est son futur dans un contexte mondialisé ?

2 Le premier chapitre, América Latina ante el neoliberalismo y la globalización, rend compte de l'actuel contexte au sein duquel la théologie de la libération (TL) doit faire face aux effets politiques, économiques, culturels et sociaux de l'économie de marché. Il va sans dire que l'Amérique latine n'est pas une entité homogène, donc sa diversité culturelle et ethnique est un élément non-négligeable. Pourtant, l'auteur considère les nombreuses coïncidences que lui permettent de saisir les pays latino-américains comme un espace commun où l'augmentation de la pauvreté, du chômage et de la violence est devenue une tendance généralisée. Certes, l'Amérique latine n'est pas le continent le plus pauvre de la planète, mais il est le plus polarisé car les 10 % les plus

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aisés de la population, détiennent 60 % des richesses, tandis que les 10 % les plus pauvres s'en partagent seulement 2 % (p. 44). En ce sens, Díaz Núñez avertit que le capitalisme – en tant que régime « trans-séculaire » – utilise le processus de mondialisation comme un véhicule afin de consolider des structures de domination dans cette région périphérique.

3 Il en va ainsi de l'impérialisme (en tant que catégorie d'analyse sociale) : l'auteur rend et met en valeur le rôle des États-Unis dans les projets de privatisation et de militarisation du continent. Parmi les séquelles néfastes que l'auteur dénonce dans le domaine politique, on trouve la défiance croissante vis-à-vis des façons traditionnelles de faire la politique. La crise de la légitimité et de la représentativité ou la démission du Frei Betto de l'administration de « Lula » montrent le manque de soutien, dont souffrent des gouvernements dits de gauche (p. 57). Au niveau économique, les multinationales et le fleurissement des « maquiladoras » produisent un impact frappant sur la vie quotidienne des habitants et des peuples : 227 millions des personnes vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Quant à l'aspect culturel, il relève l'homogénéisation des modèles, des images et des imaginaires qui sont modifiés et remaniés par le canon nord-américain. C'est dans ce nouveau contexte que la TL actualise son locus théorique et pratique sans omettre, bien évidement, son « option préférentielle en faveur des pauvres ».

4 À partir des années quatre-vingt-dix, la TL a élargi son éventail à de nouvelles préoccupations dont l'écologie, les cultures indigènes, les femmes, l'altermondialisation sont plus visibles. La création du Forum Social Mondial à Porto Alegre en 2001 est l'un des résultats de cette reconfiguration.

5 Dans le deuxième chapitre, La religión en el pensamiento actual y su impacto en América Latina, l'auteur aborde la présence du phénomène religieux dans la réalité sociale de l'Amérique latine. La fonction sociale de la religion est analysée depuis la perspective des sociologues de la religion tels que François Houtart, Danièle Hervieu-Léger et José María Mardones afin d'exprimer le caractère dynamique de celle-ci. Or, la religion en tant que relation sociale (p. 175) entraîne diverses conceptions du sacré, du politique et du social. En ce sens, Díaz Núñez nous propose une typologie des religiosités en Amérique latine, à savoir : a- une religiosité de l'élite caractérisée par une vision individualiste, qui est animée par les couches privilégiées et par les secteurs conservateurs de l'Église ; b- une religiosité populaire liée aux rites, où l'émotion et la fête sont présentes et ; c- une religiosité des pratiques informelles dont le new age ou les autres courants comme le néo-pentecôtisme sont des exemples importants dans un contexte de pluralisme religieux.

6 Utopía y esperanza cristiana en América Latina, troisième chapitre de cet ouvrage, propose une reconsidération de la force de l'utopie et de l'espérance comme éléments clés de l'imaginaire latino-américain. À ce propos, l'auteur s'appuie notamment sur les réflexions et les travaux d'Ernst Bloch, de Franz Hinkelammert, d'Horacio Cerutti et de Fernando Ainsa afin de déployer les différents projets d'utopie. D'après lui, du fait que l'utopie est une composante à part entière de l'humain, elle n'est pas homogène. Par conséquent, nous observons deux côtés de l'utopie, son côté libérateur et son côté conservateur.

7 D'autre part, Díaz Núñez développe le lien entre l'utopie et la société dans la démarche de la théologie de la libération, en montrant les engagements pastoraux et politiques de ses principaux animateurs, dans la vie sociale latino-américaine. Malgré la persécution

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et la répression dont souffrent les théologiens (p. 234), ceux-ci ne cessent pas de dénoncer la dynamique sacrificielle du système.

8 Le dernier chapitre, La teología de la liberación latinoamericana: desarrollos recientes, est consacré à l'actuel contexte dans lequel la TL doit évoluer, c'est-à-dire au cadre des nouveaux paradigmes qui ont permis à la TL d'élargir ses réflexions théologiques et sociales. Ceci explique le développement de nouveaux courants en son sein, tels que la théologie écologique de la libération (L. Boff), la théologie féministe latino-américaine (I. Gebara et E. Tamez), la théologie indigène (E. Lopez), la théologie afro-latino- américaine (A. Kasanda) et la théologie interculturelle (R. Fornet-Betancourt et J.- J. Tamayo).

9 En utilisant l'herméneutique analogique (M. Beuchot) comme méthode pour mieux comprendre l'histoire de la pensée latino-américaine, Díaz Núñez conclut sa recherche en nous proposant la thèse selon laquelle « la théologie de la libération reste, jusqu'à nos jours, une structure de conscience critique et utopique » (p. 355). Selon l'auteur, en dépit du fait que la TL n'a pas la même diffusion ou publicité que dans les décennies 60 ou 70 et tant que les conditions d'exclusion et de marginalisation sociale existeront, cette théologie continuera à porter son message de dénonciation prophétique.

10 En somme, le texte que nous offre Díaz Núñez est pertinent pour les recherches en rapport à cette théologie, mais il se distingue plus largement par son effort de mettre en valeur les défis, les contradictions et les projets de ce courant de la pensée sociale et religieuse latino-américaine.

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John O'Malley, What happened at Vatican II? Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2008, 380 p.

François Weiser

RÉFÉRENCE

John O'MALLEY, What happened at Vatican II?, Cambridge, The Belknap Press of Harvard University Press, 2008, 380 p.

1 La profusion actuelle des colloques et des publications sur Vatican II, loin de se faire dans l'unanimité, dessine une mobilisation d'une ampleur peu commune pour dire aujour-d'hui la vérité de l'événement conciliaire. Une intervention de Benoît XVI à ce sujet, en décembre 2005 (discours du pape à la curie romaine du 22 décembre 2005), opposait une herméneutique de la continuité à une herméneutique de la rupture. Son passage consacré à la réception de Vatican II a attiré l'attention sur les tensions autour de la captation éventuelle de l'héritage du concile. Qui saura s'approprier l'énoncé de la vérité historique sur le concile alors que bientôt cinquante ans nous séparent de son ouverture ? Enjeu intra-ecclésial certes, mais aussi extra-ecclésial, dans la mesure précisément où est posée, au moins par les institutions ecclésiales, la question de la possibilité même pour les historiens de saisir la vérité de l'événement.

2 L'ouvrage de John O'Malley, jésuite, enseignant à Georgetown University, a le grand mérite, tout en énonçant clairement la posture qui est la sienne, d'entrer dans la mêlée avec originalité, finesse, érudition et hauteur de vue. Illustrant à sa façon le choix résolu de la fidélité à la neutralité axiologique censée être le propre de tout chercheur, il refuse de nommer les participants au Concile en termes de libéraux ou progressistes d'un côté, ou conservateurs et réactionnaires de l'autre. Il ne nie pas la forte polarisation de l'espace théologique constitué au moment du concile, mais, à partir de l'étude des minorités/majorités qui se dégagent lors des votes réalisés à chaque session, il préfère analyser les catégories mobilisées par les protagonistes, catégories

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construites par rapport à des théologies et des récits historiques divers, des narrations parfois divergentes de leur histoire passée et de leur patrimoine commun.

3 Dans une première étape, il s'efforce de donner une profondeur à l'événement conciliaire. Pour cela, il l'analyse par rapport à différentes échelles de temporalité. La longue durée (depuis le premier concile, celui de Nicée, en 325) met en valeur une grande diversité de situations (depuis les premiers conciles, grecs, orientaux, locaux, jusqu'aux conciles latins, occidentaux, et de plus en plus « pontificaux », en ce sens qu'ils étaient dominés par le pape, progressivement, à partir du XIe siècle). Le temps moyen du « long dix-neuvième siècle », entre la Révolution française et la crise moderniste, est celui d'une hostilité croissante entre l'Église et le monde moderne. Il est le moment par excellence d'un rejet par l'institution de deux ennemis majeurs ou identifiés comme tels, le libéralisme et l'historicisme. Enfin, le temps court est celui de l'immédiat après-guerre : avec des changements majeurs à l'échelle de la planète, la décolonisation, la menace d'une guerre nucléaire, il y va pour l'Église d'une certaine réconciliation avec l'idéal démocratique et la méthode historique. Cette première approche a le grand mérite de donner à l'opposition entre la continuité et la rupture un contenu historique riche.

4 Le deuxième moment de son analyse, fort heureusement articulé au premier, vise à souligner la singularité de Vatican II : au-delà des conditions historiques nouvelles qui en font le premier concile d'un monde globalisé (ce que rend visible la présence d'un épiscopat venu du monde entier), O'Malley montre comment c'est dans son genre, son style, son langage et ses valeurs que le concile se distingue. Genre classique dans la littérature, mais nouveau pour une telle réunion, le panégyrique (ou genre épidictique) remplace pour la première fois le genre juridique jusque-là emprunté aux assemblées romaines, ou aussi bien le genre dialectique (ou scholastique) visant à démontrer une vérité. À cette rhétorique de l'invitation, et non plus de l'interdiction ou de la définition (celle des canons) correspondent un vocabulaire et un style renouvelés : vocabulaire de l'horizontalité, de la réciprocité, du dialogue, de l'intériorité et de l'humilité. Rien de nouveau pour le catholicisme, précise-t-il, mais bien un événement à l'intérieur d'un concile. Ce qui l'amène à réfléchir à Vatican II comme un événement de langage. Le déplacement dans le genre, le style et le vocabulaire signifie et réalise un déplacement, une conversion même, vers un modèle dialogal nouveau, dans lequel, par exemple, la liberté religieuse, la reconnaissance des autres confessions chrétiennes, ou le souci pour le monde trouvent place, non plus sur le mode de l'anathème, mais bien sur celui de la confiance.

5 À partir de là se dessinent pour l'auteur les critères d'une herméneutique pertinente de l'événement. Il y en a au moins deux. D'une part, on l'a vu, son genre, inédit, définit pour l'Église un « esprit » nouveau. Celui-ci n'est pas un vague horizon indéterminé, ni même une reconstruction a posteriori des intentions supposées des évêques, mais bien une « réorientation constante, cohérente et vérifiable » de la pensée de la majorité (p. 310). D'autre part, les textes produits par le concile, seize documents aux statuts différents (constitutions, décrets, déclarations, soit un ensemble plus vaste que tout autre concile dans l'histoire), ne se comprennent pas sans le recours à une certaine intertextualité qui les relie. Au-delà de la cohérence et de l'unité singulière de ces documents (parfois au prix de répétitions ou redondances entre les textes), la clé de lecture de leur intertextualité engage à une réception qui ne peut pas leur faire dire n'importe quoi. Échappant au mirage de la lettre seule des textes, isolée du contexte et

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des conditions de production du corpus conciliaire, l'intertextualité, comme la prise en compte de « l'esprit » du concile, conduisent à discerner les critères de validité d'une herméneutique qui permet d'interpréter Vatican II.

6 Que s'est-il passé à Vatican II ? Le concile est-il celui du changement, ou de la continuité ? Pour montrer le peu de pertinence de cette question, et s'appuyant sur de nombreux exemples, dans l'histoire de l'Église comme dans celle plus circonscrite du concile, O'Malley souligne à quel point ce mot de « changement » et son usage constituent surtout un marqueur politique qui fait toujours système avec des pôles de valorisation/dévalorisation des discours théologiques dans chaque moment historique. On peut aussi bien parler de « changement » pour disqualifier un texte, que de « tradition » pour justifier un changement. Dans cette pratique du mot « changement » (« changement » ou « changer » reviennent au moins quatre-vingt-seize fois dans le texte de O'Malley, en rapport avec le concile), la meilleure garantie pour un groupe de Pères de promouvoir un changement est de l'inscrire dans l'autorité d'une pratique antique. Cela, majorité et minorité l'ont bien compris. Ainsi s'explique l'omniprésence au concile du triptyque, aggiornamento, ressourcement, développement, omniprésence dans le vocabulaire, mais également dans les transformations des méthodes comme des représentations des uns et des autres. Le ressourcement n'est pas un idéal spirituel vague, mais bien le choix d'une réflexion qui puise aux sources bibliques et patristiques. En ce sens, le ressourcement est une réappropriation radicale de la tradition qui conduit les Pères aux débats les plus vifs sur les changements à proposer pour l'Église du XXe siècle (on ne le voit que trop dans le cas du débat sur la collégialité).

7 En somme, ce que cette approche révèle, ce n'est pas tant ce que le concile aurait changé (car beaucoup de conciles ont changé quelque chose), mais la prise en compte du fait qu'il y a à réfléchir l'affinité entre la foi et le changement, parce qu'un des dogmes de la foi chrétienne concerne bien une révélation qui a lieu dans l'histoire. Comment une Église pourrait-elle à la fois tenir cette affirmation centrale et dans le même temps se penser comme une institution anhistorique, dont les pratiques et l'inscription dans l'espace social seraient indifférentes à l'histoire en cours (cf. le débat sur Dei Verbum, p. 227) ? Au moment du concile, c'est donc bien la même foi qui est évidemment confessée, prônée, déclarée, mais selon un paradigme différent. Ce paradigme n'est pas énoncé dans les documents conciliaires en tant que tel, mais il est présent partout.

8 C'est là ce que l'auteur appelle les « problèmes-sous-les-problèmes » traités par le concile. Ils sont trois, et sont inséparables dans la mesure où ils font système. D'abord, que signifie pour l'Église la possibilité même du changement ? Ensuite, que peut être en Église la relation centre-périphérie ? La collégialité, pour n'évoquer qu'elle, est-elle une nouveauté, aux relents de conciliarisme, ou bien est-elle une modalité de la construction de la primauté, et même de l'infaillibilité, conçues non plus comme pouvoir sur mais comme pouvoir s'appuyant sur, et exprimant l'unité du corps ecclésial ? Enfin, dans quel style l'Église peut-elle s'exprimer, et en quoi cette expression n'est-elle pas un accessoire de la foi, mais bien plutôt l'expression ultime par l'Église des valeurs internes qui la constituent, à partir du Dieu dont elle dit qu'il la fonde ?

9 Étudiant à Rome au moment du Concile, John O'Malley ne cache pas sa fascination pour l'éthos nouveau qu'il dit avoir vu à l'œuvre au moment du concile, une attitude fondée sur le dialogue, dialogue à l'intérieur de l'Église, dialogue avec les autres croyants,

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dialogue avec le monde. Pour lui, s'il y a une nouveauté, elle réside évidemment non pas dans une réinvention de la foi par l'Église réunie dans ce débat singulier, au début des années soixante, mais dans le déploiement et la célébration d'un style nouveau. En inscrivant cet événement dans la perspective de plusieurs échelles temporelles, l'auteur nous semble dégager de façon convaincante des critères pour une herméneutique du concile. On a insisté ici sur ces aspects. Mais le lecteur qui chercherait dans cette lecture une brève histoire du concile, de ses quatre sessions, trouverait également à s'instruire : s'appuyant à la fois sur les actes du concile et sur les principales études historiques, ce livre offre aussi un récit dense et bien articulé, sans surprise, de « ce qui s'est passé à Vatican II ». À noter qu'une publication en langue française est attendue à l'automne 2011, aux éditions Lessius (Bruxelles).

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Susan Palmer, The Nuwaubian Nation. Black Spirituality and State Control Farnham, Ashgate, 2010, 177 p.

Enzo Pace

RÉFÉRENCE

Susan PALMER, The Nuwaubian Nation. Black Spirituality and State Control, Farnham, Ashgate, 2010, 177 p.

1 Susan Palmer n'en finit pas de nous surprendre. En 1994, lorsqu'elle se fit un nom comme experte des nouveaux mouvements religieux (je pense tout particulièrement à sa recherche remarquable et innovante sur le rôle des femmes dans son livre Moon Sisters, Krishna Mother, Rajneesh Lovers) et, encore en 2004, en réalisant une enquête – la première en termes d'étendue et de profondeur – sur le mouvement raëlien (Aliens Adored), S. Palmer avait déjà développé un sens inné pour les groupes religieux non conventionnels, de petites dimensions peut-être, mais significatifs lorsqu'il s'agit de comprendre les tensions internes au sein d'un milieu religieux déterminé.

2 C'est le cas de sa dernière recherche consacrée à un mouvement peu étudié par les sciences sociales des religions : le Nuwaubian (The Nuwaubian Nation). De ce mouvement-ci on trouve un écho dans la littérature américaine contemporaine, surtout du côté afro-musulman. C'est le cas, par exemple, de Knight.

3 Michael Muhammad Knight, auteur du livre Islampunk, qui a connu un grand succès aussi bien aux États-Unis qu'en Europe, devenant ainsi un culte pour les nouvelles générations musulmanes – et non musulmanes –, fait souvent référence dans ses récits aux diverses âmes de l'islam noir américain : il en parle avec ironie tout en réussissant en même temps à traduire, sous une forme littéraire, le niveau de différenciation sociale et religieuse qui caractérise une société aussi ouverte et complexe que peut

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l'être la société américaine. Passant de la Nation of Islam – le plus connu parmi les groupes en présence – au Moorish Science Temple, sans oublier le Fruit of Islam et le Five Percenters Nation de Clarence 13X (sur lequel M. Knight a écrit un livre très amusant : The Five Percenters: Islam, Hip Hop and the God's of New York, 2007), on a la nette impression d'une (petite) galaxie qui aurait explosé. Schismes, conflits entre leaders des différents mouvements, groupes qui changent de nom et parfois même de leader au cours de leur cycle vital, conflits récurrents avec la police et le FBI pour des affaires judiciaires ou fiscales très souvent infondées, mais parfois embrouillées et louches, font la une de l'histoire de l'islam noir d'Amérique. Knight fait justement une petite allusion sympathique aux Nuwaubians dans son dernier livre Journey to the End of Islam (New York, 2009).

4 S. Palmer situe donc efficacement l'analyse d'un mouvement spécifique – le Nuwaubian – fondé en 1967 par Dwight York à New-York City, sur le fond, changeant et hétéroclite, de l'islam noir, concentrant l'attention sur deux aspects spécifiques qui concernent le mouvement en question mais qui, en même temps, en transcendent les particularités.

5 Le premier aspect concerne la question suivante : quelle relation existe donc entre la recherche de l'identité noire parmi les Noirs d'Amérique et l'islam ? Le second aspect, relié au premier, peut être résumé en ces termes : au sein de cette relation, comment l'islam a-t-il été réinterprété par les différents mouvements nés à l'intérieur de la communauté noire, quand les distances ont été prises par rapport à la tradition sunnite tout d'abord et lorsque l'on a tenté de recomposer la fracture entre sunnisme et chiisme ? L'islam, en d'autres termes, semble une partition que les virtuoses de l'improvisation (leaders charismatiques comme l'ont été, par exemple, le fondateur de The Nuwaubian Nation ou encore Malcom X pour la Nation of Islam) réussissent à transformer en inventant de nouvelles tonalités et en arrivant même à créer de véritables dissonances qui parfois ne semblent avoir aucun lien avec l'islam traditionnel.

6 Le fait, comme dans le cas de Nuwaubian, qu'en 1993, York décide de vendre toutes ses propriétés, de quitter le quartier général de Brooklyn pour la Géorgie, et plus précisément Eatonton, où il achète un terrain de 475 acres qui servira à construire un village en style égyptien (appelé le Tama-Re), montre combien sa trajectoire de leader ne fut guère linéaire. Après un point de départ (1967) en référence au monde musulman (le premier nom qu'il donne au mouvement est justement Ansaar Pure Sufi, Les pures auxiliaires soufis), il finit (1968) par se faire appeler Imam Isa (Imam Jésus), une synthèse bizarre de l'islam, du christianisme et aussi de l'hébraïsme, quand il réinvente le mythe des tribus noires de Canaan desquelles descendraient les musulmans d'Amérique. En 1973, il se rebaptise Mahdi (un retour donc à la tradition afro- messianique) et, en 1992, York renie une grande partie de l'islam, invoquant un retour aux pures racines monothéistes de l'hébraïsme. En construisant, finalement, le Tama- Re en Géorgie, il réadmet les liens symboliques avec l'islam : le mouvement prendra désormais le nom d'United Nuwaubian Nation of Moors (abrégé en United Nuwaubian Nation) et Tama-Re devient dans l'imaginaire collectif du mouvement la Mecque de l'Occident pour les Noirs d'Amérique.

7 Palmer, non seulement reconstruit la figure du leader et la parabole du groupe religieux, jusqu'à l'incursion du FBI, en mai 2002, au temple de Tama-Re – signe d'une mauvaise réputation qu'entre temps le groupe s'était acquise dans une zone traditionnellement conservatrice de la Bible Belt, mais elle cherche aussi à argumenter

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une thèse qui réussisse à tenir unis deux thèmes : la reprise dans le mouvement de motifs propres à la tradition gnostique (thèse déjà connue, que les spécialistes du New Age ont depuis longtemps soutenue sur la base des affirmations des spécialistes du gnosticisme comme Rudolph ou Filoramo – qui n'est d'ailleurs pas cité – qui parlent de néo-gnosticisme) et la réapparition du thème du millénarisme qui, chez les Nuwaubians, s'accentue lors des répressions politique et judiciaire.

8 En réalité, S. Palmer explique que le millénarisme de York ne s'adresse pas au futur mais au passé, à la recherche d'un mythe originaire de l'identité spirituelle des Noirs d'Amérique. Pour cette raison, à travers une nuance difficile à traduire dans d'autres langues, Palmer parle d'une attitude millenarian (p. 134) des Nuwaubians qui inventent un topos mental où ils imaginent qu'existent une terre, une foi, une culture originaires des Noirs d'Amérique. De ce point de vue, si l'hypothèse selon laquelle on peut interpréter le mouvement Nuwaubian comme l'une des nombreuses versions du néo- gnosticisme moderne au sein d'une galaxie de spiritualité noire américaine apparaît convaincante, elle l'est déjà moins lorsque Palmer fait référence à l'esprit millénariste qui devrait le caractériser. Pas tant en raison du fait que techniquement, par millénarisme, on entend conventionnellement l'imagination du futur mais bien plutôt parce que le leader des Nuwaubians, même quand il se tourne vers un passé mythique, ne cesse d'utiliser des répertoires symboliques et des rhétoriques discursives cohérentes avec une vision millénariste : quand il imagine un temps où les angoisses du présent finiront et que les Noirs retrouveront finalement leur propre Terre (the Land), où tous les peuples de couleur « seront bienvenus et sauvés » (comme l'affirme un membre du mouvement interviewé par Palmer : p. 136).

9 Pour conclure, nous pouvons dire que cette recherche est seulement apparemment limitée à un mouvement relativement marginal dans le panorama socioreligieux américain. En réalité, le travail de Palmer peut être lu à la lumière de la théorie sociale dans le domaine religieux : la dés-institutionnalisation du phénomène religieux ouvre des espaces à la vertu de l'improvisation, aux si nombreux free-lance professionnels de l'esprit, en mesure de récupérer des symboles qui semblent hors circulation pour les réinterpréter, en inventant de nouveaux répertoires d'action sociale et de performances rituelles, greffant le tout sur l'histoire moderne et contemporaine des mouvements de libération des populations de couleur – pas seulement aux États-Unis, s'il est vrai que le phénomène néo-pentecôtiste en Afrique sub-saharienne reprend la lutte contre l'hérédité religieuse postcoloniale.

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Alexandre Papas, Mystiques et vagabonds en islam : portraits de trois soufis qalandar Paris, Éditions du Cerf, coll. « Patrimoines – Visages de l'islam », 2010, 338 p.

Stéphane A. Dudoignon

RÉFÉRENCE

Alexandre PAPAS, Mystiques et vagabonds en islam : portraits de trois soufis qalandar, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Patrimoines – Visages de l'islam », 2010, 338 p. 156-88

1 Déjà auteur d'un ouvrage de référence, bâti sur une thèse de doctorat, Soufisme et politique entre Chine, Tibet et Turkestan (Paris, Jean Maisonneuve, 2005), ainsi que d'un très récent récit de voyage au carrefour historique du Qinghai (Voyage au pays des Salars (Tibet oriental, début du XXIe siècle), Paris, Cartouche, 2011), Alexandre Papas nous offre une nouvelle variation, littéraire cette fois, d'histoire culturelle et religieuse de l'Asie Centrale pré-moderne avec ce recueil de trois essais, agrémentés de nombreux passages de poésie gnostique en traduction, sur trois figures majeures du soufisme de langue turcique et de tradition qalandar du Turkestan oriental entre la fin du XVIIe et le milieu du XVIIIe siècle.

2 Qu'est-ce que la Qalandariyya ? Si l'ouvrage ne prétend pas retracer l'histoire de cette voie gnostique particulière de l'islam, très répandue jusqu'au début du XXe siècle dans les mondes iranien, turc et indien, il offre, à travers l'itinéraire de trois soufis errants et l'étude de leur œuvre et de leur hagiographie respective, une réflexion sur ce que le vagabondage volontaire, la pauvreté et une pratique systématique de la provocation révèlent de la société centrasiatique à la veille de l'époque moderne, et sur ce que ces « pauvres en Dieu » peuvent nous apprendre d'une période historique médiocrement

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documentée. Inversement, cet effort de documentation jette un éclairage neuf sur l'histoire de la Qalandariyya elle-même, notamment dans ses relations avec l'autre grande voie gnostique musulmane de la même période en Asie Centrale, la Naqšbandiyya mieux connue des historiens, sinon du grand public.

3 Des trois poètes gnostiques dont le présent ouvrage offre le portrait, le premier, Bābā Raḥīm Mašrab (1640-1711), natif de Namangan dans l'actuel Ferghana ouzbek, est sans doute le mieux connu (y compris du public francophone, grâce à un premier essai de traduction malheureusement un peu bâclé : Le vagabond flamboyant : anecdotes et poèmes soufis, traduction de J.-P. Balpe et H. Ismailov, Gallimard coll. « Connaissance de l'Orient », 1993), sans omettre Les Envolées de Mašrab [Polëty Mašraba], drame du metteur en scène ouzbékistanais Marc Weil (1952-2007) régulièrement représenté depuis 2006 au Théâtre Ilhom de Tachkent – et dont une traduction française, inédite, a été réalisée). Mašrab demeure cependant le plus mystérieux des trois personnages traités ici. Parmi l'abondante postérité apocryphe du poète vagabond, l'auteur opère un tri drastique – acte familier des historiens du soufisme dans le monde turc – en concentrant son récit sur la source la plus fiable le concernant, à savoir, paradoxalement, son hagiographie. Sur la longue durée, la geste et l'œuvre de Mašrab sont replacées dans le sillage de la malāmatiyya, un courant gnostique médiéval apparu au Khorasan (est de l'Iran, ouest de l'Afghanistan, sud de l'Asie Centrale actuels) dès le IIIe siècle de l'hégire et qui exhortait à agir de façon blâmable pour protéger sa foi en cachant aux autres et à soi-même sa dévotion sous les apparences de la plus grande négligence (voir sur ce courant, en français, le très beau recueil de Sūlamī, poète malāmī du Xe siècle : La lucidité implacable. Épîtres des hommes du blâme, traduit de l'arabe et présenté par Roger Deladrière, Paris, Arléa, 1999). Papas rappelle (p. 41) que si malāmatī et qalandar ne s'identifient pas, les seconds ont souvent emprunté aux premiers. Les chapitres consacrés à Mašrab fournissent nombre d'éléments d'histoire sur la radicalisation de la Qalandariyya centrasiatique, montrant notamment comment la littérature hagiographique fait avaliser cette évolution par le grand saint patron d'une culture de la marginalité, par exemple lorsque l'auteur oppose des récits de conversion à l'islam des chamanistes kirghizes, d'une part, et de l'autre un Mašrab aux allures de chamane confronté à des Kirghizes affectés du fanatisme des convertis : quelles que soient les circonstances, le qalandar se fait le défenseur des condamnés, des marginaux et c'est cette marginalité même qui fait de son œuvre personnelle comme de sa tradition posthume – presque toujours indiscernables l'une de l'autre – un révélateur de nombreux enjeux sociaux et culturels d'une époque de transition.

4 Le deuxième derviche errant du recueil, le gnostique originaire de Yarkand Muḥammad-Ṣiddīq Ḏalīlī (1676-1753), quasi-inconnu de l'Occident, est abordé ici à travers deux copies préservées de son Récit de voyage (Safarnāma) en vers. Faisant partir son récit biographique du choix délibéré de la folie mystique (junūn) et de l'intensité du voyage – cheminement spirituel qui a pour mode l'abandon (tawakkul) de soi à Dieu – l'auteur souligne aussi, d'emblée, la différence entre Ḏalīlī et son prédécesseur Mašrab car, contrairement à ce dernier et à son désir de distinction par la conduite blâmable, Ḏalīlī cherche à se fondre dans les foules pieuses et à expliquer, à travers son itinéraire propre, la vie religieuse de tous (p. 143). Une volonté de conciliation que l'auteur retrouve dans l'expression par D̠alīlī d'une recherche de rapprochement, en plein XVIIIe siècle, c'est-à-dire à une époque tardive dans l'histoire de ces deux voies gnostiques (puisque leurs origines remontent au moins au XIIe) entre la Qalandariyya, réputée pour

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ses pratiques spectaculaires et ses postures hétérodoxes – « De grâce agrée mon oraison / Quelle que fût ma déraison », invoque Ḏalīlī –, et la Naqšbandiyya qui s'ingénie à passer, elle, pour un parangon de sobriété, une championne du légalisme. L'évocation du culte des imams (sinon de l'imamisme pur et simple) chez Ḏalīlī permet aussi d'importants développements sur l'absence d'hostilité des qalandar à l'encontre du culte chiite des Abdals de Kachgharie (ces descendants des chiites de Koufa, en Mésopotamie méridionale, alors au cœur du Califat, réfugiés en Asie Centrale dès le IIe siècle de l'Hégire, VIIIe siècle de l'ère commune), et l'écho que reçoivent dans la tradition qalandarī, jusqu'à une date fort tardive, les imams du chiisme, vénérés comme héros et martyrs de l'islamisation de l'Asie Centrale. Mais l'essentiel chez D̠alīlī est sa pratique du voyage gnostique, qui l'emmène jusqu'en Inde en quête de l'âme du maître disparu, devenu mort intercesseur. L'auteur montre bien comment, dans le Safarnāma, l'on retrouve un modèle d'errance cyclique très inspiré des visions du soufisme classique – depuis le cercle (h◌̮alqa) des disciples d'un maître jusqu'à la circumambulation (ṭawāf) rituelle aux lieux sacrés. D'un point de vue d'histoire sociale, le récit de Ḏalīlī semble confirmer (nulle autre source que le Safarnāma n'étant hélas convoquée) que la Qalandariyya est devenue à son époque une pratique courante : l'auteur rappelle que le XVIIIe siècle est, dans toute l'Asie Centrale, de part et d'autre des Tian-Shan, une époque où « le fou de Dieu, l'homme en haillons et aux cheveux emmêlés, se trouve dans chaque lieu de pèlerinage (mazār), dans les cimetières, les refuges, les hôtelleries de derviches » (p. 160-161). Dans les bazars aussi, où le qalandar côtoie deux protagonistes de la sociabilité gnostique et de la tradition hagiographique développées de siècle en siècle autour des saints musulmans gyrovagues : le maddāḥ et le qawwāl, panégyristes sacrés organisés en confréries, en groupes de statut aux fortes dimensions ethniques, faisant l'objet eux-mêmes d'une ségrégation forte (il suffit de mentionner la place des qawwāls d'origine jāt et de langue pachto venus de Qandahar sur les marchés de l'actuel Tadjikistan méridional jusqu'au début de l'époque soviétique.) Maddāḥ et qawwāl, malheureusement, sont absents du présent ouvrage, en dépit de l'importante littérature dont ils ont fait l'objet ces dernières décennies, tant de la part des historiens que des anthropologues de l'Afghanistan et de l'Asie Centrale.

5 Contemporain du précédent, le troisième et dernier héros du livre, ‘Abd-Allah Nidāyī Kāšġarī (1688-1760) est peut-être celui dont la biographie est la mieux documentée. Il est vrai que son établissement sur les rives du Bosphore, à la fin de sa vie, et sa renonciation à l'errance et à la privation en faveur d'une vie sociale plus conventionnelle ont plaidé en faveur de l'éclosion à son sujet de toute une tradition biographique, suivie plus récemment d'une abondante production universitaire. L'auteur tente ici de réconcilier des points de vues parfois divergents en interprétant l'œuvre de Nidāyī comme « le terme ultime, parvenu à maturité, d'une résurgence du mode de vie qalandarī parmi les milieux soufis d'Asie Centrale ». Rien de moins. Issu comme ses deux prédécesseurs d'un milieu privilégié, le jeune ‘Abd-Allah commence par être gratifié d'une éducation très classique jusqu'à sa « capture » à l'âge de dix-sept ans par un maître derviche errant, qui le met sur la voie du voyage au long cours. Chez Nidāyī comme chez ses prédécesseurs, le voyage continue d'être doublement sensible et spirituel : le soufi naqšbandī se doit de connaître les épreuves de la route et de l'indigence. Un chapitre entier de l'ouvrage est d'ailleurs consacré à la pauvreté chez Nidāyī, notamment à travers l'analogie entre pauvreté et anéantissement (fanā'), un thème déjà développé au XIIIe siècle chez l'archi-classique Mawlānā Jalāl al-Dīn. Le récit de Nidāyī permet aussi de mettre au jour l'existence de tout un réseau de derviches

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vagabonds, englobant les voies naqšbandī d'une part, qādirī et qalandarī de l'autre, étendu dans l'espace de la périphérie de Boukhara aux profondeurs du Deccan (autre domaine d'interaction par excellence des traditions soufie et imamite). Il n'empêche : dans la lignée aussi de ses prédécesseurs, Nidāyī s'emploie à incarner un essai de synthèse entre Qalandariyya et Naqšbandiyya. Dans ses vers, pas d'errance proprement dite, le voyage n'ayant qu'une seule destination possible et nul égarement n'étant vraiment permis : « la folie est une discipline » (p. 243), résume efficacement l'auteur, et Nidāyī s'emploie à écarter tout soupçon de déviance. Ne trouve-t-on pas chez lui un exposé des onze règles de la Naqšbandiyya, présentée comme voie du d◌̠ikr silencieux (h◌̮ūfī) ? Du point de vue social, les observations du voyageur à Kachgar, au pied du mausolée d'Āfāq Ḫwāja, tendent à montrer que l'aura de la dynastie naqšbandī continue d'attirer à elle les foules pieuses, et dans le sillage de Mašrab et de D̠alīlī le poète invoque la pérennité d'une réputation du lieu saint. Son originalité réside-t-elle donc, outre les épisodes de sa biographie conclue à Istanbul, dans la résolution par Nidāyī de la tension du gnostique entre débordement amoureux et respect de la norme ? L'installation à Istanbul s'est accompagnée de la renonciation du qalandar à la pauvreté et au célibat : un renoncement au renoncement (tark-i tark), comme chez Mawlānā Jalāl al-Dīn ? suggère malicieusement l'auteur. L'interprétation que propose in fine l'ouvrage est celle du sentiment d'un monde finissant, qu'aurait partagé le qalandar avec l'ensemble de la société centrasiatique.

