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DES CHRÉTIENS DEVANT epiiV^ LE SIÈCLE

117 REVUE MENSUELLE JUIN-JUILLET 1960

Roland Weyl La démocratie assumée ...... DES CHRÉTIENS DEVANT LE SIÈCLE Michel Verret Les intellectuels catholiques et ta politique ...... 11 Jacques Milhau La science et le mystère ...... 22 Gilbert Mury Solitude et salut personnel ...... 41 Jean-Marie Marzio Itinéraire d'un prêtre ...... 54 Guy B es se Chercher ensemble...... 69

« l'affaire durand » Armand Salacrou « Boulevard Durand » ...... 84 L. Eudier et R. Le Marée Jules Durand...... 93 Documents ...... 97 Y. Robert, D. Delorme Deux interprètes et leurs person­ nages ...... 103 Emile Tersen Rouget de Liste et la « Marseil­ laise » ...... 109 ACTUALITÉS Notes d ’audience 123 Jean-Marc Aucuy « Les Bonnes Femmes », « La Dolce Vita »...... 127 Jacqueline Autrusseau Jeunes compagnies...... 135 Georges Beauquier Le Musée de Biot ...... 137 Les livres ...... 140 Chronique du C.E. R. M...... 152 QUATRE DESSINS DE FERNAND LÉGER Couverture : d ’après la maquette d'Alexandre Chem. Dessin de Boris Taslitzky.

Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici la vérité, c’est ici qu’il faut tomber à genoux. Mais nous rattachons notre critique à la critique de la politique. à la prise de parti en politi- que, donc à des luttes réelles et Fy identifions.. Karl MAKX.

COMITÉ DE RÉDACTION Jacques Arnault Jean-Marie Auzias Guy Besse Jacques Chambaz Henri Claude Francis Cohen Pierre Daix Roland Desné Marcel Egretaud Jean Fréville Louis Fruhling André Gisselbrecht François Hincker Jésus Ibarola Jean Kanapa Jean-Marc Leblond Jeanne Lévy François Lurçat Jean Marcenac Jacques Milhau Antoine Pelletier André Radiguet J ean Rollin Alain Roux Lucien Sève Jean Suret-Canalb Boris Taslitzky Guy Tissier Michel V erret Roland Weyl Directeur politique : Guy Besse Rédacteur en chef : Jacques Arnault Rédacteur en chef adjoint : André Gisselbrecht Secrétaire de rédaction : Jean Rollin

RÉDACTION, ADMINISTRATION, SERVICE D'ABONNEMENTS 95-97, BOULEVARD DE SEBASTOPOL, (2q. GUT: 51-95 Roland Weyl

La démocratie assumée

Au cours de l’été 1958, nous nous étions attachés ici même à démonter le mécanisme de la mystification qui, sous les formu­ lations de la démocratie parlementaire, allait fournir les alibis idéologiques du pouvoir personnel; nous nous attachions à situer ce mécanisme dans l’évolution de la façade démocratique de la dictature du capitalisme.

Dans le passé, les idéologues de la démocratie bourgeoise avaient été amenés, dans une première période (révolutionnaire et ascendante), à donner à leurs aspirations de liberté une formulation universelle qui leur assurait le soutien indispensable des forces populaires. Par la suite et une fois au pouvoir, la bour­ geoisie s’était empressée de confisquer à son profit ces idées de liberté. Pour ce faire, il lui avait fallu opposer à la notion de « Représentants du peuple » celle de « Représentants de la nation», la nation étant présentée comme une entité distincte. Ce glissement lui avait permis de s’instituer interprète des volon­ tés de cette nation, une et nécessairement unanime ; et aussi d’opposer cette volonté prétendue à celle, clairement exprimée, des forces populaires; d’interprête, elle ne tardait pas à s’insti­ tuer « protectrice » de ces intérêts pour s’opposer en fait à la véritable expression des intérêts et des volontés du peuple au nom des intérêts généraux de la nation.

Tout au long de la démocratie bourgeoise, cela s’est traduit par la prétention, une fois qu’il fût devenu impossible de repren­ dre au peuple le suffrage universel, de cantonner ses droits au droit de vote, et de le réduire au silence entre les élections, au motif qu’il avait chargé des représentants de s’exprimer à sa place; c’est ce que Ton avait appelé la « souveraineté déléguée ». ' Mais à mesure que l’Histoire avait multiplié les occasions pour le peuple de constater à la fois l’efficacité et aussi la nécessité de ses propres interventions dans la vie politique de 3

son pays (et aussi à mesure que, dans les faits, le divorce s’ag­ gravait entre la bourgeoisie et la nation), la mystification s’usait, craquait, et il fallait la changer.

La chose n’était pas si facile, précisément parce que l’expé­ rience des forces populaires, et notamment de la classe ouvrière, les poussait à se contenter de moins en moins des fictions. La difficulté venait notamment de ce que le peuple entendait de moins en moins abdiquer entre les élections, et de plus en plus considérer le député comme son mandataire effectif; il deve­ nait de plus en plus inconfortable à celui-ci de ne pas en tenir compte. Le problème consistait donc non plus seulement, comme par le passé, à maintenir les distances entre le peuple et les élus, mais, également — et faute de pouvoir être certain que les bar­ rières ne craqueraient pas sous la poussée du public — à garan­ tir le pouvoir contre une trop grande sensibilité des oreilles parlementaires, en doublant les distances entre peuple et Parle­ ment de distances nouvelles entre Parlement et gouvernement, ou entre Parlement et chef de l’Etat... Et pour que la façade ne souffre pas, il suffisait de trans­ poser aux rapports entre Parlement et chef de l’Etat les fictions qui avaient si souvent servi dans les rapports entre peuple et Parlement. Autrefois, le peuple n’avait plus rien à dire, une fois élus « ses » députés, parce que, élus par lui, « ses » députés le représentaient valablement. Aujourd’hui, ce sont à leur tour les députés qui n’ont plus rien à dire, puisque le chef de l’Etat, élu de son côté, représente le peuple. On passe de la souveraineté déléguée par le peuple au Par­ lement, à la souveraineté du peuple assumée par le chef de l’Etat...

« Que le pays puisse être effectivement dirigé par ceux qu’il mandate (...) Qu’il existe un Parlement destiné à représenter la volonté politique de la nation, à voter les lois, à contrôler l’exécutif... », la déclaration du 4 septembre 1958, placée ensuite en tête de la nouvelle Constitution, n’apportait-elle pas l’apaise­ ment à ceux qui, non juristes, ne se risquaient pas à l’étude de la Constitution elle-même avant de voter par oui ou par non ? Pourtant le texte précisait : « ...sans prétendre sortir de son rôle ». « Représenter la volonté politique de la nation... sans sor­ tir de son rôle » : Quand donc et comment donc, et par qui donc le Parlement pourrait-il donc être considéré comme sortant d’un tel rôle ? « Le reste (déjà !), ajoutait le texte, dépendra des hommes. » Voici aujourd’hui les hommes confrontés, confrontés entre O s eux, mais parce qu’ils sont confrontés avec les réalités. Ces réa­ lités veulent que même les mal élus soient aujourd’hui acculés à l’obligation de ne plus ignorer les exigences de ceux qu’ils pré­ tendent représenter. Ils y sont acculés non pas seulement par la préoccupation personnelle d’échapper à l’inconfort de toute autre attitude, mais aussi parce qu’il faut maintenir le plus longtemps possible l’illusion de la démocratie représentative. Cependant une réunion extraordinaire du Parlement est-elle demandée ? Le régime ne l’accepte pas, car il ne peut pas l’ac­ cepter sans renier ce qu’il est réellement. Ou plus exactement il peut provoquer les réunions dont il a besoin pour sa politique. Mais il n’a pas le recul nécessaire qui lui permette de subir une intervention parlejnentaire lorsque celle-ci est elle-même le pro­ duit d’une exigence populaire. Accepter la convocation du Parlement sur demande de victi­ mes numériquement importantes de la politique présente, serait laisser se rouvrir, dans les institutions elles-mêmes, la voie de l’intervention effective du peuple et de sa volonté, c'est-à-dire ce à quoi, en fait, la bourgeoisie a voulu parer à la faveur du 13 mai. Voici donc le pouvoir acculé à son tour à se montrer tel qu’il est. Il fait alors de sa nécessité théorie : « Il ne me semble pas contestable que leurs demandes (des députés) résultent dans leur ensemble des démarches pressantes dont ils ont été l’objet... »i. Or si la Constitution est ce qu’elle est, c’est « pour dégager les parlementaires de pressions de cet ordre »i. Autre­ ment dit, si la réunion du Parlement n’est pas acceptable, c’est parce qu’elle a été demandée...

Autrefois, les savantes combinaisons constitutionnelles de la démocratie bourgeoise faisaient du Parlement le protecteur de la liberté d'entreprise contre les aspirations populaires. Aujourd’hui, le chef de l’Etat s’institue le protecteur des libertés du parle­ mentaire à l’égard de l’électeur qu’il a mission de représenter... Le détenteur personnel du pouvoir assume la démocratie. Certes, pour faire passer le sophisme, s’en prend-il au carac- 1. Déclaration du 18 mars refusant de convo­ quer V Assemblée. tère particulier des intérêts en cause et du groupement profes­ sionnel qui les exprime. C’est le procès des « groupes de pres­ sion » « dépourvus de toute quaiification et de toute responsa­ bilité politique »i dit le chef de l’Etat. Est-ce-à-dire que seuls les rouages constitutionnels de l’Etat sont admis à s’instituer les interprètes de l’opinion (et encore, si l’on se réfère au cas des députés, d’une opinion dont ils ne seraient admis à traduire les vœux qu’à la condition de ne pas les avoir entendus) ? C'est revenir à la vieille nostalgie des alibis égalitaires de la domination bourgeoise : chaéiue homme réduit, en tant que citoyen, à l’isolement de son individualité, tandis que, dans la coulisse, d’autres « groupes de pression », ceux qui détiennent les moyens du pouvoir, gouvernent librement en la personne de leurs commis. Vieille nostalgie... Vaine nostalgie cependant. Car on n’efface pas les acquisitions de l’Histoire, et lorsqu’un peuple a com­ mencé à éprouver le poids de son organisation, il n’est plus au pouvoir de personne de faire que cela n’ait pas été, et de le ramener à l’état de machine à voter. L’étendue des protesta­ tions et des déceptions avouées que cette attitude a suscitées en est le témoignage. Qu’il ait été si vite démontré, rendu tangible à de si vastes et si diverses couches de l’opinion publique française que ce pouvoir (dans la logique de sa Constitution, le chef de l’Etat l’a dit très ouvertement) ne puisse pas même tolérer l’Assemblée qu’il s'est fabriquée, fût-ce dans le carcan dont il l’a affligée; qu’ainsi le régime ait si vite été obligé de se montrer pour ce qu’il est, ne voilà-t-il pas que vient éloquemment concrétiser dans la conscience des non-communistes, pour peu qu’ils entendent ne pas être tenus pour du bétail politique, la nécessité absolue de l’établissement d’une démocratie dont certains, voici deux ans, faisaient si bon marché ? Ce n’est pas à la grande masse des électeurs que nous son­ geons ici, pour faire le vain procès des 80 % d’illusions de sep­ tembre 1958. La vérification est faite aujourd’hui, bien que l’on ne risque jamais trop de le répéter, que dans sa masse, le peuple français, trompé, avait pu sous-évaluer un moment les garanties de l’exercice de la démocratie, mais n’a pas un seul instant abdiqué ce qui est l’essence de la démocratie, qui est son droit de se défendre et d’intervenir, concrètement, là et lorsqu’il en éprouve la nécessité.

Nous avons déjà pu identifier à cet exercice de la démo- ^ cratie concrète la bataille pour les 3.000 francs, celle des sursis étudiants, celle de la classe ouvrière, des anciens combattants, et tant d’autres où nous n’aurions garde d’oublier la paysannerie; nous avons pu identifier à cet exercice, sur le plan supérieur de la lutte politique d’ensemble, la grève capitale du 1“ février. Et que diront aujourd’hui les sceptiques, en présence de la pro­ fondeur unitaire du mouvejment revendicatif qui se développe ? >4)s •tà Quelque désir que l’on ait de se garder des stériles procès « d’intention, comment ne pas voir un banal prétexte à l’absten­ tion, au refus de l’action commune, dans l’entêtement de cer­ tains à ignorer de telles réalités pour s’en tenir au jaugeage quo­ tidien, qu’il soit en termes de confiance ou de méfiance, des arrières-pensées du Chef ? Car il peut sembler exister une opposition formelle entre les appréciations de celui qui se rassure : « Heureusement que nous avons de Gaulle », et de celui qui se lamente ; « Que pouvons- nous espérer tant qu’il y a de Gaulle ? » En fait ces deux appré­ ciations ont ceci de commun qu’elles résument (à l’instar du pouvoir) toute la vie politique française à la pensée gaulliste, et que, à force de s’obstiner à n’accepter de regarder rien d'au­ tre, ils ne peuvent voir aucune issue, et n’ont plus d'autre choix que se rallier ou se désespérer, c’est-à-dire, en tout cas d’abdiquer. Ce qui fait la gravité d’une telle attitude, c’est que les hommes qu’elle affecte jouissent souvent dans des couches appré­ ciables de l’opinion démocratique, d’une audience qui, pour un temps, confère une valeur de masse à leur cécité politique, et retarde d’autant le renforcement décisif du mouvement. Cela apparaît clairement comme d’autant plus impardon­ nable que l’efficacité de l’inten^ention populaire et l’utilité de son renforcement ne sont plus à démontrer; ce qui est peut- être le plus important, ce n’est pas de constater que ce peuple se défend, mais qu’il se défend avec succès; que le gouverne­ ment a dû rendre les 3.000 francs; qu’il a dû reculer sur les sursis, sur les retraites; que la grève du 1" février a assuré le recul des ultras; que les cheminots de Lyon ont, à la suite de leur mouvement de grève, obtenu satisfaction. Bien mieux : que l’on ne serait pas en peine de citer nombre de cas où le gou­ vernement en vient même à devoir devancer, sur ces points particuliers, le développement d’un mouvement amorcé (dans les charbonnages par exemple), pour prévenir ainsi la vérifica­ tion de sa puissance, et donne ainsi la preuve qu’il fait, quant à lui, une évaluation du potentiel de ce mouvement plus exacte que celle des résignés que nous disions, à qui de tels faits devraient donner à penser. Le culte que l’on pratique de certaine personnalité ne sug­ gère-t-il pas de vérifier le sens dans lequel souffle « le vent de l’Histoire » ? Et que si ce vent balaye au passage les derniers fétus des moissons manquées de toutes les semailles de « troi­ sièmes forces », il n’est plus un seul de ces fétus auquel on puisse trouver un grain qui soit encore fécond, et que c’est perdre son temps (mais aussi, hélas ! celui de notre pays) que d’essayer d’en rattraper un au passage. N’a-t-on pas assez vérifié la stérilité de l’entreprise ? Une troisième force ? Avec qui donc ? Et aussi sans qui ?

Que l’on ne se méprenne pas sur le contenu de l’alternative, qui n’est pas entre le gaullisme et le socialisme, ni entre de Gaulle et les communistes. Elle est entre les forces de réaction et les forces de progrès, entre le pouvoir autoritaire et la démo­ cratie. Et notre propos est de souligner ici qu’il n’existe pas de forces de progrès possible, pas de regroupement démocratique efficace qui n’englobe toutes les forces de progrès, toutes les forces démocratiques, dont fa plus décidée, la plus puissante, la plus organisée est, qu’on le veuille ou non, la classe ouvrière; dont, qu’on le veuille ou non, le Parti communiste français est la garantie, le moyen de décision, de puissance et d’organisation au bénéfice de l’ensemble des forces de progrès et de démocra­ tie, de l’ensemble du pays. Notre propos est de souligner qu’il n’existe aucun prétexte valable pour reculer ce regroupement des forces de progrès et de démocratie, alors que nous n’avons jamais lu de qui que ce soit ime seule ligne de critique ou l’expression d’un seul désaccord avec le programme de Démocratie rénovée préconisé par le XV' Congrès du Parti communiste ; alors d’ailleurs que personne ne peut feindre d’ignorer que rien n’est jamais possible de façon durable qui ne corresponde vraiment aux aspirations profondes des masses (Ce pouvoir n’est-il précisément pas en train d’en faire l’expérience ?), et que tout est possible, en fin de compte, de ce qui correspond effectivement à leurs aspirations. Notre propos est enfin de souligner aussi qu’il n’y a pas de tierce-conception de la lutte politique, entre celle qui se fonde sur la confiance en la force créatrice des couches populaires, sur la prise en considération du rôle de la classe ouvrière et de ses organisations dans la rénovation de la démocratie et dans l’organisation politique et sociale du pays, et celle au contraire, commune à l’idéologie gaulliste et à l’idéologie social-démocrate, qui confie aux « loyaux gérants du capitalisme » le soin d'assu­ mer la démocratie. Grande est l’erreur de ceux qui veulent ignorer ces réalités, car ces réalités, tôt ou tard, les déborderont; car ce à quoi ils se refusent à participer se fera sans eux. Mais grande est aussi leur culpabilité, car le bilan que nous pouvions dresser plus haut, s’il doit susciter notre confiance, ne saurait nous bercer. U Il est vrai que ce pouvoir, qui a en mains tous les moyens de O gouverner à sa guise, doit battre en retraite. g '«J 'TS Ce n’est pas choix de sa part, mais la démonstration de ce e rapport de forces que d’autres s’obstinent à nier. 1-^ La mise en échec du fascisme (toujours à l’ordre du jour, n’ayons garde de l’oublier) ne tient pas au bienfait de la Provi­ dence, mais au fait que la classe ouvrière, largement appuyée sur ses alliances, a été en mesure de ne pas permettre le fascisme. Voici trois mois, c'est un peuple qui s’est gardé du fascisme, et non point un homme, dont il s’avéra suffisamment combien il pesait insuffisamment s’il n’avait pas eu le peuple. Aujourd’hui, mises en confiance, les forces populaires les plus diverses, pour la sauvegarde de leur niveau de vie, des libertés, comme pour la paix en Algérie, se mettent en mouvement aux côtés des communistes quels que soient d’ailleurs les chemins que l’on emprunte ou les intermédiaires que l’on suscite pour y parvenir. Cela ne signifie-t-il pas alors (à l’intention cette fois des désespérés et non plus des bénisseurs) que, de ,même que les affirmations les plus catégoriques de de Gaulle n’ont pas pesé devant les assurés sociaux, les étudiants ou les anciens combat­ tants — de même qu’il a dû, finalement, se rallier au soutien de la grève du 1" février —, il est faux de dire qu’il n’y a pas aujourd’hui d’issue parce qu’il y a de Gaulle ? Et n’est-il pas plus sérieux de considérer qu’il en est de la restauration de la démo­ cratie comme du reste, et que l’avenir sera simplement ce que le peuple sera capable d’imposer qu’il soit, dans l’élaboration quoti­ dienne qu’il fait de l’Histoire ? Et n’est-il pas temps de considérer que cette capacité dépend dans une certaine mesure de ceux qui voudront bien comprendre qu’à trop jouer à cache-cache avec les réalités, on désarme et l’on trahit, face à ceux que l’on prétend combattre, ceux que l’on prétend défendre ?

R a N D W Michel Verret

Les intellectuels catholiques et la politique

Deux choses frappent lorsqu’on aborde la pensée politique catholique en France en 19601 ; la diversité relative des points de vue; la distance parfois très grande entre ceux-ci et la doctrine officielle des encycliques... La pensée catholique française est infiniment plus ouverte que la pensée vaticane... La politique du Vatican est claire. Clairement réactionnaire. Sur le plan social, refus absolu du socialisme, défense de la propriété privée des moyens de production, capitalis;me compris. Justification de l’inégalité de classe. Corporatisme comme clé de la question sociale. Sur le plan politique, condamnation de prin­ cipe de la laïcité, de l’Etat et de l’école. Revendications de privilèges politiques et sociaux pour l’Eglise. Limitation ou interdiction des libertés de propagande et d’organisation des mouvements révolutionnaires. Défense jusqu’au martyre (exclu­ sivement !) de l’école confessionnelle. On serait bien en peine de retrouver ces thèmes chez les intellectuels catholiques — sinon de manière allusive. Mieux, ceux qui se réclament le plus explicitement de cet ensemble doctrinal — les intégristes — ne sont pas présents au dialogue ouvert par le Centre des Intellectuels catholiques. Non sans intention, soyez-en sûrs : l’intégrisme est un peu la maladie honteuse de l’Eglise française. Pour mieux mesurer l’originalité — et le prix — de celte situation, rappelons que l’intégrisme est tout simplement au pouvoir en Espagne ou au Portugal. Et qu’à Rome même, il peut tonner par la bouche du cardinal Ottaviani sans que le Pape ose l’affronter en face. Rappelons encore que par l’intermédiaire de la Curie il n’a cessé de peser depuis dix ans avec le poids énor­ me de l’appareil autoritaire de l’Eglise, sur la catholicité fran-

1. Politique et Religion, publication collective par Ayçoberry, Borne, Chatagner, Conilh, De Fabrègues, Formery, Cuissard, Mallet, Prélot, Villey (Recherches et débats du Centre Catho­ 11 lique des Intellectuels français), tnars 1959, Ar- thème Fayard. Suffert : « Les catholiques et la gauche ». Cahiers Libres, n" 4, Maspero. Esprit ; « Les chrétiens et la politique ». çaise. Rome a condamné sans pitié ni nuance toutes les ouver­ tures, si timides soient-elles, de la pensée catholique moderne sur le socialisme, sur la vie ouvrière, sur le progrès^. L’effet d’intimi­ dation a été certain. Mais la pensée catholique de gauche n’a pas été étouffée. Elle a appris la prudence, mais elle reste vivante... V 3 •S' Originalité du catholicisme français. "o Les auteurs catholiques reconnaissent d’ailleurs eux-mêanes — -s e le plus souvent sans regret — la relative indifférence où les ency­ cliques sont tenues en France. L’un parle même de leur « insup­ portable fadeur »... Le sulpicianisme moral et social est raillé avec beaucoup de verve par Suffert, dont le livre comporte quelques excellentes évocations de fossiles cléricaux... Aucun auteur, d’ailleurs, sauf un, ne défend le cléricalisme dont l'atmosphère pèse si lourdement sur des pays voisins (Belgique, Allemagne fédé­ rale), voire même dans certaines régions de France (Ouest, Alsace)... Cette situation théorique reflète une situation politique et sociale spécifique. Il n’y a pas dans notre pays un parti catho­ lique unique cotanie c’est le cas en Italie, en Belgique, en Alle­ magne Fédérale. Le M.R.P. est loin de regrouper toutes les voix catholiques. Encore moins peut-il prétendre exercer le monopole du pouvoir. Jacques Fallet en énonce les raisons historiques : « Le poids de l’histoire sur le présent, les divisions tradition­ nelles de notre catholicisme depuis les guerres de religion et les querelles des jansénistes et des gallicans, jusqu’aux batailles autour des principes de 89, de la laïcité, de la question sociale et de la résistance, rendaient pratiquement impossible la réunion de tous les catholique ou même de la majorité d’entre eux dans un seul et même parti — rassemblement que beaucoup ne tiennent point d’ailleurs pour souhaitable »3. A cela s’ajoutent des raisons plus actuelles. Avant tout, l’acuité de la lutte de classes. Celle-ci, jointe à la diversité des intérêts sociaux des couches moyennes où se recrute l’essentiel de la clientèle catholique, rend difficile dans notre pays le bloc politique de la bourgeoisie. Un tel bloc ne se réalise qu’à de rares moments. Il s’effrite vite devant la poussée des forces populaires et des contradictions internes qu’elle suscite ou aiguise dans la classe dirigeante. D’où un certain émiettement des forces politiques organisées, y compris dans la classe dirigeante dont certaines fractions (radicales, par exemple) sont traditionnellement laïques. D’où encore la difficulté à réaliser ce bloc sous le signe clérical autrement que par une violence externe ou interne. Les 12 2. A une exception près, l’anticolonialisme, limité à l'Afrique noire d ’ailleurs. — 3. Politique et Religion, p. 131. deux seuls pouvoirs cléricaux qu’ait connus la France depuis 60 ans sont nés d’une violence faite au peuple ; Pétain et de Gaulle... Dans les conditions normales, la bourgeoisie exerce son pouvoir par des coalitions de partis interchangeables, dont les partis cléricaux ne constituent qu’un des ingrédients.

D’où enfin et par là-même, la « laïcisation de plus en plus complète des préoccupations civiques, une matérialisation à peu près complète de la vie publique* » cela jusques et y compris dans les milieux catholiques républicains... dont l’importance n’a cessé de s’accroître depuis le ralliement tardif de Léon XIII à la République à la fin du siècle dernier.

A quoi il faut encore ajouter depuis le Front Populaire-’, et en écho à la part croissante prise par la classe ouvrière dans la vie de la nation, la pénétration plus ou moins diffuse de l’idéo­ logie socialiste — ou tout au moins de l’idée d’alliance avec la classe ouvrière — dans des couches de plus en plus nombreuses de la petite bourgeoisie catholique — particulièrement chez les intellectuels. « L’histoire du catholicisme français depuis 50 ans, c’est la difficile réconciliation avec le monde de la technique, de la démocratie et de l’espérance ouvrière ». Ces propos d’Ayço- berry, confirmés par tout le livre de Suffert, ne sont pas exacts concernant l’ensemble de l’Eglise. Mais ils le sont pour la partie la plus populaire de la catholicité urbaine (Et tout récemment même, pour certaines couches de paysans catholiques).

Cette pénétration a emprunté le canal du mouvement ouvrier chrétien. « Depuis 1930, écrit encore Ayçoberry, les ouvriers réagissent sur l’Eglise, non seulement sur le clergé, mais sur une grande partie des laïcs». » Suffert note également le rôle de la C.F. T.C., de la J.O.C. et de la J.A.C. dans la transformation de l’opi­ nion catholique française. Mais le syndicalisme chrétien n’a pu prendre lui-même en France un tour plus radical qu’ailleurs, qu’en raison de la maturité du mouvement ouvrier français et de l’importance de ses organisations révolutionnaires.

L’originalité relative de la pensée catholique française sur le plan politique tient donc à la France elle-même... Mais les catho­ liques français rencontrent dans des conditions spécifiques un problème qui est commun à toute l’Eglise — et qui reflète aussi à notre sens un intérêt des classes dominantes : comment conser- 13 4. Ouv. cit. p. 35 (Prélot). — 5. Particulièrement avec la politique de la main tendue pratiquée sans cesse depuis cette époque par les commu­ nistes. — 6. Op. cit. p. 146. ver la discussion politique dans les limites exigées par l'unité idéologique de l’Eglise catholique ? La discussion du Centre catholique est très indicative à cet égard...

La distinction du temporel et du spirituel. Le premier thème autour duquel s’organise la discussion est celui de la distinction du spirituel et du temporel. Thème traditionnel puisqu’il trouve sa référence dans l’Evangile : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Le christianisme primitif, idéologie d’un mou­ vement révolutionnaire de masse, se définissait à la fois contre l’Etat dominant (ou du moins sa religion), et en dehors de la sphère de l’Etat. Incapable d’ouvrir, en raison des conditions Je l’époque, une perspective politique aux opprimés, sa protesta­ tion s’arrêtait au plan religieux. Le chrétien prenait ses distances à Tégard de l’Etat, mais il le respectait faute de pouvoir envi­ sager la création d'un nouveau pouvoir. Il faut dire cependant que le respect n'a guère cessé de l’em­ porter depuis lors sur la protestation. A partir du moment où le christianisme est devenu religion officielle de l'Empire romain, la distinction du spirituel et du temporel change de sens. Elle n’exprime plus, comme c’est encore le cas dans les ency­ cliques, qu’une division des tâches entre l’Eglise et l’Etat, entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, sans que soit jamais mise en question la nécessité de l’alliance des deux pouvoirs. Telle est bien encore la substance de la doctrine de l’Etat chrétien dans l’encyclique « Divini Redemtoris », par exemple. La distinction du spirituel et du temporel devait cependant reprendre une signification plus ou moins révolutionnaire avec le protestantisme au xvT siècle, puis avec l’idéologie laïque du xviiT siècle et jusqu’à nos jours. La revendication de la sépa­ ration stricte de l’Eglise et de l’Etat devient alors tout autre chose que la reconnaissance d’une division du travail entre deux orga­ nismes sociaux exprimant les mêmes intérêts et les mêmes idées. Elle exprime au contraire une double critique — et de la clérica- lisation de l’Etat et de l’étatisation de l’Eglise. On sait quelle résistance l’Eglise catholique a opposée du XVI' siècle à nos jours à cette interprétation laïque de la division du spirituel et du temporel — à ce « laïcisme », comme elle dit. L’attaque persévérante — et momentanément couronnée de suc­ cès — de la hiérarchie française contre les lois scolaires laïques atteste de cette résistance. 14 Or, et c’est là l’important, une fraction des intellectuels catho- liques français accepte sans réserves la laïcité non seulement de l’Etat, mais de l’école. Mieux, une définition purement laïque de la politique. SufEert, Domenach, Chatagner et d’autres encore illustrent ce point de vue. Il s’ensuit que l’hommage rendu par tous à la division du temporel et du spirituel recouvre en définitive des contenus bien différents. Pour Prélot, elle justifie la conception classique de l’Etat chrétien, clérical, sinon théocratique (du salazarisme à la démocratie chrétienne italienne). Pour Mallet, elle autorise la conception d’un Etat de démocratie chrétienne libérale — la tra­ dition Lamennais-Sangnier-Jeune République - Jeune M.R.P. (hé­ las !) Pour les autres, une conception totalement laïque de la politique — celle-ci étant définie tout entière par le libre jeu des intérêts profanes. Encore cette conception se dédouble-t-elle en un réalisme de gauche (Domenach-Sufïert) et un cynisme de droite, qui lui aussi définit la politique en termes profanes, mais dans une optique conservatrice (Bernard Formery). Le désaccord est complet, dans l’identité de formule. Complet, à ceci près cependant que le « spirituel », c’est-à-dire en l'occur­ rence, la religion, est placé à priori dans une autre sphère que celle de la politique. Aucun des protagonistes n’envisage ou môme n’examine, la possibilité d’une genèse sociale de la religion elle-même. Ce qui laisse subsister en définitive un élé­ ment d’accord plus fondamental qu’il ne paraît, non seulement sur le plan religieux, mais sur le plan politique lui-même...

La personne. Nous retrouvons la même ambiguïté en ce qui concerne la définition des valeurs spirituelles qui doivent guider la démarche politique du chrétien (et de l’Etat). Ici encore, l’accord semble parfait. La personne, chacun a ce mot à la bouche. Mounier ne se savait pas tant de fils... Mais cette postérité est plus apparente que réelle. Chacun justifie par le personnalisme une politique différente — déduite non du concept de personne (au demeurant plus qu’abstrait...) mais d’intérêts sociaux préexistants, déterminés eux-mêmes par le rapport des classes en France. Pour M. Prélot, la personne est d’odeur médiévale. Elle a pour contenu, comme sous la féodalité, l’ensemble des liens qui relient l’individu aux communautés « naturelles » et « traditionnel­ les » (c’est tout un) ; la fatnfile (patriarcale), la profession (artisa­ nale), la nation (chrétienne). C’est l’« idylle féodale ». Pas de lut­ tes de classes. Pas « d’excès » capitalistes. Pas « d’excès » ouvriers. « Famille, Travail, Patrie »... Bref, du Pétain rénové... 13 A ce « personnalisme » féodal, s’oppose un personnalisme libéral, d’essence bourgeoise, fils du protestantisme et du jansé­ nisme, et plus encore de la Déclaration des Droits de 17891. C'est celui de la démocratie bourgeoise classique : la personne définit les droits universels garantis par l’Etat à chaque individu. Avec tout ce qu’ils ont de formel et d’abstrait dans la démocratie bourgeoise. M. Pflimlin serait bien placé pour mesurer, par <5 exemple, la distance entre les droits imprescriptibles et... recon­ nus par lui à la personne des Algériens et le sort qui leur est O effectivement ménagé par le gouvernement dont il fait partie,.. Enfin, d’autres intellectuels chrétiens donnent de la personne une troisième définition^. Concrète à l’encontre du libéralisme. I Mais progressiste à l’encontre du corporatisme. La personne est e définie par l’ensemble des droits économiques, sociaux et cultu­ rels permettant l’épanouissement de chaque individu, parfois même par son appartenance aux communautés sociales modernes que sont les classes, les syndicats, les partis. On reconnaît ici Mounier — et ici seulement ; car les autres personnalismes ont au fond d’autres philosophies : Scheler ou Kant... Ici encore donc, l’accord est formel. Le personnalisme n’unit guère réellement les penseurs catholiques que par un lien néga­ tif : une définition individualiste de la politique. Celle-ci est en effet pensée dans tous les cas comme un rapport de l’individu à l’Etat et non comme un rapport de classe à classe. L’Etat est conçu, dans une optique bourgeoise, comme l’in­ carnation de l’universel, im organe né du conflit interindividuel et chargé de tempérer les intérêts particuliers au nom de l’intérêt général. Que la violence individuelle soit elle-même le produit d’une certaine structure de classe dans un mode de production déterminé (fondé sur la concurrence et l’exploitation), la ques­ tion n’est pas même posée. On prête à tout homme — et de toute éternité — la psychologie du propriétaire privé : égoïsme, agres­ sivité, volonté de puissance. Bref, tous l’éventail du péché... sans sembler soupçonner que la propriété privée — et sa psychologie — sont peut-être historiquement relatives... A cette métaphysique de l’homme, répond tout naturellement une métaphysique de l’Etat. La genèse sociale de celui-ci étant « oubliée », ses fonc­ tions économiques (Quelle propriété défend-il ? Au profit de quelle classe ?) sont généralement omises, et son contenu de vio­ lence passé sous silence... Ou bien il n’est reconnu que pour l’Etat socialiste, conformément aux habitudes de la sociologie politique bourgeoise. Même les chrétiens de gauche comme Ayço- berry et Suffert tombent dans ce travers... 16 7. C’est le point de vue illustré par Villey dans Politique et religion. — 8. Dont Aycoberry et surtout Chatagner prennent la défense dans Politique et religion. Le dialogue. Ces éléments d’unité ne sont cependant pas suffisants pour éliminer les différences dans les choix politiques concrets. Et c’est là que la question devient décisive pour l’Eglise. Comment les penseurs catholiques rendront-ils compte de leur propre diversité... En termes de classe ? La tentation est grande d’interpréter la diversité des options à partir d’une sociologie de l’Eglise, elle- même rapportée à une sociologie de la France. Certains auteurs en esquissent les lignes. Sans aller pour autant jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la nécessité d’assumer les contradictions et les conflits des classes en présence. Car il faudrait alors aiguiser et non atténuer l’antagonisme politique dans l’Eglise au risque de mettre en cause son unité et de rendre évident le contenu de classe de l’idéologie religieuse elle-même. Ce fut la voie suivie par certains prêtres ouvriers. L’Eglise y a mis le holà. La plupart des intellectuels catholi­ ques ne désirent d’ailleurs pas aller jusque-là. D’autres s'emploie­ ront à leur polir des justifications. M. Borne, philosophe et diri­ geant du M.R.P., est passé maître en la matière. Nous le voyons tisser laborieusement sa toile au début, à la fin et au milieu (par disciple interposé) du colloque sur Politique ét religion... Son secret est simple : conférer aux désaccords politiques intérieurs à l’Eglise une portée métaphysique — et par là même les désamorcer. La démarche est aisée à un esprit religieux : le croyant accorde une signification transcendante à tout ce qu’il subit. Subissant le désaccord, il est donc naturellement porté à y voir un signe divin, d’autant plus divin que plus mystérieux... Reste à savoir ce que la politique peut bien signifier de divin. Si l’on attribue valeur religieuse à une politique déterminée et une seule, on met toutes les autres politiques hors-métaphysique. Et l’on engage la guerre contre elle au nom de la politique ayant label métaphysique. C’est la position intégriste. Elle porte en elle-même le conflit et les dangers signalés plus haut... M. Borne est plus roué. Il met la politique hors-vérité. Impos­ sible de déduire une politique de la théologie. Impossible d’autre part (pétition de principe, la question est résolue avant d’être examinée)9,d’établir en politique des vérités de caractère scien­ tifique... Autant dire qu’il n’y a pas de vérité en politique. Que toutes les politiques sont fausses. Ou encore qu’elles sont toutes vraies — ce qu’il fallait démontrer... « Qu’on ne nous reproche pas l’ambiguïté, nous en faisons profession ! »io M. Borne avoue bien innocemment le secret de l’Eglise. Sa polyvalence sociale. 17 9. Aycoberry prête ici ingénument la main aux entreprises d ’Etienne Borne, p. 153. le fait qu’elle partage son influence sur plusieurs classes obligent en effet celle-ci à l’ambiguïté politique systématique — dès lors du moins que ces classes sont déchirées de conflits tels qu'il n’est plus possible, sans risque pour l’avenir, de sanctionner ouvertement la politique des classes dominantes... Nous voici dès lors en état de grâce pour le « dialogue », grande spécialité de M. Borne. Le dialogue, c’est le libre jeu de la contradiction, une fois exclu que celle-ci ait une solution ! Si elle avait une solution, la solution serait la vérité. Mais puisqu’on vous dit qu’il n’y a pas de vérité... Il suffit d’ailleurs de le reconnaître, pour que chacun recon­ naisse aussi la non-vérité de sa politique, et qu’il perde du même coup toute son agressivité envers autrui... « Si la politique est conflit, il appartient aux bonnes volontés de transformer le con­ flit en dialogue »ii. « Dans l’ordre politique, le dialogue pourrait bien être plus qu’une voie humaineis. » Dit en termes moins rele­ vés, la vérité de la politique est la collaboration de classe. .La montagne accouche d’une souris, mais d’une souris conformiste, ce qui est l’essentiel...

Faux et vrais dialogues. Si nous en doutions, il nous suffirait de constater les limites fixées au dialogue. Car il y a des dialogues interdits. Et interdits eux, sans la moindre ambiguïté. M. Borne, gardien du règlement, nous en avertit : « Ce qui est défendu est toujours plus clair que ce qui est exigé »13. Sans doute pense-t-il à Péguy : « Et ce qui se permet n’est jamais bien permis. Mais ce qui se défend est vraiment défendu. » Ainsi du dialogue avec les communistes. Rien de comique comme le dépit de M. Bomet^ devant le dialogue engagé récem­ ment entre Garaudy, Besse, Mury et les teilhardistes (Chauchard. Cuénot, Tresmontant). Un dialogue avec quelqu’un d’autre que soi, dangereux ! Un dialogue qui réussit, qui trouve des réponses communes, une vérité partagée... Cela n’est pas permis ! , Pourtant, Roger Garaudy a eu raison de le rappeler à M. Borne. C’est la rencontre d’autrui et la recherche commune de la vérité qui font le sens d’un dialogue. Sinon, il ne s’agit plus que d’un bavardage narcissique. Un chrétien vraiment soucieux de dialogue ne peut donc éviter le dialogue avec les communistes. Particulièrement en ma­ tière politique, étant donné la place qu’occupent actuellement ceux-ci dans la vie politique internationale et nationale. 18 W. Op. cité, p. 164. — II. Op. cité, p. 13. —12. Op. cité, p. 8, — 13. Op. cité, p. 9. — 14. Cf. Le Monde. Aussi, le dialogue de la Mutualité, comme le dialogue Khrouch­ tchev-Kir ont-ils de nos jours valeur d’exemple. Et de principe, surtout pour les jeunes...

La peur de causer. > C’est un fait cependant que beaucoup d’intellectuels catholi­ ques restent partagés entre l’envie et la peur de causer. Nous ne parlons pas des bien-pensants, ni des roués — mais de ces catho­ liques exigeants et inquiets, désireux de porter leur foi à la hau­ teur de leur époque et de témoigner pour elle. Ix dogmatisme religieux, si consolidé dans la pensée catho­ lique, les met tout d’abord, « en vérité surveillée ». Ils ont peur de découvrir des vérités qui les obligeraient à critiquer les ensei­ gnements de l’Eglise. Voilà pourquoi, par exemple, le thème de la piopriété, si décisif à notre époque, est si peu étudié et si mal par les intellectuels catholiquesis. Ou même le communisme, en tant que réalité sociale. Cette « terreur dans l’Eglise » dont par­ lait Albert Béguin, c’est ici qu’on en sent la pesée, et finalement l’efficacité, dans le frein intérieur qu’elle a imposé à la liberté d’enquête et de recherche des croyants. Le deuxième obstacle à la vision réelle du monde politique, tient à ce qu’on pourrait appeler le « ghetto catholique »... Comme toute idéologie sur la défensive, le catholicisme français connaît la tentation du repliement intérieur. Celui-ci est parfois poussé jusqu’à la caricature. Combien de jeunes gens, conçus chrétiennement sous des images pieuses, élevés chrétiennement dans les «incubateurs mentaux»!6 de l’école libre, chrétiennement initiés à la vie adulte dans de vertueux mouvements de scouts, rencontrent leur premier athée (qui pis est, nu !) au conseil de révision... Evidemment, il leur faudra du temps pour concevoir que tout le monde ne soit pas catholique. Mieux, pour admettre que le monde l’est de moins en moins, et que la France (je ne dis pas la Nouvelle-Guinée) est déjà un pays de mission. Même un esprit aussi ouvert que Suffert reste pris dans cette optique déformante : il est sans cesse tenté de confondre le syn­ dicalisme français tout entier avec la C.F.T.C., qui n’y tient pour­ tant qu’une place minoritaire. Enfin, les catholiques de gauche sont naturellement porté.s par leur situation de classe (petite-bourgeoise) à subir la pression de l’idéologie réformiste, et plus particulièrement des thèmes révisionnistes. Ayçoberry et Domenach n’ont pas renoncé à enter­ rer la classe ouvrière, dont chacun sait qu’elle n’existe plus; quitte à se réclamer paradoxalement du socialisme; mais d’un socialisme petit-bourgeois. Ce qui présente évidemment l’avantage 19 15. C'est la spécialité des pères iésuites : Calvez, Bigot, etc. — 16. L’expression est de Cogniot. (voir plus haut) de rendre inutile le dialogue avec les commu­ nistes. On ne dialogue pas avec un mort ! C’est vrai. Encore faut-il ne pas l’avoir enterré vivant !

La fin des ruses. Voilà pourquoi la gauche chrétienne a si longtemps rusé avec le fait communiste, souvent de bonne foi d’ailleurs. Parfois même avec l’illusion d’une efficacité accrue. La gauche catholique a en UO effet pu caresser un moment l’espoir de transformer l’Eglise, de pousser la hiérarchie au progrès par ses seules forces. En donnant le cas échéant les garanties nécessaires du côté de l’anticommu­ nisme. C’était évidemment compter sans la réalité des choses : l’im­ K placable réalité de la lutte des classes. Car en refusant l’unité avec les communistes, la gauche chrétienne (comme les autres fractions de la gauche réformiste) a affaibli toute la gauche. Et en affaiblissant la gauche dans le paj's, elle s’est affaiblie elle-même dans l'Eglise. A tel point que la droite y triomphe, comme dans tout le pays. Car les faits sont là : l’Eglise catholique française, hiérar­ chie en tête, donne aujourd’hui massivement en tant qu’institu- tion son appui au pouvoir le plus réactionnaire que la France ait connu depuis Pétain. Cela ne peut étonner que les naïfs. La hiérarchie a tiré les leçons de ses erreurs pétainistes, disait-on. La vérité est qu’il le fallait bien. Elle n’avait pas écouté la Résistance catholique, tant que Pétain était là, parce qu’il détenait le pouvoir. Elle l’a écou­ tée après la Libération, parce que Pétain n’était plus là et que la Résistance devenue victorieuse gouvernait le pays. Il en ira de même aujourd’hui : la gauche catholique sera écoutée réelle­ ment par la hiérarchie quand la gauche française triomphera dans le pays. Et elle ne peut triompher qui si elle est unie. Voilà pourquoi la gauche catholique devra cesser de ruser avec le communisme. Tout simplement pour être fidèle à elle- même. Ce que quelques-uns, les plus lucides et les plus coura­ geux (Chatagner, Madaule) comprenaient seuls hier, d’autres le comprennent aujourd’hui, et ils seront de plus en plus nombreux demain, surtout parmi les jeunes.

L’unité possible. ' Or, il suffit que les catholiques de gauche cessent de ruser, pour que l’unité devienne possible. Les communistes n’y mettent aucunement pour condition le renoncement des chrétiens ni à 20 leur foi, ni à leurs valeurs propres. La rencontre est au contraire possible au niveau même des exigences définies par les catho­ liques eux-mêmes. La distinction du spirituel et du temporel ? Mille fois oui. Si cela veut dire, comme cela doit être, laïcité de l'État et de l'école. Tout le monde y gagnera, y compris les catholiques, pour peu qu’ils ne confondent pas leur foi avec la défense de l’ordre dominant. La défense de la personne ? Oui — non seulement pour l'im­ médiat contre les tortures — mais pour lutter contre tout ce qui entrave le libre développement de la personne en chaque homme — la guerre d'abord, la misère, l'exploitation, l'oppression sous toutes ses formes. Le communisme, c'est précisément l'expres­ sion théorique et pratique la plus haute de la lutte pour l'épa­ nouissement de l'homme en chaque homme. Sans aller jusqu'au communisme, la lutte pour la paix en Algérie, pour le désar­ mement, pour l'élévation du niveau de vie ne peut-elle définir dès maintenant un cadre concret pour une défense commune do la personne humaine, en France, en Algérie, et dans le monde ? Quant au dialogue, n'est-ce pas au plus vrai et au plus large des dialogues que les communistes convient les différentes clas­ ses et couches sociales de notre société quand ils proposent à tous les partis politiques, à toutes les familles spirituelles, à toutes les tendances culturelles d'œuvrer ensemble à la restaura­ tion et à la rénovation de la démocratie ? Car la démocratie, c'est cela : le peuple dialoguant avec lui-même. Avant d'agir. Pour mieux agir. Ensemble, dans la voie décidée par la majorité. Rien ne peut plus empêcher maintenant la gauche catholi­ que d'exister. Suffert, Domenach, Chatagner en ont conscience. Et ils en sont fiers, à juste titre, car il a fallu l'effort de plu­ sieurs générations pour en imposer l'existence à une hiérarchie autoritaire et rétrograde. La question maintenant posée, c'est de savoir si cette gauche — syndicalistes, jeunes paysans, intellectuels — saura lever assez tôt ses propres préventions anticommunistes pour œuvrer acti­ vement à la création du bloc démocratique uni qui remettra la France sur la voie du progrès. Son influence sur l'Eglise dépendra de son aptitude à répon­ dre à cette question. Car la force de la gauche dans l’Eglise est fonction de sa force dans le pays. Et celle-ci, à son tour, au degré d'unité de ces forces. Plus cette idée sera claire pour tous, plus le progrès ira vite et loin, hors de l'Eglise et dans l'Eglise.

