Le Milieu Littéraire En Champagne Sous Les Thibaudiens
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LE MILIEU LITTÉRAIRE EN CHAMPAGNE Marie-Geneviève GROSSEL LE MILIEU LITTÉRAIRE - EN CHAMPAGNE SOUS LES THIBAUDIENS (1200-1270) Tome II PARADIGME 122 bis, rue du Faubourg Saint-Jean 45000 ORLÉANS Medievalia Collection dirigée par Bernard Ribémont n° 15 Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction, par tous procédés, réservés pour tous pays. @ PARADIGME, Orléans, 1994 ISBN 2-86878-135-7 (édition complète) ISBN 2-86878-137-3 (vol. 2) ISSN 1251-571X RECHERCHES SUR LES MOTIFS GACIENS DANS LA LYRIQUE DES PREMIERES GENERATIONS DE TROUVERES. Autour de Gace gravite tout un cercle de poètes qui cultive avec amour l'art du trouver. Pour certains d'entre eux, les envois des chansons ont établi de manière indubitable leurs relations avec le trouvère de Nanteuil, tel Blondel ; pour d'autres, la critique moderne procède par recoupements et déductions, tel Conon ; parfois il faut en rester à un constat d'incertitude, ainsi du Châtelain ou du Vidame. Nous nous sommes penchée sur l'oeuvre de chacun de ces grands poètes mais nous ne pouvons ici' en développer l'analyse, préférant étudier plus longuement les trouvères de notre province sur lesquels il n'existe que des remarques très générales, perdues dans de grandes synthèses. Voici donc en quelques mots ce que l'on peut conclure de possibles échanges entre Gace et les grands trouvères des provinces voisines, ses contemporains. Conon2 semble avoir très peu connu Gace et n'avoir pas subi son influence. On est tenté d'évoquer une sorte de spécialisation de chaque trouvère : Gace et sa fidélité parfaite à un idéal inaccessible ne donnerait pas de lui une image susceptible d'inspirer Conon; mais nous induisons une telle idée de ce que nous savons par ailleurs du trouvère de Béthune, c'est-à-dire ce que nous apprend Villehardouin. Or ce dernier n'a certainement pas voulu tracer de son ami un portrait qui fût en accord avec sa lyrique ! Le plus sage reste de penser que Gace et Conon ne se sont pas connus. Blondel de Nesle a une personnalité poétique marquée3, il s'éloigne souvent des conceptions que Gace développe et sur l'amour et sur l'art du trouver; plus précieux dans ses métaphores, amateur de l'image précise et bien venue, Blondel a le goût du mot ; mais il n'en jouit pas de la même façon que Gace, il en apprécie le poids, la longueur, les sonorités qu'il fera chanter en des rapprochements attendus ou inattendus, bien loin d'en faire scintiller les multiples facettes significatives comme Gace. Ce plaisir formel se retrouve dans la longueur, variable mais souvent étendue, de la strophe, dans les recherches sur une hétérométrie savante avec ses élans et ses ralentis. Une vue d'ensemble de la chanson lui reste étrangère. De Blondel, ses imitateurs retiendront ses schémas rythmiques complexes où il se révéla un maître. Que Gace et Blondel se connaissent, leurs chansons en donnent de nombreuses preuves; pour certains thèmes à la manière de, il serait bien difficile de dire qui imite qui ! Lorsque, par contre, il s'agit d'un motif majeur de la poétique de Gace que Blondel traite en passant, on peut estimer qu'il lui adresse là un amical petit salut; il faut y voir un jeu particulièrement raffiné et subtil et ces clins d'oeil, évidents pour tout auditeur averti, ne transforment pas la structure poétique profonde des chansons du trouvère. La comparaison menée entre Gace et le Châtelain4 aboutit aux mêmes résultats : on trouve assez de traits communs dans leurs chansons pour présumer que tous deux se 1 Celle étude nous paraît cependant essentielle pour ne pas avancer péremptoirement des idées que rien en apparence ne viendrait étayer ; c'est pourquoi nous avons décidé de réserver les démonstrations pour nos Appendices. 2Les chansons de Conon de Béthune. Conon et le Châtelain de Couci ont été étudiés defaçon excellente par J. l-'rappicr dans son cours sur La poésie lyrique. 3L. Wieae, Die LietÚr des Blondel de Nesle. Nous nous sommes largement appuyée sur la thèse de F. W. Marshall, Les poésies de Blondel de Nesle. Pour Blondel, on ajoutera la courte mais suggestive introduction de Françoise l'orrand et Emmanuèle Baumgartner à leurs Poèmes d'amour des X//e et Xllfe siècles, p. 23 et l'introduction de J. Dufounici à son Anthologie de la poésie lyrique française des Xlle et X///e siècles.. 