PAULINE BONAPARTE La fidèle infidèle DU MÊME AUTEUR

Marie-Louise, l'impératrice oubliée (ouvrage couronné par l'Académie française), Editions Jean-Claude Lattès et dans la collection « J'ai lu », série Histoire. GENEVIÈVE CHASTENET

PAULINE BONAPARTE

La fidèle infidèle © 1986, Éditions Jean-Claude Lattès Pour Antoine. Les Bonaparte CHAPITRE PREMIER

Si Napoléon est né le jour de l'Assomption de la Vierge Marie, sa petite sœur Paola Maria vient au monde le jour de Vénus ; le vendredi 20 octobre 1780, à dix heures du soir, sous le signe de la Balance, dans la modeste casa Bonaparte de la via Malerba à . Seize ans plus tôt, son père, Charles-Marie Bona- parte, avait, à dix-huit ans, épousé Letizia Ramolino qui en avait quatorze. Les grossesses de Mme Bona- parte se sont succédé à un rythme méditerranéen et la petite fille qui arrive au foyer de ce couple est leur sixième enfant vivant. Les parents du nouveau-né, hormis l'amour qui les unit, ont peu de points communs : Charles est un jouisseur prodigue, Letizia une « mama » organisée. La petite fille héritera, pour le meilleur et pour le pire, de cette dichotomie. Le père, l'aspect avantageux, les traits réguliers quoique un peu mous, est un homme de plaisir ; il aime le luxe et estime que l'argent est fait pour être dépensé, même si on n'en possède pas. Il a une grande disposition à prodiguer un bien fort illusoire. Son goût pour la magnificence — ses habits viennent du meilleur tailleur — son désir d'éblouir, sa vanité le poussent à gaspiller. Cet apparat de façade dissimule une passion : Charles-Marie veut, à tout prix, trouver des preuves de l'ancienneté et de la noblesse de sa famille. A la suite de multiples démar- ches, il a obtenu, en 1757, du grand-duc de Toscane, le souverain de la Corse, le « droit au patriarcat » et, en 1771, le conseil judiciaire d'Ajaccio déclare à son tour que la noblesse des Bonaparte est prouvée au-delà de deux cents ans. Mais cette heureuse décision ne compense pas le vide de l'escarcelle des Bonaparte; si Charles-Marie passe des heures à effeuiller son arbre généalogique, il ne se soucie guère des chenilles qui attaquent les mûriers de sa petite terre des Milelli. Cependant son intelligence prompte, déliée, sa faculté de discerner très vite les intentions de ses adversaires ont fait de lui un avocat connu de sa ville et lui ont permis, après mille chicanes, de récupérer quelques héritages. Toujours à l'aise, plus homme d'intrigue que d'action, la qualité de son interlocuteur ne le trouble jamais : il a tous les culots. Son assurance, sa vivacité, sa perspicacité, sa connaissance parfaite de la langue française, rare à cette époque en Corse, permettent à ce bel esprit de séduire et de convaincre. M. de Marbeuf, que Louis XV a envoyé à Ajaccio lors de la cession de la ville à la France par les Génois, n'a pas tardé à succomber à ce charme méridional, tout nouveau pour lui : il est devenu le protecteur de la famille Bonaparte. Letizia Ramolino,« belle comme les Amours », qui a épousé Charles-Marie en 1764, est le contraire de son frivole et volage époux. Vertueuse mais sans pruderie, ignorante mais dotée d'un esprit avisé et d'un jugement ferme, cette petite femme, qui a un sens forcené de l'économie, complète efficacement cet homme léger dont elle ne partage guère les goûts ni les manies. Elle voue cependant à son mari un culte d'admiration, de dévouement, et manifeste une indul- gence silencieuse devant ses frasques. Lors des durs combats qu'a livrés la Corse contre les Français, elle suivit Charles-Marie, des nuits et des jours, dans les chemins de montagne, sous la pluie, le vent, le soleil, réchauffant les ardeurs des partisans, exaltant leur bravoure et proclamant : « Il faut se battre jusqu'au dernier, triompher ou périr. » Son époux s'étant finalement assez vite rallié aux troupes du roi de France, elle se retire avec une discrète modestie dans le gynécée; après les temps héroïques succède la grisaille quotidienne. Pleine d'un certain bon sens, peu encline aux chimères volup- tueuses, Letizia doit faire face à un compagnon prodi- gue qu'elle s'interdit de juger. Sans récrimination, pour pouvoir faire bouillir la marmite, la jeune mère, que rien n'abat, opère des miracles d'économie. Plus tard, on lui reprochera sa ladrerie, en