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Lew Kowarski

1907-1979 Avant-propos

~~~'\ John B. Adams

Les textes publies dans le present document sont ceux directeur de son Departement des sciences naturelles. des allocutions prononcees !ors d'une reunion a la me­ Denis de Rougemont, comme , a done pris moire de Lew Kowarski, qui s'est tenue au CERN a une grande part a la creation du CERN et s'est trouve en Geneve le 20 decembre 1979. contact avec Kowarski, tant a ce moment-la que pendant Ces allocutions couvrent les differentes phases de la vie Jes annees ou ce dernier a travaille au CERN. Leurs rela­ et de !'oeuvre de Lew Kowarski, et chaque orateur s'est tions se resserrerent encore apres que Kowarski eut pris sa trouve en association etroite avec lui a differentes epoques retraite. de sa carriere. Jean Mussard a egalement concouru a la creation du Jules Gueron a rencontre Kowarski avant la seconde CERN car, a l'epoque ou !'UNESCO entreprenait d'ela­ guerre mondiale alors qu'il travaillait au laboratoire de borer le projet d'un Laboratoire europeen de physique Joliot a . Ensemble, ils entrerent a «», nucleaire, ii etait directeur adjoint de la Division pour la nom de code pour le projet d'energie nucleaire en Angle­ cooperation scientifique internationale a l'UNESCO et terre, et se rendirent au Canada quand ce projet y fut Pierre Auger le chargea de cette elaboration. C'est ainsi transfere en 1943. Apres la guerre, tous deux devinrent qu'il entra en contact avec Lew Kowarski et ii resta en directeurs au CEA, en , puis leurs itineraires se rapport etroit avec lui jusqu'au deces de celui-ci. Jean separerent, Kowarski venant au CERN et Gueron entrant Mussard rappelle le role joue par Kowarski dans la a l'EURATOM comme directeur general de la recherche. creation du CERN et ses activites au cours de ses annees Jules Gueron rappelle !es premieres annees des developpe­ ulterieures a Geneve. ments de l'energie nucleaire et le role joue par Kowarski En maniere d'introduction aux quatre evocations consi­ ~I pendant cette periode capitale de l'histoire recente. gnees dans le present document, je voudrais esquisser tres ! Charles Peyrou a travaille avec Lew Kowarski au brievement les evenements survenus au cours des jeunes CERN et rappelle la part qu'il a prise a !'oeuvre du Labo­ annees de Lew Kowarski, avant qu'il devienne une person­ ratoire apres sa creation en 1953. nalite. Denis de Rougemont etait rapporteur general du Ne en 1907 a Saint-Petersbourg, l'actuelle Leningrad, ii Mouvement europeen lorsque l'idee d'un laboratoire euro­ etait le fits d'un homme d'affaires juif et d'une chanteuse peen de physique nucleaire a ete debattue pour la premiere ukrainienne de religion orthodoxe. L'enfant d'une telle fois, !ors de la Conference europeenne de la culture qui union, dans la Russie tsariste d'alors, se heurtait a des pro­ s'est tenue a Lausanne en decembre 1949. A la suite de blemes que Jean Mussard rappelle. Kowarski affirmait cette conference, le Centre europeen de la culture a ete souvent que son interet pour la science remontait a cree a Geneve, en 1950, sous la direction de Denis de 1917, annee du coup d'Etat bolchevique en Russie, alors Rougemont et s'est vu confier, parmi ses premieres qu'age de dix ans ii lisait le roman de H.G. Wells intitule taches, les travaux preparatoires a la creation d'un tel «The World Set Free». A douze ans, on le faisait evader laboratoire europeen. En decembre 1950, cette creation de la Russie en revolution et gagner Vilna, revenue plus etait decidee et !'UNESCO se chargea de la tache en tard a la Pologne, OU son pere l'avait precede de quelques mai 1951, en confiant la responsabilite a Pierre Auger, mois. A vec l'appui financier de ce dernier, ii faisait des

3 etudes, d'abord a Gand (Belgique) puis a !'Ecole de chimie facile a comprendre et qui a ete parfois meconnue. Doue industrielle de Lyon, ou ii recevait en 1928 le diplome d'un brillant esprit d'analyse, ii aimait l'appliquer a une d'ingenieur chimiste. vaste pluralite de sujets. Mais on doit admettre que par­ Son premier emploi etait dans l'industrie ou, tout en tra­ fois, en mettant en cause !es verites etablies, ii ne se faisait vaillant a l'etude de canalisations a gaz, ii s'arrangeait pas toujours apprecier de ceux qu'il attaquait. C'est peut­ pour commencer des recherches scientifiques sur la crois­ etre pourquoi, comme l'ecrit Bruce Atkins dans son sance des cristaux, sous la direction de Jean Perrin, ce qui recent memoire sur Lew Kowarski, C

4 Lew Kowarski et le developpement de 1' energie nucleaire

Jules Gueron

Nous sommes reunis en memoire d'un homme excep­ aussi il y a peu de mois et qui devait devenir un des prin­ tionnel. La vie et les oeuvres de Lew Kowarski sont large­ cipaux acteurs du CEA avant d'y succeder, comme haut ment connues, car elles sont au coeur d'evenements qui commissaire, a Francis Perrin. dominent non seulement la science et la technique de notre Je passai les premiers mois de la guerre au College de generation mais aussi l'histoire de notre temps. 11 serait France, dans le laboratoire de Marcel Delepine, mais sans trop long d'enumerer les articles et les livres, qu'il s'agisse entendre un traitre mot de ce qui se passait a quelque de traites historiques OU de recits personnels, OU sont cent metres de la, chez Joliot, et sans meme croiser une decrits la personne et !'action de Kowarski. Laissez-moi fois Kowarski. cependant citer le livre recent de Spencer Weart ( «Scien­ C'est le 22 ou le 23 juin 1940 que je tombai sur lui et tists in power») et, parmi les notices necrologiques, celle sur Laugier, en sortant de la gare de Paddington, a qu'a ecrite O.R. Frisch, lui-meme disparu peu de se­ Londres, apres trois jours sur un cargo charge de poussier maines apres son ami. de charbon, vingt heures dans un cinema de Falmouth Tous ici, nous avons connu Kowarski. Mais ce fut a des transforme en centre d'hebergement de refugies, et une moments divers. De sorte que chacun ne peut avoir de lui nuit dans un train bonde! Laugier me reconnut cependant qu'une image personnelle partielle, associee a une phase et m'invita pour le lendemain a une reunion OU l'on devait particuliere de sa multiple carriere. Aussi devons-nous examiner l'emploi de scientifiques fran9ais. 11 s'avera tres remercier le CERN qui permet aujourd'hui a divers vite qu'elle etait reservee au groupe amene par Lord temoins de contribuer a !'evocation d'un portrait plus Suffolk, qui ressemblait a un boucanier d'operette, et je complet. sortis de la salle, tot apres y etre entre, sans avoir rien J'ai rencontre Kowarski pour la premiere fois en 1937, appris des sujets al'ordre dujour. avant la decouverte de la fission; nous avions a peine Un an plus tard a peine, au debut de l'automne 1941, depasse notre trentieme annee. Henri Laugier, premier Kowarski reprit contact avec moi. 11 ne pouvait parler directeur du tout jeune CNRS, m'avait promis une mo­ qu'a mots couverts. Des progres importants avaient ete deste subvention d'appareillage, ajoutant toutefois: «11 accomplis par une toute petite equipe, mais il n'avait pas le faut une decision de commission; allez done raconter votre droit d'en dire plus. Le travail devait s'amplifier; il se pour­ affaire a Joliot!» Rendez-vous pris, Joliot ne me re9ut pas suivrait en Angleterre ou aux Etats-Unis - qui n'etaient U'etais sans doute trop menu fretin) mais un jeune geant a pas encore en guerre. 11 fallait quelques physico-chimistes cheveux blancs excusa son patron, ecouta mon histoire, en renfort. Etais-je disponible? Mes questions portaient puis m'aiguilla vers une longue discussion de thermo­ sur la situation technique, sur !es chances d'aboutir a quoi dynamique. Ma subvention fut accordee, contribuant a me que ce soit contribuant a !'effort de guerre, sur Jes risques laisser un hon souvenir de mon interlocuteur inattendu. de ne travailler que pour un avenir lointain, sur l'inter­ La revelation de la fission fixa !'attention de beaucoup ference possible d'un eventuel deplacement avec mes ten­ et pas seulement des specialistes de science nucleaire. Je tatives pour faire sortir de France ma famille. A rien de me rappelle une conference fascinante de Joliot a laquelle cela il n'avait de reponse, faute d'elements concrets, ou j'assistai, a Strasbourg, avec Jacques Yvon, disparu lui faute d'autorisation d'en faire etat.