6 L'auteur doit être félicité pour proposer ici des éclairages si différents de l'histoire de l'islam centrasiatique et de ses multiples connections. Après un vaste panorama historique sur les interactions entre soufisme et politique au Xinjiang et un plus truculent récit de voyage chez les Salars du Qinghai, voici un ouvrage qui fait intelligemment alterner commentaire biographique et longs passages en vers traduits, dans un esprit qui n'est pas très éloigné de celui des « répertoires » (tad◌̠ākir) poétiques classiques arabes, persans et turciques, mais disposant de tout l'appareillage de la critique textuelle et historique la plus actuelle. L'auteur a aussi intégré l'apport des études et travaux d'érudition des chercheurs ouïghours et ouzbeks. Son exploitation originale et novatrice de la littérature hagiographique lui permet de mettre au jour « cette part de fait qui n'intéresse pas les chroniqueurs », selon l'intéressant postulat que c'est dans les vicissitudes banales que se révèle au mieux un certain état de la société, et qu'il n'y a peut-être pas de meilleur témoin de cette dernière qu'un poète en marge (p. 201-203). À propos des ressources heuristiques de l'hagiographie, l'auteur précise encore que ce n'est pas la cohérence, d'ailleurs improbable, du récit qui importe à l'historien, mais sa pertinence historique et en particulier la personnalité de ses acteurs (p. 233). De ce point de vue, l'ouvrage remplit toutes ses promesses, grâce à l'attention de son auteur pour le mélange des éléments concrets et de la vision gnostique dans nombre de descriptions laissées par les derviches qalandar (dans le Récit de voyage de D̠alīlī tout particulièrement). Une textologie alimentée par une connaissance intime de la tradition littéraire soufie d'Asie Centrale et des travaux d'historiens comme Devin DeWeese lui permet d'identifier maints leitmotivs de l'hagiographie musulmane, parmi lesquels la conversion du prince païen – comme celle par Mašrab du khan bouddhiste Qūntajī. Autre lieu commun de la tradition littéraire persane et turque : la peur du Mongol – le saint vagabond « recueillant les peurs de ses coreligionnaires et mettant en vers le rêve d'un salut » (p. 72).

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7 L'ouvrage est également riche de nombreux éléments sur les aspects les plus divers de la vie interne des voies gnostiques musulmanes d'Asie Centrale, dont Papas s'est fait un historien majeur. Vient d'abord l'observation, récurrente, de l'indissociabilité des deux principales voies qui se développent dans la région au cours des siècles : la sobre Naqšbandiyya et la plus débridée Qalandariyya, les deux éléments d'une alternative capitale entre la route et le trône. De ce point de vue, les figures de Mašrab, de D̠alīlī et de Nidāyī sont ici opposées à celles des maîtres soufis régnants de Kachgarie et d'alentour, Ḫwāja Isḥāq et autres Āfāq Ḫwāja dont l'auteur avait traité plus en détail dans son Soufisme et politique. Lecteur de Michel de Certeau, il insiste sur le caractère indistinctement spirituel et physique de la pérégrination qu'anime la quête spirituelle (p. 150 sq.). Aspect central de la voie qalandarī : les sociabilités en voyage, le derviche errant trouvant partout sur sa route une société d'amis de Dieu rassemblés autour de lieux de mémoire, les cimetières en particulier, qui contribuent à faire que la terre n'est plus orpheline car pleine des maîtres et des saints. À noter : de très nombreuses notations sur les routes de pèlerinage, en particulier celles de l'Iran safavide chiite, qui ne constitue nullement un obstacle et où Hamid Algar avait noté une importante présence naqšbandī – encore très forte sous la République islamique dans les marches orientales et occidentales du pays, comme l'ont noté de plus récents voyageurs. Plus importante peut-être, cependant, est ici la restitution d'une constante sociologique, que l'auteur qualifie de double hésitation du qalandar face à la communauté, et de la société face au fou, les uns comme les autres restant dans leur ambiguïté : Mašrab, qui tantôt respecte tantôt injurie les puissants, n'a-t-il pas été fou de Dieu au même titre que fou du roi, tandis que les khans et autres étaient tour à tour disciples, mécènes et bourreaux (une alternance de rôles qu'avait presqu'idéalement restituée le dramaturge Marc Weil dans la mise en scène de son propre Mašrab, où chacun des acteurs jouait alternativement chaque personnage).

8 Parmi les multiples aspects peu soulignés par l'historiographie actuelle du soufisme centrasiatique, mentionnons également la territorialisation de l'autorité d'un saint fondateur tel Satūq Buġrā Ḫān, dont l'aura spirituelle et la protection magique (baraka) couvrent un territoire (walāya) et qui possède sa province propre (wilāya), une composante essentielle de l'autorité spirituelle en Asie Centrale pré-moderne mais aussi moderne et contemporaine. L'ouvrage s'achève sur une interrogation : et si les trois figures évoquées à travers leurs œuvres propres comme à travers les traditions hagiographiques qu'elles ont inspirées n'étaient, en fait, pas autre chose que les créatures d'un désir populaire, « le vœu d'un contre-modèle, réponse au temps d'une société en fuite d'elle-même » (p. 266) ? L'historien de l'art Yves Porter avait évoqué les splendeurs des madrasas monumentales aux délicats décors peints de la même période, à Boukhara en particulier, comme procédant d'une volonté des dynasties régnantes de dissimuler une paupérisation croissante. Si l'on peut déplorer que le XVIIIe siècle centrasiatique affleure très peu dans le récit qui nous est ici proposé, les questionnements soulevés par les sources particulières mises au jour touchent aux aspects les plus profonds d'une période historique de mutation, dont la résonnance se faisait encore sentir très récemment – les derniers témoignages sur la présence de la malāmatiyya dans les hautes vallées d'Asie Centrale méridionale remontent à la période Khrouchtchev (selon des témoignages oraux recueillis par l'auteur de ce compte rendu dans la moyenne vallée de Zerafchan, sur le territoire de l'actuel Tadjikistan, pendant l'été 2006).

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9 Certes, la traduction et le commentaire des textes et passages en vers de Mašrab, Ḏalīlī et Nidāyī tendent à éluder les aspects formels de cette poésie au profit du contenu, évacuant la dimension de virtuosité. Difficile au lecteur d'apprécier si ces poètes et leurs continuateurs apocryphes furent seulement des poètes passables. Impossible aussi d'établir un lien entre ces textes et la poésie de cour produite à la même époque. Cependant l'auteur évoque très bien, dans sa conclusion en particulier, l'érotisme gnostique teinté de provocation et la culture de l'anti-courtoisie persane qui s'étale dans les vers de nos derviches, notamment par le recours à un abondant vocabulaire argotique détourné – l'hôtellerie soufie devenant « lupanar » (lūlīh◌̮āna ou, plus classiquement, h◌̮arābāt), le contemplateur se trouvant réduit à la qualité de « mateur » (naẓarbāz), tandis que dans un ultime élan d'autodérision la société derviche tout entière se mue en « racaille » (qallāš). À signaler peut-être sur le plan purement formel, de menues erreurs de transcription, étonnantes compte tenu des contraintes que le mètre (wazn) de la prosodie arabo-persane fait peser sur l'alternance de voyelles « longues » et « brèves » (par exemple Rustām au lieu de Rustam) ; quelques approximations orthographiques aussi : les Kirghizs (une grosse faute d'orthographe en français) au lieu des Kirghiz ou Kirghizes ; enfin, pourquoi Tashkent au lieu de Tachkent ? Vétilles : le principal regret du lecteur un peu versé en histoire centrasiatique restera sans doute le silence du livre sur l'identité des protagonistes du processus hagiographique, maddāḥ-s et qawwāl-s en particulier, auteurs essentiels, autant que nos trois personnages, des biographies déroulées sous nos yeux. Rien ici qui permette d'en restituer les traits sociaux et culturels alors que c'est d'eux peut-être qu'il s'agissait ici de dresser le portrait, plus même que des figures en partie mythiques auxquelles leurs traditions écrites et orales ne cessent de renvoyer. Malgré ces menues réserves, l'ouvrage que propose Alexandre Papas est une lecture centrale, et tout à fait captivante, pour toute étude du processus hagiographique en général et en islam centrasiatique en particulier aux époques aussi bien pré-modernes et, en certains lieux, jusqu'au beau milieu du XXe siècle. Raison de plus, peut-être, pour déplorer l'absence apparente d'intérêt de l'auteur pour l'époque contemporaine, en dépit des indéniables difficultés que comporte, au Turkestan chinois en particulier, l'étude de cette dernière.

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Pierre Paroz, La reconnaissance. Une quête infinie ? Genève, Labor et Fides, 2011, 251 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Pierre PAROZ, La reconnaissance. Une quête infinie ?, Genève, Labor et Fides, 2011, 251 p.

1 S'il est un besoin de l'être humain au fondement de son identité et de son rapport éthique au monde, c'est sans doute le besoin d'être reconnu en sa singularité, sa capacité à respecter le contrat « politique » qui le lie à tout autre, et à se proposer ainsi comme sujet de son histoire et de ses drames. Ce besoin de reconnaissance, s'il relève d'un questionnement moral, et du statut que l'on confère à chaque individu en toute société, peut aussi solliciter une réflexion théologique, que conduit Pierre Paroz, théologien protestant, en son ouvrage. Cette réflexion n'entend pas se substituer aux analyses anthropologiques ou socio-psychologiques qui ont traité de ce droit et devoir de reconnaissance, mais se propose au contraire, sinon comme leur dépassement, du moins comme l'un de leurs accomplissements nécessaires pour rendre compte de la possibilité d'une pensée de la « transcendance ». La théologie, et plus précisément, ici, son argument calviniste, pourraient ainsi donner la raison ultime de cette quête de reconnaissance, et suggérer une issue à ce qui peut apparaître comme lacunes, ou apories, inscrites au cœur même de cette exigence.

2 Dans son ouvrage La lutte pour la reconnaissance (1992, trad. fr. 2000), le philosophe allemand Alex Honneth, dans la continuité de l'œuvre de George H. Mead (L'esprit, le soi et la société, trad. fr. 1962) avait défini le besoin de reconnaissance au principe même de la formation morale de l'identité, la conscience de soi se saisissant dans l'interaction avec autrui, selon trois « axes » présentés selon un enchaînement « horizontal », chacun ayant même statut : l'amour, par quoi le sujet est reconnu par l'autre comme être de besoin ; le « droit », l'homme, sujet de respect, se soumettant à l'impératif de respecter également les autres, d'où procède la forme élémentaire du « contrat

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social » ; la « solidarité », qui implique que l'estime de soi et la réalisation de ses « objectifs personnels » coïncident avec le « bien commun ». Que l'un ou l'autre de ces réquisits ne puisse s'observer, et l'individu, non reconnu dans son identité spécifique, est objet de « mépris », puisqu'à son endroit autrui, en effet, se méprendra. Pour éviter que le procès de reconnaissance n'aboutisse à tel échec, P. Paroz reprend chacune des conditions définies par A. Honneth, et les organise en un schéma « vertical », qui ouvre ainsi d'emblée la possibilité d'une dynamique dans l'acte de reconnaissance de soi par l'autre, et de l'autre comme reconnu par soi-même. Dès le seuil de cette analyse, l'auteur convoque un des textes fondateurs de mythes et de mémoire collective, extrait de la Saga d'Éric le Rouge, le Viking, où tel homme (Hreidar le Fou), non reconnu en sa qualité d'homme par le Roi Magnus, ne la réclame pas, jusqu'à ce que, au terme d'une série d'épreuves initiatiques, ce dernier à son tour soit homme « commensurable » avec le Fou. Cette communauté d'estime qui lie l'un à l'autre, et qui fonde leur « reconnaissance » réciproque, suppose, selon P. Paroz, « l'émergence d'une dimension sacrée ou sacrale, inconditionnelle », – ce qui est reconnu comme proprement humain en l'homme autorisant ainsi ce que Kierkegaard nomme « un soupçon d'absolu », forme accomplie de ce que l'auteur définit comme « visée de liberté ». « Frôlement de la transcendance », écrit-il. Et l'on voit combien d'un récit mythique une lecture théologique peut décider d'une ouverture vers quelque passion au-delà.

3 Encore convient-il de poser la lutte pour la reconnaissance à la base de la conception « religieuse » de l'existence de chaque homme. P. Paroz ne néglige pas, tant s'en faut, l'aphorisme nietzschéen de la « mort de Dieu », qui dit la transcendance vide. « Mais cette forme vide du sacré, écrit P. Paroz, doit absolument être assumée, habitée par les hommes de demain ». Et sur cet « échec », fonder, dans la perspective de l'auteur du Gai savoir, une « promesse d'avenir génératrice d'élan vital ». Mais cette promesse, ne participe-t-elle pas d'un même « fonds archaïque commun » aux « grandes religions » ? À ces « paroles primitives », ces traditions orales, ces « écritures premières », où transitent et s'affrontent des sens dans la grande aventure de l'interprétation ? De l'universalisme hindouiste de Gandhi à l'universalisme de l'épître de Paul aux Galates, l'« épaisseur historique », parce qu'elle est prise rigoureusement en compte, permet une lecture comparative, qui accorde aux textes la capacité à reconnaître le moi comme tel, ce que Honneth nommait la « sécurité ontologique » du sujet. De Paul à Gandhi, à les prendre à la lettre, s'impose la reconnaissance du « moi », en la singularité de chacun, en sa convenance à tout autre aussi bien. Prendre à la lettre : sola scriptura, note P. Paroz, « pari fou », car la lettre est précisément le lieu du plus grand déchirement des sens, dans le temps même où elle sollicite la subjectivité du lecteur en son pouvoir de persuasion, soit, pour le théologien, « le témoignage intérieur du Saint-Esprit », qui rend à l'homme ce qui lui appartient en propre : son moi en tant qu'il est, à l'image du Christ, « indiscernable des autres », et donc universel. Dieu mort, demeure seul le Texte, « principe protestant » que revendique l'auteur, à partir duquel cette « mort » en elle-même ne se résorbe pas.

4 La quête de reconnaissance, chez A. Honneth, est toujours menacée d'échec. De même ici, en la lecture théologique de cette quête, ses tenants et ses accomplissements marqués du sceau d'incertitude. Échec : la mort/la chute/le péché. P. Paroz, de façon très éclairante, met en relation – distance et convergence rassemblées – tel extrait de l'épopée orientale de Gilgamesh, tyran vaincu par l'amitié portée à celui-là, venu du dehors – « sauvage » issu du limon – qui n'est pas homme avant que leur regard ne se croise – et le récit de la création et de la chute dans la Genèse. Triomphe, si l'on peut

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dire, de l'échec. Quête désespérée de l'éternité chez Gilgamesh ; thématique de la faute originelle dans la Bible. La reconnaissance de soi comme valeur exclusive, peut conduire à « l'affirmation illimitée de sa propre puissance », et au nécessaire « retour » en arrière, pour un nouveau départ. Tels sont les enjeux des grands mythes : dire cette puissance et cette gloire, et en venir à leurs limites. D'où le sentiment d'égarement, de « dissonance » par rapport à la destination première du sujet, en quête de souveraineté partagée avec tout autre. L'échec est d'autant plus insupportable, que Genèse et « mythe Gilgamesh » ont fait accéder les protagonistes à leur reconnaissance réciproque, Ève et le « sauvage », figures de l'autre, permettant à chacun de « prendre la mesure de soi ». C'est pourtant cette commune mesure, qui précipite la catastrophe du sujet dans sa quête de pleine reconnaissance. Elle exalte d'autant plus les sujets qui en témoignent, qu'elle ne peut en effet s'accomplir, dans le Texte, que par transgression d'un interdit. Voici donc ces sujets que leur prime innocence convoque au tribunal du « péché ». Coupables, pourrait-on dire, parce qu'innocents.

5 Paradoxe ? Non : à s'en tenir au récit de la Genèse, c'est en toute « inconnaissance » de conséquence, sinon de cause, que la Femme primordiale, écrit P. Paroz, « a été fascinée par la perspective d'un “surplus d'être” offert à qui ose outrepasser les limites ». L'interdit est signe d'un « monde » au-delà, d'un surplus de monde, et donc l'offrande d'une existence multipliée. Et par là, écrit l'auteur, « la possibilité, confusément entrevue, d'une sagesse suprême donnant l'espoir de pouvoir maîtriser sa destinée ». Le « péché » est cette ouverture vers tous les possibles. Et le vertige qui l'accompagne comme une angoisse fondatrice de l'existence. P. Paroz ne sollicite pas en vain Kierkegaard et son concept d'angoisse : « L'interdiction angoisse Adam parce qu'elle éveille en lui la possibilité de la liberté (...) L'angoisse est ainsi le vertige de la liberté (qui) succombe dans ce vertige (...) Au même instant tout est changé, et la liberté se relevant se voit coupable ». Tout apparaît alors comme « chemin de désillusion ». Demeure cependant, pour le théologien calviniste, « quelque chose comme un reste de la promesse originelle issue de l'ordre primordial » – cela même qui lie, avant le « temps » de la transgression, la reconnaissance de soi par le regard de l'autre, et l'énoncé de l'interdit. Pour P. Paroz, l'appel à transcendance précède, le « recommencement de soi » après le péché, la chute et l'impossible immortalité, et signifie l'ultime chance dont le sujet doit se saisir. Encore faut-il que, sur le chemin de cette reconnaissance, l'échec et son angoisse contraignent chacun à faire « retour sur soi », ainsi qu'il en va dans l'épopée de Gilgamesh, ou que chacun, « en quête d'un surplus de vie » dont la Genèse a défini la voie, opère ce « retour » dans une vie quotidienne vouée au travail, et guidée par la foi seule, sola fide, cette mémoire de Dieu d'avant la déchéance. « Revenir sur ses pas », c'est bien se réapproprier cette offrande originelle du sacré, et, selon la formule de P. Paroz, « se laisser revêtir (en espérance) du vrai vêtement par le fait d'accueillir tout ce qui passe pour le dénuder entièrement ». La « foi nue » est d'abord cette œuvre de déception radicale, de total désinvestissement, afin que rien ne demeure qui ne meure. « Travail dissolvant de la mort », écrit P. Paroz, où quelque allégeance mystique pourrait bien disputer au calvinisme de l'auteur ce qu'il présente comme la spécificité de son engagement.

6 Ce « retour au fini » ne se résorbe pas en la simple reconnaissance de soi par tout autre. Plus exactement, celle-ci ne s'accomplit pleinement, dans la perspective de P. Paroz, que par une « reprise théologique » dont témoignent aussi bien tels passages du Coran que tels versets de la Genèse, telle oraison funèbre en judaïsme rabbinique, que tels versets de l'évangile de Matthieu. En chacun de ces textes, révélés ou inspirés, une

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« main invisible » guide la destinée des partenaires, en tout mystère. Pourquoi Dieu récuse-t-il l'offrande de Caïn, et agrée-t-il celle d'Abel ? Nul motif n'est invoqué pour ce refus « sans raison assignable et sous un ciel muet », qui vaut « disgrâce indépassable et imméritée ». Au modèle, et au temps, de la rétribution, se substituent modèle et temps de la gratuité. À la récompense attribuée à proportion des œuvres accomplies, s'oppose la pure grâce dont chacun peut être le « bénéficiaire », au-delà de toute volonté de contribution à la saine marche du monde. La parabole des « ouvriers de la onzième heure » en témoigne. Là se situe sans doute, pour l'auteur, la distinction, capitale en religions de la Réforme, entre héritage luthérien et héritage calviniste. Déjà la catégorie du péché ne relevait pas, chez Luther, de l'ordre de la transgression, non plus que de la « faute », mais de ce qu'il nommait fomes, cette « virulence qui s'empare des conduites les plus saines pour les charger d'un dessein inavouable et malheureux », fomentant, à rigoureusement parler, des pulsions d'insoumissions et de révoltes, composantes « noires » du sujet. Comment survivre à de telles dévastations ? La « foi nue » de Calvin tentait de répondre à cette question de détresse.

7 Qu'en va-t-il de la grâce ? Si Luther la fait « jouer (...) pour sauver l'individu de lui- même », et l'arracher à ces pulsions explosantes, par l'ardente obligation de l'« œuvre » – Beruf, profession/vocation –, il renforce « la soumission et la dépendance dans le monde ». Calvin réfute « la prétention de l'homme à coopérer à l'œuvre de son salut », et n'insiste sur la « préséance de la grâce seule, sola gratia » que pour étayer l'impératif de pure gratuité, et en faire, selon la formule de l'auteur, « l'apologie ». La prédestination, écrit Calvin, « ce décret éternel de Dieu ne nous empesche point que nous ne pourvoyons à nous (...) car celui qui a limité nostre vie, nous a aussi commis la sollicitude d'icelle ». De cette « liberté » à vrai dire vertigineuse, procède l'angoisse kierkegaardienne. Tel est le « prix » à payer pour que la quête de reconnaissance soit conduite à son terme, une fois assumés les impératifs des Textes, de la foi et de la grâce, qui, chacun pris dans les « constructions narratives » et les « récits déconcertants » que sollicite P. Paroz, scandent la quête de soi. De n'être reconnu comme « soi » singulier que sous condition du regard de l'autre, et de l'ouverture sur l'infini que cette condition suppose – que telle ouverture se dise « transcendance » neutre, vide, ou habitée de dieux ou de Dieu –, il se pourrait qu'il n'y ait alors reconnaissance accomplie que de dette.

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Elisabetta Patrizi, Silvio Antoniano. Un umanista ed educatore nell'età del Rinnovamento cattolico (1540-1603), Vol. 1. Vita e opere; Vol. 2. Documenti e lettere; Vol. 3. Edizione commentata Macerata, Edizioni Università, 2010, 1 463 p.

Michel Ostenc

RÉFÉRENCE

Elisabetta PATRIZI, Silvio Antoniano. Un umanista ed educatore nell'età del Rinnovamento cattolico, (1540-1603), Vol. 1. Vita e opere; Vol. 2. Documenti e lettere; Vol. 3. Edizione commentata, Macerata, Edizioni Università, 2010, 1 463 p.

1 La vie du cardinal Silvio Antoniano avait été étudiée par Alphonse Dupront dans une thèse secondaire de 1956, reproduite dans Genèse des Temps modernes. Rome, les Réformes et le Nouveau Monde (textes réunis et présentés par D. Julia et Ph. Boutry), Paris, Gallimard-Le Seuil, collection Hautes études, 2001. Le travail d'Elisabetta Patrizi repose sur la consultation d'une masse considérable d'archives et son second volume comporte des docu-ments inédits et la correspondance du cardinal. L'auteure retrace les étapes de la formation culturelle et religieuse du jeune Silvio Antoniano. Remarqué pour son habileté à versifier par le duc de Ferrare Hercule II, il s'épanouit dans le milieu culturel de la Cour de la famille d'Este au contact d'enseignants et d'humanistes. Le duc avait épousé Renée de France, fille de Louis XII et d'Anne de Bretagne, qui accueillit à Ferrare des protestants persécutés comme Clément Marot et même Calvin (1536), ce qui lui valut une accusation d'hérésie (1548). Hercule II sut pourtant se faire

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reconnaître par le pape la suzeraineté sur Modène et Reggio d'Emilie, grâce à un habile jeu politique mené entre la France et l'Espagne. Silvio Antoniano enseigna très jeune les Belles Lettres à Ferrare et son éloquence l'imposa pour prononcer l'oraison funèbre du roi de France Henri II. La disparition de son protecteur Hercule II l'incita à retourner à Rome (1559) bien qu'il eût conservé des liens avec son successeur le duc Alphonse II et avec la Cour de la famille d'Este.

2 À Rome, Antoniano fut introduit dans les cercles proches du neveu du pape Pie IV, le secrétaire d'État Charles Borromée. L'élection du nouveau souverain pontife survenait après un conclave de cinq mois et se situait en réaction contre l'austérité du règne précédent. La réforme luthérienne progressait et Pie IV réunit le concile de Trente pour la troisième fois (1562). Il en confirma les décisions qu'il communiqua à la chrétienté par la bulle Benedictus Deus et Pater du 26 janvier 1564 et créa la Congrégation du Concile pour en interpréter les décrets. Pie IV avait fait procéder par les pères à une révision de l'Index rigoureux édicté par son prédécesseur et il attacha son nom à la professio fidei Tridentina. Le concile de Trente n'interdisait pas la traduction et la lecture de l'Écriture en langue vulgaire ; mais il exigea la référence à la Vulgate dans les leçons publiques, les disputes, la prédication et les exposés doctrinaux. Charles Borromée fut chargé de l'application des décrets tridentins ; mais il s'occupait aussi de culture comme en témoigne la fondation de l'Académie des Nuits Vaticanes dans laquelle le jeune Antoniano fut appelé à côtoyer de hauts dignitaires de l'Église. L'Académie traitait des thèmes littéraires et religieux. Elle appréciait l'enseignement des stoïciens, Charles Borromée affectionnant une morale faite d'exaltation de la force de l'âme, et c'est en collaboration avec lui qu'Antoniano s'intéressa au problème de l'abstinence. Alphonse Dupront avait déjà observé cette rencontre d'une renaissance de l'éloquence cicéronienne avec les enseignements de l'Écriture et Marc Fumaroli avait relevé son influence sur la rhétorique de Charles Borromée (Fumaroli, L'âge de l'éloquence : rhétorique et res literaria de la Renaissance au seuil de l'époque moderne, Genève, 1980). Ainsi, la défense de la théologie allait-elle de pair pour Denis Lambin avec celle de la rhétorique. Les deux disciplines étaient indissociables dans une orientation chrétienne qui entendait prouver la grandeur de Dieu plus que trouver une vérité humaine. Il n'était donc pas question d'un athéisme que les humanistes taxaient d'« épicurisme » avec une pointe de discrédit moral. Antoniano avait apprécié dans l'Horace de Denis Lambin (1561) cette passion pour la littérature classique qui s'affichait avec un goût humaniste ; mais les prédicateurs de la Réforme cherchaient à gagner leur auditoire par la gravité et l'austérité de leurs prêches et ils donnaient à l'éloquence protestante les caractères qu'elle a traditionnellement conservés. Le concile de Trente avait donc décrété dès 1546 des mesures sévères pour discipliner l'éloquence religieuse de la Contre-Réforme et ses orateurs devaient rechercher une simplicité s'éloignant des débordements mystiques d'un Jean d'Avila et d'un Louis de Grenade. Les Nuits Vaticanes furent ainsi un véritable laboratoire de rhétorique ecclésiastique. Antoniano publia une préface aux comédies de Térence consacrée aux genres littéraires. Ses Fabulae furent très appréciées par Gabriele Faerno, un maître du genre dont les Centum fabulae ex antiquis auctoribus delectae seront traduites par Charles Perrault (1699). La bibliothèque milanaise de Charles Borromée comptait des classiques comme Platon, Térence ou Cicéron, qui y figuraient depuis les années romaines des Nuits Vaticanes. L'auteure en conclut que le monde post-tridentin ne mettait pas au ban la littérature classique.

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3 Toutefois, lorsqu'il quitta Rome pour Milan en 1565, Charles Borromée n'était plus le même. Il avait joué un rôle décisif dans la réouverture du concile de Trente et s'était engagé dans la stricte application de ses décisions. L'influence de Philippe Neri n'était pas étrangère à cette conversion. L'Oratoire s'était développé à partir de 1552 sur des exercices religieux faits de prières, de prédications et de chants. Cette juxtaposition du sermon et du chant annonçait la forme musicale de l'oratorio qui s'imposa au début du XVIIe siècle. Philippe Neri avait créé, en 1564, dans l'Oratoire San Giovanni dei Fiorentini à Rome une société de prêtres séculiers que Grégoire XIII érigea en congrégation dans l'église Santa Maria in Vallicella, en 1576. L'originalité de sa méthode apostolique reposait aussi sur des pèlerinages organisés aux églises de Rome qui entraînaient des foules considérables. La situation de l'Oratoire, difficile sous Paul IV, s'était améliorée avec les papes suivants bien que Pie V eût éprouvé quelques réticences à son encontre ; mais Charles Borromée était intervenu pour prévenir un risque de fermeture de l'institution qui fut définitivement conjuré avec la vénération de Grégoire XIV et de Clément VIII pour Philippe Neri. Alphonse Dupront avait déjà souligné combien l'aide spirituelle de l'Oratoire à Charles Borromée n'excluait pas de profondes différences entre eux, la soumission de l'archevêque de Milan aux décrets de la Providence se combinant avec l'acharnement de son obstination. Elisabetta Patrizi insiste quant à elle sur l'influence de la prière et de la pénitence sur une conversion liée à la fréquentation assidue des ordres religieux. Charles Borromée fréquenta ainsi Bartolomeo de Martyribus qui avait défendu au concile l'obligation de résidence des évêques dans leur diocèse. Deux de ses proches jouèrent un rôle déterminant dans sa conversion, à savoir son directeur spirituel, le père jésuite Francesco Adorno, et le théologien dominicain Louis de Grenade, l'un des auteurs les plus féconds de l'école ascétique espagnole. Milan était un des lieux stratégiques les plus exposés de la catholicité. Le nouvel évêque y assura le succès de la Contre-Réforme en fondant un séminaire, en restaurant une discipline stricte dans le clergé, en favorisant l'action des ordres religieux et en veillant à la morale des fidèles. Antoniano l'avait suivi comme son secrétaire personnel et il avait participé aux conciles épiscopaux milanais ; mais, en 1567, il refusa les attributions pastorales que lui proposait l'évêque et il retourna à Rome.

4 Silvio Antoniano restait très lié à Charles Borromée, mais les liens qu'il avait noués avec l'Oratoire expliquent davantage la nature de sa spiritualité. Son estime pour Philippe Neri remontait à 1563, lorsque Charles Borromée l'avait introduit auprès de l'Oratoire, et il restera lié par la suite à des oratoriens comme Francesco Maria Tarugi et Giovan Francesco Bordini qui se succédèrent à l'archevêché d'Avignon. La formation religieuse d'Antoniano s'acheva sous le pontificat de Pie V (Michele Ghislieri), avec des études de théologie chez les jésuites du Collège romain. Il fut ordonné prêtre et acquit une solide réputation en multipliant ses oraisons, notamment à l'occasion de la victoire de Lépante (1571). Il accéda à sa première fonction officielle comme secrétaire du collège des cardinaux, une charge qu'il devait exercer jusqu'en 1592. Pie V s'appuya sur l'Inquisition, dont il avait été le commissaire général, pour lutter contre l'extension du protestantisme et il s'adressa à Paolo Manuzio pour la publication d'un Catéchisme romain conforme aux prescriptions du concile de Trente. Il fit refondre le Bréviaire romain et en donna une nouvelle édition précédée de la bulle Quod a nobis (1568), puis procéda à la publication du Missel (1570). Ayant proclamé Thomas d'Aquin docteur de l'Église, le pape patronna la première édition de ses œuvres. Son successeur Grégoire XIII poursuivit activement cette politique avec la refonte du calendrier et du martyrologue (1582). Il multiplia les séminaires en faisant appel aux jésuites pour en

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diriger les études et le Collège romain prit alors le nom d'Université grégorienne. Cette orientation des deux pontificats favorisa la carrière d'Antoniano qui se vit confier la révision de l'édition des pères de l'Église (« L'Officium Mariae ») ; mais il refusa les fonctions pastorales que Grégoire XIII lui proposait en province pour continuer à travailler dans les milieux proches de la Curie romaine.

5 Le pontificat de Sixte Quint se montra très rigoureux dans l'application des décrets tridentins en luttant contre la non-résidence et en rétablissant la visite obligatoire ad limina pour tous les évêques. Une version latine de la précédée de la bulle Aeternus ille, devint la seule Vulgate autorisée. La bulle Postquam verus (1586) donna au Sacré Collège sa forme définitive, l'administration romaine étant partagée entre quinze congrégations, dont les trois nouvelles de la Consistoriale, de la Signature et des Rites. Cette dernière fut créée en 1588 pour veiller au culte liturgique et à la canonisation des saints. Antoniano entra dans la congrégation de l'Index comme consulteur (1587) lorsque celle-ci reprit ses activités, et il fut chargé d'examiner la Methodus ad facilem historiarum cognitionem où Jean Bodin exigeait des juristes une formation historique capable de les initier à la politique (V. Frajese, Nascita dell'Indice. La censura ecclesiastica dal Rinascimento alla Controriforma, Brescia, 2006). On fit encore appel à lui pour l'élaboration du troisième Index, mais il apparut comme un collaborateur direct du pape lorsque Clément VIII le désigna comme « maître de chambre », une fonction qui lui permettait d'assister aux audiences pontificales des plus hautes personnalités civiles et ecclésiastiques. Cette nomination fut considérée comme une preuve de l'estime du pape pour l'Oratoire. Philippe Neri était en effet devenu, dans les années qui suivirent la clôture du concile de Trente, le grand apôtre de Rome où il contribuait à restaurer la vie chrétienne et la pratique religieuse par son rayonnement et le charme franciscain de sa parole ; mais l'auteur prétend que cette nomination soulignait plutôt les aptitudes d'Antoniano au gouvernement du palais. La faveur dont il jouissait auprès de Clément VIII s'expliquait d'ailleurs par l'estime du nouveau pape pour le travail intellectuel. Les discours du conseiller du Souverain Pontife, prononcés dans un style cicéronien agrémenté d'artifices rhétoriques et de citations bibliques, traduisaient une grande habileté oratoire. Antoniano participa aux activités de nombreuses congrégations romaines pendant le pontificat de Clément VIII, notamment à celles de la Propagation de la Foi où il côtoyait des personnages prestigieux. Parmi eux figurait le jésuite Robert Bellarmin, théologien du pape chargé de la correction de la Vulgate, avant d'être reconnu comme docteur de l'Église pour ses Disputationes controversiis fidei christianae (1613). Elisabetta Patrizi mentionne également la présence dans la congrégation de la Propagation de la Foi du confesseur du pape, le supérieur de l'Oratoire Cesare Baronius, qui puisa dans son immense érudition les arguments de ses Annale ecclesiastici destinés à réfuter l'histoire protestante des Centuries de Magdebourg, et celle du neveu de Clément VIII Pietro Aldobrandini qui finit par concentrer entre ses mains toutes les affaires de la Secrétairerie d'État. Antoniano participait aussi aux travaux de la congrégation des Rites et il intervint dans le procès en canonisation des dominicains polonais du XIIIe siècle Hyacinthe Odrovaz et Raimond de Penafort. Il soutint enfin dans la congrégation des Béats la dévotion privée pour des personnages non encore canonisés, position défendue par Robert Bellarmin et Cesare Baronius.

