La vie, la mort, la foi, le temps © S. Brassouls/Sygma La vie, la mort, la foi, le temps

MÉLANGES OFFERTS A PIERRE CHAUNU

TEXTES RÉUNIS ET PUBLIÉS PAR JEAN-PIERRE BARDET ET MADELEINE FOISIL

Presses Universitaires de ISBN 2 13 045153 5

Dépôt légal — 1 édition: 1993, février © Presses Universitaires de France, 1993 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris COMITÉ D'HONNEUR

HENRI AMOUROUX R.P. JEAN-ROBERT ARMOGATHE R.P. PIERRE BLET JEAN DELUMEAU MICHÈLE ESCAMILLA COLIN FRANÇOIS FURET HERMANN KUSTERER JÉRÔME LEJEUNE EMMANUEL LE ROY LADURIE ANNIE MOLINIÉ BERTRAND ROLAND MOUSNIER DIDIER OZANAM

RESPONSABLES DE LA PUBLICATION

JEAN-PIERRE BARDET MADELEINE FOISIL

Liste des auteurs

MICHEL ANTOINE

JEAN-ROBERT ARMOGATHE

JEAN-PIERRE BARDET MICHEL BÉE

YVES-MARIE BERCÉ

JEAN BÉRENGER

JACQUES BERTIN PIERRE BLET

JACQUES BOMPAIRE PHILIPPE BONNICHON

DOMINIQUE BOUREL

JEAN-LOUIS BOURGEON LOUIS CHATELLIER

JEAN-MARIE CONSTANT ANDRÉ CORVISIER

DENIS CROUZET

FRANÇOIS CROUZET

PIERRE COURTHIAL

HERVÉ COUTAU-BÉGARIE

PIERRE DARMON

JEAN- PIERRE DEDIEU

JEAN DELUMEAU JACQUES DEPAUW DOMINIQUE DINET GÉRARD-FRANÇOIS DUMONT YVES DURAND

JACQUELINE DE DURAND-FOREST MICHÈLE ESCAMILLA ANNE FILLON MADELEINE FOISIL FRANÇOIS FURET BERNARD GARNIER

JEAN-MARIE GOUESSE PIERRE GOUHIER SERGE GRUZINSKI CHRISTIAN HERMANN

JEAN IMBERT HERMANN KUSTERER FRANÇOIS LAPLANCHE MADELEINE LAURAIN PORTEMER FRANÇOIS LEBRUN JEAN-PAUL LE FLEM JÉRÔME LEJEUNE GUY LEMEUNIER EMMANUEL LE ROY LADURIE MICHÈLE MÉNARD JEAN MEYER ANNIE MOLINIÉ-BERTRAND

DIDIER OZANAM

JEAN-MARIE PAUPERT

JEAN-PAUL POISSON

JEAN-PIERRE POUSSOU

CLAUDE QUÉTEL ÉRIC ROUSSEL

THIERRY SAIGNES t

RAYMOND SALA

H A Ï M VIDAL SEPHIHA

ALFRED SOMAN

JEAN-MARIE VALLEZ MICHEL VEISSIÈRE

BERNARD VOGLER

Une malencontreuse confusion a abouti à omettre de joindre à ce recueil la contri- bution de notre collègue Bartolomé Bennassar. Nous le prions instamment de bien vouloir excuser cette bévue. Son article sera édité dans une prochaine livraison de la revue Histoire, Economie, Société. BIBLIOGRAPHIE DE PIERRE CHAUNU

Eugène Sue et la II République, Paris, PUF, 1948, 70 p. Histoire de l'Amérique latine, Paris, PUF, 1949, 9 éd., 1976, 128 p. Séville et l'Atlantique (1504-1650), Paris, SEVPEN, 1955-1960, 12 vol. gr. in-8° et in-4°, 7 343 p. Première partie statistique, avec la collaboration d'Huguette Chaunu. Les Philippines et le Pacifique des Ibériques, Paris, SEVPEN, 1960-1966, 2 vol. gr. in-8° et in-4°, 302 et 80 p. Collaboration à L'Histoire universelle, t. III: Encyclopédie de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1958. Collaboration au Monde contemporain, Paris, Hatier, 1962. L'Amérique et les Amériques de la préhistoire à nos jours, Paris, A. Colin, 1964, gr. in-8°, 470 p., 40 pl. h.t., 15 cartes, 14 graphiques, 90 fig. Collaboration à L'Espagne au temps de Philippe II, Paris, Hachette, 1965. Las Grandes Lineas de la producción historica en America latina, Caracas, Un. Central de Venezuela, 1965, gr. in-8°. La Civilisation de l'Europe classique, Paris, Arthaud, 1966, gr. in-8°, 706 p., 264 héliogravures, 8 pl. en couleurs, 37 cartes et plans; 2 éd., 1971. L'Expansion européenne du XIII au XV siècle, Paris, PUF, 1969, 400 p. ; 2e éd., 1983. Conquête et exploitation des nouveaux mondes, Paris, PUF, 1969, 448 p. ; 3 éd., 1987. Collaboration à L'Histoire de Normandie, Toulouse, Privat, 1970. Collaboration au Bâtiment, enquête d'histoire économique (XIV-XIX siècle), 550 p., Paris, Mouton, 1971. La Civilisation de l'Europe des Lumières, gr. in-8°, 670 p., 239 héliogravures, 8 pl. coul., 53 cartes et plans, Paris, Arthaud, 1971. Collaboration à Documents de l'histoire de Normandie, Toulouse, Privat, 1972. Introduction à la réédition de La Prépondérance espagnole, d', Mouton, 1973, XL, 594 p. L'Espagne de Charles Quint, Paris, SEDES, 1973, 2 vol., 660 p. Collaboration à Faire l'histoire, Paris, Gallimard, 3 vol., 1974. Histoire, science sociale, 438 p., Paris, SEDES, 1 éd., 1974, 2 éd., 1983. Le Temps des réformes. La crise de la chrétienté, l'éclatement, Paris, Fayard, 1975, 572 p. ; 2 éd., 1976 ; 3 éd., 1981. De l'histoire à la prospective, Paris, R. Laffont, 398 p., 1975 ; 2 éd., 1976. La Mémoire de l'éternité, 300 p., Paris, R. Laffont, 1975 ; 2 éd., 1976. Le Refus de la vie, analyse historique du présent, Paris, Calmann-Lévy, 1975 ; 2 éd., 1976, 344 p. Collaboration aux Terreurs de l'an 2000, Paris, Hachette-Sciences humaines, 1976, 270 p. Les Amériques, XVI, XVII, XVIII siècle, Paris, A. Colin, 1976, 272 p. La Peste blanche, Paris, Gallimard, 1976, 272 p. (avec Georges Suffert). L'Histoire économique et sociale de la France (1450-1650), Paris, PUF, 1977, 503 p. (avec Richard Gascon). Séville et l'Amérique aux XVI et XVII siècles (avec Huguette Chaunu), Paris, Flammarion, 1977, 367 p. Lettre aux Eglises (avec François Bluche), Paris, Fayard, 1977, 211 p. Histoire économique et sociale du monde (en collaboration), t. I, Paris, A. Colin, 1977, 600 p. La Mort à Paris (XVI, XVII, XVIII siècle), Paris, Fayard, 1978, 550 p. : 2 éd., 1984. La Violence de Dieu, Paris, R. Laffont, 1978, 220 p. La Mémoire et le Sacré, Paris, Calmann-Lévy, 1978, 288 p. ; 2 éd., Pluriel, 1979. Histoire quantitative, histoire sérielle, Paris, A. Colin, 1978, 310 p. Le Sursis, Paris, R. Laffont, 1978, 344 p. La France ridée (en collaboration), Paris, Pluriel, 1979, 520 p. Un futur sans avenir, histoire et population (avec Jean Legrand), Paris, Calmann-Lévy, 1979, 320 p. Maiastra (en collaboration), Paris, Plon, 1979, 324 p. Histoire et Foi, Paris, France Empire, 1980, 314 p. Histoire et Imagination, la transition, Paris, PUF, 1980, 304 p. Eglise, culture et société, Réforme et Contre-Réforme (1517-1620), Paris, SEDES, 1980 ; 2 éd., 544 p. Histoire et Décadence, Paris, Perrin, 1981, 365 p. La France, histoire de la sensibilité des Français à la France, Paris, R. Laffont, 1982, 380 p. et Pluriel, 1983, 450 p. Ce que je crois, Paris, Grasset, 1982, 265 p. L'Europe des Lumières, Paris, Flammarion, « Champs », 1982, 450 p. Le Chemin des Mages, dialogues avec Gérard Kuntz, Lausanne, PBU, 1983, 150 p. Pour l'histoire, Paris, Perrin, 1984, 428 p. Le Temps des Réformes, Paris, Ed. Complexe, 1984, 2 vol., 572 p. L'Europe classique, Paris, Arthaud-poche, 1984, 512 p. L'Historien dans tous ses états, Paris, Perrin, 1984, 690 p. L'Historien en cet instant, Paris, Hachette, 1985, 365 p. Rétrohistoire, Paris, Economica, 1985, 1 028 p. Au cœur religieux de l'histoire, Paris, Perrin, 1986, 600 p. L'Aventure de la Réforme, DDB, Hermé, 1986, in-folio, 288 p. Une autre voie (avec Eric Roussel), Paris, Stock, 1986, 256 p. La Liberté, Paris, Fayard, 1987, 320 p. Du big bang à l'enfant, Paris, DDB, 1987, 137 p. Essais d'egohistoire (en collaboration), Paris, Gallimard, 1987, 370 p. L'Obscure Mémoire de la France, Paris, Perrin, 1988, 484 p. Apologie par l'histoire, Œil, Tequi, 1988, 618 p. Le Grand Déclassement, Paris, R. Laffont, 1989, 300 p. Collaboration à l'édition du Journal de Jean Héroard par Madeleine Foisil, Paris, Fayard, 1989, 2 vol., 3 140 p. Trois Millions d'années, quatre-vingts milliards de destins, Paris, R. Laffont, 1990, 345 p. Reflets et miroir de l'Histoire, Paris, Economica, 1990, 681 p. Dieu. Apologie, Paris, DDB, 1990, 200 p. Colère contre colère, Seghers, 1991, 254 p. L 'Aventure de la Réforme - Le Monde de Jean Calvin, édition refondue, Ed. Complexe, 1991, 200 p. Introduction à la réédition des Traités réformateurs de Luther (1520), Aubier, 1992. Introduction à la réédition des Propos de table de Luther, Aubier, 1992. Brève histoire de Dieu, R. Laffont, 1992, 315 p. Christophe Colomb ou la logique de l'impossible, F. Bourin, 1993. JEAN-PIERRE BARDET

Pierre Chaunu est né en Lorraine le 17 août 1923, et y a vécu jusqu'à son quinzième anniversaire. Cette terre natale souvent évoquée dans ses écrits autobiographiques, il l'a décrite comme le lieu fondateur de sa mémoire. Là s'entremêlent la trace des combats de la Grande Guerre encore si présente de son enfance et l'indistinct souvenir d'une mère arrachée à la vie alors qu'il n'avait que quelques mois. Elevé dans sa famille maternelle, choyé, sans doute aussi un peu seul, il a été fondamentalement marqué par sa rencontre pré- coce avec la mort, lorsque disparaît brutalement l'oncle aimé qui l'avait accueilli. Pour Pierre Chaunu, cette expérience du temps qui brise a fonda- mentalement contribué à la formation de sa sensibilité et a guidé les choix essentiels de sa vie. Il n'a finalement hésité qu'entre la médecine qui guérit et l'histoire qui explique. Etudiant en Sorbonne pendant l'Occupation, il achève son diplôme d'étu- des supérieures au moment de la Libération. La véritable aventure intellec- tuelle commence alors. Il a le bonheur de découvrir à l'occasion de leçons d'agrégation, un maître prestigieux, . Si le jeune agrégé qui, par fidélité provinciale, choisit en 1947 un premier poste lorrain, à Bar-le- Duc, est bien décidé à devenir un chercheur, il hésite encore sur le terrain de son enquête. La perspective de publication de son mémoire de DES (ce tra- vail consacré à Eugène Sue est édité en 1948 par les PUF) conforterait-elle le choix un peu conventionnel, mais rassurant, d'une de ces monographies départementales qui font à ce moment le bonheur des dix-neuvièmistes ? En tout cas, l'hésitation est brève et la réorientation radicale : la publi- cation en 1949 du Que sais-je ? sur l'histoire de l'Amérique latine le confirme. En réalité la résolution est arrêtée dès la première année de lycée : Pierre Chaunu est alors bien présent au sein du petit cénacle qui prépare l'essor de ce que l'on appellera l'école historique française. En 1948 précisément s'opère la création de la VI section de l'Ecole pratique des hautes études, un vieux projet du XIX siècle inscrit dans les statuts fondateurs et que et Fernand Braudel réactivent. L'Ecole des annales se trouve enfin un lieu. Pierre Chaunu et son épouse Huguette Catella se mettent généreusement, sans ménager leur temps, au service de la maison naissante en assistant les pères fondateurs. De 1948 à 1951, le jeune couple séjourne en Espagne, à et sur- tout à Séville (Pierre est pensionnaire de la Casa de Vélasquez). Au prix d'un travail acharné, est réalisée l'œuvre commune d'une collecte documentaire gigantesque. Il faudra une dizaine d'années pour maîtriser ce formidable recueil : de retour en France, Pierre Chaunu enseigne pendant cinq ans dans le secondaire avant de bénéficier de 1956 à 1959 d'un détachement au CNRS. A l'achèvement de sa thèse (soutenue en 1960), il opte pour l'Université et s'éloigne définitivement des cercles de la recherche spécialisée. Il s'est expli- qué sur cette orientation imposée en partie par les circonstances : elle lui a donné une chance d'échapper aux contraintes des séminaires fermés et des champs étroits. Chargé d'enseignement à l'université de dès 1959, il y devient rapidement professeur titulaire. Entouré de ses premiers élèves, Pierre Chaunu est un actif initiateur d'enquêtes ; le Centre de recherche d'his- toire quantitative fondé en 1966 devient le lieu d'action et d'échanges du petit groupe de départ ; ses membres seront les premiers lecteurs d'un livre écla- tant, La Civilisation de l'Europe classique qui situe d'emblée son auteur parmi les plus grands. En 1970, Pierre Chaunu devient professeur à la Sorbonne ; en 1982, il est membre de l'Institut. Ce parcours sans faute pourrait être celui d'un brillant universitaire qui aurait bien rempli sa carrière en la balisant par une grande thèse de départ et quelques beaux livres en repères. Chacun sait que l'itinéraire de Pierre Chaunu ne coïncide pas exactement avec cette trajectoire classique et envia- ble. Une bibliographie très impressionnante ferait-elle la différence ? Il est vrai qu'aucun autre intellectuel n'atteint les records de publication de l'auteur de Séville : des dizaines de livres, des centaines d'articles, de quoi remplir une bibliothèque. Cette presque effarante activité déborde encore dans d'autres domaines. Pierre Chaunu est journaliste, chroniqueur à la radio et à la télé- vision, polémiste, homme de médias ; il irrite, il enthousiasme, on le conteste, mais personne ne met en doute sa bonne foi. Son originalité, sa particula- rité réside bien là, hors des normes, dans l'explosion du talent et dans la véhé- mence des options. Comment rendre compte de cette œuvre bouillonnante, multiple, dans des pages qui ne doivent dire que l'indispensable ? On concevra qu'il faille adop- ter une forme un peu particulière pour cette présentation et l'on devra par- donner ce qu'elle aura de mutilant. En parcourant au galop quelques œuvres essentielles, il est bien évidemment impossible de saisir dans toute leur ampleur et l'inspiration et le souffle. L'auteur de ces lignes a cru bon de cen- trer son exposé sur l'œuvre historique, parce qu'il est convaincu que l'enga- gement civique de Pierre Chaunu se fonde sur une lecture éclairée du temps, sur une sensibilité au changement projeté jusque dans le présent. Il serait assurément bien peu pertinent de prophétiser l'avenir intellectuel de Pierre Chaunu en découvrant le chantier de sa première recherche. Elle pouvait ainsi conduire à une solide et érudite spécialité d'histoire économi- que latino-américaine. La communauté a été impressionnée par la masse de la publication : les douze volumes de Séville et l'Atlantique (1955-1960) et les deux tomes du Pacifique (1960-1966) dont l'ampleur, il convient de le souli- gner, résultait d'une considérable publication documentaire. Elle était justi- fiée par la difficulté et par la fragilité des sources et à la taille de l'enjeu. Il s'agissait de rendre compte du plus important échange de marchandise de l'histoire moderne. Pierre Chaunu a eu l'occasion de rappeler l'hypothèse de départ, notamment dans une édition abrégée de sa thèse (1977) : le retour- nement conjoncturel du début du XVII siècle, traduit par une nette rupture tendancielle du trafic de l'Atlantique était-il provoqué par le détournement d'une notable partie de la production d'argent américain en faveur de la Chine ? Il faudrait pouvoir rendre compte dans le détail de la minutieuse analyse des cycles qui sous-tend la démonstration, un modèle du genre. Une conclusion s'impose qui détruit l'hypothèse et fait rebondir l'interrogation. La conjoncture du Pacifique ne diffère guère de celle de l'Atlantique. L'expli- cation est ailleurs, dans la catastrophe démographique détectée et mesurée par un groupe de chercheurs de Berkeley. Pierre Chaunu confessera ses hési- tations avant d'accepter les calculs les plus pessimistes. La certitude l'empor- tant sur le doute, lui reviendra le mérite d'avoir perçu l'effet du fatal choc microbien sanctionnant la rencontre d'Européens plus ou moins immunisés, mais porteurs de germes et des fragiles indigènes. En bouclant sa démons- tration, Pierre Chaunu découvrait les dimensions historiques de la démo- graphie. Peu d'historiens avaient tant fait en si peu d'années : moins de douze ans pour parcourir cette fabuleuse carrière des Indes, pour la décoder et en pro- poser une interprétation indiscutable. Le couple Chaunu apportait une con- tribution majeure à l'histoire du désenclavement mondial. Par la suite, Pierre Chaunu s'éloignera de ce premier chantier. Certes, il continuera à s'intéresser à l'Amérique latine, à diriger des travaux sur le Nouveau Monde, mais après la publication de L'Amérique et les Amériques (1964) et celles de deux tomes de la collection « Nouvelle Clio » consacrés aux grandes découvertes (1969), on chercherait en vain les travaux originaux sur ce thème. De même, on note une distance toujours plus grande à l'égard de l'histoire économique, à l'exception toutefois de deux contributions importantes parues en 1977. Il est clair que les centres d'intérêt se sont déplacés. Volonté de renouvellement, assurément et aussi rencontre presque ethnographique du spécialiste de l'Amérique avec les réalités pour lui exotiques du Vieux Continent. Ses Hurons seront les paysans du Calvados. La parution de La Civilisation de l'Europe classique (1966) constitue en somme le faire-part de cette réorientation européenne, une redécouverte étonnée enri- chie par l'expérience américaine. Par les méthodes de la nouvelle histoire aussi. Les sept cents pages de ce superbe livre fournissent un étourdissant sur- vol d'un long siècle. Pas de rejet de l'événement (Pierre Chaunu s'est tou- jours un peu défié de la condamnation de l'histoire positiviste) : une relecture des faits établis. Ne cherchez pas dans ces pages le détail méticuleux des batailles et des traités, découvrez plutôt une interprétation qui intègre har- monieusement les apports des recherches nouvelles. Une grande place est faite à l'économie historique, alors en majesté ; les analyses de l'histoire des men- talités s'inscrivent dans l'argumentation ; on découvre aussi une évocation forte, admirative de la démographie historique encore balbutiante. Les tra- vaux fondateurs de Louis Henry, ceux de qui vient de publier (1960) l'exceptionnel Beauvaisis sont longuement évoqués ; à côté des références illustres, Pierre Chaunu se plaît à souligner l'apport de ses élèves caennais et à révéler les premiers acquis en matière de démographie normande. Le livre s'achève par deux beaux chapitres consacrés à la révolution scientifique du grand siècle et à une révolution religieuse qui est celle des églises constituées et des divisions confortées. En écrivant l' Europe classique, Pierre Chaunu innove. Il rompt avec les for- mules académiques. Il ne fournit pas une de ces synthèses destinées à s'ins- crire dans une longue et traditionnelle série d'histoires générales dont la France a la spécialité et les lecteurs. Contrairement aux usages reçus, son essai est hardi, évocateur, non descriptif, il mêle aussi les faits et la culture. Mais l'originalité est ailleurs encore. La trame chronologique n'est plus que le sup- port d'une autre histoire, rêvée et programmée par l'Ecole des annales. Il y a eu avant l'Europe classique d'éclatantes réussites ; mais le livre de Pierre Chaunu est la première synthèse conforme à la nouvelle histoire. Le public ne s'y est pas trompé. Le succès a été grand et sans réticence. La publication de La Civilisation de l'Europe des Lumières (1971) a été très bien accueillie mais a eu moins d'effet de surprise que le précédent ouvrage. On y retrouve pourtant le même souci de l'innovation. Une vigoureuse démonstration constitue, là aussi, un état des lieux des nouveaux fronts de recherche. Mais ici, une approche différente, dictée par la consistance parti- culière d'un siècle de mutations : un intérêt soutenu pour la démographie qui en peu de temps vient d'accumuler une abondante moisson de résultats et permet désormais d'entrevoir le changement ; une très large place à la réflexion sur la croissance ; les analyses culturelles se lient sans rupture à la démonstration d'ensemble qui décrit et interroge les mises en question du siè- cle des grands tournants. Pierre Chaunu se refuse à situer explicitement sa démarche dans le cadre d'une théorie de l'histoire. Son approche pourtant porte clairement la mar- que d'une conception associant hypothèses et recherche empirique. Ainsi la force de démonstration repose-t-elle sur le cheminement, le rebondissement et même la relance des hypothèses. Cessant par la force des choses d'être un historien d'archives, il va s'efforcer précisément de détecter et de solliciter l'innovation, soit par ses publications, soit dans le cadre des enquêtes qu'il dirige. On découvre dans un ouvrage destiné aux étudiants, Histoire, science sociale (1974) une réflexion méthodologique qui décrit bien la pensée historique de Pierre Chaunu. En faisant le bilan de deux ou trois décennies de pratique historique, il dégage la leçon des apports et leur chronologie ; il esquisse (pro- phétie qui s'est révélée parfaitement exacte) un cheminement d'avenir. D'abord l'histoire économique qui a permis de poser les problèmes de méthode. D'elle vient la quantification. En seconde étape, la démographie historique qui élargit le champ des possibles en rendant accessible une mesure des comportements et en offrant à la fois une méthode et une voie. En troi- sième lieu, le triomphe, encore inachevé en 1974, d'une histoire culturelle sérielle qu'annoncent alors les travaux de Philippe Ariès et ceux de Michel Vovelle. Le contenu du livre fournit une illustration de cette trilogie théma- tique : l'économie s'inscrit dans une analyse d'un espace en voie de désen- clavement ; le culturel présente un homme occidental que spécifient ses comportements démographiques et familiaux, et que révèlent ses attitudes face à la mort. Toutes ces approches, même dans leurs aspects les plus structu- rels, sont placées sous le signe du changement. Ce livre est aussi un plaidoyer enthousiaste en faveur de la double innovation de la quantification et de l'invention documentaire sérielle : « Du travail de Michel Vovelle et de Jean- Marie Gouesse, une première leçon se dégage. On n'atteint pas le troisième degré [celui de l'histoire des mentalités] avec des sources habituelles, la muta- tion de l'histoire sérielle, au troisième niveau, est d'abord une mutation docu- mentaire. Le document massif trouvé, le décryptage réalisé, il suffit d'adapter les méthodes, celles éprouvées de l'histoire sérielle, voire quantitative, des sec- teurs facilement quantifiables de l'économique et du social » (Histoire, science sociale, p. 385). Dans le domaine concret de la recherche, Pierre Chaunu a activement contribué à la mise en œuvre de ce programme en guidant ses étudiants de maîtrise et de doctorat et l'équipe de son séminaire vers des chantiers inno- vateurs. Retenons trois références qui illustrent, chacune de manière diffé- rente, cet haletant décodage de l'histoire des attitudes. La mort à Paris (1978) propose à la fois une vaste réflexion sur l'histoire culturelle de la mort et une mesure des comportements saisis dans les testaments parisiens ; La naissance de l'intime (1988), œuvre due au talent d'Annick Pardailhé-Galabrun, parle de la manière d'habiter des vivants à partir d'un document de mort, l'inven- taire après décès ; enfin la publication du Journal de Jean Héroard (1989), abou- tissement d'un immense travail de Madeleine Foisil, nous apporte la série par excellence, celle du relevé minutieux, au jour le jour, de chacun des instants de l'enfance de Louis XIII qui raconte d'une manière plus générale les rap- ports à l'enfant au début du XVII siècle. Pierre Chaunu regrette parfois de n'être plus un manieur d'archives, mais il y conduit ses élèves et leur fournit au passage les clés de lecture qui font l'essentiel du regard de l'historien. Bien plus, il sait les lire, eux ses disciples et tous les autres, avec infiniment de sympathie et pour cela, il parvient à détecter l'innovation qui germe. Tout au long de sa carrière, il a été mem- bre élu des commissions nationales du CNRS et des conseils des universités (CSU, CNU etc.) qu'il a souvent présidés : au cours de ces longues séances, il a su retenir les noms de centaines de jeunes chercheurs et capter les messages neufs de ces savants en herbe. Par ses comptes rendus publiés dans les revues universitaires et par ses chroniques du Figaro, il a proposé à des lecteurs très divers la continuité d'une découverte de la science en marche, en somme une histoire de l'histoire. Faut-il signaler que ces notes, parfois lon- gues, ne sont pas de simples descriptifs, qu'elles fournissent une réflexion et une mise en perspective ? Opportunément, Pierre Chaunu a réuni la plupart de ses articles scientifiques et de ses comptes rendus dans des ouvrages, par- fois thématiques. Notons au passage : Histoire quantitative, Histoire sérielle (1978), Pour l'Histoire (1984), L'historien dans tous ses états (1984), Rétrohistoire (1985), Au cœur religieux de l'Histoire (1986), Apologie pour l'Histoire (1988) et Reflets et miroir de l'Histoire (1990). Plus que tout autre historien, Pierre Chaunu est un homme de médias, un journaliste de l'écrit et de la radio. Plus que tout autre aussi, il a contri- bué à faire connaître et à faire aimer l'histoire des universitaires. Mais son intervention ne s'arrête pas à ce compte rendu permanent des aventures savantes. Pierre Chaunu est un homme engagé, un homme de foi qui ne cache pas ses idées, qui dit ses colères et qui intervient dans la vie de la cité chaque fois qu'il le juge nécessaire, sans intolérance, mais avec passion. On sait son combat pour la famille et pour la vie. Il a été l'un des premiers à détecter le retournement conjoncturel de la fécondité et à avancer que cela constituait un danger pour le monde occidental. Il faudrait citer de nombreux ouvrages pour simplement évoquer la densité et la continuité des interven- tions de Pierre Chaunu sur ce thème du déclin démographique : retenons au passage les pages presque prémonitoires présentées dans De l'histoire à la pros- pective (1975), dans Le refus de la vie... (1975), celles écrites avec Georges Suf- fert dans La peste blanche (1976). La liste pourrait être allongée. Il n'est pas possible de développer ici un argumentaire fondé en particulier sur la trans- mission de la mémoire (autant de récepteurs que d'émetteurs). On sait aussi que cette croisade a irrité et suscité la contre-offensive d'intrépides défenseurs des berceaux vides et des ventres plats. Les prises de position de Pierre Chaunu ont surpris aussi, comme si un intellectuel devait rester sur son olympe et ne jamais redescendre parmi les hommes. Surprise suspecte, après des décennies consacrées à l'apologie de l'engagement. Celui-ci devrait-il tou- jours aller dans le même sens ? Vingt ans de séminaire avec Pierre Chaunu MADELEINE FOISIL

