Michel Jobert et la Diplomatie Française

Mary Kathleeen WEED

L'image publique d'un homme secret

Michel Jobert et la Diplomatie Française

Éditions Fernand Lanore François SORLOT, éditeur 1, rue Palatine - 75006 A ma mère

ISBN 2-85157-042-0 © Éditions F. Lanore, François SORLOT éditeur, Paris, 1988. AVANT-PROPOS

Ce livre n'est ni une hagiographie ni un plaidoyer en faveur de Michel Jobert, comme son mouvement politique l'aurait peut- être souhaité. Ce n'est pas non plus une somme d'attaques et d'accusations comme d'autres l'auraient désiré. Plus modestement, c'est un travail de recherche réalisé à partir de ma thèse de Doctorat en Études Politiques (Relations Internationales) soutenue en janvier 1982 à l'Institut d'Études Politiques à Paris, sous l'œil bienveillant du Professeur Alfred Grosser. D'autres entrevues de 1982 à 1986 m'ont permis d'étendre ce travail et de l'affranchir d'un certain style universitaire. Construire cet ouvrage sur la base de ma seule thèse était insuffisant et trop académique. J'ai dû repartir enquêter sur le terrain et interviewer des hommes politiques et des fonctionnaires qui ont travaillé avec l'ancien ministre. Quelques mois seulement avant l'arrivée de Michel Jobert au ministère du Commerce Extérieur en mai 1981, ils me parlaient sans hésitation. Par la suite, obtenir des renseignements fut beaucoup plus délicat. La discrétion et la réserve tranchaient avec l'ouverture que j'avais pu apprécier avant que Jobert ne soit nommé ministre en mai 1981. J'ai dû briser ce silence, rechercher les témoins et construire des rapports de confiance avec mes interlocuteurs. Dès le début de mes recherches au printemps 1978 (c'est-à-dire au lendemain des élections législatives) Michel Jobert m'avait fourni des piles de documents, pour compléter, sans doute, mes informations. J'ai conservé et classé soigneusement les documents qui m'ont été remis : des textes officiels, des notes manuscrites, des dossiers de presse en français, anglais, en italien voire en coréen ou en arabe ! Ces informations, ainsi que celles obtenues par la loi sur l'Information aux États-Unis, m'ont aidée à poser les questions importantes et, avec le recul que me confère ma double nationalité irlandaise et américaine, de les poser avec suffisamment d'audace à mes interlocuteurs. J'ai dû ensuite étudier tous les témoignages ainsi recueillis au fil des années pour en tirer l'essentiel sans tenir compte de la subjectivité de chacun. La période d'enfance de Michel Jobert m'a paru la plus délicate à retracer : la rareté, voire la disparition des archives de l'époque du protectorat français au Maroc, la dispersion des témoins qui avaient connu Michel Jobert dans les années d'avant-guerre ont compliqué la tâche. Il y avait, bien sûr, ses livres notamment comme Mémoires d'Avenir, ou l'Autre Regard. Mais sa vision de sa propre enfance est romancée. De plus, il fallait s'habituer à la réserve qu'il manifeste pour tout ce qui le concerne. J'ai travaillé aux côtés de Michel Jobert pendant plus de cinq ans. Il a eu l'occasion de m'ouvrir ses archives, de m'expliquer les subtilités et les roueries de la politique française. Il lui est aussi arrivé de se raconter et même de se fâcher quand j'allais trop loin dans mes investigations, mais il s'est finalement toujours expliqué avec clarté et avec chaleur. Il reste particulièrement attaché à la période 1973-1974 pendant laquelle il était ministre des Affaires Étrangères et qui constitue la toile de fond de ce livre, une période passionnante au cours de laquelle sa personnalité originale due à un cursus peu traditionnel a pu se mettre en valeur. Il est évident que mes écrits n'engagent que moi. Je porte seule la responsabilité de l'interprétation, de la sélection et de l'utilisation des documents sur la vie et les responsabilités de Michel Jobert. Il me faut enfin remercier sincèrement tous ceux et celles qui m'ont aidés — par leur travail ou simplement par leur soutien moral ou amical — dans cette tâche. INTRODUCTION

Le 20 mars 1983, Michel Jobert quitte ses fonctions de ministre d'État, ministre du Commerce Extérieur, qu'il assumait depuis mai 1981. Dix ans auparavant, presque jour pour jour, il était devenu ministre des Affaires Étrangères du deuxième gouvernement Messmer. C'est le seul homme politique de la Cinquième République à avoir été ministre dans un gouvernement de gauche et dans un gouvernement de droite. Inclassable dans le sérail politique, Michel Jobert reste pour beaucoup un mystère. En 1973, on voyait en lui le futur Premier ministre de . La mort du Président met un terme à son ascension. Il attend sept ans avant d'être choisi par le nouvel élu. Avant de le nommer numéro quatre de son gouvernement, François Mitterrand demande aux proches de son entourage de le lui définir. En surface, c'est un haut fonctionnaire métamorphosé tardivement en homme politique. Ce que l'on ne sait pas, c'est qu'avant d'être « l'homme de Pompidou », Jobert avait des idées personnelles et originales qu'il s'efforça de réaliser par la suite, en tant que ministre. On ignore aussi que, pendant près de trente ans, il fut l'éminence grise de nombreuses personnalités de tous bords politiques. A cet égard, il s'inspire autant de Pierre Mendès et du général De Gaulle que de la pensée de Georges Pompidou. Il a également de solides liens d'amitié avec François Mitterrand, chef de « l'opposition » pendant de si longues années. M. Jobert dirige la diplomatie française pendant une année charnière dans les relations internationales : 1973-1974 marque une période, sans précédent depuis 1945, de crises et de tensions dans le monde. On se souvient de ses batailles contre le Goliath américain, ; Jobert est une sorte d'Astérix défendant pied à pied la France devant la puissance américaine. Son action est personnelle, à tel point que Le Monde parle de « diplomatie jobertienne » ! Mais, à quel point sa politique fut- elle indépendante de celle de Pompidou ? On sait que la dernière année de la présidence se distingue des années précédentes. Mau- rice Couve de Murville la qualifie de véritable « infléchissement » dans la diplomatie française. Est-ce dû à la crise internationale qui éclate, mettant la France devant de nouvelles contraintes ? Ou bien, s'agit-il d'une action volontariste des dirigeants français et plus particulièrement de Michel Jobert ? Jusqu'à quel point, cet homme aux pouvoirs limités peut-il imprimer aux événements sa marque personnelle ? Première Partie