5 ' I

Excusez-moi de tant parler de moi: j'essaye de vous Halban)). Dans notre groupe, ou !'humour ne manquait restituer !'atmosphere d'une epoque OU beaucoup de vous pas, cela donna naissance au «limerick)) de Kemmer: n'etaient pas encore nes. Bref, presente a von Halban et a !'administration anglaise, autorise par Jes Forces fran­ «There was Hans Halban, a young horse c;:aises libres dont ni von Halban ni Kowarski n'etaient Who had a new kind of force. alors membres et qui, officiellement, ignoraient tout du The force was still latent, sujet, j'arrivai aCambridge en decembre 1941. But he had a patent. Le groupe etait sympathique, mais Jes Anglais y etaient So ICI bought it, of course.» peu nombreux, et dans des fonctions relativement mi­ neures. II y avait surtout des continentaux, plus ou moins Ces quelques lignes droles et acides resument le recemment arrives dans !'Ile, parfois meme fraiche­ conflit, alors en germe, mais qui devait vite devenir aigu ment liberes des camps ou avaient ete regroupes, en entre von Halban et Kowarski. 39-40, les «enemy aliens»: Henry Seligman revenait ainsi La reprise en Angleterre des brevets du C.N.R.S. et du Canada, Engelbert Broda de !'Ile de Mann; Herbert l'apport de ceux-ci au DSIR etait le fait commun des deux Freundlich, fits d'un illustre colloi"dochimiste allemand, hommes, mais ne laissait pas Kowarski tres al'aise. L'evo­ etait notre electronicien, Nicholas Kemmer etait le theori­ lution de !'organisation mettait von Halban de plus en plus cien du groupe ei son documentaliste. Lorsque le premier en vedette et ii etait, materiellement, beaucoup mieux traite physicien anglais confirme nous rejoignit (c'etait Alan que Kowarski. Chef titulaire du groupe, von Halban etait Nunn May qui eut, plus tard, son heure de triste notoriete), de plus en plus absorbe par Jes affaires exterieures. Pour ii avait eu d'un savant anglais connu un commentaire sar­ nous (qui nous nommions sarcastiquement

6 Avec EdoardoAmaldi (au centre) et Pierre Auger, en 1952. Ce fut essentiellement sinon totalement (mon souvenir n'est pas absolument precis) par la voie hierarchique, un echange tres libre OU les nouvelles personnelles et celles de la vie du groupe s'ajoutaient a la discussion d'experiences Comme nul n'estimait possible de poursuivre en Angle­ d'interet commun, en particulier de celles que nous terre un programme nucleaire accru, le choix etait entre avions commencees ensemble aCambridge. une insertion dans des equipes americaines et la consti­ L'installation a Montreal suivait de pres le grand succes tution d'une entreprise anglo-canadienne. Les autorites de Fermi, la premiere divergence du 2 decembre 1942 et adopterent la premiere formule pour Jes groupes s'occu­ )'interruption des relations anterieures avec I' Amerique. pant de separation isotopique et d'explosifs. Pour notre Avant leur reprise, decidee lors du «sommet» de Quebec groupe, elles choisirent la seconde, contre l'avis de (aout 1944), le laboratoire de Montreal eut une vie Kowarski, malgre la perte de temps entrainee par la cre­ assez tourmentee, qu'apaisa en 1944 la nomination ation d'une infrastructure nouvelle. Elles deciderent aussi comme directeur de Cockcroft devant qui von Halban de confirmer von Halban comme directeur. II offrit a s'effa9a de bonne grace. Kowarski d'animer une section relativement mineure. Ce Kowarski suivit, dans le sillage de Cockcroft, a la fut, naturellement, refuse. grande satisfaction generale. Mais les conditions etaient L'affrontement des deux hommes dechirait l'equipe, tres differentes de celles de Cambridge. Nous etions beau­ dont chaque membre tentait d'agir. Pour ma part, j'esti­ coup plus nombreux; pas assez pour distendre les relations mais inadmissible qu'en pleine guerre deux Fran9ais personnelles, d'ailleurs favorisees par le sec.ret auquel nous fussent la cause d'une sorte de sedition dans le pays OU ils etions tenus (nous ne pouvions pas repondre a la banale avaient trouve accueil, travail et responsabilites. Pour question mondaine: «que faites-vous?» ), mais assez pour eviter cela, et pour representer au mieux les interets nu­ ne pas etre forces dans une atmosphere de serre chaude. cleaires fran9ais, j'esperais que la France libre pourrait D'autre part, Kowarski ne se reinserait pas dans la struc­ faire venir Joliot en Angleterre. Ce ne fut pas possible (et ture courante par specialites, ce qui aurait pu etre ce n'est pas le moment de detailler cet episode). Je m'op­ source de frictions. II recevait la responsabilite de conce­ posais a von Halban dans son injustice, mais aussi a voir et de realiser un petit reacteur a eau lourde. La notion Kowarski dans l'exces (a mes yeux) de sa defense. de «Chef de projet», maintenant classique, etait a)ors, dans Bref, il n'y eut pas de greve. Kowarski resta a notre milieu scientifique, une novation. Le projet qui in­ Cambridge avec quelques-uns, dont Broda. Le reste se re­ combait a Kowarski etait certes plus limite que le dessin et trouva a Montreal, entre decembre 1942 et fevrier 1943. II la construction du reacteur NRX, objectif central du avait ete convenu que je correspondrais avec Kowarski. Laboratoire de Montreal (devenant peu a peu l'etablisse-

7 ment de Chalk River). Mais ii etait plus personnalise et devait sans aucun doute le preceder. Devenir clairement !'auteur du premier reacteur au monde en dehors des Etats-Unis pouvait satisfaire une ambition legitime. Une equipe restreinte et dynamique, comprenant certains anciens de Cambridge, se constitua done autour de Kowa~ski. II n'etait cependant pas isole du reste du groupe: ii avait un acces direct et facile a Cockcroft; nous etions moins compartimentes que nos collegues du , avec lesquels s'echangeaient des vi­ sites et des documents; Jes liens se renouaient ou se creaient: professionnels parce que le projet avait besoin de toutes Jes specialites, desireuses d'ailleurs d'y contribuer; personnels pour Jes raisons deja evoquees. Kowarski n'etait d'ailleurs pas etroitement cantonne dans sa tache. Au fil des mois, ii prit une part active aux re- '·flexions d'avenir, qui prefiguraient entre autres Jes reac­ teurs a uranium nature!, graphite et gaz carbonique et qui esquissaient le futur centre de recherches de Harwell. Le projet Kowarski, baptise ZEEP (Zero Energy Experimental Pile) eut un succes eclatant mais discret. Hiroshima et Nagasaki avaient revete l'energie nucleaire, mais non son detail. La divergence de ZEEP, quelques nous retrouvions des taches connues: comme a semaines plus tard (le 5 septembre 1945) eut lieu devant Cambridge et a Montreal ii fallait initier des non­ ses constructeurs presque seuls et ne fut !'occasion specialistes, rassembler du materiel, monter des labora­ d'aucune publicite ou festivite voyante. Mais Kowarski toires, definir et lancer des projets. Kowarski (nomme pouvait etre heureux: !'oeuvre etait clairement et publi­ directeur scientifique du CEA) y excellait. Et tout cela se quement la sienne. Un large cercle d'amitie et d'estime faisait alors en France, dans la sequelle de la Resistance et admirative l'entourait; ii voyait sa fille Irene s'epanouir. II de la Liberation, dans une atmosphere de commando, pouvait penser avoir enfin echappe aux exils et aux castes d'improvisation raisonnee etjoyeuse. qui l'avaient depuis 25 ans si durement bride. En moins de trois ans, !'infrastructure du CEA etait L'avenir offrait deux aspects. A Montreal, comme nos mise en place et le premier reacteur fran9ais pret a collegues de Chicago OU de Los Alamos, nous etions tres diverger. Nous avions deniche quelques tonnes de concen­ conscients de l'avenement de l'ere nucleaire, en donnant au tres d'uranium cachees au Maroc ou oubliees quelque part mot ere son plein sens. Sans l'avoir formule aussi precise­ dans la debacle allemande. Nous avions achete de l'eau ment que nos collegues en Amerique, nous savions que lourde en Norvege, dans la foulee des accords de 1940. Et, notre travail plongeait dans la geopolitique et, du fait de suivant une suggestion de a nos connaissances, nous y entrainait. De fa\:on plus res­ Goldschmidt, nous avions gagne du temps en evitant treinte, pour Goldschmidt, Kowarski et moi se posait la l'etape de fabrication d'uranium metallique. Pour la pre­

question du retour en France. Sans doute aurions-nous pu miere fois apparaissait comme combustible l'oxyde U02 rester dans le cadre anglo-americain, ce que certains res­ fritte, dont l'emploi est maintenant quasi universe!. A cela ponsables auraient trouve commode; un ou deux meme pres, la parente avec ZEEP etait claire et d'ailleurs logi­ pensaient a nous y contraindre, pour un temps au moins. quement inevitable. Pendant la nuit du 14 decembre 1948, Mais, en dehors meme de nos liens, quelque peu for­ une trentaine d'entre nous, Joliot compris, avaient trans­ mels, avec la mission scientifique de la France libre dirigee vase l'eau lourde dans la cuve du reacteur et fait toutes les a Londres par Louis Rapkine, nous nous considerions non mesures necessaires. Tot le 15, la divergence etait cons­ comme des emigres, mais comme des citoyens en service tatee. Peu apres, tout le personnel du CEA penetrait dans hors du pays. le hall et Kowarski, ayant revetu un bleu de Chauffe tout Par Rapkine et Auger, nous connaissions la creation du neuf et tout empese, montait a l'echelle et devoilait la Commissariat a l'Energie Atomique (CEA). Invites a y plaque ZOE. entrer, nous etions a Paris entre janvier et avril 1946. II Le succes de ZEEP avait ete une rete de famille etait stipule que nous n'emporterions aucun document (on intime. Celui de ZOE ressembla plus a une kermesse, sym­ n'y regarda pas de trop pres) mais que nous etions libres bolisant le renouveau fran9ais. La presse exultait, Jes vi­ de faire usage de nos connaissances au benefice du CEA, sites se succedaient, president de la Republique en tete. tout en etant reserves dans leur diffusion. Joliot, deja tres connu, devenait le heros du jour et Dans Jes difficultes et le desordre, mais aussi dans Kowarski une vedette, comme il le fut dans le film «La !'exaltation d'un pays qui commen9ait a se reconstruire, bataille de l'eau lourde», tourne peu apres et ou Joliot,

8 Dautry, Allier, von Halban et Jui jouaient leur propre americaine. Nous retrouvions Henri Laugier qui, devenu role. secretaire general adjoint de l'ONU, plaidait la creation de Dans un livre recent, le physicien laboratoires internationaux et nous travaillions avec un ecrivait: «Les scientifiques n'ont pas tous le talent, OU diplomate de carriere, Fran9ois de Rose, qui devait, plus !'ambition, de devenir des prima donna». Kowarski avait tard, presider le Conseil du CERN. Ainsi se profilait la l'un et l'autre et ii incarnait avec plaisir son personnage de future carriere internationale de Kowarski. Laissez-moi paysan du Danube egare dans !es allees du pouvoir. seulement dire qu'avant de s'y consacrer entierement ii eut Car, comme plusieurs d'entre nous, ii etait devenu encore beaucoup a faire en France: !'expansion du CEA, diplomate d'occasion. Les negociations sur le controle !es nouveaux projets de reacteurs. Mais, apres !'explosion de l'energie atomique nous amenaient tour a tour aux de l'immediat apres-guerre, '!'atmosphere avait change. La Nations Unies, comme experts de la De!egation fran9aise. politique avait absorbe Joliot et l'avait ecarte du CEA. Kowarski, scientifiquement au fait, excellent linguiste, vif Dans la rigidite sociale et administrative renaissante, d'esprit et de repartie, s'y trouva tres a l'aise et y fut appre­ Kowarski n'etait plus aussi bien traite et se sentait moins a l cie. II en tirait plaisir et jouissait des ironies de la situation; l'aise. II souhaita partir. Et beaucoup, ii faut bien le dire, je me le rappelle qualifiant ainsi une seance de Comite ne chercherent pas a le retenir. dont ii venait de sortir: «C'etait tres satisfaisant: l'URSS A partir de la, nos carrieres se separent; elles se croi­ etait representee par Skobeltzyn, la Pologne par serent occasionnellement a propos des projets nucleaires Zlotowsky, la France par Kowarski (tous trois anciens de cooperatifs de l'OCDE, OU nous etions techniquement l'Institut du Radium) et le Canada par lgnatieff». Vous d'accord, sans toujours l'etre sur !es voies et moyens. pouvez tous,je pense, entendre son rire. La ne s'arretent pas !es souvenirs mais se termine A New York, nous retrouvions nos amis americains, aujourd'hui leur expression. engages dans la creation de la «Federation of American Scientists», et !es debats sur la future legislation atomique J.G.