oubliant que, durant des années, la crainte de manquer était pour elle chose quotidienne et que son avarice était un réflexe de défense imposé par l'expérience. Les deux aînés ne sont plus à la charge de la famille, mais, grâce au gouverneur de l'île, à celle de Louis XVI : Joseph est au collège d'Autun, Napoléon à celui de Brienne. Les cadets qui sont restés à la casa Malerba, Lucien, cinq ans, Elisa, d'abord appelée Marianna, trois ans, Louis, deux ans, ont accueilli avec curiosité leur petite sœur. Si les parents préfè- rent en général les héritiers, le dicton veut qu' « une belle famille commence par une jolie fille ». Malheu- reusement, Elisa n'a guère été gâtée par la nature; c'est donc avec anxiété puis avec plaisir que les regards se tournent vers la nouvelle venue qui dort dans son berceau. La madre l'a ficelée dans ses langes avec les talismans d'usage : un brin de corail rouge pour la défendre contre le mauvais œil, une feuille d'olivier bénie le jour des Rameaux et des larmes de cierge prélevées à l'église pour lui attirer la bénédic- tion du Ciel. Ces ingrédients doivent protéger le nouveau-né jusqu'au baptême. L'oncle à héritage, l'archidiacre Lucien Bona- parte, a été choisi comme parrain. En attendant ces espérances, la famille doit tenir son rang et recevoir les notabilités de la ville, c'est-à-dire vivre au-dessus de ses moyens. Grâce au comte de Marbeuf, Charles a été nommé conseiller du roi et assesseur au tribunal d'Ajaccio. Cela ne va pas sans quelques obligations sociales. Ces honneurs sont pour Letizia une source de tracas; il lui faut emprunter de la vaisselle, de l'argenterie, des nappes, acheter des chandelles, trou- ver des servantes, déplacer les meubles et surveiller les enfants qui en profitent pour s'échapper dans les rues et auxquels il faudra administrer des fessées proportionnées à l'âge des coupables. A intervalles réguliers, les grossesses se poursui- vent. Au début de 1782, Letizia met au monde Marie Nunziata — qui prendra plus tard le prénom de Caroline — puis, deux ans après, Jérôme. Charles- Marie, qui a dû se rendre à Montpellier pour ses affaires, y meurt d'un cancer à l'estomac le 24 février 1785. Joseph qui l'a assisté dans ses derniers moments s'embarque pour Ajaccio préparer sa mère à cette disparition. Letizia a trente-six ans. « En dix-neuf ans de mariage, dit-elle, je fus mère de treize enfants, dont trois moururent en bas âge et deux en naissant. » Désormais, elle va uniquement se consacrer à ses huit enfants. Les cinq derniers sont entièrement à sa charge avec pour tout avoir de la vigne, quelques pauvres fermes et un peu de bétail. Cet héritage modeste oblige Mme Bonaparte à prendre des disposi- tions pour vivre encore plus modestement. Sur les trois femmes qui l'aident, une seule, Saveria, restera à son service avec trois francs de gages par mois. Quant aux enfants, ils continueront à dormir ensemble sur le même matelas, à même le sol. La literie coûte trop cher. Ce grand bouleversement ne semble pas toucher Pauline. Petite enchanteresse, tout à la joie de vivre, ardente, espiègle, toujours à califourchon sur les rampes d'escalier, au grand dam de la madre. Sans méchanceté aucune, elle aime jouer des tours et, malicieuse, s'amuse à griffonner des pantins sur les parois chaulées ou à imiter la démarche de sa grand- mère, Mme Fesch, véritable fée Carabosse. Des répri- mandes sanctionnent ce manque de respect, mais Letizia reste désarmée par le charme de cette impul- sive créature qui sème la gaieté et le bonheur autour d'elle. Tout ce monde de l'enfance va être balayé par l'apparition du frère inconnu. Le 15 septembre 1786, un bateau arrive de France et amène à Ajaccio le premier Corse devenu officier du roi Louis XVI. Sur le quai, au milieu d'une foule écrasée par la chaleur, Letizia, dentelles noires, atours de cérémonie, Lucien, Louis, Caroline et Jérôme attendent en silence. Seule Pauline harcèle sa mère de questions. Le canot des voyageurs s'éloigne doucement des flancs du grand voilier. A sa proue, une silhouette juvénile en uni- forme bleu roi aux parements écarlates se détache dans le soleil. Napoléon reconnaît, de loin, le clan et saute sur le quai pour se jeter dans les bras de sa mère. Paoletta, si bavarde, est muette de saisissement; ce lieutenant pâle et