Mes Espagnes

Pierre Chaunu Académie des Sciences Morales et Politiques

Quand votre, notre Seigneur et maître Canavaggio m’a fortement prié de participer et m’a généreusement doté d’une heure de votre précieux temps, j’ai été pris d’un instant de panique. Étant ce que le duc Charles qui n’était pas encore Carlos Quinto aurait appelé un welche en ses États, je suis « bête et dis- cipliné », donc je me suis exécuté. Et comme la chose la plus difficile est le choix d’un titre, j’ai sauté à pieds joints sur celui qui m’a été proposé, Mes Espagnes : une espèce donc d’auto-, voire d’égohistoire, c’est la mode et après tout, c’est une forme de biographie historique. On ne peut être, par définition, que bien servi que par soi-même… Voire ! Est-ce bien sûr ? Une tradition à l’Institut de veut que le nouvel élu fasse un éloge savamment docu- menté de son prédécesseur. Ce texte est publié. J’ai fait l’éloge de mon pré- décesseur et ce fut avec joie, j’ignore ce qu’il en sera pour moi. J’ai donc pensé à mon successeur, il vous sera reconnaissant, chers amis, de lui avoir facilité la tâche. Apprêtez-vous à souffrir. Mes Espagnes, vous aurez apprécié le pluriel, la griffe de l’Espagne. Nous sou- haitons chichement le bon jour, l’Espagnol, dès le desayuno, vous souhaite de bons jours. Ici, de toute manière, le pluriel s’imposait. Je ne suis pas un hispaniste — vous n’avez pas besoin de preuves, tant c’est évident —, tout au plus un pauvre petit hispanisant par raccroc. Ce qui n’im- plique pas que la fière et généreuse Espagne n’ait pas été dans notre vie (à Huguette et à Pierre, je ne sépare pas) une chance. Que même si je ne lui ai pas été très fidèle — nous ne sommes pas elle (l’Espagne) et moi mariés, je l’étais déjà quand nous nous sommes rencontrés et elle n’eût pas consenti —, je lui ai écorché les oreilles. Nos rencontres, notre rencontre et ce qui a suivi ont été pour moi du moins extrêmement gratifiants. Il me reste à essayer de décou- vrir le comment et le pourquoi. Puisque je suis, comme chacun de nous, Yo y mi circunstancia, je vais essayer de dégager la part de l’Espagne dans mi cir- cunstancia, notre (à Huguette et à moi) circunstancia.

Benoît Pellistrandi (éd.), La historiografía francesa del siglo xx y su acogida en España, Collection de la Casa de Velázquez (80), , 2002, pp. 255-266. 256 pierre chaunu

La tâche n’est pas aisée. Je m’efforcerai de marier chronologie et thématique. La chronologie est simple, de 1948 à 1951 surtout, l’implication est totale, forte de 1951 à 1960, puis je m’éloigne, pris par d’autres activités, mais sans que j’en sois toujours parfaitement conscient, un dialogue intérieur se poursuit. C’est le mérite de la question que vous me posez aujourd’hui de m’en faire prendre mieux conscience. Le détonateur, d’abord, le terrain ensuite. Automne 1945. J’ai vingt-deux ans, la guerre finie, interrompue (?), un programme d’agrégation d’histoire. Au nombre des questions, l’indépendance de l’Amérique latine, sujet bateau, libellé d’une manière idiote. Pour deux ans, c’est la règle (le programme renou- velé par moitié chaque année, donc 1945-1946, 1946-1947). 1946, Fernand Brau- del, sorti d’une captivité éprouvante, assure quatre ou cinq conférences devant quinze à vingt candidats qui ont levé le nez par hasard sur une feuille de papier manuscrite qui a échappé aux autres (tous les provinciaux a fortiori). Suivant son habitude, il parle sans notes et nous sommes deux ou trois transportés avec lui en pensée, à cheval avec les bandeirantes paulistes, sur ces plateaux qu’il avait parcourus à cheval (c’était un remarquable cavalier), en 1937 et 1938. L’année suivante (1946-1947), nous sommes quatre ou cinq à le suivre, une fois tous les quinze jours, dans un minuscule séminaire qu’il tient à l’École des Hautes Études, sur un peu tout, peu importe, mais l’économie espagnole au xvie au premier chef, il suffit d’écouter, cela ruisselle d’intelligence, à vous faire prendre en grippe sinon tous mais plus d’un enseignement de l’autre côté de la cour, j’entends à la Sorbonne. On peut aimer l’un sans détester l’autre. Le concours passé (1947), la petite timbale décrochée, je cherche un sujet, un vrai sujet. Je frappe à une porte, après quarante-huit heures je prends mes jambes à mon cou. Et je me résous, timidité vaincue, à aller trouver . Mon échelle des valeurs ne s’est jamais confondue avec l’échelle hiérarchique, elle est moins visible, en l’occurrence, elle est anticipatrice, celle que le temps ensuite confirme. Je serai testé : me voilà sacré, entre Bar-le-Duc et Paris, secrétaire bénévole de , et grâce à l’aide de mon épouse et au téléphone de ma belle-mère (c’est encore rare et précieux), je réalise l’emploi du temps de la première année d’enseignement de la VIe Section de l’École des Hautes Études (décret de Victor Duruy, 1868, déterré). Il me faut négo- cier, c’est une excellente école où la courtoisie des grands contraste