PORTRAIT D'UN SOLITAIRE

Français du Maroc, énarque, puis membre des cabinets ministériels, Michel Jobert n'a rien en soi d'exceptionnel dans le monde politique français. Ce qui le rend unique est le fait que cet homme secret et solitaire se crée une silhouette publique pour répondre aux exigences des différentes étapes de sa carrière politique. Son apport personnel dans la gestion des affaires de l'État — à Matignon, à l'Élysée, à la tête du Ministère des Affaires Étrangères puis enfin, sept ans plus tard, au Commerce Extérieur — a une dimension politique certaine.

Chapitre I

L'ENFANCE SOUS LE PROTECTORAT : APPRENTISSAGE DE LA FRANCE

« ... Alors qu'au fond le souvenir était là pour étayer l'action, pour éclairer, pour l'abriter même... » Michel Jobert.

Sous la France de Lyautey Michel Jobert est né le 11 septembre 1921 à Meknès au Maroc. Il vit là-bas jusqu'à l'âge de 18 ans, puis part pour Paris faire ses études à l'École Libre des Sciences Politiques. La guerre éclate en Europe en 1939 et M. Jobert est mobilisé dans le troisième régiment de spahis marocains pour la bataille d'Italie. En 1942, il est grièvement blessé. Son admission à l'École Nationale d'Administration lui offre un avenir assuré dans la fonction publique mais, ses souvenirs d'enfance et de guerre laissent une empreinte indélébile dans la mémoire du jeune homme.

« Je ne sortais pas d'une famille qui roulait sur l'or » répète souvent Jobert. Si, devenu ministre, il insiste sur la pauvreté des siens qui semble relever du mythe car les Jobert étaient des propriétaires assez aisés au Maroc. Le père apportait dans cette aventure un capital personnel mais aussi une solide formation d'ingénieur agronome, avec le souci de réussir, par un travail intense, à monter une entreprise de raffinage d'huile d'olive. Il travaillait aussi pour l'Administration française du Protectorat, qui lui avait concédé des terres. Les Jobert s'installent dans une ferme, perdue dans le bled, à 30 kilomètres de Meknès. Le Maroc comme son voisin oriental, l'Algérie, était un creuset. Sa population se composait à parts inégales de pionniers et d'indigènes. Les nouveaux colons attendaient tout du Maroc. S'ils n'allaient pas acquérir toute la richesse qu'ils avaient espérée, ils y gagnaient du moins le droit de vivre sous la protection de la France. C'était, en quelque sorte, la colonisation du Nouveau Monde. Michel, troisième et dernier enfant des Jobert est né sur le sol marocain. Dès sa naissance, Michel paraît plus fragile que ses frère et sœur. Il évoque très rarement ses premières années, mais elles sont particulièrement difficiles. Cette étape de sa vie contribue à lui forger un caractère combatif qui sous une pointe d'humour ne dédaigne pas l'ironie. « L'homme se construit à partir d'un enfant déjà tout préparé » Sa première éducation, il la doit à sa mère « qui faisait la classe aux trois enfants » précise-t-il. Ses premières influences viennent surtout d'elle. Yvonne, catholique fervente dans un pays dépourvu d'églises ; elle lui apprend des versets de l'Ancien Testament qu'il cite tout naturellement par cœur. Ceci étonnera sur la scène politique. Jobert, devenu agnostique, reconnaît avec ironie : « C'est sans doute une de mes infirmités ». Mais, ses contradictions ne s'arrêtent pas là. Il semble ressentir une grande distance envers son père : « un fils de paysan cabochard. Je tiens un peu ça de lui. » Parce que la famille habitait loin de la ville et parce que Michel était souvent malade, les études primaires des trois enfants étaient faites à la maison. « Depuis mon plus jeune âge, dit-il, l'idéal de ma vie était l'idéal méditerranéen : être assis à l'ombre d'un figuier ou d'un pied de vigne, et ne rien faire sinon jouer de la flûte ». Impertinent, Jobert se moque de lui-même (et de son interlocuteur) car il a toujours beaucoup travaillé. Il a hérité ce goût du travail de sa mère. « Ma mère... C'était une personne très vive. Quand elle était jeune fille au lycée, elle avait toujours terminé ses devoirs la première, et ses camarades de classe lui donnaient du chocolat pour qu'elle se taise ». Aux yeux du jeune garçon, sa mère offrait un émouvant mélange d'optimisme et d'inquiétude. « Elle avait appris l'anglais et le latin pour nous l'enseigner, dit-il. Toute ma vie je me suis adressé à elle quand j'avais des soucis d'ortho- graphe ». Telle est l'image qu'il conserve de cette femme à l'œil vif, « dont la vraie vie était l'inquiétude ». Il vit avec sa famille près des ruines romaines de Volubilis, auprès d'un père que la crise de 1929 frappe durement. Il le revoit partir le matin pour Meknès. Le soir il allait l'attendre au bout du chemin. Au lycée de Meknès, Jobert ne tolère pas plus que quelques jours la stricte discipline de l'internat. Le soir il fallait partir sans que personne ne vous voit. « Quitter le lycée n'était essayé que par les plus gaillards et audacieux des élèves de l'époque » confie un camarade de classe de Jobert. Une corde devait permettre de descendre par la fenêtre, au risque d'être vu par le concierge, ou surtout par le censeur, pour se rendre au cinéma. Néanmoins, il fallait tenter l'expérience. Pour beaucoup en fait, l'internat c'était un peu la prison. Derrière l'apparence d'intransigeance qu'il se donne déjà à douze ans et demi, Michel ne peut cacher une réelle sensibilité. Sa timidité l'incline à se composer une attitude face aux autres. Ses camarades de classe se souviennent : « Intellectuel de la classe, il se mettait le plus souvent dans un coin pour lire quand nous allions jouer au football ». Michel est fort en physique et en chimie. « Il adore le grec, baille en latin et s'intéresse à l'histoire malgré une mauvaise mémoire ». Ceci relève de la fausse modestie ; il a une mémoire d'éléphant. En 4e, Jobert participe à une révélation : « Le professeur de Français est une créature de rêve, superbement habillée et magnifiquement intelligente. Elle essayait d'intéresser ses élèves à la littérature moderne. Elle m'avait aussi prêté, ô horreur à cet âge, un Verlaine non expurgé. Les lycéens n'avaient, évidemment, rien à lire que les manuels de classe, quelques journaux sportifs qu'ils cachaient sous leur pupitre ». Michel dévorait tout celà, ainsi que le Larousse en six volumes. Il profitait de chaque fin de semaine à Meknès pour lire les rares livres trouvés dans la bibliothèque de son père. Il préférait les romans de Victor Marguerite et Zane Grey aux auteurs préférés de son père, comme Anatole France. En politique le fils se considère comme « indifférent ».

