Rives méditerranéennes

50 | 2015 Figures d’intellectuels en Méditerranée, XIXe-XXe siècles

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rives/4760 DOI : 10.4000/rives.4760 ISBN : 2119-4696 ISSN : 2119-4696

Éditeur TELEMME - UMR 6570

Édition imprimée Date de publication : 15 juin 2015 ISSN : 2103-4001

Référence électronique Rives méditerranéennes, 50 | 2015, « Figures d’intellectuels en Méditerranée, XIXe-XXe siècles » [En ligne], mis en ligne le 15 juin 2015, consulté le 20 novembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/rives/4760 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rives.4760

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La notion d’intellectuel recouvre plusieurs fonctions, rôles et modes d’intervention publique. Le paradigme de la Méditerranée pourrait servir d’étude de cas à l’étude des intellectuels dans un cadre qui est à la fois géographiquement circonscrit et culturellement divers et qui entraîne des rapports fondés sur des interférences et des interdépendances significatives du point de vue historique, social, géopolitique. C’est justement cette approche vers une histoire intellectuelle de la Méditerranée qui a surtout préoccupé les travaux discutés lors de la journée d’études sur Les figures d’intellectuels en Méditerranée (IMéRA, juin 2014) et qui sont réunis dans le présent volume.

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SOMMAIRE

Rives méditerranéennes fait peau neuve ! Laure Verdon

Figures d’intellectuels en Méditerranée, XIXe-XXe siècles. Introduction Ourania Polycandrioti

L'émergence de l'intellectuel au XIXe siècle : histoire, langue et politique

Négoce et transfert culturel. Dimitrios Bikélas et le réseau intellectuel franco-grec dans la seconde moitié du XIXe siècle Marie-Élisabeth Mitsou

Intellectuels et originalité au cours du XIXe siècle grec L’œuvre des philologues classiques Sophia Matthaiou

L’émergence de l’intellectuel en tant que réformateur politique et culturel : l’exemple de Jean Psichari (1854-1929) Géorgia Patéridou

Les intellectuels au XXe siècle en Europe et dans les pays arabes

Relations intellectuelles et artistiques entre la France et la Grèce au XXe siècle L’action de deux philhellènes, Octave Merlier (1897-1976) et Roger Milliex (1913-2006) Lucile Arnoux-Farnoux

Être un intellectuelen Espagne (1898-1936) Paul Aubert

Traductions en français de la poésie orale berbère et figures d’intellectuels algériens en période de décolonisation Jean el-Mouhoub Amrouche, Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri Stéphane Baquey

Cornelius Castoriadis : parcours d’un Eros François Dosse

Les intellectuels et les Cahiers du Sud

Jean Ballard, une figure du « travailleur intellectuel » Christel Brun-Franc

Groupes d’intellectuels en France et en Grèce dans l’entre-deux-guerres. Chemins parallèles ? Ourania Polycandrioti

Les Cahiers du Sud, un style de vie Alain Paire

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Rives méditerranéennes fait peau neuve !

Laure Verdon

1 La revue Rives méditerranéennes, dont les 15 ans ont été fêtés en 2014, est désormais bien installée dans le paysage scientifique des publications en sciences sociales en Méditerranée.

2 Afin d’offrir une tribune encore plus large et pertinente aux études en ce domaine, la direction de la revue a décidé de changer de formule. Dès l’automne 2015, les Presses Universitaires de Provence deviendront l’éditeur en titre des numéros, par ailleurs toujours diffusés par voie électronique sur les deux portails Cairn et Revues.org.

3 À partir de 2016, en outre, la revue accueillera des numéros thématiques conçus sur appels d’offre et s’ouvrira plus largement aux comptes rendus d’ouvrages scientifiques.

4 Nous espérons que ces changements satisferont le plus grand nombre et souhaitons bon vent à Rives méditerranéennes nouvelle formule !

INDEX

Mots-clés : Edition

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AUTEUR

LAURE VERDON Laure Verdon dirige la revue Rives méditerranéennes depuis 2007. Elle est Professeur d'histoire médiévale à l’Université d’Aix-Marseille.

