Trois Figures, Une Forme
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321 Adèle Morerod Trois figures, une forme Étude des discours portant sur la sortie de Les Voyages extraordinaires d’Ella Maillart, Bis ans Ende der Traüme et Yvette Z’Graggen : une femme au volant de sa vie 1 « La mémoire est œuvre de fiction. » 1 Jacques Rancière, « La fiction de mé- moire, à propos du Tombeau d’Alexandre », Trafic, no 29, printemps 1999, p. 37. En l’espace d’à peine une année se sont succédés, sur les écrans suisses, trois films retraçant trois vies : Les Voyages extraordinaires d’Ella Maillart 2 La posture de la RTS quant à la por- (Raphaël Blanc, CH, juin 2017), Bis ans Ende der Traüme, sur l’histoire tée patrimoniale des projets filmiques d’amour houleuse entre Katharina von Arx et Freddy Drilhon (Jusqu’au qu’elle soutient est ambiguë. Ainsi, sur bout des rêves, Wilfried Meichtry, CH, février 2018) et Yvette Z’Graggen : le site coexistent les deux déclarations une femme au volant de sa vie (Frédéric Gonseth, CH, mai 2018). On ne suivantes : « Nous encourageons l’art du peut que remarquer cette soudaine mise en avant de figures féminines cinéma et le regard suisse sur le monde. dans le champ cinématographique helvétique de ces dernières années. Nous voulons soutenir des langages mo- dernes qui racontent des histoires qui Ainsi, à travers des titres pour le moins lyriques, se lit une envie de mettre nous touchent, qui nous interpellent l’accent sur l’indépendance de ces femmes et, par celle-ci, sur leur actua- et qui nous font rêver. Le soutien au ci- lité, qui légitime le fait d’en ériger encore aujourd’hui le portrait. néma n’a pas de restriction créative, sur Toutefois, malgré la présence constante au générique de la RTS le fond ou sur la forme. » (www.rts.ch/ comme coproductrice, difficile de voir dans ces sorties un projet culturel fiction/8117144-la-rts-soutient-le- global 2. En effet, rien dans les discours qui ont entouré la production et cinema-suisse.html, consulté le 15 avril 2019). Et dans leur pacte audiovisuel : la diffusion de ce trio de films ne permet d’envisager une valorisation du « Les partenaires souhaitent favoriser patrimoine suisse, qu’il soit littéraire, historique ou artistique. Par ail- une production audiovisuelle de qua- leurs, au cours d’entretiens ou au sein des dossiers de presse, les réalisa- lité, diversifiée aussi dans les genres, re- teurs affirment que la rencontre personnelle avec chacune de ces femmes connaissant son importance pour les va- est à l’origine de leur projet. Celle entre Wilfried Meichtry et Katharina leurs culturelles et identitaires du pays. » von Arx remonte à 2011 et se concrétise déjà en 2015 avec un livre, qui ser- (www.srgssr.ch/fr/ce-que-nous-faisons/ culture/film/pacte-de-laudiovisuel/, vira de base au film. Pour Gonseth aussi, il s’agit d’un processus au long consulté le 15 avril 2019). Notons qu’en cours, puisqu’une première idée de documentaire avait été mise en route tous les cas, elle reste également floue dix ans auparavant, avec Yvette Z’Graggen, avant que la disparition de pour ce qui est de la forme que doivent cette dernière ne suspende temporairement son entreprise. La rencontre prendre ces productions. Rubrique cinéma suisse 322 entre Raphaël Blanc et Ella Maillart est plus indirecte, puisqu’elle s’est opérée par le biais de l’œuvre littéraire et photographique de la journa- liste. Toutefois, ce dernier a cherché à mieux connaître cette figure fasci- nante, en partant sur ses traces en septembre 2016, voyage qui constitue 3 Dossier de presse du film Les Voyages l’une des sources centrales du film 3. Enfin, des sorties très rapprochées, extraordinaires d’Ella Maillart, JMH y compris en ce qui concerne les passages en festivals, semblent ex- Distributions, pp. 6 et 12 (www.jmhsa. clure également toute idée d’influence mutuelle ou de projet esthétique ch/dossierspresse/14.NOUVEAU_ commun. En effet, il ne s’est passé qu’un mois entre la projection de Bis DOSSIER_DE_PRESSE_ELLA_ MAILLART_2017_web.pdf). ans Ende der Traüme à Soleure en janvier 2018 et sa sortie en salles. Et même si Yvette Z’Graggen a été présenté en janvier 2017 à Soleure, soit près d’une année avant sa sortie officielle, au vu de la genèse prolongée de ces films, menés sur plusieurs années, un tel décalage ne peut guère être considéré comme signifiant. Dès lors, qu’est-ce qui justifie le fait de rassembler ces projets ? Avant tout, pour des raisons d’étiquette, puisque tous trois ont été diffusés en tant que documentaires et adoptent plus précisément les caractéris- tiques du « docufiction », en tant que documentaire intégrant des scènes reconstituées avec des acteurs. Force est de constater que le terme semble faire largement partie de l’usage actuel, tant celui du grand