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Mes Espagnes Pierre Chaunu Académie des Sciences Morales et Politiques Quand votre, notre Seigneur et maître Canavaggio m’a fortement prié de participer et m’a généreusement doté d’une heure de votre précieux temps, j’ai été pris d’un instant de panique. Étant ce que le duc Charles qui n’était pas encore Carlos Quinto aurait appelé un welche en ses États, je suis « bête et dis- cipliné », donc je me suis exécuté. Et comme la chose la plus difficile est le choix d’un titre, j’ai sauté à pieds joints sur celui qui m’a été proposé, Mes Espagnes : une espèce donc d’auto-, voire d’égohistoire, c’est la mode et après tout, c’est une forme de biographie historique. On ne peut être, par définition, que bien servi que par soi-même… Voire ! Est-ce bien sûr ? Une tradition à l’Institut de France veut que le nouvel élu fasse un éloge savamment docu- menté de son prédécesseur. Ce texte est publié. J’ai fait l’éloge de mon pré- décesseur et ce fut avec joie, j’ignore ce qu’il en sera pour moi. J’ai donc pensé à mon successeur, il vous sera reconnaissant, chers amis, de lui avoir facilité la tâche. Apprêtez-vous à souffrir. Mes Espagnes, vous aurez apprécié le pluriel, la griffe de l’Espagne. Nous sou- haitons chichement le bon jour, l’Espagnol, dès le desayuno, vous souhaite de bons jours. Ici, de toute manière, le pluriel s’imposait. Je ne suis pas un hispaniste — vous n’avez pas besoin de preuves, tant c’est évident —, tout au plus un pauvre petit hispanisant par raccroc. Ce qui n’im- plique pas que la fière et généreuse Espagne n’ait pas été dans notre vie (à Huguette et à Pierre, je ne sépare pas) une chance. Que même si je ne lui ai pas été très fidèle — nous ne sommes pas elle (l’Espagne) et moi mariés, je l’étais déjà quand nous nous sommes rencontrés et elle n’eût pas consenti —, je lui ai écorché les oreilles. Nos rencontres, notre rencontre et ce qui a suivi ont été pour moi du moins extrêmement gratifiants. Il me reste à essayer de décou- vrir le comment et le pourquoi. Puisque je suis, comme chacun de nous, Yo y mi circunstancia, je vais essayer de dégager la part de l’Espagne dans mi cir- cunstancia, notre (à Huguette et à moi) circunstancia. Benoît Pellistrandi (éd.), La historiografía francesa del siglo xx y su acogida en España, Collection de la Casa de Velázquez (80), Madrid, 2002, pp. 255-266. 256 pierre chaunu La tâche n’est pas aisée. Je m’efforcerai de marier chronologie et thématique. La chronologie est simple, de 1948 à 1951 surtout, l’implication est totale, forte de 1951 à 1960, puis je m’éloigne, pris par d’autres activités, mais sans que j’en sois toujours parfaitement conscient, un dialogue intérieur se poursuit. C’est le mérite de la question que vous me posez aujourd’hui de m’en faire prendre mieux conscience. Le détonateur, d’abord, le terrain ensuite. Automne 1945. J’ai vingt-deux ans, la guerre finie, interrompue (?), un programme d’agrégation d’histoire. Au nombre des questions, l’indépendance de l’Amérique latine, sujet bateau, libellé d’une manière idiote. Pour deux ans, c’est la règle (le programme renou- velé par moitié chaque année, donc 1945-1946, 1946-1947). 1946, Fernand Brau- del, sorti d’une captivité éprouvante, assure quatre ou cinq conférences devant quinze à vingt candidats qui ont levé le nez par hasard sur une feuille de papier manuscrite qui a échappé aux autres (tous les provinciaux a fortiori). Suivant son habitude, il parle sans notes et nous sommes deux ou trois transportés avec lui en pensée, à cheval avec les bandeirantes paulistes, sur ces plateaux qu’il avait parcourus à cheval (c’était un remarquable cavalier), en 1937 et 1938. L’année suivante (1946-1947), nous sommes quatre ou cinq à le suivre, une fois tous les quinze jours, dans un minuscule séminaire qu’il tient à l’École des Hautes Études, sur un peu tout, peu importe, mais l’économie espagnole au xvie au premier chef, il suffit d’écouter, cela ruisselle d’intelligence, à vous faire prendre en grippe sinon tous mais plus d’un enseignement de l’autre côté de la cour, j’entends à la Sorbonne. On peut aimer l’un sans détester l’autre. Le concours passé (1947), la petite timbale décrochée, je cherche un sujet, un vrai sujet. Je frappe à une porte, après quarante-huit heures je prends mes jambes à mon cou. Et je me résous, timidité vaincue, à aller trouver Fernand Braudel. Mon échelle des valeurs ne s’est jamais confondue avec l’échelle hiérarchique, elle est moins visible, en