4 A Lerond, Les chansons attribuées au Châtelain de Couci.. connaissaient; dans certaines chansons, on peut aller jusqu'à parler de «citations»l. Mais le Châtelain se soucie peu de l'unité de ses poèmes et le traitement des motifs aussi bien que le ton des chansons révèlent une personnalité différente de celle de Gace. Le Vidame de Chartres2, enfin, est plus varié que le trouvère champenois; il entremêle chansons précieuses, chansons pathétiques, chansons didactiques. Mais presque toujours sa marque est l'extrême soin porté à la structure. Gace partage ce beau souci de l'art. Il serait cependant difficile d'aller plus loin et de déceler une influence du Vidame sur notre poète, puisque nous croyons Gace moins ancien. Blondel comme le Châtelain utilisent surtout la poésie de leur ami pour la citer, la gloser ou la commenter dans quelques chansons qui sont probablement des réponses à d'autres chansons que Gace leur avait envoyées ou dont ils avaient eu connaissance. Nous retrouverons cette technique chez les amis champenois du trouvère de Nanteuil, qu'habituellement on juge plus jeunes, Gilles de Vieux-Maisons, Pierre de Moslins ou Bouchart de Marly ; nous nous permettrons de «passer la frontière» pour examiner sous cet angle l'oeuvre de Gautier de Dargies. Mais nous ouvrirons cette recherche des motifs gaciens dans la lyrique champenoise par l'étude de Guiot de Provins, que nous estimons d'une génération antérieure à Gace, puis par celle d'Aubouin de Sézanne, en qui nous voyons au contraire un contemporain du grand trouvère champenois. 1) Guiot de Provins. L'unique ms. C (=389 B.M.de Berne) nous conservé le souvenir de Guiot de Provins trouvère3. Parmi ses chansons, une seule a été recopiée par plusieurs chansonniers ; presque toutes lui sont disputées par d'autres trouvères4. Nous ne chercherons pas à savoir si le rubricateur de C a accordé ces chansons à Guiot en se fondant sur sa Bible ou s'il s'appuie sur une tradition venue de sa source. Plus intéressante nous paraît la note de G. Roques sur la présence d'un mot régional dans XArmeiire du chevalier, seintur, employé uniquement dans des oeuvres champenoises (Erec et les Récits du Ménestrel de Reims5). De son côté, B.Woledge, en ses études sur la langue de Chrétien de Troyes, opère également des rapprochements avec des tournures régionales employées par Guiot ; cela corroberait la justesse du toponyme de Provins à propos duquel J. Orr avouait un certain scepticisme dû au fait que le poète évoque la France et Blois comme son pays (mais c'est dans la chanson RS 422 qui est probablement du Vidame...) J. Orr affirmait également que les poésies de Guiot sont «conventionnelles de ton» et même «froidement conventionnelles», ce qui est un topos des éditeurs de son époque (1915), et que «si ce n'est assurément pas à (Guiot) que nous devons l'importation de la poésie méridionale dans la France du Nord», «il a été du moins l'un des premiers à l'y cultiver et à contribuer ainsi pour une large part à son envahissante extension»7. N'oublions pas cependant que Guiot a sans doute écrit des chansons dès 1170. 1cf notre Appendice sur ce point particulier. 2H. Petersen Dyggve, Personnages historiques ... Le Vidame de Chartres, (in) N.M XI.V p. 161-185 et XLVI, p. 21-55. Guiot de Provins, oeuvres.. 4la ch. RS 422 a été recopiée par MTAa KNP R UC qui l'attribuent, MTAa au Vidame, N à Gontier de Soignies. Le ms. U apparenté à C donne trois chansons de Guiot ; la dernière et cinquième se trouve dans C seul mais deux fois, avec de minimes variantes. 50. Roques, Notes de lexicologie française, à propos de quelques régionalismes au Moyen Age, p. 105-117 notamment 112 sq. 6B. Woledge, Commentaire sur Yvain (le chevalier au lion) de Chrétien de Troyes. 7 Guiot de Provins, oeuvres, Introduction p. XI et XII. Notre étude portera sur les quatre chansons non disputées, laissant de côté celle du Vidame. Le seul trait qui fasse de Guiot un poète plus influencé par la lyrique d'oc que d'autres auteurs des premières générations est l'importance qu'il accorde au motif de la Joie. On ne peut cependant y voir un exact équivalent du joi des troubadours1 mais il faut noter combien ce motif est traité différemment par Gace qui, sur 115 occurrences, ne l'emploie presque jamais en un contexte positif, sauf pour la joie qui naît du chant, mais place le substantif dans des phrases au futur ou à l'irréel, derrière des verbes niés. Si la joie existe chez Guiot, si elle le tient et si son cuers y maint, elle n'est cependant pas une joie certaine, non pas tant parce que le poète désire plus que ce bonheur d'aimer, mais parce que, chez Guiot aussi, ce motif fonctionne toujours en liaison avec celui de la souffrance, comme l'a montré G. Lavis2. Là encore toutefois, il faut se garder de trop généraliser; chez Gace, la joie en reste à l'état d'espérance : elle est une absence inscrite en creux dans la peine, on peut l'appréhender et la décrire dans la nature en fête, elle n'en reste pas moins étrange ou étrangère et c'est dans le fait même de chanter sa douleur qu'on la retrouve paradoxalement.