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Figures d’intellectuels en Méditerranée, XIXe-XXe siècles. Introduction

Ourania Polycandrioti

1 La notion d’intellectuel est une notion qui recouvre plusieurs fonctions, rôles et modes d’intervention publique : philosophes, hommes de lettres, porteurs du savoir, créateurs d’idées, universitaires et autres enseignants, leur point commun à travers les siècles est leur acte et leur volonté d’intervention publique pour la défense ou la diffusion des idées. Les définitions de l’intellectuel abondent, les références à des exemples tirés depuis l’antiquité à nos jours aussi, selon une argumentation qui se fonde sur des critères historiques, sociologiques, politiques, et relève de l’histoire culturelle, de l’histoire des idées, de l’histoire des concepts, de la sociologie et de la socio-histoire.

2 L’histoire des intellectuels est certainement largement étudiée en Europe, et en France en particulier, depuis de nombreuses années. Les travaux du Groupe de Recherche sur l’Histoire des Intellectuels de l’Institut d’Histoire du Temps Présent sont incontournables dans ce domaine, tandis que d’autres études, plus récentes, contribuent au renouvellement et au développement de la problématique. Les études sur les intellectuels ont ainsi distingué, de manière plus ou moins spécifique ou générale, certains traits qui à la fois conditionnent et décrivent le mode de leurs interventions publiques. En dehors des approches statistiques et essentiellement sociologiques, les études souvent se centrent sur le repérage des générations et des itinéraires, le repérage des lieux géographiques et des réseaux constitués, ou encore sur le rapport des intellectuels au passé historique et à la tradition d’autres formes d’intervention publique et d’expression des idées.

3 La dimension inévitablement internationale et globale de l’intellectuel d’aujourd’hui démentirait-elle les approches fondées sur des repères générationnels et géographiques ? En parallèle à un tel aperçu maximaliste, d’une ampleur qui risquerait une codification trop générale des phénomènes repérés, et assez diversifiés entre eux, le paradigme de la Méditerranée pourrait servir d’étude de cas à l’étude des intellectuels dans une perspective comparatiste, et dans un cadre géographique, social

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et politique particulier. Un cadre qui est à la fois géographiquement circonscrit et culturellement divers et qui entraîne des rapports fondés sur des interférences et des interdépendances significatives du point de vue historique, social, géopolitique.

4 Le repérage dans l’espace géopolitique et historique de la Méditerranée des analogies, convergences et divergences, autour des agents culturels, autour de la constitution de divers réseaux idéologiques, politiques, éditoriaux, artistiques etc., pourrait enrichir la problématique relative aux intellectuels et à l’histoire culturelle. Par ailleurs, le cas plus spécifique des écrivains littéraires, considérés comme porteurs d’idéologie exprimée à travers leurs œuvres littéraires ainsi que leurs écrits non littéraires (articles, chroniques et autres textes publiés dans la presse), est certes déjà discuté, mais pourrait cependant être développé davantage dans une perspective comparatiste, au sein de la Méditerranée et de l’histoire des pays qui la constituent, en tant que mode particulier d’intervention publique, en tant que mode d’approche et d’interprétation de l’histoire, de la mémoire, des idées du passé, transposées et diffusées au présent de manière à aborder la contemporanéité et intervenir dans la sphère publique activement. On pourrait ainsi envisager l’intellectuel au-delà d’une catégorie socioprofessionnelle spécifique, c’est-à-dire en tant que fonction exercée au sein de la vie culturelle et de l’histoire intellectuelle. Ainsi, l’histoire des intellectuels pourrait devenir une histoire intellectuelle : il ne s’agirait pas tant de décrire une catégorie sociale mais plutôt un mode de fonctionnement des idées dans un cadre culturel, historique et politique, plus ou moins précis.

5 C’est justement cette approche vers une histoire intellectuelle qui a surtout préoccupé les travaux sur Les figures d’intellectuels en Méditerranée discutés lors de la journée d’études qui s’est déroulée le 2 juin 2014 à Marseille, à l’Institut d’Études Avancées de l’Université Aix-Marseille (IMéRA). Cette journée d’études fut organisée au cours d’une résidence de cinq mois (février-juillet 2014) à l’IMéRA, et s’est justement proposée d’explorer les diverses pistes de recherche au sujet des intellectuels et de l’histoire intellectuelle dans l’espace méditerranéen. Grâce à son caractère spontané, cette journée d’études fut une occasion précieuse de discuter des travaux et des projets de recherche déjà en cours, et qui n’avaient pas encore été envisagés en tant qu’ensemble dans le cadre particulier d’une histoire intellectuelle en Méditerranée. Tel fut le cas, par exemple, de la distinction entre les notions d’érudit et d’intellectuel ou des questions relatives à l’émergence et au rôle politique de la pensée intellectuelle dans le nouvel état grec (1830-) dans ses relations polyvalentes avec les pays européens, sujet abordé dans le même cadre avec des questions relatives à l’histoire culturelle en pays arabes, aux traductions en français de la poésie kabyle ou aussi au rôle de l’intellectuel moderne en période de crise, en Espagne et en Grèce. La dernière et riche séance de cette journée d’étude était consacrée à Jean Ballard et à la revue Les Cahiers du Sud, lesquels, par leur mode de constitution, leur rôle et leur impact plus ou moins décisif et important, mettent en question la définition même de l’intellectuel.