6 Très impliqué dans les affaires de la curie romaine, Antoniano influença la correspondance pontificale dont il avait la charge. Henri de Navarre avait abjuré le protestantisme, s'était fait sacrer à Chartres et était entré triomphalement dans Paris (1594) ; mais la Ligue catholique ne désarmait pas. Le souverain souhaitait se

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réconcilier avec Rome et il avait reçu à sa Cour le légat du pape Francisco de Toledo (François Tolet) qui occupait une place centrale dans le gouvernement de Clément VIII (M. T. Fattori, Clemente VIII e il sacro collegio: 1592-1605; meccanismi istituzionali ed accentramento di governo, Stuttgart, 2004). Antoniano connaissait ce père jésuite espagnol qui enseignait la théologie au Collège romain et il était resté en contact avec lui lorsque Pie V l'avait choisi comme théologien de la Pénitence et prédicateur ordinaire du pape. Des rapports plus étroits se nouèrent entre eux lorsque Toledo présida la congrégation de l'Index en 1595. Il semble qu'Antoniano ait insisté pour une absolution d'Henri IV qui était vivement souhaitée par Philippe Neri et par les milieux romains de l'Oratoire (17 septembre 1595). Il intervint encore en politique en accompagnant le pape à Ferrare lorsque ce dernier décida d'annexer au domaine pontifical les États du duc Alphonse II, mort sans héritier (1598), et il accéda l'année suivante à la pourpre cardinalice. Son éloquence avait évolué des artifices rhétoriques de sa jeunesse vers un discours destiné à persuader les âmes. Tel était bien le sens profond de l'éloquence chrétienne.

7 L'engagement caritatif d'Antoniano était révélateur de l'importance de la Charité dans l'Église post-tridentine qui reprenait la tradition patristique d'une pauvreté s'identifiant à l'image même du Christ souffrant. Les œuvres pieuses se multipliaient dans la Rome de la fin du XVIe siècle ; mais l'éducation chrétienne passait pour l'une des formes les plus élevées de la Charité et Antoniano écrivit sur les instances de Charles Borromée ses Tre libri dell'educazione christiana dei figliuoli (Vittorio Frajese, Il popolo fanciullo. Silvio Antoniano e il sistema disciplinare della Controriforma, Milan, 1987). Elisabetta Patrizi pense que le traité le plus proche de celui d'Antoniano était L'instituzione di una famiglia cristiana (1591) de Giovanni Lombardi, le fondateur des Clercs réguliers de la Mère de Dieu. À l'époque médiévale, saint Augustin considérait l'enfance comme un âge imparfait et Benoît de Nurcie comme celui de l'innocence. Dans l'interprétation humaniste, elle devenait une phase de l'existence riche en potentialités que les parents avaient le devoir d'exploiter. Antoniano reconnaissait sa spécificité, mais l'importance du rôle des parents venait pour lui des erreurs commises par l'enfant et des dangers encourus par son âme. À ce titre, il insistait particulièrement sur la valeur éducative des oraisons familières du père de famille. L'ouvrage d'Antoniano accordait une place essentielle au modèle matrimonial tridentin, tel qu'il était défini par le décret Tametsi. Rome reconnaissait le caractère sacramentel du mariage qui était contesté par Luther, tout en le plaçant derrière le célibat. La définition tridentine du mariage impliquait une distinction juridique entre les enfants légitimes et adultérins. La famille était le premier refuge de l'enfant contre le monde extérieur où se multipliaient les occasions de péché et le père était investi d'une grande responsabilité qu'il devait assumer par la vertu de l'exemple ; mais la famille avait une dimension affective qui valorisait le rôle éducatif de la mère. La maison était en effet son royaume où elle s'occupait de la formation religieuse des jeunes enfants. Le concile de Trente reconnaissait toutefois le baptême comme la seule arme capable d'effacer le péché originel. La théologie protestante avait trouvé son point de départ dans une conception dramatique du péché originel et le concile avait affirmé au contraire que le libre-arbitre d'Adam n'avait pas été éteint, mais seulement diminué et incliné au mal. Les jeux n'étaient donc pas faits et l'homme pouvait se sauver ou se perdre selon l'usage qu'il ferait de la grâce. L'intérêt d'Antoniano pour les soins du corps ne se distinguait guère des prescriptions contenues dans des ouvrages antérieurs comme le De disciplina scholarium du Pseudo Boèce ou le De educatione

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liberorum de Maffeo Vegio ; mais Elisabetta Patrizi y retrouve les jugements sévères portés sur les nourrices jusqu'au XVIIIe siècle, Antoniano préconisant l'allaitement maternel et condamnant l'usage du lait animal. L'influence de Charles Borromée était présente dans l'ouvrage d'Antoniano jusqu'au niveau des recommandations pratiques, par exemple en déconseillant aux mères de coucher l'enfant dans leur propre lit au risque de l'étouffer en dormant.

8 Le concile de Trente avait maintenu les sept sacrements et Antoniano insistait sur la valeur éducative du catéchisme tridentin. Les pères conciliaires avaient longuement discuté de l'eucharistie en raison des débats passionnés que le problème de la présence réelle avait soulevés. Ils rejetèrent la doctrine de Calvin sur une présence réelle mais spirituelle, ainsi que la consubstantiation luthérienne où le Christ était dans le pain et le vin comme le feu dans le fer rouge. Le concile réaffirma la merveilleuse et unique conversion du dogme de la transsubstantiation. Antoniano se réclamait de Thomas d'Aquin pour recommander un usage plus fréquent de la communion chez les enfants âgés de plus de douze ans ; mais l'assiduité au confessionnal et l'attachement à la prédication auprès des jeunes faisaient partie de la méthode apostolique de Philippe Neri. Le confesseur apparaissait ainsi comme une des figures essentielles de l'éducation des enfants. Le concile de Trente avait affirmé par ailleurs la valeur de la dévotion aux saints qui trouvait sa justification dans leur incarnation du Christ. Antoniano préconisait le culte des reliques et des images dans le parcours éducatif, le concile les ayant réhabilitées en estimant qu'on honorait en elles les originaux qu'elles représentaient. Le XVIe siècle vit d'ailleurs apparaître des images peintes sur émail qui remplacèrent celles des volets en ivoire. Antoniano comparait l'adolescent à une jeune recrue qu'il fallait initier à l'art militaire ; mais il répugnait à la pratique des châtiments corporels et leur préférait une prise de conscience des erreurs. La littérature religieuse pouvait s'y employer en suscitant un sentiment d'identification capable de stimuler l'enfant. On retrouvait ici le sens de la prédication de Charles Borromée qui s'adressait avant tout aux sentiments de l'auditoire. Le but de l'éducation correspondait au profil du gentilhomme. L'idéal d'Antoniano se rapprochait de celui du Galateo de Giovanni Della Casa (1595), un traité des bonnes manières à la forme élégante et pure écrite par le secrétaire du pape Paul IV. Pour asa, l'homme ne devait pas se contenter de faire le bien, il devait le faire avec élégance. Antoniano ajoutait la mansuétude à l'urbanité du gentilhomme dans des leçons éthiques préoccupées d'enseignement moral. Il fallait cultiver la sensibilité et les qualités de cœur de l'adolescent afin de l'éloigner des occasions de pécher. Antoniano discourait des bonnes manières en insistant sur la tempérance et la modestie tout en multipliant les conseils pratiques. Le type accompli du gentilhomme annonçait déjà celui du Courtisan de Balthazar Castiglione.

9 L'ouvrage d'Elisabetta Patrizi montre comment le culte des valeurs angéliques s'est épanoui chez Silvio Antoniano dans une vision humaniste appliquée aux choses saintes. Antoniano a fait partie des fils spirituels de Philippe Neri, conquis par cette capacité de l'Oratoire à concilier une conception religieuse de la rédemption des péchés avec une appréciation humaniste du monde, et il a contribué ensuite en qualité de secrétaire du Sacré Collège à accroître le prestige de la famille oratorienne. Il a participé activement aux travaux de plusieurs congrégations romaines et joué un rôle politique important sous le pontificat de Clément VIII. Son traité de 1595, profondément imbu des prescriptions tridentines, établissait un lien étroit entre le devoir d'éducation des

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parents et la vie publique de l'État, ce rapport direct revêtu d'un caractère sacré s'organisant autour de l'autorité paternelle et de celle du souverain ; mais l'étude d'Elisabetta Patrizi va bien au-delà d'un simple profil biographique. L'itinéraire d'Antoniano dans les arcanes institutionnels de la Curie romaine permet d'évoquer le fonctionnement du gouvernement pontifical réformé par Sixte Quint et de son administration partagée entre les congrégations. L'auteur fait preuve d'une grande finesse d'analyse dans son esquisse de la psychologie des grands personnages romains à la fin du XVIe siècle. Elle apporte de précieuses indications sur la naissance de l'éloquence sacrée, issue de la rencontre de la spéculation antique avec la philosophie chrétienne, et sur la recherche oratorienne d'un équilibre intérieur entre la formation humaniste et la nouvelle ascèse tridentine. Une vaste érudition permet à Elisabetta Patrizi de plonger le lecteur au cœur des préoccupations de la Rome post-tridentine en jetant un éclairage assez neuf sur la conversion de Charles Borromée à un conservatisme religieux qui apparaissait comme une vraie sagesse.

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John Peter Pham, Heirs of the Fisherman. Behind the Scenes of Papal Death and Succession New York, Oxford University Press, 2004, 368 p.

Ronan Teyssier

RÉFÉRENCE

John Peter PHAM, Heirs of the Fisherman. Behind the Scenes of Papal Death and Succession, New York, Oxford University Press, 2004, 368 p.

1 Durant les premières années de la décennie 2000, alors que le pape Jean-Paul II était gravement malade, que la question de sa succession et celle de l'élection d'un nouveau pape devenaient de plus en plus prégnantes, nous avons assisté à l'essor des travaux historiques traitant de la succession et de la sélection des papes mais aussi à celui des récits de fiction abordant le thème et dont certains furent même portés à l'écran. Si l'ouvrage de John P. Pham s'inscrit pleinement dans ce contexte, il convient de préciser d'emblée que dans le travail recensé ici, l'auteur fait œuvre d'historien ayant eu accès à des témoins privilégiés au sein du Vatican (p. xiv). Comme le rapporte toutefois l'auteur, le secret entourant la succession des papes est si jalousement gardé qu'il nous faut tout de suite annoncer que ce livre ne dit pas tout sur la succession et la sélection des papes. Nombre d'aspects de cette question demeurent en effet secrets.

2 Le livre est composé de deux grands blocs dont seul le premier nous intéresse ici : il y a d'une part le texte à proprement parler qui représente un peu plus de cent soixante-dix pages et, d'autre part, les annexes qui représentent environ cent quarante pages. Ces dernières, volumineuses, servent bien le texte. Ainsi le lecteur soucieux d'approfondir un passage, de mieux comprendre une situation historique particulière ou encore un propos explicatif de l'auteur les consultera-t-il avec profit.

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3 Les six chapitres que comporte le livre peuvent être regroupés en trois parties. Par ordre d'importance vis-à-vis du sujet du livre, à savoir la succession des papes, on trouve premièrement une partie historique développée tout au long des chapitres 2, 3 et 4 ; ce travail d'historien est lui-même entouré d'une description des procédures et rituels entourant la mort des papes et leur succession (chap. 1 et 5). Puis J. P. Pham conclut sur une partie prospective (chapitre 6).

4 La partie historique comprend trois chapitres traitant respectivement de la désignation des papes avant que le conclave n'existe, de l'histoire du conclave en tant qu'institution électorale et enfin, des huit conclaves du XXe siècle. Tout au long de ce parcours historique l'auteur met en évidence le caractère résolument dynamique et évolutif des procédures de désignation des papes. Si la désignation divine est évoquée rapidement, l'intérêt véritable du chapitre 2 est de montrer que l'important, pour l'Église, a rapidement été de trouver un mode de désignation des papes qui puisse prendre en compte la volonté du pape sortant tout en soustrayant la sélection du nouveau pape aux influences extérieures. Le moment crucial cristallisant ce mouvement historique est le décret du pape Nicolas II en 1059 (p. 58) en vertu duquel le résultat de l'élection papale ne devait désormais plus dépendre que du Collège des cardinaux. Cela signa en pratique la fin de l'influence impériale. L'autre moment important, qui a donné au conclave son nom (cum clave) et sa forme moderne, est intervenu au milieu du XIIIe siècle. Il s'agit de la mise sous clé des cardinaux le temps que ces derniers parviennent à s'entendre sur l'élection d'un nouveau pape (p. 62). Cela donne une place centrale aux cardinaux que J. P. Pham décrit bien (p. 63-76). Dans les pages 76-96, il détaille comment le conclave est organisé et comment les papes successifs ont affecté par leurs bulles le mécanisme électoral apportant quelques ajustements le plus souvent graduels à la structure mise en place en 1271.

5 L'aspect véritablement intéressant dans ce parcours historique est la tentative présentée par l'auteur de tirer ce qu'il appelle des « leçons de l'histoire ». Ces leçons ont toutes pour base l'analyse des conclaves du XXe siècle. J. P. Pham retient tout d'abord que les considérations politiques jouent encore une part significative dans la désignation des papes même s'il ne s'agit peut-être pas de la part prédominante (p. 132). Deuxièmement, lorsque les considérations politiques sont contrôlées, les considérations religieuses peuvent être plus importantes que les considérations temporelles. L'auteur cite en exemple le fait que, lors de l'élection papale de 1914, la question du modernisme fut plus déterminante que la situation politique et militaire internationale. Troisièmement, le nombre de cardinaux ayant augmenté au fil du temps, le pouvoir de blocage de chaque cardinal a été continuellement réduit. Finalement, il observe que les procédures électorales sont dynamiques et qu'elles changent. La meilleure illustration en est la bulle de Jean-Paul II Universi Dominici Gregis, appliquée pour la première fois lors de l'élection de Benoît XVI. J. P. Pham note à juste titre que tous les papes du XXe siècle, à l'exception de Jean-Paul 1er qui n'est demeuré pape que quelques semaines, ont modifié les règles électorales présidant à la désignation de leur successeur.

6 On peut dire du cœur historique et descriptif du livre qu'il est placé entre deux chapitres (chap. 1 et 5) décrivant les rituels entourant la mort et la succession du pape. Ainsi le premier chapitre détaille-t-il la chaîne d'événements qui se succèdent lorsqu'un pape décède. L'auteur insiste sur ce qu'il y a de permanent, malgré quelques évolutions, dans les rituels de confirmation de la mort du pape sortant et de deuil. Il en

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va de même pour le très bref chapitre 5 qui traite de l'investiture du nouveau pape : l'auteur y passe en revue la séquence allant du couronnement à l'inaugu-ration.

7 La troisième partie thématique (chap. d'introduction et chap. 6) se veut plus prospective. L'introduction et la conclusion tournent autour du pontificat de Jean-Paul II et de sa probable succession (à l'époque où Pham écrit en 2004). Le chapitre 6 est très intéressant à cet égard car l'auteur s'y livre à de prudents pronostics, d'ailleurs complétés par l'annexe 3.

8 En conclusion, le seul reproche que l'on puisse faire à cet ouvrage tient en fin de compte à ce que le sous-titre annonce peut-être plus que ce que l'auteur est réellement en mesure de présenter. Une fois achevée la lecture de cet ouvrage, si le lecteur a une bonne idée de l'histoire électorale de la papauté, les coulisses de l'élection des papes, et notamment des papes récents, lui restent en effet très largement inconnues.

9 Il semble néanmoins important de souligner que ce livre possède la qualité remarquable de rendre compte en détail de l'histoire de la succession des papes, qui court tout de même sur deux millénaires, dans des limites d'environ cent soixante-dix pages. J. P. Pham réussit donc le tour de force de présenter l'histoire de la désignation des papes de manière concise tout en offrant un propos dense non dénué de détails historiques. Si la lecture de cet ouvrage est grandement conseillée à tous ceux qui s'intéressent à l'Église catholique en tant qu'institution, elle l'est tout autant et plus généralement aux lecteurs intéressés par les processus électoraux entendus au sens large.

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Benoist Pierre, Le Père Joseph. L'Éminence grise de Richelieu Paris, Ếditions Perrin, 2007, 476 p.

Jean-Pascal Gay

RÉFÉRENCE

Benoist PIERRE, Le Père Joseph. L'Éminence grise de Richelieu, Paris, Ếditions Perrin, 2007, 476 p.

1 Le second ouvrage de Benoist Pierre, paru en 2007, est une biographie à la croisée de plusieurs sillons de recherche : histoire du politique et des cultures politiques, histoire de la diplomatie et du renseignement, histoire sociale de la noblesse et des élites de gouvernement et histoire religieuse. Basée sur des sources nombreuses et diverses (même si l'on pourrait regretter qu'elle néglige un peu les sources romaines) et remarquablement écrite, cette biographie de François Le Clerc de Tremblay, devenu dans l'ordre capucin le Père Joseph de Paris, l'« éminence grise » de Richelieu, s'impose comme une remarquable réussite malgré la difficulté de concilier des historiographies et des problématiques hétérogènes à l'intersection des champs que le récit biographique devait mobiliser pour demeurer historiquement heuristique.

2 On voudrait ici se concentrer plus précisément sur ce qui dans cette étude concerne le religieux. La biographie du Père Joseph proposée ici est une biographie à thèse. À bien des égards, elle s'inscrit clairement dans la continuité de La Bure et le Sceptre (2006), où l'auteur en s'appuyant sur l'exemple des relations multiples entre la congrégation cistercienne des Feuillants et la monarchie, montrait que, s'il y a bien eu une autonomisation du politique au tournant des XVIe et XVIIe siècles, cette autonomisation pouvait être qualifiée d'autonomisation « religieuse », en ce qu'une rationalisation proprement religieuse du politique y a fortement contribué. Un idéal et une mystique de sujétion religieuse pouvaient être mis au service des prétentions absolutistes des

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princes, laquelle, dans le deuxième tiers du siècle, pouvait même se résoudre en une sainteté civile, une adhésion véritablement religieuse au catholicisme d'État.

3 En étudiant la figure exemplaire du Père Joseph, artisan de la construction de ce catholicisme d'État, c'est bien sur la complexité et la plurivocité des relations entre politique et religion, que Benoist Pierre entend revenir : la vie du capucin semble épouser la chronologie de ces relations, passant d'une aspiration universaliste à la réconciliation pour surmonter les troubles passés (personnels et collectifs) à une véritable religion royale, qui voit dans le service du Roi Très-Chrétien, l'espoir providentiel de la Chrétienté.

4 Ce fil sous-tend la présentation chronologique de la vie du religieux devenu serviteur de la construction de l'État moderne. Ainsi la première partie qui suit le cheminement social, familial et religieux de François Le Clerc jusqu'à son entrée dans l'ordre capucin en 1599, peint un homme traversé par les tensions sociales et religieuses du temps : une famille prise entre un éthos d'épée et la nécessité d'alliance et même de véritable passage à la robe, une famille divisée par les conflits confessionnels, mais aussi par ceux qui opposent les catholiques autour de leur rapport au politique, une famille marquée par les conflits perpétuels que produit le risque d'un déclassement social, enfin une spiritualité caractérisée par une inquiétude mystique encore habitée par une angoisse eschatologique. La vocation du Père Joseph, que l'auteur lie à l'ensemble de ces tensions, apparaît alors non plus seulement comme une fuite du monde, mais plus spécifiquement comme une fuite des « divisions » du monde.

5 En retour, la première période de l'activité de celui qui est désormais le père Joseph, de 1600 à son entrée au service de Richelieu en 1624, est caractérisée par un principe d'action : une recherche plurielle et universelle d'unité. L'auteur en suit la trace et les évolutions dans l'action apostolique du capucin auprès de sa famille, dans les spécificités de sa doctrine par rapport à celle de son maître Benoît de Canfield, dans la direction de la jeune congrégation des Filles du Calvaire, mais aussi dans son action en faveur du projet de croisade de la Chrétienne. L'échec de ce projet aurait incidemment contribué à confirmer l'idée que la prééminence du Roi de France était la condition d'un dépassement des divisions de la Chrétienté, au service de laquelle le Père Joseph mettait aussi une mystique ouvrant la voie à un principe d'autorité de type absolutiste.

6 Enfin, dans la période de pleine activité du Père Joseph, la contradiction entre la vocation première du religieux et son état de vie théorique d'une part, et la vie d'un serviteur de l'État d'autre part, est résolue par une radicalisation du modèle spirituel du Père Joseph et par l'intégration de l'activité politique à un idéal de vie mixte.

7 C'est peut-être cependant à partir de ce dernier point qu'apparaît une des difficultés auxquelles s'est heurté l'auteur. À la figure historique d'un religieux dans lequel s'incarne une aspiration à dépasser les divisions du siècle et qui devient à la fois acteur et exemple de ce dépassement correspond la démarche historienne de l'auteur qui cherche à montrer la cohérence profonde de cette vie exemplaire des évolutions du catholicisme français du siècle. Ainsi, justement, à propos du risque d'incompatibilité entre les conséquences de l'activité politique du Père Joseph sur son mode de vie et son état régulier, l'auteur récuse explicitement l'idée que le religieux ait pu séparer son rôle politique et sa spiritualité. Il considère au contraire que le Père Joseph a placé au cœur de sa spiritualité la catégorie de « vie mixte », intégrant son service de l'État à un modèle de vie héroïque. Il n'est pas certain cependant que le remploi de cette catégorie

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théologique traditionnelle par le Père Joseph dans sa correspondance avec les Filles du Calvaire puisse être lu comme englobant véritablement le service politique du souverain ; du moins un tel usage ne pourrait-il fonctionner sans difficulté. On a là un exemple, parmi d'autres, d'une difficulté qui traverse cette relecture de la vie du Père Joseph : quelles sont les ressources linguistiques et culturelles qui permettaient (ou ne permettaient pas) au P. Joseph d'affronter les contradictions auxquelles sa vie, mais aussi les tensions internes au catholicisme du temps, le confrontaient ? C'est d'autant plus frappant que d'autres réagissaient différemment à de telles contradictions, et que ces dernières étaient aussi au cœur de certaines évolutions culturelles dans le monde catholique. La nécessité de gérer les impératifs contradictoires du politique et du religieux est une question qui se posait à tous et qui ne trouvait pas de réponse uniforme.

8 Il n'est par ailleurs pas indifférent que cette difficulté porte en réalité aussi sur l'usage de l'écrit par le capucin. L'auteur décrit un religieux constamment appliqué au travail d'écriture : correspondance, mémoires et projets politiques et diplomatiques, écrits polémiques, écrits spirituels, etc., sans jamais vraiment interroger cette activité d'écriture et les modalités de son efficacité, tant dans l'action politique et religieuse que dans la gestion des contradictions individuelles et collectives auxquelles le Père Joseph est exposé. L'aspiration à la cohérence et à l'unité souvent présente dans ces écrits devient alors souvent le signe même de l'unité de vie dont le biographe fait le cœur de l'exemplarité de François Le Clerc du Tremblay. Au final, cet excès de cohérence et d'exemplarité ne va pas non plus sans risque de sous-estimation des tensions à l'œuvre dans le catholicisme français mais surtout dans sa culture confessionnelle au lendemain des guerres de religion.

9 Il n'en demeure pas moins que cette biographie déconstruit efficacement le mythe fortement enraciné qui faisait du Père Joseph l'exemple d'un mystique dévoyé en politique et permet aussi de repenser l'action de Richelieu et de son entourage de ce point de vue. Ce que l'auteur offre, c'est non seulement le dépassement de la dichotomie entre raison d'État et raison d'Église, mais encore le moyen de penser la contribution du discours, de l'écriture et de l'engagement mystique aux transformations politiques du siècle.

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Laurence Podselver, Retour au judaïsme ? Les Loubavitch en France Paris, Odile Jacob, 2010, 338 p.

Jacques Gutwirth

RÉFÉRENCE

Laurence PODSELVER, Retour au judaïsme ? Les Loubavitch en France, Paris, Odile Jacob, 2010, 338 p.

1 Laurence Podselver a consacré depuis plus de vingt-cinq ans son activité de recherche à l'étude des hassidim de Loubavitch à Paris. Elle avait publié plusieurs articles de qualité sur le sujet et voici enfin un ouvrage très fouillé qui va au-delà de ses travaux antérieurs. Le livre est largement consacré à la présentation des baaléi tshouve, les « maîtres du repentir », c'est-à-dire des juifs revenus à la religiosité judaïque, ce qui est le cas de la plupart des adeptes Loubavitch en France ; il s'agit d'un phénomène singulier au sein de ce hassidisme et du mouvement hassidique dans son ensemble.

2 L'ouvrage comporte aussi nombre d'informations qui concernent l'histoire du mouvement Loubavitch, également dénommé Habad, ainsi que l'activité à son siège mondial à Crown Heights, Brooklyn. De plus, on y saisit fort bien la vénération intense des fidèles de France envers le leader charismatique du mouvement, rabbi Menachem Mendel Schneerson (1902-1994), et tout ce que représente pour eux un séjour dans le voisinage du « rabbi », comme on le nomme respectueusement.

3 De nombreuses pages sont donc consacrées aux baaléi-tshouvé. Une grande partie des « retours au judaïsme » ont provoqué des ruptures plus ou moins durables avec les familles ; d'abord, ils se produisaient le plus souvent au moment de l'adolescence, avec acquisition brutale d'un nouveau mode de vie et négation de la culture juive nord- africaine du milieu d'origine. D'où, évidemment, l'importance du nouveau groupe d'accueil, comme substitut à la parentèle. Divers récits de « retour », essentiellement féminins, sont présentés en détail. Comme en témoignent ceux-ci, beaucoup de

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Loubavitch sont issus de milieux populaires, aux conditions de vie précaires. Il y a aussi, notamment avec l'émigration en France, déstructuration de la famille étendue et même éclatement du noyau conjugal des parents. L'auteure consacre aussi un chapitre détaillé aux convertis, les non-juifs qui deviennent hassidim de Loubavitch. Elle montre que ces prosélytes affirment « avoir toujours été juifs sans le savoir jusqu'au dévoilement de leur âme (p. 136). » La plupart sont originaires de familles catholiques sécularisées. À noter que la conversion officielle n'est pas le fait du mouvement mais bien du consistoire, car c'est un tribunal rabbinique consistorial, beth din, qui l'accorde ou la refuse ; or Loubavitch ne dispose pas d'un tel tribunal. L. Podselver observe que si le converti doit démontrer ses connaissances de la Torah, des pratiques et de l'éthique propres au judaïsme, le degré d'intégration de l'impétrant dans le milieu social et ses relations avec les autres juifs sont également des critères pris en compte. Pour parfaire la conversion, il reste pour les hommes la circoncision à l'hôpital par un médecin religieux et pour les femmes l'immersion dans le bain rituel, mikve. L'auteure observe que « l'évaluation du nombre des prosélytes est d'autant plus difficile à obtenir que leur statut au sein du groupe HaBad, n'est pas particulièrement valorisé. Il est d'ailleurs très significatif que je n'ai pu rencontrer que des personnes en voie de conversion et proches de l'étape finale... (p. 137). »

4 Lag ba Omer, jour de réjouissance, au cours de la période de l'Omer, entre la Pâque et Shavouot, fête de la réception de la Torah par les juifs, assure dans la culture Loubavitch la convergence des pèlerinages sur les tombes des saints, traditionnels chez les juifs d'Afrique du nord, et le même culte chez les hassidim. À Paris il n'y a pas de tombe de saint, mais l'auteure décrit les festivités place de la République, où le portrait de Schneerson – substitut de la tombe ? – domine la scène qui a été montée sur place.

5 Un intéressant chapitre est consacré aux écoles Loubavitch qui scolarisent 22 % des enfants dans une école juive (chiffres de 2006). Il y avait déjà, en 2002, 28 400 enfants dans l'ensemble de ces écoles, ce qui représentait une augmentation de 78 % en dix ans ! L. Podselver note que cette hausse est à comparer à un mouvement général vers l'école privée, notamment catholique. Elle remarque également que désormais les enfants vont vivre un cocktail linguistique complexe, avec le français, l'hébreu, le yiddish... et aussi l'arabe à domicile. L'auteure décrit bien la cérémonie de la coupe des cheveux du petit garçon à l'âge de trois ans, lorsqu'il entre dans le monde masculin.

6 Un important chapitre est consacré aux « femmes au cœur du paradoxe de la modernité ». Comme on le sait, selon la Genèse, la femme est un sous-produit de la création, issue de l'homme. Il semble, selon l'auteure, que les femmes sont tiraillées entre la tradition, qui les cantonne essentiellement dans un rôle de mère de famille, et d'autre part la dynamique de la vie moderne, avec notamment les nécessités pécuniaires qui les poussent à travailler. Néanmoins elles trouveraient dans le messianisme du mouvement et les efforts pour l'accomplissement de la fin des temps, la justification de leur rôle ambivalent. On me permettra d'être sceptique quant au rôle de cette idéologie messianique dans la vie quotidienne. Cela dit, le chapitre fourmille d'observations intéressantes concernant les femmes, avec par exemple la description d'une soirée musicale féminine au Palais des congrès, phénomène certes inimaginable au sein d'autres appartenances hassidiques. Quelques pages consacrées à l'apparence féminine, soulignent encore une fois la combinaison étonnante des règles de la tradition et des tributs à la coquetterie. À noter que la plupart des femmes mariées

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portent des perruques alors que traditionnellement le foulard sur la chevelure coupée était prôné par les rabbins orthodoxes.

7 Un chapitre consacré au travail montre, avec un tableau parlant à l'appui, que les fidèles masculins les plus engagés exercent des professions administratives et pédagogiques dans les institutions Habad. Néanmoins nombre de baaléi-tshouve, ont acquis avant leur « retour » des connaissances qui leur permettent de professer des activités modernes – cadres d'entreprise, informaticiens, médecins, dentistes. Bien sûr il y a aussi des adeptes qui pratiquent des professions traditionnelles, associées à la stricte observance religieuse, notamment dans le secteur de la boucherie, de l'épicerie, de la boulangerie.

8 Je regrette que la présentation systématique de l'activité et de l'organisation Loubavitch en France, qui aurait été bien précieuse, apparaisse seulement en filigrane. Si le livre, notamment au chapitre 3, « de Belleville à New York. Voir le rabbi », traite largement du rapport des fidèles au leader charismatique du mouvement, il faut tout de même observer que celui-ci est décédé depuis 1994, il y a donc déjà dix-sept ans. Or, les répercussions de la disparition du rabbi ne sont présentées que dans cinq pages in fine. Comment font donc désormais les « orphelins » du rabbi, qui n'a pas eu de successeur, alors qu'habituellement il y a transmission « dynastique » au sein du hassidisme, celui de Loubavitch inclus ? D'autre part, le messianisme extrême de la dernière période de la vie du rabbi, a suscité, dès avant son décès, des expectatives millénaristes intenses au sein du mouvement Loubavitch, et après sa mort, il y a eu croyance chez nombre de fidèles à sa résurrection plus ou moins proche comme messie (sic), ce qui n'est pas allé sans de graves conflits entre ce type de croyants et d'autres refusant cette éventualité, à l'aspect bizarrement christianisant. Or de cette situation qui a dû aussi concerner les fidèles en France, il transparaît fort peu.

9 Il s'agit en tout cas d'un ouvrage fourmillant d'informations, d'observations et d'analyses précieuses, qui témoigne d'un beau et durable travail d'ethnologue.

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Yves Poncelet, Pierre l'Ermite (1863-1959). Prêtre, journaliste à La Croix et romancier. Présence catholique à la culture de masse Paris, Éditions du Cerf, 2011, 663 p.

Frédéric Gugelot

RÉFÉRENCE

Yves Poncelet, Pierre l'Ermite (1863-1959). Prêtre, journaliste à La Croix et romancier. Présence catholique à la culture de masse, Paris, Éditions du Cerf, 2011, 663 p.

1 Cette thèse, soutenue en 2004, paraît enfin. Elle offre une approche historique d'un des auteurs les plus féconds du catholicisme littéraire du XXe siècle, Pierre l'Ermite, pseudonyme de l'abbé Edmond Loutil. Publié dans La Croix de 1891 à 1959, il rédige trois mille chroniques et vingt-neuf livres. En soixante-dix ans de carrière, il a été lu par quatre générations de catholiques. Ses tirages sont très importants et pourtant ses livres sont considérés largement comme une sous-littérature, destinée à un sous- public, d'enfants, de femmes ou de prêtres. Paru en 1899, La Grande Amie atteint 370 000 exemplaires en 1930 alors que La Vieille Fille (1921) atteint 220 000 exemplaires en 1927. Le grand succès reste Comment j'ai tué mon enfant, paru en 1921, qui atteint 358 000 exemplaires en 1959. Edmond Loutil participe donc de ce véritable « torrent de papier » (Loïc Artiaga, Presses universitaires de Limoges, 2007) qu'est le catholicisme du tournant du siècle où presse, essais, fictions, théâtre proposent une contre-culture à la République laïque. Face à la mutation de la modernité, le catholicisme oscille entre deux types de comportements. Le premier se définit à contre-courant par l'affirmation résolue et nette d'une identité et d'une visibilité catholique. Il s'exprime dans l'élaboration d'une contre-société (écoles et collèges catholiques, scoutisme, action catholique et autres éléments de la subculture catholique...). Le second parie sur

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l'insertion dans les réalités sociales et culturelles de son temps. Pierre l'Ermite appartient au premier courant, il disparaît quand le second s'affirme au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Il est une des formes de la contre-offensive catholique, véritable « contre-réforme » du monde moderne, véritable « réforme » catholique, qui donne à l'Église les armes pour lutter contre la sécularisation et la laïcisation des sociétés européennes. Pierre l'Ermite apparaît alors comme un magnifique exemple de cet engagement dans les moyens de la modernité pour combattre celle-ci. Pourtant le choix de la fiction n'est pas évident au sein du catholicisme, et le roman reste longtemps objet de méfiance. C'est que pour faire face à la massification de la culture – « Lorsque dans le courant du siècle dernier, le roman cessa d'être “une liqueur fine distillée à l'usage des palais raffinés” pour devenir populaire (...) et pour porter à tous des idées et des thèses » –, l'abbé Bethléem (Romans à lire, romans à proscrire, Paris, Édition de la Revue des Lectures, 1928, p. 449) énonce un double devoir, la création d'une censure (ce fut son œuvre) et celle d'une littérature catholique. Les censeurs catholiques croient donc à l'influence de la littérature sur l'esprit et la vie du lecteur, influence qui peut devenir néfaste à la foi et aux mœurs. Pierre L'Ermite offre cette fiction aux traits catholiques et justifie ainsi son choix : « C'est ainsi que j'ai été amené à faire des romans... parce que c'est surtout cela qu'on lit, et qu'ils peuvent et doivent servir de véhicule à l'idée française et chrétienne » (la Croisade de la presse, 71, 5 nov. 1903, p. 377. Cité par Y. Poncelet).

