Livraisons de l'histoire de l'architecture

26 | 2013 Les ministres et les arts

Jean-Michel Leniaud (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/lha/150 DOI : 10.4000/lha.150 ISSN : 1960-5994

Éditeur Association Livraisons d’histoire de l’architecture - LHA

Édition imprimée Date de publication : 10 décembre 2013 ISSN : 1627-4970

Référence électronique Jean-Michel Leniaud (dir.), Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013, « Les ministres et les arts » [En ligne], mis en ligne le 10 décembre 2015, consulté le 30 octobre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/lha/150 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lha.150

Ce document a été généré automatiquement le 30 octobre 2020.

Tous droits réservés à l'Association LHA 1

SOMMAIRE

Noir sur blanc Jean-Michel Leniaud

Le comte d’Angiviller, directeur de travaux : Le cas de Rambouillet Basile Baudez

Sur la piste des orientations artistiques de Nicolas Frochot, premier préfet de la Seine sous le Consulat et l’Empire Alexandre Burtard

L’abbé Terray, seigneur de La Motte-Tilly Rose-Marie Chapalain

Les ministres de l’Intérieur et les arts sous le Directoire Marie-Claude Chaudonneret

Jean Naigeon, conservateur du Luxembourg sous le Consulat: Les rapports d’un conservateur avec le Sénat et le ministère de l’intérieur (1799-1804) Hélène Dutrinus

Philibert Orry et l’embellissement du territoire autour de l’Instruction de 1738 : genèse d’un paysage routier et urbain Dominique Massounie

Deux générations à côté du pouvoir :quelques remarques sur les arts chez les de Fourcy Gabriele Quaranta

Finances et arts pendant la Révolution et le Premier Empire. L'exemple du Garde-Meuble Aleth Tisseau des Escotais

L’élaboration du principe d’inaliénabilité pour les collections muséales et les biens du domaine public mobilier sous la Révolution française Olivia Brissaud

La genèse de l’opéra le Peletier : un opéra provisoire pour le XIXe siècle Elsa Cherbuy

« Muraille, décor, récit » : la sculpture du nouveau Trocadéro Philippe Dufieux

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 2

Noir sur blanc

Jean-Michel Leniaud

1 Deux ans à peine après être parvenu au pouvoir, le président François Mitterrand promulgua une importante loi portant décentralisation en matière d’urbanisme, la loi du 5 janvier 1983. Particulièrement poussée par Gaston Defferre, alors ministre de l’intérieur, la réforme venait rompre avec un bon siècle de centralisation en matière d’aménagement urbain et de permis de construire et, depuis la loi du 31 décembre 1913, avec soixante dix ans de renforcement progressif des pouvoirs de l’État dans les différents domaines du patrimoine : Monuments historiques, sites, archéologie, abords, secteurs sauvegardés. Quels qu’ait été la portée des réflexions timides tendant à modifier le rapport de forces qui s’était introduit à l’occasion de la reconstruction d’après 1918 et l’importance des premières tentatives de déconcentration, la réforme de 1983 introduisait un tournant historique, d’autant plus spectaculaire qu’il découlait d’un changement de majorité politique. En 2013, au moment où le Ministère de la culture entreprend de célébrer le centenaire de la loi sur les Monuments historiques, les lignes qui suivent nourrissent l’ambition d’attirer l’attention sur un trentenaire oublié, celui de la loi du 5 janvier.

Une réforme historique : 1983

2 Pourtant, jamais travail législatif n’avait nourri une pareille ambition patrimoniale : il n’était plus question de monuments, de collections publiques, de vestiges archéologiques, d’espaces ambiantaux, mais du territoire tout entier. « Le territoire est le patrimoine commun de la nation », affirmait le législateur et ce disant, il n’insistait pas tant sur l’intangibilité de l’espace à l’intérieur des frontières qu’aux caractéristiques qualitatives de cet espace. Cette compréhension globale apportait une nouveauté considérable mais la loi allait plus loin encore en affirmant la responsabilité de chaque commune sur la parcelle de territoire qui lui donnait une existence concrète. C’était bien une révolution : jusqu’alors, l’État s’adjugeait le devoir de gérer tout ce qu’il y avait de commun à l’ensemble de la nation. Désormais, selon une application non dite de ce principe de subsidiarité dont la communauté européenne faisait l’une de ses lignes de force, l’État n’interviendrait plus que pour autant que la communauté de base

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 3

ne serait pas en capacité d’assumer ses propres responsabilités. N’auraient-elles pas les moyens d’instruire les permis de construire, par exemple ? Les services déconcentrés apporteraient leur aide mais le maire resterait signataire de l’acte.

3 De la loi du 5 janvier découlèrent, directement ou non, diverses mesures qui intervinrent en 1984 : la création du principe de zone de protection du patrimoine architectural et urbain (comme on l’appelait alors) et d’une instance consultative nouvelle, destinée à instruire les dossiers correspondants, les collèges régionaux du patrimoine et des sites. Ces deux prescriptions brisaient deux tabous : la première concurrençait le très étatique avis conforme aux abords de l’architecte des bâtiments de par une procédure plus lourde, certes, mais qui garantissait la concertation des pouvoirs locaux et du représentant de l’État. La deuxième créait une commission d’un genre nouveau puisque – c’était là une idée personnelle de Gaston Defferre – la présidence n’en était pas confiée au préfet de région mais à une personnalité élue en son sein. Le CRPS transgressait avec une longue habitude en matière de commission administrative.

4 D’autres mesures découlèrent indirectement de la loi : la déconcentration de l’inscription sur l’inventaire supplémentaire au profit des préfets de région et la création de commissions consultatives correspondantes, les commissions régionales du patrimoine historique, archéologique et ethnologique. Elles restaient marquées par les usages antérieurs puisqu’elles se gardaient bien de trop rapprocher la décision du terrain, ce qui eût été le cas si la déconcentration avait été opérée au profit du préfet de département et qu’elles restaient prudemment dans le moule des commissions administratives en en confiant la présidence des COREPHAE aux préfets de région. Il n’était pas question de faire confiance au fonctionnement collégial d’une commission.

De sournoises marches arrière

5 L’ambition de cette réforme historique fut progressivement érodée au cours des deux décennies suivantes. Contentons nous de souligner ici quelques points particulièrement significatifs. En premier, la multiplication des arrêtés d’inscription sur l’inventaire : elle découlait logiquement de la création d’autant d’instances de décision que de régions, qui se substituaient à la seule plume ministérielle. On s’en émut car elle ne suscitait pas seulement ce que l’on allait appeler de façon désobligeante l’inflation patrimoniale mais impliquait un nombre considérable de périmètres de protection au moment même où l’abord, le fameux « rayon de cinq cent mètres », était contesté par les élus : ce qu’on leur avait donné de compétences en matière d’urbanisme par le moyen des ZPPAU ne risquait-il pas d’être contredit par l’augmentation considérable des surfaces contrôlées par ces protections régaliennes ? On trouva dès le début des années 1990 le remède, quitte à frustrer les aspirations patrimoniales de l’opinion locale : consigne fut donnée aux préfets de région par le Ministère de la culture d’instituer une régulation du flux annuel des protections. Protéger moins pour créer moins d’abords.

6 Ensuite, l’existence même du collège régional du patrimoine et des sites. Tel qu’il était constitué, avec son mode de délibération autonome du représentant de l’État et son dessein de constituer des ZPPAU de façon totalement indépendante des protections au titre des monuments historiques, il ne pouvait que disconvenir au Ministère de la culture en opposition avec lequel il avait été mis en œuvre. Une réforme vint fusionner

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 4

les Collèges et les COREPHAE sous une nouvelle rubrique, commission régionale du patrimoine et des sites, mais confia la présidence de la nouvelle instance au préfet de région : le rêve d’une instance indépendante n’avait pas dépassé le cap d’une décennie.

7 Quant aux ZPPAU, devenues avec le temps ZZPAUP de façon à y incorporer le patrimoine paysager, elles connurent des fluctuations diverses, généralement consécutives aux accès atrabilaires qu’éprouvait le Parlement à l’égard des périmètres de protection-abords et, par voie de conséquence, à l’encontre des architectes des bâtiments de France.

8 De ce bilan plus que sommaire que peut-on conclure ? Rien ne permet d’affirmer que les ambitions patrimoniales des années 1983 et 1984 aient été satisfaites. Passé une période d’euphorie dont la durée n’a pas dû excéder quinze ans, et qui, dans l’histoire du patrimoine en France, doivent compter comme de véritables années glorieuses, le feu est rapidement tombé, sous la pression concomitante de l’administration de l’État qui cherchait à diminuer la croissance annuelle du nombre de protections et de des élus locaux toujours prêts à considérer les abords comme une épine dans leur chair. Peut- être cette impression pessimiste justifie-t-elle d’être corrigée : de toute façon, une histoire fine de la période s’impose.

Bilan catastrophique

9 En outre, les questions qui viennent d’être évoquées, CRPS, COREPHAE, ZPPAU, déconcentration de l’inscription ne forment pas le cœur de la réforme de 1983, or c’est celui-ci qui nous intéresse ici.

10 Le cœur de la réforme tenait en ce le législateur accordait une totale confiance aux collectivités locales en leur conférant une responsabilité totale sur cette parcelle du patrimoine national que formait le territoire communal. En d’autre terme, l’intérêt général, c’est-à-dire le territoire comme patrimoine commun, se concevait comme la somme des 36 683 politiques communales (ce chiffre fait de la France le champion d’Europe en la matière). Au départ, donc, le législateur proposait de rassembler sous un point de vue unique, celui du maire, la somme des questions patrimoniales, réconciliant en quelque sorte l’espace naturel et la totalité de l’ensemble construit (à l’exception des monuments historiques). Au final, il instaurait une juxtaposition de politiques communales, d’autant plus évidente que jamais les communes n’ont constitué de groupements intercommunaux en matière d’intérêts patrimoniaux.

11 Cette babélisation patrimoniale consécutive à cette inhabituelle irruption de la mentalité girondine dans la démarche du législateur resté généralement fidèle à l’esprit jacobin fondateur a vu ses conséquences se démultiplier en raison même des caractéristiques des communes françaises. L’histoire a doté le pays d’un nombre considérable de collectivités rurales que caractérise un territoire communal très important en surface et une population peu nombreuse. Les égoïsmes locaux ont ossifié cette situation. Les transferts de richesses et de populations vers les villes l’ont aggravée. Dans les premières années qui ont suivi la mise en application de la loi de 1983, la situation rurale n’a guère évolué : elle restait dans cet état de stagnation qui en faisait le charme aux yeux des touristes américains et qu’on apprécie au déroulé des films produits pendant l’entre-deux-guerres. La campagne restait, grosso modo, une sorte de conservatoire des paysages et des habitats ruraux.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 5

12 Mais bientôt, c’est-à-dire au début des années 1990, tout évolua très vite, et de façon catastrophique. La politique agricole commune déversait un flot de devises sur les espaces agricoles, l’endettement général multipliait les moyens d’actions, les départements et les régions, quelle que fût leur couleur politique, s’imaginèrent que le volontarisme et le quantitatif devaient désormais caractériser l’action publique et poussèrent à des travaux en tout genre. Les petites communes emboîtèrent le pas : on viabilisa, on lotit, on construisit tant de l’habitat que de l’équipement public. Le résultat en a été que, pour une population dont le nombre d’habitants n’a pas augmenté depuis le Second Empire, la surface communale construite a doublé. Telle est l’observation que j’ai pu former dans la . L’amélioration du confort justifie-t-elle une telle augmentation ?

13 Aussi voit-on se construire toute au long des radiales qui sortent de bourgades de moins de 2 000 habitants des grappes de maisons en tout genre, au point que les villages se suivent désormais à tout touche formant un chapelet continu sur tout le territoire. Des terres naguère agricoles se voient, du jour au lendemain, caractérisées comme terrains à construire à la faveur d’une modification du plan local d’urbanisme et ce, pour des raisons dont le côté mystérieux ne peut guère être expliqué que par des ententes spéculatives. Le bitume et les aires goudronnées remplacent l’herbe verte. Les poteaux électriques en béton et les pieux téléphoniques se substituent aux platanes sur le bord des routes. Les ronds-points (la France est champion du monde en la matière) étalent leurs pustules aux moindres croisements de chemins vicinaux.

14 Ajoutons à cela la destruction progressive de l’espace agricole : les forêts grignotées par le macadam, les espaces non cultivés convertis à la culture du maïs, les marais asséchés – je pense aux polders à l’entrée de Rochefort-sur-mer aujourd’hui réduits à l’état de paillassons. Observons aussi ce qui se passe à l’entrée des grandes villes : un amoncellement hideux de zones commerciales, artisanales, industrielles, noyées dans des aires de parking proliférantes, des croisements routiers, autoroutiers et ferroviaires effrayants.

15 Le territoire, proclamé, il y a trente ans « patrimoine commun de la nation », se détruit sous nos yeux aux prises avec un cancer galopant. L’énormité des maux dont il été affligé est probablement irréversible. On connaît le calcul opéré par le conseil général du développement durable : l’équivalent de la surface d’un département et demi est détruit tous les dix ans par le béton. Il est plus qu’urgent de tirer les conséquences et de reconnaître la situation avec courage, lucidité et détermination : aucun pays du niveau de la France, Angleterre, Allemagne, et même Italie, n’a laissé faire avec autant de veulerie.

16 Tirer les conséquences, c’est d’abord reconnaître que la loi de 1983 s’est, dans sa générosité fondatrice, s’est fourvoyée sur un point au moins : il est illusoire de prétendre confier à trente deux mille communes de moins de 2000 habitants avec ce que cette faiblesse démographique peut laisser supposer de compétence, la gestion d’une part énorme du territoire national, 80% environ. Et puisque personne n’aura le courage de regrouper ces communes, il faut inventer un mode de gestion patrimonial du « patrimoine commun de la nation ». Qu’est-ce à dire ? En premier, dénoncer et éviter toute tentative de gaspillage de territoire : l’Allemagne a montré depuis longtemps, de même que les Pays-Bas et, à un moindre degré la Belgique, qu’une société moderne évite la pollution des sols, l’éradication des forêts, le massacre des espaces agricoles, la prolifération des banlieues de village. Ensuite, rechercher la

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 6

qualité, non seulement de l’architecture, bien sûr, mais dans le choix des matériaux. Pourquoi macadamiser d’immenses surfaces de parking alors qu’on sait employer des matériaux naturels ? Comment admettre que chaque piètement d’éolienne suppose une surface de 2 000 m² de béton en plein champ (je n’en connais pas le volume) ? Et pour finir, tenter d’introduire un peu de goût pour l’intérêt général dans les politiques municipales ? Les projets géants qui satisfont à l’égolâtrie de nos édiles, du rond-point à l’hôtel d’entreprise, la distribution du droit de construire entre quelques familles propriétaires du sol ne fondent pas l’avenir.

17 Il est donc temps de dresser un bilan critique de la loi du 5 janvier 1983 : confirmer ce que la loi a apporté de bon, dénoncer les dérives, voilà ce qu’on attendrait d’une commémoration qui la réunirait à la loi de 1913.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 7

Le comte d’Angiviller, directeur de travaux : Le cas de Rambouillet Le comte d’Angiviller and building construction: the case of Rambouillet Der Graf d’Angiviller führt Bauarbeiten durch. Der Beispiel Rambouillet

Basile Baudez

Les réformes du comte d’Angiviller en matière d’organisation administrative

1 Une des premières tâches de Charles-Claude Flahaut de La Billarderie, comte d’Angiviller (1730-1809), premier directeur général des Bâtiments de Louis XVI, la plus urgente, fut de remédier à la situation financière catastrophique de son département. En effet, la direction des Bâtiments, dont le budget dépendait du bon vouloir du Trésor royal, croulait sous les dettes. C’est pourquoi, aidé par Jean-Étienne Montucla et Charles-Étienne-Gabriel Cuvillier, les premiers commis hérités de ses prédécesseurs, le marquis de Marigny et l’abbé Terray, le comte d’Angiviller s’attela, dès sa nomination en 1774, à établir un audit général des finances de son département afin de s’atteler à la rédaction d’une vaste réforme de la direction générale. Les archives conservent de nombreux témoignages de ses plaintes sur l’état de désordre qui caractérisait les bureaux de la direction générale des Bâtiments. En décembre 1774 par exemple, il se plaint qu’il manque dans les bureaux des mémoires d’entrepreneurs sans lesquels il était impossible d’établir un état des créances1. La réforme des Bâtiments est en effet relativement connue en ce qui concerne sa partie la plus visible2 : la disparition du premier architecte et des offices au profit de commissions révocables à tout moment. Moins étudiée furent cependant les tentatives de réforme dans le contrôle des travaux qui devait déboucher sur des économies à grande échelle.

2 Le résultat de l’audit mené par Montucla et Cuvillier est implacable : au 1er janvier 1776, le département des Bâtiments était créancier de 13 468 884 livres3. Tous les fonds ordinaires, soit trois millions deux cent mille livres par an, avaient été mangés depuis l’année 1771. En 1788, l’amortissement de la dette représentait encore deux millions de

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 8

livres sur un fonds annuel de moins de trois millions et cent mille livres4. Il est un autre point soulevé par Cuvillier dans ses rapports visant à établir un système d’économie au sein de la direction générale : c’est le flou entre les fonds ordinaires et les fonds extraordinaires. Les premiers provenaient du Trésor royal sous forme d’ordonnances de paiement. Les seconds découlaient de bons du roi. Les extraordinaires étaient censés couvrir les dépenses résultant des constructions nouvelles comme, sous Louis XV, les châteaux de Choisy, Saint-Hubert, La Muette, Bellevue, Trianon ou l’opéra de Versailles. Un mémoire de 1778 rappelle que l’attribution des fonds extraordinaires avait toujours souffert de deux inconvénients : une quotité trop faible pour l’entreprise ordonnée et un défaut de payement de ces mêmes sommes5. Par exemple, la salle de spectacles de Versailles en 1769 et les casernes françaises de 1771, furent chacune livrées une année plus tard, mais, à la date de 1778 toujours pas soldées. Ainsi, si l’on prend en compte les dettes des fonds extraordinaires depuis trente-cinq ans, les Bâtiments se retrouvaient créanciers de la somme de trente millions de livres, les quatre cinquièmes étant dus aux entrepreneurs, ouvriers et fournisseurs, le reste se répartissant en traitements, gages, pensions, gratifications et remboursements d’expropriations6.

3 La première mesure fut une décision typique du comte d’Angiviller, façonné par la rigueur militaire du XVIIIe siècle : un effort de centralisation. Tous les mémoires des entrepreneurs sujets à vérification durent désormais être transmis au bureau des Bâtiments avant d’être adressés aux vérificateurs7 au lieu de passer directement des uns aux autres8. Effaré par l’absence de traces, le directeur général demanda aussitôt aux entrepreneurs de dresser les listes précises des mémoires produits depuis 1773, et cela avant janvier 1776 sous peine de ne jamais être honorés. Ce terme devint par la suite invariable chaque année. Cependant, comme les entrepreneurs n’étaient plus payés depuis des années, on se demande bien comment cela put être un moyen de pression. Un an plus tard, en pleine préparation de la réforme, le comte d’Angiviller tenta de convaincre son administration de l’intérêt d’un état spéculatif des dépenses9. En raison de la suspension des versements et de l’absence de suivi dans les travaux depuis quatre ans, cet élément indispensable à toute gestion saine des deniers publics n’était plus établi. Prônant l’optimisme, le directeur général arguait qu’avec le nouveau règne, les circonstances semblaient désormais plus favorables pour les Bâtiments. Il apparaît que la pratique ancienne consistait à dresser des états comprenant tous les objets que chaque département exigeait avec plus ou moins de nécessité et à y appliquer une vague évaluation. Ainsi l’autre piste explorée par le directeur général fut de responsabiliser les contrôleurs de chaque département en les forçant à faire le tri dans les postes de dépenses et à ne présenter que les travaux les plus indispensables, afin de ne pas submerger les bureaux centraux. Cet appel à la responsabilité ne pouvait être possible que parce que les contrôleurs percevaient un salaire fixe, qui ne dépendait pas de l’étendue des travaux qu’ils avaient à conduire dans leur département. Le calendrier fut également revu : en exigeant d’obtenir les mémoires des contrôleurs en janvier, la direction se laissait le temps des trois derniers mois d’hiver, avant la reprise des travaux, pour trancher au cas par cas. En outre, le comte d’Angiviller fixa des règles claires dans la chaîne de décision financière : aucun payement ne pouvait être effectué par le trésorier sans une ordonnance signée par le roi, visée par le directeur général et comportant à l’appui les quittances et pièces suffisantes. La seule exception concernait les mandats que le directeur général des Bâtiments pouvait émettre sous sa seule signature jusqu’à hauteur de cent mille livres.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 9

4 En raison de l’insuffisance chronique des fonds, l’administration fonctionnait ainsi à crédit. Les entrepreneurs avançaient la main d’œuvre et les matériaux en espérant un jour être remboursés. La plupart, comme nous l’avons vu, ne l’étaient pas. Il fut parfois tentant de vouloir les remplacer pour effacer la dette, mais, comme le soulignait en 1778 l’intendant des finances des Bâtiments, cela aurait introduit une injustice révoltante et de toute façon les nouveaux entrepreneurs se seraient renseignés auprès des anciens et les Bâtiments n’auraient rien pu exiger d’eux dans le futur10. Il fallait à tout prix conserver le crédit de l’administration, qui ne pouvait se déclarer en faillite. Pourquoi alors les entrepreneurs continuaient-ils à travailler pour le roi ? La réponse, dans un rapport de d’Angiviller au contrôleur général des Finances en 1778 : « L’explication est aussi sensible qu’elle est simple : tous les entrepreneurs, tous les ouvriers, tous les fournisseurs sont liés à l’administration par leurs droits acquis ; ils voient qu’en leur demandant des entreprises actuelles, on s’attache à liquider avec ce qu’on peut leur fournir leurs anciens droits ; cela entretient leur courage et leurs espérances sur des travaux plus récents11. » Le système fonctionnait selon le principe d’un cercle vicieux. Pour d’Angiviller, la raison découlait d’une conduite non rigoureuse des travaux. Les anciennes évaluations non hiérarchisées et non correctement chiffrées entraînaient systématiquement un excédent de dépenses sur le fonds disponible. Comme souvent dans les mémoires de réforme, l’auteur fustige ce laxisme « dont l’exemple ne se trouverait pas même chez un particulier ». Ce rapprochement laisse entendre que l’administration royale se devait d’être exemplaire. Il est ainsi d’autant plus intéressant de comparer la situation lorsque le roi agit en propriétaire particulier justement, comme dans son domaine de Rambouillet. En effet, comme l’écrivait le comte d’Angiviller, « le château et tout ce qu’on a fait dans ce lieu, a été payé ou du revenu de la terre ou de la poche du roi12 ».

Le comte d’Angiviller, gouverneur du domaine de Rambouillet

5 Louis XVI acquit le duché-pairie de Rambouillet par acte du 29 décembre 1783 passé devant maître Momet, notaire à , au titre particulier de son domaine privé pour seize millions de livres auprès du duc de Penthièvre13. Le comte d’Angiviller fut alors nommé par commission gouverneur et administrateur du domaine. S’il s’agit bien d’un bien qui échappe à l’administration des Bâtiments du roi, il est significatif que le même homme soit en charge à la fois de l’administration publique des maisons royales et de l’administration de ce domaine privé. Ainsi, il est particulièrement intéressant d’essayer de voir si, sur un terrain bien plus réduit que l’ensemble des Bâtiments, le comte d’Angiviller a su suivre avec succès les règles de conduite des travaux et d’économie qu’il tenta d’appliquer lors de la réforme de 1776.

6 De l’antique château de brique flanqué de tours, le roi souhaitait faire une demeure plus adaptée à des séjours longs de la cour en prévision des travaux de reconstruction de Versailles, d’autant plus que l’édifice avait fortement déplu à la reine par son caractère gothique14. D’Angiviller commença par faire appel à Jean-Augustin-Baptiste Renard (1744-1807), architecte du duc de Penthièvre et également inspecteur adjoint des carrières de Paris sous la direction de Guillaumot dont il épousa la fille en 178815. Le roi finalement recula devant la dépense que représentaient la destruction et la reconstruction du château. Tout ce qui ne concernait pas directement le service de la

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 10

vénerie fut sujet aux plus grandes économies. Des aménagements furent seulement réalisés pour abriter vingt-sept appartements16. Le duc de Penthièvre ayant emporté tout son mobilier, il fallut parer au plus pressé et ce fut dans le château de Saint-Hubert que le comte d’Angiviller se servit17. Délaissant Renard, le directeur des Bâtiments choisit comme architecte ordinaire du domaine Jacques-Jean Thévenin (1732-1813)18, issu d’une lignée d’entrepreneurs du roi. Il semble d’après Michel Gallet, que Thévenin, grâce à une pratique entrepreneuriale privée importante, acceptait facilement les retards de payement de la monarchie19. Si telle fut la raison du choix de l’architecte du domaine de Rambouillet, cela semblait mal augurer des pratiques financières du nouveau gouverneur. Thévenin avait déjà travaillé pour la royauté. Il construisit deux casernes à Paris pour les gardes-françaises, celles de la rue Verte en 1770-1772 et celles de la rue de Babylone l’année suivante20, mais c’est à Rambouillet, grâce au soutien du comte d’Angiviller qu’il put mettre son talent à profit dans la transformation du domaine avec l’aide d’Hubert Robert. Celui avec lequel il avait construit le bosquet des bains d’Apollon à Versailles entre 1778 et 1781 était présent lors des achats de propriétés entre 1784 et 178621 ; c’est également Hubert Robert qui dessina le jardin dit du Verger et conçut la laiterie construite par Thévenin22. Ce dernier commença par rénover les communs du comte de afin d’aménager à l’extrémité sud de nouvelles cuisines sur l’emplacement de trois maisons que le comte d’Angiviller fit acheter et démolir rue des Juifs23. Ce dispositif, censé nourrir la cour toute entière, ne fut pratiquement pas utilisé car le roi venait chasser seul à Rambouillet, la reine comme les princesses n’y venant jamais coucher. Le domaine disposait d’une écurie de 102 chevaux en 178424. Thévenin y construisit de nouvelles pour 350 chevaux ; on voit ici les priorités royales. Rambouillet était avant tout un relais de chasse, très utilisé par le roi qui y séjourna sans sa famille 157 fois entre 1783 et 178825. Il était alors accompagné de deux garçons de la chambre, un garçon de garde-robe, un porte-manteau et un valet de chambre barbier26. Rambouillet constituait certainement le lieu le plus intime du roi en dehors de Versailles, d’où l’attention toute particulière qu’y porta le comte d’Angiviller.

7 Faute de pouvoir bâtir un nouveau palais, il s’activa à transformer le domaine, faisant tracer de nouvelles routes pour les chasses, puis replanter le parc en suivant l’exemple des grands travaux des années 1775 à Versailles. Il varia les espèces, indigènes ou exotiques comme l’actuelle avenue de cyprès chauves de la Louisiane, plantée sur ses ordres après la mort du roi. Son intérêt particulier pour les sciences naturelles27 l’amena à favoriser les expériences de l’abbé Tessier qui expérimenta à Rambouillet des essais de cultures. En établissant une ferme modèle, construite par Jacques-Jean Thévenin, et en introduisant des moutons mérinos achetés en 1786 au roi d’Espagne, le comte se montrait également soucieux de rentabiliser le domaine et de montrer les capacités d’entrainement du pouvoir royal dans l’élevage et l’agriculture, un sujet à la mode dans la société réformiste28.

8 À Rambouillet-même, il faisait œuvre d’urbaniste, associant la grandeur du roi, son plaisir personnel et les effets de sa bienfaisance. Ainsi, en 1785, il fit transférer le cimetière dans la garenne du grand chenil pour libérer l’espace pour le jardin du Verger29. Ce déplacement répondait à la fois à un vœu de la population exprimé le 9 mai 1784 par l’assemblée des habitants réunis en salle presbytérale à l’issue des vêpres30 et permettait au directeur général de créer le jardin de l’hôtel du gouvernement. À côté du nouveau cimetière, Jacques-Jean Thévenin édifia une chapelle dont la cloche, Marie- Louise-Mélanie, fut bénite le 31 mars 178731. Le roi agissait ici en seigneur. Pour être plus proche des travaux, le comte d’Angiviller s’installa en 1786 dans l’hôtel du

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 11

gouvernement qu’il avait commandé à Thévenin32. Le comte occupait le premier appartement de l’étage principal, au levant, la comtesse l’appartement au couchant. Madame d’Angiviller s’y installa de façon permanente en 1790 lors du premier exil de son époux. Sous l’influence du château, les maisons se modernisèrent et Rambouillet vit l’apparition de beaux immeubles locatifs, une première en ville, comme celui financé par Jacques Dablin, serrurier du roi rue des Remparts ou une demeure réaménagée rue Troussevache par Nicolas Boullé, huissier au châtelet de Paris entre 1784 et 178833. D’Angiviller équipa la ville des édifices publics qui correspondaient à son nouveau statut : nouveau bailliage doté de prisons et hôtel du gouvernement. Ces édifices se caractérisent par une architecture simple, sans ordres, des chaînages marquent les angles, l’enduit de fausses briques, comme dans les communs de Versailles, et les nombreux bossages marquent le caractère rustique de cette architecture de qualité. Ainsi, le nouveau gouverneur ne se contente pas de transformer le château et ses abords, mais bien, sur le modèle versaillais, toute la ville de Rambouillet, transformée en chantier permanent.

Un chantier modèle ?

9 Roi bienfaisant, Louis XVI utilisa Rambouillet pour promouvoir le caractère paternel de la royauté des années 1780. Ainsi, à la suite de l’orage de grêle du 12 juillet 1788, son gouverneur vint tant au secours des habitants de son domaine que les fonds en vinrent à manquer comme il en témoigne des années plus tard : « Mr. le baron de Breteuil me demanda de l’aider des fonds particuliers que je pourrois avoir en caisse sur ceux dont le roi m’avoit confié l’administration, mais ils avoient été absorbés en entier par les immenses charités que le roi m’avoit chargé de répandre sur les infortunés qui avoient été ruinés par la grêle épouvantable qui avoit écrasé tout le domaine du duché de Rambouillet l’année précédente, et dont j’avois nourri exactement tous les habitants pendant une année entière, en fournissant de plus toutes les avances nécessaires aux laboureurs pour ensemencer leurs terres et nourrir leurs bestiaux. Le roi même avoit été obligé de me fournir des fonds de sa poche pour plus de deux cent mille francs34. »

10 Dans le domaine de la construction, la règle de la bienfaisance devait également s’appliquer. Le comte d’Angiviller institua pour les ouvriers des chantiers de Rambouillet une assurance en matière d’accidents du travail : les ouvriers blessés pendant les travaux étaient payés par les entrepreneurs comme s’ils travaillaient. Les entrepreneurs se faisaient ensuite rembourser sur leurs mémoires d’après les attachements certifiés par l’architecte et le chirurgien de l’hôpital qui suivait le malade et fixait le temps de son arrêt. Le montant de ces assurances culminait à 24 572 livres et 9 sols entre 1784 et 178835. L’importance du chantier et le nombre relativement élevé des ouvriers extérieurs à Rambouillet obligèrent le comte d’Angiviller à demander aux entrepreneurs des rôles plus précis que ceux que l’on trouve habituellement sur les chantiers des Bâtiments. Sans mettre en cause le travail à l’entreprise au profit du travail à la journée, en régie, la maîtrise d’ouvrage exigea d’avoir un état plus précis des ouvriers employés. Ainsi, à partir de 1785, fut dressée une liste des « ouvriers des différentes paroisses employés aux travaux de Rambouillet36 » dans laquelle étaient indiqués non seulement le prénom et le nom, ce qui est déjà rare, mais également la fonction − piqueur de grès, limousin, tailleur de pierre, maçon, manœuvre −, l’état matrimonial et le nombre d’enfants. Le tableau reprend par localité les noms des pères

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 12

de famille d’un côté, des garçons de l’autre, le prix des pensions en cas d’accident étant dans ce dernier cas moindre. Les archives révèlent un contrôle précis des mémoires des entrepreneurs. Le vérificateur souligne et corrige en rouge chaque chiffre avancé et recalcule, souvent à la baisse, les factures avancées37. Tout ceci donne le sentiment d’un contrôle systématique, précis, moderne, accentué par la présence régulière du directeur général sur place, par la rapidité des travaux et l’absence de réel intermédiaire administratif entre l’architecte ordinaire du domaine, Thévenin, et le comte d’Angiviller. Pourtant, comme dans la plupart des chantiers gérés par les Bâtiments du roi, Rambouillet se révéla ruineux, à la fois pour les finances du roi et pour les entrepreneurs engagés dans le processus.

11 Les travaux, qui s’étalèrent de 1784 à 1788, atteignirent la somme de 3 150 521 livres 17 sols 7 deniers38. Le 3 juillet 1790, Pierre-Étienne Delanoue, un entrepreneur en maçonnerie des Bâtiments du roi qui avait succédé en 1773 à Laguêpierre à Versailles et à Guyard à Trianon39, adresse au comte d’Angiviller un mémoire justificatif de 123 pages réclamant des sommes encore dues. Faute d’être payé pour ses travaux de Rambouillet, Delanoue avait dû recourir à des emprunts de plus en plus chers, impossibles à rembourser faute d’apports provenant de chantiers privés. Le fait de travailler exclusivement pour le roi, un des plus mauvais payeurs du royaume, entraînait les entrepreneurs dans des difficultés financières insurmontables. Ruiné, il avait été déclaré en faillite à la fin de 1788. Il réclamait ainsi deux ans plus tard la somme de 769 000 livres au titre des travaux de Rambouillet40. Finalement, ce fut la Convention qui le sauva en partie, par un décret du 23 germinal an III (12 avril 1793) liquidant sa créance pour 451 036,8 livres. Mais que s’est-il passé pour que Delanoue en arrivât à une telle extrémité ?

12 En 1789, un mémoire présenté au comte d’Angiviller concluait que « de tous les travaux exécutés jusqu’à présent, il n’a été définitivement réglé que ceux faits en 1784 pour ce qui concerne principalement l’établissement général »41. Il était dû aux entrepreneurs le 1er janvier 1789 la somme de 1 037 990 livres et 11 sols, soit un tiers de la totalité des montants dépensés à Rambouillet. Devant l’ampleur du désastre, le gouverneur du domaine décida, pour faire des économies, de suspendre les ouvrages projetés, notamment la construction de la grande écurie qui devait réunir les deux écuries existantes en une seule. On proposa également de prendre chaque année 250 000 livres des 325 000 du fonds annuels pour régler les dettes dues aux entrepreneurs. Ce qui devait être un chantier exemplaire à tous les points de vue, le chantier le plus important mené pour le roi en tant que particulier, hors de l’administration des Bâtiments, conduit personnellement par le comte d’Angiviller dont la devise était « grandeur et économie42 », se révélait être un désastre financier. Il fallait trouver les causes d’un tel échec. Le successeur du comte d’Angiviller, temporairement parti en exil en Espagne, François Ogé, administrateur général du domaine, commanda un audit sur les dépenses depuis 178443. La justification des dépassements permet d’établir un tableau précis et passionnant des hasards et de la conduite d’un chantier royal à la fin de l’Ancien Régime. En prenant en compte la naturelle mauvaise foi des entrepreneurs réclamant leur argent, l’analyse des problèmes révèle une impréparation systématique de la part de la maîtrise d’ouvrage qui va à l’encontre des principes proclamés par le comte d’Angiviller dans sa réforme des Bâtiments.

13 La première justification, la plus simple, fut de rejeter la faute sur la Nature. L’hiver 1785, particulièrement rigoureux, avait sérieusement endommagé des portions de mur

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 13

qu’il a fallu ensuite reconstruire, ce qui occasionna des frais supplémentaires de près de seize mille livres. Les historiens du climat ont en effet bien noté que l’hiver 1785 avait été particulièrement rude et surtout abondant en neige44, mais celui de 1783 avait été bien pire et dans ces temps du petit âge glaciaire, les entrepreneurs devaient être habitués à des températures basses en hiver. La question du climat renvoie surtout à celle des matériaux. Ainsi, le petit âge glaciaire, faisant reculer les forêts, entraîna au XVIIIe siècle, une rareté de l’approvisionnement en bois de futaie : « L’impossibilité de trouver dans le pays une assez grande quantité de bois de charpente d’échantillon convenable pour les planchers des écuries et pour les combles a obligé d’en employer de toute grosseur, ce qui a augmenté cette dépense de 20 900 livres. » Ce phénomène, bien connu des historiens et parfaitement analysé par les contemporains45, est à l’origine des nombreuses réflexions sur les moyens d’économiser le bois de construction, que ce soit en le remplaçant par de la brique, comme à Versailles dans les hôtels des Affaires étrangères et de la Guerre46, ou en réemployant des techniques de charpenterie peu usitées, comme la charpente à petit bois47. Cette dernière était d’actualité, car c’est en 1783 que Legrand et Molinos couvrirent la halle au blé de Paris d’un dôme réalisé selon la technique de la charpente à la Philibert Delorme et que Chalgrin utilisa le même procédé pour la nef de Saint-Philipe-du-Roule après que Boullée l’ait expérimenté pour le manège de l’École militaire de Paris48. La rareté des matériaux ne résultait pas seulement du climat, mais également de l’environnement constructif, comme l’explique le mémoire présenté à l’administrateur général : « La multitude des ouvrages entrepris en même tems à Rambouillet a produit dans le pays la rareté des matériaux, les entrepreneurs ont été obligés d’en faire venir de différents lieux éloignés et pour en accélérer le transport de les faire voiturer eux-mêmes ce qui les a mis dans la nécessité d’acheter des voitures et des chevaux ; la disette des fourages a rendu ces transports forts dispendieux et il en est résulté de ces circonstances un renchérissement considérable dans le prix des matériaux. » Il a en effet été vu plus haut que les travaux du comte d’Angiviller à Rambouillet, concentré sur un faible nombre d’années, ont été considérables. La question centrale du transport, poste généralement le plus important dans le coût d’un matériau de construction, se pose ici lorsqu’il vient à manquer. Le fait que le chantier ne se trouve pas à proximité d’une voie fluviale entraîna des dépenses considérables en transport pour les entrepreneurs, problème moindre pour des chantiers contemporains de Paris ou de Saint-Germain-en-Laye par exemple49. Dans la pratique courante, le coût du transport, compris dans celui des matériaux, était avancé par l’entrepreneur50. Une excellente connaissance des matériaux locaux leur était naturellement demandée et il était de la responsabilité de la maîtrise d’ouvrage de savoir choisir ses entrepreneurs. Ici, le fait que le comte d’Angiviller soit à la fois directeur général des Bâtiments et gouverneur de Rambouillet entraîna un choix sans doute problématique dans ce domaine. Pierre-Étienne Delanoue, qui n’était pas de Rambouillet, mais de Paris, semble n’avoir pas disposé des connaissances nécessaires pour se prémunir d’accidents et de découvertes : « La nature du moilon du pays employé dans les saillies d’entablement et la rigueur de la saison dans laquelle la plupart ont été fait puisque les gelées en ont détruites plusieurs parties qu’il a fallu reconstruire a nécessité d’employer une plus grande quantité de ferr pour leur donner la solidité convenable ce qui a augmenté cet objet de 3 800 livres51 ». De même, la nature du terrain sur lequel il a fallu bâtir a réservé des surprises puisqu’il a fallu augmenter considérablement la profondeur des fondations sous les deux corps d’écurie en 1785 et les fortifier par des éperons en assises de grès52. De même, il a été

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 14

constaté assez rapidement un tassement considérable de la cour et des écuries, ce qui a entrainé la nécessité de remblayer et de refaire le pavé de la cour. Delanoue, comme la quasi-totalité des entrepreneurs employés ici par le comte d’Angiviller53, est étranger à Rambouillet. Tout naturellement, le gouverneur choisit des hommes ayant fait leurs preuves sur les chantiers de son administration.

14 Ces accidents pesèrent également sur l’évaluation initiale des entrepreneurs de la charge de travail. Ils eurent à recourir à des ouvriers de Paris, payés plus chers, ce qui n’a pas été pris en compte par les vérificateurs. Encore une fois, le nombre concomitant des chantiers ouverts et la méconnaissance du local entraînent des dépassements de devis. Entre 1785 et 1792, 723 ouvriers travaillèrent sur les chantiers royaux de Rambouillet54. D’autres dépenses résultaient d’un travail tout simplement mal fait : ainsi il a fallu refaire deux fois l’abreuvoir des écuries, et cela pour plus de vingt deux mille livres. On s’interroge ici sur la raison pour laquelle ces dépenses, qui semblent résulter manifestement d’une malfaçon, devaient être à la charge de la maîtrise d’ouvrage. À côté de cette série de raisons, qui sont la conséquence d’une méconnaissance des conditions locales de la part de la maîtrise d’œuvre, il en est toute une série, bien plus nombreuse bien entendu puisqu’il s’agit d’un mémoire justificatif, qui viennent de la maîtrise d’ouvrage.

15 D’abord, il s’agit de jongler avec le fait que les travaux sont effectués dans un domaine qui est habité une partie de l’année, un cas courant dans les maisons royales : « D’ailleurs une partie des travaux n’ayant pu se faire que pendant l’hiver à cause des voyages du roi, la plus part des murs qui devaient suivant les devis être construits en mortier, l’ont été en plâtre et ce genre de construction nécessaire pour la solidité des murs a augmenté la dépense à cause de la cherté de la matière qui y a été employée. Ces calculs qui ont été faits portent le prix de ces ouvrages à un cinquième en sus de ceux auxquels ils avoient été évalués par les premiers apperçus. » On s’étonne ici encore une fois d’une telle impréparation ; s’agit-il seulement de mauvaise foi, ou le gouverneur a- t-il sous-estimé l’intérêt de Louis XVI pour son nouveau domaine ? Autre problème récurrent : une sous-évaluation des besoins, résultant d’une mauvaise rédaction du programme architectural. Le nombre de logements demandé s’est révélé insuffisant dès la construction des écuries, il a donc fallu transformer leur grenier en mansardes pour loger les écuyers, ainsi que les cochers, postillons, palefreniers, etc. Une nouvelle augmentation du nombre des logements en 1786 a occasionné d’autres dépenses imprévues. Les utilisateurs, à leur arrivée, ont exigé des changements dans l’aménagement des espaces ainsi que la réfection des mangeoires et râteliers qui, au départ prévus pour être simples, ont dû être refaits sur le modèle de ceux des Petites Écuries de Versailles. Cette simple dépense a tout de même coûté la somme de plus de quarante mille livres55. Autre point qui révèle une faute dans la définition du programme : la question du pavage. Le pavage des deux grandes chaussées qui conduisent à l’abreuvoir n’avait pas été prévu et l’architecte avait mal calculé la largeur de l’espace pavé à l’intérieur de la cour pour pouvoir remiser les voitures. Ces erreurs résultent bien d’une précipitation dans la conduite du chantier, d’une impréparation de la part de la maîtrise d’ouvrage, en l’occurrence du comte d’Angiviller et de ses collaborateurs.

16 Nommé par Louis XVI pour diriger l’administration des Bâtiments et mener les chantiers de son domaine de chasse le plus intime, le comte d’Angiviller a voulu faire de Rambouillet un chantier modèle, au travers duquel devaient éclater les qualités du

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 15

jeune roi : bienfaisance, économie, rigueur en des temps de crise financière aiguë. Le chantier, débuté en 1784, huit ans après l’ambitieuse réforme des Bâtiments voulue par le comte, par son caractère privé, aurait pu être mené selon ses principes, sans la lourdeur et le passif qui grevait l’administration publique. Le désastre financier qu’il représente montre qu’à la fin de l’Ancien Régime, le représentant de l’administration n’arrive toujours pas à établir une discipline assez rigoureuse dans la conduite des travaux et le contrôle des dépenses pour contrebalancer les habitudes royales et les erreurs des entrepreneurs mal payés depuis tant d’années.

NOTES

1. Arch. nat., O1 1260, 368. Lettre circulaire du comte d’Angiviller, 12 décembre 1774. 2. Fabienne Cirio, La réforme des Bâtiments du roi de 1776, mémoire de DEA, université Paris IV, 1989 ; Sandrine Malotaux, Le comte d'Angiviller, directeur des Bâtiments du roi, « ministre des Beaux arts » (1774-1791), thèse pour l'obtention du diplôme d'archiviste paléographe, 1991. 3. Arch. nat., O1 1269, 214. Tableau des sommes dont le département des bâtiments est créancier sur le trésor royal au 1er janvier 1776. 4. Arch. nat., O1 1270, 58. Bâtiments du roi, exercice 1788. 5. Arch. nat., O 1 1244, 108. Considérations principales sur l’administration des Bâtimens et les fonds nécessaires, mémoire du directeur général des Bâtiments au contrôleur général des finances, 3 novembre 1778. 6. Arch. nat., O1 1244, 93. Relevé général et détaillé des dettes de l'administration des Bâtimens de Sa Majesté au 1er janvier 1777. 7. En 1786 par exemple, les Bâtiments employaient trois vérificateurs : De L’Espée, Delagrange et Mailhard. Arch. nat., O1 1248, 261. État général des gages et appointements des officiers et employés des Bâtimens du roi des entretiens fixes des maisons royales, au 1er juillet 1786. 8. Arch. nat., O1 1260, 368. Lettre circulaire du comte d’Angiviller, 12 décembre 1774. 9. Arch. nat., O1 1260, 672. Copie d’une lettre circulaire du comte d’Angiviller aux contrôleurs des Bâtiments, 7 novembre 1775. 10. Arch. nat., O1 1244, 99. Observations adressées au directeur général des Bâtiments, 14 avril 1778. 11. Arch. nat., O1 1244, 108. Considérations principales sur l’administration des Bâtimens, op. cit. 12. Jacques Sylvestre de Sacy, Le Comte d’Angiviller, dernier directeur général des Bâtiments du roi, Paris, Plon, 1953, p. 172. 13. Joseph Maillard, Les Yvelines. Histoire de Rambouillet, de son château et des lieux remarquables de sa forêt, Paris, Picard, 1891, 260 p. ; Jean Blécon, « L’architecture sous Louis XVI à Rambouillet », Patrimoine et Avenir de Rambouillet et de sa Région, no 3, 2005, p. 28 ; Félix Lorin, « Rambouillet. La ville, le château, ses hôtes », Mémoires et documents de la Société historique et archéologique de Rambouillet et de l’Yvelines, t. XIX, 1906, p. 510 ; Sophie Cueille, Le Domaine de Rambouillet, Paris, Monum, 2005, 64 p. ; Thierry Liot, Rambouillet au XVIIIe siècle, Rambouillet, PARR, 2010, 124 p. 14. Louis Petit de Bachaumont, « 29 novembre 1783 », Mémoires secrets, cité par Félix Lorin, Rambouillet, op. cit., p. 220. 15. Marguerite Ledoux-Prouzeau, Charles-Axel Guillaumot, architecte 1730-1807, mémoire de maîtrise s. dir. Daniel Ternois, université Paris I-Panthéon-Sorbonne, 1991, 2 vol. ; Suzanne de Jenlis, « Charles-Axel Guillaumot », ABC Mines, 2004, p. 2.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 16

16. Arch. dép. Yvelines, 5 Q 467. État des bâtiments et maisons dépendants du domaine de Rambouillet à mettre en vente ou en location [1792]. 17. Arch. nat., O 1 3444. Garde-meuble de la Couronne, inventaire du château de Saint-Hubert, mobilier envoyé à Rambouillet, 24 janvier 1784. 18. Il n’existe à ce jour peu de travaux sur Jacques-Jean Thévenin. Jean Blécon fait le point sur ce que l’on sait de lui dans Le palais du roi de Rome. Napoléon II à Rambouillet, Paris, Somogy, 2004, p. 39-40. 19. Michel Gallet, Les Architectes parisiens du XVIIIe siècle, Paris, Mengès, 1995, p. 462. 20. Louis XV vers 1759 arrêta le plan de répartition des casernes des Gardes françaises dans Paris, soit près de quatre mille hommes, mais il fallut attendre 1770 pour voir les premières constructions. Valère Fanet, « Paris militaire au XVIIIe siècle : les casernes », Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, 1904, p. 296-297 et 308. 21. Arch. dép. Yvelines, 60 J 4531 . 3E 88, Rambouillet, Belle Croix. Jean Blécon, Le palais du roi de Rome, op. cit., p. 31. 22. Jean de Cayeux, Hubert Robert et les jardins, Paris, Herscher, 1987, p. 87 ; Annick Heitzmann, « La laiterie de Rambouillet », Versalia, no 10, 2007, p. 46-57 ; Selma Schwartz, « Un air d'antiquité, Le service de Sèvres réalisé pour la laiterie de Marie-Antoinette à Rambouillet », Versalia, no 10, 2007, p. 154-181 ; Meredith Martin, Dairy Queens. The Politics of Pastoral Architecture from Catherine de Medici to Marie Antoinette, Cambridge, Harvard Historical Studies, 2011, p. 220-230. 23. Actuelle rue Raymond-Poincaré. Arch. dép. Yvelines, 60J 453/1. Acquisitions faites par le roi dans différents quartiers de la ville de Rambouillet et dans les quartiers voisins, 1784. Thierry Liot, Rambouillet au XVIIIe siècle, op. cit., p. 74. 24. Arch. nat., O1 3444. Garde Meuble de la Couronne. État général des logements du château de Rambouillet, 1784. 25. Thierry Liot, Rambouillet au XVIIIe siècle, op. cit., p. 75. 26. Arch. nat., O1 3444. Garde Meuble de la Couronne. Liste des officiers de la Chambre du roi qui vont à Rambouillet, 1786. 27. Nous renvoyons à l’article de Sabine Cotté, « Le comte d’Angiviller à Versailles à la veille de la Révolution », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, année 2010, 2011, p. 141-167. 28. Voir Catherine Clavilier, Cérès et le laboureur. La construction d’un mythe historique de l’agriculture au XVIIIe siècle, Paris, éditions du Patrimoine, 2009, 160 p. ; Georges Weulersse, La Physiocratie à l’aube de la Révolution (1781-1792), Paris, EHESS, 1985, 454 p. 29. Jean Blécon, Le Palais du roi de Rome, op. cit., p. 36. Arch. dép. Yvelines, 60 J 4532. 30. Jean Blécon, Le Palais du roi de Rome, op. cit., p. 36-37. Arch. dép. Yvelines, 3E 88, Rambouillet, Belle Croix. 31. Jean Blécon, Le Palais du roi de Rome, op. cit., p. 37. 32. Arch. nat., O1 3444. Jean Blécon, Le palais du roi de Rome, op. cit., p. 49. 33. Thierry Liot, Rambouillet au XVIIIe siècle, op. cit., p. 103. 34. Charles Claude Flahaut, comte de la Billarderie d’Angiviller, Mémoires. Notes sur les mémoires de Marmontel, Louis Bobé éd., Copenhague, Graebe, 1933, p. 170. 35. Arch. dép. Yvelines, 60J 464. État des dépenses accessoires ou additionnelles à celles résultant des mémoires des entrepreneurs. 36. Arch. dép. Yvelines, 60J 464. État des ouvriers des différentes paroisses employés aux travaux de Rambouillet, 1785-1792. 37. Par exemple, sur le Mémoire des ouvrages de maçonnerie et terrasses qui ont été faites pour les dehors de Rambouillet pendant l'année 1784 par Ducoré maçon, Thévenin reprend tous les calculs de l’entrepreneur. D’Angiviller y appose son « Vu. Bon » le 20 décembre 1785. Arch. dép. Yvelines, 60J 461. 38. Arch. dép. Yvelines, 60J 464. Mémoire sur la dépense des bâtimens qui ont été construits à Rambouillet depuis l'acquisition de cette terre, [1790].

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 17

39. M. Grasset, « Un entrepreneur de la royauté ruiné par Rambouillet », Conférences des Sociétés savantes, littéraires et artistiques de Seine-et-Oise, 1907, p. 133-134. 40. Ibid., p. 137. 41. Arch. dép. Yvelines, 60J 464. Mémoire sur la dépense des bâtimens qui ont été construits à Rambouillet depuis l’acquisition de cette terre, 1789. 42. Extrait d’une lettre de Jean-Baptiste Marie Pierre au comte d’Angiviller datée du 30 mai 1778. Marc Furcy-Raynaud, « Correspondance administrative de M. d’Angiviller avec M. Pierre », Nouvelles archives de l’art français, Revue de l’art français ancien et moderne, 22e année 1905, p. 209. 43. Arch. dép. Yvelines, 60J 464. Mémoire contenant les explications justificatives de l'état des dépenses des Bâtimens faits depuis 1784, 1790 44. Voir Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire humaine et comparée du climat. II. Disettes et révolutions, 1740-1860, Fayard, 2006, 611 p. ; Canicules et froids extrêmes, Jacques Berchtold, Emmanuel Le Roy Ladurie, Jean-Paul Sermain et Anouchka Vasak dir., Paris, Hermann, 2012, 403 p. 45. Le 19 août 1783 Henri Le Fèvre d’Ormesson, contrôleur général des finances, édicta une circulaire sur les bois destinée aux intendants les chargeant d’une vaste enquête sur l’état des forêts du royaume. Bertrand Gilles, « L’enquête sur les bois de 1783 », Comité des Travaux historiques et scientifiques, actes du 88e congrès national des sociétés savantes, Clermont-Ferrand, 1963, p. 627-640 ; Andrée Corvol dir., La Nature en révolution, 1760-1800, Paris, L'Harmattan, 1993, 230 p. 46. Basile Baudez, « Un chantier exemplaire », Les Hôtels de la guerre et des affaires étrangères à Versailles, Paris, Nicolas Chaudun, 2010, p. 51-56. 47. Jean-Marie Pérouse de Montclos, « La charpente à la Philibert de L’Orme, réflexions sur la fortune des techniques en architecture », Les Chantiers de la Renaissance, Jean Guillaume dir., Paris, Picard, 1991, p. 27-50. 48. Dora Wiebenson, « The two domes of the Halle au Blé in Paris », The Art Bulletin, vol. 55, no 2, juin 1973, p. 266 ; Mark E. Deming, La Halle au blé de Paris, 1762-1813, Bruxelles, AAM, 1998, 254 p. ; Jean-Marie Pérouse de Montclos, Étienne-Louis Boullée, Paris, Flammarion, 1994, p. 242-243. 49. Basile Baudez, « Destruction et reconstruction par le comte d’Artois », Le château neuf de Saint- Germain-en-Laye, Emmanuel Lurin dir., Saint-Germain-en-Laye, Les Presses franciliennes, 2010, p. 144-146. 50. 50. Hélène Vérin, « Évaluation des avantages du recours à l’entreprise dans les grands travaux de l’État (XVIIIe siècle) », Politiques et management public, 1989, no 1, p. 58-59 ; La gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du XVIe au XVIIIe siècle, Albin Michel, 1993, p. 221 ; Robert Carvais, « La force du droit. Contribution à la définition de l'entrepreneur parisien du bâtiment au XVIIIe siècle », Histoire, économie et société, 1995, vol. 14, no 14-2, p. 183. 51. Arch. dép. Yvelines, 60J 464. Mémoire contenant les explications justificatives de l'état des dépenses des Bâtimens faits depuis 1784. 52. Ce qui a occasionné une augmentation de dépense de 35 400 livres. Ibid. 53. 53. Voir la liste dressée par Jean Blécon, Le palais du roi de Rome, op. cit., p. 40-44. 54. Arch. dép. Yvelines, 60J 464. État des ouvriers des différentes paroisses employés aux travaux de Rambouillet, 1785-1792. 55. Exactement 9 800 livres pour les mangeoires et râteliers, 31 500 pour les divers aménagements dans les logements. Arch. dép. Yvelines, 60J 464. Mémoire contenant les explications justificatives de l'état des dépenses des Bâtimens faits depuis 1784.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 18

RÉSUMÉS

Nommé en 1774 à la tête de la direction générale des Bâtiments du roi, le comte d’Angiviller arrivait avec la volonté de réformer profondément son administration afin de résoudre les considérables problèmes financiers qu’elle rencontrait depuis la fin du règne de Louis XV. Un des moyens fut de centraliser la conduite des chantiers des Bâtiments et de mettre en place un contrôle plus étroit des dépenses de construction. Ces principes, difficiles à mettre en œuvre à l’échelle d’une administration comme les Bâtiments du roi, pouvaient s’appliquer de manière expérimentale et exemplaire dans la conduite du chantier de Rambouillet, dont le comte d’Angiviller était le gouverneur depuis son achat par le roi en 1784. Or, il apparaît d’après la lecture des archives, que le chantier fut un désastre financier, à la fois pour le roi et pour les entrepreneurs impliqués dans le processus. L’analyse d’un certain nombre de justification de dépassement de devis demandé lors d’un audit en 1790 révèle qu’à la fin de l’Ancien Régime, la maîtrise d’ouvrage royale n’arrivait pas à se conformer aux principes d’économie et de rigueur professés par ses représentants.

When the comte d’Angiviller was appointed directeur général des Bâtiments du roi in 1774 he began with the firm intention of administrative reform aimed at resolving the huge debt accumulated at the beginning of Louis XVI’s reign. Above all, he performed steps in order to centralize construction works and tighten the regulation of expenses. While difficult to implement within a vast and ancient administration, these principles could be experimented with on a smaller scale. For this reason, the study of works directed after 1784 by the comte d’Angiviller in person as governor of the Rambouillet domain, an estate directly owned by the king, are especially revealing. As it happened, the construction works actually resulted in a financial disaster, both for the king and the contractors. Analysis of the justification of why the estimated cost was exceeded provided by an unpublished document shows clearly that at the end of the Eighteenth Century the royal project management was unable to conform itself to the economic and structural principles advocated by its representatives.

Im Jahre 1774, der Graf d’Angiviller wurde als Direktor der königlichen Gebäuden genannt. Er wollte also die ganze Verwaltung veredeln, um tiefe Finanzprobleme zu lösen. Es gab schon die gleichen Probleme zur Zeit von Ludwig XV. Die Lösung war die Zentralisierung der Baustelle dieser Gebäude und eine neue strengere Kostenkontrolle durchführen. Es war sehr schwierig solche Prinzipe zu verwirklichen. Trotz der Schwierigkeit solcher Prinzipen durchführen, konnte man es im Rambouillet erproben. Diese Baustelle sah so aus wie ein Model, dessen Gouverneur der Graf d’Angiviller seit dem Königskauf im Jahre 1784 war. Die Archiven zeigen im Gegensatz eine finanzielle Katastrophe für den König und die Unternehmer dieser Baustelle. Die Rechnungsprüfung im Jahre 1790, zeigt eine Analyse von mehreren Überschreitungen der Kostenschätzung. Das bedeutet, dass die Sparpolitik nicht nach die Herrschaft gerichtet war.

AUTEUR

BASILE BAUDEZ Basile Baudez, archiviste paléographe, agrégé d’histoire, est maître de conférences en histoire du patrimoine moderne et contemporain à l’université Paris-Sorbonne et membre du Centre André Chastel. Il a codirigé avec Élisabeth Maisonnier and Emmanuel Pénicaut, Les Hôtels de la Guerre et des Affaires étrangères à Versailles chez Nicolas Chaudun en 2010 et avec Emmanuelle Brugerolles, À

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 19

la source de l’Antique. Collection de Sergei Tchoban aux éditions de l’ENSBA. Il vient de publier aux Presses universitaires de Rennes, Architecture et tradition académique au siècle des Lumières. [email protected]

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 20

Sur la piste des orientations artistiques de Nicolas Frochot, premier préfet de la Seine sous le Consulat et l’Empire On the trail of the artistic orientations of Nicolas Frochot, first prefect of the Seine under the Consulate and Empire Auf der Spur der künstlerischen Ansichten Nicolas Frochots, des ersten Präfekten des Seine-Departements während des Konsulats und Ersten Kaiserreichs

Alexandre Burtard

« Le préfet de la Seine est une espèce de ministre, tandis que celui de Digne est une sorte de sous- préfet1. »

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 21

Portait de Nicolas Frochot (auteur anonyme)

Album pittoresque de Châtillon-sur-Seine, 1855. Archives départementales de la Côte-d’Or (2 Ph 12) Cl. de l’auteur

1 Alors que cent trente millions de francs étaient investis dans les embellissements de Paris2, le préfet Nicolas Frochot3 (ill. 1) fut l’un des exécutants les plus impliqués dans ces changements urbains, édilitaires et artistiques au service de la politique napoléonienne. Si d’aucuns pensent que, dans le cadre de la réorganisation administrative de la France et de la capitale sous le Consulat et l’Empire, le préfet de la Seine a perdu sa lutte de pouvoir et la querelle de répartition des attributions avec la préfecture de Police4, il convient de remarquer que Frochot inaugura et mit en place une institution administrative qui a connu une remarquable continuité et perdure encore de nos jours dans sa forme bicéphale. Seuls le découpage de l’ancien département de la Seine en quatre départements en 1968 et la réactivation de la fonction de maire de Paris en 1975 ont été récemment de nature à modifier la fonction de préfet dans la capitale française.

2 On a donc souvent décrit Nicolas Frochot comme un préfet sans envergure5. Toutefois, sans pour autant faire de lui une figure majeure de l’Empire, force est de constater que si ses successeurs – on pense notamment à Chabrol de Volvic, qui remplaça Frochot avant la chute de l’Empire, à Barthelot de Rambuteau et bien sûr à Haussmann – ont pu mener une politique urbanistique aussi importante, c’est bien que Frochot, en tant que premier maillon de ce pouvoir parisien rénové, avait su infléchir la politique de la préfecture en direction des réalisations architecturales.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 22

Le préfet de Paris, un ministre encadré

3 Ce premier préfet est peu connu ; même s’il est mieux documenté pour son travail d’administrateur, Nicolas-Thérèse-Benoît Frochot (1761-1828) est quasiment ignoré pour sa contribution aux mutations architecturales de la capitale. La postérité a elle aussi oublié le préfet. Certes, une rue de Paris porte son nom6, mais la statue qui le représentait sur l’hôtel de ville n’a pas été rétablie dans le nouveau programme décoratif du palais communal après sa reconstruction de 1874 à 1882.

4 Les nombreuses et importantes lacunes dans les sources, dues principalement à l’incendie de l’hôtel de ville et de ses archives en 1871, sont probablement l’une des causes majeures de l’absence d’étude d’ensemble sur le personnage, puisque seules des sources faisant écho aux archives perdues peuvent apporter des informations. Mais il convient aussi de souligner combien les travaux sur la Révolution ont éclipsé le préfectorat de Frochot au profit de sa carrière révolutionnaire, non moins intéressante. L’unique biographie de Frochot, qui semble pourtant annoncer dans son titre une étude centrée sur ses fonctions d’administrateur de Paris, est consacrée pour moitié à la période révolutionnaire7. Concernant de nombreux points de la vie et de l’œuvre administrative de Frochot, les manques peuvent être parfois comblés par des documents, souvent inédits, constitués par la correspondance passive et les papiers du comte Frochot8.

Extrait de la nomination ministériel de Frochot au poste de préfet de la Seine

1800. Papiers Frochot, coll. part. Cl. de l’auteur

5 Napoléon Bonaparte avait clairement annoncé ses intentions lorsqu’il institua le corps préfectoral le 28 pluviôse an VIII avec l’aide de son frère Lucien, ministre de l’Intérieur

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 23

(ill. 2)9. Cette nouvelle administration, homogène sur l’ensemble du territoire national, n’impliquait pas les mêmes charges selon les départements : « Un préfet de la Seine et un préfet des Basses-Alpes sont deux individus très différents, quoiqu’ils aient le même titre10 ». Pour le premier consul, le préfet de la Seine était l’équivalent d’un ministre11 et, en tant que conseiller d’État, il était appelé à participer à de nombreux conseils restreints auprès du gouvernement en raison du rôle stratégique et particulier du chef- lieu de son département. De plus, la capitale bénéficiait d’un régime d’exception12. Par peur des soulèvements populaires, le pouvoir municipal fut réparti entre le préfet civil, le préfet de Police, et douze municipalités d’arrondissement. La ville de Paris était dépourvue de conseil municipal, le conseil général de la Seine remplissant ces fonctions13. Pour l’empereur, qui parlait toujours du « préfet de Paris »14 pour désigner le « préfet de la Seine », la chose était donc claire : Paris était la Seine et la banlieue une dépendance d’une capitale qu’il fallait surveiller en confiant son administration directement à un serviteur de l’État. Le préfet devait être fort mais ne pas concentrer trop de pouvoirs entre ses mains, surtout à Paris.

6 Frochot était notaire15. S’il faut davantage voir dans le choix de Bonaparte pour la préfecture principale de l’Empire la réputation de ce tribun et bon administrateur de la Côte-d’Or sous la Révolution, l’aura de Mirabeau dont il fut le secrétaire et exécuteur testamentaire, et les appuis de Talleyrand, force est de constater que les connaissances notariales de Frochot se révélèrent d’une aide précieuse. En effet, les travaux d’embellissement nécessitaient une lourde tâche en raison des expropriations à mener et des indemnisations à établir, dans une France où la propriété privée venait d’être récemment consacrée par les nouvelles constitutions. Frochot semble bien avoir été, en ce qui concerne les grands travaux, un exécutant au service d’une politique et des projets menés par d’autres – l’architecte Pierre-François-Léonard Fontaine surtout –, et un habile applicateur de la loi sur les expropriations pour cause d’utilité publique16. Si cette tâche secondaire, mais non moins essentielle, place le préfet dans une position inférieure, les sources manuscrites révèlent toutefois que le premier magistrat de Paris eut également à s’occuper directement d’art et à conduire des projets d’aménagement urbain ou d’architecture édilitaire.

Les pistes données par la mission Lacuée

7 On sait peu de choses sur le goût artistique de Frochot. Néanmoins, il est amené par ses fonctions à fournir régulièrement des rapports sur des questions diverses ; aussi l’occasion nous est-elle parfois donnée d’entrevoir des pistes de réflexion au sujet des arts. Ainsi, en 1800, Frochot fournit des réponses extrêmement détaillées au questionnaire de la mission Lacuée17, et donna son avis sur certains monuments : « Le Châtelet, cette masse hideuse et nuisible, qui intercepte la communication de la rue St Denis au Pont au Change et aux quais ; la vente des Domaines nationaux aurait dû s’ouvrir par celle de ce monstrueux édifice, qui sous aucun rapport ne devait et ne doit être conservé. Le commerce, la circulation et le beau pont qui lui fait face réclament journellement contre son existence et demandent que sans aucun retard il soit démoli18 ».

