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Joseph Kessel (1898-1979)

Joseph Kessel (1898-1979)

(1898-1979)

Thierry Laurent

La vie de Joseph Kessel, comme celles de ses amis André Malraux et , nous fascine par sa densité toute romanesque1. Le 10 février 1898, il naît en Argentine où son père travaille quel- que temps comme médecin. La famille est juive et vient de Russie (la branche paternelle vivait en Lituanie). L’enfant séjourne tantôt en France tantôt en Russie, devenant ainsi bilingue. Il étudie les Lettres à la Sorbonne et s’inscrit au Conservatoire d’art dramatique. Très jeune, il devient rédacteur au Journal des débats. En 1916, le voici engagé volontaire dans l’aviation ; il obtient la Croix de guerre puis fait partie d’un corps expéditionnaire en Sibérie. Après le conflit, il voyage dans le monde entier et publie des reportages qui feront date dans l’histoire du journalisme d’investigation (notamment ceux consacrés à la Révo- lution irlandaise et au trafic d’esclaves en Mer rouge). Ses premiers livres puisent leur matière dans ses expériences et ses rencontres, tels L’Équipage (1923) qui inaugure la littérature de l’action ou bien Nuits de princes (1927) qui évoque l’émigration russe. Le Grand Prix du roman de l’Académie française récompense Les Rois aveugles en 1927. Kessel ne deviendra jamais un écrivain de salon : il préfère cou- rir le monde, « à la recherche, par métier et par goût, d’événements dramatiques et de figures d’exception2. Dans les années trente, il est l’un des premiers intellectuels à témoigner des horreurs du nazisme ; il le fait dans ses articles et dans un roman engagé : La Passante du Sans-Souci (1936). Après avoir été correspondant de guerre dans l’Espagne de 1936 et la France de 1940, il sent la nécessité de l’action

1 À lire : Yves Courrière, Joseph Kessel ou sur la piste du Lion, , Plon, 1985, ainsi que : Olivier Weber, Kessel, le nomade éternel, Paris, Arthaud, 2006. 2 Avant-propos de Tous n’étaient pas des anges, (1ère édition Paris,Plon, 1963), U.G.E.., collection 10/18, 1990, p. 147. 78 Thierry Laurent combattante : résistant de la première heure, capitaine d’escadrille dans les Forces françaises libres, en même temps qu’auteur du (avec son neveu Maurice Druon3) et de L’Armée des ombres. Revenu au journalisme, il obtient le premier visa accordé par le nouvel État d’Israël en 1948. Son art littéraire va atteindre des sommets avec Le Tour du malheur (1950), fresque sociale et morale de l’entre-deux-guerres en quatre volumes, Le Lion (1958), le roman africain aux cinq millions d’exemplaires vendus, Les Cavaliers (1967), épopée afghane souvent considérée comme l’un des chefs- d’œuvre du récit d’aventures au XXe siècle. En 1962, Jef (ainsi se surnommait-il et ainsi le surnommait-on), le Juif immigré, le barou- deur opiomane, le libertin brutal et joueur, est élu à l’Académie fran- çaise où il succède au duc de La Force4. Il meurt le 23 juillet 1979 et repose au cimetière parisien Montparnasse. Son œuvre contient plus de quatre-vingts titres : reportages, souvenirs, contes, nouvelles, do- cumentaires, récits, un mélodrame, deux biographies et vingt romans (historiques, d’aventures et de moeurs). La production romanesque de Kessel a ceci d’original qu’elle pré- sente une vision subjective de l’histoire contemporaine, mélangeant réalisme et partialité. Il est évident que le journaliste a inspiré le ro- mancier ; bien des reportages ont apporté les décors, la matière, les drames et même les personnages pour les récits fictifs ; que l’on com- pare Marchés d’esclaves (articles publiés en mai et juin 1930 dans Le Matin) et Fortune carrée (le roman de 1932) : dans les deux cas, le texte écrit relève à la fois du documentaire précieux sur les modalités de la traite et du récit de voyage palpitant. Les romans et nouvelles évoquent tour à tour les temps du dernier Tsar, les deux guerres mon- diales, la montée des totalitarismes et les grandes révolutions politi- ques, les convulsions de l’Afrique et de l’Asie, mais aussi l’évolution morale et culturelle du vieil Occident, les attraits et les ravages de la modernité. Toutefois, l’auteur cherche moins à reconstituer les grands événements qu’à peindre et à analyser leurs incidences sur la vie quo-

3 Le père de Maurice Druon, Lazare Kessel, s’est suicidé en 1920. 4 Dans son discours de réception du 6 février 1964, il prononce avec émotion les mots suivants : « Pour remplacer le compagnon dont le nom magnifique a résonné glorieu- sement pendant un millénaire dans les annales de la France [...], qui avez-vous dési- gné ? Un Russe de naissance, et juif de surcroît. Un Juif d’Europe orientale. Vous savez, Messieurs, et bien qu’il ait coûté la vie à des millions de martyrs, vous savez ce que ce titre signifie encore dans certains milieux, et pour trop de gens ».