2 Y. Poncelet croise avec bonheur la vie du clerc et l'élaboration de son œuvre. L'ouvrage s'articule selon un plan chronologique qui permet de suivre l'entrée dans la carrière de romancier d'un prêtre de banlieue qui aspire à renouveler l'apologétique. Il débute dans la presse car « la parole du prêtre dans son église n'atteint guère que les convertis. Le journal, lui, va partout » (p. 59). Pour Edmond Loutil, la presse est une arme de combat. Ses romans, comme ses articles, offrent aux lecteurs conseils, assurances, valorisation de soi mais aussi distractions et défoulements. Ils véhiculent une vision tragique de l'existence, où sacrifices et morts ne manquent pas et où les récompenses ici-bas sont rares. Ardent polémiste, Edmond Loutil rejette la marginalisation du catholicisme. Ses ennemis sont le laïcisme, les loges franc-maçonnes, le socialisme et ses avatars. D'un patriotisme absolu, il ne sépare jamais la France et le catholicisme et donne à l'Église un rôle normatif : « sans religion, la civilisation n'est qu'une façade (...) et la bête humaine est toujours là, prête à se réveiller en ses pires instincts » (p. 566). Les thèmes sont variés mais une constante se dessine : les romans de la famille (amour, mariage, relations dans le couple, relations parents-enfants...) et la question de la vocation et de son sens. Par exemple, Mieux que le mariage loue la grandeur du sacerdoce et suscite un imaginaire apte à rendre désirable un engagement socialement lourd : « Qui dira le rayonnement d'une âme de prêtre !... Il passe toutes ses journées à faire le bien... à défendre les vérités, sans lesquelles le désespoir serait dans tous les cœurs. Il baptise, il confesse, il apprend le catéchisme, il visite les malades, il aide les désespérés à continuer l'existence... Il célèbre la messe... Il ne fonde pas de famille, mais il est de la famille de tout le monde. Le prêtre est le centre de la vie spirituelle d'un pays » (Paris, Maison de la Bonne Presse, 1946, 190, p. 31-32). Son écriture n'appartient jamais aux grands courants esthétiques mais son style imagée, où abondent dialogue et ponctuation, participe de son succès. Ces effets rendent vivants des situations exemplaires, des cas de conscience qui donnaient à ses lecteurs le sentiment d'y trouver des réponses à leurs propres interrogations. Les impératifs de la thèse pèsent néanmoins : bien que Pierre l'Ermite se présente comme un observateur pertinent de la

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société observé depuis le confessionnal et le prebytère, ses textes servent une cause. Mais l'usure sur un gros demi-siècle est réelle ; après-guerre, il ne parvient plus à renouveler ses thèmes tandis que son lectorat vieillit.

3 L'ouvrage permet aussi de découvrir derrière le polygraphe polémiste un ardent constructeur, attentif aux petits, dénonçant l'égoïsme des puissants, se consacrant avec bonheur aux colonies de vacances pour les jeunes Parisiens, organisant des ventes de charité avec un vif succès. L'aura de l'écrivain lui permet alors de mobiliser la bourse de ses lecteurs pour le succès de ses projets.

4 Cet excellent ouvrage comporte de plus trois cahiers photographiques. S'il faut un regret, c'est l'arrêt de la bibliographie en 2007.

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Joseph Ratzinger-Benoît XVI, Jésus de Nazareth. Deuxième partie. De l'entrée à Jérusalem à la Résurrection

Pierre Lassave

RÉFÉRENCE

Joseph RATZINGER-Benoît XVI, Jésus de Nazareth. Deuxième partie. De l'entrée à Jérusalem à la Résurrection, Monaco, Éditions du Rocher-Groupe Parole et Silence, 2011, 350 p.

1 Voici la seconde partie d'une longue méditation personnelle du pape actuel sur la figure de Jésus de Nazareth. Le premier volume, paru en 2007, a frôlé le million de ventes en Europe, chiffre honorable pour un essai de théologie à la lecture plutôt exigeante. Sans souci excessif de la chronologie évangélique, le premier volume de Joseph Ratzinger-Benoît XVI traitait principalement du baptême de Jésus dans le Jourdain, de son sermon sur la Montagne, du message de ses paraboles, des grandes images de la tradition johannique, de la transfiguration et des affirmations de Jésus sur lui-même. Le second volume poursuit sur cette lancée christologique en abordant successivement les épisodes de l'entrée du Messie à Jérusalem, de la purification du temple, du lavement des pieds, de la dernière cène, du mystère de la croix et de la résurrection. Dans le premier avant-propos de son entreprise, l'auteur confessait qu'il avait « simplement essayé, au-delà de l'interprétation historico-critique, d'appliquer les nouveaux critères méthodologiques, qui nous autorisent une interprétation proprement théologique de la Bible, qui requièrent évidemment la foi, sans pour autant vouloir ni pouvoir renoncer en rien à la rigueur historique. » (Jésus de Nazareth, 1- Du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration, Paris, Flammarion, coll. « Champs-Essais », 2007, p. 19). Et il ajoutait aussitôt que « ce livre n'est en aucune manière un acte du

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magistère, mais uniquement l'expression de ma quête personnelle de la face du Seigneur (cf. Ps 26 [27], 8). Aussi chacun est-il libre de me contredire. Je prie simplement les lectrices et les lecteurs de me faire crédit de la bienveillance sans laquelle il n'y a pas de compréhension possible. » (id.). Une double tension traverse donc cette entreprise herméneutique : entre théologie et histoire d'une part et entre réflexion personnelle et signature pontificale d'autre part. Sa réception hors des cercles immédiats de l'Église en a accusé les traits ambivalents, soit que pour les uns l'essai ait brillamment surmonté les obstacles, soit que pour les autres il n'ait pu les lever. Le second volume s'appuie sur les premiers encouragements pour aborder des questions aussi cruciales que celles de la passion et de la résurrection du Christ.

2 Le fait que dès les premières lettres de l'apôtre Paul, la doctrine chrétienne s'affirme comme celle de l'incarnation paradoxale du dieu judaïque en un être historique au message universel n'a cessé d'interroger sur les rapports entre la foi et la réalité et au fil du temps sur les liens entre l'intelligence des choses divines et celle des choses du monde. Après les Lumières, l'érudition universitaire a cru un temps pouvoir faire le tri entre le « Jésus de l'histoire », difficilement objectivable à partir des évangiles, et le « Christ de la foi » auquel ces écrits et leurs innombrables commentaires donnent forme. L'improbable croisement des sources internes, abondantes certes, mais trop croyantes, et des sources externes, lacunaires ou interpolées, a conduit la recherche exégétique à s'intéresser au lien entre des faits possibles et les trésors d'imagination qui leur ont donné un tour historique et ce faisant ont permis de les transmettre selon des stratégies littéraires différenciées. L'essai personnel de notre humble pape se situe quelque part dans cet espace épistémologique composite dans lequel on peut également trouver les diverses théories du discours historique comme récit, mise en intrigue ou en cohérence de faits hétérogènes et présélectionnés, « rétrodiction sublunaire et lacunaire » comme dit Paul Veyne (Comment on écrit l'histoire, 1971). JR-B XVI part précisément du postulat de « compénétration entre le discours théologique et le récit historique » pour reconstruire la figure et le message de Jésus à la lumière de l'érudition contemporaine et dans l'optique revendiquée de leur actualité. Cette « christologie par le bas » qui voudrait faire entendre la voix du « Jésus réel » dont l'auteur est le premier convaincu qu'elle parle encore au monde, d'abord pour informer le lecteur aux meilleures sources de ce que l'historien peut dire aujourd'hui de ces événements qui, aux yeux du théologien, ont imprimé un tournant décisif dans la condition humaine. S'en tenir au laborieux consensus entre spécialistes de l'Antiquité tardive ne permet pas selon l'auteur de rendre raison de ce que cette histoire se poursuit au présent en même temps qu'elle plonge ses racines les plus profondes dans le judaïsme du premier Temple.

3 Bien servi par une langue limpide et pédagogique, le travail du commentaire consiste à jeter des ponts entre différents moments et expressions bibliques jusqu'à ce que la dimension symbolique du moindre fait et geste prenne une valeur intemporelle. Le premier volume nous avait habitués à cet art des harmoniques que les spécialistes appellent « exégèse canonique ». Le second en est littéralement tissé. De l'ânon que Jésus enfourche pour entrer dans Jérusalem à l'éponge imbibée de vinaigre qu'on fait boire au crucifié, en passant par le renversement des tables du temple, tout fait signe en se référant à des annonces scripturaires plus ou moins explicites. La Genèse montrait Juda (David) liant son ânon à sa vigne, le prophète Zacharie évoquait le messie de la paix entrant à Jérusalem sur un âne plutôt que sur un cheval comme tous les

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puissants de ce monde : les évangiles reprennent l'image pour marquer l'avènement du royaume qui accueille les humbles. Une image qui s'associe aux autres, innombrables à force de relectures, pour donner forme au récit et faire entrer la petite histoire dans la grande. La moindre parole proférée ou attribuée à Jésus est susceptible d'infinis échos d'un livre à l'autre du Premier et du Second Testament. La figure psalmodiée du juste souffrant revient à maintes reprises comme clé de lecture de la Passion du Christ dont chaque mot renvoie à ce qui est écrit dans la Loi (Torah) et les prophètes. L'auteur décode ainsi ce récit bouleversant en montrant que les connexions entre les paroles de Jésus et celles de Moïse, de David ou d'Isaïe ne se sont que progressivement révélées au fil du temps de l'Église. Apôtres, évangélistes, Pères de l'Église, jusqu'aux théologiens d'aujourd'hui en sont les témoins actifs. Le cours de l'histoire s'en retrouve singulièrement scellé comme l'illustre cette remarque parmi tant d'autres sur le procès de Jésus selon laquelle « la Croix répondait à une nécessité divine et (que) Caïphe (grand-prêtre), par sa décision, devint finalement l'exécuteur de la volonté de Dieu, même si sa motivation personnelle était impure, qu'elle ne répondait pas à la volonté de Dieu, mais avait des visées égoïstes » (p. 199). Dans ce cours du temps surdéterminé, mais qui reste toujours à décrypter, tout acteur acquiert une « personnalité corporative ». Ainsi « l'Église antique – selon le mode de penser de la Bible – n'a eu aucune difficulté, d'une part à reconnaître Marie, d'une manière toute personnelle, dans la femme et, d'autre part, à voir en elle, embrassant tous les temps, l'Église, épouse et mère, en qui le mystère de Marie s'étend dans l'histoire. » (p. 253).

4 On comprend dès lors que l'auteur s'attache plus à relever les concordances que les discordances entre les textes. Tel verset dissonant que les biblistes critiques ont admis comme ajout tardif du fait d'une rédaction évolutive et plus ou moins conflictuelle, devient souvent pour lui une question qui trouve une réponse dans le renvoi analogique d'un livre à l'autre. Bien que pris en compte, le substrat politique du drame, tel l'arrangement entre les autorités juives et romaines pour exécuter Jésus, ne joue qu'un rôle secondaire dans cette quête de sens au-delà des frontières temporelles. Mais le théologien paraît parfois se contredire. Comment en effet concilier les deux assertions suivantes ? – p. 52 : « Jésus avait aimé le Temple, comme propriété du Père (cf. Lc 2,49) et il y avait enseigné longtemps. Il en avait pris la défense comme maison de prière pour toutes les nations et il avait cherché à le préparer pour ce but. Mais il savait aussi que le temps de ce Temple était passé et que quelque chose de nouveau devait arriver, quelque chose qui était en lien avec sa mort et sa Résurrection. » – et p. 161 : « Il me semble présomptueux et sot de vouloir scruter la conscience de Jésus et de vouloir expliquer à partir de celle-ci ce que, selon notre connaissance de ces temps-là et des conceptions théologiques d'alors, il peut avoir pensé ou ne pas avoir pensé. » L'ambivalence entre histoire et théologie ne semble pas ici surmontée. La question classique de la nature de la Résurrection en devient dès lors quelque peu obscure.

5 Incidemment, l'édition française l'aborde semble-t-il avec un lapsus calami : – p. 275, il manque sans doute un « en » au sous-titre « Ce qui est (...) jeu dans la Résurrection de Jésus ». Responsable premier de la doctrine catholique, l'auteur insiste sur le fait que la résurrection de Jésus n'est pas un fait biologique et qu'elle manifeste une nouvelle dimension de la réalité apparue aux premiers témoins qui rencontrent un Christ passant les murailles, mangeant du poisson avec eux et les quittant pour rejoindre son Père au ciel. Un événement hors des coordonnées terrestres habituelles qui selon lui n'est pas incompatible avec la science : « Est-ce que quelque chose d'inattendu, d'inimaginable, quelque chose de nouveau ne peut exister ? Si Dieu existe, ne peut-il

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pas, lui, créer aussi une dimension nouvelle de la réalité humaine ? De la réalité en général ? La création n'est-elle pas, au fond, en attente de cette ultime et plus haute “mutation”, de ce saut décisif de qualité ? N'attend-elle pas l'unification du fini avec l'infini, l'unification entre l'homme et Dieu, le dépassement de la mort ? » (p. 281). Hélas pourrait-on dire depuis Kant, cette belle pétition de principe ne vaut pas preuve dans l'espace et le temps limités des catégories de l'entendement humain. Et l'on peut s'étonner que notre théologien, si prompt à stigmatiser le « cimetière d'hypothèses contradictoires » des historiens, honore si peu dans ce cas les exigences minimales de la raison positive. Mais le dogme de l'incarnation lui intime de ne pas se contenter de prendre la mort et la résurrection du Christ pour le simple produit de l'imaginaire antique. Pour l'auteur, cette mort « entre dans le contexte de l'histoire de Dieu avec son peuple ; c'est de celle-ci qu'elle reçoit sa signification. C'est un événement dans lequel s'accomplissent des paroles de l'Écriture – un événement qui porte en lui un logos, une logique, c'est un événement qui provient de la parole et rentre dans la parole, l'accrédite et l'accomplit. » (p. 287). Dans cette logique-là, le renversement du monde que la résurrection du Christ accomplit dépasse les catégories mêmes de son intelligibilité humaine. L'auteur aurait pu à cet égard évoquer diverses voies de résolution du conflit de raison engendré par la divinité faite homme, telles celles des théologies libérales qui ne craignent pas de ménager un certain écart entre le régime de vérité propre aux traditions scripturaires datées et localisées et celui qui relève des sentiments transhistoriques et universels du monde vécu. Mais sa foi personnelle confessée, si congruente avec sa position institutionnelle, lui confère l'autorité de faire des sauts ontologiques hors de l'histoire prosaïque tout en mettant étrangement son lecteur en garde contre toutes « spéculations et expériences intérieures mystiques » (p. 310).

6 Tout se passe donc comme si le schème d'intelligibilité ici développé scellait encore plus le mystère de ses écritures fondatrices, qu'il s'efforce pourtant d'élucider dans le langage d'aujourd'hui. L'aversion à peine voilée de l'auteur pour s'enquérir du contexte historique de la rédaction des Testaments, pour revenir sur les tribulations de leur transmission mettant aux prises des communautés concurrentes, pour dérouler le fil des interférences entre lois divines et règles humaines, dit assez que la théologie qu'il prône s'éloigne de toute confusion avec l'histoire des religions. Pour cette dernière et plus généralement les sciences sociales des faits religieux, ce second essai christologique de Ratzinger-Benoît XVI constitue un document d'importance en ce qu'il marque, non sans talent, la distance prise par la hiérarchie catholique avec un certain savoir critique sur ses sources scripturaires. Étude des textes fondateurs à la lumière des disciplines universitaires que Vatican II avait pourtant nourrie de ses encouragements. La vigoureuse reprise théologique de la figure historique de Jésus, que cet ouvrage mi-personnel mi-institutionnel atteste, voudrait-elle en même temps marquer un coup d'arrêt aux « réductions » historiques et anthropologiques qui président aux avancées de la science exégétique au sein de L'Église romaine ? La question se pose au vu des réserves émises par divers biblistes chevronnés face aux simplifications apologétiques de l'histoire inaugurées dans le premier volume.

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Revue Incidence, Le chemin du rite : autour de l'œuvre de Michel Carty Paris, Éditions du Félin, 2010, 402 p.

Mustapha Naïmi

RÉFÉRENCE

Revue Incidence, Le chemin du rite : autour de l'œuvre de Michel Carty, Paris, Éditions du Félin, 2010, 402 p.

1 Les auteurs qui participent à ce numéro de la revue Incidence appartiennent à des domaines différents du champ de la recherche : anthropologie, philosophie, sociologie, psychanalyse, histoire, littérature, etc. Ils rendent un hommage à l'ethnologue africaniste Michel Carty, disparu le 18 août 2008. Enseignant-chercheur à l'EPHE, le centre de gravité de ses recherches se situe dans l'analyse des énoncés rituels, d'abord chez les Gourmantché mais aussi, de manière comparative, dans d'autres populations de l'aire voltaïque. Ce volume rassemble les contributions et les témoignages des collègues de Michel Carty qui se sont donné pour tâche de réfléchir sur ses apports essentiels à l'ethnologie. Certaines contributions se sont nourries des thèmes abordés dans ses textes. C'est le cas de Danatou Liberski-Bagnoud sur la divination et les conditions d'émergence de la parole oraculaire, celle de Chiara Alfieri sur la divination par le placenta et de Sada-Mamadou Ba sur le felngo des peuls. Certains auteurs reviennent sur d'autres recherches de Michel Carty, celles qu'il a menées sur le sacrifice (Alfred Adler propose une lecture du « suaire du chef », Françoise Dumas- Champion une étude comparative des sacrifices pratiqués par les Réunionnais des plantations) et sur le territoire et la fondation (Odile Journet-Diallo étudie les enjeux du meurtre et de la prédation quant aux rapports que les Joola-Kujamaat entretiennent avec les puissances qui les lient à leur territoire, Susan Drucker-Brown met en évidence la double conception du temps présente dans les chants d'éloge des tambourinaires manuprusi). Enfin, en décelant dans la description durkheimienne de l'intichiuma une logique propre au rituel, Bruno Karsenti propose une relecture de l'histoire de

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l'anthropologie religieuse qui fait directement écho au programme théorique de M. Carty. À côté de ces textes, qui prolongent ou discutent les recherches de M. Carty, divers témoignages sont présentés dans ce numéro d'Incidence dans l'espoir qu'ils permettent à ceux qui n'ont pas eu le privilège de le connaître de mieux comprendre son itinéraire et sa démarche intellectuelle.

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Aimé Richardt, Érasme. Une intelligence au service de la paix Préface de Mgr Huot-Pleuroux. Postface de Jean de France, duc de Vendôme. Paris, Lethielleux, 2010, 226 p.

Willem Frijhoff

RÉFÉRENCE

Aimé Richardt, Érasme. Une intelligence au service de la paix, Préface de Mgr Huot- Pleuroux. Postface de Jean de France, duc de Vendôme. Paris, Lethielleux, 2010, 226 p.

1 Érasme est de ces érudits engagés dont l'éloquence élégante, la formule juste, le jugement sûr et souvent mordant ne laissent pas indifférent et parviennent encore à nous provoquer près de cinq siècles après sa mort. Bien des historiens, philosophes et théologiens, et écrivains de tous bords se sont évertués à brosser son portrait en bien ou en mal. Mais tous ont reconnu la singularité du personnage, son rôle prééminent dans les troubles religieux du XVIe siècle et sa position incontournable dans l'évolution des idées religieuses et des attitudes sociales, en particulier dans le combat pour la concorde dans l'Église. C'est cet Érasme, auteur public et protagoniste irénique dans les affaires religieuses, qu'Aimé Richardt nous brosse à grands traits dans cette biographie. Elle se présente comme le témoignage empathique et la découverte personnelle par l'auteur d'un important acteur de l'histoire dont l'image auprès du grand public fut longtemps ternie par l'accusation de luthéranisme, de la part de l'Église catholique, et de celle d'indécision et du refus d'assumer la conséquence de ses idées, de la part des protestants. A. Richardt s'inscrit tout particulièrement en faux contre l'accusation de luthéranisme. Pour la démonter, il emploie la méthode biographique plutôt que l'approche intellectuelle. Le lecteur suit Érasme dans le parcours de sa vie et de ses écrits, de sa naissance à Rotterdam, vers 1469, jusqu'à sa mort à Bâle, en 1536. Les étapes de sa vie sont illustrées de citations bien choisies, en particulier dans ses lettres. A. Richardt parvient à rendre sa thèse plausible, mais il en reste à cet Érasme chrétien public. Nous apprenons peu de son rôle public dans d'autres

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domaines, comme la défense des humanités (les bonae litterae), l'éducation, le combat pour la paix civile, ou la définition des normes de la vie sociale qu'Érasme voulait équilibrée et civilisée, même si tout cela est effleuré au détour de tel ou tel chapitre. L'Érasme privé, le « philosophe chrétien » imbu d'une piété active marquée par la Dévotion moderne, reste quelque peu dans l'ombre. Mais A. Richardt souligne à juste titre les défauts du personnage. Car Érasme était un célibataire rabâcheur, ambitieux et hypersensible au moindre mot critique, peu amène dans le commerce avec ses semblables, et neurasthénique à ses heures. Il n'emporte pas toujours notre sympathie, mais il a indiscutablement marqué son époque et réussit toujours à enthousiasmer nos contemporains au point de figurer comme icône de la démocratie, de la tolérance et, dans cette biographie, du pacifisme.

2 Comme d'autres ouvrages de cet auteur fécond en biographies et fresques historiques destinées au grand public, celui-ci, encadré par des éloges de la plume d'un prélat et d'un prince du sang, ne repose pas sur une recherche originale dans les sources d'époque ou les ouvrages et lettres d'Érasme en version latine. A. Richardt puise ses données exclusivement dans les traductions et dans les travaux des spécialistes d'Érasme, et sa thèse sur la place d'Érasme dans le débat sur le libre arbitre ne prétend nullement innover l'immense bibliographie existant à ce sujet. Il faut cependant reconnaître qu'il a eu la main heureuse dans ses choix. L'on reconnaît en particulier l'inspiration des biographies empathiques d'Érasme par Stefan Zweig (1935), Léon Halkin (1987) et Jean-Claude Margolin (1995), tout comme l'Érasme hérétique de Silvana Seidel Menchi (1996) sur le sort qui lui a été fait par l'inquisition romaine. Proposant un Érasme vivant et véridique, un des premiers intellectuels dans le sens actuel du terme, A. Richard réussit à montrer dans cet ouvrage de vulgarisation réussi en quoi un intellectuel du XVIe siècle peut encore passionner nos contemporains. C'est effectivement l'approche biographique qui permet le mieux d'approprier le sens de ses actions et leur valeur d'exemple durable par delà les siècles.

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Guillaume Rozenberg, Les Immortels. Visages de l'incroyable en Birmanie bouddhiste Vannes, Éditions. Sully 2010

Bénédicte Brac de la Perrière

RÉFÉRENCE

Guillaume ROZENBERG, Les Immortels. Visages de l'incroyable en Birmanie bouddhiste, Vannes, Éditions. Sully 2010 156-98

1 Les Immortels se veulent un ouvrage singulier. Dans son « Avis au lecteur », l' auteur, Guillaume Rozenberg, jeune ethnologue spécialiste du bouddhisme birman, prévient que « le lecteur est plongé d'emblée dans le vif du sujet, et (que) tout du long il avance à l'aveugle, au rythme du déroulement de l'enquête... selon une logique cumulative de la narration, du commentaire, de la reprise et de l'empilement » (p. 11). Le texte frappe en effet par ce souci de l'écriture, ce parti pris fort pour la narration qui part de l'enquête, en suit la progression, dans les pas de l'ethnographe, Guillaume, devenu un des personnages principaux du récit avec le Victorieux, son assistant fidèle, et le major Zaw Win, son mentor. Plutôt qu'expliciter, analyser, voire interpréter le réel, Rozenberg a, semble-t-il, pour dessein de le « réenchanter », de rendre immédiate la réalité de l'Autre, pour le lecteur, certes, mais aussi, d'abord, pour lui-même. Désabusé par l'expérience de terrain, le jeune ethnographe chercherait dans l'écriture les sensations à la fois d'empathie et d'étrangeté dont il a manqué in situ.

2 Bien sûr, l'auteur n'est pas le premier à réfléchir à la place de l'écriture dans la théorisation des différences de culture, ainsi que Marc Augé le souligne encore récemment (La vie en double. Ethnographie, voyage, écriture, Manuels Payot, 2011). Son choix narratif d'assigner à l'ethnographe la place de son double, de s'en distancier et de le mettre en scène comme le protagoniste de l'enquête ethnographique, a le mérite

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d'en expliciter les conditions particulières, notamment celles qui relèvent d'un rapport au terrain déterminé par la déception : le terrain ne répond pas à sa curiosité, il ne l'attise pas. Le danger du procédé réside dans son artifice qui parfois, fait que le lecteur ne sait plus qui parle, de l'auteur ou des informateurs de l'ethnographe.

3 Quant à l'objet de l'étude, il s'agit bien d'une curiosité : un ensemble de pratiques et de croyances du bouddhisme birman que les spécialistes ont souvent identifié comme ésotérique. Son caractère « incroyable » et l'insolite de ses héros sont d'ailleurs mis en avant dès la page de couverture, par le titre et la photo. On y voit un moine, dans un accoutrement improbable associant la robe « traditionnelle » à des lunettes techniques, qui, devant un dispositif artisanal de chauffe, travaille une matière incandescente. L'image, à la fois prosaïque et intrigante, est celle d'un alchimiste occupé à transmuer la matière en immortalité. Autant dire qu'elle illustre précisément cet étonnement que l'ethnographe ne ressent plus et, aussi, ce qui fait un des thèmes forts de l'ouvrage, les rapports constitutifs de l'incroyable au croire, symétriques à ceux que l'ethnographe entretient à son objet et dont la forme narrative rend compte.

4 L'ensemble de croyances et de pratiques que cible l'enquête est désigné par les Birmans comme la voie des weikza, ces héros culturels passés maîtres dans la pratique des disciplines dites elles-mêmes weikza (du pâli vijja). Il a déjà été commenté par des spécialistes patentés, à commencer par Melford Spiro, anthropologue américain dont l'ouvrage sur le bouddhisme birman, publié en 1970, est devenu un classique (Buddhism and Society. A Great Tradition and Its Burmese Vicissitudes. 2nd ed. Berkeley, University of California Press, (1970) 1982). L'auteur discute dûment de l'apport de Spiro et de ses positions sur les cultes de weikza (28-33). Il remet notamment en cause la manière dont Spiro s'interroge sur le lien entre les savoirs magiques qui constituent l'architecture de ces cultes et les savoirs scientifiques introduits avec la modernité, en ignorant ce qu'il appelle le « drame du croire », c'est-à-dire la manière dont les Birmans passent de la représentation collective (ayuhsa), la croyance en mode passif, à la croyance individuelle (yonkyihmu) en mode actif, ou « croire en » qui commande la formation en culte. Et, en effet, ce que Rozenberg apporte de décisif par rapport aux premiers commentateurs des weikza, Spiro, mais aussi, Michael Mendelson et Juliane Schober, parmi les plus notables (Mendelson, Michael, « A Messianic Buddhist Association in Upper Burma » Bulletin of the School of Oriental and African Studies, London 1961, 24.3 : 560-580. Schober, Juliane, Paths to Enlightenment. Theravada Buddhism in Upper Burma. Phd Dissertation, 1989, University of Illinois at Urbana-Champaign), c'est une incursion en profondeur dans un culte de weikza, celui de Mebaygon (un village de Birmanie centrale), dans les arcanes de ce mouvement, de ses origines, de sa formation et de sa dynamique jusqu'à ses ramifications. Cet ouvrage est donc d'abord une monographie de culte qui ne s'en donne pas les airs, écrite au fil de l'enquête de l'ethnographe. Si Rozenberg ne prétend aucunement couvrir la question des weikza tant cette dimension de la religiosité bouddhique birmane est multiple et éclatée, il peut néanmoins se targuer de livrer les résultats de la première enquête en profondeur sur une de ses manifestations (Niklas Foxeus est en passe de soutenir une thèse d'anthropologie à l'Université de Stockholm qui porte sur un autre groupe d'adeptes de la voie des weikza).

5 Le culte de Mebaygon est donc attaché à quatre weikza, personnages qualifiés d'« Immortels » par notre auteur du fait de leur statut ontologique extraordinaire, à la fois sortis du cycle des renaissances, autant dire du monde, et disponibles dans le

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monde pour aider les hommes. La particularité du culte de Mebaygon est que les weikza apparaissent régulièrement sous forme humaine, en chair et en os, dans le monastère du village, donnant à voir des prodiges qui attirent des curieux de toute la Birmanie et les transforment en croyants. Discutant de ces séances comme de dispositifs de conversion par lesquels l'incroyable amène des sceptiques à croire, l'auteur nous introduit à la phénoménologie birmane du croire et renverse la perspective wébérienne « qui décrit l'histoire du bouddhisme comme l'évolution d'une doctrine du salut réservé à une élite de virtuoses vers une religiosité magique des masses » (p. 104). Contre tous les a priori, ceux des érudits occidentaux comme ceux des bouddhistes du Theravada, Rozenberg remet ainsi le croire au cœur du bouddhisme primitif et du bouddhisme contemporain.

6 Poursuivons la relation du voyage entrepris par Guillaume, l'ethnographe, avec le Major Zaw Win, un des premiers disciples du culte, pour rencontrer Fils du Samedi, le médium attitré des weikza de Mebaygon. L'auteur nous amène ainsi à l'analyse de la quête alchimique, une des principales disciplines par laquelle les adeptes de la voie qualifiés ici de « faiseurs de culte » cherchent à accéder à l'état de weikza. Présentée comme un détour, nous avons là une pièce maîtresse du livre. La description minutieuse du processus alchimique, qui témoigne d'une grande virtuosité ethnographique, nous plonge dans les ressorts les plus aléatoires de l'opération de transmutation de la matière et de son corollaire, l'accomplissement spirituel de celui qui s'y livre. Comme les autres pratiques de la voie, son principe est la production de l'énergie dont les humains en tant qu'êtres souffrants manquent pour transcender ce monde. Les weikza, du fait de leur statut ontologique, sont une source de cette énergie qu'ils dispensent à leurs adeptes. L'opération alchimique dépend d'ailleurs de la médiation des weikza tout en participant de leur production.

7 La partie suivante qui traite de la place fondatrice de la possession dans le culte des weikza de Mebaygon nous introduit vraiment auprès de Fils de Samedi, le médium qui assure leur manifestation. Au-delà des analyses justes et éclairantes de l'histoire du jeune paysan possédé par les weikza, deux questions suscitent l'interrogation. Rozenberg poursuivant l'étude des virtuoses religieux de Birmanie qu'il a commencée dans Renoncement et puissance (Rozenberg, G. Renoncement et puissance. La quête de la sainteté dans la Birmanie contemporaine, 2005, Genève : Éditions Olizane), démontre comment ces personnages sont construits par les croyants. Cependant qualifiant Fils du Samedi de génial, il gomme ce qui est extraordinaire dans ce personnage, son implication dans le monde et son aptitude à agir effectivement sur lui en fabriquant lui- même les « faiseurs de culte ». Il s'en tire par une discussion peu convaincante de la position de médium dans la communauté de culte différenciant structure simple et complexe selon qu'il est pur objet ou sujet de la possession : de mon point de vue, le médium est toujours à la fois objet et sujet.

8 Par ailleurs, les données d'ethnographie présentées, notamment le changement de statut du jeune médium qui se fait ordonner moine puis abandonne la possession pour la manifestation directe des weikza, inviteraient à poser plus nettement que cela n'est fait la question du statut de la possession dans le culte des weikza. En effet, la possibilité pour un être du statut spirituel des weikza de s'incarner dans un support humain est controversée dans les milieux concernés, à la différence de ce qui se passe pour une autre forme de possession, celle culturellement prédominante en Birmanie, la

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possession par les esprits tutélaires (nat). Cette différence est déterminée par le statut respectif des entités de culte dans la structure cosmologique générale.

9 Poursuivant le parti pris narratif de la relation de voyage, Rozenberg nous introduit alors auprès du groupe de la « tactique de l'encerclement ». C'est l'occasion de s'interroger sur ce qui se joue au sein de cette « architecture sociale minuscule » (p. 301), afin de déceler ce qui soutient la tyrannie au sein du groupe et, à une autre échelle, dans la nation birmane, posant la question du rapport du collectif et de l'individuel. Rozenberg souligne le danger totalitaire qui réside dans les processus de transmission de l'« invulnérabilité » qui y sont mis en œuvre. Ces processus s'appuient sur la connaissance dont les weikza sont les seuls détenteurs et qui circule par l'intermédiaire du leader du groupe en se diffusant, démultipliée et méconnaissable, auprès des adeptes. Malheureusement, le lecteur se perd dans les développements qui suivent : les notions convoquées sans argumentation précise, celles de contrat social et de droit civil, par exemple, semblent peu appropriées. Et surtout le lecteur peine à comprendre la position de l'auteur pris de scrupule sur la légitimité de l'ethnographie en situation de tyrannie, et se lançant dans une valse-hésitation entre le politiquement correct, repousser la tyrannie dans un hors-champ des sciences sociales, et le libre arbitre scientifique, rechercher l'assise sociale et culturelle de la machinerie collective.