6 Les études ici réunies proposent donc une approche comparée des figures des intellectuels, en vue d’une histoire intellectuelle en Méditerranée, un questionnement sur les modes de constitution des réseaux, le rôle des amitiés et le rôle de la sociabilité, le rôle des origines et de l’identité, selon les contextes historiques et politiques spécifiques. Elles sont d’ailleurs divisées en trois parties. Dans la première partie ( Émergences et rôles), sont posées des questions concernant l’émergence de l’intellectuel en Méditerranée au XIXe siècle et son rôle aux politiques de la langue, aux usages de

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l’histoire et à la constitution des identités nationales et culturelles (Marie-Élisabeth Mitsou, Sophia Matthaiou, Géorgia Patéridou). Dans la deuxième partie (Figures et fonctions), sont étudiés des cas d’intellectuels du XXe siècle, en Europe et dans les pays arabes, leur implication dans les politiques culturelles de leurs pays, leur contribution au renouvellement artistique et au processus politique (Lucile Arnoux-Farnoux, Paul Aubert, Stéphane Baquey, François Dosse). Dans une troisième partie (Jean Ballard et Les Cahiers du Sud), est étudié le cas spécifique de la revue Les cahiers du Sud, dont la base éditoriale se situait à Marseille, la notion de l’intellectuel par rapport au directeur de la revue et à ses proches collaborateurs ainsi que par rapport au réseau littéraire et culturel constitué (Christel Brun-Franc, Ourania Polycandrioti, Alain Paire).

7 La journée d’études a pu ainsi réunir des chercheurs provenant d’un bon nombre d’institutions françaises et grecques : Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme (MMSH) – Aix-Marseille Université (AMU), Institut d’Histoire du Temps Présent (IHTP) – CNRS, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), Centre Interdisciplinaire d’Études des Littératures (CIELAM) – Aix-Marseille Université (AMU), Mucem, Fondation Nationale de la Recherche Scientifique de Grèce (FNRS), Université Ouverte Hellénique, École française d’Athènes (ÉfA) – Université François Rabelais.

8 La journée d’étude a aussi fait partie des activités du projet ANR « Histinéraires », porté par l’IHTP-CNRS et la MMSH-AMU/CNRS. Les responsables des « Histinéraires », Patrick Garcia, professeur à l’Université de Cergy-Pontoise et chercheur à l’IHTP-CNRS et Maryline Crivello, directrice de l’UMR Telemme- AMU/CNRS, ont eu la gentillesse d’assumer la tâche de modérateurs lors la journée d’études. Maryline Crivello, en particulier, a aussi présenté les remarques de clôture tandis que dans son discours elle a proposé la publication des actes dans la revue Rives méditerranéennes.

9 Maintenant que la publication de ce volume collectif est réalisée, je tiens à remercier chaleureusement tout d’abord l’IMéRA, et notamment ses deux directeurs, le directeur scientifique Amine Asselah et le directeur général Nicolas Moralès, qui incitent les résidents à organiser des manifestations scientifiques et à collaborer avec leurs collègues français, tout en leur procurant tous les moyens et le support administratif à cet effet.

10 Je voudrais aussi remercier tous les collègues, Français et Grecs, qui ont bien voulu participer à la journée d’études du 2 juin à l’IMéRA, à Marseille, et ont aussi accepté de nous confier leurs textes pour la présente publication. Tout particulièrement, je voudrais remercier Patrick Garcia et Maryline Crivello pour avoir bien voulu annexer la journée d’études au projet « Histinéraires », porté par l’IHTP-CNRS et Telemme- AMU/ CNRS. Maryline Crivello, en particulier, elle a soutenu cette tentative dès le début et elle a chaleureusement encouragé la publication des actes. Je la remercie très chaleureusement pour tout son support.