9 Lew Kowarski et le CERN

Charles Peyrou

C'est a moi qu'il revient de parler de Kowarski au D'abord et sans vouloir m'etendre sur des anecdotes, je CERN et du role qu'il y a joue. II ne s'agit d'ailleurs pas voudrais raconter comment je suis entre en relations avec de la periode de preparation qui a precede la fondation du Kowarski, en 1953. Avant cette date, je l'avais vu deux CERN, mais bien de celle de sa construction, celle qui a fois, au cours d'une visite de la pile ZOE et a un seminaire fait d'une organisation internationale, etablie par traite, le a !'Ecole polytechnique, mais je pense que le jour OU je Jui laboratoire qui est autour de vous, l'un des poles mon­ ai rendu visite a Paris il ne se souvenait pas de ces ren­ diaux de la recherche fondamentale. contres. Les raisons de ma visite etaient tres simples: II n'etait pas absolument evident que ce fftt a moi que Houtermans m'avait offert un poste de professeur a Berne. ce role devait revenir. Quand je regarde de pres, je C'est bien joli Berne mais enfin (avec toutes mes excuses a m'aper9ois que je n'ai pas passe un temps tres grand atra­ la Confederation), apres Paris, c'etait un peu le port de vailler avec Lew. En 1954, je n'etais qu'un consultant dans mer. Evidemment, si je pouvais travailler au CERN, la si­ la division de Kowarski, en 1957 j'etais au CERN a plein tuation changeait du tout au tout et j'etais venu me ren­ temps et un an et demi plus tard (fin 1958) je passais sous seigner. Lew me re9ut tres bien. Souvent, ii a evoque cette l'autorite de John Adams pour une periode assez transi­ entrevue en parlant toujours ou de ma franchise ou de ma toire qui me conduisit a devenir finalement, a peu pres, «charmante naivete». Malgre toutes les le9ons de politique mon propre maitre. Cependant, bien qu'on ne puisse que j'ai re9ues de Jui plus tard, je ne sais toujours pas ce parler de joie en de pareilles circonstances, je peux dire qu'il y avait de specialement na'if dans ma demarche. 11 que c'est avec un accord profond de moi-meme que j'ai avait, je pense, ete tres sensible au fait que j'avais eu un accepte de parler de Lew au CERN et ceci pour deux entretien tres confiant avec lui, et ii avait toujours cette raisons. sensibilite aux marques de confiance, cette tendance a La premiere raison c'est !'influence qu'il a exercee sur trouver un peu etrange Jes gens qui lui parlaient ainsi, sans moi. J'ai eu beaucoup de chance dans ma vie, j'ai rencon­ doute parce que cela ne Jui etait pas souvent arrive dans sa tre un certain nombre d'hommes exceptionnels qui m'ont vie. Toujours est-ii qu'en octobre 1954, devenu effective­ appris a peu pres toutes les choses que je me targue de ment professeur a Berne, je suis venu a Geneve solliciter savoir, autant et meme plus en dehors de la physique un contrat de consultant. Le CERN, pour la raison que je qu'en physique. Leurs noms: Rosbaud, Timofieff dirai plus tard, avait besoin de mes connaissances et moi, Ressowsky, Occhialini, Houtermans et le dernier a ete de ce contrat, j'en avais tres besoin; ii etait tout petit mais, Kowarski, juste avant que le «passage fatidique de la ligne tel queJ, il a transforme mon salaire de minime en simple­ d'ombre)) me rende a jamais impossible le role de ment modeste. disciple. En cette anneee du 25e anniversaire, tout le monde a Ma deuxieme raison de parler de Lew aujourd'hui c'est entendu parler du CERN de cette epoque. II faut cepen­ qu'il me semble que le travail qu'il a fait au CERN, qui est dant que je l'evoque un peu. Quand j'arrivais en 1954, le beaucoup plus important qu'on ne le pense en general, CERN se composait d'une villa et deux baraques a l'aero­ c'est moi dans une certaine maniere qui l'ai continue. Je port de Cointrin et de deux OU trois baraques al'Institut de reviendrai sur ce theme plus tard. physique de Geneve qui abritaient le groupe PS. Outre

IO faut bien comprendre sur Lew: a pnon, rien dans sa competence de physicien ne l'avait destine a servir au CERN. II avait fait sa these sur la formation des cristaux et j'ai la-dessus une petite anecdote a raconter. En 1957 ou 1958, je lisais la bible des «bullistes» des premiers ages «Kinetik der Phasenbildung», de M. Volmer et, comme un scientifique ne peut pas lire que Jes chapitres qui l'interessent directement, j'ai lu les autres chapitres et j'y ai vu citee la these de Kowarski - assez longuement d'ailleurs. C'etait bien loin tout 9a, mais ii a ete tout de meme bien content quand je le Jui ai dit. Apres cette these, ii etait alle vers la physique nucleaire et ii y etait arrive au moment ou l'outil-roi etait le , et specia­ lement le neutron lent, et tout de suite ii y eut Ia fission et c'est dans ce domaine que s'etaient faits la plupart de ses travaux, y compris Ia direction de la construction du pre­ mier reacteur canadien et du premier reacteur fran9ais. Bien sur, a quarante-sept ans, ii aurait pu se recon­ vertir mais ce qui l'interessait a ce moment-la dans le CERN c'etait !'aspect europeen, !'aspect grand laboratoire de physique, grand centre, sujet sur lequel il etait tres A vec Francis Perrin, en 1968. competent et sur Iequel ii avait ecrit, en 1949, un article fameux, voire assez prophetique. II savait done que Jes ser­ vices techniques et scientifiques allaient jouer un role de premier rang. Certes, ii n'etait pas insensible a l'attrait de I' Administration et Jes Sites et batiments, ii y avait au la nouvelle physique des particules elementaires (si elle CERN trois Divisions, deux pour Jes acce!erateurs (le syn­ n'etait pas importante le CERN ne serait pas justifie). II chrocyclotron et le synchrotron a protons) et Ia Division l'appelait «la physique metanucleaire» OU parfois, avec Un de Kowarski qui s'appelait STS, c'est-a-dire «Services rire mephistophe!ique, «la metaphysique nucleaire». Mais techniques et scientifiques» (en anglais «Scientific and je crois qu'il etait bien decide, des le depart, a faire faire Technical Services»). Les connaisseurs reconnaltront cette physique (c'est-a-dire a en faciliter le developpe­ immediatement la marque de Lew puisque le sigle se ment) plutot qu'a la faire lui-meme. conserve, tout en s'inversant, quand on passe du fran9ais a Tres vite d'ailleurs, ii s'avera que l'activite avec !es l'anglais. En fait, le nom de la Division ne definissait son rayons cosmiques allait devenir futile. La fin fut brutale. A role que de maniere assez ambigue. Au debut, Jes uns la conference de Pise, au moment meme ou Jes decou­ pensaient que cette Division devait fournir !'infrastructure vertes des rayons cosmiques en matiere de particules technique des acce!erateurs indispensables aux physiciens; etranges etaient confirmees, on s'apercevait que le les autres, naifs comme moi, croyaient qu'elle allait pre­ Cosmotron tournait depuis deux ans, le Bevatron depuis parer aussi Jes experiences que !'on ferait au moment ou six mois et que Jes rayons cosmiques ne pouvaient plus !es accelerateurs marcheraient - ce qui n'est pas tout a fait !utter. la meme chose. Cette ambigui"te etait accentuee par un lei je voudrais me permettre une incidente sur un point fait qui, vu maintenant, peut paraitre un peu simpliste qui n'a peut-etre pas de rapport direct avec Kowarski mais qui represente bien I'enthousiasme et Ia ferveur de ce mais qui est tellement important dans l'histoire du CERN temps. Les peres fondateurs avaient decide que le CERN, que je pense qu'il faut en parler. bien qu'occupe a construire des acce!erateurs, ne pouvait On a parfois tendance a croire que le CERN a ete fonde attendre cinq annees avant de mettre en oeuvre ses pre­ pour permettre a !'Europe de rattraper Jes Etats-Unis dans mieres experiences. II fallait done implanter immediate­ la physique des particules elementaires. Dit comme cela, ment une certaine activite de recherche avec Jes rayons c'est faux! Le CERN a ete cree pour donner a !'Europe !es cosmiques (quoi d'autre a l'epoque?) et cette activite avait instruments qui Jui permettraient de continuer dans un do­ ete placee sous la houlette de Kowarski (d'ou mon contrat maine qu'elle avait, plus que tout autre, contribue a fonder de consultant d'ailleurs) - ce qui accentuait !'impression a !'aide des rayons cosmiques. Avant 1954, le premier que sa Division serait le siege de l'activite «scientifique» synchrocyclotron de Berkeley, puis ceux de Columbia, de du CERN. Chicago, etc., s'etaient empares du meson pi un an a peine En reflechissant bien, je crois que Lew n'y a jamais apres qu'il eut ete decouvert a Bristol. Mais dans le do­ vraiment cru, a cette activite de recherche; je crois que, maine des particules etranges, des mesons K, des hype­ justement, c'etait le developpement de services scienti­ rons, c'etait !'Europe qui, jusqu'en 1955, conduisait le bal; fiques et techniques qui l'interessait. II y a une chose qu'il Jes concurrents n'etaient pas Jes acce!erateurs americains,