10 Le livre cinquième nous ramène au cœur de l'ouvrage, la fabrique du croire, à propos d'un événement central dans le culte de Mebaygon, l'épreuve du feu, qui consiste en une cérémonie de prolongation de l'existence des weikza. Depuis les débuts du culte, en 1952, elle a été accomplie pour trois des quatre weikza qui se manifestent à Mebaygon. Autant dire que son occurrence est exceptionnelle et qui plus est imprévisible. L'auteur la décrit et la commente d'après les récits qu'en ont faits les participants, notamment en ce qui concerne l'épreuve de 1975. Il souligne que l'épreuve qui consiste en une incinération du weikza accomplie par la communauté des disciples renvoie tout à la fois à des funérailles monastiques, à la transformation alchimique et à la renaissance. Mais, telle que relatée, l'épreuve du feu apparaît bien comme une ordalie mise en scène par le médium, par laquelle l'accomplissement spirituel du weikza objet de culte est testé et démontré à travers celui de ses disciples, mis en position d'être indispensables au processus. En ce sens, ces cérémonies déterminent certainement la phénoménologie du croire propre au culte de Mebaygon.

11 Au final, nous avons là un texte étonnant, véritable tour de force qui introduit le lecteur à cette dimension particulièrement complexe du bouddhisme birman que sont les cultes aux weikza en lui épargnant les détours de l'érudition bouddhologique (Une seule des rares coquilles égarées dans un texte très soigné mérite d'être signalée, parce que viendrait-elle à être citée, telle quelle, elle serait source d'un grave contresens sur la manière dont les Birmans conçoivent le statut des weikza : p. 164, dernière ligne, il faut lire : « ...ils déclarent qu'une femme est incapable de devenir weikza. » à la place de « capable »). Le parti pris de la relation de voyage peut énerver ou entraîner le curieux à la suite de l'ethnographe. Il reste une remarquable monographie d'un culte de weikza qui a connu un succès considérable lors de ces vingt dernières années. Il reste une analyse magistrale des ressorts culturels de ces cultes aux weikza. Nous avons donc là une contribution précieuse à la connaissance de la religiosité birmane et à la compréhension du « croire en ».

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Franz Ržiha, Études sur les marques de tailleurs de pierre, la géométrie secrète, l'histoire, les rites et les symboles des compagnons tailleurs de pierre du Saint-Empire romain germanique et de la Grande Loge de Strasbourg Préface, biographie et notes de Roland Bechmann, Jean-Michel Mathonière et Marco Rosamondi, trad. de l'allemand par Laetitia Harnagea.Paris-Dieulefit, Éditions de La Maisnie - La Nef de Salomon, 2010, 200 p.

Jean-Pierre Laurant

RÉFÉRENCE

Franz RŽIHA, Études sur les marques de tailleurs de pierre, la géométrie secrète, l'histoire, les rites et les symboles des compagnons tailleurs de pierre du Saint-Empire romain germanique et de la Grande Loge de Strasbourg, Préface, biographie et notes de Roland Bechmann, Jean-Michel Mathonière et Marco Rosamondi, trad. de l'allemand par Laetitia Harnagea, Paris-Dieulefit, Éditions de La Maisnie - La Nef de Salomon, 2010, 200 p.

1 Cette seconde réédition française, la première traduction datant de 1993, d'un travail déjà ancien : Studien über Steinmetz-Zeichen (1889, réédition allemande en 1983), témoigne de la vitalité d'un type d'interprétation, mis en place au XIXe siècle. Il fondait ses certitudes sur l'existence d'une science secrète propre aux opératifs et transmise

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depuis l'Antiquité au monde arabo-byzantin puis au Moyen Âge occidental. Cette science que l'on avait pu opposer à la « science sacerdotale » avait servi d'argument dans les débats du XIXe siècle : « l'art royal » dont la franc-maçonnerie avait hérité face à la tradition de l'Église. L'enquête menée par l'auteur, ingénieur de son état, sur des milliers de marques issues de la BauHütte, l'organisation compagnonnique germanique (sous l'autorité de Strasbourg semble-t-il) dont il donne préalablement un aperçu de l'organisation à travers textes et rituels, lui a permis de constater la permanence de règles fixes à caractère géométrique, la section dorée fournissant la clef principale de ses explications. J.-M. Mathonière rappelle à ce propos que l'auteur a été largement utilisé par Matila Ghyka dans son livre Le nombre d'or, rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la culture occidentale (1931, préface de Paul Valéry). Soixante pages sont consacrées à la reproduction des marques et l'appareil critique est particulièrement riche.

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Luis Martinez Saavedra, La conversion des Églises latino- américaines. De Medellin à Aparecida (1968-2007) Paris, Éditions Karthala, 2011, 229 p.

Rodolfo de Roux

RÉFÉRENCE

Luis Martinez SAAVEDRA, La conversion des Églises latino-américaines, De Medellin à Aparecida (1968-2007), Paris, Éditions Karthala, 2011, 229 p.

1 Luis Martínez Saavedra es chileno, teólogo laico y casado, coordinador dicocesano del catecumenado y de la pastoral bíblica en la arquidiócesis de Luxemburgo. Desde una perspectiva de teología pastoral católica (“notre objectif est de témoigner de la foi vécue par les communautés chrétiennes du sud de l'Amérique”, p. 8), el autor se interroga sobre las cuatro últimas décadas de la Iglesia católica latinoamericana y se esfuerza por mostrar en qué manera dicha historia constituye una interpelación profética y una inspiración para los católicos de otros continentes.

2 El escrito de Martínez Saavedra está estructurado en tres partes. La primera, “Cinquante années de parcours de l'Église latino-américaine” (p. 15-111) no es, como pudiera dar a entender su título, un análisis socio-histórico global sino una glosa inteligente de las grandes orientaciones teológico-pastorales de las Conferencias generales del episcopado católico latinoamericano realizadas en Medellín, (Colombia, 1968), Puebla, (México, 1979), Santo Domingo (República Dominicana, 1992) y Aparecida (Brasil, 2007). El lector encontrará extensas citas y numerosas referencias a los documentos finales de dichas conferencias episcopales, en particular a la conferencia de Aparecida. Dado que el autor asume una perspectiva de teología de la liberación, el

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último capítulo de esta primera parte expone los fundamentos de “los grandes ejes de la pastoral de la liberación en América Latina”, a saber: la opción preferencial por los pobres; las comunidades de base; la lectura comunitaria de la Biblia y una evangelización inculturada. Se trata también en este capítulo sobre el redescubrimiento de la historia como “lugar teológico” y sobre la utilización del método –ya utilizado por la Acción Católica– del “ver-juzgar-actuar”.

3 La Segunda Parte, “La philantropie de Dieu” (p. 114-173), comienza con una presentación de los datos bíblicos que permiten hablar de una “filantropía” de Dios. Saavedra se apoya luego en la tradición teológica que considera que “aun sin el pecado, el Hijo se habría encarnado” (Duns Scot) pues la verdadera razón del “Dios se hizo hombre” se encuentra en el amor de Dios que quiso crear para amar más allá de si mismo. El autor admite que la concepción sacrificial de la Encarnación (Dios Padre que envía a su Hijo al sacrificio para pagar la deuda que tenemos con El) ha marcado profundamente la religiosidad cristiana, pero estima que a lo largo de las últimas décadas se ha operado una “conversión” de las Iglesias latinoamericanas (lo que expuso en la Primera Parte), conversión que ha permitido una comprensión de Dios como el “Dios de los pobres”. Retomando algunos aspectos de esa nueva conciencia teológica que ve a Dios como un Dios liberador, fuente de vida y de plenitud humana, Saavedra concluye esta Segunda Parte tratando de responder al ¿cómo dar hoy testimonio de Dios? ¿En qué lenguaje y con qué actitudes? ¿Qué aspectos del rostro de Dios deben orientar una nueva praxis eclesial? ¿Qué imágenes falsas de Dios hay que sobrepasar a toda costa?

4 En la Tercera y última parte, “Les provocations fraternelles de l'Église latino- américaine” (p. 175-217), a partir de la comprensión de un Dios filantrópico y de la “opción por los pobres” proclamada por la Iglesia católica latinoamericana (queda por ver cómo esa opción ha sido concretamente vivida y realizada, cosa que no se analiza), Saavedra reflexiona teológicamente sobre “algunos rasgos de la sociedad contemporánea que interpelan globalmente la praxis de las comunidades cristianas” (p. 176), a saber: la creciente brecha entre ricos y pobres en una economía “mundializada”; el problema ecológico; las migraciones de los pobres y los desafíos de una sociedad multicultural; el diálogo interreligioso y el lugar de la religión en la sociedad.

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Pierre Salama, Migrants et lutte contre les discriminations en Europe Strasbourg, Éditions du Conseil de l'Europe, 2010, 101 p.

Katerina Seraïdari

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Pierre SALAMA, Migrants et lutte contre les discriminations en Europe, Strasbourg, Éditions du Conseil de l'Europe, 2010, 101 p.

1 En s'appuyant sur les recommandations du Livre blanc sur le dialogue interculturel – « Vivre ensemble dans l'égale dignité » du Conseil de l'Europe (2008), cet ouvrage propose une synthèse des questions sociétales touchant aux migrants. La première partie offre un panorama de l'immigration. Les immigrés (appelés aussi dans le texte « primo- immigrants ») sont définis comme des personnes nées à l'étranger (foreign born) et n'ayant pas la nationalité du pays d'accueil à la naissance (p. 12). Les flux d'immigration, difficiles à mesurer, sont différenciés des « stocks » représentant les communautés étrangères déjà installées légalement dans le pays d'accueil (migrants résidents), et dont la taille peut être évaluée de manière fiable (p. 21-22). Tout au long du livre, l'auteur examine les « politiques dites “d'accommodement raisonnable” de type “bottom up” » (p. 9). Quand les États demandent aux candidats à l'immigration de « démontrer » leur désir de s'intégrer, la « charge de la preuve » est inversée : la manifestation du désir précède et conditionne l'aide accordée et la mise en place d'initiatives étatiques visant à l'intégration (p. 22-23 ; aussi p. 34). L'auteur désapprouve cette demande de réciprocité qui va à l'encontre des recommandations du Livre blanc. De même, la politique de l'immigration « choisie » est critiquée puisqu'elle favorise « la fuite des cerveaux ».

2 Dans la deuxième partie, les politiques d'intégration de différents pays d'Europe sont évaluées, en fonction de leurs capacités à diminuer les discriminations économiques

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existantes. En fait, cette partie est dédiée aux discriminations que les immigrés et leurs descendants subissent : sur le marché de travail (ce qui empêche l'intégration par le travail et qui conduit au déclassement les immigrés hautement qualifiés) et sur le plan résidentiel (ségrégation urbaine, également liée à la ségrégation scolaire). Le terme « élève allochtone (ou de première génération) » se juxtapose ici à celui de l'« élève autochtone » (p. 48-49). L'auteur rappelle que le Conseil de l'Europe encourage la scolarisation des enfants « dans leur variété linguistique maternelle » ; néanmoins, cela « ne doit pas se faire au détriment de la langue du pays d'accueil » (p. 52). Dans cette partie, l'auteur distingue les « enfants allochtones », d'un côté, et les « enfants d'immigrés » (p. 55), de l'autre. Les enfants d'immigrés (ou issus de l'immigration) seraient-ils une catégorie intermédiaire entre les allochtones (nés à l'étranger) et les autochtones, qui ne peut être appréhendée que par la référence à des liens familiaux nécessairement déterritorialisés ? Nous retrouvons ici le déterminisme social de catégories comme foreign born et native born. Un immigré foreign born ne peut jamais sortir de cette catégorisation, même s'il est naturalisé ou s'il devient migrant résident ; de même, ses enfants ne peuvent pas devenir des autochtones, même s'ils sont native born. Après combien de générations quelqu'un « issu de l'immigration » devient-il autochtone, et qui décide de l'attribution de ce titre, qui n'a apparemment rien à avoir avec la naturalisation ? Y aurait-il donc trois catégories de citoyens, les autochtones, les foreign born (dans le cas des migrants résidents naturalisés) et les native born ? L'auteur utilise ces termes sans réellement les questionner, même s'il reconnaît que la vulnérabilité de ces populations dépend de leur statut (l'opposition entre légaux et illégaux étant également prise en compte). Mais ces statuts ne sont pas « naturels », ce sont des catégorisations qui ont un impact réel sur le vécu des individus. Le lecteur aurait attendu une réflexion plus poussée sur ces catégories séparant les enfants des autochtones et des allochtones (appartenant à une terre, à une patrie) des enfants des immigrés (n'appartenant qu'à leurs propres parents et leurs semblables).

3 La troisième partie commence par interroger précisément le sens de mots dont la signification change « selon l'histoire propre à chacun des pays et les contextes historiques » (p. 61). P. Salama propose l'utilisation du terme « inclusion » au lieu de celui d'intégration. Il examine par la suite les différentes politiques étatiques vis-à-vis de la diversité culturelle, tout en soulignant l'importance du principe d'interculturalité. Celle-ci « cherche à promouvoir la mixité ethnique dans l'habitat », préconise la réalisation de statistiques ethniques et de campagnes de promotion de la convivialité interculturelle (p. 64-65). Afin de prouver l'efficacité de cette politique et l'échec du modèle communautariste (qui peut institutionnaliser des séparations au sein de la société), P. Salama donne comme exemple le cas des musulmans britanniques qui, selon un sondage de 2009, « sont beaucoup plus conservateurs que les musulmans français ou allemands pour tout ce qui concerne les relations sexuelles avant le mariage », mais aussi l'homosexualité et l'avortement (p. 66-67). Il revient ici à la notion d'« accommodement raisonnable » qui peut résoudre le conflit entre deux droits (par exemple, le droit de pratiquer sa religion et l'égalité entre genres). Il s'oppose à la tendance de limiter le dialogue interculturel « à la reconnaissance des arts propres aux populations immigrées (art culinaire, folklore, chants) » (p. 70) – position que d'autres études récentes, comme celles éditées par Steven Vertovec et Susanne Wessendorf (The Multicultural Backlash. European Discourses, Policies and Practices, London and New York, Routledge, 2010), adoptent. Car la reconnaissance de la diversité est facilement acceptée par les élites, étant donné qu'elle ne met pas en question l'existence

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d'inégalités sociales et économiques (p. 82-83). La question de la globalisation et de la déterritorialisation des cultures y est aussi traitée. En ce qui concerne la part de la religion dans l'éducation interculturelle, il propose « d'enseigner dans les écoles l'histoire des religions, des faits religieux mais aussi de l'athéisme » (p. 74) : « si “ne pas croire” n'est plus enseigné dans les écoles, alors le religieux peut paraître comme naturel et miner les fondements de la séparation des Églises et de l'État » (p. 76).

4 Dans un dernier temps, l'auteur examine l'efficacité de la discrimination positive (affirmative actions), en montrant successivement les thèses de ceux qui la critiquent et de ceux qui la défendent. Pour les premiers, et plus particulièrement pour Benn Michaels, la discrimination positive est génératrice d'illusions, car elle semble confirmer qu'il existe vraiment une méritocratie (p. 84). Pour les seconds, « [l']inégalité formelle légitime l'objectif de construire une égalité réelle de résultats » (p. 86). Ce livre, qui prône le principe de l'égale dignité de tous les individus, a le mérite de mettre en dialogue les recommandations du Conseil de l'Europe et différents travaux académiques. Dans la conclusion, l'auteur constate que « [l]es brassages de populations au cours des générations passées ont été tels qu'il est souvent difficile de savoir où plongent les racines des arrière-grands-parents » (p. 93). Cela semble être une réponse à la question que le lecteur se pose en lisant ce texte : à quel moment l'immigré devient-il autochtone ? Mais si « [l]e passé est ainsi fait de cette diversité » (ibid.), le fait de ne plus garder en mémoire l'origine et les spécificités culturelles et linguistiques de ses propres arrière-grands-parents oriente plus vers la thèse de l'assimilation que vers celle de l'interculturalité (Pour une analyse des liens entre générations dans le contexte migratoire, voir Claudine Attias-Donfut et François-Charles Wolff, Le destin des enfants d'immigrés. Un désenchaînement des générations, Paris, Stock, 2009). Dans ce cas, le brassage conduit au gommage de la diversité. Cette évolution des générations passées est-elle compatible avec les dynamiques de nos sociétés globalisées et, encore mieux, constitue-elle un modèle à imiter ?

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Roberto Sani, “Unum ovile et unus pastor” ». La compagnia di Gesù e l'esperienza missionaria di padre Matteo Ricci in Cina tra “reformatio Ecclesiae” e inculturazione del Vangelo Rome, Armando Editore, 2010, 147 p.

Michel Ostenc

RÉFÉRENCE

Roberto SANI, “Unum ovile et unus pastor” ». La compagnia di Gesù e l'esperienza missionaria di padre Matteo Ricci in Cina tra “reformatio Ecclesiae” e inculturazione del Vangelo, Rome, Armando Editore, 2010, 147 p.

1 La commémoration du IVe centenaire de la mort de Matteo Ricci a donné lieu, en mars 2010, à un colloque international à l'université de Macerata, la cité des Marches italiennes dont le père jésuite était originaire. À cette occasion, Roberto Sani a consacré d'importantes études à l'évangélisation de la Chine par le missionnaire en la situant dans le contexte général de l'évolution du catholicisme en Europe aux XVIe et XVIIe siècles. L'auteur démontre, à l'aide d'une abondante documentation puisée notamment dans les Commentaires de Matteo Ricci, publiés entre 1942 et 1949, que l'évangélisation si prisée par l'humanisme de la Renaissance s'inscrivait dans le cadre d'un nouvel universalisme de l'Église post-tridentine. La Compagnie de Jésus en était le protagoniste et elle s'en est fait l'interprète. La statégie missionnaire appliquée aux Indes orientales fut très différente de celle utilisée en Amérique espagnole. Elle entendait enraciner le christianisme dans la culture et dans les traditions locales, le

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père Ricci appliquant cette méthode en Chine dans un processus original d'adaptation de l'Évangile.

2 L'humanisme de la Renaissance s'efforçait de créer entre Dieu et les hommes un équilibre compatible avec la foi et avec la raison qui s'épanouissait dans une spiritualité inspirée de la théologie de Thomas d'Aquin. L'éducation devait par ailleurs retrouver tout son sens et sa dignité première en formant l'homme idéal de son temps. Pendant que les collèges d'enseignement se multipliaient, les Jésuites élaboraient patiemment un ratio studiorum destiné à la formation des élites de l'Europe de la Contre-Réforme et à celles d'un monde nouveau conquis à la foi chrétienne. La lente élaboration de ce cursus s'inscrivait dans une perspective de retour au patrimoine scientifique et littéraire des humanités classiques dont on entendait saisir l'esprit en ne se contentant plus d'une méthode scolastique limitée à la forme ; mais Roberto Sani souligne aussi le caractère individuel de cette formation, chaque individu étant traité en fonction de sa nature. Cette démarche pédagogique était conforme aux prescriptions du concile de Trente qui préconisaient l'établissement de modèles pluralistes valables pour l'Europe, mais aussi pour les terres récemment découvertes. L'auteur estime que les jésuites ont voulu transférer leur méthode scolaire sur le plan de la pastorale afin d'adapter le message chrétien aux peuples évangélisés. Dès l'époque de l'élection de Diego Lainz à la succession d'Ignace de Loyola (1558), un mémoire définissait la nouvelle stratégie missionnaire de l'Ordre de Jésus. L'idée essentielle voulait que la nature humaine fût fondamentalement orientée vers Dieu, dans une vision optimiste d'élévation permanente vers l'idéal de perfection en opposition au pessimisme protestant. Cette conception posait le problème de la grâce, mais soulignait la responsabilité de l'âme dans la construction de son salut. La relation entre l'intervention divine et la liberté de l'homme s'imposait comme une caractéristique des activités pastorales et apostoliques de la Compagnie de Jésus.

3 François-Xavier a été le premier missionnaire jésuite à s'adapter parfaitement aux circonstances et aux conditions locales. Son art de la charité épousait la mentalité de celui qu'il voulait gagner à Dieu, qu'il fût soldat, marchand, artisan ou esclave. Il est certain que les méthodes missionnaires de l'Apôtre des Indes employées à l'égard de populations aux cultures différentes eurent un grand retentissement en Europe et elles décidèrent d'un nombre important de vocations. Le supérieur général de la Compagnie de Jésus Claudio Acquaviva notait, en 1583, cette renovatio spiritus qui s'inspirait de l'action des missionnaires. En 1588, le jésuite Jose de Acosta avait proposé dans son De Natura Novi Orbis une classification des civilisations non chrétiennes. Celles de la Chine et du Japon venaient en premier lieu parce qu'elles étaient jugées plus humaines et politiques, avec un État constitué, des tribunaux, des commerces, des académies et la pratique des lettres. Les populations « barbares » du Nouveau Monde disposaient d'un État organisé, mais elles ignoraient l'étude des lettres, et les peuples sauvages ne possédaient aucune de ces caractéristiques. Ce classement montrait clairement l'intérêt porté à la Chine et au Japon, révélant ainsi les ambitions évangélisatrices de la Compagnie de Jésus dans cette partie du monde. L'inspecteur des missions jésuites du Cap de Bonne-Espérance, Alessandro Valignano, qui se rendit au Japon entre 1578 et 1582, insistait sur la nécessité de concilier l'autorité et la familiarité dans la nouvelle stratégie missionnaire de la Compagnie. Sa correspondance avec Claudio Acquaviva montre que le supérieur général de l'Ordre acceptait cette conception de l'évangélisation, tout en émettant des réserves sur l'adoption du mode de vie et de la

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hiérarchie des moines bouddhistes par les missionnaires jésuites. Enfin, Antonio Possevino, dans son ouvrage d'érudition Biblioteca selecta, ne se limitait pas à l'énoncé de ses controverses avec les protestants, nées de ses tournées apostoliques en Suède et en Europe centrale : il tenait compte de l'expérience de Matteo Ricci et des jésuites en Chine pour définir les caractéristiques du catholicisme de ces missions.

4 Quand Matteo Ricci arriva en Chine (1583), le message chrétien avait déjà touché le pays à travers des communautés nestoriennes et franciscaines. Le missionnaire apprit le chinois mandarin à Macao, puis à Pékin où l'empereur lui fit une position officielle de mathématicien et d'astronome. À sa mort, le souverain lui concéda une tombe, ce geste passant pour une sorte de reconnaissance légale des jésuites dans l'empire. Dans sa requête au haito de Canton, Matteo Ricci écrivait que les pères jésuites étaient des religieux désireux de demeurer et de mourir en Chine. Roberto Sani montre que la stratégie d'adaptation aux coutumes locales pratiquée par Ricci dans l'Empire céleste s'inspirait de Valignano en matière de spiritualité et de théologie. Ricci voulut évangéliser les mandarins qui formaient l'élite du pays et constituaient l'ossature d'une bureaucratie à laquelle on accédait par des concours difficiles. Savant humaniste affamé de savoir et respectueux de toute connaissance, versé dans les sciences exactes comme dans les humanités classiques, Ricci incarnait parfaitement la culture occidentale de son époque et il se présenta comme tel aux mandarins chinois. Lettré au milieu des lettrés (son nom chinois était Li Matteo), il fut particulièrement apprécié pour ses connaissances en mathématiques et en astronomie. Ricci accordait une grande importance au dialogue afin d'aider l'évangélisation. Pour gagner l'estime de ses hôtes, il inventa des horloges sonnantes et des instruments de musique, et il obtint un grand succès avec sa mappemonde de 1584. Ricci étudia les classiques chinois en insistant sur la conformité de la loi de Dieu avec les enseignements des anciens sages dont la religion chrétienne lui paraissait le couronnement. Il a laissé un livre de philosophie morale, Tien-tchou-chen-i, devenu un classique de la littérature chinoise. Ricci considérait Confucius comme un autre Sénèque et il intégra ses textes dans une vision chrétienne du monde (Les Quatre Livres) pour en faire un nouveau catéchisme (Tien Zhu Shi yi). Ce livre fut très apprécié et décida sans doute l'empereur Kang Hi à promulguer l'édit de 1692 en faveur du christianisme. Il semble que les lettrés n'accordaient aux rites traditionnels qu'une valeur civile et politique, alors que le peuple chinois en faisait un acte religieux. Ricci estima qu'ils ne présentaient pas de caractère idolâtre et il autorisa les convertis à les pratiquer en espérant qu'ils se christianiseraient progressivement.

5 Roberto Sani estime qu'en s'adressant aux lettrés chinois, Ricci se conforma à la stratégie adoptée par la Compagnie de Jésus pour l'éducation des élites européennes. La nouvelle rhétorique religieuse d'imprégnation humaniste, élaborée pour déterminer le curriculum studiorum des collèges d'enseignement secondaire, a été étendue à d'autres activités des jésuites, en particulier à leurs prêches et à leurs missions. L'auteur s'interroge inversement sur l'influence exercée par l'expérience des missions sur la pédagogie du ratio studiorum qui régla l'organisation des collèges de Jésuites après son adoption, en 1599. Héritiers de l'optimisme humaniste et de sa confiance absolue dans la nature humaine, les jésuites croyaient à une révélation primitive dont les peuples païens conservaient des éléments. Ils apercevaient des similitudes entre l'Ancien Testament et les croyances chinoises. La grâce qui convertit passait par des moyens adaptés à chaque peuple. Les jésuites furent à l'origine de cette insertion des modèles culturels de la tradition païenne dans les principes du christianisme et la participation

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des convertis chinois au culte de leurs ancêtres fut au centre d'une querelle des rites qui devait se prolonger pendant des siècles.

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Emmanuel Schwab, Croire avec Freud ? – Quête de l'origine et identité Genève, Ếditions Labor et Fides, 2011, 320 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Emmanuel SCHWAB, Croire avec Freud ? – Quête de l'origine et identité, Genève, Ếditions Labor et Fides, 2011, 320 p.

1 Si « l'épuisement du règne de l'invisible » est bien, selon la formule de Marcel Gauchet, la définition contemporaine du désenchantement, Freud occupe à coup sûr une place centrale dans cette nouvelle configuration du sens qui en appelle à l'impératif de subversion des zones enfouies dans le plus intime des consciences. C'est à ce prix que chaque être humain peut s'accomplir sujet, et se dire tel. Mais cela n'implique pas le renoncement aux questions fondatrices de l'origine et de la constitution de l'identité singulière de chacun, qui ne se posent pas d'emblée, tant s'en faut, ni ne se résolvent, dans l'évidence d'une exacte lumière, et raison. Au contraire, telle subjectivité ne se construit et ne s'atteint que sous condition de croyances irrésolues et d'illusions sans avenir, qui instituent le moi comme réceptacle et foyer ardent de toutes les incertitudes et conflits de l'existence. L'objectivisme absolu, l'appel à un rationalisme sans faille dans le « mécanisme » fondateur de la personne comme sujet, la « puissance de l'intelligence » – qui qualifient les bases de l'analyse freudienne –, ne s'entendent que dans le recours permanent aux phénomènes de « croyance » et d'« illusion » au principe même de tout accomplissement personnel. Il n'est alors chez Freud de « rationnel » que sous condition de prise en charge radicale d'une logique relevant d'autres réquisits. C'est à l'exposition et l'analyse de ce paradoxe qu'E. Schwab se consacre, suivant pas à pas la formulation, hésitante parfois, dans la douleur toujours,

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de la théorie analytique, au rythme d'événements qui mettent Freud à l'épreuve de lui- même, et de ce que l'on nommerait aujourd'hui sa résilience.

2 Croire, donc, pour mieux connaître autrui, et se connaître. Croire pour mieux (se) savoir. Accepter toute croyance comme ce qui tend à rendre visible quelque invisible, ou avouable quelque indicible. Prendre la croyance non comme modalité irrationnelle de pensée, mais comme ce qui donne accès à cette pensée même, en sa stricte raison. Et de l'illusion, savoir repérer de quel monde intérieur elle témoigne, pour métamorphoser son avenir en un passé qui peut enfin s'assumer. Croyance est créance, jamais crédulité. Illusion est exploration, jamais égarement. Pour suivre l'argument d'E. Schwab, ceci, en liminaire : croire est « l'acte par lequel un sujet se noue à lui-même et à son monde », à condition de « se rendre présent à sa perception ». Au « poids de réalité » dont la croyance se veut attestation, la « présence de soi » au cœur de ce témoignage est gage paradoxal. Il faut passer par la porte étroite du croire pour entrer dans le vif du sujet. Et il est clair que ce qui « vaut » pour le sujet (« patient »), vaut pour l'analyste (Freud). Et qu'un double jeu du croire se déploie entre deux figures ainsi mises en réciprocité. L'auto-analyse à laquelle se livre Freud ne peut se décider que sur fond de recherche, partagée entre lui-même et tout autre, d'une origine de soi, et de ce qui compose une identité singulière.

3 Mais on pressent très vite que solliciter les concepts de croyance et d'illusion, si tel est l'acte nécessaire pour se rendre maître de sa pensée et son « destin », n'est pas sans convoquer une interrogation sur la religion comme système où l'une et l'autre se déclinent. Si Freud définit la religion comme « réponse à un état de détresse », ou à une « absence de recours », encore faut-il aller au fond de ces failles et faillites pour en nommer la raison. La genèse psychique de la religion, rappelle E. Schwab, se fonde sur « la tendance à créer des figures connues, puis à leur attribuer l'origine de tout ce qui est vécu ». Le nom du Père, on le sait, n'est pas loin. Nostalgie qui le qualifie, séduction qui fut fantasme mis en scène, disparition dont on se croit coupable, mais d'un croire qui est de l'ordre du savoir, culpabilité qui s'en suit, obéissance rétrospective à ses interdits et ses actes d'autorité, et tout ce qui constitue l'ambivalence du rapport du fils à cette figure paternelle. Ainsi en va-t-il de « l'image du Père ». Ainsi en va-t-il des « images religieuses » qui, rapportées à l'exigence de sécurité du sujet, soutiennent son « sentiment d'existence ». E. Schwab note très justement que Freud ne tient pas l'illusion pour erreur, car telle illusion – ici référée à l'économie de la religion, mais rapatriée aussi bien dans celle de la subjectivité – « relève de la logique du désir ». Logique originaire, à « portée-identitaire » et qui, parce que toute « illusion », dans le fil de la théorie analytique, « acquiert la fonction de représenter le sujet », permet au sujet d'être présent à lui-même. Si Freud oppose au pouvoir narcotique de la religion, le « primat de l'intelligence », c'est, rappelle E. Schwab, en distinguant résolument ce qui appartient au registre religieux, et ce qui concerne l'univers de la croyance, et n'exempte pas celle-ci de raison ni de vérité : « Le savoir certain ne congédie pas le registre de la croyance ». Car il n'est pas, selon la métaphore devenue courante, de « carte » (représentation) sans « territoire » (ce qui est représenté). Mais rien n'assure, cependant, qu'une association immédiate et évidente de l'une à l'autre s'impose, et, moins encore, s'expose. Seule une « croyance athée » peut nouer un « rapport d'incertitude » entre les deux ordres de signification qui se répondent sans correspondre. Les thèses que Feuerbach soutient dans L'Essence du christianisme (1841), son « athéisme radical », sa conception de « dieu » comme l'homme total et réel, ne

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sont pas reprises telles quelles par Freud, qui introduit le marqueur fondamental de la subjectivité dans l'acte de croire, et, en l'homme « total », révèle au contraire les fêlures et inachèvements. Mais il retiendra du philosophe allemand qu'il faut être deux pour « penser », qu'un « je » est toujours « face à toi », et ne « se relie à lui-même et à son monde (que) par la médiation de la conscience de l'autre ».

4 C'est à l'évidence de cet « autre », l'autrui « généralisé » ou le monde intersubjectif, qu'il va désormais être question. Comment aborder ce « continent » nouveau, intérieur/extérieur, fondé en croyance et en vérité, en aveu et dénégation ? L'analyse du fétichisme peut être une première étape dans la compréhension de ce que croire veut « dire ». Si le fétiche est bien cet « objet de substitution » qui peut aller jusqu'à « remplacer complètement le rapport à une personne réelle », la croyance qui soutient cette dimension substitutive indique que « le rapport à la réalité extérieure perd son statut de critère dernier » au bénéfice d'une autre dimension, qui ouvre le champ de l'imaginaire, c'est-à-dire de la fonction proprement symbolique constitutive du moi. L'autre, ici par son « absence », est garant du moi, en tant qu'il participe de ce « processus interne structurant ». Par ailleurs, de la conception de Winnicott qui définit « au cœur de chaque personne (...) un élément de non-communication qui est sacré et dont la sauvegarde est très précieuse », à la formulation « je sais bien... mais quand même », qui pose le maintien paradoxal d'une croyance par delà l'évidence d'un réel aussitôt déniée, E. Schwab en vient au centre de sa quête. Dans l'un et l'autre cas, le « réel » ne se conçoit que par le détour d'une croyance qui ne nie tant la « réalité » que pour attester la puissance synthétique du moi, et de l'appareil psychique en sa dynamique. En ce sens, l'initiation ne se réduit pas à quelque rite de passage, mais, à la mise en évidence, au principe du rite, du « mystère » qui le fonde, cette « croyance » – qui est toute conscience – du rapport nécessaire aux « figures tutélaires ». L'initiation consiste ainsi à révéler ce qui doit demeurer caché, et à recouvrir aussitôt d'un voile ce qui vient d'être révélé. Jeu complexe où s'interpénètrent savoir et croyance, science des choses du monde et relation intime, et sacrée, à l'« origine » du moi.

5 C'est dans la période même où Freud aborde la question de l'initiation, qu'il traverse lui-même, dans les années 1895-1901 ce qu'E. Schwab appelle une « crise initiatique », où incertitudes théoriques et malaises du corps se mêlent en une même détresse. Ce qui se dira « lutte avec l'ange », et prend signification singulière par le jeu entre le Jacob biblique et Jacob, le prénom du père. Freud, saisi par « l'ombre de la mort », et dans l'urgence de constituer « une œuvre originale » qui doit lui survivre comme garantie d'« éternité », analyse alors la transformation du moi « face à une situation excessive ». Crise traversée par des « enjeux de croyance », note E. Schwab, seuls capables de « soutenir l'existence et la confiance fondamentale du sujet ». Hors la croyance (en la figure protectrice du père, en la possibilité de penser l'origine, en la capacité thérapeutique des fantasmes), point de « salut » pour un sujet, point de survie. Peut- être sommes-nous là à la racine du « sentiment religieux ». Mais à coup sûr sommes- nous à la source de la pensée, et de la subjectivité. Cela ne s'expose pas en toute netteté, mais dans le véritable « nuage d'inconnaissance » que constitue l'acte de mémoire, cette machinerie à produire l'oubli. Pour Freud, « la vérité psychique reste en général inconnue des patients ». De l'hystérique, il convient de « croire » en la souffrance qu'il exhibe. Mais à son encontre, il faut « tenir ferme » l'idée que ce « réel » dont parle cette souffrance renvoie « à un processus psychique » rapporté à des « circonstances passées ». Faire crédit à la douleur d'être pour tenter de connaître de quelle source aveuglante/aveuglée le sujet est le débiteur. De quel traumatisme ce souffrir procède.