« Indifférent » à la politique Ses toutes premières expériences au Maroc apprennent à Jobert trois choses : la tolérance, le goût de la liberté et la recherche du progrès social, sans le conduire toutefois jusqu'à l'engagement politique. Pour ses camarades et lui, deux professeurs jouent un rôle déterminant ; l'un socialiste Monsieur Calvet, l'autre royaliste Monsieur Clerc, qui enseignent l'histoire et la philosophie. A l'époque, le fait de s'expatrier pour un professeur supposait une sorte de vocation, une aspiration à une plus grande liberté que celle offerte par l'Hexagone. Jobert se souvient que son professeur d'histoire parlait essentiellement de la condition paysanne et de la dimension sociale à tel ou tel siècle ; ces deux professeurs l'incitent alors à suivre dans le détail la vie publique française dont il avait déjà un aperçu grâce à la lecture des publications que recevait son père : le Bulletin de Paris, la Revue des Deux Mondes et l'Illustration. A 17 ans, il décide de poursuivre ses études en France. Jusqu'à cet âge, Jobert n'a qu'une perception lointaine et floue de sa patrie. L'histoire, les traditions et les intérêts nationaux de la France sont pour lui des sujets livresques. Cependant, le livre de Mallet et Isaac qui décrit pour tous les lycéens français l'épopée coloniale sous la Troisième République, l'a beaucoup marqué. On sait que les manuels, depuis le Second Empire, accordent la plus grande importance au sens de l'État. Jobert s'est imprégné de ces lectures. Son seul souvenir de la France remonte à l'âge de dix ans lorsqu'il accompagne son père à Paris pour l'Exposition coloniale de 1931. Il est profondément impressionné : « Ce pays inconnu, celui de l'herbe sans effort et de l'eau à volonté... » La France lui paraît déjà réfugiée dans le passé comme « une belle prison- nière volontaire ». De retour au Maroc, Jobert est de nouveau loin des échos de la politique française. Alors qu'en Métropole, les Français doivent faire face à la montée du fascisme, au danger de guerre, à la guerre civile en Espagne, à l'affaire Stavisky et aux multiples idéologies adverses qui s'y opposent comme les mouvements aiguillonnés par l'Action Française. Par ailleurs, les Croix de Feu portant l'uniforme, n'hésitant pas à affronter la police, ne signifient rien pour lui. Tout cela est loin pour les colons du Maroc. A la différence des autres jeunes, peu soucieux des problèmes de l'Europe, Jobert s'y intéresse et prend conscience de sa volonté d'exercer une activité propre à servir la France. Le bac philo passé à Rabat mit fin à son adolescence. Jobert voulait entrer aux Affaires Étrangères... « Pour ne pas être trop empoisonné dans la vie ». Le « boursier » pied-noir A l'université, Jobert est le « boursier » d'Afrique du Nord parmi les « héritiers » de la France des châteaux. Il dit : « Au fond j'étais fier d'être un Français du Maroc, sans bien savoir pourquoi ». Quand Jobert quitte son pays d'origine, il traverse la France en train et arrive gare d'Austerlitz. Un ami l'accompagne, aussi naïf que lui. Leur première nuit parisienne est particulièrement mouvementée à cause des allées et venues dans les couloirs de leur hôtel qui n'était pas à proprement parler un foyer d'étu- diants. Le lendemain de son arrivée, il s'installe dans une résidence de la Cité universitaire. Paris, pour lui, ne pouvait être qu'un lieu d'anonymat son frère, alors à Saint-Cyr, lui écrit : « Paris est une ville dans laquelle on s'affirme ou on périt ». A côté de la richesse intellectuelle et culturelle qu'offrait Paris dans les années trente, la vie au Maroc semblait bien terne. S'il est vrai que le rayonnement des artistes et écrivains de la « rive gauche » dépassait largement les frontières françaises ; d'un autre côté, la France vivait encore les suites de la dépression de 1929. Habitué au soleil et à la blancheur des villes marocaines, Jobert trouvait la capitale triste et terne, sous un ciel le plus souvent gris. Et puis, avec la menace de guerre en Europe la gaieté des années précédentes avait disparu. C'était l'époque de la drôle de guerre, lorsque la France se cachait derrière sa ligne Maginot et que l'armée allemande avançait ailleurs, achevant l'occupation de la Pologne, et l'invasion de la Norvège. Pendant un an, il continue ses études. Juste au moment où Jobert termine sa première année à l'École Libre des Sciences Politiques et à la Sorbonne en mai 1940, les Allemands lancent leur attaque sur les Pays-Bas, puis sur la France. Bientôt il les voit défiler dans la capitale, ayant écrasé toute résistance. Il quitte Paris où il n'a plus rien à faire.