enflammé de dix-sept ans, surgi de la mer, regarde avec surprise cette sauvageonne de six ans, aux yeux ambrés, qui le dévisage avec ardeur. Pour Letizia, il est grand temps de policer la jeune Pauline. L'école des sœurs devra faire l'affaire. Le grand frère Napoléon reparti vers la France rejoindre son service, la famille se replie sur elle- même et l'argent fait toujours défaut. Le mot d'ordre est de ne pas dépenser un sou, aussi tous sont mis à contribution : Louis et Pauline vont chercher de la farine au moulin, ramassent les pommes de terre, traient les chèvres et les brebis, confectionnent des fromages, gaulent les châtaignes et vendangent la vigne de l'Esposata. La madre n'achète que l'indispen- sable : le riz, le sucre, mais pas le moindre gâteau. Les menus d'hiver sont sévères — soupe d'herbe et de feuilles de chou, de pissenlits, des fenouils accompa- gnés de fèves ou une polenta bien épaisse avec pour tout dessert un petit pain, « le pisticcine » à la farine de châtaigne, et du fromage. La vaisselle est de terre cuite et les couverts sont en bois. Pauline sait que « les malheurs de la marmite, seule la louche les connaît ». On oublie ces repas spartiates au moment de Noël où la viande fait son apparition dans les assiettes. L'Ecos- sais Boswell, lors de son périple en Corse, relate alors que « c'est peut-être le seul pays du globe où le luxe n'a jamais pénétré ». Pauline, qui ignore ce que le superflu peut repré- senter, se trouve parfaitement heureuse et bien déci- dée à dévorer la vie à pleines dents. Mi-sauvageonne, mi-civilisée par les religieuses de son école, elle semble, avec sa grâce naïve, courant les bois, les ravins et les criques des abords d'Ajaccio, échappée d'un vase grec. Cette patrie des chèvres, avec ses chemins à pic sur la mer, ne l'effraie guère. En compagnie de ses amies et de galopins de son âge, elle court comme une folle ; elle quitte ses vêtements pour se plonger dans l'eau ; elle se sèche sur les rochers et, quand la faim se fait sentir, elle cueille les mûres sauvages dans les ronces. Barbouillée, la robe déchi- rée, les souliers crevés, imprégnée de safran, la petite maraudeuse rentre enivrée de soleil, de romarin et de liberté dans la sombre maison de la rue Malerba. Odeurs de paradis, liées à l'enfance et à un bonheur sans mélange qu'elle tentera souvent de retrouver plus tard. En vain. En 1789, la France a la fièvre et le retour de Napoléon et de Joseph apporte un bouleversement dans la quiétude familiale. Tout d'abord par pru- dence, on décroche le trop compromettant portrait du comte de Marbeuf. Les deux frères revoient à Ajaccio leur ami Carl-Andrea Pozzo di Borgo qui sera plus tard un adversaire acharné de Napoléon. La casa Malerba devient alors le rendez-vous du clan des patriotes; aux réunions, la madre tempère l'ardeur des néophytes échauffés par le vin de Sposetto. On discute ferme autour d'un repas frugal qui parfois se termine au petit matin, tandis que les moins résis- tants se sont endormis dans les escaliers ou à même la terre battue. La jeune classe, Louis, Pauline, Caroline et Jérôme, profite joyeusement de ce relâchement de surveillance. Ils vont danser sur les places de la ville, au son d'un violon, la zilimbrina, la conca, la taren- telle. La meneuse y met une telle énergie qu'elle rentre « ensuquée », excitée, bref intenable. Aussi bien, quand l'équipée réintègre la maison, les taloches pleuvent d'abord sur les drôlesses — les jupons sont évidemment plus faciles à relever que les culottes à déboutonner — puis sur les drôles. Ces vigoureuses corrections, aussi consciencieusement administrées qu'inutilement reçues, poussent les enfants à recom- mencer dès le lendemain et cela d'autant plus facile- ment que le désaccord de Napoléon avec Paoli leur laisse le champ libre. En effet, à la maison, on conspire. Le grand frère, plus corse que français, a sans succès tenté un coup de force contre la citadelle d'Ajaccio. Après cet échec, le prudent Paoli l'a désa- voué et depuis la casa Malerba est devenue une vallée de larmes. Pour ajouter aux malheurs de la famille, l'oncle à héritage, l'archidiacre. Lucien, n'en finit pas de décliner sur un matelas de pièces d'or, fruit des économies de toute une vie. Et, comme l'argent manque toujours chez les Bonaparte, on imagine d'envoyer