Dans sa belle et vibrante présentation de Pierre Chaunu, qui a été pour lui un maître et un ami, Jean-Pierre Bardet a tout dit mais il me permettra, je n'en doute pas, d'évoquer, en une courte intervention, le séminaire de recherche à Paris qui s'est tenu pendant plus de vingt ans le mardi de dix- sept heures à dix-neuf heures, au Centre de recherches sur la civilisation de l'Europe moderne. Rendez-vous de la semaine qui aura constitué pour les privilégiés qui y ont assisté : étudiants, collaboratrices, chercheurs, un moment irremplaçable, indéfiniment renouvelé. La place première des participants a été celle des étudiants qui, pour la première fois, se choisissent un maître et réalisent, dans la ferveur du sujet à étudier, l'enthousiasme de la découverte, leur première expérience du métier d'historien. Plus de trois cents mémoires achevés, d'excellente qualité, conser- vés, utilisés, consultés, témoignent de leur fructueux passage sous la direc- tion d'un maître prestigieux. Ce sont ceux-ci qui ont constitué le sel de la terre des trois ouvrages collectifs publiés au cours de ces vingt années. Ils sont cités par Jean-Pierre Bardet. Des « collaboratrices » je ne citerai que le nom d'Annick Pardailhé- Galabrun qui a eu dans cette fonction auprès de Pierre Chaunu, une place éminente. Il y a deux ans, en 1990, prématurément elle a été rappelée à Dieu. Compétente, active, joyeuse, elle a été l'exemple de la conscience profession- nelle, de l'excellence du travail accompli, dans l'entente et dans l'harmonie des relations. Des chercheurs nombreux, jeunes, sont venus présenter leurs travaux sur les sujets les plus divers ; les programmes établis et conservés précieusement en témoignent. Chaleureusement accueillis, écoutés avec attention, ils ont été vivifiés, certains bouleversés même parfois, par les interventions du maître qui leur ouvrait des portes insoupçonnées, élargissant le champ de leur tra- vail, lui donnant une dimension nouvelle, tout en le respectant profondément dans son originalité, son apport. Car Pierre Chaunu est un homme de déli- catesse de cœur et de respect de l'autre. Le cœur d'un séminaire, c'est la présence du maître, la manifestation de sa personnalité, l'irremplaçable apport de son expérience et du travail par- tagé avec lui. Le séminaire de recherche du mardi a été l'une des « voix » de Pierre Chaunu, homme de l'oral, de la communication, de la transmission. Tous ceux qui ont participé à ces innombrables séances ont été les témoins d'une écoute très attentive de sa part, de l'irruption soudaine d'une intuition, des fulgurances de l'esprit, du travail à haute voix de la pensée. Tout cela exprimé avec une puissance communicative et chaleureuse qui transfigure une recher- che, lui donne une impulsion exceptionnelle. « Feu central de la pensée », belle violence créatrice « impetus violenta vis » (La violence de Dieu), ces mots mêmes de Pierre Chaunu définissent bien ce qu'il a été dans ce séminaire et dont nous avons été les témoins. Avec d'immenses lectures, une mémoire exceptionnelle, il a abordé les plus grands problèmes de la destinée humaine, les plus hauts sommets de la pensée. Mais aussi avec sa sensibilité très vive, enracinée dans le réel, le vécu, il s'est penché avec un égal intérêt sur le monde modeste et les humbles problèmes de la vie quotidienne. Le beau livre de La naissance de l'intime qu'il a dirigé en est un témoignage. Les travaux accomplis dans cette atmosphère, ceux des étudiants en par- ticulier, ont été marqués par cette parole, ils en ont acquis une qualité sup- plémentaire et certains d'entre eux ont été vraiment révélés à eux-mêmes par cette voix large qu'ils entendaient et la confiance qui leur était faite. Tels ont été quelques traits essentiels du séminaire de Pierre Chaunu le mardi soir, salle 331 pour les initiés, de dix-sept heures à dix-neuf heures, dont j'ai voulu avec ce texte trop court, bien imparfait, garder la mémoire. Homme de foi — je l'ai reçue par grâce —, je crois que la vie a un sens, que le monde a un sens, que ce sens nous vient par la mémoire, la mémoire gardée, la mémoire retransmise, que ce sens est Parole, que ce sens est Personne, que ce sens est celui d'une vie au milieu de la vie, une histoire au milieu de l'histoire, une vie et une histoire qui donnent mon sens à la vie, à l'his- toire et au monde. Cette foi, je la partage avec des millions d'hommes dans la chaîne d'une durée qui avance et qui se gonfle et qui se con- serve vivante en avançant. Pierre CHAUNU, Ce que je crois

HOMMAGES

La déploration de la décadence: Pierre Chaunu et Julien Freund HERVÉ COUTAU-BÉGARIE

Le XX siècle est le siècle des ruptures. Dans tous les domaines, l'accélé- ration du progrès technique a induit des changements d'une ampleur inouïe et donné naissance à un type de société radicalement différent de celui qu'avaient connu les siècles précédents. La révolution démographique a entraîné une croissance exponentielle de la population qui atteint des propor- tions que beaucoup d'observateurs jugent effrayantes 1 La croissance écono- mique s'est accélérée au point de permettre l'entrée dans la société de consommation de masse Le progrès technique est tellement rapide que l'on sait que beaucoup de matériaux qu'utiliseront les industries de pointe dans la décennie 2000-2010 ne sont pas encore disponibles. Le contrecoup de ces changements prodigieux se retrouve dans l'organisation politique et sociale avec l'avènement de la démocratie de masse qui entraîne chez les pays les plus avancés (sauf le Japon) le passage d'une politique de puissance à une politique de bien-être Elle affecte également le sentiment religieux, au point que, dès 1943, Jacques Ellul parlait de post-chrétienté4. Elle s'exprime dans l'art contemporain qui se veut délibérément en rupture avec l'art figuratif qui l'a précédé . Les sociologues essaient désespérément de caractériser cette société nouvelle, en mouvement perpétuel, qu'ils baptisent société post- industrielle (Daniel Bell, repris par Alain Touraine), société technicienne (Jac- ques Ellul), société du spectacle (Guy Debord), civilisation de puissance (Ber- trand de Jouvenel)... Ce monde est placé sous l'égide de l'innovation et du progrès. Très logi-

1. Parmi beaucoup d'autres, Konrad Lorenz, Huit péchés capitaux de notre civilisation, Flam- marion, 1973. Tout récemment, Claude Lévi-Strauss, Le Monde, octobre 1991. 2. Il est toujours utile de lire les ouvrages, très discutés lors de leur parution et aujourd'hui absurdement délaissés, de W. W. Rostow, Les étapes de la croissance économique, Seuil, 1968 et Les étapes du développement politique, Seuil, 1977, ainsi que Bertrand de Jouvenel, Arcadie. Essais sur le mieux-vivre, Futuribles, 1968. 3. La littérature est inépuisable. Signalons ici le maître livre de Bernard Charbonneau, L'Etat, publié en 1987, près de quarante ans après avoir été écrit. 4. Cf. Jacques Ellul, Les nouveaux possédés, Fayard, 1973. 5. Jacques Ellul, L'empire du non-sens. L'art et la société technicienne, PUF, 1980. quement il accorde aux révolutions (pas seulement dans le domaine politi- que) une connotation positive et dévalorise la tradition. Mais, par contrecoup, ce monde instable est inquiétant : peur du nucléaire (de la terreur de l'apo- calypse au syndrome de Tchernobyl), peurs écologiques, remise en cause générale des institutions (Eglise, nation, famille, armée, justice...), mais aussi peurs quotidiennes (chômage, insécurité) nourrissent un sentiment confus, mais de plus en plus souvent exprimé, d'angoisse, dont témoignent tant la crise du politique que la montée des sectes ou la « haine du sens » que Jean- Marie Domenach assimile justement au nihilisme Cette inquiétude n'est pas neuve. Elle se développe dans la deuxième moi- tié du XIX siècle, ainsi que l'a lumineusement montré Victor Nguyen : « L'inquiétude est européenne — américaine moindrement aussi —, plus ou moins limitée aux cercles intellectuels et cultivés, encore qu'il faille soupçonner de plus vastes retentissements dans les masses profondes, à la mesure d'un monde où le progrès technique et matériel n'apporte point la paix et fait au contraire surgir les guerres, les luttes sociales, le déracinement, l'égoïsme de bourgeoisies bientôt repues, tandis que l'ordre traditionnel, tant religieux que politique, semble frappé à mort. » Cette inquiétude est globale. Comme le note encore Victor Nguyen, « la décadence n'est pas simplement une con- damnation plus ou moins absolue du progrès : elle se lit comme son prix et mieux, son envers » . Mais ce problème global est inséparable d'un environnement historique, et même national, précis. Victor Nguyen relève avec raison que « nulle part comme en France, le mythe ne prend une telle importance et ne revêt une telle cohérence » L'instabilité politique consécutive à 1789, le déclin démo- graphique du pays, qui fut pendant longtemps le plus peuplé d'Europe, le retard économique par rapport à l'Angleterre ou à l'Allemagne, la défaite bru- tale de 1870 sont autant de révélateurs d'un problème français qui provoque la « méditation » de plusieurs penseurs : « En recherchant les principes et les moyens d'une régénération française, ils contribueront à établir idéologique- ment la notion jusqu'ici diffuse de décadence. »10 Une fois de plus la France intellectuelle est en avance. Mais on pourra observer des réflexions similaires dans d'autres pays, le plus souvent liées à des catastrophes nationales. La pensée décadentiste se développe ainsi en Espagne après le désastre de 1898 face aux Etats-Unis. L'œuvre de Spengler (entreprise avant 1914) triomphe en Allemagne après la défaite et la révolu- tion de 1918. Elle rencontre un large écho en Europe du fait du traumatisme provoqué par les massacres de la Grande Guerre. Même dans un pays épar- gné comme la Hollande, l'historien Johann Huizinga y puisera des éléments

6. Jean-Marie Domenach, « La démagogie et la dérision », Le Monde, avril 1992. 7. Victor Nguyen, Aux origines de l'Action française. Intelligence et politique à l' aube du XX siècle, Fayard, 1991, p. 33. 8. Victor Nguyen, op. cit., p. 37. 9. Victor Nguyen, op. cit., p. 39. 10. Victor Nguyen, op. cit., p. 40. de réflexion pour son livre célèbre sur le crépuscule du Moyen Age Il faut cependant préciser que la réflexion sur la décadence ne prend pas nécessai- rement sa source dans un événement catastrophique. Elle se développe en Angleterre au tournant du siècle, lorsqu'il apparaît que le pays se fait pro- gressivement distancer par l'Allemagne et par les Etats-Unis, et que des auteurs comme le géographe Halford Mackinder annoncent à l'opinion qu'il faudra partager le fardeau impérial avec d'autres. Mais, avec de tels débats, le problème de la décadence change de dimen- sion : « Jusque vers la fin du XVIII siècle, on envisageait essentiellement la notion de décadence dans l'ombre de la chute de Rome. » A partir du XIX siècle, le problème d'une théorie générale de la décadence se trouve posé. Au XX siècle, les noms de Spengler, de Toynbee, de Massis y sont définitive- ment attachés. Au-delà de leurs spécialités d'origine, ils posent les pierres d'angle les plus importantes du débat, qui continue aujourd'hui avec Pierre Chaunu et Julien Freund, qui entendent appliquer les méthodes universitai- res à un concept qui a jusqu'ici relevé de la spéculation. D'où des ouvrages systématiques, extraordinairement érudits. Mais leurs profondes différences, tant dans la forme13 que sur le fond, ne trahissent pas seulement des métho- des distinctes. Elles révèlent que la décadence ne se laisse pas enfermer dans un cadre « objectif », mais obéit à une logique fondamentalement subjective. Le désaccord entre Chaunu et Freund apparaît dès qu'il s'agit d'identi- fier les origines du concept. Pour Pierre Chaunu, la décadence est consubstan- tielle à la pensée occidentale moderne. « La notion de décadence est contemporaine, elle est indissociable du progrès... C'est en France et en Angleterre qu'apparaissent, ensemble, les notions de civilisation, de progrès et de décadence. » Il fait aussi remarquer que la Chine ne semble pas con- naître de concept équivalent. En sens inverse, Julien Freund soutient que la décadence est une catégorie de l'expérience humaine. Il la suit des poètes et philosophes grecs jusqu'aux auteurs contemporains en passant par Ibn Khal- doun et les historiens de la Renaissance (notamment Machiavel), puis Vico, auquel il attache une grande importance. En réalité le débat ainsi posé s'avère impossible à trancher, tant le concept est susceptible de définitions différentes, souvent franchement opposées. Peu de mots sont à ce point polysémiques. Plutôt que d'esquisser une nouvelle définition qui ne ferait qu'ajouter à la conclusion d'autres, il vaut mieux tenter de cerner plus précisément ce que peut recouvrir le phénomène.