Le jeune officier Peu de temps après le débarquement des Américains en Afrique du Nord, le 9 novembre 1942, les Français du Maroc, d'Algérie, puis de Tunisie reprennent les armes. Jobert rentre au Maroc pour s'inscrire à l'école de Méduna. Il n'a pas 22 ans. Cette expérience va le marquer profondément. Il importe de saisir quelques éléments de cette vie de guerre que Jobert rappelle pour comprendre son action ultérieure. « Méduna est un pays nu comme ma main » explique Jobert en montrant sa main droite pour évoquer ses souvenirs de guerre. Dans les faubourgs éloignés de Casablanca on rassemble un grand nombre de volontaires dans un centre de formation. Les garçons qui se trouvaient là étaient d'origines très diverses. Les niveaux intellectuels différaient et évidemment, les étudiants se retrouvaient. « Avec Jobert, rappellent certains, nous n'avions jamais le sentiment qu'il était un élève comme nous. Il trouvait toujours une réponse astucieuse et parlait aux professeurs d'égal à égal. Il était au niveau de chacun de ses interlocuteurs ». C'est en Italie durant la marche sur Rome qu'il obtient la Légion d'Honneur, à la suite d'une grave blessure, et comme il précise, « par une balle allemande ». Il poursuit sa convalescence dans un hôpital militaire avec humour et résolution, mais non sans se défouler par une ironie cinglante. A une vieille infirmière fière et entêtée qui disait sans arrêt : « moi, je suis de l'autre guerre », sans écouter les cris d'un garçon torturé par la gangrène dans un plâtre mouillé, Jobert observe sèchement : « dommage que vous n'y soyez pas restée Madame ». Il se défend toujours d'avoir eu l'esprit acéré « j'étais très mordant et à 18 ans je me suis aperçu que je blessais mon entourage. Depuis, je me suis tout à fait éteint ». Mais quand il dit cela, son regard brille de malice. En fait, Jobert ne s'est peut-être jamais tout à fait remis de ses dures épreuves. Après cette guerre qui emporte une partie de son épaule, et toute la main droite de son frère Jacques, Michel peut dire : « J'avais 24 ans et je n'avais plus d'illusions... J'avais souffert et surtout vu souffrir ».

Retour en France Nous sommes en 1945. Jobert termine ses études de « ». Il prépare le concours d'entrée à l'Ecole Nationale d'Administration, l'année suivant sa création. C'est alors qu'il rentre à Paris pour ne plus en bouger. Mais il restera toujours une partie de lui-même au Maroc, partie qu'il gardera secrète, peuplée de ses souvenirs doux et amers.

Sa connaissance du Maghreb lui rappelle qu'il existe une autre culture, d'autres valeurs humaines, des vérités qui s'imposent dont il faut tenir compte à côté des valeurs occidentales. A la différence des Français de France, Jobert comprend et parle l'arabe. Il peut comprendre tout aussi bien une pensée en spirale (non linéaire comme en Orient) qu'une pensée rationnelle et cartésienne. Ayant passé une bonne partie de sa vie en dehors de la France, il fait une sorte de va-et-vient entre les deux mondes, d'où sa conviction d'une complémentarité entre le Tiers-Monde et le monde industriel. Mais cela n'explique qu'en partie son personnage. Pétri de contrastes dont il joue habilement, Jobert s'efforce d'accorder sa vie et ses idées. Mais sa soif de nouveauté le fait quelquefois sortir des chemins qu'il s'est lui-même tracés. Sa sensibilité qui co-existe, non sans peine, avec un esprit analytique, trouve à s'exprimer dans une grande agilité intellectuelle faisant appel à l'exemple et au fait. D'où l'apparente contradiction d'un homme qui cherche l'exactitude dans la poésie, et la poésie dans des tâches neutres : « C'est simplement l'itinéraire de ma vie... C'est le fait peut-être de mes structures mentales appliquées à ma vie ». Chapitre II

LE CONSEILLER DES PRINCES : DE PIERRE MENDÈS FRANCE A GEORGES POMPIDOU : 1953-1973

« J'apprenais que pour diriger, il faut respecter, mais ne pas transiger, sauf pour atteindre le but fixé. Je préférais le silence à l'éclat, la per- suasion à la brusquerie. Mais pour- quoi dévier, quand il est plus facile d'aller sans détour ? » Michel Jobert Mémoires d'Avenir

L'apprentissage de la politique Au lendemain de la guerre, Jobert est reçu aisément à l'École Nationale d'Administration. Deux ans passent. Jeune énarque, auditeur à la Cour des Comptes depuis 1948, Jobert ne tarde pas à entrer dans le circuit des cabinets ministériels.