la plus futée du clan chez le mourant avec pour mission, tout en jouant, de tirer quelques louis des profondeurs de son matelas. Divine surprise, la gamine tire un sac, trop lourd pour elle qui se déchire en tombant sur les tomettes, laissant s'échapper des pièces qui s'éparpillent à travers la chambre. Ce bruit insolite sort le vieillard assoupi de sa torpeur, l'excès du mal lui coupe d'abord la parole, lorsqu'il aperçoit la malicieuse Pauline sautillant sur un tapis de louis d'or ou s'accroupissant pour jouer avec ces doublons qui roulent sous les tables. L'importance du péril lui redonne la voix, il crie, la famille accourt à ses hurlements. Letizia, pétrifiée, n'en croit pas ses yeux et les enfants regardent avec étonnement le visage dépité de l'oncle Lucien qui jure par tous les saints que ce trésor lui a été confié et ne lui appartient pas. Tous rient sous cape, mais ramassent néanmoins les jaunets et les remettent au propriétaire qui les compte avec soin avant de les serrer dans leur sac de peau. Cependant l'archidiacre approche de sa fin; le jeune abbé Fesch, demi-frère de la madre, lui adminis- tre les derniers sacrements en présence de la famille. Pauline ainsi que ses frères et sa sœur reçoivent les ultimes conseils et la bénédiction du moribond. Pre- mière image de la mort pour la petite fille de onze ans. A peine l'oncle à héritage a-t-il rendu le dernier soupir que la madre ferme doucement les volets, voile les miroirs et que l'oncle Joseph allume trois cierges au chevet du lit. Pauline, Caroline et Jérôme sont chargés d'éteindre les feux dans l'âtre. Bientôt une foule bruyante envahit la casa pour la veillée, tandis que la pleureuse entame son lamento et, sur un ton de lente mélopée, chante l'éloge du défunt. Cet éloge est largement justifié, lorsqu'on connaî- tra ses dernières volontés : la fortune paraît sourire aux fils comme aux filles Bonaparte. Ces dernières recevront une « dot convenable » mais devront renon- cer à la casa Malerba et au domaine des Milelli. Un an plus tard, accompagné de sa sœur Elisa qui sort de l'école fondée par Mme de Maintenon pour les filles de la noblesse désargentée, Napoléon rejoint la terre natale. Pauline n'éprouve guère de sympathie pour cette grande poseuse ; elle la surnomme « Made- moiselle de Saint-Cyr ». Son aînée, élevée durant huit ans au milieu de jeunes filles de l'aristocratie, affiche du dédain pour la petite paysanne; pis encore, cette pédante parle français avec Lucien. Son frère vient d'accueillir à la casa plusieurs marins de l'escadre de l'amiral Truguet bloquée à Ajaccio par la flotte anglaise. Ces officiers aux uniformes rutilants émer- veillent Pauline, Caroline et Jérôme dont le moindre amusement n'est pas de déranger le duo d'amour qui s'ébauche entre le beau Truguet et Elisa. Mais cette bleuette tourne court : le jeune amiral reçoit de Paris l'ordre de prendre la mer. La dénonciation de la « trahison » de Paoli que Lucien accuse d'être un « agent de l'Angleterre » expose maintenant Letizia et ses enfants à la fureur publique. Toute la Corse non seulement explose de colère contre les Français mais se range derrière Paoli. Aussi, en ce printemps de 1793, les Bonaparte sont-ils déclarés « traîtres, ennemis à la patrie et dignes d'une éternelle exécration et infamie ». Letizia interdit à ses enfants de sortir de la maison et Elisa, la sœur aînée, aide sa mère à calmer leur énervement. La situation devient de plus en plus intenable ; le 25 mai au soir, l'inquiétude tient Letizia éveillée ; elle a reçu de Napoléon un message laconique : « Prepara- tevi, questo paese no è per noi » (préparez-vous à partir, ce pays n'est pas fait pour nous), et son demi- frère Joseph Fesch lui apprend que les délégués de la Convention préparent, depuis deux jours, une expédi- tion punitive sur Ajaccio. Dans la chaleur de la nuit de mai, des hommes armés se glissent rapidement le long de la via Malerba et frappent discrètement à la porte de la casa Bona- parte; leur chef, Costa, se fait reconnaître et, tout essoufflé, lance que les partisans de Paoli les suivent de près et qu'il n'y a pas un instant à perdre. Les portes claquent, des lumières jaillissent derrière les volets clos puis s'éteignent, en hâte on réveille la marmaille, on jette quelques hardes dans les