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L'acte d'analyse ne se peut que dans le partage de la croyance, jusqu'à ce que le patient puisse se transformer en « collaborateur » de l'analyste. Bref, jusqu'à ce que la croyance, émancipée du non-sens où elle se perpétuait, prenne force « intellectuelle », et par là participe en tant que telle de sa « maîtrise rationnelle ». De la croyance à la « raison », patient et analyste opèrent même traversée, chacun devant « donner crédit à un sens caché ». Récuserait-on par principe cette croyance, nulle rationalité ne vaudrait. Voilà pourquoi, dit Freud, il faut « faire entrer l'âme dans la science », en donnant aux processus psychiques une « existence objective ». En accordant, par subversion du projet scientiste, « un sens psychique à la totalité des symptômes nerveux ».

6 Symbolisation et subjectivation vont de pair. Commentant la théorie freudienne, E. Schwab précise le risque couru par toute croyance et toute illusion, de confronter le moi « à une épreuve redoutable », de générer des « souvenirs non domptés » par le travail même du psychisme. Ce sont ces mémoires, agissantes d'autant plus qu'abolies, que l'analyse doit réhabiliter et maîtriser en faisant retour sur le passé. Au travers et par le canal des croyances, fantasmes et rêves du sujet, enclencher « la quête de l'origine », ce point d'appui ultime, afin que ce sujet puisse se « réapproprier le sens de son existence ». Le coup de force de Freud est bien alors de fonder une nouvelle épistémologie, dans laquelle l'ordre du croire et du doute, loin d'être rejetés aux marges de la science de l'homme, « appartiennent totalement au système du moi conscient », et permettent précisément d'accéder à ce système en toute clarté. Ainsi se crée « un tissu de sens qui organise l'identité du sujet ». La question de l'origine occupe en ce moment théorique précis, une place centrale. Adhérant au B'naï B'rith, les « Fils de l'Alliance », Freud ne renoue pas seulement avec la tradition juive ancestrale, mais avec le temps indécidable de l'origine, dans le moment même où il constitue et parachève le fondement de sa doctrine. Si l'origine est indécidable, c'est de ne pouvoir, par principe, être « définie » par surplomb. Les « premières configurations fantasmatiques » ne renvoient à aucune « réalité traumatique originaire extérieure », note E. Schwab dans le sillage de Freud et de Winnicott. Aussi bien faut-il « donner consistance au sujet à partir de sa réalité propre ». Ce retour au sujet constitue, on le sait à suffisance, l'impératif capital de la théorie freudienne. Et son plus pur défi. Car le sujet est toujours cet être « en retard » de lui-même, coupable dès sa prime innocence, et lesté d'une dette avant même que se constitue, à proprement parler, son « économie psychique ». De là, écrit Freud, le caractère « rétrograde » de toute analyse, impliquant en effet que le sujet fasse « régression » jusqu'à cet « espace intérieur » et donc sacré, qu'il convient en même temps de protéger. Aller toujours plus au fond, traverser, comme Alice son miroir, les souvenirs-écrans qui cachent « une profusion insoupçonnée de significations », et en permettent la « projection » et visibilité. « Si l'origine ne peut être surplombée, note E. Schwab, il devient possible de s'y connecter de l'intérieur, en déployant une intériorité qui en a gardé la trace ». Ainsi toute croyance, tout fantasme, toute « image et représentation psychique » participent-ils de ce que l'auteur nomme une « transcendance intime », après que Freud eût écrit dans une lettre à Fliess, que « l'immortalité, la récompense, tout l'au-delà, sont de telles figurations [endopsychiques] de notre appareil psychique ». La connaissance de soi passe par le déploiement/dépliement de l'univers du croire, de l'empire du rêve, du registre des mémoires fossiles, et de leur rationalité spécifique. C'est dire, en d'autres termes, que l'acte de croire est « systématiquement en rapport avec la capacité humaine à imaginer et à penser », et donc à « organiser son identité » dans la présence au monde. Croire,

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selon Freud et la lecture magistrale qu'en propose E. Schwab, est au principe de la subjectivité, et de la liberté qui s'en vient, avec ses risques et périls. Mais aussi bien ses chances.

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Dominik Sieber, Jesuitische Missionierung, priesterliche Liebe, sakramentale Magie. Volkskulturen in Luzerne 1563 bis 1614 Bâle, Schwabe Verlag, Coll. « Luzerner Historische Veröffentlichungen », 2005, 297 p.

Jean-Louis Schlegel

RÉFÉRENCE

Dominik SIEBER, Jesuitische Missionierung, priesterliche Liebe, sakramentale Magie. Volkskulturen in Luzerne 1563 bis 1614, Bâle, Schwabe Verlag, Coll. « Luzerner Historische Veröffentlichungen », 2005, 297 p.

1 Cette monographie – une thèse de doctorat soutenue à Zurich en 2002 – porte sur une époque brève, à peine cinquante ans, et une région très circonscrite, celle de Lucerne. Mais elle est éclairante sur la mise en œuvre de la Contre-Réforme en Suisse entière (et peut-être au-delà), à une période encore peu éloignée du concile de Trente, et sur le rôle des Jésuites dans la reconquête du terrain perdu. Traduisons le titre en le paraphrasant partiellement : « Présence missionnaire jésuite, amours sacerdotales, sacramentaux magiques. Cultures populaires à Lucerne de 1563 à 1614 ». Conçue dans une perspective d'« histoire des mentalités », comme le souligne le sous-titre sur les « cultures populaires », cette étude confirme de manière détaillée une méthode de « recatholicisation » à la fois intransigeante, notamment par l'absence de compromis avec le clergé défaillant (pour raison de concubinage, d'alcoolisme...), et douce, par accommodation partielle des jésuites avec les cultures locales. Sur le premier point, les jésuites tranchaient avec l'attitude des autorités, qui toléraient les « amours des prêtres » pourvu que la distribution des sacrements et les pratiques de piété catholiques soient assurées. Ils exigent ou encouragent les deux : le célibat fidèlement

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respecté par les prêtres et une vie sacramentelle intense, où la confession – pratiquée par eux (et aussi par les capucins) comme une direction et une persuasion spirituelles – et les « sacramentaux » au sens large (bénédictions, prières, exorcismes, dévotion des reliques...) tiennent une grande place. Une spiritualité sensible, de guérison corporelle et spirituelle, avec des aspects « magiques », est appuyée systématiquement dans une ligne d'obéissance et de confiance envers l'Église et les autorités civiles catholiques qui, avec l'évêque du lieu, ont appelé les jésuites à la rescousse. En discontinuité, cependant, avec des aspirations populaires concurrentes, car par ailleurs les pratiques de guérison non admises (guérisseurs, magiciens, sorcières) sont sévèrement pourchassées – y compris par le bras séculier des autorités civiles. On serait tenté de dire qu'on essaie de substituer des moyens magiques catholiques (ou « baptisés ») à d'autres venus du fond des âges et cultivés hors du terreau chrétien. Dans la ligne tridentine est également mise en œuvre une formation des prêtres, avant l'ouverture d'un collège (le succès des collèges jésuites est déjà avéré, vers la fin du XVIe siècle, en Europe du Sud) et la construction d'une « église des Jésuites ». L'entreprise ne va pas sans difficultés au début, car les jésuites sont dénoncés par leurs détracteurs, dans des plaintes ouvertes ou anonymes, pour des méthodes peu scrupuleuses, le goût de l'argent, l'outrepassement de leurs compétences, et aussi parce qu'ils sont étrangers à la nation suisse et qu'ils seraient peu amicaux à son égard. Les jésuites en mission à Lucerne viennent, de fait, d'Allemagne ou de régions éloignées de Lucerne ; ils sont appelés avec insistance (jusqu'à Rome, auprès du Général des Jésuites voire du pape lui-même) par les autorités politiques et religieuses suisses, ce qui explique une certaine animosité d'une partie du clergé local, mais n'empêche pas qu'ils soient vite estimés de la population pour leur compétence, leur proximité et leur probité. Peut-être faudrait-il parler de la construction volontaire, par des moyens appropriés, d'un « catholicisme populaire » qui aura ensuite, sous des formes diverses, une large postérité par la suite dans le sud de l'Allemagne, en Autriche et même bien au-delà. Un catholicisme qui est aussi, ne l'oublions pas, une forme d'emprise sur les fidèles (et donc une « forme politique », un confessionnalisme), emprise qui semble depuis la seconde moitié du XXe siècle en grande difficulté pour se maintenir, mais dont la disparition ne signifie pas nécessairement la fin d'une « culture catholique » profonde. L'ouvrage comporte des cartes ainsi que des illustrations très pertinentes (images et objets du patrimoine local, reproduits en couleur). Nombreux documents en annexe, suivis d'une abondante bibliographie et d'un volumineux index des noms propres.

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Ted A. Smith, The New Measures. A Theological History of Democratic Practice Cambridge, Cambridge University Press, 2007, 340 p.

Benoît Vermander

RÉFÉRENCE

Ted A. SMITH, The New Measures. A Theological History of Democratic Practice, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, 340 p.

1 La « matière » de ce livre est fournie par l'étude des sermons des prédicateurs évangéliques américains des années 1820 et 1830, sans tout à fait constituer son « sujet » : l'auteur fait des new measures (innovations employées par ces prédicateurs pour donner pleine efficacité à leur ministère) un lieu de réflexion tout à la fois historico-politique et théologique. La prédication évangélique de cette première moitié du XIXe siècle américain (celle de Charles Grandinson Finney d'abord et avant tout, mais aussi celle de figures bien peu connues telles Jedediah Burchard ou Luther Myrick) a joué un rôle essentiel, dit Ted Smith, dans la détermination de la « pratique démocratique » américaine.

2 « Démocratie » au sens où Tocqueville emploie le terme durant la même période, affirme-t-il encore : un processus non unifié qui combine l'égalitarisme religieux, l'émergence de la classe moyenne blanche, le surgissement de nouvelles figures d'autorité, une place plus grande donnée aux femmes dans la vie publique, l'avancée vers la consommation de masse... Tous phénomènes liés à une nouvelle rhétorique religieuse exprimée dans des sermons prenant place hors des églises établies, aux pamphlets distribués, à l'émergence de la parole religieuse publique des femmes, à l'importance donnée au choix individuel dans la conversion religieuse, à la relation établie entre la rhétorique évangéliste et l'éthique de la nouvelle classe marchande.

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3 Analyse doublée d'un dessein proprement théologique : il s'agit de voir comment les prédicateurs de l'époque collaborèrent bien à l'œuvre divine, à la venue du Royaume, malgré et au travers des limites de leur pensée et leurs méthodes. La contribution historique qu'ils apportèrent reste ambiguë (libération de la parole féminine et domestication de leurs pratiques, promotion d'un type de respectabilité marchande et contribution effective à l'égalité des droits), et seul un point de vue proprement théologique peut faire droit à ce que pareil mouvement a signifié. À dire vrai, la théologie de l'auteur me semble se résumer à l'adage selon lequel « Dieu écrit droit avec des lignes courbes », mais un langage plus élaboré lui fait méditer sur « la relation indirecte et ironique entre les projets humains et l'œuvre salvatrice de Dieu. » (p. 11 ssq.) La théologie ainsi développée est résumée et systématisée dans les pages conclusives (cf. notamment p. 255-262) : dans l'appréciation d'un moment historique, des « souvenirs eschatologiques » (eschatological memories) nous font échapper au réconfort des narrations organisées autour de l'inéluctabilité soit du progrès, soit du déclin provoqués par l'action humaine. La « narration eschatologique » qu'entend pratiquer l'auteur verra plutôt dans chacune des « nouvelles mesures » mise en pratique par les prédicateurs le principe d'une transformation irrésistible qui modifiera la pratique même de ceux qui s'y opposent – l'efficacité du style l'emporte sur les ambiguïtés des motivations et de la mise en œuvre de ces mesures.

4 De temps à autre, les arguments employés par l'auteur ne laissent pas d'étonner. Il rend compte ainsi de l'anecdote suivante : Jedediah Burchard, durant l'un de ses sermons, voulut obliger une jeune femme à s'asseoir sur l'anxious seat (un banc où les personnes désirant la grâce de la conversion pouvaient bénéficier des prières de toute l'assemblée) ; sur son refus, il lui affirma qu'elle était, dès lors, atteinte de tuberculose, et qu'une jeune femme était déjà morte du même refus (p. 137). Histoire typique de celles rapportées à propos des prédicateurs adeptes des new measures, et que leurs opposants utiliseront largement. Ce qui est moins ordinaire est l'interprétation « théologique » qu'en offre l'auteur : l'invention de l'anxious seat peut être assimilée à une « production du choix », en cela qu'elle obligeait les participants aux prêches à choisir ou non d'y prendre place.

5 Par cet exemple, choisi parmi d'autres semblables, il ne s'agit pas de caricaturer ou discréditer d'emblée l'ouvrage. Même s'il exhibe des traits d'une nostalgie diffuse pour le Grand Old Party d'antan, celui tout à la fois de l'abolitionnisme et des valeurs de Main Street, il se recommande par la richesse de l'information, la diversité des narrations sur lesquelles il se fonde (quel que soit le jour sous lequel ces histoires présentent les prédicateurs qu'il étudie), et des aperçus inédits (ainsi de l'influence de la formation juridique de Finney sur ses méthodes oratoires). Les considérations sur le rapport entre prédication et oralité (des sermons entièrement écrits aux prêches laissés à la seule action de l'Esprit, en passant par ceux – plus typiques des new measures fondés sur un canevas laissant sa juste place à l'improvisation) sont aussi justes et fort bien documentées. Simplement, l'auteur reconnaît d'emblée que le sujet est aujourd'hui fort bien couvert, et il semble avoir décidé de le renouveler par des artifices de style qui calquent plus ou moins les développements des auteurs qu'il étudie. Les aperçus théologiques restent à mon sens peu nourris, et l'écriture du livre me semble plus précieuse et contournée que porteuse d'un projet intellectuel nouveau. De telles affectations sont fréquentes. Il revient à chaque lecteur de voir par lui-même s'il trouve

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agrément dans les techniques rhétoriques utilisées par les auteurs qui s'y prêtent ou s'il y trouve plutôt motif à irritation et lassitude.

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Adin Steinsaltz, Introduction à l'esprit des fêtes juives Paris, Albin Michel, 2011, 342 p. (trad. de l'hébreu par Michel Allouche)

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Adin Steinsaltz, Introduction à l'esprit des fêtes juives, Paris, Albin Michel, 2011, 342 p. (trad. de l'hébreu par Michel Allouche)

1 Adin Steinsaltz n'est pas seulement l'auteur d'ouvrages d'exégèse rabbinique et talmudique (La Rose aux treize pétales : introduction à la cabbale et au judaïsme, 1989 ; Introduction au Talmud, 2002 ; Introduction à la prière juive, 2011). Il publie de très nombreux articles, entretiens, conférences, etc., difficilement accessibles au public français, aujourd'hui rassemblés dans cette analyse de l'« esprit des fêtes juives », couvrant la période 1962-2008. La variété des textes et du statut de leur écriture permet au lecteur une compréhension globale et argumentée de la signification des rituels et événements « festifs » qui jalonnent et, à vrai dire, organisent chaque temps de l'année juive comme parcours et exercice en spiritualité, ses échecs, ses accomplissements paradoxaux, son ancrage à même l'histoire réelle et sa mémoire. Hors ces scansions obligées, et leur charge en spiritualité, point sans doute d'existence collective et individuelle possible et pensable pour chaque juif et son peuple. C'est dire l'intérêt de cette mise en perspective de ce qui, autrement configuré et analysé, aurait pu relever de la seule affirmation dogmatique. Point de dogme, ici, mais un élargissement radical du champ de l'interprétation ; jusqu'à son dépassement même.

2 L'hébreu, à coup sûr, invite à ce « double jeu », qui autorise toute catégorie à ne valoir que par sa dualité intime, et l'entremêlement de ses chiffres. Soit la fête de « la nouvelle année » – Roch Hachana – qui dit à la fois – par le pouvoir de son nom, chana –, la répétition et le changement. Temps où chacun, individu et peuple, doit être autre qu'il ne fut, et demeurer le même cependant. Le son émis par la corne du bélier – chofar – est cri et lamentation pour ce qui est advenu, et déjà passé, – et annonciation

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du réveil ici et maintenant, pour ce qui doit venir. Une conception du temps est ainsi bouleversée : rien d'un parcours discontinu, mais rien non plus d'un glissement sans rupture. « Chaque instant, écrit l'auteur, représente quelque chose de totalement nouveau ». Le monde entier à chaque fois est recréé – et la question se pose même de l'existence : est-il une « justification au maintien de l'existence ? » « Faut-il vraiment souffrir une année de plus ? » Ce nouage du souffrir et de l'exister n'est bien entendu pas affaire de la seule pensée juive, le christianisme en porte attestation, sans aller cependant jusqu'à la question – la quête ? – de l'ultime retranchement. Et l'interrogation banale lancée par quiconque fait rencontre : « comment vas-tu la douleur ? » vient des terres d'Afrique. Mais que cette mise en suspens de l'existence s'expose au premier temps de l'année juive décide de ce qui apparaît au lecteur comme l'effondrement toujours là de la possibilité de survivre. Aussi bien faut-il fonder cette survie en la certitude que chaque être est témoin de quelque Présence. Témoin de Dieu. Et une interprétation rabbinique peut aller jusqu'à conclure : « Si vous êtes mes témoins, Je suis en effet Dieu, sinon en quelque sorte je ne suis plus Dieu ». Dès lors, l'existence juive est immédiatement vécue comme essence divine, comme rapport « essentiel » à la Présence de Dieu. De là, conclut l'auteur, la « pérennité du peuple juif », et sa place « anhistorique » au sein de l'Histoire, puisque au-delà du temps comptable, et, pour ainsi dire, en même « éternité » que Dieu.

3 Il convient donc d'asseoir et rasseoir sans cesse cette coprésence du juif à son dieu, de dieu à son peuple. Entre la fête de la nouvelle année et celle du Pardon, le chabbat chouva se fonde sur l'exigence du « retour à Dieu », de la remontée aux sources mêmes de l'existence juive. La téchouva, cette énonciation du « retour », est au centre de la spiritualité du judaïsme, et gouverne l'existence de chacun. Question bouleversante : ce retour vaut retournement, désengagement radical du moi et de ses valeurs, rapatriement « vers le noyau le plus intime de notre être », à partir duquel le sujet peut dresser son propre « jugement ». « Où est donc notre propre moi ? » : ainsi peut-on s'interroger, écrit l'auteur, à la manière de Fénelon, marquant ainsi le désarroi du fidèle, et la nouvelle guise du sujet, responsable de sa condition d'homme. Cette responsabilité retrouvée dans l'impératif du retour à/de Dieu, de l'être à la Présence divine et de cette Présence en tout être, ouvre la voie du grand Pardon. Le Kippour regroupe en un seul bloc ce qui se dit péché, culpabilité, faute, manquements et transgressions : univers morbide que Dieu « efface » – alors ce pardon ; libérant la personne de tout lien, faisant place nette pour un sujet venu à sa nudité, qui est son absolu, « exprime de manière sublime la quintessence de l'homme “à l'image de Dieu” ». C'est par cet événement en quelque sorte inouï, que se ré-affirme à chaque temps du Kippour, l'« essence » du judaïsme, ce « rapport avec l'Éternel Absolu et avec l'Infini ». Ce qui s'est produit n'a dès lors jamais eu lieu, « entièrement délogé de la réalité du monde ». Tout peut recommencer, une fois prononcé ce « nettoyage » de l'âme, dont le bain rituel, le mikvé, est la symbolisation hic et nunc.

4 Le temps est à la joie, comme en toute fête juive. Car le « passage » s'est accompli, le moi a accepté « le joug divin » après s'être délesté de ses valeurs propres. Souccot est le temps de cette transition, qui se joue au tranchant de la « détresse », cette « limite » que l'hébreu désigne en ce terme. Où l'on retrouve le jeu de tout verbe en la langue « sacrée ». Métaphore de la montée en allégresse : en leur source de Siloé, ces eaux du monde inférieur « pleurent », dit le Zohar, afin qu'elles puissent advenir goutte à goutte au monde de l'homme, et valoir « source de salut ». Chants, sonneries de trompettes et danses, accompagnent cette résurgence, cette résurrection. Mais au-delà

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de cette fête et de sa temporalité propre, cette mutation de la détresse en allégresse vaut pour la vie quotidienne. Derrière l'évidence du passé, de la faute et de l'incertitude de survivre, dans la « routine » même, « qui écrase tout sur son passage », découvrir le nouveau. Qui fait résistance, qui seul demeure au plus intime de l'intime, « en travail au tréfonds de l'être ». Le nouveau ? : ce qui est toujours là, « qui perdure ». Ainsi s'éprouve la spécificité du judaïsme, cette liaison indissoluble du sujet en son existence et du dieu en son essence. Et cela, écrit l'auteur, « ne se négocie pas ».

5 Une remarque s'impose ici. Cette relation élective et contraignante de Dieu à son Peuple, l'auteur ne la définit pas comme condition « métaphysique » de l'absolue singularité du judaïsme. Les fêtes se suivent comme autant de commémorations d'événements proprement historiques, à partir desquels cette spécificité définit autant une expérience de foi singulière, sur une Terre appropriée aussitôt que promise, au sein d'un peuple destiné, et dans un parcours « historique » entièrement ordonné par l'exigence de l'Alliance, nœud gordien entre hommes et dieu, qui ne se tranche pas. Cet « essentialisme » dont l'auteur n'a de cesse de démontrer le caractère irrévocable peut heurter tout lecteur « profane » habitué à se méfier de tout enfermement dans une théorie identitaire. Dont on connaît assez, par ailleurs, les dommages – et dans l'Histoire, et dans l'acte de connaissance. Contre la pensée de source hellénistique, pour qui, selon une lecture bien réductrice de l'auteur, « aucune valeur n'est sacrée », le judaïsme a dès l'aube (mais est-il une aube, quand, nous l'avons vu, tout est déjà joué ?) âprement combattu, et vaincu. Hanoucca est la célébration de la victoire des juifs (hasmonéens) sur les Grecs, qui est « à l'origine directe » de leur pérennité « religieuse », existentielle, culturelle, cultuelle.

6 Toute page d'histoire est figure de la passion juive. Et de son rapport toujours fragile, et distendu au risque de se perdre, avec la Présence divine, la Chekina. Présence assez voilée, parfois, pour paraître en allée. L'Exil en est la marque dans l'histoire, et le signe dans l'ordre du symbolique. Pourim est fête de l'exil, et le cantique d'Esther, son paradigme. Si le peuple est en exil, qu'en est-il de la Présence ? Elle est ce qui se cache, « voilant sa face en tout instant, mais pouvant se trouver partout à la fois ». Dieu caché, qui se souvient des hommes, ou pas – mais que ceux-ci ne reconnaissent pas – ou plus. Esther, remarque l'auteur, rappelle haster, « se cacher ». Elle est cette femme qui ne se dévoile qu'au rebord de la catastrophe. Aussi bien sa fête est-elle celle de « l'acceptation renouvelée », une fois admis que la Présence divine se trouve au sein « de l'occultation, de l'ombre ». Il en fut ainsi de la libération de l'Égypte, de l'abondance des « grâces » divines, et de tout ce qui exige « un retour plus profond et intérieur à la promesse sinaïque des Hébreux ». C'est toujours au travers d'événements « naturels », historiques, que « survient la rédemption d'Israël ». Au temps du Pourim, qui énonce la Présence au cœur de l'absence et de l'exil, bas les masques, « allons jusqu'à nous enivrer ».

7 La pâque juive, Pessa'h, est fête de la délivrance d'un exil tant « historique » qu'intérieur à Israël même. Elle remémore ce passage en permanence accompli d'un exil surdéterminé, galout, à une libération salvatrice, guéoula. La Présence divine ne s'obscurcit pas dans l'exil seul : elle est aussi bien exilée « dans notre monde » réel, et cela témoigne d'un monde lui-même comme exil généralisé. L'ordre des choses en est alors infiniment troublé. Vision au rebours des schémas positifs : « En vérité, écrit l'auteur, à l'intérieur se cache un défaut essentiel, une contradiction impossible à résoudre ». Être présent et ne point l'être, telle est l'aporie de la conception juive de la

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divinité. Sans cette « contradiction », « nous serions incapables de survivre en exil » – nous, juifs, à rigoureusement parler, ne serions pas, puisque exil est notre signe distinctif en l'histoire et en nous-mêmes. De convenir que cette Présence ne s'entend que sous condition de son retrait et de son voilement renforce l'efficacité de son intervention aux moments clés de l'histoire du peuple juif. Si la sortie d'Égypte fut décision de quitter la vie ordinaire pour suivre Dieu, c'est parce que Dieu épargna les seuls Hébreux des plaies accablant le reste du monde. De là naquit le peuple juif en sa distinction, sa séparation. Son étrangeté. Et la langue dit bien ainsi que Haïvri, hébreu, est de même racine que « traverser ». Passer par dessus, faire absolue distinction – élection. Impossible pour ce peuple, dès lors, note l'auteur, « d'échapper à la spécificité essentielle » qui le fit tel qu'en lui-même Dieu le voulut.

8 Et tout s'ensuit, selon l'implacable et redoutable argumentaire « essentialiste » pour lequel chaque lieu, chaque moment d'histoire, chaque événement singulier s'inscrit dans ce qui ne ressortit plus d'une symbolique, non plus que d'une fonction mythique, mais du seul impératif de la nécessité de marquer la place incomparable d'un peuple et de son Alliance. « Depuis qu'elle existe et jusqu'à la fin des temps », Jérusalem constitue « un endroit spécial, au centre de l'univers » – inexpugnable, impartageable, non négociable – et, par là même, point où se concentrent toutes les névralgies des mondes à l'entour. De « sainteté, kédoucha, particulière », lieu « hors du commun », « frontière de notre monde ». « Prunelle des yeux », dit la littérature rabbinique. Point « où le ciel se situe au même plan que la terre ». Il y aurait danger d'y porter atteinte. La « quintessence du judaïsme » : la Torah et le peuple juif. L'une sans l'autre ne se conçoit. Ainsi se constitue, au travers des millénaires, et, à vrai dire, dès le monde en son origine, la condition d'ensemble de la vie juive. Pour cette fondation d'exception, du peuple et de chaque être en cette Terre d'élection, « tout est Torah ». L'« existence » est accomplissement de la Loi. « Chaque juif possède un fragment du Divin venu d'En Haut ». Et ce « Saint qui descend vers nous » est Dieu en sa séparation, sa distinction (haddock). Qui sépara son peuple, nous l'avons vu, des autres, à l'image, si l'on peut dire, de Lui-Même. Coprésence absolue du divin et de la naissance du juif par le don, au Sinaï, de la Torah. Voici la Parole et ses commandements, qui fondent le judaïsme, et ce don est « irréversible ». Il est événement suprême, révélation devant quoi « tout s'efface ». La sortie d'Égypte est le « temps » de cette révélation, et le temps de la naissance du peuple juif à lui-même – à lui seul. Nation sainte, nation « élue », « Israël n'a plus le loisir d'être autre chose que cela ».

9 À ses risques et périls, pour le meilleur ou le pire. Dans le flux des malheurs, et comme son paradigme, la Destruction du Beit hamikdach, le Temple de Jérusalem, que commémore le deuil de Ticha Béav. Israël éloigné de son Dieu, absolue souffrance, matrice de toutes celles à venir, qui inclut désormais la mémoire de la Shoah. À partir de là, cependant, tout doit recommencer : survivre au-delà du vivre, pénétrer au plus profond de soi-même comme peuple et comme sujet, comme Peuple-Sujet, et renouer à nouveau l'Alliance. L'auteur commente ainsi cette remontée vers la Présence divine, ce réveil spirituel : « désir de tisser un lien plus solide avec le monde du sacré ». Ce retour à Dieu, téchouva, ne peut plus dès lors s'entendre, semble-t-il, comme seule remontée aux sources vives du judaïsme, mais comme « expérience spirituelle » de ce qui « précéda la création du monde ». Selon les Sages, note l'auteur, « avant même, dit le Psalmiste, que les montagnes ne fussent nées », ce principe fut proclamé : hors de

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toute histoire et de toute prétention le judaïsme tiendrait alors sa « distinction » d'être cette expérience radicale de l'éternité.

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R. G. Tiedemann (éd.), Handbook of Christianity in China. Volume Two: 1800 to the Present Leiden-Boston-Brill, coll. « Handbook of Oriental Studies, section four: China » 15-2, 2010, 1 050 p.

Isabelle Landry-Deron

RÉFÉRENCE

R. G. TIEDEMANN (éd.), Handbook of Christianity in China., Volume Two: 1800 to the Present, Leiden-Boston-Brill, coll. « Handbook of Oriental Studies, section four: China » 15-2, 2010, 1 050 p.

1 Sous la responsabilité éditoriale de R. G. Tiedemann, professeur à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres, ce deuxième volume du guide de référence sur le christianisme en Chine de l'excellente collection « Handbook of Oriental Studies » fait suite au volume premier, paru en 2000 sous la direction de Nicolas Standaert (Université catholique de Louvain), qui couvrait la période 635-1800. Les familiers du premier volume retrouveront une architecture interne identique suivant la division chronologique dynastique de l'histoire chinoise, en l'occurrence trois parties : fin de la dynastie Qing (1800-1911, p. 1-446), période républicaine (1911-1949, p. 447-781), période contemporaine (de 1949 à nos jours, p. 783-913) intégrant les aires de la République populaire, de Hongkong, Macao et Taiwan.

2 Chacune de ces trois grandes divisions temporelles se subdivise en quatre sections consacrées : 1- à la présentation des sources disponibles sur la période concernée ; 2- à celle des principaux protagonistes appelés « acteurs » ; 3- à la description de la « scène », c'est-à-dire au contexte historique dans lequel ont évolué ces acteurs ; 4- à une revue de différents thèmes pertinents ou programmatiques dans un cadre de recherche. La section 1 recense les guides d'orientation déjà existants, indique la

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localisation des principaux dépôts d'archives publics et privés et leur typologie. Elle fournit utilement les adresses URL de ces institutions. Les sections 2, 3, 4 reposent sur des articles analytiques rédigés par trente auteurs, aux deux tiers universitaires américains. Quelques missionnaires ont participé au travail. Le troisième tiers est représenté par six Chinois de Hong Kong, Shanghai et Taiwan et seulement quatre Européens. Cette part très modeste réservée aux chercheurs européens pour une tranche historique où beaucoup de données ont été consignées et préservées par eux a pour conséquence que les citations d'ouvrages (au moins en français) sont souvent fautives ou incomplètes.

3 La variété des sujets abordés (historiques, philosophiques, théologiques, artistiques, etc.) se propose de répondre aux questions simples de base : qui prit une part active dans la propagation du christianisme en Chine ? Où se sont établies les communautés chrétiennes ? Quels débats ont rythmé la pénétration du christianisme en Chine ? Où trouver un nom, une archive ? Quelle source primaire consulter ?

4 La maniabilité de l'ouvrage repose sur les références croisées internes entre articles (avec le cas échéant des renvois au premier volume), sur le copieux appendice statistique comprenant un appareil systématique de dix tables (p. 915-1004), sur les bibliographies nombreuses (chaque article individuel a conservé sa bibliographie) qui balayent une dizaine de langues, sur une très utile liste de quelque quatre cents acronymes de noms de sociétés ou congrégations religieuses ayant opéré en Chine pendant la période considérée. Trois index classés par noms de personnes, d'auteurs et de sujets complètent l'ensemble. La publication prend son importance en s'appuyant sur deux faits majeurs intervenus depuis le début des années quatre-vingt : le regain considérable de l'intérêt pour le fait chrétien en Chine populaire avec l'apparition de chercheurs spécialisés dans l'étude du christianisme en Chine, désormais considéré comme un fait d'influence majeur ayant modelé l'histoire de Chine et revendiqué comme un pont culturel avec l'Occident ; l'ouverture au public de lieux d'archivage jusqu'alors très sélectivement accessibles, en Chine comme en Europe. La consultation par les étudiants et chercheurs en sciences humaines de documents longtemps inaccessibles a complètement changé la mise en perspective historique du fait religieux. En Chine populaire, sous une ligne politique revendiquant son éradication, l'objet d'étude était condamné à des analyses hagiographiques ou dépréciatives. Parallèlement, les excès et exactions de la Révolution culturelle ont joué comme des tuteurs de résilience. Les estimations actuelles de pratiquants sont difficiles à vérifier, mais incontestablement en hausse. Pour une population de mille trois cents millions d'habitants, ils varient dans ce guide de vingt-cinq millions (p. 810) à soixante millions (p. 867). Le chiffre de cent millions, toutes obédiences confondues, est parfois avancé. Le premier volume de ce guide du christianisme en Chine s'étant largement confirmé comme indispensable aux spécialistes du sujet, ce second outil était attendu. Le chercheur confirmé, autant que le chercheur débutant, y trouvera de l'utilité et d'intéressantes considérations sur les réactions à l'irruption dans le monde chinois des missionnaires qui, dans nombre de circonstances, agirent en éclaireurs ou estafettes de la culture occidentale.

5 Lorsque s'ouvre la période traitée dans ce guide, le prosélytisme chrétien est officiellement proscrit depuis 1724. Depuis la suppression de la Compagnie de Jésus en Europe, en 1773, (promulguée en Chine deux ans plus tard), l'envoi de missionnaires jésuites tolérés à la Cour depuis le XVIIe siècle est tari (il reprendra en 1841). Le dernier

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missionnaire catholique autorisé à rester dans la capitale impériale, l'évêque lazariste portugais Gaetano Pires Pereira s'éteindra, en 1838, en demandant à la mission russe orthodoxe de prendre en charge les biens de l'église après sa mort. En 1810, la Chine aurait compté deux cent dix mille catholiques (p. 115) sur une population probable de trois cents millions.

6 La première moitié du XIXe siècle est marquée par l'apparition du protestantisme avec l'arrivée, en 1807, à Canton du premier missionnaire anglais de la London Missionary Society Robert Morrison (1782-1834). L'interdiction officielle de prédication impose une installation saisonnière, officiellement comme traducteur à la East India Cie. Le premier missionnaire américain, Coleman Bridgman (1801-1861) arrive en 1830.