11 mais les equipes de cccosmiciens» americains moins nom­ pour la premiere fois, mais il est surtout remarquable par breuses car la-bas ii y avait les synchrocyclotrons. C'est l'accumulation de defauts mineurs. II y en a tant qu'en apres qu'est venue la traversee du desert. Ceux qui se sont quelques mois nous sommes stirs de savoir tout ce qu'il ccetonnes» du manque de «brillant» en physique des ne faut pas faire dans une chambre a bulles et done nous debuts du CERN oublient que le Cosmotron et le Beva­ savons comment il faut en batir une bonne (conclusion tron etaient en fonctionnement avant le PS, que les Ameri­ a peu pres correcte comme l'a montre la suite). cains travaillaient depuis bien avant sur !es synchro­ C'est precisement a ce moment que toute l'equipe est cyclotrons. Par contre, au debut des annees 50, ce fut le transferee au PS pour y construire la chambre de 2 metres, travail sur les particules etranges qui aurait merite le quali­ construction qui continuera a partir de 1961 et sous ma ficatif de «brillant», plus que l'etude systematique du faible autorite dans la division TC. II y a la un de ces meson pi sur les accelerateurs (si importante fut-elle). coups du sort dont la Carriere de Kowarski a ete jalonnee Mais revenons a !'oeuvre de Kowarski. Des 1956, ii est et dont je parlerai plus tard. Mais je ne suis pas sur que clair pour beaucoup de gens que la grande nouveaute sera ce fut un coup si dur; peut-etre meme en a-t-il ete Ia chambre a bulles. II est beaucoup moins evident qu'elle soulage. Toutes nos histoires d'acier inoxydable, de joints ne va pas rester un petit appareil de physique que chaque froids, de soudure, de vide l'ennuyaient mortellement. II groupe se fabrique pour faire dans son coin sa petite avait beaucoup mieux a se mettre sous la dent, a savoir le ' «manip». Personne n'a encore a !'esprit la conception de calcul eiectronique, les calculatrices et leur introduction au la grande chambre a bulles, tres grosse, tres chere, fabri­ CERN. Ce sera la je crois son oeuvre maltresse. quee au laboratoire par une equipe de specialistes compe­ Pour les gens comme moi qui vivent le nez au ras du tents et devoues, et qui va produire des millions de photos sol, la technique du calcul electronique s'est introduite a distribuer a quiconque veut bien s'y interesser, en un dans notre monde par le biais des chambres a bulles, par le mot, un service comme l'accelerateur lui-meme. Je ne fait qu'il n'y avait pas d'autres moyens de traiter les cen­ pense pas que Kowarski ait lui-meme cette vision. Mais taines, puis les milliers, puis les dizaines de milliers ii voit que c'est un instrument prometteur, complexe, avec d'evenements qu'elles nous fournissaient. des techniques encore inedites (l'hydrogene liquide), done Cela peut paraitre bizarre mais, a moins que je me quelque chose pour sa Division STS et, au debut de 1957, trompe, les accelerateurs de l'epoque, meme avec la ii rassemble sous son egide tous ceux qui au CERN s'inte­ focalisation forte, ont ete hatis sans l'aide de calcula­ ressent a cet instrument. Le premier liquefacteur d'hydro­ trices. Cela parait presque impensable aujourd'hui. Si la gene du CERN est commande, monte et mis en marche premiere apparition de calculatrices en physique des par­ par la Division STS. Le ler mai 1958, la premiere chambre ticules elementaires se situe dans les calculs de dephasage a hydrogene de 10 cm marche. C'est un instrument dans de Fermi sur la Maniac de Los Alamos, il n'est pas moins lequel il y a quelques idees intelligentes, mises en oeuvre vrai de dire que ce sont les chambres a bulles qui ont intro­ duit les calculatrices en force dans les laboratoires. II etait done normal pour la Division qui s'occupait de chambre a bulles de s'occuper aussi de ces problemes; Avec Gianpietro Puppi (a droite) et Mervyn G.N. Hine, en 1962. c'etait normal pour Goldschmidt ou pour moi. Sans vou­ loir trop le flatter, j'ai un peu !'impression que c'etait un peu !'inverse pour Lew. II s'interessait depuis longtemps aux calculatrices et, dans !'article de 1949 sur !es grands laboratoires, l'exemple de collaboration interdivisionnaire commence par cette phrase que je cite de memoire: «Sup­ posons que le Departement de mathematiques appliquees veuille construire une machine a calculer electronique ... » Les chambres a bulles etaient done peut-etre pour lui un hon pretexte pour introduire les calculatrices plutot que d'etre !'instrument majeur qui a besoin de puissance de calcul comme auxiliaire. Toujours est-ii que !'oeuvre principale de Kowarski, celle sur laquelle ii se concentre, est !'introduction des cal­ culatrices electroniques au CERN. II va le faire vite et avec une assez belle largeur de vues (si l'on considere les prejuges de l'epoque). Ce sera d'abord la petite Mercury qui habitue les gens a l'idee, mais assez vite l'IBM 709, puis la 7090 qui est, a son epoque, !'instrument majeur. II va le faire contre pas mal d'opposition interne («Nous n'avons pas besoin de ~a!») et externe («Achetez europeen et, d'ailleurs, vous n'avez pas besoin de voir si grand!»).

12 l

En reunion au CERN, en 1960. Pour le comprendre, considerons le CERN d'aujour­ d'hui. II y a bien sur Jes Divisions d'acceterateurs, les indispensables Divisions de !'administration et des sites et batiments. Du cote de la recherche, ii y a la Division Notons en passant qu'acheter americain etait en fait essen­ de physique experimentale (EP) ou se trouvent tous Jes tiel: cela permettait la collaboration avec les laboratoires physiciens experimentateurs mais, a cote, pour aider americains a l'epoque OU l'universalite des langages etait tres directement la recherche, ii y a deux Divisions. loin d'etre etablie. D'abord la Division DD. C'est elle qui achete et fait mar­ Si je peux me permettre un peu de philosophie: quand cher les grandes calculatrices principales du CERN, un on ne sait pas faire d'automobiles, ii ne sert a rien centre de calcul tres puissant, l'usine ou Jes donnees des d'essayer d'en fabriquer tout en se servant du cheval entre experiences se transforment en resultats de physique. Elle temps; on n'y arrive jamais. II faut former son propre joue aussi un autre role. II n'y a pas au CERN d'expe­ standard technologique en achetant les voitures des autres. rience ou de projets qui n'ait de problemes de calculs et de A partir de 1959, Kowarski ne s'occupe plus que des pro­ calculatrices en ligne, hors ligne, etc. A tous ces projets, la blemes de calcul et de numeration des mesures. Sa divi­ Division DD fournit !'aide indispensable sous toutes Jes sion, devenue DD (Donnees et documents), developpe formes possibles, conseils, programmes, quincaillerie elec­ d'abord Jes IEP (Instruments d'evaluation des photogra­ tronique; elle fournit surtout les specialistes de la construc­ l phies), ou la mesure est faite encore par un operateur; puis tion de groupes mixtes, sous une forme deja decrite par Hough (visiteur americain) et Powell, de cette Division Kowarski dans !'article de 1949. C'est done. bien une Divi­ DD, inventent le HPD (Hough-Powell Device), qui sera sion de services, l'ex-STS specialisee en DD, considerable­ etudie et construit par DD. C'est le premier appareil de ment developpee: la fille de Kowarski parvenue a la force mesure automatique. Copie en un bon nombre d'exem­ del'age! plaires, ii sera pendant des annees !'instrument de base des L'autre Division qui, a mon avis, doit quelque chose a mesures de photos de chambres a bulles en Europe et aux Kowarski c'est la Division des installations de physique Etats-Unis. C'est done Kowarski et sa Division qui ont experimentale (EF). EF fait marcher Jes chambres a bulles donne le ton au CERN et a !'Europe (!'Europe de la re­ du CERN, construit et fait marcher tout ce qui au CERN cherche fondamentale) dans le domaine du calcul etec­ ressemble dans son emploi a une chambre a bulles, c'est­ tronique. a-dire tout ce qui est cher, lourd, complique, doit faire le En 1963, son activite de directeur de Division bonheur de beaucoup d'equipes de physique et travailler s'arrete, mais je pense en avoir assez