avec l’ar- rogance des imbéciles, nombreux dans l’Université comme ailleurs. C’est une constante. Et l’affiche qui a duré plus de vingt ans a été dessinée par mon épouse, qui sacrifie un temps précieux. On va parler thèse. Le Pacifique est à prendre. Quel que soit le sujet, c’est avec Braudel que j’ai envie de travailler. Le Pacifique, après Legazpi, sur l’axe Acapulco-Manille. Pourquoi ? Le dernier livre de W. L. Schurz, The Manila Galleon, n’est pas parvenu en France à cause de la guerre. Je l’ai découvert sans surprise, il ne répondait pas à la question qui m’avait mis en branle. Braudel m’avait mis sous les yeux une phrase de l’ami connu à Simancas, Earl Jefferson Hamilton, vaguement étayée par un pamphlet polémique de Grau y Montfalcon au service d’un groupe de pression des marchands de Séville mes espagnes 257 dans les années fin 1620-16301. Ce pamphlet, suivant un schéma mental dont je sais mieux maintenant combien il est peu original, accuse la concurrence déloyale chinoise qui pompe l’argent (métal blanc) de la Nouvelle-Espagne. En peu de mots, un problème de dynamique des flux est posé. On cherche à mieux comprendre, dans des économies anciennes d’après le désenclave- ment planétaire mais d’avant la spirale des innovations de la fin du xviiie et du xixe, ce qui peut mouvoir les différences d’accélération que les rares indices dont nous disposons semblent mettre en valeur sans que l’on ose en contester la leçon. C’est donc une démarche a priori, avec vérification a poste- riori qui commande mon entreprise. Si vous acceptez l’hypothèse d’un rôle moteur des nouvelles routes et des nouveaux axes, comprendre les rythmes à long terme de ces activités vous fournira un élément d’explication des accé- lérations et des ralentissements qui se répercutent apparemment sur de vastes ensembles. Si la panne atlantique relative est due à une capture via Acapulco et Manille, vous aurez gagné. Heureusement, pas besoin de se fixer en Chine (en 1949 ?) et d’apprendre le chinois, le papel de China de la Caisse de Manille et a fortiori les comptes d’Acapulco sont à Séville, aux Archives des Indes en vue d’une hypothèse à vérifier ou à écarter. Je voulais seulement établir qu’on pouvait s’engager dans cette aventure sans être à proprement parler hispanisant. Mais sans nul doute, un peu fou : il fau- drait non seulement embrasser le Pacifique, mais en outre l’Atlantique où la documentation existe, et la mettre en forme. Nous serons deux, il faudra vivre pendant trois ans, une bourse de stagiaire pour Huguette et la bourse alors squelettique (35 % de mon salaire d’agrégé débutant) de la Casa de Velázquez, que j’obtiens grâce à l’estime du doyen Renouard, de Bordeaux, qui m’avait remarqué durant la suppléance qu’il avait faite pendant la guerre à la Sorbonne. J’ai évoqué le détonateur. Après tout, les agrégatifs d’histoire de cette époque n’ont pas tous suivi Fernand Braudel et n’ont pas épousé l’Espagne et ses magnifiques archives. Reste à préciser le climat. Je me suis expliqué ailleurs, titrant « Je suis le fils de la morte » un éveil de la conscience entre le paysage lunaire du champ de bataille de Verdun et la garnison de Metz, encore d’autres champs de bataille, l’expérience in concreto des pyramides des âges dévastées, l’enfant seul dans un monde de vieillards vraiment vieux, comme on ne l’est plus maintenant sauf en fin de course, et que les deuils plus que l’âge avaient accablés. Ce complexe explique l’éventualité d’une triple vocation, puisque la mort et la nuit nous entourent, faire face, soldat, je ne puis ; la médecine, comme Louis Pasteur qui n’était pas médecin, barrée par la phobie, aujourd’hui dominée, du sang. Reste l’exploration du passé, de ces luttes dont j’ai le senti- ment d’être à jamais frustré et que l’on ressasse autour de moi. Et un vide, un creux, le creux de l’avant, du passé antérieur proche, puisque sur la photogra- phie jaunie, je reconnais tous les visages, sauf un dans un coin où se tient debout « la dame blanche ». Les yeux se brouillent, le regard se détourne

1 Earl J. Hamilton, American Treasure and Price Revolution in Spain (1501-1650), Cambridge (Massachussets), Harvard University Press, 1934, p. 37. 