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 24

Denise Duchateau-Destours, Démolition du Grand Châtelet

Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie Cl. Gallica

8 Il se montra au contraire soucieux de préserver la tour Saint-Jacques, en s’attachant à lui trouver une fonction : « La tour St Jacques la boucherie a été vendue. La démolition en a été suspendue par ordre du Ministre de l’Intérieur. C’est un monument précieux sous le rapport de l’art, il conviendrait de le retirer de la liste de la main de l’acquéreur, et de le transformer en observatoire pour les incendies. Les arts et la sûreté publique réclament cette mesure19. »

9 Concernant les églises conservées pour le culte, Frochot aborda également la question en associant à son rôle d’exécuteur des lois une vision artistique : « Ces monuments, soit qu’on les considère sous le rapport de leur emploi ou sous celui de l’art et de la magnificence d’une ville, exigent des réparations20. » Frochot ajouta que la commune de Saint-Denis réclamait la reconversion de la basilique en halle : « Les connaisseurs entrevoient avec peine l’époque très prochaine de l’entière destruction de cet édifice et votent sa restauration21. » Dès 1801, et lors du rétablissement des fabriques paroissiales en 1809, Frochot se borna d’ailleurs à considérer les églises pour ce qui regardait le champ de ses attributions, à savoir leur aspect artistique : « L’administration publique est naturellement conservatrice de tous les monuments des arts […], elle doit veiller particulièrement à ce que ces monuments n’éprouvent […] aucun changement capable de les dénaturer sous le rapport de leur décoration », précise l’arrêté préfectoral imposant l’architecte départemental Molinos comme inspecteur des temples concédés à l’exercice du culte22. À partir des dispositions prises par Frochot, une distinction fut faite entre les églises entretenues par la Ville en raison de leur intérêt artistique total ou partiel et les églises entretenues par les fabriques sous la simple surveillance de la Ville. Cette pratique prévalut pendant tout le XIXe siècle23. Frochot évoquait en 1803 ce même devoir conservatoire des autorités, dans l’adresse qu’il fit au ministre de l’Intérieur venu poser la première pierre du nouveau portique de l’Hôtel-Dieu : « Il était du devoir de l’administration de conserver à la commune de Paris cet antique édifice et plutôt que de le détruire, de s’essayer à corriger avec intelligence des défauts de

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 25

construction24. » L’utilité, l’économie et l’occasion d’élever un monument forment ici le cœur de l’argumentaire du premier magistrat de Paris.

Façade de la nouvelle entrée de l’Hôtel-Dieu de Paris construite en l’an XII par Clavareau architecte, Antoine-Joseph Gaitte

Mémoire sur les hôpitaux civils de Paris, Paris, Imprimerie de Prault, 1805 Cl. Bibliothèque interuniversitaire de Santé

10 Le préfet était également sensible au pouvoir symbolique des édifices civils. Il se désolait ainsi d’avoir dû louer l’hôtel Crozat, place Vendôme25, pour y loger la préfecture : « Cette préfecture est peut-être la seule dans toute la République qui ait été réduite à se loger dans une maison de particulier, et la seule peut-être aussi qui n’eût pas dû y être exposée [sic]26. » Il regrettait également, toujours conforté par la force des symboles, l’ineptie de la mise en vente des guichets d’octroi aux barrières de Paris : Il faudrait ne plus regarder [ces bâtiments] comme de simples maisons pour loger les commis de la perception de l’octroi […], mais comme les portes d’entrée d’une ville où résident les premières autorités de la République, d’une ville superbe et commerçante, qui doit être magnifiquement annoncée à l’étranger qui vient la visiter, d’une ville enfin, qu’on peut justement considérer comme la principale de l’Europe. Les deux colonnes triomphales qui décorent la barrière de Vincennes27 ne demandent que des statues et des inscriptions pour devenir des monuments consacrés à la gloire des armées qui ont porté leurs armes jusques aux portes de Vienne dont cette barrière est la route28.

11 Toujours dans le même document, le préfet se montrait attentif à la pérennité de la porte Saint-Denis et de ses sculptures par Desjardins, au sort du Panthéon, et à celui du , « édifice magnifique dans sa première conception, gâté par la prétendue restauration qu’en fit l’académie sous le contrôle de Marigny ». Il voyait dans son achèvement une source d’émulation pour les sculpteurs, qui pourraient suivre « les beaux modèles de Jean Gougeon et […] marcher à grands pas vers les chefs-d’œuvre de l’antiquité ». On ressent combien Nicolas Frochot est pétri par l’esprit de la fin du XVIIIe

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 26

siècle ; il emploie volontiers un vocabulaire mâtiné de références inspirées par les Lumières. Dans le domaine de l’art des jardins, Frochot se montra soucieux des plantations des Champs-Élysées, dont il avait observé l’établissement. Il souhaitait un élagage intelligent des arbres et respectueux du projet initial : « La plantation en fut faite dans cette intention, et son aspect démontre que le moment est arrivé où il faut remplir le but de l’auteur29. »

Inhumer les Parisiens : un projet sanitaire et artistique

12 Dans le cadre de la mission Lacuée, Frochot reçut l’occasion, dès le début de son préfectorat, d’exposer une question qui allait l’occuper jusqu’à son départ de la préfecture : la création de cimetières modernes en dehors de l’enceinte urbaine. Cette idée, qui avait déjà fait l’objet de décrets partiellement appliqués sous l’Ancien Régime, en vint à être d’une urgente actualité à l’arrivée de Frochot à la tête de l’administration parisienne. Le préfet exposa à plusieurs reprises au ministre de l’Intérieur le spectacle offert par la putréfaction de 20 000 corps par an dans des espaces trop saturés pour que la décomposition puisse se dérouler dans des conditions normales : « Ces entassements si anciens offrent l’image d’un sacrifice fait à la mort, plus que celle d’un hommage rendu à l’humanité ». Dès le 21 ventôse an IX, soit un an après sa nomination, Frochot avait pris des mesures provisoires. Mais celles-ci ne pouvaient être appliquées car une vacance du Corps législatif avait empêché leur approbation. Frochot n’attendait toutefois que l’aval du gouvernement pour s’occuper de l’acquisition des terrains qu’il avait repérés.

13 Certes, Frochot dut infléchir certaines de ses premières vues, mais le gouvernement lui laissa tout de même une très grande latitude pour mener à bien l’ouverture de trois cimetières au-delà des murs30. Toujours guidé par sa vision d’homme des Lumières, Frochot avait tout d’abord pensé établir un premier cimetière en reconvertissant le parc de Monceau, qui faisait alors partie des biens nationaux. Il convient ici de citer un peu longuement Frochot, qui expliqua précisément son idée. Celle-ci est, comme on peut s’en rendre compte, aussi bien un projet sanitaire qu’un programme artistique et paysager : Le Jardin de Mousseaux [sic]31 semble avoir été dessiné tout exprès pour devenir un superbe Élysée, pour se voir embellir de la majesté des tombeaux et pour donner retraite sous les ombrages silencieux qui doit régner dans les lieux funéraires […]. Mousseaux ne peut guère que devenir un champ Élysien ou rester un jardin de plaisirs. Mais n’existe-t-il pas assez de lieux de cette dernière espèce dans la ville de Paris et pourquoi encore un jardin de plaisirs ou plutôt un bastringue ajouté à tous ceux déjà bien trop nombreux qui achèvent la corruption des mœurs et de l’honnêteté publiques […] ? Mais les arts verraient aussi avec enthousiasme cette consécration religieuse ouvrir une carrière immortelle à leurs travaux. Tandis que la peinture, le dessin, l’astronomie, la chimie et les autres études […] prospèrent chaque jour dans cette capitale, la sculpture seule d’entre tous les arts recherche pour consolation ses antiques et brillants souvenirs. Plusieurs fois elle a appelé dans l’enceinte des jardins de Mousseaux le muséum des tombes de nos ayeux, plusieurs fois elle a demandé à ressusciter les chefs-d’œuvre consacrés à la mort et à faire revivre les héros et les sages que nous avons perdus. Là serait évoqué l’ombre de Desaix32 par un disciple de Coustou, là l’élève de Girardon nous rendrait Mirabeau33, là Voltaire serait adoré par la poésie, par l’histoire, par la phylosophie, là croîtraient tous les lauriers, tous les myrtes, et le chêne social ombragerait au nom de la France et la statue de Kléber et celle de Montesquieu […]. Les considérations

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 27

que j’ai présentées mérit[ent] d’être agréées parce qu’elles tiennent à la fois à la morale et aux arts34.

14 La dualité des motivations est toujours constante dans les rapports de Frochot à l’art. Son souhait de compléter les fabriques du jardin par de vraies sépultures monumentales trahit véritablement un esprit marqué par le néoclassicisme et le goût pour l’antique. On comprend déjà, à l’énoncé des intentions du préfet, comment le cimetière du Père-Lachaise ne pouvait que devenir un champ funéraire où le commun des mortels voisinerait dans la mort avec des figures tutélaires.

15 En effet, si Frochot dut renoncer au jardin de l’ancienne Folie de , c’est vers l’ancien domaine jésuite de Mont-Louis, à l’est de Paris, qu’il tourna son regard ; il en fit l’acquisition au nom de la Ville en 1803, soit un an après son décret provisoire. Le préfet confia l’aménagement du cimetière à Alexandre-Théodore Brongniart, qui était alors son inspecteur général en chef au sein de la division des Travaux publics du département. Frochot avait sans doute également affaire à Brongniart au même moment concernant le palais de la Bourse, dont le préfet devait suivre le chantier puisque le bâtiment, projet impérial, était aussi destiné à abriter le tribunal de Commerce de la Seine. Une lettre manuscrite de Brongniart au comte Frochot, écrite à l’occasion de la destitution du préfet à noël 1812, montre que les deux hommes se connaissaient. Si l’on peut voir, dans cette très courte adresse, une formalité ou une politesse, on peut aussi l’interpréter comme une attention particulière de la part de l’architecte vieillissant – il s’éteignit six mois plus tard – « vis-à-vis de Monsieur Frochot pour lequel ma reconnaissance respectueuse sera éternelle35 ».

16 Pour préparer les dispositions qu’il allait arrêter sur les cimetières, Frochot prit soin de se documenter. On trouve dans ses papiers des notes rédigées à partir du chapitre consacré aux inhumations dans le Lexicon de Samuel Pitiscus 36, ainsi que des discours prononcés devant l’Institut suite à un concours au sujet des cérémonies et règlements à adopter pour les funérailles. Dans ce corpus, le plus intéressant est sans doute la présence de l’opuscule de l’architecte Pierre Patte (1723-1814)37, dont Frochot reprit presque entièrement les idées dans ses décrets sur la constitution des cimetières extérieurs. Ainsi, comme le proposait un plan de Patte annexé à sa publication, Frochot se prononça en faveur d’un cimetière fermé par une galerie d’arcades dont chaque travée serait vendue en concession, et dont le produit serait affecté à la construction de la galerie de ceinture elle-même. De même, chacune des quatre divisions de la ville devrait disposer, en plus de son cimetière, d’un oratoire (appelé « dépôt » ou « entrepôt ») propre à abriter les éventuelles cérémonies cultuelles avant le transport vers le lieu de sépulture. En effet, les intentions de Frochot ne s’arrêtaient pas à la seule création de nouveaux lieux d’inhumation ; c’est la pompe funèbre dans son ensemble qui fut redéfinie par les soins du premier magistrat de la ville38.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 28

Plans, élévations et coupes concernant les projets de cimetières extra-muros

Pierre Patte, De la translation des cimetières hors de Paris, 1801. Papiers Frochot, coll. part. Cl. de l’auteur

17 Sans doute sous l’inflexion de l’empereur, la composition mise en œuvre par Brongniart fut finalement davantage inspirée par le goût du jardin à l’anglaise, par une vision déjà romantique du paysage, et, donc, d’une certaine manière, par la première vision proposée par Frochot pour la reconversion du parc de Monceau.

Les liens du réseau bourguignon et des « amis de Nogent » avec les milieux de l’art

18 Les vues de Frochot concernant les arts n’étaient pas seulement secondées par les membres de son administration. Son réseau d’amis et de connaissances est éloquent au regard des domaines artistiques avec lesquels le préfet a pu être en relation. Originaire de , Frochot s’était indubitablement entouré de nombreux Bourguignons établis dans la capitale, avec lesquelles il s’était lié d’amitié en Côte-d’Or sous la Révolution, sur les bancs de la Constituante, ou encore sur recommandation d’autres amis. Parmi ces Bourguignons, on trouvait Maret, l’influent secrétaire d’État, et Regnaud de Saint- Jean-d’Angély, l’un des plus proches conseillers de Bonaparte39. On comptait également Villemsens et Bouhin, qui avaient travaillé dans des administrations départementales de la Côte-d’Or pendant la Révolution, et que Frochot appela pour devenir l’un chef de division à la préfecture, l’autre son chef du secrétariat général40. Un jeune Dijonnais, Louis Besson, faisait également partie de ce personnel. D’abord attaché aux acquisitions pour les grands travaux, poste-clef pour seconder le préfet dans ses attributions touchant à l’architecture, il devint secrétaire général de la préfecture peu de temps

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 29

avant la disgrâce du préfet41. Ces derniers étaient membres du cercle des « amis de Nogent », selon l’expression employée par Frochot dans sa correspondance privée42. Ces intimes étaient réunis par le préfet une fois par semaine pour un repas donné dans sa maison de campagne à Nogent-sur-Marne. Le peintre Pierre-Paul Prud’hon comptait également parmi ce cercle amical. Il s’était rapproché de Nicolas Frochot justement en raison de leurs origines bourguignonnes. Frochot, lui commanda en 1804, au cours d’un dîner, le tableau représentant La Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime pour le palais de Justice de Paris43. Le préfet avait lui-même fixé le programme44. Il confia également à Prud’hon la définition du programme décoratif pour la salle de Bal et la place de l’Hôtel-de-Ville à l’occasion des fêtes du mariage de Napoléon et Marie- Louise45.

Pierre-Paul Prud’hon, L’hymen, l’Amour et le Génie enchaînent les Grâces et les Muses

Projet de décor pour la salle de Bal de l’hôtel de ville de Paris, 1810. Musée du Louvre, département des Arts graphiques Cl. M. Beck-Coppola

19 À titre plus anecdotique, il lui fit également dessiner l’allégorie figurant à l’en-tête des documents officiels de la préfecture.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 30

Pierre-Paul Prud’hon, En-tête d’un document officiel de la préfecture de la Seine

1802 Cl. de l’auteur

20 Les liens du gouverneur militaire de Paris, Jean-Andoche Junot46, avec le préfet sont moins certains. On sait toutefois que son épouse, Laure Junot, portait Frochot en estime, et eut à de nombreuses reprises l’occasion d’organiser avec lui des réceptions et des fêtes à l’hôtel de ville47. Les connaissances bourguignonnes ne seraient pas complètes sans l’évocation de Pierre-Nicolas Rolle, éminent bibliophile, et lui aussi ancien administrateur de la Côte-d’Or, que Frochot appela en 1810 pour recréer et diriger la bibliothèque municipale de Paris48. En ce qui concerne les publications, les transformations de la capitale firent l’objet de la parution d’opuscules et de cartes illustrées présentant les édifices célèbres et futurs monuments de Paris. Sous ce rapport, on peut se demander dans quelle mesure Frochot n’aurait pas incité certaines de ses connaissances à réaliser de tels ouvrages afin de présenter les réalisations édilitaires de la jeune administration dont il avait la charge49.

21 Dans le cercle de Nogent, on ne trouvait pas que des Bourguignons50. Ainsi, Alexandre de Laborde en faisait peut-être partie51. L’un des membres les plus proches et les plus intéressants sous le rapport des arts était sans conteste l’architecte Étienne-Hippolyte Godde. L’inspecteur des travaux de la Ville a pu devenir, de 1813 à 1830, un brillant architecte de la Ville, reprenant le poste de Brongniart. Ses réalisations parisiennes – principalement religieuses – sont bien connues, et il eut à suivre nombres de réalisations édilitaires sous la Restauration qui avaient en fait été initiée sous Frochot. Toutefois, les recherches sur Godde52 ne révélaient pas précisément comment la carrière de ce jeune collaborateur de la préfecture avait été lancée. Les papiers du comte Frochot viennent éclairer d’un jour nouveau les relations de profonde amitié qui existaient entre l’architecte et le préfet, même après la destitution du haut fonctionnaire53. De 1809 à 1812, le comte Frochot avait confié à Godde le soin de

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 31

restaurer et réaménager dans le goût néoclassique sa maison de campagne à l’entrée du village de Nogent-sur-Marne.

Extrait du cadastre de Nogent-sur-Marne montrant la maison de campagne de Nicolas Frochot

1812. Archives départementales du Val-de-Marne (3P 1229) Cl. de l’auteur

22 Cette bâtisse du XVIIe siècle, alors la plus grande maison de plaisance de ce lieu de villégiature, a été démolie dans les années 1930 pour faire place à une école54. Toutefois, l’ensemble des mémoires de travaux dirigés par Godde, conservé dans les papiers Frochot55, permet de mesurer l’importance des interventions réalisées sous la conduite du jeune architecte. Frochot fit compléter cette restauration par de très nombreuses plantations dans son parc. À n’en pas douter, cette mission, ainsi que le soutien du préfet, furent des éléments essentiels au lancement de la carrière parisienne de Godde.

23 Les fonctions de représentation du préfet jouèrent également en faveur de ses amis. L’un des objectifs de Frochot était de favoriser le commerce et l’industrie56, et, dans le langage de l’époque, les arts, par leur nature artisanale et parfois déjà industrielle, étaient évidemment associés à ces deux domaines. Ainsi, deux fastueux présents de la Ville de Paris furent l’occasion pour Frochot de prendre des initiatives et de passer des commandes artistiques de premier ordre. Pour le sacre de l’empereur, il eut l’idée de faire offrir par la Ville le célèbre service dit « du grand vermeil »57. On ignore qui est l’auteur du programme iconographique58 qui permit la collaboration de l’orfèvre Henry Auguste, du peintre Pierre-Paul Prud’hon, du sculpteur Jacques-Edme Dumont et de l’architecte Jacques Molinos, qui travaillait déjà pour la préfecture de la Seine. Nous suggérons d’y voir Frochot lui-même, comme dans le cas du tableau de Prud’hon pour le Palais de Justice. Le préfet et les douze maires parisiens figurent en bonne place dans le décor de l’une des pièces d’orfèvrerie puisqu’ils sont représentés sur la nef de l’empereur, apportant le service au souverain.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 32

24 En 1811, Frochot put renouveler l’expérience de la commande de prestige, en offrant au nom de la Ville de Paris le Berceau du roi de Rome réalisé par Henri-Victor Roguier, Jean-Baptiste-Claude Odiot, Pierre-Philippe Thomire et Prud’hon59, dont le nom semble donc indissociable des projets artistiques placés sous la responsabilité du comte Frochot.

25 Au-delà des ses missions de voirie et d’édilité, inhérentes à sa fonction préfectorale, Frochot s’intéressa donc beaucoup plus aux arts qu’il n’y paraît. Sans vouloir faire de cet administrateur efficace un esthète de premier plan, on peut constater que les lacunes dans les sources manuscrites parisiennes pour le Consulat et l’Empire ont biaisé la vision qu’on pouvait avoir de lui. Après sa disgrâce, le comte Frochot se retira dans une ferme acquise en Haute-Marne pour y mener des activités agricoles, et devenir « Frochot, cultivateur »60, comme il se plaisait à signer ses lettres à ses amis de la capitale.

Carte postale du début du XXe siècle montrant la ferme d’Etuf, à Rouvres-sur-Aube (Haute-Marne)

Coll. part. Cl. de l’auteur

26 Il fit des expérimentations botaniques et sylvicoles pour lesquelles il fut distingué61. En 1828, la mort prématurée du fils, sur lequel beaucoup d’espoirs avaient été fondés, précipita celle du père six mois plus tard. Le cœur de Frochot fut inhumé à Aignay-le- Duc tandis que son corps était enterré dans le secteur le plus monumental du cimetière du Père-Lachaise, qu’il avait créé, et dont Hippolyte Godde venait d’élever le solennel portail principal. Comme un hommage supplémentaire à son protecteur et ami, Hippolyte Godde érigea la sépulture de Frochot, venant ainsi, avec le concours de l’architecture et de la sculpture, satisfaire les vues du premier préfet de Paris en faisant grandir ce muséum funéraire qu’il avait appelé de ses vœux.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 33

Hippolyte Godde architecte, Nicolas-Bernard Raggi, sculpteur, Sépulture de la famille Frochot

Cimetière du Père-Lachaise, 1828 Cl. de l’auteur

NOTES

1. Selon les mots de Napoléon Ier lors d’un conseil le 6 janvier 1810, cités dans Louis Passy, Histoire administrative : Frochot préfet de la Seine, Paris, 1867, p. 233. 2. Conférence de Thierry Lentz, « Paris sous l’Empire, première capitale de l’univers ? », Paris, - Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, 4 décembre 2009. 3. Nicolas-Thérèse-Benoît Frochot, né à Dijon en 1761 et mort à Rouvres-sur-Aube en 1828, est préfet de la Seine de 1800 à sa destitution en 1812, puis préfet des Bouches-du-Rhône sous les Cent-Jours. Il est nommé conseiller d’État en 1804 et est fait comte de l’Empire en 1808. 4. Jean Tulard, Paris et son administration (1800-1830), Paris, Ville de Paris, 1976, p. 83 et p. 95. La préfecture de Police est l’héritière de la lieutenance générale. 5. Stendhal le décrit comme « un gros et grand homme nourri de bière ». Henri Beyle (dit Stendhal), Journal, Paris, 1801-1817 ; Jacques de Norvins, qui fut le premier secrétaire général de la préfecture, et qui eut une brillante carrière administrative dans des États sous contrôle de l’Empire, émet également un avis sans appel sur Frochot dans son Mémorial, Paris, 1897, tome II, p. 237. Il convient toutefois de distinguer, dans ces appréciations négatives, la part due à la disgrâce du préfet, intervenue au moment du complot du général Malet en 1812. La naïveté dont

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 34

avait fait preuve Frochot lors de cet événement ne pouvait que forcer ces deux admirateurs de l’épopée napoléonienne à la plus grande sévérité. 6. Frochot, qui a tenté de lutter contre la prostitution dans la capitale au cours de son administration, serait sans doute attristé de voir qu’il s’agit de l’une des rues parisiennes où le commerce du sexe est le plus florissant. Il semble que la rue et l’avenue Frochot aient été percées sur les anciens terrains du cimetière de la paroisse Saint-Roch, dont Frochot s’était porté acquéreur après expropriation. Tradition qui reste à confirmer et à étayer par des sources précises. 7. Louis Passy, Histoire administrative : Frochot préfet de la Seine, op. cit. Ce travail est très favorable au personnage, la mère de Louis Passy avait été mariée en premières noces au fils de Frochot. 8. Certains documents ont été utilisés par Louis Passy dans sa biographie de Frochot, sans qu’ils soient systématiquement cités. Les documents sont actuellement conservés dans un fonds privé déposé à l’Institut d’Histoire de Paris (Éphé), auquel nous avons accès dans le cadre des recherches sur Nicolas Frochot. 9. 17 février 1800. 10. Selon les mots de Napoléon I er lors d’un conseil le 6 janvier 1810, cités dans Louis Passy, Histoire administrative : Frochot préfet de la Seine, op. cit., p. 233. 11. Jean Tulard, Nouvelle histoire de Paris : le Consulat et l’Empire, Paris, Hachette, 1970, p. 158. 12. Concernant la création, l’organisation et les évolutions des nouvelles institutions parisiennes, voir Jean Tulard, Paris et son administration (1800-1830), op.cit., 573 p. 13. La situation était incongrue puisque plusieurs membres de ce conseil étaient issus des arrondissements de Sceaux et de Saint-Denis, et n’étaient pas des représentants de l’arrondissement de Paris. Notons – autre exception – que cet arrondissement était le seul de France à être dépourvu de sous-préfet, le préfet de la Seine assurant directement cette fonction. Le conseil général, nommé et non élu, n’était pas une assemblée représentative du peuple. 14. Le lapsus dans le titre préfectoral de Frochot l’a suivi jusque sur l’épitaphe de sa tombe. 15. Le mariage de Frochot en 1785 avec Denise Petit lui permit, par succession de son beau-père, d’obtenir une charge de notaire et de prévôt royal. Il s’installa alors à Aignay-le-Duc (Côte-d’Or), d’où sa famille et sa belle-famille étaient originaires, et qui devint son fief pendant sa carrière de tribun révolutionnaire. Elle le mena à l’Assemblée constituante, marchepied de ses charges parisiennes. 16. Les expropriations sont difficiles à mener, et le sont donc au cas par cas, avant la promulgation de loi du 8 mars 1810 que Frochot a contribué à préparer, comme le montrent des brouillons conservés dans ses papiers. Papiers Frochot, Documents relatifs à la voirie, coll. part. 17. Le conseiller d’État Lacuée, proche de Bonaparte, fut chargé de mener une enquête concernant l’esprit public, le commerce et l’administration dans la première division militaire (Bassin parisien) afin de rendre compte de la situation dans les départements concernés. Pour cela, il envoya un questionnaire aux préfets fraîchement nommés et rédigea un rapport à partir de leurs réponses. Frochot profita de cette occasion pour fournir une prose abondante concernant son département et tout particulièrement Paris. 18. Arch. nat., AF IV 1012, Secrétairerie d’État impériale. Réponses à la mission Lacuée. 19. Ibid. Voir également Pauline Robin, L’îlot de la tour Saint-Jacques à Paris, étude topographique et patrimoniale, mémoire de Master 2 sous la direction de Basile Baudez, université Paris-Sorbonne, 2011, 2 vol. 20. Arch. nat., AF IV 1012, Secrétairerie d’État impériale. Réponses à la mission Lacuée. 21. Ibid. 22. Arch. de Paris, V1 M311, préfecture de la Seine, arrêté du 17 floréal an IX (7 mai 1801). 23. Élisabeth Pillet, La restauration des vitraux des églises paroissiales de Paris de la Révolution à 1880, thèse de doctorat de l’Éphé., sous la direction de Jean-Michel Leniaud, 2004, p. 184. 24. Papiers Frochot, Brouillons de discours, coll. part.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 35

25. Actuelle annexe de l’hôtel Ritz. Le conseil général faisant office de conseil municipal et le préfet de maire, la préfecture fut installée à l’hôtel de ville dès 1803 suite à un arrêté du gouvernement du 5 frimaire an XI (26 novembre 1802). Frochot avait réclamé l’hôtel de Toulouse, alors sous-utilisé par l’Imprimerie des Lois, qu’il proposait de réunir à l’Imprimerie nationale. L’hôtel de Toulouse (ou de La Vrillière) devint le siège de la Banque de France en 1811. 26. Arch. nat., AF IV 1012, Secrétairerie d’État impériale. Réponses à la mission Lacuée. 27. Ancienne barrière du Trône, devenue barrière de la Nation. 28. Arch. nat., AF IV 1012, Secrétairerie d’État impériale. Réponses à la mission Lacuée. 29. Ibid. 30. Si l’on souhaita dans un premier temps ouvrir un cimetière à chaque point cardinal de la ville, le cimetière de l’Ouest fut dans un premier temps abandonné par crainte de voir les exhalaisons se répandre sur la ville les jours de vent. Il fut finalement ouvert en 1820, sous le nom de cimetière de Passy, sur une emprise plus petite que les trois autres grands cimetières. 31. Ce toponyme était alors courant pour ce domaine, et le resta jusque dans les années 1850. 32. Un monument à Desaix, œuvre de Claude Dejoux, est finalement installé place des Victoires en 1810. Au cœur d’une polémique menée par l’artiste, il est retiré dès 1814. Voir Régis Spiegel, « Une métaphore du vide. Des destructions révolutionnaires aux projets du Premier Empire », Place des Victoires : histoire, architecture, société, Isabelle Dubois, Alexandre Gady, Hendrik Ziegler dir., Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004, p.120. 33. Nous rappelons que Frochot fut le secrétaire et exécuteur testamentaire de Mirabeau. 34. Arch nat., AF IV 1012, Secrétairerie d’État impériale. Réponses à la mission Lacuée. 35. Papiers Frochot, Lettres de soutien après la disgrâce, coll. part. 36. Samuel Pitiscus, Lexicon antiquitatum romanarum : In Qvo Ritvs Et Antiqvitates cum Graecis ac Romanis communes, tum Romanis peculiares, Sacrae Et Profanae, Pvblicae Et Privatae, Civilis Ac Militares Exponvntvr, Halma, 1713, 1 008 p. 37. Pierre Patte, De la translation des cimetières hors de Paris, avec le moyen de l'effectuer de façon à relever l'honneur de la sèpulture, et à rendre ces établissemens une source abondante de secours pour les pauvres ou les malheureux, Paris, 1801, 27 p. 38. L’importance du dossier que nous avons pu reconstituer dans les papiers Frochot concernant les inhumations montre que ces questions ont beaucoup occupé et intéressé le préfet. Il n’est pas possible ici de détailler toute la réforme des pompes funèbres dont Frochot fut véritablement l’auteur et l’artisan. 39. Hugues-Bernard Maret, né à Dijon en 1763, mort à Paris en 1839. Michel Regnaud de Saint- Jean-d’Angély, né à Saint-Fargeau en 1760 et mort à Paris en 1819. Ils sont donc de la génération de Frochot. 40. Voir les lettres de recommandation aux Archives nationales en F1 D I 34 pour Jean-Baptiste Villemsens (né en 1758), et en F1 B II Seine 8 pour Bouhin (né en 1778, et dont le prénom n’a toujours pas pu être retrouvé malgré des recherches et l’existence d’une abondante correspondance avec Frochot, dans laquelle il est systématiquement désigné par son seul nom). À raison, Jean Tulard voit dans les fonctions de Bouhin ce que nous désignons aujourd’hui sous le nom de « directeur de cabinet », nous dirions plus précisément « chef des Services administratifs du cabinet ». 41. Jean Tulard, Paris et son administration (1800-1830), op. cit., p. 87-88. 42. Papiers Frochot, Lettres de Bouhin, coll. part. 43. Pierre-Paul Prud’hon, né à Cluny en 1758 et mort à Paris en 1823. Le tableau, exposé au Salon en 1808, est aujourd’hui conservé au musée du Louvre. 44. Sylvain Laveissière, Prud’hon, la Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime, Les dossiers du département des Peintures n° 32, Louvre, R.M.N., Paris, 1986, p. 32-33. 45. Le département des Arts graphiques du Louvre possède une esquisse pour un décor sculpté pour la salle de Bal intitulé L’Hymen, l’Amour et le Génie enchaînent les Grâces et les Muses. RF 5310.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 36

46. Jean-Andoche Junot, né à Bussy-le-Grand en 1771 et mort à Montbard en 1813. 47. Madame Junot, plus connue sous le nom de duchesse d’Abrantès, évoqua Frochot dans ses écrits. Laure Permon (dite duchesse d’Abrantès), Mémoires de Madame la Duchesse d’Abrantès, Paris, L. Mame, 1833, t. IX, p. 142 et 235 sq. 48. D’abord installée dans une maison de la rue Saint-Antoine, elle fut transférée à l’hôtel de ville en 1817. Rolle (né à Châtillon-sur-Seine en 1770 et mort en 1855) l’augmenta considérablement et en fut le conservateur jusqu’en 1830. Disparue dans l’incendie de l’hôtel de ville, elle fut refondée sous le nom de Bibliothèque Administrative de la Ville de Paris, aujourd’hui Bibliothèque de l’Hôtel de Ville. 49. Ainsi, Charles Lambert de Belan (1735-1816), auteur de Paris, tel qu’il a été, tel qu’il est et tel qu’il sera dans dix ans, paru à Paris en 1808, était, comme Frochot, originaire de la Côte-d’Or, dont ils furent tous deux députés, Frochot à la Constituante et Lambert à la Législative. 50. D’autres membres des « amis de Nogent », avérés ou supposés, ne sont pas évoqués ici car ils n’ont pas été directement en contact avec le domaine de l’architecture ou des arts en général. Citons Jean-Baptiste Treilhard, qui participa à la rédaction du Code civil et devint l’un des dignitaires de l’Empire, et dont le fils, Achille-Libéral, fut le secrétaire général de Frochot ; il convient enfin de rappeler celui que le préfet présentait comme son meilleur ami, Étienne Méjan, proche de Mirabeau et de Maret, et qui fut lui aussi secrétaire général avant de rejoindre Eugène de Beauharnais, qu’il seconda dans l’organisation du royaume d’Italie. 51. Alexandre de Laborde (1773-1842), proche du ministre Montalivet – qui était un ami de Frochot en même temps que son supérieur –, fut nommé directeur des Ponts et Chaussées de la Seine en 1812. Cette même année il publia l’un de ses prestigieux ouvrages, Différents projets de travaux extraordinaires concernant les ponts et chaussées du département de la Seine. L’exemplaire conservé par la bibliothèque de l’I.N.H.A. est sans doute celui qui appartenait personnellement à Frochot, auquel il a été dédicacé par l’auteur. Collections Jacques Doucet, Fol.Res.324. 52. Marie-Christiane Ferrand de La Conté-Gélis, L’Architecte Étienne-Hippolyte Godde (1781-1869), thèse pour l’obtention du diplôme d’archiviste paléographe, École nationale des chartes, 1980, 2 vol. Ce travail de qualité, lacunaire aux Archives nationales, a été consulté auprès de l’auteur avec son aimable autorisation et reproduit pour versement aux Archives nationales. 53. Papiers Frochot, Lettres de Godde, coll. part. On apprend ainsi que Nicolas (en fait Charles- Alexandre-Nicolas), dernier fils de Godde né en 1815, reçut ce prénom en hommage à Nicolas Frochot, qui avait cependant décliné l’offre de Madame Godde d’être le parrain de l’enfant. Hippolyte Godde se fait aussi l’écho des nouvelles du monde artistique auprès de son ancien supérieur. Ainsi, il commente la nomination en 1815 de Quatremère de Quincy, « le seul homme pour donner une bonne direction aux arts », au poste d’intendant général des Arts et Monuments civils. 54. Pour l’instant, aucune vue du bâtiment, de ses dépendances ou de son parc n’a pu être retrouvée. 55. Papiers Frochot, Mémoires des travaux faits à Nogent, coll. part. 56. C’est ce que montrent là encore les réponses de Nicolas Frochot au questionnaire de la mission Lacuée. 57. De cet ensemble, il reste 24 des 1069 pièces. Elles sont conservées au château de Fontainebleau. 58. Odile Nouvel-Kammerer dir., L’aigle et le papillon. Symboles des pouvoirs sous Napoléon, 1800-1815, cat. expo., Paris, Les Arts décoratifs, 2007, p. 144-149. 59. Ibid., p. 31-32. Berceau conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne. 60. Papiers Frochot, Lettres de Godde, coll. part. 61. La Société d’agriculture de Chaumont lui décerna une médaille d’argent pour la culture de la pomme de terre. Son intérêt pour la sylviculture, déjà remarqué à propos de l’entretien des Champs-Élysées, est confirmé par les plantations qu’il avait faites à Nogent. Il conviendrait de

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 37

voir dans quelle mesure ce goût personnel a pu avoir une importance pour la ville de Paris sous son préfectorat.

RÉSUMÉS

Alors que l’administration parisienne était réorganisée en 1800 à la faveur de la création du corps préfectoral, le premier préfet de la Seine, qui assure les fonctions de maire de Paris, ne disposait pas de l’ensemble des pouvoirs nécessaires à l’accomplissement de grands desseins architecturaux et artistiques. Equivalent d’un ministre pour Napoléon, mais en partie maintenu dans un rôle d’exécutant, Nicolas Frochot semble toutefois réussir à mettre en application des projets qu’il dirige pleinement, comme la réalisation des cimetières extra-muros. Les papiers du préfet (dans une collection particulière), livrent un éclairage nouveau sur le personnage, et des sources complémentaires nous permettent de saisir les points de vue de Frochot sur les arts, ainsi que sa conception de leur utilité. Ces sources viennent pallier la perte des archives municipales dans l’incendie de l’hôtel de ville en 1871. Le réseau amical de Frochot, centré sur des personnalités bourguignonnes et/ou sur des collaborateurs au sein de son administration, vient lui aussi nous livrer des indices précieux sur ses liens avec les milieux artistiques. La figure de l’architecte Hippolyte Godde se détache nettement : cet ami intime du préfet dirigea les travaux de restauration de la maison de campagne de Frochot à Nogent, élément inédit concernant le début de carrière de l’architecte.

While the Parisian administration was reorganized in 1800 in favor of a prefectorial body, the first prefect of the Seine, who took on the function of mayor of Paris, did not have at his disposal the authority necessary to accomplish grand architectural and artistic designs. Equal to a minister under Napoleon, but maintaining in part a functional role, Nicolas Forchot succeeded in realizing projects fully under his direction, however, including extra-muros cemeteries. The prefect’s papers (in a private collection), shed new light on his personality and complimentary sources allow us to capture Frochot’s view of the arts, including their utility. Frochot’s social network, centered around figures from Burgundy and/or collaborators within his administration, provides important indicators of his connections to artistic milieux. The figure of the architect Hippolyte Godde emerges as especially important: this close friend of the prefect directed the restoration of Frochot’s country house at Nogent, a previously unnoted aspect of architect’s early career.

Als die Pariser Verwaltung um 1800 im Sinne einer präfektoralen Körperschaft umorganisiert wurde, verfügte der erste Präfekt des Seine-Departements, der auch die Funktion des Bürgermeisters von Paris ausübte, nicht über eine völlige Machtbefugnis, welche ihm die Vollendung großer architektonischer und künstlerischer Projekte erlaubt hätte. Obwohl Nicolas Frochot, der unter Napoleon eine ministergleiche Stellung innehatte, oftmals in der Rolle eines Befehlsempfängers verharren musste, scheint es ihm dennoch gelungen zu sein, die unter seiner Leitung stehenden Projekte größtenteils völlig eigenständig durchzuführen, wie beispielsweise die Einrichtung von außerstädtischen Friedhöfen. Der einer Privatsammlung entstammende Nachlass des Präfekten wirft nun ein neues Licht auf seine Person und erlaubt uns zusammen mit weiteren Quellen, die künstlerischen Ansichten Frochots zu erfassen sowie seine Auffassung vom Nutzen der Kunst. Diese Quellen schließen damit auch einen kleinen Teil der großen Lücke, die

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 38

durch den Verlust des Stadtarchivs im Zuge des Brandes des Pariser Rathauses 1871 entstanden ist. Ebenso liefert uns auch Frochots aus burgundischen Persönlichkeiten sowie engen Mitarbeitern seiner Verwaltung zusammengesetzter Freundeskreis wichtige Hinweise auf seine Verbindungen zu künstlerischen Kreisen. Besonders die Gestalt des Architekten Hippolyte Godde ragt daraus hervor: Dieser enge Freund des Präfekten leitete die Restaurierungsarbeiten an Frochots Landhaus in Nogent, ein bislang unbekanntes Element aus der Frühphase des Architekten.

AUTEUR

ALEXANDRE BURTARD Alexandre Burtard, né en 1982, a soutenu en 2004 à l’université de Nancy II une maîtrise intitulée Les paroisses de l’archiprêtré de Varize et la Réforme tridentine sous la direction du professeur Philippe Martin, puis, sous la direction des professeurs Philippe Martin et Pierre Sesmat, un mémoire de master 2 intitulé Plafonds à estrich de Moselle orientale dans le cadre de l’Inventaire du patrimoine (XVIIe siècle - XIXe siècle), qui lui vaut l’année suivante le prix d’Histoire de l’académie nationale de Metz. Il effectue alors, au service de l’Inventaire et du Patrimoine de la Moselle, une étude des décors de plafond en milieu rural caractéristiques de la Lorraine germanophone. Après deux années en classe préparatoire au concours de conservateur à l’Ecole du Louvre, Alexandre Burtard effectue plusieurs missions, notamment au musée d’Orsay – où il achève l’inventaire du fonds du peintre- décorateur Charles Lameire (1832-1910) –, à la conservation des œuvres d’art religieuses et civiles de la ville de Paris et à la Direction de l’Urbanisme. Chargé d’études et de recherches à l’Institut national d’histoire de l’art de 2009 à 2013, il réalise la base recensant les 2 500 dessins de l’architecte Charles Percier conservés à l’Institut de France. Doctorant à l’École pratique des hautes études, sous la direction de Guy-Michel Leproux, Alexandre Burtard travaille actuellement sur Nicolas Frochot, premier préfet de la Seine, et l’urbanisme parisien sous le Consulat et l’Empire. En 2013, il rejoint l’Atelier d’architecture et d’urbanisme Blanc-Duché, spécialisé dans les règlements urbains en milieu patrimonial. [email protected]

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 39

L’abbé Terray, seigneur de La Motte-Tilly L’abbé Terray, seigneur of La Motte-Tilly

Rose-Marie Chapalain

1 Le château et les jardins de la Motte-Tilly, résidence de Joseph-Marie Terray de 1748 à son décès en 1778, rouverts au public depuis mars 2013 suite à d’importants travaux électriques1, permettent d’aborder la question du contrôleur général des finances de Louis XV sous l’angle de sa relation avec les arts2. L’élaboration d’une étude monographique du château de la Motte-Tilly et de ses jardins a été rendue difficile par l’absence de biographie et l’existence de peu d’études consacrées à Joseph-Marie Terray. Quelques-unes, historiques, traitent le personnage par le biais de ses fonctions : contrôleur général des finances et directeur général des bâtiments du roi3. Cette dernière facette a été abordée par Colin B. Bailey, dans de nombreux articles concernant la dernière période de la vie de Joseph-Marie Terray4. L’étude monographique de la Motte-Tilly, effectuée dans le cadre des travaux de master5, a permis de traiter certains aspects de la vie du contrôleur général des finances avant 1760, mais également les travaux menés aux limites de la généralité de Paris6. Le château du XVIIIe siècle a été remanié partiellement par les propriétaires qui succédèrent à Joseph-Marie Terray7 avant d’être légué à la Caisse nationale des Monuments historiques et des Sites par la marquise de Maillé en 19728 et ouvert au public en 19789. Le domaine est aujourd’hui constitué d’éléments composites : des aménagements du XIXe siècle sont mêlés à des bâtiments du début du XXe siècle et du XVIIIe siècle. Les bâtiments forment un ensemble homogène et cohérent, mais dont la lecture historique est ainsi rendue difficile. On tâchera ici de proposer des informations complémentaires et inédites sur l’histoire de l’édifice ainsi qu’une étude architecturale permettant de comprendre les choix du propriétaire et de l’architecte, ainsi que la place du château au sein de la carrière de Joseph-Marie Terray.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 40

Les archives de la Motte-Tilly : un fonds important

2 Le fonds d’archives du château de la Motte-Tilly, propriété du Centre des Monuments nationaux a fait l’objet d’un dépôt au début des années 2000 aux archives départementales de l’Aube10. Le fonds est classé de la manière suivante : les archives personnelles, professionnelles et familiales des propriétaires du château d’un côté, et les archives seigneuriales et domaniales de l’autre. Les dossiers sont classés par famille, par ordre d’importance et par ordre chronologique. Dans les familles ayant possédé les seigneuries et les familles alliées, on retrouve celles des Le Nain, Paignon-Dijonval ou encore des Mallets. L’articulation se fait autour de trois familles principales : les familles Terray, Morel-Vindé et Rohan-Chabot. Ensuite vient la partie domaniale et seigneuriale : le domaine de la Motte-Tilly et les domaines de Vindé et de Courtavant. Le classement de ces documents se fait suivant les seigneuries et les dépendances du château champenois. Ensuite s’y ajoute la comptabilité de ces différents domaines, divisée en deux sous-ensembles : les propriétés parisiennes de la famille Terray et leurs régies. Les archives départementales de l’Aube conservent aussi les minutes notariales de la Motte-Tilly et du domaine de Rosières de 1768 à 178611. Les séries E12 et C13 ainsi que le fonds d’archives du Prince Xavier de Saxe14 apportent des informations relatives au domaine de la Motte-Tilly et à la famille du propriétaire.

3 Enfin, les archives départementales de l’Aube conservent également un ensemble de plans du château champenois pour la période qui nous concerne. On dénombre huit plans du château et des jardins, dont un projet pour la distribution du rez-de-chaussée daté de 175415, un plan de 1755 signé par l’architecte François-Nicolas Lancret16 et deux plans où sont représentés les jardins, la Seine et la route. Le plan de 1755 représente les terrasses, quelques bosquets et quinconces près du château. Ceux de 177017 et de 178018 figurent l’intégralité des jardins. Le premier présente le domaine avant la construction du canal et le second, après. Un dessin de F. de La Brunière reproduit les jardins de la Motte-Tilly depuis l’extrémité du canal19. Enfin, un plan de distribution du rez-de- chaussée des différents bâtiments de 1782 est également conservé20. Trois autres plans s’ajoutent dans cette décennie, réalisés à l’occasion des travaux de réaménagements par Antoine-Jean Terray21. En revanche, il n’existe pas de représentation de l’élévation du château avant celle de 1774, exécutée par F. de La Brunière, et les seuls plans pour les niveaux supérieurs datent des années 1780.

4 Le minutier central des notaires des Archives nationales regorge de documents inédits. Un dépouillement systématique des études proches du Palais-Royal et des notaires ayant fait des transactions avec les personnes concernées a été réalisé pour les années 1745 à 1757. L’acte de vente du domaine de la Motte-Tilly ainsi que des minutes récapitulant les transactions réalisées ont été mis au jour22.

Le contexte d’achat du domaine de la Motte-Tilly en 1748

5 L’étude de ce fonds d’archives a permis de rétablir un certain nombre d’erreurs rapportées dans la notice historique de Charles-Paul Léger23. On retient que le domaine de la Motte-Tilly a appartenu à un certain nombre de familles nobiliaires24 avant d’acquérir le statut de comté au début du XVIIIe siècle 25. En 1743, la famille Terray

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 41

s’installe dans la Champagne méridionale en faisant l’acquisition des domaines d’Avant et de Rosières26, aujourd’hui la commune d’Avant-Lès-Marcilly27. L’achat réalisé par les frères Terray s’inscrit dans la continuité de l’entreprise de leur oncle, François Terray de Rosières, premier médecin de la princesse Palatine28. Ils font l’acquisition auprès du duc Maurice de Noailles des domaines de la Motte-Tilly, de Gumery et de La Pré d’Athis, le 24 août 1748 par l’intermédiaire de Jean-Henri Louis Orry de Fulvy29. Ce dernier, demi-frère de Philibert Orry, contrôleur général des finances, commence en 1723 par intégrer le Parlement de Paris comme conseiller en 1723 pour devenir en 1731 maître des requêtes, commissaire du roi auprès de la Compagnie des Indes en 1733, intendant des finances en 1737-1751, et enfin, maître des requêtes honoraire en 1738. Il hérite du domaine de la Chapelle-Godefroy, à la mort de son demi-frère le 9 novembre 1747 et grâce à la vente proposée par le duc de Noailles, récupère une partie du comté de Nogent pour compléter celle que son père avait acquise en 169730. Quant à la seigneurie de la Motte-Tilly, elle perd son rang comtal31. Le document qui suit est intitulé « Déclaration et reconnaissance ». L’acquéreur déclare que les bénéficiaires de cet achat sont Pierre Terray de Rosières et Joseph-Marie Terray, qui se partagent à part égale les biens, soit les terres de la Motte-Tilly, la seigneurie de la Pré d’Athis, les seigneuries de Fontenay, de Guimery et de Boissery. Quant au seigneur de Fulvy, il conserve le comté de Nogent-sur-Seine. Vient ensuite la partie financière ; l’acte de vente mentionne la somme de 330 000 livres pour l’ensemble des domaines vendus32. Les frères Terray paient la somme de 260 000 livres33. Le document notarié fait également mention des terres de Mâcon et de la seigneurie des Ormeaux, à proximité du domaine de Rosières. L’achat d’un domaine à l’extérieur de Paris et la construction d’un château et d’un jardin nouveau représentent un engagement financier considérable motivé par une véritable stratégie sociale. Ils avaient déjà hérité des biens de leur oncle, François Terray de Rosières, décédé en 174734 et Pierre Terray de Rosières avait acheté en 1743 la charge de procureur général à la Cour des Aides de Paris avant de celle de maître des requêtes au Conseil en 1749. Construisant sa carrière, il avait épousé en 1743 Marie- Félicité Le Nain, la fille d’un intendant du Languedoc35. Les armoiries représentées sur les façades du château témoignent de cette union. Pourtant la place de Pierre Terray de Rosières dans la gestion du domaine et dans la construction de l’édifice resta secondaire36. Le principal acteur de ces embellissements se révèle être son frère, l’abbé Joseph-Marie Terray. La présence de ce dernier sur les livres de comptes des années 1755 à 1758 témoigne d’un grand investissement personnel. C’est en effet lui qui valide les mémoires et donne son accord pour le paiement des ouvriers et des domestiques37.

Le château de la Motte-Tilly : une maison de campagne38 ?

6 En 1748, messieurs Terray de Rosières ont acquis la terre de la Motte-Tilly, Courceroy, Gumery et Fontenay de monsieur le Maréchal de Noailles, ont fait démolir toute la couverture du château de la Motte-Tilly sur la rivière de la Seine avant de vendre la terre. Messieurs Terray de Rosières, acquéreur de ladite terre ont continué la démolition et au printemps 1754 ont fait jeter un plan d’un nouveau château sur la hauteur du chemin de Nogent, auquel on a donné le nom de château de Bellevue. La première pierre a été posée le 25 juin de la susdite année 1754 par madame de Rosières, épouse de haut et puissant seigneur du lieu, procureur général de la Cour des Aides39.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 42

La maison de campagne et son mobilier

7 D’après les plans et relevés retrouvés, l’ancien château champenois était situé au bord de la Seine et près du village. Un chemin traversait ce village : signe d’une relation privilégiée avec l’église, mais aussi d’un lien fort avec les habitants. Le château se présentait sous la forme d’un quadrilatère flanqué de tours à ses angles40. Le registre paroissial du village voisin, Courceroy, témoigne de la transaction entre les frères Terray et le duc de Noailles, mais également de l’état dans lequel se trouve le château en 1748 : il est en partie en ruine. Les nouveaux propriétaires décident alors de poursuivre la démolition de l’ancienne demeure des seigneurs de la Motte-Tilly et de construire un nouvel édifice.

François-Nicolas Lancret, « Plan au rez-de-chaussée du château et des dépendances de la Motte- Tilly »

1755, dessin à la plume rehausse à l’aquarelle, 120 x 127 cm, Arch. dép. Aube, 144 J 1469. Cl. de l’auteur

8 Le projet de 1754 et le plan de 1755 montrent une rupture évidente avec cette dimension du château « féodal »41. L’espace environnant le château y est représenté, mais il s’agit d’un jardin ordonné avec des terrasses, des bosquets, des topiaires, des allées et des boulingrins. Il s’agit plutôt d’un jardin de plaisance. Les frères Terray décident de faire construire sur les hauteurs de la Motte-Tilly. Comme le conseille Jacques-François Blondel, le meilleur emplacement est « une éminence d’où l’on puisse découvrir le grand nombre d’objet qu’il sera possible, sans que néanmoins elle soit trop en prise au vent du nord42 ». Le plan de François-Nicolas Lancret permet de comprendre

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 43

que la volonté des nouveaux propriétaires est d’ordonner le château et les dépendances par rapport à un axe principal (Nord-Sud) et par rapport à la route et au fleuve.

Anonyme, Plan du château et des jardins de la Motte-Tilly

Non daté [avant 1780], 168 x 116 cm, dessin à la plume et aquarelle, Arch. dép. Aube, 144 J 886. Cl. de l’auteur.

9 Le château s’inscrit bien dans un espace ordonné et l’acquisition de nouvelles terres qui s’effectue parallèlement permet de poser ici l’hypothèse d’un usage « public » du château et de son domaine43. Le château de la Motte-Tilly serait un espace de représentation et un instrument d’ascension sociale. L’élévation du château de Rosières, première résidence de la famille Terray dans la région, devait posséder des signes marqueurs de féodalité, ce qui permet de supposer leur absence sur le château de la Motte-Tilly. Ce dernier pourrait ainsi être considéré comme un château de plaisance, sur le modèle des exemples proposés par Charles-Étienne Briseux dans son Art de bâtir des maisons de campagne de 1743 44 ou Jacques-François Blondel dans De la distribution des maisons de plaisance et de la décoration en général, publié entre 1737 et 1738. En effet, au vu de la date du début de la construction du château de la Motte-Tilly, il semble pertinent de comparer les formes et les caractéristiques propres à la maison de campagne pour tenter de classer l’édifice et de mieux en comprendre sa fonction.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 44

Agrandissement du plan de François-Nicolas Lancret sur la distribution du rez-de-chaussée du château de la Motte-Tilly

1755 Cl. de l’auteur

10 Le plan de 1755 propose la distribution du rez-de-chaussée représentant un corps de logis massé à double profondeur flanqué de deux ailes en retour de 25 sur 11 toises. Elle s’inscrit dans la tradition de la distribution des châteaux, initiée par l’édification du château de Burly45 avec un axe central qui marque l’entrée principale de l’édifice, traverse la cour d’honneur et le jardin, en passant par le vestibule et le salon. La distribution intérieure présente quelques changements par rapport au projet initial. On note la présence de deux salles à manger de part et d’autre de l’axe central du corps de logis, avec un buffet. Le couloir central dans la partie ouest est abandonné. Le rez-de- chaussée est composé de trois espaces : l’espace de réception et des espaces réservés aux frères Terray qui se partagent le domaine46. Le séjour champêtre s’organise autour de deux pôles : la retraite et la sociabilité. La partie ouest de l’habitat est réservée à Joseph-Marie Terray et la partie est à Pierre Terray, son épouse et ses enfants47. Ce niveau est composé de trois grands appartements, d’un vestibule et d’un grand salon, deux salles à manger, d’une salle de billard et d’une salle de compagnie et d’un salon d’hiver. Les appartements donnent tous sur les jardins tandis que les deux salles à manger donnent sur la cour. Nous savons peu de choses sur la décoration intérieure. Un mémoire d’ouvrages de 1781 permet de rendre compte des richesses de la décoration intérieure48. De la même manière que le salon et l’appartement d’apparat, la salle à manger devient une pièce de prestige pour les hôtes du maître de maison. Parmi ces visiteurs, on retrouve le cardinal de Luynes, archevêque de Sens, Mathias Joseph de Barral, évêque de Troyes49, mais également deux inspecteurs des Ponts et chaussées50. La présence d’une quinzaine d’appartements dans les niveaux supérieurs indique une capacité d’accueil conséquente. Un inventaire établi en 1757, soit peu de temps après la fin des travaux, témoigne également de la qualité du mobilier et des objets déployés dans ces espaces51. D’ailleurs cet inventaire ne mentionne aucun appartement destiné aux propriétaires au second niveau. Les appartements des frères Terray se situent au rez-de-chaussée, confirmant une autre caractéristique de la maison de campagne selon

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 45

Blondel. Cet édifice abrite également du mobilier de jeu52. De surcroît, l’inventaire de la bibliothèque du château donne une indication sur les fonctions de l’édifice53. Il s’agit d’une bibliothèque très riche, mais dont la collection ne reflète pas les fonctions de Joseph-Marie Terray, ni celles de son frère et de son neveu. La majorité des ouvrages recensés se rattachent à la littérature et au théâtre. Il s’agit bien d’un lieu de divertissement, non un lieu de travail.

11 Pour parler de l’élévation du château de la Motte-Tilly, il faut se reporter au dessin de F. de La Brunière, réalisé en 177454, soit près de vingt ans après la phase de construction. Avant cette date, aucune représentation n’a été conservée à ce jour. Les livres de comptes ainsi que les mémoires d’ouvrages ne font pas mention de modifications importantes dans le corps de logis et la comparaison avec les différents documents iconographiques jusqu’à aujourd’hui montre que les façades n’ont pas subi de modification importante.

Comtesse de Narcillac, façade du château côté cour d’honneur

Début XIXe siècle, dessin à la mine de plomb, Collection du château de la Motte-Tilly. Cl. de l’auteur.

Au début du XIXe siècle, la comtesse de Narcillac, résidente du château, réalise un dessin de la façade côté cour Elle inscrit l’édifice dans un paysage bucolique. Ni les galeries de communication, ni les communs ne sont représentés ; néanmoins la façade est très détaillée. Elle se compose d’un corps de bâtiment central avec un avant-corps qui forme un pavillon, prolongé par deux ailes en retour d’équerre. L’édifice se développe sur deux niveaux d’élévation et un niveau de comble. L’avant-corps central concentre les éléments d’ornements. L’architecte a joué avec la polychromie en usant de la pierre de taille pour la partie centrale et de la chaux pour le reste de la façade. Des portes fenêtres sont percées et mises en valeur par un garde-corps au second niveau, au-dessus duquel prennent place les armoiries de la famille Terray, surmontées d’un arc segmentaire. La façade rend clairement compte de la distribution intérieure du château.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 46

La salle de spectacle

12 La construction des salles de comédie privées s’étend depuis Paris aux châteaux de campagne dès le XVIIe siècle et perdure jusqu’au XX e siècle. Au XVIII e siècle, le divertissement théâtral pouvait prendre place dans le salon, la galerie, l’orangerie ou encore dans les jardins55. Les théâtres permanents construits dans certains châteaux pouvaient avoir d’autres fonctions, comme celles d’accueillir des mariages, des dîners ou des bals. Cet engouement se développe dans l’entourage d’une élite aisée et son importance est telle qu’il se développe au-delà de la sphère parisienne56. La théâtromanie aurait également touché Joseph-Marie Terray et son frère Pierre Terray de Rosières. La salle de spectacle est édifiée dans les dépendances du château, côté est du bâtiment qui fait pendant à l’aile des communs, côté ouest.

Anonyme « Plan du rez-de-chaussée du château et des dépendances de la Motte-Tilly »

1782, dessin à la mine de plomb rehaussé à l’aquarelle, 150 x 98 cm, Arch. dép. Aube, 144 878. Cl. de l’auteur.

13 Pour y accéder, il fallait passer par une porte côté cour. Un seul plan existe, dont l’objet est l’épaisseur des murs de la pièce.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 47

Anonyme « Plan de la salle de spectacle du château de la Motte-Tilly »

[1770], mine de plomb et aquarelle, 75 x 48 cm, Arch. dép. Aube, 144 J 877. Cl. de l’auteur.

14 Cette dernière s’organisait dans la longueur et la distribution se faisait en trois parties : le théâtre ou la scène, l’orchestre et le parterre. On peut noter la présence de deux escaliers de chaque côté de la scène qui permettaient de descendre sur le parterre ; cela induit une scène en hauteur. La salle de spectacle n’est plus visible aujourd’hui. En effet, elle a été détruite par Claude Hippolyte Terray vers 1838 car elle demandait trop d’entretien. Elle n’avait sans doute plus le même intérêt qu’on lui portait au XVIIIe siècle. Néanmoins, les éléments connus nous permettent d’en avoir une idée. Deux plans datés de 1770 et de 1780, croisés avec l’inventaire révolutionnaire, permettent de restituer la salle de spectacle. En 1794, Jacques Masson et Jean-Baptiste Anne Lorin, maçon et charpentier de Nogent-sur-Seine, visitent le château de la Motte-Tilly57. Ils commencent par le pavillon du garde « c’est-à-dire le pavillon contre les fossés et donnant du côté de Nogent » : les visiteurs commencent par les ailes se trouvant du côté droit de la cour d’honneur et ils continuent sur le logement d’un certain monsieur Baillon. Puis ils arrivent à la salle de spectacle, nommée ici « la comédie »58. À la lecture du plan de 1782, on remarque quatre entrées : l’une, près de la galerie incurvée, mène sur la scène ; une autre à l’extrémité de la salle de spectacle ; la troisième, du côté de la cour d’honneur, permettant sans doute l’accès pour les visiteurs extérieurs ; enfin, la dernière par les jardins. L’emplacement de ces entrées n’est pas du tout anodin. En effet, la première est réservée aux acteurs professionnels ou amateurs mais aussi aux propriétaires, car elle se trouve près du corps de logis principal. Les trois autres se trouvent à mi-chemin entre l’entrée principale du domaine et l’entrée du château même. Ces accès permettent soit d’y pénétrer directement depuis la cour d’honneur, soit d’y venir par les jardins. Le lien avec ces derniers est important : le visiteur peut

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 48

contempler la vue avant d’entrer dans la salle, mais il peut également voir les jardins depuis l’intérieur. En effet, le plan de la salle de spectacle présente aussi les fenêtres. De part et d’autres, deux baies ouvrent sur le jardin et la cour d’honneur. On peut imaginer que les visiteurs pouvaient aussi apprécier la vue de la cour d’honneur avec la façade unie de l’aile des communs accordée à celle du château. La question de la forme adoptée et son emplacement par rapport au corps de logis principal est à poser. Pour cela, la comparaison avec la salle de spectacle de l’Hermitage permettrait de discerner des traits communs et une ébauche de réflexion sur le type architectural de la salle de spectacle59. A priori, il n’existe pas de connexion entre Joseph-Marie Terray et Emmanuel de Croÿ, mais ils font appel au même cabinet d’architectes60 : le cabinet de Chevotet et de Contant d’Ivry. La salle de spectacle ne présente pas de signes distinctif et se confond avec les autres bâtiments qui lui sont contigus : le traitement de la façade de la salle de spectacle de la Motte-Tilly. Pour en parler, il faut se référer à nouveau au dessin de la cour d’honneur du château réalisé en 1774 par F. de La Brunière61. Il prend soin de représenter l’aile des communs à l’extrême gauche et la salle de spectacle à droite, le château se trouvant au milieu de ces deux bâtiments et se distinguant par ses trois niveaux d’élévation et son toit brisé. Rien ne permet de distinguer le bâtiment des communs de la salle de spectacle. Le complexe architectural reporté par F. de La Brunière est uniforme. En comparant avec les plans de 1755 et de 1782, la surface réservée à la salle de spectacle respecte une symétrie rigoureuse et un rendu harmonieux de la cour d’honneur. Cet espace pouvait accueillir différents types d’événements en société : pièces de théâtre, bals, festins... L’adaptation de cet espace s’explique par son emplacement en rez-de-chaussée permettant un accès direct depuis la cour d’honneur.

Le premier état des jardins de 1755 à 1778

15 Plusieurs éléments abordés par Jacques-François Blondel dans son traité sur les maisons de campagne ont été retenus dans la réalisation du château de la Motte-Tilly et de ses jardins. On note tout d’abord l’emplacement du corps de logis sur une éminence doublée d’une terrasse. Il s’agit de profiter de la vue mais également de l’air que l’on respire62. Ajouté à cela, cette disposition marque aussi l’expression du pouvoir du seigneur sur le territoire. Le théoricien ainsi que l’architecte souhaitent exprimer le plaisir de regarder le spectacle de la nature, mais aussi de marquer la présence du bâtiment dans le paysage : l’édifice doit être vu de loin par les voyageurs mais également par les habitants de la région63. Cela explique la volonté de mener à bien la destruction de l’ancien château qui se trouvait sur les bords de la Seine64. L’argument pour rattacher le château de la Motte-Tilly à la typologie de la maison de campagne réside dans le lien étroit établi entre le corps de logis et les jardins65. En effet, le rez-de- chaussée devient le « bel étage » qui permet un contact direct avec les jardins66. Ces derniers constituent un prolongement de la demeure et offrent, dans un cadre champêtre, les commodités et les agréments d’une vie sociale bien réglée. La jouissance de la nature se fait également par la promenade. Le jardin est donc ponctué de cabinets de verdure, de bosquets, de fabriques et d’autres agréments qui constituent autant de point de vue et de lieux de repos, voire d’endroits pour se protéger contre les éléments naturels. Le jardin élaboré du temps de l’abbé Terray n’existe plus aujourd’hui. De la même manière que les communs et la cour d’honneur, ils ont été régulièrement modifiés et le dernier état date des grands travaux du comte de Rohan-Chabot au début

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 49

du XXe siècle67 réalisés à partir du plan de François-Nicolas Lancret de 1755. Ce plan ne montre pas l’intégralité du jardin. Pour cela, il faut regarder le plan du domaine réalisé avant les travaux réalisés par Antoine-Jean Terray, qui hérite des biens de son oncle en 1780. La présence du canal permettrait de dater ce plan aux alentours de 1770. Le plan massé des bâtiments en rose correspond au plan du toisé daté quant à lui de 1782. La ferme et les magasins sont représentés en bas à gauche du plan, qui feraient écho à la construction du canal puisque l’on constate la présence de quais et d’espace de stockage pour le blé. Le jardin s’apparente à une maison d’économie rustique décrite par Louis Ligier dans son Œconomie générale de la campagne, ou nouvelle maison rustique publiée en 1701 : Il sera composé si l’on veut de parterre, embelli de toute sorte de fleurs, de belles allées de charmes, accompagné d’un grand potager, d’où l’on tirera une partie de la nourriture pour la maison. On n’oubliera pas au-dessous, d’y dresser un verger, afin de jouir du plaisir d’avoir beaucoup de fruits, qui est une douceur bien grande en quelque endroit qu’on puisse les rencontrer. De l’autre côté du verger se verra la pépinière et la bâtadière au-dessous […]. Je présuppose que l’enceinte de toute cette maison sera de bonnes murailles, ou du moins de fortes haies vivres68.

16 La première terrasse est gravillonnée et peu profonde ; elle est séparée de la seconde terrasse par un escalier de sept marches. Le jardin est séparé en son milieu par une longue allée, bordée de plates-bandes de gazon. Le dessin du parterre est composé de topiaires entourant un bassin. La pièce d’eau est quant à elle mise en évidence par des allées de tilleuls représentées dans le dessin au fusain de F. de La Brunière. Un aspect intéressant est le maintien de l’axe central qui se prolonge au-delà de la Seine et des lieux-dits du Port-Saint-Nicolas et Villenauxe-la-Grande. Le plan présente quelques bosquets dont « le jardin des eaux » qui semble être fermé par une grille qui entoure la parcelle. À l’intérieur se trouve un plan d’eau circulaire. D’autres aménagements détaillés sont présents sur le plan. Certains sont marqués d’un numéro, induisant la présence d’une légende qui devait accompagner le plan, malheureusement perdue. L’espace se trouvant en bas à droite du plan semble être un cabinet de verdure dont une des entrées s’ouvre sur le canal. En effet, le bel étage qui ouvre sur le jardin met en avant la pièce d’eau et la Seine. Les principaux éléments d’ornementation sont les deux parterres se trouvant de part et d’autre de l’allée centrale. Les autres éléments de décoration et d’ornement se trouvent dans des espaces plus fermés et invite à la promenade et offre des accès dignes des honneurs du propriétaire. Le dessin de F. de La Brunière illustre également ce lien entre la nature et la sociabilité, en représentant des personnages au premier plan qui se promènent le long des allées de tilleuls et naviguent sur le canal. Les jardins sont légèrement en pente et le château se trouve au sommet de la composition. L’échelle des personnages représentés aux bords et sur le canal permet d’avoir une idée de l’étendue de ces jardins. Leurs activités illustrent la fonction du château : celle d’une maison de campagne. L’accession aux charges de contrôleur général des finances fut l’occasion de mettre en place des travaux d’agrandissement comme pour la salle de spectacle, mais également des travaux d’embellissement allant au-delà du domaine de la Motte-Tilly.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 50

L’illustration de l’ascension sociale de Joseph-Marie Terray ?