ballu- chons, Elisa met en vrac dans un petit sac de cuir pain, châtaignes, fromages. Letizia confie alors à sa mère Jérôme et Caroline, trop petits pour courir les dangers que comporte la fuite et trop jeunes pour servir d'otages à Paoli. La nuit est orageuse, à peine peut-on deviner, se détachant sur le seuil de la maison, sortir les silhouettes d'une matrone, la tête recouverte d'un voile, d'un ecclésiastique, l'abbé Fesch, d'un jeune garçon et de deux petites filles, Elisa et Pauline. Dans le silence le plus complet, le cortège, entouré des fidèles paysans de Boccognano et de Bastelica, se met en marche à travers la ville enténébrée, bruissante de rumeurs et de cris, et se dirige vers les Milelli. Quelque temps plus tard, les fugitifs aperçoivent de loin les lueurs d'incendie et les lourds tourbillons de fumée qui s'élèvent sur Ajaccio : — Voilà notre maison qui brûle! s'écrie Pau- line. — Qu'importe, répond la mère, nous la rebâti- rons plus belle. Une première halte se révèle précaire et la troupe doit repartir. Dans la campagne endormie, par une nuit noire, sans étoiles au firmament, cette femme de quarante-trois ans, entourée de quelques fidèles et de ses enfants, parcourt des sentiers tortueux où les ronces déchirent les vêtements et ensanglantent les jambes des proscrits. Durant six jours et cinq nuits, l'odyssée se poursuit ; on avance avec peine ; Louis et Pauline, les pieds meurtris, gémissent et grelottent de froid et de peur; pour toute consolation, Letizia leur dit : — Ne pleurez pas, faites comme moi, je souffre et je me tais. Lorsqu'on a quatorze et douze ans, ces beaux conseils sont difficiles à suivre et ce cauchemar provoque chez la petite Pauline un profond boulever- sement qui la marquera toute sa vie. L'immense lassitude des fugitifs les contraint à une halte ; ils se roulent dans des couvertures et, sous la bonne garde des hommes de Costa, s'endorment à même le sol, pour quelques heures seulement, car le temps presse. Talonnés par les bandes de rebelles qui poursuivent les Bonaparte comme du gibier, on reprend la marche; on se taille un chemin dans de vigoureux maquis d'arbousiers, de bruyères, de lentis- ques. Un torrent gonflé par les pluies coupe la route, mais il faut passer à tout prix. Par miracle, un paysan de l'escorte découvre un cheval dans une ferme voi- sine; grâce à lui, tout le monde est transporté en plusieurs voyages sur l'autre rive et la progression peut reprendre par les chemins rocailleux. Après de multiples épreuves, la troupe, les vêtements lacérés, trempée de sueur, dévorée par les insectes, ivre de fatigue, atteint le but tant désiré, une petite crique au bord de la mer. Et tous s'effondrent sur le sable et les galets. Ils se reprennent bientôt et, durant plusieurs heures, ces naufragés de la terre ferme scrutent l'horizon. Un petit navire battant le pavillon républi- cain est en vue ; immédiatement, Letizia et ses enfants allument un feu pour signaler leur présence. Le voilier s'approche et Napoléon, qui cherchait sa famille, fait mettre une chaloupe à la mer. Bientôt leur sauveur les emmène vers Calvi où ils arrivent le 3 juin. En attendant, dans cette grande barque de pêcheur corse, isolés entre le ciel et l'eau, voilà enfin réunis ceux qui bientôt seront Empereur, rois, reines, duchesses, princesses et dont tous les noms résonne- ront avec fracas aux quatre coins de l'Europe. CHAPITRE 2

Un court répit chez les Giubega permet aux fugitifs de reprendre une allure civilisée. Ces riches parents remplacent leurs vêtements en lambeaux et soignent les égratignures. Le 11 juin, ne voulant pas compromettre cette famille généreuse et hospitalière, Letizia, après avoir retrouvé Caroline, Jérôme et Joseph chez leurs cousins Paravicini, décide de s'em- barquer pour le continent. Elle sait maintenant que pour les Bonaparte l'avenir est en France et que la Corse est perdue à jamais. L'arrivée de la tribu désespérée à où elle est accueillie par Lucien n'est pas faite pour la réconforter. La ville a la fièvre, l'anarchie règne, les « citoyens-forçats » qui se sont révoltés donnent libre cours à leur haine : ils ont torturé puis dépecé l'amiral d'Argenson, le major-général de Rochemares et mas- sacré beaucoup d'autres officiers. Lucien finit par trouver à sa famille, démunie de tout, deux