11 Enfin, je voudrais adresser mes plus vifs remerciements au comité de rédaction de la revue Rives méditerranéennes et tout particulièrement à Laure Verdon, directrice de la publication, pour avoir accepté notre proposition de publication des actes de la journée d’études. Aussi, je remercie de tout cœur Laurence Lablache qui a assumé la tâche dure et difficile de la coordination de la publication.

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INDEX

Index géographique : Méditerranée, Grèce, France, Espagne Mots-clés : intellectuels, hommes de lettres, philosophes, diffusion des idées, histoire des intellectuels Index chronologique : XIXe siècle, XXe siècle

AUTEUR

OURANIA POLYCANDRIOTI Ourania POLYCANDRIOTI a étudié la Littérature française et grecque moderne à l’Université d’Athènes et elle est docteure en Littérature générale et comparée de l’Université Paris III– Sorbonne Nouvelle. Elle est chercheure principale à l’Institut de Recherches Historiques (Section de Recherches Néoehelléniques) de la Fondation Nationale de la Recherche Scientifique de Grèce et responsable scientifique du projet de recherche sur les « Lettres grecques modernes et Histoire des idées, XVIIIe-XXe siècles ». Elle enseigne la Littérature grecque moderne (1830-1974) à l’Université Ouverte Hellénique. Ses publications portent sur l’histoire culturelle, notamment sur les réseaux littéraires et culturels, la perception et la représentation de l’espace méditerranéen en littérature, sur des questions de mémoire et d’identité culturelle.

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L'émergence de l'intellectuel au XIXe siècle : histoire, langue et politique

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Négoce et transfert culturel. Dimitrios Bikélas et le réseau intellectuel franco-grec dans la seconde moitié du XIXe siècle

Marie-Élisabeth Mitsou

« Il est facile de gagner de l’argent ; ce qui est difficile c’est de le conserver […] Le sort favorable n’y est pour rien. Il faut pouvoir avant tout se dévouer corps et âme à son travail, s’engager perpétuellement, savoir comment associer ses affaires, aimer l’argent, économiser, être précis et honnête avec ses clients – ce n’est qu’ainsi qu’on inspire confiance et qu’on soutient sa réputation, fondements nécessaires au progrès permanent et stable du négociant. C’est par ces dons que certains entrepreneurs grecs ont réussi à se distinguer en Angleterre »1.

1 La citation ci-dessus est un extrait non pas d’un manuel de négoce mais d’un écrit autobiographique posthume de Dimitrios Bikélas (1835-1908), négociant et lettré de la diaspora grecque, traducteur de Shakespeare, éditeur et président du premier Comité international olympique pour l’organisation des Jeux d’Athènes de 1896. Les règles du métier exposées dans ce passage sont attribuées par l’auteur à son oncle, Vassilios Mélas, homme d’affaires à la City et grand connaisseur des usages professionnels, qui avec son frère, Léon Mélas2, l’avaient accueilli dans leur entreprise commerciale « Melas Brothers » comme apprenti, trésorier puis associé.

2 Dimitrios Bikélas a travaillé auprès de ses oncles pendant une bonne vingtaine d’années, de 1852 à 1876. Il logeait chez eux, à deux pas du British Museum, et ne quittait le cercle familial que le dimanche pour effectuer une petite promenade solitaire dans le quartier. Les détails de sa vie quotidienne et sociale à Londres, ses soucis ainsi que ses réflexions nous sont parvenus à travers ses journaux intimes, sa correspondance hebdomadaire avec sa mère, ses carnets de lecture et son autobiographie, qui comprend ses souvenirs d’enfance et de jeunesse. Ses archives, léguées à la Bibliothèque Nationale de Grèce, représentent une source précieuse pour tout chercheur désireux d’explorer les réseaux commerciaux et intellectuels des Grecs de la diaspora au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, et dont les activités

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s’étendaient de la Mer Noire à la Méditerranée occidentale en passant par l’Asie Mineure et les Balkans3.

3 Pour sa part, Bikélas était loin de devenir un négociant exemplaire, tel que le projetait son oncle. Malgré le soutien financier et moral, l’exemple vivant et l’insistance de celui- ci, il n’a eu ni la chance ni la vocation à s’enrichir. La faveur du sort n’y était pour rien. « Je n’étais pas dépourvu de certains dons pour le commerce », confesse-t-il, « mais je manquais d’autres qualités, bien plus décisives : du génie des affaires et du désir de la richesse. De ma vie je n’ai rêvé que d’une seule chose : parvenir à une autonomie financière qui m’assurerait une vie aisée, sans excès, mais digne de mon rang. […] Je n’avais pas d’intérêt à m’enrichir. […] Le soir, quittant mon bureau pour rentrer chez moi, je forgeais des vers. Je n’étais pas fait pour le négoce »4. C’est en quelque sorte l’activité poétique qui a empêché Bikélas de devenir un négociant, tel que son oncle Vassilios se le figurait5 ; homme d’affaires, Bikélas se voulait déjà homme de lettres. C’est en revanche son dévouement contraint au négoce, durant toute sa jeunesse, qui l’a empêché de devenir un écrivain de grande envergure.