258 pierre chaunu quand l’enfant interroge. Vous avez compris que le mystère, bien plus que celui de l’après — ils ne font qu’un — est le mystère de l’avant. C’est ainsi que faute de mieux, on devient historien, comme celui qui se contentera d’un emploi de frère convers, faute d’avoir eu accès au chœur des Pères. Maurice Barrès, qui fut amant de l’Espagne, comme tous nos romantiques, stricto et lato sensu, a titré « du sang, de la volupté et de la mort ». Il n’est guère de volupté dans la note infrapaginale d’Hamilton, mais un heureux hasard et/ou la Providence qui a eu la bonté de commander la remontée du Guadalquivir jusqu’à Séville, via Madrid et Madrid, à une époque où les Pyrénées suppri- mées avaient été rétablies en raison d’une habitude qu’ont souvent les Français, par bonté d’âme, je suppose, de chercher la paille dans l’œil du voisin, ce qui dispense de tracasser la poutre que l’on caresse dans le sien. Agrégé, après un an, me voilà becario à l’École des Hautes Études Hispaniques, Casa de Veláz- quez à une époque où l’on ne se pressait pas au portillon. J’avais lu avec la passion d’une adolescence prolongée, à fond, tout Simiand — il faut, croyez moi, de la vertu — qui flattait mes penchants de vrai scientifique avorté. Fernand Braudel, qui était en quête de sujets de recherche, me voyant jongler entre phases, intercycles, Kondratieff, Juglar et Kitchin et tutti quanti, tout barbouillé d’une science bien fraîche, m’avait mis sous le nez la phrase de Hamilton dont il aimait à rappeler les exploits à Simancas, sans imaginer que l’on pourrait mordre si vigoureusement à l’hameçon. Restait à apprendre un minimum d’espagnol dans le train — ils étaient lents — entre Paris et Bar-le-Duc. Les troupes de Charles Quint au siège de Metz, où je fus élevé, comprenaient mieux la langue de Luther (horresco referens) que celle de Cervantes, qui avait quatre ans lors du siège de Metz. Il suffisait de mener l’enquête de front sur l’Atlantique tenu par « le goulot de la bouteille » pour l’essentiel des commu- nications avec l’Amérique et l’enquête sur le Pacifique dans sa dimension la plus large. Simiand n’avait pu remonter si loin dans le temps. La sottise ambiante — elle transporte une part de vérité — attribue une place excessive à la crise de 1929 (on disait superposition d’un accident cyclique et d’un renversement de tendance) dans le déclenchement de la deuxième, il vaudrait mieux dire la deuxième phase de la conflagration mondiale. Il fallait prendre du champ, remonter le passé pour mieux comprendre le présent. Sans en être bien per- suadé, on pouvait toujours se bercer de l’illusion — cela avait été enseigné ex cathedra par de très doctes ordinarii légèrement barbouillés de vulgaris marxis- mus en suspension dans l’air comme le fog avant les filtres imposés aux chemi- nées de Londres. Il fallait bien l’illusion d’un noble but à atteindre pour justi- fier un effort sur un court laps de temps, comme le coureur de Marathon, sans le risque d’une issue aussi cruelle. Notre effort découronné de l’aura qui nous aidait à mieux souffrir n’en demeure pas moins valable, car nous avons respecté les bonnes règles anté- rieures de l’érudition que nous ont enseignées les bénédictins de Saint-Maur en France et de Saint-Vannes en ma bonne Lorraine, et rendu grâce à l’appli- cation des officiales et menus employés de la Casa de la Contratación dont il convenait de retrouver les accords tacites qu’une lecture attentive de la corres- mes espagnes 259 pondance entre Casa et Consejo révèle, le temps d’un oubli ou d’un trop d’as- surance, ce qui permet d’ajuster des grilles qui donnent une approche suffi- sante des pentes et des écarts. Quant à la portée véritable, la bonne vieille cri- tique interne nous a permis de fournir un matériel honnête intégrable qui n’a pas trop mal résisté au temps, si j’en juge par le nombre des emprunts qui nous sont tout aussi agréables quand on oublie de donner la référence. Je l’ai décou- vert dans des manuels publiés par des collègues très proches. Je me suis bien gardé de leur chercher querelle. Nous avions beaucoup compté, graphiqué. Nous rendons hommage à la manière dont les archivistes espagnols nous ont facilité la tâche. Et je tiens plus encore à saluer le dévouement total d’Huguette, ma chère épouse, qui a sacrifié sa carrière. C’était la condition nécessaire pour que ce qui nous appartenait nous appartînt. Voilà pour la première étape. Que de souvenirs heureux ! Nous étions des raros sympathiques. Je ne citerai qu’un nom, Francisco Morales Padrón, notre jumeau, conscrit de la même classe. La distance des Canaries à Séville valait bien celle qui nous séparait des confins de l’empire dont Charles Quint était l’empereur. Est-ce pour cela que nous ne nous sommes jamais sentis totale- ment dépaysés et quel magnifique relais que la Casa branlante du Serrano 73 sur laquelle régnait, comme un contemporain du Cid, don Mauricio Legendre (à prononcer comme les criadas qui étaient un peu les hijas de cette Casa sei- gneuriale). Cet homme d’un autre âge et de grand caractère m’avait fasciné dans la mesure où tous ceux qui étaient censés me vouloir du bien m’en avaient dit le plus grand mal. Je n’ai pas été déçu et je suis fier encore aujour- d’hui d’avoir gagné son estime. J’ai souvent dit qu’il valait à lui seul le voyage. L’amour grandit, il aimait l’Espagne comme Orphée son Eurydice. Et il pro- nonçait l’espagnol comme on prétend bien à tort que Mazarin prononçait le français. Nous étions — nous sommes toujours — des protestants, mais croyant en Dieu. Ce que nous faisions, Huguette et moi, aurait dû le choquer. Il avait éprouvé le besoin de me dire