11. Le titre initialement retenu pour la traduction française (1932) Le déclin du Moyen Age, a été modifié lors de la réédition (1977) et est devenu L'automne du Moyen Age. Mais Huizinga lui-même a reconnu l'influence de Spengler. 12. Julien Freund, La décadence, Sirey, 1984, p. 132. 13. Le livre de Julien Freund présente le panorama le plus complet des doctrines de la déca- dence. Celui de Pierre Chaunu est sur ce point plus rapide ; en revanche, il contient une remar- quable étude sémantique sur l'apparition et la formulation du concept. 14. Pierre Chaunu, Histoire et décadence, Perrin, 1981. THÉORIES COSMOGONIQUES ET THÉORIES HISTORIQUES

La première distinction pourrait opposer les conceptions cosmogoniques de la décadence et les conceptions historiques. La première catégorie est illus- trée par l'œuvre célèbre de René Guénon : le Kali Yuga représente le der- nier âge d'un cycle cosmique qui se traduit par une dégénérescence inéluctable. Ce cycle se compte en millénaires : le Kali Yuga dure depuis six mille ans, et il est entré dans sa phase finale, deux siècles avant ce que les Occidentaux qualifient improprement de Renaissance : celle-ci, comme la Réforme, marque en effet une rupture encore plus accentuée par rapport à la Tradition Dans cette conception, l'homme n'a aucune prise sur un pro- cessus qui le dépasse et qui appartient à l'ordre cosmique. Tout au plus peut-il observer les « signes des temps » pour, à défaut de renverser la marche des choses, y approfondir sa philosophie et préparer l'inéluctable renaissance Cette décadence cosmique apparaît dans la mythologie indienne dès la plus haute Antiquité. L'une de ses manifestations les plus éclatantes est le rac- courcissement dramatique de la durée de la vie : le premier Boudha a vécu 80 000 ans, le septième et dernier, le Gautama Boudha, n'a vécu que 100 ans On peut trouver des correspondances dans la pensée occidentale, chez les Hébreux (les Patriarches ont vécu plus de 900 ans), chez les Grecs (la théo- rie des âges de l'humanité d'Hésiode), les Etrusques (avec les « Livres bégoï- ques », qui annoncent la ruine de la nation étrusque au cours du huitième âge, le prochain et le dernier à venir), les Romains (chez Lucrèce, la déca- dence ne se limite pas à la société : « la terre se fatigue et peut à peine créer de petits animaux » et les premiers chrétiens (Cyprien, au III siècle : « ce monde est déjà dans son vieil âge. Il n'a plus la vigueur ni la force qui le recommandaient autrefois... Il n'y a plus autant de pluie en hiver pour nour- rir les semences, le soleil d'été n'a plus les mêmes ardeurs pour nourrir les récoltes » En revanche, on n'observe pas d'équivalent en Chine : « la pen- sée chinoise a une représentation du Temps qui fait de la durée "une suc- cession d'ères closes, cycliques", chacune correspondant à l'une des cinq vertus fondamentales. Il ne peut y avoir de décadence cosmique dans ce retour cyclique des Cinq Vertus, qui suppose une éviction liée à une création... Tant que règne l'une des cinq vertus qui peuvent caractériser une ère, les quatre autres, destinées à reparaître, se conservent par l'effet d'une sorte de qua- rantaine restauratrice. » Guénon a popularisé ce thème, dans un environnement intellectuel qui

15. René Guénon. La crise du monde moderne, 1927, notamment p. 29. 16. Le règne de la quantité et les signes des temps, 1945, est « une suite plus stric tement doc tri- nale », à La crise du monde moderne. 17. Mircea Eliade, Le mythe de l'éternel retour. Archétypes et répétitions, Gallimard, 1949, p. 1 73. 18. Santo Mazzarino, La fin du monde antique Avatars d' un thème historiographique, Gallimard, 1973, p. 15. 19. Santo Mazzarino, op. cit., p. 39. 20. Marcel Granet, La pensée chinoise, 1934, p. 89 (éd. de 1948, Albin Michel). était prêt à le recevoir, en raison à la fois du débat déjà ouvert par d'autres auteurs sur la décadence et de l'intérêt que le XIX siècle avait porté à la sagesse hindoue. Mais cette conception en reste au stade de la spéculation phi- losophique, elle ne peut par nature ouvrir la voie à un programme d'action, voire à un débat historique. Elle est donc restée relativement marginale La plupart des théories de la décadence doivent plutôt être qualifiées d'his- toriques, c'est-à-dire qu'elles affirment analyser un processus historique con- cret. Même celles qui se proclament résolument anti-modernes se veulent rationalistes, c'est-à-dire qu'elles s'appuient sur les arguments que l'on peut discuter ou réfuter sans avoir été initié à un savoir particulier. Dans ce cadre historique très général on retrouve une summa divisio entre les théories que l'on pourrait qualifier de sociologiques et celles que l'on pourrait qualifier de philosophiques, et des divisions multiples selon les critères retenus.

THÉORIES SOCIOLOGIQUES ET THÉORIES PHILOSOPHIQUES

Dans les premières, la décadence se mesure à des faits bruts. C'est ce sens que l'on trouve par endroits chez Julien Freund : « La décadence a été le des- tin de tous les peuples disparus... La décadence n'exprime rien d'autre que le fait qu'il y a des variations dans l'histoire des peuples parce qu'aucun ne demeure à jamais dans un état définitivement figé. Ces variations peuvent provenir d'un accroissement de puissance ou au contraire de son affaiblisse- ment, c'est-à-dire d'une dégradation par rapport à un état antérieur qui sert de repère. » C'est en ce sens que le géographe Albert Demangeon diagnos- tique en 1920 Le déclin de l'Europe : la simple comparaison des chiffres fait res- sortir de manière implacable que l'Europe a cessé d'être le centre du monde Il s'agit du bilan froidement établi par un géographe économiste qui n'éprouve pas le besoin d'introduire des considérations subjectives. Ainsi entendue, il n'est pas surprenant que l'idée de décadence appar- tienne à beaucoup de sociétés humaines. La décadence n'est ici qu'un moment dans une conception cyclique de l'histoire que l'on retrouve dans diverses civilisations sous différentes formes. A la limite, on peut établir un parallèle entre la décadence occidentale et un thème récurrent dans plusieurs pensées orientales — on le trouve en Chine, mais aussi dans la Perse achéménide —, celui de la perte du mandat du ciel par un mauvais empe- reur dans la phase finale d'un cycle, perte dont témoignent des manifesta- tions multiples : inondations, épidémies, famines, invasions... L'idée apparaît

21. Non par son audience dans le public, qui a au contraire été considérable, mais parce qu elle est restée à l 'écart des autres théories de la décadence. Il est intéressant — et surprenant — de noter que Chaunu ne le cite jamais. 22. Julien Freund, op. cit., p. 355-356. 23. Albert Demangeon, Le déclin de l'Europe, 1920, rééd. Guénégaud, 1975. 24. Cf. Georges Dumézil, « Alexandre et le mandat céleste », dans son troisième recueil d' Esquisses de mythologie, L 'oubli de l'homme et l'honneur des dieux, Gallimard, 1985, p. 236-241. clairement dans la Rome républicaine, comme vient de le montrer Marcel Le Glay. Polybe (II siècle avant J.-C.) est tout à fait explicite : « Tous les Etats, quels qu'ils soient, doivent périr et cela peut arriver de deux maniè- res : par une agression vécue de l'extérieur, ou par le développement d'un mal inhérent à leur nature. » La décadence est synonyme de déclin, de crise et finalement de disparition. Le problème est que l'idée de décadence se laisse difficilement réduire à un constat objectif, à la différence de crise ou de déclin par exemple. Comme l'a dit Raymond Aron, « la décadence suggère des jugements de valeur ou un schéma du devenir » ; elle n'est pas un simple abaissement. Seuls quel- ques intellectuels ou artistes en mal de publicité ou d'originalité ont reven- diqué le qualificatif de décadent. Une société décadente est une société malade. A ce stade, il est possible de formuler deux objections : Si l'on peut admettre que toute société soit normalement appelée à dis- paraître, cela signifie-t-il pour autant qu'elle ne doive disparaître qu'à l'expi- ration d'une décadence, laquelle ne peut être qu'un processus dans le temps ? On dispose du contre-exemple de la civilisation crétoise minoenne : elle est anéantie brutalement vers - 1400 par un cataclysme sur la nature duquel on a beaucoup discuté : invasion des Achéens ou éruption du Santorin ? Cette civilisation semblait florissante au moment de sa disparition, l'archéologie ne relève en tout cas aucun indice de déclin. Peut-on à son sujet parler de décadence ? Le problème se présente quelque peu différemment pour les sociétés pré- colombiennes. Les Aztèques, puis les Incas, succombent face à des envahis- seurs avec lesquels ils n'ont jamais eu aucun contact et qui appartiennent à un autre monde. Les Amérindiens ne sont en état de résister ni à des armes ni à des microbes qu'ils ne connaissent pas et contre lesquels ils ne possèdent aucune défense. Doit-on les considérer comme décadents ? Et par rapport à quoi? L'état antérieur ne peut ici servir de référence. Dans ces deux cas, parler de décadence introduit un élément de confu- sion dans la mesure où le terme est inséparable d'un jugement de valeur qui ne trouve pas ici à s'appliquer dès lors que l'état antérieur n'avait jamais connu de catastrophe (au sens de René Thom) semblable. Si l'on admet que toute société a vocation à disparaître un jour, doit-on considérer qu'il s'agit nécessairement d'un processus négatif? Henri-Irénée Marrou et plus récemment Peter Brown ont ainsi proposé de substituer à l'appellation de décadence romaine celle d'Antiquité tardive Ce que nous appelons le Bas-Empire romain n'est pas une société recroquevillée sur elle- même qui vit dans la hantise perpétuelle des invasions, il s'agit d'une civili- sation brillante qui s'épanouit dans de multiples domaines et qui prépare ce

25. Marcel Le Glay, Rome, Grandeurs et décadence de la République, Perrin, 1990, p. 359-360. 26. Raymond Aron, Plaidoyer pour l'Europe décadente, Robert Laffont, 1977, p. 24. 27. Henri-Irénée Marrou, Décadence romaine ou antiquité tardive ? Le Seuil, 1977 ; Peter Brown, Genèse de l'antiquité tardive, Gallimard, 1983. que nous appelons aujourd'hui l'acculturation de valeurs nouvelles qui seront celles du Moyen Age. Rome disparaît après avoir préservé l'essentiel : en même temps qu'Alaric pille Rome, l'évêque d'Hippone rédige la Cité de Dieu qui consacre l'alliance de la philosophie païenne et de la révélation chrétienne. On peut bien sûr contester l'interprétation « optimiste » de Marrou et Brown. Au-delà des signes de vitalité qu'ils mettent en évidence, subsiste le fait massif de la disparition de l'Empire romain unifié de la Bretagne à l'Ara- bie, avec toutes ses conséquences : la fin de la paix romaine, la régression démographique et économique, la perte d'une bonne partie du savoir anti- que. Malgré le talent de , de Pierre Riché et de quelques autres, le haut Moyen Age soutient difficilement la comparaison avec l'empire des Antonins. Marrou et Brown n'en ont pas moins le mérite de rappeler avec force que toute appréciation globale sur une société reste nécessairement sub- jective. Dans les secondes, c'est-à-dire dans les théories philosophiques, la déca- dence est présentée comme un processus de corruption qui trouve son ori- gine dans un affaiblissement du sens. C'est également Julien Freund qui définit le mieux cette acception : « Tant qu'une civilisation demeure fidèle à l'impérativité de ses normes, on ne saurait parler de décadence. Elle s'y embarque dès qu'elle rompt avec elle. » C'est au fond la conception « clas- sique », en tout cas la plus répandue. Le problème se trouvait déjà posé à Rome sous la République : Caton dénonçait la corruption des moeurs ; sous le Bas-Empire, Celse, et d'autres, dénoncent l'impact du christianisme, qui refusait les valeurs civiques qui avaient fait la force et la grandeur de la Cité ; il est de nouveau posé au XIX siècle avec la mise en cause de la Révolution ou la critique du Progrès. A l'opposé de Demangeon, Spengler prophétise le problème du déclin de l'Occident en des termes qui le rapprocheraient pres- que de Guénon, à cela près qu'il en reste à un plan strictement historique que l'homme peut appréhender Il est intéressant d'observer que Julien Freund passe de l'une à l'autre conception sans les distinguer nettement. L'analyse historique se confond avec le jugement de valeur. La même « déviation » peut être constatée chez Pierre Chaunu : il définit une décadence objective, la décadence démographique, mais celle-ci trouve son origine dans un affaiblissement des valeurs qui conduit au « refus de la vie ». La dégringolade des courbes démographiques dans les pays industrialisés se produit au moment où les valeurs chrétiennes connais- sent un véritable effondrement.

DÉCADENCE TERRITORIALE ET DÉCADENCE DÉMOGRAPHIQUE: LE PROBLÈME CONTEMPORAIN La décadence n'est pas une idée abstraite dans l'esprit de ses promoteurs. Ils cherchent à en identifier les symptômes avant de remonter aux causes. Le 28. Julien Freund, op. cit., p. 3. 29. Oswald Spengler, Le déclin de l'Occident, Gallimard, 1948. problème est que les désaccords surgissent non seulement dans l'explication, mais déjà dans la description. Ainsi pour Julien Freund la plus éclatante manifestation de la décadence est-elle territoriale. L'Europe de la Renaissance a étendu sa domination au monde entier. « La fin de la Renaissance se marque d'abord par un retour au point de départ, c'est-à-dire par un renoncement à tout ce qui avait été conquis au cours de cette fantastique épopée. » Pour Pierre Chaunu, il n'y a de décadence objective que démographique. Une chute de population se traduit immanquablement par une réduction encore plus considérable de l'acquis culturel. Sont ainsi qualifiées de déca- dences objectives : les chutes de peuplement de l'épipaléolithique, le collap- sus chinois des III IV et V siècles, le grand collapsus méditerranéen du III au VII siècle, le collapsus amérindien du XVI siècle, auxquels il faut main- tenant ajouter le collapsus de notre fin de siècle A ce stade surgit le problème fondamental : peut-on se fonder sur une seule variable pour en conclure à une décadence globale ? La seule solution consiste à décréter que la variable retenue est décisive, mais l'accord est dif- ficilement réalisé sur ce point : Chaunu n'attache qu'une importance réduite au critère territorial alors que Freund semble considérer que la situation démographique n'est pas aussi désespérée que l'affirme Chaunu. Dans les deux cas, on peut toujours présenter des interprétations qui rela- tivisent le sombre constat dressé par ces auteurs. A l'encontre de Freund, on peut soutenir que la fin de l'emprise territoriale ne signifie pas nécessairement la fin de la puissance : une critique néo-marxiste, rejointe par certains cou- rants néo-fonctionnalistes, a ainsi interprété la décolonisation comme une sim- ple redéfinition des modalités du contrôle du centre sur la périphérie. Une fois les syndromes d'Algérie ou du Vietnam résorbés, les pays occidentaux ont dans l'ensemble réussi à préserver leurs intérêts essentiels. A l'encontre de Pierre Chaunu, on peut objecter qu'un renversement de tendance est encore possible, la prévision démographique étant incapable de prévoir des faits aussi massifs que la pendémie du sida ou, à l'inverse, la relance de poli- tique nataliste dans un contexte politique différent. Le risque d'implosion à l'échelle planétaire qu'il a dénoncé est encore virtuel et le risque auquel devront faire face les pays industrialisés restera pour deux générations au moins celui de la croissance des populations du tiers monde. Quelle que soit la variable retenue, l'objection est la même : la décadence (en acceptant qu'il y ait décadence) ne contamine pas nécessairement tous les aspects de la société. Le politiste Samuel Huntington a avancé l' hypothèse que le développement économique pourrait être à l'origine d'une décadence

30. Julien Freund, La fin de la Renaissance, PUF, 1980. 31. Pierre Chaunu, op. cit., p. 154 et suivantes. 32. Sa décadence est planétaire, ce qui ne manque pas de soulever des difficultés supplémen- taires. 33. Il a été l'un des tout premiers, en tout cas le premier avec une telle force, à annoncer le renversement des courbes démographiques, dès les années 60. politique. On peut toujours mettre en regard de symptômes éclatants de déclin des contrepoints qui suggèrent une image moins pessimiste. L'histoire du christianisme en fournit plusieurs illustrations : ainsi, au XVIII siècle, le déclin du christianisme sociologique est un fait massif, indis- cutable : les testaments étudiés par Michel Vovelle l'établissent définiti- vement Mais au-delà de cette évidence, Jean de Viguerie a fait remarquer que le christianisme dévot connaissait au même moment un développement extraordinaire et que ce siècle, que l'on avait cru trop vite déchristianisé, avait sans doute fabriqué beaucoup plus de saints que le précédent. Le déclin quan- titatif s'accompagne d'un progrès qualitatif De même à notre époque, la fin du constantinisme et la situation, à maints égards dramatique, du chris- tianisme du point de vue sociologique, dont témoigne sans ambiguïté la chute des vocations ou de la pratique religieuse ont pour contrepartie un appro- fondissement du sens des Ecritures, dont peut témoigner l'œuvre de Claude Tresmontant ou un renouveau spirituel qui peut s'incarner dans des mou- vements aussi divers, sinon antagonistes, que certains mouvements charis- matiques, ou l'abbaye du Barroux. On pourrait multiplier les exemples, dans tous les domaines. En tout état de cause, Julien Freund souligne très justement que « les for- ces de la décadence sont déjà présentes au départ dans toute la société, y com- pris dans les éléments qu'on considère comme stimulants et propices. Il n'est pas vrai qu'à un moment donné seulement de l'histoire d'une société, les for- ces régressives et funestes prendraient le pas sur celles qu'on regarde comme progressives et opportunes »38. L'action des deux types de forces est simul- tanée et non successive. Mais il est nécessaire d'aller au-delà de cette bipo- larité progressif-régressif qui fausse la perspective. Gustave Le Bon, au début du siècle, proposait un schéma ternaire forces créatrices — forces conserva- trices — forces destructrices, qui offre beaucoup plus de nuances et de pos- sibilités heuristiques On peut dire que le problème de la société actuelle réside dans l'exacerbation des forces créatrices et des forces destructrices au détriment des forces conservatrices. L'appréciation sur la décadence d'une société, et spécialement celle de la nôtre, est donc très complexe. En tout état de cause, elle ne peut être portée que dans le temps. En 1977, Raymond Aron publiait un livre au titre tout à fait expressif Plaidoyer pour une Europe décadente. La fragilité des démocraties pluralistes face au totalitarisme soviétique lui paraissait une donnée durable. Pourtant, c'est ce totalitarisme qui s'est effondré entre 1989 et 1991. Au

34. Michel Vovelle, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIII siècle, Pion, 1973. 35. Jean de Viguerie, Le catholicisme des Français dans l'ancienne France, Nouvelles Editions latines, 1988. 36. Parmi une littérature surabondante, il faut rappeler le réquisitoire terrible de Louis Bouyer, La décomposition du catholicisme, Aubier, 1969. 37. Parmi tous ses livres, il faut citer Le Christ hébreu, OEIL, 1983. 38. Julien Freund, La fin de la Renaissance, p. 65. 39. Gustave Le Bon, Déséquilibre actuel du monde, Flammarion, 1927, p. 7. contraire, la Grande-Bretagne, que l'on disait corrompue par le syndicalisme et le pacifisme, a connu un sursaut qui l'a conduite à aller récupérer au prix d'une véritable guerre des îlots lointains et sans intérêt. L'Allemagne, gan- grenée par les mouvements pacifistes, a obtenu sa réunification. Le déclin américain ne paraît plus aussi évident au lendemain de la guerre du Golfe que lorsque Paul Kennedy écrivait son livre célèbre Structurellement fra- giles, les sociétés libérales modernes ont tout de même montré une capacité remarquable d'adaptation à des chocs successifs (le pétrole, les SS20, la dette, etc.). Convaincu que la décadence de l'Occident était inévitable, Dominique de Roux souhaitait l'accélérer par tous les moyens pour permettre l'avènement d'une renaissance. L'histoire récente, comme l'exemple de Rome à la fin du III siècle, lorsque les empereurs illyriens, puis Dioclétien, réussirent à enrayer la décomposition de l'empire et à lui procurer un répit de plus d'un siècle, sont pourtant là pour nous démontrer que la décadence est loin d'être tou- jours une fatalité. Doit-on en conclure qu'elle n'est finalement, comme le soutient Victor Nguyen, qu'un mythe ? « Parce que se découvre, à travers les images et les obsessions de la décadence, une conscience de rupture avec l'histoire, cette forme moderne du sacré... La décadence permet de vivre sous le régime tou- jours consolateur du mythe, même réceptacle d'une dévitalisation, parce qu'il conserve une représentation de l'existence qu'au moins chez les élites les gran- des religions traditionnelles commencent à ne plus fournir qu'individuelle- ment. » 1 Aussi reléguée dans les « représentations », la décadence devient moins inquiétante. Mais au-delà des performances du système économique libéral, des succès politiques du camp occidental, qui induisent un étonnant retour en faveur de la thèse de la fin de l'histoire, la désagrégation culturelle de beaucoup de sociétés, parmi lesquelles les plus avancées, le naufrage d'une partie du tiers monde et surtout de l'Afrique, peuvent être annonciateurs de crises très graves, pouvant déboucher à terme sur des transformations radi- cales, au détriment des sociétés nanties, incapables de défendre leur « empire » contre les « nouveaux barbares »42. La décadence ne serait plus alors pour elles un mythe.

40. Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, Payot, 1989. 41. Victor Nguyen, op. cit., p. 82. 42. Cf. le livre très suggestif de Jean-Christophe Ruffin, L'empire et les nouveaux barbares, Lattès, 1991. HERMANN KUSTERER

La traduction est un métier incertain, un art jamais acquis, une aventure sans cesse renouvelée. A la limite, elle est proprement impossible. Aussi impossible que l'échange de personnes, aussi désespérante que de vouloir pénétrer entièrement dans la pensée et la peau d'un autre. Si on peut à la rigueur (et même !) arriver à dire ce que l'autre a dit, parvient-on jamais à rendre tout ce qu'il a exprimé, voulu exprimer? Déjà, la compréhension entre personnes parlant la même langue. Elle n'est jamais parfaite, elle n'est toujours qu'un début plus ou moins approfondi, plus ou moins réussi. Autrement, d'où viendraient les malentendus (même entre interlocuteurs de bonne volonté)? Mais n'est-ce pas justement le malen- tendu toujours possible qui anime la communication, établit des liens sociaux, fait sans cesse jaillir l'échange, approfondit la compréhension ? Felix culpa... La traduction (au sens large) se pratique essentiellement sous deux for- mes : orale, elle s'appelle interprétation (avec ses deux variantes: consécu- tive et simultanée) ; écrite, elle s'appelle traduction (au sens strict). Interprètes et traducteurs interviennent dans les échanges entre person- nes ne parlant pas la même langue. Dans ma vie d'interprète, j'ai cru cons- tater que la compréhension est moins profonde — parfois même inexistante — entre personnes parlant la même langue au sens propre mais ne la par- lant pas au sens figuré, qu'entre personnes ne parlant pas la même langue au sens propre mais la parlant au sens figuré. (Ce fut le cas, par exemple, pour Konrad Adenauer et .) Parler la même langue au sens figuré ne veut nullement dire avoir les mêmes vues sur tout, ne diverger en rien. Cela ne présuppose qu'un fond, une base, une volonté communs. L'interprète qui agit entre deux personnes ainsi disposées doit, lui aussi, être sur cette même longueur d'ondes ou, du moins, pouvoir régler ses pro- pres antennes sur elle, sans qu'elle soit nécessairement la sienne. Dans le pre- mier cas il peut rester lui-même ; dans l'autre, il se dédouble quasiment, se forge une identité hors de lui-même qui lui permet de mieux comprendre les interlocuteurs. Tel l'acteur. Son rendement sera d'autant plus efficace qu'il s'efface, fait oublier sa présence, n'est que la voix « hétérolingue » de celui qu'il interprète. C'est comme si les personnes interprétées parlaient la même langue au sens figuré et propre. Il en résulte une atmosphère de compréhension mutuelle qui est, sans doute, la moins imparfaite. Une telle compréhension ne me sem- ble possible, je le répète, qu'entre deux personnes à la fois (l'interprète comp- tant pour nul). La situation change sensiblement lorsque l'assistance est plus nombreuse (je parle toujours de l'interprétation consécutive). Et elle diffère d'autant plus que le nombre des intervenants s'accroît. Certes, même le tête-à-tête peut s'arrêter au niveau de la pure conversa- tion, mais il peut s'élever au point de devenir entretien, dialogue, au sens plein du mot. La réunion à plusieurs, par contre, ne peut être que discus- sion. La densité des échanges diminue. Leur caractère devient plus déclara- toire. Les orateurs se découvrent moins. Pour l'interprète, alors que la charge de travail augmente, la pénétration dans l'orateur diminue. Si dans l'entre- tien à deux il lui arrive de frôler l'âme de celui qui parle, il s'arrête néces- sairement, dans la réunion à plusieurs, au plan, jamais des mots, certes, mais de la pensée articulée des orateurs (à plus forte raison pour la simultanée). Il lui faut aussi un savoir élargi. Revenons au cas cité des consultations franco-allemandes du temps du Général. Le programme-type comportait un ou plusieurs tête-à-tête entre le Général et le Chancelier, d'une part, et bon nombre de ministres français et allemands, de l'autre, le tout suivi d'une réu- nion plénière où chacun rapportait les conclusions des conversations paral- lèles. Naturellement, dans l'entretien Adenauer-de Gaulle, il était aussi question de sujets techniques — agriculture, économie, monnaie, éducation, etc. Mais c'était au plan des deux seules personnes et dans un contexte de politique générale. Les ministres spécialisés, d'autre part, parlaient chacun entre eux de leur seule spécialité, naturellement bien plus en profondeur. En réunion plénière, elle aussi interprétée alors en consécutive (« le Géné- ral ne met pas de casque »), l'interprétation ne pouvait, en raison du nom- bre, être assurée pour chacun des ministres par les interprètes ayant assisté à chacune des conversations ; elle était donc confiée aux deux interprètes ayant travaillé pour le Général et le Chancelier. Si le rapport du Général et du Chancelier ne présentait pas de difficulté majeure, il en allait tout autrement des rapports des ministres. La difficulté n'était pas tellement les termes tech- niques, elle résidait surtout dans l'ignorance de ce qui s'était déroulé dans les discussions individuelles. Une fois, M. Christian Fouchet, alors ministre de l'Education nationale, parlant de l'enseignement des langues (français dans les écoles allemandes, allemand dans les écoles françaises), disait que les efforts se heurtaient à des obstacles érigés par les « techniciens de l'éducation, mais qui se sont vu infliger un défi de la part des associations des [pour bien com- prendre la situation de l'interprète, il faut recourir à la transcription phoné- tique] mer ». Traduction. « Maires » ou « mères » ? Aucun moyen pour moi de le savoir. Naturellement je savais qu'il existait une « Association des mai- res » qui en allemand s'appelle « Bürgermeisterunion ». Mais qu'est-ce que les maires ont à voir dans l'éducation des enfants, plutôt que les mères ? N'ayant pas assisté à la conversation Fouchet-Kiesinger (alors ministre- président du Bade-Wurtemberg et chargé de représenter les Länder dans les consultations franco-allemandes pour les questions de culture), j'optai donc pour les « mères » et dis : « Elternverbände » (« associations de parents »). Hilarité générale ! Il s'avéra que c'était effectivement l'Association des mai- res qui avait fortement plaidé pour l'enseignement de la langue mutuelle... Ou que M. Pisani parle à la vitesse qu'on lui connaît des complexités de la politique agricole commune. Ou encore M. Giscard d'Estaing de la poli- tique économique et monétaire... Pourquoi ces exemples par trop banals ? Pour mettre en évidence que l'interprétation n'est jamais une question de mots. Qu'il faut toujours plon- ger en profondeur, briser la surface des mots pour retrouver l'idée, l'inten- tion, rechercher toute l'ambiance qui donne naissance aux mots, et ensuite reconstituer une autre surface faite de mots. On dit souvent que l'interprétation est plus difficile que la traduction parce qu'elle doit se faire à l'instant même, que pour interpréter un discours d'une cinquantaine de lignes, l'interprète ne dispose que de huit minutes environ, alors que pour le traduire par écrit, on peut prendre tout son temps. Certes, il faut à l'interprète un talent certain d'analyse instantanée et une maîtrise de la langue tout aussi immédiatement disponible. Mais l'interprète dispose d'aides énormes dont le traducteur est dépourvu. D'abord, il se trouve en présence des orateurs, de leur personnalité entière. Il entend leur voix, l'inflexion qu'ils donnent à des tournures de phrases qui, à cet instant même, prennent forme à partir d'une pensée (c'est pourquoi l'interprétation de dis- cours préfabriqués et que l'orateur ne fait que lire, est tellement plus diffi- cile, voire impossible). Il a aussi à sa portée toute la gamme de l'expression corporelle de l'orateur ainsi que la réaction de ceux qui l'écoutent. Pour s'exprimer, il n'en est pas réduit aux seuls mots, loin de là. Encore, il dis- pose de sa propre voix qu'il peut infléchir à loisir, il peut se reprendre, faire des pauses, des gestes explicatifs, il peut sourire ou parler d'un ton grave, peut même hausser les épaules. Il baigne tout entier dans l'ambiance. Et à la rigueur, il peut demander des éclaircissements à l'orateur (sauf en inter- prétation simultanée, mais cela nous mènerait trop loin), comme j'eusse pu demander à M. Fouchet : « Maires ou mères? » De tout cela le traducteur est dépourvu. Il est seul avec le texte écrit. Et c'est à partir de là qu'il doit non seulement saisir toute l'intention et toute la portée de ce qu'écrit l'auteur, mais je maintiens qu'il doit même se faire « une certaine idée » de l'auteur. Que, sans les aides dont dispose l'interprète, il lui faudra essayer de frôler son âme (sauf pour des textes tels que rapports scientifiques collectifs ou manuels techniques). Et aussi, il doit répondre à un soin exigeant d'expression que personne ne songe à attendre de l'interprète. Une traduction écrite de ce genre comporte toutes les exigences posées à l'interprète dans l'échange profond entre deux personnes décrit plus haut ; il s'y ajoute que ni les deux personnages, ni la situation communicative ne se trouvent en présence. En fait, au moment de la traduction écrite, le tra- ducteur réunit à la fois le vouloir dire de l'auteur et tous ses futurs lecteurs hétérolingues. C'est en lui que la communication joue pour une première fois, et de la qualité de cette première communication dépend la compréhension ultérieure entre chaque lecteur et l'auteur. La traduction, pour être un métier bien différent de celui d'interprète, n'en est nullement moins difficile. Et quand il s'agit de traduire Pierre Chaunu — quelle exigence de com- munication ! Ma première rencontre avec Pierre Chaunu remonte à septembre 1977. Ce jour-là, j'avais remis à l'éditeur la traduction d'un livre anglais, et lui dis en passant : « Si jamais vous aviez quelque chose en français... » Il me regarda pensivement, hésita un instant, puis sortit pour revenir quelques minutes plus tard, tenant un livre qui avait visiblement passé par plusieurs mains. C'était Le Refus de la vie. Il me le tendit et dit : « Voyez si cela vous convient. » Rentré, je commençai à lire. Bientôt, la tête me tournait... D'une part, je sentais une âme proche, un discours qui enfin disait ce qui, confusément, me travaillait depuis des années et qui allait directement à l'encontre de ce que le discours médiatique nous assenait sans cesse, bref : je découvrais une longueur d'onde au moins voisine. Mais d'autre part : cet auteur puisait visi- blement dans une richesse inouïe de connaissances proprement encyclopédi- ques qu'il maniait sans avoir l'air de rien. Et son style : il faudrait lui trouver une langue bien à lui. Déjà, il y a une différence énorme entre lecture et traduction. Comme d'ailleurs entre écoute et interprétation. Celui qui écoute ou lit peut se per- mettre de laisser tomber ce qu'il ne comprend pas, sans l'avouer. Pour l'inter- prète et le traducteur, chaque instant est une minute de vérité, il est contraint de tout rendre, contraint d'avouer à chaque instant, à chaque phrase. Et, à la différence de l'orateur/auteur, il n'a pas droit à la même indulgence. Si l'écrivain échappe au lecteur, le lecteur dira qu'il ne comprend pas (ou fein- dra d'avoir compris, sans être contraint d'en témoigner). Par contre, le lec- teur qui lit une traduction et n'arrive pas à comprendre, ne s'en prendra pas à sa propre incompréhension, mais dira tout simplement que c'est mal traduit... Pour savoir si j'oserais m'attaquer au Refus de la vie, je m'y attaquai, com- mençai à traduire les premières pages. C'était une véritable douche écossaise de découragements et d'encouragements. Découragement à chaque fois que je butais sur des morceaux résistant à mon analyse faute de connaissances suf- fisantes de ma part — connaissances de fait, ignorance de pensées articulées ailleurs par l'auteur — ; encouragement constant par l' envolée de l 'auteur, son « point d'orgue » (pour reprendre une expression chère à Pierre Chaunu...). Le lendemain, je téléphonais à l'éditeur et lui dis que j' allais m' atteler à la tâche, mais qu'elle était « bougrement difficile ». — Cela ne me surprend guère, dit-il. Depuis un an, nous cherchons à placer la traduction. Mais tous les traducteurs, une bonne vingtaine et non des moindres, l'ont déclinée parce que trop difficile. Cela ne me rassura guère... Déjà pour un Français, je suppose, lire Pierre Chaunu ne devient vrai- ment possible qu'après avoir beaucoup lu Chaunu. (Un de ses fils, un jour, me posa la question : « Vous arrivez à comprendre tout ce que dit mon père ? ») A fortiori, on n'arrive à traduire Pierre Chaunu qu'après avoir beau- coup traduit Chaunu. M'étant mis au Refus de la vie, je m'aperçus vite que pour lire Pierre Chaunu, il fallait que je me le traduise, et que pour le traduire, il fallait que je le relise. Il y eut un va-et-vient sans cesse renouvelé : lecture, première sai- sie, traduction, compréhension approfondie, relecture, traduction... Certes, nombre de connaissances spécifiques me manquaient. Ce pro- blème habituel de tout traducteur (si, en plus de sa capacité de traducteur, il n'est pas spécialiste chevronné de la spécialité d'un auteur — et encore...), prend des dimensions énormes chez Pierre Chaunu puisqu'il en couvre tant... Qui oserait définir « la » spécialité de Pierre Chaunu, « encyclopédique » au sens « étymologique » (comme il dirait...) ? Mais pour y remédier, le traduc- teur a ses procédés. Si, pour traduire Pierre Chaunu, c'est déjà là une tâche formidable, il est une autre difficulté plus dure à surmonter : savoir quelle signification il attache à certains mots — « panique » par exemple... Certes, il y a « panisch » en allemand... Mais ce n'est pas du tout ce que le « panique » chaunussien veut dire. Je crois deviner, je crois sentir. Mais je ne suis pas arrivé à ce jour à trouver un seul mot juste dans ma langue et j'hésite chaque fois entre « pan- haft », « unbedacht », « kopflos », « einem Urinstinkt, einer Urangst, fol- gend » (et j'en oublie)... Ou encore le « partage laïc »... ? Heureusement, alors que la traduction du Refus de la vie tirait à sa fin, apparut La Mémoire et le sacré (que le même éditeur m'envoya pour opinion). Etant alors en voyage, j'engloutis ce livre extraordinaire. Je me vois toujours, le cœur battant et la tête toute rouge, le dévorant à chaque minute pour dire ensuite à l'éditeur : « Si j'avais pensé que Le Refus de la vie était un summum, voilà que Pierre Chaunu, avec La Mémoire et le sacré, me corrige. Il se dépasse encore lui-même... » Si, grâce à La Mémoire et le sacré, le « partage laïc » est devenu « das Zwei- Welten- Prinzip », cela ne résout le problème qu'en apparence. Car pour en comprendre la signification, le lecteur allemand du Refus de la vie eût dû lire d'abord La Mémoire et le sacré ; or, il n'existait pas encore en traduction. Que faire ? Je pouvais, certes, annoter la traduction. Mais j'y répugne. Car je tiens à ce que, bien qu'étant ma traduction, le livre lui-même reste le sien. D'ail- leurs, il y eut un tel nombre de termes chaunussiens qu'une annotation équi- valait à écraser le texte lui-même. Je décidai donc d'assortir la traduction d'un glossaire explicitant ces termes-là (et quelques autres dont je supposais que le lecteur « normal » ne les aurait pas immédiatement à sa portée — choix difficile, explication risquée !). Mais, bien qu'étant particuliers à la traduction de Pierre Chaunu, ce ne sont là toujours que des problèmes techniques. La véritable difficulté réside ailleurs. Toujours, la traduction commente. Mais il faut qu'elle le fasse par la parole de l'auteur (auquel le traducteur ne fait que prêter les mots d'une autre langue). Prenez une phrase comme celle-ci : « Cependant dans un premier temps ce mare magnum de l'information naturelle longtemps sous-estimé, ce paramètre passé en X et Y apparaît comme dévalorisant, relativisant le noyau dur noyé de l'Ecriture que la querelle Réforme/Contre-Réforme avait exalté, au point d'introduire cette innovation fragilisante du sens littéral unique au moment où tout conseillait un large recours au symbolisme. » Même connais- sant tout ce qui précède dans le même livre, cette phrase ne s'ouvre pleine- ment qu'à celui qui connaît bien « son Chaunu » — son érudition, sa pensée développée ailleurs... Le « mare magnum » désigne toute la connaissance élar- gie et s'élargissant à une vitesse vertigineuse depuis l'invention des « multi- plicateurs des sens » (qu'il faut connaître par ce qu'ils représentent dans la pensée de Pierre Chaunu) ; le « paramètre passé en X et Y » est une formule rac- courcie de tout son développement sur ce que les sciences exactes (aidées par les « multiplicateurs des sens » et les « orthèses ») ont apporté dans la vision du monde « écrit en langage géométrique » ; « le noyau dur » se réfère à tout ce qu'il a écrit dans Au temps des réformes et traités apparentés, bref, le retour à la lecture du texte de base (« Ecriture ») par trop encombré de commen- taires... ; et dans « symbolisme », toute la lecture par « l'analogie de la foi » résonne... Reconstituer tout cela en traduction par une seule phrase qui tout en n'élargissant que l'absolument nécessaire s'explique par elle-même, tel est le véritable défi de la traduction. S'il y a, comme j'aime dire, « trois » Chaunu : le proprement historique (de Séville et l'Atlantique aux Trois millions d'années ... ) ; le politique (du Refus de la vie au Déclassement) ; le religieux (du Temps des Réformes à Dieu), tous les trois s'entremêlent chaque fois à des degrés divers, surtout dans les ouvrages « religieux ». Si le dessein de Pierre Chaunu est de dire simplement une vérité toute simple, il le fait à travers des démonstrations complexes, nécessairement complexes puisque les contre-arguments le sont et que leurs tenants essaient d'esquiver ses affirmations directes. Mais Pierre Chaunu, pour être « bougrement difficile » à traduire, est l'auteur le plus avenant. Son envolée entraîne le traducteur, son humour, son secours fraternel, bref, son amitié, l'éblouissent. Toujours il est là pour répon- dre, pour élucider. Même à des questions qui doivent lui paraître stupides, il répond avec la patience dont témoigne une mère pour répondre aux ques- tions de son enfant. Et il le fait non en docte, mais en prenant par la main. Jamais il ne perd cette patience. S'il est dur, il ne l'est que pour la cause (ses « colères »), jamais pour l'homme.

1. Dieu, p. 128. Le Refus de la vie n'a jamais paru en allemand. La faute revient sans doute à la traduction. Non pas comme le lecteur pourrait le penser, parce qu'elle était mauvaise (elle était à mon avis assez bien réussie). Mais parce qu'il y a une énorme différence de compréhension suivant que la langue lue ou enten- due est langue maternelle ou étrangère (presque indépendamment du degré de maîtrise de la dernière). Après une réunion entre de Gaulle et Adenauer, un membre de la délégation allemande qui comprenait très bien le français me dit : « Vous savez, en entendant votre traduction, je me suis demandé si le Général avait vraiment dit tout cela, et en effet, il avait dit tout cela. » Très simplement : la langue étrangère effleure la peau alors que la langue mater- nelle y pénètre. (Est-ce pour cela que le Général me disait souvent après une intervention d'Adenauer: « J'ai compris, mais traduisez toujours »... ? Dans ce temps-là, on prenait encore le temps pour bien comprendre, et on ne le considérait pas forcément comme du temps perdu, alors que de nos jours, on semble moins intéressé à vraiment savoir, ce qui augmente singulièrement le temps gaspillé à des discussions sans cesse renouvelées... Comme la nature, la compréhension demande son temps.) Le Refus de la vie ne parut jamais en allemand. Ce n'est qu'à l'aide de la traduction que les responsables dans la maison d'édition comprirent tout ce que Pierre Chaunu avait le courage de dire et qu'ils n'avaient pas le courage de publier. La preuve : je possède un exemplaire allemand qui était parvenu jusqu'à la mise en page... Ils n'avaient pas le courage, et peut-être le moment n'était-il pas venu. Non que nous ne soyons pas nombreux à partager ses vues — je pense, au contraire, que nous sommes légion. Nous ne sommes que trop peu rassemblés.

Oui, pour pouvoir lire Pierre Chaunu, il faut avoir beaucoup lu Chaunu, et pour le traduire, l'avoir beaucoup traduit... On avance de rature en rature... Traduire Pierre Chaunu, c'est relever un des plus grands défis de la traduction. Y parvenir en est le summum. Y parvient-on jamais ?

ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES

JÉRÔME LEJEUNE

En désignant à nos regards l'horizon de l'an 2000, vous avez, Monsieur le Président, transformé notre Compagnie, devenue sous votre férule une sorte d'Académie des Presciences morales et politiques. Une mutation si remar- quable ne pouvait négliger l'apport de la génétique. C'est pourquoi mes chers confrères, Mesdames, Messieurs, j'ai tenté d'envisager avec vous l'avenir brillant, éblouissant, aveuglant qui s'ouvre à la génétique humaine. Brillant, parce que chaque jour nous permet de savourer une nouvelle trouvaille de la vie ; éblouissant parce que notre analyse des molécules, vec- trices du message de vie risque de faire oublier l'organisme qu'elles animent ; mais aveuglant enfin parce que le prestige des manipulations génétiques porte certains à croire que tout ce qui est possible est permis. La morale, pour eux, devrait céder le pas à la technologie ; ils réclament un nouveau droit, qui leur donnerait tous les droits. La manipulation est en cours dans de nombreux pays. On fonde des comités d'éthique pour proposer des lois nouvelles qui, une fois votées, influeront sur les mœurs qui à leur tour influeront sur les lois. Avec un peu d'adresse et un zeste de pluralisme, le Bien et le Mal ne seront plus des données immédiates de la conscience mais le consensus mou d'une éthique étatique. La prescience est ici un bien médiocre guide : pour le progrès technique nous savons déjà qu'il sera foudroyant ; mais l'homme, lui, sera-t-il foudroyé ? Répondre oui ou non serait manquer de pertinence, mais réfléchir sur la nature de l'homme, à la lumière du savoir d'aujourd'hui, pourrait être une méthode conforme aux lois de l'esprit. Car c'est l'esprit qui donne la vie. Il n'y a pas de matière vivante, la matière ne peut pas se reproduire. Mais il existe une matière animée. L'objet de la génétique est très précisément de saisir sur le vif ce qui anime le brut, de décrire cette information qui pro- duit et contrôle des myriades de molécules capables de canaliser le grouille- ment de l'énergie afin de conformer le hasard des particules à nos propres nécessités. Dans la vie, il y a un message et si ce message est humain, cette vie est une vie d'homme. La matière animée par la nature humaine construit alors un corps dans lequel prend chair un esprit. Les dons de l'esprit, comme on sait, sont au nombre de sept. Reste à savoir si leur énumération peut nous permettre de trier le fatras de connais- sances qui nous reste à considérer.

1) La sagesse serait tout d'abord de préciser à quel usage sont destinés les moyens dont nous disposons. Un exemple historique nous fera comprendre ce point : on a beaucoup parlé du bicentenaire des droits de l'homme. Or, en France, 21 ans après la proclamation solennelle de ces droits, un philoso- phe fit une proposition de loi demandant qu'il soit interdit « d'étouffer ou autrement faire mourir en les saignant aux quatre membres les malades atteints de la rage ». Cette proposition de loi ne fut même pas discutée. Douze ans plus tard, naquit un enfant qui s'appelait Louis Pasteur. Sa vie fut la démonstration que ceux qui ont libéré l'humanité de la peste et de la rage n'étaient pas ceux qui brûlaient les pestiférés dans leur maison ou qui étouf- faient les enragés entre deux matelas, mais bien ceux qui ont attaqué la mala- die et défendu le malade. En plus des moyens de diagnostic et de traitement, la médecine c'est la haine de la maladie et l'amour du malade. Eliminer le patient pour extirper le mal, c'est avorter la médecine. Défendre chaque patient, prodiguer ses soins à tout homme sans lui demander son nom, sa race, sa religion, implique que chacun de nous soit tenu pour unique et donc irremplaçable. Pour s'assurer de cela, il faudrait une intelligence de l'être que justement la génétique nous fournit.

2) L 'intelligence. Le nombre des combinaisons possibles entre les différents allèles dont père et mère nous transmettent chacun la moitié dépasse telle- ment le nombre des hommes vivants ou ayant vécu que chacun se trouve doté d'une composition originale qui ne s'était jamais produite et ne se reproduira plus. Cette certitude statistique, nous l'avons maintenant sous les yeux par la méthode de Jeffreys. La technique serait trop longue à décrire, mais son principe est le suivant. Après avoir extrait chimiquement l'ADN d'un fragment de tissu, on le traite avec des enzymes qui le coupent en fragments, qu'on sépare selon leur taille en les faisant migrer dans un champ électrique sur un support approprié. Après action de la sonde de Jeffreys, le résultat a un aspect familier tout à fait comparable au code-barre qu'on utilise dans les supermarchés. Des traits parallèles d'épaisseur variable et inégalement espacés définissent un message qu'un détecteur optique transmet à un ordinateur. Aussitôt s'affiche le nom, la quantité et le prix du produit. Dans le code-barre de chacun de nous, cette carte d'identité génétique, strictement infalsifiable, et qu'on a toujours avec soi, la moitié des bandes sont identiques à celles qu'on trouve chez le père, l'autre moitié provenant de la mère. Ainsi sous nos yeux se manifestent à la fois, l'originalité de cha- que homme et sa filiation vraie. Ces codes-barres seront eux aussi lus par un ordinateur, comme au super- marché ; la seule chose que la machine ne pourra jamais afficher, étant le prix de la vie humaine. Pour résumer d'un mot ce que sagesse et intelligence nous révèlent de notre humaine nature, on pourrait dire simplement : ni chose, ni animal, le corps humain est indisponible. Sous peine de réinstituer l'esclavage, nul ne peut l'exploiter ni disposer de lui.

3) La prudence s'impose donc lorsqu'une action biologique est appliquée à l'homme, directement bien sûr et même indirectement. Quatre cents ans avant notre ère le sage de Cos fit jurer à ses disciples : « je passerai ma vie et j'exercerai mon art dans l'innocence et la pureté : je ne donnerai pas de poison même si l'on m'en priait ni ne suggérerai pareil usage » — et voilà pour l'euthanasie — « et je ne donnerai pas de pessaire abortif à une femme » — et voilà pour l'avortement. La sagesse et l'intelligence avaient dicté la prudence à l'homme qui fonda notre art, et ce serment d'Hippocrate, tous les médecins l'ont respecté. Ils furent d'ailleurs suivis par toutes les autorités morales ou politiques du monde civilisé jusqu'à des temps très récents. Vatican II ne faisait que reprendre un enseignement absolument général et constant en rappelant que « l'avortement et l'infanticide sont des crimes abominables ». Pourtant on doit remarquer qu'on décèle aujourd'hui, in utero, nombre de conditions plus ou moins défavorables et que l'élimination du fœtus, à toute époque de la grossesse, est permise par la loi Veil. Comme les moyens de diagnostic s'affinent chaque jour on détectera les imperfections les plus minimes ou même les prédispositions à des troubles très tardifs, tels la chorée de Huntington apparaissant vers la quarantaine ou la maladie d'Alzheimer entraînant la démence entre 50 et 60 ans. La prudence commande-t-elle d'éliminer les sujets reconnus porteurs de tares ? On peut affirmer que non. Certes les maladies coûtent cher, en souffrance pour les patients et leur famille, en charge sociale pour la communauté qui doit remplacer les parents si le fardeau pour eux devient insupportable. Le montant de ce coût, en argent et en dévouement est connu : c'est très exactement le prix que doit payer une société pour rester pleinement humaine. Sans même évoquer les déportations des sélectionneurs nazis, le Gnaden- todt pour les unlebensverten Leben (la merci par la mort pour les vies indignes d'être vécues), je citerai un exemple beaucoup plus ancien. Ne disposant pas du diagnostic anténatal, les Spartiates attendaient la naissance pour exposer dans les apothètes du mont Taygète les nouveau-nés dont la complexion leur paraissait incompatible avec le port des armes ou l'engendrement de futurs soldats. C'est le seul peuple de Grèce ayant systématiquement pratiqué cet implacable eugénisme. De toutes les villes de Grèce, Lacédémone est aussi la seule à n'avoir légué à l'humanité ni un savant, ni un artiste et pas même une ruine ! Pourquoi cette exception parmi les Grecs, ces hommes les plus doués de la terre ? Serait- ce qu'en exposant leurs mal-venus ou leurs bébés trop fragiles, les Spartia- tes sans le savoir tuaient leurs poètes, leurs musiciens, leurs savants à venir ? Se seraient-ils ainsi, par une sélection à rebours, progressivement abêtis ? Un tel mécanisme est envisageable, mais on ne peut l'affirmer. Ou bien leur sagesse et leur intelligence étaient-elles déjà tellement inférieures qu'ils com- mirent l'imprudence de tuer leurs propres enfants ? La génétique ne peut conclure d'autant que les deux hypothèses pour- raient être vraies, simultanément. Si la prudence désavoue le culte obtus de la force, cela n'exclut nullement de tenir fortement au vrai si l'on veut raison garder.

4) La force de l'esprit est en effet la résistance à l'effondrement simultané des trois dons précédents. Un exemple récent nous le fera comprendre. Il y a quelques années, les manipulateurs prétendaient étudier sur des embryons humains de moins de 14 jours la débilité mentale, l'hémophilie, la myopathie ou la mucoviscidose ! Un témoignage devant les parlementai- res britanniques m'amena à faire remarquer que sur un être humain de moins de quatorze jours (c'était la date de péremption proposée pour l'utilisation légale du matériel humain) on ne peut pas étudier un trouble du cerveau, qui n'est pas mis en place, ni une impossibilité de coagulation du sang qui ne circule pas encore, ni une anomalie des muscles qui ne sont même pas ébau- chés, ni une imperfection du pancréas qui n'apparaîtra que plus tard. Cette intervention, très « matter of fact », fut fort mal accueillie. L'hebdomadaire scientifique Nature titra : « French influence in Britain » ! Chose tout à fait « shocking ». Nature alla jusqu'à proposer en récompense un abonnement d'un an à quiconque fournirait un protocole d'expérience démontrant l'inanité de ces assertions. Cela fait trois ans. Nature n'a publié aucun protocole et, à ma connaissance, personne ne reçoit gratis cet excel- lent périodique. Il n'était vraiment pas nécessaire d'utiliser des êtres humains, car, au cours de ces trois années, le gène de la mucoviscidose a été découvert, le gène de la dystrophie musculaire a été cloné, la protéine qu'il fabrique, la dystro- phine, est maintenant connue et on a fait de grands progrès dans la compré- hension des maladies de l'intelligence. Pour l'hémophilie, on fabrique par génie génétique le facteur de la coagulation dans des bactéries artificieuse- ment manipulées. On pourra ainsi traiter les hémophiles sans risque de leur inoculer le SIDA. Et ces conquêtes de la médecine ont été réalisées sans que la vie d 'un seul homme ait été mise en jeu. Pourtant les demandeurs insistent, les propositions de loi s 'accumulent. Pourquoi cet appétit de chair fraîche ? Pour une raison majeure qu'on n'ose guère formuler tant son réalisme est sordide. Un embryon de chimpanzé coûte fort cher (il faut entretenir l'éle- vage). La vie humaine n'a pas de prix. Elle a même perdu toute valeur, depuis que des nations, longtemps civilisées, ont renié par un vote ce que pen- dant deux mille ans et plus, tous les maîtres de la médecine avaient constam- ment juré. Cette force d'esprit a manqué récemment au Parlement britannique, Lords et députés compris. Depuis le 23 avril 1990, les très jeunes sujets de sa Gracieuse Majesté, tant qu'ils n'ont pas atteint quatorze jours révolus, peu- vent être considérés comme matériel d'expérience. Cette vivisection des très jeunes Anglais, cette suppression de l'habeas corpus au tout début de la vie, n'ont même pas retenu l'attention des médias chez nous ! En ces temps de commémorations multiples et variées, un étonnant trou de mémoire collective semble être apparu dans l'Histoire. Pour les expéri- mentateurs sur embryons et fœtus humains, leur assurance ne peut être fon- dée que sur une ignorance absolue qui s'exprime en un mot : Nuremberg? Connais pas ! Pourtant ce que Prudence nous répète avec Force, pourrait se résumer en un deuxième aphorisme : l'embryon humain est indispensable.

5) La science embryologique nous apprend beaucoup sur ce point. Qu'il me soit permis d'évoquer ici le souvenir personnel d'un témoignage au Ten- nessee, devant la cour de Maryville, lors d'un procès en divorce. La mère, prénommée Mary, réclamait la garde des sept embryons conge- lés qu'elle avait conçus des œuvres de son mari ; elle voulait les sortir du froid, les ramener à la vie. Il est très remarquable que nous usions du même vocable pour définir la durée qu'on évalue avec des horloges, et la chaleur qu'on mesure avec un thermomètre : on dit le temps et la température. Or, l'agitation des molécu- les est très exactement le flux du réel qui passe, si bien qu'en abaissant la température, en arrêtant le mouvement, on gèle aussi le temps. La vie n'est pas un élan comme Bergson le pensait, car une fois arrêté il ne pourrait reprendre. Alors que si le précieux édifice qui contient l'information pour ani- mer la matière n'a pas été détruit par la congélation, la vie se manifeste à nouveau, sitôt la chaleur revenue et donc le temps retrouvé. Entassés par milliers dans une bonbonne réfrigérée à l'azote liquide, privés de toute liberté dans cette enceinte où le temps même est arrêté, les tout jeu- nes êtres humains sont pour ainsi dire internés dans une « concentration can » une enceinte concentrationnaire. Le juge de Maryville avait fort bien com- pris. Pourtant, on traduisit en France « camp de concentration », traduction doublement fautive. D'abord, « can » veut dire boîte et non pas camp, et ensuite le « concentration camp » est un moyen d'accélérer terriblement la mort, alors que la « concentration can » est un moyen de ralentir terriblement la vie ! Il est vrai que dans les deux cas, le système concentrationnaire est refermé sur des innocents ! En confiant les sept espérances à la garde de leur mère, le juge de Maryville avait prononcé pour la seconde fois, à 3 000 ans de distance, le jugement de Salomon. Celle à qui l'enfant doit être confié est celle qui veut qu'il vive, et qui préfère qu'on le donne à une autre plutôt que de le voir condamné à jamais. Cet amour du descendant, cette piété maternelle ont pour réciproque naturelle l'amour du descendant pour ses procréateurs.

6) Ce sixième don de l'esprit, la piété filiale, est d'un modernisme étonnant. On croyait jusqu'alors que le patrimoine transmis par le sperme et celui transmis par l'ovule étaient strictement homologues (aux chromosomes sexuels près). On sait aujourd'hui, grâce à Surani, à Swain et à Holliday que chaque sexe marque de son « empreinte » l'ADN qu'il transmet. Un peu comme l'étudiant qui souligne le passage à réciter tout de suite et raye cet autre à utiliser plus tard, la méthylation de l'ADN marque les points importants. L'homme souligne ce qui permettra de construire les membranes et le pla- centa, la femme souligne les instructions servant à diversifier les tissus néces- saires à l'embryon. L'expérience chez la souris a soudain expliqué une pathologie étrange qu'on connaissait dans notre espèce. Un œuf fécondé ne contenant que le message masculin même à double exemplaire avec le nombre voulu de chromosomes n'est pas un être humain : cela ne forme que des petites vésicules, des pseudo-sacs amniotiques, c'est ce qu'on appelle une môle hydatiforme qui peut dégénérer en cancer, le chorio- épitheliome. Réciproquement, un œuf fécondé ne contenant que le message féminin, même au complet, même avec deux jeux de chromosomes, n'est pas un être humain non plus ; cela ne fabrique que des pièces détachées : du poil, de la dent, de la peau, de n'importe quoi, mais en vrac, sans aucune mise en forme (c'est le kyste dermoïde). L'« empreinte » masculine de l'« empreinte » féminine sont simultanément nécessaires à la conception de l'être. Dans l'œuf fécondé, sphère minuscule d'un millimètre et demi de diamè- tre, se trouve déjà, miniaturisée à l'extrême, la division du travail qui nous est si familière : à l'homme la construction de l'abri et la quête de la nourri- ture, à la femme l'élaboration de l'enfant. Ces faits nous permettent d'affirmer (et bien que ceci soit démontré depuis un an environ, c'est une sorte de scoop pour certains mass media) qu'il faut un homme et une femme pour enfanter un esprit. La reproduction monopa- rentale ou « unisexe » est impossible dans notre espèce. — Finie la prétention de procréer « entre femmes » en fécondant un ovule avec le noyau d'un autre ovule, prélevé sur une amie. — Terminé le cauchemar « gay » de la conception purement masculine par introduction de deux spermatozoïdes dans un œuf préalablement privé de son noyau légitime et implanté plus tard dans quelque utérus d'emprunt ! — Dévaluée la spéculation du milliardaire escomptant la reproduction d'un « clone » à son image pour transmettre en même temps son capital géné- tique et ses intérêts financiers ! La première cellule qui n'aurait pas un père et une mère ne pourrait sur- vivre longtemps, l'être ne serait même pas conçu ! Pour le généticien, « Honore ton Père et ta Mère, afin de vivre longue- ment », est bien un commandement divin : la nature lui obéit.

7) Ici commence la crainte, pourrait-on écrire à la fin de cette énuméra- tion. La crainte mais non pas l'abandon de toute espérance comme à l'entrée de l'enfer de Dante. Pourtant voyez notre puissance et donc mesurez les dangers. Nous commençons d'épeler lettre à lettre, C, A, T ou G, l'immense mes- sage génétique. Il remplira l'équivalent de six collections complètes de l'Ency- clopaedia universalis ! Aucun homme ne le lira en entier et ne pourra le comprendre, mais on mettra l'information en machine. L'appareil nous restituera, sur demande, le passage qui nous intéresse. Même, un robot sophistiqué (employant la PCR) nous fabriquera sur simple requête la portion de la molécule sur laquelle on poursuivra l'expérimentation, soit pour éliminer un gène indésirable, soit pour rafistoler un paragraphe défaillant. L'utilisation médicale est hautement souhaitable et ne soulève aucun pro- blème moral nouveau, tant qu'on opère avec prudence et dans l'intérêt personnel du sujet. Mais notre génération n'est pas propriétaire d'un patrimoine dont nous sommes seulement les dépositaires. L'ADN humain n'est pas un matériau qu'on puisse breveter ou vendre ou bricoler sans vergogne. Il faudrait que les lois le disent : Le génome humain est indisponible. Oseriez-vous proposer d'imposer votre morale aux autres ! dira-t-on ; je pense bien. Dans un état pluraliste qui ne se réfère à aucune morale abso- lue, tenter (légalement s'entend) de faire entrer sa morale dans les lois de son pays, est beaucoup plus qu'un droit c'est le devoir du citoyen. Quant à la crainte qui stimule l'esprit, elle n'est nullement peur de la nou- veauté ou terreur de la technique ; soumises à une juste gouverne ce sont les clés de l'efficace. Cette crainte qui éclaire l'esprit, parce qu'elle est un mouvement du cœur, est celle d'abandonner la révérence due au Créateur et, partant, le respect dû à sa créature. Timete Dominum et nihil aliud, voilà la liberté de l'esprit. Craignez Dieu et rien d'autre : cette liberté d'esprit va nous être fort nécessaire. Car il est une prescience et une seule, que je vous confierai pour finir, sans risque de me tromper : Il faudra science avec conscience, pour éviter la ruine de l'homme.

Souvenirs de la Casa Velázquez 1948-1950

DIDIER OZANAM

Les organisateurs de l'hommage à Pierre Chaunu m'ont suggéré d'y contribuer par l'évocation de quelques souvenirs personnels. Tout naturel- lement j'ai songé à rappeler ceux de notre commun séjour espagnol, à la Casa Velâzquez entre octobre 1948 et juillet 1950. C'est à cette époque, somme toute heureuse, de notre jeunesse que nos deux ménages ont noué et scellé une amitié qui ne s'est jamais démentie depuis. Ces souvenirs remontent à plus de quarante ans. C'est assez dire que bien des détails et même le contexte chronologique général n'auraient pu être reconstitués sans l'aide de sources contemporaines de ces années : les archi- ves de la Casa bien sûr, mais surtout les correspondances adressées par ma femme et moi-même à nos familles. En particulier les lettres de Denise à ses parents et à sa sœur constituent un véritable journal de notre séjour espagnol.