Comme beaucoup d'énarques de l'après-guerre, Michel Jobert suit le chemin de l'élite politique en France. Mais il tient à se démarquer du « profil classique » des jeunes hauts fonctionnaires. Il étouffe dans les couloirs poussiéreux de la Cour des Comptes. L'impatience et le désir de se mesurer aux épreuves quotidiennes de la vie publique, l'emportent sur sa timidité. Il lui faut, néanmoins, attendre rue Cambon, avant de faire partie d'un cabinet ministériel (Travail et de la Sécurité Sociale). Le ministre Paul Bacon avait besoin d'un jeune brillant « technocrate » que l'ENA commence à produire par fournées régulières. Jobert y entre en janvier 1952 mais n'y restera que huit mois dans ce que l'on appelait déjà le « ministère du chômage ». L'automne 1952 lui offre d'autres possibilités. Jobert devient Chargé de mission au Cabinet de Pierre Abelin, Secrétaire d'État aux Finances. Il n'a pas le temps de prendre en main tous les dossiers car en janvier 1953, il retourne chez Paul Bacon pour reprendre sa tâche initiale. Sans regret, car s'il est passionné pour les problèmes sociaux, il ne s'est jamais habitué aux finances. Par ailleurs, Jobert est sollicité par l'ENA pour dispenser quelques cours de Droit social aux jeunes promotions. Quelque vingt ans plus tard, il appellera le meilleur de ses étudiants, Serge Boidevaix, au poste de directeur-adjoint de son cabinet au Quai d'Orsay. Le choix du droit social témoigne de son souci d'être proche de la vie quotidienne. Il se défie toujours de toutes les abstractions, chiffres ou théories, qui dissimulent en fait cette réalité qu'elles prétendent éclairer. Son traitement lui permet de louer une maison près de Paris, à Rueil-Malmaison. Il s'achète une voiture qui le conduira dans tous les coins d'Europe que sa curiosité le poussera à découvrir. Ce sont de « belles années » ; il a moins de 30 ans. Il quittera le Ministère du Travail pour entrer dans le Cabinet d'un homme pour lequel il éprouve vraiment de l'admiration : Pierre Mendès France.

La jeune cour mendèsiste Pourquoi ce désir de travailler auprès du Président du Conseil, ministre des Affaires Étrangères ? Jobert faisait partie de ce que l'on appelait, par opposition à la « vieille Cour isorniste », la « jeune Cour mendèsiste » de la rue Cambon, ceci étant caractérisé par une attitude politique fondée à la fois sur l'idéal démocratique, une attention plus grande portée aux problèmes sociaux, mais surtout la croyance en l'efficacité. Aspirations peu précises mais qui se sont cristallisées autour de Mendès France à l'occasion de son expérience gouvernementale. Jobert admirait Pierre Mendès France pour son courage politique : « J'avais cru son entreprise nécessaire, salutaire et menacée de toutes parts. J'avais accompagné de mes vœux et de ma présence le sursaut qu'il tentait contre nos conservatismes et nos complaisances. Il savait que les chances étaient rares pour qu'une politique, tendue comme un arc, ne soit pas abattue. » Parmi les hommes qui entrent au cabinet de Pierre Mendès France et qui, eux aussi, serviront plus tard la France à des postes éminents, on compte , devenu ministre des Relations Extérieures en mai 1981, Jean-Marie Soutou, Ambassadeur à Alger, puis Secrétaire Général du Quai d'Orsay, et Simon Nora, grand augure économique des gouvernements de gauche et de droite. Jobert évoque l'état d'esprit des membres de ce cabinet : « Pour les hommes de ma génération, celle des classes de la guerre et qui l'avaient faite, pour ceux-là qui souffraient de voir leur pays, faute d'audace et de rigueur, tenu en piètre estime dans le monde et par lui-même, Mendès France était une lueur d'espoir. » Animé d'une sincérité qui, en politique, paraît un peu naïve, Jobert saura traduire dans ses propos la volonté des hommes qui nés au lendemain d'une grande guerre, ont dû, à leur tour, en affronter une autre... après avoir cru à la paix. Il est certain toutefois qu'il s'inspire des convictions profondes aussi bien que des actes publiques du gouvernement Mendès France. Inconsciemment sans doute, il a les mêmes gestes et la même indépendance d'esprit que l'ancien président du Conseil. Plus tard à l'Élysée, il sera regardé, peut-être non sans malice, comme un « mendésiste de droite ». A vingt ans de distance, les deux hommes se succèderont au Quai d'Orsay. On songe à l'idée qu'ils avaient de l'Europe. Pour Jobert, dix, vingt, ou trente années de décalage n'ont pas transformé la nature de la question attachée au concept d'unité européenne. En 1954, il y voit déjà une approche psychologique des problèmes politiques. Son raisonnement n'a d'ailleurs pas changé. Au début des années cinquante, il pensait que l'Europe était prompte à s'endormir. Ministre, vingt ans plus tard, il reste de cet avis. L'échec de Mendès France, alors Président du Conseil, déçoit profondément celui qui croyait tant en cet homme d'idées. Dans ce cabinet prestigieux, Jobert est chargé de tâches qu'il qualifie des « plus modestes : des questions sociales, avec parfois un dossier sur la défense nationale ». Du moins, est-ce sa propre appréciation de son travail et de sa position à l'époque. Le lien entre Pierre Mendès France et Jobert n'a jamais été très fort. Après son trop court passage au pouvoir, Pierre Mendès France a cependant remarqué en 1974 dans Choisir que : « Celui qui a fait la carrière la plus éclatante, c'est en effet Michel Jobert, l'actuel ministre des Affaires Étrangères. Au total, je n'ai pas souvent rencontré Michel Jobert, assez toutefois pour apprécier son intelligence, sa rapidité, et sa capacité de travail. Par la suite, je l'ai un peu perdu de vue ». Il ne faut peut-être pas surestimer les conséquences de la collaboration professionnelle entre les deux hommes ; mais il ne faut pas oublier que peu de gens avaient des rapports très proches avec Pierre Mendès France. C'était un homme plus solitaire que Jobert lui-même ! Quoi qu'il en soit Jobert restera fidèle à son ancien patron. De l'expérience mendésiste il importe de signaler deux choses qui marquent à vie le caractère de Jobert : son souci pour les questions sociales et la dignité de chacun au droit au travail. Il ne les perdra jamais de vue, même dans des fonctions qui paraissent éloignées. Aussi, sa propension à voir les affaires sous leur angle humain l'empêche de devenir ce que d'aucuns qualifient d'« animal politique doté d'une ambition dévorante ». Le cabinet de Mendès France ne tiendra que sept mois et dix- sept jours. A sa dissolution, en février, Michel Jobert est trop déçu et surtout trop impatient pour rester en France. Il désire vivre autre chose et demande à partir avec la délégation française aux Nations-Unies à New York.