une fois qu’il avait été tenté dans sa jeunesse par l’économie mathématique. Et un jour que la maison avait failli sauter, il m’avait confié le dossier, que je lui offris d’aller plaider au Ministère à Paris. J’obtins gain de cause sans difficulté. Je crois que le Cid avait comme tout le monde un more à son service. J’étais protestant. Il y a des ennemis qu’on n’a pas envie de tuer (voyez Charles Quint et Luther). Pour Maurice Legendre, les ennemis c’étaient les Allemands. Il avait prouvé son attachement véhément à la France en 1914-1918 et 1939-1945. Et l’Espagne ? Et l’histoire dans tout cela ? J’avais rempli mon contrat. Je pouvais reprendre ma liberté par rapport à ce qui avait été un engouement. Au bout d’un an de dépouillement, je l’écris à Fernand Braudel. La corrélation entre ce qui navigue entre Acapulco et Manille et ce qui emprunte la Carrera de Indias est étroitement positive. Donc la cause de la panne est ailleurs. L’explication viendra bientôt. L’unique moteur, là comme ailleurs, libres ou contraints, les hommes, la mort des Indiens, sous le choc microbien et viral. Quand me parvinrent les premiers chiffres établis par l’école de Berkeley, j’avais été d’abord sceptique. Les Américains le seront 260 pierre chaunu bien plus longtemps. Las Casas et Fernández de Oviedo, paradoxalement, convergent. Je l’ai précisé plus tard et Berkeley m’écrit que c’est un long article que j’avais publié dans la Revue historique qui avait fait basculer l’opinion hési- tante. Woodrow Borah est enthousiaste : ils avaient calculé, je fournis l’expli- cation. Les symptômes sont dans les textes, le diagnostic, à la portée de l’étu- diant en médecine rentré que j’ai été. Non la conquête mais le rythme de la Conquista et la quête du détroit introuvable ont coûté 15 % environ de la popu- lation humaine du globe en moins d’un demi-siècle. La catastrophe tragique a balayé les isolats amérindiens, à la consternation des porteurs de germes — comment auraient-ils pu se méfier des germes de mort qu’ils portaient avec eux sans avoir à en souffrir ? Nous avons suivi, les historiens espagnols et moi, des chemins divergents, mais nos routes se croisent. C’est plus souvent le passé que le présent qui fait grandir les germes de l’avenir. Il y a toujours en une réaction un excès. L’école des Annales, à laquelle je suis fier d’avoir appartenu, était une réaction nécessaire et, telle que je l’ai vécue, excessive contre ce qu’elle appelait improprement l’histoire positiviste. En un mot, déterminisme, mécanisme. Le monde scandé au rythme des métaux précieux. Il est facile aujourd’hui de sourire. Nous pen- sions avoir libéré l’histoire des Grands et de la politique, pour promouvoir les masses sans visage. Nous avions l’illusion d’être en avance d’un tour. Contem- porains de Newton et de Laplace, nous étions seulement en retard d’une révo- lution mentale. Causalité, à ne pas confondre avec déterminisme, coïncide avec « logique de l’imprévisible ». J’ai, autour de Colomb et du rythme absurde de la Conquista, titré en 1993 Colomb ou la logique de l’imprévisible. Je sais gré à l’historiographie espagnole de m’avoir présenté une face plus proche de ce que la Sorbonne m’avait enseigné. Au moment où je sortais de la superstition du tout en graphiques, séries, cartes et calculs, et avant d’avoir retrouvé des acteurs bien identifiables, au moment où je m’écartais de ce qui avait été mon premier champ de recherche, la présence de l’Espagne, sous des formes discrètes, allait m’aider. Il serait long, inutile d’expliquer les raisons qui me conduisent à l’Université de où, de 1959 à 1970, je fus réellement, professionnellement, heureux. Par la vie et la pensée, d’abord, plus tard à la Sorbonne, la mort et le Sens. La vie. Les Indiens d’abord. La nécessité d’une causalité forte, indépendante et commune s’était imposée. Il avait fallu préciser l’hypothèse, vérifier, déco- der les textes et fournir ce qui échappait en partie aux chercheurs californiens, un système cohérent. Le moteur, c’est l’homme. Qu’il soit libre ou, comme ici, dépendant, c’est lui qui crée la richesse. Il n’y a de richesse que d’hommes, pro- clame, dès la seconde moitié du xvie siècle, notre cherJean Bodin. Du même coup, je menais l’attaque (sic) sur deux fronts, le front contre la leyenda negra. C’est pour des raisons idéologiques que des deux côtés on s’ac- croche aux chiffres bas ou hauts. On en voulait d’un côté à Las Casas et de l’autre on l’exaltait. Tout cela est parfaitement anachronique et dérisoire. Les faits sont les faits. Ils sont liés à la lutte de notre appareil immunitaire contre ces concurrents élémentaires de la vie que sont microbes pathogènes, virus et mes espagnes 261 depuis peu, plus devinés que contrôlés, prions. On peut admirer Las Casas pour sa générosité et l’acuité de son regard, sans pour autant approuver ce que les ennemis de l’Espagne en ont extrapolé. J’ai toujours trouvé ridicules les