Je suis arrivé à Madrid au début de novembre 1947, en pleine rupture des relations diplomatiques entre la France et l'Espagne : il m'avait fallu des- cendre du train à Hendaye, franchir à pied le pont international et repren- dre à Irún le train espagnol pour gagner Madrid. Son ancien palais de la Moncloa ayant été détruit pendant la guerre civile, la Casa s'était provisoi- rement repliée dans un petit hôtel particulier, aujourd'hui disparu, au 73 de la calle Serrano, artère élégante de la capitale et siège du grand paseo domi- nical des jeunes de la bonne société. Outre l'hôtel de Serrano, la Casa dis- posait d'un appartement, rue Castelló, et d'une petite maison dans le quartier alors périphérique du Viso, où paissaient encore des troupeaux de moutons. Je tâtai successivement de toutes ces résidences, et à la rentrée suivante, dès le 13 octobre 1948, je m'installai au second étage de la rue Serrano, dans une grande chambre, inondée de soleil, donnant sur une terrasse. Ce devait être, durant les deux années suivantes, mon — puis notre — quartier général, un lieu privilégié de rencontre et d'amitié. C'est lors de cette rentrée 1948, le samedi 23 octobre exactement, que Pierre et Huguette Chaunu sont à leur tour arrivés à Madrid, précédant de quelques jours ma camarade d'Ecole des chartes Denise Bossuat, qui venait prendre ses fonctions d'archiviste à l'ambassade de France et devait tout de suite être considérée comme membre honoraire de la Casa par les hispani- sants qui s'y trouvaient alors : Chantal de La Véronne, Marie Helmer, Janine Lemay, Louis Déroche, Michel Darbord et sa femme. Pierre et Huguette héritèrent d'une chambre voisine de la mienne, mais qui présentait une par- ticularité tout à fait sui generis : un de ses côtés était fermé par une cloison de toile qui n'atteignait même pas le plafond, laissant ainsi un vide fort indis- cret et peu propice à l'intimité. Tout de suite Denise et moi éprouvâmes une grande sympathie pour les Chaunu. Huguette était vive et gaie, elle aimait l'histoire, certes, mais aussi le lèche-vitrines, les magasins, les causeries et le tricot autour d'une tasse de thé. Pierre se distinguait déjà par sa carrure d'homme des marches de l'Est, sa voix puissante, son rire généreux, sa pas- sion du travail, sa culture encyclopédique, ses pattes de mouche illisibles, son habitude de frapper des mains avant de les frotter l'une contre l'autre avec jubilation. A certains égards cependant, il était différent de ce qu'il est devenu plus tard. Il ne dédaignait pas le bon vin, voire l'alcool, avec modération, il s'essayait au tabac et tâtait même de la pipe (sans lendemain il faut le dire), il se réclamait non seulement de Fernand Braudel, mais aussi de Charles- André Julien et se proclamait « radical-socialiste », concept politique qu'il avait le plus grand mal à expliquer à nos amis espagnols à l'époque où sévis- sait encore le franquisme pur et dur : on pouvait en juger par la tête de José Maria de Campoamor, alors élève à l'Ecole diplomatique et intercambio des Chaunu pour l'apprentissage de l'espagnol. La vie quotidienne était rythmée par les repas pris en commun sous la présidence silencieuse du directeur, M. Legendre, le « vieux sanglier », comme nous l'appelions. On ne s'amusait guère à une table où étaient pros- crites les conversations sur la politique ou la religion, tout comme les propos trop lestes, toute critique de l'Espagne, toute observation sur la nourriture. Quant à celle-ci, la despensera, Araceli Loizaga, une Basque à l'œil rond de perroquet, fournissait un ordinaire à vrai dire aussi médiocre qu'insuffisant. Qui de nous ne se souvient des alcachofas gorgées d'eau, des redoutables patitas de cordero, véritables osselets sans chair, ou des pescadillas, les poissons « qui se mordent la queue », inévitable menu du dimanche soir ! Les modestes talents d'Araceli, le rationnement encore en vigueur, le bas niveau de nos trai- tements expliquent sans doute, pour une bonne part, cette situation que nos jeunes estomacs jugeaient intolérable. Pour vivre, pour travailler, il nous fal- lait manger. Aussi organisions-nous, en dépit du règlement, des circuits paral- lèles d'alimentation, domaine où les Chaunu étaient passés maîtres : en longeant le mur tronqué de leur chambre, on percevait des bruits réconfor- tants de mastication, des tintements de verres et de couverts, des grésille- ments, des odeurs qui vous faisaient venir l'eau à la bouche, car Huguette était fine cuisinière. On s'invitait les uns les autres. D 'un côté « œufs mimosa avec tomates, mayonnaise, jambon et salade de fruits » ; de l 'autre, « char- cuterie, œufs durs et riz froid à la mayonnaise, yoghourts et glaces, le tout arrosé de sangria glacée ». On complétait volontiers par des thés ou goûters avec brioches et croissants. Dans les grandes occasions, on allait au Cali- fornia savourer de délicieuses tortitas con nata y caramelo ou « manger des gam- bas dans un de ces petits bistrots populaires, pas très bien famés, qui pullu- lent derrière la Carrera San Jerónimo... : fumée, bruit, vins, mendiants, culs-de-jatte, bonnes femmes hum ! hum ! ». Souvent le dimanche soir nous dînions à la Casa Domingo, calle de Alcalà, où notre garçon favori, Emilio — surnommé Ramper, du nom d'un chanteur en vogue — nous servait dans une petite salle particulière en baragouinant un français incertain. C'est là que Pierre tâta pour la première fois — et à ma connaissance la seule — des calamares en su tinta, qui lui firent passer une bien mauvaise nuit. Grandes ou petites toutes ces agapes étaient autant d'occasions ou de prétextes à d'inter- minables conversations qui roulaient sur tous les sujets possibles : histoire, éco- nomie, politique, religion, sous toutes leurs facettes, de l'avenir de l'Europe au régime soviétique, de la résistance à la décolonisation, du monde hispa- nique à l'Islam, sans oublier bien entendu la chronique universitaire, matière comme chacun sait inépuisable. Le travail gardait cependant la première place, et Pierre préparait à Madrid son futur séjour andalou par de longues séances à la Bibliothèque nationale dont les coutumes parfois folkloriques le mettaient tantôt en joie, tantôt en fureur. Il souhaitait aussi entrer en relation avec les maîtres de l'américanisme et leur demander conseil. Il me souvient encore de cet après- midi d'octobre 1948 où, munis des recommandations de rigueur, nous allâ- mes tous deux rendre visite au fameux don Antonio Ballesteros, bibliothé- caire perpétuel de l'Académie royale d'histoire, où il habitait. Dérangé dans sa sieste, béret vissé sur la tête, moustache hérissée, œil mauvais et doigt ven- geur, don Antonio fit comprendre à ces deux jeunes et inconscients gabachos que leur visite était inconvenante à pareille heure et leur ferma la porte au nez sans autre forme de cérémonie. D'autres obligations pouvaient nous solliciter, certaines inévitables, même si elles ne nous tentaient guère. Ainsi dûmes-nous faire acte de présence, moyennant finances, au gala bridge de la Société française de bienfaisance, qui eut lieu à l'hôtel Palace le 10 novembre 1948. Pierre « s'était fait beau et avait voulu aller chez le coiffeur pour cette occasion : il lui a massacré sa brosse, réduite en paillasson fort usagé. Sa femme riait, mais lui la trouvait mauvaise ». Quelques semaines plus tard, la nuit de Noël fut marquée par un mémorable réveillon que nous organisâmes dans ma chambre avec le ménage Chaunu, Louis Déroche, un Normalien antiquisant, et Denise qui en a laissé le récit : La table était dressée... décorée de houx et de bougies plantées dans des man- darines. C'était ravissant. Les deux poulets nous avaient donné bien du mal : ni Huguette ni moi n'en avions jamais fait cuire... On les a flambés, lavés, fini de plumer. C'était roulant et finalement ils furent cuits à point. Aucun de nous ne savait découper, et c'est à Déroche [qu'en revint le soin] sous prétexte que, comme faiseur de fouilles, il avait plus de dispositions qu'aucun autre pour ce genre d'exer- cice. Il s'en est bien tiré, mais non sans mal. Enfin on les a mangés, c'était le prin- cipal ! Mais c'est ensuite que venait le plus beau : une bûche monumentale de marrons (3 kg...), écrasés à la fourchette, malaxés avec beurre, sucre, chocolat et cognac..., recouverte de chocolat, de houx et de feuilles de houx piquées..., des flocons de nata et de la nata tout autour. C'était... exquis et les garçons se sont pâmés. Ensuite une salade de fruits... achevait le repas. Le tout arrosé de vin et de café. Cette fête familiale précéda de peu le départ des Chaunu pour Séville. Le 14 janvier 1949 au soir, nous nous retrouvions en petit groupe à la gare d'Ato- cha pour les despedir, bien conscients du vide qu'ils allaient laisser. Le moment des adieux fut pittoresque : « Ils avaient trois valises grandes comme des armoires et lourdes... comme un grand magasin. » De surcroît, voulant en tirer des affaires chaudes pour la nuit, Pierre fit voler à travers le comparti- ment tout un paquet de fiches qu'il fallut ramasser et reclasser en hâte avant le coup de sifflet fatidique. Le 15 janvier les Chaunu débarquaient pour la première fois à Séville et s'installaient à l'inoubliable Pensión Rubio, calle Lagar 6 (aujourd'hui démolie et remplacée par un affreux Corte Inglés), fer- mement régie par le couple Antonio et Engracia Pimentel. Sans attendre davantage, nos amis se mirent au travail. De ces premiers jours Pierre a tracé le récit dans une lettre du 30 janvier : Nous sommes à Séville depuis quinze jours déjà. L'Espagne sous ce nouvel aspect sévillan nous a transportés, et nous comprenons cette douce violence dont vous nous parliez... Nous avons été fort bien accueillis à l'Archivo General de Indias par don Cristóbal Bermúdez Plata et par son personnel qui rivalise de complai- sance à l'égard des chercheurs étrangers qui peuplent la solennelle et sympathi- que salle de travail de la Lonja. Partagées entre l'Archivo de 9 h 30 à 13 h 30 et de 15 h 30 à 17 h 30 et la bibliothèque des américanistes de 18 à 21 h, nos jour- nées sont bien remplies... Parti des documents que me signalaient les Nord- Américains qui ont déjà abordé mon sujet, j'ai fini par découvrir plusieurs séries de legajos absolument vierges qui me promettent une documentation plus plétho- rique encore que je n'osais l'espérer... Je suis un peu affolé. Devant cette récolte, et afin d'éviter pertes de temps et frais de voyage, nous avons l'intention de pro- longer notre premier séjour... Le 23 février 1949, les Chaunu regagnaient Madrid pour une quinzaine de jours, puis Paris pour y passer les vacances de Pâques. Pierre s'était chargé d'aller plaider au ministère le dossier de nos bourses qu'une récente déva- luation avait réduites de 2 600 à 2 000 pesetas par mois (pendant dix mois !), somme ridiculement insuffisante aux yeux de tous, notre directeur excepté. Pierre se tira fort bien de sa mission et obtint le rétablissement du montant de nos bourses à leur nouveau antérieur, en attendant mieux (en octobre elles furent, en effet, portées à 3 200 pesetas). Au retour, il s'arrêta quelques jours à Madrid et nous fit part de son admiration pour la rapidité du redressement économique qu'il avait constaté en France : « Les Français, assurait-il, ne se rendent pas assez compte de l'extraordinaire prospérité économique dans laquelle ils vivent actuellement... On est revenu aux beaux temps d'avant- guerre, non pas à l'époque troublée de 1936-1939, mais à celle de 1922-1923. » Le 1 mai les Chaunu repartirent pour Séville où ils arrivèrent juste à temps pour « connaître cette chose extrêmement curieuse et pittores- que qu'est la feria de Séville » (lettre du 3 mai). Les grandes vacances 1949 marquèrent une date dans l'histoire de nos familles: le 13 août j'épousais à Paris Denise Bossuat, quelques jours avant la naissance de Marc, le premier enfant de nos amis Chaunu. Nos liens s'en trouvèrent renforcés. Nous rentrâmes à Madrid le 3 octobre et Pierre, pro- visoirement seul, le 23. Nous devions y passer ensemble tout le reste du tri- mestre. Notre existence conviviale reprit tout naturellement, en y intégrant de nouveaux venus, tels l'historienne Suzanne Larbiou, le compositeur Ray- mond Depraz, le peintre Yves Trévedy. Plus que jamais notre chambre jouait le lieu de rencontre privilégié : nous y tenions « café ouvert » tous les jours après le repas du midi et les conversations allaient bon train. Le travail se poursuivait à un rythme soutenu, mais nous veillions à le ponctuer de tou- tes sortes de distractions. Pour ce trimestre, j'ai relevé celles que nous avions prises en compagnie de Pierre Chaunu : le 24 octobre, conférence d'André Siegfried à l'Institut français, alors dirigé par Paul Guinard ; le 30 octobre, soirée à la Gran Taberna Gitana avec dégustation de montilla et spectacle fla- menco quelque peu frelaté ; le 1 novembre, assistance à la représentation tra- ditionnelle et romantique du Don Juan Tenorio de Zorrilla ; le 18 novembre, tournée gambas dans le vieux Madrid ; le 24 novembre, admirable séance de danses folkloriques par les Coros y danzas ; le 11 décembre, « après-midi fla- menco » organisé par les artistes de la Casa à l'annexe du Viso. Si la vie à la Casa avait ses côtés agréables, elle ne manquait pas non plus d'inconvénients. On continuait d'y manger aussi mal. Des restrictions d'eau et d'électricité compliquaient singulièrement l'existence quotidienne. Le chauffage lui-même était déficient et nous défendait mal du froid mordant de l'hiver madrilène. Témoin cet épisode qui remonte au 1 décembre 1949 : Didier était allé avec Chaunu à l'Académie d'Histoire, où grâce à un réseau de relations, doublé d'une série de visites, on les a autorisés à consulter les cata- logues de manuscrits et d'archives malgré la fermeture pour travaux de ladite Aca- démie : cela dure depuis trois ans ! On les avait fourrés dans un local non chauffé, en plein courant d'air. Ils en sortent transis et se font tremper jusqu'aux os en attendant l'autobus. Enfin ils arrivent à la Casa : sans feu ! Furibonds l'un et l'autre, ils doivent aujourd'hui faire une descente chez le directeur pour protes- ter violemment. Pour se réchauffer, Didier s'est fourré au lit... Pierre a résisté debout, mais il tient ce matin un rhume bien soigné et sa voix est plutôt râpeuse... Comme [il] dit... : Napoléon, pour vouloir installer Joseph en Espagne, on voit bien qu'il n'était jamais venu à la Casa Velázquez ! Au retour des vacances de Noël, et à nouveau en compagnie de Huguette, Pierre Chaunu entama son second séjour sévillan. Devant l'ampleur des dépouillements à envisager, il décida de faire microfilmer quelque dix mille pages de documents. Entreprise difficile, car l'atelier de photographie de l'Archivo, dirigé par un ecclésiastique, le père Salas, et peuplé de sa paren- tèle, fonctionnait presque exclusivement pour le compte d'une Américaine, Miss K... et de ses compatriotes, source assurée de travail et de revenus: « Depuis qu'il travaille pour les Américains — plaisantait Pierre — le saint homme voit les choses sous l'angle du big business. » Par chance, soucieux de briser ce quasi-monopole, le directeur des Archives intima au bon père l'ordre de diversifier sa clientèle. Du coup, « un gouffre s'ouvrait sous les pieds de la gens salasienne... C'est alors que la Providence envoya les Français. Sans ce concours de circonstances, je ne me fais aucune illusion, notre travail serait resté en panne... Nous avons sauvé les Salas en nous sauvant nous-mêmes » (lettre du 15 février 1950). L'opération se poursuivant normalement, les Chaunu revinrent passer une semaine à Madrid (24-30 mars), notamment pour y rencontrer le doyen Renouard venu en visite à la Casa en sa qualité de directeur de l'Ecole des hautes études hispaniques. Avec eux et Depraz, nous fîmes le pèlerinage de l'Escorial (26 mars). Ensuite ils gagnèrent Paris pour les vacances de Pâques (31 mars-25 avril). A leur retour, ils ne restèrent que deux jours à Madrid (26-27 avril) avant de rentrer à Séville reprendre avec une ardeur renouve- lée la préparation de leur opus magnum. A la Casa, nous suivions avec une admiration mêlée d'inquiétude les progrès de l'entreprise : « A Séville... lega- jos, microfilms et registres n'ont qu'à bien se tenir... Ce sont deux machi- nes... qui débitent des tonnages, des sacs de blé, des jaugeages, des olives, etc. Ensuite, on additionne tout, on multiplie, on divise, on compare, et on en conclut le mouvement du port de Séville au XVI ce qui excite au plus haut point... » (lettre du 8 mai 1950). Après cette campagne les Chaunu revinrent à Madrid (3 juin). Huguette ne tarda guère à rejoindre la France. Pierre resta un mois. Ce fut le dernier que nous passâmes ensemble, plus proches que jamais. Nous multipliâmes repas, sorties et surtout « interminables bavardages » tant nous avions cons- cience qu'approchait la fin de cette époque heureuse pendant laquelle nous avions, en quelque sorte, vécu l'expérience dont parle l'Ecriture : Ecce quam bonum et jucundum habitare fratres in unum. Cette année 1950, Pierre quitta Madrid pour la France le 3 juillet. Avec Huguette il revint le 26 octobre à la Casa : ils y occupèrent « notre » cham- bre, que nous avions définitivement abandonnée le 15 juillet. Tous deux pas- sèrent encore une année en Espagne pour achever de réunir les matériaux de Séville et l'Atlantique : mais ce dernier séjour ne relève plus de notre histoire commune. Ecrit avec la collaboration de Denise Ozanam

Chronologie du séjour de Pierre Chaunu en Espagne de 1948 à 1950 France et Paris Madrid Séville Départ le 22 octobre 1 948 23 octobre 1 948-14 janvier 1 949 1 5 janvier-23 février 1 949 24 février-9 mars 1 949 10 mars-19 avril 1949 20 avril-1 mai 1949 2 mai-10 juin 1949 11 juin-2 juillet 1949 3 juillet-22 octobre 1949 23 octobre-17 décembre 1949 1 8 décembre 1 949-3 janvier 1950 4 janvier-10 janvier 1 950 1 1 janvier-23 mars 1 950 24 mars-30 mars 1950 31 mars-25 avril 1950 26 avril-27 avril 1950 28 avril-2 juin 1950 3 juin-3 juillet 1 950 4 juillet-25 octobre 1950 Quantité et structure dans la vie, la mort, la foi