13 (TC) que j'ai eu l'honneur de diriger pendant quatorze ans qui decrit le mieux ce qui arrivait). Bien sur, ii en et TC venait du petit groupe de bullistes, qui avait fait la concevait une grande amertume et c'est comprehensible, chambre de 10 cm dans la Division des services tech­ mais j'ai toujours pense que c'etait dans la nature des niques et scientifiques (STS), mais n'y etaient restes que choses. 11 etait fait pour creer et lancer des activites, non moins de deux ans. Et pourtant, quelle importance ont eue pour Jes administrer sagement. Je le Jui ai explique dans un ces annees! discours a son soixantieme et encore a son soixante­ J'aime profiter de !'occasion pour decrire sur mon cinq uieme anniversaire. Je Jui ai raconte l'histoire de exemple personnel ce qu'a pu etre !'influence de Kevenhiiller tiree du livre de Selma Lagerlof (La saga de Kowarski sur bien des gens du CERN. Gosta Berling): la Dame des Bois accorde a Kevenhiiller Lew etait un homme d'une profonde intelligence et de faire trois inventions geniales, mais lui annonce qu'il ne d'une tres grande culture. Une conversation avec Jui n'etait pourra jamais les refaire. Et quand la troisieme invention jamais neutre; elle pouvait etre plus OU moins profonde, est brisee comme Jes deux autres, ii se desespere. Elle lui souvent paradoxale, mais jamais indifferente. Tres sou­ apparait de nouveau pour Jui dire: «Imbecile, j'ai voulu vent, je n'etais pas d'accord sur les conclusions, mais ses proteger ton genie contre toi-meme; je ne t'ai jamais analyses avaient quelque chose de fascinant. Vous arriviez interdit de te faire copier». Et si cruel que ce soit, je pense avec une thforie que YOUS croyiez profonde. 11 YOUS reve­ que c'est bien le fond de l'histoire: Kowarski etait fait pour Jait immediatement qu'elle n'etait que superficielle et anec­ lancer la Division DD, pas pour gerer le Centre de calcul dotique; vous ressortiez avec quelque chose qui vous du CERN. impressionnait et que nous n'etiez pas pret d'oublier. Quand le CERN se fonde, personne ne sait ce qu'il sera. 11 y a des gens qui, quand ils croient avoir une theorie Pour Jes uns, ce sera un Berkeley (de l'epoque), c'est-a­ profonde, revelant la vraie nature des choses, la qualifient dire un laboratoire tres avance dans lequel quelques privi­ de dialectique. Je n'aime pas ce terme parce que je ne sais legies feront des experiences de premiere classe. Pour Jes pas ce qu'il veut dire et je soupconne qu'il ne s'applique autres, ii s'agira d'un OU de deux acceJerateurs qui donne­ pas aux theories en question meme si, ce qui arrive par­ ront des protons comme le bon Dieu en donne dans Jes fois, elles sont vraiment intelligentes et profondes. Person­ rayons cosmiques et que chacun pourra utiliser asa guise. nellement, quand je crois tenir une explication qui revele la Quand on y reflechit, c'est cette seconde conception qui vraie nature des choses, je l'appelle !'explication a triomphe, mais de maniere combien differente! ((kowarskienne». Eh bien, dans la mesure ou la Division A l'epoque, personne n'imaginait que Jes acce!erateurs TC puis la Division EF ont ete un succes dans la relation ne constitueraient qu'un des aspects du probleme et que les physiciens-instruments, si mes amis et moi avons inter­ physiciens seraient bien en peine de Jes utiliser tels quels, prete atemps le ((vol des grues dans le ciel» pour creer ces qu'il allait falloir des faisceaux, leur controle, Jes grands relations, dans la mesure ou cela eut une influence heu­ detecteurs, Jes grands spectrometres, Jes grands labora­ reuse sur le reste du CERN, c'est un peu a Kowarski que toires, etc. nous le devons. Kowarski lui-meme n'a certainement pas imagine Et c'est ainsi que je suis amene a mon dernier point. II tout cela, mais ce qu'il a lance avec Jes Divisions STS puis serait vain d'essayer de le dissimuler. II y a eu dans la vie DD etait certainement dans la bonne direction et a sans de Kowarski une espece de fatalite, un signe (dndien» si on doute raccourci pas mal Jes annees de tatonnement. Ce veut l'appeler ainsi. D'abord, le lancement rapide et plein n'etait pas son sort de gerer un grand centre de calcul pas de succes d'une activite nouvelle, suivie tres vite d'une plus que ce ne l'etait de developper Jes reacteurs d'EDF. perte de pouvoir. Plusieurs fois dans sa vie, ii fut le roi de Qu'il n'ait pas pu le faire n'enleve certainement rien a sa quelque chose: ZEEP, ZOE, la Division DD. Trois jours, gloire. Ce qui est important, c'est !'impulsion initiale pour trois mois ou trois ans plus tard, ii etait sur la touche (!'ex­ laquelle aujourd'hui nous Jui rendons hommage. pression est peut-etre un peu populaire, mais c'est elle Ch.P.

14 Lew Kowarski et la responsabilite sociale du scientifique

Denis de Rougemont

On vient de rappeler ses travaux, ses recherches, et ce acheter ... La notion de prix passe necessairement par le qu'il a trouve, et ce qui en est sorti. Tout cela nous conduit sentiment et l'economie done est une science qui s'occupe au probleme qui l'a beaucoup preoccupe pendant la der­ surtout des sentiments humains. C'est une branche de la niere periode de sa vie: celui des centrales nucleaires et des poesie.» questions qu'elles posent a notre societe. II se souvient qu'une dizaine d'annees plus tot, son Une premiere etape dans la reflexion de notre ami sur ce ami Alvin Weinberg lui a declare «la voix tremblante d'en­ probleme vraiment «nucleaire» au double sens de !'expres­ thousiasme» qu'une compagnie americaine vient de livrer sion, nous la trouvons marquee par l'interview que «Un reacteur a des prix qui frolent Jes I 00 dollars au Kowarski donnait a !'Express de Paris, en septembre kilowatt installe. C'est une percee fantastique!» Or, dit 1973. Kowarski, je viens de constater qu'on compte aujourd'hui Dans la preface a un precieux recueil de ses ecrits inti­ le kilowatt installe au double du prix envisage. «Alors, que tule «Reflexions sur la science», ii presente lui-meme valent des raisonnements fondes sur l'epluchage des deci­ cette interview et ii en evalue !'importance avec un impec­ males, quand ii s'agit de savoir ce qu'on en fera en 1980, cable realisme: «Ence debut de septembre 1973, j'annon­ en 1985, en l'an 2000?» yais a court terme l'imminence de la triple jonction entre le Et !'interview se condut sur ce paragraphe inoubliable rencherissement du petrole, la chute du dollar et le conflit que je tiens a citer en entier, parce qu'il demontre que Lew israelien et, a long terme, la disparition a tout jamais de Kowarski savait que le serieux de la vie se sent mais ne se l'energie quasi gratuite. Je denonyais - deja - Jes egare­ mesure pas: «Hermann Kahn, qui est un personnage pit­ ments de la grande politique nucleaire suivie par la plupart toresque, a ecrit que la grande question qui se poserait a la des pays avances ... et la marche vers le nefaste recours au fin du siecle est de savoir s'il y a quelque chose que . J'attirais l'attention sur les abus d'une econo­ l'homme puisse faire et pas l'ordinateur. Pour lui, la re­ ,1, metrie factice... On retrouve la plupart de ces memes ponse n'etait pas evidente. II me semble, a moi, qu'elle ne idees dans les politiques nucleaires annoncees par Carter fait pas de doute. II n'y a qu'a penser a toutes les choses en 1977; bien entendu ... , je n'en avais nullement le mono­ serieuses de la vie. Par exemple, bien manger, la poesie, pole mais je fus, peut-etre, un des premiers a mettre Jes !'amour. Toutes Jes valeurs humaines. Ce sont des choses pieds dans le plat a leur sujet». auxquelles, Dieu merci, ni l'atome ni les ordinateurs ne Dans !'interview, Lew Kowarski expose sa conception peuvent apporter de reponse.» des centrales a eau Jourde OU a eau legere, qu'iJ considere Nous nous connaissions certes depuis plusieurs annees, comme un «ma! necessaire», mais aussi des «breeders» mais c'est de la que je date, pour ma part, notre amitie. Je ou surgenerateurs qu'il considere comme «la pire de toutes l'avais invite a titre d'expert scientifique a la Table ronde Jes solutions». Et quand l'Express l'interroge au sujet des du Conseil de !'Europe en 1965, a Strasbourg, et il avait prix de revient du kilowatt, il se dechaine. Je cite: trouve l'occasion d'y donner des leyons d'humanisme aux «L'economie est une science dont la notion fondamentale philosophes. Je le rencontrais quelques fois dans l'avion de est le prix. Le prix, c'est un certain niveau monetaire Geneve a Paris: ii y allait pour l'OCDE plutot que pour auqueJ un etre humain est pret a vendre OU a l'EURATOM, et deja nous nous entendions le mieux du