Le canal Terray

17 Le canal Terray avait un objectif très simple, celui de conduire les eaux de la Seine au château de la Motte-Tilly. En 1770, l’abbé tient l’autorisation du Conseil de faire creuser sur les pâtures de Nogent-sur-Seine un canal destiné à conduire l’eau sur le domaine69. Le seigneur avait également la charge de planter des arbres le long des berges de la tranchée, mais cela fut un échec puisque le chemin du canal n’était pas assez pentu. Les abords du canal Terray devinrent une promenade grâce aux plantations faites par Joseph-Marie Terray en 177170 . L’entreprise du contrôleur général des finances était sans doute de s’aligner avec les autres domaines à proximité, qui possédaient également un canal. Nous pouvons citer les canaux du château de Courtavant et de Ravois71. Ces canaux faisaient partie des axes fluviaux qui permettaient l’approvisionnement en foin et en avoine de la capitale72. Leur présence expliquerait peut-être la volonté de l’abbé d’en faire construire un pour le domaine de la Motte- Tilly. Il s’agit en effet d’un moyen de conduire l’eau dans les jardins, mais il est possible que cette entreprise visât une ambition plus grande. En effet sur le plan de 1780 et également sur un des plans du XIXe siècle, des quais sont représentés ainsi que des magasins de stockage. L’ouvrage à charge de Jean-Baptiste-Louis Cocquereau, publié en 1777, tente de dénoncer les spéculations générales du contrôleur dans le commerce du grain : On a dit qu’en qualité de contrôleur général il avait touché plus de 450 000 livres de pot de vin pour le bail des fermes renouvelé. Mais ce bail ne devant commencer qu’au 1 janvier 1775 […]. En outre, sous prétexte des magasins du Roi, qu’il avait loués à sa terre de la Motte, aux compagnies chargées d’achat et d’emmagasinement des blés pour le compte de Sa Majesté, il avait fait paver une route magnifique depuis le grand chemin jusques chez lui, avec des ponts et quais, et cette dépense était évaluée de 4 à 500 000 livres73.

18 Dans ce texte, Jean-Baptiste-Louis Cocquereau rapporte des faits attribués au contrôleur général des finances dans la période précédant la guerre des farines du printemps 1775. L’abbé aurait fait construire des routes, des canaux et des greniers à blés sur ses terres. Or des magasins sont bien décrits dans les inventaires révolutionnaires. Mais les archives relèvent plutôt chez l’abbé Terray un souci de s’occuper du domaine dans sa globalité et d’en augmenter la production74. Ainsi, les rapports annuels du domaine qui indiquent les dépenses et les recettes ne précisent pas la nature de ces dernières. Le régisseur du domaine, Mr Bossuat, liste le montant et le nom de la personne qui effectue le paiement. Le dépouillement des documents relatifs à la gestion du domaine champenois a permis de comprendre la manière dont les terrains réservés à la culture des céréales et des fruits sont exploités. À cela s’ajoute la présence de grands magasins de blés dans les communs du château et de quatre moulins sur les domaines appartenant aux Terray.

19 L’hypothèse des magasins, décrits chez Jean-Baptiste-Louis Cocquereau comme ayant pour but de tirer profit et de spéculer sur le blé, ne tient pas. Les livres de comptes répertorient les entrées d’argent issues des banalités, des censives et des rentes que Joseph-Marie perçoit sur ses domaines. Ce canal devait avoir, au tout début de sa construction, une dimension économique, mais il fut réduit, par la suite, à

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 51

l’alimentation en eau des jardins. Les documents conservés aux archives départementales de l’Aube contiennent également des plans d’arpentage, des actes notariés, de vente et d’échange de terres ainsi que des procès-verbaux entre Antoine- Jean Terray, neveu de l’abbé et propriétaire du domaine à partir de 1780.

Les chantiers de Joseph-Marie Terray

20 Les chantiers initiés par Joseph-Marie Terray sont une manière d’ancrer la famille dans la région champenoise, mais aussi d’affirmer sa légitimité seigneuriale. Sa présence à la Motte-Tilly a été importante dès 1749, mais elle s’amplifie à mesure que sa carrière prend de l’importance. Cela transparaît par les chantiers entrepris après sa nomination au poste de contrôleur général des finances. L’implication de l’abbé Terray dans la région se pose alors comme illustration de son importance dans l’administration de Louis XV ou bien de son attachement pour la région. En effet, dans son testament, l’abbé Terray exprime le souhait d’être inhumé à la Motte-Tilly75.

21 En poursuivant la lecture du testament de Joseph-Marie Terray, un legs attire l’attention : « Je donne et lègue à M. Dumirat, mon neveu, ma terre de Béthon y compris les biens acquis de M. Dargentier et en outre la somme de 300 000 livres pour l’aider à bâtir un château que j’ai souvent eu l’intention d’y faire construire76. » Ce domaine a été acquis par le contrôleur général en 1772 et se situe au nord de Nogent-sur-Seine entre Sézanne et Villenauxe-la-Grande. Or un projet de 1770, réalisé par Sieur Morla, géomètre des Ponts-et-chaussées77, a été mis au jour aux archives de la Marne, qui prévoyait une route pour relier Sézanne et Villenauxe. En regardant attentivement ce document, la route projetée passe par Fontenay-Béthon. Elle dessert également le château. Juste devant l’allée principale qui y conduit, une forme circulaire est réalisée, ce qui permettait de dégager cette allée et d’admirer l’édifice depuis la route. Cette piste n’a pas fait l’objet de recherches poussées, mais il faudrait poser la question de l’implication de Joseph-Marie Terray dans cette entreprise.

22 L’étude monographique du domaine de la Motte-Tilly offre l’occasion de prendre connaissance de ces archives récemment déposées aux archives départementales de l’Aube en 2005. L’étude apporte aussi de nouveaux éclairages sur l’abbé Joseph-Marie Terray, connu pour ses réformes sous le règne de Louis XV. En effet, le château de la Motte-Tilly fut édifié alors qu’il n’était encore que clerc au Parlement de Paris. Il s’agit ici de replacer l’édifice dans la carrière de l’abbé Terray. Le château se trouve être un élément clé dans l’ascension de son propriétaire, et constitue aussi une source de profits agricoles importants : on note la présence de terres réservées à la culture, des moulins, ainsi que des magasins destinés aux céréales. En outre, cette étude doit permettre d’apporter de nouvelles informations sur l’architecte qui a réalisé le plan du château, François-Nicolas Lancret. Sa participation à de nombreux projets dans la région de Champagne offre de nouvelles perspectives de recherches.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 52

NOTES

1. Inauguration du château le 26 mars 2013. Le château a été partiellement fermé pendant une période de deux ans pour des travaux allant de la menuiserie à l’électricité. 2. Magalie Quintard-Lenoir, « Joseph-Marie Terray abbé de cour et ministre fastueux », Les Ministres des arts, Christophe Morin dir., colloque organisé les 3 au 4 juillet 2012 à Tours et Blois, à paraître. 3. Lucien Laugier, Un Ministère réformateur sous Louis XV : le Triumvirat (1770-1774), Paris, La Pensée Universelle, 1975, 656 p. 4. Colin.B. Bailey, Patriotic taste, collecting modern art in pre-revolutionary Paris, London, Yale University Press, 2002, p. 71-100 et “Portraits of an abbé: towards an interpretative iconography of Joseph-Marie Terray (1715-1778)”, La Gazette des Beaux-Arts, septembre 1994, p. 24-38. 5. Rose-Marie Chapalain, Le château et les jardins de la Motte-Tilly de 1748 à 1796 dans l’Aube, mémoire de master 2 sous la direction de Dominique Massounie, université Paris Ouest-La Défense, 2013. 6. Le premier chapitre du mémoire de master traite du contexte de l’achat du domaine de la Motte-Tilly ainsi que de la construction du château à partir de 1754. De 1748 à 1754, Joseph-Marie Terray est alors clerc au Parlement de Paris et son frère Pierre Terray de Rosières est maître des requêtes à la Cour des Aides. Jean-Baptiste-Louis Cocquereau, Mémoires de l’abbé Terray, contrôleur général des finances avec une relation de l’émeute arrivée à Paris en 1775, et suivis de quatorze lettres d’un actionnaire de la Compagnie des Indes , Londres, 1776, p. 2. 7. Antoine-Jean Terray est propriétaire de 1780 à 1794, Claude-Hippolyte Terray jusqu’en 1849, Charles-Louis Terray de Vindé jusqu’en 1866, Charles-Gérard de Rohan-Chabot de 1910 jusqu’en 1964 et enfin Aliette de Rohan-Chabot, épouse de Maillé, jusqu’en 1972. 8. Codicille au testament de la marquise de Maillé, du 11 décembre 1971 Charles de Cossé-Brissac, « Le château de la Motte-Tilly », La Sauvegarde l’Art français, cahier 1, 1979, p. 185-191. 9. Ibid, p. 186. 10. Le fonds, 144 J, est composé de 1 264 dossiers, ce qui représente environ 127 mètres linéaire. 11. Arch. dép. Aube, 2 E 66/1 et 2 E 66/2. Ces minutes montrent la multiplication des baux, notamment effectués par l’abbé Terray et son neveu pour engager de la main d’œuvre pour travailler sur les terres de la Motte-Tilly. À cela s’ajoutent les minutes notariales de la ville de Nogent-sur-Seine et d’Avant-lès-Marcilly, où l’on trouve quelques baux relatifs à Pierre Terray de Rosières, le frère de l’abbé Terray pour le domaine de Rosières 12. Arch. dép. Aube, E E/1/1099 : la famille Terray à Gumery et à Villenauxe ; E/1034 : l’accord relatif à ces dômes fait entre le curé d’Avant et Pierre Palluau, fils du précédent conseiller au Parlement de Paris (1717) ; l’approbation de cet acte par le curé et Pierre Terray, conseiller au Parlement et François Terray, seigneur d’Avant et de Rosières (1741) ; E/1045 : actes terriers dont ceux Antoine-Jean Terray (1788). 13. Arch. dép. Aube, C/2104 : bail par la ville d’un terrain longeant le canal créé par l’abbé Terray. La ville représentée par Nicolas du Mez, conseiller du roi, président en l’élection, maire ; Étienne Simon Lefèbvre, premier échevin ; Rémy Thomas, échevin ; C/2106 : correspondance entre le contrôleur Terray et l’intendant de Paris concernant de nouvelles réparations au collège ; C/ 2156 : procès-verbal d’arpentage des terres de la Motte-Tilly, 1783-1788. 14. Arch. dép. Aube, EE 001513 : correspondance particulière du prince Xavier de Saxe avec la princesse Christine de Saxe, 1770 ; EE 001608 : correspondance particulière avec Jean-Baptiste Rivière, conseiller de la légation de l’électeur de Saxe à Paris, 1769 et EE 001631 : correspondance particulière avec Joseph-Marie Terray, 1774.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 53

15. Arch. dép. Aube, 144 J 873 : [François-Nicolas Lancret], Projet du plan au rez-de-chaussée d’un château à bâtir à la terre de la Motte-Tilly près de Nogent-sur-Seine, 1754, 150 sur 100 cm, plume et rehaussé à l’aquarelle. 16. Arch. dép. Aube, 144 J 1469 : François-Nicolas Lancret, Plan au rez-de-chaussée du château et des dépendances de la Motte-Tilly, 1755, 120 sur 127 cm, dessin à la plume et lavis. 17. Arch. dép. Aube, 144 J 837 : [Anonyme], Plan du château et des jardins de la Motte-Tilly, [avant 1770], 108 sur 171 cm, plume et lavis. 18. Arch. dép. Aube, 144 J 886 : [Anonyme], Plan du château et des jardins de la Motte-Tilly, non daté [avant 1780], 168 sur 116 cm, dessin à la plume et aquarelle. 19. Une gravure de N. Ponce représentant le Cap-Français d’après le dessin F. de la Brunière dans Pierre de Vaissière, Saint-Domingue (1629-1789) : la société et la vie créole sous l’Ancien Régime, Paris, Perrin, 1909, p. 331. 20. Arch. dép. Aube, 144 J 878 : [Anonyme], Plan du rez-de-chaussée du château et des dépendances de la Motte-Tilly, 1782, 150 sur 98 cm, dessin à la mine de plomb rehaussé à l’aquarelle. 21. Arch. dép. Aube, 144 J 876 : [Jean-Benoît-Vincent Barré], Plans du rez-de-chaussée, du premier étage et du second étage, [1784], 113 sur 72 cm, plume et lavis. 22. Arch. nat., M.C./ XXIII/559 : quittance de paiement, 5 septembre 1748 ; Arch. nat., M.C./CXVI/ 333 : vente entre le duc de Noailles et le seigneur de Fulvy, 24 août 1748. 23. Charles-Paul Léger, « Notice sur l’ancienne seigneurie et l’ancien comté de la Motte-Tilly », Mémoires de la société académiques de l’Aube, t. LXXVII, , Société académique de l’Aube, 1923, p. 3-120. 24. Charles-Paul Léger réalise une notice historique sur le château de la Motte-Tilly et écrit sur les différents seigneurs qui en ont été les propriétaires depuis le début du XVe siècle : Pierre des Essarts, Henri de Pouligny, la famille Raguier, la famille d’Elbeyne, le duc de Bournonville, la famille de Noailles et la famille Terray. 25. Charles-Paul Léger, « Notice sur l’ancienne seigneurie et l’ancien comté de la Motte-Tilly », op. cit., p. 82-83. 26. Arch. dép. Aube, 144 J 7 : titres des terres de Rosières, d’Avant et de Vouarce de François Terray de Rosières, 1743. 27. Le domaine de Rosières est signalé sur la carte de Cassini, Nogent-sur-Seine et ses environs, avant 1756. Ce domaine se situe au sud de Nogent-sur-Seine et à proximité de la Chapelle- Godefroy. Il touche également le domaine de la Motte-Tilly. 28. Jean-Baptiste-Louis Cocquereau, Mémoires de l’abbé Terray, contrôleur général des finances avec une relation de l’émeute arrivée à Paris en 1775, et suivis de quatorze lettres d’un actionnaire de la Compagnie des Indes, Londres, 1776, p. 2. 29. Arch. nat., M.C./CXVI/333 : vente concernant le maréchal-duc de Noailles et monsieur Orry de Fulvy, suivie de la déclaration et de la reconnaissance, 24 août 1748. 30. Françoise Bayard, Joël Félix et Philippe Hamon, Dictionnaire des surintendants et contrôleurs général des finances, XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2000, p. 138. 31. Charles-Paul Léger, « Notice sur l’ancienne seigneurie et l’ancien comté de la Motte-Tilly », op. cit., p. 83. 32. Ibid., note 28 : « Sieurs Terray frères, comme ils s’y obligent solidairement pour leur renonciation de droit requise de garanties mon dit Sieur de Fulvy de tous les engagements qu’il a pris par ledit contrat relativement aux dites terres acquises à leur profit et attendu que le prix total de toutes lesdites terres ensemble ont la somme de 330 000 livres. » 33. Ibid., note 28 : « Mes dits Sieurs de Fulvy et Terray frères reconnaissent que mon dit Sieur de Fulvy en a dû payer pour ledit comté de Nogent et dépendances celle de soixante-dix mille livres et mes dits Sieurs Terray frères celle de 260 000 livres pour lesdites terres et seigneurie de la Motte-Tilly, le Pré d’Athis, Gumery et Fontenay, Boissery. »

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 54

34. Arch. nat., M.C./XVII/12 : testament de François Terray de Rosières, 3 août 1747. Dans le même carton, se trouve le document qui aborde les questions de la succession de François Terray datant du 31 décembre 1753 et le partage entre Joseph-Marie Terray et Pierre Terray de Rosières, le 28 février 1754. 35. Il se marie le 23 avril 1743, à la paroisse Saint-Roch, avec Renée-Félicitée Le Nain, fille de Jean Le Nain VII (1698-1750) qui est maître des requêtes en 1726, intendant de en 1731 puis du Languedoc en 1743 et est conseiller d’État à partir de 1748. François-Alexandre Aubert de la Chenaye Desbois, Dictionnaire de la noblesse : contenant les généalogies, l’histoire et la chronologie des familles nobles de France, Paris, 1863-1876, p. 661. 36. Arch. dép. Aube, 144 J 751 : les livres de comptes du domaine de la Motte-Tilly, de 1755 à 1758 répertorient les différentes transactions par Mr. Bossuat, régisseur du domaine. Les transactions sont systématiquement validées par « Mr. Terray » la première mention de « Mr. Terray de Rosières » date de 1758. 37. Ibid. 38. Dénomination tirée du traité de Charles-Étienne Briseux, L’Art de bâtir des maisons de campagne, publié chez Prault père à Paris en 1743. 39. Arch. Dép. Aube, 135 G 3 : l’extrait provient des registres paroissiaux de l’église Saint-Pierre- et-Paul de Courceroy, 1668-1792, cité dans Franck Gérard, « Le château de la Motte-Tilly et les travaux de 1780 », La Vie en Champagne, hors-série 2012, Troyes, p. 9. 40. Arch. dép. Aube, 144 J 874 : François-Nicolas Lancret, Plan de l’ancienne forteresse de la Motte-Tilly avec son ancien parc et lieux adjacents, mine de plomb, 1754 et une représentation proposée par Vincent Cochet dans Le Château de la Motte-Tilly, Paris, Éditions du Patrimoine, 2005, p. 5. 41. Arch. dép. Aube, 144 J 873 : François-Nicolas Lancret, Plan du rez-de-chaussée du château de la Motte-Tilly, 1755, plume et lavis, 80 sur 120 cm. 42. Jacques-François Blondel, De la distribution des maisons de plaisance et de la décoration en général, 1737-1738, vol 1, p. 8-9. 43. Arch. dép. Aube, 144 J 390 : rentes constituées, rachat par l’abbé Terray, titres, quittances pour rachat, 1er juillet et 26 septembre 1749. 44. Charles-Étienne Briseux, L’Art de bâtir des maisons de campagne, Paris, 1743, t. II, planches 139 et 140. 45. Le château de Dampierre-en-Burly dans le Loiret. Il est construit au début du XVIIe siècle. 46. Arch. dép. Aube, 144 J 647 : « Nous, Pierre et Joseph-Marie Terray, avons compté de la recette des registres de l’année, 758 livres et précédents suivant les détails ci-dessus par le résultat duquel compte ladite recette s’est trouvée monter à ladite somme de 3 746 livres 17 sols et 6 deniers, laquelle somme nous soussignés, avons partagé en deux parts égales dont chacun de nous avons pris la sienne. » 47. Arch. dép. Aube, 144 J 753 : inventaire des effets et meubles du château de la Motte-Tilly, 1757. Le rez-de-chaussée se compose de trois grands appartements : « l’appartement de monsieur l’abbé », « l’appartement de Madame » et « l’appartement de Monsieur ». Un quatrième appartement de taille moindre est intitulé l’« appartement des enfants ». 48. Arch. dép. Aube, 144 J 757 : mémoire de Delorme (1781). Il y est décrit un décor qui prend place dans la salle à manger, divisé en deux parties : support du décor et décor. Parmi des objets et matériaux, on note du verre de Bohême, des colonnes de cristal, des branches de fleurs artificielles, quatre groupes de biscuits et des vases avec leurs piédestaux. 49. Charles-Paul Léger, « Notice sur l’ancienne seigneurie et l’ancien comté de la Motte-Tilly », op. cit., p. 97. 50. Arch. dép. Aube, 144 J 762 : livre de dépenses du domaine de la Motte-Tilly, 1755-1758. Le 2 septembre 1758 : « Mis en dépense lorsque deux inspecteurs de M.[Daniel-Charles] de Trudaine sont venus souper et coucher au château le premier septembre. »

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 55

51. Arch. dép. Aube, 144 J 753 : inventaire des effets et meubles du château de la Motte-Tilly, 1757. « Dans le cabinet de monsieur l’abbé, un serre papier avec compartiments et tiroirs fermant à clé, en bois d’acajou orné d’une balustrade et autres ornements en or moulu et au-dessus de marbre blanc. » 52. Ibid. : « Dans la salle à côté du salon d’hiver : sept tables de jeux dont une de brelan, deux de piques, deux de quadrille et une de tric-trac. » 53. Arch. dép. Aube, 144 J 40 : l’inventaire révolutionnaire recense près de 3 750 ouvrages. 22,6 % des ouvrages relèvent de la littérature et 33,8 % de l’histoire. 54. Le dessin appartient à une collection particulière. Il est reproduit dans l’article de Franck Gérard, « Le château de la Motte-Tilly et les travaux de 1780 », op. cit., p. 11. 55. Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Les Théâtres de société : un autre théâtre ? Paris, H. Champion, 2003, 324 p. 56. Antoine Lilti, « Public ou sociabilité ? Les théâtres de société au XVIIIe siècle », De la publication : entre Renaissance et Lumières, Alain Viala, Christian Souhaud dir., Paris, Fayard, 2002, p. 281-300. 57. Arch. dép. Aube, 144 J 40 : inventaire révolutionnaire, 1794. 58. Ibid. : « Nous sommes entrés dans la comédie que nous avons trouvée toute dévastée, une moitié est planchée et l’autre moitié ne l’est pas. » 59. Laurence Baudoux-Rousseau, « L’espace du théâtre de société (nord de la France et Pays-Bas autrichiens) », Les théâtres de société au XVIIIe siècle, Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval et Dominique Quéro dir., Bruxelles, Université de Bruxelles, p. 99-105. 60. Joseph-Marie Terray fait appel à François-Nicolas Lancret en 1754. Celui-ci travaillait dans le cabinet de Jean-Michel Chevotet et Pierre Contant d’Ivry. On peut se poser la question de son implication sur la construction de la salle de spectacle en 1770 bien que jusqu’à présent aucun document ne permet de confirmer cette hypothèse. Emmanuel de Croÿ fait appel à l’architecte Jean-Baptiste Chaussard qui fut également l’élève de Jean-Michel Chevotet et reprend son cabinet d’architecte en 1772. 61. F. de La Brunière, [Cour d’honneur du château de la Motte-Tilly], dessin, dimensions inconnues, collection particulière. 62. Jacques François Blondel, De la distribution des maisons de plaisance, op.cit., vol 1, p. 8-9. 63. Katia Frey, La maison de campagne, programme idiomatique et universel, de Blondel à Ledoux (1737-1804), thèse de doctorat sous la direction de Daniel Rabreau, Université Paris I-Panthéon Sorbonne, 2002, p. 84. 64. Jean-Baptiste-Louis Cocquereau, Mémoires de l’abbé Terray, op. cit. : « Toutes lesdites terres et biens contigus l’un et l’autre ainsi qu’ils supervisent et comportent en l’état qu’ils sont actuellement, même les matériaux qui sont audit lieu de la Motte tel qu’il pourront se trouver provenant de la démolition du château. » 65. Jean-Baptiste-Louis Cocquereau, Mémoires de l’abbé Terray, op. cit., p. 88. 66. Ibid. 67. Arch. dép. Aube, 144 J 356 : « Les changements apportés par le comte de Rohan-Chabot au château de la Motte-Tilly en 1910 », document imprimé et manuscrit, 1932. 68. Louis Ligier, Œconomie générale de la campagne, ou nouvelle maison rustique, Paris, Henri Desbordes, 1701, t. I, p. 13-14. 69. Arch. dép. Aube, 144 J 990 : acte notarié passé à Nogent-sur-Seine entre Joseph-Marie Terray, Claude-Henri Laurenceau, conseiller du roi à l’élection de Nogent-sur-Seine, Louis Cransson et Etienne Lefebvre marchands et échevins à Nogent-sur-Seine. « Il sera loisible à mon dit seigneur abbé Terray de faire ouvrir un canal à l’embouchure de la rivière de la Seine au lieu-dit le Port aux charbons, de telle largeur et profondeur que l’on lui semblera et de faire passer à travers les pâtures de cette ville pour rejoindre les rivières de Roues-le-Roi. »

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 56

70. Ibid. : « À la charge de mon dit seigneur Terray de se faire construire un canal et de l’entretenir à ses frais […] qu’il fera construire sur ledit canal au lieu-dit le Port aux charbons de largeur suffisante pour le charroi et le tirage des bateaux, de faire planter sur les deux bords et lancé dudit canal, les rangées d’arbres de chaque côté, convenable au terrain. » 71. Amédée Aufauvre, Histoire de Nogent-sur-Seine des temps anciens jusqu’à nos jours, Troyes, Bouquot, 1859, p. 224. 72. Ibid., p. 225. 73. Jean-Baptiste-Louis Cocquereau, Mémoires de l’abbé Terray, op. cit., p. 218. 74. Arch. dép. Aube, 144 J 767 : Livres de compte du domaine de la Motte-Tilly. Les revenus des domaines de Joseph-Marie Terray ont triplé sur quelques années. Parmi les domaines cités sont la Motte-Tilly, Courceroy, Gumery, Soligny, Avant, Rosières ainsi que le moulin de Chiénat. 75. Arch. nat. M.C/ XCIV/429 : dépôt du testament de M. l’abbé Terray, 22 février 1778 : « Je veux être enterré dans l’église de la Motte-Tilly, où je prie mon frère ou à défaut mon plus prochain héritier, de faire élever un mausolée dans la forme qu’il jugera convenable aux places que j’ai occupées. Il sera fondé un service annuel qui se célébrera dans cette église pour le repos de mon âme. » 76. Ibid. 77. Arch. dép. Marne C 4031/27, 3e feuillet : Carte pour servir au projet de la route de Sézanne à Nogent-sur-Seine, levée par le sieur Morla, 104,8 sur 366,7 cm, 1770.

RÉSUMÉS

C’est dans l’étude de son château préféré, la Motte-Tilly, en Bourgogne, que les liens entre l’abbé Terray, dernier contrôleur des finances de Louis XV, et les arts peuvent être le mieux analysés. Le domaine champenois fut acquis par les frères Terray en 1748 par l’intermédiaire de Jean-Henri- Louis Orry. Ces deux familles avaient la volonté d’agrandir leurs domaines aux limites de la généralité de Paris. Le château, dont les travaux de construction débutent en 1754, présente des caractéristiques majeures de la maison de plaisance telle que la définit Jacques-François Blondel. Les jardins offrent également un exemple d’un jardin de plaisance décrit par le théoricien de l’architecture mais répondent également à certains traits de la nouvelle maison rustique décrite chez Louis Ligier. La reprise de travaux importants à partir de 1770 accompagne la fortune professionnelle de l’abbé Terray. Le nouveau contrôleur des finances fait ainsi bâtir le canal qui porte son nom, une salle de spectacle, l’église paroissiale et les routes environnantes. La salle de spectacle et les jardins, ainsi que le mobilier qui compose l’intérieur, plaident en faveur d’une analyse du château sous l’angle typologique de la maison de plaisance.

The château of La Motte-Tilly perfectly illustrates the relationship between the last contrôleur général des finances of Louis XV, Joseph-Marie Terray, and the arts. The estate, located in the French Champagne, was purchased by the Terray brothers in 1748 through Jean-Henri-Louis Orry. The two families desired to expand their estate to the limits of the district of Paris. Construction of a new château on the hills of La Motte-Tilly began in the summer of 1754. It included key features of the maison de plaisance as defined by Jacques-François Blondel in his treatise on architecture, De la distribution des maisons de plaisance et de la décoration en general, published in 1737-1738. Furthermore, the gardens of La Motte-Tilly correspond to both Blondel’s treatise and Louis Ligier’s writing on the nouvelle maison rustique. The resumption of building at

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 57

the château in 1770 embodied Joseph-Marie Terray’s new responsabilities as contrôleur général des finances. The Canal Terray, a theater, church and roads surrounding the estate were part of Terray’s project. The theater, gardens and fine furniture contribute to an interpretation of the abbé Terray’s château as a maison de plaisance.

Der Abbé Terray, Herr von La Motte-Tilly Die Verbindungen des Abtes Terray, des letzten Finanzprüfers Ludwigs XV., zur Kunst lassen sich am besten anhand der Betrachtung seines Lieblingsschlosses La Motte-Tilly in Burgund untersuchen. Das heute zur Champagne gehörende Anwesen wurde von den Gebrüdern Terray 1748 durch Vermittlung von Jean-Henri-Louis Orry erworben. Beiden Familien war der Wunsch nach Erweiterung ihrer an den Grenzen des Verwaltungsbezirkes von Paris liegenden Besitzungen gemein. Der im Jahre 1754 begonnene Schlossbau weist wesentliche Kennzeichen eines im Sinne Jacques-François Blondels definierten Landhauses auf. Ebenso stellen auch die Gärten ein Beispiel eines Landhausgartens dar, wie ihn der Architekturtheoretiker entworfen hat, weisen aber darüber hinaus aber auch Züge des von Louis Ligier beschriebenen neuen rustikalen Stils auf. Mittels des vom Abbé Terray durch sein Amt vergrößerten Vermögens konnten ab 1770 maßgebliche Erweiterungsarbeiten durchgeführt werden. So lässt der neuernannte Finanzprüfer den nach ihm benannten Kanal erbauen, einen Theatersaal, die Gemeindekirche sowie Straßen in der Umgebung. Sowohl das Theater als auch die Gärten und die Inneneinrichtung des Schlosses sprechen für eine typologische Einordnung der Anlage als Landhaus.

AUTEUR

ROSE-MARIE CHAPALAIN Rose-Marie Chapalain, après une licence d’histoire de l’art et d’archéologie à l’université de Bretagne Occidentale, a suivi les cours de l’Institut anglophone Charles V à Paris VII ainsi que ceux de l’École du Louvre. Elle a récemment soutenu son mémoire de master 2 d’histoire de l’art à Paris Ouest Nanterre La Défense intitulé : « Le château et les jardins de la Motte-Tilly de 1748 à 1796 ». Elle entreprend la rédaction d’une thèse de doctorat sur la traduction et l’édition critique du Diary de John Evelyn sous la direction du professeur Marianne Cojannot-Le Blanc.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 58

Les ministres de l’Intérieur et les arts sous le Directoire The Ministries of the Interior and the Arts under the Directoire Die Innenminister und die Künste zur Zeit des Direktoriums

Marie-Claude Chaudonneret

1 Le Directoire est, d’une façon générale, un moment trop ignoré ou sous-évalué. En matière d’institutions artistiques, on a trop tendance à penser qu’une administration moderne aurait été mise en place sous le Consulat, occultant ainsi la période précédente. Nous envisageons donc ici l’action du ministère de l’Intérieur de la période post-thermidorienne au coup d’État de brumaire. Il ne s’agit pas de dresser un bilan complet de l’action du ministère mais d’envisager les débuts d’une nouvelle administration, les principales décisions et mesures décisives en faveur des arts, ainsi que les acteurs les plus remarquables de cette politique officielle.

2 Le décret du 12 germinal an II (1 avril 1794) avait supprimé les ministères et les avait remplacés par douze commissions exécutives ; celles-ci étaient dirigées par plusieurs commissaires nommés par la Convention sur proposition du comité du Salut public. Ce mode de gouvernement avait engendré une inflation du personnel et une confusion des compétences entre commissions et comités. La Constitution de l’an III (22 août 1795), qui fonde le Directoire, supprime le système de gouvernement par des commissions exécutives et comités, reconstitue les ministères, lesquels se mettent en place en vendémiaire an 4 (septembre - octobre 1795). L’idée que le peuple possède le pouvoir de constituer l’État est abandonnée et on retrouve les six départements (dont celui de l’Intérieur) de 1791. Par arrêté du Directoire exécutif du 12 brumaire an IV (3 novembre 1795) Pierre Bénézech est nommé ministre de l’Intérieur ; avant d’occuper cette fonction il avait été le 24 messidor an III (12 juillet 1795) l’un des commissaires de la commission des Armes puis était passé à la commission du Mouvement des armées de terre où il fut chargé de tout ce qui concernait le service de l’artillerie et du génie. Trop modéré, accusé d’amitiés royalistes, Bénézech est remplacé, le 27 messidor an V (15 juillet 1797), par Nicolas François dit François de Neufchâteau, commissaire du Directoire près le département des Vosges, républicain connu pour ses fortes

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 59

convictions anti-royalistes. Deux mois après, François, élu membre du Directoire exécutif, est remplacé par François Sébastien Letourneux, commissaire près l’administration centrale du département de Loire inférieure. Éliminé par tirage au sort, François est rappelé au ministère de l’Intérieur le 29 prairial an VI (17 juin 1798), ministère qu’il quitte le 4 messidor an VII (22 juin 1799). Bénézech et François ont pour eux la durée, cette stabilité leur permettant de mettre en place des actions cohérentes, ce qui n’avait pu être le cas lors de la période précédente.

Les débuts d’une administration moderne

3 Les ministres de l’Intérieur du Directoire entreprirent de rationaliser l’administration, de simplifier les structures. Le ministère fut alors constitué de six divisions : la première ayant la responsabilité des administrations des départements, la seconde des secours publics, la troisième des travaux publics, la quatrième de l’agriculture et du commerce, la cinquième de l’instruction publique, la sixième avait la charge de la comptabilité. De la cinquième division, qui prit rapidement le titre officiel de direction générale de l’Instruction publique, relevait l’instruction au sens large : écoles et bibliothèques, spectacles et fêtes, musées et beaux-arts ainsi que les poids et mesures. Avec cette réorganisation, se manifestait la volonté de centraliser le pouvoir de décisions, notamment en ce qui concernait les compétences du Musée central. À la fin de 1795, la commission temporaire des Arts avait été supprimée en même temps que le comité d’Instruction publique : la dernière séance avait eu lieu le 20 décembre, le registre des procès-verbaux officiellement clos le 26 décembre. Deux jours avant, Bénézech avait réduit le nombre des membres de cette commission1, la réduction d’un personnel pléthorique faisant partie des mesures prises par le ministère. La commission temporaire des Arts fut remplacée par un conseil de Conservation, avec un personnel beaucoup moins nombreux que celui de la commission, et fonctionnant sous la tutelle du ministère de l’Intérieur.

4 Bénézech avait réduit le personnel de certains bureaux, Neufchâteau les encadre plus fermement. Il exige une plus grande efficacité des chefs de bureaux placés sous son autorité. Il diffuse aux divers bureaux un « ordre du travail », leur demandant de lui faire, tous les matins à 6 heures, un rapport, d’apporter le plus grand soin à la rédaction des lettres et rapports, qui doivent être extrêmement précis, clair et succinct en évitant « les phrases diffuses » et « les détails inutiles ». Le ministre demande aux employés de bureaux qu’ils aient « l’esprit de leurs devoirs, l’amour de la patrie, l’horreur du royalisme, le respect pour la liberté2 ». Il exige d’eux qu’ils soient de bons patriotes ; des enquêtes sont ordonnées pour connaître l’authenticité de leurs sentiments patriotiques. François entend également imposer son autorité, avoir plus d’autonomie par rapport au Directoire exécutif : « On élude indirectement la responsabilité du Ministre, en faisant proposer au Directoire exécutif des arrêtés à prendre sur des objets que le Ministre peut et doit même régler seul. C’est un abus qui surcharge le Directoire de détails administratifs mais le Ministre entend faire à ses risques et périls, tous ce que les lois existantes l’autorisent à faire, et ne porter au Directoire que les grandes pensées et les résultats importants, faits pour fixer les yeux des premiers Magistrats3 ». C’est donc une administration efficace et relativement autonome que François met en place.

5 La nouveauté du Ministère de l’intérieur sous le Directoire est la volonté de donner une place primordiale à l’instruction : alors que bien des attributions du Ministère de

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 60

l’intérieur sont héritières de l’Ancien régime, il a fallu inventer totalement une administration de l’Instruction publique, administration dont le rôle est de former de bons citoyens et bons patriotes. Après la chute de Robespierre le souci d’instruire dans une perspective politique et de cohésion sociale est très fort. Dans ce dispositif une attention particulière est portée aux arts et aux sciences. Alors que le Directoire exécutif venait de s’installer, Bénézech, à peine nommé ministre, diffuse un communiqué « au peuple français » où il s’engage à « ranimer l’industrie et le commerce », à « donner une nouvelle vie aux arts et aux sciences, remettre l’ordre social ». Avant même le rétablissement des ministères, entre en scène après la chute de Robespierre un personnage-clé, Pierre-Louis Ginguené. Après avoir été emprisonné sous la Terreur, il est nommé le 26 fructidor an II (12 septembre 1794) premier adjoint de Garat (le deuxième adjoint est Clément de Ris) à la commission exécutive de l’Instruction publique puis commissaire (en remplacement de Garat) de cette commission. Le Ministère de l’intérieur reconstitué, et alors que le ministre n’est pas encore désigné, Ginguené est nommé directeur général de l’Instruction publique, place qu’il occupe jusqu’en mars 1798, date à laquelle il est remplacé par Venceslas Jacquemont. Ginguené, écrivain, avait obtenu sous l’Ancien Régime un emploi de commis au contrôle général des Finances. Après 1789, il embrasse les idéaux révolutionnaires, écrit pour La Feuille villageoise, journal créé en 1790 pour répandre l’instruction civique dans les campagnes, journal auquel contribua également le futur ministre François de Neufchâteau. Le 10 floréal an II (29 avril 1794), en pleine Terreur, Ginguené fonde, avec Andrieux, Say, Duval, Lebreton et Toscan, La Décade philosophique, littéraire et politique et écrit dans cette revue décadaire des articles sur la musique et la littérature ; vers 1795-17964, il entreprit une importante Histoire littéraire d’Italie (9 volumes) publiée en 1811.

6 Avec Ginguené, d’autres hommes de La Décade eurent des responsabilités au sein de la commission de l’Instruction publique. Deux fondateurs de la revue dirigent le Bureau des musées : Joachim Lebreton comme chef et Amaury Duval comme sous-chef ; Jean- Baptiste Chaussard, qui écrivit pour la même revue, est placé à la tête du bureau des Fêtes nationales. En brumaire an IV, le Ministère de l’intérieur rétabli, Amaury Duval remplace Lebreton comme chef du bureau des Musées. Originaire de Rennes comme Ginguené, Amaury Duval donna dans La Décade, sous le pseudonyme de Polyscope, une critique des Salons de 1795 et de 1796. Ginguené, appelé à donner son opinion sur Amaury Duval, dont il semble avoir été très proche, note : « esprit très cultivé, ami des arts, homme de lettres, et très républicain5 ». C’est donc le réseau de La Décade, réseau en partie breton6, qui préside aux destinées de l’Instruction publique. Les fondateurs et rédacteurs de La Décade étaient des républicains modérés, proches des Idéologues pour qui l’instruction était indispensable si l’on voulait former de bons républicains susceptibles de servir la patrie. La revue faisait régulièrement part des progrès, des sciences, des arts et des techniques, en donnait des analyses scientifiques. Il apparaît donc logique que les hommes de La Décade aient obtenu des postes-clés à la direction de l’Instruction publique ; ils contribuèrent fortement à mettre en place les institutions républicaines sous le Directoire. Les deux personnalités les plus marquantes furent Ginguené et Amaury Duval, lequel resta en place pendant tout le Directoire, le Consulat et l’Empire.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 61

L’encouragement à l’art vivant

7 Une des grandes préoccupations après Thermidor fut le sort des artistes, privés de ressources. Il fallait reconsidérer la politique d’encouragement à l’art vivant. Dans cette perspective, le Salon pouvait contribuer à redynamiser la production artistique et susciter l’émulation. Le Salon de 1793, le premier de la République, avait été organisé par les artistes composant la Commune générale des arts ; le livret avait été conçu comme un simple guide pour le visiteur, les œuvres étant cataloguées suivant l’accrochage. Le premier Salon du Directoire, celui de l’an IV (1795), est organisée par la commission exécutive de l’Instruction publique ; le livret n’est plus conçu comme un guide pour le visiteur mais comme un inventaire des artistes vivants et de leurs oeuvres sur une année. Aussi, Renou qui rédige le livret sur ordre de la Commission exécutive retient, contre la volonté du conservatoire du Musée central, l’ordre alphabétique des artistes. Le Salon est, certes, destiné à un large public mais il est aussi moyen de valoriser la production contemporaine française comme le souligne le Discours préliminaire du livret. Ce discours est une forme de manifeste en faveur des « artistes de la France » et pour une autre conception de la liberté dans le monde des arts. En 1792, des artistes réunis en Commune des Arts avaient réclamé des concours comme moyen le plus démocratique pour les commandes d’œuvres d’art mais les concours de l’an II organisés difficilement et ayant donné des résultats décevants, l’auteur du discours préliminaire donne des arguments qui seront toujours mis en avant après l’échec de concours comme moyen de commande publique (concours de 1830, de 1848…) : l’artiste « de mérite » ne se présente pas, « il attend qu’on l’appelle ».

8 Marc Gerstein, souligne que Vivant Denon, qui était hostile aux concours, avait avancé les mêmes objections, et il note que l’auteur anonyme de ce discours ne pouvait être qu’un « haut fonctionnaire »7. Si le livret était rédigé par l’administration du Muséum qui recevait les œuvres, la partie « officielle » était le fait de l’administration de l’Instruction publique, celle-ci ayant la responsabilité de l’exposition. L’auteur de ce texte publié en tête du livret du Salon de 1795 ne peut donc qu’être le commissaire de la commission d’Instruction publique, c’est-à-dire Ginguené. Pour ce dernier, le principe d’égalité à l’origine de l’idée de concours publique n’est qu’illusoire, il est contraire à la liberté de créer : « les seuls concours, qui font éclore les merveilles, sont ceux où les Artistes, livrés à leur propre génie, libres dans le choix du sujet qu’ils traitent […] travaillent avec liberté d’esprit, espérant exposer leurs travaux au public éclairé qu’ils prennent pour juge ». Les seuls concours vraiment utiles sont les expositions publiques où « le gouvernement pourra distinguer ceux que des succès constants tirent de la foule ». Ginguené conclut que le gouvernement doit être le véritable protecteur des artistes. Amaury Duval, dans son compte rendu du Salon de l’an IV8, va dans le sens de ce discours. Après avoir noté que le Salon est un « usage utile et qu’il faut toujours conserver », le critique affirme que les artistes doivent « être solennellement jugés par le PEUPLE », ce qui suscitera l’émulation et fera naître les talents contrairement aux « concours académiques, dans lesquels on est jugé que par quelques hommes, où l’on a que des prix pécuniaires à espérer ». Il semble bien que Ginguené ait donné une impulsion décisive à l’encouragement à l’art vivant. Il connaissait le monde des artistes et cherchait à leur venir en aide. Alors qu’il était à la tête de la commission exécutive de l’Instruction publique, il avait fait attribuer à un jeune élève de David, François Gérard, un atelier au Louvre : » C’est une marque de l’estime et des espérances que tes ouvrages

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 62

ont fait concevoir9. » Quelques mois plus tard, alors qu’il est directeur général de l’Instruction publique, il obtient que le peintre échappe à la réquisition : « c’est dans l’exercice de votre art que vous devez servir la République10 » ; Ginguené cite dans cette lettre le « monument national », l’esquisse du 10 août. Quelques semaines plus tôt, Gérard s’était fait remarquer au Salon de l’an IV par une œuvre novatrice, Bélisaire, tableau qui, selon Amaury Duval, « mérite la palme : il est même fort au-dessus des meilleurs du salon11 ». Il semble que Ginguené eut une sincère affection pour Gérard, l’amour de l’Italie les rapprochant comme le suggère la lettre de Ginguené accompagnant son Histoire littéraire de l’Italie qu’il lui offre en espérant que cet ouvrage lui rappellera des « souvenirs de [sa] cara patria12 ». Bien que ce soit le seul exemple que nous ayons de la sollicitude du directeur de l’Instruction publique envers les artistes, il semble bien que Ginguené suivit de près la carrière des artistes susceptibles de faire honneur à l’École nationale.

9 Bénézech, devenu ministre de l’Intérieur, laissa probablement un certain pouvoir de décisions au directeur général de l’Instruction publique. À la suite de Ginguené, le ministre conçoit le Salon comme le noyau de l’encouragement aux artistes et décide de le rendre annuel. Le préliminaire au livret du Salon de l’an V (1796) défend et justifie la décision de rendre annuelle l’exposition officielle, certains l’ayant contestée ; on redonne dans ce livret l’adresse de Bénézech « aux artistes de l’école française » du 9 floréal an V (28 avril 1796) : « ce serait trop peu pour l’activité française, pour le progrès et l’encouragement des arts, de les [les ouvrages des artistes] borner, comme ils l’étaient avant la Révolution, à une seule exposition publique en deux ans ». En effet, poursuit le ministre, les artistes sont beaucoup plus nombreux et « l’émulation va renaître » avec l’organisation de la direction de l’Instruction publique. Il exhorte les « artistes - citoyens » à offrir chaque année des ouvrages pour « imposer à l’univers l’obligation d’admirer l’École française devenue fertile ». Les artistes ont une mission patriotique, ils doivent, avec de nouveaux chefs d’œuvre, poursuivre l’œuvre des grands anciens et ainsi démontrer la grandeur et la singularité de l’école nationale.

10 C’est le même souci de donner une impulsion aux arts qui conduit Bénézech à réorganiser l’Institut, établi par la Constitution de l’an III. Avant la réorganisation de l’Institut, avant même la nomination du ministre de l’Intérieur, Ginguené avait, dans un rapport au comité de l’Instruction publique, affirmé combien la suppression de l’Académie de France à Rome faisait du tort aux arts et avait proposé de la rétablir et de réintégrer Suvée comme directeur13. Dans un Rapport sur l’organisation de l’institut national Bénézech défend les académies : « les académies, que l’Institut national est destiné à remplacer ne furent point, comme on l’a publié, des Établissements du Despotisme », elles sont destinées « à réunir tous les hommes qui ont cultivé les sciences, les lettres et les beaux-arts de la manière la plus distinguée. C’est le sommet de l’édifice de l’Instruction publique14 ». Il propose le Muséum comme lieu des séances de l’Institut : « Cet édifice m’a paru sous tous les rapports digne de devenir le temple des sciences, des lettres et des arts ». Bénézech cherche à justifier le rétablissement des académies, certains ayant peut-être eu peur d’un retour en arrière, d’autant plus que venait d’être créer l’administration des Bâtiments civils (avatar de l’ancienne direction générale des Bâtiments). C’est probablement pourquoi il décide que les réunions des membres de l’Institut se tiendront au sein du Musée, établissement non contesté, ouvert au public en pleine Terreur.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 63

L’institution muséale

11 Le Musée est l’autre institution phare dans le système de l’Instruction publique. Bénézech consacre l’avenir des musées de la République, en premier lieu le Musée des monuments français. Alexandre Lenoir avait ouvert le dépôt dont il était dans le gardien en août 1793 et avait eu rapidement l’idée de transformer ce dépôt en « musée historique » ; c’est le 29 vendémiaire an IV (21 octobre 1795) que Ginguené, à la tête du comité d’Instruction publique, accepte le projet d’un Museum particulier de Monuments français ; le 19 germinal an IV (8 avril 1796) le ministre de l’Intérieur, Bénézech, prend officiellement la décision de la création d’un Musée des Antiquités et monumens français ; des fonds lui sont accordés. Lenoir, dans l’avant-propos de son catalogue de l’an VIII, dit sa gratitude aux fonctionnaires de l’administration de l’Instruction publique : « le citoyen Ginguené, et les chefs de cette division du ministère m’ont prodigieusement encouragé, et si j’ai obtenu les suffrages du public, c’est à ces amis des sciences et des arts auxquels j’en suis redevable15 ». Si Bénézech donne l’impulsion décisive à ce musée national, il aménage également le Musée central des arts en entreprenant, dans la grande galerie, des travaux conduits sous la direction d’Hubert Robert. En prairial an IV, la Grande Galerie étant fermée, on transporte un maximum de tableaux dans le salon carré que l’on ouvre aux artistes et au public. Dans l’Avertissement du catalogue de cette exposition16, le Conservatoire du muséum informe le lecteur sur la nature des travaux entrepris dans la Grande Galerie ; il souligne que, pour se conformer au souhait des « amateurs », on va faire l’essai de l’éclairage zéntithal et, si l’essai est concluant, il sera adopté pour l’ensemble de la grande galerie en cours de réfection, du moins quand « l’état des finances » le permettra. L’avertissement informe également que « suivant l’opinion la plus générale » les peintures seront classées par écoles : l’école française occupera les premières travées, puis, à la suite, seront présentées l’école flamande, et l’école italienne.

12 Au Musée central l’école nationale était représentée avec les peintures des autres écoles de peinture ; parallèlement elle eut son propre musée, le Musée spécial de l’École française dans le château de Versailles, grande entreprise voulue par Bénézech. Dans une longue lettre datée du 22 pluviôse an V (20 janvier 1797), le ministre informe l’administration du Musée central des arts17 qu’elle a été réformée dans un but précis : « donner à nos richesses le relief convenable pour la splendeur de la république et de les disposer en même temps de la manière la plus utile pour les arts, et la plus glorieuse pour les artistes français ». Il souligne que le palais national de Versailles possède des « morceaux bien précieux » qui « ont leur place dans le Musée Central » mais n’entend pas dépouiller Versailles qui offre « un superbe local pour la formation d’un grand musée ». Aussi, le ministre arrête que « le Musée spécial de l’École française serait établi dans les Grands Appartements de Versailles » ; l’administration du Musée central et un jury d’artistes décideraient des œuvres à répartir dans les deux musées. On a souvent réduit ce musée de Versailles à un établissement destiné à abriter d’une part l’excédent des œuvres saisies, d’autre part les œuvres indignes de figurer comme des chefs d’œuvre au Musée central. Les intentions à l’origine de ce musée sont nombreuses et plus complexes. Il fallait trouver une affectation au château de Versailles pour le sauver de la ruine ; en se réappropriant les Grands Appartements, en leur donnant une nouvelle destination on achevait de nationaliser l’ancien château royal. Par ailleurs, le ministre ne voulait pas « dépouiller une commune magnifique qui a tant perdu » ; il

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 64

fallait compenser la perte de quelques chefs d’œuvres en créant une institution originale, un musée à la gloire des artistes français. Ce sont exactement ces arguments qui seront avancés plus tard, au début de la Restauration, pour la création du musée du Luxembourg (dédommager les pairs à qui on enlevait des œuvres majeures en créant un établissement à la gloire des artistes vivants français18). À Versailles, il fut décidé de présenter, avec les peintures anciennes, des œuvres modernes : « le musée de l’École française serait incomplet si les artistes existants qui l’ont régénérée n’y avaient pas une place qu’ils ne peuvent obtenir de leur vivant au musée central » ; Bénézech ajoutait que les expositions publiques ne suffisent pas pour la gloire et l’émulation des artistes, argument qui fut également utilisé au moment de la création du Musée du Luxembourg. En introduisant des œuvres d’artistes vivants à la suite des œuvres anciennes, Bénézech reprenait d’une certaine façon les débats qui eurent lieu au moment de la formation du Musée central, débats sur la question de l’exposition, ou non, de peintures contemporaines avec les œuvres anciennes. Loin d’être un réceptacle d’œuvres secondaires (il présentait notamment vingt-deux Poussin dont les quatre Saisons), le musée de Versailles, en illustrant l’évolution de l’art pictural de la France depuis ses commencements jusqu’aux artistes vivants, était un monument à la gloire de l’école nationale.

13 L’Avertissement du catalogue de 1801 souligne que ce musée, consacré aux « seules productions du génie » des artistes français, devait honorer le pays et susciter « l’admiration des étrangers ». Dans ce catalogue, pour les oeuvres contemporaines, était donnée, sous le nom de l’artiste, la mention « peintre vivant ». Ces peintres vivants étaient au nombre de trente-six, depuis le plus âgé, et « réformateur » de l’école française, Vien, jusqu’à Prud’hon dont on pouvait voir une œuvre qui avait été exposée au Salon de 1799. Le musée national de Versailles, comme le musée d’histoire nationale de Lenoir, étaient les compléments nécessaires du musée universel du Louvre.

14 Alors que le musée de Versailles était en cours de constitution, le conseil de conservation du Musée central, dans sa séance du 11 fructidor an VI (27 août 1798), suggère que l’immense quantité d’objets d’art relégués dans les dépôts puisse être réparti « avec équité entre les membres de la grande famille » : « Paris est la commune centrale des arts, il est juste qu’elle possède des chefs d’œuvre en tout genre […], les départements ont des droits incontestables à la jouissance à la jouissance des objets qui pour être moins précieux n’en méritent pas moins l’estime des connaisseurs19 ». Le fameux arrêté de Chaptal fondant les musées des départements est donc en germes trois ans auparavant. Des premiers envois ont eu lieu : avant les grands « envois » de Chaptal, le musée de reçut quelques œuvres en décembre 1798, puis en mars 179920.

Les Fêtes : pédagogie et émulation

15 Outre les musées et les écoles, l’administration de l’Instruction publique développe les fêtes, dans un souci de pédagogie et de cohésion sociale. Les fêtes sous le Directoire ne sont pas nouvelles, elles étaient régulières depuis la fête de la Fédération le 14 juillet 1790. À partir de 1795, elles sont institutionnalisées. Leur organisation dépend du « bureau des Musées et Fêtes nationales », ce qui signifie bien que les fêtes ont le même enjeu que les musées. Avec François de Neufchâteau, c’est un véritable système qui se met en place, « le système morale de nos Fêtes21 » ; sept fêtes nationales par an sont

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 65

instaurées (fête de la fondation de la République, de la Jeunesse, des Époux, de la Reconnaissance, de l’Agriculture, de la Liberté, des Vieillards). Sous l’administration de Bénézech, on diffusait pour ces fêtes un simple programme ; avec François elles sont justifiées, elles deviennent objets d’instruction civique. À propos de la fête de la Jeunesse le ministre, dans une circulaire aux administrations centrales et municipales, affirme qu’« une pensée philosophique a présidé à l’ordonnance du système des fêtes. Elles sont politiques ou morales. Les premières ont pour but de rappeler à l’universalité des citoyens, par des images imposantes, le sentiment de leur dignité, de leurs droits et de leurs devoirs ; ou de solenniser des époques mémorables22 ».

16 Lors de la fête de la Liberté de thermidor an VI (27-28 juillet 1798) fut organisée l’« Entrée triomphale des objets de sciences et d’arts recueillis en Italie », manifestation organisée en deux temps : réception des objets par le ministre de l’Intérieur et les membres de l’Institut national puis, le deuxième jour, présentation de ces objets au Directoire exécutif23. Cette entrée triomphale précédait de un mois l’ouverture du Salon et de deux mois l’Exposition des produits de l’industrie française. Cette dernière exposition fut organisée rapidement : le 9 fructidor an VI (26 août 1798) le ministre de l’Intérieur envoie une circulaire aux départements où il annonce cette exposition qui devait avoir lieu les trois derniers jours complémentaires de l’an VI (19-21 septembre), sur le Champ de Mars, dans une sorte de temple, cet édicule qui avait reçu six semaines auparavant les fruits des conquêtes en Italie. Le ministre avait parfaitement conscience que, étant donné le peu de temps dont on disposait pour rassembler les objets, cette manifestation serait modeste. Le catalogue24 fut publié un an après et une note indique : « Les départements éloignés n’ayant pu être instruits des dispositions du Gouvernement en temps utile pour en profiter cette année, on a été privé des ressources nombreuses qu’aurait fournies l’industrie active de la plupart d’entre eux. » Si cette manifestation fut décidée rapidement et organisée en un mois, ce fut pour donner une suite, une sorte de pendant, à l’entrée triomphale des objets d’arts et de sciences qui avait apporté un faste supplémentaire à la fête de la Liberté. Dans sa circulaire aux départements, François de Neufchâteau, souligne que, lors de la Fête célébrant la fondation de la République, il convient de ne pas oublier » les arts utiles qui contribuent si puissamment à sa prospérité » : « La France républicaine est devenu l’asile des beaux-arts, et grâce au génie de nos Artistes et aux conquêtes de nos guerriers, c’est désormais dans nos Musées que l’Europe viendra en prendre des leçons. La Liberté appelle également les arts utiles, en allumant le flambeau d’une émulation inconnue sous le despotisme, et nous offre ainsi les moyens de surpasser nos rivaux et de vaincre nos ennemis25. » L’Exposition des produits de l’industrie avait un but économique, ranimer l’industrie et le commerce, mais aussi patriotique puisqu’il s’agissait de montrer les innovations techniques des manufactures françaises. C’était un défi porté à ceux qui affirmaient que la Révolution avait anéanti un savoir-faire et ruiné la France. Victorieuse sur les champs de bataille, victorieuse également sur le terrain artistique, la jeune République pouvait montrer ses produits industriels. Le « génie » français se manifestait à la fois dans ses produits manufacturés et dans sa production artistique (le Salon de 1798 avait été un grand succès).

17 À l’issue de l’Exposition des produits de l’industrie, des récompenses furent attribuées, pour susciter l’émulation, par un jury composé de neuf membres, des scientifiques et ouvriers (les chimistes Darcet et Chaptal, l’horloger Ferdinand Berthoud….), un peintre (Vien) et un sculpteur (Moitte). Plusieurs types de mérite furent récompensés :

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 66

l’invention, le perfectionnement, l’utilité publique ; étaient exclus des récompenses les fabriques nationales de Sèvres et de Versailles, « attendu que les encouragements qu’elles reçoivent du gouvernement leur donnent des moyens qu’il est difficile à des particuliers de réunir ». Le jury, dans le procès-verbal, notait que « dans les fabriques des voisins » rien n’était comparable avec ce que produisaient la manufacture d’étoffes Richard-Lenoir, l’imprimeur Didot, la manufacture de porcelaine Dihl et Guérhard, l’horloger Bréguet ou le fabricant de crayons Comté. En conclusion, le jury disait espérer que, avec cette nouvelle « institution à jamais mémorable », commençait pour l’industrie française « une ère nouvelle26 ». Cette première exposition était modeste, mais l’impulsion était donnée ; elle fut suivie par d’autres, deux sous le Consulat (1801 et 1802), une sous l’Empire (1806). À partir de 1819, les Expositions des produits de l’industrie sont organisées régulièrement et deviennent de plus en plus importantes ; celle de 1798 avait présenté 110 ouvrages, celle de 1827 environ 17 000.

18 La France fut le seul pays à organiser ce genre de manifestation jusqu’aux années 1820. Le caractère pionnier de cette institution fut continuellement souligné, hommage fut rendu à François de Neufchâteau. Ainsi, après l’exposition de 1819, le chroniqueur des Annales de l’industrie27, souligne que « pour rendre honneur » à François, il ne suffit pas de dire « il a eu une belle idée » mais encore d’examiner la situation de l’époque. C’est dans le contexte de rivalités et de guerre entre la France et l’Angleterre que le ministre eut la hardiesse de faire appel « au patriotisme des manufacturiers, des artistes et des savans » et de poser « la première pierre du monument élevé à la gloire de l’industrie ». Sous la monarchie de Juillet, David d’Angers, dans un article sur les « expositions nationales », met l’accent sur l’idée visionnaire de François de Neufchâteau (qu’il ne nomme pas) à l’origine de la première Exposition des produits de l’industrie. Pour l’artiste républicain « deux sortes d’expositions doivent intéresser particulièrement une nation : l’Exposition de l’industrie et celle des beaux-arts28 » ; dans une perspective pédagogique et patriotique, ces deux types d’exposition étaient « utiles », complémentaires. David insiste ainsi sur un élément essentiel du système d’encouragement à la création, mis en place à l’orée du XIXe siècle et qui va perdurer pendant plusieurs décennies.

19 La période du Directoire apparaît bien comme un moment fondateur avec la mise en place d’un nouveau territoire institutionnel, l’instauration de relations nouvelles entre artistes, pouvoir politique et pouvoir intellectuel dont étaient issus les administrateurs ou ministres les plus remarquables, tels Pierre-Louis Ginguené et François de Neufchâteau.

NOTES

1. Bénézech, ministre de l’Intérieur aux membres de l’ancienne commission temporaire des arts, 3 nivôse an IV, Arch. nat., F17 1039B. 2. François, « Ordre du travail des bureaux du ministère de l’Intérieur », 2 thermidor an VI (20 juillet 1798), Recueil des lettres circulaires, instructions, programmes, discours et autres actes publics émanant du Cen François de Neufchâteau, Paris, an VII, t. 1, p. 1-11

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 67

3. Ibid., p. 2 4. Paolo Grossi, Pierre Louis Ginguené, historien de la littérature italienne, Berne, Peter Lang, 2006, p. 125. 5. État général des employés des bureaux du ministère de l’Intérieur, 5e division, an VI. État établi par Ginguené à la demande (datée du 2 vendémiaire an VI) du ministre Letourneux. Arch. nat., F1b I /5. 6. Ginguené et Duval étaient de Rennes, Lebreton de Saint-Méen. Voir Marc Regaldo, « La Décade, revue bretonne », Annales de Bretagne, 1976, vol. 83, p. 605-606. 7. Marc Gerstein, « Denon et la politique des concours », Les Vies de Dominique-Vivant Denon, Daniela Gallo dir., Paris 2001, p. 353-354. 8. « Première lettre de Polyscope sur les ouvrages de peinture, sculpture, etc., exposés dans le grand salon du Museum », La Décade philosophique, politique et littéraire, 30 vendémiaire an 4, p. 139-140. 9. Lettre de Ginguené à Gérard, 12 germinal an III/ 1er avril 1795, Henri Gérard, Correspondance de François Gérard, peintre d’histoire, Paris, 1867, p. 212. 10. Lettre du 27 nivôse an IV/17 janvier 1796, ibid., p. 212-213. 11. « Cinquième lettre de Polyscope… », La Décade, 10 frimaire an IV, p. 415. 12. Lettre du 31 décembre 1815, Correspondance, op.cit.(note 9), p. 214. De mère italienne, Gérard avait passé les douze premières années de sa vie à Rome. 13. Commission exécutive de l’Instruction publique. Rapport de Ginguené au Comité d’Instruction publique. Arch. nat., F17 1066, dossier 5. 14. Le ministre de l’Intérieur au Directoire exécutif, Rapport sur l’organisation de l’Institut national, 3 frimaire an 4 (24 novembre 1795). Arch. nat., F17 1094. 15. Alexandre Lenoir, Description historique et chronologique des Monuments de sculpture réunis au Musée des monuments français, Paris, an VIII. 16. Notice des tableaux des trois écoles, choisis dans la Colléction du Muséum des Arts, rassemblés au Sallon d’exposition, pendant les travaux de la Gallerie, au mois de prairial an IV, Paris, an IV de la République. 17. Le ministre de l’Intérieur à l’administration du Musée central des arts, 22 pluviôse an V, Arch. nat., F21 569. 18. Marie-Claude Chaudonneret, « Le musée du Luxembourg, destiné aux artistes vivants », L’État et les artistes. De la Restauration à la monarchie de Juillet, Paris, Flammarion, 1999, p. 30-36. 19. Barbier et Naigeon, Rapport sur la nécessité et les moyens de répartir entre les départements le surplus des objets de sciences et d’art qui se trouvent à Paris, Conseil du Conservatoire, séance du 11 fructidor an VI, Arch. nat., F17 1034, dossier 11. 20. Marie-Claude Chaudonneret, « Les origines du musée des beaux-arts de Lyon », Bulletin des Musées et Monuments lyonnais, 1986, no 1, p. 79-95. 21. Recueil…, op. cit. (note 2), t. 2, p. 232. 22. Ibid., t. 2, p. 106-107. 23. Ibid, t. 1, p. 12-18. 24. Exposition publique des produits de l’Industrie. Catalogue des produits industriels qui ont été exposés au Champ-de-Mars pendant les trois derniers jours complémentaires de l’an VI ; avec les noms, départements et demeures des artistes et manufacturiers qui ont concouru à l’exposition ; suivi du procès-verbal du Jury nommé pour l’examen de ces produits, Paris, De l’imprimerie de la République, vendémiaire an VII. 25. Le ministre de l’Intérieur aux Administrations centrales de département, et aux Commissaires du Directoire exécutif près de ces Administrations, 9 fructidor an VI, Recueil…, op. cit.(note 2), t. 2, p. 102-105. 26. Catalogue op.cit. (note 24), p. 17-18 (Procès-verbal rédigé par les citoyens composant le jury […] remis au ministre le 5e jour complémentaire an VI).

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 68

27. « Des diverses expositions qui ont précédé celle de 1819, et des ministres qui les ont dirigées », Annales de l’industrie nationale et étrangère, Paris, 1820, p. 53-57. 28. Pierre-Jean David d’Angers, « Expositions nationales », Dictionnaire politique-Encyclopédie du langage et de la science politique, Paris, 1842, p. 388-390. Ce document nous a été aimablement communiqué par Thierry Laugée.

RÉSUMÉS

Avec le Directoire, on revient à une administration plus structurée, plus cohérente, héritière de celle mise en place avant la première République tout en s’adaptant à la nouvelle situation. Au sein du Ministère de l’intérieur la poutre maîtresse est la direction de l’Instruction publique, administration qu’il a fallu complètement inventer. Cette direction, dont le but était de former de bons citoyens et d’affermir le sentiment patriotique, donna une impulsion nouvelle aux arts, à la fois aux beaux-arts et aux arts « utiles », deux aspects complémentaires du « génie » national. Les maîtres d’œuvre de cette nouvelle politique, qui fut poursuivie sous le Consulat, furent les ministres de l’Intérieur Pierre Bénézech et, plus encore, François de Neufchâteau, ainsi que le premier directeur de l’Instruction publique Pierre-Louis Ginguené. Surtout connu pour sa volumineuse Histoire littéraire de l’Italie, Ginguené fut aussi un grand administrateur attentif au sort des « artistes de la France » et qui donna une impulsion décisive à l’art vivant national.

The Directoire saw the return of a more structured, coherent administration than that put in place before the First Republic, entirely adapted to the new situation. Within the Ministry of the Interior the crux was the direction of Public Instruction, the administration of which it invented entirely. This initiative, the aim of which was to form good citizens and affirm their patriotism, gave a new impulse to the arts: both the fine and “useful” arts, complimentary aspects of national “genius”. The masterminds of this new political agenda, which would survive under the Consulate, were the ministers of the Interior Pierre Bénézech, and to a greater extent, François de Neufchâteau and the first director of Public Instruction, Pierre-Louis Ginguené. Known above all for his voluminous Histoire littéraire de l’Italie, Ginguené was also a talented administrator, attentive to the fate of the « artists of France » and gave a decisive impetus to contemporary national art.

Mit Beginn des Direktoriums geht die Rückkehr zu einer strukturierten und kohärenten Verwaltung einher, die sich an jener orientiert, die der ersten Republik vorausging, sich dabei jedoch der veränderten Situation anpasst. Tragendes Element im Innenministerium ist dabei die Direktion des Erziehungswesens, eine Abteilung, die es komplett neu zu gestalten galt. Diese Verwaltung, der es oblag, den Staatsbürger zu formen und das Gefühl vaterländischer Zugehörigkeit zu verankern, gab der Kunst neue Impulse, sowohl den bildenden Künsten als auch der sogenannten Alltagskunst, zwei komplementären Aspekten des sogenannten „nationalen Geistes“. Als Initiatoren dieser neuen Politik, die später während der Konsulatszeit geächtet werden sollte, wirkten die Innenminister Pierre Bénézech und mehr noch François de Neufchâteau sowie der erste Leiter des öffentlichen Erziehungswesens, Pierre-Louis Ginguené, der besonders durch eine Literaturgeschichte Italiens bekannt wurde. Als ein den zeitgenössischen Künstlern zugewandter Verwaltungsleiter gab er der Weiterentwicklung der Kunst in Frankreich entscheidende Impulse.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 69

AUTEUR

MARIE-CLAUDE CHAUDONNERET Marie-Claude Chaudonneret, docteur HDR en histoire de l’art, est chargée de recherche honoraire au CNRS, membre du Centre André Chastel. Spécialiste de l’histoire de l’art de la dernière décennie du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle, elle est l’auteur de nombreux articles et de plusieurs ouvrages sur la peinture d’histoire, la critique d’art, les institutions artistiques, notamment La Peinture troubadour (Arthena 1980), La Figure de la République. Le concours de 1848 (RMN 1987), L’État et les artistes. De la Restauration à la monarchie de Juillet (Flammarion 1999, Prix Eugène Carrière de l’Académie française 2000), Adolphe Thiers critique d’art. Les Salons de 1822 et de 1824 (Honoré Champion 2005), Le suicide de Gros. Les peintres de l’Empire et la génération romantique (-avec Sébastien Allard, Gourcuff-Gradenigo 2010, grand prix de l’essai de l’Académie française 2011).