JEAN-MARIE PAUPERT

J'espère bien que le recueil des Mélanges Pierre Chaunu comportera une bibliographie systématique et provisoirement complète de ce prodigieux auteur pour qui l'on m'a fait l'honneur de me demander, au sein de la gerbe épa- nouie de gloires, mon petit épi d'hommage. J'ai dit auteur car, à mes yeux, Pierre Chaunu mérite ce titre rare. Ecri- vain fécond, il a la plume aussi facile et coulante que le verbe claironnant et disert, et bien meilleure qu'il ne la croit lui-même, car il écrit naturellement dans le droit fil de la langue et la justesse de l'expression. Historien bien sûr d'abord, mais bien autre chose aussi car il déborde avec bonheur des cadres techniques de l'Histoire pour aborder les rives de la théologie et de la philo- sophie. Journaliste et essayiste de surcroît : et pas qu'un peu ! Il n'y a guère que le roman à quoi il n'ait pas touché ! Alors « touche-à-tout de génie » ? Certes pas, car Chaunu ne manque ni de profondeur ni de foi : que n'a point Voltaire à qui avait été appliquée la fameuse formule. La référence à Sainte- Beuve, jugeant que Pascal « dépasse et déborde de toutes parts », semble ici plus adéquate. Car, partant de son fonds d'histoire et de sa culture d'histo- rien, Chaunu en effet, constamment les déborde et dépasse. C'est pourquoi, même s'il n'en a pas conscience, il est bien ce qu'on nomme un auteur c'est- à-dire un homme de plume et de réflexion après qui le monde de la connais- sance n'est plus ce qu'il était avant lui ; un repère dans le mouvement per- pétuel des idées. J'attends, disais-je aussi, de ce recueil une bonne bibliographie : j'aime- rais en effet vérifier si je me trompe de beaucoup en estimant de loin à quel- que 50 ouvrages — dont beaucoup forment de considérables pavés sur la route de l'Histoire — sans compter 100 (ou 150 ?) articles, dans des revues savantes, l'œuvre actuellement parue de ce bénédictin parpaillot. Comme si ce vigoureux et brillant champion de l'Histoire quantitative — et qu'il me pardonne cette banale plaisanterie par approximation dans l 'à- peu-près qu'on a dû déjà lui servir après avoir beaucoup servi — avait voulu prêcher d'exemple en hyperbolique parabole : Chaunu, c'est combien de ton- nes de papier, combien de milliers de pages imprimées ? Du plaisant au sérieux ici, le chemin est court et l'accès immédiat, car c'est précisément de quantité et d'esprit, de quantité et de qualité, de quan- tité et de vie, de quantité et de mort, de quantité et de foi, que je veux ici traiter pour illustrer à ma manière l'importance de Chaunu et le sens de son œuvre. Les ignares et les profanes — plus nombreux qu'on ne croit au siècle de la culture sous vide, influence et cellophane, du tout-cuit tout prêt à empor- ter et à consommer devant le poste de télé — s'imaginent que l'histoire quan- titative est une affaire d'érudits maniaques et papivores s'amusant gravement, le nez chaussé de bésicles, à compter les vis, les boulons, les ressorts de la machine sociale dont leur myopie professionnelle leur interdit de parcourir le plan général, leur surdité systématique les empêche d'entendre le ronron- nement amical du moteur secret, leur hébétude positiviste les garde de soup- çonner l'âme de vie d'une société. Quand c'est tout le contraire qui est vrai. Ces imbéciles heureux se trouvent, en effet, dans le même cas, le même sac, le même sas, que les censeurs trop presssés ou obtus de Staline, s'esclaf- fant, à gorges déployées et bedaines rebondissantes, de son fameux mot de faux balourd : « Le pape : combien de divisions ? » qui recelait en effet une erreur fondamentale d'appréciation. Encore faut-il savoir la détecter : or elle ne portait point sur le combien mais sur les « Divisions ». En d'autres termes, Staline avait tort de croire que le pouvoir est fait de Divisions militaires et l'histoire de son pays s'est chargée de le manifester à ses successeurs ; mais raison de se demander combien le pape avait de pouvoir, sous forme non point de divisions militaires, mais d'additions d'âmes et de vocations, ou de multi- plications de naissances et de baptêmes. Quand on critique, il faut donc savoir déceler le point critique. Et l'on s'aperçoit alors qu'il y a toujours un combien. Cinquante ans après la dédaigneuse appréciation stalinienne, les catholi- ques de France comme tous les chrétiens du monde sont plus que jamais et avec moins de désinvolture — fondés à se poser la question : « Combien le pape a-t-il?.... » Combien de brebis au troupeau, combien de pasteurs, combien de baptêmes, combien de vocations sacerdotales et religieuses, com- bien d'évêques, de prêtres, de laïcs véritablement fidèles à ses enseignements de confortation de la foi aux dogmes et à la morale catholique... ? En cette enquête, les théoriciens et praticiens de l'histoire quantitative s'appliquant à percer, par le foret du combien, les secrets du comment et, par- tant, du pourquoi de la vie personnelle, sociale et religieuse des sociétés d'autre- fois, n'usent pas, en substance, d'autre méthode que celle des sociologues pionniers de la sociologie religieuse — les Le Bras, les Boulard —, ou des tant prisés instituts de sondages, fouillant dans l'aujourd'hui des sociétés et des mentalités. Combien de « messalisants » ou de « paschalisants » (c 'est-à- dire de fidèles pratiquant le messe dominicale ou les pâques), combien croient que Jésus est Dieu, fils de Dieu, combien croient tout simplement en Dieu, combien connaissent à peu près la substance des grands dogmes et y adhèrent? N'est-ce point là de l'ecclésiologie — c'est-à-dire de la théologie quantitative ? Et cela en toute simple logique. Comment diable, en effet, serait-il pos- sible d'apprécier le rôle et le sens, l'importance et la portée d'un quelcon- que phénomène social ou religieux, dans le passé de l'histoire ou le présent de l'actualité, sans en mesurer les effets concrets par leurs manifestations quantifiables et quantifiées? Comment, par exemple, savoir ce qu'était hier, ce qu'est aujourd'hui le culte et la piété catholiques à l'égard de la Vierge Marie, sans connaître — outre les textes des conciles et des Pères, des doc- teurs et des théologiens — les manifestations concrètes de ce culte et de cette piété : combien de chapelles et d'églises, d'images et de chapelets, de proces- sions et de cantiques, de sources et de pèlerinages... et où, et quand, et selon quelles tendances et variations ? En quel sens enfin : où l'on voit déjà la signi- fication, c'est-à-dire le signifié, dépendre du signifiant, c'est-à-dire du signi- ficatif. C'est-à-dire du quantitatif. Ainsi en va-t-il de tous les phénomènes sociaux et religieux : rites liturgi- ques et coutumes sociales, règles morales et habitudes consacrées, normes dog- matiques et impératifs sociaux, classes, ordres et institutions divers. Encore faut-il savoir ce qu'ainsi réellement on mesure. Ce qui est quanti- fiable et quantifié, mesuré et compté. Un quart de siècle environ avant Staline, un psychologue, le Dr Alfred Binet (1857-1911), s'est, pour le meilleur et pour le pire, rendu célèbre à jamais par la réponse fameuse qu'il fit à une question embarrassante sur la notion d'intelligence : « L'intelligence, dit-il, c'est ce qui est mesuré par mon test. » Le non moins fameux test d'intelligence de Binet — revu Simon et cor- rigé Zazzo. Là aussi, comme pour le « joke » de Staline, même punition, même motif : il avait raison sur la mesure, car il n'est pas niable que « l'intel- ligence » se mesure, qu'il y a des gens plus ou moins « intelligents », dont on peut mesurer, sur une échelle, capacités et performances relatives. Oui, mais qu'est-ce que l'intelligence ? On ne peut se contenter de dire ce que ou ce qui. Dans le cas, particulièrement éclairant, de l'intelligence, la réponse appa- raît aussi simple qu'incontestable (dirais-je incontournable ?) tant pour le phi- losophe et le psychologue, que pour le paléontologue et l'ethnologue, le généticien et le physiologiste ; l'intelligence est une structure psycho-ethno- physiologico et socio-génétique de l'homo sapiens, qui a pour propriété de discerner tels ou tels rapports essentiels entre les choses — rapports tirés, abstraits de ces choses — et qu'on appelle concepts ; elle secrète des concepts comme le foie secrète la bile et les glandes les hormones. Et ces concepts eux- mêmes, ces rapports entre les choses, sont donc eux aussi, des structures aptes à penser les choses de l'univers : « Le Moi, le Monde et Dieu ». L'homme pense parce qu' il pense : c'est-à-dire par ce qu'il pense, c'est-à-dire par ce qui le concept — le fait penser, c'est-à-dire mesurer : car penser signifie d'abord — au témoignage de l'étymologie qui n'est jamais innocente ni dénuée de sens — peser, apprécier, comparer. Où, n'en déplaise à tous les adeptes roman- tiques de « l'inspiration » éthérée, de la « mystique » trop facile, et de la « spi- ritualité » désincarnée, on retrouve encore et déjà les notions de mesure et de quantité. Et donc — et d'abord ou en même temps, on l'a vu — de structure. Il n'est donc pas étonnant de découvrir que les ce que ou ce qui mesurés et comptés par ces sociologues du passé que sont les historiens quantitatifs, comme par ces historiens quantitatifs du présent que sont les sociologues, ne pouvaient être et ne sont de fait autres choses que des structures de la vie, de la pensée, du comportement social et religieux. Tout simplement. Structures de la vie sociale : l'institution avec sa hiérarchie. Structures de la vie intellectuelle : le dogme avec ses définitions. Structures de la vie quoti- dienne morales et sociales : le code d'habitudes contraignantes avec leurs us et coutumes, incitations et interdits. Structures de la vie religieuse (non moins quotidienne, morale, ni sociale) : la liturgie avec ses rites. Et cela seulement se voit et cela seulement se mesure et se quantifie. Et cela seulement, en fin de compte, existe. Je ne sais pas, en effet, ce que c'est qu'un « catholique romain » qui ne croit pas réellement au primat du pontife romain et qui n'obéit pas au pape et à son évêque, en communion avec le pontife romain. Je ne sais pas ce que c'est qu'un « catholique romain » qui ne croit plus en Dieu, ni aux deux natu- res, humaine et divine, de Jésus Fils de Dieu ; ni à Marie Théotokos ; ni à la résurrection de la chair, ni à l'un quelconque, seulement, des dogmes défi- nis par son Eglise... Je ne sais pas ce que c'est qu'un « catholique romain » qui pratique, ou préconise, sans éprouver le sentiment du péché: l'avortement, la contraception artificielle, l'eugénisme ou l'euthanasie, le mariage des prê- tres, ou autres foutaises délétères et fariboles à la mode... Je ne sais pas ce que c'est qu'un « catholique romain » qui, dans sa vie liturgique comme dans sa vie personnelle morale et sociale a pratiquement évacué les notions et pra- tiques de jeûne, d'abstinence, d'ascèse et de privation, bref de sacrifice dans l'Amour-Agapê contre l'Eros dévastateur. Je ne sais pas ce que c'est et c'est bien normal, car cela ne se voit pas, ni ne se distingue, cela ne se compte ni ne se mesure. De vrai, en réalité cela n'existe pas. Quelles différences en effet avec le protestant « libéral », le juif « libéral », le musulman « libéral », le bouddhiste ou tout simplement l 'agnos- tique ou l'incroyant? Quelle différence autre qu'une étiquette usurpée? Il n'est pas que je sache nécessaire d'être catholique romain pour aimer les autres, être généreux, ni même pour nourrir des appétits « spirituels ». Aux sociologues religieux d'aujourd'hui et aux historiens de demain, je souhaite alors bien du plaisir... Inde irae. D'où ma hargne et ma colère, et ma lutte incessante contre les « spirituels », et autres « pneumatiques ». Le pneumatique dont, depuis saint Paul, s'est toujours méfiée l'Eglise institutionnelle quand elle était vigou- reuse et rigoureuse — est fait pour rouler. Et il roule en effet les « fidèles » dans la farine inconsistante, immatérielle, insaisissable de l'« esprit » au nom de quoi tout est permis ; comme l'Eglise elle-même, dans l'automobile du pro- grès perpétuel roulant à tombeau ouvert vers les abîmes de l'infidélité et de l'abjuration de fait. Ce sont là des gens qui vous disent : « qu'importe, pourvu qu'on ait la foi », comme l'épicier du coin vous lance pour être gentil « Ah, Monsieur, tant qu'on a la santé... ! » Mais la foi en quoi et en qui ? La santé de qui et de quoi ? Se porte-t-elle bien cette Eglise dont on ne peut guère mesu- rer que les signes de décrépitude ? Et à quoi, en qui croit-elle ? En « l'Evangile » ? Mot magique, mirifique enseigne d'auberge espagnole ! Sésame invincible, avec « l'Esprit ». Mais, en authentique et saine tradition catholique, seule l'Eglise sait ce qu'est et signifie l'Evangile (comme, seule, après la Synagogue, elle a su décider quels étaient les livres canoniques authentiquement inspirés). Plus outre, et sans infirmer le caractère privilé- gié des Ecritures canoniques, elle ose assurer que la Révélation évangélique continuée sans répit par la Tradition incessante de ses saints, martyrs et Doc- teurs, Pères et confesseurs de la foi, conciles et pasteurs est ni plus ni moins divine, dans le fin fond du mystère chrétien, que celle des synoptiques. Et seule est « évangélique », la lecture de l'Evangile en Eglise, sous le contrôle de Pierre. Comme aussi seule sait l'Eglise où souffle l'Esprit de vérité et où tourbillonnent les souffles gonflés de contrefaçons. Comme, encore, seule sait l'Eglise ce qu'est la Foi catholique. C'est à elle qu'au jour du baptême, nous l'avons demandée : « Que demandez-vous ? La foi ? Que procure la foi ? La vie éternelle. » Je ne sais pas — je n'hésite pas à le confesser — je ne sais pas si j'ai la foi catholique. J'en dirais volontiers ce que répondait Jeanne d'Arc de la Grâce à des juges insidieux et pervers : « Si je ne l'ai pas, Dieu m'y mette, si je l'ai, Dieu m'y garde. » Ainsi pense, ainsi sent, ainsi dit l'Eglise catholique, apostolique et romaine en sa doctrine la plus sûre et la plus authentique. Nul n'est forcé d'être catholique-romain. Mais, en bonne arithmétique, on ne peut additionner des poireaux, des carottes et des navets. En un certain sens, bien réel et qui touche au fond des choses, je ne crois, tel Thomas, qu'à ce que je vois : à ce qui se peut voir, toucher, compter, mesurer. Seul, au fond, compte ce qui se compte. Et si le christianisme en général — plus particulièrement le catholicisme romain — compte de moins en moins dans le monde c'est qu'il ne se compte plus qu'avec la plus grande difficulté et dans le plus extrême désordre qui l'a rendu indistinct. Tant il est vrai que ce qui ne peut se compter dans la vérité des chiffres ne compte plus dans la réalité des faits, des sentiments et du pou- voir ; aujourd'hui hélas, dans nos Eglises évanescentes ou évanouies, ce qui se compte le mieux c'est, par ses effets mesurables, l'évanouissement, comme en nos nefs les chaises vides. Chute des vocations, chute des pratiquants, chute des rites et des mœurs, chute enfin des dogmes. Et que pour l'historien comme pour le sociologue, observateurs des sociétés, la qualité — foi, religion sous appellations contrôlées — c'est d'abord une quantité qui se voit et se peut compter. Mais il existe entre les sciences — les différents « degrés du savoir » ainsi que bellement et justement disait Maritain — une profonde cohérence, celle-là même qu'elles tiennent de la même réalité et du même esprit dont elles sont issues. Il n'est donc pas surprenant que l'historien et le sociologue convergent au fond, avec le philosophe et le théologien — quoique par des chemins et à des niveaux différents, et sous autres appellations — vers les mêmes notions. J'ai eu ailleurs l'occasion déjà de comparer le rôle des définitions dogma- tiques, des institutions ecclésiales, des rites et canons liturgiques, des règles morales, des us et coutumes sociaux — et plus généralement des concepts — aux bandelettes de l'homme invisible dans le vieux film de fiction fantasti- que bien connu : au fur et à mesure que vous voyez se dérouler les bandes, il n'y a, là-dessous, plus de formes, plus personne, plus rien. D'où je tire une parabole disant que l'être est dans la forme, l'être est dans la structure. Retirez-les : il n'y a plus, par terre, qu'un petit tas de chiffons. L'historien et le sociolo- gue doivent renoncer à compter ce qu'ils ne voient plus et qui donc à leurs yeux n'existe plus. Mais le philosophe et le théologien les rejoignent pour les conforter en leur soudaine cécité : eux non plus ne reconnaissent plus leur objet, peu à peu déformé, évanescent, évanoui, dans la chute des structures, dogmatiques, institutionnelles, rituelles et sociales. C'est sans doute aussi ce qui explique qu'un grand historien, protestant sociable, ait pu s'accointer avec le petit artisan sauvage des mots et des concepts que je suis et qui, pour le meilleur et pour le pire, est né catholique- romain et s'efforce désespérément à demeurer, jusqu'à sa mort, dans le giron de l'Eglise sa Mère. S'il m'est arrivé de l'éprouver, je n'ai jamais exercé sur Pierre Chaunu l'indiscrète curiosité de savoir comment il s'éprouvait, lui, sans son Eglise pro- testante : c'est son affaire. Comme c'est la mienne de me sentir au plus mal, présentement, en mon Eglise catholique romaine, et il le sait. J'ignore ce qu'il doit respectivement à sa nature, à son métier d'historien, à la méthode quantitative, dans son attachement fougueux et profond aux structures institutionnelles et sociales, doctrinales et politiques, en dépit du courant généralement dominant dans la Réforme, mais je sais que nous avons ce culte en commun. Ou cette culture. Il est vrai aussi — mirabile dictu — que je me trouve souvent moi-même plus proche de lui que de la plupart de mes frères catholiques en cléricature laïque ou sacrée ; et que, plus et mieux que la plupart d'entre eux, il a com- pris et apprécié le sens et la portée de mes recherches et de mon combat. Est-il encore protestant, ou pas assez ? Suis-je toujours catholique, ou bien trop ? Au milieu de la confusion babélienne des langues et des idées, va-t-en savoir !... Pour finir donc, j'appelle à la barre, après Staline et Binet, mon troisième homme, Vladimir Ilitch Oulianov, c'est-à-dire Lénine assénant drôlement en réponse à une question : « Le communisme? — C'est les Soviets, plus l 'élec- tricité. » A seule fin de le plagier pour définir : « Le christianisme aujourd'hui ce sont les Eglises, plus l'atome. » Je veux dire : l'atome de l'atomisation anni- hilante. Et, plus encore, l'atome du clinamen d'Epicure et de Lucrèce, grâce à quoi il peut, au gré des vents cosmiques, dévier de sa régulière trajectoire qui le faisait être ce qu'il est.

