PAULINE BONAPARTE La fidèle infidèle DU MÊME AUTEUR Marie-Louise, l'impératrice oubliée (ouvrage couronné par l'Académie française), Editions Jean-Claude Lattès et dans la collection « J'ai lu », série Histoire. GENEVIÈVE CHASTENET PAULINE BONAPARTE La fidèle infidèle © 1986, Éditions Jean-Claude Lattès Pour Antoine. Les Bonaparte CHAPITRE PREMIER Si Napoléon est né le jour de l'Assomption de la Vierge Marie, sa petite sœur Paola Maria vient au monde le jour de Vénus ; le vendredi 20 octobre 1780, à dix heures du soir, sous le signe de la Balance, dans la modeste casa Bonaparte de la via Malerba à Ajaccio. Seize ans plus tôt, son père, Charles-Marie Bona- parte, avait, à dix-huit ans, épousé Letizia Ramolino qui en avait quatorze. Les grossesses de Mme Bona- parte se sont succédé à un rythme méditerranéen et la petite fille qui arrive au foyer de ce couple est leur sixième enfant vivant. Les parents du nouveau-né, hormis l'amour qui les unit, ont peu de points communs : Charles est un jouisseur prodigue, Letizia une « mama » organisée. La petite fille héritera, pour le meilleur et pour le pire, de cette dichotomie. Le père, l'aspect avantageux, les traits réguliers quoique un peu mous, est un homme de plaisir ; il aime le luxe et estime que l'argent est fait pour être dépensé, même si on n'en possède pas. Il a une grande disposition à prodiguer un bien fort illusoire. Son goût pour la magnificence — ses habits viennent du meilleur tailleur — son désir d'éblouir, sa vanité le poussent à gaspiller. Cet apparat de façade dissimule une passion : Charles-Marie veut, à tout prix, trouver des preuves de l'ancienneté et de la noblesse de sa famille. A la suite de multiples démar- ches, il a obtenu, en 1757, du grand-duc de Toscane, le souverain de la Corse, le « droit au patriarcat » et, en 1771, le conseil judiciaire d'Ajaccio déclare à son tour que la noblesse des Bonaparte est prouvée au-delà de deux cents ans. Mais cette heureuse décision ne compense pas le vide de l'escarcelle des Bonaparte; si Charles-Marie passe des heures à effeuiller son arbre généalogique, il ne se soucie guère des chenilles qui attaquent les mûriers de sa petite terre des Milelli. Cependant son intelligence prompte, déliée, sa faculté de discerner très vite les intentions de ses adversaires ont fait de lui un avocat connu de sa ville et lui ont permis, après mille chicanes, de récupérer quelques héritages. Toujours à l'aise, plus homme d'intrigue que d'action, la qualité de son interlocuteur ne le trouble jamais : il a tous les culots. Son assurance, sa vivacité, sa perspicacité, sa connaissance parfaite de la langue française, rare à cette époque en Corse, permettent à ce bel esprit de séduire et de convaincre. M. de Marbeuf, que Louis XV a envoyé à Ajaccio lors de la cession de la ville à la France par les Génois, n'a pas tardé à succomber à ce charme méridional, tout nouveau pour lui : il est devenu le protecteur de la famille Bonaparte. Letizia Ramolino,« belle comme les Amours », qui a épousé Charles-Marie en 1764, est le contraire de son frivole et volage époux. Vertueuse mais sans pruderie, ignorante mais dotée d'un esprit avisé et d'un jugement ferme, cette petite femme, qui a un sens forcené de l'économie, complète efficacement cet homme léger dont elle ne partage guère les goûts ni les manies. Elle voue cependant à son mari un culte d'admiration, de dévouement, et manifeste une indul- gence silencieuse devant ses frasques. Lors des durs combats qu'a livrés la Corse contre les Français, elle suivit Charles-Marie, des nuits et des jours, dans les chemins de montagne, sous la pluie, le vent, le soleil, réchauffant les ardeurs des partisans, exaltant leur bravoure et proclamant : « Il faut se battre jusqu'au dernier, triompher ou périr. » Son époux s'étant finalement assez vite rallié aux troupes du roi de France, elle se retire avec une discrète modestie dans le gynécée; après les temps héroïques succède la grisaille quotidienne. Pleine d'un certain bon sens, peu encline aux chimères volup- tueuses, Letizia doit faire face à un compagnon prodi- gue qu'elle s'interdit de juger. Sans récrimination, pour pouvoir faire bouillir la marmite, la jeune mère, que rien n'abat, opère des miracles d'économie. Plus tard, on lui reprochera sa ladrerie, en oubliant que, durant des années, la crainte de manquer était pour elle chose quotidienne et que son avarice était un réflexe de défense imposé par l'expérience. Les deux aînés ne sont plus à la charge de la famille, mais, grâce au gouverneur de l'île, à celle de Louis XVI : Joseph est au collège d'Autun, Napoléon à celui de Brienne. Les cadets qui sont restés à