pu- 4 Le terme se retrouve évidemment blic que celui de la critique 4. Vont donc nous intéresser ici son utilisa- déjà du côté de la recherche, comme en tion dans les discours, promotionnels et critiques, les connotations qui témoignent l’article de Gilles Marso- lui sont associées et les problématiques qui en découlent. Il nous semble lais, « Les Mots de la tribu », Cinémas : en effet possible de postuler que, bien que ne participant pas d’un pro- Journal of Film Studies, vol. 4, no 2, 1994, pp. 133-150 ou plus récemment le texte jet commun, ces films suscitent des discours analogues concernant leur de François Garçon, « Le documen- forme et les questions qu’elle implique. Il s’agira moins de voir en quoi taire historique au péril du ‹ docufic- ces œuvres correspondent à un « genre » clairement établi que de décrire tion › », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, comment les discours qui portent sur eux problématisent la délimitation o vol. 4, n 88, 2005, pp. 95-108. Il n’est pas entre « fiction » et « documentaire », mais peut-être aussi entre film « de question ici de prendre position dans ce cinéma » et « production télévisuelle », termes dont le sens n’a pas à être débat théorique ; nous voulons pourtant traiter du sens qui se dégage du langage déterminé précisément maintenant. ordinaire. Justifier l’usage de la « fiction » Pourtant courante dans nombre de productions télévisuelles, la pra- tique consistant à intégrer dans un documentaire des images de scènes jouées parvient plus rarement à gagner les écrans des salles suisses et à y connaître un certain succès. Une exception récente fut Der Kreis (Stefan Haupt, CH, 2014), docufiction sur les cercles homosexuels à 323 Trois figures, une forme 1/ Sabine Timoteo rejouant Katharina von Arx dans Bis ans Ende der Traüme : seules les images des parties reconstituées sont proposées sur le site du distributeur Zurich dans les années 1950, qui alternait scènes reconstituées et inter- views, mêlées d’images d’archives. Partant, faudrait-il voir dans un tel choix une solution qui puisse faciliter une diffusion tant au cinéma que sur les chaînes ? Blanc tout autant que Gonseth sont en tout cas des habitués de la RTS et du documentaire et il n’est sans doute guère surprenant que la durée de leurs films soit compatible avec celles de la télévision. Dans une interview pour la RTS, le réalisateur des Voyages extraordinaires commente longuement la discrimination qui semble peser sur le documentaire en Suisse, l’excluant des salles de cinéma, à moins d’avoir un soutien conséquent de l’OFC 5. Le cas de Bis ans 5 Interview du 5 juin 2017 dans l’émis- Ende der Traüme est, lui, plus flou, le film étant pensé plus directe- sion Vertigo. À noter que cette inter- ment pour le cinéma, ainsi que l’établissent dossier de presse et site view est également intégrée dans le 6 « Grand format » de RTS Culture, sur le internet . C’est par ailleurs le seul des trois films à utiliser ouvertement site internet suivant : www.rts.ch/info/ le terme de docufiction dans son matériel promotionnel, posant ainsi culture/8684215-dans-les-pas-d-ella- le mélange des modes comme constitutif du long métrage de Wilfried maillart.html, consulté le 15 octobre Meichtry ( fig. 1). 2018. Ce rapprochement intentionnel entre « documentaire » et « fiction » 6 www.bis-ans-ende-der-traeume.ch. est tout sauf anodin car il apparaît également au sein des propos que tiennent les trois réalisateurs sur leurs œuvres respectives. Tous mobi- lisent le même matériel visuel, typique d’un certain style documentaire, Rubrique cinéma suisse 324 à savoir : interviews des protagonistes et de leurs proches, prises de vues actuelles des lieux où se sont déroulées leurs histoires, photographies privées, documents d’archives de l’époque (filmiques ou non) ; et bien sûr, dans des proportions plus ou moins grandes, la reconstitution de scènes de vie au moyen d’interprètes. Toutefois, il n’y a que Meichtry pour expli- citer le choix de la fiction comme au moins aussi important que les prises réalisées avec Katharina von Arx ou mettant en valeur ses archives – la présence des comédiens Sabine Timoteo et Christophe Sermet en tête d’affiche le confirme. L’envie de combiner les deux modes intervient d’ail- leurs assez tôt dans le processus de création, nourri par les récits imagés 7 Dossier de presse du film Bis ans de la journaliste 7. La reconstitution fictionnalisée viendrait donc illus- Ende der Traüme, p. 5. trer, toujours selon les dires du réalisateur, les moments de déchirements et de partages du couple. Une forme de dramatisation que l’on retrouve chez Frédéric Gonseth qui a voulu, par ce même moyen, reproduire le 8 « Yvette Z’Graggen, une vie auda- geste littéraire qui consiste à donner vie à des personnages 8.