Pierre Chaunu, un penseur de la liberté ÉRIC ROUSSEL

Printemps 1985. Alors que je viens de publier un petit livre, une lettre me parvient de la Sorbonne. Manuscrite, pleine de chaleur, très différente des remerciements de convenance qu'échangent d'ordinaire les auteurs, elle est signée de Pierre Chaunu. Je ne l'ai jamais rencontré. Mon ouvrage est tombé entre ses mains par le hasard du service de presse. On imagine mes sentiments. Quelques semaines plus tard, après une première rencontre, un coup de téléphone me surprend un samedi. Pierre Chaunu, cette fois, me propose d'écrire un essai avec lui. En un temps record un éditeur est trouvé, le contrat signé et quelques jours plus tard nos entretiens commencent à Caen, dans le jardin de la belle demeure XVIII siècle qu'occupe Pierre Chaunu, à l'ombre d'une église, « cette maison Régence Louis XV tournée vers l'intérieur comme il convient » qu'il évoque dans La mémoire de l'éternité. Notre projet, dont nous ne mesurons pas alors la témérité, est d'essayer d'infléchir le débat politique à l'approche de l'échéance électorale de mars 1986. A dire vrai, pour l'instant, c'est surtout Pierre Chaunu qui parle avec la passion, la fougue qu'on lui connaît; mon intervention se situera en aval. Un an plus tard, après quelques tribulations, notre livre Une autre voie, Stock, 1986, paraîtra mais les responsables sont alors déjà trop englués dans la gestion quotidienne pour s'encombrer de notre réflexion. De notre rencontre restera une amitié et, pour ma part, une grande dette de recon- naissance. Tel est d'ailleurs mon seul titre pour intervenir dans ce volume et dire mon admiration à l'égard de l'un des plus féconds penseurs contem- porains de la Liberté. A un certain moment, Pierre Chaunu a été, me semble-t-il, profondément incompris. Jusqu'à la fin des années 60, on le classait parmi les pionniers. Dans la lignée de Fernand Braudel et des Annales, on savait qu'il était l'un des chercheurs les plus inventifs dans le domaine des sciences sociales et si elle n'était pas du goût de tout le monde son affirmation de l'indissociabilité de l'Histoire et de la Foi ne laissait personne indifférent. « Nous n'avons pas à partager ses convictions, écrivait Max Gallo, pour être profondément touché par le cheminement de Pierre Chaunu, son expérience vitale. Sa sin- cérité, son exigence d'authenticité, sa volonté de rigueur, son pouvoir d'indi- gnation, cette fusion en lui entre le savoir historique et la sensibilité mystique sont des pièces essentielles à verser au débat intellectuel de notre temps. » Tout commença à changer lorsque l'historien de Séville et l'Atlantique s'engagea avec l'éclat que l'on sait dans les combats du siècle. En mai 1968, ce mandarin, dont les étudiants étaient ravis qu'il fût un mandarin, ne put supporter que l'on sabotât des années d'effort, que l'on compromît l'avenir de générations entières et il le dit haut et fort. Mais ce qui aggrava définiti- vement son cas fut la sainte colère qui s'empara de lui, au début des années 1970, lorsque la Vie sous sa forme la plus innocente se trouva mise en cause. D'autres furent plus prudents que lui, les bonnes raisons de ne pas s'enga- ger ne manquaient pas et d'abord le fait que les promoteurs de cette réforme, dite « de société », appartenaient en principe à leur camp. Pierre Chaunu qui n'avait jamais mis ses opinions politiques dans sa poche — s'affirmant tran- quillement libéral conservateur quand toute l'intelligentsia proclamait son adhésion au marxisme — refusa de se laisser impressionner. Comme un beau diable, on le vit se démener sous les préaux d'écoles, sur les estrades muni- cipales, dans les arrière-salles de cafés et dans les cinémas de banlieue. Sur- tout il prit la plume et ne la lâcha plus, balayant tous les obstacles, harcelant les médias — du moins ceux qui acceptaient de braver l'interdit. L'homme, on le vit, n'avait pas peur des tabous. Et les choses prirent pour lui un cours encore plus radical lorsque, non content de défendre la vie, il proclama urbi et orbi que l'évolution démographique des pays industrialisés, encore compro- mise par les atteintes portées à un principe fondamental de la civilisation judéo-chrétienne, risquait de nous placer dans une position fâcheuse face à la montée du tiers monde. Pour les « belles âmes » Chaunu était perdu. Com- ment pouvait-on oser dire que le drame de la révolution contraceptive était d'avoir produit le maximum d'effets au Nord alors qu'elle était destinée en réalité au Sud. Comment affirmer que les mécanismes d'assimilation des populations immigrées dans les nations occidentales risquaient de se dérégler à mesure que se développait la crise démographique ? Aux yeux des profes- sionnels de l'erreur, de ceux qui avaient prôné une décolonisation en catas- trophe pour se faire ensuite les partisans de la mythique croissance zéro, Pierre Chaunu était devenu infréquentable. Si personne ne mettait en doute ni sa compétence, ni sa bonne foi, des commentaires éplorés, hypocrites accueil- laient chacune de ses interventions. A en croire certains il était devenu l'adepte de solutions passéistes. La vérité est que l'on ne voulait pas voir en face les cruelles réalités qu'il dénonçait. En 1979, on ne voulait pas prêter attention à ce constat qui figure à la fin de Un futur sans avenir : « Il est écrit : "c'est une chose terrible que de tomber entre les mains du Dieu vivant" (Heb. 10, 31); c'est une chose 1. Introduction à La mémoire de l'éternité. terrible que d'introduire dans le monde une conscience douloureuse et joyeuse de soi sous le regard de la mort. C'est une chose tellement terrible que la nature (la natura naturata, la nature naturée des chrétiens, ou la natura natu- rans, la nature naturante de Spinoza et des gnostiques) l'avait confiée à l'ins- tinct. C'était une intelligence obscure, une intelligence qui participe à l'intelligence du monde qui transmettait la vie. Notre civilisation à l'époque du monde plein avait réussi, comme Prométhée, à dérober un peu de ce feu du ciel. Nous avions enlevé un peu de feu du ciel, mais la source restait hors de notre portée. Nous savons où il est, nous savons éteindre le feu de la vie, nous ne savons pas encore l'allumer. Prométhée risque de mourir avant de découvrir le dernier secret. » En fait, Pierre Chaunu n'a cessé de se situer dans la grande tradition libé- rale et si l'on a pu déformer son dessein c'est peut-être parce qu'il a fait sienne cette belle formule de Pierre Drieu La Rochelle — auquel elle s'appliquait si mal ! — : « Il faut mettre sa passion dans la modération. » A toutes les épo- ques de l'Histoire ses préférences l'ont guidé vers les réformateurs intelligents, respectueux du passé et ce n'est pas un hasard s'il se réclame des Lumières dont les valeurs lui semblent toujours porteuses d'avenir. A la différence d'autres auteurs plus systématiques il n'a jamais érigé en modèle indépassa- ble la société d'Ancien Régime dont il perçoit bien les blocages. Ce qu'il met seulement en cause dans la Révolution de 1789 — indépendamment de la Constitution civile du clergé qui reste, selon lui, une agression purement gra- tuite contre l'immense majorité des Français — c'est la volonté de faire table rase du passé (fondement de toutes les utopies meurtrières depuis lors), l'obsession de brûler les étapes alors que nul n'est plus convaincu que lui de la nécessité de laisser le temps au temps. D'où sa faiblesse pour la monar- chie de Juillet dont le discrédit est, à ses yeux, très immérité. Bien qu'il soit profondément français, patriote comme on l'était avant- guerre en Lorraine où il est né, Pierre Chaunu en réalité se situerait peut- être avec plus de facilité sur l'échiquier politique britannique où les conser- vateurs savent être imaginatifs, où les libéraux sont réceptifs aux arguments valables qu'on leur oppose, où l'empirisme a ses lettres de noblesse, la meil- leure illustration de cet état d'esprit étant, à l'heure actuelle, le grand philo- sophe Isaiah Berlin dont on sait le rôle dans la réhabilitation des « contre lumières ». Comme Berlin, Pierre Chaunu pourrait affirmer : « J'adhère aux valeurs des Lumières mais les vues de l'ennemi m'intéressent parce que je crois à ce qui peut aviver la vision, et les ennemis astucieux et doués épin- glent les erreurs ou les analyses étroites dans la pensée des Lumières. » Profondément libéral, Pierre Chaunu demeure cependant convaincu — c'est là un des aspects de sa pensée — qu'aucune société ne peut subsister dans un discours sur le Sens — faute de quoi elle ne peut se projeter dans l'avenir. C'est ainsi qu'au scandale des bien-pensants il n'a pas hésité à dire que le grand bouleversement de notre époque, celui dont les conséquences

2. En toutes libertés, Editions du Félin, 1991. seront les plus importantes est non point la chute du communisme ou la per- cée de l'Islam mais l'effondrement du sentiment religieux dans les pays indus- trialisés. De là est venu, selon lui, tout le reste dont mai 1968 a été le révélateur et qui culmine avec le malaise décelable actuellement dans les pays riches de la planète. « C'est entre 1965 et 1970 — nous le savons désormais — écrit-il dans L'historien en cet instant, que ceux qui connaissaient cette évi- dence que la mort n'est pas, ne peut pas être le néant, de majorité qui osait s'affirmer sont devenus la minorité qui n'ose plus ni croire ni dire. Il n'existe, à l'échelle de l'univers, je le dis avec un sourire amer, aucun tournant com- parable à celui-là. Il est en aval d'un long processus dissociatif, en amont de tous les changements désagrégatifs. Il est seulement étonnant que l'on puisse s'en étonner. Ce qui me surprend, ce n'est pas que quelque chose se soit défait, mais que quelque chose demeure qui ne soit pas encore défait. » Renan disait que pour avoir raison un jour il fallait se résigner à paraître un jour démodé, dépassé. Pierre Chaunu a fait ce choix, ce qui ne l'empêche nulle- ment de respecter le principe fondamental de la séparation des deux royau- mes. Contrairement à ce que certains croient, il ne souhaite pas un empiètement du spirituel sur le temporel ; il affirme simplement que le bon fonctionnement de la cité implique que ceux qui sont chargés de dire le Sens puissent au moins se faire entendre. On le verra peut-être un jour, Pierre Chaunu aura été l'un des plus péné- trants analystes de nos démocraties occidentales qui n'ont gagné contre l'URSS que par abandon de l'adversaire et qui, en réalité, apparaissent fragiles, tou- chées qu'elles sont par l'indifférence des citoyens, la corruption, l'impossi- bilité de mener à bien tout projet collectif. Ce diagnostic, Pierre Chaunu n'est évidemment pas le seul à le porter mais, à la différence de beaucoup qui s'attachent à des problèmes institutionnels en fait superficiels, il va, lui, au fond des choses et a le courage de poser les problèmes de fond. Comment ne pas voir, par exemple, que tout appel à la solidarité résonne nécessairement faux à partir du moment où l'individualisme est érigé en valeur absolue, où toute dimension holiste tend à disparaître. Notre civilisation, si l'on y réflé- chit bien, est la première à refuser toute morale, voire toute éthique, et la preuve n'est toujours pas fournie qu'elle puisse s'en passer. Au contraire plus une société s'affranchit de règles, plus elle paraît réceptive à des tentations autoritaires ou suicidaires. Proclamer cela, comme n'a cessé de le faire Pierre Chaunu, ce n'est donc pas adhérer à un traditionalisme stérile, c'est rappe- ler seulement que le progrès obéit à des règles — sinon il est vite annihilé par ses effets pervers. La période la plus récente de notre Histoire offre d'ail- leurs à cet égard une mine inépuisable d'informations ! On admirera en tout cas qu'après les années de combat et pas mal de désillusions, Pierre Chaunu garde l'espoir chevillé au corps. En témoigne l'un de ses derniers livres Colère contre colère où sans renoncer à ses points de vue, en soutenant que ses « colères ont toujours été des colères contre l'étouffe- ment de vérités utiles », il plaide en faveur d 'une nouvelle alliance : celle de la tradition chrétienne et de la science. « C'est au christianisme aujourd 'hui qu'il appartient de réussir, enfin, le tournant mal négocié du début du XVII de se montrer désormais à l'aise dans cet univers dont la grandeur n'est plus accablante, pour nous, les hommes à la lunette, et au sortir des ordinateurs associés aux batteries de radiotélescopes, puisque la lunette et les batteries sont le fruit de notre intelligence... Le cosmos est immense, séduisant, ruisselant d'une intelligence qui nous dépasse incommensurablement, mais il est cepen- dant pénétrable, partiellement réductible à notre part d'intelligence. » Maintenant que l'Histoire commence à lui donner raison, peut-être écoutera-t-on plus attentivement ce nouveau message.

Pierre Chaunu, l'Amérique et nous Essai d'ego-histoire THIERRY SAIGNES †

« La grande défaite en tout, c'est d'oublier. » Louis-Ferdinand CÉLINE « Todas as cartas de amor sao ridiculas. Nao seriam cartas de amor se nao fossem ridiculas. Mas a final, sao as criaturas que nunca escreveram cartas de amor que sao ridiculas. » Fernando PESSOA « ... Il faut plus : il faut entendre les mots qui ne furent jamais dits, qui restèrent au fond des cœurs (fouillez le vôtre, ils y sont) ; il faut faire parler les silen- ces de l'histoire, ces terribles points d'orgue où elle ne dit plus rien et qui sont justement ses accents les plus tragiques. » MICHELET (1842)

Par quelles voies advient-on à ce que nous sommes ? Comment choisit- on son champ d'action et de réflexion ? Ces questions, que tout un chacun a dû se poser à la veille de décisions cruciales, avaient ressurgi lorsque, au retour d'un premier séjour de deux ans en Bolivie, je lus L'Amérique et les Amé- riques. D'apprendre que son auteur n'était jamais passé au Nouveau Monde me confondit. D'où venait ce pouvoir de pénétration qui avait permis à Pierre Chaunu de dévoiler les espaces-temps américains ? Aujourd'hui, je renver- serais la question : c'est peut-être parce qu'il a pris soin de ne pas se laisser égarer par un réel de surface que ce scrutateur a pu, à distance, restituer les grandes articulations spatiales et les rythmes d'une palpitation continentale. Vingt-cinq après la parution de cet ouvrage, point d'orgue de l'œuvre américaine de l'auteur qui se consacra dès lors à la généalogie d'un autre des- tin collectif, celui de l'Europe moderne, Pierre Chaunu a levé le voile sur ce qui l'a poussé à s'engager sur les sentiers du passé. Dans les différentes ver- sions de cet examen rétrospectif, il revient sans cesse sur le secret essentiel de sa « vocation » : une entreprise qui se détourne de l'action au présent (c'est- à-dire qui ne contribue pas à créer de la richesse matérielle) renvoie à un manque fondamental. Pour combler cette absence aurorale, elle est vouée à un investissement intellectuel du monde, que ce soit dans l'Ailleurs ou dans l'Avant. Précisons cependant qu'une fois engagé dans son métier, cet histo- rien n'hésita pas à investir le présent avec toute l'ardeur que l'on sait. Ce n'est qu'au troisième séjour en Bolivie qu'hésitant entre plusieurs futurs possibles, je me décidai à m'inscrire en thèse d'Etat. Je lui écrivis. Il accepta sans me connaître. Par la suite, nous nous vîmes fort peu. Il m'invita à exposer mes travaux à son séminaire. J'en revenais avec le sentiment de n'avoir su expliciter ma démarche, mon objet de recherche, mes raisons de repartir aussi souvent. Pierre Chaunu n'a pas voulu s'enfermer dans un conti- nent mais plutôt « tenter une histoire du monde en Amérique ». Quinze ans après ma première lettre, il est temps d'expliquer pourquoi je suis resté amé- ricaniste. « Le plus court mouvement vers soi-même passe par un tour du monde » dit-on non sans ironie. D'autres voies pouvaient écourter une telle agitation : n'est-ce pas « quasi le même de converser avec ceux des autres siècles que de voyager » (Descartes) ? Choisit-on vraiment ? P. Chaunu a livré les « éton- nements » (au sens étymologique) qui ont forgé son rapport au monde et au passé. Exercice périlleux : la marge est étroite entre le « Je m'ai naturellement en grande défiance » de Tocqueville et « l'artiste doit être dans son œuvre » de Flaubert, ces deux grands Normands tutélaires. Mais je sais que le desti- nataire de ce retour contre soi ne restera pas insensible au risque encouru.

« L'HOMME A CHEVAL »

Le rapprochement de L'Amérique et les Amériques avec ce roman fort peu connu de Pierre Drieu La Rochelle surprendra. Ces deux ouvrages partagent la même aptitude à révéler les architectures et les failles secrètes d'une terre et d'une société singulières que leurs auteurs ne connaissaient pas directement (ce sont des anti-Hergé en quelque sorte). Depuis Buenos Aires grâce aux conversations avec Victoria O'Campo, depuis Paris-Caen « avec les yeux de Braudel », on plante un décor, on noue des intrigues, on jette des périodes : d'un côté, jésuites et francs-maçons, oligarques et démagogues, provinces et capitale se disputant les faveurs d'une armée impatiente ; de l'autre, poids des structures ou dynamiques de la conjoncture commandant les oscillations de longue durée. Des esprits chagrins reprocheront des approximations de détail (le colo- nel Jaime Torrijos a peu à voir avec les présidents réels Santa Cruz ou Mel- garejo ; le maïs n'est pas tout, les tubercules ont joué un rôle capital dans les Andes qu'on aimerait voir signalé en dehors de la maladie de la pomme de terre en Irlande en 1848), des partis pris contestables — notamment chez les deux auteurs l'idée d'un échec de l'humanité amérindienne, ce qui m'avait choqué au début. A présent, je serais plus sensible à l'angoisse de ces cultu- res devant la menace d'entropie : les fantastiques dépenses en chasse aux têtes- trophées, en festins anthropophagiques, en « beuveries solennelles », en sacri- fices humains ou en tortures rituelles, avaient pour but de capturer des iden- tités « étrangères » et d'assurer le renouvellement de la fertilité ainsi que la circulation de l'énergie cosmique. Ces œuvres sont avant tout pionnières : elles posent les cadres qui per- mettent de penser ensuite les évolutions. Leurs qualités rares d'imagination abstraite et d'intuition scientifique font merveille dans cet inventaire : immen- sité et cloisonnement d'un continent étiré le long du méridien ; enclavement des cultures jetées en archipels. Avec le souffle d'un Walt Whitman ou d'un Saint-John Perse, elles taillent dans la durée (« on ne taille pas dans le réel sans se couper » dit le poète), accusent les contrastes, dévoilent les enjeux réels (ainsi les lumineuses pages sur « l'erreur chronologique » de la rupture avec la métropole ibérique imposée trop tôt ou trop tard du dehors « au prix non d'une guerre d'indépendance mais d'une série catastrophique d'implacables guerres civiles » — faillite précoce qu'illustreront directement les cuartelazos du colonel Torrijos). J'imagine que, né en d'autres temps ou sous d'autres cieux, P. Chaunu se serait jeté dans l'aventure américaine comme hidalgo ou officier en manque de panache.

¿ A QUE HAS VENIDO ? Pourquoi, à Montpellier, vers l'âge de dix-douze ans, quand j'allais ren- dre visite à ma mère qui avait conservé l'appartement familial — après que mon père eut emmené avec lui ses trois enfants pour les élever avec sa troi- sième épouse —, commençais-je à dessiner sur du bristol des grandes cartes de l'Amérique du Sud avec, au centre, une immense Bolivie, cœur hyper- trophié prêt à absorber la masse continentale ? Si je le savais, je n'aurais plus besoin de partir et je me remettrais à un thème d'histoire disons régionale, comme celui de la forêt méditerranéenne au Moyen Age. Durant l'adolescence, sans exclure complètement le premier, un autre pays prit le relais : la Suisse — nouveau point de fuite pour le Languedocien de la plaine que j'étais. Lors de camps de montagne, durant l'été, je multi- pliais les incursions vers les cols donnant sur le Valais. En seconde, sur les conseils de mon professeur d'histoire et de géographie, je présentai un pro- jet d'étude du Val de Bagnes entre barrage et raccards pour une bourse Zel- lidja que je n'obtins pas. Dès que je le pouvais, depuis Montpellier, je partais marcher quelques jours dans les Alpes ou le Massif central, le plus souvent. Ou plutôt en compagnie de Giono et de Ramuz. C'est finalement la coopération militaire qui me permit, quelques mois après l'agrégation d'histoire, d'aborder les Andes. Parti précipitamment (il n'y avait pas de poste mais un lecteur de français ne rejoignit pas le sien au dernier moment), j'arrivai léger à La Paz : la valise qui contenait quelques notes de lecture et des livres disparut lors du transbordement à Lima. La pre- mière année, l'Ecole normale supérieure fut souvent en grève (les cours au gaz lacrymogène et les enterrements d'élèves me firent découvrir un autre rap- port au risque et à la mort), la seconde année, elle fut fermée par le nouveau gouvernement militaire. Je parcourus le pays avec tous les moyens de transport possibles, le plus souvent sur des camions et à pied. Plus j'avançais, moins je saisissais ce que j'y faisais. Circulant seul, j'étais invité partout, traversant les strates d'une société hétéroclite fondée sur l'ancienne « cascade ethnique et sociale des mépris », chacune déplorant l'existence des autres pour expliquer le non- achèvement de la nation : elle avait perdu la moitié de son territoire depuis l'indépendance, elle ne devait sa survie qu'à la neutralisation réciproque de ses puissants voisins prêts à la dévorer, bref un non-sens géographique. Ce môle de hautes terres centrales était en fait une peau de chagrin. Je compris ce qui le rapprochait de la Suisse. Le modèle de l'état-nation n'avait pas pris : un pays cloisonné, divisé en multiples cultures et langues, sans limites défi- nies. La contrebande (des produits ou des capitaux) était la raison d'être de ces contrées apatrides : les « Indiens » n'étaient-ils pas traités comme des « étrangers sur leurs propres terres » ? Le pourcentage de Boliviens vivant au dehors n'était-il pas un des plus forts d'Amérique ? Quant à la Suisse, ce refuge doré au mal d'être européen ? Désespéré d'avoir à rentrer, j'écrivis un pamphlet brouillon: « La Bolivie n'existe pas » (déjà comment l'appeler: Charcas, Haut-Pérou ? Pourquoi Bolivar, ce général lointain ?), reproduisant sans le savoir le geste rageur de la reine Victoria qui, en 1853, apprenant l'expulsion de son consul, raya ce territoire de la mappemonde. Je compris aussi que ce haut pays, au-dessus des nuages, s'abritait der- rière ses mythes. Comme les mystères très malins qui, en Camargue, « se cachent dans la lumière » (Giono), la Bolivie laissait prospérer les clichés, le plus souvent développés par les Occidentaux, de l'Indien taciturne, du mineur exploité, du guerillero martyr. Mais il me faudra de longues années pour per- cevoir la secrète singularité et la cohérence interne de cette société plus struc- turée et à l'identité plus assurée qu'il n'y paraît. En attendant, les créoles ne juraient que par 1789 et Victor Hugo, les métis au mieux voyaient dans l'Indien un pauvre type qui n'avait pas su se débrouiller, et les paysans eux- mêmes au cours de fêtes déchirantes s'appuyaient sur mon épaule en déplo- rant : « Nous sommes des Indiens de merde. » Tous me renvoyaient la même interrogation : « Qu'es-tu venu faire? » Ils ne comprenaient pas qu'on puisse venir « se perdre » chez eux, dans ce non-pays, dans leur misère. C'était leur première question, lancinante, écho obsessif au No hay remedio (« Il n'y a pas de solution ») que le vieux chroniqueur Waman Poma de Ayala égrenait dans sa pathétique errance. Ils voulaient savoir. Je n'ai jamais su leur répondre (pouvais-je évoquer mes rêveries géographiques des samedis d'enfance ?). A présent, je saisis que je venais précisément « m'y perdre ». Pierre Chaunu a voulu labourer l'immense champ de l'histoire pour comprendre. Très tôt il a su que l'essentiel se situait du côté de ce qui sem- blait insaisissable, les attitudes devant la vie et face à la mort. Sensible aux innovations hardies, il a lu et lié les apports essentiels de la démographie historique et de l'histoire des mentalités. Enthou- siaste, imaginatif, il a suscité l'invention docu- mentaire et la lecture neuve. Homme de foi, il a puisé dans sa quête personnelle une interrogation sensible aux options fondamentales. Au cœur d'une œuvre fascinante, les thèmes de la vie, de la mort et de la foi imprègnent assurément la personnalité de celui que ses amis et ses élèves honorent dans ce livre. En choisissant de s'ins- crire dans cette trilogie inspirante, ils continuent en somme un dialogue depuis longtemps entamé, jamais achevé et amicalement disposé dans les 63 contributions de ce recueil. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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