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 70

Jean Naigeon, conservateur du Luxembourg sous le Consulat: Les rapports d’un conservateur avec le Sénat et le ministère de l’intérieur (1799-1804) Jean Naigeon, Curator of the Luxembourg Museum under the Consulate: the Relationships of a conservative with the Senate and the Ministry of the Interior (1799-1804) Jean Naigeon, Konservator des Palais du Luxembourg während des Konsulats – seine Beziehungen zum Senat und zum Innenministerium (1799-1804)

Hélène Dutrinus

1 Cette affirmation du fils et successeur de Jean Naigeon, Jean-Guillaume-Elzidor Naigeon2 place le conservateur sous la tutelle directe du ministère de l’Intérieur et du Sénat et laisse augurer la faiblesse de sa marge décisionnelle, de même qu’elle souligne l’absence de rapports entre le musée du Louvre, ses directeurs, et la galerie du Luxembourg. La carrière de Jean Naigeon, en dehors des études régionales3 et d’une notice précise mais hagiographique rédigée par son fils4, a été peu étudiée. Les archives permettent de revenir sur une personnalité qui traverse les régimes révolutionnaire, impérial et monarchique en conservant d’importantes fonctions institutionnelles. La période du Consulat reste cruciale car elle montre la participation de Jean Naigeon à la constitution d’une galerie dont le premier catalogue est publié en 18035.

2 Cette galerie se compose de trois séries, la Vie de Marie de Médicis peinte par Rubens6, la Vie de saint Bruno par Eustache Lesueur7 et les Ports de France par Joseph Vernet8 ; vingt et un tableaux anciens ; et un tableau de Guillaume Guillon Lethière avec figures de Jean Joseph Xavier Bidauld, peintres vivants. Ces œuvres font l’objet d’une sélection rigoureuse et d’âpres négociations auprès du ministre de l’Intérieur et des

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 71

conservateurs du Musée spécial de l’École française à Versailles. L’itinéraire des collections démontre de manière neuve les relations entre acteurs institutionnels et ministres sous le Directoire. Un important fonds conservé aux Archives nationales, sous la cote F21 586, pièces 1 à 108, fait état de la correspondance entre Jean Naigeon et les deux instances directionnelles de la galerie, le Sénat et le ministère de l’Intérieur.

3 Jean Naigeon (Beaune, 1757 – Paris, 1832) reçoit une formation de peintre d’histoire. Condisciple de Pierre Paul Prud’hon, élève de François Devosge à Dijon, puis de Jacques- Louis David à Paris, sa carrière, commencée à l’École des États de Bourgogne9 laisse peu de souvenirs, contrairement à celle de son homonyme, Jean Claude Naigeon10. La notice du Grand Larousse universel mentionne après son passage au Salon de 1791 que « Naigeon était assez intelligent pour ne point se méprendre sur la portée de ce succès d’estime. Il renonça presque absolument à la peinture11 ». Son véritable rôle dans les arts est institutionnel : en 1794, il est nommé conservateur du dépôt de Nesle, rue de Beaune, qui rassemble les biens des émigrés (nationalisés le 9 novembre 1791) et des condamnés. Son administration scrupuleuse, mais pourtant peu étudiée12, le place en première ligne pour la constitution des collections des trois plus importants musées fondés par la Première République et le Consulat : le Musée du Louvre13, le Musée spécial de l’École française à Versailles et la galerie du Luxembourg au Sénat, ouverte sur les directives de Jean-Antoine-Claude Chaptal, ministre de l’Intérieur de 1801 à 1804.

4 Le Consulat est une période cruciale pour l’histoire des musées, qui voit l’ouverture du musée Napoléon (1803), et la promulgation de l’arrêté fondateur des musées de province (1801). Les institutions culturelles dépendent du ministère de l’Intérieur, institué en 1790 et qui remplace dans ces fonctions le ministère de la Maison du roi. La signature du ministre, ou celle d’un des membres du 3e bureau des beaux-arts, cabinet interne au ministère et chargé des questions artistiques, apparaît sur la majorité des documents concernant la galerie du Luxembourg. Cette galerie, ouverte par décret en 1801, se situe sous une triple tutelle. Ses collections, provenant des achats de la couronne ou des saisies révolutionnaires, sont nationales, et donc inscrites sur l’inventaire du Louvre ; son administration est dépendante de sa situation dans le palais sénatorial, inscrit au registre des bâtiments civils et géré comme tel ; enfin, les transferts et déplacements d’œuvres, le choix des sujets attenant au décor et du mobilier, sont soumis à l’accord du ministère de l’Intérieur qui entérine presque toutes les décisions. Or la galerie est organisée par un quatrième personnage, Jean Naigeon. Peintre d’histoire, il possède le titre de conservateur, qui sous-entend la charge d’enrichissement et de protection des collections de la galerie. Les lettres émanant des diverses instances soulignent ses relations avec les grands noms de l’époque, Dominique Vivant Denon, et les ministres de l’Intérieur François de Neufchâteau, Pierre Bénézech et Jean-Antoine-Claude Chaptal. Au travers de cette correspondance administrative, on tentera de comprendre son rôle et sa marge de manœuvre.

Les instances de direction de la galerie du Luxembourg : ministère de l’Intérieur ou Sénat ?

5 Le 17 pluviôse an X (6 février 1802), la commission administrative du Sénat, présidée par Pierre Roger-Ducos, envoie à Chaptal la note suivante : « Nous avons nommé le citoyen Naigeon peintre d’histoire à la place de conservateur des tableaux qui doivent

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 72

être mis à disposition du Sénat pour composer la galerie dont les travaux se suivent avec activité14. » Le Sénat conservateur est une instance fondamentale dans la France postrévolutionnaire, garantissant le bicamérisme et le maintien de la constitution. Parmi ses membres, on trouve, nommé le 3 nivôse an VIII (24 décembre 1799), Gaspard Monge, un Beaunois dont Naigeon a réalisé le portrait15. Monge a sans doute pesé sur sa nomination à la place de conservateur de la galerie du Sénat, fait qui souligne l’importance d’un réseau géographique local16 : celui de l’école de Dijon déjà été souligné17. De plus, les liens de Naigeon avec le Sénat sont antérieurs à sa nomination. C’est en tant que conservateur du dépôt de Nesle qu’il est d’abord contacté afin de fournir le mobilier du palais du Directoire. Une note émanant du ministère de l’Intérieur, datée du 26 pluviôse an VI (14 février 1798) rend compte de la délivrance des meubles, et joint à son rapport un « état d’objets précieux qui se trouvent au dépôt de Nesle18 ». Cet état est dressé par le citoyen Lefuel, contrôleur de l’administration intérieure du palais. Il admet que le palais, pour l’instant, n’a pas « besoin de beaucoup de meubles » mais qu’il vaudrait mieux en réserver certains, notés dans ledit « état », et « les stocker dans le garde-meuble du Directoire en attendant l’achèvement du grand Luxembourg19 ». Le 14 ventôse an VI (4 mars 1798), Naigeon adresse un rapport au ministre de l’Intérieur indiquant la remise des objets d’art au citoyen Lefuel, contrôleur de l’administration intérieure du palais, afin de procéder à son ameublement20. La nomination de Naigeon n’est donc pas uniquement due à son réseau, elle s’appuie sur des solides connaissances des collections disponibles et sur une étude préalable des différentes possibilités d’aménagements du bâtiment. La commission administrative du Sénat définit les missions du nouveau conservateur et en informe le ministre de l’Intérieur. Dans le cadre de la constitution des collections, Naigeon est autorisé « à voir les tableaux qui nous sont destinés afin que, d’après la connaissance qu’il en aura prise tant des sujets que des dimensions, il puisse disposer les places qui doivent les recevoir ; à suivre & à presser la restauration de ceux qui en ont besoin ; à les faire transporter au palais du Sénat conservateur21 ».

6 Les missions mettent en avant ses connaissances en histoire de l’art et ses compétences techniques. Ainsi, Naigeon supervise les opérations de restauration : dans son ordre de transfert du 14 ventôse an X (5 mars 1802), Chaptal indique, à propos des tableaux, qu’il peut « suivre la restauration de ceux qui en auront besoin » ; il répond ainsi à la demande de la commission administrative du 7 ventôse an X (26 février 1802), s’inquiétant de ce que lorsque « l’exposition de ces tableaux sera rendue publique, il n’y aura pas trop de temps pour disposer leurs places, faire les bordures, les nettoyer opérer les restaurations nécessaires22 ». Aussi, en avril 1802, le Musée central des arts lui délègue un conservateur, le citoyen Carlier23. Toutefois, Naigeon ne décide pas seul, et prend ses ordres du Sénat. Le sénatus-consulte du 14 nivôse an XI (4 janvier 1803) attribue au chancelier du Sénat la surveillance de la galerie des tableaux établie dans son palais24. Spécialement attaché à la bibliothèque, aux archives et aux objets d’art, il est secondé par les prêteurs pour l’entretien du palais et par un conseil d’administration (ou commission administrative) pour le budget. Ces trois instances apparaissent à tour de rôle dans la correspondance. Ainsi, Naigeon est sous l’autorité directe du chancelier pour tout ce qui concerne le retrait et le placement des œuvres d’art dans la galerie du Sénat25. Les prêteurs ne jouent aucun rôle dans la collection de la galerie proprement dite ; la correspondance avec le ministre les montre attachés à l’embellissement du palais en général26.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 73

7 C’est la commission administrative qui a le rôle de liaison le plus important entre le conservateur et les autres instances, ministère de l’Intérieur et Musée central établi au Louvre. Sur initiative du ministre, elle est à l’origine de la formation de la galerie du Luxembourg pendant l’Empire : On m'a dit que vous aviez dessein de demander à la commission administrative du Sénat si dans l'ancien palais du Luxembourg elle pourrait faire disposer une salle ou galerie propre à recevoir partie des tableaux qui ne pourroient trouver place dans les dépôts du gouvernement qui en sont, comme je viens de le dire, déjà surchargés. j'ai fait part verbalement à la commission administrative du Sénat de tout ce que je viens de vous exposer, et elle m'a chargé, aussi verbalement, d'en conférer avec vous confidentiellement, et de vous demander dans le cas ou ce que je viens de vous dire serait fondé de vouloir bien lui faire connaître votre intention à ce sujet, afin qu'en ce moment cy où elle se propose de régler les tableaux qu'elle fera faire en l'an X dans l'intérieur du palais du Luxembourg, elle donne ordre à son architecte de lui présenter les plans des dispositions à y faire, pour recevoir d'une part la bibliothèque de l'Arsenal affectée au Sénat par le gouvernement et de l'autre la partie des tableaux dont je viens de vous entretenir27.

8 Ainsi les buts de la galerie sont « d'offrir des moyens d'instruction aux artistes […], de vivifier autant que possible ce quartier depuis longtemps désert […], de donner enfin au palais du Sénat toute la grandeur qu'il doit avoir28 ». La commission administrative supervise l’arrivée des œuvres au palais, rédige les demandes d’œuvres pour la décoration des jardins, relaie celles de l’architecte du palais pour la sélection d’œuvres d’art dans les dépôts nationaux de Fontainebleau et de Versailles et valide la liste d’œuvres choisies par Naigeon dans les mêmes dépôts. C’est à la commission que le ministre de l’Intérieur (dans le cadre de l’administration Chaptal) rend compte des décisions prises dans le cadre des transferts de collections29 : Vous m'annoncez que le citoyen Naigeon est nommé conservateur des tableaux qui doivent être mis à la disposition du Sénat pour composer la galerie dont on dispose le local. Les motifs qui vous font désirer la prompte formation de cette galerie me portent à donner de suite au citoyen Naigeon l'autorisation dont il a besoin30.

9 Toutefois, l’interlocuteur commun et celui qui donne les autorisations reste le ministre de l’Intérieur. C’est lui qui transmet les ordres entre les différentes administrations et prend au final les décisions.

10 Le Palais du Luxembourg appartient au Directoire exécutif depuis 1795. Avec un statut de palais national, il est administré par le service des Bâtiments civils31, dont la gestion incombe au ministère de l’Intérieur32. Sous Chaptal, c’est la 3e division du ministère33 qui est chargée des travaux des bâtiments civils et palais nationaux, travaux de Paris, prisons et édifices publics départementaux et communaux, secondée par un Conseil des Bâtiments civils34. Il apparaît que les doléances, demandes de transfert et commandes d’œuvres, émises ou transmises à Naigeon, aux prêteurs, à la commission administrative et au chancelier du Sénat, ainsi qu’à l’administration du musée du Louvre sont traitées par la « 3e division du bureau des Beaux-arts ». Le 3 e bureau est investi de l’autorité de tutelle du ministère pour acter : il transmet ainsi les décisions et ordres. Le fonds exploité pour notre étude montre bien qu’il s’agit d’un bureau spécifique, puisqu’un rapport de Jean-Pierre Barbier-Neuville est adressé directement à Chaptal au sujet de la sélection faite par Naigeon – et approuvée par la commission administrative du Sénat – de tableaux destinés à la collection du Musée spécial de l’École française à Versailles35. Mentionnant plusieurs notes envoyées par la

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 74

commission administrative du Sénat au ministre, il affirme la centralisation des questions artistiques sous les ordres du 3e bureau, qui détient ici, par la connaissance du terrain et des interlocuteurs, une autorité de fait, tandis que le ministre détient une autorité de droit.

11 Le ministre de l’Intérieur finalise toutes les opérations. C’est lui qui autorise ou refuse les commandes d’œuvres effectuées spécialement pour la galerie36, les transferts d’œuvres au Luxembourg du dépôt de Nesle37, des domaines du Louvre, de Fontainebleau, de Versailles, de Rambouillet38 ou de l’Institut et la mise au concours des artistes et sujets dans le cadre de l’embellissement du palais du Directoire et de la galerie du Luxembourg39. Toujours en temps que personne directe, il est le seul interlocuteur commun à toutes les instances décisionnelles susmentionnées. On peut alors se demander quel est le rôle de Jean Naigeon, puisque les décisions sont validées par le ministère d’abord, et par le Sénat ensuite. Ce rôle se définit de manière nette dans ce qui concerne le choix des collections.

Le rôle du conservateur : le choix des collections

12 Le palais du Luxembourg possède une tradition d’exposition depuis 175040 : il est en effet le siège du premier musée public de peinture, rassemblant entre 1750 et 1777 (date du dernier catalogue publié au XVIIIe siècle), de quatre-vingt-seize à cent douze tableaux41 issus du Cabinet du roi, plus les vingt-quatre de la galerie des Rubens. En 1779, le palais est donné en apanage au comte de Provence, frère cadet du roi. À partir de 1780, des ordres sont donnés pour déménager la galerie et entreposer les collections au Louvre42. Ces dernières seront nationalisées à la Révolution. La transformation d’une partie du palais du Louvre en musée en 1792, puis son ouverture au public en 1793 posent la question de la sélection des œuvres d’art à exposer, sachant que les espaces utilisables sont relativement réduits. C’est dans ce contexte qu’est créé le Musée spécial de l’École française à Versailles43. Dans un processus équivalent à celui du Louvre, le château de Versailles devient établissement public en 179344 ; un premier musée ouvre de 1793 à 1797, centré sur les objets de curiosité et d’histoire naturelle. Mais il est trop peu spécialisé pour remplir le rôle d’aimant que la préfecture de Seine-et-Oise souhaite lui voir tenir. Aussi, le conservateur du cabinet d’histoire naturelle du château de Versailles, Charles-Philippe Fayolle, évoque en 1796 l’idée de conserver au Musée central des arts les tableaux des écoles étrangères, tandis que les tableaux de l’école française seraient envoyés à Versailles45. Jean-Honoré Fragonard est nommé inspecteur des convois et supervise les envois du Louvre à Versailles. François de Neufchâteau établit les premiers règlements46. Toutefois, ce second musée s’avère également insuffisant pour l’ambition qu’on lui prête. Ses collections, qui ne font l’objet que d’un seul catalogue47, sont davantage considérées comme un réservoir d’œuvres où les intendants des palais du gouvernement viennent piocher, d’autant plus que le château a été institué dépôt national de Seine-et-Oise48.

13 C’est dans ce contexte que Naigeon organise la sélection des œuvres de Versailles qu’il destine à la galerie du Luxembourg : il avait déjà une bonne connaissance de ces tableaux, puisque certains appartenaient au dépôt de Nesle. Lors du déménagement du dépôt, il exprime à la Commission temporaire des arts qu’il est « urgent de faire enlever sans délai tous les objets qui, restés dans cette maison, ont été désignés pour le Musée central et de faire transporter à Versailles dans le plus bref délai les tableaux qui ont

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 75

été destinés pour le Musée spécial de l’École française49 ». Une lettre de Pierre Jacques Tinet, conservateur du Musée spécial, datée de 1802, mentionne un « état des tableaux livrés au citoyen Naigeon, conservateur du musée du palais sénatorial, autorisé par une lettre du ministre, laquelle autorisation a été adressée au conservateur ». Elle porte mention des vingt-trois tableaux composant la galerie des Le Sueur. La lettre suivante50 est de Naigeon, elle mentionne trente-quatre tableaux, dont trois à restaurer et quatre, barrés, qui ne se trouvent pas à Versailles, mais dans les locaux du Musée central. Les vingt-sept autres tableaux sont précédés d’un numéro, qui correspond à celui du catalogue du Musée spécial, établi la même année (1802). Naigeon y adjoint une seconde liste, dite « complémentaire », le 13 prairial an X (2 juin 1802)51. Les demandes de Naigeon, fort mal vécues par Tinet, conservateur du Musée spécial, et Goulard, directeur du domaine de Versailles, sont appuyées par les sénateurs. Ainsi Jean-Pierre Barbier-Neuville indique que Versailles possède de nombreux tableaux de l’école française et que malgré la sélection du Sénat, le musée de Versailles « ne sera point décompletté [sic] » ; il indique également un élément important pour la postérité de la galerie du Luxembourg : « Il est temps de faire observer au ministre combien il serait à désirer pour l’avantage des artistes que ce Musée spécial fut dans l’enceinte de Paris52 ». De fait, le poids de la galerie du Sénat reste à nuancer, pour plusieurs raisons. La correspondance entre Naigeon, Goulard et Chaptal indique que Goulard refuse expressément de céder les œuvres sans autorisation du ministre. On constate aussi que pour Chaptal, le projet d’une galerie de peinture au Luxembourg n’apparaît pas comme prioritaire : dans les sélections citées, plusieurs tableaux ont été marqués par les architectes Percier et Fontaine afin de servir à l’ornement du palais de Saint-Cloud. Le ministre leur donne la préséance et Naigeon se voit contraint, le 23 fructidor an X (10 septembre 1802), de faire une nouvelle sélection, de vingt et un tableaux cette fois-ci53, qu’il soumet à l’approbation et à l’accord de Chaptal54. Il y a seulement neuf tableaux communs entre la liste du 21 mai 1802 et celle du 10 septembre 180255, la seconde comportant des tableaux étrangers et n’indiquant plus le numéro de notice des œuvres dans le catalogue de Versailles. Dans le catalogue de 1803, malgré l’ordre d’autorisation de transfert des vingt et un tableaux donné par Chaptal le 14 vendémiaire an XI (6 octobre 1802) on retrouve seulement L’Ermite endormi de Vien, ainsi que trois tableaux de Philippe de Champaigne classés dans les dépôts du Musée central (et qui n’apparaissent pas au catalogue de Versailles)56. Quant aux sculptures, la sélection est plus suivie et les trois œuvres demandées sont attribuées. Cette parcimonie est éclairée d’un jour nouveau par les directives de Chaptal : le 14 ventôse an X (5 mars 1802), malgré des ordres antérieurement donnés à la commission administrative, à Naigeon et à Goulard, le ministre restreint la liste des œuvres sélectionnées par le conservateur : « PS. vous bornerez votre choix quant à présent à ce qui formait la suite des tableaux de Rubens [au] Luxembourg et à celle de Lesueur dite des Chartreux57 ». On se trouve donc l’expression d’ordres contradictoires et une volonté ministérielle de privilégier le décor des palais nationaux devant les créations de galerie spécialisées et internes à ces établissements : en effet, la correspondance montre que Chaptal accorde beaucoup plus de crédit aux demandes de l’architecte du palais, Jean-François-Thérèse Chalgrin qu’à celles de Naigeon.

14 Chalgrin est membre du Conseil des bâtiments civils ; c’est l’architecte du palais du Luxembourg, chargé de son réaménagement en résidence impériale. C’est lui qui traite avec Jean Naigeon lorsqu’il est conservateur du dépôt de Nesle. Ainsi, le 2 thermidor an

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 76

IV (20 juillet 1796), il adresse au ministre de l’Intérieur Pierre Bénézech la lettre suivante : D'après les ordres que vous avez donnés au citoyen Naigeon, conservateur du dépôt des objets d'art et antiquités rue de Beaune, pour que je marque ce qui pouvait convenir dans ce dépôt à l'embellissement du palais et jardin directorial, j'ai retenu il y a longtemps les figures et vases de marbre après le choix fait par le Muséum. Depuis cette époque on a enlevé beaucoup de figures et grands vases pour le Jardin des Plantes, dont l'ornement principal devrait seulement consister dans la beauté des plantes rares et des arbres de la plus belle espèce. J'avais espéré que cela pouvait rester dans ce dépôt, mais je viens d'apprendre que les architectes des deux Conseils du Corps législatif se disposent à en demander, et qu'ils font enlever deux lions de marbre blanc que j'avais arrêté. Il est donc de la plus grande instance que vous donniez vos ordres au citoyen Naigeon pour que je puisse enlever tout ce que j'ai choisi dans cette maison, tout de suite, et sauver ce qui en reste le Muséum devant céder une partie de ces objets dont il a fait choix. Je vous prie [...] de donner au citoyen Naigeon les ordres que je vous demande parce que sans cela il ne laissera enlever aucun des objets que je sollicite et qui sont confiés à sa surveillance58.

15 On voit que Chalgrin s’occupe non seulement de la reconstruction du palais, mais également de aménagement. Rappelant régulièrement sa loyauté au ministre, ainsi que son désir de servir la nation, on lui doit la transformation radicale du palais en corps sénatorial, notamment par la suppression du plancher de l’ancienne galerie des Rubens, percé pour construire le grand escalier. Il apparaît comme l’organisateur des décors sculptés et peints. En 1799, Chalgrin revendique une voix prépondérante, devant le ministre, dans le choix des sujets propre à orner les nouveaux espaces du palais du Directoire ; il refuse le mode de sélection traditionnel, à savoir le concours, trop lent dans l’exécution des œuvres ; on comprend qu’il souhaite choisir les sujets et les artistes. Ces derniers, dont Naigeon, signataire de la lettre en tant que « peintre d’histoire », se sentent lésés et organisent une pétition adressée au ministre le 17 ventôse an VII (7 mars 1799), demandant la mise au concours. Ce mode de sélection sera refusé par le ministre dans une lettre du 13 floréal an VII (2 mai 1799)59.

16 On remarque également que l’architecte du Sénat, avant le projet de Chaptal, développe pour « son » palais une ambition patrimoniale. L’affaire du tableau de Rubens, représentant Diane et Actéon, révélée par une lettre de Dominique Vivant Denon à Chalgrin, est très significative : Le 11 messidor an 7, il a été remis au directoire exécutif un tableau de Rubens représentant Diane et Actéon, ayant 5 pieds de haut sur 7 pieds 6 pouces de large, et composé de 11 figures. M. Naigeon, à qui je me suis adressé pour savoir ce qu'il étoit devenu, m'a renvoyé à M. Lefuel. Ce dernier a répondu à la réclamation que je lui ai faite de ce tableau, qu'alors, comme aujourd'hui, c'étoit l'architecte qui étoit spécialement chargé de cette partie et que vous seul, Monsieur, pouviez me donner des renseignemens sur ce tableau. Veuillez donc, Monsieur, me faire savoir où je pourrai le faire reprendre pour le rétablir dans la collection impériale du musée Napoléon60.

17 On constate la même ambition pour la sculpture, que l’architecte va chercher dans divers palais et dépôts, dont Fontainebleau. Il se heurte au refus de Dubois d’Armenville, conservateur du château. Il demande à Chaptal de donner un ordre « direct » à d’Armenville, car selon lui, les objets qu’il désire61 sont « absolument inutiles à Fontainebleau ». L’ordre est donné le 17 floréal an X (7 mai 1802). La sélection de Chalgrin recoupe celle de Naigeon : ainsi, il avait déjà demandé pour le Luxembourg les deux statues de Christophe-Gabriel Allegrain mentionnées au catalogue62. Pour ces

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 77

statues, l’ordre de transfert du ministre n’est pas direct : il passe par l’administration du musée du Louvre.

18 La citation introductive affirme l’absence de « rapport de service » entre le conservateur du Luxembourg, Jean Naigeon, et le directeur du musée du Louvre, Dominique Vivant Denon. Or la correspondance conservée permet de remettre en cause cette assertion. En effet, dans le cas des deux sculptures d’Allegrain précitées, la lettre émane de l’administration du Musée central des arts ; elle est signée par Bernard- Jacques Foubert, administrateur adjoint et d’Athanase Lavallée, secrétaire du musée63. Les œuvres de Versailles proviennent en effet des dépôts du Louvre, et sont gérées prioritairement par le Musée central. Ainsi, c’est Dominique Vivant Denon qui donne l’ordre à Goulard de céder à Naigeon l’Ermite endormi de Vien 64. C’est également l’administration du Musée central qui peut autoriser l’exposition des séries de Rubens, Vernet et Le Sueur au Louvre, étant donné que les tableaux, tous anciennement dans les collections royales, par commande ou achat, ont été nationalisés à la Révolution et sont portés sur l’inventaire du Louvre. C’est à cette administration que Chaptal s’adresse pour autoriser le transfert de la galerie des Rubens65. Aussi dans une lettre du 11 novembre 1813, Denon répond à Jean-Baptiste de Nompère, duc de Cadore, intendant général de la Couronne, au sujet de l’inscription des tableaux du Luxembourg sur l’inventaire de la Couronne. Il indique que les séries des Rubens, des Le Sueur et des Vernet, de même que les tableaux de David (exposés à partir de 1804), ont été payés sur les deniers de la Couronne et que « tous les autres tableaux […] ont été livrés par le Musée central des arts soit au Sénat soit au Directoire exécutif qui occupoit précédemment le même palais […]. J'ai dû les comprendre dans le catalogue comme tous ceux qui, ayant été exposés au musée, en sont sortis pour décorer les palais et maisons impériales66 ».

19 Le fonds exploré aux Archives nationales est davantage centré sur le rôle du ministre de l’Intérieur – en l’occurrence Jean Antoine Chaptal, mais aussi Pierre Bénézech et François de Neufchâteau – qui se révèle être un interlocuteur privilégié entre les Bâtiments nationaux et leurs fonctionnaires, le Musée central des arts et les figures de terrain, à l’exemple de Jean Naigeon. Les lettres de ce dernier, conservées surtout aux archives des Musées Nationaux, révèlent une administration pointilleuse, de réelles connaissances et des choix précis. Toutefois, on voit bien que ces volontés ne sont pas suivies et que sa voix reste consultative, même s’il emploie dans toutes ses lettres le titre de conservateur. Les missions de Naigeon se révèlent davantage dans le placement des tableaux et leur restauration que dans la possibilité effective de leur sélection. Néanmoins, la galerie directoriale ne confie pas la conservation de ses collections de peinture venant des dépôts du Louvre et de Versailles à un sénateur ou même à l’architecte du palais, mais bien à un professionnel de la culture, extérieur à l’institution, et dont les attributions, ici bien timides, ne vont cesser de croître. Jean Naigeon conserve sa place jusqu’à sa mort en 1832, bien qu’il soit secondé par Marius Granet (de 1825 à 1828) puis par son fils, Jean-Guillaume-Elzidor Naigeon (de 1828 à 1832). Durant l’Empire, les catalogues ne montrent pas de changement notable dans les collections, le plus important étant l’ajout de deux tableaux de Jacques-Louis David qui font l’objet de longues notices au catalogue de 1806. Il faut attendre 1815 et la fermeture de la galerie, et surtout l’ouverture du Musée des artistes vivants en 1818, pour envisager un tournant dans la carrière de Jean Naigeon et ses rapports avec le ministère de l’Intérieur.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 78

NOTES

2. Jean-Guillaume-Elzidor Naigeon (1797-1867) fut conservateur du musée du Luxembourg de 1828 à 1861 3. Louis Morand, Une famille d’artistes : les Naigeon. Notices biographiques et catalogues de leurs œuvres, Paris, G. Rapilly, 1902, 62 p. 4. Jean-Guillaume-Elzidor Naigeon, Notice historique sur Naigeon (Jean), membre de la Légion d’Honneur, peintre d’histoire, ancien conservateur du musée du Luxembourg, né le 19 avril 1757 à Beaune (Côte d’Or), mort à Paris le 22 juin 1832, Paris, Vinchon, 1848, 7 p. 5. Explication des tableaux, statues, bustes, composant la galerie du Sénat, rétablie par ordre du sénat conservateur. Elle comprend : la Galerie de Rubens, le Petit cloître des chartreux, de Lesueur, les Ports de France par Vernet avec la suite par le cit. Hüe. Paris, Didot, 1803, 71 p. 6. Musée du Louvre, INV 1769 à 1792. 7. Musée du Louvre, INV 8025 à 8031 ; 8033 à 8046 ; sous le Directoire, la galerie est complétée par trois saisies révolutionnaires destinées au même ensemble et qui le complètent : Musée du Louvre, INV 8047, 8048 et 8049. 8. Musée du Louvre, INV 8293 et 8297 ; Musée de la Marine, INV 5OA 1D à 5OA 13D. 9. Pierre Quarré, « Deux élèves de l’Académie de peinture de Dijon ; Jean Claude Naigeon et Jean Naigeon », Bulletin de la société de l’histoire de l’art français, 1963, p. 121-132 10. Titulaire du Grand Prix des États de Bourgogne, professeur à l’école de dessin de Dijon, un catalogue de vente lui a été consacré : Jean Claude Naigeon, un artiste au siècle des Lumières, Galerie Nathalie Motte Masselink, 22 mars 2012-21 avril 2012. 11. Grand Larousse universel du XIXe siècle, Paris, Administration du grand Dictionnaire universel, 1877, t. XVI, p. 776. 12. David A. Wisner, « Jean Naigeon at the dépôt de Nesle. A collector an culture-broker in the First French Republic », Journal of the History of Collections, volume 8, no 2, 1996, p. 155-165 ; voir aussi Louis Tuetey, Procès-verbaux de la commission des monuments 1790-1794, Paris, Charavay, 1902-1903, 2 vol. et Procès-verbaux de la commission temporaire des arts, Paris, Imprimerie Nationale, 1912-1918, 2 vol. 13. Arch. des Musées nationaux, Z3 O – 1799, Z3 1797, 20 avril : rapport du 1er floréal an V adressé par Jean Naigeon aux administrateurs du Musée Central mentionnant les tableaux de l’école française présents au dépôt de Nesle. 14. Arch. nat., F21 586, 95. 15. Beaune, Musée des beaux-arts et musée Marey, 1811, INV 812.1.1. 16. Archives de Beaune, fonds Louis Morand, 29Z190, une note manuscrite de Louis Morand, malheureusement lacunaire et imprécise, mentionne une demande de Jean Naigeon aux députés de la Côte d’Or pour appuyer sa nomination ; le Bulletin d’autographes à prix marqués, n° 435, novembre 1912, signale sous le no 74215 une lettre signée par Gaspard Monge et Claude Louis Berthollet affirmant l’appui des sénateurs à l’obtention de la place de conservateur des tableaux du Sénat. 17. Edouard Pommier, Le Problème du musée à la veille de la Révolution, Paris, Cahiers Girodet, 1989, 31 p. ; Vincent Bouvier d’Yvoire, « Situation et rayonnement de l’école gratuite de dessin de Dijon », L’Ouvrier, l’Espagne, la Bourgogne et la vie provinciale, mélanges offerts à Pierre Ponsot, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1994, p. 329-338. 18. Arch. nat., F21 586, 50. 19. Arch. nat., F21 586, 50. 20. Arch. nat., F21 586, 51. 21. Arch. nat., F21 586, 95.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 79

22. Arch. nat., F21 586, 94 et F21 586, 95, lettres de la commission administrative du Sénat à Chaptal. 23. Arch. des Musées nationaux, PP22 1802-1958, 28 avril 1802, lettre de Naigeon à l’administration du musée central sur le choix du citoyen Carlier pour restaurer les tableaux de la galerie du Luxembourg. 24. Arch. des Musées nationaux, Z3 1800-1830, 1813, 2 novembre : lettre du Comte de Cadore au baron Denon sur la question de l’inscription des « tableaux, statues, bustes et vases qui décorent soit la galerie, soit les jardins du palais du Sénat afin de les comprendre dans l’inventaire général des objets d’art qui font partie de la dotation de la couronne ». 25. Arch. nat., F21 586, 6. 26. Arch. nat., F21 586, 10, 12, 15, 17 et 19. 27. Arch. nat., F21 586, 97. 28. Arch. nat., F21 586, 95. 29. Arch. nat., F21 586, 20-21 ; F21 586, 25 à 33 ; F21 586, 78 et 81 ; F21 586, 91 et 93. 30. F21 586, 93, Lettre de Chaptal, ministre de l’Intérieur, à la Commission administrative du Sénat conservateur, 14 ventôse an X (5 mars 1802). 31. Voir aussi F13 885 et F13 911. 32. Décret du 27 avril 1791 puis loi du 10 vendémiaire an IV (2 octobre 1795). 33. Créée par la loi du 10 vendémiaire an IV, elle est supprimée le 20 germinal an VIII, puis rétablie le 3 floréal an IX, sous la direction de Barbier-Neuville. 34. Ce conseil, créé en 1795 par Pierre Bénézech, ministre de l’Intérieur, seconde les bureaux dont la tâche est plus administrative, dans le cadre des questions artistiques ; à partir de 1804, soit à la fin de l’administration Chaptal, les Palais nationaux retournent à la Maison du Souverain. 35. F21 586, 88. 36. Notamment les commandes de bustes de Joseph Vernet, Pierre Paul Rubens et Eustache Lesueur pour orner les salles contenant leurs peintures. 37. Sous le ministère de François de Neufchâteau. 38. F21 586, 80, lettre de Jean Antoine Chaptal au préfet de Seine et Oise pour mettre à disposition du citoyen Naigeon quatre bas-reliefs de marbre qui sont dans la laiterie de Rambouillet, 25 messidor an X (14 juillet 1802). 39. F21 586, 62 à 74. 40. Le bon du roi autorisant l’ouverture de la galerie est conservé aux Arch. nat., O1 1073, 26. La galerie est ouverte au public à partir du 14 octobre 1750 ; elle ferme en 1779, lorsque le palais, qui appartenait au domaine de la Couronne, est donné en apanage à Monsieur, frère du roi Louis XVI, comte de Provence et futur Louis XVIII ; deux actes datent formellement ce don, Edit par lequel S.M. donne à Monsieur le palais du Luxembourg, à titre et par augmentation d’apanage. Registré dans la Chambre des Comptes le 15 avril 1779 et en la commission pour l’évaluation de l’apanage le 23 juin suivant et Lettres patentes du roi portant concession à Monsieur, à titre d’inféodation, des terreins [sic] et emplacemens dépendans [sic] du palais du Luxembourg, lequel le roi s’étoit réservé, données le 25 mars 1779. 41. Jacques Bailly, Catalogue des tableaux du cabinet du Roy au Luxembourg, Paris, Prault Père, 1750, 47 p. et Catalogue des tableaux du cabinet du Roy au Luxembourg, nouvelle édition, revue, corrigée et augmentée de nouveaux tableaux, Paris, Clousier, 1777, 48 p. 42. Arch. nat., O1 1915, 2 et O1 1916, 1. 43. Décret du 26 ventôse an V (16 mars 1797). 44. Arch. communales de Versailles, Palais de Versailles – Domaines nationaux, M5 1656, 1. 45. Lettre de Charles-Philippe Fayolle à l’administration centrale de Seine et Oise, 10 thermidor an IV (28 juillet 1796) ; Adolphe Dutilleux, « Quelques notes concernant le Musée spécial de l’École française à Versailles », Revue de l’histoire de Versailles et de Seine et Oise, p. 230-243 et Notice

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 80

sur le Museum national et le Musée spécial de l’École française à Versailles, 1792-1823, Versailles, Cerf, 1887, 40 p. 46. Arch. des Musées nationaux, V2. 47. Jacques-Pierre Tinet, Notice des tableaux, statues, vases, bustes, composant le Musée spécial de l’école française, Versailles, an X (1801), 123 p. 48. Arch. communales de Versailles, Palais de Versailles – Domaines nationaux, M5 1656, 1. 49. Yveline Cantarel-Besson, Procès-verbaux du Conseil d’administration du Musée central des Arts, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1992, 3 prairial an VI (22 mai 1798), P.V. 138, p. 284. 50. V3 1797-1809, 2 avril 1802 et 21 mai 1802. 51. F21 586, 83 : cette liste est de loin la plus longue, elle comporte cinquante trois tableaux cités, ainsi que des listes de noms peintres dont les œuvres seraient souhaitées, qui sont Nicolas Poussin, Valentin de Boulogne, Claude Lorrain, Charles Lebrun, Eustache Lesueur, Sébastien Bourdon, Pierre Mignard, Pierre Subleyras, Joseph Vernet, Jean-Jacques Lagrenée, Jean-Joseph Taillasson, Nicolas-Antoine Taunay, Jean-Joseph Xavier Bidault, Marie Marc-Antoine Bilcoq, Jean Louis Demarne, et Jean-François Hue. 52. Pour les deux citations, voir Arch. nat., F21 586, 88. 53. Arch. nat., F21 586, 85. 54. La première liste mentionne les noms de Nicolas Poussin, Jean Jouvenet, Valentin de Boulogne, Charles Lebrun, Joseph Marie Vien, Jacques Stella, Jean Germain Drouais, un des frères Le Nain, Claude Lorrain, Christophe-Gabriel Allegrain, Joseph Vernet, Philippe de Champaigne, Simon Vouet et Laurent de Hyre pour les peintures, Pierre Julien et Christophe-Gabriel Allegrain pour les sculptures ; la seconde liste mentionne les noms de Joseph Marie Vien, Charles Lebrun, Valentin de Boulogne, Nicolas Poussin, Claude Lorrain, Jean Cousin, un des frères Le Nain, Guido Reni, Anton Van Dyck, Philippe Wouwermans, Giovanni Pannini, Jean Raoux, Pierre Mignard, Jean-Baptiste Martin et Joseph Vernet. 55. Ce sont : L’Ermite endormi et Saint Vincent de Saragosse et saint Germain recevant la palme du martyre, Joseph Marie Vien ; Le Jugement de Salomon et L’Innocence de Suzanne reconnue, Valentin de Boulogne ; Sainte Marguerite, Nicolas Poussin (mentionné comme) ; Paysage avec figures et animaux et Paysage avec port de mer, Claude Lorrain ; Sainte Madeleine repentante renonçant à toutes les vanités de la vie, Charles Le Brun ; La Messe pontificale, Louis ou Antoine Le Nain. 56. Il est fait régulièrement mention des travaux d’aménagement de la galerie afin d’accueillir et de présenter au mieux les tableaux. On pourrait penser à une exposition différée, mais ces tableaux ne se trouvent pas non plus au catalogue suivant, édité en 1806 : Explication des tableaux, bustes, statues, etc., composant la galerie du Sénat conservateur, rétablie par ses ordres, Paris, Didot, 1806, 71 p. 57. Arch. nat., F21 586, 93, lettre de Jean Antoine Claude Chaptal à Jean Naigeon. 58. Arch. nat., F21 586, 52 ; l’ordre est donné par le ministre dans une lettre non datée (Arch. nat., F21 586, 53 et 54), mais aussitôt contesté par l’administration du musée central, celle-ci arguant que les antiques « doivent servir de modèles à l’école » et qu’il faut « laisser au conservatoire des arts la faculté de disposer des antiques pour le museum. » (F21 586, 55, lettre de la 5e division du bureau des musées et bibliothèques au ministre de l’Intérieur, 7 nivôse an IV). 59. Arch. nat., F21 586, 72 et 73. 60. Arch. des Musées nationaux, registre *AA5 p. 284, lettre de Denon à Chalgrin, 25 novembre 1806 ; citée par Marie-Anne Dupuy, Isabelle Le Masne de Chermont, Elaine Williamson, Vivant Denon : Directeur des musées sous le Consulat et l’Empire correspondance (1802-1815), Paris, RMN, 1999. 61. La lettre de Chalgrin au ministre de l’Intérieur datée du 10 floréal an X (30 avril 1802) mentionne quatorze statues, dix-sept bustes, quatre colonnes de marbre, trois grandes tables de marbre ainsi que des morceaux de marbres (F21 586, 24 et 25). 62. F21 586, 29, 23 ventôse an X (14 mars 1802).

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 81

63. F21 586, 29, 23 ventôse an X (14 mars 1802). 64. Arch. des musées nationaux, registre *AA4/139, p. 323, 19 floréal an XI (9 mai 1803), Denon à Goulard : « Je vous invite, Citoyen Directeur, à remettre au citoyen Naigeon, conservateur des tableaux de la galerie du Sénat, L’Hermite endormi, du citoyen Vien. Il se présentera mercredi pour l’enlever et vous en donner un récépissé. » ; cité par Marie-Anne Dupuy, Isabelle Le Masne de Chermont, Elaine Williamson, Vivant Denon, op. cit. 65. F21 586, 93, lettre de Chaptal à l’administration du musée central, 14 ventôse an X (5 mars 1802). 66. Arch. des musées nationaux, registre *AA9 p. 72, 11 novembre 1813, cité par Marie-Anne Dupuy, Isabelle Le Masne de Chermont, Elaine Williamson, Vivant Denon, op. cit.

RÉSUMÉS

La galerie du Luxembourg, ouverte par décret en 1801, se situe sous une triple tutelle : musée du Louvre, Sénat et ministère de l’Intérieur. Or elle possède également un conservateur, Jean Naigeon, impliqué dans le choix des collections, leur disposition, leur communication au public et leur conservation. En effet, il est missionné dans les différents dépôts nationaux afin de constituer la galerie, rédige le livret de visite, et participe à la restauration des tableaux. Pourtant, aucune de ses décisions ne semble autonome, et leur validation est soumise aux autorités précitées. Le ministre de l’Intérieur, ou les services internes du 3e Bureau des beaux- arts, est l’instance administrative à laquelle se réfèrent toutes les autres. Il est ici question de s’interroger sur l’impact décisionnaire de ce ministère, dont dépendent sous le Consulat les institutions culturelles. En effet, s’il valide les décisions et donne les ordres, les propositions n’émanent pas de lui, mais des acteurs de terrain, sénateurs et administrateurs des domaines nationaux et du Musée central des arts. Le conservateur, figure encore balbutiante de la culture, prend ses titres au moment de la constitution du patrimoine. Le rôle de Jean Naigeon, commencé au dépôt de Nesle en 1794, se poursuit jusqu’à sa mort en 1832, à la galerie du Luxembourg. Peintre d’histoire, nommé grâce à son réseau géographique et à ses compétences, il reste une personnalité significative de la professionnalisation de la culture au tournant du XIXe siècle.

Following a decree of 1801, the Luxembourg Gallery opened under tri-partite supervision: by the Louvre, the Senate and the Ministry of the Interior. The conservative Jean Naigeon participated in selecting works for display, their installation, conservation and communication with the public. Indeed, he was the representative to the various national repositories for the purpose of forming the gallery, participated in the restoration of paintings and wrote the guidebook. None of his decisions seem autonomous, however, since they required validation by one of the aforementioned authorities. The Minister of the Interior, or the internal services of the third office of Fine Arts, was the administrative body to which all others referred. This article examines the decision-making impact of the ministry on which the Consulate's cultural institutions depended. Though the Ministry validated decisions and gave orders, proposals did not originate there, but came from field workers, senators, the administrators of national domains and the central Museum. The figure of the curator, then an embryonic cultural figure, evolves simultaneously with the constitution of a patrimony. The role of Naigeon begins at the Nesle dépôt in 1794 and continued until his death in 1832 at the Galerie du Luxembourg. Originally a history painter appointed because of his geographic network and expertise, Naigeon

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 82

remains a significant personality in the professionalization of culture at the turn of the nineteenth century.

Die 1801 durch Dekret eröffnete Galerie des Palais du Luxembourg war unter dreifache Aufsicht gestellt: des Musée du Louvre, des Senats sowie des Innenministeriums. Darüber hinaus besaß sie aber auch einen Konservator, Jean Naigeon, der bei der Auswahl der Sammlungen, ihrer Aufstellung, ihrer Vermittlung und Erhaltung beteiligt war. So wurde er beispielsweise in verschiedene nationale Kunstdepots entsandt, um eine Galerie zusammenzustellen, verfasste daneben Begleithefte zur Ausstellung oder war an der Restaurierung von Gemälden beteiligt. Jedoch schien er kaum eine seiner Entscheidungen auf unabhängige Weise treffen zu können, da diese erst von den oben genannten Behörden genehmigt werden mussten. Die richtungsweisende Instanz bleibt der Innenminister bzw. die diesem untergeordnete Abteilung der dritten Dienststelle der bildenden Künste, auf die sich alle beteiligten Akteure berufen. Dies wirft die Frage nach der Entscheidungsgewalt dieses Ministeriums auf, dem alle kulturellen Einrichtungen während des Konsulats unterstanden. Auch wenn das Ministerium Verfügungen beschließt und Befehle erlässt, so kommen die Entwürfe dazu doch nicht aus seiner Mitte, sondern vielmehr von Akteuren aus dem Umfeld, wie Senatoren oder Verwaltern der Nationaldomänen oder des Musée central des arts. Die Einrichtung des noch nicht klar umrissenen Amtes des Konservators fällt mit der Konstituierung eines nationalen Kulturerbes zusammen. Das Wirken Jean Naigeons, das 1794 im Depot von Nesle begonnen hatte, lässt sich an der Galerie du Luxembourg bis zu seinem Tod 1832 weiterverfolgen. Der ausgebildete Historienmaler, der aufgrund seiner Kompetenzen wie auch seiner weitläufigen Verbindungen in das Amt des Konservators berufen wurde, stellt eine signifikante Figur im Prozess der Professionalisierung des Kulturwesens am Beginn des 19. Jahrhunderts dar.

AUTEUR

HÉLÈNE DUTRINUS Née en 1978, Hélène Drutinus a soutenu en 2007 à l’université Paris X un doctorat sous la direction de Ségolène Le Men intitulé L’invention du musée du Luxembourg, de la salle du trône aux artistes vivants, 1750-1822. Elle est actuellement rattachée au centre de recherches « Histoire des Arts et des Représentations » de l’université Paris Ouest-Nanterre-La Défense.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 83

Philibert Orry et l’embellissement du territoire autour de l’Instruction de 1738 : genèse d’un paysage routier et urbain Philibert Ory and the territory’s embellishment according to the Instruction of 1738 : genesis of a road and urban landscape Philibert Orry und die Verschönerung des Landes in dem Zusammenhang der Ermittlung im Jahr 1738: die Schaffung einer städtischen Landschaft

Dominique Massounie

Les routes et les avenues des grands chemins, bien unis, font la beauté des grandes et des petites villes, font l’ornement des provinces, facilitent le commerce dans le royaume1.

1 En mai 1737, un Mémoire sur la conduite du travail par corvée avait été imprimé pour être envoyé à tous les intendants. Il fut suivi du Mémoire instructif sur la réparation des chemins signé le 13 juin 1738 par Philibert Orry, contrôleur général des finances : ce texte généralisait la corvée pour les travaux routiers. L’Instruction de 1738 est considérée comme le texte fondateur de la création des grands chemins qui devinrent routes impériales puis nationales et qui sont, dans la mémoire collective, ces interminables lignes droites tracées au milieu des champs ou au cœur des forêts, traversant quelques villes et des bourgades - rues, routes bordées de grands arbres, dont la plupart devait disparaître à partir des années 70 en raison de la gravité des accidents que provoquait la moindre sortie de route des nouveaux bolides.

2 Les historiens et géographes ont depuis longtemps prêté attention à ce phénomène exceptionnel de la seconde moitié du XVIIIe siècle qu’est la modernisation des routes du royaume de France, spectaculaire au point que notre meilleur ennemi, Arthur Young, y voyait là, en 1787, une révolution : « Si les Français n’ont pas d’agriculture à nous montrer, ils ont des routes ; rien de plus magnifique, de mieux tenu que celle qui

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 84

traverse un beau bois, propriété de celle de M. Neuvillier ; on croirait voir une allée de parc. Et certes, tout le chemin à partir de la mer est merveilleux : c’est une large chaussée aplanissant les montagnes au niveau des vallées […]2. Les magnifiques chemins que nous avons suivis, si fort au-dessus de tout ce que nous avons vu en France […]3. Les routes sont d’admirables travaux. J’ai passé une tranchée dans le roc vif qui facilite une descente, elle a couté 90 000 livres (3 997 l. st.) pour quelques centaines de yards. Les trois lieues et demie de Sigean à Narbonne coute 1 800 000 livres (78 750 l. st.). On a fait des folies, des sommes énormes ont été employées au nivellement des pentes les plus douces. Les chaussées sont en remblai, avec un mur de soutènement de chaque côté, formant une masse artificielle solide, traversant les vallées à la hauteur de six, sept et huit pieds, et n’ayant pas moins de cinquante pieds de large. Il y a un pont d’une seule arche dont la chaussée est vraiment quelque chose d’admirable […] un tiers de la chaussée est battue […]. » Comme d’ordinaire, l’Anglais qualifie d’injuste la contribution qui remplace la corvée en Languedoc, pays d’État, et de terminer par l’une de ces images contrastées qui firent le succès de ce récit : « Le 24 [juillet 1787]. Des femmes sans bas, beaucoup même sans soulier ; mais si leurs pieds sont pauvrement couverts, il leur reste la superbe consolation de les poser sur une chaussée grandiose ; la nouvelle voie a cinquante pieds de large, plus cinquante autres déblayés pour lui faire place4. »

3 Eugène Vignon au XIXe siècle a ouvert la voie à l’étude des routes en France5 ; Bernard Lepetit et Guy Arbellot, pour ne citer qu’eux, ont contribué de manière importante à la connaissance du réseau viaire et de la cartographie du royaume6. Dernièrement, Stéphane Blond a apporté sa pierre à la compréhension de la production des fameux atlas de Trudaine7. Quelques historiens de l’art ont déjà souligné le rapport entre la transformation des grands chemins et celle des villes : ils ont emprunté au vocabulaire des ingénieurs le nom de « traverse », qui désigne la route principale qui va d’une porte à une autre et qui fait l’objet de redressements et d’élargissement, soit d’alignement, pour qualifier une rue susceptible d’embellissement par l’ordonnancement des façades, la création d’une place ou encore la présence d’une ou de plusieurs édifices publics8. Pierre Bodineau puis Pierre Pinon ont étudié le déroulement des quelques opérations d’alignement, tandis que Yoann Brault, auquel on doit les travaux le plus développés sur la question de la transformation de l’abord des villes aux XVIIe et XVIIIe siècles, a notamment exposé les diverses raisons de la reconstruction des portes de ville, parmi lesquelles le « formidable effort routier entrepris par le corps des ingénieurs des Ponts et Chaussées9 ». Antoine Picon, enfin, a démontré l’intérêt des ingénieurs des Ponts et Chaussées pour l’architecture et parfaitement expliqué leur mission : équiper et gérer un territoire que l’on s’efforce de cartographier depuis 1670 : « Se démarquant de l’architecte, homme d’un projet limité dans l’espace et dans le temps, l’ingénieur pourra alors élaborer des politiques d’aménagement globales10. »

4 Prêter au contrôleur général des finances l’intention d’embellir n’est sans doute qu’une interprétation abusive du texte de l’Instruction, même si le ministre exerce conjointement, après la mort du duc d’Antin en 1736, la fonction de directeur général des Bâtiments du roi. Avant l’abbé Terray, à la Motte-Tilly, près de Nogent-sur-Seine11, Orry embellit la demeure familiale de La Chapelle-Godefroy, entre Nogent et Pont-sur- Seine, sur la grande route de Paris en Champagne. Les jardins tout comme la demeure et son décor témoignent de la magnificence des lieux, aujourd’hui détruits. Deux planches des Atlas de Trudaine figurent le domaine : le château, acquis par son père, a été entièrement reconstruit au tout début du XVIIIe siècle, au centre d’un remarquable

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 85

jardin régulier12. Dans les années 1730, Philibert Orry contribue au renouveau de la peinture d’histoire en s’adressant à Charles-Joseph Natoire pour exécuter dans sa demeure champenoise trois cycles respectivement consacrés à l’histoire des dieux, de Clovis, de Télémaque, et un ensemble figurant les Saisons13. Deux artistes réputés ont fait son portrait : Hyacinthe Rigaud, vers 1737, le représente dans l’exercice de ses fonctions, tout comme Maurice - Quentin de La Tour14. Mais affirmer que Philibert Orry avait une quelconque intention d’embellir le territoire en favorisant la modernisation des routes par la généralisation de la corvée serait un abus. En revanche, au-delà de la question de l’intention, on est en droit d’examiner les répercussions éventuelles d’un règlement relatif aux voies publiques sur les territoires traversés, villes et campagnes. La nature de la chaussée, sa largeur, l’aménagement de trottoirs, l’installation de garde- corps, d’un éclairage public et l’érection d’un monument sur les ponts, le franchissement d’une rivière ou d’un ravin, la plantation d’arbres, l’alignement, l’infléchissement d’une direction, la création de carrefours sont autant d’interventions susceptibles de modifier l’environnement paysager et urbain.

5 On a coutume de faire figurer le Pont-Neuf au rang des plus belles créations architecturales et urbaines de la période moderne : une large chaussée, presque une place publique entre les deux rives, bordée de trottoirs et de haltes munies de bancs, un pont - belvédère sur lequel la foule se presse lors des fêtes données sur le bassin royal, un chef-d’œuvre de stéréotomie. Au savoir des architectes succède au XVIIIe siècle la science des ingénieurs dont le travail autorise des nouvelles prouesses : il a été possible de construire là où les plus illustres architectes avaient échoués, comme à Moulins où les sables semblent n’avoir pas de fond, ou encore à Saumur où la Loire est si large, et la portée des arches audacieusement surbaissées ne cesse de croître. Ainsi, le pont demeure dans l’historiographie un programme d’ingénieur. Tout au plus forme-t-il avec la rue qui le prolonge à l’intérieur de la ville – ponts d’Orléans, de Tours, de Mantes – un même objet d’étude pour l’historien de l’art. Or, le pont comme la rue ne sont que le prolongement de la route, sur le fleuve et dans ou autour de la ville. Pourquoi alors ignorer que ce que détermine l’Instruction de 1738 et ne pas chercher à examiner le programme plus vaste et unique de la route entrant dans la ville au regard de ces prescriptions ? De la même manière, l’importance des règlements dans la transformation de l’habitat a déjà été démontrée, et, si des principes bien différents de ceux de l’architecture classique sont le plus souvent à l’origine des interdictions et des recommandations − sécurité et salubrité −, leur respect, comme leur détournement, a des conséquences notoires sur l’architecture : choix des matériaux et élévation des immeubles15. Qu’en est-il de l’architecture des ponts et des portes au regard des conditions de leur établissement ?

Largeur et alignement des chaussées

6 L’édit de juillet 1607 fixait la largeur des grands chemins royaux à 72 pieds (23,33 m), et prescrivait la conservation d’une largeur supérieure là où elle existait − cette cote correspond à l’emprise totale de la route. L’article troisième du même édit qui ordonnait « la coupe de tous les bois, épines et broussailles, qui se trouveront dans l’espace de 60 pieds (19,44 m) des grands chemins servant au passage des coches et carrosses publics, tant dans nos forêts que dans celles des ecclésiastiques, communautés, seigneurs et particuliers »16 aux frais du propriétaire, fixait la valeur

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 86

finalement retenue pour trois siècles pour la partie carrossable uniquement. L’objet principal de ce texte étant de favoriser la circulation, quelle qu’elle soit, il prescrivait également le dégagement des voies bordant les rivières navigables à 24 pieds (7,77 m) au minimum, « pour chemin royal et traits de chevaux » et, avec défense de planter, clôturer ou faire sortie sur 30 pieds (9,72 m) de plus côté chemin de halage et 10 (3, 24 m) de l’autre, ce qui équivaut à une emprise totale de 34 à 54 pieds (11 à 17,50 m)17. Il faut en effet distinguer la chaussée pavée ou empierrée, sur laquelle roulent généralement les voitures, d’éventuelles chaussées latérales, de terre, qui précèdent les fossés, puis des sortes de bermes, non carrossables, pratiquées encore au-delà, entre les fossés et les arbres, murs ou haies. Trois parties font ainsi l’objet de prescriptions, sous forme de lois ou d’instruction : la chaussée centrale, celle qui emprunte l’arche d’une porte triomphale, la ou bien les chaussées latérales, pour un usage déterminé, comme le halage, et enfin l’emprise totale de la route qui correspond aux limites de propriété.

7 En 1693, Henri Gauthier, ingénieur de la Province du Languedoc, proposait une manière précise de déterminer la largeur praticable d’une voie : le moyen de locomotion adopté, du carrosse au cheval, dictait la largeur. Il faut au simple piéton un pied et demi à 2 de passage, tandis qu’un cheval nécessite 3 à 4 pieds, un chariot, 7 à 8 pieds : ainsi varie la largeur des voies privées. Pour les chemins de traverse, deux chariots doivent s’y croiser de front : ils auront au moins 8 à 10 pieds, plutôt 14 à 15 pieds de large. Quant aux chemins royaux, le passage de quatre chariots de front les déterminent, entre 18 et 20 pieds, « mais comme il survient des rencontres imprévues, comme la file du bagage d’une armée, de troupes en marche, un débarquement ou un embarquement, ce qui peut supposer une grande quantité de voitures, l’arrangement et le dérangement d’une foire, ce qui suppose des foules de peuples et de voitures, et doivent faire connaître que suivant les occasions et les lieux, les grands chemins doivent avoir pour le moins 24 à 30 pieds de large, et ornés comme l’occasion le permettra et suivant la disposition des lieux18 ». Comme le souligne Arthur Young à la vieille de la Révolution, les grands chemins ont donc bien été surdimensionnés par rapport à l’usage ordinaire et ce, dès le XVIIe siècle.

8 Une ordonnance des trésoriers généraux, en date du 17 décembre 1686, ordonnait ensuite que « tous les chemins allant de province et province, et de ville en ville » occuperaient 45 pieds et « les chemins allant de bourgs et villages aux villes » 30 pieds19. En effet, entre le début du XVIIe siècle et l’arrêt du 3 mai 1720, on observe des variations, souvent provinciales, mais, les chemins des Romains ayant jusqu’à 60 pieds de large20, c’est finalement cette mesure qui est généralisée au XVIIIe siècle pour l’emprise totale. Cette largeur avait été adoptée dès août 1669, dans la fameuse Ordonnance des Eaux et forêts, pour les routes royales traversant les bois. Deux autres textes importants précèdent l’Instruction de 1738 : l’arrêt du 26 mai 1705 et celui du 3 mai 1720. Le premier ordonne que « les ouvrages de pavé qui se feront de nouveau […], et les anciens qui seront relevés seront conduits du plus droit alignement que faire se pourra21 ». Le second se réfère au premier pour renouveler la nécessité d’aligner l’ensemble des routes, pavées ou non. Le profil de la chaussée a été décrit dès 1705 : « il sera fait des fossés de 4 pieds de largeur sur 2 de profondeur [1,30 m sur 0,65 m], à l’extrémité des chemins de terre qui sont de chaque côté du pavé […], et lorsqu’il n’y aura point de chemins de terre déterminés, il en sera fait à 3 toises [ou 18 pieds, soit 5,83 m] de distance du pavé de chaque côté dans lesdites grandes routes, et à 12 pieds [3,89 m] dans les routes moins considérables, et ce, tant pour l’écoulement des eaux que

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 87

pour conserver la largeur des chemins et les héritages riverains22. » La conservation des fossés est assurée par la défense de planter des arbres au moins à 3 pieds (1 m). L’arrêt du 3 mai 1720 clarifie encore les prescriptions. Le premier article réaffirme la cote de 60 pieds (19,44 m) pour les grands chemins forestiers, tandis que le deuxième étend cette mesure à l’ensemble des chemins royaux, « bordés hors ledit espace de fossés dont la largeur sera au moins de 6 pieds [2 m] dans le haut, de 3 [1 m] dans le bas et la profondeur de 3 pieds23 ». Enfin, les arbres doivent être plantés à 6 et non plus 3 pieds des fossés. La largeur des routes de moyenne importance entre les fossés, identiques aux précédents, est fixée à 36 pieds (11,66 m). Le profil des chemins est désormais déterminé jusqu’au début du XIXe siècle et leurs usages se précisent : la chaussée centrale pavée accueille la circulation rapide et les chaussées latérales un trafic plus lent, de voitures et de chevaux également24.

9 Cet arrêt fait l’objet d’une Instruction aux inspecteurs et ingénieurs des Ponts et Chaussées25. Les deux catégories de routes principales sont explicitement définies par des cotes : 60 pieds portés à 72 avec les fossés et 36 pieds portés à 48. La hiérarchisation des chemins est confiée à l’intendant qui fera faire un état général et des plans ou projets particuliers pour chaque chemin. L’Instruction de 1738 enfin affine cette hiérarchie : les grandes routes et routes royales n’auront pas moins de 60 pieds entre les fossés, les grands chemins, 48, les chemins royaux, 36, les chemins de traverse, 30 pieds, exception faite, comme à l’accoutumée, des chemins de montagne ou traversant les marais dont la largeur peut être réduite. Les grandes routes se rapprochent de avenues de Versailles, du boulevard parisien et des grandes avenues conduisant à la capitale, sans jamais toutefois les excéder. À titre de comparaison, l’avenue de Paris à Versailles occupe 25 toises entre les écuries, le boulevard parisien mesure 16 toises, soit 78 pieds, avec une chaussée pavée de 3 à 4 toises, soit 18 à 24 pieds, contre 20 pieds pour la chaussée des routes les plus larges. Mais c’est bien à ces modèles que les instructions de 1720 et 1738 font référence implicitement : les routes sont plantées et les promenades urbaines correspondent elles aussi souvent à la route, lorsqu’elle est forcée de contourner la ville, comme à Limoges.

Plantation et clôture des chemins

10 La plantation d’arbres le long des grands chemins est une obligation fort ancienne. L’article 356 de l’Ordonnance de Blois de mai 1579 stipulait, que « tous les chemins [seraient] réduits à leur ancienne largeur, nonobstant toutes usurpations, par quelques laps de temps qu’elles puissent avoir été faites, et à ce que ci-après n’y soit fait aucune entreprise, [seraient] plantés et bordés d’arbres, comme ormes et noyers, ou autres selon la nature et commodité du pays, au profit de celui auquel la terre prochaine appartiendra26 ». Les arbres, propriété des riverains, ont donc pour fonction de délimiter la route et les terrains qui la bordent, donnant ainsi à voir le tracé de la route comme la grandeur des héritages environnants, et, par leur solidité et leur grande visibilité, de rendre impossible toute usurpation du domaine public. L’édit de janvier 1583, portant règlement pour les Eaux et Forêts, les chemins et les rivières, confirmait l’obligation de planter, « à la distance de 24 pieds [7,77 m] », d’un arbre à l’autre27.

11 Comme le rappelle l’Instruction aux inspecteurs et ingénieurs des Ponts et Chaussées pour l’exécution de l’arrêt du 3 mai 1720, ce texte « a deux objets ; le premier, la largeur des chemins, le deuxième, la plantation d’arbres sur les bords des grands chemins28 ».

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 88

L’arrêt stipule que la nécessité de « repeupler le royaume d’ormes, hêtres, châtaigniers, arbres fruitiers et autres29 », en renouvelant l’obligation faite aux riverains des chemins de planter des arbres en bordure de leurs terres, supposait de déterminer une bonne fois pour toute l’emprise de la route que protège la présence désormais indispensable des fossés. 30 pieds au plus (9,72 m) doivent séparer chacun des arbres dont le choix est fonction de la nature du terrain. L’application du texte est désormais assurée par la possibilité donnée aux seigneurs voyers de planter à leurs frais et pour leur profit sur tout héritage. En outre, les arbres qui périraient doivent être remplacés. L’instruction contient une mesure complémentaire : la pose de bornes à l’extérieur des fossés fera l’objet d’un procès-verbal remis à l’intendant « de manière que les propriétaires ne puissent avoir aucun prétexte de retarder l’exécution dudit arrêt du 3 mai 1720, quant aux trous qu’ils doivent faire pour planter des arbres et à la plantation desdits arbres30 ».

