PORTRAITS ET SOUVENIRS

PIERRE DE BOISDEFFRE

POUR SALUER

BERTRAND POIROT-DELPECH

J avais prédit, naguère, l'entrée de Bertrand Poirot-Delpech — et celle de Jean d'Ormesson — à l'Académie française. Il ne fallait pas être grand clerc pour l'annoncer. L'Académie aime les gens de talent et, du talent, ces deux-là en avaient à revendre.

Du talent et de la désinvolture : les deux ne sont pas incom• patibles. Dans ses premiers romans (c'était bien avant la Gloire de l'Empire), Jean d'Ormesson peignait des couples qui se dislo• quent, des garçons dégoûtés de leur milieu. De son côté, Bertrand Poirot-Delpech racontait l'escapade du scout qui a pris sa famille en horreur (le Grand Dadais) ; le héros de la Grasse Matinée (1960) faisait un numéro de charme (non sans quelque préten• tion). Plus tard, le côté satirique s'accentuera, dans une perspec• tive gauchiste et libertaire, style 1968. Le général de Gaulle, métamorphosé en pique-niqueur du métro, fera les frais des Grands de ce monde (1976), et Malraux, bête noire, je n'ai jamais compris pourquoi, ceux de la Légende du siècle (1981). En revanche, l'Eté 36 a des parfums de paradis.

Même si ces romans ont eu des prix (l'Interallié, dès 1958) et du succès — moins toutefois que le pastiche au vitriol intitulé Tout fout le camp, signé en 1976, du transparent pseudonyme de Hasard d'Estaing —, ce ne sont pas eux qui ont installé Bertrand Poirot-Delpech à l'Académie : c'est sa tribune du Monde. Etre le feuilletoniste du Temps (Paul Souday) ou celui du Monde (Emile Henriot, Robert Kemp, Pierre-Henri Simon) 640 PORTRAITS ET SOUVENIRS est un « emploi » majeur (comme l'on dit au théâtre), éminem• ment académique. Car ce garçon de bonne famille (nous étions ensemble à Stanislas), métamorphosé trop vite en impertinent jeune homme, avait eu la chance de trouver un havre sûr, le Monde, où il a fait toute sa carrière, passant de la chronique judiciaire à celle du théâtre (la mort subite de Robert Kemp l'avait bien servi), puis au feuilleton. Voilà donc dix-huit ans qu'il règne sur la critique, conservateur d'un musée hier encore classique dont il a fait un musée d'avant-garde. Tout ce qui bouge, tout ce qui mord, crache, bave, rue dans les brancards, viole les mots — quitte à ébrécher la langue française — a ses faveurs. Revzani plutôt que Cesbron : Guyotat plutôt que Michel de Saint Pierre ! Hélène Cixous plutôt que Geneviève Gennari ! Cavanna plutôt que ! Il faut être mort ou académicien pour échapper à ses foudres idéologiques. Certes, Bertrand Poirot-Delpech est trop intelligent, trop cultivé pour ne pas mettre à leur vraie place Gracq, Giono. Céline, voire Montherlant ; et pour ne pas saluer le talent de ou celui de Nourrissier. Mais il cède à la mode lorsqu'il élève une statue démesurée à Sartre, à ; et il devrait au moins savoir que le meilleur de Genêt était déjà dans Jouhandeau. Lorsqu'il réfléchit sur ce demi-siècle littéraire, il est bien obligé de constater que notre « littérature éclatée » ne vaut pas celle des années trente : Mauriac, Bernanos, Malraux, Morand n'ont pas été remplacés ; le « Nouveau Roman » a pris un sérieux coup de vieux ; n'est (pas encore ?) aussi bon écrivain que Roger Vailland ou que ; et Tony Duvert ne fera pas oublier Chardonne. Pourtant, lorsqu'on lit les feuilletons de Poirot, on le voit louer inconditionnellement toute une littérature marginale, fruit de la zone, des banlieues, véritable école de clochardisation. Tout ce qui est distorsion du sexe, révolte contre les pouvoirs, dérision, immoralisme l'enchante. Pour avoir le droit de défendre une conception classique du roman et de l'humanisme, il faut être au moins académicien. Troyat est absous, mais non pas Jean Raspail.

Bertrand Poirot-Delpech m'excusera d'avoir mêlé quelques épines à mes roses. Je n'en suis que plus à l'aise pour saluer POUR SALUER BERTRAND POIROT-DELPECH 641 l'entrée chez les Quarante d'un des talents de notre génération. J'admire aussi ce voisin de la rue Barbet-de-Jouy qui, moto• cycliste intrépide, conduit encore son engin dans Paris. On peut être assuré que, devenu académicien, il ne se prendra pas au sérieux. Sans cela, le compagnon de la géniale Claire Bretécher risquerait de lui servir de cible (1) !

PIERRE DE BOISDEFFRE

(1) Les premiers titres de Bertrand Poirot-Delpech appartiennent à Denoël ; les autres, parmi lesquels l'Eté 36 et les Feuilletons 1972-1982, sont chez Gallimard.