15 monde sur le plan intellectuel, mais je le repete, ce qui m'a tion qu'il etait l'un des rares a pouvoir apporter a la con­ le mieux revele l'homme, 9a a ete - symboliquement- ses naissance objective des faits et des obstacles opposes a la declarations au sujet d'Hermann Kahn, cet etre dont la diffusion de cette connaissance. Mais il n'etait, helas, pas confrontation avec la poesie represente le phenomene le moins conscient des limitations que son etat de sante plus improbable du siecle. imposait a son action. La seconde etape de la reflexion de Kowarski sur !'evo­ IL hesitait encore fin juillet. Puis il y eut l'affrontement lution de notre civilisation occidentale, consideree a partir du 31 juillet, la mort du jeune Michalon tue par une gre­ du probleme de l'energie en general et de I'energie nucle­ nade, beaucoup de blesses, et quand je retournai, quelques aire en particulier, a coincide avec la fondation du Groupe jours plus tard chez Lew, je le trouvai sombre, emu et de Bellerive, au cours de l'automne qui suivit Les evene­ determine. «Nous sommes ici a discuter bien a l'abri et ments tragiques de Creys-Malville. dans le vide et des jeunes se font tuer, ce n'est plus sup­ Pour bien comprendre !'engagement responsable qui portable. II nous faut faire quelque chose.» marqua des ce moment !'attitude de Kowarski, ii convient Des le lendemain, decision prise, Kowarski se chargera de revenir aux propos qu'il tenait en 1972 (dans cette salle de rediger la premiere esquisse d'une Declaration com­ ou nous sommes aujourd'hui) sur la responsabilite des mune; nous la mettrons au point Jui et moi et elle sera pre­ scientifiques dans notre societe. II rappelle que l'energie sentee a la presse le 3 octobre. 'nucleaire etait encore saluee dix ans plus tot comme Bien que la redaction definitive soit en bonne partie de bienfaisante, mais qu'a partir d'environ 1967 une hostilite, mon ecriture, ii est certain que pour le contenu, ce docu­ qui commen9ait a redouter que «l'equilibre de l'homme ment doit etre attribue principalement a Kowarski, a tel dans Ia nature et la survie de Ia civilisation, peut-etre point qu'il eut pu prendre place, a juste titre, dans le meme de la race humaine soient gravement menaces Recueil des textes que j'ai cite et qui allait paraltre par Jes exces de la civilisation industrielle et technolo­ quelques mois plus tard. Et surtout, ii Jui doit l'essentiel: la gique». Or «la science, source directe de cette technologie position du probleme nucleaire dans la perspective d'une moderne, en porte une grande part de responsabilite». crise de civilisation occidentale desormais propagee a la Devant ce changement de comportement de la societe, planete entiere - perspective qui, d'ailleurs, explique seule quatre attitudes Jui semblaient possibles pour le scienti­ la composition de notre Groupe. fique pris entre son metier et la mefiance du public. Permettez-moi de vous citer ici, en hommage a la luci­ II Jes decrivait avec quelques details puis Les resumait dite de notre ami, Jes quelques phrases qui posent a grands dans ces quelques lignes: « ... Premierement, ignorer Jes traits ce que je voudrais appeler le systeme de notre crise, vents nouveaux et continuer dans son metier comme c'est-a-dire: « .. .Jes rapides et profonds bouleversements avant; deuxiemement, rejeter le metier; troisiemement, qui ont affecte Jes nations occidentales aux environs de combiner le metier avec des activites qui en quelque sorte 1970. Ces annees charnieres ont vu la fin de l'apres­ compensent le cote douteux du metier (ici, ii citait Les guerre, de la reconstruction, et de l'e!an economique qui en exemples de Linus Pauling aux Etats-Unis et de Sakharov etait resulte. Elles ont vu se produire, dans Les domaines Les en URSS, leur Jutte pour la paix); et quatriemement, adap­ plus divers de la societe, des changements de climat et ter le metier lui-meme aux exigences de la situation, aux d'orientation qui sont loin d'avoir produit tous leurs effets, urgences sociales du moment», c'est-a-dire «prendre part tels que: le refus des notions, certes un peu simplistes, de a !'action que l'humanite devra entreprendre pour echap­ productivite et de produit national brut comme st;:ules per a tous ces perils». Et c'etait, bien entendu, a cette qua­ mesures valables du bien-etre humain; la montee de la trieme attitude qu'il se ralliait. contre-culture dans la jeunesse; le mouvement general C'est bien en conformite avec cette quatrieme attitude vers la reconnaissance des identites regionales, ethniques, que Lew Kowarski se decide, pendant le mois d'a011t minoritaires de tous ordres et vers une nouvelle affirma­ 1977, a se joindre a Saddrudin Aga Khan et a tion des droits de la femme dans tous Jes domaines de la moi-meme pour fonder le Groupe de Bellerive. vie sociale et civique; le souci de conserver Jes ressources Nous en parlions depuis des semaines, tandis que la naturelles et, plus generalement, l'idee de l'homme vivant fievre montait avant Jes manifestations prevues a Creys­ en harmonie avec la nature, plutot que cherchant a la sub­ Malville pour fin juillet. Ce qui hantait Kowarski, c'etait le juguer; la fin des illusions sur l'energie quasi gratuite et un sentiment d'une polarisation croissante entre Jes promo­ debut de denonciation des perversions technologiques fon­ teurs et Jes adversaires du nucleaire, qui mena9ait d'at­ dees sur cette illusion. Toutes ces manifestations, appa­ teindre un seuil critique au-dela duquel la probabilite remment sans connexions, sont en fait Jes aspects d'un d'explosions, tant sociales que physiques, montait en meme phenomene, d'un meme tournant historique. fleche. Tout cela, a Ia faveur du secret impose et maintenu Plus un tournant de cet ordre est brusque et plus ii met en d'un cote, de !'information necessairement lacunaire de evidence !'inevitable conflit entre detenteurs du pouvoir, l'autre. Dans cette conjoncture, le dialogue devenait lit­ tenus par des engagements anterieurs, et temperaments teralement vital. Et Kowarski, reste en relations etroites novateurs.» avec Jes milieux scientifiques americains et europeens pre­ La Declaration centre alors le debat «sur un aspect par­ nait chaque jour une conscience plus aigue de la contribu- ticulierement aigu de ce conflit general, celui qui oppose

16 Dans un congres,parmi des prixNobel, vers 1956. eau legere ne sont pas les memes que ceux de Creys­ Malville. En effet, le choix des surgenerateurs ferait entrer l'humanite entiere dans l'ere de l'economie du plutonium, avec des consequences qui sont loin d'avoir ete suffisam­ trois gouvernements europeens (France, Italie, Allemagne ment explorees en ce qui concerne les droits de l'homme et federate) et les mouvements anti-nucleaires, au sujet du les structures de la democratie.» surgenerateur de Creys-Malville (Isere), dont la construc­ On aura reconnu, dans ces dernieres lignes, les ques­ tion mise en route depuis peu a donne lieu notamment aux tions que le Groupe de Bellerive posait au colloque reuni confrontations des 30 et 31 juillet 1977 .» parses soins en fevrier 1979. Lew Kowarski a pule suivre Et de constater que: «au lieu de chercher, calmement et encore d'un bout a l'autre, apres avoir ete le principal for­ objectivement, a faire le bilan des arguments opposes, les mulateur de sa problematique, non seulement scientifique deux camps ne soulignent que les arguments favorables a mais societale. leurs theses et tendent a minimiser, a nier, voire a esca­ 11 reste au Groupe de Bellerive a developper son action moter les arguments des adversaires. Dans cette cour de aux domaines elargis de proche en proche qu'avait definis justice, il n'y a que des avocats. Les juges sont franche­ notre ami dans le texte d'une admirable concision que je ment absents ou se trouvent dans l'impossibilite de vous lisais tout a l'heure: il enumere des problemes capi­ deposer des conclusions valables, faute de competence. taux dont le nucleaire n'est qu'un aspect. Entre les deux poles actuels de la controverse sur l'elec­ C'est maintenant que nous mesurons, et nous allons tronucleaire (l'accepter comme une panacee ou le rejeter mesurer toujours plus, je le crains, tout ce que Lew completement), toute une gamme de solutions ponderees Kowarski representait pour nous, bien au-dela de son et diversifiees est concevable, dont les avocats des deux savoir de physicien. parties ont tendance a detourner l'attention. Une analyse Adieu Lew! Grand homme irrempla9able en sa mai­ objective devra, au contraire, mettre en lumiere ces solu­ trise autant qu'en amitie. Vous ne nous rendiez pas tou­ tions intermediaires. Au lieu de trancher d'office entre tout jours la vie facile, mais vous lui donniez plus de saveur et et rien, elle posera la question plus complete: combien? La plus de sens. Et c'est ce qu'il y a de plus precieux au question comment? suivra inevitablement, car les faces du monde. nucleaire sont multiples et les problemes d'une centrale a D.deR.