12 Si les plantations marquent l’emprise de la route sur le territoire, elles contribuent de surcroît à son agrément, parce qu’elles soulignent la rectitude des voies, mais aussi par la beauté des arbres et l’ombrage qu’ils procurent, pour les piétons en marge de la chaussée qui doit demeurait au soleil pour éviter boue et verglas. Dès le XVIIe siècle, les théoriciens du jardin soulignaient l’intérêt de ces alignements. En 1638, Jacques Boyceau de la Barauderie affirmait que l’allée d’ormes du jardin des Tuileries était une plus belles que l’on puisse observer par sa largeur, 30 pieds, proportionnée à sa longueur31. Il en déduisait que « les longues routes et allées des campagnes, si elles passent trois à quatre cent toises de long [580 à 780 m environ], en doivent avoir sept à huit toises [42 à 48 pieds, soit 15,28 à 17,47 m] de large pour être belles et magnifiques, et doivent être plantées à double rang de chaque côté ». Ces allées de 42 à 48 pieds de large devaient pourtant être bien inférieures par leur majesté aux routes royales forestières portées à 72 pieds dès 1607, largeur réaffirmée par l’Ordonnance des Eaux et forêts de 1669, puis adoptée pour toutes les grandes routes en 1720. Gautier parlait aussi en 1693 de l’ornement des chemins ; à propos des chemins privés, il indiquait qu’ils étaient « différemment ornés, comme par de simples haies, quelquefois par une pelouse, d’autres fois par un simple sillon, souvent par des pierres dressées et rangées de champ comme dans un parterre, quelquefois assises en forme de mur et de parapin [sic] », tandis que les chemins de traverse étaient « bordés d’une haie, d’un mur ou d’une palissade, etc., pour préserver le contenu des champs voisins32 ». Le verbe orner semble abusif pour désigner de simples haies mais la beauté des alignements d’arbres est goûtée de tous au XVIIe comme au XVIII e siècle. Cassini lui-même, dans l’ Avertissement ou introduction à la carte générale et particulière de la France, publiée après 1782, exprimera le regret de n’avoir pu rendre compte par le dessin de la transformation des campagnes et de l’embellissement du paysage qui se produisaient au moment où ses ingénieurs étaient occupés à lever la carte du royaume, à partir de 1750 : « En effet, quelle variété [changement] ne remarque-t-on point tous les jours dans le plan, la vue et les environs d’un pays ? Ici ce sont des forêts là où l’on ne voyait que des terres labourables ; là ce sont des grands chemins ornés de belles avenues, où l’on passait par des précipices impraticables aux voyageurs ; ici mille objets nouveaux forment des points de vue agréables, où on ne découvrait que des montagnes et un horizon couvert de tous côtés ; là de nouveaux ruisseaux ou canaux viennent arroser un pays, et procurent l’abondance, où l’éloignement des rivières et la sècheresse rendaient un pays misérable et désert ? Combien de châteaux anciens ont été détruits reconstruits dans les positions convenables, pour que le bâtiment puisse symétriser

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 89

avec tout ce qui l’environne33. » Nombreux sont ceux qui partage la vision paysagère du célèbre cartographe. Il est peu commode d’évaluer la couverture réelle du territoire en matière de plantations faites depuis 1720 puis après 1738 ; en revanche, il serait possible d’observer le zèle que les intendants mettent à faire appliquer ses règlements. Pour la généralité de Guyenne, Tourny fut forcé de rédiger une nouvelle instruction le 24 décembre 1743, puis une ordonnance le 25 juillet 1744, pour réaffirmer l’obligation de planter faite aux propriétaires riverains, « soit des arbres fruitiers tels que noyers, châtaigniers, poiriers, pommiers, pruniers, merisiers, mûriers, etc., soit des arbres à ouvrage, tels que chênes, ormes, hêtres, frênes ou autres », et préciser la grandeur des trous à creuser et la taille à pratiquer avant croissance34.

Carrefours, ponts, portes et rues

13 L’ornement des carrefours forestiers est une recommandation fort ancienne également : l’article 6 de l’édit de juillet 1607 en donnait le détail. Ordre était donné par le roi « que dans les angles, ou coin des places croisées, triviaires ou bivioires [sic], qui se rencontreront es routes et chemins royaux des forêts, nos officiers, des maîtrises seront planter incessamment des croix, poteaux ou pyramides à nos frais, es bois qui nous appartiennent, et pour les autres, aux frais des voisins et intéressés, avec inscriptions et marques apparentes du lieu où chacun conduit35 ». Toutes les intersections ne sont pas concernées, puisqu’il s’agit des routes forestières ; l’article 2 portait lui-aussi sur les nouveaux chemins à faire « pour la facilité du commerce et la sureté publique36 » dans les forêts, et plus particulièrement celles du roi. Sur les cartes des Atlas de Trudaine conservés aux Archives nationales ou sur les cartes routières établies par les ingénieurs des Ponts et Chaussées, conservées dans les séries C des archives départementales, on observe effectivement quelques carrefours forestiers dotés de pyramides ou de colonnes, généralement nommés « croix du Grand Maître », comme sur une Carte pour servir au projet de la route de Sézanne à Nogent-sur-Seine, levé en 1770 par le sieur Morla, géographe des Ponts et Chaussées, figurant le détail des routes traversant la forêt de la Traconne37. Il serait opportun et commode de faire l’inventaire de ces constructions signalées également dans les descriptions ou itinéraires du royaume. Plusieurs sont élevées pour marquer la limite de deux généralités, dans des carrefours, comme l’obélisque de Villeneuve-le-Comte aux environs de Coulommiers, ou même sur des ponts, comme celui de Nuits-sous-Ravière entre Champagne et Bourgogne, sur l’une des routes de Paris à Lyon, entre Tonnerre et Montbard, élevé en 1738.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 90

Pyramide du pont de l’Armançon entre Nuits et Ravières, dans l’Yonne, établie en 1738 pour délimiter les provinces de Champagne et de Bourgogne sur la route de Paris et Lyon par Tonnerre et Montbard

Carte postale du début du XXe siècle, coll. part. Cl. de l’auteur

14 Ni textes législatifs, ni les ouvrages techniques ne contiennent de prescription quant à la décoration des ponts. On connaît pourtant quelques pyramides destinées à marquer le milieu du parcours, comme à Blois (1716) et La Charité (1731) sur la rivière de Loire ou encore à Moulins où le pont de Règemortes franchit l’Allier, et on sait le soin apporté par Émiland-Marie Gauthey à la décoration des piles et des tabliers de plus modestes ponts de Bourgogne, comme celui jeté sur la Thalie à Châtenoy-le-Royal (1766)38. Le pont présente d’ailleurs deux faces susceptibles de décoration : on le franchit par la route mais on le passe aussi par voie d’eau où le trafic est bien plus intense. Ainsi, la chaussée au-dessus mais aussi les faces extérieures des parapets et les piles au-dessous peuvent donner lieu à un traitement particulier. L’ouvrage le plus spectaculaire est le pont jeté sur aux Belles-Fontaines de Juvisy, sur la route royale de Paris à Lyon, achevé en 1728 et plusieurs fois décrit au XVIIIe siècle39. Il forme un écrin à la route en ce sens où il sert de halte durant laquelle on peut observer la longue perspective formé par les arbres et l’aménagement de l’espace de la chaussée.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 91

Pont des Belles-Fontaines à Juvisy, ouvrage commencé en 1728, décoré de deux fontaines monumentales dont l’une porte un médaillon figurant le roi ; les arbres ont été replantés sur les bermes, selon la loi du 9 ventôse an XIII, et non au-delà des fossés comme au XVIIIe siècle

Carte postale du début du XXe siècle, coll. part. Cl. de l’auteur

15 Pour les ponts comme pour les carrefours, les documents sont nombreux et partiellement exploités au regard de l’histoire de la construction ; en revanche, les liens qu’ils entretiennent avec leur environnement restent à examiner plus largement que la simple étude de l’ensemble urbain pont-traverse urbaine-quais dont l’unité semble évidente, comme à Orléans et à Tours40. Le projet du « nouveau faubourg dénommé Bernage » et de la traverse et nouvelle place centrale de la ville représenté par Règemortes sur le deuxième planche de sa Description du nouveau pont de pierre construit sur la rivière d’Allier à Moulins, publiée en 1771, est loin d’être unique41. La construction d’un pont est si coûteuse qu’elle engendre souvent des projets urbains à la mesure de l’effort consenti par le roi.

16 Comment dès lors imaginer que ces nouveaux chemins et ces ponts viennent butter contre de solides et monumentales portes médiévales dont la fonction principale est l’obstruction ? Si la porte demeure une limite, matérialisée par un rétrécissement du passage entre deux piles, elle sera désormais précéder d’une place et sa reconstruction s’accorde avec le redressement voire l’élargissement de la rue. L’architecture des portes et leurs dimensions vont s’en trouver modifiées. Si la rue n’est pas alignée dans le prolongement de la route, la porte comble simplement l’espace existant entre les maisons ; si, au contraire, l’alignement vise à élargir le commencement de la rue pour former une sorte de place, la porte s’en trouve agrandie ; l’arche centrale, qui peut prendre des dimensions colossales, comme à , avec les portes de Bourgogne (1751) et d’Aquitaine (1746), est flanquée de murs ou de grilles, de portes piétonnes. La porte de Bourgogne ne mesure pas moins de 17 toises et 2 pieds soit 115 pieds, largeur qui correspond au cours qui aboutit au port et à la nouvelle place semi-circulaire dont elle constitue l’ornement principal ; l’arc triomphal occupe 10 toises, ou 60 pieds42, la

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 92

mesure des plus grandes voies romaines43. Si sa construction est le fait d’un évènement particulier et exceptionnel, comme le passage de la future dauphine, Marie-Antoinette d’Autriche, le 11 mai 1770 à Châlons-en-Champagne, la porte est aussi triomphale.

Porte Sainte-Croix à Châlons-en-Champagne et rue conduisant à l’intendance, édifice construit sur les plans et sous la conduite de l’ingénieur des Ponts et Chaussées Jean-Joseph Bochet de Colluel entre 1769 et 1771

Carte postale du début du XXe siècle, coll. part. Cl. de l’auteur

Bochet de Coluel, plan masse de la porte Sainte-Croix et de la place projetée au départ de la rue du même nom, entrée sud-est de la ville par la route de Vitry-le-François, 23 décembre 1769

Archives départementales de la Marne, C 4023, n°3, détail Cl. de l’auteur

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 93

17 Comme la grande route de Paris en Allemagne qui parvient à cette porte depuis l’Est et constitue l’entrée principale de la ville, la porte Sainte-Croix adopte des dimensions bien supérieures à l’ordinaire, qui seront bientôt celles de la rue qui conduit à la nouvelle intendance achevée en 176444 : 60 pieds soit 10 toises de largeur, plaçant cet arc entre les portes parisiennes Saint-Denis et Saint-Martin larges de 73 pieds 9 pouces pour la première et 53 pieds 7 pouces pour la seconde45. Jacques-François Blondel, chargé de célébrer le retour du Bien-Aimé à Paris après la maladie de Metz, avait déjà adopté, sept ans après l’Instruction de 1738, la cote fixée pour les grandes routes royales ; il faisait mention de la commande d’un arc éphémère dans une note accompagnant la description de la porte Saint-Denis : « (b). Le 7 septembre 1745, au retour de Louis XV de l’armée de Flandres, la Ville de Paris fit ériger un arc de triomphe, peint sur toile et monté sur un bâti de charpente des deux côtés de cette porte : cette décoration avait de largeur 72 pieds sur 87 de haut, y compris un amortissement posé sur un attique et soutenu du côté du faubourg sur un ordre de colonnes ioniques de marbre coloré et les ornements rehaussés d’or. Le côté de la Ville était décoré d’une manière plus rustique, et surmonté de même par un grand amortissement, supportant des allégories et des attributs relatifs au sujet ; ces décorations, dont j’ai données les dessins, furent exécutées avec succès par les sieurs Tremblin et Labbé, peintres de la Ville46. » L’arc triomphal de Blondel occupait en 1745 la largeur idéale et non réelle de la grande route supposée élargie, dans sa dernière portion, conduisant à la capitale depuis Saint-Denis. En effet, entre la grande avenue plantée d’une double rangée d’arbres qui s’étendait devant la basilique et la porte Saint-Denis, la rue du faubourg éponyme ne présentait à cette date aucune régularité, ni par son tracé, ni par sa largeur. Pourtant la cote de 72 pieds ou 12 toises s’était imposée à Blondel et devait être adoptée pour les nouveaux monuments.

18 Dans les années 1740-1750, de nombreux projets, quelques édifices triomphaux et surtout de nombreuses portes tripartites formées de piles et de grilles sont dessinées pour servir de perspective à de nouvelles chaussées qui commandent aussi l’élargissement et le redressement d’une rue principale. À Joigny, sur l’une des routes bourguignonnes de Paris à Lyon, entre Sens et Auxerre, des piliers supportant des grilles matérialisent les limites de la ville à l’extrémité du quai de Paris comme du cours Saint-Florentin de l’autre côté, en bordure de l’Yonne.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 94

Cours Saint-Florentin à Joigny, dans l’Yonne, porte sud de la ville, sur la route de Paris à Lyon par Sens et Auxerre

Carte postale du début du XXe siècle, coll. part. Cl. de l’auteur

19 Le phénomène d’ouverture est précoce, tout comme la levée des plans d’alignement, et les conséquences sur la manière d’embellir importantes. Jean-François Legendre figure au premier rang parmi les acteurs de ce renouveau. S’il ne publie qu’en 1765 sa Description de la place Louis XV que l'on construit à Reims, des ouvrages à continuer aux environs de cette place et de ceux à faire dans la suite pour l'utilité et l'embellissement de cette ville et, en 1769 le Plan général de la ville de Reims correspondant 47, voilà dix ans qu’il travaille à cette entreprise de modernisation de la ville du sacre, depuis la levée du plan général d’alignement de la ville commencée en 1755. De très nombreux plans conservés dans la série C des archives départementales de la Marne, pour la généralité de Champagne où il est ingénieur entre 1743 et 1763, permettent de se rendre compte de la globalité du projet qui comprend l’alignement général, la construction de la place royale et ses abords, celle de portes monumentales et l’aménagement du tour de ville, de promenades, de nouveaux carrefours et des routes qui y conduisent. Sur l’un d’eux, daté de 1750, figurent, surajoutés en rouge, les plans des portes projetées dont il donnera l’élévation dans les vignettes du plan de 1769 : leurs dimensions s’accordent avec celle des avenues bientôt plantées dont elles fermeront la perspective.

Des bonnes routes aux belles routes

20 Il faut donc s’imaginer à terme, après quelques dizaines d’années de labeur des hommes et de croissance des végétaux, de grandes routes larges comme les avenues des châteaux, qui la prolongent jusqu’aux plus antiques ou belles demeures, de longues perspectives bordées d’arbres se succédant d’une ville à l’autre, des carrefours en patte d’oie ou en ronds-points, plantés pour souligner leur forme, pour les plus importants occupés par une croix ou une pyramide en leur centre, indiquant les directions ou commémorant un évènement, des chaussées pavées franchissant les ponts dont le

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 95

parapet est parfois orné d’un monument identique à ceux des carrefours, dont le tablier peut s’élargir pour former un belvédère, une halte agrémentée de bancs, comme à Juvisy, sur la route royale de Paris à Lyon. S’il paraît évident qu’un pont engendre la création d’une place, voire le percement d’une rue, comme à Orléans, Tours ou Mantes, il l’est moins qu’une route commande une porte, comme à Bordeaux, Châlons-en- Champagne ou encore Dijon (porte Condé ou Guillaume, 1786). Ainsi, en confiant aux ingénieurs des Ponts et Chaussées la modernisation des routes, l’occasion leur est également donnée de produire systématiquement un avis, voire d’initier la transformation des abords de la ville comme de la ou des rues principales, selon un principe de continuité territoriale. Prenant leurs ordres du contrôle général, tout en travaillant sur le terrain au côté des intendants, ils se trouvent dans la situation d’agir rapidement et de manière cohérente, dehors comme dedans. En 1920, Michel Lhéritier, auteur d’un ouvrage consacré à Tourny, intendant du Limousin puis de Guyenne, écrivait : « Tout se tient dans l’aménagement du pays, tel que Tourny l’entend : les villes y ont leur part aussi bien que les rivières et les routes ; la même ordonnance est de mise pour celles-là, comme celles-ci ; il convient que les uns cadrent avec les autres. Sans qu’il s’attarde jamais à dégager le sens des retouches qu’il apporte, l’intendant traite l’ensemble géographique, comme s’il était averti de son essentielle unité. Le dessin des villes se modifie pour répondre au nouveau dessin des routes, tracées elle- même sur le canevas des rivières48. »

21 Une chronologie affinée des transformations urbaines, repérées pour les villes principales par Louis Hautecœur dans son Histoire de l’architecture classique en France, doit être enrichie de réalisations plus modestes mais non moins modernes mais aussi de l’examen des textes réglementaires, des correspondances entre Paris et la province, entre les contrôleurs généraux des finances successifs et les intendants − on ne retient trop souvent que le terme des projets sans considérer la genèse que les lois et la correspondance renseignent. Si les premiers textes des architectes et des amateurs consacrés à la ville ne sont publiés que les années 1750 et 1760 – Laugier en 1753, Poncet de la Grave en 1755, Patte en 1765 et 1769 −, les prescriptions qu’ils contiennent ont déjà été formulées voire mises en œuvre par les grands serviteurs de l’État et quelques édiles en province, avant 1750. De même, si l’architecture publique connaît un renouveau important dans la seconde moitié du siècle, il faut chercher avant l’arrivée de Marigny à la direction des Bâtiments du roi en 1751 le ferment des idées et les moyens qui vont faire de la France un territoire moderne et embelli. Le 24 mars 1738, année de l’Instruction, année où commencent les travaux de la percée de Limoges depuis la route de Lyon jusqu’au cœur de la ville, les élèves de l’Académie royale d’architecture, travaillaient pour l’obtention du Grand Prix au dessin d’une « entrée ou plutôt d’une porte pour une grande ville, entourée d’un fossé de 20 toises de largeur, avec un pont pour traverser le fossé et dans la ville une rue qui réponde à la magnificence de l’entrée ». L’examen des dessins, le 1er septembre, révèle qu’il y a eu méprise sur la nature du programme : « comme la plus grande partie des élèves qui ont travaillé ne se sont pas renfermés dans le sujet proposé par l’Académie et qu’ils ont fait des arcs de triomphe au lieu de porte de ville qu’on leur avait donné à faire pour une grande ville, la compagnie a été d’avis […] de faire recomposer tous les élèves pour une porte de ville entourée d’un fossé de 20 toises de largeur avec un pont pour le traverser, déclarant la compagnie qu’elle ne recevra pas les dessins d’arcs de triomphe qui seront proposés. L’édifice de la porte aura entre 18 et 22 toises de face, tout compris, sur une

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 96

échelle de 2 pouces pour toise49. » L’association du pont à la porte était bien celle de la chaussée au monument, soit celle de la route à la ville, conjointement embellies.

NOTES

1. Henri (dit parfois Hubert) Gautier, Traité de la construction des chemins, où il est parlé de ceux des Romains, et de ceux des Modernes, de leur figure, de leur matière et de leur disposition dans toute sorte de lieux, Toulouse, J. Dominique Camusat, 1693, voir l’édition de Paris, Laporte, 1778, préface. 2. Arthur Young, Voyages en France pendant les années 1787, 1788, 1789, [Paris, 1794, première édition en anglais 1792] ; Paris, Guillaumin et Cie, 1882, t. I, p. 9-10. 3. Ibid., p. 29. 4. Ibid., p. 55-56. 5. Eugène Vignon, Études historiques sur l’administration des voies publiques en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Dunod, 1862, 3 vol. ; l’auteur a édité de nombreuses sources à l’appui de son travail. 6. Bernard Lepetit, Guy Arbellot, Atlas de la Révolution française. Routes et communications, Paris, éditions de l’ÉHESS, 1987, 91 p. ; Bernard Lepetit, Les Villes dans la France moderne, 1740-1840, Paris, Albin Michel, 1988, 490 p. ; Guy Arbellot, Autour des routes de postes. Les premières cartes routières de la France, XVIIe-XIXe siècles, Paris, BnF, Musée de la Poste, 1992, 181 p. et 52 cartes ; « La grande mutation des routes de Frances au XVIIIe siècle », Annales. Économie, sociétés, civilisations, 28e année, no 3, 1973, p. 765-791. 7. Stéphane Blond, L’Atlas de Trudaine : pouvoir, administrations et savoirs techniques (vers 1730-vers 1780), thèse de doctorat s. dir. Daniel Nordman, ÉHESS, 2008 (à paraître aux éditions du CTHS). 8. Voir aussi Dominique Massounie, « Autour de 1759 : deux décennies de renouvellement urbain », Le Public et la politique des arts au Siècle des Lumières, Christophe Henry, Daniel Rabreau dir., actes du colloque de 2009, Paris-Bordeaux, Centre Ledoux et William Blake, 2011, p. 181-190 (collection Annales du Centre Ledoux, tome VII). 9. Pierre Bodineau, L’Urbanisme dans la Bourgogne des Lumières, Dijon, Publications du Centre Georges Chevrier pour l’histoire du droit, 1986, 284 p. ; Pierre Pinon, « Alignements, percées et lotissements en France au XVIIIe siècle », De l’esprit des villes. Nancy et l’Europe urbaine au siècle des Lumières, 1720-1770, Alexandre Gady, Jean-Marie Pérouse de Montclos dir., Versailles, éditions Artlys, p. 162-172 ; Yoann Brault, « Ville déclose, ville ouverte , », ibid., p. 142 à 151 ; Naissance d’une promenade urbaine : le boulevard (1670-1676). Identité de la ville absolutiste, problématiques, mémoire de maîtrise s. dir. Daniel Rabreau, université Paris 1-Panthéon- Sorbonne, 1998 ; thèse à venir élargissant le sujet jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. 10. Antoine Picon, Architectes et ingénieurs au siècle des Lumières, Marseille, Parenthèses, 1988, p. 97. 11. Voir dans le même volume l’article de Rose-Marie Chapalain 12. Arch. nat., F14 8445, généralité de Champagne, route no 22, 18 cartes, cartes 15 et 16. 13. Susanna Caviglia-Brunel, Charles-Joseph Natoire, Paris, Arthena, 2012, 581 p. 14. Huile sur toile et pastel respectivement conservés au château de Versailles et au musée du Louvre. 15. Jean-François Cabestan, La conquête du plain-pied. L’immeuble parisien au XVIIIe siècle, Paris, Picard, 306 p., 86 pl.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 97

16. Henri Gautier, Traité de la construction des chemins, op. cit., p. 214 ; textes originaux reproduits en annexe par l’auteur. 17. Ibid., p. 215. 18. Ibid., p. 14-15. 19. Ibid., p. 225. 20. Ibid., p. 15, chapitre II, « Des grands chemins des modernes en général, de leurs chemins de traverse et de leurs chemins privés ». 21. Ibid., p. 239. 22. Ibid., p. 240. 23. Ibid., p. 247. 24. Guy Arbellot, Atlas de la Révolution française, op. cit., p. 768. L’auteur fait référence à un mémoire inédit de Perronet conservé à l’École des Ponts et Chaussées. 25. Hubert Gautier, Traité de la construction des chemins, op. cit., p. 249-251. 26. Ibid., p. 207 27. Ibid., p. 208. 28. Ibid., p. 249. 29. Ibid., p. 247. 30. Ibid., p. 250-251. 31. Jacques Boyceau de la Barauderie, Traité du jardinage, Paris, 1638, livre IV, ch. 4, p. 72-73. 32. Hubert Gautier, Traité de la construction des chemins, op. cit., p. 14. 33. César-François Cassini de Thury, Avertissement ou introduction à la carte générale et particulière de la France, s.l.n.d. [après 1782], p. 9-10. 34. Michelle Lhéritier, L’Intendant Tourny (1695-1760), Paris, Librairie Félix Alcan, 1920, tome second, p. 165. 35. Hubert Gautier, Traité de la construction des chemins, op. cit., p. 215. 36. Ibid., p. 213. 37. Arch. dép. de la Marne, C 4031, no 27. 38. Fernand de Dartein, Études sur les ponts en pierre remarquables par leur décoration, antérieurs au XVIIIe siècle, Paris, Ch. Béranger, 1907-1909, 4 vol ; Anne Coste, Antoine Picon et Francis Sidot dir., Un ingénieur des Lumières : Émiland-Marie Gauthey, Presses de l’École nationale des Ponts et Chaussées, 1994, 379 p. 39. Louis Brunel, « Juvisy au XVIIIe siècle. Le détournement du pavé royal de Lyon ... », Mémoires et documents de la Société historique et archéologique de Corbeil d’Étampes et du Hurepoix, numéro spécial, t. XI, 1975, p. 31-32 ; Mercure de France, août 1730, p. 1784-1785 ; Antoine- Nicolas Dézallier d’Argenville, Voyage pittoresque des environs de Paris, Paris, 1755, p. 202 ; Pierre-Thomas-Nicolas Hurtaut, Dictionnaire historique de la ville de Paris et de ses environs, Paris, 1779, t. III, p. 345 ; Jacques-Antoine Dulaure, Nouvelle description des environs de Paris, Paris, 1786, t. I, p. 259. 40. À propos du pont et de la traverse de Tours notamment, voir François Dumas, La Généralité de Tours au XVIIIe siècle. Administration de l’intendant Du Cluzel (1766-1783) , Mémoires de la Société archéologique de Touraine, t. XXXIX,Tours, L. Péricat, 1894, p. 219-236 ; la largeur de la rue est portée à 42 pieds 6 pouces, largeur du pont entre les deux parapets. 41. Louis de Règemortes, Description du nouveau pont de pierre construit sur la rivière d’Allier à Moulins, Paris, Lottin l’Aîné, 1771, 47 p. et 16 pl. ; voir pl. II et explication p. 8. 42. Arch. dép. Gironde, C 1164. 43. Voir aussi Charles Duclos, Essais sur les ponts et chaussées. La voirie et les corvées, Amsterdam, Chatelain, 1759 ; seconde partie, chapitre premier, « Des différentes largeurs des chemins », p. 134-171.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 98

44. Arch. dép. de la Marne, C 4023, n° 3, « Plan d’une partie de la rue Sainte-Croix, de la nouvelle porte et des bâtiments qui l’accompagnent », 23 décembre 1769, Coluel, ingénieur en chef de la province et frontière de Champagne. 45. Jacques-François Blondel, L’Architecture française, Paris, Charles-Antoine Jombert, 1756, t. III, p. 10 et 14. 46. Ibid., p. 14. 47. Par le sieur Legendre, ingénieur du roi, inspecteur général des Ponts et Chaussée de France, chargé par le Conseil de la direction desdits ouvrages, Paris, Impr. De Prault, 1765, 17 p. et 8 pl. ; rééd., Paris, Lattré, 1769. 48. Michel Lhéritier, L’Intendant Tourny (1695-1760), Paris, Librairie Félix Alcan, 1920, tome II, p. 188. 49. Henry Lemonnier, Procès-verbaux de l’Académie royale d’architecture, t. V : 1727-1743, Paris, Edouard Champion, 1918, p. 229 et p. 238-239.

RÉSUMÉS

Historiens et géographes ont étudié la spectaculaire modernisation des routes entreprise entre 1740 et le début du XIXe siècle par les ingénieurs des Ponts et Chaussées placés sous l’autorité du contrôleur général des finances. La rapidité des déplacements s’en trouve largement augmentée et l’Europe entière admire là non seulement l’efficacité mais surtout la monumentalité des grands chemins du royaume de France, de grandes perspectives bordées d’arbres plantés pour délimiter la voie publique, traversant les plaines et franchissant les obstacles les plus difficiles. À l’origine de ce chantier à l’échelle du pays tout entier, plusieurs textes législatifs ou instructions faites aux ingénieurs déterminent la nature des travaux à effectuer et notamment la manière d’aligner, la largeur des routes et la qualité des plantations. Le Mémoire instructif sur la réparation des chemins, dit Instruction de 1738, signé le 13 juin par Philibert Orry, contrôleur général des finances, est considéré comme le texte fondateur de la transformation du futur réseau routier français. Mais en modifiant les chemins, c’est aussi le paysage, l’abord des villes et leur traverse sur lesquels les mêmes ingénieurs sont appelés à intervenir, dans le respect des prescriptions qui leur sont faites : l’entrée des villes, les carrefours, les portes monumentales, la, voire les rues principales présentent ainsi un caractère nouveau.

Historians and geographers have studied the spectacular modernization of roads between 1740 and the beginning of the nineteenth century by engineers of the Ponts and Chaussées under the authority of the contrôleur général des finances. The rapidity of transportation was greatly expanded and all of Europe admired not only the efficacy but above all the monumentality of the great roads of the kingdom of France, and the grand perspectives lined with trees planted in order to delimit the public route, traversing plains and crossing over the most difficult obstacles. From the beginning of this building project that took on the scale of the entire country, several legislative texts or instructions were created by engineers in order to determine the nature of works undertaken – notably the manner of alignment and scale of routes and the quality of the plantings. The Mémoire instructif sur la réparation des chemins, called the Instruction of 1738, signed on 13 June by Philibert Orry, contrôleur général des finances, is considered the foundational text of the transformation of the future French road network. But in modifying routes engineers were also called upon to intervene into the landscape, including aspects of the

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 99

towns and their crossroads: entries to towns, intersections, monumental gates and principal roads were also given a new character.

Historikern und Geographen studierten die spektakuläre Modernisierung den Straßen, die zwischen 1740 und das Beginn des 19. Jahrhunderts geschah. Der Arbeit den Brücken und Hochbauen Ingenieurs war unter der Verantwortung des Finanzkontrolleurs. Die Reisensschnelligkeit war in ganz Europa verbessert. Deshalb waren die Kompetenz und die Größe den Straßen in dem französischen Königsreich bewundert. Die Baumen säumten die öffentlichen Straßen, die über Ebene und schwierigen Hindernissen querten. Mehrere Gesetze waren der Grund dieser Veränderung in dem ganzen Land, weil sie Vorschriften zum Straßenbau, zu der Ausrichtung, und zur Qualitätspflanzung erließen. Der Text Mémoire instructif sur la répartition des chemins, von 1738 (informatives Memorandum über die Strassensausbreitung, der war auch Vorschriftung gennant), wurde von Philibert Orry, der Finanzkontrolleur, am 13. Juni untergeschrieben. Dieser Text war als der Gründer der Veränderung des französischen Straßennetzes betrachtet. Diese Veränderung des Weges betraft auch die Landschaft, die Umgebung der Städten. Die gleichen Ingenieurs arbeiteten darauf und beachteten die folgenden Vorschriften: jede Umgebungsstadt, die Kreuzungen, Stadttor und öffentlichen Straßen, um sie zu erneuern.

AUTEUR

DOMINIQUE MASSOUNIE Dominique Massounie est maître de conférences en histoire de l’art moderne à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense et membre de l’équipe de recherche H-Mod, composante du HAR. Elle est l’auteur d’un ouvrage sur les Monuments de l’eau publié aux éditions du Patrimoine et issu de sa thèse de doctorat récompensée par le Prix Nicole décerné par le Comité français d’histoire de l’art. Elle a publié plusieurs articles consacrés à la notion d’embellissement et aux travaux de modernisation des villes au XVIIIe siècle. Elle est présidente du Ghamu, groupe histoire architecture mentalités urbaines depuis 2011, association de chercheurs et d’amateurs qui contribue à la valorisation de la recherche.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 100

Deux générations à côté du pouvoir :quelques remarques sur les arts chez les de Fourcy Two generations on power’s side: notes on the de Fourcys and the arts Zwei Generationen in der Umgebung der Regierungsgewalt : einige Bemerkungen zur Kunst der Familie de Fourcy

Gabriele Quaranta

NOTE DE L'AUTEUR

Ces pages constituent un résumé d’un chapitre de ma thèse doctorale, L’Art du Roman. Peintures à sujet littéraire en France au XVIIe siècle, soutenue en juin 2013 en régime de cotutelle sous la direction de Mme C. Cieri Via (Sapienza Università di Roma) et Mme C. Nativel (Université Paris 1). Je profite pour remercier ici les éditeurs de la revue pour avoir accepté ma contribution, ainsi que Mlle Morgane Lecareux (Blois, Musée du Château), très chère amie et collègue, pour avoir révisé mon texte.

1 Lorsque le 24 mars 1594 Henri IV entrait enfin à Paris, plusieurs des chefs catholiques les plus influents avaient déjà rejoint le parti des Bourbons : ainsi, dans les rues de la capitale, un vieil homme de cour au sombre passé ligueur, monsieur de Humières, gouverneur de Picardie auparavant fidèle aux Guise, pouvait se retrouver à converser avec un personnage aux idées gallicaines, comme l’était l’intellectuel robin Jacques- Auguste de Thou. Ce dernier nous fait le récit de la rencontre et nous donne dans le même temps une anecdote savoureuse à propos du troisième personnage qui s’y trouvait en leur compagnie : Monsieur d’Humières estoit fort genereux, & d’une fort ancienne & grande maison & riche. Il me fit, le jour que le Roy prit Paris, le conte de Monsieur de Fourcy, car ayant trouvé Monsieur de Humières dans le jardin du baillage, & ledit Fourcy avec luy, il me dit, connoissez-vous cet homme ; quand il vint a mon service, le plus malotru des mes valets de chien a un meilleur manteau qu’il n’avoit. Il a de l’Esprit.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 101

Le Roy Henri III. voyant la France perdüe, m’abandonna la Picardie, avec pouvoir de lever tout ce qu’il pouvoit lever. J’en donnay la charge à Fourcy, où il a fait ses affaires, et si bien, qu’il me parloit d’achetter une des mes terres six vingt mille francs. Il a gagné deux cens mille livres avec moy, & moy je fuis engagé de deux cens mille escus. L’on ne sait d’où est Monsieur de Fourcy1.

2 Quelques jours plus tard, le 30 avril, ce Jean de Fourcy dont il est question ici, « trésorier de France en la généralité de Paris », allait aussi obtenir l’office d’intendant des Bâtiments du roi2. Son visage nous est connu par un très beau dessin du célèbre fonds Gaignières : dans son catalogue, Étienne Moreau-Nélaton le donnait à François Quesnel, en y trouvant l’une de ses meilleures réussites3.

François Quesnel attr., Jean de Fourcy, sur-intendant des bastimens

Paris, BnF, Est. Res. NA-22 (5)-BTE (fonds Gagnières).

3 L’inscription qui l’accompagne nous le dit âgé de quarante-trois ans en 1593, mais comme le contrat de mariage de son père remonte à 15564, à cette date il ne devait compter qu’entre trente-six et trente-sept ans. De plus il est nommé « sur-intendant », un titre qu’il n’obtint qu’en 1621. De toute façon, le jeune ministre aux cheveux ébouriffés, aux beaux yeux clairs, au nez fort, au visage allongé, coincé par la fraise en dentelle, nous apparaît en homme à la figure pensive, voire mélancolique : son regard détourné, nous ne savons par quelle pensée, fermé dans une concentration chargée de doute. C’est l’image de quelqu’un qui a mûri suite aux soucis de sa charge, mais aussi d’un homme dont l’esprit sait ne pas se borner seulement à son travail quotidien d’administrateur.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 102

« Honori prævia virtus » : Jean de Fourcy

4 Son père, lui aussi nommé Jean, est dit dans une généalogie conservée à la Bibliothèque nationale de France « orfèvre de Paris, escuyer et sieur de la Corbinière »5. Plus tard, il apparaît dans les sources comme conseiller du roi et commissaire des guerres6 : c'était donc un bourgeois qui était arrivé à cumuler des charges, un fief, une petite fortune. Une situation sociale d’un niveau moyen, mais qui l’installe bien loin de l’indigence prétendue de son fils. D’ailleurs il s’était marié en février 1556 avec Marie Lecomte, fille d’un receveur général de et trésorier de France en Languedoc dont le nom reste illisible sur le document généalogique7 : bien plus qu’un paysan ou petit bourgeois, qui sans doute n’aurait jamais souhaité une alliance avec un homme vraiment pauvre. Ainsi, le futur surintendant des Bâtiments ne venait pas de si bas, comme Jacques-Auguste de Thou voudrait nous le faire croire. Il avait sans doute cependant bien profité des guerres civiles pour faire fortune et pour mettre en place les fondements d’une carrière ensuite remarquable.

5 Si le récit de Jacques-Auguste de Thou est tourné si négativement, c’est bien pour remarquer l’origine très récente et « aventureuse » de cette fortune. L’image d’un Jean de Fourcy sans un sou, mais malin se dresse en évident contrepoint juste après celle de monsieur de Humières, qui était par contre « fort généreux, & d’une fort ancienne & grande maison & riche ». À côté de ce dernier, Jean de Fourcy était l’homme nouveau, le roturier parvenu qui devait incarner cette classe de petits administrateurs qui jouait des coudes entre la noblesse d’épée, bouleversée par des décennies de guerre fratricide, et les robins érudits, provenant du Parlement et du barreau : une noblesse d’esprit, ces derniers, et de culture, rassemblée dans l’internationale République des Lettres8. Jacques-Auguste de Thou, qui était un représentant majeur de ce milieu, ne pouvait guère apprécier un personnage comme Jean de Fourcy.

6 D’ailleurs un écho explicite des bruits qui pouvaient courir autour du ministre est donné par un jeton frappé en 1599.

Médaille de Jean de Fourcy

1599, argent Coll. part.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 103

7 Un portrait est montré sur le recto : l’inscription « Iehan de Fourcy, s[ieur] de Chessy et de Pommeuse », où ses fiefs sont nommés et non pas ses charges, est déjà intéressante car elle remarque les titres de noblesse plutôt que les fonctions d’administrateur. Mais c’est le verso qui est le plus éloquent car la devise « Honori prævia virtus » y accompagne la représentation de deux temples, l’un carré, le temple de la Vertu, précédant l’autre en plan central arrondi, le temple de l’Honneur, couronné d’une guirlande de laurier9. Cette même image fait aussi son apparition sur une médaille contemporaine d’Henri IV, seuls quelques détails en diffèrent10, et son concetto sera repris encore un siècle plus tard dans le portrait officiel de Louis XIV peint par Hyacinthe Rigaud en 170111.

8 Jean de Fourcy n’avait pas choisi cette figuration par hasard. En affirmant que la vertu précède l’honneur – mieux : qu’elle en est la prémisse nécessaire – c’était bien son image d’homme vertueux qu’il voulait montrer : la vertu et rien d’autre l'avait mené tout au long de sa carrière et au rang dont il jouissait à la Cour. C’était une réponse directe aux médisances que n’importe quel petit aristocrate – de robe ou d’épée – pouvait sans doute adresser à un financier qui avait bien fait ses affaires et dont la carrière était en plein essor. Le lien entre le jeton de Jean de Fourcy et le récit de Jacques-Auguste de Thou est frappant, et nous allons retrouver cette dialectique entre les Fourcy et les milieux érudits de la robe parisienne bien des années plus tard.

9 En 1599 la carrière de l’intendant Jean de Fourcy était encore à ses débuts. Nous ne nous y attarderons pas ici, car Bernard Barbiche l’a bien résumée dans son étude de 1984 en relevant et l’élargissement progressif des fonctions de la surintendance des Bâtiments – les manufactures des tapisseries, en 1599-1601, les grandes cérémonies royales – et l’augmentation en parallèle des revenus. L’ascension de Jean de Fourcy ne subit pas de contrecoups ni à la mort d’Henri IV, ni pendant les bouleversement des années 1617-1619. Alors que ses revenus atteignaient déjà le niveau d’un surintendant – 6000 livres –, lorsque Sully et son fils furent disgraciés en 1621 Jean se vit enfin confier cette même charge, jusqu’alors réservée à la haute noblesse et qu’il pourra transmettre, avant sa mort en 1625, à son fils Henri12. Au long des trois décennies qui le virent intendant, puis surintendant, Jean de Fourcy se trouva en spectateur privilégié et ensuite en acteur lui-même des choix artistiques de la Couronne13. Sa fréquentation des artistes était quotidienne : c’était Fourcy et le contrôleur Jean de Donon qui signaient tous les marchés pour les travaux – Sully apparait personnellement seulement à l’occasion des funérailles d’Henri IV et du couronnement de Marie de Médicis – et c’était lui qui prenait soin de ceux qui étaient engagés14. Les documents nous le montrent, par exemple, en charge du logement de Toussaint Dubreuil15 – qui travaillait à Saint-Germain-en-Laye et au Louvre – ou louant une dépendance de sa résidence parisienne à le père16.

10 Pourtant, face à une activité si intense, nous ne savons presque rien des commandes artistiques personnelles de Jean de Fourcy. Ses résidences ont disparu, la documentation nous n’en donne qu’une très pâle idée. Aucun marché pour des décorations n’est aujourd’hui connu. La chapelle familiale dans l’église Saint-Gervais- Saint-Protais a été transformée au cours des siècles.

11 À Paris les Fourcy habitaient un hôtel particulier rue de Jouy, à mi-route entre leur paroisse et l’église jésuite Saint-Louis, à côté de l’hôtel d’Aumont17 : il a été remplacé par le lourd immeuble du Lycée Sophie Germain. Piganiol de la Force y fait allusion de façon fort synthétique en disant que « l’architecture en est un peu gothique, mais il a

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 104

été réparé de façon que les dedans en sont bien pratiqués & très-commodes »18. Pas question de tirer d’une telle remarque des informations à propos du style et de la chronologie du bâtiment, sauf que les héritiers de Jean n’avaient pas choisi de rebâtir à neuf leur résidence ou de l’adapter aux canons classicistes. Le Plan de Turgot (1739) montre sa structure comme tout à fait typique : un pavillon d’entrée, une cour carrée, un corps-de-logis qui s’ouvrait en deux petites ailes en retour sur le jardin, côtoyant celui de l’hôtel d’Aumont et divisé en deux longs parterres.

Louis Bretez, Claude Lucas, Plan de Paris, dit de Turgot

Paris 1739, planche 6, détail avec l’Hôtel de Fourcy

12 Dressé sur deux étages, plus un niveau sous combles ouvert par des lucarnes, l’immeuble ne devait pas montrer une façade trop élaborée. Le Plan de Vaugondy, un peu plus tardif (1760), confirme le dessin général, mais montre un jardin qui semble avoir été entretemps réduit. La résidence des Fourcy pouvait donc bien montrer un caractère fin XVIe siècle – comme nous le voyons aujourd’hui à l’hôtel de Donon (Musée Cognacq- Jay), bâti après 1575 par le contrôleur général des Bâtiments du roi, Médéric de Donon – et remonter à une commission de Jean. Aucune grande décoration n’est signalée de façon claire dans son inventaire après décès, en 1626, sauf un cycle de huit tableaux encadrés dans la boiserie de la « Petite Salle », dont le sujet n’est pas noté19.

Le château de Chessy

13 Alors que la demeure parisienne des Fourcy nous reste encore méconnue, il sera possible d'en dire davantage à propos de leur résidence à la campagne, le château de Chessy, en Brie, resté dans la famille jusqu’au XVIIIe siècle.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 105

Anonyme, « Façade du Cotté de la Cour »

Plan du Château et Parc de Chessy, 1740, détail. Arch. dép. Seine-et-Marne, Cartes et Plans, 14 FI 4759.

14 D’après Piganiol de La Force, qui le cite en 1718, suivi par les sources érudites et par la rare littérature critique, sa construction revenait à Jean20 : en effet, lorsqu’en 1611 on signe le contrat de mariage entre son fils Henri et Marie de La Grange-Trianon, le château existe déjà21. Un marché passé en décembre 1595 entre le ministre et Jean de Martin, habitant Coubron-en-Brie, portant sur une commande de 150 000 briques au prix de 50 sols par millier22, pourrait bien se rattacher aux travaux de cette résidence : Coubron-en-Brie n’est qu’à une vingtaine de kilomètres de Chessy et dans ce document le commanditaire parait seul, alors que dans les marchés pour les commissions royales il agit normalement au nom du roi et il signe avec son aide Jean de Donon23.

15 Une résidence aux alentours de la capitale occupait sans doute une place importante parmi les intérêts du ministre, pour des raisons d’ordre économique aussi bien que social, car l’exploitation des ressources agricoles restait très importante et une résidence à la campagne était une démarche obligée pour n’importe quelle famille aristocratique, notamment pour les financiers, alors que la noblesse d’épée restait encore très liée aux châteaux ancestraux24. Mais il y avait aussi une raison d’ordre symbolique, car autour de cette demeure on pouvait créer un véritable fief – en regroupant tout simplement nombre de petits domaines, de fermes et de droits féodaux sur les villages voisins – ce qui donnait l’occasion au propriétaire de vanter ses titres. Il s’agit bien de l’opération menée par les Fourcy à Chessy, tout au long du XVIIe siècle, jusqu’à l’obtention en 1672 d’un titre comtal25. Le château de Chessy a été détruit peu après la Révolution et il n’en reste aujourd’hui que le colombier, un petit pavillon faisant partie des communs et la glacière datant du XVIIIe siècle26. La documentation est plutôt tardive, pourtant elle nous donne des indications importantes.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 106

16 Deux plans conservés aux archives départementales de Seine-et-Marne et datés de 1740 nous montrent l’ensemble du domaine ainsi qu’un détail du château et des communs, y compris l’élévation des façades principales27.

Anonyme, « Chessy, Plan du Château et des Communs », Plan du Château et Parc de Chessy

1740, détail Arch. dép. Seine-et-Marne, Cartes et Plans, 14 FI 4759.

17 Il y a quelques différences entre eux, mais tous deux montrent l’usage pratique qu’on y fit : on y trouve le projet du nouveau parterre principal ainsi que des inscriptions à l’encre avec les mesures des éléments du parc qu’on songeait à transformer. Dans ces plans, le château et les communs, l’un à côté des autres, paraissent cernés de douves, formant deux îlots carrés, accessibles par des ponts. Un grand canal se développait à gauche, alors qu’un axe principal, organisé en parterres, traversait le parc et la demeure de l’entrée jusqu’au village. Un deuxième axe bordait le premier, du canal jusqu’à l’orangerie en abritant en son milieu la statue de Gilles Guérin, Louis XIV terrassant la Fronde, aujourd’hui à Chantilly28. La littérature érudite atteste des travaux d’agrandissement menés par Henri II de Fourcy au milieu du XVIIe siècle et l’organisation du parc pourrait bien remonter à cette époque, mais la structure du château peut nous ramener au temps de Jean : par son plan en double île au milieu d’un véritable bassin, la résidence seigneuriale semble vaste et imposante, mais ses dimensions réelles étaient en effet modestes et ses façades montrent des traits archaïques.

18 Au dessus de sa plateforme, le château se dessinait sur un plan carré, avec un corps de logis principal, flanqué des deux pavillons : de-là deux ailes en retour sur cour se développaient, elles aussi gardées par deux pavillons du côté de l’entrée, qui restait libre. Cette structure suivait un schéma précis : deux carrés inscrits, non concentriques

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 107

mais coïncidant sur l’axe d’entrée. Le plus grand – 25 toises (48,725 m) – dessinait le périmètre extérieur, y compris la saillie des pavillons, alors que le plus petit – 15 toises (29,235 m) – déterminait l’ampleur de la cour d’honneur. Le dessin des façades montre que le château s’élevait sur trois niveaux : un étage de service, un étage principal, un étage sous combles, ouvert par des lucarnes et par des œils-de-bœuf. Donc la hauteur du bâtiment restait modeste – 3 toises environ, soit moins que 15 mètres – alors que les demeures des financiers des années 1630 se développaient normalement sur deux étages principaux, plus les caves et les combles29. Le décor aussi était très simple : des cordons en briques soulignaient le passage d’un niveau à l’autre ainsi que les cadres et les tympans des fenêtres. Les murs enduits contrastent avec le témoignage de Piganiol – qui disait que le château était en brique – et aussi avec les montants en pierre aux coins : il pourrait s’agir d’une intervention du XVIIIe siècle.

19 Le plan de 1740 nous montre le niveau des communs, avec les cuisines et les caves, ce qui nous empêche d’avoir une idée des appartements : « le château est composé de trois corps de bâtimens, dont deux en ailes sur la cour et un appartemen de jour composé de trois grandes pièces d’un boudoir, et d’une garde robbe, et il y a environ vingt appartemen de maitres dont huit pour de femmes »30, nous dit un État de consistance sans date mais remontant sans doute aux années 1667-1668, lorsque Maxime de Puységur, fils de la dernière Fourcy, Jeanne Henriette, fut obligé de vendre sa demeure à la suite de dettes31. Il faudra donc imaginer les pièces de l’appartement de jour déployées dans le corps-de-logis et dans les deux pavillons, aux deux côtés d’un escalier central – qui devait monter jusqu’aux combles – comme semble nous le montrer la présence de la demi-fenêtre au dessus de la niche sculptée du portail. L’aile gauche abritait peut-être la galerie qui allait recevoir, autour de 1631, le décor peint par Simon Vouet, et dans son pavillon terminal pouvait trouver sa place la chapelle, dont Piganiol attribuait certaines peintures pas moins qu’à Rubens32 : faute d’autres documents, Sylvain Kerspern a proposé d’y rattacher un Mariage mystique de Sainte Catherine aujourd’hui conservé dans l’église de Couilly-Pont-aux-Dames, un village très proche de Chessy33. Le tableau est une copie de très bonne qualité d’une œuvre rubénienne perdue, déjà à Sans-Souci, et pourrait bien s’agir d’une production de l’atelier du maître34. Sa provenance de Chessy doit rester une hypothèse, mais la question se pose de la possibilité que les Fourcy avaient de profiter des artistes travaillant pour la Couronne. Nous allons examiner de façon plus étendue le cas de Simon Vouet.

20 La documentation sur les décors du château est tout à fait maigre : les inventaires après-décès des Fourcy – surtout celui d’Henri en 1639 – sont décevants, ne notant que quelques tableaux. Alors que Thierry Lhuillier cite des décors à sujet mythologique au rez-de-chaussée, sans nommer ses sources, nous ne pourrons pas non plus nous reporter aux inventaires révolutionnaires. En fait, au contraire de ce qu’on croyait, le château de Chessy n’était pas arrivé à la fin du XVIIIe siècle dans son état d’origine. Un plan dressé en l’An VII (1798-1799) et jusqu’ici ignoré montre bien sa totale transformation35, qu’il faudra dater des années 1782-1784 lorsqu'un nouveau propriétaire, Joseph Micault de Harvelay entreprend une grande série de travaux dont nous avons retrouvé une partie de la documentation36.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 108

Anonyme, « Plan du Château et Parc de Chessy – An 7 »

1798-1799 Arch. dép. Seine-et-Marne, Cartes et Plans, 14FI4968.

21 Alors que le château conservait son plan carré, le corps-de-logis était rebâti à neuf, avec des grandes pièces d’apparat, un double salon central à la façade convexe ; l’étage de service était oblitéré par des escaliers monumentaux, les communs rattachés à la résidence, la chapelle installée à côté du corps-de-logis, selon un plan typique de l’architecture aristocratique au XVIIIe siècle 37. C’est bien ce nouveau bâtiment qui représente la dernière phase de la vie du château de Chessy et que les inventaires révolutionnaires décrivent. La résidence des Fourcy avait disparu bien avant sa destruction.

Le Surintendant et le peintre : Henri de Fourcy et l’Histoire de Renaud et Armide par Simon Vouet

22 Le château de Chessy entièrement perdu, son décor majeur a pourtant survécu. Nous le devons au fils de Jean de Fourcy, Henri (†1638), qui en 1625 lui succédait à la charge de surintendant des Bâtiments. Henri de Fourcy est un personnage majeur dans l’histoire de la peinture française car il fut l’un des premiers commanditaires de Simon Vouet, rentré d’Italie en 1627. Le peintre fut impliqué aussi dans les chantiers du beau-frère du surintendant, le maréchal d’Effiat, et on lui demanda des modèles pour les ateliers des liciers François de la Planche et Charles de Comans38.

23 Pour Henri même, Simon Vouet travailla vers 1630-1631 à Chessy. Dans la galerie du château l’artiste peignit un cycle consacré à l’Histoire de Renaud et Armide : les tableaux, vendus aux enchères en 1767, alors que Maxime de Puységur cherchait à faire face à ses dettes, ont pour cette raison heureusement survécus à la destruction du château39. Ils appartiennent aujourd’hui à la collection parisienne Guyot de Villeneuve.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 109

Simon Vouet, Histoire de Renaud et Armide

Huiles sur toile, vers 1630-1631, coll part. cl. Guyot de Villeneuve, Louvre

24 Ils ont été remontés dans des boiseries du XVIIe siècle qui ne sont pas entièrement cohérentes avec nos peintures. La collection Guyot de Villeneuve étant très difficile à visiter, les tableaux de Simon Vouet sont assez peu connus et très peu étudiés40. Ils constituent pourtant l’une des rares séries décoratives réalisées par le peintre en France conservée de façon quasiment intégrale.

25 Il est difficile de se faire une idée de leur accrochage d’origine. Les tableaux, aux formats et aux dimensions parfois très différents, semblent réfractaires à toute hypothèse de restitution. De riches boiseries et un grand nombre de panneaux mineurs, avec des paysages, des batailles et des arabesques, ornaient sans doute la galerie et ont été dispersés. Plusieurs des panneaux principaux ont été modifiés dans leur format. Ce qui nous reste suffit pourtant à nous donner une idée de l’interprétation vouétienne du récit, qui avait déjà été exploitée par la peinture et la production graphique italiennes que le peintre connaissait très bien, comme nous le prouvent certaines citations iconographiques très évidentes.

26 Dans chacun des quatorze tableaux, Vouet se penche sur la mise en scène des moments clés de l’histoire : deux tableaux sont consacrés à Armide tombant amoureuse de Renaud et le transportant sur son char ; deux tableaux montrent les compagnons de Renaud partis le chercher, alors qu’ils montent dans le bateau de Fortune et qu’il repoussent les avances des nymphes à la Source du Rire ; la scène de l’idylle de Renaud et Armide dans le jardin enchanté est suivie par deux tableaux consacrés au repentir du jeune chevalier, qui contemple son reflet dans le bouclier de diamant et abandonne ensuite Armide évanouie au bord de la mer. Finalement, Renaud fait face au fantôme de

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 110

la magicienne dans la forêt enchantée et, dans le dernier tableau, empêche Armide de se suicider en se réconciliant avec elle.

27 Armide est en effet la véritable protagoniste du cycle : pas moins de trois tableaux – un quatrième, perdu, est documenté par la tapisserie – la montrent en actrice solitaire, occupée à prononcer des sortilèges ou à commander aux démons. Ainsi, dans la scène où elle trouve Renaud endormi aux bords de l’Oronte, Simon Vouet nous cache son visage – le petit Cupidon à l’arc tendu nous dit le changement de ses sentiments – alors qu’il laisse bien en vue au centre du tableau le poignard levé contre le chevalier. Le peintre s’arrête souvent sur sa beauté et sa sensualité, notamment dans la scène finale de la Réconciliation où il n’hésite pas à concrétiser de façon flagrante le filigrane érotique des vers du Tasse. Armide est à moitié nue entre les bras de Renaud, vêtu de son armure : leurs têtes sont très proches, comme s’ils étaient en train de s’embrasser. Le chevalier arrête de sa main droite la flèche que la magicienne avait retournée contre elle-même, sa main gauche s’appuie lourdement sur son sein alors qu’elle fait glisser la sienne sur la jambe de son amant. Pourtant, c’est dans ce même tableau que le sens moralisant du cycle se révèle. Des petits amours dans les airs montrent la couronne nuptiale et la palme de la victoire : la victoire du vrai amour nuptial sur les enchantements sexuels qui avaient enveloppé les deux protagonistes.

28 Simon Vouet multiplie de pareilles références dans d’autres tableaux. Dans la scène de l’Enlèvement, hormis la magique chaîne de fleurs qui tient Renaud prisonnier de l’enchantement, le public ne pouvait pas manquer de remarquer le grand tournesol tenu par la servante, au centre du tableau, sorte de quatrième personnage à côté des trois qui composent ce groupe en merveilleux chiasme dynamique

Simon Vouet, Armide mène Renaud sur son char

Huile sur toile, vers 1630-1631, coll part. Cl. Guyot de Villeneuve, Louvre

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 111

29 Dans le contexte d’un tel épisode de magie, on attend que cette fleur ait une signification négative mais elle est difficile à repérer dans la littérature emblématique de la période, où la capacité qu’a le tournesol de suivre constamment l’astre du jour évoque une fidélité assurée, aussi bien dans le domaine religieux que dans le domaine de l’amour nuptial41. Qu’il s’agisse d’un renversement voulu du sens habituel ou de l’insertion d’un indice positif, dans l’une des scènes qui racontent la corruption du héros, le choix de Simon Vouet montre la fonction critique de la mise en image du texte littéraire. Il en va ainsi dans l’ensemble du cycle conçu pour Henri de Fourcy.

30 À Chessy, l’intention était franchement didactique. Cela se manifeste dans l’importance donnée à Charles et Ubalde résistant à la tentation des nymphes ou par le geste de « bénédiction » que Renaud et ses compagnons adressent à Armide, abandonnée et évanouie, qui modifie de façon substantielle le geste rhétorique qu’avait adopté son modèle, la gravure d’Antonio Tempesta. On a dit que dans ces tableaux Simon Vouet pensait au théâtre – plus que furieuse, la magicienne qui détruit son palais enchanté semble occupée à chanter un air d’opéra dolent –, mais il est vrai aussi qu’il exprime sa dette envers la rhétorique contemporaine d’origine jésuite, qui n’hésitait pas à adopter la préciosité des gens de la Cour pour conquérir l’attention d’un public aristocratique habitué aux lectures romanesques, bien plus qu’à la rigueur des écrivains classiques et des apologistes chrétiens42. Ainsi Simon Vouet s’arrête – avec fascination – sur la fable érotique, mais en véhiculant un message moral très clair qui illustre de façon tout à fait prévisible la victoire de l’ordre chrétien sur les désordres magico-païens.

31 Cette attention que Henri de Fourcy donnait à l’histoire de Renaud et Armide n’est pas sans rappeler l’importance que les sujets tassiens avaient eue à la Cour de France, pendant les trois décennies précédentes. Marie de Médicis avait proposé son image de courageuse reine des Français et de sage régente sous les masques de Clorinde et de Sofronie, alors que, sous l’influence des Jésuites, la Gerusalemme Liberata devenait une référence pour l’éducation du jeune souverain et que commençait à se lever la voix du père Joseph, qui relançait l’idéal de croisade dont la France et son roi devaient prendre le commandement43.

32 Un tel contexte avait été l’origine du contrechant proposé dans les trois ballets de cour commissionnés par Louis XIII et son favori le duc de Luynes dans les années 1617-1619, où les sujets tirés du Tasse – et de l’Arioste – étaient soumis à une véritable réécriture et interprétation pour marquer l’émancipation du jeune monarque de la tutelle de sa mère. Le premier (1617) montrait un Renaud victorieux des sortilèges d’Armide, dans une mise en scène qui excluait toute réconciliation entre les deux personnages44, alors que, dans le troisième (1619), Tancrède triomphait du fantôme de Clorinde et brisait la magie qui tenait la forêt sous son enchantement45.

33 Le choix de Renaud et Armide en 1630-1631 n’était pas le fruit du hasard, alors que les tableaux de Vouet étaient destinés au château de Chessy, mais aussi à une traduction en tapisserie pour la Couronne et pour les particuliers. Henri de Fourcy connaissait très bien les différentes significations que la Cour donnait aux sujets tassiens : il était le fils d’un surintendant des Bâtiments à qui revenaient les dépenses pour les travaux de décoration et les grandes cérémonies46. Ayant remplacé son père, en 1626, il avait déjà essayé de réaliser un grand cycle de tapisseries sur Renaud et Armide, en commandant les modèles à Quentin Varin. Le projet avait échoué avec la mort du peintre (décembre 1626), mais il est significatif qu’il ait été conçu au moment même où Jean Baudoin publiait sa nouvelle traduction de la Gerusalemme. Henri de Fourcy finalement avait

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 112

réussi quelques années plus tard à réaliser ce cycle qu’il confia à Simon Vouet. Il était destiné à une fortune remarquable : tissé trois fois pour la Couronne et plusieurs fois pour des particuliers, il arriva très tôt à Rome, chez les Barberini47.

34 Henri de Fourcy était, comme son père, un représentant de la robe d’origine financière, étranger au monde de la noblesse d’épée, quoiqu’étroitement lié à la Cour par ses charges et par tradition familiale. Il occupait aussi une position importante dans le monde parlementaire, bien que, par son histoire personnelle et sa culture – nous l’avons vu – il fût tout à fait éloigné des milieux robins issus du barreau et de l’université, liés à la République des Lettres et marqués par des tendances gallicanes. Il avait obtenu la charge de président de la Chambre des comptes le 16 septembre 163148, au lendemain de la fuite de Marie de Médicis, en plein renouvellement des charges entrepris par Richelieu afin d’éliminer les soutiens de la reine mère. Le beau-frère d’Henri, d’Effiat, l’un des fidèles du Cardinal, ne fut peut-être pas étranger à cette nomination, qui témoigne de la confiance que le premier ministre faisait à Fourcy, ainsi que de la position du dernier depuis le début de la crise de 1628. Mais cette situation ne semble pas avoir empêché Fourcy de montrer un point de vue autonome dans le théâtre politique du début des années 1630.

35 Il agissait avec les outils qui étaient les siens, c'est-à-dire la création d’œuvres d’art pour la Couronne. Il savait bien qu’à travers la déclinaison d’un sujet connu de tous, les images exerçaient leur influence sur le public : le monarque, bien sûr, mais aussi les aristocrates, grands et petits, à la recherche de décors somptueux. Il agissait en employant un artiste maîtrisant parfaitement la muta eloquentia de la peinture. Il agissait, enfin, en proposant un sujet tout à fait connu à la Cour, mais ramené à une sorte d’orthodoxie tassienne – après combien de variations au cours des décennies précédentes – et interprété selon une lecture qui soulignait la pacification dynastique.

36 Cette portée idéologique découle de la mise en scène et des détails que Simon Vouet y intégra. Au lendemain de la crise qui aboutit à la Journée des Dupes, une nouvelle phase de la monarchie française s’ouvrait avec le départ – habilement forcé par Richelieu – de la reine mère, un départ qui deviendra un exil49. La Cour en avait été frappée, alors même qu’Anne d’Autriche se trouvée compromise dans cette dernière « cabale » qui avait entraîné la crise définitive dans la maison royale. Dans ce contexte, la démarche d’Henri de Fourcy ne pouvait pas revenir au hasard, le sujet et ses implications idéologiques étant trop connus.

37 Une telle opération avait évidemment aussi une valeur personnelle, qui nous échappe, car elle était liée à l’endroit où le cycle était installé et adressée à l’entourage personnel du surintendant, un petit groupe restreint de familiers et de personnages du même milieu de noblesse liée à l’administration. Nous en trouvons trace parmi les noms qui signent les pièces liminaires des ouvrages du prélat Charles de Titreville, protonotaire et professeur d’hébreu au Collège royal. Ses livres, publiés entre 1637 et 1646, sont accompagnés de poèmes écrits par les fils de Henri de Fourcy – Henri II, Jean III, Claude – par François de Grenaille, par Guillaume Colletet. Les mêmes noms qui apparaissent parmi les soutiens du philosophe et philologue Émeric Crucé – auteur du Nouveau Cynée et traducteur de Stace – lorsqu’il se trouvera au milieu d’une polémique littéraire avec Gaspard Gevaerts – lié au salon de Henri de Mesmes – puis avec Johann Friederich Gronovius, lié aux frères Dupuy50 : qui est finalement, encore une fois, aussi une polémique entre deux milieux de magistrats aux origines différentes, les financiers d’une part, les savants robins de l’autre51. Charles de Titreville était ami intime d’Henri

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 113

dont il écrivit l’éloge funèbre en 1638. Il avait aussi écrit un poème latin, Chessiacum. Ad D. Henricum de Fourcy52, qui tissait la louange du château de Chessy, peut-être la meilleure clé de lecture pour comprendre le château et son décor. Mais le Chessiacum est perdu, nulle trace ne nous en reste.

38 Reste le cycle peint par Vouet. Bien que sorti de son contexte d’origine et sans doute incomplet, il montre Henri de Fourcy occupé à réaliser un décor qui ne pouvait pas passer inaperçu. Car revenir sur l’histoire de Renaud et Armide en la lisant de façon positive au tournant de 1630-1631, c’était adresser un message sans équivoque et qui n’était pas forcément en phase avec l’atmosphère de reddition de comptes voulue par Richelieu, désormais arbitre incontesté de la politique française. Un message de rédemption et de réconciliation que tout le monde pouvait comprendre, le cardinal le premier. Qu’il le partageât, cela n'est pas du tout certain.