aspects successifs des « pensées uniques ». Karl Marx2, au xixe siècle, mépri- sait les gens de couleur. Colonialistes, anticolonialistes successivement, mêmes excès, mêmes falsifications et écarts à la réalité qui implique nuances, modéra- tion et prudence. L’erreur doit être prise en compte, le coût d’une erreur d’ap- préciation peut être lourd : 15 % de l’humanité pour un excès ruineux de hâte, je m’en suis souvenu. Commence alors un cycle dont l’Espagne peut paraître exclue. Ce n’est ni l’argent ni l’or ni les matières premières, mais l’homme et, plus que le muscle, la tête et le cœur. Séville, l’Atlantique et le Pacifique, m’avait fermé une porte — c’est humain — et m’en avait ouvert une autre. J’avais compris qu’il n’y avait pas de place pour deux là où ce pour quoi, apparemment, j’avais été formé. Une porte fermée, felix culpa, l’autre s’est ouverte, il suffisait de s’adapter. La Sorbonne m’a facilité la tâche. Pierre Renouvin. S’il n’avait laissé une partie de son corps de jeune officier dans la stupide attaque du chemin des Dames (1917), il aurait sûrement conduit la diplomatie française ; faute de mieux, son rôle fut immense, équili- bré, sans appel, à la tête des études historiques universitaires. Il avait, je crois, apprécié ma discrétion. Tout fut donc facile. Mais le maître est au service des élèves, et non l’inverse. J’ai eu à Caen, dès le début, plusieurs excellentes élèves, hispanisantes, deux au moins ont émergé3. Mais je disposais de peu de moyens. Les historiens ne savaient pas la langue et peu d’hispanisants acceptaient l’as- cèse à quoi il fallait se soumettre. Nous avons, en adaptant les techniques lan- cées par Louis Henry, ouvert un chantier de démographie historique perfec- tionné, mes élèves devenus des maîtres. La vie humaine, c’est le coût à payer du fruit incomparable de la mémoire et de la connaissance, ne peut éviter la mort : point final ? Sortie en tout état de cause du temps ? Succession des instants, nous n’avons que cet instant, dit saint Augustin, pour le passé, le présent, le futur et l’instant éclaté (l’éternité). La vie, la mort (thème espagnol par excellence). C. E. Labrousse aimait à saluer «le quantitatif au troisième niveau », je crois que nous avons inventé le qualificatif simultanément, et les amis qui m’ont offert en 1993 un Festschrift ont ajouté la Foi — La Vie, la Mort, la Foi. Dites-le autrement si la Foi vous gêne, mais il faut bien que quelque chose contredise la redoutable sagesse de Silène : « Le plus grand bonheur, c’est de ne pas être né » — on s’en occupe beaucoup et avec succès — et après « de mourir le plus tôt possible ». Pourquoi la raison d’être n’entrerait-elle pas aussi dans le champ historiographique ? On est toujours rattrapé par l’enfance. L’angoisse de l’avant, je l’ai évoquée, la hantise millénaire de la succession. Elle fut rarement aussi aiguë — revers de

2 George Watson, La littérature oubliée du socialisme. Essai surune mémoire refoulée, Paris, NIL, 1999. 3 Annie Molinié et Michèle Escamilla. 262 pierre chaunu l’extrême consanguinité, conséquence des exigences des alliances — que chez les Habsbourg de Madrid, que j’ai appris récemment à un peu mieux connaître. Cette angoisse est une angoisse salutaire qui rattache l’espèce humaine à la vie dont elle est par l’évolution, de mutations en mutations ordonnées, presque nécessairement, issue. L’accident du collapsus amérindien (imputé bêtement à l’Espagne) avait fait jouer en moi de vieilles blessures. Nous sommes moins convaincus au fil des jours de la portée vraiment motrice de nos 18.000 voyages peineusement rassemblés et traités — une pesée globale comparative4 les ramène en honorable, certes, et modeste mais marginale position, donc relati- vement efficace. Je suis désormais soucieux du seul moteur, celui des hommes. Or les hommes, ça naît et ça se marie et ça meurt, grâce à Dieu, de plus en plus au xvie et au xviie siècles sur des registres (c’est une image). La démographie historique et la sensibilité religieuse à partir de l’attente de la mort ont nourri les recherches que je me suis efforcé de susciter. Nous sommes passés insensiblement du chronologique au thématique. De la Carrera de Indias et du Pacifique des Ibériques à la Vie, la Mort, la Foi. Dois-je rappe- ler le chassé-croisé ? L’Espagne avait des trésors dans ses archives. Nous sommes venus non les lui prendre, mais en commencer une exploitation respectueuse. Combien de brillants toujours, hier jeunes historiens espagnols — je n’en cite- rai aucun de peur d’en oublier, ils sont présents à nos esprits — se sont impo- sés dans ce que nous appelons histoire quantitative ou, plus modestement, sérielle. J’avais créé à Caen — il existe toujours — un centre de recherches d’histoire quantitative. Nous y avons compté un moment Annie Molinié, qui nous avait confié le soin de cartographier quelques éléments de sa grande thèse sur la population de l’Espagne au xvie