chambres dans une maisonnette du fau- bourg de Toulon, à La Valette, et s'occupe de faire légaliser leur arrivée. Les passeports, où figurent les mentions « couturière » pour Letizia, Eliza et Pauline, « écolier » pour Louis, Caroline et Jérôme, les mettent en règle avec les autorités du moment ou du moins ce qui en tient lieu. Leur logeuse, la dame Cormeil, les reçoit avec une chaleureuse bonhomie et se prend d'affection pour les enfants. Ceux-ci retrouvent leur gaieté, notamment Pauline qui, lors de la tragique randonnée, avait été si perturbée que les premiers symptômes de sa forma- tion étaient brutalement apparus. Pendant près de quatre semaines, dans ce pays de soleil et d'oliviers qui n'est pas sans rappeler la Corse, Letizia et ses enfants envisagent l'avenir avec moins de morosité. Ils parviennent à se faire embaucher dans un atelier de couture. Pauline y découvre avec ravissement des étoffes moelleuses, les indiennes légères. Elle brode des jarretières. Dans ce royaume de coquetterie, elle est déjà toute à son affaire. Hélas ! le 12 juillet, Toulon se soulève et secoue le joug des clubistes révolutionnaires; or Lucien est justement un des membres les plus compromis de ces clubs. Aussi bien, sous sa « protection », la famille entasse-t-elle, pêle-mêle, hardes, nourritures et part en hâte se cacher au Beausset puis, comme tout le pays est en insurrection, à Mionac, Bandol et pour finir . Dans la cité phocéenne, le général Carteaux, qui vient de réduire les insurgés, confie à Lucien, rentré en grâce, quelques responsabilités dans l'intendance. Il lui alloue un modeste pécule. Ce salaire va permettre à Letizia et à ses enfants de ne pas mourir de faim et de trouver un toit au numéro 7 de la rue du Pavillon. C'est dans cette ruelle sordide du Vieux-Port, aux pavés disjoints, aux ruisseaux débordants de déjec- tions, qui sent le poisson pourri et l'huile rance, où chiens, chats, poules, cochons se promènent en liberté, que la future princesse Borghèse, la future grande- duchesse de Toscane, le futur roi de Naples, le futur roi de Hollande et leur mère vont loger. Trois petites pièces situées au quatrième étage d'une maison vétuste et où l'on accède par un escalier encrassé. Le mobilier est des plus misérables : trois matelas à se partager, pas de chaises pour s'asseoir, une seule table et une vaisselle de terre et de bois; la plupart des fenêtres sont recouvertes avec du papier huilé et les quelques vitres restantes sont si troubles qu'on ne distingue pas la rue. Letizia n'ose guère sortir : son mauvais français, son fort accent corse attirent trop l'attention. Aussi envoie-t-elle son aînée et Pauline, vêtues comme des clochardes — mais après avoir eu bien soin d'épingler à leurs coiffes des cocardes tricolores — faire la queue devant la boulangerie (le pain ramené devra rassir : il profite mieux) et la boucherie où l'on vend du sang de cheval. Pour échapper à ce huis clos maternel, les deux sœurs musardent dans la ville délabrée. Abandonnées, les maisons nobles aux fenêtres closes sont d'une saleté repoussante, des compagnons martèlent les armoiries qui ornent leurs frontons, la moitié des églises sont fermées, les autres saccagées et les places dépouillées de leurs statues. Les rues aux boutiques noires sont encombrées de marchands de bric-à-brac, quelques rosses tirent des voitures vermoulues; cha- cun passe, vite, l'œil soupçonneux et la démarche inquiète. Comment ne serait-on pas angoissé à la vue des grandes charrettes funèbres qui grincent à travers la cité ! Pour les deux fillettes, elles ont douze et quinze ans, voilà le comble de l'horreur : ce ne sont pas des charrettes de veaux que l'on ramène de l'abattoir, mais d'hommes et de femmes que l'on vient de guillotiner ou d'assommer et dont les membres encore tièdes traînent jusqu'à terre sur le chemin des fosses communes. Comme dans une histoire d'ogre, les petites poucettes fascinées regardent et suivent les filets de sang qui s'écoulent des voitures et tachent le pavé. Tremblantes, le cœur au bord des lèvres, char- gées de leurs provisions, Elisa et Pauline regagnent en hâte la rue du Pavillon. Leur logis sordide où la lumière entre chichement leur paraît un havre de paix. Parfois cependant leur parviennent des clameurs déchirantes, des pleurs, des cris