M H V R R Jacques Milhau

La science et le mystère La pensée chrétienne est en crise. Elle constate d’un côté la promotion d’une cité laïque, athée et rationnelle et déplore de l’autre « la perte de fait du sens du mystère »L Les deux évolu­ tions n’étant pas sans rapport, elle craint que certaines raisons de cette déchristianisation massive ne soient imputables à « la gran­ de misère de la philosophie traditionnelle catholique »2. Cette crainte se fait plus particulièrement sentir chez les intellectuels catholiques — clercs ou laïcs — qui participent à la fois au mystère chrétien et « au monde de la métamorphose scientifique de l’existence »3. Leurs démarches actuelles témoi­ gnent doublement du désir de dépasser cet état d’inquiétude, de rejeter des catégories périmées et des attitudes caduques. Ils apportent d’une part leur approbation intellectuelle aux approches scientifiques du monde et de l’homme. Ainsi se sont- ils interrogés dans leurs plus récentes semaines sur le problème de la vie en 1957 et, en 1958 sur l’homme. En avril 1959, leurs journées universitaires d’enseignants ont proposé un huma­ nisme qui « sache reconnaître les limites de la lumière de la foi ainsi que l’autonomie et pour ainsi dire la neutralité de la raison et des techniques, leur droit à être cultivées pour elles- mêmes comme une sorte de fin en soi qui n’a pas besoin du baptême ou de la rédemption pour pouvoir subsister et comp­ ter comme telles »t. Les semaines sociales ont également sou­ ligné le bien-fondé de la théorie engelsienne de la famille. Cette approbation de l’esprit moderne est même allée, chez M. Jean

1. Semaine des Intellectuels catholiques 1959 : Le Mystère (Ed. Pierre Horay). Cardinal Leca- ro : « Le sens du mystère », p. 13. Sauf indica­ tion contraire, les citations sont tirées de cet ouvrage qui est l’instrument de la réflexion présente. 2. Sommes-nous en révolution ? Brochure des R.R.P.P. Lebret et Dubarle, Ed. des Informa­ 22 tions catholiques internationales. 3. R.P. Dubarle : Esprit scientifique et sens du mystère, p. 27. 4. Journées universitaires ; rapport de M. Paul Iinbs (cité par Le Monde du 12 avril 1959). Lacroix, jusqu’à l’examen du bon parti qu’un chrétien peut tirer de l’athéisme moderne sans se renier pour cela. Mais les intellectuels catholiques veulent d’autre part réadap­ ter l’enseignement religieux et l’apologétique chrétienne à un monde où la raison tient une si grande place et fait le procès de toutes les formes de crédulité demeurées imperméables aux leçons du progrès scientifique. Ils se sont ainsi efforcés, pendant leur Semaine de 1959, de penser le mystère chrétien en conti­ guïté et en prolongement de la science, en restituant le message du Christ dans cette époque moderne où tout semble l’exclure comme illusoire et vain. Notre propos, tracé d’avance par ces préoccupations des catholiques, est donc de préciser comïnent les marxistes peuvent recevoir cette tentative de renouvellement de la pensée reli­ gieuse. On devine qu’ils sont d’emblée sensibles à une évolution qui rapproche les intellectuels catholiques 'des autres chercheurs sur le plan de leurs activités communes et qui resserre davan­ tage les liens déjà solides d’une communauté scientifique dont le rôle devient de plus en plus décisif pour le bonheur humain. Ils tiennent à rechercher les causes réelles de ce progrès et à définir surtout leur position devant cette nouvelle présentation du mystère, faite à l'intention de ceux qui se déterminent par la seule Raison. Nous répondrons donc à l’invitation implicite qui nous est faite de reconnaître si d’irrémédiables limites de la raison imposent l’admission du mystère, même si l’on peut en récuser la forme chrétienne.

L’homme vit les derniers temps de sa religion enfantine. R.P. Dubarle. Si les intellectuels catholiques combattent de moins en moins la science et en admettent de plus en plus l’esprit, les méthodes et les résultats, c’est d’abord en raison de sa fécondité et de sa valeur humaniste. Ils se refusent à la considérer plus longtemps comme l’effet d’une tentation satanique et repoussent les con­ damnations et la méfiance d’antan. Sous le regard de la hiérar­ chie, ils s’insejrivent en faux contre l’idée que « tout ce qui ne reconnaît pas la seigneurie de Dieu appartient à la cité de Satan et à l’histoire charnelle »s. Ils ne considèrent pas que « le croyant qui s’efforce de réfléchir à l’essor prodigieux des cultu­ res athées du xx' siècle se reporte spontanément à ce que nous dit l’Ecriture de l’Antéchrist à la fin des temps »6. Pour eux, le 23 5. R.P. Daniélou : Essai sur le mystère de l'Histoire. Ed. du Seuil, p. 37. — 6. R.P. Cot- lier : Les Informations catholiques interna­ tionales, 15 septembre 1959. profane n’est plus l’infâme, la science a droit de cité dans le monde chrétien. Elle rend en effet l’homme maître et possesseur ' de la création et le fait participer, pour la gloire de Dieu, à l’achèvement de son œuvre. Elle répond à la parole sainte : « Possédez la Terre ». Ue Mais cette réconciliation avec la science a surtout des raisons U c/3 spirituelles. Parvenu désormais à sa pleine maturité, le savoir établit en effet que Dieu n’est pas l’être, que le mystère n’est point de nature mais en esprit. « Le Monde n’est pas Dieu, écrit le R.P. Urs von Balthazar, voilà qui est clair aujourd’hui au croyant et à l’athée »'>. Cette désacralisation de l’univers conduit le savant chrétien à admettre sans réticence l’autonomie de la science, puisque l’objet de la méditation religieuse ne concerne pas la nature. Elle libère aussi son esprit de toute tendance à la superstition, de toute acceptation illégitime des formes inférieures d’une cré­ dulité prompte à voir partout la présence du mystère. La science démontre en effet contre la pensée antique qu’il n’est point vrai que le monde soit plein de dieux. Elle condamne la fausse vénération mystique des énigmes de la nature que seule l’ignorance des hommes leur a fait prendre longtemps pour des mystères. Le christianisme authentique doit donc, ainsi que le demandent bon nombre de penseurs catholiques, rejeter toute visée infrarationnelle de l’univers, contraire à la fois à la connaissance et à la spiritualité du mystère chrétien. Car la transcendance de Dieu au monde implique que le seul irrationnel digne de l’esprit et compatible avec la science, soit le transrationnel. Le mystère n’est point dans le mode d’exis­ tence des choses créées, mais dans l’acte de création, dans son sens métaphysique et dans sa révélation aux hommes. « Il trans­ cende cet univers et le transcendant, il le laisse à toute l’auto­ nomie qu’il voudra »8. Il n’enveloppe par la nature mais la vie intime de Dieu et le rapport énigmatique de l’esprit humain à son royaume. Il est donc un mystère en esprit qu’il serait sacri­ lège de rabaisser aux gestes magiques des religions païennes à mystères naturels. Cette idée n’est guère nouvelle. Pascal n’écri­ vait-il pas déjà : « La piété est différente de la superstition. Sou­ tenir la piété jusqu’à la superstition, c’est la détruire.» ? Mais la confusion est encore répandue chez un nombre suffisant de chrétiens, voire même d’ecclésiastiques, pour que les intellectuels catholiques estiment nécessaire de le rappeler aujourd’hui enco­ re avec une sérieuse insistance ! 24 7. L’Homme d’aujourd’hui, Ed. Desclée, p. 193. 8. R.P. Dubarle, ibid. p. 35. Dès lors, l’intellectuel croyant doit épuiser toutes les leçons de la parabole des talents et accroître le don d’intelligence qu’il doit à Dieu en participant à l’œuvre de connaissance de l’uni­ vers. Dieu n’a point révélé aux hommes le détail de sa création ; il leur appartient de le découvrir dans une investigation des lois naturelles. « Ce que l’hqmme peut faire, Dieu ne le lui ravit pas ». M. Leprince-Ringuet recommande donc à ses pairs celte attitude particulière du savant « caractérisée par l’humilité pro­ fonde en face du fait scientifique, par un esprit d’accueil, de bienveillance, une attention particulière à tous les signes que l’expérience peut présenter. Tous les chercheurs, quelle que soit leur pensée philosophique et religieuse, doivent nécessairement posséder cet état d’esprit s’ils veulent découvrir »9, L’effort de spiritualisation de la foi aboutit ainsi à l’acceptation des métho­ des objectives, critiques et antidogmatiques, qui sont celles de la science. « Le travail scientifique, affirme même le chimiste catho­ lique Paul Germain, est méthodologiquement athée »io. C’est re­ connaître que le laboratoire n’est pas l’oratoire, qu’un savant ca­ tholique est tenu d’adopter les positions laïques et non théologi­ ques des savants matérialistes ou simplement athées, quant à la méthode — ce qui est essentiel à la recherche — sinon quant aux principes.

Une telle évolution n’est pas sans causes. La science a fait justice de la crédulité superstitieuse. Provoquant une « mutation de mentalité »ii dont la foi traditionnelle ne s’est jamais montrée capable, elle a contraint la conscience religieuse à s’épurer sous la pression du développement de la pensée rationnelle et objec­ tive. Ce ne sont pas les marxistes qui s’étonneront ni ne se plaindront de cette détermination de la conscience par l’être. La religion n’échappe pas au conditionnement matériel des idéolo­ gies. Ils noteront seulement que la grande force d’inertie oppo­ sée par les idées religieuses a repoussé d’au moins deux siècles la reconnaissance sans réserves des valeurs scientifiques par les catholiques.

Mais il ne s’agit encore que d’un ralliement partiel et stric­ tement limité. Si l'Eglise accepte l’adaptation de la foi à la science de la part d ’élites intellectuelles dont elle ne peut éluder les exigences culturelles, elle n’y prépare guère les âmes plus ndives. Que fait-elle en effet pour chasser la croyance à l’ubi­ quité du mystère ? Pense-t-elle favoriser « ime religion, disons collectivement moins enfantine, plus vigoureuse en esprit en 9. Leprince-Ringuet : Des atomes et des hom­ 25 mes, p. né, Ed. Arthème Fayard. — 10. Cité par Vladimir Kourganoff : La recherche scien­ tifique, p. 91 : Que sais-je ? — 11. R.P. Dubarle, ibid, p. 28. — 12. R.P. Dubarle, ibid., p. 4G. ^ maintenant la mise à l’index des ouvrages qui ont donné forme ■| à l’esprit scientifique et rationnel ou en violant à plus d’une fi occasion le principe reconnu de l’autonomie nécessaire de la science ? Il est difficile de passer sous silence la suspicion dont certaines recherches sont l’objet, co/mme celles du R.P. Theilhard de Chardiniîî, ou les interventions pontificales contre l’insémina­ tion artificielle par exemple et dans des débats où doivent seuls prévaloir des considérations d’ordre scientifique. Comment ne pas rejeter aussi une attitude d’esprit plus soucieuse de la confor­ mité de la découverte aux dogmes que de la découverte même ? On peut penser que le temps des discussions stériles sur le sexe des anges n’est pas encore révolu en 1960 lorsque l’on constate le genre de préoccupations que la conquête de l’espace soulève chez les gens d’Eglise. Supposant un instant que des créatures humaines vivent sur la Lune, le R.P. Raimondi Spiazzi se demande ainsi si elles on pu avoir le péché originel ou con­ naître le Christ. L’humour de L’île aux pingouins est encore de rigueur ! Enfin, nul texte de même importance n’est venu nuan­ cer les positions de l’Encyclique Humani Generis dont les hom­ mes de science feraient difficilement leur livre de chevet. Certains, tel M. Leprince-Ringuet, expliquent cette attitude par le devoir qu’a l’Eglise de transmettre un message éternel dans sa pureté et d’éviter toute précipitation dans l’adoption de thèses que la science est elle-même obligée de remettre en ques­ tion lorsqu’elle traverse une crise. L’argument nous paraît fragile car la science ne détruit rien de ce qu’elle porte à un niveau supérieur d’explication. La physique d’Einstein n’a pas rendu fausse celle de Newton, le groupe des équations de Lorenz n’a pas éliminé celui de Galilée. Mais nous savons qui voulait éli­ miner certaine conclusion de Galilée, jugée peu compatible avec le dogme, et qui met aujourd’hui encore les enseignements de ce dogme au-dessus de l’hypothèse de l’existence possible, en d’au­ tres galaxies, d’hommes indifférents au message chrétien ! Les mises en question les plus graves sont bien celles du traditionna­ lisme religieux. Elles sont étouffantes pour la science. Les intellectuels catholiques comprendront sans doute que, par-delà une position louable mais dont l’écho n’a pas toute la portée souhaitée, nous nous élevions contre la cléricalisation de la science qui perpétue la vieille revendication de la Foi à se subordonner le savoir et à dicter sa loi à la raison. Quoi qu’il en soit pourtant de notre lutte contre l’esprit d’autorité et contre la stérilité scientifique des dogmes d’Eglise, nous retiendrons, dans le débat présent, la position de ces intellectuels qui porte 26 13. Voir La Nouvelle Critique, n” 114, J. Nunez. « Teilhard de Chardin ». la réflexion sur le mystère à un niveau où la confrontation philo­ sophique peut permettre — à eux comme à nous — de mieux peser la valeur des arguments de la foi et du matérialisme.

II

« A la limite, disions-nous, l’absurde serait ce qui est totalement expliqué, mais n'a pas de sens : le mystère au contraire est ce qui donne sens ». Jean Lacroix. S’il est d’aventure des questions supranaturelles que l’homme se reconnaît incapable de résoudre par ses seuls moyens intellec­ tuels, il faut bien reconnaître alors une place au mystère. Or, de telles questions semblent exister. « Dès que la Raison ne se con­ tente plus de construire le savoir scientifique, mais se pose la question des fins dernières de l’homme ou plus simplement de sa condition, elle rencontre des énigmes différentes en nature des problèmes. La figure de ce monde est énigmatique lorsqu’on n’en recherche plus seulement l’explication, mais le sens et la signifi­ cation «tt. Le mystère ne se confond donc point avec la notion de pro­ blème qu’il dépasse par sa difficulté et par son objet. Un pro­ blème est toujours posé par la nature et sollicite des réponses que la science peut donner. Ainsi, lorsque Jean Rostand déclare : « Je n’ai jamais dit que je savais ce que c’est que la matière », il souligne une difficulté que le seul exercice logique de la Rai­ son l’empêche de surmonter. Mais chacun sait que l’application suivie de la Raison à l’expérience scientifique permet de décou­ vrir progressivement les multiples formes d’existence de la matière et leurs lois. L’inépuisabilité de l'univers élimine tout espoir de le connaître un jour absolument, et de donner une réponse complète à la question posée par le célèbre biologiste. Cependant, l’accumulation successive des grains de vérité con­ quis par la science nous rapproche indéfiniment de cette limite idéale. La raison n’est point désarmée devant pareil obstacle. En revanche, elle achoppe sur les obscurités qui peuvent sur­ gir, non pas dans la nature extérieure, mais au niveau de ses raisons d'être pour l’homme. Elle rencontre alors le mystérieux, l’inexplicable. « Un problème, écrit G. Marcel, est quelque chose que je trouve tout entier devant moi, mais que je ne puis par là-même cerner et résoudre, au lieu qu’un mystère est quelque chose en quoi je suis moi-même engagé ». Nous pouvons par exemple faire progresser nos connaissan­ ces et supprimer ainsi un grand nombre de problèmes qui ont 27 M. Jean Lacroix : Mystère et Raison, p. 139. ï préoccupé les générations antérieures. Et pourtant, nous pouvons aussi nous demander pourquoi il nous est possible de connaître. ^ Lorsque Louis de Broglie se pose cette question, lorsque Einstein remarque que « la chose du monde la plus incompréhensible, ^ c’est que le monde soit compréhensible », ou qu’enfin le savant g catholique André Georges pense que « l’existence même de la •g science est un mystère », ces hommes, croyants ou non croyants, expriment le même embarras de l’esprit humain devant le fait qu’il puisse connaître quelque chose. Efficace dans la saisie de l’univers, la science est impuissante à justifier sa raison d’être comme à expliquer les causes de cette efficacité. Elle repose de façon précaire sur l’indémontrable postulat de la Raison suffi­ sante par lequel Leibniz demandait qu’on puisse « rendre raison a priori pourquoi cela est existant plutôt que non existant et pourquoi cela est ainsi plutôt que de toute autre façon » {Théo­ dicée, I, 44). Jean Lacroix en conclut que la « réflexion sur la possibilité même de questionner introduit au mystère »is. Mais si la science repose déjà sur le mystère, elle est en outre environnée de mystère. L’être qu’elle parvient à étudier ne peut êtrel réduit à l’état de simple fait. Il possède aussi une « dimen­ sion mystèriale » qui constitue en lui « l’élément inviolable à l’explication »16. Dans l’ordre de la connaissance horizontale, scientifique, l’intelligence est de plain-pied avec son objet et le saisit clairement. Dans l’ordre de la connaissance verticale, recher­ chant le rapport du néant à l’être, de l’être à l’infini, « il existe un écart en hauteur entre le degré de notre savoir et le degré de l’être »t6. Si le dehors des choses s’offre au savoir, le dedans lui demeure caché; au-delà de l’expérience, il est un chiffre à déchiffrer, une signification à saisir. Le sens profond que les cho­ ses peuvent avoir dans leur raison d’être, cela ne nous sera pas révélé par l’investigation des faits mais par la recherche de leur signification . « Le mystère est le sens caché sous le sym­ bole »!’’. Le monde, symbole de Dieu dans sa création, ne se dévoile qu’à ceux qui passent du savoir à la foi, comme de l’ex­ térieur à l’intérieur des choses. Ainsi, le problème de l’inconnais­ sable, soulevé par l’agnosticisme, est-il dépassé dans une théolo­ gie sans que soit niée la limite d’intelligibilité rationnelle qu’il affirmait. Les liens entre l’agnosticisme et le fidéisme sont ici évidents. L’un détruit et l’autre reconstruit. Entre temps, la phi­ losophie s’est livrée à la théologie. L’inconnaissable en termes rationnels renvoie en effet à une nouvelle possibilité de connaître par la Foi et la Révélation. « Le mystère, loin d’être la chose irré­ ductiblement cachée, universellement et absolument insaisissa- 28 15. Jean Lacroix, ibid, p. 142. — 16. Jean Guit- ton : Mystère humain et mystère divin, p. 4L — 11. Jean Lacroix, ibid, p. 137. ble, est ce qui se dévoile à la connaissance initiée, ce qui se mon­ tre à l’homme, moyennant cette initiation. Le mystère chrétien, bien plus encore qu’il n’est ce que la raison ne peut comprendre ni découvrir par elle-même, est ce que l’homme comprend s’il croit — mais qu’en effet il ne saurait comprendre s’il ne suit point le chemin de l’initiation croyante

Quels sont alors les domaines essentiels de cette « connais­ sance mystèrale » qu’on nous propose ? C’est d’abord le fait d’un progrès qualitatif dans la nature. Le surplus de sens dans le pas­ sage de l’inanimé à l’animé, l’évolution orientée du physiologique au mental restent inexplicables, à moins que l’on ne fasse appel à la croyance en l’intention volontaire de Dieu. « Nous n’admettons pas cette absurdité dont vous vous accommodez, vous les athées et les agnostiques, que la matière incréée ait enfanté la vie, que le germe original ait contenu en puissance le conquérant de l’espace et des galaxies dont vous êtes orgueilleux »19. Le dyna­ misme inexplicable de la nature manifeste de telles discontinuités et de tels changements d’ordre qu’il font surgir, comme le pen­ sait Pascal, des distances infinies, sinon infiniment infinies. Devant de tels abîmes, la raison se sent inclinée à concevoir que « le sens de l’évolution ne peut pas être immanent au cosmos matériel »20. L’homme lui-même est enveloppé d’un semblable mystère. « Qui sommes-nous, d’où venons-nous, où allons-nous ? » deman­ dait déjà le peintre Gauguin. L’être humain est incommensurable à ce qu’il sait de lui-même; il est condamné à une opacité radi­ cale que son désir de clarté intérieure rend d’autant plus tragi­ que. « S’il y a un mystère de l’homme... c’est parce que l’homme disproportionné en lui-même, existe comme un être intermédaire, comme un mixte, à jamais obscur à lui-même »2i. Pris entre le néant et l’infini qui préoccupaient des esprits aussi différents que Descartes et Pascal, il vit la misère de celui qui ne saisit jamais le sens de ce qu’il connaît, qui dissèque morceau par'morceau un univers dont le lien unique lui échappe. Il s’épuise dans la double tâche d’une analyse du réel qui fait sa grandeur et d’une synthèse toujours hors de proportion avec ce qu’elle devrait être. De même que l’on se demandait d’abord pourquoi l’homme pouvait connaître la nature, on ne s’explique guère plus mainte­ nant qu’il puisse oser en chercher la loi générale sans d’ailleurs 18. R.P. Dubarle, ibid, p. 32. — J9. François 29 Mauriac : La lumière du Monde, p. 265. — 20, S. Strasser : Evolution et mystère, p. 111. — 21. Paul Ricœur : L’homme et son mystère, p. 125. jamais y parvenir. Pourquoi l’âme a-t-elle cette fonction « aveu­ gle mais indispensable » pour saisir ce que Kant appelait « un art caché dans les profondeurs de la nature » ? La question nous dépasse, la vanité du projet nous écrase. Il n’est pas jusqu’à l’être enfin, qui ne soit mystère. Pour­ quoi y a-t-il un être plutôt que rien ? La contingence du monde, question ontologique aussi vieille que la philosophie, revient jus­ O) qu’à nous par les relais de Leibniz et de Heidegger. Même les évolutionnistes, les moins suspects de fidéisme, s’interrogent comme Haeckel sur cette « énigme de la substance » et renon cent à rendre compte de l’origine du cosmos. Ils s’en tiennent au mépris agnosticiste de cette question métaphysique ou sont près de considérer, si l’on en croit G.-G. Simpson, l’existence du monde comme miraculeuse. Le monde reste incompréhensible sans un mystère incompréhensible qui l’éclaire. Mystère de la connaissance, mystère de l’intériorité de l’être, mystères du progrès matériel, de l’homjme et de toute existence, tout n’est au fond que mystère quant à l’essentiel. La raison con­ quérante sait tirer les fruits de l’arbre métaphysique de Descar­ tes, mais ces causes premières qu’il souhaitait claires et distinc­ tes, ces racines de l’arbre, elle en soupçonne l’existence sans en savoir la raison ni en saisir les propriétés. Elle se heurte aux limites de l’absurde dont, en bonne logique, elle ne peut accepter la présence, et ne s’en délivre que par un acte de foi dans l’exis­ tence d’un créateur. Seule l’idée énigmatique d’un auteur de la nature et de l’homme lève toutes les ambiguïtés qui semblent être la faille du rationalisme. Le mystère est éclairant. « Tel est l’ordre vrai du mystère chrétien; il ne suit pas la Raison, il la précède, l’accompagne dans ses démarches, l’enveloppe en quel­ que sorte et lui découvre enfin des perspectives salutaires dont, laissée à elle-même, elle ne soupçonnerait même pas la possibi lité »22. Le sens de la nature et de l’homme précède leur exis­ tence. Il découle des intentions charitables de leur créateur ; seul un Dieu d’amour et de bonté pouvait édifier un monde dans lequel tout converge vers l’être humain. Cette volonté d’amour des hommes s’est manifestée sous une forme tangible avec la venue du Fils pour la rédemption. Un Dieu abstrait et invisible comme celui que les Juifs invoquent pour hâter la venue du Mes­ sie, aurait laissé au mystère un sens inapcessible. Par la média­ tion du Christ et de sa parole. Dieu s’est rendu visible; il a sus­ cité l’acte de foi et d’amour pour sa Révélation qui fait com­ prendre dans le Christ, sinon connaître, les raisons de ce monde. « Je suis, disait le Christ, la lumière venue au monde ». Il est en 30 22. Etienne Gilson : Mystère et Raison, p. 172. effet la Voie, la Vérité, la Vie, la preuve charnelle que le mystère n’est pas seulement une exigence de l’esprit mais un fait auquel le cœur de l'homme peut être sensible. Il est, selon l’expression de Saint Jean, « la viande qui donne l’immortalité ». La révélation chrétienne relie donc toutes les dimensions mystèriales au mystère du Christ, qui est la présence réelle des énigmes et leur seul sens possible. « Il n'y a pas d’autre mys­ tère de Dieu sinon le Christ ».23 C’est lui qui justifie un amour pour ce qui reste incompréhensible à la seule intelligence et invite le chrétien à la piété et au culte du mystère. Culte intellec­ tuel d’abord : la théologie doit tendre à l’intelligence du mystère, la raison approfondissant le mystère qui l’éclaire; l’instruction religieuse doit initier les esprits à l’approche du mystère et à l’amour qu’il requiert. .Mais aussi et surtout culte pratique : le Christ a légué ses enseignements à une Eglise, — son corps mys­ tique aux dimensions historiques — dont il faut étendre la gloire par l’évangélisation. Cette Eglise est la vie du mystère; elle porte le salut à la raison défaillante de l’homme, elle éclaire son cœur par la vérité du mystère. La conception chrétienne, repensée aujourd’hui dans un sens qui la rapproche peut-être de ses origines, semble donc concilier les exigences de la raison avec celle de la foi et rapprocher la connaissance du mystère. Un certain nombre de difficultés ont été invoquées pour justifier cette juxtaposition. Sont-elles réel­ les ? Sont-elles à ce point insurmontables qu’on ne puisse évacuer l’idée de mystère ? En réponse aux arguments des penseurs catholiques, la philosophie rationnelle et scientifique qu’entend être le marxisme se doit de rechercher si la réflexion sur le mys­ tère résiste effectivement à tout examen critique.

III

« Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la pratique humaine et la compréhension de cette prati­ que ». Marx. Cette enquête risque pourtant de ne pas voir sa fin. Car les travaux auxquels nous nous référons reprennent à leur compte toutes les difficultés et obscurités — conscientes ou inconscien­ tes — transmises par l’ensemble de la philosophie. Tout ce que la pensée rationnelle n’a pas intégré dans une explication globale et cohérente est baptisé mystère. Les intellectuels catholiques font un peu trop flèche de tout bois. Car beaucoup de ces diffi­ cultés ou obscurités peuvent être éliminées si l’on redresse cer- 31 23. Cardinal Lercaro, ibid, p. 16. ï taines erreurs dues aux manières de penser de bien des philoso- phes. Ainsi du rationalisée classique, du scientisme d'un Berthe- g' lot, du matérialisme mécaniste ou du positivisme. Il n’est nul be- soin de recourir au mystère. On peut répondre de même aux dif- ^ Acuités , de Haeckel, Einstein ou de Broglie en considérant leurs g propres bases de départ. Les chrétiens ont tendance à épaissir le mystère de toutes les insuffisances philosophiques trouvées sur leur chemin, sans pousser plus loin l’examen. Autant dire que la pensée chrétienne nourrit pour une bonne part sa réflexion sur le mystère d’emprunts à la moins bonne philosophie; qu’elle se développe plus généralement grâce à ses références constantes aux philosophes. Bien qu’elle juge la Raison incapable de se pas­ ser du mystère pour atteindre à une vision complète et cohé­ rente, elle fait elle-même appel à ses motifs et à ses thèmes pour nous préparer au mystère. Subjuguée depuis si longtemps par la théologie, la philosophie traditionnelle catholique doit sa misère à son manque de souffle. Elle n’a guère produit de Descartes, de Kant ou de Hegel ces derniers siècles. Et quand elle se tourne enfin vers les grands textes, c’est un peu trop avec l’espoir d’y découvrir des failles. Peut-être vaudrait-il mieux chercher les cor­ rections qu’on y a pu faire avant de les exposer comme argu­ ments contre la Raison. Nous ne disons pas cela par pure polémique. C’est ime ques­ tion de méthode. Nous acceptons, quant à nous, de discuter la pensée chrétienne dans sa forme la plus moderne où, nous sem- ble-t-il, les meilleures justifications doivent se trouver. La réci­ proque devrait être tout aussi valable. Si les chrétiens veulent fonder solidement la foi dans le mystère, qu’ils argumentent par rapport aux formes les plus avancées de la philosophie la plus rationnelle. C’est avec tristesse que dans cette Semaine consacrée au mystère nous n’avons trouvé aucune étude des positions du matérialisme dialectique. Or, nous ne craignons pas de dire que ce qui nous paraît mettre en cause la démonstration catholique, c’est le manque de dialectique, l’ignorance des prin­ cipes fondamentaux du matérialisme et l’absence de toute an­ thropologie objective.

Certes, les catholiques se sont ralliés à la science. Mais ils nous la présentent sous des formes bien dépassées. C’est la pure analyse, le démontage pièce par pièce d’une belle mécanique où rien ne grince. Ils critiquent donc avec d’autant plus d’aisance les cadres rigides de la Raison correspondant à cette finage méca­ niste des sciences. Le malheur veut que la science ne soit plus 32 mécaniste, que l’épistémologie moderne soit dialectique, que la raison ait dû subir une mue pour mieux rendre compte de ia structure de l’univers. « Reflétant toujours mieux le monde exté­ rieur, cette raison évolue, s’insinue de plus en plus près de cette réalité que nous connaissons et que nous dominons toujours davantage »2*. Elle s’est forgé une logique du mouvement parce que les crises multiples du mécanisme, dans tous les domaines de la recherche, de la imicrophysique à la psychologie de l’en­ fant, on converge sur la nécessité de prendre enfin le monde pour ce qu’il est : im monde dont le mouvement est l’essence étemelle.

Les manifestations de cet universel changement discréditent toutes les tentatives contraires aux leçons de l’expérience, visant à fixer une chose en soi inaccessible, un substrat que l’on pour­ rait concevoir comme le signe invisible de l’œuvre divine. Toutes les déterminations du réel sont en effet les moments du mou­ vement qui le constitue et le reconstitue dans sa consttmte trans­ formation. « La chose en soi n’est qu’un objet de pensée de l’abstraction vide »2S. C’est le monde dépouillé de son contraiu, une fausse intériorité. Or la science moderne apporte les expli­ cations théoriques particulières et la vérification pratique de cette grande idée hégelieime selon laquelle l’intérieur de la chose, c’est l’ensemble de ses déterminations externes. Tant qu’on en est resté, par exejmple, à l’idée que la chaleur était une essence abstraite — le calorique — on en a ignoré la nature; on Ta tenue pour cachée et inaccessible. L’intériorité de la chaleur s’est révé­ lée à l’homme le jour où il Ta étudiée dans sa liaison nécessaire avec le mouvement mécanique, avec une de ses déterminations externes. De même, la nature intime des phénomènes chimiques s’est éclairée dans la recherche de ses connexions avec l’électri­ cité et le rayonnement. « Le vrai est Torgie bachique »26. C’est le passage des formes de mouvement matériel les unes dans les autres, l’interaction des déterminations. Il n’y a pas d’essence,, de nature intime autre que le lien nécessaire, inévitable, entre ces déterminations. La substance est un concept mort, car rien ne subsiste absolument sinon le mouvement. Faute d’avoir saisi cette nature dialectique, les positivistes n’ont vu dans la loi qu’une « relation invariable de succession et de similitude ». Ils ont pensé le mouvement sans se défaire de la vieille conception métaphysique de l’être fixe. Ils ont pris le mouvement pour la simple connaissance sensible de l’homme et la loi pour une mise en ordre rationnelle des apparences derrière lesquelles l’essence des choses cacherait sa fixité. La science démontre au contraire 33 24. Paul Langevin ; La pensée et l’action, p.2I, EJ^.R. — 25. Hegel : Science de la logique, pré­ face à la 2° édition, p. 18, Ed. Aubier, T. J. — 26. Hegel : Morceaux choisis, p. 73, Gallimard « que les lois nécessaires et fixes expriment le maintien des mêmes rapports entre les phénomènes, quand les conditions sont ^ identiques.; Quand les conditions sont différentes, les lois sont dif­ férentes. Et les conditions diffèrent, changent, sous l'empire de la nécessité interne du mouvement. Rien d’autre n’est fixe que la loi ». Toutes choses égales d’ailleurs », disent toujours les expé­ O rimentateurs. Rien n’échappe à la variation, mais tout est rendu CO nécessaire par la variation. La généralité de la loi n’est pas sépa­ rée des particularités dans lesquelles elle s’exprime; la sépara­ tion absolue n’existe que dans la tête de celui qui la pense. La généralité n’exprime pas une chose en soi mais la connexion des déterminations particulières. Aussi la loi est-elle « la liaison interne et nécessaire entre deux phénomènes «il. Comme l’essence est le üen, l’unité nécessaire des déterminations du mouvement. On s’explique que les marxistes usent peu du terme d’onto­ logie (science de l’être) car cette notion d’être porte en elle tou­ tes les conséquences d’habitudes de pensée métaphysiques. Ils parlent plus volontiers de dialectique de la nature pour éviter toute ambiguïté. Mais peut-être comprendra-t-on alors pourquoi les marxologues catholiques sont peu amènes avec la pensée d’Engels si ferme dans sa démonstration de l’objectivité du mou­ vement matériel. La dialectique supprime en effet toute distinc­ tion métaphysique entre le fait et le signe. Elle est le sens des faits, elle éclaire comme méthode générale les procédures parti­ culières des hommes de science. La structure de l’univers n’est point secret divin. La raison dialectique en rend compte ! Les passages dialectiques ne lui sont pas davantage un mys­ tère. Les surplus de sens, les ruptures de continuité ont une expli­ cation : ce sont les accumulations quantitatives qui développent les déterminations externes de l’objet, les rendent contradictoi­ res, antagoniques et provoquent la mutation qualitative. La gradualité et le bond hégélien sont expérimentés, mesurés, déterminés par le chimiste des produits de synthèse, le généti­ cien, le physiologiste qui étudie les seuils sensoriels ou le diri­ geant révolutionnaire qui cerne le développement et le mûrisse­ ment d’une crise politique. Faut-il invoquer l’importance crois­ sante des sciences nodales dont l’étude porte sur les zones de transitions, telles que les actuelles recherches biologiques sur l’origine de la vie ou l’hominisation ? Ou encore la prolifération des sciences biordinales comme la physique chimique, la chimie physique, l’électrochimie ou la biosociologie ? A l’âge de la radioactivité artificielle ou de la désintégration atomique, il y a, nous semble-t-il, quelque naïveté à prendre pour des mystères 34 27. Marx : Le Capital, ///, p. 233, E. S. les « sautes » de la nature que l’homme sait si bien reproduire. En fait, les philosophes chrétiens retournent en mystère leur propre incapacité de transformer les cadres de leur raison pour qu'elle reflète mieux le mouvement des choses. Ou bien ils séparent de façon métaphysique, tel M. Ricœur, la raison synthétique de l’entendement abstrayant et divisant, la première opérant une compréhension d’ensemble d’ordre général et exté­ rieur à la science, le second procédant aux analyses partielles du réel. Or, la raison synthétique et compréhensive est aujourd'hui à l’œuvre dans la science. Le savant met sans cesse en rapport les déterminations qui lui permettent de saisir les propriétés de ses objets d’étude, c’est-à-dire leur lien avec d'autres objets ou leur mode de développement à partir de formes inférieures de mouvement matériel. La pratique et l’industrie opèrent de la même manière. Pour un esprit suffisamment dialecticien, ce que le chrétien considère comme un mystère est tout simplement de l’ordre des problèmes qu’on peut résoudre si l’on dépasse une conception purement analytique de la rtdson.

Quant au matérialisme, le chrétien est souvent mal préparé à le comprendre. L'enseignement religieux lui a tellement incul­ qué l’idée qu’il était un non-sens, une aberration, qu’il raisonne d’emblée comme s’il en était ainsi. Mais à ne pas approfondir les raisons des matérialistes, on risque l’erreur dans la façon dont on pense leurs conceptions, et le contre-sens dans la définition du concept de matière. Marx a pourtant montré, il y a plus d’un siècle, tout l’illo­ gisme de la question dite fondamentale : « Pourquoi un être plutôt que rien ? » Il n’y a pas à répondre à cette question pour cette raison qu’elle ne se justifie pas. « Si vous questionnez au sujet de la nature et de l’homme, disait Marx en 1844, vous faites abstraction de l’homme et de la nature. Vous les posez comme non existants et vous voulez que je vous les démontre comme existants. Je vous dis ; renoncez à votre abstraction et retirez en même temps votre question; ou bien, si vous voulez vous en tenir à votre abstraction, soyez logique avec vous-même et si vous pensez la nature et l’homme comme non existants, pensez- vous vous-îmêmes comme non-existants bien que vous soyez vous- même nature et homme »28. La question est en effet un fruit de l’abstraction, une absurdité logique : « Tous les pourquoi sont postérieurs à l’être et le supposent »-9. 35 28. Marx : Manuscrits de 1844, p. 39; Œuvres philosophiques, tome VI, Castes. — 29. Sartre : L’Etre et le Néant, p. 713, Gallimard. Mais la question cache aussi une autre faute logique ; se demander pourquoi il y a de l’être, c’est procéder à partir d'une certaine définition de l’être dont on demandera justification. La ^ question sous-entend que l’être est borné, qu’il a une origine et une fin. Elle implique inévitablement que l’on cherche une expli- g cation de cette origine et l’hypothèse non démontrée de l’exis- •g tence d’un Dieu créateur est prête à la donner. Sans doute Haeckel, se demandant d’où venait l’univers, conservait-il une théologie négative, bien qu’il se soit défendu de toute croyance en Dieu. L’idée de Dieu s’impose à qui conçoit l’être comme limité et borné. Or, de quel droit se permet-on cette définition restrictive ? Si l’ignorance passée des hommes pouvait servir d’excuse autrefois, la constante extension de la science, toujours débordée de toutes t)arts par l’être, devrait au moins inciter à la prudence. La seule définition que l’on puisse se permettre est celle d’un être maté­ riel unique et absolument infini. Son mouvement illimité dans son contenu de transformation qualitative comme dans ses formes temporelles et spatiales est l’explication de son imiverselle néces­ sité comme de sa propre causalité. Le monisme matérialiste est inséparable de l’éternité et de l’infinité de l’être. Il leur doit de n’être pas contingent. Et rien n’autorise à borner de quel­ que manière que ce soit cet être infini. Ceux qui s’entêtent encore à concevoir des limites de l’être sont victimes des habitudes de pensée du métaphysicien pour qui les idées expriment des entités fixes, isolées, finies, qui sont ou ne sont pas. et dont on est con­ damné à se demander pourquoi elles existent. Leur logique retar­ de sur le mode de pensée auquel la science contemporaine nous a accoutumés. L’infini matériel exclut au contraire toute idée de néant abso­ lu — vide abstrait de la pensée qu’une définition abusivement res­ trictive de l’être fait apparaître. Il exclut tout autant l’idée de Dieu, « ce vide intégral qu’on appelle, disait Hegel, le sacré »30. On voit bien où sont conduits ceux qui définissent l’être maté­ riel en fonction de leurs illusions religieuses. « Ils font tout comme quelqu’un qui, pour avoir forgé un cercle ayant les pro­ priétés du carré, en conclurait qu’un cercle n’a pas un centre d’où toutes les lignes tracées jusqu’à la circonférence sont égales »3L Ce qui est infini, ce qui est plein sans limites ne peut être précédé du néant. La seule forme du néant concevable et ren- 30. Nous réservons ici le problème de Dieu, 36 idont l’examen est corrélatif à celui du néant. Voir M. Verret : « Critique de la notion de Dieu », La Nouvelle Critique, n° 91-92. 31. Spinoza : Ethique, première partie, Prop. 15, Scolie, p. 51. Ed. Garnier. contré effectivement, c’est la négativité, le lien de l’être et du non-être dans le devenir où coexistent ce qui naît et ce qui dépérit. Quant au vide absolu dont on voudrait faire surgir l’être par un fiat divin, son origine est purement humaine. Les hom­ mes jugent le fini du point de vue du fini qui est le leur, s’ima­ ginent que l’être naît comme ils croient que naissent les choses de la nature. « Ils ne distinguent pas en effet entre les modifi­ cations des substances (nous dirons les transformations maté­ rielles — J. M.) et les substances elles-mêmes (la matière infinie — J. M.) et ne savent pas comment les choses sont produites. D’où, vient qu’ils forgent pour les substances l’origine qu’ils voient qu’ont les choses de la nature >>3^. Le créationnisme survit à ses origines par manque de réflexion sur l’idée d’infini et sur le type de « création » que révèle la science, alors que ses raisons premières — la mentalité magique et ignorante des pre­ miers hommes — ont pourtant disparu. Il n’a donc plus de jus­ tifications. Car rien dans la nature ne donne l’exemple de la création, ni de la fabrication magique à laquelle l’homme croyait quand il ne connaissait pas ses propres causes. « L’homme ne peut procéder autrement que la nature elle-même, c'est-à-dire il ne sait que changer la forme des matières »33. Et Marx . rappelle ce qu’écrivait Pietro Verri : « Tous les phénomènes de l’univers, qu’ils émanent de l’homme ou des lois générales de la nature, ne nous donnent pas l’idée de création réelle, mais seu­ lement d’une modification de la matière. Réunir et séparer, voilà les seuls éléments que l’esprit humain saisisse en analysant l’idée de reproduction ».

Si les chrétiens abandonnaient l’idée métaphysique d’une création d’un fini matériel par un infini spirituel, s’ils tiraient toutes les leçons de la science, ils constateraient que l’infini ne se donne jamais que dans l’infini, dans le mouvement infini par lequel la matière se transforme continuement. Ils ne sépareraient pas chaque moment fini des autres mdments finis de ce mouve­ ment, ni aucun moment fini de l’infinité du mouvement. Ainsi, ruineraient-ils cette notion de néant dont non seulement les marxistes mais un certain Bergson par exemple ont montré la vacuité.

Ainsi pensons-nous devoir rejeter l’interrogation des créa- tionnistes. Mais on comprend par là même tout ce que peut avoir d’insuffisant le seul athéisme qui n’est jamais qu’une position critique incapable de répondre aux objections sur l’être. Les 37 32. Spinoza, ibid. Prop. 8., Scolie. 33. Marx : Le Capital, I, p. 58, E. S. T. g; marxistes partent d’une conception positive de l’être infini, du matérialisme pour lequel pas plus Dieu que le néant n’ont de ^ raison d’être.

On nous objectera encore le mystère de l’homme et de sa R connaissance. On se demanderait en effet pourquoi le monde serait connaissable si l'homme était extérieur à l’univers, s’il était sans rapport avec lui. Or l’activité de connaissance de l’esprit humain est celle d’un être matériel dont la pensée est une activité supérieure fondée en nature et soumise à ses lois. Elle appartient au même univers. « Ainsi, que nous concevions la Nature sous l’attribut de l’Etendue ou sous l’attribut de la Pen­ sée ou sous un autre quelconque, nous trouverons un seul et même ordre ou une seule et même connexion de causes, c’est-à- dire les mêmes choses suivant les unes et les autres Dans un être infini, tout est nécessairement en rapport et le concept d’homme est enveloppé dans celui de l’être. Non seule­ ment son concept mais sa réalité, car l’homme est le produit supérieur de la matière. « Il ne crée et ne pose d’objets que parce qu’il est posé par des objets, parce que, de par son origine, il est nature. Dans l’acte de poser il ne sort donc pas de son activité pure pour créer l’objet, mais son produit objectif manifeste simplement son activité objective d’être naturel objectif... Cet acte de poser n’est pas le sujet, c’est la subjectivité des forces substantielles objectives »3s. La raison suffisante leibnizienne a donc un sens matérialiste : tout est posé, déter­ miné par les lois du développement matériel et le sujet connais­ sant avec ses moyens de connaissance est produit par le monde qu’il s’efforce de connaître. Tel est le fond de vérité de l’idée platonicienne selon laquelle il n'y a pas de connaissance que par ressemblance. Nous connaissons et nous ressemblons au monde parce que nous sommes faits de lui et par lui. Dès lors disparaît aussi l’idée du mystère humain sous la forme du mixte. L’horrime n’est pas situé entre te néant et l'infini spirituel également fictifs. Son existence est à la pointe la plus avancée de la dialectique matérielle ascendante; elle est sous ta dépendance réelle et historique de cette dialectique objective. Que l’homme soit pris entre le besoin de synthèse et l’exigence d’analyse, ce n’est pas un mystère mais tout au plus un pro­ blème qu’il résout dans la pratique. C’est le reflet en lui de la dualité de tout moment matériel : reflet d’une appartenance à l’infini réel qui nous dépasse et reflet d’une présence partielle au monde nous mettant en rapports plus étroits avec les déter- 38 34. Spinoza, ibid, deuxième partie, Proposition Vif, Scolie, p. 129. — 35. Marx : Manuscrits de 1844, p. 16. minations extérieures les plus immédiates et les plus proches de notre nature. Mais l’histoire de la connaissance nous permet de coimprendre pourquoi et comment il en est ainsi. L’anthropologie matérialiste nous situe rationnellement et scientifiquement dans le devenir universel.

En effet, si la biologie et son rapport aux autres sciences éclairent la condition naturelle de l’homme et sa prééminence parmi les êtres vivants, le matérialisme historique et le socia­ lisme scientifique donnent la clef de l’histoire sociale des hom­ mes. L’homme n’est pas un bouchon sur l’eau. C’est un être social qui sort aujourd’hui de sa préhistoire en se libérant par la révo­ lution socialiste de toute servitude sociale.

Si certains s’interrogent sur le sens de l’existence humaine, sur son bonheur et ne croient le trouver qu’au ciel, c’est qu’ils n’ont pas encore saisi ce sens et ce bonheur dans l’accomplisse­ ment historique et pratique de l’homme. Sans doute leur situa­ tion d’intellectuels, coupés de l’action ou indifférents à ses rai­ sons. explique-t-elle cette cécité. Marx et Lénine indiquaient que l’homme moderne est plongé dans la vie sociale comme le pri­ mitif dans la nature quand il ne connaît pas et ne fait pas l’expé­ rience des lois de son action. Le manque de pratique conduit à la croyance au mystère, l’absence de fécondité matérielle de la pensée ouvre la voie au mysticisme.

En cherchant au contraire à rendre les circonstances plus humaines, la pratique raisonnée nous livre le sens de l’humain en termes matérialistes et nous préserve de l’absurde.

Il est symptomatique que cet absurde hante les penseurs athées qui n’ont pas su s’élever jusqu’à la vision positive du matérialisme. Songeons à Camus, à Malraux ou à Sartre et Heidegger. Les matérialistes, pour leur part, sont des optimistes. Ils ont une vue rationnelle, cohérente et objectivement fondée qui les garde de l’absurde comme du mystère.

Ce qui sépare irrémédiablement les marxistes des chrétiens, dans le domaine des idées, c’est donc cette question du 'mystère avec tout ce qu’elle suppose d’idéalisme et de mysticisme. Le mystère est rejeté, non pas comme le pensent certains catholi­ ques, par refus d’accepter l’essentiel, mais plus profondément parce que le mystère n’a pas de raison d’être. Une philosophie fondée sur l’infinité nécessaire de la matière, sur l’unité de son 39 mouvement étemel, extirpe les racines du fidéisme et rend vaines les références à Dieu, au mystère et au néant. Le matérialisme c dialectique apporte les preuves que la raison peut affronter les problèmes philosophiques fondamentaux sans faire appel à ime connaissance transrationnelle, dont elle fait par ailleurs une cri­ c tique à la fois gnoséologique et sociologique. * ü1^ Nous souhaitons que ce rappel des positions marxistes sus­ cite de la part des intellectuels catholiques une révision de leur argumentation en faveur du mystère ou... une mise en cause de ce que nous avons pu avancer. Car nous pensons avoir, les uns et les autres, pour même horizon la vérité. On en trouve toujours mieux le chemin dans la confrontation loyale.

M H V Gilbert Mury

Solitude et salut personnel

Sur l’origine, la nature et la finalité de l’expérience religieuse, chrétiens et marxistes ne sauraient se rencontrer. Pour les uns, la foi vivante et présente est le signe et comme la signature imposée par Dieu à son œuvre. Elle est l’acte du créateur au sein même de la vie psychologique de sa créature. Elle manifeste cette adhésion de la substance finie à la substance infinie qui marque la lente remontée des êtres vers l’Etre. Pour les autres, elle reflète l’aliénation provisoire de l’homme, elle constitue une idéo­ logie destinée à se dissiper le jour encore lointain, mais déjà prévisible, où sera instaurée la domination de la raison sur la réalité matérielle et sociale. Elle manifeste l’aspiration déformée, à peine consciente, mais non sans grandeur, de l’humanité à res­ saisir son propre projet. En somme, les croyants acceptent leur certitude intime comme un acte contradictoire où se rejoignent l’immanent et le transcendant. Les matérialistes entreprennent d’expliquer l’existence de ce faisceau d’idées et de sentiments à la lumière d’une philosophie de la nature et de l’histoire. Il faut souligner qu’expliqüer un phénomène n’est pas le nier, mais au contraire s’en saisir pour le comprendre avant même d’aller plus loin. Dans la mesure où il s’agit de décrire l’expé­ rience religieuse comme recherche du salut, les constatations de certains chrétiens rejoignent d’ailleurs très exactement celles des marxistes. Le R.P. Pin, qui a étudié la paroisse Saint-Pothin de Lyon, présente deux attitudes fondamentalement différentes aux approches de la foi. Il distingue entre le bourgeois et le prolé­ taire, ces deux termes étant pris, non dans leur acception scien­ tifique, mais dans leur signification banale. Nous dirions, plus exactement, le riche et le pauvre. L’approche bourgeoise du salut est tout d’abord caractérisée par l’individualisme. Le monde moderne lui apparaît comme un univers de concurrence où seules la vigilance et l’ingéniosité permettent aux nouveaux venus de parvenir à une « situation », et aux membres des familles déjà arrivées de maintenir leiu" 41 niveau. En somme, le « salut temporel apparaît ainsi au bour­ geois comme le fruit de son travail et non pas comme le résultat d’un vouloir étranger, transcendant ou collectif. Il n’est pas impossible que l’attitude adoptée dans la vie profane soit ensuite inconsciemment transposée par le bourgeois dans sa vie reli­ gieuse »i.