17 Souvenirs de Lew Kowarski

Jean Mussard

II y a quelques annees, lorsque !es derniers liens admi­ Commissariat it l'energie atomique. Quant it moi, j'etais it nistratifs entre le CERN et Kowarski se sont denoues, il !'UNESCO, ou j'assumais Jes fonctions (si j'ose dire) m'a pose une question qui m'a frappe et surpris. II m'a d'adjoint d'un brave Chinois qui n'etait lui-meme pas demande: «Crois-tu qu'ils vont me laisser vivre en paix it ecrase de travail. C'est pour cette raison que Pierre Auger, Geneve? II va falloir que je me tienne tranquille.» Et il a qui dirigeait le Departement des sciences, me ' approuve administrations, qui ont besoin, pour se simplifier la par !'administration. Nous n'avions aucune envie de nous besogne, de nous coller des etiquettes et de nous easer plier a ce fastidieux ceremonial. Je dois ajouter que, dans des organigrammes. Mais ii derange aussi tout le grace a l'heureuse habitude des organisations interna­ monde sur le plan des idees, puisque le nombre des ideo­ tionales de claironner a tous les vents ce qu'elles ont !'in­ logies officiellement homologuees est, comme celui des tention de faire pour le bonheur de l'humanite, il n'etait pas partis politiques, necessairement limite. Alors, plus OU difficile de passer inaperyu: ii suffisait de ne pas se vanter. moins consciemment, les gens se demandent: «Mais enfin, C'est grace a cette technique elementaire que le projet cet homme est-ii avec ou contre nous? A quel camp du CERN fut, dans !'indifference generale, mis en orbite appartient-il?» C'est une question qui n'a aucun sens pour en moins de huit mois, avec !'aide de Kowarski (et de un homme comme Kowarski qui, tel Descartes, <

18 gcnce el cela commeni;ait par le langage: chaque phrase, chaque mot devait avoir un sens precis, sans aucune ambigu.lte. Cetle exigence provoquait parfois des incidents comiques, car elle s'adressait a tout le monde, quel que soit le rang ct l'importance du personnage, et ii arrive que, dans les hautes spheres, les gens ne s'expriment pas d'une maniere tres precise. II arrive meme que certaines negli­ gences de langage soient intentionnelles. Des que Kowarski flairail quelque chose de louche, ii reagissait avec une rudesse qui lui a valu, je pense, de solides anti­ pathies. Pour ma part, c'etait plutot le contraire. Ses explosions etaient, pour moi, un spectacle de haute qualite. Le deuxieme trait de son caractere qui m'a frappe a cette epoque, e'etait une extraordinaire lucidite, une luci­ dite froide, volontaire, quasiment anormale. On avait !'impression (et c'etait bien le cas) qu'il avait decide une rois pour toutes de ne se faire aucune illusion, aussi bien dans la vie courante que lorsqu'il s'agissait de realiser un projet comme le CERN, qui impliquait des problemes de lout ordre - politiques, diplomatiques, financiers et, natu­ rellcment, techniques. II fallait regarder chaque probleme en face, froidement, sans se dissimuler la moindre difficulte ni aucun danger. Ce trait de son caractere jouera un Geneve le genevois, je vais leur parter des ecoles, des com­ role determinant lorsque, vingt ans plus tard, Kowarski munications, je vais agrementer le tout de quelques statis­ sera entralne dans les controverses nucleaires. tiques, justes ou fausses, et de commentaires totalement Mais ce qui m'a surtout frappe chez Kowarski, c'etait superflus. Ensuite, nous allons distribuer ces rapports et sa fai;on amusante de commenter les evenements. Voici un reunir le Conseil. Et alors, Jes gens feront semblant de exemple. Ca se passe un an plus tard. Le CERN n'existe decouvrir joyeusement que decidement, oui, Geneve, c'est pas encore physiquement, mais ii existe sous la forme d'un ce qu'il y a de mieux, comme s'ils ne le savaient pas depuis accord intergouvernemental provisoire. Nous avons main­ longtemps. Et tout le monde sera content, y compris ceux tenant de l'argent, ce qui nous a permis de creer quatre qui auront perdu la bataille (ce qu'ils savent deja groupes de travail, dont deux font les plans des accelera­ aujourd'hui) parce qu'ils auront ete battus conformement leurs (SC et PS), un s'occupe de theorie pure et le qua­ aux regles de !'art. C'est c;a, une danse sacree.» trieme (le groupe Laboratoire) s'occupe de tout le reste: Cette notion de «danse sacree», ii l'appliquera encore batiments, ateliers, fournitures, information, transports, en d'autres circonstances. Quant a son cote «Dorine», etc. C'est ce groupe que dirige Kowarski, qui est en ce n'est que vingt-cinq ans plus tard que je dis un jour a somme la bonne a tout faire de ('organisation naissante. Kowarski: «Tu sais que tu es un sacre comedien?» Ca ne le gene pas du tout. Au contraire, ii va jouer ce Reponse: «Naturellement que je suis un comedien!» avec role au plein sens (theatral) du terme. Comme la ser­ un sourire de satisfaction, tout heureux que l'on apprecie, vante Dorine de Moliere (dans Tartuffe), ii vase permettre en Jui, l'artiste autant que le savant. de faire a tout propos des reflexions qui amusent OU terro­ Un an plus tard, la Convention du CERN est signee. risent, suivant le cas, les protagonistes de la piece qui est Mon role est termine et nos relations commencent a en train de se jouer. Pour le groupe Laboratoire, ii s'agit s'espacer. Nous nous voyons quand meme de temps en J entre autres, parait-il, de determiner l'endroit le plus temps a Paris OU a Geneve, pour le plaisir de causer, mais avantageux pour )'implantation du CERN. Je dis bien nous ne sommes pas encore des amis. II nous a fallu un «parait-il», car tout le monde sait que le CERN sera quart de siecle pour commencer a nous tutoyer et voici construit a Meyrin, pres de Geneve, sur un site connu encore un trait interessant de son caractere: Kowarski n'a depuis deux ans (on est deja en train de faire Jes plans et pas la fraternisation facile, en quoi ii me rappelle Karl Kowarski suit ce travail de tres pres). Mais cette idee Marx qui, a l'epoque OU l'on redigeait le Manifeste com­ deplait dans certains milieux et d'autres propositions muniste, ne voulait pas que l'on y parle de «fraternite» ont ete faites, notamment Copenhague et Arnhem. Alors, (terme tres a la mode depuis la Revolution franc;aise) car, bravement, Kowarski se met a faire des rapports sur Jes disait-il: ((II y a des tas de gens sur la Terre dont je n'ai avantages et Jes inconvenients respectifs des divers sites. aucune envie d'etre le frere.» Comme ce remue-menage m'intrigue, je demande a 1970: ici se place un intermede qui ne figurait pas au Kowarski a quoi c;a sert. II me repond: «Cane sert a rien, programme d'aujourd'hui, mais dont je dois dire quelques c'est une danse sacree. Je vais leur dire qu'a Copenhague mots, car on y decouvre un aspect de la personnalite de on parle le danois, qu'a Arnhem on parle le neerlandais, a Kowarski dont ii n'a pas encore ete question, mais qui

19 jouera un role important par la suite: le Kowarski eco­ d'illusions, YOUS allez YOUS heurter a Un tabou: la defense logiste (a condition d'utiliser ce terme avec precaution). de l'emploi. Je veux bien vous aider, vous fournir des Au debut de 1970, je suis charge par Jes Nations Unies de materiaux que vous ne trouverez pas dans les statistiques preparer la Conference internationale qui se tiendra deux et dans les documents officiels, mais je vous previens: ans plus tard a Stockholm sur l'environnement. En route moi-meme, a Washington, je suis considere comme un pour je ne sais plus quelle universite americaine, Kowarski individu subversif.» passe par New York et me demande ce que je fabrique Cela ne me derangeait pas, mais ii faut bien avouer que dans cette galere. La degradation de l'environnement est la Conference de Stockholm fut, pour nous, une defaite: un probleme qui l'interesse tres vivement et voici, en resu­ des tonnes de papier, une nouvelle administration, mais me, son point de vue. La Conference de Stockholm sera, aucune tentative serieuse de synthese, aucune analyse de bien entendu, une autre danse sacree, un simulacre de la fausse rivalite entre l'economie et l'ecologie. Si j'ai bataille qui, en realite, aura ete gagnee OU perdue d'avance. evoque cet episode, c'etait pour preciser un autre trait de Voyons, de quoi s'agit-il exactement? (C'est une de ses caractere de Kowarski: sa sympathie pour l'ecologie etait questions favorites.) On dit que la pollution de l'environne­ d'essence puritaine, a condition de ne pas confondre le ment est une consequence ineluctable du developpement puritanisme et l'austerite. Kowarski n'etait pas austere, industriel, qui seit a satisfaire Jes besoins des consom­ loin de la! ii adorait la bonne chere, !es bons vins (bien mateurs. C'est vrai, dans une certaine mesure, mais juste­ qu'il detestat l'alcool) et tous Jes bienfaits que nous dis­ ment c'est une de ces demi-verites dont Kowarski a pensent !'art et la nature, mais ii execrait le gaspillage, qu'il horreur. La preparation de la Conference de Stockholm s'agisse d'argent, de travail humain ou - comme nous devrait etre !'occasion d'y regarder de plus pres. Pre­ allons le voir tout de suite - d'uranium. mierement, Ia pollution n'est certainement pas une fonc­ Entin, !es dernieres annees: a partir de 1972, Kowarski tion mathematique, rigide, de Ia production de biens est entralne dans Jes controverses autour de l'energie materiels. Kowarski flaire du charlatanisme dans cette nucleaire. «Je fus peut-etre un des premiers a mettre Jes forme d'econometrie fataliste. Deuxiemement, est-ii vrai pieds dans le plat», dit-il quelque part. L'un des premiers, que Ja «Croissance» sert a faire le bonheur des consom­ pas dans l'absolu, mais parmi ceux qui savent de quoi ils mateurs? Non, dit Kowarski, ii faut distinguer entre !'utile parlent. Ces controverses le concernent en tant que specia­ et le futile, au risque de passer pour heretique aux yeux de liste, mais elles le concernent aussi en tant qu'homme, car la majorite des economistes contemporains (nous sommes, ii ne s'agit pas seulement de questions techniques (pro­ ne l'oublions pas, en 1970; cinq ans plus tard, la pensee blemes de securite, choix de la meilleure «filiere», etc.), economique commencera a se degeler). En cette matiere mais d'economie energetique, et nous savons maintenant comme en d'autres, l'avis majoritaire des specialistes ne que, pour Kowarski, le terme «economie» a une significa­ reflete trop souvent que des routines mentales. Puisque tion beaucoup plus rigoureuse que pour un grand nombre YOUS etes aux Nations Unies, me dit-il, autant en profi­ de gens qui, a la veille de la crise du petrole, consideraient ter pour faire du travail serieux, avec !'aide de gens qui ont cette notion d'economie (toujours au sens strict, populaire, vraiment etudie la question. II me cite quelques noms de du terme) comme demodee OU meme franchement professeurs americains, notamment Barry Commoner, et archalque. Sur un plan plus general, ii