NOTES

1. Thuana sive excerpta ex ore Jac. Aug. Thuani, per F.F.P.P., 1669, publiés dans Perroniana sive excerpta ex ore Cardinalis Perronii, per F.F.P.P., Genève, Apud Petrum Columnesium, M.DC.LXIX, p. 48. 2. Bernard Barbiche, « Henri IV et la surintendance des bâtiments », Bulletin Monumental, no 142, 1984, p. 20. 3. Étienne Moreau-Nélaton, Les Clouet et leurs émules, Paris 1924, t. II, fig. 238 et p. 38, t. III, p. 60. 4. Généalogie de la maison de Fourcy, Paris, BnF, Ms.Fr. 31039 (Cabinet d’Hozier). 5. Ibid. 6. De La Chesnaye Des Bois, Dictionnaire de la Noblesse, Paris, chez Duchesne, 1761, t. V, p. 151. 7. Ibid. ; Généalogie de la maison de Fourcy, op. cit. 8. Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence : rhétorique et res literaria de la Renaissance, Genève, Droz, 2008, 890 p. 9. Charles-Antoine Jombert, Catalogue raisonné de l’œuvre de Sébastien Leclerc, Chevalier romain, Dessinateur & Graveur du cabinet du Roi, Disposé par ordre historique et suivant l’année où chaque pièce a été gravée, depuis 1650 jusqu’en 1714 […], première partie, Paris, Chez l’Auteur, 1774, p. 304. L’auteur se trompe ici avec un autre Jean de Fourcy, troisième du nom. 10. Jacques de Bie, La France Métallique, Paris, chez l’Auteur, 1636, pl. 89, n. XLII. Quelques détails diffèrent dans la façade du Temple de la Vertu. 11. Kirsten Ahrens, « ”Honori praevia virtus“. Une interprétation de l’architecture à l’arrière- plan du portrait officiel de Louis XIV peint par Rigaud en 1701 », Gazette des Beaux-Arts, 6e série, 115, 1990, p. 213-226. 12. Bernard Barbiche, « Henri IV et la surintendance des bâtiments », op. cit., p. 19-20. 13. Voir par exemple l’épisode daté 1606 dans Maximilien de Béthune, duc de Sully, Mémoires du duc de Sully, Paris, Étienne Ledoux, 1827, t. IV, p. 522. 14. Le choix publié dans Marie-Antoinette Fleury, Documents du Minutier central de Paris – Peintres, sculpteurs et graveurs au XVIIe siècle (1600-1650), Monique Constans éd., Paris 2010, t. II, ad vocem Fourcy, Jean de, nous donne un large exemple de cette activité. 15. Ibid., n. 697. 16. Ibid., n. 768. 17. Alexandre Gady, Les Hôtels particuliers de Paris, Paris, Parigramme 2008, p. 186-189.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 114

18. Jean-Aymar Piganiol de La Force, Description de Paris, Paris, T. Legras 1742, vol. IV, p. 297. 19. Arch. nat., MC XIX 304, 7 février 1626, Inventaire après décès de Jean de Fourcy. 20. Jean-Aymar Piganiol de la Force, Nouvelle description de la France, Paris, F. Delaulne, 1718, vol. II, p. 499-500 ; Thierry Lhuillier, « Chessy », Almanach historique, topographique et statistique du département de Seine-et-Marne et diocèse de Meaux, no 24, 1884, p. 22-130 ; Sylvain Kerspern, La peinture du XVIIe siècle en Brie, thèse de doctorat s. dir. Daniel Ternois, Université Paris 1-Panthéon Sorbonne, 1990, p. 264-266. 21. Chessy, Paris, BnF, Ms.Fr. 26301 (Collection Joult). 22. Arch. nat., MC, ET XIX 332, 6 décembre 1595, Marché entre Jean de Fourcy et Jean de Martin. 23. Documents du Minutier Central, op. cit., n. 408-4009, 411, 829, 833, 993, 1000-1001, etc. 24. Jean-Marie Pérouse de Montclos, Histoire de l’architecture française. De la Renaissance à la Révolution, Paris, Mengès 1989, p. 215-247. 25. De La Chesnaye Des Bois, Dictionnaire de la Noblesse, op. cit., t. V, p. 152. 26. Arch. dép. Seine-et-Marne, Cartes et Plans, 4P37/1350, Cadastre Napoléonien, 1824-1830, Chessy : ce plan cadastral montre bien la disparition du château et la transformation du domaine. 27. 27. Arch. dép. Seine-et-Marne, Cartes et Plans, 14 FI 4759, plan du château et parc de Chessy, 1740. 28. Nous savons d’après Piganiol, Nouvelle description, op. cit., que la statue avait été dressée dans la cour de l’Hôtel de Ville de Paris et que le roi-même, en 1687, avait ordonné son déplacement. Henri II de Fourcy, qui était alors prévôt des marchands, l’avait amenée à Chessy, en faisant ajouter sur son socle quelques vers de Santeuil. 29. Jean-Marie Pérouse de Montclos, Histoire de l’architecture française, op. cit., p. 215-247. 30. Arch. dép. Seine-et-Marne, 1F177, Mémoires, États de Consistance, pièces diverses concernants la Seigneurie de Chessy, etc., XVIIIe siècle (1767 ?), 6 cc,. n. p. 31. Thierry Lhuillier, « Chessy », op. cit., Maxime était très probablement le commanditaire des travaux dont on fait le projet sur les plans de 1740. 32. Piganiol de la Force, Nouvelle description, op. cit. : « Les peintures de la Chapelle sont encore au- dessus de celles-la [de la galerie]. Ce sont plusieurs excellents morceaux dont quelques-uns sont de Rubens. » 33. Sylvain Kerspern, La Peinture du XVIIe siècle, op. cit., p. 271-273. 34. Sylvain Kerspern, Tableaux de Couilly-Pont-aux-Dames, Objets d’art... 15 années d’études et de restaurations en Seine-et-Marne (1995-2010). Quelle histoire !, M. Billat éd., Lyon, Lieux Dits Éditions, 2010, p. 120-123. 35. Arch. dép. Seine-et-Marne, 14FI 4968, Plan du Château de Chessy, An 7 (1798-1799), mais les inventaires révolutionnaires remontent au 24 octobre et au 5 décembre 1792. 36. Paris, Arch. nat., T 260, 11-12, Travaux pour la construction des voutes du château de Chessy tant en 1682 et 1683 que pour la distribution de l’aile droite et pour la voute du salon, faite en 1784. 37. Christophe Morin, Au service du château. L’Architecture des communs en Île-de-France au XVIIIe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2008, p. 161-212. 38. Denis Lavalle, Vouet, J. Thuiller, B. Brejon de Lavargnée, D. Lavalle dir., cat. expo, Paris, Galeries nationales du , 6 novembre 1990-11 février 1991, Paris, RMN, 1990, p. 512-516. 39. Une vente documentée dans les Petites Affiches a été mise en relation avec ces tableaux et la date de 1767 coïncide en effet avec les soucis économiques de Maxime de Puiségur, en précédant d’une seule année la vente du château. Sylvain Kerspern, La Peinture du XVIIe siècle, op. cit., p. 267. 40. Louis Demonts, « Les Amours de Renaud et Armide », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, 1913, p. 59-78 ; Rensselaer Lee, Armida’s Abandonment. A Study in Tasso Iconography before 1700, De Artibus Opuscula, XL. Essays in honor of Erwin Panofsky, New York 1961, t. I, p. 335-349 ; Barbara Brejon de Lavergnée, « Simon Vouet, Storie di Rinaldo e Armida », Torquato Tasso tra letteratura, musica, teatro e arti figurative, A. Buzzoni dir., cat. expo, Ferrare, Nuova Alfa 1985,

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 115

Bologne 1985, p. 287-289 ; Barbara Brejon de Lavergnée, Dessins de Simon Vouet, Musée du Louvre. Inventaire Général des dessins, Paris, RMN 1987, p. 54-56, n. 21 ; Vouet, op. cit., p. 116-118, ill. 117. Parmi les études les plus récentes qui citent nos tableaux, voir L. Fallay d’Este, « La pittura francese e l’opera del Tasso », Studi tassiani per il IV centenario della morte di T. Tasso, Sorrente 1995, p. 31-78 ; Jonathan Unglaub, Poussin and the poetic of painting : pictorial narrative and the legacy of Tasso, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, 282 p. 41. Sabine Mödersheim, “The Emblem in the context of architecture”, Emblem Scholarship : a tribute to Gabriel Hornstein, P.M. Daly dir., Turnhout, Brepols 2005, p. 171. 42. Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, op. cit., p. 247-342. 43. Colombe Samoyault-Verlet, « Ambroise Dubois à Fontainebleau », Le Petit journal des grands expositions, no 170, 1987 ; Paola Bassani Pacht, « Marie de Médicis et ses artistes », Le Siècle de Marie de Médicis , F. Graziani, F. Solinas dir., Franco-Italica, no 21-22, 2002, Alessandria, 2002, p. 81-94. Pierre Benoist, « Le père Joseph, l’empire Ottoman et la Méditerranée au début du XVIIe siècle », Cahiers de la Méditerranée, 71, (2005), http://cdlm.revues.org/index968.html. J’ai donné un essai de lecture de ce phénomène dans ma thèse doctorale. 44. Étienne Durand, Discours au vray du ballet dansé par le Roy, le dimanche XXIXe jour de janvier M.VIc.XVII. avec les desseins, tant des machines & apparences differentes, que de tous les habits des masques, Paris, Pierre Ballard, 1617, 35 f. 45. Giovanni Careri, Geste d’amour et de guerre. La Jérusalem délivrée, images et affects (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Éd. EHESS, 2005, p. 204-214. 46. Bernard Barbiche, « Henri IV et la surintendance des Bâtiments », op. cit., p. 20-21. 47. Vouet, op. cit., p. 512-516. La « Série Barberini » est conservée aujourd’hui au Flint Museum of Art (Ohio). 48. Bernard Barbiche, « Henri IV et la surintendance des Bâtiments », op. cit., p. 20-21. 49. Jean-Claude Dubost, Marie de Médicis. La reine dévoilée, Paris, Payot, 2009, p. 784-804. 50. Émeric Crucé, Il nuovo Cinea. Per la pace universale, A.M. Lazzarino del Grosso dir., Naples, Guida 1979, p. 34 et p. 50 suiv. 51. J’ai proposé une étude sur l’entourage culturel des Fourcy dans mon essai Tra la Corte e l’Accademia. Il micro-contesto di alcuni entourages nobiliari all’epoca di Luigi XIII : il caso dei de Fourcy, Le Virtuose adunanze. La cultura accademica tra XVI e XVII secolo, actes du colloque international, Latina 16-17 février 2012, Clizia Gurreri dir., à paraitre. 52. Thierry Lhuillier, Chessy, op. cit. ; Sylvain Kerspern, La Peinture du XVIIe siècle, op. cit., p. 266.

RÉSUMÉS

La maison de Fourcy donna plusieurs figures d’administrateurs à la France et à sa capitale, notamment Jean et son fils Henri, qui furent l’un après l’autre surintendants des Bâtiments royaux durant une trentaine d’années, de 1594 jusqu’en 1638, pendant le règne de trois souverains : Henri IV, Marie de Médicis et Louis XIII. Alors qu’ils agirent en protagonistes de la politique artistique de la Couronne, ils furent eux-mêmes commanditaires d’œuvres d’art, mais il ne nous en reste aujourd’hui presque aucune trace. Pourtant, en croisant les rares exemples subsistants avec les archives et les sources littéraires, il nous est possible de retracer les contours de certaines réalisations, ainsi que leur place dans le contexte artistique et culturel de la première moitié du XVIIe siècle. Un jeton frappé pour Jean en 1599 révèle ses rapports

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 116

polémiques avec certains milieux de la robe parisienne. Plusieurs documents d’archives nous permettent d’évoquer leur demeure dans le quartier du Marais, mais surtout leur château de Chessy, dans la Brie, dont la galerie fut décorée en 1630-1631 par Simon Vouet avec une Histoire de Renaud et Armide commandée par Henri de Fourcy, qui a survécu à la destruction du manoir. Ces mêmes tableaux avaient été conçus comme modèle pour des suites de tapisseries destinées à la Couronne aussi bien qu’aux particuliers. La confrontation entre l’interprétation de l’histoire tassienne donnée par Vouet et l’exploitation artistique et théâtrale qu’on en fit à la Cour pendant les années précédentes montre bien la signification idéologique que Henri de Fourcy attribuait a ce sujet, en révélant ses réserves sur la ligne politique dictée par Richelieu au débuts des années 1630.

Several skilful administrators of France and its capital city stemmed from the de Fourcy family. In particular, Jean and his son Henri held the office of surintendants des Bâtiments du roi for almost fifty years, from 1594 to 1638, during the reign of no less than three kings: Henry IV, Marie de’ Medici, and Louis XIII. While they acted as protagonists in the artistic choices of the Royal family, and in the control over artists and workshops, the de Fourcys also commissioned a number of art works for their own family members, of which almost nothing remains today. Finding connections between what has survived, archival data and pieces of information provided by literary sources can help us to understand how some of these art works appeared, and the role the patron ascribed to them in the context of the cultural and political debate in the first half of the 17th century in France. A medal cast for Jean in 1599 shows the involvement of the minister, who was a member of the financial elite in dialectic with the Parisian intellectual milieu. Some documents allow a tentative reconstruction of the de Fourcys’ dwellings in Paris (in the Marais), as well as of their country-house, the château Chessy. Here, around 1630-1631, Henri commissioned from Simon Vouet a cycle of canvases depicting the story of Rinaldo and Armida, which is the only surviving product of de Fourcy’s patronage. The same paintings were intended to be translated into tapestries for the sovereigns. A comparison between Vouet’s rendition and the visual and theatre tradition derived from Tasso’s poem of the subject in the same years makes clear the political issues implicit in Henri’s artistic enterprise: the message to be read between the lines is that of Henri’s search for relative independence from the policies of Cardinal Richelieu.

Die Familie de Fourcy hatte mehrere Hauptfiguren der französischen und pariserischen Behörde. Jean und sein Sohn Henri waren zum Beispiel, Inspektoren der königlichen Gebäude, dreißig Jahre lang von 1594 bis 1638, und während der Herrschaft von drei Herrscher : Heinrich IV. der Gute, Maria von Medici und Ludwig XIV. Als sie die Hauptfiguren der kulturellen und königlichen Politik waren, haben sie gleichzeitig mehrere Kunstwerke gekauft. Leider findet man Heutzutage diese Kunstwerke nichts. Aber wenn man die Archiven und literarische Quellen sammelt, ist es möglich sich einigen diesen Kunstwerken vorstellen. Auch kann man sich gut den künstlichen und kulturellen Zusammenhang der ersten Hälfte des 17. Jahrhunderts darstellen. Alte Münze des Jahres 1599 zeigen Konflikten zwischen Jean und einige Adelspariser. Verschiedene Archiven erwähnen eines Haus in dem Viertel Marais, das Schloss Chessy, in der Brie, dessen Galerie wurde im Jahre 1630-1631 von Simon Vouet gemalt. Diese überlebende Ausstattung des Schlosses war von Die Geschichte von Rinaldo und Armida inspiriert. Diese Gemälde sehen so aus wie einen Beispiel für die Wandteppich des Königs und der Privatpersonen. Die Ausdeutung der Geschichte der Malerei Vouet entspricht nicht mit dem Theaterstück am französischen Hof. Diese Geschichte hat in Wirklichkeit eine andere Bedeutung für Henri de Fourcy, der also die Politiklinie des Kardinals Richelieu am Anfangs des Jahres 1630 kritisiert.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 117

AUTEUR

GABRIELE QUARANTA Gabriele Quaranta, né en 1977, a soutenu en 2003 un mémoire de maîtrise sous la direction de Claudia Cieri Via à l’université La Sapienza intitulé Il Palazzo Gallio in Alvito. Architettura, decorazione, committenza publié en 2003 sous le titre Bagliori dal passato. Il Palazzo Gallio in Alvito e i suoi dipinti tassiani à Rome aux éditions Bardi. En 2008 il a obtenu le diplôme de la Scuola di Specializzazione in Storia dell’Arte (Sapienza Università di Roma), en soutenant la thèse La ‘Gerusalemme Smantellata’. Un palazzo nobiliare romano e un ciclo tassiano del Seicento travolti dalle demolizioni del Ventennio, sous la direction de Claudia Cieri Via. La même année il a obtenu aussi une bourse de recherche au Collège de France avec un projet sur les tableaux du Don Quichotte au château de Cheverny. Les premiers résultats ont été publiés dans l’essai « Pagine e immagini : le ekphraseis di Marc-Antoine Gérard de Saint-Amant e di Adrien de Monluc e gli esordi figurativi del Quijote nei dipinti di Jean Mosnier a Cheverny », RolSA, 12, 2010, p. 55-76, et un livre est en préparation. Il a soutenu en juin 2013 sa thèse de doctorat intitulée L’Arte del Romanzo. Temi letterari nella pittura francese del Seicento (dal regno di Enrico IV alla reggenza di Anna d’Austria), sous la direction de Mme Claudia Cieri Via et Mme Colette Nativel consacrée à la présence des sujets littéraires dans les grandes décorations royales et aristocratiques de la première moitié du XVIIe siècle. Il a publié aussi des essais sur l’emblématique en France au XVIIe siècle (« De la Maison d’Astrée aux tableaux de Cheverny : emblèmes, poèmes et Chambres d’Amour au temps de Tristan », Cahiers Tristan L’Hermite, t. XXXII, 2010, p. 24-38 ; « From the pages to the walls and vice versa. Applied Love Emblems between Tristan l’Hermite’s poetry and seventeenth-century French décoration », Emblematica, 32, 2013, ainsi que des études sur l’art médiéval italien : « Il rinnovamento di una iconografia tradizionale : temi escatologici per la controfacciata di Santa Croce a Genazzano », Martino V. Il pontefice, Genazzano, le idealità, studi in onore di Walter Brandmüller, P. Piatti, R. Ronzani O.S.A. dir., Rome, Centro Studi Roma nel Rinascimento 2009, p. 175-199 ; « Persistenza della tradizione, eloquenza dei dettagli : patronato, temi e iconografie per la decorazione pittorica dell’Oratorio », La Castiglia in Marittima. L’Oratorio della SS. Annunziata a Cori, P.F. Pistilli, E. Scarfò dir. (à paraitre). [email protected]

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 118

Finances et arts pendant la Révolution et le Premier Empire. L'exemple du Garde-Meuble Finances and arts during the Revolution and Empire: the example of the Garde- meuble Kunst und Finanzen während der Revolution und des Ersten Kaiserreiches. Das Beispiel der Mobiliarverwaltung des Garde-Meuble

Aleth Tisseau des Escotais

1 Sous l'Ancien Régime, le roi et son entourage ont pris l'habitude de jouer leur rôle de mécène dans le domaine des arts décoratifs par le biais du Garde-Meuble. Le directeur du Garde-Meuble lui-même, la plupart du temps amateur éclairé, sait repérer les artistes de talent et les employer au service du roi et de ses propres ambitions. Entre 1774 et 1784 par exemple, ce sont plus de sept cents meubles que Riesener, alors seul ébéniste de la Couronne, livre au Garde-Meuble1. Il bénéficie pour cela de l'appui du directeur Pierre-Élisabeth de Fontanieu, mais aussi de la reine Marie-Antoinette, des comtesses de Provence et d'Artois et de Mesdames. Ces commandes ont un coût. Les finances royales, et par conséquent nationales, sont lourdement mises à contribution.

2 La logique change du tout au tout avec la rupture de la Révolution. Si le premier inspecteur, Jean-Bernard Restout (20 août 1792 - 22 avril 1793) peut être considéré comme un connaisseur en sa qualité de peintre et graveur, c'est loin d'être le cas de ses successeurs, François-Louis Bayard, Louis-François Dubois et Nicolas-Auguste Villette pour la période révolutionnaire, Étienne-Jacques Calmelet puis Alexandre-Jean Desmazis pour la période impériale. Les représentants de l'exécutif ne sont pas plus passionnés d'arts. La sobriété républicaine commence à peine à être remise en cause sous le Directoire que le coup d’État du 18 brumaire ouvre la voie au général Bonaparte, dont les rapports aux arts, tout comme à la religion, sont avant tout pragmatiques.

3 Privé d'une personnalité éclairée qui impose une ligne directrice aux domaines de l'ameublement et du textile, le Garde-Meuble se retrouve coupé de ses financements

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 119

traditionnels. Il est désormais soumis à l'état fluctuant des finances, qui sont devenues une priorité nationale. L'institution connaît dès lors une rigueur budgétaire sans précédent pendant les années révolutionnaires, puis un renouveau calculé sous l'Empire.

Les années révolutionnaires : gestion rigoureuse, économies et productivité

4 Dans le contexte économique et financier critique que constituent les années révolutionnaires, la gestion des crédits fait l'objet d'un soin particulier, dans le but de réduire les dépenses, et parfois de créer des bénéfices.

Des dépenses contrôlées et réduites

5 Au niveau de l'organisation des comptes financiers, la distinction entre dépenses fixes et dépenses extraordinaires, générale sous l'Ancien Régime, demeure. Les dépenses fixes, qui sont des dépenses régulières, autorisées au départ par le ministre de l'Intérieur, puis reconduites d'un état à l'autre, peuvent faire l'objet de paiements mensuels ou par quartier. Ce sont les états par quartier ou trimestre qui dominent pendant la période révolutionnaire. Les dépenses extraordinaires sont quant à elles des dépenses ponctuelles, qui font l'objet d'une autorisation spéciale et d'un mémoire qui leur est propre. Ces deux types de dépenses sont réglés directement par la Trésorerie nationale ou la comptabilité du ministre de l'Intérieur, sans passer par le Garde- Meuble, qui se contente d'en apporter les éléments.

6 Pendant la période révolutionnaire, on ajoute une troisième catégorie de dépenses, les dépenses urgentes. Ces dépenses comprennent tous les menus frais que le Garde- Meuble règle sur les fonds d'avance qui lui sont versés. Un compte rendu doit en être réalisé chaque décade. Une lettre du 27 fructidor an II (13 septembre 1794)2 fixe à 3 000 livres les fonds d'avance. La possibilité de disposer de ce fonds d'avance est le résultat de réclamations répétées de l'inspecteur, rejetées dans un premier temps par le ministre de l'Intérieur Garat3, avant d'être approuvées par son successeur Paré.

7 Quel que soit le type de dépenses dont il est question, un aspect majeur est souligné en permanence par le ministre de l'Intérieur et la commission des Revenus nationaux : il s'agit de la nécessité de rendre des comptes. Garat par exemple s'exprime ainsi dans une lettre du 10 juin 17934 adressée à l'inspecteur provisoire Bayard : « Les états et les rapports doivent être considérés par vous comme un objet essentiel et insuppléable de votre activité, parce qu'ils écartent l'arbitraire, précisent les objets et sont dès lors indispensables à votre responsabilité comme à la mienne ». Rendre des comptes est un devoir pour tout agent public selon la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

8 Les services du ministre de l'Intérieur et de la commission des Revenus nationaux examinent chaque compte des dépenses extraordinaires et urgentes transmis par l'inspecteur. Ils émettent des observations sur chaque frais mentionné dans le compte, et concluent en déclarant l'article soit « passé » ou « bon », soit « à rejeter ». Dans un de ces examens de compte5, la commission des Revenus nationaux explique à Bayard le processus à suivre pour que la gestion des dépenses extraordinaires et urgentes soit réalisée correctement. Après avoir été visées par l'inspecteur, ces dépenses devraient

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 120

passer par le vérificateur Sulleau avant de pouvoir être payées par Hamelin, dépositaire des fonds du Garde-Meuble. On constate que les fonctions d'ordonnateur, de comptable et de contrôleur sont clairement définies et distinguées.

9 Ce sérieux budgétaire n'est pas suffisant. S'y ajoute une rigueur budgétaire appuyée. Faire faire des économies à l'État apparaît alors comme une marque importante de zèle patriotique, comme une sorte de profession de foi républicaine. Les économies se réalisent en permanence, dans la gestion de l'institution et même, dans l'ameublement des bâtiments publics, au moins jusqu'au Directoire.

10 Dans la gestion de l'institution, le premier facteur d'économie est la réduction du personnel. Le personnel coûte cher, et il devient de plus inutile au fur et à mesure de la liquidation du Garde-Meuble. Quand des besoins ponctuels de personnel se font néanmoins sentir, l'inspecteur n'hésite pas à recourir alors à des journaliers, qui lui reviennent moins cher, notamment parce qu'ils ne bénéficient pas d'avantages tels que le logement. Dubois a bien compris ce mécanisme dès son entrée en fonction : « Citoyen Ministre, lorsque, m'accordant ta confiance, tu me chargeas de l'inspection générale du Garde-Meuble et des Menus réunis, j'ai dû pour la mériter et par devoir entrer dans les vues d'économie dont tu es animé pour la chose publique et t'en soumettre les résultats. Mon premier soin a été de prendre connaissance de l'état des employés dans cette administration, de l'occupation et de l'utilité de chacun d'eux », écrit-il le 16 nivôse an II (5 janvier 1794)6, un mois après sa nomination.

11 Le second facteur d'économie dans la gestion du Garde-Meuble consiste à réduire tous les menus frais de fonctionnement. C'est ainsi que l'inspecteur propose par exemple, dans une lettre du 20 février 1793 adressée au ministre de l'Intérieur7, d'utiliser pour le transport des meubles les chevaux du ministère de la Guerre lorsqu'ils ne sont pas employés par celui-ci. La question des chevaux et des voitures est un problème crucial, la République étant d'une façon générale à court de chevaux8. Chaque action du Garde- Meuble doit être revue dans un objectif d'économie. Le fait de devoir justifier de façon particulièrement précise chaque dépense, dans un état particulier s'il s'agit d'une dépense courante, ou sur l'état des dépenses extraordinaires et urgentes dans les autres cas, en sachant que ces états seront relus avec attention, limite les abus, qu'il s'agisse de faux frais ou de frais dont le coût serait surestimé.

12 La gestion de Bayard est jugée globalement positive par la commission des Revenus nationaux : « Nous ne pouvons qu'applaudir au zèle et à l'empressement que tu mets à la recherche des moyens de rendre et plus active et moins dispendieuse à la République l'administration qui t'est confiée9. » Il faut noter que Bayard a une formation de négociant. Le fait qu'un tel personnage ait été choisi à la tête du Garde-Meuble est extrêmement révélateur : la gestion prime désormais sur la mission artistique qu'incarnait encore son prédécesseur, le peintre et graveur Jean-Bernard Restout.

13 Faire des économies dans la gestion du Garde-Meuble s'avère être une chose facile, ou du moins réalisable. Il n'en va pas de même dans le domaine de l'ameublement des établissements publics. En effet, le Garde-Meuble doit obéir aux souhaits des divers ministres et commissions, une fois l'approbation du ministre de l'Intérieur obtenue, et sa marche de manœuvre est relativement faible. Il peut agir sur le processus de fabrication des meubles et textiles, en le surveillant de plus près ou en recourant à des meubles réquisitionnés, mais à l'arrivée le produit doit être tel qu'il a été exigé qu'il soit. L'inspecteur ne peut se permettre de discuter une demande. Sous la Convention,

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 121

l'austérité domine, mais le faste et les goûts de luxe font leur réapparition sous le Directoire.

Ventes, destructions et loteries

14 Les choses vont plus loin lorsqu'on demande au Garde-Meuble, non seulement de faire des économies sur son fonctionnement général, mais également de produire des bénéfices. Il doit se trouver des sources de revenus et contribuer à l'effort financier national. Pour cela, il organise des ventes, des destructions, et contribue au dispositif des loteries publiques.

15 Des ventes de mobilier du Garde-Meuble ont déjà eu lieu à plusieurs reprises sous l'Ancien Régime. En 1645, un arrêt du 10 juin ordonne de dresser l'inventaire des meubles des châteaux du Louvre et du Petit-Bourbon et de vendre aux enchères « ceux qui seront inutiles ou inutilisable10 ». En 1736, 1741, 1751 et 1752, sous Gaspard-Moïse- Augustin de Fontanieu, des ventes sont à nouveau organisées. Thierry de Ville-d'Avray en met en place lui aussi, au cours des années 1785 et 1786. La plupart du temps, ces ventes ne concernent que des objets de peu de valeur. Les opérations des années 1751 et 1752 font exception, et provoquent des pertes non négligeables pour les collections du Garde-Meuble.

16 Pendant la Révolution, ces ventes prennent une ampleur bien supérieure. Le décret du 22 octobre 1792 ordonne la vente du mobilier des maisons royales. Un décret d'application du 10 juin 179311 marque le véritable point de départ de ce mouvement. Les commissaires de la Convention sont élus quinze jours plus tard, afin d'encadrer le processus qui débute le 20 août à Rambouillet, le 25 août à Versailles, le 6 octobre à Marly, puis s'étend à partir du printemps 1794 à Saint-Cloud et du printemps 1795 à Bellevue. Aux ventes de mobilier des maisons royales s'ajoutent les ventes de mobilier du Garde-Meuble de Paris.

17 Ces opérations ont un but politique et économique évident, mais il ne faut pas oublier qu'elles ne sont pas toujours le résultat d'une volonté délibérée. Devant l'insécurité qui règne et les vols qui sont perpétrés, la vente apparaît parfois comme un moindre mal : puisque de toute façon les meubles ne peuvent être conservés, autant les vendre, ils auront ainsi une certaine utilité. C'est la réflexion que fait le ministre de l'Intérieur Garat, le 19 mai 1793, dans une lettre adressée à Bayard12. Après que deux vols ont été commis à Trianon, la vente du mobilier du palais est envisagée comme une des solutions au problème. La vente est préférable au vol.

18 Le rôle du Garde-Meuble dans ces aliénations est décisif, même s'il agit en permanence sous le contrôle du pouvoir. Dans le cas des résidences royales, il lui revient de dresser l'état des meubles à sacrifier13 ; il est donc largement responsable de la nature et de la quantité des objets dont on se sépare. Dans le cas des ventes organisées au Garde- Meuble de la place de la Révolution, il se charge bien évidemment de réaliser l'inventaire des meubles dont on se défait, mais il a en plus de cela la responsabilité de l'organisation des ventes, qui consiste essentiellement à s'assurer de la présence de représentants de l'État14. Car aucune vente ne peut avoir lieu sans la surveillance de deux membres de la Convention puis, à partir de novembre 1793, de deux commissaires du Conseil exécutif provisoire. Ces représentants du peuple, intéressés au produit des enchères, ont une fonction capitale dans le processus de vente.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 122

19 Un autre rôle que s'attribue le Garde-Meuble dans l'organisation de l'aliénation du mobilier national consiste à s'assurer de la rentabilité des ventes. La multiplication des ventes particulières à Paris rend les opérations d'aliénation moins avantageuses. Cependant, il reste préférable de vendre à Paris qu'ailleurs, en raison du nombre de marchands qui y résident. C'est pourquoi l'inspecteur demande, entre autres, que les meubles de la maison de Madame Élisabeth à Montreuil et du Garde-Meuble de Monsieur à Versailles ne soient pas vendus à Versailles15, et que les objets « d'un haut prix, dont on pourrait tirer plus d'avantage à Paris16 » du ci-devant marquis de Polignac ne demeurent pas dans le Loir-et-Cher. Il faut éviter également de tenir deux ventes d'importance en même temps à Paris17, car cela réduit le nombre de marchands présents à chacune des ventes, et la hausse des enchères s'en trouve limitée. Le Garde- Meuble essaie de rationaliser les ventes, afin d'en tirer le maximum de profit.

20 Une variante de la vente consiste dans la délivrance de meubles aux fournisseurs de la République, en paiement de leurs fournitures. Les « capitaines grecs » par exemple, des négociants qui profitent de l'état critique du commerce en France, reçoivent au cours de l'an IV et de l'an V (1795-1797) des tapisseries, des étoffes, des tableaux et des estampes en nombre conséquent18. De même, le 24 pluviôse an IV (13 février 1796)19, on décide de céder quatre pièces de tapisseries de Beauvais représentant les quatre parties du monde, emblématiques de la Révolution américaine, au citoyen Sadler, négociant des États-Unis d'Amérique, qui en a fait la demande. Ayant peu de hauteur et étant tachées de signes de féodalité difficiles à faire disparaître, elles sont peu convenables à l'ameublement du Grand-Luxembourg et leur cession n'est pas une vraie perte pour la nation. Finalement, Sadler renonce à cette acquisition, et ces tapisseries sont remises au fournisseur Abraham Alcan20. Le paiement des fournisseurs, tout comme la remise d'objets en déduction de créances sur la République, entame sérieusement les collections du Garde-Meuble.

21 Toujours dans un objectif de profit, le Garde-Meuble organise des fontes et destructions diverses, comme cela se pratiquait déjà sous l'Ancien Régime. À l'hiver 1689-1690, Louis XIV fait fondre son mobilier d'argent pour financer sa politique de guerres. Des fontes d'objets d'or et d'argent ont lieu en 1726 et en 1751 sous Louis XV, tandis que le Garde- Meuble fait brûler en mars 1746 et en novembre 1759 des meubles de brocart pour en retirer le métal précieux21. Sous le règne de Louis XVI enfin, Thierry brûle des étoffes au cours des années 1784-1785, fait retailler les diamants de façon catastrophique, et envoie une partie de l'orfèvrerie royale à la Monnaie pendant l'automne 1789, pour participer à ces dons patriotiques qui ont pour but de pallier l'effondrement des recettes fiscales.

22 Il n'est donc pas étonnant que le Garde-Meuble national ait recours à des fontes et à des destructions pour remplir ses caisses, il agit dans la lignée de pratiques du Garde- Meuble de la Couronne. L'opération la plus ample qui a lieu est la destruction d'anciennes tapisseries. En tout, dix-huit tentures, comprenant cent quatre-vingt dix tapisseries, sont détruites en quelques minutes à la Monnaie, au cours de l'année 1797, pour une somme de 65 ou 66 000 francs22. Les opérations concernant les tapisseries sont les plus spectaculaires, mais elles sont loin d'être isolées. La loi du 10 juin 1793 prévoit l'envoi à la Monnaie des objets d'orfèvrerie qui n'ont pas de plus-value liée à un caractère d'œuvre d'art23. On peut citer dans cet ordre d'idées les dorures du mobilier de la Liste civile qui sont conduites à la Monnaie nationale24 ; ou, en ce qui concerne les objets de moindre valeur, les étoffes avec motifs de fleurs de lys qui sont transformées

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 123

en papier25, les vieux lits qui deviennent du bois de chauffage26. Globalement, toute la période est parcourue d'envois d'objets précieux à la Monnaie27. Parfois, le profit de la destruction n'est pas matériel. Par exemple, le Garde-Meuble doit fournir des objets rappelant la royauté pour le bûcher de la fête nationale28. Le bénéfice est alors moral, les effets brûlés contribuent à l'instruction républicaine du peuple.

23 Le troisième point qui permet au Garde-Meuble de générer des profits est le phénomène de la loterie. Ce jeu de hasard aux origines très anciennes a été pratiqué officiellement pour la première fois en France en 1539. Il s'y développe, malgré les vifs débats qu'il occasionne, et les sommes produites deviennent tellement importantes que la royauté récupère les loteries à son seul profit dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

24 Pendant la période révolutionnaire, deux grandes loteries nationales au moins sont tirées. Les loteries font l'objet d'un décret du 27 vendémiaire an IV (19 octobre 1795), qui établit un délai de six mois pendant lequel les porteurs de billets gagnants aux loteries nationales de maisons, meubles et effets peuvent réclamer les lots qui leur reviennent. Au-delà, ils sont déchus de toute prétention sur l'objet de leur lot, qui reste au profit de la République.

25 Ces loteries concernent le Garde-Meuble, car il pourvoit aux lots en meubles, participant ainsi à l'attractivité du jeu, et aux bénéfices qui en sont générés par conséquent. Établie par le décret du 29 germinal an III (18 avril 1795), et tirée les 2 et 12 fructidor suivants (19 et 29 août), la première loterie révolutionnaire ne coûte pas grand chose aux collections du Garde-Meuble, car les porteurs de billets gagnants tardent à se faire connaître. Seul le citoyen Lullin se présente, et remporte avec lui une paire de draps de toile de Hollande d'une valeur de 1 600 francs29. La seconde loterie est tirée en brumaire an IV (octobre - novembre 1795). Les gagnants se présentent en nombre plus important, et les objets attribués sont de plus grande valeur : deux paires de bras en bronze doré d'un montant de 62 000 francs ; une table de trictrac en acajou et ébène d'un montant de 3 400 francs ; une commode en acajou valant 24 000 francs ; deux vases de porcelaine de Sèvres d'une valeur de 3 400 francs ; enfin, une table à écrire en acajou d'un montant de 6 000 francs. Même si ce phénomène reste limité, il participe à la dilapidation des collections du Garde-Meuble.

26 Le Garde-Meuble, face aux difficultés économiques de la période révolutionnaire, sait s'adapter et limiter les coûts qu'il occasionne en réduisant ses frais de fonctionnement, en recourant à des meubles réquisitionnés et en générant des profits, principalement par le biais de ventes et de fontes dont l'ampleur dépasse ce qu'avait pu connaître l'Ancien Régime. Il parvient également à participer à la bonne santé financière de la République en contribuant au paiement de ses fournisseurs et créanciers et en soutenant le système des loteries. Cette exigence de productivité imposée au Garde- Meuble est une constante de l'époque révolutionnaire, il semble que les transformations politiques n'aient pas eu d'influence sur cet impératif. Alors que sous l'Ancien Régime les aliénations et les destructions s'accompagnaient de nouvelles commandes qui renouvelaient le mobilier royal, la République ne cherche pas à compenser ces pertes, qui amenuisent les collections du Garde-Meuble.

27 Chassé de son hôtel par le ministère de la Marine, privé de ses meubles et de ses ressources financières, le Garde-Meuble est mis en liquidation à partir du 1er messidor an V (19 juin 1797). Dans des locaux réduits, occupés par un personnel ne dépassant pas quinze agents, avec la responsabilité d'un mobilier qui a fondu sous l'effet des ventes et de l'abondance des demandes des établissements publics, l'ancien Garde-Meuble

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 124

accomplit des missions désormais limitées. Sa disparition totale intervient le 30 floréal an VI (19 mai 1798).

Les années impériales : un renouveau calculé

28 La fin de la mutualisation que créait le Garde-Meuble national oblige chaque établissement public à gérer lui-même son mobilier et, si sa taille l'impose, à édifier en son sein un service qui remplisse ces fonctions. L'héritier le plus direct du Garde- Meuble de la nation est dans un premier temps le service de l'ameublement du Directoire, au Luxembourg. Le départ des Consuls aux Tuileries provoque son déclin et la formation d'un Garde-Meuble du Premier Consul pour les palais des Tuileries et de Saint-Cloud, petite organisation dont ni le personnel ni le budget n'ont quoi que ce soit de commun avec les Garde-Meubles du passé – même le service de la liquidation du Garde-Meuble employait un personnel plus nombreux- ou de l'avenir. Le Garde-Meuble de la Maison du Premier Consul est sans doute largement suffisant pour un militaire habitué à la vie en campagne. Mais il ne peut suffire à un Empereur qui veut rivaliser avec les souverains du passé et ses homologues européens. Il lui faut une ampleur toute différente, du personnel et des crédits en quantité.

29 L'article 15 du sénatus-consulte du 28 floréal an XII (18 mai 1804), qui proclame Bonaparte « empereur des Français », attribue à Napoléon la même Liste civile que celle qui avait été accordée à Louis XVI en 1791, dont la journée du 10 août 1792 était venue sonner le glas. Le 28 messidor an XII (17 juillet 1804), Napoléon approuve le règlement fixant l'organisation de sa Maison, qui possède le Mobilier impérial dans ses attributions. Le 13 brumaire an XIII (4 novembre 1804)30, Étienne Jacques Calmelet, ancien homme d'affaires de l'impératrice Joséphine, est nommé administrateur du Mobilier impérial.

L'apparition d'un budget et les différentes étapes de sa constitution

30 Sous la Révolution, les troubles économiques et financiers et le précepte de sobriété républicaine ont condamné le Garde-Meuble à une parcimonie budgétaire contradictoire avec la logique de faste qui avait été la sienne. Ce précepte d'économie a eu un mérite, celui d'inculquer à l'institution des prémices de rigueur dans sa gestion, que la période impériale va démultiplier et adapter à des budgets plus conséquents.

31 On distingue alors quatre secteurs de dépenses, répartis entre dépenses ordinaires et dépenses extraordinaires. Le premier concerne le personnel, le second les gratifications et l'habillement, et le troisième l'entretien des palais impériaux : ils constituent les dépenses ordinaires. Le quatrième secteur regroupe l'ameublement et les nouveaux achats, et constitue les dépenses extraordinaires. On remarque que le système binaire continue d'être employé comme par réflexe, mais qu'il ne correspond plus à l'organisation effective des dépenses.

32 Cette nouvelle gestion des dépenses du Garde-Meuble est révélatrice d'un phénomène plus profond et plus révolutionnaire : l'apparition d'une réflexion à long terme sur les finances, qui sont désormais envisagées plusieurs mois à l'avance, conçues sur une durée d'un an, et rectifiées en cours d'année si le besoin s'en fait sentir. On peut dorénavant parler véritablement de l'existence d'un budget. Chaque mois de septembre voit se tenir des réunions de préparation du budget de l'année suivante. L'empereur se

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 125

fait présenter à cette occasion le projet de budget du Garde-Meuble par l'intendant général. Cela ne signifie pas pour autant que l'intendant serait à l'origine de ce projet. C'est l'administrateur qui veille à sa mise en forme et l'envoie ensuite à l'intendant avant la date prescrite31. Nous conservons plusieurs projets de budget du Mobilier impérial. Ces projets sont fondés sur la mise en parallèle du budget de l'année précédente et des prévisions pour l'année à venir. Dans leur structure, ils reprennent les grandes lignes des budgets définitifs, avec la division théorique entre dépenses ordinaires et dépenses extraordinaires, accompagnée d'une subdivision plus pragmatique des dépenses ordinaires en plusieurs chapitres.

33 Durant la décennie révolutionnaire, le contrôle des dépenses au sein du Garde-Meuble était une priorité pour l'institution. Mais les modalités de ce contrôle n'étaient pas encore systématiques. La séparation entre ordonnateur, comptable et vérificateur perdure sous l'Empire. Cependant, la première étape, celle qui voit la dépense être ordonnée, se subdivise en plusieurs moments. Pendant la Révolution, l'inspecteur ou directeur devait faire accepter les opérations par le ministre de l'Intérieur ou par la commission des Revenus nationaux seulement. Sous l'Empire, les demandes des concierges sont présentées au grand maréchal du Palais, avant de parvenir à l'administrateur, qui se charge à son tour de les transmettre à l'intendant général, qui les signale éventuellement à l'empereur32. Le nombre de décideurs est démultiplié, et leurs exigences sont strictes en ce qui concerne la qualité des mémoires qu'on leur présente. Galle, par exemple, se voit refuser la signature d'un mémoire en 1810 par l'intendant général33. Les responsables sont nombreux et difficiles à contenter.

34 La deuxième étape est celle de la vérification des comptes. L'état des appointements de janvier 180734 énumère quatre « employés à la comptabilité en matière du mobilier » : un préposé à la comptabilité en matière, un sous-inspecteur et deux commis expéditionnaires. Ces quatre personnes sont placées sous l'autorité du vérificateur, Sulleau, qui a derrière lui de nombreuses années d'expérience. Sur un total d'une petite trentaine d'employés, qu'il y en ait cinq qui soient affectés à la vérification des comptes est révélateur de l'importance accordée à cette opération.

35 Une modification d'ampleur survient au niveau de l'étape suivante, qui est celle de la comptabilité. Nous avons vu que sous la Révolution le Garde-Meuble disposait d'un fonds d'avance, sur lequel il payait quelques menus frais de la catégorie des dépenses extraordinaires et urgentes. Un tel fonds n'existe plus sous l'Empire, où toutes les dépenses, sans exception35, sont réglées par la Trésorerie de la Couronne. Aucun membre du Mobilier impérial ne manie d'argent. L'administrateur se contente de demander le versement à la Trésorerie.

36 Le processus ne se résume pas là cependant. Car des acteurs extérieurs interviennent désormais dans le déroulement des opérations, alors que la Chambre des Comptes, responsable des biens de la Couronne, n'a pas réussi sous l'Ancien Régime à faire reconnaître son droit de contrôle sur les finances du Garde-Meuble36, et que, pendant la Révolution, les seules vérifications opérées à l'extérieur du Garde-Meuble sont réalisées au sein du ministère de l'Intérieur ou de la commission des Revenus nationaux. Dans un premier temps, la comptabilité du Mobilier impérial est examinée par le Comité de consultation des Bâtiments de la Couronne. Le contrôle des comptes du Garde-Meuble passe ensuite sous la responsabilité de trois auditeurs du Conseil d'État par le décret du 17 octobre 180737. Dans les faits, ils ne sont jamais trois à être en poste en même temps, et les attributions géographiques prévues par l'article deuxième sont donc caduques.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 126

Canouville et Petiet sont nommés en 1808, et Petiet reste seul en fonction en 180938. Puis Beyle et Lecoulteux de Canteleu39 prennent la relève pour les années 1810-1814. Pendant les Cent-Jours, l'auditeur du Garde-Meuble est Lacroix.

37 Le caractère radical de cette mesure de contrôle entraîne des lourdeurs administratives dont les fournisseurs sentent le poids. « Le Trésorier de notre Couronne ne paiera aucun compte du Garde-Meuble si la feuille qui constate la fourniture du meuble et le prix auquel il a été réglé au Garde-Meuble n'est certifiée par l'auditeur inspecteur », affirme l'article troisième du décret du 17 octobre 1807. À cette décision répondent les plaintes des fabricants, telle celle formulée par Jacob-Desmalter le 27 décembre 181040 : « Si vous n'aviez pas la bonté de nous faire expédier nos mémoires et celui de M. Flamand pour la fin de l'année, vous nous mettriez dans un embarras insurmontable ; il y a longtemps que les mémoires sont fournis, mais les formes administratives ont des longueurs qui écrasent un fabricant, celles qu'on vient d'ajouter entravent encore la marche ; MM. les auditeurs, qui ont à faire une reconnaissance pure et simple des objets, la font attendre un temps infini. »

Des dépenses guidées par la conjoncture politique et économique

38 La période de l'Empire se démarque de la décennie précédente par une explosion des dépenses dans le domaine du meuble, pour obvier à la crise et asseoir le régime notamment. Ces facteurs donnent une orientation particulière aux fournitures de mobilier.

39 Le Garde-Meuble du Premier Consul ne dispose pas encore de crédits pharaoniques. L'état des paiements restants à effectuer, « soit pour solde du mobilier des Tuileries et de Saint-Cloud, antérieurement à l'an XIII, soit pour travaux de décoration faits à la salle de spectacle du palais de Saint-Cloud, dans les années XI et XII, soit pour solde du service des camps et quartiers de Sa Majesté, à Boulogne, ou enfin pour fournitures faites lors du couronnement de Sa Majesté »41, daté du 1er prairial an XIII (21 mai 1805), est révélateur. Le contenu de cet état pourrait indiquer simplement un dysfonctionnement au niveau de la rapidité de paiement des fournisseurs. Mais il semble plutôt qu'il révèle la médiocrité des sommes allouées au mobilier sous le Consulat.

40 Les choses commencent à changer avec la création du Mobilier impérial. Donnons quelques chiffres pour illustrer l'évolution des crédits accordés au mobilier42. En 1806, le total des sommes allouées au Garde-Meuble est de 1 643 486 francs ; en 1807, il est de 1 298 500 francs; en 1808, il monte à 2 019 000 francs ; en 1809, il est de 1 480 200 francs, avec 126 435,53 francs de suppléments pour faire face aux dépenses excédant les crédits de l'année 1808 ; en 1810, il parvient à 2 103 000 francs ; en 1811 enfin, dernière année pour laquelle on possède un budget et non pas seulement un projet de budget comme par la suite, il atteint 3 229 800 francs. Le mouvement global consiste en une stagnation autour de 1 500 000 francs dans les premières années, avec un pic à 2 000 000 de francs en 1808, puis en une progression rapide avec le dépassement des 2 000 000 de francs en 1810 puis des 3 000 000 de francs en 1811.

41 Pourtant, les années 1810-1811 marquent le début de la crise financière et industrielle qui survient dans les derniers temps de l'Empire. Des banques font faillite, des entreprises, trop endettées, sont aux abois, et les mauvaises récoltes de 1811 appauvrissent les campagnes. Ces éléments se répercutent sur le commerce. La crise

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 127

économique, qui menace toujours de se transformer en crise sociale, vient s'ajouter aux difficultés religieuses qui secouent alors le pays. L'ensemble de ces questions constitue une menace véritable pour le régime napoléonien et incite l'empereur à réagir. Alors que les gouvernements républicains avaient fait le choix, face à la crise, d'une politique exclusivement de rigueur qui avait étouffé le Garde-Meuble, la réaction de l'empereur est différente : à la bonne gestion financière, il joint l'accroissement des crédits, afin de relancer l'économie de l'Empire.

42 « Rien ne pourrait plus contribuer à faire bénir par le peuple de Paris l'avènement de Sa Majesté Bonaparte au Trône impérial que l'établissement de ce Garde-Meuble central qui répandrait des travaux et l'argent parmi toutes les classes industrieuses, et dont les ramifications feraient les mêmes effets dans les fabriques de Rouen, d'Amiens, de et de Lyon43 », écrit l'ancien inspecteur Bayard à l'intendant général de la Maison de l'Empereur le 21 messidor an XII (10 juillet 1804). Ce point de vue exclusivement économique adopté au sujet du Garde-Meuble, réducteur bien sûr, mais pragmatique, semble assez proche du regard que la période impériale a porté sur le Mobilier. Napoléon a pu avoir du goût pour le mobilier, cependant ce n'est pas l'approche esthétique d'un collectionneur ou amateur d'art qui préside au fonctionnement du Garde-Meuble, mais celle d'un dirigeant politique à la tête d'une nation en pleine évolution. Au cours des onze années que dure l'Empire, deux crises économiques d'ampleur nécessitent l'intervention de l'État pour relancer l'industrie.

43 La première a lieu en 1807, en lien avec le blocus continental instauré par le décret de Berlin du 21 novembre 1806. À cette occasion, des études sont menées sur les « genres et espèces d'industries en souffrance »44, tandis qu'en parallèle l'intendant général centralise les demandes de secours formulées par les établissements touchés45. Un décret impérial met à la disposition de Daru une somme de 1 600 000 francs pour les commandes à faire pendant l'année46. Deux autres décrets, datés du 27 mars et du 11 mai 1807, octroient un prêt sur consignation à vingt-cinq manufacturiers, dont Feuchère, Thomire, et Jacob-Desmalter47. La maison Jacob-Desmalter reçoit 54 225 francs pour occuper ses ouvriers qui, au nombre de trois cents à trois cent cinquante en temps ordinaire, sont passés à cent avec la crise. La plupart des débiteurs ne réussissent pas à se libérer totalement de leurs dettes et, en 1811 et 1812, des marchandises sont confisquées parmi les objets déposés en consignation. Entre ainsi par exemple au Garde-Meuble le secrétaire à abattant en racine d'if des Indes, encadré de deux termes de bronze doré, l'intérieur en bois de citronnier, livré par Jacob-Desmalter pour 8 000 francs en mars 181148. L'empereur, par l'intermédiaire de son intendant et de son Garde-Meuble, passe des commandes et accorde des prêts, afin de pallier la réduction des débouchés causée par le blocus continental.

44 La seconde crise, qui dépasse celle de 1807 par son ampleur, se déclenche en 1810-1811. Par un décret du 10 mai 1811, l'empereur augmente de 350 000 francs les fonds affectés par le budget de cette année aux dépenses de mobilier et ordonne l'emploi de cette somme en ouvrages d'ébénisterie et de menuiserie. L'objet de ce décret est de donner de l'activité aux ouvriers parisiens de cette classe qui, dans ce moment, manquent de travail. Napoléon souhaite que les ouvrages que l'on commande pour cette somme de 350 000 francs occupent de 1 600 à 2 000 ouvriers pendant un mois et demi au moins, ce qui est réalisable puisque cette somme, distribuée en quarante-cinq jours, donne près de 8 000 francs par jour et, en supposant que la matière travaillée absorbe la moitié du prix, il reste encore le salaire de 2 000 ouvriers à 2 francs par jour chacun. Il est

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 128

nécessaire de veiller surtout à ce que ce fonds ne soit pas employé pour payer des meubles déjà existants dans les magasins des marchands de Paris49. Pour répartir les commandes, Desmazis s'appuie ensuite sur les listes de fabricants de meubles parisiens qui lui sont fournies par le préfet de Police de Paris50. Certains d'entre eux, sans doute peu habitués à ce type de commandes et aux exigences qui leur sont assorties, ne peuvent honorer leurs engagements51.

45 Mais cette somme de 350 000 francs destinée à venir en aide aux fabricants parisiens est bien peu de choses en comparaison des moyens mis en œuvre à Lyon, dès décembre 1810. Dans une lettre du 20 décembre 181052, le grand maréchal du Palais explique à Desmazis que Sa Majesté veut venir en aide aux fabriques de Lyon qui sont en souffrance. Pour cela, il prévoit des commandes pour deux millions de francs payables dans les trois ou quatre premiers mois de 1811, et même en deux mois, si cela est nécessaire, pour mettre en activité une grande quantité de métiers sans occupation. Desmazis est invité à prendre contact avec le ministre de l'Intérieur, puis à réunir les négociants de Lyon avec les employés du Garde-Meuble pour s'entendre sur les commandes, en grande partie destinées à Versailles. Le but doit être bien rempli, mais les intérêts de l'empereur ne doivent pas s'en trouver lésés pour autant. Si l'on pouvait faire autant d'effets avec moins d'argent, ce serait préférable. Le Mobilier impérial n'est pas le seul à gérer ces commandes, car Desmazis demande la constitution d'un syndicat, sous l'autorité du préfet, pour servir d'intermédiaire entre les fabriques lyonnaises et le Garde-Meuble, et surveiller leurs travaux53.

46 En 1807 et 1810-1811, les commanditaires se faisant rares en raison des crises, l'État se substitue à eux par l'intermédiaire de l'intendant général de la Maison de l'Empereur et du Mobilier impérial. Donner du travail aux entrepreneurs et aux manufactures est capital pour relancer l'économie, conserver la paix sociale et préserver la stabilité politique.

47 La période de l'Empire est donc pour le Garde-Meuble un moment de rationalisation de ses dépenses. Elles font l'objet d'un budget, qui est préparé plusieurs mois à l'avance et rectifié si besoin est. C'est également un moment de rigueur dans la gestion de l'institution. Les contrôles sont multiples tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'institution. On remarque d'ailleurs qu'il n'y a pas de trace de vols ou de dégradations volontaires. Cette rigueur s'accompagne d'une logique de relance, qui profite au Mobilier impérial, dont les crédits sont multipliés, mais subordonnés aux objectifs économiques et politiques du régime.

48 Entre finances et arts, la priorité semble aller aux arts sous l'Ancien Régime, période où le roi et ses proches ne rechignent pas à faire des dépenses somptueuses pour se meubler et décorer leurs intérieurs. L'état d'esprit se modifie en profondeur à partir des années révolutionnaires. Le Garde-Meuble, institution liée depuis l'origine aux fastes de la monarchie, se voit imposer une rigueur budgétaire inconnue jusqu'alors et se transforme même en institution productrice, avant de se voir supprimer par manque d'intérêt pour ses activités jugées encore trop coûteuses. Tiré du néant sous l'Empire et doté de crédits considérables, en augmentation durant l'ensemble de la période, le Garde-Meuble voit sa gestion contrôlée avec une rigueur qui nuit à l'occasion à ses fournisseurs, et ses fonds orientés en fonction de la conjoncture économique du moment. Entre finances et arts, ce sont désormais les finances qui tiennent la première place. Le soutien aux arts désintéressé, ou motivé seulement par des considérations de prestige, disparaît.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 129

NOTES

1. Voir Stéphane Castelluccio, Le Garde-Meuble de la couronne et ses intendants du XVIe siècle au XVIIIe siècle, Paris, CTHS, 2004, 333 p., p 184. 2. Voir Arch. nat., O² 374. 3. Voir Arch. nat., O² 374, la lettre adressée par le ministre de l'Intérieur à l'inspecteur, datée du 10 juin 1793. 4. Voir Arch. nat., O² 374. 5. Voir Arch. nat., O² 476, le compte des dépenses extraordinaires et urgentes faites avec les 3 000 livres mises à la disposition du Garde-Meuble par l'ordonnance de la Commission en date du 14 thermidor an III (1er août 1795). 6. Voir Arch. nat., O² 417. 7. Voir Arch. nat., O² 375. 8. Voir Arch. nat., O² 374, la lettre adressée par Bochet à Bayard, datée du 3e sans-culottide an II (19 septembre 1794). « Les chevaux sont très rares », note Bochet. 9. Voir Arch. nat., O² 374, la lettre datée du 3e sans-culottide an II (19 septembre 1794). 10. Voir Michel Le Pensant, Arrêts du conseil du roi. Règne de Louis XIV (20 mai 1643 - 8 mars 1661), tome I, Paris, Imprimerie nationale, 1976, p. 38, n°371, cité dans Le Garde-Meuble de la Couronne et ses intendants du XVIe au XVIIIe siècle, op. cit., p. 37. 11. Voir Rémi Gaillard, « Après qu’il s’est assemblé marchands fripiers, tapissiers, revendeurs et autres citoyens ». Étude institutionnelle des ventes révolutionnaires du mobilier royal. Versailles, Marly, Saint-Cloud, Bellevue (1793-1795), thèse sous la direction de Jean-Michel Leniaud, École nationale des chartes, s.l., s.n., 2011, 2 vol., vol. I. 12. Voir Arch. nat., O² 374. Le ministre s'exprime en ces termes : « Un rapport qui vient de m'être fait officiellement d'un second vol commis récemment sur les plombs des combles de Trianon me détermine, Citoyen, à prendre les mesures les plus propres à mettre à l'abri de pareilles récidives, ainsi que des dégradations et vols qui pourraient en être la suite, le mobilier renfermé dans ce ci- devant château. Vous voudrez bien, en conséquence, me faire un très prompt rapport sur la possibilité de mettre en vente une partie de ce mobilier. » 13. Voir Arch. nat., O² 374, l'extrait du registre des délibérations du comité d'aliénation daté du 1er juillet 1793. « Le Comité a arrêté que le citoyen Bayard, inspecteur provisoire du Garde- Meuble de la République, remettrait aux commissaires de la Convention, nommés en exécution de la loi du 10 juin, un état des meubles placés dans les différentes maisons de la ci-devant Liste civile qu'il lui paraît plus pressant et plus intéressant de faire vendre. » 14. Voir Arch. nat., O² 417, la lettre adressée par Dubois au ministre de l'Intérieur, datée du 18 frimaire an II (8 décembre 1793) : « Citoyen, tu voudras bien te rappeler que je t'ai prévenu que la vente du mobilier, Maison du Garde-Meuble national, à Paris, reprendrait son cours le primidi de la première décade de nivôse. En conséquence, la nomination et la présence des deux commissaires du pouvoir exécutif étant indispensable, tu voudras bien y pourvoir, et me donner tes ordres. » Les deux commissaires du Conseil exécutif pour ces ventes de nivôse (décembre 1793-janvier 1794) sont les citoyens Godefroy et Poisson, voir Arch. nat., O² 417, la lettre adressée par Dubois au Ministre de l'Intérieur, datée du 25 nivôse an II (14 janvier 1794). 15. Voir Arch. nat., O² 375, la lettre adressée par le Garde-Meuble au ministre de l'Intérieur, datée du 20 février 1793. 16. Voir Arch. nat., O² 377, la lettre adressée par Bayard aux administrateurs du département de Loir-et-Cher, datée du 23 mai 1793. 17. Voir Arch. nat., O² 417, la lettre adressée par le Garde-Meuble au ministre de l'Intérieur, datée du 29 nivôse an II (18 janvier 1794), dans laquelle est évoquée la concurrence potentielle que la

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 130

vente de l'hôtel de Coigny ferait aux ventes du Garde-Meuble national. Il ne faudrait vendre à la maison Coigny que les décades où l'on ne vend pas au Garde-Meuble, ou faire en sorte que la Commission du Garde-Meuble, qui est « infiniment économique », se charge de tout. On craint sinon de devoir suspendre à nouveau les ventes, comme cela s'était produit en brumaire (octobre-novembre 1793). 18. Voir Arch. nat., O² 464, notamment l'état des tableaux et estampes demandés par les capitaines grecs. 19. Voir Arch. nat., O² 385, cité dans Jules-Joseph Guiffrey, Destruction des plus belles tentures du mobilier de la Couronne en 1797, Nogent-le-Rotrou, imprimerie de Daupeley-Gouverneur, 1887, 34 p., p. 31. 20. Voir Arch. nat., O² 464. 21. Voir Le Garde-Meuble de la Couronne et ses intendants du XVIe au XVIIIe siècle, op. cit., p. 154-155. 22. Voir « Destruction des plus belles tentures du mobilier de la Couronne en 1797 », op. cit., p. 3-6. 23. Voir Jean Baptiste Duvergier, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements, avis du Conseil d'État, publiée sur les éditions officielles du Louvre ; de l'Imprimerie nationale, par Baudoin ; et du bulletin des lois, de 1788 à 1830 inclusivement, par ordre chronologique, Paris, A. Guyot et Scribe, 1824-1949, 158 vol., t. V, p. 333-337. Article 19 : « Les ouvrages d'orfèvrerie qui ne sont pas précieux par leur travail, ainsi que les cuivres et bronzes qui ne peuvent être regardés comme monuments d'arts, et qui ne tirent pas de la façon une plus-value considérable, seront, si fait n'a été, portés à la Monnaie pour y être convertis en espèces [...] ». 24. Voir Arch. nat., O² 374, la lettre adressée par la commission des Revenus nationaux à l'inspecteur, datée du 18 fructidor an II (4 septembre 1794). 25. Voir Arch. nat., O² 374, la lettre adressée par la commission des Revenus nationaux à l'inspecteur, datée du 27 fructidor an II (13 septembre 1794). 26. Voir Arch. nat., O² 476. 27. Voir Arch. nat., O² 464. 28. Voir Arch. nat., O² 374, la lettre adressée par le ministre de l'Intérieur à l'inspecteur, datée du 8 août 1793. Sont concernés « le trône, des accessoires et tous autres attributs de la royauté qui pourraient exister au Garde-Meuble.» 29. Voir Arch. nat., O² 425, l'état sommaire de la composition actuelle du Garde-Meuble, des opérations et du montant des dépenses faites pendant la gestion du citoyen Villette, directeur général de cet établissement, du 22 frimaire au 30 floréal dernier, daté du 16 messidor an IV (4 juillet 1796). 30. Voir Arch. nat., O² 781, dossier 3. 31. Voir par exemple Arch. nat., O² 524, dossier 14, la lettre adressée par Desmazis au duc de Cadore, datée du 2 septembre 1812. Lui est joint le projet de budget de 1813. 32. Voir Arch. nat., O² 556, la lettre adressée par l'intendant général Daru à l'administrateur Desmazis, datée du 11 septembre 1807. 33. Voir Arch. nat., O² 509, dossier 9, l'allusion qui y est faite dans la lettre adressée par Desmazis à Daru, datée du 31 décembre 1810. 34. Voir Arch. nat., O² 770, n° 46. 35. Voir Mobilier national, « Enregistrement des lettres envoyées, an XIII-fin 1807 », la lettre adressée par le Mobilier impérial à M. le trésorier général de la Couronne, datée du 30 messidor an XIII (19 juillet 1805). Celui-ci est invité à faire mettre par son préposé à Bruxelles une somme de 3 000 francs à la disposition du concierge du palais de Laeken, pour être consacrée au paiement de « diverses menues dépenses dont l'acquittement ne peut souffrir de retard. » On a là typiquement une dépense qui, dix ans auparavant, aurait été réglée sur le fonds d'avance du Garde-Meuble.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 131

36. Voir Pierre Verlet, Le Mobilier royal français. 2, Meubles de la Couronne conservés en France, avec une étude sur le Garde-Meuble de la Couronne, Paris, Picard, 1992, 220 p., p.23-24. Le 1er juin 1786 le roi tranche le long conflit en faveur du Garde-Meuble : les seuls inventaires à remettre à la Chambre des Comptes sont les inventaires des bijoux et diamants de la Couronne. 37. Voir Arch. nat., O² 153, l'extrait des minutes de la Secrétairerie d’État du palais de Fontainebleau. 38. Voir Arch. nat., O² 782, dossier 2. 39. Voir Arch. nat., O² 556, dossier 1, la lettre adressée par Daru à Desmazis, datée du 27 août 1810, lui annonçant la nomination de Barthélémy Lecoulteux, fils du sénateur. 40. Voir Arch. nat., O² 509, dossier 9, la lettre adressée par Jacob-Desmalter à Daru. 41. Voir Arch. nat., O² 504, dossier 4. Le total de cet état est de 116 277,51 francs. 42. Voir Arch. nat., O² 562, journal contenant les opérations du Mobilier impérial depuis les exercices an XIV (septembre-décembre 1805) et 1806. 43. Voir Arch. nat., O² 556, dossier 1. 44. Voir Arch. nat., O² 622, dossier 1, un rapport sans date. Parmi les « industries en souffrance », on peut citer par exemple les entreprises de gazes, crêpes, et passementerie, à Lyon et à Paris, qui « souffrent par le défaut de débouchés en Espagne et dans le Levant ». 45. Voir Arch. nat., O² 622, dossier 1, un rapport sans date. Parmi les demandes adressées au gouvernement, citons celle de Castel, à la tête d'une filature de coton à , qui demande 30 000 francs pour prévenir la perte de son établissement. 46. Voir Arch. nat., O² 622, dossier 1, la lettre adressée par l'intendant au ministre de l'Intérieur, datée du 30 avril 1807. Il lui adresse l'ampliation du décret impérial et le prévient qu'il a invité Desmazis à faire ses commandes auprès des manufactures qui, par leur état de souffrance, méritent le plus d'être encouragées. 47. Voir Jean-Pierre Planchon, Pierre-Benoît Marcion, 1769-1840, Saint-Rémy-en-l'Eau, M. Hayot, 2007, 239 p. 37. 48. Voir Sylvain Laveissière (sous la direction de), Napoléon et le Louvre, Paris, Fayard, 2004, 255 p. P. 167-168. 49. Voir Arch. nat., O² 537, dossier 4, la lettre adressée par l'intendant général Pierre Daru à Desmazis, datée du 10 mai 1811. Il lui envoie le décret de Sa Majesté assorti de recommandations pratiques. 50. Voir Arch. nat., O² 537, dossier 4, les rapports adressés par les services de police de Paris à Desmazis, datés des 7 et 9 mai 1811. 51. Voir Arch. nat., O² 537, dossier 4, la lettre adressée par le duc de Cadore, intendant général, à Desmazis, datée du 29 février 1812. Il y évoque notamment un certain sieur Thomas Michel, qui s'était engagé à livrer au Garde-Meuble quatre secrétaires et quatre commodes en bois français montant à 880 francs, mais ne peut remplir ses engagements. Il approuve le fait d'annuler sa soumission et de charger de cette fourniture le sieur Lemaître, ébéniste, qui a soumissionné les mêmes meubles, aux mêmes prix et conditions que le sieur Michel. 52. Voir Arch. nat., O² 521, dossier 1. 53. Voir Arch. nat., O² 521, dossier 1, la lettre adressée par Desmazis à Daru, datée du 27 décembre 1810.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 132

RÉSUMÉS

La chute de la monarchie provoque une rupture dans les mécanismes de financement du Garde- Meuble. Les nouveaux responsables ne portent pas d’intérêt particulier aux arts, et la fonction politique du mobilier ne justifie plus non plus d’importantes dépenses. Dorénavant, l’institution se plie à un précepte d’économie dans son fonctionnement et dans l’ameublement des représentants de la nation. Bien plus, il lui est également demandé de produire des bénéfices par le biais de l’aliénation de ses collections : ventes, fontes et récupération des matériaux, paiement en nature des créanciers de la République, participation aux loteries nationales. La mise en liquidation puis la suppression du Garde-Meuble sont finalement adoptées comme solution définitive. L’avènement de l’Empire et le souci de prestige du nouveau souverain sont à l’origine de la renaissance progressive du Mobilier – désormais impérial. Au sein de l'institution, la gestion, qui hérite sa rigueur de la période révolutionnaire et gagne encore en contrôle et en systématisation, s’applique à des budgets démultipliés, adaptés à la situation financière : en période de crise, la commande en mobilier est perçue comme un élément de relance de l’économie. Depuis la Révolution, les arts sont subordonnés à l'état des finances de la nation.

The fall of the monarchy ruptured the funding mechanisms of the Garde-meuble. New leaders showed no particular interest in artistic affairs and the political function of the furniture no longer justified its sizeable expense. Following the fall of the monarchy, the institution was expected to respect a principle of economy in its management and in the furnishing of representatives of the Nation. Beyond this, the institution was expected to accrue income by liquidating its collections through sales, melting down and recuperating materials, making payment in kind to creditors of the Republic and participating in national lotteries. As a definitive solution, the authorities eventually decided to supress the Garde-meuble. Its renaissance, bearing the name of Mobilier impérial, resulted from the new sovereign’s thirst for prestige. Its efficient management adapted itself to the country’s situation: in a period of financial crisis, orders of furniture were perceived as a means of regenerating the economy. Since the Revolution, the arts were subordinated to the nation’s finances.