Bref, le bourgeois se distingue de l’agriculteur en ce qu’il ne 1 compte pas sur une providence maîtresse des éléments naturels, et du prolétaire parce que le sens du collectif lui fait défaut. Il O crj en résulte deux conséquences principales : « La religion n’appa­ raît nécessaire que pour assurer l’éternité du salut ». Et non pour transforpier la vie terrestre ; « La religion serait exclusi­ vement une clef pour l’au-delà »2. Ainsi, rien n’est plus scanda­ leux que de faire appel à la morale chrétienne pour réclamer des réformes sociales. D’autre part, le riche rejette « l’esprit com­ munautaire qui est perte de l’individu pour le service des autres, c'est-à-dire véritable salut ». La religion n’apparaît alors plus comme participation à la communion des Saints, c’est-à-dire à l’unité mystérieuse et profonde des fidèfes. L'homme se trouve seul en présence de Dieu dans un dialogue qui pourrait être tra­ gique si les « gens arrivés » n’étaient en général défendus contre l’angoisse par un code précis d’actes à faire ou à ne pas faire, de « renoncements accomplis par devoir, pour ne pas faire de péchés mortels, pour ne pas aller en enfer »‘^.

Tout à l’opposé, la religion des pauvres venue des classes moyennes les plus mal payées exige, dès à présent et sur cette terre « la création d’une seule et unique communauté où tout le monde serait semblablement reconnu, où personne ne serait méprisé ». Sans doute « l’efficacité immédiate » dont il s’agit demeure une efficacité mystique; la communauté paroissiale offre des groupements d’amitié, des rencontres flatteuses avec les membres de la bonne société bien pensante. Elle ne change rien aux rapports de production ni aux structures sociales fon­ damentales. Il n’en reste pas moins vrai qu’une telle aspiration implique un certain retour à l’esprit du christianisme primitif et une très forte accentuation des valeurs d’interpénétration per­ sonnelle ou, pour employer le vocabulaire classique, l’appel à la communion des Saints.

Abandonnons désormais le R.P. Pin et ses analyses psycho­ logiquement exactes pour faire un pas de plus en direction des intellectuels. Une fraction de ceux-ci s’accommode volontiers de 42 1. R.P. Pin, Pratique religieuse et classes so­ ciales, p. 296. — 2. Idem. — 3. Op. cit. p. 297 l’ordre social jxjurvu qu'ils puissent engager avec Dieu le dia­ logue auquel ils aspirent. Malheureusement pour eux, l’aliéna­ tion religieuse revêt ici une forme nouvelle : un code de mortde puérile et honnête, de bienséance mondaine, suffirait à tel chef d’entreprise moyenne. L’effort d’approfondissement personnel inséparable de l’effort rationnel fait au moins apparaître la naïveté de ces prescriptions. Dès lors, la relation directe de la créature au créateur se manifestera toujours comme individua­ liste et eschatologique. Elle ne trouvera plus le ferjne appui de coutumes reconnues pour ce qu’elles sont. Il y a là un processus complexe. D’une part cet effacement des structures tradition­ nelles tient au déracinement d’un homme qui n’a plus, fût-ce comme exploiteur, de lien avec la réalité de la production. D’au­ tre part, le développement de l’esprit critique, sans aller jusqu’à mettre à nu les racines de l’injustice, révèle le néant de la tech­ nique puérile du sacrifice, de la mise en règle rituelle avec un Dieu chargé de tenir des comptes exacts. Ainsi, l’individualisme s’exacerbe-t-il dans la nuit du mystère et l’exigence du salut étemel se fait-elle d’autant plus urgente qu’aucun jalon, aucun signe objectif ne {jermet à l’intellectuel chrétien de se recon­ naître « digne d’amour ou de haine », selon la formule de l’Evangile.

Cette situation nouvelle oppose certes viol^ment cette sorte de foi à celle qu’a connue le Moyen-Age catholique. En revanche, elle n’est pas sans analogie avec l’orientation donnée par la Réforme, elle aussi née dans les villes, dans le cadre de milieux sociaux satisfaits de leur sort temporel. On comprend donc aisé­ ment que de tels catholiques aient introduit en France l’œuvre du protestant Kierkegaard, pour qui la dialectique de l’espoir et du désespoir constitue une aventure sans terme concevable. L’homme n’a jamais fini de gagner Dieu, pas plus que de le per­ dre. Il le rencontre dans la crainte et le tremblement, comme Moïse découvrant Yahveh dans l’orage au sommet du Sinaï. Le créateur se donne et se refuse dans un geste unique. Sa présence est symbolisée par le sacrifice d’Abraham, ce père qui fut appelé à immoler son fils en holocauste humain.

Ceux des intellectuels chrétiens qui suivent Kierkegaard s’en­ foncent délibérément dans la nuit de la subjectivité. Toute ten­ tative pour dépasser le singulier, toute découverte d’une média­ tion entre l'homme et l’homme leur paraît superficielle, exté­ rieure à l’authenticité. L’existence personnelle s’affirme ainsi comme un individualisme anarchisant et la contestation de l’universel cesse d’être un effort vers une histoire en voie de se 43 faire pour se transformer en un choix délibéré de la séparation. Aucune communication n'est possible entre l'homme religieux conscients de l'abîme sans bornes qui sépare la nature et l'esprit, et l'esthète tout entier engagé dans l'instant où quiconque assume moralement les contraintes de la vie collective. La fascination qu'exerce Kierkegaard entraîne ses fidèles vers une semi-rupture avec les dogmes officiels et les exigences temporelles de l'Eglise romaine. Cependant, la tentation qui s'exerce sur le catholique kierkegaardien ne saurait être en aucun cas celle du marxisme; 3 tout au plus celle d'un existentialisme contemporain des pre­ O CO miers ouvrages de Sartre. C'est-à-dire qu'entre l'espoir et le déses­ poir intimement mêlés à chaque détour de l'expérience inté­ rieure, c'est tantôt l'un et tantôt l'autre terme qui va se trouver valorisé.

L'antinomie entre les hommes du mystère d'Abraham et les hommes de la communauté humaine a d'ailleurs été posée en termes des plus clairs dans le Post scriptum aux Miettes philoso­ phiques : « Par suite de l'enchevêtrement de l'individu avec l'idée de l'Etat et de la collectivité et de la société. Dieu ne peut plus atteindre directement l’individu. Quelque grande que puisse être la colère de Dieu, la punition qui doit atteindre le coupable doit pourtant passer par toutes ces instances ; de cette façon, on a mis Dieu dehors dans les termes philosophiques les plus obligeants et les plus flatteurs ».

Eh bien, il serait trop facile de retourner la proposition : s’il est vrai que le rapport de l’individu à Dieu demeure absolu­ ment incommunicable et arrache chacun de nous à l’histoire de tous les autres, il en résulte que le monde et l’homme lui-même sont totalement niés par cette méditation sur le mystère. Quels que soient les alibis qu’on nous propose, il s’agit là d’un sauve- qui-peut métaphysique, d’un égoïsme radical, incompatible d’ail­ leurs avec une autre expérience religieuse, celle de la communion des Saints.

Bien entendu, c’est ici que nous retrouvons les « prolétaires » du R.P. Pin, c’est-à-dire des intellectuels qui, soit par leur condi­ tion, soit par leurs préoccupations, demeurent étrangers à l’indi­ vidualisme eschatologique. Ceux-ci apparaissent alors comme cruellement démunis en présence d’un monde injuste sur lequel leur action n’a pas réussi à s’exercer. Dépossédés de la terre, ils exigent une solution mystique de leurs problèmes. Chacun d’en­ tre eux, inquiet devant le mouvement des temps modernes, trouve 44 4. Romain Rolland a souligné admirablement cet aspect de sa pensée. dans le catholicisme le réconfort d’une promesse intérieure et tout ensemble soutenue par une vaste organisation commimau- taire. Lui qui ne parvenait plus à démêler le sens des conflits collectifs, à comprendre vers quel progrès s’orientent les hommes, lui qui peut-être, comme Péguy^, n’en pouvait plus du spectacle de la misère et, trop impatient ou trop lâche, n’osait s’assujettir aux nécessités d’une lutte obstinée pour détruire le mal, voilà que s’offre à lui une espérance. Assurément, il peut encore com­ battre : mais la bataille est déjà gagnée. Ou, du moins, elle se déroule hors du temps — dans un univers où il suffit d’un éclair de grâce pour triompher. L’homme qui se meurtrit dans sa soli­ tude, qui, faute d’agir efficacement et dans le rang, demeure privé de camarades de lutte et se sent retranché de toute vie commune, retrouve avec la foi catholique, la communion infinie de l’amour divin, celle aussi du corps mystique où se rejoignent les vivants et les morts, celle enfin de la hiérarchie des essences spirituelles, à travers laquelle l’ange s’ordonne à l’homme.

Sous une forme plus élaborée philosophiquement, il ne man­ que pas de penseurs catholiques pour avoir insisté sur les mé­ faits d’une solitude métaphysique et sur la nécessité de ressaisir la pluralité du nous comme contemporaine de la découverte du tu. Cependant, tes luttes de classe demeurent; l’univers capita­ liste reste celui de la concurrence ou, pour parler plus religieu­ sement, la terre n’est pas le ciel. Nous retrouvons donc ici la tentation de fonder la vie communautaire en dehors de toute réalité temporelle. Gabriel Marcel nous invite à quitter l’univers du problème où l’effort de rationalité fonde l’efficacité de l’action pour rentrer dans le domaine du mystère. De l’approche lente, indécise, souterraine de Dieu. Sans doute souligne-t-il que je suis mon corps, non un être désincarné, et inscrit-il dans ma réalité authentique ma situation pour rétablir sur im autre plan la conception traditionnelle chez les métaphysiciens d’une dua­ lité de l’homme. Nous sommes doubles — écrit en substance le philosophe catholique — et nous pouvons avoir à l’égard des hommes, des choses, deux attitudes, deux comportements con­ tradictoires. Lorsqu’on me présente une marchandise quelconque, je peux l’acheter en marchand, l’acheter au plus juste prix, la revendre ou la troquer avec bénéfice. Je peux jouer avec un tel objet, le faire tourner dans ma main, admirer par des connais­ seurs. C'est ainsi que l'antiquité traitait les esclaves. Mais l’uni­ vers d’aujourd’hui est peuplé de maîtres et d’esclaves. La violence y supplante aisément la charité. L’homme qui prend une femme, qui la possède et la quitte parce qu’il est las, les conquérants pour qui les régiments sont des unités et non de la chair et du 45 sang, les capitalistes qui considèrent le salaire de l’ouvrier comme un simple élément du prix de revient, tous ces gens-là traitent des êtres humains comme des marchandises. Ils les utilisent et , les jettent quand ils sont usés. C’est ainsi que l’on traite une chose lorsqu’on est assez riche pour la posséder ou, selon le mot exact, l’avoir à soi.

Mais, en ce sens, on n’a pas le droit de dire que nous avons, que nous possédons un sentiment, une émotion ou même une idée fixe. C’est lui, c’est elle qui nous possède. Ou, pour être plus O dair, il n'y a plus de dualité, plus de maîtres et d’esclaves. Si je C/3 suis véritablement ému, au lieu de faire parade d’une émotion de commande, je serai tout entier mon émotion et, même si elle est (touloureuse, je ne l’échangerais pas contre une autre plus a avantageuse » mais qui ne serait pas « moi ». Le fils déses­ péré qui pleure sa mère n’accepte pas de troquer sa souffrance contre l’état d’âme d’un héritier en goguette. Son malheur colle à son âme et à sa peau.

Ainsi, ce que je suis est irremplaçable, ce que je possède ne l’est pas. Mais comment accepter une telle distinction comme absolue sans ajouter que seul l'être a importance et valeur ? Quant à l'avoir, il n’est rien qu'un accident, une occasion éphé­ mère pour l’être de se manifester. Par conséquent, il serait futile de trop s’occujjer des biens de ce monde ou de se mettre en tête de faire une révolution parce que des misérables ont faim ou soif. Passons tout de suite — cela vaudra mieux — aux approches con­ crètes du mystère ontologique. Et laissons le bonhomme Chrysale crier tout son saoul : « Guenille si l’on veut, ma guenille m’est chère, pendant que Saint Thomas d’Aquin marmonne entre ses dents : « Au-delà d’un certain degré de misère, il n’existe plus de possibilité de vertu ».

A quoi bon considérer l’expérience subjective du corps, les sensations cinestésiques et kinestésiques comme partie intégrante du moi existant si les besoins objectifs de Thomme se trouvent rejetés en dehors de la sphère de l’être ? Dans quelle mesure la découverte du « nous » constitue-t-elle un progrès par rapport à la solitude anxieuse de Kierkegaard, si la rencontre des autres ne s’accompagne d’aucun impératif temporel ou révolutionnaire ? Il est inquiétant de voir Gabriel Marcel, au sortir d’expériences douloureuses comme celle de la guerre de 1914, chercher au-delà même des perspectives catholiques, non à soulager les souffrances mais à découvrir un arrière-monde à travers les expériences spi­ Aé rites. Est-ce là un simple argument polémique, la prise de position d’un marxiste étranger par définition à l’expérkaice religieuse ? Tout au contraire, le succès du mouv«nent personnaliste exprime la volonté chrétienne d’abcrder le nous, la communauté, à travers une conception différente du monde. Ici, nous dépassons le conflit du bourgeois et du prolétaire de la paroisse Saint-Pothin parce que l’urgence des tâches quotidienns, la volonté de construire une communauté, cette foi temporelle s’inscrivent à l’intérieur même de la foi. Le sentiment d’une secrète insuffisance constitue désormais le ressort d’une dialectique qualitative qui fait de la grâce, non le couronnement, l’achèvement d’une perfection en marche, mais l’app>el exercé du dehors par le souverain bien sur la déficience de l’être fini. Depuis Maurice Blondel la pensée ca­ tholique ne s’évade plus hors du réel et de l’action, elle joue sur deux tableaux, ou plus exactement elle s’efforce de les rassem­ bler en une seule vision, la terre ne se comprenant jamais qu’en fonction du ciel. C’est probablement dans cette perspective que s’éclaire l’orientation éclectique imprimée à leur doctrine par des philosophes personnalistes comme Emmanuel Mounier. Pour ceux-ci, l’individualisme est un adversaire métaphysique ; il con­ vient de restaurer contre lui le sens des valeurs communautaires à partir desquelles s’élabore la cité de Dieu. Et pourtant le per­ sonnalisme se présente comme la volonté consciencieuse de concilier Kierkegaard et Marx. Mais comment associer sans une contradiction ruineuse la rupture avec le sérieux quotidien sous le signe de l’individualité solitaire et la volonté patiente indispen­ sable à une construction continue de l’histoire ? Comment une expérience intérieure où se rejoignent la foi en une perfection transcendante et la découverte des imper­ fections terrestres, peut-elle s’accommoder d’une fidélité entière à des causes temporelles auxquelles on ne consacre rien si on ne consacre pas tout ? Les croyants se sont difficilement défendus contre cette évidence montante selon laquelle leurs divisions temporelles se reflètent au niveau de la foi. Sans doute un homme que la hiérar­ chie devait rejeter du sacerdoce a-t-il pu longtemps nourrir cette illusion : « Ceux qui existent dans le Christ ne sauraient trouver étrange, ni grave, ni vraiment divisant^ de combattre dans l’arène politique de chaque côté de la barricade. Si tous étaient exempts des mystifications de l’idéalisme, ils n’auraient aucun motif de se suspecter mutuellement, de s’accuser réciproquement de trahir, par leurs engagements, la pureté de l’Evangile. Libéra­ lisme, intégrisme, que sais-je, sont des reproches qui ne pour­ raient leur venir à l’esprit pour charger leurs frères »6. 47 5. Souligné dans le texte. — 6. Montuclard, Eglise et Parti, dans Les Chrétiens et la poli­ tique (Ed. du Temps Présent). Si je cite ici le R. P. Montuclard, c’est précisément pour montrer que de telles illusions ont pu intervenir même chez

I... des lutteurs courageux, destinés, de ce fait, à être l’objet de violentes attaques de la part d’autres croyants.

Mais il suffit aujoxrrd’hui d’examiner la moindre polémique entre les plus orthodoxes des chrétiens libéraux (M. Folliet, par exemple) et les intégristes pour constater que ces barrières sont i maintenant franchies.

Cette influence réciproque de l’engagement le plus politique et de la croyance la plus intime guette les croyants de toute confession qui, à l’instar du rabin de Maître après Dieu, décou­ vrent l’éternité dans le regard du prochain. Et, dans les condi­ tions concrètes où nous sommes placés, le prochain de l’intel­ lectuel, l’être fraternel et différent dont il s’approche avec foi, c’est d’abord le prolétaire.

11 faut, en effet, reprendre le problème au niveau des prê­ tres-ouvriers dont l’influence s’est exercée beaucoup moins dans les rangs du prolétariat que par l’attraction exercée sur une large fraction des classes moyennes à la fois fascinée et rebutée par l’adhésion à la lutte de classe des travailleurs. Pour elle comme pour l’incroyant Sartre, la classe ouvrière dans sa réa­ lité et le marxisme qui s’enracine en elle constituent im horizon intellectuel et affectif. L’intellectuel catholique ne saurait ni se prendre, ni se déprendre une fois confronté à cette montée énorme d’humanité. Il perçoit alors confusément que l’engage­ ment politique et la bataille temporelle ne sont pas des acci­ dents rencontrés au hasard d’ime vie religieuse qui se poursuit au-delà de la mort, ni des concessions faites en passant à des solidarités de rencontre. Ils agrippent l’homme tout entier et revêtent une signification non seulement politique, mais spiri­ tuelle. Lorsque les prêtres-ouvriers se sont présentés devant le prolétariat, c’était avec la certitude de pénétrer dans ime foule terriblement consciente de l’urgence quotidienne des revendica­ tions, mais distraite par là de toute méditation sur les problèmes essentiels. Ils en étaient restés plus ou moins à la psychologie pascalienne du divertissement : l’homme agit pour ne pas pen­ ser qu’il doit mourir. Tout au plus, rectifiaient-ils : les miséra­ bles ne peuvent éviter d’agir pour se défendre contre les riches et c’est pourquoi leur demeure voilée la pensée de la mort et 48 de l’éternité.

Mais le prolétaire est naturellement athée. L’une des gran­ des stupeurs de l’intellectuel chrétien parti à la rencontre du monde ouvrier, naît précisément de cette découverte : dans les usines a surgi une classe d’hommes qui n’ont pas besoin de Dieu : « Le travailleur manuel est... insensible à la valeur contrai­ gnante des principes énoncés sans référence à la réalité ; et au surplus, pourquoi aurait-il besoin de demander à des principes ce qu’il doit faire, alors qu'heure par heure la nécessité de tra­ vailler, de faire face à l’impécuniosité, à la maladie, au chômage, au malheur des voisins et des camarades lui expose constamment O son devoir ? »'^ Voilà qui explique, en particulier, pourquoi tant de prêtres- ouvriers — dès avant leur condamnation par Rome — avaient choisi de témoigner plutôt que de convertir. Témoigner, c’est- à-dire être présents non seulement à la misère, mais aux luttes prolétariennes, sans renier ni cacher leur foi et leur fonction. Mais non convertir, car il y a incpmpatibilité radicale entre la classe montante et la religion ; que cette incompatibilité soit seulement provisoire, tel était d’ailleurs leur espajir, à long terme. Cependant un tel espoir ne saurait s’appuyer sur des rai­ sons sociologiques. Il relève lui-même de la foi. Une telle attitude d’esprit demeure vivante parmi les croyants les plus ouverts. Qui ne voit pointant se dessiner à l’horizon des conséquences d’une immense portée ? Désormais, la trans­ cendance divine n’est plus seule, à hanter le sujet individuel. Elle rencontre, affronte ou s’associe la transcendance de l’his­ toire. La mission révolutionnaire du prolétariat se trouve pré­ sente aux côtés de la grâce pour tracer à l’homme la voie du salut. Mais dès lors, il ne reste plus rien de Kierkegaard et de sa métaphysique de la solitude, pas davantage de Gabriel Mar­ cel et de sa fuite vers l’être loin des régions temporelles de l’avoir. La foi expérimentée ou vécue au contact du monde des hommes se fait d’abord découverte des solidarités humaines. En ce sens, le marxisme a gagné, c’est-à-dire que l’homïne est devenu l’être suprême pour l’homme et que la cassure politique entre chrétiens de gauche et chrétiens de droite cesse d’apparaître aux premiers comme une mésaventure extrinsèque à l'imité de l’Eglise. L’engagement se fait total au niveau du combat quoti- diai. Le chrétien redevient l’homme du sérieux tant condamné par Kierkegaard, c’est-à-dire l’homme qui assume pleinerhent la responsabilité de cette fraction du réel où il se trouve « en situa­ tion ». Puisque nous sommes marxistes, il serait surprenant que la 50 7. Le milieu divin. logique d’une pareille démarche ne nous paraisse pas menée le long d’un itinéraire suivi par Jean Massin jusqu’à l’affirmation explicite du matérialisme dialectique. Le dissimuler serait man­ quer de sincérité. Pourtant, le problème essentiel n’est pas de savoir si un homme passe de la pratique militante à l’expres­ sion idéologique adéquate de cette pratique, mais s’il affronte les terribles conflits de notre temps, sans arrière-pensées, sans arrière-monde, sans le sentiment qu’il existe ailleurs et dans l’éternité quelque moyen individuel ou collectif d’assurer son salut pyersonnel en dehors du mouvement de l’humanité vers le pain, la paix et la liberté.

Or, cette même démarche qui mène certains intellectuels catholiques à la rencontre du prolétariat, peut, sans revêtir un caractère immédiatement militant, se traduire scientifiquement et philosophiquement par le refus de définir le salut de l’homme comme une adhésion ascétique à un Dieu extérieur au monde. C’est TeUhard de Chardin qui se livre à « la sainte matière... Matière fascinante et forte, matière qui caresse et qui virilise, je m’abandonne à tes nappes puissantes. La vertu du Christ a passé en toi, par tes attraits, entraîne-moi ; par ta sève nourris- moi. Par ta résistance, durcis-moi. Par tes arrachements libère-moi. Par tout toi-même, enfin, divinise-moi. » Par cette incantation lyrique à la « matière sainte », Teilhard couronne une œuvre scientifique et philosophique qui tente une impossible synthèse entre l’humanisme et la foi. L’humanisme, en effet, n’est rien d’autre qu’un courant issu de la Renaissance qui fait de l’homme un élément de la vaste nature, totalement immergé en elle et porteur seulement d’une finalité reçue du monde multiple, divers et harmonieux où il baigne. Comme l’an­ tiquité païenne dont ils ont repris l’héritage, les penseurs ita­ liens du XV' et du XVI' siècle voient dans te corps, non pas un sac de peau douloureuse et fragile auquel l’âme s’est trouvée associée par le hasard monstrueux de la chute, mais une réalité rayonnante. Je sais bien que les chrétiens teilhardiens prétendent assumer cette conception du monde comme celle de l’Evangile lui-même. Lors d’un débat à la Mutualité j’avais cité comme l’expression de la doctrine catholique ce vers de Lamartine : « L’homme est un Dieu déchu qui se souvient des cieux. » Et Claude Cuénot me répondait en substance : « Le thème du Dieu déchu n’est pas catholique. Il est le bien propre des hérétiques gnostiques. »

Malheureusement, la Bible est là pour témoigner que le 51 dogme du péché originel s’adosse à des textes sacrés dont la transmission de génération en génération est l’une des tâches propres de l’Eglise. Adam et Eve sont chassés du Paradis terres­ tre, connaissent la maladie, la souffrance et la mort, bref, reçoi­ vent un corps corruptible pareil au nôtre à partir du moment où ils ont péché. Tel est en tout cas l’enseignement diffusé en France au XX' siècle par l’Eglise hiérarchique dont M. Cuénot comme le R.P. Theillard, est demeuré le fils soumis

II est trop facile d’ailleurs de retrouver à l’intérieur des O 00 esprits deux courants de méditation ou de spiritualité, comme on voudra, résolument incompatibles entre eux. L’un s’oriente vers le monarchisme ascétique. Il enseigne la mortification et l’exté­ nuation de la chair. Il professe l’indifférence à l’égard des décou­ vertes de l’intelligence dans toute la mesure où elle ne mène pas directement à un Dieu transcendant au monde. L’autre s’efforce de retrouver à l’intérieur du mouvement multiple des choses une signification harmonieuse. Teilhard se situe délibérément dans la deuxième perspective. Il lie si étroitement son expérience reli­ gieuse à la découverte du fait de l’évolution qu’il n’est plus pos­ sible de les séparer. En effet, il juxtapose à la loi de l’accroisse­ ment de l’entropie caractéristique de la manière inerte, la loi de complexité-conscience caractéristique d’une matière vivante et finalement pensante. Dieu se situe alors au point Oméga, c’est-à- dire au point de convergence de ce progrès qui, dispersé en rameaux de plus en plus différenciés jusqu’à l’apparition de l’homme, se fait capable d’un mouvement inverse vers l’unité lors de l’émergence de notre espèce.

Dès lors ce Dieu totalisateur des aspirations du monde, objet des aspirations collectives d’une humanité en marche, se trouve dépouillé de sa transcendance et ramené sur la terre. Teilhard protestait avec âpreté contre des interprètes trop bien intention­ nés qui jouant sur le titre de son œuvre maîtresse, Le phénomène humain, prétendaient faire de lui un phénoménologue. En effet, l’homme ne saurait être pour un évolutionniste conséquent tm sujet transcendental conférant aux choses leur signification. Il est lié aux choses et son dèstin s’écrit non en termes d’évasion, mais en termes de civilisation.

II n’est plus ici question de concilier Marx et Kierkegaard et réserver, au cœur des orages temporels, une place libre pour les angoisses intérieures et la dialectique qualitative du salut per- 52 sonnel. Désormais tout entiers jetés dans la tourmente de notre monde humain, certains intellectuels catholiques, les plus lucides, s’eflorcent de prendre en charge « la sainte matière » et « l’hom­ me total ». Il ne leur reste plus d’espace pour reculer. Il leur faut, coûte que coûte, être les fidèles de l’Eglise telle qu’elle est et aider, dans l’Eglise, de larges masses à se libérer des structu­ res capitalistes. Ils sont au pied du mur. Ils le savent. Ils mènent leur combat. Si différents qu’ils soient de nous par leur espé­ rance métaphysique, déjà ils s’approchent à grands pas, s’ils ne s’y trouvent déjà, du camp qui combat pour le salut de l’homme.

Mais le mouvement qui mène de Kierkegaard et du culte soli­ taire de la transcendance à la découverte du « nous », puis au personnalisme qui restaure au prix d’un compromis éclectique les soucis de l’homme charnel, le mouvement qui aboutit au double engagement en direction de la vie militante et de la matière réhabilitée, — ce mouvement est tout autre chose qu’un itinéraire métaphysique. Marx écrivait dans sa Critique de ta philosophie du droit : « Pour l’homme la racine, c’est l’homme lui-même... Il résulte de la critique de la religion que l’homme est l’être suprême pour l’homme. Cette critique aboutit à l’impé­ ratif catégorique d’abolir toutes les conditions sociales dans les­ quelles l’homme est un être avili, asservi, abandonné, méprisa­ ble. »

Que ce processus conduise ou non l’intellectuel à une telle critique de la religion, c’est une question. Ce qui demeure capi­ tal, c’est le développement du dialogue entre catholiques et com­ munistes, en excluant, bien sûr, l’hypothèse invraisemblable que tous les communistes pourraient devenir catholiques, ou que tous les catholiques pourraient devenir communistes.

G B R T M U R Jeatt'Marie Marzio

Itinéraire d’un prêtre

Quand, jeune prêtre, je fus nommé vicaire dans la banlieue parisienne, j’écrivis au curé pour lui dire combien j’étais heureux d’être affecté dans une paroisse ouvrière, ainsi que je l’avais demandé. Sa réponse ne fut guère encourageante : « Vous ne savez pas ce qu’est cette paroisse, je vous souhaite d’en partir avant trois ans. On ne peut s’attacher ici. tant le milieu est in­ grat... ». Son vœu devait se réaliser dans le délai prévu, mais pas pour les raisons qui faisaient souhaiter à mon curé d’être nommé dans un miheu plus facile, plus agréable.

Si j’avais souhaité être vicaire dans une cité ouvrière, ce n’était pas seulement le geste d’une âme généreuse désirant se dévouer auprès des plus pauvres mais aussi l’aboutissement, le mûrissement d’une orientation prise dix années plus tôt. Sensible à l’idéal de l’Evangile, j’en avais approfondi les enseignements. Ce n’est pas rien pour un jeune que de découvrir un sens à la vie. La plupart de mes camarades de collège avaient pour seule ambition de se faire une situation et d’« arriver ». Pour avoir une autre ambition, je me sentais un étranger parmi eux. La foi était autre chose à mes yeux que la note caractéris­ tique d’un bon milieu ; elle m’entraînait justement bien au-delà et m’ouvrait les yeux sur un certain universalisme, une commu­ nauté humaine qui n’était pas sans grandeur. Une leçon se déga­ geait de l’Evangile à mes yeux : l’amour de prédilection de Dieu pour les pauvres, d’où mon désir d’annoncer le Christ et son Eglise au milieu ouvrier. Je ne me préoccupais guère de politique ; j’étais lecteur assidu de 7, hebdomadaire dirigé par une équipe de Dominicains. Le point de vue qu’il donnait des événements, assez progressiste, ralliait mon adhésion. L’esprit jeune que ses rédacteurs s’effor­ 54 çaient de communiquer aux chrétiens, et surtout aux militants, était enthousiasmant pour ceux qui désiraient ne pas séparer la foi de la vie. Au temps du Front Populaire, 7 avait une vaste audience. J’en fus un propagandiste convaincu. Une décision de Rome le supprima brutalement. Après le rat-de-marée du Front Populaire la droite se ressaisissait. L'Eglise participait à ce redressement. Je n’étais pas encore capable d’établir la corré­ lation, mais de la suppression de 7 me resta comme une aiguille dans la gorge, une défiance à l’encontre du Vatictin. Dans la même période la J.O.C. avait attiré l’attention de la hiérarchie, non seulement par l'importance prise, mais aussi par la participation de nombre de ses membres aux grèves sur le tas. Son congrès de 1937, qui réunit 100.000 jeunes travailleurs, marquait à la fois son apogée et le début de son déclin : les aumôniers prirent en mains la direction du mouvement. Le mou­ vement ne s’en trouva pas mieux, mais il ne commit plus d’écarts inquiétants. Entré au sâninaire en 1935, j’avais eu quelques difficultés à m’adapter à un genre de vie étroitement réglementée. La théo­ logie m’apparut aride. Le catéchisme est simple et ne pose pas de problèmes : il dit ce qu’il faut croire et pratiquer sans la prétention d’expliquer ou faire comprendre. La théologie, tout en restant du domaine de la foi, qui se défend d’être scientifique, s’efforce d’approfondir les thèses du catéchisme, de les justifier par la Bible et la tradition de l’Eglise. Disciplines et méthodes difficiles pour un esprit positif. En revanche, j’étais probablement parmi les moins déroutés par le silence et la réflexion. Cinq ans de séminaire, c’est long. Les texte de l’Ecriture, l’Evangile surtout, me permettaient cependant de subsister et d’attendre le temps de l’action où je pourrais annoncer la Bonne Nouvelle : tous les hommes sont frères. Dieu est notre père, l’Eglise est dans le monde le centre de rayonnement de la Charité universelle. Les moyens utilisés pour transmettre ce message et regrouper les hommes paraissaient, à moi et à bien d’autres d’ailleurs, quel­ que peu désuets, mais les moyens sont peu de chose à côté de l’amour de Dieu. Je pense maintenant que j’étais déjà marqué d’une note de protestantisme comme tant de catholiques aujour­ d’hui, qui se renferment dans leur coquille au moment du sermon de leur curé. 7 étant disparu, je ne trouvais que l'Aube pour répondre à mon besoin d'information politique. J'étais moins intéressé que par 7. Ce journal se voulait uniquement politique, ce qui me déroutait ; il passait pour extrémiste dans l’Eglise. Il ne se lisait 55 d’ailleurs que sous le manteau au séminaire. Il était « social », g anticolonialiste, et véritablement de gauche. Les éditoriaux en .g particulier donnaient souvent un son choquant, bien que signés d’un homme connu aujourd’hui pour une orientation assez différente ; il s’agit de Georges Bidault.

Au sortir du séminaire, en 1941, je fus donc nommé à R... Le curé me chargea d’un secteur de la paroisse, et de sa chapelle de secours. L’héritage était mince, malgré le travail particuliè­ rement consciencieux du prêtre qui m’avait précédé : le catéchisme à une trentaine d’enfants, la messe du dimanche pour cinquante jeunes et quelques femmes âgées. Je constatais vite que mes réflexions du séminaire e: les réalités de la vie ouvrière cadraient difficilement. Les enfants qu’on me confiait étaient une raison suffisante pour prendre contact avec leurs familles, chercher à les comprendre, connaître leurs aspirations, leurs désirs, voir où pouvait enfin se greffer l’annonce de Dieu, les ouvrir à la Charité qu’ils ne connaissaient pas. Nombreuses visites, autant de tentatives aussi décourageantes les unes que les autres : respect, politesse, reconnaissance de bien vouloir s’oc­ cuper du petit qui est si dur, il faut lui faire la morale, il en a besoin. C’est tout. Aller plus loin restait sans écho. On pouvait bien parler des difficultés de la vie, de l’occupation, de la guerre, du travail. Mais où était Dieu dans toute cette souffrance ? Pas l’ombre d’une préoccupation. Je revenais découragé de telles visi­ tes où je n’avais pu réaliser ce à quoi je m’étais si longuement préparé : la vie et la foi suivaient des chemins parallèles et sans contact. La J. O. C. de ces années pouvait me donner quelque espoir. Je réunis quatre jeunes qui se regroupèrent par besoin de camaraderie. Ils espéraient aussi trouver ce qui im’avait attiré dans la Foi : une vie sortant de la vulgarité par la générosité et l’esprit fraternel. Au travers d’eux, par leurs difficultés au tra­ vail, ou en famille, j’aperçus un peu ce qu’est la vie ouvrière réelle et sans poésie. Mais inconsciemment je les conduisais à s’évader de leur vie réeile, en leur posant des problèmes qui n’étaient pas les leurs, en créant une vie factice. La vie les repre­ nait : départ en Allemagne ou disparition dans la nature à l’occa­ sion du S.T.O. Je commençais à comprendre qu’au-delà des quelques ouvriers que peut approcher un prêtre, il existe une autre réalité que les livres appelaient la classe ouvrière. Même 56 au milieu d’une ville ouvrière, cette réalité n’était pas directe- ment perceptible tant j’en étais séparé par ma fonction et mon appartenance même à l’Eglise. J’aidais aussi à la paroisse, « tenant la garde » deux jours par semaine, sans jamais voir personne. Le dimanche, j’assistais quelque peu étonné et navré aux démonstrations du curé qui se considérait comme le ministre plénipotentiaire du Dieu Tout Puissant, Terrible et Vengeur. La religion était une administra­ tion dont il fallait respecter scrupuleusement les arcanes, à la sortie de quoi, après un enterrement de 5° classe, le paradis vous était décerné. Il n’était pas mauvais homme, ce curé ; nous n’avions pas, m’apparaissait-il, la même religion. Si seulement j’avais pu orienter mon action comme je l’en­ tendais sur le territoire dont j’étais plus particulièrement respon­ sable, je m’y serais peut-être taillé une place valable à mes propres yeux, comme tant d’autres de mes confrères, qui avaient trouvé une compensation a leurs illusions perdues, en adminis­ trant des œuvres, en remuant des gens, en construisant ou devenant homme d’affaires; toutes occupations qui peuvent tuer le temps. Mon curé m’évita de tomber dans cet écueil : son sens de l’autorité lui donnait un monopole, même là où il ne faisait rien. C’était sans espoir. Je ne pouvais que souhaiter réaliser mes rêves ailleurs. Le contact par lettre avec quelques jeunes du S.T.O. m’aidait à penser que la foi était véritablement vivante et se trouvait à l’état naturel, autrement qu’enfermée dans sa coquille comme une amande sèche. Mes correspondants trouvaient l’occasion de vivre fraternellement avec leurs camarades. Pour moi qui n’étais informé que par des chrétiens, c’était là l’expression de la charité vivante du Christ. Les arbres empêchant de voir la forêt, on peut en conclure que tous les arbres de la forêt sont de la même essence que ceux qui vous entourent; le cas est fréquent des chrétiens qui annexent tout et veulent faire entrer tous les hom­ mes dans leur catégorie. Je concluais donc avec beaucoup d’autres que tous, même s’ils n’ont pas la foi, peuvent vivre inconsciem­ ment Tamour du prochain, communiqué par le Christ dès lors qu’ils se trouvent dans des conditions favorables. J’étais, par la J.O.C., en contact avec les abbés Daniel et Go- din, puis avec d’autres qui se regroupaient autour d’eux. Je trou­ vais enfin auprès d’eux ce à quoi j’aspirais depuis bien des an­ nées : une foi vivante qui n’était plus enfermée dans les limites étriquées d’une religion se refusant à vivre ailleurs que dans le passé, enfermée dans des traditions désuètes et plus efficaces que les murailles de Chine pour isoler du monde. 57 ^ II me semblait que c’était la porte ouverte sur ce que j'espé- g rais : non plus l’administration d’une communauté sclérosée, .e vieille comme le monde, mais peut-être enfin l’Eglise du Christ, aussi jeune qu’aux premiers jours. Ce que nous attendions avant tout c’était le contact avec les hommes, la création avec eux de communautés où il ferait meilleur vivre, où chacun trouverait la force d’accomphr sa tâche et d’aider son prochain. Nous avions tous ressenti la jeunesse, la richesse extraordinaire qui se trou­ vaient dans le milieu ouvrier — nous disions : « la classe ouvrière », bien qu’en réalité nous ne l’ayions pas encore rencon­ trée. Nous ambitionnions de tout transformer en elle et dans l’Eglise, en lui greffant la vie du Christ, rajeunissant du même coup l’Eglise. Notre conviction était d’ailleurs que cette classe ouvrière avait besoin du Christ et ne trouverait qu’en lui son plein épanouissement.

Au bout de trois ans, je quittais donc ma paroisse pour venir à la Mission de Paris. Nos moyens d’action n’étaient pas impré­ cis; nous n’en avions pas. Nous devions en faire la découverte au fur et à mesure. Un seul objectif : annoncer le Christ à la classe ouvrière, faire naître et vivre des communautés de chré­ tiens qui montreraient Dieu par leur vie. Nous cherchions à acquérir un droit de cité dans les localités ouvrières et aussi auprès de quelques centres importants de travail. Nul ne devait être écarté, croyant ou incroyant. Seule comptait l’adhésion à un esprit fraternel d'entraide et de soutien. Peu importaient les lacunes morales, dès lors que l’esprit de charité se manifestait d'une manière ou d'une autre. Le reste viendrait plus tard. Le clergé était très partagé à notre égard. Nous étions sou­ tenus par le cardinal Suhard, homme d’Eglise à la fois hardi et perspicace. Il avait compris l'importance de l’enjeu. II était convaincu que l’Eglise serait réduite à une influence insigni­ fiante, à un rôle dérisoire, si le contact n’était pas établi, profon­ dément, avec la classe ouvrière. Il entreprit de travailler à l’essor de l’Eglise en orientant ses avant-gardes vers les travailleurs. Quelques évêques étaient d’accord avec lui, sans saisir aussi profon­ dément que lui l’importance de la question, l’exigence de moyens nouveaux adaptés à la situation ; certains ne virent jamais dans la Mission de Paris, puis dans les prêtres ouvriers, qu’un « truc nouveau » pour racoler des ouvriers et les conduire à la messe du dimanche. A la Libération de la France, et quelque temps encore, les forces de droite se faisaient discrètes pour qu’on 58 oublie leurs errements politiques et économiques de l'occupation. On craignait la classe ouvrière. Bien des évêques se devaient de respecter la même position, pour les mêmes motifs. D’autres attendaient les événements. Un petit groupe, enfin, était nette­ ment hostile aux nouvelles formes d’apostolat, et se préparait dans le silence à une riposte vigoureuse : rapports à Rome, déla­ tions, embûches. On retrouvait les mêmes positions dans le clergé : soutien ferme, sympathie, attentisme, opposition. C’est une grande force de l’Eglise de pouvoir regrouper différentes orientations d’esprit, sans en perdre le contrôle. Ceci permet, quelle que soit l’orien­ tation nécessitée par les événements, d’avoir des références dans le passé, et de redresser la situation lorsque c’est devenu indis­ pensable. L’Eglise de France était dominée par le cardinal Suhard, hon^me conséquent avec ses pensées, qui se faisait res­ pecter jusqu’à Rome, ne s’en remettant pas de ses responsabilités en l’obéissance au Pape. Mais, en réalité, il était isolé parmi la hiérarchie et son action ne pouvait avoir de suites estimables : tout ce qu’il aurait tenté serait minimisé, réduit à une apparence seulement. Avec des succès divers, de petites communautés se grou­ pèrent. A l’occasion des réunions hebdomadaires des prêtres de la Mission de Paris, une naïve compétition des histoires les plus belles, les plus émouvantes, s’ouvrait. Les faits de générosité si fréquents dans la vie ouvrière de tous les jours étaient montés en épingle, annexés comme autant d’actes accomplis par tous ces « Chrétiens qui s’ignorent » qu’étaient à nos yeux la plupart des ouvriers. Le genre, à force d’être ainsi souligné et cultivé, devient vite une sorte de cabotinage, marqué de mièvrerie. La fin de la guerre et ses séquelles, la misère se prêtaient à une entraide sans limite, d’où le succès de certaines communautés, qui ne manquaient pas de recourir parfois à une savante publicité. Je m’occupais du Mouvement Populaire des Fa;milles (M.P.F.) ; une poignée de militants très actifs réalisa dans une rue du 12' arrondissement un groupement d’une densité extraor­ dinaire, en procurant des pommes de terre et autres denrées. Presque tous les habitants adhérèrent. Ce ne fut qu’un feu de paille. Issu de la J. O. C. constitué d’anciens jocistes devenus adultes, ce mouvement se trouvait tiraillé par des con­ tradictions qui devaient le faire disparaître en France. Formé de chrétiens, il se défendait des ingérences de l’Eglise, réflexe acquis par l’expérience à la J.O.C. Le M.P.F. avait des aumôniers, ce qui ne l’empêchait pas d'être marqué d’une note très nette d’anti­ cléricalisme. Ce mouvement avait un grand souci de son autono- 59 JJ raie, de son indépendance à l’encontre des organisations ouvriè- e res, tout en cherchant à rivaliser avec elles sur leur propre ter- g rain. Composé essentiellement de chrétiens, en défiance vis-à-vis :S de l’Eglise, il pouvait difficilement subsister. De mutation en mutation, il s’est orienté depuis vers l’action politique et nombre de ses responsables ont participé à la fondation de l’U.G.S. Le M.P.F. s’avéra très décevant : en marge de tout dans l’action ouvrière, suspectant les militants des autres organisations, ten­ tant de les suppléer, il n’était pas dans la classe ouvrière, mais à côté, commando de l’Eglise qui ne parvient pas à débarquer sur le terrain choisi. Les chrétiens veulent garder partout leurs orga­ nisations, où qu’ils soient, dans l’action syndicale, le sport, l’en- seignqment ou ailleurs. Les hommes catholiques veulent avoir partout leurs organisations propres. Est-ce peur de voir fondre leur foi au contact de la vie comme neige au soleil ? Consciem­ ment ou inconsciemment ils demeurent alors une force de divi­ sion dont se méfie la classe ouvrière.

La liberté dont nous jouissions nous permettait d’organiser des cérémonies religieuses d’un genre nouveau qui voulaient s’inspirer de l’exemple des premiers chrétiens ; chacun pouvait s’exprimer librement, on recherchait, et trouvait, dans la Bible quelques passages adaptés. La messe était dite en langage clair. On recherchait les « chics atmosphères » qui attiraient des néo­ phytes perdus dans la vie, heureux de trouver une amitié La guerre terminée, les prisonniers et S.T.O. rescapés ren­ traient. Des bourgeois et des prêtres venaient de vivre une aven­ ture extraordinaire. Il en est encore aujourd’hui qui rêvent avec quelque nostalgie de cette fraction de leur vie, où malgré la misère commune, et plus exactement grâce à elle, ils sont deve­ nus des hommes frères d’autres hommes ; plus de castes ni d’hypocrisie. Bien des chrétiens pensent encore avec étonne­ ment à ce temps où ils ont vécu leur foi, pensent-ils, plus qu’à aucun autre moment de leur vie. On désirait fort se revoir, pour­ suivre l’expérience, sans penser qu’elle était finie dès lors que chacun avait repris sa position sociale. Je participais ainsi à quel­ ques essais contre nature qui tentaient de fixer le passé mort : ceux qui se retrouvaient n’étaient déjà plus ceux qui s’étaient connus en déportation. La tentative était vaine. Le mythe des « communautés» s’usait vite. Ne s’y rencon­ trait plus bientôt qu’un milieu trop pauvre : ceux qui étaient incapables de répondre à leurs responsabilités humaines, maté­ rielles ou morales, ou bien encore quelques militants, le plus sou­ 60 vent d’origine bourgeoise, désireux de se dévouer, mais en dehors de la vie ouvrière, même s’ils avaient revêtu des habits de prolé­ taires. Les véritables militants ouvriers se retrouvaient ailleurs, dans les organisations de la classe ouvrière. Il fallut vite consta­ ter le vide et l’inutilité de telles expériences.

En 1944, le premier d’entre nous s’était décidé à travailler pour mieux comprendre la classe ouvrière. Il ne s’agissait de rien d’autre, puisqu’il devait bientôt interrompre cette expé­ rience pour devenir curé d’une paroisse du Lyonnais. D’autres le suivirent dans la vie de travail, mais avec l’intention d’y demeu­ rer. Il ne s’agissait plus d’une expérience, d’un stage de forma­ tion, mais d’un engagement définitif. Cette entrée au travail était dans la logique même de l’expé­ rience tentée, même si elle n’avait pas été prévue au départ par la Mission de Paris. Il devenait évident que pour entrer en contact avec la classe ouvrière, le travail est indispensable. Etre l’un d’entre ces ouvriers que nous voulions atteindre nous obli­ geait à entrer en usine ou sur les chantiers. Ce fut dur. Nous trouvions vite un milieu humain, vrai, cohérent, mais défiant. Notre sincérité était mise en doute, et à juste titre, il faut bien le reconnaître. Il ne s’agissait pas d’un noyautage qu’on redoutait cependant, mais d’exercer une influence nouvelle à l’intérieur de la classe ouvrière ; la foi. Ceux qui s’aventuraient ainsi trouvaient cependant une sym­ pathie très fraternelle, une acceptation véritable. En même temps, de la part des militants ouvriers, nous recevions des mises en garde de ne pas venir briser le travail durement accompli vers l’unité ouvrière si souvent remise en cause par les manœu­ vres malhonnêtes et intéressées, même lorsqu’elles sont naïve­ ment accomplies par l’intermédiaire d’hommes honnêtes et qui n’en tirent aucun profit. Il nous apparaissait enfin avec évidence que par le travail nous ne tournions plus autour de la question, nous abordions enfin notre champ d’action. Cesbron, dans son roman Les Saints vont en enfer, s’en est tenu au folklore de la vie ouvrière. La plupart des faits cités dans son livre sont vrais ou plausibles, mais il est faux de les rassembler en bouquet savamment tourné, en omettant tout sim­ plement l’aspect essentiel qu’est le travail dans la vie des travail­ leurs. Il est des choses qui ne peuvent s’imaginer, mais se vivent seulement ; pointer chaque matin avant 7 heures, ou bien rester un quart d’heure à la porte ; en hiver, entrer au travail à la nuit dans un atelier sale et bruyant, pour n’en sortir qu’à la nuit. Etre pris dans une organisation de travail qui exige de ne pas exer- 61 cer son imagination. Passer son temps à peu près immobile à g des opérations machinales qui réclatnent toute l’attention sans e occuper l’esprit. C’est encore le risque vague et constant de l’acci- ^ dent qui mutile ou qui tue. Attendre le vendredi soir dès le lundi matin. Eprouver les brimades, les vexations, les mises en péni­ tence des chefs, fifres et sous-fifres de tous poils. Constater l’in­ justice, la bêtise, la méchanceté de ceux qui se considèrent com­ me des génies parce qu’ils sont patrons, directeurs, chefs d’atelier ou d’équipe, pointeaux ou autres adjudants, La vie de travail, c’est aussi l’étonnante solidarité d’hommes qui ne se sont pas choisis, devant les dangers et ennuis com­ muns : la matière qui vous menace si vous ne la prenez pas exactement comme il faut, le patron et ses auxiliaires qui vous exploitent jusqu’à la limite de l’usure et des réactions collec­ tives ; le copain qui vous aide dans le travail ou vous brutalise avec délicatesse s’il sent que le moral n’est pas bon ; la télé­ graphie sans fil indiquant la circulation des chefs ; c’est encore les délégués qui ne craignent pas de se mettre devant leurs cama­ rades pour les protéger et obtenir l’amélioration de leur sort ; c’est la colère collective d’une usine qui arrête le travail parce que les ateliers ne sont pas chauffés, ou pour exiger l’augmen­ tation promise depuis des mois. C’est encore le silence angoissé et brusque des machines et outils parce qu’un accident vient d’arriver. C’est encore bien d’autres choses, tissées d’événements tristes ou joyeux et de lassitudes. Je ne vins au travail qu'en 1948, après nombre de mes cama­ rades, parce qu’à travers eux j’avais éprouvé que là seulement on peut comprendre la vie ouvrière. Je tenais aussi à vivre de mon travail et non plus du traitement de l’Archevêché. L’ensem­ ble des prêtres ouvriers avaient acquis la conviction certaine qu’on ne peut évangéliser la classe ouvrière de l’extérieur comme de l’étranger. Elle ne peut non plus être atteinte par les étran­ gers que sont ceux qui ne mènent pas sa vie : de nombreux prêtres des paroisses, des mouvements d’action catholique, ont bien constaté que malgré les quelques ouvriers atteints par eux, ils n’ont pas plus d’influence sur le milieu que leurs confrères d’Afrique du Nord sur les Musulmans. Lentement, très lentement, les réticences à notre encontre tombaient, du moins de la part de nos camarades d’usine qui nous connaissaient personnellement. Ils ne nous considéraient plus comme des alliés provisoires avec qui on peut faire un bout de chemin, mais comme des semblables décidés à partager la même vie jusqu’au bout : la foi de l’un et l’athéisme des 62 autres n’étaient déjà plus une séparation obligatoire. Pour l’Eglise, c’était un gain considérable que la hiérarchie ne sut jjas apprécier. Les responsables des organisations ouvrières atten­ daient encore l’épreuve du temps et des événements : ils savaient en effet que nous n’étions pas isolés, mais groupés, nous n’étions pas là sans but, par hasard, nous avions au contraire un objec­ tif précis : communiquer la foi. Même si notre honnêteté était admise, nous avions par là un but commun, nous relevions d’une organisation qui nous avait envoyés pour implanter l’Eglise à l’intérieur de la classe ouvrière. Comment opterions-nous à des moments particulièrement graves et décisifs ? Cette foi que nous prétendions annoncer ne serait-elle pas nuisible à la classe ouvrière ?