s'agit, pour organise une rencontre avec ce dernier. Barry Commoner, Kowarski, des rapports entre la science, la technique et la qui ne jouit pas encore de son actuelle notoriete interna­ societe. II a preside pendant des annees un groupe de tra­ tionale, est un biologiste qui n'hesite pas a pietiner Jes vail cree par Jacques Freymond, a l'Institut universitaire plates-bandes des economistes. II pratique tout naturelle­ des hautes etudes internationales, pour discuter de ces ment cette fameuse interdisciplinarite, qui par ailleurs fait questions. Et la principale de ces questions, celle qui l'objet de plus de discours que de reflexion. II me confirme preoccupe le plus Kowarski durant Jes dernieres annees de qu'aujourd'hui, en Amerique, certaines industries (par sa vie, c'est le probleme de !'information, pas seulement exemple, dans la branche du papier, des emballages, de !'information du public, mais aussi !'information des res­ certaines matieres synthetiques, etc.) ont un caractere ponsables, des gens que l'on appelle aujourd'hui Jes «deci­ nettement sinon totalement predateur: elles detruisent des deurs». II ne cesse de repeter que ces derniers sont trop matieres premieres et de precieuses ressources naturelles souvent ma! informes et que cela peut avoir des conse­ pour rien, elles polluent, elles consomment de l'energie quences graves. II estime que Jes savants et les ingenieurs pour rien, sans aucun avantage reel pour !es consomma­ doivent dire non seulement ce qu'ils savent, mais encore et teurs (si l'on fait abstraction de quelques commodites deri­ surtout ce qu'ils ne savent pas, ce qui est parfois plus dif­ soires, auxquelles les consommateurs renonceraient ficile. II pense qu'avec un peu d'argent, de la bonne foi et instantanement s'ils savaient ce qu'elles leur coutent du courage, on pourrait faire a cet egard des progres indirectement et s'ils avaient le choix). Seulement, ajoute­ considerables et, pour le prouver, ii lance au printemps t-il (et c'est !'argument qui vous sera oppose chaque fois 1973, done avant la crise du petrole, l'idee des Auditions que vous souleverez ce probleme), ces industries absorbent sur l'energie, qui auront lieu un an plus tard a l'Universite aussi de la main-d'oeuvre; en fait, c'est leur seule justifica­ de Geneve. II pense qu'il y a en Suisse beaucoup de gens tion. Alors, ii me met en garde: «Ne vous faites pas trop qui, sans etre a priori pour OU contre J'energie nucJeaire,

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Madame Kate Kowarski reroit un cadeau. Nos conversations etaient ainsi emaillees de parentheses, si bien que nous perdions parfois completement de vue ces fameux ordres du jour. Les grands ecrivains etaient pour Jui des compagnons, avec lesquels ii entretenait une sorte aimeraient savoir de quoi ii s'agit et recevoir, sur un cer­ de dialogue permanent. II Jes interrogeait, en quelque sorte, tain nombre de questions fondamentales, ce qu'il appelle pour mieux comprendre le monde reel. C'etait chez lui un une information non polluee. Etant donne la polarisation besoin tres profond. II connaissait par exemple sur le bout extreme des idees, le caractere passionne des contro­ des doigts la vie de chaque personnage des «Hommes de verses et !es interets en jeu, cette idee peut paraitre bonne volonte» de Jules Romains, ce qui n'est pas une utopique. Kowarski pense qu'il faut essayer quand petite affaire (ii y en a 28 volumes). Les chefs-d'oeuvre de meme, mais, dit-il, ces Auditions n'auront un sens que la litterature mondiale Jui permettaient aussi de trouver si nous arrivons a obtenir la collaboration loyale de une multitude de parentes spirituelles ou psychologiques personnalites representatives des milieux interesses: entre des personnes vivantes et des types humains campes promoteurs et opposants. Cela doit etre possible. par !es ecrivains. Par exemple, ii se comparait lui-meme L'experience prouvera qu'il avait raison. volontiers a !'«Idiot» de Dosto'ievski et, le jour OU ii me fit C'est ace moment-la que nous sommes vraiment devenus l'honneur de deceler en moi egalement quelques traces de des amis et que nous avons commence a parler d'autre ce genre particulier d'idiotie, je compris qu'il voulait bien, chose que d'energie, d'information et d'economie politique. apres vingt-cinq ans de prudente reserve, me recon­ Mais la, ii s'est passe un phenomene curieux, que je dois naitre enfin comme un frere. evoquer parce qu'il est typique de Kowarski. Chaque fois Alors, de fil en aiguille, au cours de ces dernieres que j'allais le voir, ii me recevait avec un ordre du jour tout annees, ii a commence a parler de son enfance et de sa jeu­ pret, en trois OU quatre points, qu'iJ enumerait des mon nesse qui, jusqu'a !'age de trente-deux ans, fut extraor­ arrivee: «Voila ce dont nous devons parler aujourd'hui», dinairement dure. II faut savoir que Kowarski a travaille disait-il. Et nous commencions sagement par le premier en France, pendant quatorze ans, sans permis de travail et point. Mais la verite, c'est qu'au bout d'une heure nous avec un faux passeport polonais, constamment a la merci parlions de toutes sortes de choses qui n'avaient rien a voir d'un fonctionnaire un peu trop vigilant. Plus exactement, - du moins apparemment - avec son ordre du jour. II avait son passeport etait authentique, mais ii n'avait pas le droit une culture litteraire prodigieuse, ce qui l'amenait a faire a de l'avoir et, effectivement, la supercherie finit par etre tout propos des rapprochements entre Jes evenements de la decouverte au consulat polonais de Paris, ou ii s'etait pre­ vie reelle, dont nous etions !es temoins, et le reflet de la sente, comme chaque annee, pour faire rP.nouveler ce societe que l'on trouve dans Jes livres des grands ecrivains. fameux passeport, qui lui fut retire seance tenante. II m'a

21 raconte qu'en sortant du consulat, !es larmes lui coulaient n'etait vraiment pas de sa faute si ses papiers n'etaient des yeux: ii avait !'impression de se retrouver nu sur le jamais en regle. trottoir. Paradoxalement, cette humiliation fut a l'origine Un autre exemple, c'est l'histoire de sa licence es de sa premiere revanche sur la bureaucratie: avec une ra­ sciences. Passer des examens etait pour Kowarski un jeu pidite deconcertante, Kowarski devint, pour la premiere d'enfant. Helas! pour etre valable, une licence doit fois de sa vie, administrativement respectable. Car, a ce etre precedee d'un baccalaureat. Plus exactement - la moment-la, on etait a deux doigts de la guerre, nuance est importante - le candidat doit posseder un certi­ Joliot-Curie ne pouvait plus se passer de son collabora­ ficat de bachot agree par !'administration. II va sans dire teur clandestin et le gouvernement fran9ais ne refusait rien que Kowarski avait passe tout aussi brillamment son bac­ a Joliot. Pour tout dire, Kowarski fut sacre citoyen calaureat, seulement ii l'avait passe au Lycee russc: de fran9ais, pratiquement en cinq minutes, sur un simple Vilna, a une epoque (en 1922, sauf erreur) OU cette ville, coup de telephone au ministre des armements. La flexi­ apres avoir change de nationalite (ou plus precisement, bilite des reglements, en cas d'urgence, est un phenomene d'occupation militaire) cinq ou six fois depuis 1918 (annee stupefiant ! OU Jes Kowarski etaient venus s'y refugier) etait occupee Ainsi, j'ai fini par comprendre ce qui se cachait derriere par Jes Polonais, lesquels ont decide un beau jour d'annu­ une carapace parfois un peu rugueuse. En deux mots: ler retroactivement Jes baccalaureats des etudiants russes. Kowarski etait de ces hommes qui ne peuvent litteralement Les autorites universitaires fran9aises n'etaient nullement pas respirer sans vio\er un reglement. II y en a qui le font obligees de s'associer a cette brimade, d'autant plus ille­ expres, mais pas Jui. C'etait un homme d'ordre. D'ailleurs, gale que le statut de Vilna etait encore en suspens dans la en tant que savant nucleaire, ii connaissait mieux que per­ Societe des Nations et la Cour internationale de La Haye. sonne !'importance d'un bon reglement (de securite, par Mais ii se trouve que, pour des raisons politiques qui exemple). Mais pour un reglement utile, combien y en n'avaient rien a voir avec la respectabilite academique, le a-t-il de futiles? Cette absurdite, ii l'avait eprouvee des sa Gouvernement fran9ais faisait la cour a la Pologne. Bref, naissance, vu que ses parents n'etaient pas maries. Son pour faire valider retroactivement sa licence, Kowarski fut pere etait juif et sa mere orthodoxe. Dans un cas pareil, en oblige de repasser son bac une deuxieme fois, en !'occur­ Russie tsariste, les candidats au mariage devaient solliciter rence a Strasbourg, parce que (encore un detail typique) a une dispense speciale, ce qui prenait du temps et permet­ Strasbourg le russe etait admis comme langue vivante, ce tait de leur faire subir toutes sortes de vexations. Le fait est qui n'etait pas le cas a Lyon, OU ii avait passe sa licence. que ses parents ont perdu patience. Le resultat de cette Encore une «danse sacree)). deplorable precipitation, c'est que Kowarski est ne con­ En somme, Kowarski etait un proscrit, mais pas un trairement au reglement, si bien qu'avec sa premiere tape proscrit politique au sens ordinaire du terme. C'etait un sur Jes fesses le petit Lew attrapa sa premiere contraven­ proscrit congenital, a l'etat pur. Ce n'etait pas un anti­ tion: par decision administrative, ii Jui etait interdit de conformiste, mais un etre qui n'etait pas Conforme. La porter le nom de son pere. II devait s'appeler «Lew, fils seule fa9on de le rendre conforme eut ete de Jui confec­ d'Olga, de pere inconnu)) (bien que son pere ne rut nul­ tionner, des sa naissance, un reglement sur mesure, lement inconnu a Saint-Petersbourg). C'est ce nom, inscrit comme plus tard ses costumes. Kowarski etait un homme a l'etat civil, qui figurait sur tous ses papiers. Plus tard, a au plein sens du terme, c'est-a-dire une creature unique, a Vilna, son pere se debrouillera quand meme pour lui laquelle ii est absolument impossible de coller une eti­ faire avoir un passeport au nom de Kowarski, ce qui Jui quette, ce qui implique de nombreux desagrements. Natu­ paraissait preferable (ou peut-etre indispensable) pour rellement, ii avait fini par s'y habituer, mais ii prevoyait que son fils puisse aller faire des etudes a l'etranger. C'est toujours une tuile, ce qui explique aussi bien son attitude 9a, l'histoire du faux passeport authentique et aussi le fait d'extreme prudence devant l'energie nucleaire (dont ii que !edit passeport etait polonais alors que son titulaire fut pourtant un des pionniers) que sa question !ors de son etait russe. depart du CERN:

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Groupe des Publications/ PU-ED 80-07 Organisation europeenne pour la recherche nuc/eaire 1211Geneve23, Suisse Mai 1980