l’occurrence, elle est anticipatrice, celle que le temps ensuite confirme. Je serai testé : me voilà sacré, entre Bar-le-Duc et Paris, secrétaire bénévole de Lucien Febvre, et grâce à l’aide de mon épouse et au téléphone de ma belle-mère (c’est encore rare et précieux), je réalise l’emploi du temps de la première année d’enseignement de la VIe Section de l’École des Hautes Études (décret de Victor Duruy, 1868, déterré). Il me faut négo- cier, c’est une excellente école où la courtoisie des grands contraste avec l’ar- rogance des imbéciles, nombreux dans l’Université comme ailleurs. C’est une constante. Et l’affiche qui a duré plus de vingt ans a été dessinée par mon épouse, qui sacrifie un temps précieux. On va parler thèse. Le Pacifique est à prendre. Quel que soit le sujet, c’est avec Braudel que j’ai envie de travailler. Le Pacifique, après Legazpi, sur l’axe Acapulco-Manille. Pourquoi ? Le dernier livre de W. L. Schurz, The Manila Galleon, n’est pas parvenu en France à cause de la guerre. Je l’ai découvert sans surprise, il ne répondait pas à la question qui m’avait mis en branle. Braudel m’avait mis sous les yeux une phrase de l’ami connu à Simancas, Earl Jefferson Hamilton, vaguement étayée par un pamphlet polémique de Grau y Montfalcon au service d’un groupe de pression des marchands de Séville mes espagnes 257 dans les années fin 1620-16301. Ce pamphlet, suivant un schéma mental dont je sais mieux maintenant combien il est peu original, accuse la concurrence déloyale chinoise qui pompe l’argent (métal blanc) de la Nouvelle-Espagne. En peu de mots, un problème de dynamique des flux est posé. On cherche à mieux comprendre, dans des économies anciennes d’après le désenclave- ment planétaire mais d’avant la spirale des innovations de la fin du xviiie et du xixe, ce qui peut mouvoir les différences d’accélération que les rares indices dont nous disposons semblent mettre en valeur sans que l’on ose en contester la leçon. C’est donc une démarche a priori, avec vérification a poste- riori qui commande mon entreprise. Si vous acceptez l’hypothèse d’un rôle moteur des nouvelles routes et des nouveaux axes, comprendre les rythmes à long terme de ces activités vous fournira un élément d’explication des accé- lérations et des ralentissements qui se répercutent apparemment sur de vastes ensembles. Si la panne atlantique relative est due à une capture via Acapulco et Manille, vous aurez gagné. Heureusement, pas besoin de se fixer en Chine (en 1949 ?) et d’apprendre le chinois, le papel de China de la Caisse de Manille et a fortiori les comptes d’Acapulco sont à Séville, aux Archives des Indes en vue d’une hypothèse à vérifier ou à écarter. Je voulais seulement établir qu’on pouvait s’engager dans cette aventure sans être à proprement parler hispanisant. Mais sans nul doute, un peu fou : il fau- drait non seulement embrasser le Pacifique, mais en outre l’Atlantique où la documentation existe, et la mettre en forme. Nous serons deux, il faudra vivre pendant trois ans, une bourse de stagiaire pour Huguette et la bourse alors squelettique (35 % de mon salaire d’agrégé débutant) de la Casa de Velázquez, que j’obtiens grâce à l’estime du doyen Renouard, de Bordeaux, qui m’avait remarqué durant la suppléance qu’il avait faite pendant la guerre à la Sorbonne. J’ai évoqué le détonateur. Après tout, les agrégatifs d’histoire de cette époque n’ont pas tous suivi Fernand Braudel et n’ont pas épousé l’Espagne et ses magnifiques archives. Reste à préciser le climat. Je me suis expliqué ailleurs, titrant « Je suis le fils de la morte » un éveil de la conscience entre le paysage lunaire du champ de bataille de Verdun et la garnison de Metz, encore d’autres champs de bataille, l’expérience in concreto des pyramides des âges dévastées, l’enfant seul dans un monde de vieillards vraiment vieux, comme on ne l’est plus maintenant sauf en fin de course, et que les deuils plus que l’âge avaient accablés. Ce complexe explique l’éventualité d’une triple vocation, puisque la mort et la nuit nous entourent, faire face, soldat, je ne puis ; la médecine, comme Louis Pasteur qui n’était pas médecin, barrée par la phobie, aujourd’hui dominée, du sang. Reste l’exploration du passé, de ces luttes dont j’ai le senti- ment d’être à jamais frustré et que l’on ressasse autour de moi. Et un vide, un creux, le creux de l’avant, du passé antérieur proche, puisque sur la photogra- phie jaunie, je reconnais tous les visages, sauf un dans un coin où se tient debout « la dame blanche ».