7 Les deux guerres de l'Opium de 1842 et 1860 marquent un tournant irréversible. La porte de l'Empire chinois est forcée par la politique de la canonnière qui ouvre d'abord cinq ports au commerce étranger. L'établissement de concessions signe l'affaiblissement du pouvoir central, mais l'intérieur du pays ne sera accessible aux missionnaires étrangers qu'après 1860. De nombreuses crises de subsistance peuplent les églises. On appelle les nouveaux convertis « chrétiens de riz », tant il est difficile de démêler les motivations de la conversion entre adhésion et intérêt quand les pouvoirs civils traditionnels sont défaillants pour soulager les maux et laissent le terrain aux entraides caritatives religieuses.

8 Les cataclysmes sociaux (rébellion des Taiping, entre 1851 et 1864, révolte antichrétienne des Boxers, en 1900) sont en dernier ressort matés par les Occidentaux. L'Église chrétienne s'était indigénéïsée pendant la période de proscription des missionnaires étrangers. Leur retour est mal accepté. Des évêques français font chanter le Domine salvum fac imperatorem nostrum Napoleonem dans les églises (p. 130). L'irruption de multiples litiges patrimoniaux sera souvent à l'origine de cas judiciaires dégénérant en émeutes antichrétiennes. Les premières religieuses catholiques arrivent en 1848. Elles servent activement l'ouverture à la modernité en développant les « bonnes œuvres », des hôpitaux et orphelinats aux institutions éducatives. Sur cette première période, on lira avec intérêt l'article thématique traitant de l'attitude des missionnaires face aux problèmes de l'opium et celui sur la dimension rurale imprimée à la diffusion du christianisme. On déplorera le traitement quasi inexistant (une entrée en passant) de l'attitude des missionnaires sur une question aussi sensible et symbolique du passage à la modernité que le bandage des pieds pour la disparition duquel le personnel évangélique fournit des efforts pionniers. En 1911, la période républicaine prendra presque sans heurts le relais d'un empire bi-millénaire. Toutes les églises, catholiques et surtout protestantes (d'abord méthodistes puis les différentes appartenances évangélistes) connaissent un fort accroissement. Cette dynamique se traduit par une transformation du christianisme en religion locale qui se taille une place dans le champ des autres religions locales. L'Église chrétienne chinoise devient chinoise avec une hiérarchie de plus en plus indigène. Elle participera largement à la dénonciation des injustices et la critique politique au travers de ses associations de réflexion et d'entraide qui servent souvent de creusets aux revendications éthiques pour l'ensemble de la société. On trouvera des lectures intéressantes sur l'impact du christianisme dans les minorités ethniques et sur les missionnaires sinisants. Pour la période allant de 1949, date de l'arrivée au pouvoir du Parti communiste à la mort de Mao Tsé-toung, le peu d'espace dévolu à l'athéisme officiel et ses effets, après l'expulsion des étrangers et surtout pendant la période de démence collective de la Révolution culturelle, est

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choquant. Aujourd'hui, l'Église catholique est divisée entre une Église officielle, dite patriotique, dont le clergé est directement nommé par le parti communiste et une Église souterraine dont les évêques sont secrètement nommés par le Vatican. Sous la plume d'un même spécialiste (Aleksander Lomanov, de l'Université de Moscou), on trouvera un panorama de l'Église orthodoxe russe en Chine réparti sur les trois sections chronologiques.

9 On déplorera le ratissage peu efficace de l'index des sujets dont on aurait légitimement pu espérer qu'il soit d'autant mieux soigné que le choix d'un traitement par rubriques et articles d'analyse induit nécessairement une information éclatée. Deux exemples parmi d'autres : l'entrée concernant les lazaristes dirige exclusivement à la table des juridictions catholiques de 1924 à 1946, oubliant un renvoi au panorama des périodiques catholiques (p. 457-460) où les sources lazaristes sont si importantes. À l'entrée concernant la ville de Tianjin, aucun renvoi n'est fait pour les occurrences bibliographiques où le nom apparaît sous l'orthographe ancienne « Tientsin ».

10 La presse, les publications et les archives confessionnelles ne sont plus l'apanage des seuls spécialistes des questions religieuses. Elles fourmillent de données difficiles à trouver ailleurs, faits de société, descriptions de situations et événements quotidiens, politiques, juridiques, tableaux de taux de change, barèmes de prix susceptibles d'intéresser historiens, sociologues, anthropologues, voire économistes. Un meilleur balayage thématique aurait aidé à élargir le champ des utilisateurs. Pour les sinisants, l'incorporation des caractères chinois des noms chinois des missionnaires et d'instituts confessionnels dans les index aurait permis des gains de temps de recherche. On regrettera aussi la modicité des cartes, trois au total, et uniquement politiques.

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Daniel Tollet, Être juif en Pologne. Mille ans d'histoire. Du Moyen Âge à 1939 Paris, Éditions Albin Michel, 2010, collection « Présences du judaïsme », 328 p.

Jacques Gutwirth

RÉFÉRENCE

Daniel TOLLET, Être juif en Pologne. Mille ans d'histoire. Du Moyen Âge à 1939, Paris, Éditions Albin Michel, 2010, collection « Présences du judaïsme », 328 p.

1 En 1992, l'auteur a publié Histoire des juifs en Pologne du XVIe siècle à nos jours. Ce livre n'étant plus disponible et l'historiographie polonaise et ses sources s'étant considérablement renouvelées, surtout depuis la chute du socialisme, Daniel Tollet propose une nouvelle version de ce livre, en principe plus synthétique.

2 Cet ouvrage transformé est en tout cas d'une grande richesse et il nous apprend mille détails sur la vie économique et religieuse des juifs, sur les discriminations qu'ils ont subies, etc. Mais peut-on vraiment parler de synthèse ? Celle-ci est d'ailleurs fort malaisée, étant donnée la variété des situations féodales et des circonstances historiques dans les différentes régions de Pologne, soumises le plus souvent au cours des siècles à des pouvoirs changeants – russe, autrichien, prussien, et même suédois – avec leurs lois et exigences diverses, jusqu'à l'indépendance unificatrice polonaise, enfin acquise après la première guerre mondiale.

3 Sur le plan proprement religieux, l'auteur présente la diversité des mouvements – sabbatianisme, frankisme, hassidisme – qui apparaissent surtout après ce que l'on a appelé « le déluge », avec les révoltes des cosaques et leurs persécutions antijuives entre 1648 et 1654. La Pologne connaît aussi l'influence des Lumières puis des idées assimilantes et du socialisme, parmi les non-juifs comme parmi les juifs, ce qui suscite

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contre les « éclairés » et les incroyants de virulents anathèmes de la part des autorités rabbiniques orthodoxes, dont toutefois le pouvoir s'amenuise au fil des siècles.

4 On perçoit aussi dans ce livre le rôle important qu'ont joué les juifs dans le développement de l'économie du pays, dans son commerce international, en tant qu'artisans, également comme médecins, etc.

5 Les persécutions et discriminations diverses, les accusations de meurtres rituels, de profanations d'hosties, de sorcellerie – pour lesquelles on les associe maintes fois aux réformés – sont présentes jusqu'à la fin du XIXe siècle, par exemple en 1886 à Cracovie.

6 L'auteur arrête son historique en 1939, et on sait que de 1939 à 1945 l'histoire déjà dramatique des juifs en Pologne s'achève tragiquement avec le massacre incommensurable de neuf dixièmes d'entre eux par les Allemands.

7 Au total il s'agit d'un livre remarquablement documenté et érudit, importante contribution à une histoire dont les multiples ressorts sont encore loin d'être déjà tous découverts.

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Maria Tomarchio (éd.), Lo sperimentalismo pedagogico in Sicilia e Michele Crimi Roma, Anicia Editori, 2008, 359 p.

Michel Ostenc

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Maria TOMARCHIO (éd.), Lo sperimentalismo pedagogico in Sicilia e Michele Crimi, Roma, Anicia Editori, 2008, 359 p.

1 L'analphabétisme touchait encore plus de 70 % de la population de la Sicile en 1901 contre 56 % pour l'ensemble de l'Italie ; mais des efforts considérables le firent reculer à 58 % en 1911 alors qu'il atteignait plus de 46 % sur le plan national. L'analphabétisme était considéré comme un fléau dans le Midi italien et dans les îles, et la lutte engagée contre lui suscita de nombreuses vocations. Le pédagogue sicilien Michele Crimi figurait parmi les personnalités les plus engagées dans ce combat avec une âme d'apôtre. Instituteur à Trapani, de 1896 à 1909, il abordait l'enseignement sous ses aspects pratiques et manifestait un intérêt particulier pour l'expérimentation didactique. Sa conception de l'éducation impliquait un engagement social et il collabora pendant des années avec l'association milanaise « Unione femminile » fondée par la poétesse Ada Negri. Michele Crimi échangea par ailleurs une correspondance suivie avec Ersilia Majno Bronzini, une importante figure du mouvement d'émancipation des femmes en Italie au début du XXe siècle. Il dénonça l'exploitation du travail des enfants dans les latifundias siciliennes et souhaitait les protéger en les plaçant sous la tutelle de l'État.

2 L'instituteur sicilien fit des études supérieures de philosophie à l'université de Naples au moment où la pensée italienne évoluait du positivisme vers un néo-kantisme dont l'éthique devait fournir des éléments concrets à la formation civique et morale des

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jeunes générations. L'ouvrage dirigé par Maria Tomarchio montre clairement les liens unissant Michele Crimi au pédagogue Giuseppe Lombardo-Radice. Pour eux, la laïcité de l'école ne s'identifiait pas à un laïcisme, et ils considéraient la valeur éducative de la religion comme un premier pas vers la conquête d'une vérité rationnelle dans la mesure où elle donnait à l'homme la conscience de la présence de Dieu dans la vie de l'esprit ; mais l'enseignement secondaire devait éduquer l'esprit en tant que raison et non pas comme sentiment religieux. Ainsi se concevait cette religiosité plus haute qui constituait l'élément divin de la pensée. Cette conception était celle du néo-idéalisme italien du philosophe Giovanni Gentile ; mais pour un praticien de l'école comme Michele Crimi, toute morale ou toute méthode de pensée posait d'abord un problème pédagogique. Le législateur concevait la formation des maîtres comme une incitation à la didactique doublée d'une préparation d'éducateur social. Cette formation magistrale ne convenait guère à Michele Crimi qui concevait l'activité pédagogique comme une vocation découlant d'une synthèse entre les capacités personnelles et les acquis de la formation.

3 Directeur du gymnase de Marsala (établissement secondaire de premier cycle), Michele Crimi multiplia les institutions parascolaires et il créa en 1912 « L'Educatorio Ricreativo Garibaldi » où les enfants étaient occupés à des travaux de jardinage en dehors des heures de classe. Ces activités pratiques s'inspiraient de l'exemple de la « Scuola della Montesca », une école nouvelle fondée en Ombrie par Alice Franchetti. « L'Educatorio Ricreativo Garibaldi » se distinguait des autres établissements récréatifs italiens de l'époque, à buts essentiellement patriotiques, par son Cours populaire en deux ans qui prolongeait l'école primaire avec un apprentissage du travail manuel. Le pédagogue sicilien animait également les sections locales des sociétés « Pro Infantia » et « Pro Schola », portant une attention particulière aux laboratoires scientifiques, aux bibliothèques itinérantes et aux colonies de vacances ; mais ce sont les écoles de plein air qui illustraient le mieux ses conceptions éducatives. Il eut l'occasion de les exposer au IIIe congrès de la Ligue internationale pour l'Éducation nouvelle à Heidelberg en 1925. Son intervention montra toutefois qu'elles étaient plus éloignées de celles d'Adolphe Ferrière que de l'apostolat de Lombardo-Radice. Ce dernier, promu Directeur de l'Enseignement primaire et populaire par le ministre Gentile, le nomma d'ailleurs inspecteur scolaire à Trapani (1923) ; mais les démêlés de Michele Crimi avec les autorités fascistes entraînèrent sa mutation dans les Abruzzes où il acheva sa carrière en 1939.

4 L'itinéraire de Michele Crimi est révélateur de l'évolution de la pédagogie italienne au début du XXe siècle vers les spéculations dynamiques d'une éducation plus soucieuse de formation civique et morale que de rationalité positive, le cas de Maria Montessori étant tout-à-fait atypique. Cette éthique exigeait une école rénovée qui privilégiait l'initiative de l'élève sur l'acquisition passive des connaissances et assimilait son développement physique et mental à son émancipation intellectuelle et sociale. Ce souci d'adhésion au plus près de la vie réelle se traduisait par un intérêt particulier pour l'apprentissage des métiers manuels et par une profonde défiance à l'égard des techniques pédagogiques figées dans leurs automatismes didactiques ; mais il incitait aussi à considérer l'éducateur comme un artiste imbu d'une foi inébranlable dans sa mission plus que comme un professionnel rompu aux pra-tiques de son métier. Les initiatives pédagogiques se situaient dans un cadre restreint fortement impliqué dans la région et la démarche expérimentale sollicitait la sensibilité et la créativité de l'enfant avec une connaissance empirique de sa psychologie. Michele Crimi était

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persuadé de l'existence chez l'enfant des éléments mentaux essentiels à son développement. Les études de Piaget démontreront plus tard que cette conception héritée de Pestalozzi était en partie erronée. L'idéalisme de Michele Crimi refusait de soumettre l'acquisition des connaissances à une logique positiviste ; mais il s'avérait plus pragmatique que la philosophie de l'éducation de Giovanni Gentile et il s'apparentait à l'« école sereine » de Lombardo-Radice plus qu'aux « écoles nouvelles » de Ferrière.

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Slimane Touhami, La part de l'œil. Une ethnologie du Maghreb de France Paris, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2010, 280 p.

Jean-Bruno Renard

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Slimane TOUHAMI, La part de l'œil. Une ethnologie du Maghreb de France, Paris, Éditions du Comité des Travaux Historiques et Scientifiques, 2010, 280 p.

1 Tiré d'une thèse de doctorat en anthropologie préparée sous la direction de Claudine Vassas et soutenue en 2007 à l'EHESS, ce bel ouvrage traite des croyances et des pratiques autour du « mauvais œil » (le aïn) dans la population d'origine magrébine de Toulouse. Slimane Touhami s'inscrit dans une ethnologie du monde contemporain (Gérard Althabe, Jean Copans) qu'il applique aux immigrés et aux enfants d'immigrés, reprochant à juste titre à la sociologie de s'être approprié la question de l'immigration en négligeant la dimension culturelle, qu'elle réduit soit à une « identité immuable » (p. 10), soit à un « néant culturel dans lequel s'oublieraient les migrants et leurs enfants » (id.) L'auteur cite Denys Cuche, qui écrit à propos des immigrés : « L'examen de leur condition sociale n'est pas suffisant à une bonne compréhension de leurs pratiques. L'analyse culturelle est nécessaire pour saisir la cohérence symbolique de l'ensemble de ces pratiques » (La notion de culture, 1996, p. 112, cité p. 11). Le motif du « mauvais œil » est un puissant révélateur de cet univers symbolique, du sentiment identitaire, de l'espace privé et domestique, des interrogations sur le religieux, le changement culturel et l'acculturation.

2 À l'instar de Jeanne Favret-Saada travaillant sur la sorcellerie dans l'ouest de la France, S. Touhami s'est retrouvé impliqué dans son objet : il devenait malgré lui un spécialiste

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de la « science du mauvais œil » et a souvent été sollicité par des mères demandant des « recettes » magiques qu'elles ne connaissaient pas ou des précisions sur telle ou telle manière de faire. Résultat de cette ethnologie par immersion, La part de l'œil est un excellent ouvrage, à l'écriture agréable et sans jargon, qui apporte une riche contribution à l'étude des croyances magico-religieuses autour du « mauvais œil » ainsi qu'à l'analyse de l'émergence d'une culture magrébine « de France » (et non « en France », pour bien souligner qu'il s'agit d'une recomposition culturelle originale et non d'une culture purement et simplement importée).

3 L'un des thèmes forts de l'ouvrage est le rôle des femmes. Selon l'auteur, un élément crucial de l'immigration maghrébine en France a été le regroupement familial, dans les années 1975-1976, inaugurant « l'heure des mères » (p. 72) qui succédait à une immigration masculine et souvent temporaire. Les femmes vont être des « passeuses » entre la culture d'origine et la culture d'exil. Cette « sociabilité féminine », qui va bien au-delà des invitations à prendre le thé à la menthe et à déguster des gâteaux, est surtout le lieu de transmission de croyances et de pratiques, en particulier autour du « mauvais œil ». Des symboles forts – la khemsa, improprement appelée « main de Fatma », le pentagramme, un dab (gros lézard empaillé), une pièce de monnaie trouée, un cauri, un papier où est inscrit un verset coranique, souvent le verset du Trône (deuxième sourate, verset 255 en numérotation orientale des versets), une fumigation d'encens – protégeront les enfants, la mariée, la maison, le commerce, la voiture, la mobylette, contre l'œil envieux. Et si malgré tout le mal frappe, les femmes savent lutter contre lui par l'usage du sel ou de la pierre d'alun (éléments qui captent et emprisonnent le mal comme ils ont la capacité d'absorber l'humidité), ou par des rituels magico-divinatoires tels que l'étonnante technique de l'empan (p. 165-168) qui consiste à appliquer plusieurs fois une mesure (par exemple l'écart entre le pouce et l'index) sur le corps du patient pour diagnostiquer puis guérir une attaque par le mauvais œil. L'auteur appartient à une génération d'anthropologues qui ne se sentent pas obligés de jeter dans « la poubelle de l'histoire » une ethnologie coloniale du Maghreb (Edward Westermarck, Edmond Doutté, Émile Mauchamps, Jean Servier) qui, débarrassée de ses voiles idéologiques, révèle des trésors de données ethnographiques permettant de comprendre des comportements observés aujourd'hui. Pour S. Touhami, la tradition n'est ni fixe, ni « inventée » comme le veut une certaine mode intellectuelle, mais bien en continuelle « réinvention ». Ainsi des objets de consommation modernes mais usagés sont « recyclés » comme amulettes contre le mauvais œil, par exemple le pneu d'automobile ou le CD, tous deux symboles oculaires. Les bâtonnets d'encens made in China se substituent à la résine de benjoin. Si les tatouages corporels ou le dab empaillé tendent à disparaître en France, la khemsa se répand comme porte-bonheur partagé par les musulmans, les juifs, les chrétiens et même les incroyants. Le fer à cheval, talisman commun aux deux rives de la Méditerranée, devient un bijou.

4 Si la conception du « mauvais œil » n'a guère changé, le « fascinateur » tend à ne plus être un marginal, un étranger ou un membre d'une autre tribu, il s'est dépersonnalisé, mais, devenu anonyme, il n'en est pas moins dangereux car il est partout. S. Touhami explique le recours à la tradition autour du aïn comme un moyen de surmonter le déchirement de l'exil et la crainte du monde environnant. La tradition modernisée permet l'adaptation à la culture d'accueil.

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5 À l'encontre d'une vision naturaliste des croyances traditionnelles, qui les associe au milieu rural, Slimane Touhami montre que le mauvais œil – et les êtres invisibles, génies (jnouns), démons (shayatines) et anges (malaïkas), auxquels il consacre plusieurs belles pages – persistent dans un cadre urbain et technologique : « Derrière l'atmosphère souvent pesante des grands ensembles de la périphérie toulousaine (...) il existe un mode enchanté (...) Dans cet endroit que certains aimeraient croire englué dans le degré zéro de l'imaginaire, l'espace d'un religieux venu d'ailleurs a curieusement fini par occuper les moindres interstices d'un habitat souvent décrié comme inhumain : les familles de jnouns ont quitté la médina de Meknès pour repeupler les conduites d'eaux usées de la cité Amouroux. Les “Maîtres de la maison” errent la nuit dans la cuisine pour se nourrir d'un quignon de pain industriel acheté au discounter de quartier. Les anges descendent dans les appartements du quartier de la Reynerie lors de la “Nuit du Destin”. La menace du mauvais œil hante l'esprit de l'étudiante du Mirail à la veille de ses partiels... » (p. 255).

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Cécile Treffort, Mémoires carolingiennes. L'épitaphe entre célébration mémorielle, genre littéraire et manifeste politique, (milieu VIIIe-début XIe siècle) Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, 383 p.

Mickaël Wilmart

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Cécile TREFFORT, Mémoires carolingiennes. L'épitaphe entre célébration mémorielle, genre littéraire et manifeste politique, (milieu VIIIe-début XIe siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, 383 p.

1 Ce livre, issu d'une habilitation à diriger des recherches soutenue en 2004, est non seulement une étude très fine et habilement menée des pratiques d'inscriptions funéraires à l'époque carolingienne, mais également un outil incontournable pour ceux qui s'intéressent aux rapports entre vivants et morts. En effet, il pose une méthode de travail à partir d'un type de sources trop souvent délaissées et il établit un corpus de 257 inscriptions conservées en France, dont beaucoup sont inédites, réunies en un catalogue bibliographique en fin de volume qui s'avère très utile. Enfin, le corps du texte propose au lecteur la publication d'un certain nombre d'épitaphes, sous forme de photographies ou de transcriptions latines accompagnées de leur traduction. À cette somme d'érudition, s'ajoute un véritable travail d'anthropologie religieuse autour des pratiques mémorielles du Haut Moyen Âge.

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2 Avant de se pencher sur l'analyse textuelle des épitaphes, C. Treffort s'attelle à une étude archéologique de la pratique matérielle de l'inscription pour mettre en contexte une production écrite qui est loin de n'être que littéraire.

3 Il importe dès lors de distinguer les épitaphes, qui interpellent le lecteur, car visibles par chaque passant, des graffitis plus discrets et des endotaphes, inscrites à l'intérieur de la tombe, qui forment un groupe d'écrits « qui n'exigent pas une lecture humaine pour être efficaces » (p. 81). L'endotaphe anticipe une réouverture humaine ou eschatologique de la sépulture en permettant l'identification du défunt et en exprimant sa profession de foi par une citation biblique ou liturgique. Accompagnée parfois d'une croix protégeant le défunt, elle est la garantie du salut de son âme. Elle peut être gravée sur l'envers du couvercle ou sur une plaque de pierre, de plomb ou de bois glissée dans la tombe et peut donc servir d'authentique pour la reconnaissance d'éventuelles reliques. Elle fait partie de ces écritures non publiques auxquelles s'ajoutent les inscriptions nominales sous forme de graffitis sur la pierre d'un autel, une boîte de reliques (châsses ou lipsanothèques) ou sur le parchemin d'un livre liturgique. Ces inscriptions ne figurent que le nom, sans qualificatif, en lettre cursive plus difficile à lire. Il s'agit d'inscriptions ad sanctos manifestant une réelle volonté de personnalisation (bien qu'il existe des cas de listes) d'un lien étroit entre le pèlerin ou le défunt, d'une part, et Dieu et ses saints, d'autre part. Ces noms peuvent également être inscrits en marge des livres liturgiques, associés à un office, ou rassemblés en fin de volume. Jamais prononcés, ils accompagnent pourtant les célébrations par leur présence sur l'autel soit directement dans la pierre, soit dans le livre posé devant le desservant. Véritable obituaire lapidaire, ces listes nécrologiques participent à la célébration continue de la mémoire des disparus sans interaction directe de l'orant.

4 Au contraire, l'épitaphe ou titulus, gravée sur la pierre tombale, une stèle ou sur une maçonnerie voisine, appelle son lecteur à la prière. Si l'épitaphe est un véritable genre littéraire, sa composition s'inscrit totalement dans un ensemble de gestes et de paroles rituelles autour de la mort d'un individu et il convient de la replacer dans son environnement liturgique. Le lien textuel qu'elle crée fait partie intégrante du processus funéraire et son aspect pédagogique constitue une préparation à la mort pour ceux qui la lisent comme pour ceux qui la voient composer de leur vivant. Considérée comme un ornement mettant en valeur le défunt, elle réclame une recherche de qualité dans la calligraphie et une perfection poétique qui nécessite l'intervention de professionnels. Ainsi trois personnages clés, le commanditaire, le rédacteur et l'exécutant, participent à sa conception. Selon un procédé de composition réglé par l'usage de formulaires, elle nomme le défunt (directement ou par acrostiche), date son décès (pour faciliter la célébration d'anniversaire) et établit parfois les circonstances de la mort. Louant les vertus du défunt, elle multiplie les références textuelles par citation, imitation ou allusion qui sont autant de témoignages de la « cohérence d'une culture » (p. 187). C. Treffort montre alors comment ces formules, en apparence stéréotypées, sont en réalité autant de signes d'affirmation d'une société idéale et d'adhésion au projet de l'Empire, d'autant que la pratique des épitaphes est encouragée par la dynastie carolingienne. Matériellement, elle participe à la diffusion de la capitale romaine adoptée pour l'écriture. Idéologiquement, elle affirme l'existence d'une aristocratie franque parée des vertus de noblesse et multipliant les références généalogiques et, surtout, sa part de sang royal. Dans le même temps, le roi d'armes des premières années du règne des Carolingiens se mue en empereur chrétien. Enfin,

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l'appel à la prière adressée au passant est une nouveauté qui renforce la mise en place d'une Ecclesia d'Empire. Alors que les autorités multiplient les efforts de formation religieuse dans le Regnum Francorum, la prière tant incitée est vécue comme un « ciment social de toute première importance » (p. 271) et des fraternités de prières se mettent en place.

5 Sortie d'une approche littéraire, l'épitaphe joue une fonction mémorielle évidente. Par sa pratique, l'écriture se fait médiatrice entre le monde des vivants et celui des morts mais participe également à la diffusion d'un modèle d'empire. L'auteur du livre oscille ainsi entre une connaissance subtile des textes et une réelle capacité de mise en perspective d'un phénomène essentiel dont elle offre de façon exemplaire les éléments utiles à sa compréhension.

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Falk Van Gaver, L'Écologie selon Jésus-Christ. Paris, Éditions de l'Homme nouveau, 2011, 168 p. Préface de Jean Bastaire

Lionel Obadia

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Falk VAN GAVER, L'Écologie selon Jésus-Christ, Paris, Éditions de l'Homme nouveau, 2011, 168 p. Préface de Jean Bastaire

1 Cet ouvrage de Falk Van Gaver relève plus de la prise de position théologique que de l'analyse sociologique à propos de l'engagement, toujours plus manifeste, des religions dans les questions « écologiques ». Il s'ouvre d'emblée sur deux questions majeures « l'écologie est-elle chrétienne ? Le christianisme est-il écologique ? » (p. 11) qui se voient attribuer toutes deux une réponse positive. La réponse à la seconde question apparaît néanmoins traitée de manière plus significative que la première.

2 Tout au long de l'ouvrage, l'auteur va développer ce qui en fait le pivot conceptuel : « l'écologie chrétienne est une écologie intégrale, aussi bien humaine que naturelle » (p. 11), pour s'opposer aux attaques dont la tradition judéo-chrétienne a fait l'objet en matière d'indifférence écologique, voire de responsabilité... Cet intégralisme n'est pas un intégrisme : il fait référence aux textes anciens et récents de l'Église catholique (Bible, discours de Joseph Ratzinger, Compendium de la doctrine sociale de l'Église, cathéchismes, Apôtres, etc.) ou philosophiques mais d'inspiration spirituelle (Charles Péguy, Paul Claudel, Simone Weil...) et suppose « une pensée intégralement écologique parce que pleinement catholique, et une vie intégralement écologique parce qu'intégralement évangélique » (p. 17). Les postulats en sont que nature et culture sont indissociables dans les traditions scripturaires chrétiennes et qu'à ce titre, ces dernières offrent des ressources en matière d'éthique environnementale voire d'une éthique de responsabilité que les pensées « modernes », en désacralisant la nature, n'ont pas su créer.

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3 La critique contre la modernité se déploie alors selon une ligne d'argumentation connue : individualisme forcené, surconsommation, ultra-technicité, inégalités sociales et économiques, périls écologiques... À quoi l'auteur oppose non pas une « décroissance » (séculière) mais une « vraie croissance » (p. 118 sqq.) établie sur un mode de vie frugal et raisonné, sans contradiction avec les injonctions divines (« croissez et multipliez »). Le projet sous-jacent à l'ouvrage est double : celui d'une défense de l'écologie chrétienne assortie à la reconstruction d'une société (de la société) fondée sur les valeurs centrales du christianisme ou de la religion (même si les cultes extrêmes ou néo-orientaux, qui ont gagné du terrain dans le champ de l'écologie religieuse, se voient disqualifiés à l'occasion, p. 29).

4 Mais pour la mise en œuvre d'un tel programme, il fallait que soit levé le problème biblique de la « domination » de l'homme sur le monde au nom de Dieu, qui est une possession de nature contractuelle et réciproque (p. 39), une « alliance » (au sens juif du terme, p. 56), et, ainsi, ne procède pas d'une exploitation unilatérale (p. 33), ce qui unit donc, selon les textes mêmes, le destin de l'Homme et celui de la Nature, dans un ordre unifié. Les exemples empruntés aux sources bibliques et notamment au récit de la Création autorisent l'auteur à poser comme axiome que la creatio ne se conçoit pas sans conservatio (p. 52) et donc que « la destruction de la nature est une offense à Dieu » (p. 63). Le propos, théologique dans ses formes et ses attendus – qui poursuit les intentions de Jean-Paul II, « pape vert » (p. 93), Jean Bastaire, pionnier désigné de l'écologie chrétienne, et Benoît XVI –, ne fait aucun mystère de son caractère de plaidoyer pour un rétablissement du christianisme comme vision du monde, certes, « œcuménique » (p. 96) mais surtout eucharistique (p. 105 sqq.), incommensurable à d'autres, qui dépasserait (sans les réfuter) les catégorisations scientifiques et matérialistes de la Nature.

5 On est loin, évidemment, d'autres approches en termes d'écologie religieuse, celles des sociétés non-occidentales (Descola, 2005 ; Taylor). La lecture de ce livre est instructive s'agissant des attitudes contemporaines du catholicisme face à la montée en puissance d'un écologisme politique. Il laisse néanmoins en suspension la question des rapports entre christianisme et écologisme. L'accent récent du christianisme sur l'écologie participe-t-il d'une écologisation plus que d'un dévoilement de sa « nature » écologique ? Les arguments qui auraient permis de se saisir de cette question sont un peu rapidement évacués (mais ce n'est pas l'objet du livre) : si la « question écologique » est « moderne » (p. 15) les réponses chrétiennes s'inscrivent néanmoins, selon l'auteur dans des « principes éternels » qu'il faut « appliquer (...) aux réalités de son temps » (p. 17). Certes, l'auteur évoque la « conversion écologique » que Jean- Paul II appelait de ses vœux face au sentiment d'urgence environnementale (p. 35-36), mais rapatrie son propos sur une antiquité de l'écologie, « fille de l'Évangile ». Un ouvrage, donc, qui s'inscrit dans la mouvance actuelle des écologies religieuses, et qui poursuit la voie explorée par exemple par René Coste (Dieu et l'écologie, Paris, Éditions de l'Atelier, 1974) et plus récemment par Hélène et Jean Bastaire (Pour une écologie chrétienne, Paris, Le Cerf, 2004) ou encore Olivier Landron (Le catholicisme vert, Paris, Le Cerf, 2008).

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Bernard Vignot, Le phénomène des Églises parallèles Paris, Éditions du Cerf, 2010, 129 p.

Régis Dericquebourg

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Bernard VIGNOT, Le phénomène des Églises parallèles, Paris, Éditions du Cerf, 2010, 129 p.

1 Bernard Vignot, prêtre vieux-catholique de l'Union d'Utrecht publie régulièrement des livrets sur les Églises catholiques gallicanes. On lui doit un répertoire d'Églises et de communautés indépendantes d'origine catholique, (chez l'auteur, Notre Dame de Bondeville, 1994). Il est aussi l'auteur d'un petit ouvrage (de la collection Bref, au Cerf) intitulé Les Églises parallèles. Avec le temps, il s'est imposé comme un connaisseur éclairé du terrain des Églises catholiques non romaines. Cette fois, il passe du lexique à la mise en perspective historique et à la tentative d'explication sociologique du phénomène. Toutefois, en présentant la galerie de portraits de fondateurs d'Églises parallèles, il ne quitte pas tout à fait le genre du recensement.

2 Dans une mise en perspective chronologique, nous apprenons que le courant des Églises gallicanes trouve son origine dans la désobéissance des chanoines du chapitre d'Utrecht. Ces derniers, ayant élu un des leurs comme archevêque, ont ainsi outrepassé les prérogatives papales. Ce fait a entraîné l'ex-communication de l'élu et de celui qui l'avait consacré, le 15 octobre 1724. Les excommuniés et leurs fidèles ayant poursuivi leurs activités religieuses, la communauté est donc devenue schismatique. Elle a perduré sous le nom d'Église vieille-catholique et a engendré d'autres rameaux catholiques non romains. Une autre source d'Église gallicane réside dans la Constitution civile du clergé de 1794 qui créait une Église catholique non romaine offi- cielle.

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3 Nous l'avons dit plus haut : l'auteur présente une galerie de figures de ce courant comme l'abbé Julio (1844-1912), Arnold Harris Mathew (1852-1919), Joseph René Vilatte (1854-1929) dont les vies paraissent peu ordinaires. Le premier a retenu notre attention : Mystagogue, doté d'un charisme spécifique de guérison, il passe du catholicisme romain au catholicisme libéral où il s'accomplit comme guérisseur et auteur de nombreux ouvrages du genre Grands secrets merveilleux pour aider à la guérison de toutes les maladies physiques et morales (1907) en puisant dans le thésaurus catholique romain, notamment dans un vieux bénédictional romain. L'auteur remarque à juste titre que l'Abbé Julio est le prototype du « prélat-guérisseur » qui fut suivi par d'autres. Ces personnages illustrent peut-être le charisme personnel privé proposé par Jean Séguy pour décrire une qualité peu ordinaire reconnue à des prêtres chez qui elle s'ajoute au charisme de fonction.

4 L'auteur élargit son point de vue. Il se penche sur les causes de l'adhésion à ces Églises : on les trouverait d'abord dans leur aspect « traditionnel » manifesté par les messes en latin, les médailles, les statues de saints. Ensuite, il y aurait les aspects magiques car le prêtre de ces Églises est souvent un guérisseur (un thaumaturge) et, enfin, il y aurait un aspect convivial : la faible taille des communautés permet au prêtre d'écouter ses fidèles. L'attention portée aux fidèles serait un atout par rapport aux paroisses catholiques romaines où le prêtre est débordé. Cela, d'autres groupes religieux minoritaires peuvent l'offrir, en particulier les Églises de guérison, les charismatiques et les pentecôtistes, à la fois guérisseurs et conviviaux. Les Églises parallèles abordées dans cet ouvrage existaient quand le catholicisme romain disait la messe en latin et offrait un décorum abondant. Ce catholicisme a gardé son inventaire de miracles, ses messes pour les malades, son onction et ses prières aux saints guérisseurs. L'auteur évalue les positions des Églises parallèles à l'aune de la « tradition », mot qui masque des réalités qui peuvent recevoir une autre appellation.