Les affaires africaines A son retour, il réintègre la Cour des Comptes et s'y ennuie, comme d'habitude. Il fera tout pour en partir. Une occasion se présente rapidement pour l'Afrique, sans femme ni enfant. De novembre 1956 à juillet 1958, il est directeur du Cabinet de Gaston Cusin, Haut Commissaire de la République Française en Afrique Occidentale Française (AOF). A l'âge de 35 ans, Jobert a des responsabilités plus grandes en Afrique qu'il n'en aurait eues à Paris. L'AOF fédère un territoire de huit États africains peuplés alors de 20 millions d'habitants dont 12 millions de musulmans, autant que l'Algérie. Ils s'étendent de l'Atlantique à la Libye sur la distance de Paris à Moscou. Jobert vit en Afrique une des périodes les plus importantes de la décolonisation française. Il arrive à Dakar au moment où la loi-cadre de 1956 à 1958 va s'appliquer. Les acteurs sont en place pour échanger pacifiquement leurs répliques tandis qu'au Nord se déroule la guerre d'Algérie. Le 1 février 1956 le gouvernement Mollet est investi. Les Socialistes retrouvent enfin le Ministère de la France d'Outre-Mer (F.O.M.) avec Gaston Deferre, qui choisit comme directeur de cabinet , alors gouverneur de la Côte d'Ivoire. Félix Houphouët-Boigny est nommé ministre d'État chargé de la mise en œuvre de la loi-cadre. Le gouvernement, qui durera jusqu'en mai 1957, sera alors remplacé par celui de Bourges Maunoury, avec Gérard Jacquet à la F.O.M. qui demeurera à ce poste quand le jeune Félix Gaillard formera le troisième gouvernement de la législature, le 5 novembre 1957. Toute cette politique repose sur une entente solide avec les dirigeants africains de demain. Jobert a le grand mérite d'assurer avec eux des contacts confiants pour le Haut Commissaire préoccupé comme Gaston Deferre d'éviter que la violence s'installe en Afrique noire comme en Algérie. Il y avait déjà eu des libres consultations en Afrique noire. Celle-ci est un referendum. Tous ces efforts sont récompensés lorsque se déroule sans incident une libre consultation électorale qui désigne des interlocuteurs valables et à laquelle, en pays musulman, des femmes participent. Ainsi, tandis que le Maghreb reste profondément troublé, au Sud du Sahara 13 États accèdent pacifiquement à l'autonomie interne. Durant cette période historique nul doute que Michel Jobert a vécu intensément les problèmes de la décolonisation en Afrique noire. Mais Jobert n'est pas du tout tendre envers certains fonctionnaires en Afrique ; « Gaston Cusin et moi, parce que nous n'appartenions pas à l'administration de la F.O.M., en tirions quelques avantages et de multiples inconvénients ». L'indiscipline était fréquente et il n'avait finalement que mépris pour ces fonctionnaires qui, par lettres personnelles adressées à Paris, essayaient de saper l'autorité de leur Chef, sans avoir le courage de l'affronter... Certains administrateurs de la F.O.M. craignaient que leurs mérites soient moins reconnus dans une autre conjoncture. Ils ne la souhaitaient pas, mais ce n'était pas une attitude générale et Jobert fut surpris de trouver finalement chez eux un sens de la réalité que ni le sentiment, ni l'habitude, ne limitaient à l'extrême. « Il fallait donc prendre quelques décisions pénibles car je n'acceptais pas que l'autorité soit contestée et la tâche pour laquelle nous étions venus compromise ». Jobert ne détaille pas ces « décisions pénibles » justifiées à l'égard des fonctionnaires expérimentés et compétents, par la seule indiscipline. Cusin et Jobert, entourés de spécialistes pour la diplomatie et l'économie apparaissent d'abord comme des corps étrangers dans une administration coloniale jalouse de ses fonctions jusque-là réservées aux élèves de l'école de la F.O.M. On les soupçonne de vouloir changer profondément une administration européenne habituée à traiter tous les problèmes de l'échelon local, sans s'ouvrir aux apports des autres corps. Pour Gaston Cusin qui venait de passer quatre ans en Indochine à créer une Banque centrale au service de trois États associés, en route vers l'indépendance, il était urgent de préparer l'Afrique noire, à passer par une « évolution pacifique », mais rapide de l'Administration directe à l'Assistance technique, assurant la promotion africaine. Son choix par le gouvernement Guy Mollet, pour l'application de la loi-cadre en Afrique Noire est dans cette logique. Sa proche collaboration à l'époque du Front populaire avec Léon Blum et Vincent Auriol lui vaut la réputation, fausse d'ailleurs, d'appartenir au parti socialiste. Mais c'est bien un homme de gauche, heureux de trouver pour le seconder un Français du Maroc, où le Maréchal Lyautey avait su associer, à l'administration traditionnelle, une élite française largement acceptée au service du Sultan. Tous deux vont bientôt réaliser une étroite coopération fondée sur un même sentiment de respect et de confiance pour leurs interlocuteurs africains.