Cependant, la confiance de nos camarades devait s’imposer et se traduire par les responsabilités qu’ils nous conférèrent : ia plupart d’entre nous devinrent délégués du personnel ou du Comité d’Entreprise. C'était encore un nouvel apprentissage. Je me souviens de mes premières délégations auprès du chef d’ate­ lier ou de la direction. Je n’étais heureusement pas seul ; j’avais beaucoup à apprendre : l’adversaire connaissait les règles d’un jeu qu’il faut mener serré. L’habitude est de ne pas se faire de cadeaux ! Il faut savoir ce qu’on veut, le dire et prendre l’ini­ tiative de la discussion, plutôt que de se laisser mener ; sentir les pièges, voir les questions à distance ; se souvenir, attaquer et riposter vite. Les questions sont importantes ; salaires, sécurité, salubrité, licenciements... tout y passe. La responsabilité est lour­ de tant il en dépend d’avantages et d’inconvénients pour le personnel.

Le cardinal Suhard avait reçu bien des réclamations et dénonciations, habituellement sans effet. C’est pourquoi les bon­ nes âmes avaient pris l’habitude de s’adresser à Rome où l’on écoutait d’une oreille plus attentive de telles récriminations. Le Saint Office avait envoyé au cardinal Suhard un questionnaire en neuf points auquel il avait répondu en prenant ses responsabi­ lités. En 1949, à sa mort, la situation changea pour nous en quelques mois. Monseigneur Feltin manifesta sans doute l’inten­ tion de poursuivre l’œuvre de son prédécesseur. Mais il n’était pas homme à tenir devant les assauts qui devaient se produire. Au début, cependant, tout alla bien. Nous nous retrouvions chaque semaine, prêtres ouvriers de Paris, et en moyenne deux fois par an avec ceux de la France entière. Ces réunions avaient pris une grande importance pour nous. Non seulement elles nous permettaient de confronter nos expériences, les corriger les unes 63 ÿ par les autres, mais elles nous donnaient surtout l’occasion de g faire le point par rapport à l’Eglise : notre mission, les difïicul- e tés, les incompréhensions que nous rencontrions de plus en plus; les difficultés apparaissaient cà et là, le plus souvent à l’occasion de nos responsabilités dans les syndicats, le Mouvement de la Paix, les organisations ouvrières, nos actes étaient épiés, rapportés, souvent déformés. Les évêques étaient assaillis de récriminations de plus en plus nombreuses. Au fur et à mesure que les forces de droite reconquéraient leurs positions, les intégristes, dans l’Eglise, parlaient plus haut, étaient plus écoutés. Les évêques, cependant, recevaient des demandes de plus en plus nombreuses de leurs prêtres et séminaristes voulant devenir prêtres ouvriers. Nombre de vicaires étaient lassés d'accomplir des tâches dérisoires. Il est dur à un homme de consacrer sa vie à une cause pour se voir confier des responsabilités insigni­ fiantes. Mais très tôt les évêques ne donnèrent que rarement une réponse favorable à ces demandes, puis plus tard, sur l’ordre de Rome, arrêtèrent tout recrutement pour nos équipes de prêtres ouvriers. Nous pouvions à juste titre être inquiets d’une si grave prise de position de l’Eglise : c’était bien déjà une condam­ nation de notre action.

A considérer notre « mission » nous nous trouvions engagés dans la classe ouvrière de façon valable. Nous étions reçus, admis. Nous commencions enfin à être intégrés et à ne plus nous situer à côté ou en étrangers. A considérer notre position dans l’Eglise, nous ne recevions plus seulement des critiques, nous étions l’objet d’une défiance profonde et de plus en plus manifestée. Nous devenions des étrangers dans l’Eglise, en raison de notre naturalisation dans la classe ouvrière. On nous accusait d’être de moins en moins des prêtres, de plus en plus des militants syndicaux. On tenait à voir une anti­ nomie entre les deux. La liberté d’action que nous avions reven­ diquée à l’origine de notre mouvement nous était de plus en plus contestée. On nous brandissait une caricature du sacerdoce que nous ne pouvions plus accepter : ce personnage moins libre qu’aucun ouvrier, ne pouvait pas être solidaire de ses camarades jusqu’au bout ; il ne devait pas mettre ses moyens à leur service ; il avait autre chose à faire que ce dont avaient besoin les 64 ouvriers. Lutter avec eux pour le pain, la paix, la liberté était inopportun. Il nous aurait fallu être présents, donner des conseils et ne jamais agir, prétendre aimer et ne jamais le faire. Comme si la classe ouvrière avait besoin de bonnes âmes se penchant sur elle. L’Eglise manifestait de plus en plus nettement qu'elle ne voulait être que partie prenante en l’afEaire ; prendre de l in- fluence dans la classe ouvrière, mais non pas participer effecti­ vement à sa libération. Peu à peu apparaissait à nos yeux que l'Eglise, hésitant entre le passé et l’avenir, voulait avant tout pré­ server sa situation mais ambitionnait en même temps de s’éta­ blir au milieu de cette classe montante. Il nous apparaissait, en l’éprouvant, par nous-mêmes et non plus pour l’avoir consi­ déré à propos des autres, qu’on ne peut être ouvrier et chrétien à part entière, l’un doit toujours sacrifier à i autre ; et pour être un bon chrétien, on ne peut être qu’un ouvrier mutilé, soumis à des autorisations de son aumônier, de son curé, son évêque ; avant d’agir l’ouvrier est un homme lié. Nous nous rencontrions avec les évêques, nous avions même, à l’occasion, de longues discussions avec eux, Ils se voulaient bons, compréhensifs et paternels à notre égard. Cela finissait par nous importer peu, puisqu’il nous apparaissait qu’il s’agissait seulement de nous détourner de ce qui était notre vie même. Nous les avons malmenés bien des fois, leur avons dit leur man­ que de courage devant leur responsabilité d’évêque, leur lâcheté devant Rome ; eux-mêmes ne sont pas libres, ni pleinement res­ ponsables. Un soir de novembre 1953, nous étions quelques-uns chez le cardinal Feltin qui partait pour Rome sauver ce qui pouvait l’être des prêtres-ouvriers. Il avait renoncé à la grandeur, au poing frappé sur la table, aux longues déclarations ; ce n’était plus qu’un homme effondré, vaincu avant la bataille. Nous n’avions plus devant nous un défenseur, mais l’émissaire déjà vaincu d’une mauvaise cause. Quelques jours plus tard, une photo publiée dans la presse, montrant le Pape entouré des car­ dinaux Feltin, Gerlier et liénart à l’issue de leur entretien, mar­ qua pour nous le signe que les mauvais jours étaient arrivés. Les informations au retour des cardinaux français étaient contradictoires et imprécises jusqu’au communiqué des cardi­ naux du 15 novembre 1953. La menace se précisait : les prêtres ouvriers devaient désormais recevoir une solide formation doc­ trinale (celle du séminaire était donc insuffisante) ; ils ne pou­ vaient plus consacrer qu'une partie limitée de leur temps au travail, les activités temporelles étaient stnetement le tait des laies. 65 Les journaux publièrent d’innombrables articles auxquels s’intéressait le public. Nous aurions préféré plus de calme dans cette période difficile où nous devions, outre notre travail quo­ tidien, nos responsabilités de militants, mener le combat pour que soit maintenue notre qualité de prêtres-ouvriers. La presse aurait pu remplir un rôle utile, mais le plus souvent on n’y trou­ vait que des articles à sensation ou de violentes attaques. Il n’y a pas lieu, semble-t-il, d’entrer ici dans le détail de cette période fertile en incidents. Il importait pour nous, tout en combattant pour la défense de nos idées, de garder assez de cal­ me et juger froidement ce que nous devions faire. L’amitié chaude et très discrète de nos camarades de travail nous aidait et nous soutenait plus que tout le tohu-bohu de la presse. Le 19 janvier, nos évêques nous adressèrent une lettre, si l’on peut appeler ainsi un document duplicateur non signé. Elle avait été rédigée avec la plus grande attention pour nous trans­ mettre la décision romaine. Ce papier sentait l’angoisse. Il avait le ton maladroit d’une très vieille personne faisant la leçon à un petit enfant. Pathétique, sentimental, à côté de la question, contentieux. L’ultimatum (comment l’appeler autrement !) était bien plus rédigé pour satisfaire le Vatican, se justifier devant les catholiques français dont on craignait les réactions, que pour nous convaincre et nous aider. On nous enjoignait de quitter toutes responsabilités dans les organisations ouvrières, syndicales ou autres, de ne plus travailler que trois heures au plus par jour, nous rattacher à une paroisse, renoncer à toute organisation na­ tionale des prêtres ouvriers, faute de quoi les plus graves sanc­ tions seraient prises contre nous. Nous craignions depuis trop longtemps cette mesure pour en être surpris. Le rappel des religieux ouvriers, les sanctions contre cette Jeunesse de l’Eglise et quelques dominicains, la transfor­ mation radicale, pour ne pas dire la suppression du séminaire de la Mission de France — autant de bases qui nous rattachaient à l’Eglise — étaient les signes annonciateurs des mesures prises. Le choc fut cependant douloureux : notre travail acharné à une cause qui nous tenait à cœur se trouvait ruiné. Un ouvrier qui ne travaille que trois heures par jour n’est pas un ouvrier, mais un a,mateur. Edicter une telle mesure était le signe d’une parfaite ignorance de la classe ouvrière. Quel homme peut vivre avec trois heures du salaire d’un travailleur, à moins d’être sub­ ventionné par ailleurs ? Les évêques français devaient admettre 66 l’absurdité d’une telle règle. On enseigne en théologie que la foi libère. Quelle étrange liberté que de se voir interdire de défendre ses semblables dans le besoin ! Cette forme tiès particulière de charité n'est pas chrétienne, mais romaine. Ou bien faut-il admettre que par son appartenance à l’Eglise catholique un homme est moins libre qu'un autre ? Un prêtre qu’un laïc, un évêque qu’un prêtre, et en définitive le {moins libre de tous étant le Pape lui-même ? Dans la situation actuelle de l’Eglise catholique, c’est bien pour moi la conclusion. Les autres mesures, quoique moins graves, étaient égalefment inacceptables. Malgré la meilleure volonté de quelques équipes du clergé paroissial, leur ouverture et leur sympathie à notre égard pouvaient-elles nous aider véritablement ? Nous ne le pensions pas. A quoi bon ce rattachement à une paroisse, sinon dans le but de nous disperser davantage ? L’équipe nationale des prêtres-ouvriers nous avait aidés consi­ dérablement les dernières années : nos optiques parfois diffé­ rentes se critiquaient ou s’éclairaient au fur et à mesure de la discussion. Les isolés ressentaient qu’ils n’étaient pas seuls et trouvaient le plus souvent réponse à leurs problèmes dans nos réunions. Si les évêques avaient voulu rechercher des méthodes d’apostolat adaptées au monde moderne, en tant que responsa­ bles de l'apostolat, ils auraient pu trouver dans l’expérience et la réflexion de cette équipe matière à penser. Les évêques français les plus proches de nous, eux-mêmes, n’étaient pas libres. Monseigneur Guerry, évêque de Cambrai, qui n’avait cependant pas de prêtres-ouvriers dans son diocèse, s’in­ téressait vivement à notre sort ; non pour nous aider, mais pour nous faire disparaître. Il avait davantage l’oreille du Vatican, grâce à son intégrisme de bonne couleur, que les évêques sensi­ bles à la situation de la classe ouvrière par rapport à la foi.

On pourrait épiloguer longuement. N’ayant pas l’intention d’établir de théories, voici seulement la fin de l’aventure des prêtres ouvriers. Réunis une dernière fois à Villejuif, chacun d’entre nous communiqua sa décision à l’ensemble, et de ce fait nous nous partagions en deux groupes ; ceux qui se soumettaient tout en protestant vivement — nombre d’entre eux travaillent encore avec la tolérance de leur évêque ; ils ne sont plus des prêtres- ouvriers, mais seulement des prêtres gagnant leur vie par le travail, fuyant les responsabilités ouvrières comme la peste, quittant un chantier qui se met en grève. Ils ont des contacts 67 avec des ouvriers, mais la classe ouvrière qui est une autre réalité qu’une accumulation d'ouvriers, leur est fermée, pas même hostile, étrangère plutôt. L’autre groupe, le plus nombreux quoi- qu’en ait dit la hiérarchie pat la suite, refusait les règles qu’on imposait. Ils estimaient avoir prévenu en temps utile que leur engagement était définitif et qu’ils se considéraient irrécupérables à la vie qu’on voulait leur imposer. Cette expérience avait fait de nous d'autres hommes, ou plutôt nous étions devenus adultes. Nous avions pensé pouvoir rester d’Eglise sans être obligés d’adhérer à un monde encore enfant, où il faut être soi-même enfant. On pouvait bien tout ramener à l’obéissance et la désobéissance, argument suprême, et abdication de la conscience. C’était la position de nos évêques. Quant à nous, pour avoir \écu dans le monde réel, en conscience nous ne pouvions le quitter et adhérer sincèrement à une huma­ nité étriquée, aux problèmes préfabriqués, aux actes soumis k autorisation et refus. Nous avions compris cet enseignement de Saint Paul : « Vous êtes devenus des hommes libres. » Lorsqu’on a fait une telle découverte, on n’y renonce plus jamais.

JEAN MARIE M R Z I O Guy Besse.

Chercher ensemble

On n’a pas fini de parler du livre publié par Roger Garaudy aux Presses Universitaires de Francei il y a quelques mois, et qui vient de faire l’objet d’une nouvelle édition. J’ai eu l’occasion d’écrire dans l'Humanité, quand l'ouvrage sortit des presses, que c’était un événement. La suite ne semble pas m’avoir démenti.

Roger Garaudy affronte avec décision les plus forts courants de la pensée française, tels qu’ils s’offrent à nous dans le tumulte des options et la passion des polémiques. Existentialisme, per­ sonnalisme, phénoménologie, et ce qu’il faut bien appeler le « teilhardisine » pour donner un nom d’école à cette généreuse et poétique philosophie de l’évolution conçue par le Révérend Père sous l’œil soupçonneux de l’Eglise... Tout cela déployé par Garaudy pour un large inventaire. Tout cela jeté au feu d’une discussion rigoureuse et franche. Et Garaudy donne la parole à ceux dont il étudie l’œuvre. Il ne craint pas de voir sa propre démarche à chaque tournant mise en question par les auteurs qu’il étudie, leurs collaborateurs ou leurs disciples. D’où ces lettres, de J.-P. Sartre, Jean Lacroix, Claude Tresmontant, Claude Cuénot, Gabriel Marcel, qui traversent Garaudy pour atteindre le lecteur de Perspectives de l'Homme et combattre sans ménage­ ment telle thèse ou telle argumentation de Garaudy. Livre inso­ lite, avouons-le, mais qui répond au projet de son auteur. Celui-ci a préféré aux facilités du monologue et de la démonstration ininterrompue les surprises d’une partie où chacun joue ce qu'il a de plus cher — et l'on sait que les philosophes ne font grâce de rien.

Livre insolite ? Ne faudrait-il pas dire plutôt qu’il a la couleur de notre vie ? Car voici que s’ouvre à nous une ère où les pro­ blèmes posés à l’humanité ne pourront être résolus que si tous les hommes ont la volonté de les résoudre. Chaque jour appa- 69 /. R. Garaudy, Perspectives de l’homme (Exis­ tentialisme, Pensée catholique. Marxisme), P.U. F., 12 NF. raît davantage la solidarité radicale, qui exclut tout faux-fuyant g et contraint le plus indifférent à se sentir responsable du sort commun.L'heure est venue où notre espèce peut mettre en ques­ c V tion son existence, non plus en théorie seulement, comme l'ont k. fait tant de penseurs depuis des siècles, mais pratiquement. L’an O mil peut fondre sur nous demain, tout à l'heure. Mais ce n'est pas l'an mil des imageries médiévales; la « fin des temps » n'est O plus dans la main de Dieu. L'humanité a aujourd'hui le génie de l'impossible; elle peut s'abolir dans le néant. Ce cerveau et ces mains qui, depuis des millénaires, ont tout fait, peuvent si facilement tout défaire...

Voilà ce que ne devraient plus jamais perdre de vue ceux qui font profession de réfléchir et qui fournissent à Roger Garaudy la matière de son livre. Finie la tranquillité des que­ relles d'écoles patiemment arbitrées par l'Université. Fini le confort familial des doctrines qui jouissent de l'appellation contrôlée. Car ce qui est en jeu désormais, ce n'est plus le moi profond ou l'ego transcendantal, la bonne ou la mauvaise cons­ cience, le Dieu vivant ou le Dieu cartésien, le relatif ou l'absolu, c'est l’existence de l’homme, des hommes.

Mais qui ne voit du coup à quel point l’entreprise de Garaudy est justifiée ? A quel point sa raison est celle même de la vie ? A quel point celle-ci pose à tous les philosophes, avec une insistance jamais encore égalée, la question que l’un d'eux leur posait il y a un peu plus d’un siècle, quand Marx les sommait de s’inter­ roger sur le lien de leur critique avec l’irrécusable réalité qui les environne ? Garaudy a voulu être, pour tous les philosophes d’aujourd'hui, le témoin de la réalité d’aujourd’hui. Ce qui n’est pas trahir le marxisme, mais le tenir en éveil et servir sa voca­ tion. Aussi le livre de Garaudy n’est-il pas simplement l’affaire d’un auteur, c’est la nôtre. C'est la mise en clair des responsabi­ lités que nulle conscience honnête ne peut esquiver désormais. Mais voilà précisément qui échappe à ceux qui ont mal pris ce livre. Et je ne veux pas seulement parler des gens pour qui tout communiste a tort avant d’ouvrir la bouche. Je parle aussi de ceux qui, parmi nous, se demandent avec une pointe d’inquiétude où Garaudy va les mener et si les principes du marxisme-léninisme dans tout cela...

Rassurez-vous, chers amis. Ce n’est pas au moment où le vaisseau expérimental fait sa trouée dans l’espace que nous aurions la moindre envie de mettre la dialectique de la nature au rancart; l’unité fondamentale de l’homme et de l'univers se 70 vérifie avec trop d’éclat désormais pour que les fondements objectifs de la connaissance nous tiennent moins à cœur aujour­ d’hui qu’hier. Et ce n’est pas au moment où Sartre reconnaît que le matérialisme historique peut seul donner à notre époque, en définitive, l’intelligence d'elle-même, que nous allons mettre en quarantaine cette théorie du « reflet » qui nous est si fort repro­ chée, mais dont l’itinéraire de Sartre depuis quinze ans, est, ma foi, une assez belle illustration.

Mais il s’agit de savoir si Jean Lacroix avait raison de dire il y a quelques années — et je crois bien qu’il fut un des pre­ miers, parmi ses amis catholiques, à voir ce point si clairement — « Ce qui caractérise le marxisme, c’est son réalisme... Il consi­ dère l’humanité dans sa réalité concrète, aux prises avec le monde extérieur et le milieu social »2.

Il s’agit de savoir si cette humanité dont parle Jean Lacroix est fondée à demander au marxisme d’éclairer le chemin qu’elle suit. Car c’est de l’humanité que nous parlons, c’est elle qui occupe le livre de Garaudy, et non pas seulement la classe ouvrière, ou seulement les communistes. Garaudy s’interroge sur la pratique sociale totale dont jaillissent les problèmes souvent très singuliers que se posent les philosophes. Et l’on pourrait résumer son livre en disant qu’il tend à faire que la pensée des hommes vivants soit enfin pleinement contemporaine de leur être. Mais comment répondre à pareille ambition si le chercheur marxiste n’interroge pas profondément et patiemment tous ceux qui ont voulu dire quelque essentielle vérité sur l’homme ? Et qui ne conviendrait qu’à ce niveau d’enquête, les affaires d’appar­ tenance et d’école se relativisent ? Non que Garaudy oublie le moins du monde la distance qui sépare le marxiste d'un Sartre ou d’un Teilhard, et l’ampleur de leurs divergences. Puisque, au contraire, c’est cette distance parcourue, cette opposition recon­ nue qui font que son livre est, et qu’il est ce qu’il est. Mais Garaudy, par-delà les doctrines, veut saisir les problèmes. Non les problèmes édulcolorés, mis en formules pour la thèse ou l’académie, mais les problèmes qui s’ouvrent comme des chan­ tiers dans l’histoire d’une humanité qui est une, bien que divisée, une humanité qui ne se conteste elle-même dans la lutte des classes que parce qu’elle n’a pas d’autre horizon et d’autre fin qu’elle-même; elle est l’enjeu et l’acteur d’un drame unique. Ainsi compris, le livre de Garaudy n’est à tout prendre, et malgré sa richesse, qu’une introduction. Il annonce de vastes confrontations. Sur les thèmes qu’il explore certes, mais encore sur bien d’autres. Car de plus en plus impérieux s’affirme, dans ce pays et dans le monde, le besoin de faire sauter les cloisons 71 2. Dans Marxisme, Existentialisme, Personnalis me, cité par Roger Garaudy. ^ et de mettre au service des vraies questions toute la puissance “g inventive de l’humanité, toute sa réserve de curiosité et d’audace, S tout son appétit de connaissance et d’action. Observez seulement § ces inquiétudes, ces recherches qui parcourent le grand corps de ^ l’Eglise. C’est que, à travers la question guerre ou paix, mort ou vie de l’humanité, se posent d’autres questions — et par exemple la question du bonheur sur terre...

Comment les chrétiens pourraient-ils ignorer désormais le grand œuvre des pays socialistes, les millions d’êtres qui se fraient une route jamais suivie par cette humanité qu’on disait vieille, mais qui s’éveille à peine ? Cette route est si nouvelle, les perspectives qu’elle découvre sont dès maintenant si grandioses, et la marche de ceux qui la suivent s’éclaire à des feux si étran­ ges pour ceux qui jusqu’alors ne recevaient d’autre lumière que celle du Christ, que le croyant ne peut plus penser et sans doute ne plus vivre sa foi de nos jours comme il y a, je ne dirai pas cinq siècles, je dirai seulement cinquante ans. L’ébranlement d’un monde, en Europe, en Afrique, en Asie remue sourdement les consciences jusqu’alors les moins inquiètes. Il fut un temps où le chétien pouvait se persuader que ce qui compte, après tout, c’est moins l’homme dans l’univers et l’homme devant l’homme, que l’homme en Dieu et devant Dieu. Mais l’option pas- calienne est-elle aussi facile aujourd’hui ? Une certaine optique, un certain langage s’accordent moins directement qu’hier aux réalités contemporaines. Par exemple... Le problème du salut ne se trouve-t-il pas en quelque sorte débusqué de son terrain tradi­ tionnel ? L'exigence du bonheur s’est faite, par l’essor de la révo­ lution prolétarienne et des peuples qui brisent le joug colonial, exigence du bonheur collectif. Tout un style de la vie religieuse, conçue comme purification intérieure, ne se trouve-t-il pas dès lors mis en difficulté ? La charité chrétienne s’adresse aux âmes, par-delà les frontières de race, de classe, d’Etats. Mais voilà que les âmes sont de moins en moins des âmes et de plus en plus des hommes. Et chaque jour l’événement (économique, social, politi­ que, culturel) somme le chrétien, comme tout autre, de prendre des responsabilités temporelles qui intéressent l’humanité entière et qui, par leur volume et leur urgence, dépassent toutes les obli­ gations séculières que le saint des temps passés pouvait connaî­ tre et assumer.

72 Peut-être suis-je en pleine rêverie, mais ce que nous voyons et entendons invite à croire que la vieille idée de Vhomo viator, de l’homme qui passe dans un monde qui passe, est en recul dans bien des consciences chrétiennes. Une autre idée s’im­ plante : le monde est le royaume de l’homme et celui-ci ne peut se reconnaître et s’accomplir que s’il rend ce monde meilleur. Certes, il appartient aux chrétiens, à eux seuls, de résoudre les problèmes que notre temps leur pose. Pas plus que Garaudy, nous n’avons l’ambition ni le pouvoir de les résoudre à leur place. Mais voilà... Les chrétiens les plus liés aux diverses formes de la vie moderne — ceux par conséquent dont l’Eglise, sous peine de périr, devra de plus en plus tenir compte — comprennent de mieux en mieux que ce n’est pas la cléricalisation de l’humanité qui mettrait fin à leurs recherches et à leurs tourments. Ils se sentent trop solidaires des autres hommes, et c’est avec eux qu’ils entendent trouver solution aux problèmes de ce temps. Le Vatican, c’est assez clair, n’est pas disposé à les y aider. Et les dignitaires de l’Eglise de France redoutent peu ou prou que le fidèle se perde en trouvant l’infidèle.

Quant à nous, nous n’avons aucune disposition pour la vie conventuelle. Le Parti révolutionnaire, il est vrai, a ses princi­ pes, son organisation, sa discipline. Mais son programme, en dernière analyse, n’est pas autre chose que le déchiffrement des perspectives ouvertes à l’humanité par les lois de son mouve­ ment. Voilà pourquoi, très logiquement et très profondément, tout ce qui est humain est nôtre. Ce qui ne s’entend pas à la mode éclectique, dans la frivole confusion des points de vue et dans l’hypocrite affadissement des polémiques. Mais ce qui s’en­ tend au sens où Marx le comprenait quand, reconnaissant la tâche propre de la classe ouvrière, qui est de préparer par ses luttes l’humanité réconciliée, il replaçait le socialisme scientifi­ que dans le grand courant de l’histoire universelle.

Roger Garaudy caractérise dès ses premières pages les deux séries de problèmes auxquels depuis trente ans les philosophes ont dû répondre, d’une façon ou d’une autre :

— les problèmes que posent les crises et les révolutions de notre temps;

— les problèmes que pose l’essor des sciences et des tech­ niques. 73 C’est en s’affrontant sur ces problèmes que les philosophes ont à faire leurs preuves.

Le premier devoir d’une analyse marxiste c’est justement de rechercher comment t^nt de méditations sur l’existence, de O Heidegger à Gabriel Marcel et de Moimier à Sartre, et la puis­ sante réflexion de Husserl sur la validité du savoir, se relient par (sJ des voies souvent obscures à la pratique effective de l’humanité. On ne peut se contenter d’opposer thèse à thèse. Pas davantage ne suffit le scrupuleux dévoilement des filiations qui, par exem­ ple, conduisent de Kierkegaard à Sartre ou à Mounier. La ques­ tion décisive ne sera élucidée que si l’intelligence de la pratique sociale contemporaine nous est donnée et si nous devient per­ ceptible à travers elle et en elle, le cheminement qui conduit tel philosophe à l’illusion ou à la vérité, à l’illusion et à la vérité.

C’est ainsi que l’extrême division du travail scientifique dans la société capitaliste, dès les dernières années du xix' siècle, provoque en réaction, chez Husserl, la critique du positivisme, du naturalisme, du relativisme agnostique. La quête d’une vérité inébranlable et d’une philosophie première parfaitement rigou­ reuse est ainsi l’expression théorique, sur un registre idéaliste et dans un langage transcendantal, d’un besoin réel de l’humanité contemporaine : dépasser cette forme d’aliénation constituée par le morcellement d’un savoir spécialisé, qui perd conscience de son unité profonde et de sa finalité interne.

Garaudy montre que la tâche de la dialectique matérialiste est double : en même temps qu’elle authentifie la démarche qui vise à ressaisir « le sens de l’homme », elle découvre comment le phénoménologue s’aliène lui-même dans sa subjectivité méta- historique au moment où il croit désaliéner l’humanité.

Le problème posé par l’existentialisme athée est encore plus complexe, car les chemins que suit Jean-Paul Sartre le condui­ sent, dans un incessant va-et-vient, de la philosophie à la litté­ rature et à la politique. « Eclectisme, contradictions internes, revirements et retournements » ne reflètent pas l’incohérence d’une pensée qu’il faudrait prendre à l’état pur. Si Sartre se pro­ pose, tâche illusoire, de « réconcilier » Marx et Kierkegaard, c’est en fin de compte parce que, dans le monde capitaliste en crise, les aspirations de l'individu isolé prennent la forme du ressentiment contre une société qui conteste à tout moment son existence. La recherche de Sartre louvoie ainsi douloureusement entre les tentations d’un subjectivisme velléitaire et les impéra­ 74 tifs d’une philosophie d’action qui ne peut prendre corps — Sar- tre le sait bien — que dans le matérialisme historique et la lutte révolutionnaire aux côtés du prolétariat.

Quant à la philosophie chrétienne contemporaine, les cou­ rants entre lesquels elle se partage sont si nombreux qu’on pourrait toujours reprocher à Garaudy, son livre serait-il dix fois ce qu’il est, de schématiser et de « choisir ».

Garaudy ne retient donc que quelques-ims de ceux en qui s’exprime une véritable volonté de renouvellement et d’approfon­ dissement au contact d’une réalité qui ne s’accommode pas du vieux train-train théologique. D’où l’importance qu’il donne au néosocratisme de Gabriel Marcel, au personnalisme de Mounier et Jean Lacroix, à la « phénoménologie de la nature » de Teilhard de Chardin. Autant d’efforts pour enraciner la pensée dans la vie. Et qui renvoient chaque fois, par delà le cheminement concep­ tuel, à des situations concrètes que l’Histoire a dessinées.

Ainsi, par exemple, du personnalisme, qui est moins une phi­ losophie qu’un « mouvement », s’il est vrai que le numéro im d'Esprit, constatant la faillite de la société bourgeoise, appelait à « refaire la Renaissance ».

« Le personnalisme, écrivait Mounier en 1946, est un effort total pour comprendre et dépasser l’ensemble de la crise de l’homme du XX' siècle. »

Ce souci de totalisation a eu sa grandeur. Il a provoqué dans bien des consciences l’éveil d’un sens des responsabilités sociales et chrétiennes que le catholique français de type traditionnel n’avait certes pas à ce degré. Pour le personnaliste, l’incarnation ne s’est pas faite ime fois pour toutes, et Jésus ne dispense aucun chrétien d’aller au plus fort de la mêlée. Reste à voir si cet enga­ gement ne se trouve pas vicié par l’éclectisme théorique dont Mounier a donné de si fâcheux exemples. Mounier, lui aussi, voudrait concilier les inconciliables, Kierkegaard et Marx. C’est bien pourquoi il offre si souvent l’image du petit-bourgeois inconséquent qui court d’un camp à l’autre et ne parvient jamais à faire oublier, sous le rigorisme des attitudes, qu’il n’est à l’aise que dans la pénombre des compromis. Sa critique « personna­ liste » de la démocratie bourgeoise doit quelque chose à celle de Marx, mais elle débouche sur la Cité de Dieu. Et dès lors toute l’expérience historique des pays socialistes va devoir affronter, chaque fois que Mounier en parle, la sévérité du Jugement der­ nier, L’ « engagement » se change en son contraire, et cela donne à Mounier quelques facilités. 75 .2^ Roger Garaudy ne se dissimule pas — sa critique du person- g nalisme et du teilhardisme le montre non moins que sa critique « de Gabriel Marcel ou de Sartre, — que, par delà les « éléments de convergence », subsiste entre le marxisme et toutes ces doc- fe trines une « opposition fondamentale liée aux perspectives de "o classe ». Pas question de remplacer la dialectique matérialiste ^ par un succédané composite et de confondre conciliation et révo- ^ iution. Il s’agit plutôt de comprendre que toute philosophie se prenant au sérieux doit dorénavant s’interroger sur « son propre conditionnement historique » et que cette interrogation, nous en avons chaque jour la preuve, la rend « tributaire du marxisme ». Les choses sont telles, non parce que cela nous plaît, mais parce que la marche de la société actuelle a porté le marxisme au cœur de la réflexion contemporaine. Inséparablement, le mar­ xisme ne peut faire ses preuves que dans la confrontation, qui est à la fois émulation et polémique, avec toute philosophie qui prétend répondre mieux que lui aux inquiétudes de ceux qui cherchent.

Voilà pourquoi le marxisme n’est pas plus autorisé à s’igno­ rer lui-même qu’à ignorer les autres. Tout le chapitre III du livre de Garaudy met en évidence la légèreté de ceux qui se délivrent un satisfecit en daubant sur la « stérilité » du mar­ xisme... depuis Marx. Curieux témoignage de stérilité, l’apport considérable d’un Politzer, d’un Langevin, d’un Wallon... Et qu’attendent les scrupuleux cliniciens de la sclérose marxiste pour montrer la vanité des remarquables travaux de Tran Duc Thao sur Husserl et de Jean Desanti sur Spinoza. Mais ils préfèrent garder un silence prudent. Si vraiment leurs griefs ne trahissent pas le parti-pris, mais tiennent au louable souci de mieux comprendre notre époque, que ne prennent-ils donc la peine d’étudier l’œuvre du commimiste Aragon, « exploration réaliste des significations du monde réel » ? En vérité, plutôt que de se répéter, au mépris de l’histoire qui se fait sous nos yeux, de Moscou à Pékin et à Conakry, que le marxisme est bloqué, mieux vaudrait se demander quelle forme de la vie culturelle aujour­ d’hui n’est pas, plus ou moins, marquée par l’influence marxiste. Aucune des grandes philosophies critiques du passé n’égale en puissance la critique marxiste pour la raison première que le marxisme est révolutionnaire, non pas en idée, mais en pratique. Garaudy insiste sur ce point. On pouvait, me semble-t-il, le faire de façon à la fois plus large et plus circonstanciée. Car s’il est vrai que le philosophe authentique est celui qui veut penser jusqu’au bout, la force attractive du marxisme sur tant d’es- 76 prits c’est la force d’une critique allant jusqu’au bout et qui remet en question, au-delà des illusions de la conscience, la pratique sociale elle-même, dans sa totalité; elle fait du philosophe un homme nouveau qui n*e peut justifier son existence qu’en trans­ formant l’existence. Identifier le marxisme comme critique totale, c’est du coup disqualifier toute tentative pour le contester d’un point de vue purement théorique. Ceux qui, croyant pouvoir le faire, se prennent pour des novateurs, en sont encore à sacra­ liser leur propre activité pensante. Ici se révèle le vice radical de ces cocasses dialecticiens qui se comportent comme si Marx était mort à vingt-cinq ans. Ils écrivent et ils écrivent sur le « dogmatisme » des communistes, mais comment ne pas voir que leur récrimination sempiternelle n’est que revanche verbale sur leur propre impuissance pratique. Merleau-Ponty, Fougey- rollas et d’autres, ne font que prêter aux communistes, sous le vocable passe-partout de « dogmatisme », l’infirmité dont ils sont eux-mêmes affligés. Les communistes sont en effet très coupables. Ils ont pris au sérieux le passage de la critique spéculative à la critique des armes. Pas d’autre issue, pour l’idéologue effrayé par la lutte de classe, que d’essayer désespérément de montrer que c’est l’histoire qui a tort et que le dogme d’aujourd’hui s’appelle révolution.

La publication de Perspectives de l'Homme a suscité bien des discussions qui opposent le plus formel démenti à ceux qui se lamentent comme à ceux qui se réjouissent sur « l’isolement des communistes ». Curieux symptôme d’isolement..., ces amphithéâtres débor­ dants où l’on se presse pour entendre discuter des chrétiens et des communistes sur les perspectives de l’homme contemporain. La manifestation la plus significative fut celle de la Mutualité le 25 mars dernier, lors du débat sur morale chrétienne et morale communiste, auquel participaient, avec trois d’entre nous, trois chercheurs catholiques, Claude Cuénot, le docteur Chauchard, Tresmontant, sous la présidence de Vercors. Le sens d’un tel débat à l’heure actuelle n’échappait, j’imagine, à aucun de ces nombreux étudiants catholiques qui, passant sur l’interdiction du Centre Richelieu, avaient pris d’assaut la Mutualité avec leurs camarades incroyants. On ne venait pas là pour assister à quel­ que passe d’armes, mais pour suivre les divers moments d’une confrontation sur l’homme et sa destinée. Mais voilà qui, sans doute, ne fait pas trop plaisir à la hiérarchie catholique, si l’on en juge par certaines réactions qui ont eu leur écho dans la presse. 77 Le rédacteiir du Témoignage Chrétien, si je comprends bien, estime qu’un tel débat n’aurait quelque valeur que s’il y avait effectivement une « morale marxiste ». 'Après tout, libre à lui de n’en pas juger comme le docteur Chauchard qui, dans le même journal, lui fait observer que, si le marxiste vise l’effi­ U cacité, cette efficacité-là consiste à « œuvrer dans le sens de

»si l’histoire pour la désaliénation et la libération de l’homme »3. O Mais l’abbé Sainsaulieu ne s’en tient pas là. Ce qu’il déplore chez les communistes, c’est moins l’absence d’une théorie morale que l’absence... de moralité. Il est pour lui définitivetment entendu, semble-t-il, que le tortueux communiste fut mis au monde pour abuser du chrétien innocent et qu’ainsi un débat comme celui de la Mutualité ne saurait être, pour les commu­ nistes, qu’un « exercice de main tendue ».

Voilà, certes, qui dispense d’un examen sérieux des thèses que nous proposons, et qui donnera satisfaction aux bonnes consciences chrétiennes, qui se trouvent bien comme elles sont. L’abbé croit donc pouvoir, dans Témoignage Chrétien du 15 avril, régler mon compte en trois phrases, qui tendent à dépré­ cier tout ce que le docteur Chauchard lui-même a pu dire sur l’importance d’une critique marxiste du positivisme et du scien­ tisme. L’abbé Sainsaulieu écrit : « La science ne doit pas être au service des bonnes causes. Ne refusons pas l’honneur de défen­ dre les droits de la recherche à notre tour. La conception qu’en a M. Besse est une perversion de l’esprit. » Et mon juge ajoute péremptoirement :

« Le savant qu’est le docteur Chauchard sait [je suis tenté de lire : DEVRAIT SAVOIRI qu’elle n'a aucun avenir. »

La publication des textes à La Palatine permettra peut-être de juger le juge à son tour, et j’aime à croire que nos lecteurs chrétiens seront un peu moins pressés que l’abbé de me mettre à l’index. Car enfin ai-je fait autre chose, au terme de mon intervention sur Science et Morale, que montrer, et Paul Chau­ chard ne s’y est pas trompé, que la science, même si la division du travail social et l’exploitation capitaliste ont eu pour effet de retourner contre l’homme les puissances qu’elle libère, porte toujours, en définitive, témoignage pour l’humanité. Où est, s’il vous plaît, dans tout cela la « perversion de l’esprit » ? Aurais-je dit par hasard que le savant est dispensé d’appliquer les métho­ des d’investigation que requiert son objet ? Est-ce aliéner les 78 « droits de la recherche » que lui rappeler que l’univers qu’elle 3. Témoignage Chrétien (15 avril I960}. déchiffre est celui de toute l’humanité ? L’humanité concrète est immanente aux démarches de la connaissance la plus abstraite. Ainsi la science ne reçoit pas son sens du dehors ; il est à présent à tout son mouvement. Le sujet de la science, ai-je dit en substance, ce n’est pas une pure conscience théorique, c’est l’homme historique*.

Au fait, Nédoncelle et Jean Lacroix n’ont-ils pas écrit là-dessus des choses qui, bien que situées dans un tout autre champ que celui de la réflexion marxiste, ne sont pas sans ana­ logie avec mes propres remarques ? Mais J. Sainsaulieu n’y prend pas garde, puisque les marxistes sont condamnés d’avance.

Le fond de l’affaire, c’est qu’il est trop pressé d’avoir raison. Mais il devrait prendre garde qu’aujourd’hui, à trop vouloir toujours avoir raison contre les commimistes, on risque tout simplement d’avoir raison contre l’histoire qui se fait et contre les réalités dont prennent conscience les chrétiens les plus clairvoyants. Quant à M. Borne, il a consacré au livre de Garaudy une chronique du Monde (30 avril) qui, sous rm air désinvolte, montre assez qu’il n’est pas rassuré. Que va-t-il arriver s’il n’est plus possible d’en user avec les intellectuels communistes comme au beau temps de la guerre froide ? Il faut s’habituer à l'idée non seulement que l’adversaire a la vie dure, mais que dans ta compétition entre les deux systèmes sociaux les chances ne sont pas du côté du « monde libre », — c’est ainsi qu’au M.R.P. on 4. Je ne puis ici prendre la place qu'il faudrait pour développer cela avec quelque détail. Je me contenterai d ’une observation. Une chose est la méthode mise en exercice par toute con­ naissance scientifique, autre chose le sens de la science. Affirmer que l’activité de connais­ sance est un aspect de la pratique sociale^ 'comprise dans sa totalité, et qu’ainsi la con­ naissance enveloppe un engagement humain fondamental (s’il y a connaissance, c’est parce que l'humanité juge qu’il est bon de connaître) affirmer cela n’est pas le moins du monde ex­ poser la science à je ne sais quelle « politisa­ tion », car ce n’est en rien altérer l’objectivité des procédures expérimentales et rationnelles qui confèrent à la science sa validité. Rappeler que la science porte la marque indélébile de l’homme qui la construit et qu’elle a une voca­ tion d ’humanité, rappeler en somme que la ra tionalisation de l’expérience est une forme d ’humanisation, ce n’est pas, que je sache, em­ brigader les savants. Mais c’est peut-être mettre en garde certains d ’entre eux contre les tenta­ tions du technicisme aux yeux crevés, sans dé­ 19 fense contre l’entreprise de ceux qui font de la science un usage inhumain. C’est les convier à lutter résolument contre les « perversions » de la science. Hg parle encore de la libre entreprise. Il y a plus grave : il faut se g convaincre que le commun des mortels n'entre pas en transes g devant les succès de la science et de la technique soviétiques, “ et que la perspective d’une humanité dépassant à jamais l’ère des crises et des guerres, grâce à la supériorité décisive des pays socialistes, ne provoque aucune panique chez bien des gens qui, pourtant, pensent que l’homme est promis à l’au-delà.

Grand politique, Etienne Borne voit dans l’importance don­ née par Garaudy à Teilhard une « habileté tactique »... A l’enten­ dre, le Parti communiste ne tolérerait de dialogue qu’avec les catholiques teilhardiens. Il suffit d’ouvrir le livre de Garaudy pour constater que celui-ci ne donne pas seulement la parole à Cuénot et Tresmontant, mais à Gabriel Marcel et Lacroix. Aujourd’hui comme hier nous sommes disposés à confronter nos thèses avec quiconque accueille le débat.

« Le fait nouveau, observe pertinemment Garaudy dans sa réponse à Borne, ce n’est pas que la main des communistes soit tendue (cette initiative de Maurice Thorez date d’un quart de siècle), le fait nouveau c’est qu’elle ne soit plus refusée. »s Etienne Borne veille jalousement sur les droits de l’esprit souverain. Eh bien soit, mais peut-être devra-t-il, avant d’initier les communistes à la liberté, s’interroger sur la façon dont le M.R.P. a si joyeusement pris ses responsabilités dans l’installa­ tion du pouvoir personnel.

Garaudy ayant fait valoir que, si des philosophes confrontent leurs arguments, c’est parce qu’ils postulent la possibilité d’atteindre une vérité, Etienne Borne veut absolument voir dans une aussi raisonnable proposition l’aveu du plus authentique fanatisme. Où Borne croit triompher, nous voyons, nous, le triomphe de la confusion. Borne tire de l’argumentation de Garaudy une conclusion que précisément cette argumentation exclut. Car poser, comme le fait Garaudy, que la vérité est une et qu’elle peut être atteinte par la confrontation des recherches, c’est justement exclure que la vérité soit le monopole de quel­ ques-uns, fussent-ils communistes. S’il y a prétention au mono­ pole, c’est précisément du côté de ceux, que M. Borne connaît bien, pour qui la vérité est révélation surnaturelle; du même coup s’en trouvent écartés ceux que la grâce n’a pas touchés. Notre démarche est à l’opposé. Ne reconnaissant d’autre chemin vers le vrai que celui qu’éclaire la « lumière naturelle » dont parlait Descartes, et tout homme trouvant en lui cette lumière-là. 80 5. Le Monde, 10 mai. nous sommes logiques avec nous-mêmes quand nous sollicitons de chacun qu’il participe à l’effort commun dans la quête des vérités accessibles par expérience et raison. Parmi ces vérités, il en est qui gagnent aujourd’hui de plus en plus les esprits. Par exemple celle-ci ; malgré tout ce qu’en ont pu dire les esprits forts depuis quinze ans, le marxisme s’in­ corpore toujours plus à l’histoire humaine. Si M, Borne ou d’au­ tres, en milieu chrétien, voulaient trop longtemps l’ignorer, ils auraient à s’en expliquer non pas avec nous, mais avec les chré­ tiens eux-mêmes.

Peu après la Libération, de bonnes plumes catholiques écri­ vaient très sérieusement que le marxisme était désormais dépas­ sé et remplacé. Remplacé par l’existentialisme. Mais J.-P. Sartre lui-même affirme aujourd’hui, dans sa Critique de la Raison dia­ lectique, que le marxisme est indispensable. Disons tout simplement que le marxisme a pour tâche de se dépasser lui-même chaque fois que les transformations de la pratique sociale requièrent un progrès de la conscience. Il serait bien étrange que, dans son effort pour comprendre de plus en plus profondément la réalité, le marxisme n’ait nul profit à tirer d’une confrontation permanente avec toutes les formes de recher­ che qui, d’une manière ou d’une autre, reflètent un monde en plein changement. Il serait plus étrange encore que la « façon com­ mune de penser », pour parler comme Diderot, ne se trouve au­ cunement modifiée par cette réflexion partagée au moment où l’humanité découvre l’ampleur des horizons qu’une paix définitive offrirait à son génie créateur. Parce qu’il est théorie de la révolution prolétarienne, et parce que la classe ouvrière a précisément pour tâche de préparer l’avènement d’une humanité nouvelle, sans exploitation et sans classes, le marxisme perdrait son sens si quelque jour lui venait l’ambition délirante de triompher dans un désert. L’arbre de la science et l’arbre de la vie ne font qu’un, écrivait Marx dès 1844. Les raisons du marxisme seront toujours celles de la vie qui naît, où qu’elle naisse.