Der Zusammenbruch der Monarchie führt auch zu einer Unterbrechung der Finanzierung der Mobiliarverwaltung des Garde-Meuble. Die neue politische Führungsriege gesteht der Kunst keinen gesteigerten Wert mehr zu, und insbesondere die politische Funktion des Mobiliars rechtfertigt keine größeren Ausgaben. In der Folge beschränkt sich die Verwaltung des Garde- Meuble sowohl auf sparsames Wirtschaften als auch auf eine reduzierte Ausstattung an Mobiliar für die Vertreter der Nation. Darüber hinaus sieht sie sich auch zur Veräußerung ihrer Bestände gezwungen: durch Verkauf, Einschmelzen zur Metallrückgewinnung, Tilgung der Schulden bei den Gläubigern der Republik oder durch Teilnahme an nationalen Lotterien. Schließlich wird die ausnahmslose Liquidierung und Abschaffung des Garde-Meuble beschlossen. Erst mit Aufkommen des Ersten Kaiserreichs und dem Interesse des neuen Souveräns an prunkvoller Ausstattung wird dem – nunmehr kaiserlichen – Mobiliar wieder mehr Aufmerksamkeit zugewandt. Die noch vom Sparkurs der Revolutionsjahre geprägte Verwaltung des Garde-Meuble kennzeichnet sich weiterhin durch Überwachung und Systematisierung, hat jedoch nunmehr ein um ein vielfaches gesteigertes Budget zur Verfügung, welches sich fortlaufend den Staatsfinanzen anpasst: In Krisenzeiten wird die Bestellung von Mobiliar als Element wirtschaftlicher Wiederbelebung verstanden. Seit der Revolution ist die Kunst nunmehr auf engste der finanziellen Situation des Staates unterworfen.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 133

AUTEUR

ALETH TISSEAU DES ESCOTAIS Aleth Tisseau des Escotais est diplômée de l’École du Louvre (spécialité histoire des arts décoratifs) et archiviste paléographe. Elle a soutenu en février 2013 une thèse d’École des Chartes intitulée Le Garde-Meuble sous la Révolution et l’Empire (1792-1815), une institution royale en contexte républicain puis impérial. Elle achève actuellement sa formation de conservateur des bibliothèques à l’Enssib.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 134

L’élaboration du principe d’inaliénabilité pour les collections muséales et les biens du domaine public mobilier sous la Révolution française The building of the non-transferability principle of the museum collections and the goods of the public domain furniture Die Ausarbeitung des Prinzips der Unveräußerlichkeit musealer Sammlungen und staatlichen Mobiliars zur Zeit der Französischen Revolution

Olivia Brissaud

1 Le 10 août 1841, un arrêt de la Cour de Cassation rappelle que les objets mobiliers du domaine de la Couronne sont « inaliénables et imprescriptibles de leur nature », et que c’est une « maxime fondamentale en France » qui remonte « à l’ancienne monarchie1 ». De nos jours, il est convenu d’établir en France que la notion d’inaliénabilité, principe selon lequel les biens d’État participant du domaine public ne peuvent être vendus, donnés, ni prêtés sans clauses réversibles, était déjà mis en application sous l’Ancien Régime2. On excepte cependant la période de la Révolution française qui aurait dérogé à ce principe en permettant l’aliénation des biens du domaine de la Nation par le Code domanial de 1790, décision suivie de nombreuses ventes dont la validité fut confirmée par la suite sous la Restauration3 et par divers cas de jurisprudence au XIX e siècle. Pourtant, si le terme même d’inaliénabilité appliqué aux biens artistiques disparaît dans le tumulte révolutionnaire et ne réapparaît qu’avec le sénatus-consulte de 1810 sous l’Empire, c’est justement au cours de ces années révolutionnaires que l’État va peu à peu édifier les fondements juridiques de ce principe, d’autant plus que l’œuvre d’art, contenu de sa valeur intrinsèque et des enjeux mercantiles qu’elle implique, est devenue l’objet d’une réelle législation de la part du gouvernement révolutionnaire.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 135

2 Si un grand nombre de biens nationalisés, anciennes possessions du clergé, de la Couronne et des émigrés, a été livré au marché de l’art lors de la mise en commerce du patrimoine artistique engagée sous la Révolution française, l’État, conseillé par des marchands et experts familiers du marché de l’art, a su dans la grande redistribution entraînée par ces nationalisations, se constituer une collection d’œuvres d’art d’un mérite considérable et qui correspond parfaitement aux goûts de la fin du XVIIIe siècle. Dans cet ensemble artistique premièrement composé à partir des objets sauvés du vandalisme et de la destruction, les révolutionnaires ont distingué deux catégories de biens : ceux qui réclament une protection comme propriété de la Nation, mais simplement parce que l’État veut pouvoir les céder ensuite à leur juste valeur, et les œuvres élues pour participer au nouveau patrimoine artistique. Les objets du premier ensemble s’identifient aux res in patrimonio nostro, décrétées aliénables par le code de 1790 et dont l’État peut disposer librement, considérant qu’il en a la pleine et entière propriété. Si les conservateurs du Muséum cherchent à préserver des dégradations « cinq grandes glaces destinées à des présens que doit faire la Nation », qu’ils qualifient de « propriété nationale »4, il est certain qu’elles ne participent pas d’un patrimoine inaliénable. On les différencie d’une autre catégorie d’objets d’art qui, pour leur esthétisme particulier et leur valeur historique et pédagogique, sont progressivement dotés d’un régime de propriété à part qui implique, en plus d’une protection, l’impossibilité d’être acquis par une personne privée ou une collectivité étrangère à la Nation.

3 Les artistes, commissaires artistiques et hommes d’État se posent en effet la question de la place des biens artistiques et culturels au sein de l’espace public devenu national. La préservation des biens meubles à cette époque est particulièrement complexe, d’une part les objets d’art peuvent être aisément subtilisés pour être revendus par la suite, d’autre part le concept même d’une limitation de commerce de l’objet meuble est contraire à l’ancien droit qui primait la liberté du commerce. Sous l’Ancien Régime, les biens meubles étaient facilement cessibles et contraints par très peu d’interdits, l’État révolutionnaire peut-il désormais élaborer une protection juridique de l’œuvre d’art en la soustrayant aux lois de la propriété privée ? Au début, c’est l’affaire de nombreuses mesures d’exception prises par les autorités révolutionnaires, mais on peut attester que les biens artistiques sont pleinement considérés par les agents de l’État qui, s’ils donnent la priorité aux pièces des Beaux-arts, s’attardent également sur certains meubles, productions en matières précieuses, et petits objets à caractère scientifique ou ethnographique. Prenant peu à peu conscience de l’importance de cette question, le gouvernement révolutionnaire va en effet s’efforcer d’accorder une protection particulière à l’objet d’art, bien national, en lui donnant une nouvelle affectation et en assurant sa publicité dans l’espace révolutionnaire : l’œuvre d’art n’est plus un simple ornement, mais un outil qui participe à l’éducation artistique de tous les citoyens, correspondant à une nécessité publique, il devient susceptible d’un usus publicus. Ce sera alors au pouvoir législatif de juger de cette affectation et de déterminer la protection des propriétés nationales : « Les œuvres d’art appartiennent au législateur, il doit les conserver à leur noble destination »5, écrit Georges-Marie Raymond dans son Essai sur la peinture et son influence sur les mœurs paru en 1799.

4 La première constatation de cette redistribution patrimoniale est la prise de conscience par les citoyens français d’une propriété collective des œuvres d’art qu’ils ont pour devoir de protéger et qui conduit à la mise en place par les agents du gouvernement

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 136

d’une administration de l’art. La création des commissions artistiques et de plusieurs institutions publiques entraîne alors de nouvelles mesures à l’égard des œuvres muséales et des biens entrés dans ce qu’on pourrait appeler « le domaine mobilier ». Mais surtout, cette nouvelle considération qui entourent les biens artistiques et culturels a conduit à se poser la question du statut propre de l’objet d’art et permis de préparer son acceptation dans la propriété publique et, par-là, son inaliénabilité et son inviolabilité.

La reconnaissance d’une propriété collective

5 Les premières initiatives sont donc de faire reconnaître la propriété publique et collective de ces œuvres d’art. Avec l’institution de la République, l’identité du peuple s’impose et affirme ses droits à participer à la puissance publique. En réaction au vandalisme et aux aliénations, les mesures prises par l’administration culturelle, et, en particulier, la diffusion dans les provinces des instructions pour la conservation des œuvres d’art, permettent aux citoyens de réaliser l’ampleur des richesses qu’ils possèdent et dont ils doivent être les gardiens. Si les « monuments appartiennent à la Nation », c’est qu’ils sont la propriété de tous ses citoyens comme l’explique Félix Vicq d’Azyr, en mars 1794, dans l’Instruction sur la manière d’inventorier et de conserver. Puisque désormais « tous les objets qu’on tenait loin du peuple, ou qu’on ne lui montrait que pour le frapper d’étonnement et de respect, […] lui appartiennent »6, celui-ci doit en accepter la charge afin d’en profiter pleinement. Les autorités cherchent donc à donner au peuple la responsabilité des biens de l’art dont ils sont les usufruitiers, mais aussi à montrer la finalité publique de ces « monuments de l’art ».

6 Si les abus sont multiples et l’indifférence fréquente, on peut attester d’une réelle prise de conscience par un certain public de la destinée des propriétés nationales. En 1797, l’affaire du mausolée du maréchal de Créqui, qu’Alexandre Lenoir cherche à recouvrer pour son Musée des monuments français, montre la distance prise par les citoyens vis- à-vis des acquisitions faites lors des ventes nationales.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 137

Le « Tombeau du Duc de Crequi »

Gravure de Jean-Baptiste Scotin, taille douce, H. 32 L. 14,5 cm, provenant de la Description de Paris et de ses environs de Jean Aimar Piganiol de la Force, 1742, vol. 2 p. 455- (Bnf. Réserve A 200 200)

7 Le directeur du dépôt des Petits-Augustins propose au gouvernement la récupération d’un monument au duc de Créqui, « à la fois intéressant pour l'histoire et l'histoire de l'art »7, acquis lors d’une vente publique par le citoyen Marchal. Ce dernier, « sculpteur - marbrier », estime que « si ceux commis par le ministre à la recherche des monuments [avaient] fait leur devoir dans les temps, [il] n'eu[t] jamais été acquéreur8 ». S’il demande une juste contrepartie à la cession de ce mausolée, il admet tout de même qu’il n’en est point le propriétaire « légitime » et que la vente n’aurait jamais dû avoir lieu : On m'a répété mille fois que c'étoit ma propriété. Eh bien, j'avance qu'elle n'est pas la mienne, mais bien celle de la République, par rapport à la conséquence de l'objet, et que je ne dois être considéré que comme dépositaire, à qui il appartient une juste indemnité à cause de l'achat que j'ai fait en deuxième lieu, et qui n'eut jamais, […] dû se faire. J'ai refusé de vendre plus avantageusement ce monument […] : c'étoit pour qu'il ne soit pas perdu à l'histoire9.

8 En tant que simple dépositaire, il se refuse le droit de disposer de ce bien digne d’appartenir à la Nation. Les monuments des arts qui intéressent l’histoire ou qui sont estimés d’une beauté exceptionnelle, auraient donc, par leur nature même, un droit à la propriété publique. Les comités révolutionnaires dotent en effet les Monuments historiques et les œuvres d’art d’une valeur nationale prépondérante en leur attribuant le rôle de témoins du passé et d’instruments éducatifs. La représentation historique en cette époque révolutionnaire est certes la valeur qui prime, mais elle n’exclut pas pour autant les autres. Le citoyen Picault, membre de la Commission du Muséum, plaide pour un droit de la Nation sur le beau. Dans un rapport auprès de la Commission, il s’attarde ainsi sur la beauté de vases étrusques déposés à la Manufacture de Sèvres et demandés

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 138

par le Muséum. Il justifie la requête du Louvre qui « réclame ces vases parce qu’ils sont beaux et que ce qui est beau dans les arts appartient à ceux qui les cultivent et doit être tiré des dépôts particuliers ». Le commissaire insiste d’ailleurs sur le fait que ces vases doivent être considérés pleinement comme des objets d’art et que, « comme tels, ils doivent orner le Muséum »10. La beauté doit donc être « publique »11, elle est devenue un attribut du nouveau patrimoine et ne doit plus être confinée pour la jouissance d’une élite.

9 Pour préserver les biens dispersés, l’État cherche en effet à établir une nouvelle juridiction qui lui permet de défendre sa propriété et de réserver les œuvres à la jouissance de tous. Institution gardienne de ces nouvelles richesses nationales, la Commission des arts refuse ainsi l’échange proposé par le curé de Saint-Germain-des- Prés, Roussineau, en septembre 1793. Ce dernier dit avoir « reçu […] la promesse de plusieurs des membres de la Commission et de la municipalité elle-même » de recevoir divers tableaux en échange des dix-sept qu’il avait cédés au citoyen Lenoir. Il réclame donc plusieurs sujets de dévotion conservés au Muséum parmi lesquels deux tableaux de Philippe de Champaigne, un « crucifiement de J.C » et « un Jésus couronné d’épines et ensanglanté », une Assomption de Valentin de Boulogne et deux petits tableaux de forme ovale dus à Pierre Mignard. Il se base sur le sujet de ces tableaux pour soutenir que « leur place paraît naturellement devoir avoir lieu dans les temples consacrés à la religion et réservés par la loi »12. Pourtant, la Commission des monuments prévient le ministre de l’Intérieur « qu’il n’est point en son pouvoir de disposer, même par échange, d’aucun des objets qu’elle a fait recueillir et rassembler dans les dépôts nationaux », ajoutant que « ce serait […] contrevenir […] aux lois du 18 octobre et 27 juillet dernier »13. Les commissaires ont conscience de ne pouvoir céder aussi librement les propriétés de l’État. Le ministre de l’Intérieur insiste d’ailleurs auprès de Roussineau sur le nouveau statut acquis par ces œuvres nationalisées : Toutes les richesses de ce genre sont nationales, et il ne m’est pas permis d’en disposer autrement que pour les réunir dans les dépôts à ce destinés, et servis d’aliment aux muséums, que la gloire des arts et l’intérêt de l’Instruction publique fait former par la suitte [sic] dans les département de la République14.

10 Les chefs-d’œuvre de l’art doivent donc être acquis pour la Nation, préservés et surtout exposés au public. Ce public à qui l’on présente les œuvres est en effet un élément déterminant pour l’établissement d’un usus publicus qui existerait dès lors qu’une chose sert « aux besoins d’une universalité indéfinie d’ayants droit, de telle sorte que tous puissent en jouir […] et que chacun en tire profit directement par lui-même et sans intermédiaire »15. On peut donc soutenir l’idée d’une propriété de la Nation sur les œuvres d’art, reconnue par les citoyens, et défendue par les nouvelles instances de l’État. À défaut de res publicae, indisponibles et insusceptibles de propriété, les biens artistiques deviennent des res communes auxquelles tout le monde doit pouvoir accéder. Tout citoyen, même propriétaire privé, s’il a acquis une œuvre qui a le potentiel d’une production nationale, doit donc se sentir concerner et veiller sur ce patrimoine. Les res privatae se meuvent en res publicae au nom de l’intérêt général, le droit révolutionnaire donnant la primauté à la communauté face au particulier.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 139

La mise en place d’une administration et l’élaboration d’une juridiction

11 Dès les premières nationalisations et la mise en place d’une administration culturelle, les révolutionnaires définissent un droit de protection et de garde qui découle de la propriété publique. On sait que la notion de collection publique existe déjà avant la Révolution16, il suffit de lire les Réflexions de Lafont de Saint-Yenne 17 qui, dès 1747, définit la notion de patrimoine artistique national et établit le rôle du pouvoir dans la conservation des objets. Cependant, la mise en exergue du sentiment de nationalité sous la Révolution fortifie cette idée de biens communs. En 1797, un article du journal de Paris, rédigé lors des « entrées triomphales » des objets d’art au Louvre, montre que les esprits ont pleinement intégré le rôle désormais dévolu aux citoyens français, détenteurs de ces richesses artistiques : les œuvres sont désormais « sous la garde de tous les citoyens qui, ayant intérêt à les conserver, voudront s’en assurer la propriété durable18 ».

12 Pour affirmer les décisions de l’État, les représentants commencent par prendre des lois coercitives contre ceux qui s’en prennent au patrimoine artistique. Des mesures de rétorsion sont rapidement prises contre les vandales qui détériorent les propriétés nationales. Le 13 avril 1793, l’Assemblée décrète que « ceux qui seront convaincus d’avoir mutilé [ou] cassé les chefs-d’œuvre en sculpture dans le jardin des Tuileries et autres lieux publics appartenant à la République seront punis de deux années de détention »19. Le 6 juin 1793, le savant Lakanal, au nom du Comité d’Instruction publique, demande d’étendre cette peine à quiconque « dégradera les monuments des arts dépendant des propriétés nationales », soulignant qu’il est temps que « la Convention arrête ces funestes excès »20. Le commissaire précise que ces propriétés nationales « appartiennent à tous les citoyens en général », mais qu’« elles ne sont à aucun d’eux en particulier »21. La propriété collective implique donc le respect de chacun pour l’intérêt général.

13 Les commissaires essaient aussi de prendre divers arrêtés pour limiter la cession ou la vente des objets d’art participant du domaine national et le gouvernement se donne les moyens de récupérer les objets d’art qui ont pu lui échapper. L’État met rapidement en place un fond dévolu au ministre de l’Intérieur afin de pouvoir acquérir des œuvres, d’empêcher parfois leur aliénation et de les racheter si elles sont passées dans les mains d’un prestataire privé : si un fonds annuel de 300 000 livres a été adjugé au ministre de l’Intérieur dès le 9 septembre 1791, il est décrété en juillet 1793, d’adjoindre une somme de 1 000 livres par an « pour faire acheter dans les ventes particulières les tableaux ou statues qu’il importera à la République de ne pas laisser passer en pays étrangers »22. Les instances de l’art comptent fortement sur l’établissement de ce fonds, prévoyant désormais que « nul objet, nulle suite, nulle collection, dignes d’appartenir à la République, ne lui seroient enlevés parce qu’on en négocieroit l’acquisition d’avance et de gré à gré »23. On peut alors envisager un contrôle a posteriori des ventes, l’État se réservant le droit de racheter certains biens qui lui auraient échappé. En août 1793, le Comité d’Instruction publique demande ainsi le rachat d’un « globe de seize pouces de diamètre vendu à la vente de Montmorin », estimé propriété nationale. Il est alors arrêté que le globe « sera retiré des mains de l’acquéreur en lui restituant la somme qu’il justifiera avoir payée pour son acquisition »24. Une fois la vente conclue, l’administration est avertie du contrat passé et peut donc tenter d’annuler la vente.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 140

Aux administrateurs du district de Junien, qui ont constaté la vente « à vil prix » de « différents tableaux et gravures provenant d’émigrés », et demandent « si la loi [les] autorise à revendiquer ces objets », les commissaires répondent qu’ils peuvent procéder à la réclamation « si la vente est postérieure à la loi »25. Désormais, l’État peut donc se défendre d’un réel droit de préemption. Le rôle du pouvoir législatif est donc déterminant dans l’établissement de cette nouvelle propriété publique sur les œuvres d’art. Il donne à l’État de nombreux privilèges qui lui permettent d’agir sur le marché de l’art avec bien plus de pouvoir qu’un simple propriétaire privé.

14 Invoquant les obligations du droit de garde, désormais dévolu à l’administration de l’art, les commissaires et administrateurs rejettent donc les propositions de certains particuliers qui souhaitent acquérir des œuvres d’art nationales : les objets d’art qui ont intégré une entité muséale, et plus encore la prestigieuse institution du Louvre, se voient ainsi attribuer un quasi statut d’immutabilité au sein d’un espace public de l’art. Quand le ministre de la Marine et des Colonies demande à l’administration du Muséum de lui « faire passer une note des tableaux de marine, tels que les ports de Vernet et autres, dont elle pourrait disposer », et cela « pour l’arrangement de la grande galerie du Garde-meuble adjointe à la maison de son Ministère », le Conservatoire lui répond que l’administration « ne peut en aucun cas disposer des monuments d’arts, confiés à ses soins », mais « qu’elle est chargée de leur conservation ». Les productions des Beaux-arts, même celles d’artistes récents, sont donc empreintes d’une certaine limite dans leur mobilité. La Commission du Muséum conclut d’ailleurs en disant que « cette collection ne peut être distraite des Musées », et que ces tableaux considérés comme « Monuments historiques de l’art » seront très prochainement « envoyés au Muséum de l’École française à Versailles26 ». Ces œuvres d’art sont ainsi refusées à l’agrément d’un agent du gouvernement, ministre qui plus est.

15 Il semblerait donc que les œuvres de mérite estimées propriétés nationales soient explicitement réservées à l’institution muséale et à son public, mais qu’en est-il du statut des biens mobiliers considérés à la fois comme meubles usagers et décorations qui peuplent désormais les établissements du nouveau gouvernement27, ainsi que les habitations « privées » des représentants de l’État ? En 1795, avec l’installation du palais directorial au Luxembourg qui devient la résidence des nouveaux membres du gouvernement, et l’aménagement des nouveaux ministères, les envois du Garde- meuble, désormais sous les ordres du ministre des Finances, se multiplient pour meubler et orner les habitats28. Outre les meubles meublants et objets que l’on pourrait qualifier d’utiles, les intérieurs et extérieurs publics se voient ornés de nombreuses productions des Beaux-arts, sculptures ou tableaux, comme le révèle le registre de Nesle qui a répertorié les envois destinés aux administrations et au palais du Directoire. Si pour la décoration du palais du Luxembourg on privilégie les œuvres flamandes telles que des Van der Meulen, des scènes de genre et des paysages de Mathieu Bril et Karel Dujardin29, on remarque que les ministères se réservent surtout des productions françaises récentes : des ouvrages de Lagrenée, Hué, Greuze, Vigée-Lebrun ou Vernet, dont le style commence à être apprécié par les amateurs de la période. C’est ainsi que deux œuvres de Vernet30 et un paysage d’Hubert Robert, représentant le temple de Tivoli31, gagnent l’hôtel Brissac, siège du ministère de l’Intérieur. Ces envois favorisent en effet particulièrement les petits tableaux de paysages et de ruines, agréables et décoratifs : de fait, d’autres compositions d’Hubert Robert32, représentant des paysages

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 141

parisiens, sont destinées au ministre des Finances qui se réserve aussi « deux ruines sur toile genre de Salvator Rosa de Socatelli »33.

Démolition du Pont Notre-Dame par Hubert Robert

1786, H. 73 L. 140. (Musée du Louvre R.F 1947-38). Ce tableau, dont un double sur trouve au musée Carnavalet, fut cédé au ministre des Finances et disparu un certain temps sur le marché de l’art. Le Louvre en fit l’acquisition en 1947

16 Les membres du gouvernement apprécient aussi particulièrement les peintres contemporains, comme l’illustre parfaitement le cas du Paris et Hélène de David provenant de l’émigré Artois34, réservé au dépôt de la rue des Nesle pour le ministre de l’Intérieur.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 142

Les amours de Paris et Hélène de Jacques-Louis David.

1788, H. 146 L.181 cm. (Musée du Louvre, Inv 3696). Cédé au ministre de l’Intérieur, puis en dépôt au Luxembourg, ce tableau rejoignit le Louvre en 1823.

17 Ces tableaux, estimés pour leur manière, sont parfaits pour la décoration, mais leur peu d’ancienneté empêche souvent leur intégration à une collection muséale ; ils sont donc placés dans des établissements publics, mais pour la jouissance d’une personne privée ministre ou administrateur. Si certaines productions, comme ce tableau de David ou l’autoportrait de Madame Vigée-Lebrun et de sa fille35, gagnent le Muséum par la suite, la destinée des biens artistiques placés dans les administrations est particulièrement précaire.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 143

Madame Vigée-Lebrun et sa fille par Élisabeth-Louise Vigée Le Brun.

Vers 1789, H. 130 L. 94 cm, (Musée du Louvre, Inv 3068). Ce tableau, commandé par le comte d’Angiviller en 1789, est réservé pour la décoration de l’Hôtel Brissac, ministère de l’Intérieur et rejoint le Muséum du Louvre par la suite.

18 Une vraie confusion règne de fait dans tous ces envois, les livraisons se faisant la plupart du temps en masse, sans spécifier la qualité ou la quantité des objets, ce qui facilite grandement les dispersions. Les administrateurs des différents dépôts bénéficient en effet d’une grande liberté pour disposer de ces biens et prennent souvent tout ce qui leur plaît sans réel contrôle ; de plus, les ministres suivent l’usage, malgré leur destitution, de conserver les œuvres d’art mises à leur disposition.

19 Face à ces multiples abus, l’administration des arts commence alors à se poser la question de la restitution des objets après qu’ils ont servi aux ministères, pratique qui ne semble pas encore entrée dans les mœurs. Le ministre Faypoult remarque ainsi, non sans ironie, qu’« une expérience journalière a appris à l’administration du Garde- meuble qu’il était peu d’agents qui se prêtassent de bonne foi à la restitution »36. En octobre 1797, les commissaires décident donc d’agir contre l’éparpillement des meubles destinés aux administrations : les citoyens Molard et Leblond font un rapport « sur les moyens de conservation des meubles et objets d’art mis à la disposition des divers établissements publics ». Ils remarquent, en premier lieu, que « les objets dont il s’agit appartiennent aux différens établissements où ils ont été placés et non aux chefs et agens de ces établissements » qui ne peuvent être « que des usufruitiers » ; dès lors, les objets doivent être « conservés dans leur totalité aux établissements » malgré « les divers mutations qui peuvent ou doivent avoir lieu »37. Le rapport ajoute que les intéressés doivent « dresser un procès-verbal des objets livrés » et, « à chaque mutation de ministre ou de tout autre agent, le procès-verbal à la main », faire « la vérification du mobilier attaché à l’établissement »38. Pour finir, le rapport incite le Directoire à

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 144

faire suivre cet arrêté aux administrations concernées39. Deux ans plus tard, le Conseil de conservation observe « qu’il n’a été pris jusqu’à ce jour que des mesures insuffisantes pour établir un mode efficace de surveillance à l’égard des objets de sciences et d’arts tirés des dépôts nationaux », il insiste sur le fait que les « objets mis à la disposition des administrations publiques n’en sont pas moins toujours des propriétés nationales à la Conservation desquelles il est de l’intérêt général de veiller avec soin »40.

20 Le gouvernement conçoit donc une réelle administration gouvernementale qui se met petit à petit en place pour gérer le mobilier national. Il est pertinent de voir que ces biens n’appartiennent pas aux agents du gouvernement, mais à l’État et doivent tous, sans exception, passer d’une administration à l’autre. Des chefs de bureau sont même désignés pour assurer, dans chacun des établissements publics, la conservation des objets lors des mutations. Le Conseil de conservation décide également d’établir dans une division du ministère de l’Intérieur « un mode uniforme de surveillance propre à prévenir tous les abus qui pourroient se commettre dans les diverses mutations d’agents du Gouvernement » pour « conserver en nature et en totalité les objets dont il s’agit dans les établissements où ils auront été placés ». Toutes ces réflexions montrent que le bureau des musées considère désormais que ces objets d’art placés dans les administrations publiques sont « des propriétés d’État »41 et qu’à ce titre, ils peuvent prétendre à une certaine inaliénabilité ou du moins à un contrôle de la part de l’État et à une réelle conservation. L’État cherche bien à empêcher la prescription des œuvres confiées aux administrations.

21 La période de la Révolution française a donc vu la mise en place d’une administration de l’art pour protéger les œuvres au sein des institutions muséales, mais également les prémices d’une gestion du mobilier national ; l’idée d’un contrôle sur les biens meubles des administrations nationales semble avoir fait son chemin bien avant les décrets sur les listes civiles impériales et les arrêts de jurisprudence du XIXe siècle.

Le caractère inviolable de l’objet d’art national

22 Toutes ces précautions et la mise en place d’une administration sous entendent-t-elles pour autant que l’œuvre d’art nationale s’est vu accorder au cours de la période révolutionnaire un statut d’inaliénabilité telle qu’on le définit aujourd’hui ? L’élaboration d’un droit de garde et de défense désormais dévolu à la Nation n’a certes pas éradiqué tout abus, et l’application d’une certaine forme d’inaliénabilité reste souvent sélective, trop dépendante du pouvoir pour empêcher celui-ci d’agir selon ses exigences. Pourtant, cette collection nationale ne tend pas à devenir un simple cabinet d’amateur. Une fois sélectionnées, les œuvres d’art nationales intègrent ce nouvel espace régi par une administration de l’art et, par cette affectation, revêtent une signification bien plus probante que l’objet en lui-même : elles participent d’une sacralité nouvelle. Dans les faits, les collections de la Couronne, du clergé ou des émigrés étaient composées des mêmes objets qui feront la gloire du Muséum central ; la différence n’est donc pas dans l’objet même, mais dans son symbole et l’action juridique que l’on porte à son égard. La pratique du collectionnisme avait déjà permis l’édification d’un régime de propriété spécifique, l’appropriation des biens artistiques par la Nation mène à la conscience d’une plus grande responsabilité et, partant, à des règles inédites de propriété et de transmission.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 145

23 Les deux conditions constitutives de l’usus publicus sont en effet réunies pour pouvoir définir cet ensemble artistique : « une condition de fait, l’usage matériel de la chose, et une condition de droit, l’affectation préalable et régulière de la chose à l’usage qui en est fait ». L’œuvre d’art participe donc du domaine public puisqu’elle est affectée à l’usage public et qu’elle a été mise concrètement à la disposition des individus. Dans cette optique, les biens culturels, propriétés nationales, sont assimilés à des res publicae, établies pour la jouissance de la collectivité. L’objet d’art, dès l’instant qu’il est envisagé comme un bien d’intérêt général, intègre, dans la logique révolutionnaire, le nouveau patrimoine. Mais peut-on alors le considérer au même titre que les autres biens du domaine public terres, immeubles, rues, cours d’eau ? Ne renvoie-t-il pas également à une autre réalité, un symbole, une beauté qui lui vaut une protection, non seulement comme bien public, mais aussi pour sa qualité intrinsèque ? Car l’œuvre d’art telle qu’elle est perçue par les révolutionnaires dépasse aussi sa simple affectation. Elle relève du sacré en elle-même, hors du champ du droit, par sa seule appartenance au domaine de l’art. L’objet d’art a en effet pour tâche de représenter une manifestation invisible, une vérité cachée, et ces biens sont extra commercium en raison des droits que l’art et l’instruction ont sur eux. Ils deviennent donc des res divini juris en tant qu’objets culturels qui échappent à la propriété42. Comme la société révolutionnaire cherche à créer un ensemble artistique qui fait sens, le nouveau patrimoine national est empreint d’une signification, d’une transcendance qui renoue avec le sacré. Bien qu’ayant rejeté la superstition, les révolutionnaires ont conféré à leur patrimoine artistique un caractère dévotionnel. Comme le fait de posséder des reliques inaliénables établissait la légitimité d’un sanctuaire, d’une communauté religieuse, ou même d’une ville comme Venise, la possession de ces œuvres d’art, si fortement estimées par les élites culturelles européennes, garantit à la nouvelle Nation française une sorte de bien-fondé de son entreprise43.

24 Le projet du Muséum national des Arts, véritable enclos sacré, revêt ici toute son importance : Boissy d’Anglas voit dans l’instauration de ce musée un culte au génie44 et parle de « temple des arts à côté de celui des lois »45. Varon, de son côté, parle de « temples où un sacerdoce doit enseigner le culte des Beaux-arts »46. Afin de concevoir une réelle protection, les commissaires - artistes se doivent de recréer un temple ou tout au moins une aura, à l’intérieur desquels les biens pourraient bénéficier d’une situation à part. S’appuyant sur le développement juridique du statut de l’œuvre d’art, l’administration du Muséum durcit d’ailleurs ses positions sous le Directoire : en février 1797, alors qu’un artiste demande au Conseil du Muséum de lui prêter un tableau, certainement pour en faire un copie, l’administration refuse et arrête aussitôt qu’« aucun tableau, carton, dessin, bronze, vases, et généralement aucun des objets d’arts déposés dans le Musée central des Arts ne pourra être prêté ou communiqué à qui que ce soit, hors de l’enceinte du Musée ». Pour se justifier, ils assurent qu’une telle décision n’est pas de leur ressort affirmant que « l’administration du Musée central des Arts s’interdit […] à elle-même la faculté de délibérer sur aucune demande de cette nature, sauf invitation du Directoire exécutif »47. Le message est limpide : il n’est pas du seul ressort de l’administration du Musée de statuer sur les œuvres nationales, mais ils doivent désormais en référer aux hautes instances de l’État pour décider du sort des objets qui ont intégré l’enceinte sacrée du Muséum. Les révolutionnaires établissent même un contrôle sur tout ce qui sort de cet établissement, soumettant tout accord à l’aval du Directoire exécutif et au laissez-passer des représentants de la Nation.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 146

25 Les œuvres d’art, intégrées aux collections muséales, seraient donc les héritières des res sacrae antiques et d’un régime de conservation transmis à travers les siècles par l’Église. La protection et l’inaliénabilité relative appliquées aux œuvres d’art nationales découleraient de leur consécration à l’Instruction publique de tous les citoyens, mais dépendraient aussi de ces valeurs inhérentes aux œuvres qui ont permis leur sélection. La valeur intrinsèque du bien artistique transcende toujours l’idée d’une simple affectation d’un bien à un domaine public. Après avoir permis ce tri, la société révolutionnaire se devait d’établir un ensemble stable, inébranlable, libéré des jugements personnels, pour devenir ce musée qui vise à « la connaissance par-delà les vicissitudes du temps, du goût et des appréciations »48. Il faut tout même voir que ce principe d’inaliénabilité est aisément mis de côté sous le Consulat et l’Empire quand Bonaparte se permet de s’approprier des chefs-d’œuvre pour son usage personnel, même si la propriété publique des œuvres d’art nationalisées demeure ancrée dans les esprits. En ce qui concerne les restitutions aux familles de condamnés et de certains émigrés des biens qui leur ont été séquestrés, la politique suivie est alors majoritairement la sauvegarde de la propriété nationale. Le 22 thermidor an VIII (10 août 1800), le ministre de l’Intérieur, Lucien Bonaparte, prévient les administrations, qu’elles ne doivent accepter aucune cession d’œuvres d’art aux anciens émigrés : La nécessité de prévenir le dépouillement absolu des bibliothèques et des musées […] m’a déterminé à arrêter qu’aucun objet des sciences et d’arts déposés dans ces établissements ne serait remis aux personnes qui, après radiation de la liste des émigrés ou leur rappel, sont rentrées en possession de leurs autres biens49.

26 L’administration des arts veut formellement mettre fin aux « réclamations que l’intérêt de l’Instruction publique doit écarter ». Le ministre de l’Intérieur tient en effet à garder l’acquis de la Révolution et si les œuvres encore en dépôt peuvent être remises au fondé de pouvoir de certaines familles, les biens affectés aux musées doivent être préservés en tant que propriété nationale. Ces biens participant du domaine artistique ont donc acquis un nouveau statut au sein d’institutions reconnues d’intérêt général, statut confirmé ensuite par le gouvernement de la Restauration qui admet que : « D’après les règles établies, tout objet d’art et de science porté sur un catalogue ou inscrit sur un registre a été censé aliéné et n’a point été jugé dans le cas d’être rendu, se trouvant ainsi affecté à un service public50 ». De nombreuses réclamations sont ainsi déboutées car désormais les objets d’arts participent des « établissements publics51 ». Le concept d’inaliénabilité des collections françaises s’est donc inscrit nationalement au cours de la Révolution ; il faut attendre l’Empire pour qu’il soit entériné par un décret, mais la réalité d’une protection juridique d’un patrimoine qui devait conduire à la régénération de toute la société est déjà amorcée avec la politique patrimoniale mise en place au cours de ces vingt années fondatrices.

27 Finalement, le destin des biens publics sous la Révolution a été de « la compétence du législateur52 » : que le domaine soit inaliénable tout en pouvant être vendu par décret, ou qu’il soit aliénable sauf certaines exceptions permises par la loi, il reste que la Nation reconnaît à certains biens la faculté de ne pouvoir être cédés selon la loi du marché. Par une mesure spéciale, l’homme de loi peut donc attribuer à une catégorie de biens un statut proche de l’inaliénabilité en les affectant au « bien public » et permettre alors leur conservation. Si les décrets révolutionnaires montrent les contradictions d’une société qui cherche encore à se définir, la réalité des faits confirme l’existence de biens qui bénéficient d’un régime de propriété exceptionnel. Les événements de la Révolution donnent lieu à une définition d’un espace de l’art quasi sacré, conférant aux

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 147

œuvres qui le composent, si ce n’est une inaliénabilité juridique, du moins une inaliénabilité de fait. Malgré l’idée de dispersion et division de fonds qu’ont entraînée les nationalisations, les révolutionnaires cherchent à former un patrimoine intègre. Cet ensemble qu’ils tentent d’édifier sur des bases juridiques tend donc à l’unicité, même s’il n’est pas strictement défini par des interdits. Outre les dispositions légales, il faut considérer l’opinion publique qui a pleinement adopté ce patrimoine intrinsèquement lié au territoire français. Le désir de transparence et de publicité a en effet projeté sur les devants de la scène les attentes et espoirs des citoyens français. La conscience d’une propriété collective et nationale est l’un des apports les plus manifestes de la Révolution : la société cherchant dans ce patrimoine culturel à s’identifier par rapport à un passé qu’on préserve pour les générations futures.

NOTES

1. D. 1841 I, 332 et S. 1841 I, 742, cité par François Reymond, Le Domaine public mobilier, R.D.P, 1960, p. 52. 2. « L’inaliénabilité, remonte à l’Ancien Régime. Il explique largement la constitution et la richesse actuelle des collections publiques françaises, qui sont uniques au monde » : discours de Christine Albanel. « Remise du rapport de Jacques Rigaud : réflexion sur la possibilité pour les opérateurs publics d'aliéner des œuvres de leurs collections », mercredi 7 février 2008. 3. L’irrévocabilité des ventes de biens nationaux fut en effet garantie par le sénatus-consulte de l’an XII, la Constitution du 22 frimaire an VIII ainsi que la Charte de 1814. Voir Jean Dufau, Le Domaine public, Paris, éditions du Moniteur, 1987, p. 227. 4. Y. Cantarel-Besson, La Naissance du Musée du Louvre. Procès-verbaux des séances du Conservatoire du Muséum national des arts, Paris, Éd. de la Réunion des musées nationaux, 1981, t. I, p. 230, séance du 23 fructidor an III (9 septembre 1795). 5. Georges-Marie Raymond, De la Peinture considérée dans ses effets sur les hommes en général et de son influence sur les mœurs et le gouvernement des peuples, Paris, Charles Pougens, an VII, p. 237. 6. B. Deloche et J.-M. Leniaud, La Culture des sans-culottes. Le premier dossier du patrimoine, 1789-1798, Paris, éd. de Paris, 1989, p. 177. 7. « Monument composé de quatre figures de grandeur naturelle en marbre blanc, exécuté par Hurtrelle et Mazeline, érigé à Charles de Créqui, maréchal de France, en 1622, qui fut tué d'un coup de canon au siège de Brème en 1638, en faisant préparer des batteries » : Archives du musée des Monuments français, Inventaire général des richesses d’art de la France, Paris, E. Plon, Nourrit et Cie, 1883-1897, t. I, p. 75-76, « Lettre de Lenoir au ministre de l’Intérieur », le 15 floréal an V (4 mai 1797). 8. Archives du musée des Monuments français, t. I, p. 103, « Lettre du citoyen Marchal au citoyen Ginguené », le 10 nivôse an VI (30 décembre 1797). 9. Ibid. 10. Arch. nat., F17 1265, « Rapport du Citoyen Picault sur des vases étrusques de la manufacture de Sèvres ». 11. Idem. 12. Arch. nat., F17 1039/B, « Lettre de Roussineau, curé de Saint-Germain-des-Prés à la Commission des arts », le 12 septembre 1793.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 148

13. Arch. nat., F17 1039/B, « Lettre de la Commission des monuments au ministre de l’Intérieur, Paré », le 18 septembre 1793. 14. Arch. nat., F17 1039/B, « Le ministre de l’Intérieur au curé Roussineau de Saint-Germain-des- Prés », le 22 septembre 1793. 15. Raymond Saleilles, op. cit., p. 485. 16. Voir Jacques Guillerme, « La naissance au XVIIIe siècle du sentiment de responsabilité collective dans la conservation », Gazette des beaux-arts, 1965, n°LXV, p. 155-160. 17. Étienne de Lafont de Saint-Yenne, Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France, La Haye, Chez Jean Neaulme, 1747, 12 p. 18. Article du journal de Paris du 5 frimaire an VI (25 novembre 1797), n°65, p. 265 dans Édouard Pommier, L’Art de la liberté, Paris, Gallimard, 1991, p. 144. 19. Archives parlementaires, vol. 62, p. 378, séance du 13 avril 1793. 20. Archives parlementaires, vol. 66, p. 98, « Rapport de Lakanal sur les monuments des arts », séance du 6 juin 1793. 21. Idem. 22. Archives parlementaires, vol. 69, p. 581, séance du 27 juillet 1793. 23. Arch. nat., F17 1238, « Rapport de la Commission temporaire des arts relatif aux pertes qui résultent pour la République des achats que font les étrangers d’objets précieux et les moyens proposés d’y remédier ». 24. J. Guillaume, Procès-verbaux du Comité d’Instruction publique, t. V, p. 524, séance du 24 thermidor an III (11 août 1793). 25. L. Tuetey, Procès-verbaux de la Commission temporaire des arts, t. II, p. 44, séance du 20 nivôse an III (9 janvier 1795). 26. Y. Cantarel-Besson, op. cit., p. 73, séance du 13 floréal an V (2 mai 1797). 27. « Le Garde-meuble national est devenu le point central de l’ameublement des commissions exécutives des Agences, des tribunaux et autres établissements publics » : Arch. nat., F17 1048, « Lettre de la Commission des revenus nationaux à la Commission temporaire des arts réunis au Comité d’Instruction publique », le 3 vendémiaire an III (24 septembre 1794). 28. Voir Arch. nat., O2 440,443-452 et 458. 29. Arch. nat., F17* 372-373, collection Breteuil, n°24 et n°43. 30. Arch. nat., F17* 372-373, collection de Clermont-Amboise, n°6 et « un clair de lune avec pêcheurs », collection de l’émigré Dudreneux, n°1. 31. Idem, collection d’Angiviller, n°5. 32. « Deux tableaux représentant la démolition du quai de Grèves et celle du pont au change sur toile de Robert », Arch. nat., F17* 372-373, collection de l’émigré Breteuil, n° 4. 33. Idem, Collection Breteuil, n° 6. 34. Idem, collection du comte d’Artois. 35. Idem, Collection d’Angiviller, n° 6. 36. G. Vauthier, « Le directoire et le Garde-meuble », Annales révolutionnaires, Paris, 1914, t. VII, p. 529. 37. Arch. nat., F17 1040/B : « Rapport des citoyens Molard et Leblond sur les moyens de conservation des meubles et objets d’art mis à la disposition des divers établissements publics », le 16 vendémiaire an VI (7 octobre 1797). 38. Idem. 39. « Il seroit nécessaire encore que le Directoire prit à cet égard un arrêt qui seroit communiqué à tous ceux qui sont responsables des meubles, livres, tableaux et autres effets qui auroient été mis à leur disposition pour en jouïr à titre d’agent de la République et le successeur de l’Agent qui se seroit retiré auroit déclaré en avoir reçus les effets désignés dans l’état qui lui en auroit été présenté », idem.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 149

40. Arch. nat., F17 1308, « Procès-verbaux de la Commission temporaire des arts », séance du 11 germinal an VII (31 mars 1799). 41. « Les objets dont il s’agit appartiennent aux différents établissements où ils ont été placés et non aux chefs et agens de ces établissements, de manière que les citoyens ne soient que des usufruitiers, et que, dans les diverses mutations qui peuvent ou doivent avoir lieu, les objets dont il s’agit fussent conservés pour l’usage de leur successeur. », Arch. nat., F17 1040/B : Rapport sur le mode de surveillance à établir pour la conservation des livres, cartes, tableaux, statues et autres objets appartenant à la nation et mis, conformément aux loix à la disposition de différentes administrations publiques. 42. Gilles Lhuillier, « Les œuvres d’art, res sacrae ? », Revue de la recherche juridique, 1998-2, p. 353. 43. J.-M. Leniaud, Les Archipels du passé : le patrimoine et son histoire, Paris, Fayard, 2002, p. 41. 44. « Le génie qui doit présider à un établissement consacré uniquement à son culte, réclame tous les secours et toutes les dépenses » : François-Antoine Boissy d’Anglas, Essai sur les fêtes nationales, suivi de quelques idées sur les Arts et sur la nécessité de les encourager, Paris, Imprimerie polyglotte, 1794, p. 29. 45. Ibid., p. 40. 46. Varon, « Rapport du Conservatoire du Muséum national au Comité d’Instruction publique », cité par Y. Cantarel-Besson, La Naissance du musée du Louvre, t. II, p. 227. 47. Y. Cantarel-Besson, Musée du Louvre, p. 31, séance du 15 pluviôse an V (3 février 1797). 48. Dominique Schnapper, « Des collections anatomiques aux objets de culte : conservation et exposition des restes humains dans les musées », Symposium international du quai Branly, les 22 et 23 février 2008, p. 91. 49. Arch. dép. Rhône, T. 384, cité par Annie Héritier, Genèse du patrimoine artistique. Élaboration d’une notion juridique. 1750-1816, Paris, l’Harmattan, 2003, p. 241. 50. Arch. nat., F21 574, « Note du Ministère de l’Intérieur », le 9 août 1814. 51. Idem. 52. Hubert Hubrecht, « L’inaliénabilité. Passé et avenir d’un principe de droit constitutionnel », La Constitution et ses valeurs. Mélanges en l’honneur de Dmitri Georges Lavroff, Paris, Dalloz, 2005, p. 421.

RÉSUMÉS

À la veille de la Révolution française, l’objet d’art qu’il soit propriété de la Couronne ou patrimoine privé tend déjà à devenir un bien dont la valeur intrinsèque et les enjeux mercantiles qu’il implique, pousse les États à légiférer à son égard. Pour préserver l’héritage artistique, mis en péril par l’aliénation du Domaine en 1790, les artistes et commissaires pensent une nouvelle forme de protection ; leur premier enjeu est alors de faire reconnaître la propriété collective de cet ensemble artistique et d’élaborer une législation publique qui permettrait la défense des biens de l’art offerts à la jouissance de tous. Une véritable administration de l’art se met donc en place pour gérer à la fois les œuvres d’art destinées aux institutions muséales que les biens envoyés dans les ministères et autres palais d’État. L’inaliénabilité est passée ainsi d’une réalité constitutionnelle à une condition législative, dépendant de nouveaux critères. Ces biens artistiques désacralisés et hors de leur contexte, qu’ils aient été la propriété de la Couronne, de l’Église ou d’une nation étrangère, gagnent en fait une nouvelle sacralité conçue toute entière

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 150

dans la Nation française, son identité et son histoire, formant ainsi un espace public quasi inédit pour l’époque.

On the eve of the , the art object is already considered as a good with intrinsic value and mercantile issues which engage State to legislate on it. To preserve the artistic heritage, jeopardized by the alienation of the “Domain” in 1790, the artists conceive a new form of protection; their first challenge is then to recognize collective ownership of the art and develop public legislation that would allow the defense of property of art offered to the enjoyment of all. Therefore a true arts administration is put in place to manage both the works of art in museums and the goods sent to ministries and other government palaces. The inalienability proceeds from a constitutional reality to a legislative requirement, depending on new criteria. These artistic goods, desecrated and out of context, earn in fact a new sacredness designed by the French nation, its identity and its history, forming a public space unprecedented for the time.

Bereits am Vorabend der Französischen Revolution zeichnete sich die Tendenz ab, ein Kunstobjekt – ob der Krone gehörend oder in Privateigentum – anhand seines inhärenten sowie wirtschaftlichen Wertes durch staatliche Gesetze zu erfassen. Um die durch Auflösung der Krondomäne 1790 gefährdeten Kulturgüter zu bewahren, wenden sich Künstler und Kuratoren einer neuen Art der Unterschutzstellung zu ; ihr erstes Anliegen ist die Anerkennung dieses Ensembles an Kunst als Allgemeingut und im Anschluss daran die Ausarbeitung einer öffentlichen Gesetzgebung zur Sicherung der Kunstobjekte im Sinne einer Nutzung der Allgemeinheit. In diesem Zuge wird eine regelrechte Kunstverwaltung eingerichtet, um sowohl die in musealen Institutionen verwahrten Werke zu beaufsichtigen als auch diejenigen, die Ministerien und anderen Staatsbauten zugedacht waren. Die Unveräußerlichkeit ist damit von einer konstitutionellen Gegebenheit zu einem gesetzlichen verankerten Sachverhalt geworden, der neuen Kriterien unterworfen ist. Die entsakralisierten und ihrem Kontext entrissenen Kunstwerke – ob sie einst der Krone, der Kirche oder einer fremden Nation gehörten – gewinnen somit eine neuartige Sakralität, die sich auf die französische Nation, auf ihre Identität und Geschichte begründet, wodurch ein für die Epoche quasi neuartiger öffentlicher Raum erschaffen wird.

AUTEUR

OLIVIA BRISSAUD Olivia Brissaud, née en 1987, est archiviste paléographe et diplômée de l’École pratique des hautes études. Elle a soutenu en mars 2012 une thèse d’École des chartes traitant du Principe d’inaliénabilité à l’épreuve de la Révolution française. La perception de l’œuvre d’art à travers les sélections patrimoniales : objet de commerce ou res sacra sous la direction de Jean-Michel Leniaud et en collaboration avec le CECOJI.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 151

La genèse de l’opéra le Peletier : un opéra provisoire pour le XIXe siècle The Genesis of the Opera Le Peletier: a temporary opera for the 19th century Die Begründung der Oper Le Peletier: eine provisorische Oper des 19. Jahrhunderts

Elsa Cherbuy

1 En poignardant le duc de Berry à la sortie de l'Opéra le 13 février 1820, Pierre Louvel n'atteignit pas pleinement son objectif. S'il réussit à tuer l'un des héritiers directs de la couronne, il ne mit pas pour autant un terme à cette branche fertile des Bourbons car le fils du comte d'Artois laissait son épouse enceinte d'un garçon. En revanche, le geste de l'ouvrier eut une conséquence bien plus inattendue : il mit fin à la présence de la troupe de l'Opéra rue de Richelieu. Celle-ci était installée depuis 1793 dans ce théâtre, construit par l'architecte Victor Louis pour Marguerite Montansier.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 152

Orgiazzi, Vue intérieure du Théâtre des Arts

Détail de la planche 13 d'Architectonographie des théâtres, 1837, BNF. Cl. de l'auteur.

2 L'entourage ultra royaliste du père du défunt, le futur Charles X, fit pression sur le roi pour condamner l'Opéra : le sang d'un enfant de France y ayant été versé, il ne pouvait décemment plus accueillir aucune réjouissance. Il fut donc décidé, malgré le parfait état de fonctionnement de la salle, qu'elle serait fermée et rasée, et qu'un monument expiatoire serait bâti à son emplacement1. Louis XVIII prit ces décisions sans avoir de recours durable pour reloger la troupe de l'Opéra, qui fut forcée de déménager au Théâtre Favart dans des conditions précaires2. Aucune salle parisienne n'étant de taille à accueillir l'Opéra, il fallait en construire une sur mesure. Mais les conditions financières n'étaient pas réunies pour permettre au gouvernement de se lancer dans l'édification d'une salle définitive, forcément très onéreuse3. Le roi choisit une solution provisoire : un théâtre temporaire serait bâti à peu de frais, et un concours serait organisé ultérieurement pour élire un projet de salle définitive.

3 C'est sur cette période de prise de décision puis de construction, qui s'étale sur un peu plus d'un an, que se concentre ici le discours. L'objectif est de voir comment un monument marquant du XIXe siècle parisien, aujourd'hui oublié, a été le fruit d'une politique précipitée mêlée de pragmatisme et d'ambition technique. J'aborderai tout d'abord les choix déterminants que dut faire l'administration de Louis XVIII : ceux de la conception de la salle, du terrain à bâtir, et enfin du nouvel architecte de l'Opéra. Les douze mois qui s'écoulèrent ensuite furent ceux des travaux de l'Opéra Le Peletier, qui s'effectuèrent dans des conditions économiques, climatiques et techniques extrêmement rigoureuses. Enfin, la livraison et l'inauguration de la salle, en retard sur les prévisions, marquèrent le début d'un demi-siècle de danse et de musique dans ce nouveau quartier de Paris, qui devint bien vite l'un des cœurs battants de la capitale.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 153

Des décisions fondatrices

4 Rapidité et économie étant les maîtres mots de la réalisation de la salle provisoire, il fut décidé de réutiliser au maximum les matériaux provenant de la salle de la rue de Richelieu. L'architecte alors chargé de l'entretien de l'Opéra, François-Jacques Delannoy (1755-1835) semble être à l'origine de cette idée. Il en fit part au comte Pradel, ministre de la Maison du roi, le 18 juin 1820 : Depuis l’événement horrible du 13 février, je me suis livré à l’étude d’une nouvelle salle d’Opéra, et […] j’ai eu la pensée d’ériger une salle provisoire d’Opéra dont les dimensions seraient semblables à celles de la salle abandonnée, afin d’y transporter tout ce qui compose cette salle et son théâtre, ce qui présente une grande économie et une grande rapidité dans l’exécution de la nouvelle salle d’Opéra4.

5 Décision fut donc prise de démonter la salle de Victor Louis, théâtre et machinerie compris, pour la remonter à l'identique sur un nouvel emplacement. Ce qui n'aurait pas été utilisé serait vendu au poids.

6 Parallèlement à la réflexion engagée sur la conception de la salle, une commission fut nommée pour décider de la localisation de l'Opéra provisoire. Sa composition tenait plus d'un conseil des ministres que d'une commission des Beaux-Arts : Pierre-François- Léonard Fontaine (1762-1853) en était le seul architecte, entouré du ministre de la Maison du roi, Pradel, du ministre des Finances, Roy, et du ministre de l'Intérieur, Siméon. Ce dernier était accompagné du directeur de la police, Mounier, et du directeur des Travaux de Paris, Hély d'Oissel. Les terrains examinés par la commission, sur l'initiative des nombreux projets proposés par des architectes volontaires, furent ceux de l'ancien couvent des Feuillants, du Palais de la Bourse, du jardin de l'hôtel de la Chancellerie place Vendôme, des jardins de l'hôtel de Wagram, de la caserne des pompiers rue de la Paix, des cours et jardins de la Bibliothèque Royale, de la place du Carrousel, de l'ancien cirque Franconi, rue du Mont Thabor, et du marché Saint- Honoré. Toutes ces propositions furent rejetées l'une après l'autre car les terrains étaient considérés comme trop petits (Feuillants, caserne des pompiers), mal adaptés (l'ancien cirque) ou impossibles à réquisitionner (marché Saint-Honoré, Bibliothèque royale, Palais de la Bourse). C'est un jeune architecte, Guerchy, qui donna l'idée de l'hôtel de Choiseul à la commission. Construit en 1743 par Antoine Matthieu le Carpentier (1709-1773) pour le financier Étienne-Michel Bouret (1709-1777), l'hôtel particulier fut l'une des plus belles propriétés du faubourg de la Grange-Batelière, alors en dehors de Paris. Il formait l'angle entre ce que l'on appelait encore la continuation de la rue Richelieu au-delà du boulevard et le cul-de-sac de la Grange-Batelière.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 154

Louis Bretez, Plan du quartier de la Grange-Batelière en 1734

1734-1736, eau-forte, Cabinet des arts graphiques du musée Carnavalet. Cl. de l'auteur.

7 Le duc de Choiseul, ancien ministre de Louis XV, l'acquit en 1780, l'agrandit en 1782 d'un hôtel voisin construit en 1716 pour Nicolas Delaunay, et laissa son nom à l'ensemble. Déclaré bien national en 1793, l'hôtel fut par la suite occupé par plusieurs administrations militaires. Cette demeure, jadis luxueuse, présentait en 1820 tous les avantages pour être choisie par la commission : elle possédait un vaste jardin permettant la construction d'un théâtre ex-nihilo, et pouvait être elle-même conservée afin d'y installer les locaux annexes de l'Opéra. Surtout, le terrain était déjà propriété de l'État, de sorte qu'il n'y avait rien à débourser pour y placer la salle provisoire. Enfin, l'état-major de la Garde nationale, qui y était établi depuis 1814, était sur le point de déménager. L'Opéra pouvait donc s'installer dans le pâté de maison que formaient les rues Grange-Batelière, Pinon et Le Peletier. Sa façade principale donnerait sur cette dernière.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 155

Orgiazzi, Plan général de la situation du théâtre de l'Académie royale de musique

Détail de la planche 20 d'Architectonographie des théâtres, 1837, Cabinet des arts graphiques du musée Carnavalet. Cl. de l'auteur.

8 Après la détermination de la nature et de l'emplacement de la salle, il restait un dernier choix à effectuer, celui de l'architecte qui allait construire le nouvel Opéra. Même si la salle n'était que provisoire, il s'agissait d'un bâtiment public, royal et parisien, destiné à abriter une vénérable institution. La commande bénéficiait à ce titre d'un prestige considérable. Les candidats furent légion, à commencer par celui qui était perçu comme le plus légitime, Delannoy, qui veillait sur l'Opéra Richelieu depuis 1798. Au contraire de nombreux confrères qui se sont manifestés sur l'heure pour être chargés du chantier, François Debret (1777-1850) n'a pas soumis immédiatement de projet. Son statut d'architecte de la basilique Saint-Denis aurait pu faire penser qu'il se tenait loin de la capitale et des rivalités d'architectes qui suivirent la fermeture de la salle Richelieu. Pourtant, il fut impliqué dès le départ dans le travail de réflexion et de prospection mené par l'administration pour trouver une solution à cette situation. Il visita au nom de la commission le Palais de la Bourse et la salle Favart en mars 1820, afin de déterminer si l'on pouvait y transférer l'Opéra. Lors de l'attribution du chantier de l'Opéra, fin juillet 1820, Debret avait comme avantages majeurs d'avoir été l'un des élèves de Fontaine, qui était membre de la commission, et surtout d'avoir été l'architecte chargé de la très récente restauration de l'Opéra de la rue Richelieu, en 1819. Sa connaissance parfaite de la salle à démonter et à reconstruire rue Le Peletier, ainsi que sa jeunesse (Delannoy avait alors soixante-cinq ans) jouèrent en sa faveur. La décision advint le 24 juillet 1820. François Debret eut dès lors une dizaine de jours pour soumettre des plans et un devis. Sa proposition fut acceptée le 11 août, et il chiffra son devis à 872 000 francs.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 156

Fanny Alaux, Léon Noël, Portrait de François Debret, architecte du gouvernement, membre de l'Institut

1850, lithographie, École nationale supérieure des Beaux-Arts. Cl. ENSBA.

9 L'ordonnance royale du 9 août 1820 entérina les décisions liées à la conception de la salle et à sa localisation. Le roi y ordonna la construction d'une salle d'Opéra provisoire sur les jardins de l'hôtel de Choiseul et y associa l'ouverture d'un crédit de 900 000 francs, destiné à couvrir les dépenses des travaux mais également celles de l'organisation ultérieure du concours d'architecture pour la future salle définitive. La livraison de la salle de la rue Le Peletier était prévue pour janvier 1821.

Un chantier hors normes

10 L'administration des Travaux de Paris était bien consciente, en la personne de son directeur Hély d'Oissel, du caractère absolument exceptionnel du chantier qui s'ouvrait. François Debret put s'organiser comme il le souhaitait. Après avoir pris conseil auprès de Percier et Fontaine, il divisa l'atelier du chantier en quatre sections : la première s'occupait des travaux de la façade et du foyer du public, la seconde fut chargée de la construction de la salle, la troisième du théâtre, et la dernière section devait superviser les aménagements à faire dans les bâtiments de l'administration, dans l'hôtel Choiseul. Chaque section fut dotée d'une équipe complète d'entrepreneurs particuliers de maçonnerie, de charpente, de serrurerie, de menuiserie, et était surveillée par un commis aux écritures chargé exclusivement de sa division, et qui devait en tenir les attachements en ordre et à jour. Un sous-inspecteur fut également nommé par section. François Debret put choisir toute son équipe sauf l'inspecteur général du chantier, Guerchy, qui fut désigné par la commission. Tous les architectes

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 157

employés étaient ou avaient été des élèves de François Debret. Grillon, ancien élève de Percier et Fontaine, puis de Debret, devint inspecteur adjoint. La répartition du chantier était comme suit : • Première section (façade et foyer du public) : sous-inspecteur, Félix Duban / commis aux écritures, Alexandre François Émile Lescouvé • Deuxième section (salle) : sous-inspecteur, Antoine Brettenbauer / commis aux écritures, Jules Frédéric Bouchet • Troisième section (théâtre) : sous-inspecteur, Nicolas-Alexandre Dubois / commis aux écritures, Charles Isidore Eustache Millardet • Quatrième section (administration et foyers des artistes) : sous-inspecteur, Romain Fresnel / commis aux écritures, Louis Deligny.

11 Trois gardiens furent engagés pour la surveillance nocturne du chantier.

12 Bien sûr, François Debret dut soumettre cette organisation au directeur des Travaux de Paris. Hély d'Oissel l'approuva et le chantier s'organisa bien avant que le ministre ait donné son aval, toujours dans un souci de rapidité. L'état du personnel et la fixation des appointements ne furent signés par le ministre de l'Intérieur qu'à la fin du mois de septembre. Les traitements dépendaient du statut de chacun : les gardiens du chantier recevaient 60 francs par mois, les quatre commis aux écritures 100 francs, et les quatre sous-inspecteurs 150 francs. Le conducteur des travaux, Boissard, et l'inspecteur adjoint Grillon touchaient 200 francs par mois. Le traitement de l'architecte et de l'inspecteur général répondait à une autre logique, plus complexe, héritée des lois impériales de 1808. Il se divisait entre une partie fixe et une partie proportionnelle aux dépenses du chantier. Leur salaire devait donc osciller entre 900 et 1 000 francs mensuels.

13 Hély d'Oissel était tout à fait conscient que le personnel de l'agence était nombreux et qu'il allait coûter cher à l'administration. Mais il pensait cette organisation tout à fait légitime, étant donnés l'ampleur du chantier et le délai très court qui lui était accordé. Il le justifia avec force auprès du baron Mounier, le 14 août 1820 : Si vous étiez tenté de trouver l’état-major un peu nombreux, je vous prierais […] de remarquer que l’on demande ici à la Direction des travaux une sorte de tour de force, c’est-à-dire d’exécuter en trois ou quatre mois des travaux dont la dépense est présumée devoir s’élever à 830 000 francs, qui dans les circonstances ordinaires ne s’exécuteraient qu’en deux ou trois années, que dès lors il est indispensable de dépenser en quelques mois ce qu’il en aurait coûté en deux ou trois années pour leur direction et leur surveillance5.

14 Ce découpage du chantier en quatre sections s'est avéré très efficace pour mener un chantier rapide, qui ne dura qu'un an. Debret, soutenu par sa hiérarchie et secondé par une équipe d'encadrement solide, parvint à diriger de nombreux entrepreneurs et plus de trois cents ouvriers pour bâtir une salle de spectacle de près de deux mille places en un temps record. En revanche, ce système n'a guère servi à maîtriser les dépenses, comme nous le verrons par la suite.

15 Le premier coup de pioche fut donné le 13 août 1820. Le duc de Choiseul, major général de la Garde nationale, habitait toujours l'hôtel particulier de la rue Grange-Batelière. Il accepta que les travaux commencent, mais pria que l'on veille à ce que les ouvriers ne s'approchent pas des appartements qu'il occupait6. Une palissade fut élevée à cet effet entre l'hôtel et les jardins. Debret perça une porte dans le mur de propriété sur la rue Le Peletier pour le service des premiers travaux. Le 16 août, Hély d'Oissel demanda au

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 158

comte d'Anglès, préfet de Paris, d'interdire la circulation des cabriolets rue Le Peletier. Ce fut seulement le 13 septembre que la Garde nationale quitta définitivement l'hôtel de Choiseul. Selon Debret, ce délai d'un mois ralentit considérablement les travaux, en empêchant les sondages des murs de l'ancien hôtel particulier.

16 Le 29 septembre, la première pierre fut officiellement posée par le comte de Siméon, ministre de l'Intérieur. La date n'était pas choisie au hasard : c'était le jour de la naissance du fils posthume du duc de Berry. D'une manière symbolique, le régime marquait dans la pierre la continuité de la royauté. François Debret avait dû concentrer ses efforts sur les fondations et des travaux annexes en attendant le terme de la grossesse de la duchesse. La pose de la première pierre le jour de la naissance du petit duc de Bordeaux ne donnait que plus de solennité à son œuvre, mais avait sans doute imposé un rythme inapproprié au début du chantier.

17 En novembre 1820, les murs en pierre de la façade du théâtre étaient déjà levés jusqu'au plancher du foyer du public. Ceux de la salle et du théâtre (avant-scène, mur du lointain et murs latéraux) étaient également construits et attendaient de recevoir les pans de bois qui allaient les compléter. Ces derniers étaient en train d'être assemblés dans l'atelier de menuiserie. Quatre des six fermes des charpentes formant les combles de la salle étaient terminées et les menuisiers travaillaient activement sur les deux dernières. Pour le théâtre, six fermes sur sept étaient prêtes. L'atelier de menuiserie avait livré toutes les portes au peintre et se concentrait dorénavant sur les pilastres et les chapiteaux du grand foyer. Les trois rangs de devantures de loges étaient déjà terminés. Les murs du magasin du côté de la rue Pinon étaient montés à la hauteur de huit mètres et attendaient le levage de la charpente. Debret annonçait également que les logements de l'administration, les ateliers de tailleurs et les magasins d'habillement seraient prêts pour la fin du mois de novembre. Du côté des quartiers des artistes, vingt-huit loges étaient terminées et le premier plancher en pente du foyer de la danse était fini.

Clément Contant, Théâtre impérial de l'Opéra à Paris. Coupe longitudinale

1860, lithographie, Cabinet des arts graphiques du musée Carnavalet Cl. de l'auteur.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 159

18 À l'arrivée de la mauvaise saison, le chantier semblait bien engagé. Toutes les parties de l'Académie royale de musique étaient bien avancées, en particulier le magasin de décors, qui n'attendait plus que sa charpente et sa couverture. En trois mois, l'architecte avait mené à bien la moitié du gros œuvre, fondations et rez-de-chaussée. Restait alors à terminer les étages, à lever la charpente et à construire la couverture, alors que l'hiver arrivait. Pendant cette saison qui marque d'ordinaire un ralentissement dans le domaine du bâtiment, Debret maintint autant qu'il put une intense activité. Mais la rigueur de l'hiver 1820-1821 obligea les hommes à cesser le travail pendant près de quatre-vingt-dix jours cumulés7. Sur ce chantier, François Debret devait tout affronter à l'envers : les travaux extérieurs en hiver, et l'aménagement intérieur de la salle au retour des beaux jours.

19 Ces conditions difficiles participèrent à une hausse importante des coûts de construction, dont la main-d'œuvre, ainsi que l'évoqua François Debret : Le levage de la charpente ayant été fait en hiver fut très dangereux pour les ouvriers qui en raison de cela exigèrent des prix plus élevés, sans quoi ils auraient abandonné leur travail8.

20 La direction des Travaux de Paris souligna les difficultés d'approvisionnement en matériaux, dues au peu d'élévation du niveau des cours d'eau lors de l'hiver 1820-1821. Par exemple, des conduites de gaz commandées aux usines du Creusot n'avaient pas pu être livrées par voie d'eau à cause du très bas niveau du canal du Centre et de la Loire. La livraison par la route, plus lente, augmenta de cent trente francs le coût de la tonne. Mais surtout, ce fut la concurrence d'autres chantiers dans Paris et dans les environs qui fit considérablement augmenter le coût du bois. Les magasins de Bercy, qui avaient brûlé peu de temps auparavant, étaient en train d'être reconstruits, mais surtout on bâtissait sur les boulevards deux autres théâtres (Les Panoramas et le Gymnase), soit deux constructions qui nécessitaient exactement les mêmes pièces de bois que l'Opéra. La nature du terrain provoqua également des dépenses inattendues. Des « constructions dans l'eau »9, c'est-à-dire sur pilotis, s'avérèrent nécessaires : les fondations du théâtre du côté de la rue Pinon, ainsi que celles du pavillon faisant l'angle avec la rue Le Peletier devaient être construites sous le niveau des eaux.