La F.O.M.

Son apparition produisit un curieux effet sur tout le monde : il était apparemment très froid, silencieux et prenait des attitudes très impersonnelles. Il était quelquefois de mauvaise humeur. Troisième personnage officiel à Dakar, il se devait de participer à la vie locale et mondaine. Mais il le faisait sans goût et cela se voyait. Pourtant, dans le travail, tout avait tout de suite très bien marché : Il a su trouver des affinités avec ses collaborateurs. Il habitait alors ce que les Africains appelaient une « case ». C'était, en fait, une immense maison précédemment occupée par Yvon Bourges Il n'en réserve pour lui qu'une partie. « Des cretonnes fleuries », écrit Michel Jobert, « y flottaient dans l'affolement des ventilateurs ». Jean Griesmar, un ami d'Afrique complète : « Jobert s'y était aménagé une pièce pour exposer ses œuvres, dessins, peintures d'un caractère assez humoristique, qui faisaient un peu songer à Raoul Dufy. » Par ailleurs, il disposait de tous les moyens indispensables à sa fonction pour accueillir dignement ses invités : intendant, chauffeur, cuisinier, entièrement à sa disposition : c'était une vie excellente, incomparable avec celle d'un fonctionnaire de son âge en Métropole.

1. Qui devait aussi devenir ministre. Le Sahara Sans avoir à chercher dans les archives secrètes de la décolo- nisation, on peut dire que la France en 1956 pressent la menace que le Maroc devenu indépendant fait peser sur la Mauritanie par des éléments « incontrôlés » soutenus par le Roi. Déjà en mars 1956, le « grand Maroc » (allant au Sud jusqu'à Saint-Louis du Sénégal), est à l'ordre du jour. Depuis 1936, les Français sont dans une position difficile pour négocier avec les Espagnols sur le Sahara occidental. Leurs relations avec le Maroc sont presque rompues depuis le 22 octobre 1956 date de l'arraisonnement de l'avion de Ben Bella et d'autres dirigeants algériens du F.L.N. En deux ans, une action soutenue va recréer une zone de paix au Sahara occidental dans le cadre général de l'A.O.F. Traditionnellement, le gouvernement de la Mauritanie reçoit à Saint-Louis l'hospitalité du Sénégal. Mais bientôt une capitale Nouakchott sortira des sables. Et un chemin de fer drainera vers l'Atlantique aux hauts fourneaux européens les riches minerais du Nord. En fait, par « un heureux hasard », l'avion du ministre marocain des Affaires étrangères, M. Balafrej, au retour des fêtes de l'indépendance du Ghana a du retard et il accepte l'offre que lui fait Cusin de l'emmener avec lui à Dakar. Là il trouve l'hospitalité au Palais en attendant de poursuivre sa route. Durant son séjour, il constate ce que l'on qualifie de « l'atmosphère de confiance qui règne entre Africains et Français ». La détente se produit lorsqu'il déclare à la radio que son Gouvernement désavoue « les bandes incontrôlées » qui provoquent des troubles au Sahara occidental. Mais le problème n'est pas encore résolu. Il faudra un accord avec les Espagnols et entreprendre une opération militaire « chirurgicale » pour rétablir les conditions de la paix, juste à la veille de la crise politique de la IV République. C'est le vice-président du Conseil du gouvernement de la Mauritanie qui demande à la France de préparer une opération militaire au Rio de Oro afin d'écarter une fois pour toutes l'Armée de Libération. L'opération sera mise en place en janvier 1957, sous l'égide du Haut Commissaire qui en a prit l'initiative. Jobert en suit étroitement la préparation avec le général Bourgund et surtout Roger Chambard, conseiller diplomatique. Le but de l'opération est de « faire cesser la pression que des groupes armés venus du Maroc exerçaient sur les frontières puis sur les populations » précise Jobert dans ses Mémoires. Félix Gaillard, Président du Conseil, après avoir recueilli l'accord d' et de Guy Mollet en prend résolument la responsabilité au moment où de graves incidents à la frontière de la Tunisie vont déchaîner l'opinion internationale. On ne commet pas l'erreur de confier à l'aviation le soin de débusquer les rebelles réfugiés derrière la frontière du Sahara espagnol. Ainsi seront évités les graves incidents qui, en Tunisie, suivirent les pertes causées à un hôpital touché par erreur, ce qui traîna la France devant le tribunal des Nations-Unies. L'opération se déroule dans le plus grand secret et va ramener la paix dans une région troublée jusqu'à la fin de la guerre d'Algérie. Les autorités marocaines n'auront connaissance de l'opération que lorsqu'elle sera achevée.