C’est justement parce que nous entendons assumer, en ces années décisives pour l’histoire de tous les hommes, nos respon­ sabilités propres, que nous sommes bien décidés à ne pas laisser se peipétuer certains jeux stériles. Dans sa lettre à Garaudy (Perspectives de l’homme, p. 169), Jean Lacroix écrit : 81 « Il n’est pas facile de n’être jamais faux monnayeur, d’af­ ‘t fronter avec qui que ce soit un affrontement réel... » C A coup sûr, les communistes seraient bien présomptueux s’ils se flattaient d’avoir toujours compris ou de toujours comprendre la parole des autres. Mais il me semble que l’heure est venue pour ceux-ci de se poser aussi quelques questions. Car il y a bien des O façons de se refuser aux « relations réelles », comme dit juste­ ment Jean Lacroix dans sa lettre à Garaudy. Il y a, c’est vrai, la simulation, la dissimulation ou l’indifférence. N’y a-t-il pas aussi l’inclination à se donner de faux partenaires ? Cette incli­ nation ne fut-elle pas, un peu trop volontiers et trop souvent, celle de certains intellectuels chrétiens ? Dépités sans doute de ne pas trouver chez les communistes ce qu’ils croyaient devoir en attendre, ils étaient un peu trop heureux de trouver chez tel transfuge du communisme les facilités que nous leur refusions, pour notre honneur et dcms leur intérêt... C’était s’engager dans l’impasse; et nous ne voulons pas plus de l’impasse pour les intel­ lectuels catholiques que du ghetto pour nous. Comme ils est un minimum de règles à respecter pour que le droit des peuples ait un sens et pour que les conférences entre Etats ne soient pas duperie, la recherche de la vérité exige que chacun veuille bien entendre les raisons de l’autre, telles qu’elles sont, et non telles qu’on voudrait qu’elles soient. “ L’AFFAIRE DURAND ’

Le 25 novembre 1910, était condamné à mort Jules Durand, secrétaire du Syndicat des Charbonniers du Havre. Au cours d ’une grève une machination patronale per­ mettait l’arrestation de Jules Durand, sa comparution devant la Cour d ’Assises, sa condamnation : Jules Durand ayant proposé au cours d'une assemblée de « supprimer » du syndicat les ouvriers qui continuaient à travailler malgré l’ordre de grève, fut accusé d ’avoir fait « suppri­ mer » l’un d ’entre eux tué au cours d ’une rixe après boire. Lorsqu’une campagne nationale et internationale en faveur de Jules Durand eut abouti à la reconnaissance de son innocence, Jules Durand était devenu fou. Il devait mourir en 1926, dans un asile d ’aliénés. Un écrivant et en publiant Boulevard Durand, Armand Salacrou s’acquittait d ’un engagement ancien : faire revi­ vre un événement qui avait bouleversé son enfance, ren­ dre hommage à Jules Durand et à ses compagnons. Qui a lu Boulevard Durand veut en savoir davantage. C’est ce qui nous est advenu. En novembre le mouvement ouvrier commémorera le 50° anniversaire de l’affaire Durand. Ce que nous ap­ portons ci-après n’est qu’une très modeste contribution à cette commémoration. Nous remercions Armand Salacrou, Louis Eudier, secrétaire adjoint de l’Union des Syndicats C.G.T. du Havre, Roger Le Marée, secrétaire du Syndicat des ouvriers charbonniers du Havre (fonction syndicale qu’assuma Jules Durand), Danièle Delorme et Yves Robert, d ’avoir bien voulu nous apporter leur concours pour cette évocation de l’Affaire Durand. Armand Salacrou

“ Boulevard Durand ’ 1 *

M. Apel-Muller. — Armand Salacrou, c'est un épisode parti­ culièrement dramatique de l’histoire du mouvement ouvrier fran­ çais qui constitue l’objet de votre livre Boulevard Durand. Un certain nombre de vos lecteurs découvriront avec votre livre l’histoire de l’affaire Durand. Pourquoi ce livre, et pourquoi maintenant ? A. Salacrou. — Si c’est une histoire, et je crois en effet que c’est une histoire de la lutte ouvrière française à travers les siècles, c’est aussi une histoire de mon enfance. J’ai déjà dit que c’est en tant qu’enfant que j’ai vécu cette aventure. Connaissez- vous une note que j’ai appelée « Certitudes et incertitudes morales et politiques »i, où, il y a quelques années, j’ai essayé de rn’y retrouver dans mes réflexions politiques et morales ? Vous verrez que je n’ai pas improvisé l’alfaire Durand, si j’ose dire, ces mois derniers ; dans cette note, vous pouviez lire ; « C’était au moment de la scandaleuse affaire du syndicaliste Durand, anarchiste inno­ cent, tombé dans un traquenard policier, accusé d’un crime, condamné à la peine de mort. Le monde èntier se passionna pour ce docker havrais ; c’est jusqu’aux ouvriers de Chicago qui orga­ nisèrent des grèves de solidarité et signèrent des pétitions contre le verdict. » Le Président de la République grâcia, ne commua pas la peine de mort en travaux forcés à perpétuité, mais grâcia complè­ tement Durand, tant son innocence était évidente, et répugnante la provocation policière. Quand la grâce arriva. Durand était devenu fou de douleur, et il termina ses jours enfermé dans l’asile d’aliénés de Quatre-Mares. » Certains de mes camarades de lycée — j’étais alors au lycée — étaient des fils d’armateurs ou importateurs qui em- * Le texte qu’on va lire est l'enregistrement 84 d ’un entretien qu’ Armand Salacrou a bien voulu accorder à notre collaborateur Michel Apel-Muller. 1. Publié dans le tome VI du Théâtre d ’Armand Salacrou. ployaient ces dockers, dont la police brisait les grèves avec la violence que je viens d’évoquer. Ajoutez à cela que nous habitions devant la prison, que mon père était, comme tous ses amis, convaincu de l’innocence de Durand. C’est ce choc d’un enfant de dix ans qui apprend tout à coup que la prison n’est pas du tout ce que racontent les histoires de nourrices : l’endroit où l’on punit les méchants, mais que la prison peut être aussi l’endroit où l’on enferme les innocents. Et cette révolte d'enfant m’a pour suivi toute ma vie. M. Apel-Muller. — J’étais présent lors de votre vente du livre au Havre ; j’ai été le témoin d’une petite scène qui relève de l’anecdote : un protestataire vous accusant de « salir la bour­ geoisie havraise » et posant ainsi la question de l’exactitude his­ torique à sa manière. A. Salacrou. — Oui. Vous savez qu’il n’y a rien de plus dan­ gereux que la mémoire, surtout la mémoire d’un écrivain. Com­ bien de fois m’est-il arrivé, dans ma vie, d’être certain d’un fait, et ensuite preuves à l’appui (soit des notes que j’avais prises moi- même, soit des affirmations de témoins en qui j’ai une entière confiance) de constater qu’inconsciemment le fait s’était peu à peu transformé, avait proliféré. Et je craignais d’avoir retransformé l’affaire Durand, puisque je vous dit que je l’ai vécue à l’âge de dix ans. Mais depuis quel­ ques années, j’ai essayé de retrouver tout ce qu’on peut retrou­ ver comme documents. J’ai essayé de retrouver certains témoins encore vivants. J’ai relu toute la presse de l’époque, la presse réactionnaire comme la presse socialiste, la parisienne comme la havraise. J’ai retrouvé pas mal de choses, les comptes rendus du procès, les plaidoiries des avocats, sauf, d’ailleurs, celle de René Coty, qui fut l’avocat de Durand. Je la lui ai demandée, mais il ne l’avait plus. Quelquefois, simplement un geste, un détail rapporté me don­ nait, me semblait-il, la clé d’un personnage. Par exemple, le fait que Durand élevait des pigeons-voyageurs et refusait de boire, que sa mère avait un livret de caisse d'épargne, que son père, le jour du jugement, s’est jeté sous un train dans la gare de Rouen ; et beaucoup d’actes, de gestes comme ceux-là qu’il serait trop long de rappeler. Sans oublier le souvenir des dockers qui habitèrent le quartier de mes dix ans... A partir de tout cela, j’ai donc écrit cette pièce. J’ai écrit en essayant non pas de roman­ cer, mais de serrer d’aussi près que possible une certaine vérité historique. Et je dois dire que j’ai eu très peur quand j’ai publié le livre. J’étais sûr de mon intention, mais vous savez, on peut 85 objectivement être un « salaud », avec de très bonnes intentions. Et j’aurais été désolé d’avoir écrit une œuvre où les héros de mon histoire ne se seraient pas reconnus. Je dois dire qu’une des a Cl plus grandes joies de ma vie d’écrivain, c’est d’avoir reçu des dockers actuels du Havre, que je ne connais pas et qui ne me connaissent pas, mais qui ont lu mon livre et qui se nomment eux-mêmes « les successeurs de Jules Durand et de ses cama­ C rades», le texte d’un communiqué de leur syndicat qu’ils ont fait publier. J’y lis ceci : « Cette pièce courageuse et émouvante, écri­ te avec talent, met en scène les principaux personnages de l’af­ faire en respectant la vérité historique. Tous ceux qui l’on lue recommandent (le livre) à ceux plus nombreux encore, qui le liront pour revivre dans ces pages le drame de Jules Durand. » Je crois que, pour moi qui suis le type du petit-bourgeois devenu écrivain individualiste, c’est im jugement très important. J’ai certes milité pendant six ans, quand j’étais jeune. J’ai fondé en 1916 les Jeunesses socialistes du Havre. A ce moment-là les Jeunesses socialistes du Havre, c’était l’extrême... Il n’y avait rien d’autre. J’ai suivi les majoritaires au Congrès de Tours, j’ai milité dans le Parti jusqu’en 1922, mais tout de même j’étais le garçon qui n’a jamais coltiné du charbon sur les quais ; dans mon livre, d’ailleurs, je le dis : « Je crois qu’on ne peut compren­ dre l’ouvrier que si on a partagé non seulement les luttes, la misère, mais aussi les difficultés de la situation ouvrière». Et moi qui n’ai jamais, ni à dix ans, ni à vingt ans, ni jamais plus tard, partagé cette vie, comment allais-je réinventer la vie des ouvriers charbonniers ? Vous savez qu’il n’y a pas beaucoup d’ou­ vriers dans le théâtre français contemporain. Les « miens » allaient-ils être des ouvriers d’opérette ? Je dois dire que le fait que ceux qui se considèrent eux-mêmes, à la C.G.T., les succes­ seurs de Jules Durand, affirment que mon livre ne les trahit pas, loin de là, et qu’ils reconnaissent leurs pères dans mes héros ainsi que la vie et le procès de Durand, a été pour moi un très grand réconfort. M. Apel-Muller. — Cette anecdote sur la vérité historique avait trait à la réaction de l’autre bord, si vous voulez. Devant la librairie, ce n’est pas un docker qui protestait, mais un homme âgé, présentant tous les signes extérieurs de la respectablitité ; « Je ne comprend pas, criait-il, que des bourgeois du Havre vien­ nent faire signer un livre qui salit la bourgeoisie du Havre ». A. Salacrou. — On m’a rapporté cette histoire. Je n’ai pas entendu ce brave homme que j’aurais été très heureux de voir. 86 Ce serait, m’a-t-on dit, un ancien chef de bordée, c’est-à-dire un ancien collègue du héros malfaisant de mon livre, celui qud j’appelle Delaville. Evidemment, s’il a lu le livre, il n’est pas content. Il n’est pas question pour moi de « salir », je trouve que ça ne sert à rien ; j’essaye de mettre les ouvriers et la bourgeoisie en situation ; j’ai voulu que ce livre montre comment, avec de petites lâchetés, avec de petits mensonges, avec de petites vues, avec de petits égoïs^nes, on peut mener un innocent à la peine de mort. L’ouvrage, vous le savez, commence par une scène chez de grands bourgeois. Or, c’est encore aussi un fait authentique ; il est arrivé vingt fois au Havre avant 14, quand un grand bour­ geois du Havre, un grand boursier plus exactement, avait fait de mauvaises affaires, et qu’on ne pouvait pas le sauver, il se suici­ dait. J’ai voulu montrer que c’était la situation capitaliste qui conduisait à la mort les bourgeois eux-mêmes. Par conséquent, ce n’est pas du tout la bourgeoisie que j’attaquais, c’est la situa­ tion capitaliste de 1910. Ces gros capitalistes, du Havre et d’ailleurs, étaient contraints, par la concurrence, à se conduire comme ils se conduisaient et on ne peut pas les traiter, et je ne les ai jamais traités de bandits; j’ai simplement dit que la situation était une situation de meurtre, ce qui est tout à fait différent. M. Apel-Muller. — Le personnage de Jules Durand est un per- nage extrêmement bouleversant. Vous avez prononcé, au Havre, le mot de « saint » en parlant de son attitude lors du procès. Durand, en effet, prend parfois l’attitude d’un rédempteur. A. Salacrou. — Durand n’est pas un grand théoricien ; c’était loin même d’être un théoricien. C’est peut-être par là qu’il m’a plu, d’abord, parce qu’un grand théoricien, je ne crois pas que ça puisse faire une bonne pièce de théâtre. On a joué il y a une dizaine d’années, une pièce sur Karl Marx ; la pièce n’était pas très bonne, parce que les grands théoriciens, ce sont d’abord d’autres théoriciens qui doivent étudier leur vie ou leur œiivre, et ça s’étudie dans des œuvres théoriques. Je crois donc que Jules Durand était un personnage de théâtre, précisément dans la mesure où il n’était pas un théoricien. J’ai pu prononcer au hasard d’une conversation le mot « saint ». C’est cependant un mot qui n’a pas grand sens, en dehors du catholicisme. Si je voulais prendre un mot pour qualifier Durand, je dirais plutôt un héros. Mais là encore, je crois que ni le mot saint ni le mot héros n’ont de valeur, car Durand était simplement un militant qui ne pensait pas du tout à ses risques personnels, qui ne pensait qu’à la cause qu’il voulait défendre ; c’était, si vous 87 voulez, le type même du parfait militant qui ne pense pas à la mort, mais à son travail. Durand n’aimait pas la mort. Il aurait voulu vivre. Il ne s’est pas jeté du tout au- devant des mitrailleu­ ses en disant ; « Vive la mort ». C'est un homme qui aimait vivre et qui, malheureusement, n’a pas pu vivre. Durand était un homme doux, tendre et bon. Sa révolte devant la misère l’avait conduit au syndicat pour libérer la classe ouvrière, et à l’anarchie par fraternité humaine. Or en 1910, certains anarchistes essayent d’annexer Jésus-Christ, et dans les lettres de la folie de Durand, il a essayé de s’identifier à Jésus-Christ, mais pas du tout comme un chrétien, mais comme un anarchiste révolutionnaire pour qui Jésus-Christ était un anarchiste révolutionnaire. Pour lui, et pour beaucoup d’anar­ chistes à l’époque, Jésus fut l’homme qui s’opposa aux riches, qui essaya d’instituer une sorte d’amour universel. Le « Aimez- vous les uns les autres » était pour ces compagnons anarchistes, très près du « Travailleurs de tous les pays unissez-vous ». Et il y a des lettres de Durand après la condamnation à mort où il écrit : « Jésus aussi a souffert sur la croix, et moi aussi je souffre comme Jésus », mais il est hors de question qu’on puisse penser à une foi religieuse. D’ailleurs, les catholiques n’ont jamais essayé d’annexer Jules Durand. M. Apel-Muller. — Il y a chez Durand un certain côté mes- siannique. Je pense, en particulier, à cette phrase où s’adressant à Julia, après la conversation avec les parents, il dira : « Julia, Julia, je vois une grande déchirure de lumière dans le ciel... Les temps sont proches. » A. Salacrou. — Cette déchirure dans le ciel, qu’il attendait, c’est peut-être Durand à travers moi, ou moi à travers Durand, plutôt. Et c’était, en 1910, le grand espoir des hommes ; que l’on sorte d’une situation économique si absurde que les hommes ne pouvaient pas s’aimer, parce que la situation économique empê­ chait un amour fraternel, même à l’intérieur de la classe ouvrière, puisque certaines grèves divisaient jusqu’à la classe ouvrière. M. Apel-Muller. — Comment peut-on comprendre qu’au procès il ne se défende pas avec plus de force ? A. Salacrou. — Au procès, je crois qu’il a été très déconcerté. J’ai assisté, avant d’écrire ce livre, à deux ou trois procès d’as­ sises, dont celui de Dominici. J’avoue que c’est, pour un accusé, extraordinairement déconcertant... Juré, j’aurais acquitté Domi­ nici. J’avais le sentiment d’un innocent englué dans un jeu dont il ne comprenait pas le mécanisme épouvantable. Il existe une lettre publiée dans les journaux où Durand, à tort ou à raison, dit : « Mon avocat n'a pas fait montre de beau­ coup d’esprit de contradiction ! » Mais l’avocat de Durand avait une tâche particulièrement difficile. C’était l’époque des grands attentats anarchistes : en Normandie, par exemple, il y eut des récoltes incendiées. Or, le jury était composé de paysans nor­ mands ; lorsque Durand a dit, ou lorsqu’on lui a fait dire, ou qu’on a dit de lui que c’était un anarchiste révolutionnaire, les jurés ont pensé : « C’est un de ces gars-là qui me brûle mon foin ». Alors, il furent impitoyables. M. Apel-Muller. — Je reviens à cette question des anarchistes révolutionnaires. Je ne suis pas d’une génération qui a pu con­ naître ces hommes dans le monde ouvrier. Je suis un peu surpris par le personnage du délégué de Paris; ses arguments surpren­ draient dans la bouche d’un militant ouvrier d’aujourd’hui; par exemple cette idée sur laquelle il revient que la fin justifie les moyens.

A. Salacrou. — J’ai connu plus tard un de ces délégués. J’en ai connu plusieurs. C’était des gens qui n’attraient pas dit ces choses à haute voix, mais qui tout de même... Sur cette question de la fin et des moyens, il y aurait beaucoup à dire. Quand vous êtes officier dans une tranchée et que vous envoyez des hommes à l’attaque et qu’ils vont mourir, c’est bien la fin qui justifie les moyens. Il faut gagner la guerre. Je suis sûr que c’était le senti­ ment de ce délégué.

Certains ouvriers qui étaient habitués aux grèves, ont eu l’im­ pression que justement ce côté que vous appelez messianique, chez Durand, ce côté par moment « Gandhi », — par exemple lorsqu’il refuse de manger parce que d’autres ne mangent pas, — ce côté-là était évidemment critiquable. Ils disaient que pour faire une grève, il faut de l’argent. Durand répondait : « Mais non, on fait la grève quand ce n’est plus tenable. » Voyez-vous la discus­ sion ? M. Apel-Muller. — La grève était mal engagée.

A. Salacrou. — Mais bien sûr. D’ailleurs, il y a dans La Vie Ouvrière de 1911 un très complet compte rendu de l’affaire Durand, juste après sa condamnation. On sent, à travers ce compte rendu, comme une critique à l’égard de Durand sur sa manière de conduire cette grève. En plein mois d’août, on ne déclenche pas une grève du charbon. 89 M. Apel-Muller. — A côté de Durand, il y a deux beaux por­ traits de femmes ; Julia, et cet autre personnage très émouvant qu’est Mme Capron, la femme de l’homme assassiné. Vous mon­ s trez dans votre livre que la libération du travail est aussi la Cl libération de la femme. Le personnage de Julia est des plus atta­ chants, tout en nuances. Elle voit parfois plus juste que Durand et sait user de délicatesse pour l’amener à réfléchir. A. Salacrou. — Je ne sais pas quand cette piece sera jouée. c Si on la joue, c'est Danièle Delorme qui doit interpréter ce rôle, et c’est Yves Robert qui jouera Durand. Celle que j’appelle Mme Capron, et qui a un autre nom, je ne l’ai pas connue elle- même. Je suis parti de documents authentiques, par exemple son refus de porter plainte contre Durand, son refus d’accepter les secours de la compagnie où travaillait son mari pendant la grève. Il existe une lettre d’elle publiée dans la presse de 1910, disant qu’elle ne voulait pas que ce procès puisse mettre un fossé entre la classe ouvrière et ses trois petites filles qui appartenaient à la classe ouvrière. Elle avait été élevée par l’Assistance Publique. Avec ces quatres éléments-là, j’ai fait Madame Capron. Je dois dire que lorsqu'une de ses filles est venue me voir, elle m’a dit : « Mais non, ma mère n’était pas du tout ça, ma mère était une bonne bourgeoise. » Je lui ai demandé ; « Quel âge aviez-vous en ce temps-là ? — Sept ans !... ». Elle ajouta : « Ma mère n’a jamais écrit cette lettre : je n’appartiens pas à la classe ouvrière. » — Mais alors, pourquoi votre mère n’a-t-elle pas démenti cette lettre qui a été publiée dans tous les journaux de l’époque ? — Elle aurait bien dû le faire ! En fait, celle que j’ai appelée Madame Capron devait ressem­ bler au personnage que j'en ai fait. En même temps, j’ai trouvé utile d’entourer Durand, car il a été aidé. M. Apel-Muller. — Il ne semble pas extrêmement aidé par les dockers eux-mêmes, sinon les frères Boyer... A. Salacrou. — Oui, mais vous savez que les dockers de l’épo­ que étaient les compagnons d’une corporation damnée ; enfin, on ne connaît pas les chiffres, mais à l’époque il y avait bien im quart des dockers qui étaient des « repris de justice », comme on dit ; l’alcoolisme sévissait d’une manière effrayante. Les dockers recevaient leur paye dans les bistrots, oui, les patrons payaient les ouvriers charbonniers dans les bistrots... C’était leur politique. M. Apel-Muller. — Tout en organisant des meetings anti­ 90 alcooliques... A. Salacrou. — Oui, bien sûr, mais ça, c’était une fois par an... Bon nombre de ces dockers étaient donc absolument à la merci de la police... Quand il y a eu la grève des charbonniers, sur intervention de la police, tous ceux qui étaient repris de jus­ tice devaient ou se cacher, ou travailler, au risque de se retrouver en prison. Les dockers étaient des hommes qui travaillaient quel­ que fois vingt-quatre heures sur vingt-quatre et qui restaient ensuite trois semaines sans tiavailler. J’en ai vu, quand j’étais gosse, qui couchaient dehors, sur les quais sinon dans les ruis­ seaux, mais dans ces wagons : « Hommes 40, chevaux en long 8 » qu’ils avaient déchargés dans la journée. Or Durand demandait justement qu’on construise des bains-douches, qu’on interdise ies bistrots sur les lieux de travail, que le travail soit régulier... M. Apel-Muller. — Vous écrivez, à la fin de votre livre, que ce livre représente pour vous une de vos plus grandes joies d’écri­ vain. A. Salacrou. — Oui ; je ne savais évidemment pas, en com­ mençant, si les ouvriers dockers du Havre se reconnaîtraient, — enfin, reconnaîtraient la situation de leurs camarades d’autrefois. Vous savez, la vie d’un homme de théâtre est difficile. Il faut trouver une sorte de malentendu, parce que l’exploitation du théâtre à Paris est évidemment une exploitation bourgeoise. Les bourgeois viennent facilement se faire insulter au théâtre. Ils sont très contents si on leur dit qu’ils ont tous les vices du monde. Ils sont absolument contents, il viennent et ils revien­ nent ; voyez La Fleur des Pois... Mais leur parler de choses un peu inquiétantes, qui les mettent en cause en tant que bourgeois, alors, ça c’est pratiquement impossible. Néanmoins, je voulais écrire cette histoire Durand, pour des raisons sans doute senti­ mentales, car je ne suis pas un théoricien, et d’autre part, je ne suis pas un militant. Je voulais écrire cette histoire de cet hom­ me dont j’ai aperçu la silhouette, dont j’ai connu les camarades. Par exemple, l’avocat qui défend les frères Boyer, je l’ai très bien connu. Car si j’avais dix ans en 1910, j’en avais tout de même dix-huit en 1918, c’est-à-dire huit ans après : et Durand a été réhabilité en 1918. Or, à dix-huit ans, on a des souvenirs, n’est-ce pas ? J’ai connu le docteur qui présidait la l igue des Droits de l’Homme. Je lui ai laissé son nom, je crois. Lorsque j’ai écrit cette pièce, je n’ai pas du tout pensé à un théâtre quelconque, je ne me suis pas dit elle sera ou ne sera pas jouée. Je me suis dit : « Je l’écrirai ». Je suis sûr que cette œuvre gagnerait beaucoup à la scène. On me dit qu’elle est très émouvante en livre. Je crois que si elle est émouvante en livre, elle sera bouleversante à la scène. Elle 91 sera jouée un jour, que je sois vivant ou mort, peu m’importe, mais elle sera certainement jouée un jour. Je m’étais promis, en l’écrivant, de la faire publier aussitôt, c’est ce que j’ai fait. Je Ia Cl souhaite, bien sûr, qu’elle connaisse le succès, parce que j’ai mis beaucoup de moi-même dans les espoirs de cet homme, qui rejoignent les espoirs que j’avais moi-même quand j’avais dix ans, dans la fraternité humaine. C M. Apel-Muller. — Encore un mot. Pourquoi Boulevard Du­ rand ? A. Salacrou. — Eh bien, voilà : J’ai d’abord pensé à écrire un prologue ou un épilogue, où on inaugurait le Boulevard Jules Durand, au Havre. Pour montrer en même temps, — c’était une sorte d’humour noir, si vous voulez —, que ces hommes que l’on tue, de différentes manières, on leur offre quelques années après des couronnes de laurier et des honneurs splendides. Mais c’était une scène, dans le fond, inutile. Et elle prenait une allure ridi­ cule. L’inauguration d’un boulevard avec la musique municipale prenait le côté ironique, burlesque, mise en boîte, de certains films de René Clair. Donc, je l’ai coupée. Mais en même temps, je voulais que l’on sache que cet homme n’était pas une inven­ tion, un nouveau personnage parmi mes anciens personnages, et je voulais aussi que l’on sache que la ville où il avait souffert avait honoré sa mémoire. Evidemment, j’aurais dû l’appeler Boulevard Jules Durand. Je l’ai appelée Boulevard Durand pour des raisons de commodité théâtrale, si vous voulez, pour des raisons poétiques ou d’oreille, comme vous l'entendrez. Je l’ai appelée Boulevard Durand parce que c’est un titre de pièce. Mais qui rappelle en même temps que le boulevard Jules Durand a été inauguré au Havre, à la mémoire de notre héros.

R M A N D SALACROU Louis Eudier, Roger Le Marée

Jules Durand

M. Apel-Muller. — Louis Eudier et Roger Le Marée, vous êtes respectivement secrétaire adjoint de FUnion des syndicats du Havre et secrétaire du Syndicats des ouvriers charbonniers. Les syndicats du Havre se préparent à commémorer avec solennité le 50"' anniversaire du procès de Jules Durand. J’ai pris connais­ sance du texte de la lettre que l’Union des syndicats a adressée à Armand Salacrou. C’est là, je crois, un fait assez exceptionnel. Permettez-moi donc d’en rappeler les termes.

Monsieur, Au cours de sa dernière séance, la Commission Exécutive de l’Union des Syndicats Ouvriers du Havre et de la région (C.G.T.) a longuement discuté des mérites de votre livre Boulevard Durand. Si quelques réserves ont pu être faites ici et là — il y en a toujours — l’unanimité de ses membres qui avaient lu votre ouvrage avec l’intérêt le plus vif, se sont plu à louer la vérité et l’honnêteté de votre livre. La décision a été prise de vous adresser cette lettre en gage d’estime et de reconnaissance pour une œuvre qui porte à la connaissance du grand public une affaire qui, depuis cinquante ans, a pris valeur de symbole dans la lutte de la classe ouvrière pour défendre son droit à la vie. Il serait évidemment souhaitable que cette pièce quitte le livre pour monter sur la scène où elle obtiendrait le succès qu’elle mérite. Nous qui sommes successeurs de Jules Durand et de ses camarades et qui n’avons pas cessé chaque année d’évoquer leur souvenir, nous nous apprêtons à célébrer comme il se doit, en cette année 1960, le cinquantième anniversaire de cette affaire. Votre livre vient donc à point nommé. Il ne pouvait y avoir de meilleur témoignage de la part d’un grand Havrais écrivain et honnête homme. 93 >>> Veuillez trouver ci-joint le communiqué que nous faisons paraître dans la presse. Avec le témoignage de notre estime, 3 Q Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de nos sentiments les « meiüeuis. ..S, Pour l’Union des Syndicats C.G.T. : Le Secrétaire Général, L. JOCHEM. V Je ne lis pas le texte du communiqué dont Armand Salacrou fait état par ailleurs. Pourriez-vous, à votre tour, évoquer les conditions dans lesquelles cette affaire a éclaté ? L. Eudier. — Il faut considérer l’époque. C’est une épo­ que marquée par une pleine expansion du colonialisme français, où les gros négociants et transiters du Havre trouvent évidem­ ment leur compte. Ces hommes, ce sont des négriers, dont les méthodes à l’égard de la classe ouvrière havraise sont des métho­ des de surexploitation brutales et intransigeantes. Il est clair que la réaction ouvrière est à la mesure de l’attitude patronale et — je vais vite — c’est précisément en 1910 que se constitue l’Union des Syndicats qui groupe 12.000 ouvriers. C’est un chiffre important. A ce moment, les charbonniers sont encore inorganisés et c’est l’Union locale qui va les réunir pour entreprendre la lutte. Jules Durand sera nommé secrétaire du syndicat des charbon­ niers. Ici une parenthèse : Durand était déjà un militant ouvrier connu. En 1908, je crois, il avait été licencié des docks et entrepôts... R. Le Marée. — La corporation des charbonniers était importante (1.800 à 2.000) pour des raisons qu’il faut souli­ gner : c’est qu’en 1910, le charbon était, de loin, la principale source énergétique. Ainsi, le premier paquebot « France » consommait pour le seul voyage Le Havre-New-York 6.000 tonnes de charbon. Il fallait environ 200 hommes pour charger le char­ bon dans les soutes... L. Eudier. — En 1910, le patronat met en service une machine qui permet de charger plus vite et à meilleur copipte. La revendication des charbonniers sera, d’une part, l’augmenta­ tion des salaires et, de l’autre, une part sur les bénéfices réalisés par la machine. Le patronat accorde ’e tarif double pour les di­ manches, mais refuse le reste. C’est dans ces conditions que les ouvriers charbonniers se mettent en grève et dans ce climat 94 que la provocation va se produire. Son but étant évidemment l'épreuve de force avec un mouvement ouvrier en pleine ascen­ sion. A travers les charbonniers, c’est à la classe ouvrière ha- vraise qu’il faut porter un coup d’arrêt. A ce propos, il ne faut pas oublier que le gouvernement était lui-même l’organisateur de la lutte anti-ouvrière. C’est une époque de préparation à la guerre, de frictions entre l’impérialisme français et l’impéria­ lisme allemand. Pense à l’affaire du Maroc... C’est Briand, alors premier ministre, qui est chargé de l’opération. M. Apel-Muller. — Roger Le Marée est le successeur de Durand, puisque secrétaire du syndicat des charbonniers. Peut-il évoquer les conditions de cette machination ? R. Le Marée. — Ce me sera facile ; l’affaire est tou­ jours vivante chez les charbonniers. Mon grand-père était charbonnier, mon père était charbonnier et je le suis à mon tour. L’un de mes oncles a participé, avec Durand, à la fondation du syndicat; c’est lui qui a ramassé le revolver au moment du meurtre et il a témoigné au procès. D’ailleurs, quelques minutes auparavant, le « renard »i sortant d’un café était passé devant mon grand-père qui prenait le frais sur sa porte et avait exhibé le revolver dont on l’avait muni, en proférant des menaces. Mon grand-père qui était un vieil ouvrier, un de ceux qui comme Durand ne buvait que de l’eau, avait vainement essayé de le calmer. Pour bien comprendre ce qui s’est passé, il faut cependant parler des charbonniers d’alors. C’était une corporation où on embauchait par à-coups, par exemple quand un « transat » venait d’arriver. Et on y trouvait un peu de tout. En plus d’un effectif à peu près fixe, on prenait les clochards et tous les t5q)es qui se présentaient. Il faut compter que 70 % des charbonniers étaient des gars comme ça. Il y avait aussi des phénomènes saisonniers; en hiver, des gens de la campagne descendaient au Havre travailler dans le charbon. Dans tout ce monde, on trou­ vait pas mal de types tenus par la police pour une raison ou pour une autre. Il y avait d’ailleurs sur les quais ce que l’on appelait « le fourneau économique », une espèce de cantine — et quelle cantine ! — où on nourrissait ces gens, et en face du fourneau, il y avait un poste de police. Toutes les provocations étaient possibles. L’alcoolisme sévissait de façon effarante; on payait les ouvriers dans les bistrots à la demi-journée, et bien souvent la demi-journée était bue une heure après. J’ai d’ailleurs eu encore à lutter contre cette façon de payer les salaires, dans les années trente. A côté de ces hommes, il y avait un noyau d’ouvriers conscients qui entouraient Jules Durand. La provoca- 95 1. Un ouvrier briseur de grève. tion était donc facile, précisément dans cette corporation. Le 10 septembre 1910, il y eu une bagarre entre un « renard » et des 1 dockers. Une banale histoire d’ivrognes. Le « renard » fut tué. sk. Cl Quelques jours après. Durand était arrêté pour complicité et le V 25 novembre, il fut condamné à mort par la cour d’assises de ’e Rouen. Sur des faux témoignages. Les faux témoins étant bien sûr payés par la Compagnie. Le président de la République C devait gracier Durand, mais la cour de cassation ne devait casser la sentence et blanchir Durand que bien plus tard, en 1918. Trop tard puisqu’il était devenu fou. Il mourut en 1926. La pièce de Salacrou relate d’ailleurs fidèlement les faits. M. Apel-Muller. — Quel genre d’homme était Durand ? R. Le Marée. — Jules Durand est un héros de la classe ouvrière et li appartient un peu à la légende. Tous les ans nous allons sur sa tombe. Il y a chez lui des côtés qui paraissent curieux ; le fait qu’il ne buvait que de Teau par exemple. Il n’y a pas de quoi sourire, il ne faut pas oublier le prestige et le respect qui entouraient un homme comme cela dans un milieu d’alcooliques. L. Eudier. — C’était, en son temps, un militant exemplaire. 11 était anarcho-syndicaliste, et pensait qu’il fallait d’abord éduquer la classe ouvrière avant de la mener à son émancipation politi­ que et sociale. A cette fin, il se voulait un exemple avec beaucoup de courage. Il incarne un moment de la classe ouvrière. Il est hors de doute que le sacrifice d’hommes comme Durand a con­ duit la classe ouvrière à des mouvements plus élevés. Ta conduite à un niveau supérieur de conscience. C’est vrai en particulier au Havre où, dès 1922, les métallurgistes tinrent 110 jours de grève. Aussi notre souci est-il de présenter au monde ouvrier le véri­ table visage de Jules Durand, de le remettre dans son contexte, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’affaire. R. Le Murée. — Je voudrais rappeler ce fait : aux Assises, tout de suite après l’énoncé de la sentence, les nerfs de Durand cédèrent devant la monstruosité du verdict. Il eut une crise de nerfs. Alors on lui passa la camisole de force. Par la suite, il la garda quarante jours dans la cellule des condamnés à mort. Voilà comment la bourgeoisie fabrique un fou. Et je ne parle pas des campagnes de diffamation qui suivirent sa libération et qui contribuèrent à le conduire à Tasile. L’affaire Durand, c’est l’af­ faire Dreyfus de la classe ouvrière.

LOUIS EU D I E R ROGER LEM A R E C Documents

27 novembre 19101

Chère Julia, Ne crois pas que l’ignominie qui vient de se faire n’a pas été reconnue de tout le monde. Oui : mais je ne crois pas qu’ils pousseront l’audace de condamner à mort un innocent. Les con­ tradictions n’ont pas été fortes de la part de mon défenseur^; cependant, il pouvait parler devant tout le monde de la mort votée soi-disant devant une tribune, à la majorité, devant 600 per­ sonnes. Horreur ! Quels sont ceux qui croyaient à ça ? On veut en moi une victime, mais ce que je peux dire, je m’en aperçois. Enfin, quel sort me réservent-ils ? Je ne faiblirai pas parce que ce que l’on me reproche est une infâmie si grotesque que je me demande comment elle peut être acceptée par le monde. Me prend-on pour un assassin, que l’on me condamne à mort ? Que l’on regarde avant tout que je suis un homme digne d’être aimé, je suis heureux quand je pense que vous ne lais­ serez pas pareille chose se faire; en tout cas, haut les cœurs et ne vous abattez pas. Du courage ! Quant à M. le président des Assises, j’ai remarqué chez lui une dignité d’homme, mais ce n’est pas lui qui juge, il ne voit pas ces mensonges, le chef de la sûreté le dit lui-même. Enfin, pourquoi veut-on ma mort ? Est-ce que cependant je ne suis pas un homme loyal ? Oui. J’ai pleuré, mais au moins je resterai toujours courageux. Je suis encore plus fort devant pareille ignominie. J’ai encore le cerveau solide, les témoins à charge sont des lâches, car ils veulent supprimer un être innocent. Quelles tristes gens ! Dire qu’ils ne regardent pas si, en men­ tant de cette façon, ils tuent eux-mêmes un innocent (...) J’espère enfin à l’avenir et je ne faiblirai pas (...)

Jules DURAND. 97 /. Au lendemain de la condamnation à mort. — 2. M‘ René Coty. c ts « ... Ah ! oui, il a fallu un parti-pris étiange et le dessein bien arrêté d’impliquer Durand, secrétaire du syndicat et le syn­ dicat lui-même, pour qu’une action aussi inepte ait pu se pro­ duire. Et c’est cette accusation scélérate et imbécile qui a abouti à un verdict de mort.

J’espère que les premiers sons de cloches qui ont été donnés déjà ont suffi à avertir l’opinion, à attirer l’attention de tous les hommes épris de justice. Ce n’est pas seulement l’échafaud qui serait un crime contre Durand : c’est le bagne. Il est innocent, pleinement innocent. J’entrerai dans quelques jours dans le détail des témoignages à charge. Je les citerai d’abord textuel­ lement, et il sera à peine besoin d’un commentaire pour en mon­ trer le néant, l’absurdité. Je montrerai le malentendu fondamen­ tal! qui est à la base de l’accusation; et je suis sûr que tous les honnêtes gens nous aideront à obtenir justice. Et la justice, c’est en attendant la révision nécessaire et urgente, la grâce entière de l’innocent condamné... »

Jean JAURES.

Un crime inique, sans précédent dans les annales judiciaires, vient d’être, par une bourgeoisie aux abois, perpétré sur la per­ sonne d’un militant syndicaliste.

Le camarade Durand, secrétaire du syndicat des charbon­ niers du Havre, a été condamné à mort, bien que la preuve de son innocence eût été faite devant la cour d’Assises de Rouen.

C’est à l’instigation du Procureur général, agissant par ordre du traître Briand, que les jurés ont rendu cet abominable ver­ dict de classe.

Ils ont condamné sans preuve. 98 Après la prison, le bagne, la mort pour complicité morale. Devant cette infâmie, la classe ouvrière doit se révolter.

Rester impassible en ce moment, ce serait lâche. Non seu­ lement l’ordre est donné de supprimer nos libertés, mais nos vies sont menacées. Imitant les bourgeois qui, à nos côtés, descendirent dans la rue pour manifester leur indignation suscitée par l’assassinat de Ferrer sur l’ordre du roi criminel Alphonse XIII, nous nous devons à nous-mêmes de nous dresser en protestataires contre le jugement féroce du jury de la -Inférieure.

De dénoncer à la vindicte publique le véritable responsable de ce jugement : le sinistre Briand.

Nos ressentiments doivent en particulier être dirigés contre lui. C’est lui qui, sciemment et de propos délibéré, s’est fait l’exé­ cuteur des hautes œuvres de la bourgeoisie.

C’est lui qui, du haut de la tribune de la Chambre, déclarait vouloir en finir avec l’action révolutionnaire des syndicats, dût-il avoir recours à l’illégalité. C’est lui qui réclamait des evmuques parlementaires leur confiance pour rétablir un code spécial de répression à l’usage de ceux qu’il appelle les meneurs de la classe ouvrière. C’est lui qui, dans son bureau de la place Beauvau, lançait ses quotidiens contre les syndicats.

Il y a quinze ans, c’est grâce aux organisations ouvrières qu’il se hissa au pouvoir. C’est aujourd’hui contre elles qu’il veut conserver les rênes de l’Etat. C’est donc lui le principal responsable de l’infâme et crimi­ nelle sentence de Rouen. Camarades, l’heure est grave. Le moment n’est plus aux protestations platoniques. La classe ouvrière ne peut supporter que devant elle, la res­ ponsabilité de tous ceux qui se font les exécuteurs de ces sen­ tences soient à l’abri de ses colères. Nos droits et nos libertés sont en fait disparus. Nos vies sont en danger. Défendons-nous par tous les moyen en notre pouvoir. Que nos efforts, tous nos efforts tendent à empêcher notre camarade Durand de gravir les marches de l’échafaud. 99 A Que notre énergique attitude lui rende la liberté. Imposons le -çs respect de nos existences aux gredins qui nous gouvernent. e k. S Ne permettons pas que nos droits soient foulés aux pieds, Ci ^ au grand profit des requins de la finance et de l’industrie. ^ Tous debout, énergiquement, contre les assassins légaux !

^ LE COMITE CONFEDERAL DE LA C.G.T. (Novembre 1910.)'

Londres, le 3 décembre 1910. Le Comité exécutif de l’Union générale des travailleurs des docks, quais et entrepôts de la Grande-Bretagne et de l’Irlande proteste par ce qui suit contre la dure et brutale sentence de mort prononcée contre M. Durand, un ouvrier des docks. C’est par pur esprit de vengeance que cette peine menace d’être appli­ quée à un innocent. Cette atrocité est une menace à la liberté et à la justice. Nous offrons aux travailleurs français des transports notre protestation vigoureuse.

Ben TILLET Secrétaire général.

« J’ai eu plusieurs fois l’occasion de converser avec Durand et j’ai pu apprécier moi aussi son intelligence, sa pondération, sa douceur.

Aussi n’ai-je jamais cru, et la preuve n’en a pas été faite, qu’il ait été le sot et farouche instigateur du crime déplorable dont on lui fait porter si terriblement la responsabilisé. Et puis va-t-on maintenant avoir la prétention de doser exac­ tement en justice les responsabilités morales ? C’est un verdict stupéfiant, verdict de haine sans doute, ver­ dict imbécile certainement, qui ne servira guère la cause de 100 ceux qui prêchent le maintien de la peine de mort. Personne ne doute que Durand ne subira pas la peine capi­ tale, mais ce n’est pas la commutation de peine qu’il lui faut, car alors sa condamnation resterait entière, mais une révision de son procès et la mise en liberté immédiate. La société n’a rien à redouter de cette liberté. C’est vous dire que j’applaudis à toute action capable de hâter l’annulation de la sentence ». M. Camille SALACROU Conseiller municipal du Havre, dans Le Progrès Social Organe du Comité de défense de Jules Durand.

RIMES DE COMBAT SUR LE VERDICT DE ROUEN...

O bourgeois que détraque une peur affolante. Ce n’est pas de Thémis, le glaive que ta main Brandit, c’est le surin, c’est le fer inhumain Que dans le dos d’un homme un bandit lâche plante. Ainsi tu veux dresser la machine sanglante. Et sous le couteau lourd jeter Durand demain. Prends garde ! Car tu mets le pied sur le chemin De la guerre, où te suit la foule violente. Quand des soldats haineux eurent sur son rocher Cloué Dreyfus râlant, alors pour l’arracher Le peuple révolté sut briser tout obstacle. Et quand c’est de ce peuple un fils qui va partir. Pouvons-nous supporter sans rage ce spectacle Et laisser en vos mains, bourreaux, notre martyr ?

V ictor CHENIE.

MARTYR DU CAPITALISME (Extrait).

Et toi, vil entre tous, Briand le renégat. L’agent provocateur dont l’astuce allégua L’absurde apaisement pour trahir sans vergogne 101 Publié dans Le Progrès Social. Tes amis d’autrefois !... Oui toi dont Ja besogne 'T3 C Fut toujours d’exciter la colère et la peur B Des bourgeois atterrés par les récits trompeurs, a Q Exaspérés et faux, de ta presse à tout faire. Oui, toi qui sus créer cette odieuse atmosphère Où la répression s’imposa sans merci. Sois maudit pour ton œuvre, et sois maudit aussi Pour le supplice affreux et l’horrible souffrance Du martyr innocent que leurra l’espérance D’être sauvé par toi, par ton geste soudain... Mais tu ne l’as point fait ce geste, vil gredin; Aussi tu porteras au livre de l’histoire Le stigmate infâmant de ce crime notoire, Et ton nom restera (tout certes le prédit) : Briand le renégat et Briand le maudit.

Avril 1911. L’EXILE. Danièle Delorme, Yves Robert

Deux interprètes et leurs personnages La N. C. — Dans l’entretien qu’il a bien voulu nous accorder, Armand Salacrou indique que si Boulevard Durand est joué, ce sera vous, Danièle Delorme et Yves Robert, qui interpréterez les rôles de Julia, cojmpagne de Jules Durand, et de Jules Durand. Quelles sont les raisons qui vous ont fait accepter ces rôles ?

Danièle Delorme. — Notre souci de comédiens n’est pas a priori d’interpréter des rôles, mais d’interpréter des pièces. Il est plus important de défendre une pièce qui présente des idées qui nous sont chères, ou un thème qui nous intéresse par­ ticulièrement, que de défendre un personnage.

Je ne puis pas dire que je ne suis pas passionnée par le rôle de Julia. Julia est un vrai rôle de femme, plein de dignité, même si le personnage ne s’extériorise pas clairement. Ce qui me pas­ sionne le plus cependant, c’est la pièce ; c’est tellement rar^ pour une actrice de trouver une vraie pièce, que même si le rôle de Julia n’était pas aussi important qu’il l’est, je voudrais jouer Boulevard Durand parce que c’est une vraie pièce.

Yves Robert. — 11 y a plusieurs raisons à notre choix. La première est peut-être le fait que c’est une pièce d’Armand Sala­ crou et que mon état de comédien est très lié à une rencontre avec Armand Salacrou : il cherchait un acteur pour Une femme libre ; on lui avait dit qu’à La Rose Rouge il y avait un comédien qui pouvait lui convenir. Il est venu à La Rose Rouge. Je jouais alors une pantomime. Or, Salacrou écrit des pièces. Il m’a engagé sans m’avoir entendu. Depuis ce jour nous ne nous sommes plus quittés. Je suis devenu son ami, son interprète. J’ai mis en scène plusieurs de ses pièces. Pour Boulevard Durand, je crois pouvoir dire que Danièle et moi avons été ses premiers lecteurs.

Pour parler en général, ce qui m’a attaché à l’œuvre d,t Salacrou, c’est la présence de son œuvre dans l’époque que nous 103 vivons. Il y a chez Salacrou un souci de raconter notre époque 1 et de mettre sur la scène des histoires qui sont les nôtres. a Sorti de l’adultère ou des histoires d’amour, le théâtre C5 U moderne est quasi-muet. Pour des comédiens qui ont le souci du côté social de leur métier (puisque la représentation groupe des gens dans une salle auxquels on raconte une histoire qui doit les émouvoir, les toucher, et une fois le rideau tombé leur poser des problèmes sinon leur apporter des solutions), c’est assez ^ désespérant. Je précise que je parle du côté social du métier de comédien ; je ne dis pas, comme on le dit parfois, du côté mission : nous ne sommes que des interprètes ou des raconteurs d’histoires, mais faut-il encore raconter de bonnes histoires... 11 nous a donc paru absolument logique à Danièle et à moi de jouer cette pièce puisqu’elle racontait notre époque et posait des pro­ blèmes graves et importants. C’est une pièce Politique, avec un P majuscule, c’est-à-dire qui met en scène la manière dont les peu­ ples vivent.

Pour ce qui est du personnage de Jules Durand, c’est un per­ sonnage que je connais bien; j’ai travaillé à treize ans dans l’im­ primerie et j’ai rencontré beaucoup de Jules Durand. Je ne veux pas dire des hommes qui agissaient exactement comme Jules Du­ rand mais qui vivaient comme lui, qui étaient des Durand. C’était en 1934 et 1936 et les conditions de lutte n’étaient évidemment plus celles que connut Durand.