de révolte, des prières qui se mêlent aux voix avinées des bourreaux, ponc- tués par les coups de fouet des charretiers qui emmè- nent leurs victimes se faire « raccourcir ». Ces specta- cles de la mort où l'horreur le dispute à la terreur perturberont à jamais la sensibilité de l'adolescente. Pour l'aider à supporter un traumatisme si pro- fond, Pauline ne trouve en elle aucun secours. Son éducation reste très négligée, sa mère est incapable de s'en charger. Telle une matrone romaine, Letizia vit « à la casa », file la laine, s'occupe du ménage mais n'élève pas ses enfants. Ses filles, livrées à elles- mêmes, poussent comme de jeunes animaux. A cette misère succède, grâce à la protection de Salicetti, non pas l'opulence, du moins la décence. Le deuxième étage de l'hôtel de M. de Cypières, un émigré, est réquisitionné pour les Bonaparte. Et, comme un bonheur n'arrive jamais seul, Napoléon est nommé lieutenant de l'artillerie au siège de Toulon, Lucien engagé comme garde-magasin des denrées entreposées à Saint-Maximin et Joseph promu commissaire de guerre de première classe. Après le taudis, le deuxième étage de la rue du Faubourg-de- semble aux Bonaparte un palais : des tentures de damas, de grandes glaces qui éclairent plusieurs croisées, des cheminées de marbre, des commodes, des fauteuils recouverts de velours d'Utrecht dans le salon, des lits à baldaquin avec matelas de plumes et des armoires remplies de vêtements dans les cham- bres. Une ivresse inconnue s'empare de Pauline et même de la sage Elisa. Ce n'est pas « pigeon vole », mais volent les robes d'indienne, de soie blanche, les fichus de batiste, les caracos de linon. Tout ce déli- cieux superflu tourne la tête des fillettes. Letizia les ramène à la réalité et leur ordonne d'arrêter la sarabande. Il faut maintenant songer à s'établir dans cette ville où les derniers soubresauts de la Terreur promettent encore quelques jours difficiles, aussi la madre se décide à proposer à ses voisins de blanchir leur linge. Elle officie désormais au lavoir avec ses trois filles. Comme le travail est soigné, cela se sait, cela se répète et Letizia attire bientôt une véritable clientèle. Elisa et Pauline livrent le linge à domicile et sont, toutes deux, la meilleure des réclames pour la nouvelle « entreprise » des Bonaparte ; l'exil leur pèse moins lourd. La madre, cependant, reste mélanco- lique mais apprécie la pension qui est faite aux « réfugiés nécessiteux » et qui lui procure 75 livres et 45 livres pour ses cinq enfants de moins de seize ans, sans compter le « pain de munition » qu'elle touche quotidiennement du « bureau des indigents ». Pendant ce temps, Bonaparte vient de remporter une brillante victoire sur les Anglais. Le siège de Toulon est levé. C'est à l'occasion d'une de ces livraisons de linge qu'Elisa et Pauline approchent pour la première fois les Clary. François-Etienne Clary, riche négociant, armateur, propriétaire d'un beau domaine à Istres, sur les bords de l'étang de Berre, se trouve à la tête d'une importante maison de soieries. Il a cinq filles qui bavardent de plus en plus fréquemment avec ces petites Corses. Très vite la curiosité se transforme en amitié. Devinant la gêne de ces déracinés, M. Clary, avec délicatesse, engage Elisa comme gouvernante et apporte une aide financière appréciable à la famille. Les enfants de Letizia sont bientôt accueillis à bras ouverts dans la maison de la rue des Phocéens. L'entreprise de blanchisserie devient maintenant inu- tile, d'autant plus que Bonaparte est depuis le 19 décembre un héros. Letizia saisit cette occasion pour exprimer efficacement sa reconnaissance envers cette généreuse famille. Les Clary avaient été impli- qués, comme une grande partie de la bourgeoisie marseillaise et de la noblesse, dans l'insurrection antirévolutionnaire de la ville; plusieurs de leurs parents avaient été exécutés comme royalistes, toutes les traces de suspicion n'avaient pas disparu à leur égard. La protection du général de brigade Bonaparte, de Joseph et de Salicetti apportée par Letizia allait effacer, en un tour de main, leur passé antirévolution- naire. En cette fin de 1793, Pauline vient d'avoir treize ans, sa grâce, sa beauté, son charme, la douceur de sa voix séduisent les jeunes et les moins jeunes. Sembla- ble à une gazelle