L'A.O.F. « A Dakar, au centre de cette fédération de huit territoires qui connaissait ses dernières heures de puissance et de gloire, tout était vivant, efficace, aisé, quand je pense aux multiples difficultés de la vie administrative en France » souligne Jobert. Les territoires africains font leurs premiers pas sous un régime de la « semi-autonomie ». Il n'est guère surprenant que les institutions nouvelles en Afrique vivent la décolonisation. Pendant ces années formatrices, Jobert apprend les atouts de la négociation et du secret, ainsi que le goût du pouvoir. Avec le Haut Commissaire Cusin, ils se préoccupent de la mise en place des premiers gouvernements des territoires de l'A.O.F. Il fallait jouer « le jeu africain » en suivant toutes les nuances de la solidarité avec la France, c'est-à-dire s'appuyer sur certains « pays amis » en Afrique noire pour assurer la continuité de la présence française dans la région. Par ailleurs, Jobert n'est pas comme son patron, convaincu que la IV République surmontera les remous de la décolonisation. « Je savais que les jours de Gaston Cusin à Dakar étaient comptés ». Déjà dans les antichambres on pensait que Pierre Messmer allait le remplacer et qu'Yvon Bourges lui succéderait à Brazzaville ». Le général de Gaulle reçut Cusin, lui fit grand compliment de son action en AOF et lui dit : « Abandonnez ce poste, Cusin, il n'est plus à votre dimension vous avez mieux à faire ». Il savait, par de semblables ruses, apporter de la quiétude à ses auditeurs. Jobert rencontre le général de Gaulle pour la première fois à la fin de 1956 à Dakar. Leur deuxième rencontre aura lieu dix ans plus tard, quand le Président de la République française demandera au Premier ministre, Georges Pompidou, de lui présenter son directeur de cabinet. Le contact entre les deux hommes s'arrêtera là. A la différence de Cusin, pendant ces dernières années de la IV République, Jobert prévoit le retour du général de Gaulle au pouvoir. Il accueille favorablement la naissance de la V République, qui lui semble prometteuse d'efficacité politique. Mais il ne reniera jamais les hommes de gauche qu'il a suivis dans leurs missions nationales.

L'avènement de la V Michel Debré investi Premier ministre le 9 janvier, forma le premier gouvernement de la V République. Un ministère d'État chargé de la Coopération avec les États africains et malgache est confié à Robert Lecourt qui en novembre 1959 fait appel à Jobert comme directeur de cabinet. Il le suivra lorsque Lecourt sera nommé ministre d'État chargé du Sahara, des Départements et Territoires d'outre-mer, du 24 février 1960 au 23 août 1961. Jobert s'absentera donc de la rue Cambon entre le 10 novembre 1959 et le 23 août 1961. Il s'est de nouveau associé aux décisions qui président à l'évolution de l'Union française vers la Communauté et vers l'indépendance des États africains, et notamment à l'élaboration de la loi-cadre, qui devait assurer cette transition pour l'Afrique noire. Parallèlement, il travaille avec Robert Lecourt, le chef de file du M.R.P. En automne 1961, Jobert est de retour à la Cour des Comptes. La nouvelle République instaurée, Jobert regagne Paris, où il va retrouver sa femme, son fils et la Cour des Comptes, mais il la quittera à nouveau et pour plus longtemps pour aller tra- vailler avec Georges Pompidou. Cusin lui adresse un télégramme d'Afrique, le 1 juin 1958, se déclarant « profondément écœuré » de voir le président Coty méconnaître son action à Dakar : « J'ignorais qu'on attendait de moi de prendre la tête des Comités de Salut Public le 16 mai. » Le 19 juillet 1958, Cusin quitte Dakar comme Messmer y arrive.

2. Robert Lecourt entre dans la vie politique en 1936 comme Président de la Jeunesse démocrate populaire. Il sera ministre de la Justice après la guerre sous cinq gouvernements successifs. Il fut Président du groupe du Mouvement Républicain de l'Assemblée Nationale (1946-1948 et 1952-1957). C'est un Européen convaincu qui est appelé à présider la Cour de Justice européenne à Luxembourg. L'entrée à Matignon Les amitiés s'entrecroisent toujours heureusement avec les péripéties de la vie ou de la carrière de Michel Jobert. Son ami d'internat, François Castex avait épousé la sœur de Mme Claude Pompidou, Jacqueline Cahour. Il semble que c'est elle qui ait suggéré de « penser à Michel ». Lorsque, en avril 1962, Pompidou est nommé Premier ministre, son beau-frère lui conseille de prendre Jobert dans son cabinet. Peine perdue, Pompidou ne parvient pas à le rencontrer. Jobert a quitté Paris au moment des vacances de Pâques « sans laisser d'adresse » ! Jobert passera un an de plus à la Cour des Comptes. En 1963, le Premier ministre décide de compléter son cabinet par la création d'un poste de directeur-adjoint. François-Xavier Ortoli, alors secrétaire général du Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne est conseiller technique au cabinet de Pompidou d'avril à novembre 1962 avant de devenir directeur du cabinet en cette fin d'année. Une fois de plus une nouvelle proposition est faite à Jobert. Un entretien a lieu entre les deux hommes. « Voici les principales étapes de ma carrière... » précise clairement Jobert. La Cour des Comptes, la direction de l'A.O.F., les différents ministères où il avait servi, tout cela sonnait favorablement aux oreilles de Pompidou. Tout, sauf l'expérience mendésiste et Robert Lecourt. Bien sûr, Pompidou, un homme de droite ne veut pas entendre parler des « expériences de gauche ». Jobert fait part au Premier ministre de son désir de ne pas faire de politique. Réponse obscure de Pompidou : « D'accord, vous ne ferez pas de politique, vous ferez de la politique administrative. Mais comme le dit Jobert lui- même : « Nous nous en sommes tenus très longtemps à ce contrat qui était de pure fiction. Reconnaissons-le. Car où est à Matignon, la limite entre l'administration et la politique ? » Jobert ne veut pas faire de politique à proprement parler. Mais déjà l'homme politique émerge petit à petit. Le goût de l'indépendance par rapport au patron n'enlèvera rien à sa fidélité sans faille. Jobert a trop conscience des nécessités politiques et trop envie d'être au cœur des activités pour ne pas envisager un jour, une place plus proche du pouvoir que celle de l'adjoint au directeur de cabinet François-Xavier Ortoli. Il n'y aura que deux critères de choix pour composer le cabinet du Premier ministre comme, ensuite, celui du Président de la République : d'abord, une exigence de loyauté qui le conduit à écarter ceux qui auraient été tentés de jouer double jeu, en servant à la fois le gouvernement et l'opposition, ensuite, la volonté de ne pas recruter des gens connus pour leur trop grande impatience