La N. C. — A propos de ces conditions, je crois précisément qu’une des difficultés de la représentation théâtrale sera la ren- conti'e de Jules Durand et du délégué de la C.G.T. venu de Paris. Durand attend énormément du délégué de Paris et le délégué de Paris lui fait l'effet d’une douche : il lui dit d’une manière abrupte que « c’est mal emmanché ton affaire », et avec des arguments qui scandalisent Durand. Pour Durand, le moyen d’ac­ tion c’est dans une large mesure le témoignage ; « Je témoigne ». Je bois de l’eau pour lutter contre l’alcoolisme. Je suis pur et loyal face aux patrons impurs, etc... Et le délégué de la C. G. P. vient lui dire que tout ça c’est bien joli, mais que la lutte est la lutte, que la lutte sociale est la plus cruelle des luttes et que, lorsqu’on lutte, c’est pour gagner.

Yves Robert. — Peut-être faut-il bien préciser que la pièce se passe en 1910; il faut remettre le mouvement ouvrier à son épo­ que. Le secrétaire du Syndicat des charbonniers du Havre ne 104 parlerait vraisemblablement plus comme Durand parlait à ce moment. L’expérience est venue. En ce qui concerne le délégué de Paris, je ne pense pas qu’il parlerait non plus comme celui de Paris parlait à l’époque. Quant à Durand, aujourd’hui, il mange­ rait sa soupe. Durand refuse de manger parce que les grévistes ont faim. Cette scène est à mon sens très importante : le bol de soupe sur la scène devient le troisième personnage de l’action, un personnage qui à la lecture ne dit rien, ne parle pas, qu’on ne voit pas et qui, sur la scène, prend une très grande importance. C’est là un exemple de l’art théâtral de Salacrou ; il présente une discussion grave et importante entre un personnage dont le moyen d’action est le témoignage et un autre personnage qui allie la théorie et la pratique, et puis ce troisième personnage qu’est le bol de soupe, mais qui aide le second à comprendre le premier. La N. C. — Le délégué apparaît cynique à Jules Durand. C’est le délégué qui a raison, mais la façon dont il expose son point de vue, lorsqu’il dit ; « La famine, elle est excellente, mais seule­ ment pour rassembler nos troupes », « Tout est juste dans une cause juste », etc., surprennent. Non pas que ces idées ne traînent pas encore ici et là en marge du mouvement ouvrier ; mais disons que le débat sur ce point est tranché. Yves Robert. — Cette confrontation est, du point de vue his­ torique, tout à fait intéressante. Mais le délégué précise bien : « Je ne veux pas te démoraliser, j’analyse la situation ». Il faut bien dire que les Durand, par leur refus des réalités, peuvent être relativement dangereux. Il y a encore des Durand. Ce qui n’enlève rien à la grandeur de Jules Durand. La N. C. — Julia est, à côté de Durand, la raison personnifiée. Elle ramène Jules Durand aux réalités. A Jules Durand qui exhale sa colère contre le délégué de Paris et sa théorie de la fin et des moyens, Julia dit ; « On parle de marche de l’humanité, mais ce sont les hommes qui marchent. Quoi, tu voudrais t’endormir maintenant avec l’espoir de te réveiller dans la justice et l’avenir qui seraient venus dans le ciel comme le soleil, pendant que tu dors ? » Danièle Delorme. — Julia est la vraie compagne; c’est-à-dire qu’elle comprend, par son cœur, par son instinct, par son intel­ ligence. Elle comprend et partage la lutte de Jules Durand. Elle y participe. Elle est son complément. Yves Robert. — La Julia que présente Salacrou est plus sub­ tile et plus intelligente que Durand. Danièle Delorme. — Une femme, lorsqu’elle parle avec son instinct a toujours une certaine forme d’intelligence. 105 Yves Robert. — Elle agit avec beaucoup de finesse, de rete­ nue, aux côtés de Durand, en prenant garde de ne pas l’embaras- i-e ser, l'humilier. Elle est là, attentive. a Q Danièle Delorme. — C’est cela une compagne...

Yves Robert. — Il y a une autre chose importante dans cette pièce, en dehors du fait qu’elle pose des problèmes de notre époque. Du point de vue théâtral, il y a là une manière de présen- tation et de représentation tout à fait moderne, nouvelle. Ce n’est pas Brecht, mais cependant avec des moyens de Brecht. Ceci s’inscrit d’ailleurs dans les recherches antérieures de Salacrou. 11 y a, dans Boulevard Durand, une transposition continuelle qui nécessite le concours du spectateur : les déplacements rapides des lieux de l’action, la manière dont Salacrou a traité le procès, qui est une suite d’images étonnantes; on pense au cinéma, mais ce n’est pas du cinéma, c’est du théâtre. Je pense aussi au prolo­ gue. Salacrou n’aime pas la surprise. Il rejoint la conception de la grande tragédie où, au lever de rideau quelqu’un dit : « Il va se passer ceci; celui-là va mourir; elle sera ceci ou cela; on va rejouer notre histoire ». Alors le style importe beaucoup plus que la forme. On sait ce qui va se passer. Pour cette raison aussi, il serait nécessaire que cette pièce soit jouée. Sa représentation pourrait renouveler ou ouvrir une voie théâtrale importante. La N. C. — Dans sa postface, Salacrou écrit : « On me dira que le Kéros de cette histoire ne montre pas une intelligence exceptionnelle. Il n’en est, à mes yeux, que plus grand. C’est sa bonté profonde qui me touche. Qu’elle donne à l’anecdote un côté « image d’Epinal » ne me trouble pas. Et je n’ai pas cherché à éviter cet écueil. Dans un combat il n’y a pas de nuance. » Yves Robert. — Il faudrait s’entendre sur l’expression « ima­ ge d’Epinal ». Je l’ai aussi entendue employée à l’adresse de Boulevard Durand. Une image d’Epinal évoque en général le bleu- blanc-rouge; elle est bien plus souvent noire, jaune et verte. C’est l’ancien imprimeur qui parle... L’image d'Epinal n’est pas souvent le reflet de ce qu’on en dit.

Si l’on veut parler d’image tout court, on penserait beaucoup plus à Daumier, le tracé de la violence des choses, un dessin très buriné, à la Steinlen.

On dirait aujourd’hui que lorsque des gens sont bons, ça étonne tout le monde... Que des gens soient bons, et on les traite 106 ou bien de sots, ou on dit : « C’est des images d’Epinal »... Le personnage de Madame Capron a soulevé, paraît-il, des objec­ tions : « C'est impossible, c’est une pure invention que cette Ma­ dame Capron qui refuse l’argent des patrons pour élever ses en­ fants, etc... ». Mais bien sûr, ça existe. Dire que ça n'existe pas, c’est ne pas connaître le mouvement ouvrier.

D’ailleurs, même si, à la lettre, c’était faux, la transposition théâtrale permet et oblige à présenter des gens qui sont hors nature. Roussel, par exemple, a été poussé à l’extrême. Il est devenu un caractère de théâtre. Au théâtre tout est faux, le décor est faux, les comédiens parlent sur un autre ton et disent un texte écrit par un auteur. Ceci n’a rien à voir avec la vérité ; alors les sentiments non plus n’ont pas à voir avec la vérité; mais dans le cas présent, ils sont vrais; alors, bravo !

DANIELE DELORME

YVES R OBERE

Emile Tersen

Rouget de Lisle et la «Marseillaise» Le 10 mai 1760, voici deux siècles, naissait à Lons-le-Saunier Claude-Joseph Rouget de Lisle. Sa famille, originaire du Midi de la France, et protestante, s’était dispersée au moment de la révocation de l’Edit de Nantes (1685). Une branche — c’est celle qui nous occupe — s’était alors convertie au catholicisme, était venue se fixer à Dole, puis à Lons-le-Saunier. Famille bourgeoise, anoblie par les charges que remplirent ses membres : Bonaventure-Ignace fut, trente ans durant, maire et premier échevin de la ville. Son fils, Claude- Ignace, était avocat au Parlement. De lui et de son épouse, Jeanne-Madeleine Guillande, naquirent trois filles et cinq fils. Le premier, c’est notre Claude-Joseph ; et c’est lui qui de cette lignée nombreuse, devait mourir le dernier. Elevé dans sa petite enfance au château de Montaigu, il fit de bonnes études au collège ; on le destina à la carrière des armesi (il eût préféré, personnellement, celle des lettres) et il entra à l’Ecole militaire de Mézières, à l’âge de 16 ans. Il en sortit en 1784, lieutenant en second dans l’arme du Génie. Il avance régulièrement, mais lentement ; il est capitaine en 1789. Rien dans tout cela que de très normal, presque de très banal. Dans ces générations (à quelques années près, on peut penser à Bonaparte) ils sont, dans le royaume de France, des centaines de jeunes officiers, voués au service monotone des villes de garnison. Sans se douter que, bientôt...

1789, « l’an I de la Liberté ». On n’a pas l’impression que dans sa garnison de Strasbourg, cette mutation qui nous paraît et qui fut réellement si riche en conséquences, ait beaucoup troublé le jeune officier, ni orienté vers de nouvelles voies son activité. Alors comme avant, il continue à « taquiner les Muses », et particulièrement celles du théâtre. Il fait jouer en 1791 (l’année de la fuite à Varennes, l’année du massacre du Champ- de-Mars, l’année où la contre-révolution prépare à Coblentz et 109 1. Conférence prononcée à Choisy-le-Roi, le 10 mai 1960. ^ à Turin ses trames) un Bayard en Bresse qui ne doit rien aux événements. Mais, le 20 avril 1792, fait nouveau, et qui ne peut manquer ^ de toucher Rouget de Lisle, puisqu'il est militaire : la guerre. ^ La guerre déclarée par la Législative au « roi de Bohème et de Hongrie » ; l’ouverture d’un conflit armé qui, après une interrup­ tion de quelques mois en 1802-1803, ne s’achèvera vraiment qu’en juin 1815, sur le plateau de Mont Saint-Jean. De prime abord, il est évident que l’armée du Rhin — dont fait partie notre per­ sonnage — va y jouer son rôle, et c’est à Strasbourg branle-bas de combat. Maints récits — dont ceux de Rouget de Lisle lui-même — ont popularisé, en les déformant quelque peu, en les poétisant certainement, les circonstances dans lesquelles fut composée la future Marseillaise. Le 25 avril, réunion chez Dietrich, maire de Strasbourg et bourgeois riche (c’est un maître de forges) : on regrette l’absence d’un chant militaire « entraînant », îl faut insister sur Tépithète ; on presse Rouget de Lisle de le compo­ ser ; il ne s’y refuse pas, et emmène même, à cet effet, un violon. Le lendemain, l’œuvre est exécutée chez Dietrich. Version à laquelle il conviendrait peut-être (on le verra plus loin) d’appor­ ter quelques retouches, mais qui s’est fortement implantée dans l’imagination populaire ; le tableau de Fils (exposé beaucoup plus tard, au salon de 1849, et maintes et maintes fois reproduit) n’y a pas peu contribué en donnant des foi'mes visibles à la tradition orale, même si celle-ci est partiellement erronée^. 2. Voici comment M”“ Dietrich, dans une lettre à son frère (citée par Julien Tiersot dans son Histoire de la Marseillaise, 1892) présente les choses : « Mon mari a imaginé de faire compo­ ser un chant de circonstance. Le capitaine du génie Rouget de Lisle, un poète et compositeur fort aimable, a rapidement fait la musique du chant de guerre; mon mari, gui est un bon ténor, a chanté le morceau qui est fort entraî­ nant et d'une certaine originalité. C’est du Glück en mieux, plus vif et plus alerte. Moi, de mon côté, j'ai mis mon talent d ’orchestration erù jeu, j'ai arrangé les partitions sur clavecin et autres instruments. J’ai donc beaucoup à tra­ vailler. Le morceau a été joué chez nous, à la grande satisfaction de l’assistance. » Il résulterait donc de ce témoignage : 1° que le chant pour l’Armée du Rhin a été conçu comme une « oeuvre de circonstance », inten­ tion largement et rapidement dépassée; 2“ que ce serait Dietrich et non Rouget de Lisle qui l’aurait chanté; 3° que M™ Dietrich a fortement contribué à l’arrangement musical. Du fait que l’on dit que « Rouget de Lisle 110 a rapidement fait la musique », sans aucune allusion au texte, certains ont cru pouvoir dé­ duire qu’il n’était pas, non plus, l’auteur des paroles. Mais cela semble supposition toute gratuite. Dès mai 1792, Ph.-J. Daunbach, imprimeur de la municipalité, donnait le Chant de guerre pour l’armée du Rhin, dédié au maréchal Lückner (qui commandait cette armée). Œuvre de cir­ constance, donc, dont la portée se présentait alors comme toute locale. Laissons, pour le moment, le Chant de l’Armée du Rhin faire son chemin ; nous le retrouverons. C’est à Rouget de Lisle qu’il faut présentement nous attacher.

Né dans une France monarchique, élevé selon les principes monarchiques. Rouget de Lisle reste encore, en 1792, dévoué à un régime devenu constitutionnel, mais sous tutelle royale. Il serait absurde et faux de faire de lui alors un républicain (et beaucoup de Français, au début de 1792, en sont encore là). Son loyalisme à l’égard du vieux maréchal Lückner, son amitié pour « l’illustre et malheureux Dietrich »3, en font foi. Aussi fut-il indigné du sens révolutionnaire pris par son œuvre, par les soins des Marseillais. Il protesta qu’il ne l’avait écrite que « pour combattre les ennemis de la Patrie » — sans se rendre compte qu’à l’extérieur comme à l’intérieur, on retrouvait, sous des noms différents, les mêmes ennemis. Il refuse d’adhérer à « la catas­ trophe du 10 août » (l’expression est de lui) et de prêter le nouveau serment civique.Une anecdote qui fait image, mais qui n’est guère contrôlable, veut que Carnot, à Huningue, nouvelle garnison du capitaine Rouget de Lisle, ait insisté auprès de lui, lui ait accordé un délai de 24 heures, exprimant son regret d’avoir « à destituer l’auteur de la Marseillaise ». Quoi qu’il en soit, l’auteur fut effectivement destitué (en octobre 1792) ; redoutant d’être arrêté. Rouget de Lisle gagna Grenoble, et l’on retrouve aussi sa trace à Embrun et à Gap. Grâce à deux de ses amis, le chef de service aux vivres Voïard et le général Blein, Rouget de Lisle put cependant, sous une fausse identité, repren­ dre du service à l’armée des Ardennes, que commandait Valen­ ce. Cependant, le Comité de Salut public avait lancé contre lui, le 18 septembre 1793, un mandat d’amener qui ne reçut pas d’application. Un second mandat, du 27 décembre 1793, amena l’incarcération de Rouget de Lisle, à la prison de Saint-Germain- en-Laye. Après la chute de Robespierre, le détenu envoya un hymne à la Convention, qui lui valut sa mise en liberté (4 août 1794). Il s’attacha dès lors à la fortune de Tallien qui lui fait rendre son grade dans l’armée ; il retrouve une certaine popula- 3. Rouget de Lisle : Œuvres complètes, édition de 1825. Illustre est beaucoup dire, malheureux est admissible. Girondin, Dietrich fut entraîné dans ta débâcle de ses amis politiques, et guil­ 111 lotiné à la fin de 1793. Il n'est pas sans intérêt de remarquer que Lückner,. qui montra dans son commandement une incapacité pour le moins inquiétante, fut lui aussi, exécuté en 1794 ^ rité. Tandis qu’il va servir dans l’armée des Côtes de l’Ouest, qu’il participe aux combats de Quiberon et y est blessé^, la « Convention thermidorienne remet en vogue, contre l’assaut ^ royaliste, la Marseillaise : on la joue le 14 juillet 1794, on la joue io encore le 27 (anniversaire du 9 thermidor), et puis encore le O 10 août, pour commémorer la prise des Tuileries. Et cette fois. Rouget de Lisle, devenu commandant, ne pi'oteste pas. Mais brusquement, le 5 avril 1796, il démissionne et quitte définiti­ vement l’armée.

Pourquoi ce brusque départ ? Les uns l’expliquent par la fatigue physique : Rouget de Lisle fut, de bonne heure, un perclus. D’autres pensent qu’il voulait revenir à la carrière litté­ raire; il n’avait d’ailleurs jamais cessé d’écrire. Enfin, on pour­ rait tout simplement y voir la marque d’un tempérament « ondoyant et divers », inapte à se fixer. Pendant quelque temps, notre héros est attaché à Paris aux services de la République batave, une des « républiques sœurs » fondées par la France. En 1802, nous le retrouvons dans une entreprise de fournitures aux armées. Par malchance, 1802, c’est l’année de la paix d’Amiens que l’on croit durable... Ce sont alors des années difficiles. Car il faut bien reconnaî­ tre que le talent littéraire de Rouget de Lisle n’arrive pas à fixer le renom, ni même l’attention, et que rien ne subsiste, pour nous, d’une production abondante et médiocre. Il n’arrive plus à faire représenter ses pièces^. Il vit chichement, de travaux de librairie: introductions, traductionsB, etc. En 1812, il se rend à Lons-le- Saunier, où sa mère et sa sœur viennent de mourir. Le besoin l’amène à vendre sa part du château familial de Montaigu, et c’est son frère qui en hérite. Le frère général, et, de surcroît, baron !

Mais, au fait, pourquoi Rouget de Lisle n’a-t-il pas été lui aussi général et baron ? Pourquoi Napoléon, habile à collection­ ner les gloires nationales, pour mieux rehausser la sienne, n’a-t-il pas pris en charge l’auteur de la Marseillaise ? Tout d’abord, sans doute, parce que le potentiel révolution­ naire de l’hymne l’effrayait. Mais aussi parce que Rouget de Lisle avait pris, contre te despote, des positions nettes. Elles 4. Rouget de Lisle a laissé un écrit : Histoire et souvenirs de Quiberon, aui ne devait être 112 publié qu’en 1834. 5. On vendra aux enchères, deux ans après sa mort (1838) plusieurs opéras inédits. 6. Parmi elles, un Choix de fables du Russe Krylov (1768-1844), traduites en vers français. ressortent, entre autre, d’une lettre écrite le 9 février 1804 : « Bonaparte ! Vous nous perdez et, ce qu’il y a de pire, vous perdez la France avec nous. » Qu’avez-vous fait de la liberté ? Qu’avez-vous fait de la République ? Où en sommes-nous ? A quoi se réduisent aujour­ d’hui les destinées superbes auxquelles votre 18 brumaire avait promis cette malheureuse France ? » Voyez l’armée horriblement mutilée par l’expédition dévo- ratrice de Saint-Domingue, sevrée de presque tous les chefs dont elle s’honorait..., frémissant dans la lutte actuelle de trouver son courage restreint aux chances d’une entreprise aventureuse, qui peut compromettre sa gloire... » L’avenir, que nous promet-il ? Reste-t-il un avenir pour nous ? Le vôtre n’absorbe-t-il pas celui de la République tout entier ? Bonaparte, ce n’est pas ce que nous attendions de toi, lorsque nous te laissâmes consommer le 18 brumaire qui, selon tes promesses solennelles, devait être l’aurore de la paix et de la liberté ». On conçoit, dans ces conditions, que les relations n’aient pas été bonnes; et cela aide à comprendre qu’en 1814, écœuré, comme nombre de ses compatriotes, du despotisme et de la guerre. Rouget de Lisle ait fait bon accueil aux Bourbons, et ait même commis quelques vers en l’honneur du Béarnais, s’associant ainsi au mythe poétique d’Henri IV, sur lequel les Bourbons tentaient de s’appuyer. Mais cela ne comporta pour lui aucun avantage, et c’est une erreur que d’imaginer Rouget de Lisle pensionné par la Restauration. Tout au contraire, sa décrépitude physique et sa gêne piaté- rielle ne cessaient de s’accentuer. Pour l’aider à vivre, ses amis et nommément, parmi eux, l’ex-abbé Grégoire et le chansonnier Béranger, organisaient chaque mois « en faveur d’un correligion- naire malheureux » une collecte. En 1827, le sculpteur David d’Angers, alla porter au « misérable ermite éclopé » (ainsi Rouget de Lisle se définit-il lui-même), les 20 francs qui lui revenaient. Il le trouva dans un galetas de la rue du Battoir”! et il décrit l’homme comme « un amas de guenilles et d’infirmités ». C’est quelques mois après que cédant aux sollicitations de ses amis Voiart et Blein, qui habitaient Choisy-le-Roi, Rouget de Lisle alla les y réjoindre; et c’est là qu'il devait vivre le reste de son âge. 7. La rue du Battoir, aujourd ’hui rue Quatre- fages, était dans un quartier pauvre, et même misérable. Là vivaient deux autres témoins des temps héroïques, Charlotte Robespierre et la 113 sœur de Marat. Là aussi, les républicains in­ carcérés sous le règne de Louis-Philippe, dans la prison de Sainte-Pélagie devaient, plus d ’une fois, chanter La Marseillaise. Toutefois, avec la Révolution de 1830, apparut quelque chose ►3 qui était co|mme une réparation. Dans le Moniteur du 6 août, on « lit en effet : « L’hymne des Marseillais a réveillé dans le cœur de Mgr le duc d’Orléans des souvenirs qui lui sont chers. Il & n’a pas oublié que l’auteur de ce chant patriotique fut un de ses B anciens compagnons d’armes ». ^ Justice tardive, et d’ailleurs intéressée. Car « Mgr le duc d’Orléans » aux premiers temps d’un règne, qui s’avérait diffi­ cile, aimait rappeler ses souvenirs révolutionnaires et évoquait volontiers Valmy, et Jemappes, batailles auxquelles il avait assistés. En réalité, remettre en valeur « l’hymne des Marseillais » et son auteur, c’était se valoriser soi-même et prendre, vis-à-vis des républicains, une sorte de contre-assurance. La Marseillaise servait ainsi de caution à une ambition personnelle. Cela s’est reproduit, depuis. Toutefois l’hommage rendu comportait un prolongement matériel : l’octroi d’une pension de 1.500 francs (en décembre 1830). Chiffre encore insuffisant. Béranger, par ses démarches, y fit joindre une pension du ministère de l’Intérieur (1.000) et une autre du ministère du Commerce, de même valeur (on reste un peu perplexe sur le sens de cette attribution ?). Quoi qu’il en soit. Rouget de Lisle trouva, dans ces pensions réunies, la possibilité de vivre, à Tabri du besoin, ses dernières années. C’est à Choisy le Roi (au n° 6 de la rue des Vertus) que l’auteur de la Marseillaise devait mourir, le 26 juin 1836. C’est là qu’il devait trouver sa sépulture, jusqu’au moment où, pour sti­ muler l’effort de guerre, le gouvernement d’Union sacrée jugea opportun de transférer sa dépouille aux Invalides!? (1915).

« L’auteur de la Marseillaise » ? Cela pose un problème. Car Rouget de Lisle, en toute objectivité, apparaît comme un esprit fort ordinaire (sinon médiocre), qui ne réussit dans aucune de ses entreprises et qui — La Marseillaise mise à part, bien entendu — n’aboutit à rien, ou à presque rien. Lui-même, à la fin de sa vie, se jugeait ainsi : « dans ma tête, écrivait-il à Berlioz, il n’y eut jamais qu’un feu de paille qui s’éteint en fumant encore un peu »io. Le contraste entre une existence aussi terne et l’extraordinaire 8. Il oubliait, bien sûr, de dire qu’il avait suivi Dumouriez dans sa « défection », façon pudique de dire trahison. Aussi, qu’en 1809, il avait sollicité de la coalition un commandement contre la France (il lui fut d ’ailleurs refusé, car tout le monde se méfiait de lui). 114 9. En dehors du médaillon de David d ’Angers, placé sur sa tombe, deux statues avaient été élevées à Rouget de Lisle en 1882, l’une à Lons- le-Saulnier, Vautre à Choisy. 10. Lettre du 20 décembre 1830. destin de l’hymne a pu faire naître des doutes. Ils ne se mani­ festèrent, à vrai dire, qu’après la mort de l'homme. Un musicien, Alexandre Boucher, revendiqua, pour sa part, la paternité musi­ cale de l’œuvre; le musicologue belge Fetis, prompt à s'emballer sur des hypothèses fragiles mit en avant le noms de Navoigille, puis reconnut qu’il s’était trompé. Les Alleanands crurent décou­ vrir l’origine de la Marseillaise dans de vieux chants. Aucune de ces présomptions ne paraît devoir être retenue. Plus récemment, dans un article très informé^, M. Alfred Chabaud paraît avoir démontré que « Rouget de Lisle n’a pas inventé la musique de la Marseillaise; il l’a prise dans un opéra à la mode ». Il s’agirait de Sargines, opéra de Dalayrac joué, avec succès, en 1788. Et il est de fait que sur les premières édi­ tions départementales on voit figurer la mention « 'sur l’air de Sargines ». De sorte qu’en « définitive. Rouget de Lisle n’aurait ajouté de son cru personnel que la petite ritournelle précitée qui termine le chant ». L’auteur du présent article n’est pas musicologue du tout, et le regrette, d’ailleurs. Il n’objecte rien à cette démonstration; pourtant, il fait remarquer que ces « arrangements » (c’est le terme consacré) étaient fréquents au xviii' siècle et le restèrent pendant toute une partie du xix'. Et il mentionne que dans ses Mémoires, Berlioz dit que « Rouget de Lisle à fait bien a’autres beaux chants que la Marseillaise » Au reste, qu’elle importance ? Un homme, quelqu’il soit, n’est jamais en telle ou telle circonstance que « l’écho sonore » dont parlait Victor Hugo; et les aptitudes musicales du capitaine de l’armée du Rhin ne sont, au regard de l’Histoire, qu’un détail biographique. Ce qui compte, c’est la Marseillaise, et son sens, et sa carrière. Dans l’article précité, M. Chabaud note : « Si la Carmagnole et le Ça ira^^ sont de par leur nature, des hymnes montagnards, le chant de guerre est spécifiquement girondin... Il transporte dans la propagande populaire la politique de guerre du groupe Roland... On dirait qu’il contient en puissance toute la politique de ce parti, et qu’il a voulu détourner contre l’étranger les vio­ lences sociales qui grondaient dans la Carmagnole et dans le Ça ira. » Vues qui paraissent, dans leurs grandes lignes, valables, et que corrobore, au reste, ce que l’on sait du milieu girondin des Dietrich, et des idées (au reste vagues), de Rouget de Lisle à cette époque. Tenons-les pour justes dans l’immédiat d’avril 1792. Mais un immédiat très bref et très mouvementé. Car, à peine

11. Alfred Chabaud : La Marseillaise, chant pa­ lis triotique girondin dans Annales historiques de la Révolution française (n” 77, septembre-octo­ bre 1936, p. 460 et suivantes). 12. Etant entendu qu'il ne peut s'agir que de la deuxième version du Ça ira. conçu, à peine diffusé, le Chant de Guerre de l’Armée du Rhin ■ 2 >-3 échappe, sous la pression des circonstances, à ses inspirateurs, à son auteur. 'y Venu de Montpellier pour se concerter avec les patriotes de iO Marseille sur la levée des Fédérés, Mireur y chante l’hymne S O dans un banquet, le 22 juin. Il est publié dès le lendemain dans ce; le Journal des Départements méridionaux. Et tout de suite son nom change, de régional devient national : Chant de guerre aux armées des frontières. Mais où passent alors les frontières ? Où vont-elles passer dans les mois suivants, quand la République va devenir « une ville assiégée » ? Seulement au front des armées, ou encore à l’intérieur du pays, le long de la ligne mouvante qui sépare les patriotes et les aristocrates, ceux qui crient « Vive la Nation ! » et ceux qui crient « Vive le Roi ! » en sachant bien, et chaque jour plus clairement ce que cela veut dire (et sans attendre le fédéralisme girondin qui tendra la main aux tyrans et à leurs séides, et la Vendée qui s’efforcera de poi­ gnarder la Révolution dans le dos). Chant de guerre, bien sûr, mais de guerre « en avtmt », à la fois étrangère et civile, car on ne peut « défendre la patrie autrement qu’en combattant par tous les moyens révolutionnaires la monarchie, les grands pro­ priétaires fonciers et les capitalistes de sa patrie, c’est-à-dire les pires ennemis de notre patrie »13. Et, sans doute, le bataillon des fédérés marseillais, parti le 2 juillet 1792, entré à Paris le 30 juil­ let 1792 par le « faubourg de Gloire », n’avait pas atteint ce degré de lucidité révolutionnaire et eût été incapable, en tout cas, de l’exprimer. Mais c’est bien pour cela, pourtant, que les fédérés chantaient, dans leurs étapes, le chant qui devint Chant des Marseillais, hymne marseillais, et, plus brièvement : Marseil­ laise. Elle est, cette Marseillaise, à l’assaut des Tuileries, qui le 10 août, jeta bas la monarchie et ouvrit les voies à la République. Elle est « ailée et volant dans les balles » (Hugo), sur les champs de bataille. C’est très justement que Michelet dira qu’à Jemap- pes, il fallut contre les troupes impériales (et notamment leurs contingents hongrois) « pour briser leur courage, le chant de la Liberté ». Non pas, bien sûr, par une vertu magique, non pas par absurde et étroit chauvinisme, mais parce qu’il est l’expression de tout un état d’esprit. La preuve en est, c’est que lorsque la guerre change de caractère, lorsqu’elle cesse d’être libération pour devenir expansion, le chant décroît. La réaction therpiido- rienne ne l’utilise que passagèrement, on Ta vu, et presqu’à titre d’expédient. Le Directoire la délaisse. Napoléon lui préférera, c’est logique. Veillons au salut de l’Empire, dont il n’est pas 116 13. Lénine, article du 12 décembre 1914. question de nier la beauté formelle, mais qui ne saurait galva­ niser les hommes qui vont au combat. En 1814 et 1815, la Restau­ ration essaiera du Vive Henri IV, et ce sera bien pis. Pourtant en 1815, lors des Cent-Jours, la Marseillaise aban­ donnée reprit pour un temps force et vigueur, lorsque les fédé­ rés escomptèrent le retour de la République. Ce n’est pas sans raison que Chateaubriand note : « Le peuple chante la Marseil­ laise. On voit reparaître les bonnets rouges, on en coiffe les bustes de Napoléon. La Révolution ressuscite ». Mais c’était trop tard, ou trop tôt.

Au soleil de juillet 1830, tandis que le drapeau tricolore retrouvé est arboré aux tours de Notre-Dame, les combattants des Trois Glorieuses — dont beaucoup étaient républicains — chantent la Marseillaise. Et, prudent, le profiteur Louis-Philippe n’ose pas la bannir. Mieux, quand il paraît en public, il la chante et le peuple dupé la chante avec lui. Mais cela ne devait durer que quelques mois, le temps de passer de « la meilleure des Républiques », fallacieusement promise, à la trop réelle monar­ chie bourgeoiseii. Très vite, la Marseillaisè reprend son visage véritable — révolutionnaire — et donc, pour le pouvoir, séditieux ; on essaie de la remplacer par la fade Parisienne, du fade Casimir Dela- vigne. Pourtant, Chopin, assistant, en 1831, au retour douloureux des vaincus de Pologne, écrit à l’un de ses apiis : « Et cela finit, vers minuit, par le chant, un chœur énorme : « Allons, enfants de la Patrie ! ». Tu ne pourrais concevoir quelle impression me firent ces voix menaçantes du peuple. » Aux funérailles de Rouget de Lisle (elles ne furent pas « nationales») les ouvriers de Choisy sont en nombre, et notam­ ment ceux de la verrerie. Ils déposent sur la tombe des bouquets d’immortelles, ils s’agenouillent et chantent la Marseillaise. Mais les discours sont bénins, et esquivent toute allusion à la Répu­ blique. C’est que le 11 juillet, Alibaud, qui a tenté de tuer le Roi et qui meurt « pour la liberté, pour le peuple et pour l’extinction de la monarchie», est monté à l’échafaud en chantant la Mar­ seillaise. Ensuite de quoi, le Roi des Français n’ose pas assister à l’inauguration de l’Arc de Triomphe (29 juillet 1836) : car l’un des bas-reliefs, celui de Rude — et le plus beau — le peuple, qui sait son histoire, ne le désigne pas sous son nom officiel {Le Départ). Il le nomme La Marseillaise. 14. Des contemporains racontent que, parfois, Louis-Philippe se contentait de lancer le début 117 du chant, ensuite il se bornait à faire les ges­ tes, à ouvrir la bouche et à laisser la foule' continuer. Médiocre acteur, qui ne soutenait pas son rôle jusqu ’au bout t Février 1848 « des hommes des faubourgs passaient, armés de fusils, de vieux sabres, quelques-uns portant des bonnets ^ rouges et tous chantant la Marseillaise^^. Ils proclamèrent la République. Et quand celle-ci eut été assassinée par Napoléon le Petit, la Marseillaise rentra dans la clandestinité. L’homme § « providentiel » la remplace par une chanson style « troubadour » ^ due à sa mère, la reine Hortense : Partant pour la Syrie... Comme chant national, c’était une trouvaille ! A la fin du Second Empire, quand s’élaboraient les éléments qui préparaient sa chute, un journal républicain reprit le titre ; La Marseillaise parut le 19 décembre 1869 ; écrasée par les amen­ des et les condamnations, elle devait disparaître en mai 1870. Et pourtant quand l’Empire, précipitant la France, pour des raisons dynastiques, dans la plus stupide des guerres, se rendit compte des périls qui le menaçaient, il s’efforça de rallier à lui les forces populaires. Il leur tendit Fappât de la Marseillaise ; il la fit chanter ou réciter dans ses théâtres ; il la laissa chanter dans les café-concerts et les bouis-bouis ; il utilisa la chanteuse Theresa, dont les plus beaux titres de gloire étaient jusque là La Femme à barbe ou C'est dans l'nez qu'ça m'chatouille. Il utilisa les manifestants et les chanteurs à gages qui criaient « A Berlin ! » dans les rues. Ce qui n’empêcha pas la débâcle et la chute. Car le peuple doit chanter la Marseillaise pour son compte, et non « aux ordres ». Il la chanta, le 4 septembre 1870, en proclamant une Répu­ blique qu’il croyait la sienne et qu’allaient tout de suite esca­ moter les capitulards ; et aussi dans les combats héroïques et désespérés de la Défense nationale ; et de nouveau, quand la Commune de Paris fut proclamée, le 28 mars, sur la place de l’Hôtel de Ville. « Un à un, les bataillons s’étaient rangés sur la place, en bon ordre, musique en tête. Les musiques jouaient la Marseillaise, reprise en choeur... Le tonnerre vocal secouait toutes les âmes, et la grande chanson, démodée par nos défaites, avait retrouvé un instant son antique énergie »16. La Semaine sanglante et ses fusillades, l’Ordre moral et ses pèlerinages. La Marseillaise, à nouveau, rentre dans l’ombre ; suspect comme elle, un journal républicain qui prend son titre est vite supprimé (avril-août 1877). Mais la résurrection était toute proche, et se produisit dans des circonstances assez particulières. En 1878, eut lieu .à Paris une Exposition universelle qui connut xm grand succès. Le 30 juin, au cours d’une fête, le chef de musique de la garde municipale, 118 15. Gustave Flaubert : L’éducation sentimentale. 16. Catulle Mendès : Les 73 journées de la Com­ mune (1871). embarrassé — car l’Ordre moral ne disposait d'aucun hymne national — demanda au ministre de l'Intérieur s’il pouvait jouer la Marseillaise ; une brève hésitation, et M. de Marcère répondit « Pourquoi pas ? ». Qui fut mécontent ? Le maréchal de Mac-Mahon qui prési­ dait pour quelques mois encore — il se « démit » au début de 1879 — la jeune III' République. Il bougonna « On ne l’a jamais jouée qu’en temps de révolution ». Pas si sot (pour une fois) ce maréchal. Mais il allait cesser, bientôt, d'avoir raison.

En effet, en 1879, les Chambres devaient non seulement déci­ der leur retour à Paris, mais fixer au 14 juillet la date de la fête nationale (la première célébration eut lieu en 1880), et décréter la Marseillaise hymne national*'^. Et dès lors tout change, ou plutôt tout revient à un certain état. Le chant giron­ din de 1792 devient celui de la République bourgeoise, opportu­ niste d’abord, radicale ensuite. On ne le réserve pas pour les circonstances solennelles ou émouvantes ; on le répand, on le prodigue. Et dès lors apparaît un phénomène nouveau, et sur lequel nous vivons encore : la dualité de la Marseillaise. Revues militaires, défilés de gymnastes, comices agricoles, distributions des prix, vous n’exprimiez pas, vous ne pouviez pas exprimer le sens profond et révolutionnaire de la Marseillaise que vous banalisiez. Qui donc pensait, en vous écoutant distrai­ tement, à vos paroles ? Ou bien ceux qui y pensaient en récu­ saient le contenu. Dès 1882, Le Temps, maître à penser de la bourgeoisie au pouvoir, écrivait avec un mélange de sagacité et d’h5'pocrisie : « Il y a un véritable désaccord entre les paroles de la Marseil­ laise et les temps où nous sommes. Evidemment « l’étendard de la tyrannie» n’est plus levé contre nous, et le cri « Aux armes, citoyens » n’est plus en harmonie avec notre organisation poli­ tique et sociale. La Marseillaise, à la prendre à la lettre, est donc un anachronisme... Nous savons qu’il n’y a là que le souve­ nir d’un passé glorieux, qu’un hommage rendu à l’héroïsme de nos pères. » C’est dans cette rassurante conviction que nos coloniaux fai­ saient chanter la Marseillaise aux petits Soudanais, aux petits Malgaches, aux petits Annamites (j’en passe), sans se rendre compte que !’« Allons, enfants de la Patrie » pouvait exalter une n. On devait s’apercevoir, à l'usage, que de nombreuses variantes existaient (outre les cou­ plets supplémentaires qui étaient venus s'ajou­ ter à la version primitive). D’où la création d ’une commission que présida, dans l’ordre musical, Ambroise Thomas et dont les travaux 119 jurent dirigés, en 1887, par le général Boulan­ ger, dont la présence étonne en la circonstance. Il en résulta une Marseillaise officielle et ne varietur. ^ autre patrie que Iq France. C’est dans cet optimisme béat, pres- que sénile, que Pétain aimait entendre des voix juvéniles afîir- mer : « Nous entrerons dans la carrière... »18. ■g Les uns et les autres se trompaient lourdement. Que la Mar- seillaise fût restée le « poème éternel de la grande épopée révo­ lu lutionnaire» (cc^nme le disait Louis Ulbach, dès la fin du Second Empire), il eût suffi pour s’en convaincre d’écouter, dans le monde entier, les voix qui la chantaient et qui n’étaient pas des voix officielles : prolétaires allemands (sur les paroles de l’Ode à la Joie, de Schiller), ouvriers russes — à qui les Décabristes de 1825 l’avaient transmise —, socialistes autrichiens et hongrois, et même, à l’aube du xx' siècle, socialistes japonais. En même temps, bien sûr, que VInternationale. Le passage de la France monarchique « agrégat inconstitué de peuples désunis » (Mirabeau), soudé par le loyalisme monar­ chique, à la France Nation, comportait entre autres nécessites, xm chant national. Cette nécessité s’était cristallisée, par des voies semi-inconscientes, dans le Chant de l'Armée du Rhin ; et la lutte révolutionnaire avait donné et le sens et l’élan. Une autre « tyramnie » que celle des Rois, le capitalisme, avait montré la nécessité d’une autre lutte. Et puisque les pro­ létaires de tous pays devaient s’unir pour « la lutte finale », il leur fallait aussi leur chant, que Potier écrivit, vaincu et caché, en 1871. Passé un temps. Marseillaise et Internationale sont les deux chants d’un même combat. « La Marseillaise, avait écrit Victor Hugo, est liée à la Révo­ lution : elle fait partie de notre délivrance. » « La Marseillaise, écrivait Maurice Thorez, c’est le génie du peuple de France qui rayonne de sa gloire la plus pure, son atta­ chement profond à la cause de la liberté et de la paix uni­ verselle. »19 C’est pourquoi « le chant de liberté de Rouget de Lisle, associé à l’Internationale, scanda, le 14 juillet 1936, la marche d’un million d’hommes et de femmes qui défilèrent de la Bas­ tille à la Nation »20. C’est pourquoi, pendant les dures années de lutte contre l'occupant nazi, plus d’un patriote, plus d’un résistant la chanta, en même temps que l’Internationale. 18. C'est le dernier couplet, le seul des complé­ mentaires qui ait été officialisé. Il n’est pas de Rouget de Lisle; les uns l’attribuent au journa­ 120 liste Louis du Bois, les autres à l’abbé Antoine Pessonneaux. 19. Maurice Thorez, La Marseillaise, Œuvres, livre troisième, t. XII. 20. Maurice Thorez, Fils du Peuple, p. 181. Et nul ne l’a jamais mieux dit que Louis Aragon évoquant le grand souvenir de « celui qui chanta dans les supplices » : Des mots : « ...sanglant est levé » Il chantait, lui, sous les balles. D’une seconde rafale Il a fallu l’achever. Une autre chanson française A ses lèvres est montée Finissant la Marseillaise Pour toute l’Humanité.

Dans les dernières années de sa vie, besogneux et presque oublié, Rouget de Lisle, mélangeant l’orgueil et la mélancolie, disait, songeant à la Marseillaise : « J’ai fait chanter le monde ». Michelet lui répond, et le confirme : « Le monde, tant qu’il y aura un monde, la chantera à jamais ».

M R N

U A L I T E s

NOTES D’AUDIENCE EN ALGERIE Nouri el Adel est né le 14 janvier 1937 dans un douar de la région de la Meskiana, dans l’Est Constantinois.

Il a effectué son service militaire, d’abord en France, ensuite en Algérie, où il est mis en situation de participer aux actions militaires. Il a la médaille commémorative. Le 4 mars 1958, il se voit octroyer une permission de 21 jours.

Le 25 mars, il n’est fias rentré. Il sera fait prisonnier le 22 juin 1959 au cours d’un combat. Le •< procès-verbal de cap­ ture » relate que sont fait prisonniers « Un sergent, un caporal, un fusil-mitrailleur, ses deux pourvoyeurs et son chargeur » ; le caporal est Nouri. Le 18 mai 1960 au matin, au cours d’une première audience, Nouri el Adel est condamné à dix ans de détention pour « déser­ tion à bande armée ».

Mais dans la nuit du 21 au 22 décembre 1958, une jeune fille de son village avait été enlevée de chez elle et retrouvée le lende­ main matin, tuée de trois balles. Le père de la victime a déclaré aux gendarmes que Nouri el Adel se trouvait parmi les trois soldats de l'A.N.L. qui sont venus chercher sa fille. Interrogé sur ce point après sa capture, Nouri el Adel contes- 123 g tera formellement toute participation à cette action ; il ne ces- ■§ sera pas de le contester. ^ Contre lui, il y a les déclarations du père de la victime, le

w vieux Mouakli. Entendu dès le lendemain des faits, le 22 décem- o bre 1958, Mouakli déclare que : « Hier, vers 19 heures 30, alors ^ que j’avais éteint la lumière et que nous nous apprêtions à nous coucher, le nommé Nouri Diab, rebelle de la région, a fait irrup­ tion dans notre demeure et a invité ma fille Tefaha à le suivre. Celle-ci s’est mise à pleurer. Il l’a alors empoignée et obligée à le suivre. Près de ma maison, un autre rebelle que j’ai reconnu pour être Nouii el Adel s’y trouvait. Diab, remettant ma fille à El Adel, est revenu près de ma porte et, me mettant en joue, m’a intimé l’ordre de rest-er là où je me trouvais ainsi que ma femme sous peine de nous tuer. Ces deux individus étaient accompagnés d’un troisième rebelle que je n’ai pas vu. Néan­ moins, à l’entendre parler, je crus reconnaître Semari Tlidjene. »

Le 26 décembre, entendu à nouveau, il confinme cette version. Entendu par le juge d’instruction, plusieurs mois plus tard, il fournit une version différente : « Un homme a ouvert la porte du gourbi. Il a exploré le gourbi. Il a saisi ma fille et l’a remise à un deuxième fellaga. J’ai tout de suite reconnu les deux hom­ mes : il s’agit de Semari et de Nouri Diab. Semari est celui qui portait le « petit fusil » et la lampe et qui est entré le premier. Semari était tout contre moi, visage contre visage, et je l’ai parfaitement recormu ». 11 t très bien vu chacun, car celui qui portait la lampe a éclairé tous les visages en cherchant la jeune Tefaha. II ajoute, rectifiant ce qu’il avait dit précédemment ; « C’était l’heure du dîner. Nous n’avions pas encore fait la prière du soir. On pouvait distinguer les traits d’un homme ». Il précise ensuite : « Je les connaissais tellement bien que je pouvais les reconnaître à leur démarche et à leur voix » et corrige aussitôt : « En outre, j’ai pu voir (eur visage à une distance très faible ».

A-t-il vu tout le monde à la lueur du jour ? Au contraire, a-t-il vu tout le monde à la lueur de la lampe ? A-t-il vu Semari visage contre visage ; ou a-t-il cru reconnaître Semari à sa voix et sans le voir ?

Sa femme, Hamadou Hadjila, a déclaré le 26 décembre : « Un individu a fait irruption dans la pièce ; il empoigna ma fille et l’entraîna. II nous ordonna de rester couchés ». Elle ne parle 124 d’aucun autre participant. Elle confirme sa déclaration le 20 jan- vier. Elle a précisé, le 26 décembre : « ...dans la nuit du 21 au 22, peu après le repas du soir, alors que nous étions couchés ». Le 20 janvier, elle a confirmé : « Peu après le repas du soir, alors que nous étions couchés, un individu vêtu d’une tenue de combat a fait irruption. Nous nous sommes réveillés. »

Le voisin, Haridi Mohamed, déclare : « Le 22 décembre, à l’aube, Mouakli et son épouse étaient venus me faire part de ce que leur fille avait été assassinée dans le courant de la nuit. La veille, vers 20 heures, j’avais entendu trois coups de feu. »

Nouri el Adel déclare qu’il ne connaît pas Mouakli ; Mouakli s’en est indigné devant le juge d’instruction ; il a affirmé qu’il était au mariage de la mère de Nouri, qu’il l’avait vu naître, qu’il connaissait toute sa famille, et que d’ailleurs ils habitaient la même médita, laquelle ne comportait pas plus de 80 person­ nes imposables réparties dans une dizaine de familles dont il don­ nait la liste.

A cela Nouri répond que sa mechta ne comporte que cinq maisons, toutes occupées par des Nouri.

Les gendarmes qui se sont rendus sur les lieux après la découverte du cadavre ont constaté que le groupe de maisons dans lequel habitait Mouakli n’en comportait que quatre, dont celles habitées par les Haridi, et non pas par des Nouri.

A l’audience, étaient cités comme témoins les gendarmes qui avaient procédé à l’enquête, le vieux Mouakli et aussi la femme de l’un des Haridi, qui aurait actuellement disparu, et dont Mouakli et elle prétendent, sans que l’on ait jamais retrouvé son cadavre, qu’il aurait été enlevé par un groupe de l’A.N.L. auquel participait Nouri.

Sur ce dernier point, Mouakli, au cours d’une confrontation chez le juge d’instruction, avait tenté d’accabler Nouri en lui reprochant de multiples interventions dans la mechta au cours des deux années précédentes. Nouri s’en était défendu ; les véri­ fications faites avaient amené à entendre la veuve d’un autre Nouri, qui avait été tué par l’A.N.L. Elle avait déclaré qu’elle avait vu ceux qui avaient enlevé son mari, et qu’elle n’avait pas reconnu Nouri parmi eux.

D’autres personnes mises en cause par Mouakli ont affirmé 125 que jamais elles n’avaient vu Nouri venir dans la mechta depuis .§ son départ au djebel.

Mouakli, à la barre du tribunal, donne une troisième ver­ sion : c'est, en définitive, Nouri el Adel qui aurait fait irruption dans le gourbi et enlevé sa fille ; qui les aurait tenus en respect à l’intérieur du gourbi tandis que les deux autres l’emmenaient dans la nuit et que les coups de feu claquaient au loin (ce qui, notons-le, disculperait Nouri el Adel de l’accusation d’assas­ sinat).