21 Lors de la séance du 26 avril 1821, le ministre de l'Intérieur Siméon présenta un projet de loi visant à faire passer le crédit alloué à la construction de la salle provisoire à 1 800 000 francs, soit le double de ce qui avait été prévu en août 1820. En juin 1821, le roi ordonna l'ouverture d'un nouveau crédit de 300 000 francs10. Les parlementaires n'apprécièrent guère la multiplication des dépenses pour bâtir une salle provisoire. Comme le rappela justement Adolphe Jullien, François Debret travailla sous une pression constante : En ces temps-là, les chambres n’étaient pas d’humeur accommodante sur le chapitre pécuniaire et l’on tracassa fort Debret pour ses devis dépassés11.

22 En attendant, François Debret dut gérer les inquiétudes des entrepreneurs et les convaincre de continuer à travailler sans percevoir les avances promises. Si l'Académie royale de musique fut vagabonde pendant seulement un an et demi, ce fut grâce au tour de force accompli par son architecte. Mais cette rapidité n'est pas la seule caractéristique intéressante du chantier de la rue Le Peletier. L'éclairage au gaz y fit son entrée sur la scène française.

23 Le roi Louis XVIII était vivement intéressé par ce nouveau type d'éclairage et souhaitait que la France rattrapât le retard qu'elle avait pris sur l'Angleterre. En 1819, il finança la

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 160

construction de l'usine royale de la rue des Martyrs, spécifiquement destinée à alimenter les théâtres royaux12. Le gouvernement envisageait donc d'installer l'éclairage au gaz dans l'Opéra de la rue de Richelieu. Les événements du 13 février 1820 empêchèrent cette réalisation, et le projet fut automatiquement reporté sur la salle de Debret. La construction de l'Opéra fut un chantier expérimental dans l'histoire de l'éclairage au gaz, car il fut le premier exemple français d'installation de ce nouveau système dès la construction de l'édifice. Par son prestige, l'Opéra était considéré par le roi comme un modèle pouvant influer sur le développement du gaz dans les établissements privés. L'ambition royale, relayée par le directeur de la Maison du roi, était clairement affichée : Je souhaite fort que l’éclairage par le gaz obtienne en France le même succès qu’en Angleterre, et cela dépend beaucoup de sa présence à l’Opéra13.

24 La fermeture précipitée de la salle Richelieu et la construction rapide de la salle Le Peletier prit de court les ingénieurs. Ils se retrouvèrent dans l'obligation de réfléchir à la conception d'un réseau de distribution, à la nature du gaz employé, à la construction d'un gazomètre et à une multitude de problèmes en même temps qu'avançait la construction de la salle. Ce n'est qu'en janvier 1821, soit cinq mois après le début des travaux, que le ministre de la Maison du roi, le marquis de Lauriston, forma une commission afin de statuer sur ce nouveau type d'éclairage14, signe que ce nouvel équipement n'était pas encore rentré dans les mœurs. Six membres composèrent la commission : François Debret, Jean-Pierre Joseph Darcet et Charles Cagniard de la Tour, ingénieurs qui avaient réalisé l'installation du gaz à l'hôpital Saint-Louis, Pierre-Simon Girard, ingénieur supervisant la construction de l'usine royale, Nicolas-Alexandre Dubois, élève de Debret et chargé de faire un rapport sur les usines d'éclairage, et Antoine Courtin, administrateur du matériel de l'Académie de musique. Le baron de la Ferté présidait la commission, assisté de Gingembre, son adjoint. Cette commission eut une longévité exceptionnelle : elle se réunit pour la première fois le 7 février 1821 et n'arrêta ses travaux qu'en mars 1823. Elle ne tint pas moins de trente-trois séances. Sa durée montre les problèmes qui ont émaillé l'installation de l'éclairage par le gaz à l'Opéra Le Peletier : choix du type de gaz à utiliser, choix des conduites, choix des becs de gaz, construction du premier gazomètre parisien15, délimitation du réseau, etc. La commission répondit point par point à ces questions, et suivit de près leurs conséquences sur le terrain. Les travaux liés au gaz avançaient lentement car les ouvriers et les ingénieurs n'étaient pas au point vis-à-vis de cette industrie totalement nouvelle. L'usine royale fut prête à fournir du gaz le 30 avril 1821 au lieu du 1er janvier, et le gazomètre de l'Opéra, situé dans un fond de parcelle rue Richer, présenta de nombreux problèmes de construction qui ne furent résolus qu'en 1823. La commission conseilla de ne pas appliquer ce nouveau système d'éclairage au théâtre, mais de le réserver à la salle, au foyer, aux corridors du public et au péristyle extérieur. Le procès- verbal de la séance ne mentionne pas les raisons qui ont motivé cette décision. Les membres de la commission ont sans doute craint d'appliquer à la zone la plus sensible de l'Opéra, l'espace scénique, une technologie sur laquelle on manquait encore de recul et d'expérience. L'Opéra Le Peletier se retrouva doté de près de 1 200 becs de gaz. Les espaces réservés au public (façade, vestibule, salle, grands escaliers, foyer) en reçurent 900 et les espaces dédiés au fonctionnement interne du théâtre (loges, bureaux de l'administration, foyer des artistes) n'en reçurent que 250. Les endroits dévolus à l'accueil du public sont logiquement les mieux pourvus : également plus spacieux et plus riches que les locaux de service, ils devaient donner une impression de

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 161

magnificence et assurer la sûreté publique. Pour gagner du temps, la commission décida de confier la réalisation des becs de gaz à l'entrepreneur Creux. Cet industriel réputé avait déjà fourni l'hôpital Saint-Louis et le palais du Luxembourg.

25 Le gaz arriva dans la nouvelle salle au milieu de la nuit du 20 juillet 1821. Il pouvait dorénavant servir à éclairer d'une manière plus sûre les travaux dans les dessous du théâtre. Mais l'illumination complète de l'Académie ne pouvait encore se faire.

26 L'éclairage par le gaz de la façade, du lustre, de la salle, des corridors et de la rampe ne fut effectif qu'entre le 14 et le 16 août. Jusqu'à la dernière minute, rien n'était certain. Le fournisseur de becs Jecker fit un essai sur les lustres du grand foyer le 10 août. L'expérience fut un succès. Dans le cas contraire, on serait revenu à un éclairage à l'huile pour l'inauguration du 16, ce qui aurait été indigne de l'Opéra royal. Il fallait parer au plus pressé, aussi la commission établit comme priorité l'illumination de la façade, du foyer, des corridors du public, de la rampe et de la salle : En ce qui concerne l’éclairage des façades latérales et lieux autres que ceux désignés ci-dessus, cet éclairage sera provisoirement établi à l’huile, et l’éclairage par le gaz n’y sera introduit et adapté que lorsque l’on sera sorti des embarras et des difficultés de l’ouverture du théâtre16.

27 Le provisoire fut dans certains cas destiné à durer : les loges des artistes et les dépendances de certaines grandes loges fonctionnaient encore à l'huile dans les années 1850.

28 Les tâtonnements de l'administration concernant l'installation de l'éclairage au gaz à l'Opéra ralentirent l'ensemble de l'aménagement intérieur, mais permirent aux spectateurs de découvrir la nouvelle salle à la douce lueur des becs de gaz.

Livraison de la salle et inauguration

29 Sous-estimée dès l'ordonnance du 9 août 1820, la durée de construction de la salle Le Peletier prit douze mois au lieu de quatre. Son ouverture, annoncée pour janvier, repoussée à juillet, n'eut finalement lieu que le mois suivant.

30 L'Opéra de la rue Le Peletier fut inauguré le 16 août 1821, en présence des ministres de l'Intérieur et de la Maison du roi, d'Hély d'Oissel et de François Debret et son équipe. Pour l'occasion, la troupe de l'Académie royale donna l'opéra Les Bayadères de Jouy et Catel, et le ballet Le Retour de Zéphire de Gardel et Steibelt. Ces deux œuvres avait déjà été jouées à Paris17, y avaient connu un grand succès, mais manquaient d'originalité pour une inauguration. L'ambiance semblait assez maussade, et les artistes ne se montrèrent pas à leur meilleur niveau. Madame Le Branchu, première chanteuse, était indisposée mais se produisit tout de même : elle « toussa son rôle plutôt qu'elle ne le chanta »18. Étrangement, le public ne s'est pas pressé pour la cérémonie d'inauguration de l'Opéra provisoire. Les loges étaient combles, mais les banquettes du parterre ne firent pas le plein : des places restèrent libres jusqu'à la moitié de la représentation. La recette ne se chiffra qu'à 9 251,10 francs19, ce qui était honorable, sans plus.

31 La raison de ce semi-échec tient à la concurrence exceptionnelle qu'il y avait ce soir-là dans Paris : on jouait quatre premières de spectacles, en plus de l'inauguration du nouvel Opéra. La Gaîté présenta les Époux de quinze ans de Paul, le Vaudeville Le Traité de Paix de Dartois et Brizé. Le Gymnase donna la première du Mariage Enfantin de Scribe, et le public pouvait enfin découvrir Le Philosophe en Voyage à l'Opéra-Comique, sur un

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 162

livret du célèbre Paul de Kock et une musique de Kreubé et Pradher. Ces théâtres firent tous salle comble. La concentration de nouveautés dans la même soirée était inédite, et ne pouvait être un hasard de la programmation. Ces théâtres voyaient-ils dans cette sorte de sabotage de la soirée inaugurale de l'Opéra une occasion de protester contre la redevance qu'ils devaient lui payer tous les ans ? Le doute est peu permis face à une telle concentration de nouveautés à la date bien précise du 16 août. Par ailleurs, j'ignore si le roi Louis XVIII et les membres de la famille royale ont assisté à l'inauguration de la salle. Ils ne sont pas mentionnés dans les textes et dans les archives, bien qu'ils figurent dans un tableau censé représenter l'inauguration de la salle de Debret. Sans doute ont-ils préféré ne pas paraître lors d'une festivité dans l'enceinte de l'institution où avait été assassiné l'un des leurs, tout comme ils n'avaient pas posé la première pierre de l'édifice. L'absence du faste entourant le roi et sa cour est peut-être une raison supplémentaire expliquant que les parisiens aient préféré, ce soir-là, la nouveauté d'une pièce de théâtre à la nouveauté toute relative d'une salle provisoire.

B. Drouot, Représentation des Bayadères pour l'inauguration de l'Opéra de la rue Le Peletier, le 16 août 1821

[1821], lithographie, Cabinet des arts graphiques du musée Carnavalet Cl. de l'auteur.

32 La presse eut du mal à s'accorder sur la valeur de la représentation qui s'était déroulée ce soir-là, et encore plus sur le crédit à accorder à cette nouvelle salle de spectacle. Tous les journalistes louèrent la beauté du foyer du public et celle de la salle, mais cette dernière, en majorité héritée de la rue de Richelieu, n'était guère une nouveauté. Le Journal des dames et des modes fut ravi de la soirée et du nouvel Opéra, dont il fut d'ailleurs le seul à fournir une description à ses lectrices. Il renseigna sur l'ambiance festive qui régnait autour du monument pendant la soirée : de nombreux promeneurs

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 163

conversaient avec des badauds assis admirant le défilé des voitures, les fenêtres de la rue Le Peletier et des rues alentours étaient noires de monde. L'organe officiel, le Moniteur Universel, remplit son rôle à merveille : il déclara que la salle était une réussite et que les artistes avaient été éclatants. Il félicita l'administration de l'Opéra de n'avoir pas choisi de présenter une nouveauté ce soir-là. Car : On n’est pas venu pour [les artistes], on est venu pour voir la nouvelle salle, et pour s’y faire voir20.

33 Le Journal de Paris parut également satisfait de cette nouvelle salle. Il remarqua tout de même que l'effet général de la représentation avait été froid et dépourvu de génie. Ce bémol fut également souligné par le Miroir, organe de presse des libéraux. Ces journalistes de l'opposition furent assez honnêtes pour reconnaître les qualités de l'édifice, et, non sans allusions subtiles au nouvel ordre politique qu'ils désiraient voir s'installer dans la société, ne firent que des éloges à l'Opéra provisoire : Les piétons savent gré à M. Debret de toutes les précautions qu’on a prises pour l’entrée et la sortie, des issues ménagées avec art et des abris préparés avec soin ; les personnes du parterre, toutes surprises d’avoir des places commodes, félicitaient l’architecte de ne point avoir oublié qu’à l’époque où nous vivons, il ne suffit plus de satisfaire les premières loges ; l’opinion du parterre a bien autant d’importance.

34 De leur côté, les âmes chagrines rivalisèrent de mauvaise volonté. Le journaliste du Drapeau blanc, lassé d'avance de toutes les pièces présentées à Paris ce soir là, écrivit que finalement, sur cinq nouveautés, rien n'était bien nouveau, pas même la salle de l'Académie royale de Musique. Le chroniqueur des Débats trouva tout mauvais : l'opéra joué ne lui convenait pas, les chanteurs étaient enroués, les sièges mauvais, le vernis tacha ses vêtements et dégageait une odeur entêtante, insupportable, et l'éclairage de la salle était mal adapté. Le journaliste de la Quotidienne fit mieux : il claqua la porte de l'Opéra dès la fin du premier acte des Bayadères, disant ne plus supporter de voir à nouveau cet opéra. Il se contenta donc de rapporter les plus mauvais échos recueillis auprès de ses confrères à la sortie de la représentation. Le chroniqueur de la Gazette de France se joignit au concert de critiques : tout lui sembla épouvantable, surtout la visibilité. Ainsi écrivit-il le lendemain : Un cri général qui s’est élevé de toutes les loges de côtés atteste que, sur dix personnes qu’elles contiennent, QUATRE sont condamnées à s’en rapporter au récit des autres.

35 La mauvaise visibilité des loges de côté n'était pourtant pas chose nouvelle. Évariste Dumoulin, chroniqueur au Constitutionnel, fut peut-être le plus sévère. Il reprocha à Debret de n'avoir pas tenu compte de la situation engoncée du théâtre pour lui donner une élévation adaptée. Sa façade aurait dû être conçue pour être vue de près. Ne l'étant pas, elle apparaissait « bizarre et mesquine » et l'imitation de Palladio était complètement ratée : l'architecte italien était traité dans l'œuvre de Debret comme « un géant sous l'habit d'un nain »21. Enfin, le journaliste ajouta qu'il craignait fort que l'architecte n'eût pas respecté les règles de l'acoustique.

36 En plus d'avoir été inauguré sans grand panache, le nouvel édifice a, semble-t-il, été mal accueilli par la population parisienne. Elle lui trouva une situation peu avantageuse, coincée dans les édifices alentours et sans dégagement. La façade fut jugée sans caractère et surtout d'une simplicité effrayante. Certains le comparèrent avec un restaurant de la place du Châtelet, « Au Veau qui tète ». Si cette comparaison ironique peut en partie se comprendre – les deux édifices présentant un premier étage percé

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 164

d'une enfilade de baies cintrées – elle restait cruelle quant à l'appellation du restaurant, qui, appliquée à l'Opéra, ridiculisait impitoyablement ce haut lieu de l'art. Pour d'autres, le Grand Opéra ne se distinguait en rien des autres immeubles de la rue Le Peletier. Ainsi, quand un étranger demandait à un parisien où se situait l'Opéra, ce dernier lui répondait « rue Le Peletier, la deuxième porte cochère à main droite22 ». La simplicité de la façade fut en outre rapidement associée à celle supposée de son architecte. Les chroniqueurs de l'époque et les historiens répétèrent à l'envi ce bon mot, qui circulait, paraît-il, de bouche en bouche quand on passait devant la façade de l'Académie Royale de Musique : Tiens, il n’y a que huit muses sur cette façade, quelle est celle qui manque ? – Vous ne voyez pas que c’est celle de l’architecture23 !

37 Cette épigramme pourrait fonctionner si seulement il existait une muse de l'architecture. Mais si, comme l'affirme Jacques Hillairet dans le Dictionnaire historique des rues de Paris24, la muse manquante était réellement celle de la Musique, cette absence sur le fronton de l'Académie royale de musique était sans doute pire que celle d'une éventuelle muse de l'architecture.

C. Motte, Façade de la nouvelle salle de l'Opéra

[v.1821], lithographie, Cabinet des arts graphiques du musée Carnavalet. Cl. de l'auteur.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 165

Jean-Baptiste Arnoult, François-Séraphin Delpech, Vue de la fontaine de la place du Châtelet

1820, lithographie, Archives nationales, fonds Debret 568AP. Cl. de l'auteur

38 Malgré des débuts quelque peu mouvementés, la salle de Debret fit bientôt sa place dans l'espace culturel et mondain parisien. La puissance de sa machinerie, la commodité de ses espaces publics, la beauté et l'acoustique de sa salle en firent un haut lieu de la musique européenne. Les plus grands vinrent s'y produire, et, cette salle censée ne durer que dix ans maximum s'installa durablement dans le paysage de la capitale. Bientôt flanquée de galeries marchandes lui offrant une ouverture sur le boulevard des Italiens, fréquemment restaurée et bénéficiant rapidement des dernières inventions (électricité, bitume), la salle Le Peletier réussit à pallier les défauts de sa construction légère. L'édification d'une salle définitive, véritable serpent de mer dans l'administration, était régulièrement évoquée, mais aucun gouvernement ne s'y attela. On se satisfit ainsi de la salle provisoire de Debret jusqu'à ce qu'Orsini attente à la vie de Napoléon III le 14 janvier 1858 devant l'Opéra. Une nouvelle fois, ce fut un attentat contre une personne royale qui décida de l'avenir de l'Académie de musique. Le concours pour une salle définitive, mis en attente depuis 1820, fut lancé en 1859. Il aboutit à la victoire de Charles Garnier, dont l'Opéra inauguré en 1875 allait plonger dans l'oubli son prédécesseur, certes plus modeste mais tout aussi intéressant pour l'histoire de l'architecture théâtrale française.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 166

NOTES

1. Une chapelle dédiée à la mémoire du duc de Berry fut effectivement bâtie à la place de l’ancien Théâtre des Arts, mais la révolution de 1830 arrêta les travaux. Le nouveau régime refusant de les financer, le monument fut finalement détruit et laissa place à l’actuel square Louvois. 2. Le Théâtre Favart était alors une propriété privée, qu’il fallut louer pour l’Opéra. Ce fut en 1825 que la Maison du roi acheta le théâtre sur les deniers de la liste civile pour y installer le Théâtre Italien. 3. Le budget de l’État était alors grevé par les indemnités de guerre dues aux alliés suite aux défaites napoléoniennes. 4. Delannoy à Pradel, 18 juin 1820, Arch. nat O3 1652. Il reprend ici une idée déjà développée dans un de ses précédents rapports, daté du 20 mai. 5. Hély d’Oissel au baron Mounier, 14 août 1820, Arch. nat., F13 700. 6. Hély d’Oissel à Debret, 12 août 1820, Arch. nat., F21 1273. 7. François Debret, Notice sur la construction de la salle provisoire de l’Académie royale de musique, 13 janvier 1833, Arch. nat., F21 1581. 8. Debret à Héricart de Thury, 21 février 1823, Arch. nat., F21 1073. 9. Debret à Héricart de Thury, 21 février 1823, Arch. nat., F21 1073. 10. Ordonnance royale du 20 juin 1821, Arch. nat., 1073. 11. Adolphe Jullien, Paris dilettante au commencement du siècle, p.169. 12. Lors de la fondation de la Compagnie royale du gaz en 1822, le ministre de la Maison du roi souligna les immenses avantages dont l’Angleterre avait bénéficié en appliquant la découverte française, et il se déclara « jaloux de rendre à son pays une industrie qui y avait pris naissance ». La Société royale du gaz fonctionna pendant dix ans, avant d’être rachetée à la révolution de 1830 par une compagnie anglaise, Manby et Wilson. 13. Pradel à La Ferté, 17 août 1820, Arch. nat., O3 1652. 14. Lauriston à La Ferté, 17 janvier 1821, Arch. nat., O3 1653. 15. Germain Bapst, Essai sur l’histoire du théâtre, p.539. 16. Procès-verbal de la commission, séance du 28 juillet 1821, Arch. nat., O3 1654. 17. Elles ont été créées respectivement en 1810 et 1802. 18. Albert de Lasalle, Les treize salles de l’Opéra, p. 239. 19. Adolphe Jullien, Inauguration de la salle de l’Opéra, le 16 août 1821. 20. Toutes les citations qui suivent sont extraites d’Adolphe Jullien, Paris dilettante au commencement du siècle, Paris, Firmin-Didot, 1884. 21. Lettre à Madame de B… sur la nouvelle salle d’Opéra, précédé de stances à F. Debret, p. 19. 22. Cité par Louis Lurine dans Les rues de Paris. Paris ancien et moderne, p. 373. 23. Albert de Lasalle, Les treize salles de l’Opéra, Sartorius, Paris, p.170. 24. Jacques Hillairet, Dictionnaire historique des rues de Paris, article « Le Peletier », tome 2, p. 37-38.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 167

RÉSUMÉS

En France, l’Opéra et le XIXe siècle sont intimement liés. Paris s’est doté pendant cette période d’une scène lyrique de renommée internationale et l’Académie de musique devint un pivot essentiel de la vie culturelle parisienne. Ce phénomène ne prit pas naissance dans la célèbre salle de Charles Garnier, inaugurée en 1875, mais dans un théâtre méconnu, bâti par François Debret de 1820 à 1821. C'est cette période de prise de décision puis de construction, au cœur de la Restauration, qui fonde ce qui sera le cadre de l’Opéra romantique : l’Opéra de la rue Le Peletier. L'objectif du présent article est d’expliquer comment ce monument marquant du XIXe siècle parisien, aujourd'hui oublié, a été le fruit d'une politique précipitée mêlant pragmatisme et ambition technique. L'administration de Louis XVIII dut faire des choix déterminants dans des délais très resserrés, suite à la fermeture inattendue et politique du Théâtre de Victor Louis qui abritait l’Opéra rue de Richelieu depuis 1794. La conception de la salle, son statut provisoire, le terrain à bâtir, et enfin le nouvel architecte de l'Opéra furent choisis en quelques mois par des commissions spéciales, instituées par le Ministère de l’Intérieur et le Ministère de la Maison du roi, qui durent collaborer pour mener à bien cette mission. Les douze mois qui s'écoulèrent ensuite furent ceux des travaux de l'Opéra Le Peletier, qui s'effectuèrent dans des conditions économiques, climatiques et techniques extrêmement rigoureuses. Pour autant, la volonté de modernité de Louis XVIII est visible pour cet édifice, car c’est sous son impulsion que l’éclairage au gaz fut installé à l’Opéra de la rue Le Peletier, ce qui représente une première pour un bâtiment public de cette nature. Enfin, la livraison et l'inauguration de la salle, en retard sur les prévisions, marquèrent le début d'un demi-siècle de danse et de musique dans ce nouveau quartier de Paris. Ce dernier devint bien vite l'un des cœurs battants de la capitale, malgré l’accueil plutôt mitigé réservé à l’Opéra de Debret par la presse et par la population parisienne, qui blâmaient surtout la prétendue pauvreté architecturale de sa façade et de sa localisation peu visible dans l’espace urbain.

In France, Opera is closely related to the 19th century, and vice versa. At that time, Paris took pride in its world-renowned lyric scene and the “Académie de musique” became an essential part of the Parisian cultural life. But this art didn’t wait for Charles Garnier’s famous theater, unveiled in 1875, to thrive, it started in an unsung one, built by François Debret form 1820 to 1821. It is that very period of decision and building, at the heart of the Restauration, that founded what will become the framework of the romantic Opera: the “Opera de la rue Le Peletier”. The aim of this article is to explain how this significant monument of the Parisian 19th century, forgotten today, was due to a hasty policy mixing pragmatism with technical ambition. The administration of Louis XVIII had to make determining choices within a short time limit, because of the unexpected political shutting of Victor Louis’s Theater which had housed the Opera in the rue de Richelieu since 1794. The building’s design, its temporary status, the building land, and finally the new architect of the Opera house were chosen within a few months by special commissions set up by the Ministry of the Interior and the Ministry of Royal Household, which had to work together in order to achieve their mission. The construction of the Opera house during the next twelve months took place in harsh economical, climatic and technical conditions. Yet, King Louis XVIII’s willpower to make the opera a modern building is evident: gas lighting was indeed installed in the Opera house under his orders, and it was something completely new for a public building of that kind. Finally, the unveiling of the theater was the beginning of half a century of dance and music in a new area of Paris. This new district quickly became one of the most popular areas of the capital, in spite of the lukewarm reception of Debret’s Opera house in the press and among

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 168

the Parisian population, who especially blamed the alleged lake of quality of its façade and its localization which was not very noticeable in the urban space.

In Frankreich ist die Geschichte der Oper auf das engste mit dem 19. Jahrhundert verbunden. In dieser Zeit hat sich in Paris eine lyrische Szene von internationalem Renommee begründet und die Musikakademie sich zum maßgeblichen Dreh- und Angelpunkt des kulturellen Lebens entwickelt. Dieses Phänomen findet seinen Ursprung nicht etwa im 1875 eingeweihten berühmten Saal von Charles Garnier, sondern in einem weitgehend unbekannten Theater, das in den Jahren 1820-1821 von François Debret erbaut wurde. In dieser Planungs- und Bauzeit mitten in der Restaurationszeit wurde der Grundstein dessen gelegt, was sich zum Rahmen der romantischen Oper entwickeln sollte : die Oper in der Straße Rue Le Peletier. Ziel des vorliegenden Artikels ist es zu erklären, in welcher Hinsicht dieser heute vergessene markante Bau des 19. Jahrhunderts das Ergebnis rasanter Bautätigkeit war, in der sich Pragmatismus und technische Ambitionen vereinten. Die Verwaltung unter Ludwig XVIII. war dazu gezwungen, im Zuge der unerwarteten und politisch begründeten Schließung des Victor-Louis-Theaters, das die Oper der Rue de Richelieu seit 1794 beherbergt hatte, in kurzer Zeit weitreichende Entscheidungen zu treffen. Innerhalb weniger Monate wurden durch eine vom Innenministerium und dem Ministerium der Maison du roi einberufene Sonderkommission sowohl die Konzeption des Saales, sein rechtlicher Status, der Baugrund und schließlich der neue Architekt ausgesucht, der die Oper erbauen sollte. In nur zwölf Monaten wurden die Arbeiten der Opéra Le Peletier unter schwierigsten wirtschaftlichen, klimatischen und technischen Bedingungen durchgeführt. Dennoch lässt sich an diesem Bau beispielhaft das Streben Ludwigs XVIII. nach Modernität erkennen, denn er war es, der auf einer Gasbeleuchtung der Oper bestand, was eine Neuheit für ein öffentliches Gebäude dieser Art darstellte. Die gegenüber dem ursprünglichen Terminplan leicht verzögerte Eröffnung des Saales markiert den Beginn eines über ein halbes Jahrhundert anhaltenden Aufschwungs von Tanz und Musik in einem neuen Viertel von Paris. So entwickelte sich im Zuge des Opernbaus bald ein neuer Mittelpunkt der Hauptstadt, obwohl der Bau Debrets selbst sowohl in der Presse als auch bei der lokalen Bevölkerung ein gemischtes Echo erhielt, wobei insbesondere die angebliche architektonische Kargheit der Fassade und die mangelnde Sichtbarkeit des Baus im städtischen Raum kritisiert wurden.

AUTEUR

ELSA CHERBUY Elsa Cherbuy, née en 1988, a intégré l’École nationale des chartes en 2009, après avoir obtenu une licence d’histoire à l’Université de Bourgogne. Sous la direction de Jean-Michel Leniaud, elle a soutenu un mémoire de master à l’EPHE intitulé Recherches sur l’architecte François Debret et l’Opéra Le Peletier. Sa thèse d’École des chartes, L’Opéra de la rue Le Peletier (1821-1873). Architecte, genèse et programme, a été soutenue en 2012 sous la direction de Jean-Michel Leniaud. Elle est archiviste paléographe depuis mars 2013, et se consacre à la préparation du concours de conservateur du patrimoine, spécialité Monuments historiques.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 169

« Muraille, décor, récit » : la sculpture du nouveau Trocadéro Mural, decor, story: the sculpture of the new Trocadero Mauer, Dekor, Erzählung : Die Skulpturen des neuen Trocadéros

Philippe Dufieux

« De tous les arts, la sculpture est sans conteste possible le plus social, le plus collectif ; art d’extérieur qui vit la vie d’un temps et demanderait à ce que ce temps vécut la sienne » (Léon Gischia)1.

1 Les avis restent partagés à propos de la sculpture de l’Exposition internationale de 1937 et de celle de ses monuments emblématiques que sont le nouveau Trocadéro et les musées d’Art moderne. Pour Waldemar Georges, le palais de Jacques Carlu, Léon Azéma et Louis-Hippolyte Boileau constitue la première tentative contemporaine pour mettre fin au divorce de l’architecture et de la sculpture, une entreprise décisive susceptible d’offrir une nouvelle impulsion à l’art monumental2. De l’avis de nombreux observateurs, le nouveau Trocadéro marque en effet le retour de la sculpture à ses lois fondamentales, c’est-à-dire à l’ordre monumental, « Un thème […] un slogan ralliait les discussions dans les milieux artistiques : il n’était question que de collaboration avec l’architecte, de travail par équipe, d’esprit d’atelier, de respect du mur et de mutuelle compréhension pour le bien de l’œuvre commune3 », écrit Martinie. Véritable vitrine officielle de l’art français dans les années 1930 selon Isabelle Gournay4, pour Bruno Foucart, les décors du palais et du théâtre de Chaillot poursuivent l’ambition d’« humaniser la modernité », loin des abstractions et des déformations cubistes5. Étonnement, la sculpture du nouveau palais n’a jamais fait l’objet d’études approfondies, pas même lors du cinquantenaire de l’exposition en 19876, comme si l’absence de figures « d’avant-garde » au Trocadéro avait condamné l’ensemble de ses décors. Il est vrai que les parties sculptées de l’Exposition de 1937 ont été longtemps vouées aux gémonies malgré la présence des frères Martel ou encore celle de Gimond sur la colline de Chaillot auxquels la critique pardonnera très tôt une telle compromission. Au-delà d’une vaine querelle entre les anciens et les modernes, les

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 170

sculptures du nouveau Trocadéro doivent être appréciées aujourd’hui à la lumière des problématiques et des débats contemporains portant sur les rapports entre l’architecture et les arts du décor, sur fond de renaissance de l’art mural en France7.

La renaissance de l’art mural

2 Pour une pléiade d’artistes, l’Exposition de 1937 constitue une occasion inédite d’accéder au mur en se voyant confier des commandes monumentales8 : pas moins de 464 peintres, 271 sculpteurs et 269 artistes décorateurs furent associés à cette vaste entreprise et ces commandes devaient particulièrement profiter à la jeune génération. L’art collectif, c’est-à-dire l’intime lien entre l’architecture et les arts décoratifs constitue la règle à suivre pour les artistes. Il s’agit également de réconcilier l’art moderne et le public comme l’ont souligné les observateurs : « Partout éclate le besoin d’un style mural où s’accomplirait la réconciliation des peintres et des architectes et aussi la réconciliation de l’artiste et de la collectivité9 » et l’événement fut salué comme le champ d’application d’un programme collectif, « Systématiquement, on a voulu que la sculpture, comme la peinture, collaborât avec l’architecture10 » soulignait Martinie. Selon Paul Léon, commissaire général adjoint de l’Exposition, le Trocadéro doit consacrer l’union de l’architecture et des arts décoratifs, « Les œuvres doivent s’incorporer à la muraille, restaurant [ainsi] l’unité monumentale11 ». Cette politique vise certes à donner du travail aux artistes en une période incertaine mais également à rompre délibérément avec l’esprit de l’Exposition de 1925, comme le relève Greber, architecte en chef de l’événement, « L’épuration des formes, enfin réalisée par l’utile réaction des volumes simples contre le décor de surcharge du début du siècle, permet de penser désormais au peintre et au sculpteur12 ». « On abandonne nettement le cubisme international pour renouer avec les traditions nationales ou provinciales », observait à son tour Laprade13 tandis qu’Edmond Labbé parlera sans détour d’une revanche de l’ornement sur le nudisme intégral de l’architecture moderne14 dans laquelle la sculpture n’occupe, il est vrai, qu’un rôle accidentel. Les commandes furent attribuées sur proposition d’une commission créée à cet effet par arrêté en date du 14 novembre 1935. Trois sculpteurs furent associés aux travaux de la dite commission présidée par Georges Huisman, directeur général des Beaux-Arts : il s’agit de Bouchard, de Despiau et de Landowski. Les procès-verbaux de la commission de répartition des commandes ainsi que ceux de la sous-commission sculpture permettent de suivre les discussions et des débats qui sont intervenus jusqu’en 1937. Ce sont les architectes qui dressèrent la première liste de sculpteurs pressentis en vue des commandes du Trocadéro, « purement indicative », lit-on. Si le détail ne nous est pas parvenu, en revanche cette première proposition souleva la réprobation unanime de la commission, Friesz suggérant notamment de tenter un regroupement par génération et par tendances, « en choisissant les plus éminents de leurs représentants15 ». Assez curieusement, Carlu, Azéma et Boileau se sont gardés d’établir un programme iconographique, s’en remettant délibérément à la commission, mais insistent pour que la conception des vingt-deux bas-reliefs qui devaient à l’origine parer les ailes de Paris et de Passy soit placée sous la direction de Bouchard qui déclina une offre « fort délicate » arguant qu’il appartient précisément aux architectes d’exercer un rôle de direction16. Aux cours des premières réunions qui se tiennent en décembre 1935, les architectes et les membres de la commission échangent leurs points de vue et avancent des noms. On débat à l’envi des qualités des uns et des autres, à qui faut-il confier les

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 171

grandes figures en bronze qui seront placées devant les pavillons : Forestier, Pommier, Sarrabezolles ou Janniot ? Huisman propose Wlérick et demande que Janniot soit consulté. Quatorze statues sont prévues sur la terrasse mais les architectes envisagent très tôt leur suppression pour des morceaux plus importants. Le principe d’une seule commande par artiste s’impose très tôt, les architectes demandant notamment que des économies soient réalisées sur des œuvres isolées ne faisant pas partie de la structure des bâtiments. Mais de tels échanges pouvaient se poursuivre longtemps. En janvier 1936, Huisman fait savoir que la méthode suivie par la commission est « défectueuse » : « Si les architectes doivent apporter leur programme plastique – écrit-il – c’est à la commission qu’il appartient de suggérer le nom des artistes auxquels pourraient être confié son exécution ». Carlu se rallie à cet avis tandis que Landowski fait observer que les architectes peuvent difficilement se désintéresser de ce choix17. Les premières esquisses fournies par Forestier pour l’une des grandes figures en bronze ne donnant pas entièrement satisfaction, les architectes exigent alors que de nouvelles maquettes soient demandées à Zwobada, Pommier et Wlérick. Janniot se désiste peu après au profit de Bouchard qui attire l’attention de la commission sur les délais de réalisation, « le temps presse » dit-il, « seize mois séparent de l’ouverture de l’exposition ». La libre disposition du parvis étant rendue par le recul sur la place du Trocadéro de la statue du maréchal Foch, les architectes proposent que huit figures décorent les fontaines et proposent les noms de Wlérick, Gimond, Guenot, Halou, Niclausse, Zwobabda et Forestier, la commission ne retiendra que Wlérick, Gimond, Niclausse et Halou. Delamarre et Sarrabezolles sont sélectionnés pour les groupes placés au-dessus de l’attique des pavillons. Huisman insiste vivement sur la nécessité de fixer au plus tôt le programme et les attributions, « Le directeur des Beaux-Arts doit pratiquer un large éclectisme et ouvrir la porte aux tendances classiques, aussi bien qu’aux tendances nouvelles. Il a le devoir de défendre les droits des jeunes18 ». Lors de la séance du 17 janvier 1936, Huisman décide la création de deux sous-commissions, l’une pour la sculpture, l’autre pour la peinture. Le 22 janvier 1936 a lieu au Musée du Luxembourg la première réunion de la sous-commission sculpture à laquelle sont associés Bouchard, Darras, Despiau, Greber, Hautecœur, Ladoué, Landowski et Poli. Arnold, Grange, Delamarre, Michelet, Desruelles, Auricoste, Vezien et Bertola sont choisis pour les métopes du théâtre, Cornet, Costa, Dejean, Gimond, Abbal, Guenot, Collamarini et Brasseur pour les huit figures des fontaines tandis que Niclausse et Drivier sont pressentis pour les quatre bas-reliefs destinés à orner les entrées des musées. L’évolution majeure qui intervient entre novembre 1935 et mars 1936 touche aux bas- reliefs qui doivent parer le revers des ailes de Paris et de Passy. À l’origine, il était question d’une suite de vingt-deux morceaux, chiffre ramené en définitive à quatorze en avril 1936, leur répartition est d’ailleurs arrêtée à cette date : Bertola, Vezien, Delamarre, Saupique, Joffre, Costa, Abbal, Contesse et Zwobada pour ne citer qu’eux. Un mois plus tôt, il était encore question de vingt morceaux dont les thèmes étaient en corrélation avec les musées, l’histoire de l’architecture française, de l’époque gallo- romaine au siècle de Louis XIV à l’aile de Paris ; une histoire de la navigation et des découvertes à l’aile de Passy19. Du moment où le nombre de bas-reliefs est divisé de moitié, l’iconographie s’affaiblit quelque peu. Le programme décoratif de la façade postérieure du palais comportera donc des sujets relatifs à l’art, côté musée des Monuments français (aile de Paris) et des sujets touchant à la marine ainsi qu’aux cinq continents pour les musées de l’Homme et de la Marine (aile de Passy), reflétant ainsi la vocation du palais.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 172

L’attribution des commandes

3 En mars 1936, pour le seul Trocadéro, pas moins de soixante et onze artistes dont quarante sculpteurs et vingt peintres sont retenus20. Pour s’en tenir aux principales commandes, le programme comprend quatorze bas-reliefs de 4,50 x 3,10 m, placés sur les façades postérieures du palais, du côté de l’avenue Wilson et de la rue Franklin, les dessus-de-porte des quatre musées reçoivent également des bas-reliefs sans compter les haut-reliefs en métopes ornant l’entrée du théâtre de Chaillot et les huit grande figures en bronze, hautes de 2,10 m qui ornent le parvis ouvrant sur la terrasse. Les sculptures des fontaines, des jardins et celles de la salle de théâtre feront l’objet d’une sélection particulière. On observe que les sculpteurs sont plus nombreux que les peintres au nouveau Trocadéro (quarante sculpteurs contre vingt et un peintres), vraisemblablement en raison de la visibilité plus grande offerte aux parties sculptés. Il faut relever à ce sujet qu’il n’a jamais été question de fresques extérieures pour les monuments pérennes de l’exposition, « Pour la peinture, toute idée de décoration extérieure doit être abandonnée en raison des impossibilités de conservation21 », déclarait Hautecœur le 17 janvier 1936. « Le talent des sculpteurs employés au Trocadéro n’est pas moins varié que celui des peintres. Les professeurs aux Académies de Montparnasse y côtoient d’éminents . Des représentants du cubisme travaillent aux côtés de membres de l’Institut. Ainsi le public pourra se rendre compte, sans peine, de la diversité des tendance actuelles de l’art français22 », lit-on dans la revue du commissariat général de l’exposition. Mais dans ces conditions, comment obtenir l’unité désirée à une échelle rarement envisagée jusqu’alors en France à l’époque contemporaine considérant que le seul fait de dispenser très largement les commandes comporte l’écueil de provoquer des confrontations brutales ? Voilà un souci qui anime les membres de la commission chargée de la répartition des commandes dès leurs premières réunions. Alors que les frères Martel sont pressentis pour deux métopes à l’entrée du théâtre de Chaillot, la commission émet de vives réserves considérant que « le caractère de leur talent est trop spécial pour permettre de réaliser l’unité de décoration particulièrement nécessaire en cet emplacement23. » Ces derniers réaliseront en définitive deux bas-reliefs à l’entrée du musée de la Marine. Quel rôle jouent respectivement les maîtres d’œuvre du palais et le comité chargé de répartir les commandes d’œuvre d’art ? Cette dernière question revêt une place de choix dans les critiques qui ne devaient pas tarder à voir le jour. Carlu, Azéma et Boileau se sont visiblement efforcés d’obtenir de la part des artistes l’unité indispensable à des travaux destinés à être incorporés à un édifice présentant un caractère éminemment monumental et cette attention se traduit peut-être plus encore pour les parties sculptées que les décors peints, notamment dans la définition des dimensions et des échelles de chaque motif. En ce qui concerne les bas-reliefs des ailes de Paris et de Passy, les architectes s’en sont visiblement tenus à l’étude des rythmes plastiques des morceaux de sculpture sur les longues façades des ailes de Paris et de Passy, déterminés également en fonction de l’éloignement des œuvres vis-à-vis des spectateurs et des questions d’exposition à la lumière. Le 30 mars 1936, une réunion est organisée par la sous-commission sculpture au Musée du Luxembourg afin de coordonner les maquettes et esquisses exécutées par les sculpteurs désignés pour les huit figures du parvis et les vingt bas-reliefs. Les projets établis pour les six métopes de l’entrée du théâtre comme ceux touchant aux quatorze bas-reliefs ne font l’objet

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 173

d’aucune remarque à l’exception d’une mise à l’échelle des différentes propositions. Si l’on en croit leurs déclarations, les maîtres d’œuvre auraient trouvé chez la plupart des artistes une compréhension évidente de leur rôle dans l’ensemble, « un état d’esprit particulièrement appréciable à une époque où l’individualisme en art est devenu un dogme »24. Mais rien n’est moins sûr. Force est de reconnaître que le rapprochement d’individualités aussi différentes ne manque pas de saveur et que cet exercice « collectif » a visiblement quelque peu échappé aux architectes, « Les projets furent adaptés – plutôt que conçus – pour répondre à cette exigence », écrit Martinie25. Aux côtés des architectes, il ne fait aucun doute que Landowski ait joué un rôle majeur ; lui qui fixa notamment le programme du parvis du quai de Tokyo et des fontaines monumentales de la Porte de Saint-Cloud, réalisées sous sa direction. Les questions financières ne sont certainement pas à négliger puisque le principe d’une seule commande importante par artiste, ou en cas de cumul, d’un montant total inférieur à 100 000 francs, était de fait un obstacle à la réalisation d’ensembles cohérents, à l’exception notable des Musées d’art moderne dont les architectes refusèrent de partager les morceaux sculptés afin de préserver l’intégrité de l’œuvre.

Un difficile exercice collectif

4 « Le Trocadéro de MM. Carlu, Boileau et Azéma a-t-il été construit en vue d’une aussi riche orchestration plastique26 », s’interrogeait avec ironie Waldemar George ? Ce dernier fut précisément chargé d’assurer la liaison entre le service des Travaux d’art et les artistes ayant une commande à l’exposition de 1937. Les archives nationales conservent les comptes-rendus de ses visites réalisées entre juillet 1936 et janvier 1937 auprès des sculpteurs afin d’informer la commission de l’avancement des projets27, distribuant médailles, éloges ou critiques ; la palme revenant à Gimond dont Les Fleurs lui apparaissent comme « la quintessence de la sculpture française ». Viennent ensuite Belmondo, Debarre dont il commente les volumes taillés en facettes de diamant, Sarrabezolles dont il déplore le « style froid, décoratif et néo-archaïque » et de Niclausse, « sa statue destinée au Trocadéro est une œuvre médiocre », pour ne citer qu’eux. Il est vrai qu’à la différence des métopes hellénisantes du projet de Perret, les quatorze bas-reliefs des ailes de Paris et de Passy donnent le sentiment d’éléments plaqués habillant l’édifice. Cette profonde dissonance a visiblement suffi à condamner les morceaux de sculpture aux yeux de la critique. Même si les premières commandes signées par le gouvernement furent précisément celles du décor extérieur du Trocadéro (25 mai 1936), les délais d’exécution accordés aux artistes ne permettaient visiblement aucune concertation. Pour s’en tenir aux décors extérieurs du palais, on ne compte pas moins de cinq prix de Rome, trois à l’aile de Paris (Delamarre [1914], Vezien [1921], Bertola [1923]), deux à l’aile de Passy (Yencesse [?], Joffre [1929]), sans parler de Bouchard (1901) et de Sarrabezolles qui fut cinq fois logiste entre 1909 et 1913. On ne compte en revanche qu’un seul prix de Rome parmi les artistes qui interviennent au parvis, Desruelles (1891), un seul également à l’entrée du théâtre, il s’agit de (1913). Abbal est élève de Falguière, Costa, d’Injalbert, Saupique, d’Hippolyte Lefebvre, Collamarini, Joffre, Bertola, Belmondo sont élèves de Jean Boucher, figure majeure de l’École des beaux-arts dans la première moitié du siècle, véritable « animateur de monument » selon Gustave Kahn28. La plupart des sculpteurs qui interviennent aux bas-reliefs des ailes de Passy et de Paris sont des artistes renommés, les plus âgés sont Contesse et Abbal, nés en 1870 et 1876, les plus jeunes, nés après 1900,

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 174

sont Yencesse (1900), Joffre (1904) et Collamarini (1904). Au-delà des écoles, des sensibilités, des générations, il semble au demeurant que la principale distinction qui soit intervenue dans l’attribution des commandes de la terrasse et celles des ailes de Paris et de Passy relève des qualités d’art monumental de chaque artiste, dans un écho tardif à la querelle du modelage et de la taille directe qui avait atteint son point culminant dix ans plus tôt29. C’est naturellement aux champions de ce nouvel âge héroïque de la sculpture que reviendra la majeure partie des bas-reliefs placés au revers des ailes du palais. En ce sens, il ne fait aucun doute que l’administration et les maîtres d’œuvre aient veillé à ce que l’aile de Paris, qui s’inscrit sur l’avenue Wilson, reliant le palais d’Iéna à l’esplanade du Trocadéro, reçoive les œuvres les plus puissantes en privilégiant délibérément, sur cette partie, des sculpteurs possédant un sens inné du langage du mur et par là même des effets de la statuaire monumentale. Debarre, Bertola, Costa et Abbal sont réunis à dessein dans la partie offrant la visibilité la plus immédiate de l’aile de Paris, au terme de l’avenue d’Iéna. La présence du lyonnais Bertola aux côtés de ses grands contemporains ne surprend pas, lui qui s’est notamment illustré au monument aux morts de l’Île aux Cygnes à Lyon, conçu par Tony Garnier ; pas plus que celle des sculpteurs d’origine marseillaise comme Sartorio et Élie-Jean Vezien ; ce dernier a été associé aux décors de l’Ossuaire de Douaumont (Meuse), construit par Azéma entre 1920 et 1932. Il semble au demeurant que des artistes comme Gimond, Niclausse, Cornet, Descatoire ou encore Pryas aient été délibérément écartés des morceaux les plus importants au profit des figures en rond de bosse présentées sur le parvis. Parmi les meilleurs morceaux de l’aile de Paris figurent tout particulièrement L’Architecture civile de Debarre, aux effets cubistes maîtrisés et surtout Le Métal de Bertola dont la plastique titanesque et ses effets de masses rigoureusement soumis au cadre répondent aux vœux d’une sculpture intimement liée à la construction.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 175

Louis Bertola, Le Métal

Bas-relief, palais du Trocadéro, aile de Paris, 1937, taille directe, pierre reconstituée, photographie ancienne, collection particulière. Cl. de l’auteur

5 Malgré de remarquables qualités de sculpture monumentale, l’expérience s’avère en revanche moins convaincante pour des artistes comme Contesse, Joffre et même Costa qui peinent à « tenir le mur », selon l’expression consacrée. On observe par ailleurs que le souvenir du décor de Janniot au musée des Colonies demeure présent à l’esprit de Sartorio (L’Afrique), de Saupique (L’Asie) comme d’Anna Quinquaud (L’Indochine).

6 Malgré les efforts louables des organisateurs, le manque de cohésion relevé en matière de décors peints s’applique également aux parties sculptées du nouveau , « Les bas-reliefs plaqués sur la façade y font l’effet de motifs étrangers au corps de l’édifice. Leur forte saillie accuse cette impression […]. Thèmes, mise en place, facture, tout les différencie30 », jugeait amèrement Waldemar George pour qui les décors des ailes de Paris et de Passy ne méritent pas le détour ; le choix même du ciment pour les bas-reliefs extérieurs est jugé tout à fait inadapté pour une construction pérenne ; Costa et Abbal ne manqueront pas d’émettre des réserves quant à cette contrainte technique. Dans le détail, après une esquisse en terre, un modèle en plâtre est réalisé à l’échelle réelle et c’est à partir de celui-ci qu’un moulage en ciment est exécuté ; ce même moulage, une fois installé sur les ailes du bâtiment, fait l’objet de finition et de retouches. Seul, Louis Bertola exigera de demeurer son propre interprète, « L’artiste se propose de faire coffrer sur place un bloc monolithe de ciment et de le sculpter directement. Il affirme être d’accord avec les architectes et les mouleurs », écrivait dubitatif Waldemar George lors de la visite qu’il lui rendit en novembre 1936. Que retenir de la « section d’or » présentée à la terrasse du Trocadéro où « l’excellent se perd dans le pire » ? En premier lieu, Marcel Gimond, portraitiste renommé, qui livre ici une œuvre concise (Les Fleurs), la figure drapée de Cornet (La Campagne), « une des meilleures de cet ensemble » et enfin Les Jardins ou Le Jardinier à l’arrosoir de Couturier,

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 176

« dispens[ant] son insouciance avec un sans gêne de faubourien31 ». Il faut souligner l’importance attribuée au registre féminin dans le traitement formel des thèmes bucoliques qui composent les figures ornant les fontaines de la terrasse (Jeunesse, Les Fleurs, Le Matin, La Campagne, Les Fruits, Le Printemps, Les Jardins, les Oiseaux), comme un prélude à la féerie des jardins. Indépendamment des œuvres des frères Martel, dont le dernier souffle cubiste fut diversement apprécié32, ce sont les métopes de l’entrée du théâtre qui, de l’avis unanime des critiques, forment le morceau de sculpture « collective » le plus réussi du palais. Il ne fait aucun doute que l’attention des architectes se soit porté plus particulièrement sur l’un des ensembles les plus en vue de l’exposition, ouvrant sur les jardins. Loi du cadre, rythme, échelle forment autant de caractères qui concourent à l’unité de l’œuvre. À ces nouvelles Panathénées, répond le décor du théâtre national populaire aménagé par Jean et Édouard Niermans sous l’esplanade du Trocadéro où Belmondo s’illustrera magnifiquement dans un hommage à peine voilé à Bourdelle, opposant ses figures impassibles et statiques au dynamisme des bas-reliefs d’Henri Lagriffoul (L’Action dramatique et Le Génie Lyrique). Le grand absent demeure Bouchard dont le gigantesque Apollon en bronze ne sera installé qu’en septembre 1938 laissant près d’un an durant l’Hercule d’Albert Pommier orphelin sur la terrasse du Trocadéro.

Henri Bouchard, Apollon Musagète (détail)

Bronze, palais du Trocadéro, aile de Paris, 1937-1938. Cl. de l’auteur

7 Les contemporains n’ont pas manqué de relever les analogies que présentent les groupes de Delamarre (La Pensée) et de Sarrabezolles (Les Éléments) placés aux attiques des pavillons de Paris et de Passy. Il faut la mauvaise foi d’un Georges Besson pour condamner sans appel la sculpture classique contemporaine, parlant « d’horreurs

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 177

sculpturales » et de « déchets bourdelliens » à propos des bas-reliefs de Janniot au palais de Tokyo en dénonçant la collusion des sculpteurs et des architectes33. Même Joseph Bernard est accusé de « juste milieu confortable » entre l’indépendance de Maillol et « la mascarade académique des Abbal, Costa ou Hernandez ». Ce procès immérité devait bien sûr faire la part belle aux modernes que sont Lipchitz, Duchamp- Villon, Brancusi ou encore Laurens ou Chana Orloff, tous absents des nouveaux palais. Le reproche d’avoir sacrifié au nombre est récurrent dans les commentaires. Même Laprade ne manquera pas d’émettre des réserves en ce sens, « Le seul reproche que l’on puisse faire à cette exposition, c’est d’avoir été trop grande, trop touffue, trop riche de matières. Le visiteur se trouvait comme invité devant un buffet surabondant34 ». Pour Jean Charbonneaux, cet effort de sculpture, encouragé par l’action « charitable » des pouvoirs publics, ne saurait suffire à poser les jalons d’un véritable renouveau. Rendant justice aux expériences cubistes et abstraites et condamnant la sculpture du Trocadéro comme celle du palais de Tokyo, l’éminent helléniste voue sa prédilection aux figures les moins institutionnelles35. À travers la dénonciation du maniérisme néo-grec de Janniot et de Marcel Gaumont, c’est bien la postérité de Bourdelle qui est décriée, soupçonnée d’éloigner plus encore les contemporains de la recherche d’un ordre moderne.

Quelle discipline collective ?

8 Les sculpteurs « modernes » sont-ils capables d’un exercice collectif ? Assurément non et en tout état de cause certainement pas à l’échelle du Trocadéro. La question mérite d’être posée puisqu’à l’échelle de l’événement, les faveurs de nombres de critiques se portèrent sur les décors du Palais de la Découverte auxquels Léger, Lhote, Gromaire, Lurçat mais également Lipchitz (L’Esprit de la Découverte) et Laurens (Les Âges de l’homme) furent associés comme si les protagonistes de ce nouveau « Salon des refusés » avaient trouvé refuge au Grand Palais à défaut d’être invité sur la colline de Chaillot. C’est oublier non seulement que Braque s’est désisté du Trocadéro et que par ailleurs les décors du Palais de la Découverte ne firent l’objet d’aucune concertation entre les artistes. Pour les modernes précisément, les commandes du Palais de la Découverte tombent à point nommé à l’issue des débats passionnés qui se sont tenus en 1936 à la Maison de la Culture de Paris à propos de la question du réalisme, débats dont les sculpteurs furent précisément les grands absents36. Sans qu’il soit besoin de revenir sur la teneur de ces échanges touchant à la fois au dessein social de l’artiste comme à l’ambition de n’exprimer que le sentiment commun, il faut relever combien l’art mural, par son intime lien avec l’architecture, acquiert en ces temps incertains un statut véritablement « prophétique », en raison de sa nature édifiante. La condition première de cet ambitieux postulat tient à ce que le sens du collectif prime sur l’individualisme créateur, vaste problématique qui anime alors de multiples prises de positions. Or, de telles déclarations répondaient davantage à une revendication qu’à une véritable aspiration, « Le travail par équipe, la discipline collective ne sont là que pour tromper le désespoir, l’espoir restant l’amateur, le mécène et par accident, en cas de prospérité, l’État comme consécration37 », ironisait Martinie. À trop faire valoir leurs individualités, les modernes répugnent en réalité à l’exercice collectif tout autant qu’à la soumission à l’architecte.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 178

9 Si l’idée de former au Trocadéro un véritable « Musée public de l’art français appliqué à la grande décoration »38, n’est pas indifférente à la très large répartition des commandes de sculpture et de peintures murales, comment ne pas voir dans les décors du nouveau palais la volonté de forger un dialogue entre les chefs-d’œuvre du génie français, du portail de Vézelay à ceux de Chartres et d’Amiens jusqu’aux figures modernistes de Debarre et celles des frères Martel, comme le suggère du reste le sens de lecture des bas-reliefs de l’aile de Paris, conduisant le visiteur des jardins, illustrés par Raymond Martin (L’Art des jardins) à La Sculpture d’Abbal, comme un véritable prélude aux collections du Musée des monuments français. Mais ce postulat n’est pas tout. Le détour par la Grèce archaïque, les cinq continents qui figurent à l’aile de Passy, l’Afrique et l’Asie tout particulièrement, les figures hiératiques d’Abbal, celles au canon bellifontain de Joffre offrent incidemment, par une suite de métaphores, une histoire de la sculpture et des diverses influences qui s’exercèrent sur l’art français à travers les siècles en reflétant ainsi sa vocation profonde et ses éminentes qualités de synthèse. N’était-ce pas déjà la secrète ambition de Viollet-le-Duc qui, esquissant le programme du futur Musée de sculpture comparée, avait pris soin de suggérer une filiation entre les civilisations antiques et médiévales à travers les chefs-d’œuvre de la sculpture gothique et grecque39 ? Dès lors, n’est-il pas surprenant que les décors extérieurs du nouveau Trocadéro se fassent l’écho de telles spéculations sur fond de renaissance de l’art mural. Dans les rapports organiques qu’entretiennent la construction et le décor, véritable obsession séculaire qui anime les maîtres de l’art monumental, il n’est pas de morceau plus architectural que le bas-relief, « Il est muraille. Il est décor. Il est récit40 », écrivait Paul Landowski en 1943 dans Peut-on enseigner les Beaux-Arts ?

NOTES

1. Léon Gischia, La Sculpture en France depuis Rodin, Paris, Seuil, 1945, p. 12 – 182 p. 2. Waldemar Georges, « Le Nouveau Trocadéro », L’art et les artistes, juillet 1937, p. 265-280. 3. Henri Martinie, « La sculpture française en 1937 », dans La Sculpture, n° VI, 1937, p. 243. 4. Isabelle Gournay, Le Nouveau Trocadéro, Bruxelles-Liège, Mardaga, 1985, p. 171. 5. Bruno Foucart, « Les artistes et la commande publique : le cas du palais de Chaillot », Jean- Louis Cohen, (sous la direction de), Les années 30. L'architecture et les arts de l'espace entre industrie et nostalgie, Paris, CNMHS/Éditions du patrimoine, 1997, p. 71-83. 6. Marie Bouchard, « Les Commandes de sculpture », dans Cinquantenaire de l’Exposition internationale des arts et des techniques dans la vie moderne, Paris, Institut français d’architecture/ Paris Musées, 1987, p. 358-363 et Armand Henry Amann, « Sculpteurs en 1937 », dans ibid., p. 348-356. 7. Les principales sources relatives aux commandes de sculpture du nouveau Trocadéro sont les suivantes : Arch. nat., F12 1218 – 12182 – 12183 (Palais de la Découverte et Trocadéro – commandes), F12 12184 (Palais du Trocadéro, correspondance, notes et plans), F12 12193 (Commission de répartition des commandes entre les artistes) et F12 12194 (Répartition, exécution et réception des commandes).

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 179

8. Seuls, Robert Rey, Inspecteur général des Beaux-Arts et des Musées, et G. Charensol épiloguent sur le sujet. Robert Rey, « L’Art mural et l’État », L’Art et les artistes, mars 1938, n° 185, p. 193-198 ; G. Charensol, « Peintures murales commandées par l’État », Art et décoration, mars 1938, p. 121-128. 9. Jean Cassou, « La Bataille du Trocadéro », Vendredi, 27 mars 1936. 10. Henri Martinie, « La sculpture française en 1937 », La Sculpture, n° VI, 1937, p. 245. 11. Paul Léon, « Préface », L’Art et les artistes, 1937, p. 254. 12. Jacques Greber, « L’architecture de l’exposition », L’Illustration, 29 mai 1937, n° 4917, numéro spécial Exposition de Paris 1937. 13. Albert Laprade, « La trop belle exposition », [préface à] L’Exposition de Paris, Paris, Calavas, s.d. [1937], 10 p., 42 pl. 14. Propos d’Edmond Labbé publiés dans Exposition Paris 1937, commissariat général de l’exposition, n° 12. 15. Arch. nat., F12 12193, procès-verbal de la commission de répartition des commandes aux artistes, 14 décembre 1935. 16. Ibid., 27 décembre 1935. 17. Ibid., 17 janvier 1936. 18. Ibid. 19. Aile de Paris : Bertola (L’Art Gallo-romain), Abbal (L’Art Roman), Costa (L’Art gothique religieux), Hairon (L’Art gothique civil), Arnold (L’art de la Renaissance, Les Châteaux sous François Ier), Contesse (L’Art de la Renaissance, Les Châteaux sous Henri II), Martin (L’Art sous Henri IV), Vezien (L’Art sous Louis XIV) – aile de Passy : Yencesse (Les Éléments), Sartorio (La Marine – Les Trirèmes), Martel (La Marine – Les Normands et Les Galères), Debarre (La Marine – La Navigation moderne), Quinquaud (L’Art de l’Afrique), Durousseau (La Découverte de l’Amérique), Malfray (L’Art de l’Océanie), Saupique (L’Art de l’Asie), Collamarini (L’Art populaire Français), seuls Durousseau et Malfray furent éliminés de cette première liste au profit de Zwobada. Arch. nat. F12 12194. 20. Par ordre alphabétique : André Abbal, A. Beaufils, Henri Arnold, N. Aronson, E. Auricoste, D. Bacques, C. Barberis, Paul Belmondo, Louis Bertola, A. Bottiau, Henri Bouchard, L. Brasseur, G. Cadenat, P . Cazaubon, R. Collamarini, Gaston Contesse, R. Couturier, Paul Cornet, Joachim Costa, A. Debarre, , A. Descatoire, F. Desruelles, Louis Drivier, P. Durousseau, D. Gelin, Marcel Gimond, Claude Grange, G. Guyot, C. Hairon, Félix Joffre, E. Jonchère, Paul Jouve, Henri Lagriffoul, M. Lejeune, Charles Malfray, A. Marque, J. et J. Martel, R. Martin, F. Michelet, G. Muguet, L. Muller, H. Navarre, Paul Niclausse, Pierre-Marie Poisson, A. Pommier, J. Pryas, Anna Quinquaud, F. Renaud, Carlo Sarrabezolles, Antoine Sartorio, , Paul Traverse, Élie-Jean Vezien, Robert Wlérick, H. Yencesse et Jacques Zwobada. Liste établie par Armand Henry Amann, « La Sculpture », dans Cinquantenaire de l’Exposition internationale des arts et des techniques dans la vie moderne, op. cit., p. 356. 21. Arch. nat., F12 12193, procès-verbal de la commission de répartition des commandes aux artistes, 17 janvier 1936. 22. Anonyme, « Ce que sera la décoration monumentale du nouveau Trocadéro », dans Paris 1937, n° 12. 23. Arch. nat., F12 12193, procès-verbal de la commission de répartition des commandes aux artistes, 17 janvier 1936. 24. Anonyme, « Ce que sera la décoration monumentale du nouveau Trocadéro », dans Paris 1937, n° 12. 25. Henri Martinie, « La sculpture française en 1937 », op. cit., p. 245. 26. Waldemar George, « Le Nouveau Trocadéro », op. cit., p. 267. 27. Arch. nat. F12 12181 et 12182. 28. Gustave Kahn, « Jean Boucher », L’Art et les artistes, juillet 1924, p. 374-380.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 180

29. André Abbal (1876-1953), René Collamarini (1904-1983), Joachim Costa (1888-1971), Louis Bertola (1891-1974), Antoine Sartorio (1885-1998), Georges Saupique (1889-1961) sans oublier Carlo Sarrabezolles (1888-1971) comptent, il est vrai, parmi les figures majeures du renouveau de la taille directe, à l’issue des expériences de Joseph Bernard, de Bourdelle ou encore celles de Zadkine. 30. Waldemar George, « Le Nouveau Trocadéro », op. cit., p. 267. 31. Ibid., p. 245. 32. « L’influence des frères Martel est très grande. Il reste à savoir si leur style appartient à l’art de la sculpture ou à l’art publicitaire », écrivait laconiquement Waldemar George à l’issue de sa visite en date du 29 janvier 1937. Arch. nat., F12 12182. 33. Georges Besson, « Prenez garde à la sculpture », op. cit., p. 233. 34. Albert Laprade, « La trop belle exposition », op. cit. 35. Jean Charbonneaux, [avant-propos à], La Sculpture, n° VI, 1937, p. 224-226. 36. Serge Fauchereau, La Querelle du réalisme, Paris, Diagonales, 1987, 297 p. 37. Henri Martinie, « La sculpture française en 1937 », op. cit., p. 245. 38. Anonyme, « Ce que sera la décoration monumentale du nouveau Trocadéro », dans Paris 1937, n° 12. 39. Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, Musée de la sculpture comparée appartenant aux divers centres d’art et aux diverses époques, 1er rapport, Paris, imprimerie de Bastien et Brondeau, s.d., [1879], 10 p. ; 2e rapport, Paris, imprimerie de Bastien et Brondeau, s.d., [1879-1880 ?], 21 p. 40. Paul Landowski, Peut-on enseigner les Beaux-Arts ?, Paris, 1943, 253 p., cité par Annie Jacques, avec la collaboration d’Emmanuel Schwartz [Anthologie historique et littéraire établie par], Les Beaux-Arts, de l’Académie aux Quat’z’arts, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 2001, p. 517.

RÉSUMÉS

Les avis restent partagés à propos de la sculpture de l’Exposition internationale de 1937 et de celle de ses monuments emblématiques que sont le nouveau Trocadéro et les musées d’Art moderne. Au-delà d’une vaine querelle entre les anciens et les modernes, ces ambitieux programmes doivent être appréciés aujourd’hui à la lumière des problématiques et des débats contemporains portant sur les rapports entre l’architecture et les arts du décor, sur fond de renaissance de l’art mural en France.

Opinions were divided over the sculpture included in the 1937 Paris International Exhibition and housed inside its most emblematic monuments, the Trocadero and museums of Modern Art. Beyond an unproductive quarrel between Ancients and Moderns, these ambitious programs should be appreciated today in light of contemporary debates concerning the relationship between architecture and decoration at the moment of mural art’s rebirth in France.

Es gab viele verschiedene Ansichten über die Skulpturen der Weltausstellung von 1937 und über die bemerkenswerte Monumente Trocadéro und das Museum von modernen Kunst. Es handelte sich nicht nur um einen Diskussion zwischen Antiken und Modernen, sondern auch um eine aktuelle und problematische Aussprache über die Beziehungen zwischen Architektur und Kunst.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013 181

Auch das Wideraufleben der Wanddekoration in Frankreich sollte in diesem Zusammenhang beachtet werden.

AUTEUR

PHILIPPE DUFIEUX Docteur de l’École pratique des hautes études (section des sciences historiques et philologiques), Philippe Dufieux est chargé de mission auprès du Conseil d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement du Rhône. Correspondant de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon, président de la Société d’histoire de Lyon, ses recherches portent principalement sur l’histoire de l’art à Lyon aux XIXe et XXe siècles. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages parmi lesquels Le Mythe de la primatie des Gaules. Pierre Bossan (1815-1888) et l’architecture religieuse en Lyonnais au XIXe siècle (2004), Sculpteurs et architectes à Lyon (1910-1960) de Tony Garnier à Louis Bertola (2007) et Louis Bouquet (1885-1952). Le peintre, le poète et le héros (2010) et Les Maisons de Georges Adilon (1960-1990). En 2009, il a assuré la publication des actes du colloque dédié à Tony Garnier, la Cité industrielle et l’Europe. Il prépare une étude sur les élèves de Tony Garnier et l’École régionale d’architecture de Lyon ainsi qu’une monographie sur l’architecte Antoine-Marie Chenavard (à paraître). Il enseigne actuellement à l’École nationale supérieure d’architecture de Lyon.

Livraisons de l'histoire de l'architecture, 26 | 2013