la casa Malerba, Lucien, cinq ans, Elisa, d'abord appelée Marianna, trois ans, Louis, deux ans, ont accueilli avec curiosité leur petite sœur. Si les parents préfè- rent en général les héritiers, le dicton veut qu' « une belle famille commence par une jolie fille ». Malheu- reusement, Elisa n'a guère été gâtée par la nature; c'est donc avec anxiété puis avec plaisir que les regards se tournent vers la nouvelle venue qui dort dans son berceau. La madre l'a ficelée dans ses langes avec les talismans d'usage : un brin de corail rouge pour la défendre contre le mauvais œil, une feuille d'olivier bénie le jour des Rameaux et des larmes de cierge prélevées à l'église pour lui attirer la bénédic- tion du Ciel. Ces ingrédients doivent protéger le nouveau-né jusqu'au baptême. L'oncle à héritage, l'archidiacre Lucien Bona- parte, a été choisi comme parrain. En attendant ces espérances, la famille doit tenir son rang et recevoir les notabilités de la ville, c'est-à-dire vivre au-dessus de ses moyens. Grâce au comte de Marbeuf, Charles a été nommé conseiller du roi et assesseur au tribunal d'Ajaccio. Cela ne va pas sans quelques obligations sociales. Ces honneurs sont pour Letizia une source de tracas; il lui faut emprunter de la vaisselle, de l'argenterie, des nappes, acheter des chandelles, trou- ver des servantes, déplacer les meubles et surveiller les enfants qui en profitent pour s'échapper dans les rues et auxquels il faudra administrer des fessées proportionnées à l'âge des coupables. A intervalles réguliers, les grossesses se poursui- vent. Au début de 1782, Letizia met au monde Marie Nunziata — qui prendra plus tard le prénom de Caroline — puis, deux ans après, Jérôme. Charles- Marie, qui a dû se rendre à Montpellier pour ses affaires, y meurt d'un cancer à l'estomac le 24 février 1785. Joseph qui l'a assisté dans ses derniers moments s'embarque pour Ajaccio préparer sa mère à cette disparition. Letizia a trente-six ans. « En dix-neuf ans de mariage, dit-elle, je fus mère de treize enfants, dont trois moururent en bas âge et deux en naissant. » Désormais, elle va uniquement se consacrer à ses huit enfants. Les cinq derniers sont entièrement à sa charge avec pour tout avoir de la vigne, quelques pauvres fermes et un peu de bétail. Cet héritage modeste oblige Mme Bonaparte à prendre des disposi- tions pour vivre encore plus modestement. Sur les trois femmes qui l'aident, une seule, Saveria, restera à son service avec trois francs de gages par mois. Quant aux enfants, ils continueront à dormir ensemble sur le même matelas, à même le sol. La literie coûte trop cher. Ce grand bouleversement ne semble pas toucher Pauline. Petite enchanteresse, tout à la joie de vivre, ardente, espiègle, toujours à califourchon sur les rampes d'escalier, au grand dam de la madre. Sans méchanceté aucune, elle aime jouer des tours et, malicieuse, s'amuse à griffonner des pantins sur les parois chaulées ou à imiter la démarche de sa grand- mère, Mme Fesch, véritable fée Carabosse. Des répri- mandes sanctionnent ce manque de respect, mais Letizia reste désarmée par le charme de cette impul- sive créature qui sème la gaieté et le bonheur autour d'elle. Tout ce monde de l'enfance va être balayé par l'apparition du frère inconnu. Le 15 septembre 1786, un bateau arrive de France et amène à Ajaccio le premier Corse devenu officier du roi Louis XVI. Sur le quai, au milieu d'une foule écrasée par la chaleur, Letizia, dentelles noires, atours de cérémonie, Lucien, Louis, Caroline et Jérôme attendent en silence. Seule Pauline harcèle sa mère de questions. Le canot des voyageurs s'éloigne doucement des flancs du grand voilier. A sa proue, une silhouette juvénile en uni- forme bleu roi aux parements écarlates se détache dans le soleil. Napoléon reconnaît, de loin, le clan et saute sur le quai pour se jeter dans les bras de sa mère. Paoletta, si bavarde, est muette de saisissement; ce lieutenant pâle et enflammé de dix-sept ans, surgi de la mer, regarde avec surprise cette sauvageonne de six ans, aux yeux ambrés, qui le dévisage avec ardeur. Pour Letizia, il est grand temps de policer la jeune Pauline. L'école des sœurs devra faire l'affaire. Le grand frère Napoléon reparti vers la France rejoindre son service, la famille se replie sur elle- même et l'argent fait toujours défaut. Le mot d'ordre est de ne pas dépenser un sou, aussi tous sont mis à contribution : Louis et Pauline vont chercher de la farine au moulin, ramassent les pommes de terre, traient les chèvres et les brebis, confectionnent des fromages, gaulent les châtaignes et vendangent la vigne de l'Esposata.
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