siècle. Je ne compte plus mes anciens élèves, tous plus doués les uns que les autres et qui ont construit une démographie historique dont je m’efforce de suivre les progrès sans toujours y parvenir. Il est cependant une chose dont je suis tristement fier. Avoir fait plusieurs prévisions qui, malheureusement, se sont révélées exactes. Parce que je suis historien et que l’historien, lui, sait que, contrairement à ce qu’affirme l’Ecclé- siaste, ce qui se produira ce n’est pas nécessairement ce qui s’est produit et qu’il y a parfois du nouveau sous le soleil. C’est lorsque la projection n’est pas pros- pective et que les moyennes pour la prospective ne servent de rien. Il suffit de déceler la cellule mutante et de construire hardiment sans référence dans le passé le modèle théorique adéquat. À partir de l’enquête auprès des accou- chées à Villeurbanne en 1960 et de la fécondité de Berlin Ouest en 1957, j’ai prévu — à moins d’une prise de conscience qui fut refusée — ce passage iné- luctable de 2,8 enfants par femme à 1,4 et dans une seconde étape à 0,8. Ce qui est déjà réalisé en plusieurs lieux quelques-uns pas très éloignés d’ici. Et que le Tiers Monde à son tour serait acculturé. J’ai développé ailleurs le modèle logique. Il suffirait d’une prise de conscience et d’une non-falsification des

4Voir Pierre Chaunu, Conquête et exploitation des nouveaux mondes, Paris, Presses Universitaires de France, 1969. mes espagnes 263 données pour que la correction se produise et que l’explosion dénoncée débouche sur la transition annoncée à tort et non sur l’implosion qui est bien mise en place. Il est difficile, présentement, de prévoir la date de la mutation qui se produira, je continue à l’espérer5, avant que ne se manifestent des dégâts sinon irréversibles, du moins entraînant un collapsus planétaire, comme ceux que l’on devine aux débuts chaotiques d’une très lointaine préhistoire. La mort, le sens, les recherches anxieuses du sens. À Caen, j’étais encore partagé jusqu’en 1969-1970, je parvins à suivre l’avan- cée de l’historiographie espagnole à l’assaut du quantitatif. Àtravers plusieurs de mes élèves et la Casa de Velázquez, j’essaie de suivre, j’accumule des livres que je n’ai pas le temps de lire à fond. Survient 1968 dont je n’apprécie guère les ges- ticulations puériles, devant des adultes honteux, couchés, et qui annoncent ici et là le terme des Trente Glorieuses. Va suivre la révolution informatique, qui laisse loin derrière tout ce qui a précédé, jusqu’à l’émergence du langage arti- culé et les premiers pas de l’écriture. Plus que la machine de Watt et les métiers mécaniques, ces orthèses du cerveau renvoient à la casse presque tout le socle sur lequel on les a construites. Inutile de préciser que tout cela passionne nécessairement l’historien du premier désenclavement planétaire, avant-propos de la mondialisation. Mes publications sur la Réforme découlent des nécessités de l’enseigne- ment et les attitudes devant la mort profitent d’une application des méthodes éprouvées de la sémantique quantitative. Rien de bien neuf à l’horizon. Il faut prendre du champ. L’Espagne prend sa revanche. Elle étaye ce qui est devenu — cum grano salis — ma philosophie de l’histoire. Où trouver une plus belle application que Christophe Colomb pour déga- ger la « logique de l’imprévisible » ? La probabilité qu’un grand marin, le plus grand pilote de tous les temps, génie absolu, inégalé, inégalable de la naviga- tion pour l’essentiel à l’estime, mais totalement étranger aux progrès de la connaissance arrivée à une appréciation des distances, de la circonférence ter- restre, avec une marge du dixième, cet ignorant génial, grossissant l’Asie et rapetissant grossièrement la Terre, et qui arrive à l’idée absurde de l’Asie à la porte que pourtant, cet ignorant génial rejeté, ridiculisé par les experts des conseils au Portugal, en Espagne, en France et en Angleterre, — un fou, dit-on, un illuminé, un prince qui le suivrait chargerait sa conscience de la mort cer- taine de ses sujets — trouve le moyen de son projet. La probabilité est proche de zéro. Mais cet homme est un prophète, il aura convaincu quelques moines et la reine Isabelle. Comment refuser quelque chose à Dieu après le cadeau de Grenade ? « Elles sont toutes folles, c’est connu, même la plus sage. » On sait la suite. La suite, c’est la Conquista et une mise en communication sans étapes et sans transition, un mode d’exploitation au-delà du coût de la « production et repro- duction de l’homme », avant les avancées techniques de la fin du xvie et du xviiie siècles. Plus on descend le fil du temps et plus l’éventail des possibles