Mais il fait également cet aveu non négligeable — suffisant pour expliquer un désir de vengeance — qu’un membre de la famille de Nouri avait, voici ime quinzaine d’années, tué im membre de la famille Mouakli, et que le meurtre n’avait jamais fait l’objet d’aucune réparation. Les gendarmes confirment entièrement les déclarations fai­ tes par Nouri, selon lesquelles, bien que constituant la même mechta, son groupe de maisons et celui de Mouakli était sépa­ rés par près de 3 km à vol d’oiseau et par un plateau qu’il faut contourner pour se rendre de l’une à l’autre, et que la mechta ne comportait aucun point de rencontre (ni café, ni marché, ni lieu administratif), tout se trouvant à la Mieskana, à une douzaine de kilomètres, les chemins pour s’y rendre depuis le groupe de maisons de Nouri ou celui de Mouakli étant totalement diffé­ rents et indépendants.

Le 18 mai 1960, Nouri el Adel, âgé de 23 ans, pris les armes à la main au cours d’un combat, et reconnu par le procès-verbal de capture comme caporal de l’A.N.L., a été condamné à mort par le tribunal permanent des forces armées de la zone Est- Constantinois siégeant à Bône. ACTUALITES le cinéma

LE CINEMA ET NOTRE TEMPS (IM) ; « LES BONNES FEMMES » « LA DOLCE yiTA » PAR JEAN-MARC AUCUY Lorsqu’on a défendu Les Cousins, et aimé plus encore Le Beau Serge, lorsqu’on a soutenu A Double Tour comme il méri­ tait de l’être, on est heureux de recevoir la justification de ces Bonnes Femmes, le quatrième film de Chabrol en un an, et de proclamer qu’il s’agit non seulement du plus remarquable et du plus authentique de ces deux auteurs, Chabrol et Gegauff, mais aussi, objectivement, d’une œuvre de premier ordre dont l’impor­ tance répond, plus encore qu’à la continuelle beauté de la mise en scène, à la sincérité et à la ment des écrans encyclopédiques. profondeur des intentions. Une Faudrait-il à toute progression position de principe aussi caté­ des victimes expiatoires, des Gal- gorique est indispensable au dé­ lilée brûlés, des poètes maudits, part. Car le malentendu avec des peintres rendus fous ? Bref, toute une partie de la critique il est consternant de voir le et du public à ’exclusivité est to­ succès du Bel Age, le triomphe tal. du Baron de l'Ecluse, si vrai Il faudrait tenter de saisir ment Les Bonnes Femmes doil pourquoi, et semblable recherche être condamné et connaître l’é nous mène immédiatement très chec. loin dans la confusion et la cons­ Incontestablement, Les Bonnes ternation. Confusion parce qu’une Femmes est un film difficile, et multitude d’éléments entre en li­ beaucoup plus qn’Hiroshima, qui gne de compte et que l’on re­ jouait le jeu de l’esotérisme. On tombe à nouveau dans les consi­ savait où on en était, il fallait dérations toujours remises en s’accrocher et la joie montait cause sur le mystère de ce pu­ lentement; Hiroshima faisait en blic là, son cycle d’évolution en quelque sorte sa propre sélec­ montagnes russes, un besoin de tion. Rien de tel pour Les Bon­ facilité de détourner la tête, de nes Femmes qui se présente sous se venger parfois des progrès l’apparence la plus aisée d’une que ceux qui sont ses propres chronique, deux jours de la vie yeux veulent lui imposer et qu’il de quatre petites bonnes fem­ fait malgré tout, malgré la lé­ mes. thargie du régime de grandeur, le mirage des bonnes mœurs, les A-t-on jamais vu un corbeau ou censures anarchiques (mais on un renard, un chêne ou un ro­ veut organiser la pré-censure, la seau, un meunier, son fils et leur censure au scénario !), les sain­ âne, tels que les a peints La Fon­ tes campagnes pour l’assainisse­ taine ? Et si Les Caractères de 127 s La Bruyère nous apparaissent vu les images de ce film qui sont .g tellement criants de vérité, c’est certainement les plus belles qu’ait •S à coup sûr parce qu'ils ont sur- signées Henri Decae, et si l’ima­ vécu à leur modèle. Car telles ge n’est rien en soi, un film n’est sont exactement les références et fait que d’images, elle devient les intentions de Chabrol et Ge- tout lorsqu’il y a fusion entre gauff. Pour approcher Les Bon­ ce qui la motive et la justifie, nes Femmes, il est indispensable ses deux extrémités, à un bout de dépasser le stade photogra­ son objet, à l’autre la vision de phique de la réalité, l’anecdote et l’auteur. Certes, lorsqu’il s’agit l’exactitude pour atteindre à une d’une peinture sociale qui est vérité infiniment plus vaste et celle du moraliste en ce sens générale, qui n’est celle de per­ qu’elle est au bord de la cari­ sonne en particulier, et par là- cature, sans jamais tomber dans même est un peu celle de tout l’absurde, l’abstrait la poésie le monde. Les Bonnes Femmes pure à la Jarry ou à la Vigo2, n’est ni un chromo de la vie sans jamais s’éloigner d’une cer­ quotidienne, ni une fresque com­ taine vérité très large qui ne me La Dolce Vita, mais une fa­ s’attache pas au personnage mais ble qui ne vise pas à la géomé­ à un type, ces images sont d’ime trie descriptive, mais transpose impitoyable cruauté, à la mesure l’objet, la chronique, dans une des dialogues. L’erreur fonda­ perspective moraliste. Et rien, mentale à l’égard de cet aspect n’illustre mieux ce propos que satirique serait de considérer l’extrême fin, rajoutée comme que Chabrol s’en prend à l’hom­ une moralité de La Fontaine, dé­ me, qu’il rapetisse et qu’il fla­ routante puis envoûtante, cette gelle, alors que, visant le type, danse lente et douce, dans une il s’attache au ressort, au mail­ guinguette, sous les lampions, lon de la société moderne. Il dans le noir, n’importe où, entre nous dépeint d’un bout à l’autre tm homme invisible et une fille une société où il se passe telle jamais vue. Elle cristallise uni ou telle chose et où les gens en étemel humain selon lequel, où sont réduits à se conduire ou à que l’on en soit, quoi qu’il arri­ 1. Interviewé par un représentant de ve, les gens se rencontreront VAvant-Garde (No du 18 mai 1960) Cha­ brol déclare : « J’ai voulu simplement dans les endroits qui sont faits montrer comment vivent ces filles et pour cela, ou ailleurs; ils se pourquoi. Ce n’est pas tant leur jeunes­ cherchent, s’offrent, se dérobent, se qui m’a intéressé, que le fait que ce pour s’aimer un soir ou la vie, sont des vendeuses J’ai essayé de mettre la vérité. J’ai été frappé par le fait qu’un se faire du bien ou du mal, pour nombre considérable de petites vendeuses vivre, quelle que soit la précari­ passent leurs journées à s’ennuyer,, into­ té, la dérision du contexte so­ xiquées par la lecture de certains jour­ cial, dans une certaine harmo­ naux. J’ai voulu donner une notion de ce qu’elles peuvent attendre à l’intérieur de nie, une certaine beauté qui naît leur état. La quête du prince charmant d’eux-mêmes. est illusoire. — Dans votre film, vous paraissez ne Le film ne se ferme pas, il pas leur laisser de chances de sortir de cette situation. Pensez-vous qu’elles n’en s’ouvre. Et cette ouverture n’est aient aucune ? pE'. un clin d’œil à l’humain, elle — Dans la structure sociale où elles cristallise l’esprit de l’œuvre tout vivent, aucune. entière. Dès lors les reproches, — Alors, vous les condamnez ? — Ce n’est pas elles que je condamne, fréquemment repris, d’être amer, mais le cadre social. » grinçant, trop désespéré, voire 2. Sauf peut-être pour Pierre Bertin, méchant, dénaturent aussi bien le patron du bazar, mais il s’agit là d’une défaillance de détail dans la direc­ la réalité du fiim que les inten- tion d’acteur qui pourrait d’ailleurs ins­ J28 tions de Chabrol). Il faut n’avoir pirer de larges commentaires : on voit pas lu cette fin, pas réellement bien que Chabrol a voulu tirer le maxi ­ mum de son comédien contre celui-ci; c’est-à-dire en laissant libre cours à ses défauts, il n’a pas réussi et Bertin joue seulement du Labiche. ne pas se conduirede telle ou telle ce à Manckiewicz exprimant tou­ façon. Et ce sont toutes les scè­ te la femme à travers Elizabeth nes correspondant, sur le plan de Taylor. Chabrol, au-delà de la vi­ la mise en scène, aux points sion lucide et crue d’un cadre d’orgue de cette chronique, et ils stupide et médiocre, fait passer sont innombrables : dès le début, par le visage de ses Bonnes Fem­ la grisaille des loisirs, lorsqu'est mes tout l’amour du monde. Ses venue l'heure de s’échapper, de quatre héroïnes, qui sur le plan vivre, mais comment ? Le pre­ intellectuel, sont totalement inté­ mier soir, c’est la noce, les deux grées au cadre, qui ne lui sont fêtards, en Cadillac, trompant la nullement opposées en victimes monotonie de leur propre exis­ — sinon l’œuvre perdrait de son tence dans le factice, la bêtise acuité, de son unité pour tom­ (le souper aux Halles), l’obscure ber dans une sorte d’imagerie ivresse des beuglants, (on ne d’Epinal à thèse — ne cessent ja­ pourra plus jamais imaginer un mais d’être d’adorables et d’é­ cabaret que comme un long mouvantes créatures. boyau sinistre). Le lendemain, les On touche ici à un aspect es­ scènes du magasin dans la demi- sentiel sur le plan de la difficul­ teinte de l’ennui, de l’inutilité; le té de l’œuvre. Ce qui a fait sans déjeuner moliéresque où Rita est doute le plus pour l’incompréhen­ présentée à ses futurs beaux-pa­ sion des Bonnes Femmes, c’est rents; la soirée au Concert Pacra un brutal sentiment de frustra­ (les attractions sont insensées, et tion sentimentale né du retour­ ce sont les vraies), le chahutage nement de la fin, d’où une né­ à la piscine, qui tourne presque gation globale de qualités affec­ à la noyade, enfin le déjeuner du tives souvent plus précieuses satyre. Parfois, comme il convient d’être plus discrètes. Ce retour­ à la satire, un seul plan suffit à nement peut et doit être révélé, rapprocher soudain la dimension, ne serait-ce que pour émousser la conscience tragiques, par par avance cette frustration et exemple Dinan conduisant sa Ca­ parce que sa connaissance enri­ dillac au sortir du cabaret, avec chit le spectateur, met rétrospec­ une moustache et un melon qui tivement en valeur de nombreux évoquent un vieux policier an­ plans et que, en fait, il est plus glais, ou Groucho Marx. Mais, intéressant de voir et de revoir tout au long du film, ces mêmes le film à sa lumière. images satiriques, dans la mesure Voici de quoi il s’agit. Les Bon­ où elles s’attachent à leur objet nes Femmes sont une chronique, essentiel, c’est-à-dire aux quatre c’est-à-dire un récit sans intrigue, « bonnes femmes », sont pétries l’histoire de quelqu’un ou de de douceur et de tendresse. Cet­ quelques-uns et non une histoire te attitude du peintre à l’égard avec présentation, déroulement, de son modèle est un élément ca­ conclusion, une suite de scènes pital, non seulement sur le plan choisies pour leur pouvoir des­ esthétique, mais pour l’apprécia­ criptif et non imposées par un tion du véritable sens et de la déroulement déterminé. Seule la portée d’une œuvre. Elle a pro­ vision de l’auteur donne à la duit des stars merveilleuses qui chronique son homogénéité, son ont fait nos délices, ou plus sim­ pouvoir de symbole dépassant le plement des visages de médaille simple document. A défaut d’une (De Santis peignant inlassable­ telle attitude qui peut être à do­ ment Marina Vlady dans Jours minance morale, comme en l’es­ d ’Arnour). Elle a sauvé une mul­ pèce philosophique (Bresson), es­ titude de films, et tout récem­ thétique (Bergman, Reichenbach, ment Soudain l’Eté dernier grâ­ Welles), mais qui sera toujours 129 § à résonances sociales (le cinéma quatre petites proies jetées dans '§ russe, le néo-réalisme italien), la vie de Paris. ■ S l’œuvre reste une suite de sket- ches plus ou moins réussis, mais Jane, notre Bernadette Lafont sans âme, et c’est précisément qui apparaît de plus en plus le grief le plus souvent formulé comme la Brigitte Bardot du ri­ contre La Dolce VitaS. che, est la petite amie d’un mi­ litaire qui rentre trop tôt au Les Bonnes Femmes sont qua­ quartier. Elle se laisse embar­ tre vendeuses d’un électro-ména­ quer par les fêtards en Cadillac, ger, du côté de la Bastille. Elles en espérant bien prendre sans sont prises à l’état brut, sans trop donner. Sa copine tire à prolégomènes, sans contexte fa­ temps son épingle du jeu, mais milial, face au présent et à l’a­ Jane se voit prise au piège de venir, face au travail et à l’a­ son apparente liberté. Elle est mour. pratiquement violentée, la noce Côté travail, c’est ce magasin n’est pas rose, les matins sur­ où cinq employées, sous la fé­ tout sont terribles, il faut pren­ rule d’un patron grandiloqTient dre le métro, retourner au tra­ et chatouilleur, passent leur vail, on a sommeil, on a honte, temps à attendre l’heure. Sous on a peur, on se regarde dans une apparence d’irréalité, sa vé­ la glace sans tout à fait se re­ rité et sa poésie naissent d’une connaître. rigoureuse orthodoxie socialiste. Rita rêve d’ascension sociale Le pays est plein de ces petites en se mariant avec le fils du et moyennes entreprises où l’on « Comestibles de choix », elle ne voit jamais personne et qui est honnête et touchante dans pourtant font plus ou moins ses efforts humiliants pour se leurs affaires. Nulle critique ne mettre au niveau supposé de sa pouvait mieux illustrer le double nouvelle famille. Son fiancé épou­ aspect dépassé d’un système de se la fille d’ouvrier sans cesser distribution où une marge béné­ d’être fils de patron, c’est-à-dire ficiaire prohibitive assure le pro­ pire que patron (« Tu diras que fit du commerçant tandis que se ton père est contremaître »). Ces sortes de promotions se paient perdent la vitalité, le pouvoir très cher... productif et le goût du travail de toute une partie de la population. Ginette, pour sortir de cette La critique de l’organisation et vie, pour faire « quelque chose » de l’esprit du travail est expri­ disparaît le soir pour aller chan­ mée ici, non par l’exploitation ter au Concert Pacra. abrutissante mais par l’inactivi­ Enfin, et surtout, voici Clotil- té. Les quatre bonnes femmes de Joano, souple et flexible com­ attendent. Elles attendent im­ me un cygne, délicieuse et pure patiemment la fin du travail et qui cherche et attend le grand pour commencer à vivre. La amour. D’un bout à l’autre du vie commence à 7 heures du film, le spectateur le cherche et soir... ou plutôt devrait commen­ l’attend avec elle. Chabrol et Ge- cer. Si à 7 heures elles se préci­ gauff ont introduit là un élément pitent dans la rue, c’est pour d’intrigue et même de suspense marquer un temps d’arrêt. Et qui devient le fil conducteur et maintenant ? La quête de la vie le nœud de l’ouvrage. Depuis la commence. Chabrol va montrer première séquence, le groupe est comment la presse du cœur, les suivi par un bon gros garçon à idées les plus répandues sur la grosse motocyclette, sorte d’ange belle vie, les plaisirs, l’ascension gardien puissant, timide et mé­ sociale, l’amour vont en faire canisé, qui contemple le cygne et attend l’occasion. Elle se pré­ qui constitue une déformation sente enfin à la piscine. L’amour pathologique manifestement dé­ ^ éclot, c’est vivifiant, la goutte de nuée de portée sociale. Cette dis­ rosée qui va tout sortir de la sonance semble certes comman­ grisaille, tout sauver, tout trans­ dée tant par les impératifs esthé­ figurer. Le lendemain, au cours tiques du suspense et de la sur­ d’une promenade hivernale, le prise qui se trouveraient exclus motocycliste amoureux étrangle par l’évolution normale de la si­ sa promise dans un buisson, tuation (la fille attend l’amour, tandis qu’un groupe d’enfants le garçon cherche seulement une passe en chantant sur le chemin aventure) que par la cristallisa­ (plans coupés. Dieu sait pour­ tion nécessaire d’un nihilisme quoi, après les premiers jours agressif; elle ajoute en tout cas d’exclusivité). à la difficulté de l’œuvre et aux Tel est donc ce dénouement éléments constitutifs de l’incom saisissant et terrible, dont la si­ préhension dont elle a été la vic­ gnification est multiple. Sous time. l’angle de la mise en scène, il Utilisant l’intrigue, Chabrol constitue une réussite totale, la retourne, il fait de son car, lorsqu’on l’ignore, la sur­ histoire une anti-histoire, quelque prise est complète malgré le chose de négatif qui s’intégre au suspense, certains plans bizarres cadre social aberrant qu’il dé­ et le comportement curieux du peint, qui apporte son poids de suiveur solitaire, et lorsqu’on le négation et de désespoir à la connaît, il devient inéluctable, vision de la société qu’il nous parfaitement justifié et détermi­ donne : celle qui attend, qui es­ né par ses cléments préparatoi­ père le plus de cette vie sera le res. (Par exemple la transfigura­ mieux brisée par elle. tion de Mario David au Jardin Mais plus loin que cet engage­ des Plantes, lorsque le tigre se ment de l’auteur, au-delà du fâche, et l’épisode du sang de contexte et du texte, plus loin Weidmann, célèbre satyre guilloti­ dans l’humain et dans l’univer­ né auquel la caissière, M“' Louise sel, par son extrême fin en for­ — lire Détective — voue un culte me de moralité, par l’auréole de secret.) Evoquer la mystification tendresse dont il cerne ses Bon­ du public en rétrécit singulière­ nes Femmes, passe un besoin ment la portée. Grief paradoxal, d’amour qui donne au cœur de tout d’abord, à l’égard de Cha­ l’œuvre sa palpitation. brol auquel on reproche trop souvent d’être le plus habile, le meilleur commerçant de sa gé­ nération. Il se sépare ici radica­ Il est difficile d’aborder objec­ lement de son maître Hitchcook tivement La Dolce Vita. Il n’y qui aurait introduit le suspense a pas à proprement parler de en sens contraire, multipliant au et voici pourquoi : deux cours du film de mystérieux élé­ amis très proches, pétris d’affi­ ments d’inquiétude qui se se­ nités, assistent ensemble, ou sé­ raient dénoués heureusement sur parément, à la projection. L’un la fin. s’ennuie, réfléchit, sort la langue La seule réserve concevable à aiguisée, plein d’idées, de criti­ l’égard de ce dénouement pour­ ques. L’autre émerge hébété, vi­ rait être recherchée à l’horizon du dé, prêt au suicide. Il a été ac­ film dans la dissonance entre croché, concerné. Il ne juge pas, sa fin, la critique sociale et ses il sent. Il est impuissant à plai­ moyens, un procédé trop anecdo­ der, à marchander l’admiration. tique, la rencontre d’un satyre. Son seul argument, de quel poids, 3 est fait de silence et de vertige. Nuit de Steiner (Alain Cuny), S'agissant d’une fresque, de la Steiner, déjà rencontré, symboli­ • S Décadence italienne conrme on se la pureté, l’équilibre : il ^ disait de la Renaissance, il est jouait du Bach à l’orgue d'un ^ naturel de raconter là où il n’y clocher. Chez lui, à l’écart du a ni feuilleton ni structure, de bruit, un décor reposant, raffiné, dresser un synopsis de ce che­ des poètes, des écrivains, une min de croix, de cette ligne de simplicité relative, une élévation métro aux multiples stations dans intellectuelle, un ménage uni, la nuit romaine. des enfants. Marcello prend une Nuit de Magdalena. Le héros conscience plus aiguë de sa dé­ Marcello (Mastroianni), écrivain générescence, de sa vacuité. Il passé journaliste à grand tirage, faudrait aimer Emma, simple et auquel rien de sacrilège n’est saine. Il faudrait écrire. Il avait étranger, rencontre dans une boî­ du talent. Mais Steiner n’est pas te Magdalena (Anouk Aimée), absolument heureux. Il se sent in­ fille à papa en Cadillac — en­ suffisant, petit, réduit aux di­ core ». Ils vont se promener, mensions de son bonheur. rencontrent une prostituée, la Marcello partira à la campa­ raccompagnent chez elle, font gne pour écrire. Il admire une l’amour sur son lit, dans un sous- petite servante à visage d’ange­ sol inondé. lot. Il est impuissant à écrire. Il Au matin, Marcello trouve Em­ rentre. ma sa « fiancée » à demi agoni­ Nuit du père. La plus banale, sante après tentative de suicide. mais non la moins effroyable. Il la conduit à l’hôpital, la fait Le père de Marcello, de passage soigner, la ramène chez lui, un à Rome, est un bon vivant pro­ appartement neuf encore en vincial, démodé. Il fait la noce chantier, repart aussitôt. avec une danseuse amie de son Nuit de Sylvia (Anita Ekberg), fils (Magali Noël), et repart au qui vient tourner un film à Ro­ petit matin, très vieux, plus qu’à me. Après une folle journée dans moitié malade. Impossibilité pour le papillonnement des photogra­ Marcello de communiquer avec phes, après une invraisemblable lui. soirée dans une boîte de nuit qui évoque le Bas-Empire et les Nuit des Aristocrates. Dans un Catacombes, Marcello, subjugué château, avec le châtelain, la fa­ par l’éclat de la vedette bien en mille, les amis, tous les plus chair, emmène Sylvia dans la grands noms d’Italie. On retrouve nuit. Elle imite l’aboiement des Magdalena, putain perdue, luci­ chiens, trouve un petit chat de et désespérée qui provoque le blanc. Il lui faut du lait. Ils se besoin d’amour de Marcello et baignent tout habillés dans une se laisse embrasser, caresser par fontaine baroque. un de ses pairs, tandis que d’une Nuit de la Madone. Accompa­ autre pièce, par un système de gnée d’Emma, Marcello fait un téléphone architectural, Marcello reportage sur un miracle organi­ lui fait une sorte de déclaration. sé avec le concours de la presse Plus tard, l’orgie monte, Mar­ et de la télévision dans un délire cello fait l’amour dans les toiles de dévotion prostituée à laquel­ d’araignées avec une noble mère le Emma elle-même finit par de famille. Promenade au petit participer. Mais l’Eglise n’est pas matin, avant la messe. d'accord et tire son épingle du Nuit d ’Emma. Explication sur jeu : elle ferme les yeux de l’en- une route. L’amour simple et to­ 132 fant venu pour guérir et qui est tal d’Emma est insupportable à mort. Marcello. Cette voracité, cette ab- sence d'horizon ne peuvent ré­ comme lui. Peu importe le ca­ pondre à ses besoins diffus, in­ dre, qu’ils ne soient ni à Rome, formulés. Il abandonne Emma ni riches, ni journalistes, ni dé­ au bord de la route. Au matin, pravés. Ce qui compte, c’est la il revient la chercher. même vibration à vide, le même Un peu plus tard, Marcello engrenage de rien. Pour ceux-là, apprend la mort de Steiner. Stei- Marcello est plus proche encore ner a tué ses deux enfants et que les héros de la fureur de s'est suicidé. La police, Marcello, vivre qui assument une évasion nous-mêmes cherchons pourquoi. inassouvie, qui font que quelque On ne répond pas à ces ques­ chose arrive. Marcello incarne tions-là, on les subit. Peur de une impuissance à vivre qui lui-même ou, des autres, insuffi­ tient au cercle social où ils sont sance de son bonheur tranquille enfermés, dont ils sont le pro­ qui décalait Steiner par rapport duit, dont ils ne peuvent pas à lui-même, inaptitude à l'assu­ sortir parce qu’ils ne savent plus mer, à mener cette vie qui est ni travailler, ni aimer simple­ celle même qu’Emma offre à ment, ni partir, ni mourir. Marcello. Le bonheur n’est qu’une apparence, le hâvre d’un Pour ceux dont la force d’âme, moment. Il est impossible. La l’équilibre, de solides concep­ mort de Steiner est le coup de tions bourgeoises ou une convic­ grâce. tion progressiste font obstacle à Nuit de Nadia. Déchéance to­ toute identification avec Marcel­ tale et consciente de Marcello. Il lo, le sens critique demeure infi­ n’est plus journaliste, mais para­ niment mieux aiguisé. Il n’y a site, vague chargé de presse pas lieu de s’arrêter aux timides pour comédiens factices (Jacqueo griefs d’ordre bourgeois, formu­ Semas). Cette nuit-là réunit dans lés au nom du scandale. Le scan­ une villa au bord de la mer dale, pour une fois, est parfaite tout un monde pourri d’invertis ment mérité. Cette satire féroce de tous sexes qui se méprisent et triste est scandaleuse, elle réciproquement. Streap-tease de n’épargne ni la presse, particu­ Nadia (Nadia Gray) pour fêter lièrement les photographes, ni son récent divorce. Marcello ivre l’aristocratie de nom ou d’argent, joue une sorte de jeu de la vé­ ni la dévotion populaire à défaut rité. Au petit matin, promenade de l’Eglise, ni la pègre du spec­ sur la plage où des pêcheurs ti­ tacle, ni la liberté amoureuse ou rent sur le rivage un énorme, les mœurs contre nature, pas ignoble poisson mort qui tient plus l’âge mûr que la jeunesse. de la méduse et de la pieuvre. Comme dans Les Bonnes Fem­ Marcello, à genoux, voudrait s’en­ mes elle s’attaque à un bonheur foncer dans le sable. Il aperçoit entr’aperçu, à un amour offert tout près la petite serveuse à ou accompli. Rien n’est plus pos­ visage d'angelot. Elle lui parle, sible dans ce cercle vide et vi­ l’appelle. Les vagues couvrent sa cieux. Une œuvre aussi directe, voix. Il ne l’entend pas, ne la circonstancière, précisément si­ comprend pas. Il s’en retourne tuée, était inconcevable en Fran­ et s’en va avec un petit geste de ce, en l’état d’une production qui la main très doux, très impuis­ est certes encyclopédique, mais par le biais de la fiction ou des sant. Fin. Huit nuits, une de plus que symboles. Le scandale est un as­ pour la fin du monde, un enfer. pect éminemment positif de La Ceux qui aiment La Dotce Vila Dolce Vita. ne peuvent rien ajouter. Ils sont Par contre, il faut tenter de Marcello, transpirent et sentent comprendre et d’expliquer le dé- 133 I tachement, la froideur, l’ennui D’une religion mieux comprise, de certains spectateurs sincères, d’une grâce mieux reçue, d’un • S conscients, évolués. Tout le mon- mysticisme plus vague encore, de est d’accord sur les éblouis- d’un bien abstrait dont il ne ^ santés qualités de la réalisation, vous propose aucune silhouette, ses inventions, sa variété, son aucun mirage puisqu’il ne s’at­ brio. La difficulté était immense taque qu’à son contraire, pré­ puisque, sur trois heures de pro­ senté comme étant le mal, un jection, il y a une bonne heure mal inhérent à l’homme par op­ et demie de parties, partouzes et position à ce néant de bien, et autres festivités. Dira-t-on juste­ non comme le produit artificiel ment que la profusion est exces­ d’une déformation sociale. Et cer­ sive, que dans ce domaine où tes, Fellini, malgré ses tics poé­ l’on ne pourra jamais tout mon­ tiques, ses promenades du matin trer, il faut se limiter, esquisser, dont il ne se lasse jamais, ne suggérer, il est vain de commen­ voue pas aux créatures qu’il dé­ cer une description qui n’ira ja­ peint l’amour, la tendresse, dont mais jusqu’au bout et c'est pour­ sont précisément auréolées Les quoi les plus grands moments Bonnes Femmes. Il manque à La se trouvent ailleurs que dans ces Dolce Vita le décalage entre le séquences prodigues. Cette criti­ comportement de ces êtres, qui que s’attache au principe de peut être stupide, odieux, insup­ l’ouvrage et rappelle un peu trop portable, et l’attitude de l’auteur les griefs hypocrites à Tégard du à leur égard, qui ne doit jamais scandale. Car Fellini, ayant choi­ s’écarter d’une S3Tnpathie secrète si pour thème les différents as­ et fondamentale. Fellini demeure pects de la douce vie romaine, à l’extérieur, en retrait. Il ne va ne pouvait faire autrement que pas dedans, comme dit Antonio- de nous en décrire les variations. ni. Telle est la seule explication Sur le plan du spectacle, du cir­ possible du détachement de cer­ que, si Ton veut, les orgies sont tains en présence d’une œuvre empreintes d’une sorte de génie. qui est elle-même détachée de La Dolce Vita est l’Illiade, le ses modèles. Il reste qu’il s’agit Cecil B. de Mille de la partouze. d’une fresque où les visages ne Le seul reproche finalement font que passer, sauf Marcello. admissible est que La Dolce Vita Et Marcello, faible, petit, pas­ n’a pas une âme claire, que la sif, le contraire d’un héros, il position de Fellini est équivoque, est là, comme un homme de ce que l’on ne sait pas très bien temps et de ce monde-là, non pas ce qu’il a voulu dire, qu’il ne le héros antique générateur de sa s’engage donc pas nettement sur fatalité ou de sa malédiction, les problèmes du monde moder­ mais un homme simple et ne, alors que le principe même complexe, porteur du bien et du de La Dolce Vita suppose un tel mal, capable du meilleur et du engagement. Serait-il un bouffon pire, et qui, lorsqu’il déchoit, est qui dépeint avec un sourire cris nécessairement victime d’une pé les soubresauts, les déborde­ condition objective contre laquel­ ments d’une société à laquelle il le il n’a plus la force de lutter, est intégré ? Il condamne qui ? et qui souffre abominablement. Les hommes, et non leur condi­ Pourquoi ? Que veut-il ? Que tion, le contexte, cet ordre social cherche-t-il ? Fellini ne le dit dont ils ne sont que les pantins, pas, certes. La Dolce Vita laisse les victimes perdues. Au nom de des blancs, et c’est à nous de quoi ? On n’en sait trop rien. les boucher. ACTUALITES le théâtre

ACTiVE JEUNESSE, PAR JACQUELINE AUTRUSSE, a U Trois jeunes animateurs, trois spectacles intéressants : Jean Tasso monte Ajax, de Sophocle, à l’Alliance Française; Antoine Bourseiller La Mort d’Agrippine, de Cyrano de Bergerac, au Studio des Champs-Elysées, et Daniel Leveugle est accueilli à l’Athénée avec Le Jeu de l'Amour et du Hasard, de Marivaux. Il y a quelques années, on n’aurait même pas imaginé un tel phénomène : tandis que Ionesco et Adamov se font applaudir à rOdéon, Jean Genet sur les Boulevards, Boris Vian au « petit T.N.P. », les « classiques » sem­ leux, ne se prêtent ni à la dé­ blent retrouver, loin des scènes clamation, ni au ton « parlé » officielles, une nouvelle vie. et l’interprétation hésite entre ces deux écueils, sans trouver tou­ Classique à vrai dire, La Mort jours de véritable homogénéité. d ’Agrippine ne l’est guère. Cette Chacun a suffisamment de talent pièce fort peu connue, dont l’au­ pour rendre vivant son person­ teur n'atteint évidemment pas la nage, mais vivant d’une vie auto­ perfection formelle de ses illus­ nome, sans que s’établisse véri­ tres successeurs du grand siècle, tablement un rapport avec les témoigne d’une liberté d'esprit autres. Le décor de Pace s’efforce toute moderne. Pas de fatalité, de souligner le caractère barbare pas de raison d’Etat, pas de jus­ du texte, il y parvient, mais on tification religieuse : rien qu’un regrette l’utilisation trop systé­ meurtrier « jeu de l’amour et du matique de certains procédés, pouvoir », mené jusqu’au bout dont la nécessité ne paraît pas par chacun, sans crainte des évidente. N’importe. En choisis­ sant une telle pièce, en lui con­ hommes ni des dieux. On conçoit sacrant un travail aussi sérieux, qu’un metteur en scène comme Antoine Bourseiller et ses cama­ Antoine Bourseiller, soucieux de rades méritent qu’on leur fasse tirer de l’ombre les œuvres ou­ la plus grande confiance. bliées — il nous avait déjà fait découvrir La Marianne de Tris­ ★ tan Lhermite — se soit intéressé Jean Tasso, lui, a tenté, timi­ à cette Mort d ’Agrippine. Est-ce dement sans doute, de rappro­ à dire que sa réalisation soit en­ cher de nous Sophocle, que tant tièrement convaincante ? En fait de représentations conventionnel­ les acteurs n’ont pas ici la tâ­ les ont fini par nous rendre, bien che facile. Les vers, souvent injustement, étranger. Il a su beaux, presque toujours rocail­ mettre en évidence ce qui, dans 135 le conflit, a gardé pour nous une D’où vient cependant que tout

LE MUSEE DE BIOT PAR GEORGES BEAUQUIER L’inauguration, le 13 mai dernier, à Biot, du Musée Fernand-Léger, apparaissait comme le couronnement de trois années d ’efforts des disciples et des amis du grand peintre pour élever, en cette campagne qu’il aimait, un musée digne de lui. Nous remercions M. Georges Beauquier, conserva­ teur du Musée, d ’avoir bien voulu nous confier le texte de la conférence de presse qu’il prononça à cette occa­ sion devant une nombreuse assemblée de critiques d ’art et de fournalistes. Le lecteur en trouvera ci-après les passages essentiels. Nous remercions également M™ Nadia Léger, qui a choisi elle-même les dessins illustrant ce numéro de La Nouvelle Critique. Ce Musée, c’est l’expression même de l’amitié et de la fidé­ lité. C’est également l’expression de la prodigieuse générosité de Nadia Léger. Autour d’elle — sans qui rien n’aurait pu être fait ici — une équipe de peintres qui avaient bien connu Fernand Léger, qui en avaient apprécié l’extrême simplicité, la parfaite modestie, la profonde humanité, s’était constituée pour mener à bien cette œuvre grandiose. Que ce soit Roland Brice, Carlos Camero ou moi-même, nous avions la conviction que, dans les siècles à venir, l’œuvre de Fernand Léger serait une de celles qui représenteraient le mieux cette civilisation moderne, domi­ née par une mécanisation à outrance, dont Léger a été le témoin passionné. Bien entendu, il n’est pas question, pour nous peintres, de nier ou de méconnaître l’importance de l’apport des autres grands maîtres de l’Art contemporain, de Matisse à Picasso, de Georges Braque à Marc Chagall qui, de même que Fernand Léger, et avec une expression propre, ont combattu pour la vic­ toire de cette Ecole de Paris qui rayonne aujourd’hui sur le monde. Mais c’est parce qu’il était pour nous à la fois le « patron » et l’ami, que chacun de nous, dans la mesure de ses moyens, a tenu à rendre à Fernand Léger ce que Fernand Léger lui 137 s avait donné. Et nous désirions également lui offrir ces murs qu’il & avait vainement réclamés, pour y étaler la puissante polychromie de ses vastes compositions architecturales. Notre dessein était également de donner à ses œuvres la place indispensable qu’elles K exigent pour leur plein épanouissement. 5 L’originalité de ce musée, peut-être unique au monde, en son g genre, c’est que, pour la première fois, un tel édifice a été pensé, conçu, exécuté en partant de l’œuvre même d’un peintre, en respectant fidèlement les conditions plastiques qui étaient les siennes, afin d’y exposer une importante représentation de sa création artistique, s’échelonnant de 1904 à 1955, soit plus de cinquante années de peinture. Et c’est pour répondre à ces conditions que le principe fon­ damental de construction a été la subordination totale de l’archi­ tecture à l’événement ornemental. C’est autour de deux éléments essentiels que l’architecte André Svetchine a conçu cet édifice ; la maquette mosa'ique-céramique que Fernand Léger destinait au stade olympique de Hanovre, et la maquette du vitrail. Cet ensemble architectural sert essentiellement et unique­ ment de support à l’œuvre de Fernand Léger et, à l’intérieur, tout en respectant les exigences de fonctionnement du musée, le bâtiment a été réalisé avec le maximum de simplicité, afin de donner le maximum de murs et d’espace à l’exposition des œuvres. Et c’est pour nous une profonde satisfaction de voir com­ bien était précise et exacte la projection dans l’espace, par Fernand Léger, de ses compositions architecturales, puisque pour la grande façade mosaïque-céramique la maquette originale ne mesurait que 40 cm sur 10. II nous a fallu près de trois mois pom- la porter à l’échelle actuelle, sous la direction de M”' Nadia Léger qui, nous ne devons pas l’oublier, a été la collaboratrice de son mari pendant plus de vingt ans. Cette expérience s’est également renouvelée pour le vitrail dont la maquette a été agrandie à près de cent fois ses dimen­ sions originales. En ce qui concerne la présentation des œuvres elles-mêmes, nous avons été animés par le plus grand souci de simplicité, car nous nous sommes rendu compte que la tendance actuelle de présentation des peintures avec une trop grande recherche d’ori­ ginalité nuit très souvent aux œuvres elles-mêmes. Dessins, gouaches, céramiques, tableaux exposés ne repré­ sentent qu’une faible partie du fond du musée, fond que nous 138 devons, pour une part à la générosité de M“' Nadia Léger, aux dons déjà importants de certains collectionneurs, ainsi qu’aux prêts pour deux grandes toiles : La grande Parade et La Partie de Campagne. Mais nous avons préféré que chaque tableau, chaque dessin, chaque gouache, ayant autour de lui une zone de repos suffi­ sante, puisse pleinement s’épanouir. Car les œuvres de Léger, plus que celles d’aucun autre peintre, demandent de l’espace. Ce musée, certains visiteurs l’ont appelé cathédrale ou tem­ ple de l’Art moderne. Ces termes, pour nous, sont un peu grandi­ loquents. Nous pensons cependant qu’ils correspondent à l’esprit même du musée, dans la mesure où cette « Maison » de Fernand Léger n’est pas seulement destinée, dans notre esprit, à accueil­ lir ses œuvres, mais aussi à servir de grandes salles d'exposition à tous les grands noms de la peinture contemporaine. C’est pourquoi, si un jour Marc Chagall, Georges Braque, ou désiraient présenter une grande exposition de leurs œuvres sur cette Côte d’Azur qui est malheureusement dépour­ vue de salles suffisantes, si ces grands peintres voulaient nous faire l’honneur d’exposer leurs œuvres dans cette « Maison », ce serait pour nous une grande joie. Et dès aujourd’hui nous pou­ vons dire que d’ici deux ans, période que nous estimons néces­ saire pour la présentation, dans son état actuel, de l’œuvre de Fernand Léger, si tel était le désir des trois peintres que j’ai cités tout à l’heure, nous décrocherions les toiles actuellement exposées et nous leur dirions : vous êtes chez vous, organisez votre exposition qui est pour nous un très grand honneur, dans la mesure où elle concourt au développement et au rayonnement de la peinture française. Nous avons d’ailleurs d’autres ambitions puisque nous envi­ sageons de construire, à côté du musée, et directement rattaché à lui, un théâtre de plein air où de grandes représentations de théâtre classique et moderne, des spectacles chorégraphiques, des soirées musicales, feront de cette colline un haut lieu de la culture. Car tel est notre immense désir : nous pensons qu’il est normal et qu’il est de notre devoir de donner aux millions de touristes qui fréquentent la Côte d’Azur, et à cette population de la côte méditerranéenne pour laquelle il n’y a pas que Juan- les-Pins (bien que je n’aie rien contre Juan-les-Pins) des specta­ cles qui leur fassent toujours mieux aimer et comprendre l’Art français. Et nous sommes persuadés que nous concourrons ainsi au rayonnement de la culture française et, partant, à la véritable grandeur de la France. ACTUALITÉS les livres

M O H A'M MED DIB: •( L’ETE AFRICAIN » La guerre d’Algérie est entrée dans le roman. Romans poli­ tiques, diront les amateurs d’innocence. Et tant mieux que la littérature soit contre la bête ! Tant mieux que des écrivains algériens puissent se faire entendre, tant mieux que des écri­ vains français parlent pour la France ! Un livre, nous dit-on, ce n’est après tout que de la « littérature »; Monsieur le ministre de l’Intérieur répond en saisissant Le Foudroyage. Mohammed Dib vient de publier un beau livre; d’un homme qui a le douloureux privilège sejîible vivre au rythme de son d’être le frère des torturés, des peuple. femmes massacrées, des enfants A côté de cette bourgeoisie, il regroupés : c’est L’Eté africain. y a les simples gens, et surtout Mohammed Dib n’est plus un les paysans : Marhoum qui orga­ inconnu. C’est l’auteur algérien nise le ravitaillement des patrio­ qui, en France, s’est acquis le tes, qui est un des juges clandes­ plus vaste public. tins, qui a la charge de distribuer Sa trilogie Algérie^ est une des les secours et de veiller sur les œuvres qui peut le mieux aider familles des combattants et des à comprendre le pourquoi du 1" victimes de la répression. Baba novembre 1954. Anal, dont le fils a rejoint les L'Eté africain^ situé dans l’Al­ partisans, qui supporte mal ce gérie du début des événements départ — « lui vieux comme il est une vue en coupe de la réa­ est, ce chaos lui est incompré­ lité algérienne. Des bourgeois aux hensible » —, qui comprendra paysans, ce sont les Algériens pourtant ce que lui dira le for­ dans la guerre. geron Selka : « Nos plus pro­ Bourgeois assoupis dont Dib fondes aspirations ont mûri chez décrit très bien la vie monotone, nos enfants. Elles se sont épa­ comme hors du temps, attachés nouies. C’est tout ». Ba Sahli aux traditions; qui, s’ils ne sont qui exécutera un traître... Par pas directement engagés dans le eux le lecteur prend conscience bouleversement que subit leur du patriotisme algérien et qu’il pays, n’en sont pas moins concer­ ne peut y avoir de reddition. nés. Cela par Zakya, jeune fille C’est par eux que nous saisis­ qui veut être institutrice, c’est-à- sons la dimension du combat que dire travailler, qui veut se marier mène l’A.N.L., jamais présente, librement, et qui pour cela va se mais, dont nous sentons partout heurter à la résistance de la tra­ la présence. 140 dition. Elle seule, dans ce milieu. Ces personnages rendent comp-

1. La Grande Maison, VIncendie, Le Mé­ tier à tisser. Edit, du Seuil. 2. Edit, du Seuil. te de la spécificité du peuple al­ plaintes. Les Français sortent des gérien, de la culture de ce peu­ demeures les bras chargés d’ha­ ple. Culture dont on sait l'im­ bits, de couvertures, de ballots. portance que lui attache Moham­ (...) Puis c’est le tour des bêtes : med Dib qui s’en est expliqué ici ils tirent sur toutes celles qu’ils même par cette phrase : « La aperçoivent. (...) Un groupe de mémoire du peuple, c’est la bi­ soldats entoure l’animal, là-des­ bliothèque nationale de l’Algé­ sus un autre s’approche pous­ rie ». Rien ne montre mieux sant de l’avant un paysan. Ma­ l’absurdité et la monstruosité de rhoum reconnaît en celui-ci Ram- la thèse de l'Algérie terre -fran­ dane, le simple. (...) Il marche çaise, ou de toute solution la tête enfoncée dans les épaules. plus française. D’une rafale de mitraillette dans Pourtant sur cette terre la le dos, il est abattu à côté du France est présente. Une France cheval moribond. L’innocent émet qui a le visage de l’oppression. une plainte qui se termine en On ne peut lire sans colère cette hoquet et tombe assis t sur son description de la pacification séant. Il demeure dans cette pos­ d'un village : « ...Des cris aigus ture, comme stupéfait. Une nou­ de femmes déchirent l’air et des velle rafale part. Alors Ramdane coups de feu claquent, secs et se couche à la renverse, allongé brefs... Affolée, Bedra entre à ce sur le dos : on aurait dit qu’il moment, suivie de ses deux fil­ en avait assez d’être assis. Ses les. pieds nus, hors des babouches — Ils tirent sur les gens ! hur- frémissent encore. (...) Et le le-t-elle. » contrôle commence. (...) Ma­ « ...Des ordres volent; Ma- rhoum est poussé, avec son grou­ rhoum lève les bras en l’air. Il pe, vers un Dodge. (...) Son nom louche vers le Français le plus déformé est projeté dans l’espa­ proche qui le vise de sa mitrail­ ce. On l’emmène lui seul jusqu’à lette : c’est un tout jeune gar­ une jeep. » çon rasé de frais, aux fines Mohammed Dib nous restitue moustaches blondes décolorées : la vie du peuple algérien, la il est blême et manifestement en douloureuse naissance de l’Algé­ proie à une forte émotion, ses rie en tant que nation. mains tremblent. « Toi tu ne dois pas avoir l’habitude de ces cho­ C’est avec une extrême pudeur, ses » pense Marhoum. (...) Des une grande sobriété dans les clameurs de désespoir, des gé­ moyens, que Mohammed Dib té­ missements partent du camp des moigne pour son pays. C’est par femmes, qu’on ne voit pas. Ose­ là qu’il nous tou:he le plus. Une raient-ils toucher à elles ? Ma­ pudeur qui s’allie à une grande rhoum comprend alors, comme bonté. Michel Parfenov. ses voisins, la raison de ces Julliard.