5 L'auteur identifie trois lois de fonctionnement des Églises gallicanes : la loi d'amplification qui consiste à grossir le nombre de fidèles, la loi d'imitation – elles imiteraient les aspects passéistes « les plus arriérées » des grandes Églises des pays où elles s'installent – et la loi d'émiettement. La spécificité de ces Églises réside sans doute dans la présence simultanée des trois lois car la première ne leur est pas spécifique : la plupart des groupes religieux minoritaires annoncent des effectifs plus importants que celle des cotisants ou des baptisés, l'émiettement étant assez caractéristique du fonctionnement des dénominations et des sectes protestantes qui semblent se fractionner à l'infini.

6 Il y aurait lieu de faire le rapprochement avec les groupes religieux minoritaires à des fins comparatives c'est-à-dire autrement que ne le fait l'auteur. Celui-ci les évoque seulement d'une manière implicite en reprenant quelques mots du vocabulaire des associations antisectes : les dérives, le gourou – terme qui, en l'occurrence, ne désigne pas un maître spirituel mais sert à caricaturer un personnage religieux mal placé dans les rapports de force de l'institution. L'usage de ce vocabulaire laisse l'impression d'une approche moralisante de ce phénomène : l'auteur aiderait à distinguer le bon grain de l'ivraie, les bonnes Églises parallèles et les paroisses de charlatans. Nous pourrions tomber dans le travers du procès d'intention en disant que l'auteur se démarque des concurrents. Il est vrai que publier au Cerf avec la préface d'un évêque catholique romain peut donner à ce prêtre vieux-catholique l'impression d'être du côté des gens sérieux par opposition aux charlatans. L'évêque préfacier appelle au discernement et à

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la vigilance face à ces Églises comme le faisait en son temps monseigneur Jean Vernette vis-à-vis des sectes. En raison des problèmes que rencontre l'Église catholique avec la justice dans de nombreux pays à cause de problèmes de mœurs, les prêtres et les fidèles des Églises gallicanes risquent de lui rendre la politesse et d'appeler à leur tour au discernement et à la vigilance vis-à-vis de l'Église catholique romaine.

7 En dépit de quelques jugements de valeur que l'auteur émet sur certaines pratiques des Églises catholiques parallèles, le livre est utile pour une première approche des ramifications ecclésiales. Il peut inciter à mener des enquêtes de terrain pour mettre à jour des profils sociographiques de fidèles, pour expliquer les causes de l'adhésion, pour analyser leur place sur le marché des biens du salut et pour examiner l'articulation entre la mystagogie et la fonction de prêtre chez ces bien nommés « prélats-guérisseurs ».

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Tisa Wenger, We Have a Religion.The 1920s Pueblo Indian Dance Controversy and American Religious Freedom Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2009, 333 p.

Carmen Bernand

RÉFÉRENCE

Tisa WENGER, We Have a Religion The 1920s Pueblo Indian Dance Controversy and American Religious Freedom, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2009, 333 p.

1 Ce livre passionnant porte sur les controverses qui éclatèrent aux États-Unis dans la seconde moitié du XIXe siècle et qui se poursuivent jusqu'à nos jours, sous des formes diverses, au sujet des danses des Indiens Pueblos et de leur appartenance (ou non) au domaine de la religion. À partir d'une documentation en grande partie de première main, l'auteure développe les enjeux d'un débat à la fois politique, juridique et religieux, en suivant pas à pas les différentes étapes. Les différents groupes de l'ensemble Pueblo – nom colonial espagnol qui signifie peuple et village – faisaient partie, jusqu'au milieu du XIXe siècle, de la Nouvelle-Espagne, puis du Mexique indépendant. En 1846, la guerre du Texas ampute le Mexique d'un vaste territoire septentrional et les Pueblos, parmi d'autres peuples, natifs ou métis (les Hispanos dans la terminologie américaine), intègrent les États-Unis d'Amérique. C'est donc à partir de cette date, surtout dans le dernier tiers du siècle, que l'assimilation de ces Indiens convertis au catholicisme par des franciscains espagnols, au XVIIe siècle, va se poser comme une nécessité. Entre la fin de la Guerre de Sécession et 1933, date de la nomination par le président Franklin Delano Roosevelt, de John Collier à la tête du New Deal for Indians, l'ouvrage présente les arguments assimilationnistes, progressistes ou

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modernistes concernant les superstitions des Indiens qui seront finalement reconnues comme étant une religion à part entière, méritant par conséquent le respect, au nom de la liberté religieuse inscrite dans la Constitution américaine. À partir de la reconnaissance officielle des danses rituelles comme étant l'expression d'une religion, le débat prend une tournure plus politique et devient, au début du XXIe siècle, une revendication qui porte sur le territoire indien et sur l'inaliénabilité des terres sacrées. Le livre se clôt par une réflexion qui dépasse le cadre Pueblo et touche les Native American Indians et leurs droits dans les États-Unis contem-porains.

2 Tel est, de façon succincte, le contenu de ce livre. Mais la richesse de la discussion et l'intérêt théorique de ce cas de figure – les Indiens catholiques – mérite que l'on s'y attarde un peu. Selon une politique missionnaire appliquée partout dans les Amériques, les franciscains ont toléré dans un premier temps les danses et les rites indigènes, qui ont célèbré les fêtes catholiques imposées par les religieux. C'est ainsi qu'il n'y eut pas de contradiction véritable entre la conversion au catholicisme des peuples païens américains et le maintien de coutumes festives comme la danse des oiseaux géants, les Shalako, « messagers des dieux » des Zuñi, qui étaient vus comme une version indigènes des anges.

3 Cette période de tolérance prend fin en 1660, avec la destruction des maisons cérémonielles ou kivas par les religieux et la campagne menée contre la sorcellerie indienne. Les spécialistes de l'Amérique hispanique pourront faire des rapprochements intéressants avec les extirpations organisées par les jésuites au Pérou dans la région de Cajatambo à peu près à la même époque. Nous sommes en présence d'une situation bien connue, caractérisée par une intégration d'éléments païens tolérables dans les pratiques catholiques, intégration remise en cause au XVIIe siècle par la peur de la sorcellerie et de l'idolâtrie. Les Pueblos, unifiés par la répression, se révoltent en 1680 et la Couronne espagnole ne reprendra en main la région qu'en 1692, sans pouvoir vraiment contrôler les Hopis qui restent en dehors de l'influence de la Nouvelle- Espagne.

4 Avec l'indépendance du Mexique, en 1821, les franciscains sont sommés de retourner en Espagne. Quelques années plus tard, les États-Unis annexent un territoire fortement métissé dont la capitale est Santa Fe, et qui devient l'État de New Mexico.

5 Le courant assimilationniste se développe dans les années 1880, au nom de la nécessité de civiliser les populations marginales ou étrangères – les immigrants. À juste titre – et c'est l'un des aspects intéressants du livre – l'auteure met toujours en relation les programmes politiques et les idées dominantes à l'époque, ici la référence principale est Lewis Morgan, le fondateur de l'évolutionnisme culturel. Rappelons que pour lui, tous les peuples en dépit de leurs origines, avaient le même potentiel pour acquérir la civilisation, ce que Condorcet disait près d'un siècle plus tôt à propos de la perfectibilité des hommes. Dominés par les protestants, les assimilationnistes combattent les cérémonies indigènes au nom de la superstition, mais aussi du gaspillage, comme ce fut le cas pour le rite du giveaway pratiqué par les Indiens des plaines et qui impliquait une sorte de potlatch incompatible avec la rationalité économique. L'auteure insiste sur quelques figures marquantes de ce courant, généralement des femmes comme Matilda Coxe Stevenson, première ethnologue chez les Zuñi, ethnologue de l'urgence, ou Mary Disette, qui combat les traditions primitives des Pueblos au nom de la dignité de la femme. Pour les Pueblos, qui se disent catholiques, les cérémonies sont des coutumes qui font partie de cette tradition.

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6 La rigidité des assimilationnistes protestants est contestée par les modernistes de la fin du XIXe siècle et début du XXe siècle, notamment des artistes qui trouvent dans les cérémonies indiennes une source d'inspiration et de renouveau spirituel. Le paradigme théorique a changé et l'évolutionnisme fait place au relativisme culturel de Boas et de Tylor. Beaucoup de détails intéressants pour l'étude des rapports entre le monde des Indiens et les cercles artistiques sont présentés dans le chapitre 2, depuis la création d'une image spirituelle et régionale du Southwest américain jusqu'à l'analyse des tableaux évoquant le lien étroit entre l'Indien et la wilderness dans la peinture. La dimension économique n'est jamais absente puisque l'un des arguments donnés par les modernistes pour le maintien des cérémonies est l'attrait qu'elles offrent pour le tourisme. Le lecteur découvre la personnalité singulière de Mabel Dodge Luhan, riche artiste américaine, partisane des danses rituelles et épouse d'un Indien Taos. Il est regrettable qu'Amy Warburg ne soit même pas mentionné, étant donné le rôle considérable qu'il a joué dans la réinterprétation artistique des rituels Pueblos.

7 Bien évidemment, les danses, fustigées par les uns et louées par les autres, ne sauraient occulter les menaces qui s'abattent sur le monde indien, spolié de ses terres et, par conséquent, de ses traditions. Au sein même des villages indigènes, les progressistes, c'est-à-dire ceux qui ont reçu une éducation dans les écoles protestantes, s'insurgent contre les traditionnalistes, accusés de maintenir les Indiens dans l'ignorance. Parmi ces progressistes, l'auteure campe l'action de quelques leaders, qu'ils soient ou non indigènes, comme John Collier, qui mène une lutte acharnée en faveur des droits des Pueblos à la terre et aux lieux sacrés. Les arguments évolutionnistes n'ont pas disparu puisque les Pueblos, au sein du groupe constitué autour de John Collier, jouissent d'un statut élevé comme étant « the last relics on the continent of the famous Aztecs and the descendants of the Montezumas » (p. 125).

8 Le combat autour des danses rituelles se focalise désormais sur leur prétendue obscénité. Pour les défenseurs des Indiens, en revanche, qui s'appuient sur le livre de Havelock Ellis, The Dance of Life, publié en 1923, les danses sont à l'origine de la religion. L'identification des cérémonies avec la religion, dans le sens occidental du terme, relance le débat. Au nom de la liberté religieuse, les danses doivent être maintenues. Mais en adoptant, pour décrire les festivités indiennes, une définition occidentale de la religion, leur champ se trouve restreint et exclut toute considération non utilitaire de la terre ou toute conception du pouvoir politique. L'auteure analyse les conflits entre la « religion indienne » et l'école, la place des rites initiatiques et leur incompatibilité avec les rythmes scolaires, mais aussi le droit revendiqué par les progressistes de ne pas participer aux cérémonies et leur refus de devenir des objets touristiques.

9 La liberté religieuse au XXIe siècle signifie pour les Indiens la récupération des objets sacrés des musées et des restes humains, l'utilisation du peyotl, les rituels de guérison et de bien-être communautaire. La construction de la religion indienne dépasse le cadre des groupes ethniques, comme c'est le cas du mouvement intertribal pow vow. Enfin, les leaders indigènes développent de nouvelles stratégies qui ne relèvent pas de la liberté religieuse pour récupérer les lieux sacrés, fondées sur le National Historic Places Act (1996) dont il est encore trop tôt pour mesurer l'efficacité.

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Pierre Willoquet, L'ego face au divin. Naissance du moi et expériences mystiques Genève, Éditions Slatkine, 2010, 239 p.

Daniel Vidal

RÉFÉRENCE

Pierre WILLOQUET, L'ego face au divin. Naissance du moi et expériences mystiques, Genève, Éditions Slatkine, 2010, 239 p.

1 Comment penser la relation du « moi » au « sacré », le rapport d'un moi identitaire et relatif à une singularité d'être, à un sacré – un « divin » – au-delà de toute valeur, pure raison d'absolu, que tentent de dire les mystiques, dans leurs expériences fulgurantes ? Sans doute est-il désormais acquis, dans la « quête mystique », que le moi, précisément, est haïssable, et que seul un désinvestissement radical de la créature peut ouvrir la brèche par où le sacré continûment s'éploie. Mais à quelle logique obéissent ce renoncement au « moi » lui-même, comme condition propre de survie de chaque être – et son ouverture, ou son offrande, à ce que l'on conviendra de nommer, avec l'auteur, le « Tout-Autre » ? L'auteur, psychanalyste de filiation jungienne et lacanienne, révoque d'emblée en doute la question telle qu'habituellement posée. De l'« ego » au « divin », du moi au sacré, il n'est pas à rigoureusement parler, de clivage, qui enfermerait paradoxalement l'ego et le sacré dans une incompossibilité fondamentale. Nous ne sommes plus dans un régime de savoir qui dispose l'un en opposition à l'« autre » – l'ego au sacré –, mais dans une conception qui associe l'un à l'autre, en une relation où la « face » du divin est déjà en œuvre en la constitution du moi, et où le moi institue en permanence l'Autre comme sa propre condition.

2 Étrange instance, en effet, que le moi. Sa « naissance » relève du temps même de l'irruption de chacun dans le monde réel – biologique, nativité toujours en quelque lieu dérangeante de l'ordre parental, tissage fragile de travail de chairs et de travail de

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survie à quoi se voue « la mère fusionnelle ». Survie sans cela improbable, insoutenable légèreté, en effet, de l'être naissant. Et déjà, note l'auteur, en cette posture d'extrême dépendance à autrui, le moi progressivement se fonde comme garant de permanence. De tout ce qui le menace et de tout ce qui le préserve, le moi constitue un capital qui va décider, au travers de toute une existence, de cette chance de survivre, et des risques qui s'y agrègent. En méconnaissance de cause, souvent, mais qui fondent la mémoire comme lieu de résolution ou de mise à vif, des tensions, plus tard, que l'on dira psychiques. Ainsi en va-t-il de l'ego, cette « matrice ultime de toute appréhension du monde ». Ego ou moi, l'auteur équivaut l'un à l'autre. Cela pourrait se discuter. Mais l'essentiel est bien dans la qualification de ce « grand incontournable », le moi, venu, dès les primes temps d'une existence singulière, comme affirmation de cette singularité même. Plus encore : le moi n'est pas la conscience, cette mémoire active « productrice de sens » : il en est la condition. Par là, il décide des « catégories cognitives », qui lui permettent de lier en une seule raison pratique, et symbolique, l'« organisme biologique » et ce qui le « prédispose au psychique ».

3 Ancré au plus profond du biologique et de l'organique, le moi, selon l'auteur, a vocation immédiatement psychique, dans la mesure où chaque moment de son institution est évaluation « du réel en lequel (il) s'insère, en vue de sa survie ». Rien d'inné, en cette « vocation », rien d'empirique non plus, qui serait accommodation et assimilation de tel réel par observance d'un modèle externe – mais une construction de l'ego par l'action. Apprendre, remarque l'auteur, est, d'abord, prendre. Prendre précisément ce qui vient d'autrui : « Pour l'être du moi, le réel, c'est l'autre ». Pas d'auto-engendrement, il va de soi, pas d'« auto-référence ». Mais un risque, pourtant, inhérent à cette instance du moi entièrement singularisante parce que toute entière fondée sur une altérité de principe, et de nécessité. Risque « égotique », où le moi est cette « peau », selon les termes de Didier Anzieu, qui colle au corps et le replie sans cesse en lui-même. Tel est pris qui croyait prendre. De là le redoutable piège qui se dispose au centre d'un moi prisonnier de ses conditions premières : être en quelque sorte dévoré par ce qui l'institue en propre. Aussi bien le « moi » atteste de cette « angoisse inimaginable », cette « composante noire », qui gît « au cœur de l'être » comme son destin le plus tragique. Ainsi, pour garder maîtrise de cette issue létale, le « moi » va-t-il « fabriquer un système de cohérence fiable », auquel il va s'adosser tout au long de son existence, mettant à chaque instant à l'épreuve la garantie du réel du monde où il prend naissance. « Nécessité de la répétition », écrit l'auteur, condition pour que du « chaos » de l'origine puisse se déployer le « cosmos » en son universalité, et sa permanence.

4 Il en va de la survie du moi, dont le « drame » est de « rester attaché aux modalités infantiles d'anciennes appréhensions du monde ». Les mythes d'origine proposent en effet une mise en forme et en langage qui ne cessent de solliciter le moi en ses profondeurs. Ces mythes ne viennent pas au moi d'une instance extérieure, mais du moi lui-même en sa capacité – son obligation – à réguler en lui l'ordre du monde. De là, sans doute, les catégories adverses du Bien et du Mal, du péché originel, qui sont autant de constructions mythiques, nommant ainsi le chaos contre quoi, rappelle Paul Ricœur, « lutte l'acte créateur du dieu ». L'ego, propose l'auteur, est requis de prendre en charge ce qui se dira « chute de l'homme » et la conscience malheureuse qui en témoigne, nourrie de culpabilité. Jusqu'à l'extrême bord au-delà duquel le moi s'effondre en tant qu'instance de survie : la mise en jeu d'une « logique de la damnation ». Pour suspendre cette dérive funeste, le moi décide de la logique mythique : il est le lieu « d'une perpétuelle mythologisation de l'existence ». C'est à ce

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prix, et dans la mesure où l'instance du mythe est pleinement appropriée par le moi, que « quelque chose de l'ordre a été transgressé ». Événement capital, qui permet au moi de rompre, par sa dynamique propre, l'enfermement où risquait de le réduire sa volonté de survivre à partir de la seule relation, apaisante et cohérente, avec l'ensemble des « autruis ». On pressent que telle suspension de l'ordre traditionnel du moi est la condition d'invention du « sacré » : se défaire du tout-autrui pour accéder au « tout- autre ».

5 Une « phénoménologie du sacré » devient alors possible. Elle se noue à l'existence du moi comme sa plus haute conquête, événement « ir-rationnel, non clairement définissable, non réitérable, et parfaitement contradictoire ». Encore convient-il que le « moi » se distancie de l'ordre logique des « repères et modalités perceptives » qui lui assurait permanence et cohérence, et qu'il franchisse le pas au-delà, en ce qu'il a « de vertigineux et d'affolant ». On conçoit que tel saut implique une « culbute épistémologique », que l'auteur, de façon tout-à-fait convaincante, compare à l'implosion de la logique dans l'univers des koans. Au demeurant, l'auteur rappelle qu'au cœur de la « psyché humaine », et donc au principe même de la constitution du « moi », et pour les raisons identiques à celles qui composaient le mythe comme harmonique de toute subjectivité en puissance, se lovaient « une indéniable soif du terrifiant, un intérêt immémorial pour l'au-delà, les puissances des ténèbres ». Et que cette « composante noire » inscrit, à-même l'« ego », sa propre volonté de dépossession, en un « sentiment permanent de perte ». C'est en ce sens qu'il faut entendre l'affirmation de Heidegger : « L'abîme du monde doit être éprouvé et enduré ». Mais cette épreuve et cette « souffrance muette » installent, au centre du moi, son principe de perdition. « Le sujet s'ouvre et se vide jusqu'à l'ultime de son être, en accédant à la pleine désintégration de l'organisation antérieure. Ce qu'on éprouve est alors de l'ordre du corporel, de l'indicible, du Tout-Autre ». Ainsi se joignent, en un seul moment de « ravissement », le plus intime du corps et le plus étranger au « moi ». L'ego fait alors bien « face au divin », mais par sa propre dynamique et à raison de ses propres fondements psychiques.

6 Telle est la thèse de l'auteur : le sacré est affaire du « moi », mais un moi parvenu au seuil de la perte, et qui brise la logique même qui rendit possible son institution. Ce bris est effraction, mur de verre éclaté, frontière abolie par le cheminement même du moi. « L'hypothèse du sacré est une puissance agissante en chacun de nous », un « archétype ». Sans doute le concept de « sacré », ainsi que du « divin », peuvent-ils s'entendre bien au-delà, si je puis dire, de toute croyance ou foi. Et l'on ne peut que suivre l'auteur dans sa critique du simplisme « philosophique » de Michel Onfray, en son « Traité d'athéologie ». Car il ne s'agit pas, pour Willoquet, du « dieu » ou d'un ordre de transcendance qui échapperait à l'avènement du moi. Mais de ce qui, au travers de « récits d'expériences », permet à l'auteur d'analyser les conditions existentielles qui autorisent ces « entre-baillements de l'au-delà », cet « éveil » du moi au Tout-Autre, par delà le bien et le mal – Nietzsche : « Tout se passe au plus haut degré de manière involontaire, mais comme dans une tempête de liberté, d'inconditionné, de puissance, de divinité ». En tout « enthousiasme », note l'auteur, et venu du plus profond du moi, l'effroi du corps, ce site premier et ultime de toute singularité, qui s'ouvre ainsi à l'avènement du « sacré ».

7 Si telle expérience ne peut se « dire », si telle effraction ne connaît pas de langue pour l'énoncer, le corps, lui, assume la vérité du « ravissement ». Corps « fractal »,

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propose l'auteur, dans une proximité conceptuelle, me semble-t-il avec Gilles Deleuze : corps multiplié à l'infini en ses « failles et béances ». Mais corps, ici, « figure » et fond de la psyché, cet « organe éminemment ouvert » en tout orient, l'amont l'aval – le « mystère » de l'origine, et le grand saut « au-delà » des frontières du moi. Ainsi le moi, délesté de cadres premiers qui lui permettaient de survivre en un monde cohérent et fiable, est-il en même temps « constamment porté en avant de lui-même ». En une autre logique où temps et espace sont des « réalités souples, fluides, mouvantes, indéterminées » – répliques du « chaos » originel ? L'auteur ne va pas jusqu'à cette conclusion, qui tiendrait pour équivalentes la « transcendance » et la « régression » aux temps premiers du mythe. Mais l'essentiel me paraît être en cette aptitude du moi à produire – par la dynamique propre de son déploiement, et sa capacité à transgresser toute frontière du sens fondée sur une logique de la certitude – du « sacré ». Non que l'on puisse dire aussitôt que le « divin » est constitutif du moi. Mais que le « tout- autre » – qui peut se décliner en « divin » ou en principe de dépassement sans cesse des limites de l'ego – est, en mystique, « le lieu d'engendrement » par le sujet qui habite cet espace au-delà. Au-delà de la limite constituée par « l'altérité relativement accessible » qui, selon Lacan, qualifie l'« autre » en sa présence à la vie à la mort, à quoi s'oppose, ou se substitue l'espace de l'« Autre », ou du « Tout-Autre », « cette instance séparatrice du sujet de ses objets d'amour premier », le moi venant dès lors à son « aliénation » – sa participation à l'altérité radicale.

8 De l'univers « moïque » sécurisant, instance de survie, univers des repères et de leurs certitudes, le basculement s'effectue vers cet au-delà du moi, « ouverture vers un perpétuel inconnu », qui est raison même d'une « perpétuelle néantisation ». Aussi bien l'ego est-il toujours en « situation crucifiante », déchiré entre l'impérieuse nécessité de préserver l'acquis au fondement du moi, et la poussée irréversible vers le franchissement de toute limite, où toute garantie s'effondre, et toute certitude. Mais la lutte de Jacob avec Dieu, qui prendra nom nouveau, « celui-qui-combat-son-Dieu », l'imploration de Job en appelant « à une instance protectrice capable de le protéger contre Dieu », définissent sans doute aussi, au cœur névralgique du « Tout-Autre », la volonté, et la capacité, pour le sujet, de rapatrier en lui, désormais souverain, l'argument d'une « transcendance » enfin mise à nu, et à portée de chaque existence en sa propre singularité.

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Guy Zelis (éd.), Les intellectuels catholiques en Belgique francophone aux XIXe et XXe siècles Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 2009, 394 p.

Frédéric Gugelot

RÉFÉRENCE

Guy ZELIS (éd.), Les intellectuels catholiques en Belgique francophone aux XIXe et XXe siècles, Louvain-la-Neuve, Presses Universitaires de Louvain, 2009, 394 p.

1 L'ouvrage se divise en trois parties, une première consacrée à la théorie et l'historiographie de l'histoire intellectuelle et plus particulièrement des intellectuels catholiques. Les parties suivantes s'appuient toutes sur une biographie, la deuxième déploie cinq parcours différents (deux professeurs, une femme critique et auteur de littérature enfantine, un écrivain engagé), la troisième s'intéresse aux milieux, groupes et réseaux (les Bollandistes, la naissance de la démocratie chrétienne, l'économie des échanges culturel à travers l'action d'un metteur en scène et directeur de théâtre) et la quatrième aux thèmes, enjeux et débats (surtout d'Église entre exégèse et théologie mais aussi la question du fédéralisme en Belgique).

2 L'histoire des intellectuels a progressé d'un paradigme à l'autre. L'histoire des intellectuels catholiques fut plus tardive mais tout aussi féconde. Il fallut d'abord rompre avec l'idée qui pensait impossible une figure de l'intellectuel catholique tant semblait contradictoire les valeurs de l'engagement, héritées de l'esprit critique dreyfusard, et les valeurs d'obéissance et de fidélité, que l'Église réclame de ses fidèles. D'autant que les positions anti-intellectuelles de la hiérarchie sont fondées sur une distinction vivace entre Église enseignante (clercs) et Église enseignée (laïcs). Après d'importants apports sur les circulations des idées et des œuvres à travers

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l'établissement des réseaux de sociabilités, l'ouvrage propose aussi de réinvestir l'étude des contenus.

3 Le livre permet de saisir cette extension du domaine de recherche à la Belgique francophone. À travers différents portraits et études de parcours, il dresse une typologie des intellectuels catholiques belges. Ici aussi domine la variété des parcours, des engagements sans qu'il soit possible de réduire cette profusion à un engagement politique ou à une expertise. En 1924, Mgr Paulin Ladeuze énonce, lors du Congrès de l'Association catholique de la jeunesse belge, une définition de l'intellectuel catholique laïc que l'on retrouve tout le long de l'ouvrage : « ceux qui se consacrent au travail de l'esprit pour lui-même, qu'il s'agisse de science, de littérature ou d'art, et ceux dont la vie se passe à faire découler de la vérité acquise ses applications pratiques dans le domaine politique, économique et social » (p. 102). Réflexion et action se mêlent étroitement. Cette définition très large interroge sur le classement de certains parcours dans le cadre catholique. Si le choix d'un directeur de théâtre convainc – car cet animateur choisit les pièces, incite à l'écriture et détermine indéniablement des orientations culturelles qui font de cet « éveilleur et transmetteur » (p. 278) un propagateur du renouvellement du théâtre de masse catholique alors si fécond –, la présence d'un « grand commis de l'État et “dirigeant” du pilier catholique » (p. 312), André Oleffe, se défend moins facilement. L'intellectuel catholique francophone belge se heurte aux mêmes difficultés que son homologue français, « un rapport obligé et problématique à la hiérarchie ecclésiastique » (p. 37). Néanmoins à la différence de la France, le monde catholique belge n'a connu ni les luttes de la Séparation, qui furent propices en France à l'ouverture d'un champ d'expression autonome des laïcs catholiques, ni la crise de l'Action française, qui ici semble s'être traduite par une soumission à Rome totale et immédiate. L'évolution du catholicisme en Belgique s'est faite « dans la liberté mais sous la protection de l'État, à l'intérieur d'un système de “liberté subsidiée” » (p. 38). La lutte contre le rexisme fut plus décisive et apparaît comme un sursaut de la conscience chrétienne dans la lignée de la « primauté du spirituel » de Jacques Maritain.

4 Autre différence, le nombre de clercs : sept portraits sont évoqués. L'existence d'une Belgique catholique avec ses réseaux, ses milieux, ses écoles, ses revues, formant une véritable contre société, permet certainement une meilleure figuration des ecclésiastiques dans ce monde « intellectuel ». C'est une différence avec la France. Ce nombre important de clercs montre qu'une plus large autonomie est possible dans la Belgique catholique, que l'absence d'une « persécution » ne contraint peut-être pas à un contrôle strict des cadres et à une solidarité de citadelle assiégée. Le rôle des hommes n'est pas négligeable non plus : l'arrivée de Mercier sur le siège de Malines semble donner un peu d'air à tous les savants ecclésiastiques qui tentent de renouveler théologie et exégèse. On y retrouve néanmoins, comme en France, les mêmes tensions avec l'institution, les menaces et le crossage. Ainsi l'abbé Pottier n'échappe-t-il pas à une remise en cause bien que sa stature intellectuelle et ses relations internationales lui permettent de créer un espace d'autonomie pour sa pensée et son action tandis que Jacques Leclercq et Paulin Ladeuze doivent plus d'une fois louvoyer pour éviter toute condamnation.

5 Trois axes d'interventions se dégagent. Ces figures d'intellectuels participent pour nombre d'entre elles de l'éducation et de l'enfance. Infatigable propagandiste de la lutte antimaçonnique, Valentin Brifaut s'investit dans ce qui apparaît comme un des

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champs essentiels de l'action catholique, l'éducation, et le scoutisme en particulier. Jeanne Cappe est une des principales écrivaines de littérature enfantine. Léon-Ernest Halkin est un grand médiéviste et un humaniste chrétien qui, dans son étude d'Érasme, condamne le cléricalisme étouffant et la piété formaliste héritées du Moyen Âge.

6 L'action idéologique et politique n'est pas oubliée avec toute la riche diversité du catholicisme belge : d'un démocrate chrétien comme l'abbé Antoine Pottier à Henry Bauchau en quête d'une troisième voie jusque dans l'ambiguïté de son engagement dans le Service des Volontaires du Travail pendant la guerre entre compromis et compromission, ou du réformateur de l'État belge, André Oleffe, qui accompagne contre son gré la Belgique vers le fédéralisme.

7 Si nombre de créateurs sont évoqués, les médiateurs de culture ne sont pas oubliés tels Oscar Lejeune, animateur de théâtre, ou des critiques comme Jeanne Cappe. Les sciences ecclésiastiques dominent néanmoins avec les bollandistes Victor de Buck, Charles de Smedt et Hippolyte Delahaye, puis dans l'exégèse et la théologie, Paulin Ladeuze et Jean Ladrière.

8 Ces différents acteurs jouent un vrai rôle d'articulation entre le catholicisme et la société civile mais aussi à l'interne entre les courants, la hiérarchie et les fidèles. Les intellectuels catholiques francophones belges ont su irriguer leur société et leur Église. À travers cette variété de parcours se dessine un catholicisme belge fécond, dynamique à la fois sur le plan pastoral et intellectuel mais divisé, confronté à une sécularisation rampante qu'il ne parvient pas à saisir.

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Ouvrages reçus

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OUVRAGES REÇUS

AWAZI MBAMBI KUNGUA Benoît, De la postcolonie à la mondialisation néolibérale. Radioscopie éthique de la crise négro-africaine. Paris, L'Harmattan, 2011, 204 p.

AMGHAR Samir, Le salafisme d'aujourd'hui. Mouvements sectaires en Occident. Paris, Michalon, 2011, 284 p. BOSSIUS Thomas, KAHN-HARRIS Keith, HÄGER Andreas (éd.), Religion and Popular Music en Europe. London, I. B. Tauris & Co. Ltd, 2011, 192 p. BRUENING Michael W., Le premier champ de bataille du calvinisme, conflits et réforme dans le pays de Vaud, 1528-1559, Lausanne, Éditions Antipodes, 2011, 309 p. CHERBLANC Jacques (éd.), Rites et symboles contemporains. Québec, Presses de l'Université du Québec, 2011, 206 p. DU PARC LOCMARIA Marie-Hélène, Tant souffrir et tant aimer selon Etty Hillesum, Paris, Éditions Salvator, 2011, 248 p. EMILIANIDES Achilles (éd.), Religious Freedom in the European Union. Leuven, Belgique, 2011, 418 p. HART Thomas, The Ancient Spirituality of the Modern Maya. Albuquerque, University of New Mexico Press, 2008, 270 p. LEMAIRE Marianne, Les sillons de la souffrance. Représentations du travail en pays sénoufo (Côte-d'Ivoire). Paris, CNRS Éditions/Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 2010, 254 p. LEVILLAIN Philippe et FERRAGU Gilles (publ.), Albert de Mun Hubert Lyautey Correspondance 1891-1914, Paris, Société de l'Histoire de France, 2011, 284 p. MAILLARD Nathalie, La vulnérabilité. Une nouvelle catégorie morale ? Genève, Éditions Labor et Fides, 2011, 387 p. MENTZER Raymond A., MOREIL Françoise, CHAREYRE Philippe (éd.), Dire l'interdit. The Vocabulary of Censure and Exclusion in the Early Modern Reform Tradition. Leiden-Boston, Brill, 2010, 359 p. MOULINE Nabil, Les clercs de l'islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie Saoudite, XVIIIe-XXIe siècle, Paris, PUF, collect. Proche Orient, 2011, 357 p.

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NAGY Piroska, PERRIN Michel-Yves, RAGON Pierre (éd.), Les controverses religieuses. Entre débats savants et mobilisations populaires. Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2011, 148 p. OORD Thomas Jay, The Altruism Reader. Selections from Writings on Love, Religion, and Science. West Conshohocken (PA), Templeton Foundation Press, 2008, 374 p. PIERRET Thomas, Baas et islam en Syrie La dynastie Assad face aux oulémas, Paris, PUF, proche Orient, 2011, 329 p. PORTIER Philippe, VEUILLE Michel, WILLAIME Jean-Pierre (éd.), Théorie de l'évolution et religions. Paris, Riveneuve Éditions, 2011, 254 p. PRESCENDI Francesca, VOLOKHINE Youri (éd.), Dans le laboratoire de l'historien des religions. Mélanges offerts à Philippe Borgeaud. Genève, Labor et Fides, 2011, 664 p. RIDEAU Gaël, SERNA Pierre (éd.), Ordonner et partager la ville (XVIIe-XIXe siècle). Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, 222 p. SHAPIRO Marc B. The Limits of Orthodox Theology. Maimonides' Thirteen Principles Reappraised. Oxford, The Littman Library of Jewish Civilization, 2011, 221 p. SIBON Juliette, Les Juifs de Marseille au XIVe siècle, Paris, Éditions du Cerf, 2011, 585 p.

SILK Jonathan A., Riven by Lust. Incest and Schism in Indian Buddhist Legend and Historiography. Honolulu, University of Hawai'i Press, 2009, 347 p. URBAN Hugh B., The Church of Scientology. A History of a New Religion. Princeton, Princeton University Press, 2011, 268 p.

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