5 Pierre Chaunu, La femme et Dieu, Paris, Fayard, 2001. 264 pierre chaunu est large et le déterminisme, étroit, impuissant à rendre compte totalement de la nature et a fortiori de l’évolution des sociétés humaines. On ne peut éviter d’acquitter le prix de la liberté. Et le destin ? L’amour du destin et le désir d’éternité, suivant le beau rac- courci où Jean Guitton rassemblait les spiritualités complémentaires, les deux grandes familles humaines, celle de l’immanence et la nôtre, celle de la trans- cendance. « Brûler du désir d’éternité », assouvir le désir de Dieu, se hâter vers l’instant éclaté pour lequel les Grecs ont forgé un mot, l’aïon. C’est refou- ler la sotte vie qui s’étire au-delà du tombeau que nourrit en rêve la présence retrouvée de ceux qu’on a aimés. Être fidèle au désir d’éternité, c’est accepter la mort, en acquitter le prix de la mémoire et de la connaissance. Il fallait d’abord détruire l’illusion, apprendre à un petit peuple de témoins de la Parole entendue mémorisée, transmise, portée jusqu’à la rencontre avec une Écriture aide-mémoire, sans voyelles, squelettique, juste la carcasse des mots, le diffi- cile secret. La récompense au terme du tout sacrifié au seul désir de Dieu, c’est la con- quête toujours à refaire de l’éternité. Désir de Dieu, d’Adonaï jusqu’au Rabbi attendu (! voire ?) en qui un nouvel étage de témoins croit discerner la Présence pour la transmettre du Transcendant devenu accessible et qui détient les Paroles (créatrices) de la vie éternelle. Par étapes, la première : salut collectif offert mais presque toujours contaminé par les anciennes surdurées récur- rentes. De la vie éternelle, car elle n’a pas de prix, on retient d’abord qu’elle est gratuite. La condition de la survie de cette forme archaïque mais robuste est la visibilité du Peuple, bien évidemment, élu. La menace découle du succès. La dilatation, le trop de chance, les ruptures. Rendons grâce à Mohammad. Il fabrique de part et d’autre des infidèles dont les fidèles ont besoin. Terre bénie donc entre toutes, l’Espagne, frontière de chrétienté, quelle chance ! Au centre de la chrétienté, chez les Franji (la partie pour le tout), puisqu’il n’y a plus de bons barbares au bout du gladium, il faut bien qu’on construise une limite. Latran IV (1215) y pourvoit. Chacun devra mieux apprendre qu’au risque de dévaloriser son baptême, la barrière, il la porte en soi. Au moment où s’étend la contrainte rude du célibat, les obligations que s’imposent les clercs ont tendance à s’imposer aux laïcs. Tout cela serait proprement intolérable sans le Purgatoire et surtout sans l’immense pouvoir dispensateur de l’Église, cette présence seconde du Christ, à condition qu’elle ne soit pas tentée d’en abuser, pour, au mieux, nouer, comme dit l’Évangile de trop lourds fardeaux posés durement sur les épaules des plus faibles. Et que reste-t-il au bout du chemin de l’Éternité, il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu’une forme de surdurée païenne a tendance à occuper un terrain encombré. Après tout, les païens, nos pères, — l’Écriture le dit — sont aussi fils de Dieu et souvent plus près du Père qu’on ne le croit. Une phrase résume le privilège de l’Espagne frontière : « Je suis des vieux-chrétiens, pour être duc, c’est assez. » Pour être duc, c’est même trop (dixit don Quichotte), mais pour être sauvé, nul n’en doute, c’est assez. Sans Cervantes, aurais-je jamais compris la Réforme, la Contre-Réforme et l’archaïque spécificité ibérique : un régal pour l’esprit, l’ultime secret du code. mes espagnes 265

Charles Quint avait bien tort de s’inquiéter à Yuste. Valdés vit de ce privilège et en échange, vous rassure sur votre au-delà. Carranza, lui, paye cher son atta- chement à une forme de christianisme plus proche de la Parole de Christ. La force du protestantisme ailleurs découle du Sola fide, substitut du Salut gratuit collectif plus sûr, perdu. En Espagne, que pourrait-il apporter que le peuple espagnol n’ait déjà ? Le peuple élu des vieux-chrétiens. Pour les âmes mys- tiques, reste l’ascèse, et ce qui fait sa valeur, gratuitement offerte par ceux que brûle vraiment la splendide impatience de Dieu. Le Bernin a su si bien l’ex- primer dans le marbre, sous la bure. L’Inquisition visibilise l’autre, symbolique en effigie, ou étranglé par bienveillance. Cela ne va pas sans désagrément. Les étrangers le diront, mais qui s’en soucie ? Si l’Espagne n’avait existé, je n’aurais pas été capable de l’inventer. Il fallait un homme, un grand, un singulier. Le Ciel y a pourvu. Un welche des frontières de l’Empire, d’où viennent les bandes wallonnes qui renforcent cette redoutable infanterie du roi d’Espagne qui a surtout besoin d’artillerie, laquelle à Rocroi fait défaut. Pour le mea culpa, sans doute, d’un « Annaliste » qui ne regrette rien. Une promesse imprudente, suite à un cours d’agrégation — le métier — publié au SEDES6. Et me voilà engagé dans la biographie historique que mes maîtres faisaient mine de mépriser. J’avais cherché de bonnes raisons de m’es- quiver avant la main secourable de Michèle Escamilla, authentique hispaniste, dont la thèse est un classique7. L’Inquisition ne tue plus beaucoup mais elle traque, assure la visibilité