ROBERT DAVEZIES ; «LE FRONT» Comme tous les Français qui en lui une grande souffrance. II aiment, estiment et respectent le s’est trouvé en situation de dé­ peuple algérien parce qu’ils le couvrir une vérité longtemps ca­ connaissent, Robert Davezies a chée, de nouveau mêlé à son 141 g peuple, il regarde avec effroi les trés parmi les réfugiés et les mi­ ^ millions de Français qui ne sa- litants de base du F.L.N. qu’il ~ vent pas encore. Il nous en fait est allé interroger en Tunisie et g part. Comment se fait-il que au Maroc. Il reproduit sans en >-3 tant de nos compatriotes ne sa­ rien changer ce qu’ils lui ont dit chent pas encore qui est ce peu­ des motifs d’un irrémédiable ple ? Pourquoi, depuis si long­ choix. Dans une langue aussi temps, refusent-ils de croire aux forte que maladroite, abrupte, vertus d’un tel peuple, qui va­ sourde, contenue, la langue des lent bien les nôtres, à tous points choses qu’on a à dire, qu’on arri­ de vue ? Comment peuvent-ils ve à dire coûte que coûte, quand ne pas voir que les Algériens la conviction vient de si profond. sont en train d'atteindre les som­ Ainsi se lisent d’un trait, com­ mets que nous. Français, avons me autant de dépositions boule­ su atteindre en certaines circons­ versantes, dix-sept documents tances, comme tous les peuples humains, à l’état brut. savent le faire, dans les grandes Viennent d’abord des militants heures de leur histoire ? Com­ de l’U.G.T.A. — l’organisation ment tant de braves gens de syndicale nationaliste — qui ex­ France peuvent-ils encore douter pliquent comment ils sont venus des raisons du peuple algérien ? à la cause nationale. Leur che­ Robert Davezies ressent pro­ min fut souvent celui d’une ré­ fondément l'horreur d’un malen­ volte que la faim, la misère ont tendu, d’une erreur, d’un mépris, longuement, douloureusement mû­ entretenus depuis plus d’un siè­ rie... « Je ne me rappelle pas cle. Il s’est interrogé sur les cau­ avoir mangé à ma faim, jamais ». ses, mais il n’en est pas resté Cette route est souvent passée là. Il s’est jeté dans la mêlée, par le bidonville, « où des famil­ pour dessiller les yeux, afin d’ai- les entières étaient affamées, par­ rêter le bras. ce que les chefs de famille er­ La méthode qu’il a choisie est raient toute la journée, du ma­ à l’échelle de ce qu’un homme tin au soir, à la recherche d’un comme lui peut apporter au travail, depuis quatre heures du combat général. Elle n’est pas matin, et revenaient bredouilles si mauvaise : à preuve la décou­ le soir. » Et cette misère est, verte que cela fut pour beau­ très tôt, ressentie comme une coup. D’autres, bien d’autres, humiliation. « On était un peu peuvent faire une découverte en obligé de cacher notre misère, lisant Davezies. Précisément par­ parce qu’on en avait honte, com­ ce que son livre est ce qu’il est. me si cela était une tare ou une Parlant de ceux qui, « En maladie... Entre gosses déjà, on France ou ailleurs », ignorent ie était gênés. » Puis, c’est la néces­ peuple, les hommes dont il va saire constatation que la vie de les entretenir, l’auteur écrit : tous les jours impose : « D’un « Ils ne pouvaient pas les con­ côté, celui qui avait tout ce qu’il naître, d’ailleurs, parce que les voulait, et de l’autre celui qui colonisateurs ont toujours réussi n’avait rien. Et il se trouvait par à cacher le visage des colonies hasard que c’étaient les Euro­ et non seulement à cacher, mais péens qui avaient tout ce qu’ils à défigurer ce visage. Ils sauront voulaient. Ça, je n’y pouvais rien. maintenant qui sont les hommes, Ce n’était pas un instinct racial qui sont les femmes, qui sont chez moi... C’est en partant de les enfants auxquels nous faisons cette injustice sociale que j’avais une guerre impitoyable... » pris conscience de ma qualité Des hommes, des femmes, des d’Algérien. » 142 enfants... L’auteur les a rencon­ Ces hommes, comme des cen- taines de milliers de leurs frè­ vrai, c’était juste, c’était sincè­ res, sont venus en France, sim­ re. » plement pour ne pas crever com­ On ne sait pas trop comment me un chien, et surtout, pour cela s’est fait, mais toujours est- envoyer le mandat à la famille il que les djoumoud, les moud­ affamée, pour la mère, pour jahidine, les moussebline, c'est- l’aïeule, pour les tout petits pen­ à-dire les soldats, les combat­ dus à la mamelle tarie. En tants, les volontaires, ont surgi France, ils se sont formés, aguer­ de partout, dans les douars et ris, ils ont appris beaucoup en les mechtas. La jeunesse algérien­ organisant leurs frères pour le ne a gagné les djebels. Jour salaire, pour la dignité, pour se après jour, malgré les tortures, défendre contre le patron, le les massacres, les razzias, les marchand de sommeil, le flic. bombes et le napalm, les pay­ Et puis ils sont partis organi­ sans se sont mis à organiser, a ser la masse paysanne dans les nourrir, à renseigner, à loger leur douars, et là aussi, à la veille armée, c’est-à-dire essentielle­ de la révolte armée, ils ont ap­ ment, leurs fils sous les armes. pris beaucoup. Un refrain leur Avec une incroyable patience, sonnait aux oreilles. « Lorsque une incroyable persévérance, une nous allions dans les campagnes, incroyable ardeur, une incroya­ la conclusion qui revenait le ble générosité. Jour après jour, plus souvent était qu’il ne fallait depuis cinq ans. Cette guerre plus perdre, qu’il ne fallait plus est avant tout une guerre de user ses forces dans de petites paysans. Ce sont les fellahs, qui, luttes, que le seul moyen de se consciemment, tout bien pesé, libérer était de prendre les ar­ tout bien considéré, comme on mes. » le fait à la djemaa, ont engagé Découverte de la misère pay­ la nation algérienne dans sa sanne, ceux qui font bouillir guerre libératrice. Et Ben Slama l’herbe avec de l’eau, sans sel, Bourzenzen raconte calmement : parce qu’ils n’ont même pas de « J’étais fellah à sept kilomètres sel, ceux qui mangent des raci­ de La Calle. Pendant quatre mois, nes, ceux qui ramassent des nous avons travaillé avec les glands... Une chose « qu'on ne moudjahidine. Une nuit, à une peut pas narrer à des personnes heure du matin, une troupe fran­ qui n’ont pas vécu en Algérie. çaise est venue avec des ca­ C’était une surexploitation qu’on mions... Nous avons été torturés. n’avait même pas lue dans les Ils nous demandaient : « Est-ce livres. « Ne plus vivre comme que tu travailles avec les fella­ ça, plutôt mourir en se bat­ ghas ? » J’ai répondu : « Oui, tant » « Chez les paysans, j’ai je travaille ». Ils en ont fait as­ trouvé le raisonnement le plus seoir cinq sur les bouteilles et simple, le plus clair, le plus les cinq sont morts de cette ma­ combatif ». Et puis surtout, « la nière. » dignité bafouée, qui touche beau­ Robert Davezies est allé chez coup de types, ça aussi c’est les réfugiés de la frontière ma­ très important, je crois que ça rocaine. Ils vivent misérablement, passe peut-être avant la terre ». mais il a fait des découvertes Donnez-nous des armes, disaient étonnantes. Par exemple celle- les paysans. « A un moment, dit ci ; « J'ai vu un peu partout un de ces militants politiques, des écoles. Dans de mauvaises nous doutions de la sincérité de salles, d’extraordinaires institu-J ces trucs. Et finalement, on a pu teurs, aussi pauvres que leurs quand même constater que ce élèves, certains, d’ailleurs, sont que disaient les paysans, c’était des Français, instruisent inlassa 5 blement de petits paysans atten- ment ils ont tout vu, et puis, ils ^ tifs, non seulement en arabe, sont partis au maquis. Là, ils ~ mais en français aussi, et tout sont heureux et fiers. Hassen, 2 autant. Paradoxalement, le F.L.N. quatorze ans, raconte : « Je vi­ 1-^ apprend à parler français à ces vais dans le djebel trois ans, enfants de la campagne qui n’au­ parfois avec les djoumoud, par­ raient jamais connu que l’arabe fois seul. Je surveille. Je des­ dans l’Algérie française. cends au douar la nuit... Les en Ailleurs, il a demandé : fants de Qm El Agareb, ils di­ « Pensez-vous que vous allez saient aux djoumoud ; « Si vous gagner la guerre ? voulez, on va venir tous, même — Et alors, sûr, quand ils ont les petits. On attaque ! » fini, les bonshommes, c’est les Bien sûr, les djoumoud, c’est- femmes qui continuent. » à-dire les combattants algériens, Les femmes... Fatima a 17 ans, ont une place de choix dans le elle est de Biskra. Elle est dans livre. Leur tranquille courage, la Résistance parce qu’elle a tant leur vaillance, leur discipline, vu d’horreurs autour d’elle de­ viennent de ce qu’ils sentent puis 1954 que... « Je n’ai pas pu monter vers eux l’immense supporter. Je suis montée au amour de tout un peuple. A l’un djebel. J’ai assisté à des batail­ d’eux, Davezies a demandé : les et je soignais les soldats... « Les djoumoud parlaient-ils Je ne suis pas seule. Chaque de l’avenir de l’Algérie ? fille algérienne voudrait monter — Oui. Ils en parlaient souvent au djebel, même les vieilles di­ et d'abord de la réforme agraire : sent : « Dommage que nous ne « La terre nous a été volée, il soyions pas jeunes pour monter faut qu’elle nous revienne... » Ils au djebel. » voulaient construire une Républi­ Chérifa, vingt-et-un ans, ra­ que pour le peuple, une Répu­ conte : « Je suis allée pour voir blique authentique... et pour cela mon frère. Eh bien, vous savez, combattre pour que le peuple le gardien des Français, ils m’ont soit le maître des mines, du pé­ renvoyée. Et puis j’avais le cho­ trole, des usines et des ban­ se à la main. Ils me l’ont foutu ques... Cette terre, ces villages, par terre. Alors depuis ce jour- c’est à nous... et à partir du là, le jour même, j’ai rejoint le coucher du soleil, toute la nuit, maquis. l’Algérie nous appartient, à nous — Qu’est-ce que vous aviez à seuls... » la main ? Ce qui est étonnant, c’est leur — J’avais porté du manger façon de parler sans haine, mais pour mon frère, tout ça... pour avec une profonde douleur, so­ mon frère en prison... Ils m’ont brement imprimée, des effroya­ jeté de la main. Ils nous ont bles malheurs de leur peuple, et renvoyés tous. Alors, à ce mo­ de leur admiration pour ce peu­ ment-là, moi, je suis montée di­ ple décimé, écrasé de souffran­ rect. Je suis partie. » ces indicibles, qui a « appris à Les femmes sont la révélation ne plus s’étonner », à faire la de la guerre d’Algérie, une nou­ guerre sans plier, qui a fait de­ veauté qui va loin, qui ira loin, puis quatre ans, au feu de la dans ce pays d’Islam. De tout révolution, un formidable bond jeunes, des enfants, partent aussi en avant. L’un d’eux, explique : au maquis. Quand leur père a « Quand on est passé dans le été fusillé, leur mère égorgée, ils peuple... c’était vraiment étour­ partent au maquis, et ils racon- dissant à certains moments, tel­ lement la Révolution était dans comment ça s’est passé. Com­ le peuple, était imprégnée du peuple, ce peuple dont les par­ apporter la liberté... Qui a été tis politiques nous racontaient l’instigateur de la Révolution en qu’il fallait l’éduquer. Eh bien, 1954 ? Qui a été le prophète ? je crois que la Révolution l'a Personne. Simplement le peuple éduqué beaucoup plus vite... Le nous a fait confiance parce que paysan, maintenant, ii sait s’ha­ nous savions ce que c’est que la biller. Il sait ce que c’est qu’un prison et la torture. Aujourd’hui, maillot de corps. Il sait ce que c’est la même chose. Nul respon­ c’est qu’un slip. Maintenant, avec sable ne peut aller contre la vo­ l’A.L.N., vous voyez le paysan lonté du peuple, il ne le peut qui va jusqu’à mettre un short pas. Nous, notre mission, c’est en été, parce que, pour lui, tout l’indépendance; le peuple pren­ ce que fait le djoundi est sacré. dra le relais, il choisira lui-mê­ C'est son armée, c'est sa dignité me. » et c’est son honneur... Alors, quand le djoundi met un short, Le peuple ! Un peuple cons­ eh bien, il met le short... » cient, debout, qui dirige lui-mê­ C’est une même certitude qui me sa lutte titanesque. C’est bien ressort de ce qu’ont dit à Robert cela qui fait peur à ceux qui Davezies les responsables politi­ lui font la guerre. Et pourtant, ques qu’il a rencontrés et dont ce qui ressort de ces témoigna­ le témoignage sert de conclusion ges et qui a frappé Robert Dave­ à l’enquête. A la question ; « Et zies, c’est que ce peuple héroïque que pensez-vous de l’avenir ? » est un peuple pacifique. Comme l’un d’eux répond : « Qui peut tous les peuples. connaître l’avenir ? Nous avons M. F. reçu mission du peuple de lui Editions de Minuit.

JACQUES STEPHEN ALEXIS : « LE ROMANCERO AUX ETOILES I) (CONTES) Nous assistons à une joute dans une courte Fable, une Ro­ poétique au cours de laquelle s’af­ mance, devient récit enfin, et frontent l’auteur et son oncle, le même roman dans l’étrange et plus grand, le plus merveilleux sombre Chronique d ’un Faux- des conteurs, le vieux vent ca­ Amour, ou dans celle, très belle, raïbe lui-même. Le vieillard et du véritable amour qui surprend son neveu prendront tour à tour Le Sous-Lieutenant enchanté et la parole et la feront sonner clair le guérit de la maladie raciste. et haut tout au long de neuf L’essentiel du livre, n’est-ce pas contes, emmêlant savamment sa­ cette conviction que l’Oiseau de gesse et fantaisie. Si le canevas Dieu est immortel comme la vie, du conte, son dessin est le plus qu’il renaît de ses cendres ou souvent traditionnel, la couleur, plutôt qu’il s’envole, quitte le le ton de voix est toujours d’in­ ventre du gourmand qui l’avait vention en ce très riche et beau avalé et croyait le garder au se­ langage d’oiseaux des îles. L’his­ cret ? toire qui disparaît sous le cha­ Une tradition est indestructible toiement du Dit d ’Anne aux et le trésor de sagesse d’un peu longs Cils, prend sa revanche pie exterminé se transmet, mê- s me à un sous-lieutenant sudiste Jacques Stéphen Alexis, riche g de l’armée américaine qui, si héritier qui, dans Le Roi des gauche qu’il ait été, pourvu qu’il Songes, commence à remplir le g le veuille, dansera lui aussi la cahier des prochaines revendica­ Danse des Joies anciennes. Mais tions, nous annonce un essai : une tradition ne se transmet Le Réalisme merveilleux des Haï­ qu’en se renouvelant, en faisant tiens. Nous souhaitons pouvoir le siennes les toutes dernières exi­ lire bientôt. André Libérati. gences et les joies nouvelles des hommes d’aujourd’hui. Gallimard.

EUROPE; B L’INSTITUTEUR » La contribution de la revue Eu­ ensemble de textes dûs à quel­ rope à la défense de l’Ecole laï­ ques-uns de nos « maîtres ». L’en­ que est décidément remarquable. semble confirme la place excep­ Après le numéro d’octobre 1959 tionnelle que les instituteurs laï­ Pour l’Ecole laïque, épuisé quel­ ques occupent dans la vie natio­ ques semaines après sa publica­ nale. tion, voici L’instituteur. A côté des études de E. Tersen, P. Bon- A l’heure du retour (impu­ noure, F. Seclet-Riou, H. Psichari, dent) au pétainisme en matière P. Paraf, pour ne citer qu’eux, de politique scolaire, il était op­ on trouvera dans ce numéro un portun de le souligner.

GABRIEL CELAYA: B L’IRREDUCTIBLE DIAMANT » Un seul et long poème dont de départ au-delà duquel l’œu­ l’argument aurait pu constituer, vre trouve son développement et chez un Hemingway par exem­ toute sa densité. ple, la matière d’une nouvelle, L’ample tercet de Gabriel Ce- et surprenant par cela-même laya ne manquera pas, à la fa­ qu’un récit « romanesque » le veur de la publication récente de soutient, tel se présente à pre­ Parler Clairi, d’être comparé à mière vue L'irréductible dia­ l’ascétisme du vers de Blas de mant de l’Espagnol Gabriel Ce- Otero. Cette révélation (qui n’est laya. Réduire cependant cette sans doute qu’un commence­ œuvre à ses seules données dra­ ment) de la nouvelle génération matiques reviendrait à une lour­ des poètes d’Espagne au public de trahison : ni le ton, ni l’es­ français, permet déjà d’en entre­ prit du poème ne correspondent voir l’indiscutable valeur et la à ceux de l’épopée. Au contraire variété. Le grand mouvement de le fait extérieur n’est ici qu’une rénovation intellectuelle qui se indication qui permet et suppor­ fait jour de l’autre côté des Py­ 146 te une réflexion morale, un point rénées en dépit de toutes les censures, trouve, au-de'à des di­ mettre au compte de la revue verses formes qu'il emprunte, marseillaise Action Poétique, une unité d'inspiration que ca­ (dont le numéro de mars contient ractérise la saisissante formule en outre un intéressant coup de Gabriel Celaya : « Je suis d’œil sur la jeune poésie portu­ car je risque... » gaise) c’est dire en même temps Coup sur coup deux grands combien l’entreprise de ses ani­ poètes viennent de nous être ré­ mateurs mérite d’être encoura­ vélés. Signaler que la publication gée. Michel Apel-Muller. de L’irréductible diamant est à Action poétique.

pierre NAUDIN: « LES MAUVAISES ROUTES » Une chronique qui va se préci­ et des luttes de son temps, vont pitant, où gloire et déchéance mo­ lui donner conscience; on sent rale cheminent de front, une parfois que l’entoure et bouge chute de l’amour à la solitude et tout un monde vivant derrière à la mort. Louis, Irène et leurs camarades. Jacques, par sa valeur sportive Mais de même que son père ga­ de coureur cycliste, arrivera à gne en aisance et en autorité s’arracher à l’incertitude et à la par le reniement de son passé misère qui sont le sort commun (syndicaliste, puis contremaître), de beaucoup en ces années de Jacques ne peut arriver que par crise précédant le Front Popu­ l’isolement et le mépris; à la laire, mais l’exclusive passion de mort de Claire, il s’aperçoit qu’il l’argent qui le domine lui fera n’est pas seul : en se réconciliant écraser, dans sa marche, Claire, avec les siens, il chasse de race. héroïne d’une tendre histoire L’auteur est résolument réalis­ d’amour banale, devenue obstacle te, il ne nous épargne rien : ni par sa maladie. D’amoureux un du vocabulaire de ses personna­ peu naïf et bête, capable de ré­ ges, qu’il prend plus d’une fois à sister si longtemps au désir de son compte, ni des gestes de l’a­ possession charnelle, Jacques se mour. On lui sait gré du soin transforme peu à peu en une qu’il met à décrire, mais on ai­ espèce de monstre de cupidité et merait qu’il donnât parfois un d’égo'ïsme, où l’amour devenu peu plus à la sensibilité du lec­ lubricité morbide ne s’éveille teur. Il n’arrive pas toujours à plus qu’au contact de la douleur. nous attacher à ses héros, et seu­ Il possède surtout une formida­ le Claire, peut-être, est touchée ble capacité d’oubli : amis, pa­ par cette grâce. Mais un incon­ rents, souffrance, humiliation, testable mouvement épique ani­ misère se perdent dans le gouf­ me le récit des événements de fre de sa mémoire absente ; la 34; l’écrivain met son cœur à ce raclée reçue des flics au soir du qu’il dit. 9 février 1934 ne semble pas lais­ Peut-être Pierre Naudin aurait- ser trace plus durable que celle il dû croire aussi un peu au de ses yeux pochés. On croirait reste de son récit. que le côte à côte avec les tra­ R. Bianciotto. vailleurs, l’écho des inquiétudes Gallimard. ^ (O Ce recueil d’essais trace un por­ Braque et Picasso, par exemple, trait de plusieurs peintres con­ tout en visant moins à « réin­ temporains et l’auteur se livre à venter » la nature qu’à la « réa­ une étude approfondie de leui nimer », ont échappé aux pièges création. Ainsi, de la « constan­ de l’abstraction. Cependant, écrit ce », du « dépouillement », de la Grenier, parlant du bouleverse­ « concision » de l’art de Braque, ment esthétique porté à l’un Je Jean Grenier dégage les traits ses hauts points d’exaspération essentiels. Il y voit une « esthéti­ avec le cubisme, « une révolution que du dénuement » parvenue à qui est partie d’une exigence in­ sa perfection par la plénitude du tellectuelle et n’a pas obtenu contenu. « De tous les peintres l’adhésion populaire, n’est pas actuels, écrit-il, c’est un de ceux complète. Des bouleversements qui, à travers la plus sévère dis­ sociaux y aideront peut-être, ce cipline, ont atteint à la plus n’est pas sûr ». Tout dépendra de belle expression de la matière la nature de ces « bouleverse­ ments ». Une meilleure compré­ Les Cahiers de Braque, écrits hension de l’art en général, et, a de 1917 à 1952, mais aussi une fortiori, de certaines formes de fréquentation attentive de l’œu­ la sensibilité artistique moderne, vre permettent au critique de sai ne peut se concevoir que dans sir le haut degré d’humanité une forme d’organisation sociale d’une peinture dont l’élégance, permettant l’accès des masses à un peu précieuse parfois, échap­ la culture. pe au maniérisme par sa dignité. Le réalisme de Braque, dans ses Ce problème du divorce entre plus belles natures mortes, n’est- l’art moderne et le public préoc­ il pas issu de celui d’un Char­ cupe Jean Greneir. Que le man­ din, d’un Cézanne, par la jus­ que de culture et la paresse du tesse et la sensibilité de l’inter­ public y soient pour quelque prétation ? A propos de Braque, chose, cela n’est pas douteux. Jean Grenier rappelle la phrase « Mais n’est-ce pas aussi un peu d’Apollinaire : « Personne n’est la faute des artistes ?... Des deux moins occupé que lui de psycho­ côtés, le divorce provient de la logie, et je pense, une pierre même raison, trop de fausses in­ l’émeut autant qu’un visage ». telligences et un raidissement Il ajoute : « Retournons cette inutile ». L’auteur souligne le formule et disons : un visage vaste effort entrepris à notre l’émeut autant qu’une pierre... époque pour répandre la connais­ Tant le véritable humain se con sance des chefs-d’œuvre au moyen fond à la limite avec ce qui le de livres d’art et de milliers de paraît le moins ». reproductions ; mais il ne croit pas que ces reproductions contri­ De Braque, Jean Grenier passe buent à servir la cause de Tart. à Chagall, Rouault, de Staël, L’acquéreur, dit-il, « croit avoir Vieira da Silva, Lanskoy, Borès, acheté un objet qui possède (si puis il s’attache à définir ce peu que ce soit) un caractère ar­ qu’il appelle l’esprit de la pein­ tistique. Là gît le malentendu... ture contemporaine. Il oppose la Les procédés techniques les plus « révolution par l’intelligence » perfectionnés n’y changeront rien. de cette peinture à la « révolu­ Ce qui peut être parfaitement tion par le cœur » de l’art de la reproduit ne vaut pas la peine Renaissance. Il montre comment d’être produit ». Aucune repro- duction ne peut certes se substi­ bibliothèques et des conféreit-' tuer à l'original, et nul album, ces. La difficulté majeure semble nul livre d'art, si parfaits soient- bien provenir du peu d'enthou­ ils, ne sauraient remplacer la siasme des pouvoirs d'Etat, y connaissance directe des œuvres; compris sur le plan scolaire et ils doivent cependant y contri­ universitaire, à se préoccuper de buer. Les visites de musées ou ces questions. J. R. d'ateliers ne sont pas incompati­ bles avec la fréquentation des Gallimard.

LE DROIT DE GREVE Les pleins pouvoirs donnés à aspects de la grève, sinon pour l'Etat sont pour remettre l'ordre porter atteinte au droit de grève? dans l'Algérie... Mais comme le sabre de Joseph Prud'homme, ils C'est un domaine étrange que seront pour défendre des institu­ la flore juridique qui a pris nais­ tions et au besoin pour les sance sur la grève ; une vraie combattre. Et Dieu sait ce que jungle où le travailleur doit se parler veut dire. perdre pour le plus grand profit du patronat. Aussi, dire ce qu'est La revue Droit Ouvrier vient la réquisition, comment il faut de publier à propos un numéro l'entendre, démontrer quelles sont sur le droit de grève. Grève po­ les conséquences de la grève, litique, grève professionnelle, analyser les suites répressives et grèves tournantes, grève perlée, tirer de cet ensemble une théorie réquisition, etc., ce sont là des à donner aux travailleurs était mots, des idées, que la bourgeoi­ une nécessité. C'est chose faite. sie a élevés au rang du mythe, comme si de ce découpage sa­ On ne saurait ici rester insensi­ vant, allaient naître des fictions bles aux efforts de clarification différentes pour mieux leurrer faits dans les domaines autres la classe ouvrière. En fait, la que ceux couramment abordés, chose est simple. Un travail­ mais si connexes. Les efforts de leur vend sa force de travail et le tous se rejoignent. Le droit de prix (non la valeur) en est fixé grève y a gagné des défenseurs. par le patron. Si le prix est trop Et nous, nous saurons ce que la bas, le travailleur refuse sa force lutte persistante amène chaque de travail : c'est la grève. Si un jour, aussi bien pour les uns que gouvernement mène une politi pour les autres. Avant-hier délit, que qui multiplie les impôts et hier tolérance, aujourd'hui droit; accable les travailleurs, ces tra­ la grève est une réalité ; il faut vailleurs défendent le prix de leur que le droit en soit défendu. force de travail (qui se retrouve dans le pouvoir d'achat) et en Marcel Piquemal. refusent l'usage au patron qui soutient cette politique et au gou­ 1. Le droit ouvrier, 2JS, rue La- vernement qui la fait ; c'est la fayette, Paris (1(P), numéro de grève. Pourquoi établir un sub­ novembre-décembre sur le droit til « distingo » entre ces deux de grève, 5 NF. 14>J ^ MANUEL DE DIEGUEZ : ^ « RABELAIS PAR LUI-MEME » • f*S ^ Livre alerte, attachant et irri- de loisir, mais très tôt concertée ^ tant à la fois qui, sans nous ap­ et, on pouvait le dire nettement porter des révélations sur Rabe­ encore, inséparable de l’itinéraire lais — l'auteur n’y prétend pas que suit avec Rabelais la pensée — ni même définir très claire­ progressiste de son temps. ment une manière nouvelle d’a­ Le commentaire de certains border l’œuvre et d’approcher passages célèbres est néanmoins son sens — quelles que soient décevant, en raison des partis ses ambitions sur ce point — pris de l’auteur, d’une prudence donne à l’homme toute sa taille excessive quand il aborde l’ab­ de penseur et de lutteur et à baye de Thélème, l’éloge du Pan- l’œuvre les dimensions des plus tagruélion — absent du choix de hautes entreprises — Cervantès, textes — ou ce prologue du Molière, Swift, Balzac, Hugo — Tiers-Livre où Rabelais nous de­ mais aussi plus curieusement, mande à la fois de rire et de Pascal, Joyce, Proust et... Valéry. comprendre, en accord avec la On peut ne pas suivre l’auteur verve jaillissante et sérieuse des dans ces derniers rapprochements images et des idées. Bien souvent où apparaît la tentation de pla­ on est tenté de reprendre l’ana­ cer Rabelais sous le signe exclu­ lyse à partir des éléments mêmes sif de l’art, d’enfermer l’écrivain que l’auteur met au jour et de dans l’univers des mots qu’il bâ­ rectifier certaines conclusions. tit, et de réduire à des « victoi­ Ainsi, parcourant les cinq li­ res poétiques », les passages les vres (il voit à juste titre dans plus denses de l’œuvre. Curieuse les deux derniers un ensemble de manière d’exercer aux dépens de brouillons et de paities plus ache­ Rabelais certaines méthodes vées), Manuel de Dieguez met d’une critique « d’avant-garde » l’accent sur une évolution vers pour laquelle à la limite le si­ plus de violence et de réalisme, lence compte plus que les mots, mais en même temps vers un ces « pierres vives » de la pen­ ésotérisme plus élaboré auquel il sée. donne un sens initiatique, tout en reconnaissant que le maître L’auteur se défend cependant, des mystères ne daigne pas sou­ suivant en cela Lucien Fèbvre, vent nous en fournir les clefs et de vouloir arracher Rabelais à se contente d’accumuler de pos­ son temps et se gausse — en la sibles et passables symboles. Il déformant singulièrement — ne méconnaît pourtant pas l’effi­ d’une interprétation marxiste cou­ cacité critique des mythes rabe­ pable, à ses yeux, d’avoir décelé laisiens, en un temps où Ton dans l’œuvre une attitude ratio­ « brûle très facilement les écri­ naliste. Heureusement, Manuel vains », « pour des raisons théo­ de Dieguez aime Rabelais; sensi­ logiques de préférence ». Si le ble à son « réalisme » — quoi­ bûcher de Dolet ou l’apostasie qu’il n’aime pas le mot — il galiléenne fut épargnée à Rabe­ montre, souvent avec bonheur, lais, dans un monde où les fa­ la façon dont l’écrivain comprend natismes et les exigences politi­ son temps en profondeur, brasse ques ne laissèrent bientôt à Thu- les idées et les faits avec une manisme qu’un chemin étroit, conscience lucide des objectifs de c’est peut-être pour avoir eu la son combat d’humaniste, des exi­ prudence militante d’enfermer gences de l’art et des ressources son œuvre dans le « triple re­ de son langage. bras » d’élucidations démenties 150 Œuvre donc ni de hasard, ni par la bouffonnerie du ton, dans le moment même où la pulpe qui fut, selon le mot d’Engels, bouffonne laissait entrevoir le « le plus grand bouleversement noyau véridique. Il y a plus, cer­ progressiste que l’humanité eût taines idées ne pouvaient alors jamais connu ». Une époque qui s’exprimer que sous la forme met, de toute sa volonté et de d’images, en raison à la fois des tout son espoir, l’accent sur insuffisances de la langue et des l’homme et non plus sur Dieu concepts, des formes idéologiques — ce Dieu dont Manuel de Die­ régnantes, des problèmes spéci­ guez dit, non sans quelque con­ fiques d’un art qui cherchait sa tradiction interne, qu’il est déjà voie à travers la matière vivante chez Rabelais le Dieu de Descar­ de contes populaires, de l’impos­ tes qui permettra le prodigieux sibilité enfin de leur donner une essor de la science —; sur le rire assise sociale dans ces années et la joie — mots étrangement de transition où féodalité, bour­ rares sous la plume de Dieguez geoisie marchande, paysannerie, qui va jusqu’à parler du pessi­ appareil monarchique entrete­ misme de Rabelais — comme naient des rapports complexes et propres de l’homme, une joie dé­ instables. livrée de la présence rôdeuse du On ne peut s’étonner de trou­ diable. ver, pour les mythes les plus Le génie de Rabelais est d’a­ achevés, et dès que la pensée se border à la hauteur de son temps. fixe, certaines références aux for­ Son œuvre est bien « une prise mes religieuses de l’idéologie; de possession totale du réel » mais l’évangélisme de Rabelais (p. 99) et non pas je ne sais quel — qui ne fait point de doute défi verbal à la création, offran­ pour Manuel de Dieguez — est-il de de ce monde à l’homme et ce port, cette Ithaque secrète non à Dieu, et cette juste mesure, d’où Rabelais partit d’île en île cette « médiocrité » que recom vers la haute mer ou quelque mande la sagesse pantagruélique mystérieuse Thulé à quoi tendrait met l’homme à l’abri de bien sa quête et sa conquête ? des délires, lui enseigne l’énergie Ce sont là les plus sérieuses ré­ et la lucidité qui sauvent des serves; elles portent, on le voit, tempêtes, et le prépare à être sur l’optique générale d’un essai « l’interprète de son entreprise ». qui tend à faire des cinq livres Quand il dépasse son temps, rabelaisiens « une manière d’ac­ c’est pour formuler sa confiance cession du spirituel par l’imagi­ dans l’avenir de l’homme et, par naire », « une sorte d’assomption un saut prodigieux dans les siè­ de la matière », bref les étapes cles, laisser en quelques mythes d’une aventure intellectuelle à tra­ s’épanouir sa vision d’une huma­ vers laquelle Rabelais « s’est nité qui aura conquis le ciel, cherché un sens et en a donné connaîtra le secret des foudres un à Dieu ». pendant que sur la Terre, cette Quelle que soit la hardiesse in­ Thélème sans murailles, elle aura croyante des élans, les problèmes retrouvé — ou inventé — Tamour du temps exigeaient une réponse conjugal et la fraternité tolérante religieuse. Mais à trop mettre et créatrice, jouira dans la paix l’accent sur le reflet « fantasti­ des richesses du savoir, de la joie que » de l’œuvre — comme le de Tart et des fruits de son in­ fait l’illustration du livre où telligence fabricatrice. grouillent à l’excès les créatures Plus qu’à une interrogation, enfantées par le manichéisme de c’est à une certitude que nous Bosch — on risque d’oublier ce convie l’ivresse rabelaisienne. qui demeure l’essentiel, le Claude Duchet. mouvement réel d’une époque Editions du Seuil. 151 ACTUALITES centre d’études et de recherches marxistes

L’ORGANISATION DU G.E.R.M. A la suite de l’abondant cour­ section, soit entre plusieurs sec­ rier reçu concernant l’activité du tions. C.E.R.M., nous pensons utile de * Le montant de l’adhésion a rappeler un certain nombre d’in­ été fixé à 10 NF par section et dications pratiques : par an (étudiants : 5 NF). * Sections du C.E.R.M. : His­ Les textes des soirées scienti­ toire. — Géographie. — Philoso­ fiques qui ont eu lieu depuis la phie. — Psychologie. — Histoire création du C.E.R.M. ont été soit littéraire et critique littéraire. — ronéotés, soit publiés dans des Pédagogie. — Médecine. — Orien­ revues. Sont actuellement dispo­ talisme. — Etudes germaniques. nibles : — Etudes hispaniques. — Scien­ Roger Garaudy : Séance inau­ ces économiques. — Droit. — As­ gurale. (Texte ronéoté). tronomie. — Physique. — Scien­ Jean Orcel : « Dialectique de ces de la Terre. — Chimie. — la pensée et de l’action dans les Biologie. — Physiologie. — Ma­ sciences de la Terre ». (Publié thématiques. — Esthétique. dans la revue La Nouvelle Cri­ On peut adhérer au C.E.R.M. tique, n” 113). en qualité de : René Zazzo : « A propos des Auditeur : On peut assister à jumeaux, la dialectique de la per­ ce titre à toutes les manifesta­ sonnalité ». (Publié dans la revue tions publiques du C.E.R.M. : La Pensée, n° 7). soirées scientifiques, colloques, A. Barjonet : « Perspectives de etc. l’automation ». (A paraître dans Correspondant : Les adhérents la revue Economie et Politique). de province peuvent ainsi rece­ Le texte du discours inaugural voir les documents du C.E.R.M. : de Roger Garaudy et lesi textes avant les débats pour y contri­ introductifs à la discussion dans buer éventuellement: après, pour les sections, également ronéotés, avoir connaissance des procès- peuvent être demandés au Secré­ verbaux ou des interventions. tariat, 64, boulevard Auguste- Chercheurs : Les chercheurs Blanqui, Paris, 13”, C.C.P. 5549-74. participent à l’activité propre­ (Joindre quatre timbres à vingt- ment dite des groupes de travail cinq francs pour expédition). Té­ organisés soit à l’intérieur d’une léphone ; Gobelins, 25-41. ACTUALITES « propos de

LA MEDECINE PREVENTIVE EST - ELLE POUR DEMAIN OU POUR AUOURD’HUI ? Les questions posées pour l’entretien publié dans le N° 113 étaient fort intéressantes : « Est-il possible de dégager les grandes tendances actuelles de la médecine, de délimiter les diffi­ cultés rencontrées et les perspectives offertes ? » La personnalité des participants, tous éminents spécialistes, a marqué l’entretien de leur qualification médicale. Par là même le champ ouvert par la question posée s’est également trouvé rétréci et ramené à des problèmes essentiellement scientifiques. Rien que de normal, puisque c’est la gêne, sinon la misère nous entendons bien qu’il s’agis­ avec son triste cortège : le dé­ sait d’un texte prenant place classement professionnel, le re­ dans un enserqble consacré aux classement impossible, le chôma ­ « Démarches des sciences ». le ge, l’alcoolisme, que sais-je ? voudrais, pour l’heure, retenir L’aggravation des conditions de r« ouverture » de J.-P. KIotz sur vie et de travail, la dégradation la tendance déterminante de la qui en résulte trop souvent, tout médecine de demain : la méde­ ceci a une incidence considérable cine préventive. sur la santé. Je pourrais rappe­ Il le fait en « généraliste » avec ler que le chiffre officiel d’aug­ toute l’autorité et la hauteur de mentation des accidents du tra­ vue que nous lui connaissons. vail et des maladies profession­ C’est pourtant dans cette di­ nelles a augmenté de près de rection qu’il me paraît utile d’in­ 38 % de 1949 à 1958. diquer les quelques résultats d’u En 1938, le nombre d’acci­ ne exploration personnelle qui dents du travail (à l’époque les est celle d’un médecin conseil maladies professionnelles et les de la Sécurité sociale, dont l’a­ accidents de trajet n’étaient pas vantage essentiel est d’être placé pris en charge par les Assuran­ à un poste d’observation plein ces sociales), était, selon les sta­ d’enseignements. tistiques publiées, de 619.003. En Je vois couramment des assu­ 1958, le nombre d’accidentés du rés sociaux — des femmes sur travail déclarés est de 1.983.123 tout — qui gagnent de 25 à 27.000 (Abstraction faite des maladies francs par mois (chiffre contrôlé professionnelles et accidents de sur les feuilles de paie par mes trajet). soins en mars 1960). A 45 ans, Ce qui a fait plus spécialement ce sont des « vieilles ». Lors­ l’objet de notre attention, ces qu’une maladie grave et longue dernières années, c’est commenr survient dans de tels foyers. éviter dans toute la mesure du 153 ^ possible à la classe ouvrière, les sociaux », frappent six bénéfi­ ^ conséquences catastrophiques de ciaires sur mille. l'installation au foyer d'une ma- La conclusion s’impose donc à o ladie sévère, longue, coûteuse, mon avis : Il faut braquer tout fe. Plus spécialement, comment ins- notre arsenal scientifique et tech­ tituer une médecine préventive nique moderne en direction du digne de ce nom. dépistage de ces fléaux sociaux Nous avons donc cherché quel­ où la tuberculose pulmonaire les étaient les affections qui pre­ tient le « haut du pavé ». naient ce caractère « social », Il faut donc en arriver à une du fait de leurs conséquences, conception, voire à une doctrine de leur fréquence, de leur durée. de la médecine préventive, peut- La Sécurité sociale publie cha­ être moins « séduisante » que que trimestre, selon le Code in­ celle envisagée par J.-P. Klotz, ternational, une statistique de son aspect essentiel étant alors toutes les affections qui sont pri­ envisagé uniquement ici sous ses en charge par elle à 100 % l’angle du dépistage systématique pour le traitement. Nous nous de ces fléaux sociaux dans les sommes donc livrés, pour une grandes collectivités. Caisse de Sécurité sociale très On nous rétorquera que cela importante, dans une grande ag­ existe déjà : la Sécurité sociale glomération française, à un tra­ a prévu les « examens de santé » vail similaire. que les assurés sociaux sont en Voici les résultats : droit d'exiger. La réponse est Cette caisse couvre 500.000 as­ peu satisfaisante : le nombre surés sociaux. Avec leurs famil­ d’examens de santé pratiqué équi­ les, cela fait environ un million vaut à « une goutte d’eau dans de bénéficiaires. En 1958, 7.4J5 la mer » (un million trois cent d'entre eux ont été pris en char­ mille pour les assurés de Paris, ge à 100 % après un examen de 1947 à 1957). conjoint (médecin traitant-méde- Désormais donc le problème cin conseil), soit environ sept est posé : il faut dépister une pour mille. Pour eux, les soins quinzaine de « maladies socia­ ont coûté à cette caisse le quart les » chez des millions de Fran­ de ses dépenses totales. (Ce qui çais. Certes, mais comment ? Ici souligne, en passant, les servi­ intervient le point de doctrine ces rendus par l'Institution à la plus haut évoqué. Se posent santé publique et au pays.) trois questions : Les maladies prises ainsi en 1°. Faut-il ouvrir des centres charge à 100 % pour les soins d’examen de santé et y convo­ sont, par définition, des maladies quer, devant des médecins, des graves, coûteuses, longues, qui milions de Françaises et de Fran peuvent conduire à l'invalidité et çais bien portants, du moins en à la mort. Dans notre statistique, apparence ? elles sont réparties selon le diag­ 2°. Faut-il couvrir la France nostic établi par l'examen d'un réseau de camions radio conjoint dans les cinquante ru photographiques pour le dépista­ briques du Code international. ge exclusif de la tuberculose pul­ Lorsqu'on étudie cette réparti­ monaire ? (Importante question, tion, que découvre-t-on ? Les af­ car dans une circonscription ré­ fections classées dans une quin­ gionale de la Sécurité sociale il zaine de rubriques frappent, à y a actuellement quatre à cinq elles seules, plus de 80 % des ma­ demandes de subventions pour lades pris en charge ! Autre­ des achats de camions radiopho- ment dit, une quinzaine d'affec- tographiques déposées par des 154 tions, parfois dénommées « fléau.x conseils d’administration). 3°. Faut-il, au contraire, recher­ a fait l’objet d'tm passage à ces cher les moyens scientifiques et différents postes de dépistage techniques de dépister systémati­ installés dans l’unité mobile. quement, non plus, un seul fléau (la tuberculose), mais les mala­ Toutes les réponses anormales dies sociales évoquées et, par là, — et elles seules — laissant ap­ mettre au point une conception paraître une présomption — ou du dépistage systématique des mieux une certitude — sur le dé­ grandes collectivités ? pistage d’une des quinze affec­ tions traquées, amènent le déclan­ Tel est le problème soulevé chement systématique d ’un exa­ par les exigences de la santé du men médical, clinique, sur convo­ peuple. cation au centre fixe d ’examen Il est possible alors de faire de santé ou dans un centre de la proposition suivante : diagnostic par exemple. Tous les sujets présentant des réponses — Les centres d’examens de normales ne seront revus que santé gratuits prévus par la loi dans cinq ans. Mais lorsque la de Sécurité sociale de 1945, doi­ présomption est devenue par vent être créés partout où cela tous les moyens d'investigation, est possible. une certitude, le rôle du centre — Ces créations doivent s’ins­ d ’examen de santé cesse. Le ma­ pirer des progrès scientifiques lade, avec son diagnostic établi, et techniques accomplis depuis est toutefois adressé au préala­ lors, des expériences acquises et ble à son médecin traitant ou .à de l'état de la morbidité, toutes défaut dans un établissement de choses qui ont considérablement traitement. évolué depuis l’ordonnnace de 1945. Mais comme il ne servirait à rien de dépister sans soigner et que — Les centres d’examens de ces affections de longue durée santé doivent s’orienter à la fois sont coûteuses, chroniques, réci­ vers un dépistage plus rapide et divantes et parfois contagieuses, précis des affections les plus ré­ une surveillance du malade (et pandues et les plus graves, et de son milieu) s’impose jusqu’à vers une plus grande mobilité son retour dans le circuit nor­ de ces moyens de dépistage pour mal de la vie sociale. toutes les grandes masses. Le contrôle médical devra donc Pour cela ils doivent comporter déclencher l’examen conjoint lé­ des unités mobiles de dépistage gal pour que le malade bénéficie préclinique (sous la forme de ca­ de tous les avantages à lui ac­ mions, par exemple). cordés par la Sécurité sociale afin qu’il se soigne et se guérisse — Ceux-ci doivent pouvoir se (ou se stabilise). rendre au sein des collectivités de travail et d’habitation; « sur Le médecin conseil et les ser­ le tas ». vices sociaux et financiers des Ils comportent des moyens de caisses veilleront à ce que tou­ dépistage précliniques. (Radio- tes facilités soient mises à sa photographie, laboratoire de pré­ disposition, y compris la réadap­ lèvement de sang et d’urine, en­ tation fonctionnelle et le reclas­ registrement graphique de la ten­ sement professionnel si cela est sion artérielle par exemple.) nécessaire. Ces éléments sont immédiate­ Ainsi, du dépistage, jusqu ’au ment exploités et respectivement retour au travail, tout aura été interprétés pour chaque sujet qui mis en oeuvre pour juguler le 155 ^ mal au stade le plus précoce, tement, de l’affection, dépistée donc avec le maximum de chan- par le Centre d’examen de santé. ces de succès. Cette forme de mé- Tel est le projet d’examen de o decine préventive doit, bien en­ santé étudié, élaboré et retenu ta, tendu, s’articuler étroitement par l’Union départementale des TjH avec celles déjà en cours ; mé­ Syndicats confédérés du Rhône. decine du travail, médecine sco­ Ce n’est actuellement qu’un pro­ laire, par exemple. Elle doit pou­ jet. voir mobiliser toutes les orga­ nisations ouvrières : syndicats, La doctrine de la médecine pré­ comités d'entreprises, mutuelles, ventive reste à définir et ce pro­ administrateurs de caisses. jet devrait s’y insérer. En tout état de cause, il serait utile que Elle doit recueillir l’assentiment soit développée l’étude de ces des pouvoirs publics : Santé, Po­ problèmes, qui s’imposent désor­ pulation,, établissements univer­ mais un peu partout à l’attention sitaires hospitaliers, et aussi l’ap­ de ceux qui ont la charge de la pui indispensable des collectivi­ santé des travailleurs. tés locales, maires et conseillers généraux. D' Broudel, à Lyon.

Elle peut, du fait de la gratui­ 1. Il faut souligner ici la part prise par té complète de ces examens de le Docteur Suchet dans la mise au point santé, du fait de la mise au point de ces teclmiques biologiques encore trop de techniques aussi éprouvées peu connues, et dont les travaux figurent dans une bibliographie déjà importante et que commodes et peu coûteu­ pleine d’intérêt (.Standardisation et accé­ ses i, avoir la faveur des intéres­ lération des examens biologiques systéma­ sés eux-mêmes. tiques à but préventif). On ne peut pas concevoir actuellement le dépistage des Elle établit un lien entre le maladies sociales en série sans faire appel aux travaux de Suchet (Voir en particu­ malade et son médecin traitant lier La Semaine des Hôpitaux, n" tl-12, pendant toute la durée du trai­ juin 1958). Le communisme est en vue. Que sera-t-il ?

L’U.R.S.S. est entrée dans ta phase « d ’édifica­ tion intense de la société communiste ». Que faut-il entendre par là ? Comment se présentent dans la société soviéti­ que actuelle, et comment vont évoluer au fur et à mesure que se rapprochera le communisme, des questions comme les rapports entre travail manuel et intellectuel, le passage graduel à la distribution des biens matériels et culturels « selon les besoins », le « dépérissement » de l’Etat, la structure de l’agri­ culture ? Qu’est-ce qu’une « équipe du travail com­ muniste » ? Quelle sera la place de l’art dans la société com­ muniste ? Que deviendra la famille en régime com­ muniste ? Quand et comment disparaîtront la délin­ quance et la criminalité ? Les pays socialistes arrive­ ront-ils tous ensemble au communisme ? Comment évoluera le communisme triomphant ? Voici quelques-unes des questions auxquelles s’efforcent de répondre les études passionnantes qui constituent le n” 18 de Recherches internationales

à la lumière du marxisme

DU SOCIALISME AU COMMUNISME ”

A paraître prochainement aux Editions

de La Nouvelle Critique ÉDITIONS DE LA LIBRAIRIE DU GLOBE

Qui, mieux que M. « K » lui-même pouvait préciser la position de l’U.R.S.S. sur les grandes questions inter­ nationales : désarmement, problème allemand, coexis­ tence pacifique ? Qui pouvait porter un avis plus autorisé sur le pré­ sent et l’avenir des relations franco-soviétiques ? C’est ce qu’il a fait au cours de son récent voyage en France qui l’a conduit de Marseille à Lille, de Bor­ deaux à Verdun. Le compte rendu, au jour le jour, de ce périple sans précédent, présenté par les Editions de la Librairie du Globe, vous le trouverez sous la plume de Pierre Hentgès, avec tous les discours et documents officiels, dans

KHROUCHTCHEV EN FRANCE

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KHROUCHTCHEV EN ASIE

En février et mars, Nikita Khrouchtchev a visité l’Inde, la Birmanie, l’Indonésie et l’Afghanistan : les déclarations et les discours qu’il a prononcés au cours de ce voyage ont vivement intéressé de larges milieux dans le monde entier.

Qn les retrouvera dans ce recueil, ainsi que les textes officiels des accords qui ont été signés entre l’Union Soviétique et ces différents pays asiatiques. Un volume broché, illustré, 258 pages, 6 NF.

LA BIOGRAPHIE DE KHROUCHTCHEV

Puisée aux sources les plus autorisées, cette biogra­ phie est, en fait, l’histoire de quatre années décisives pour l’Union Soviétique et le monde, montrant comment un simple ouvrier est devenu le promoteur des succès d’une des plus grandes puissances. Une plaquette de 96 pages, 45 photos, 2,50 NF.

Toutes librairies. LA PENSEE Numéro 91, Mai-Juin 1960 Au sommaire : Un grand débat scientijique : Comment interpréter la mécanique quantique ? Articles de Louis de Broglie et Vladimir Fock, professeur à l’Université de Lénin grad. La stratégie intercontinentale soviétique, stratégie de la paix, par ***. L’Eglise est bonne commerçante ! par Georges Cogniot. La vie de Lénine, par Jean Bruhat. L’idéalisme en France depuis 1920, par Lucien Sève. L’archéologie dans la République Populaire Roumaine, par Charles Parain. Rédaction et service d’a­ Le numéro : 2.50 NF ; bonnements : 95-97, boule­ Etranger : 3 NF ; Abon­ vard de Sébastopol, Pa­ ris, 2', Service de ven­ nement un an (O numé­ te : 24, rue Racine, Pa­ ros) t 12 NF; Etranger ■. ris, 6'. 14 NF; C.C.P. : 42-09-70

Dans rÉCOLE et la NATION

Numéro 90, Juin 1960

Georges Cogniot expose le bilan et les perspectives des luttes laïques. Madeleine Colin, secrétaire de la C.G.T., répond à la question ; Co^nment et pourquoi le front syndical commun pour la paix en Algérie .5 Au sommaire : P. Morlet : « Force de frappe » et fonction enseignante. G. Mury ; Chronique de l'Eglise. Douze pages pédagogiques, les rubriques habituelles et la suite de notre enquête : L’élève 60. Le numéro : 1,20 NF. Abonnement et réabonnement : un an, 10 NF (nor­ maliens et retraités, 6 NF). Administration et rédaction ; 44, rue Le Peletier, Pa­ ris (9'). Tél. TRU 49-84. C.C.P. : Guy Moreau, avenue Jean-Jaurès, Argenteuil (Seine-et-Oise), Paris 17.300.22. ABONNEMENTS

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L'Affaire Durand fut l'Affaire Dreyfus de la classe ouvrière. En écrivant “Boulevard Durand" Armand Salacrou a fait revivre une page bouleversante de l'histoire du mouvement ouvrier. Il vous en entretient ici. Jean Jaurès et des témoins de l'époque, Louis Eudier et Roger Le Marée, militants syndicaux du Havre, Danièle Delorme et Yves Robert participent à cette évocation. (Des. de Boris Taslitzky)

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