échappée du paradis, cette petite fée n'en demeure pas moins fort ignorante, aussi Letizia décide-t-elle d'envoyer ses deux cadettes et le petit à la pension de Mme Daudou. Il n'y avait pas le choix, seule cette institution restait ouverte, les autres ayant été fermées par la Révolution. Cette école ne semble pas avoir été d'un niveau très élevé, comme en témoigne cette requête de la directrice adressée quel- ques années plus tard, après 1804, au préfet des Bouches-du-Rhône : « Il y a trente ans que je suis à Marseille, j'avais la plus belle pension de Marseille, je donnoit d'éducation à tout ce qu'il y avait de grand dans Marseille. J'ai ut l'honneur d'avoir les deus seur cadette de notre Empereur, en pension dans ma maison... Si Monsieur le Compte voulé avoir la charité d'écrire à l'Empereur, il contriburai pour les appointements de la classe chrétienne, il se rappelera bien que jé élevé ces deux sœurs cadette. Quand on a eu l'honneur d'élevé de grand seigneur on mérite une récompense. » En fait, ce sont les filles Clary qui vont « dégros- sir » Pauline et lui apprendre les quelques « bonnes manières ». La fine mouche reçoit cette initiation affectueuse avec gourmandise; le papillon désire intensément surgir de la chrysalide, et les jeunes gens vont bientôt commencer à bourdonner autour de cette femme-enfant. Le climat est au marivaudage. Sous l'œil curieux de sa sœur, Joseph s'éprend de la plus jolie : Désirée. Cette idylle et les gestes des deux jeunes gens dans l'étroit logis de l'hôtel de Cypières apportent, sans complication, à l'indiscrète Pauline le plus clair de son éducation amoureuse. Les esprits sont précoces en Corse, les Français sont plus réservés, et, lors des petites soirées théâ- trales organisées chez les Clary, Pauline les trouve empruntés et ridicules dès qu'ils essaient de paraître émus. En fait, la beauté merveilleuse de leur parte- naire devait intimider ces comédiens en herbe. Sur ces entrefaites arrive l'ouragan Napoleone. Ce frère étrange, au visage jaunâtre, aux pommettes saillantes, à la tignasse aussi noire qu'hirsute et qui flotte dans son uniforme, est émerveillé par cette petite sœur de quatorze ans. Mais il s'émeut autre- ment devant Désirée Clary. Que Joseph l'aime, peu importe. Il décide immédiatement que ce bijou de femme, piquante, aimable, spontanée, sera son épouse. Joseph n'a qu'à se rabattre sur Julie, la sœur aînée, aussi laide que vertueuse. Au printemps de 1795, Napoléon, chargé de la surveillance des côtes, s'installe avec son état-major au château Sallé et y fait venir sa famille. Junot, ex- sergent « La Tempête », aide de camp du général, accompagne son chef dans cette grande bastide et s'éprend de Pauline. La vision de cette naïade qu'il avait surprise une fin d'après-midi, à Antibes, alors qu'elle se baignait dans sa toute juvénile nudité, ne cesse de le poursuivre ; sa coquetterie de fruit vert l'a enflammé. Il en perd le boire et le manger. Il tremble à ses côtés. Comment apprivoiser cette biche insaisissa- ble qui court la campagne, accorde au soleil l'honneur UAND on demanda à Pauline Bona- Q parte si cela ne l'avait pas gênée de poser nue pour le sculpteur Canova, elle répondit : "Non, l'atelier était bien chauffé". Pauline Bonaparte, que l'on surnomma "la plus belle femme de son temps", était voluptueuse, frivole, et n'en rou- gissait pas. Epouse du général Leclerc, puis du prince Borghèse, elle traversa le Directoire, le Consulat et l'Empire en faisant beaucoup d'heureux. Fait rare, elle sut garder l'amitié de tous ses amants. Car cette femme légère avait une vertu : la fidélité. En une époque où les renversements d'alliances étaient fréquents, elle n'accepta jamais de trahir Napoléon. A l'en- contre des autres membres de sa famille, dans la gloire comme dans les souffrances, elle resta d'un inébranlable attachement à son frère. Geneviève Chastenet retrace, avec verve, la vie mouvemen- tée d'une des figures les plus attachantes et les plus contro- versées du clan Bonaparte. Spécialiste de l'histoire napoléo- nienne, elle a déjà publié, aux Editions Jean-Claude Lattès, une réhabilitation remarquée de la mère de l'Aiglon, Marie- Louise, l'impératrice oubliée. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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