du Peuple élu des vieux-chrétiens, elle dessine le limes qui procure à ceux qui sont du bon côté le Paradis à petit prix. Le nouveau- chrétien par sa présence signe le certificat d’appartenance des autres dont le seul vrai non-mérite est la fidélité sans faille des ancêtres. Par leur fidélité, les Espagnols autres, Espagnols quand même par le courage et la fidélité, parfois jusqu’au martyre d’une autre forme d’Alliance contestée, assurent tout le peuple qui l’entoure de son salut. On peut ainsi tenter de résumer la particula- rité forte coulée dans le bronze au cours des deux dernières années de la retraite à Yuste du dernier véritable Empereur (1556/1558). Sans Michèle Esca- milla, je ne serais jamais arrivé au bout de ma peine. Nous vous proposons donc un double regard sur cet homme comme tout homme, petit ou grand, unique, tourné vers le passé auquel il se veut scrupuleusement fidèle, donc armé pour l’avenir8. Je me suis borné à une longue analyse géopolitique, partant d’une impla- cable logique de l’imprévisible : le choix raisonnable des deux aïeuls, grands marieurs devant l’Éternel, Ferdinand dit le Catholique et Maximilien d’Au- triche, roi des Romains, empereur élu par condescendance, jamais couronné, faute d’argent (Maximilien, charmant poète, dit « sans le sou »), était de pal- lier, par le jeu des mariages, le danger représenté par la surpuissance de l’épais

6 L’Espagne de Charles Quint, Paris, 1973. 7 Crimes et châtiments dans l’Espagne inquisitoriale (1665-1724), Paris, Berg International, 1992. 8 Pierre Chaunu et Michèle Escamilla, Charles Quint, Paris, Fayard, 2000. 266 pierre chaunu royaume de France sorti de l’épreuve de la guerre de Cent Ans. Malchance du trop de chance. La mort a dessiné une bien curieuse dentelle qui a fait tomber, si on a accepté, sans tenter de les corriger, les lois de la succession, sur une seule tête une telle avalanche de couronnes que, vous allez vérifier, compte tenu du réseau des communications, la loi de l’addition devenue soustractive. D’où le risque au départ pesé et le choix de l’acceptation. Avec le danger non fatal d’af- frontement entre deux ensembles sensiblement égaux en puissance qui fini- ront par s’accepter lorsque le décalage de la vague des troubles consécutifs à la Réformation étouffe momentanément les tentations inhérentes à la surpuis- sante de l’épais royaume de France devenu poreux donc perméable aux lignes de communications de l’Empire des Alliances (entendez aux États de Charles Quint puis de Philippe II). À moi cette algèbre où je me trouve, souvenir de ma lointaine jeunesse, épi- gone de Fernand Braudel et disciple du temps de Séville et l’Atlantique et du Pacifique des Ibériques. À Michèle Escamilla, de loin le meilleur, la biographie proprement historique. Pour aucun autre grand acteur de l’histoire on ne se trouve gratifié, accablé d’une montagne comparable de textes, de regards, d’aveux. De l’abdication vraiment unique à l’enterrement volontaire à Yuste, le drame d’un homme qui revit en flash-back sa vie, son œuvre et l’esquisse de ce qui sera, je l’espère, demain, sous le scalpel manié avec l’habileté des nouveaux microchirurgiens (généralement des femmes) le passage d’Érasme à Valdés, Valdés et le procès Carranza, ce trésor pour l’historien. Devant la démence sénile du plus mauvais des papes, Paul IV Caraffa, à côté de qui même les plus médiocres (Médicis, Farnèse) sont des anges, l’attitude contrastée du père et du fils, où le fils, Philippe II — toute juste colère maîtri- sée, séparation parfaite de l’homme et du Pontificat compris comme l’actuali- sation, sous les yeux du vrai catholique, de la Kénose divine — se révèle le plus grand politique. Oui, plus grand même que son père tenté, on le comprend (et comme le duc d’Albe, pour une fois sympathique) d’étrangler l’infâme. C’est donc la promesse d’un « Charles Quint à Philippe II » que je vous laisse, avec Michèle Escamilla, en héritage. Sur le lit de mort du dernier Empereur, lecteur en français, inlassable, de l’Épître aux Romains, accompagné, à l’extrême frontière de l’instant éclaté, par la promesse christique du grand Carranza, destiné à dix-sept ans d’injustes souffrances et guetté pour cette fidélité au Christ seul par les informateurs de Valdés — le ô combien symbolique Grand Inquisiteur —, le regret de sa fidé- lité à sa parole de chevalier — « J’aurais dû le tuer »9 —, deux siècles, deux conti- nents s’affrontent, le conflit spirituel du xvie siècle, le parachèvement, pour le meilleur et le pire, de ce qui sera l’idiosyncrasie longtemps de l’Espagne. On rejette ou on aime, mais de toute manière on respecte puisqu’« il y a plusieurs demeures dans la maison du Père ».

9 En regret, hélas, du mot superbe prononcé par le jeune empereur de vingt et un ans : « J’ai donné ma parole de chevalier. Libre il est entré, libre il repartira. Dans quinze jours je déchaînerai contre lui toutes les forces de l’Empire. »