4 Le modèle latent de sa vie était assurément Adamante Coray (1748-1833), lui aussi destiné par sa famille au commerce. Originaire de Smyrne, Coray s’était rendu à Amsterdam en 1771, à l’âge de vingt-trois ans, afin de gérer et agrandir une entreprise familiale de taille modeste, dotée de succursales à Constantinople, Smyrne, et aux Pays-Bas6. Au bout de quelques années seulement, cette maison de commerce avait fait faillite. Cependant, si Coray a fini par abandonner le négoce pour se consacrer ainsi aux lettres, les innovations qu’il avait volontairement introduites dans son entreprise ne sont pour rien dans cet échec. La raison en était, comme se plaignait Stamatis Petrou, le serviteur de Coray, aux parents de son jeune maitre, que celui-ci était « bon pour devenir philosophe mais pas pour devenir marchand »7. Serviteur avisé sans nul doute, Stamatis Petrou lui-même fit une brillante carrière de négociant et rentra vers la fin du XVIIIe siècle, riche et honoré, dans son pays. Dans le même laps de temps, Coray menait une vie plutôt modeste à Paris8.

5 Le contraste entre le destin de ces deux hommes d’affaires manqués et la succes story du riche banquier Andréas Syngros (1830-1899), leur contemporain et voisin du même Bikélas à Athènes dès les années 1870, est frappant. Syngros notait dans ses Mémoires : « Je voyais les livres comme des ennemis » ou encore : « Impossible d’exprimer mon extase devant l’argent comptant »9. Fils de médecin, Syngros a choisi le métier qu’il adorait, poussé par le désir ardent de s’enrichir. Ainsi il a réussi à faire fortune dès l’âge de dix-sept ans, à accroître très vite son capital pour devenir enfin millionnaire et financier du Trésor grec, passant du commerce de blé à la haute finance dans l’Empire ottoman, en Égypte et en Grèce10 ; il s’enorgueillit d’avoir conçu, dans les années 1850, l’organisation du marché à Istanbul11. Si la fortune non négligeable de Bikélas, lors de son installation à Athènes en 1877, ne dépassait pas les 21 000 livres, celle de Syngros, telle qu’elle ressort en 1896 de son legs testamentaire, s’élevait à 400 000 livres sterling, 80 000 livres ottomanes et quelques millions de drachmes, sans compter sa propriété immobilière et foncière12.

6 Dans quelle mesure alors peut-on considérer des hommes d’affaires de la diaspora grecque, quelle que soit leur érudition, comme des figures d’intellectuels en Méditerranée ? Il s’agit tout d’abord d’un groupe professionnel spécifique. En effet, si dans la première moitié du XIXe siècle la pluriactivité semble être la règle pour la plupart des auteurs français et anglais, relevons que les activités industrielles,

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commerciales et bancaires ne dépassent pas, selon Christophe Charle, le 9 % pour les écrivains français (en 1834) et le 3,1 % pour les auteurs britanniques13. Rien n’est plus évident, car il y a bien contradiction entre les activités des gens d’affaires et les activités des intellectuels, les unes impliquant une perspective individualiste et conforme aux normes du marché, les autres renfermant des projets collectifs, à la rentabilité tout à fait accessoire. À l’ère moderne, les définitions les plus diverses de l’intellectuel s’accordent sur ce point : qu’il soit « un homme du culturel […] mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie », un « professionnel de la manipulation des biens symboliques » (Pierre Bourdieu) ou « l’auteur d’un langage qui tente de parler vrai au pouvoir »14, le critère décisif revient à l’intervention publique pour la diffusion ou la défense des idées. Où résiderait alors l’intérêt de l’homme d’affaires à intervenir dans le domaine de la culture sinon pour confirmer son succès financier ou acquérir du pouvoir ? Quel est le rapport réel entre le monde des affaires et le monde de la culture ? La conception chrétienne de la bienfaisance se retrouve dans la fonction moderne de l’évergète. Mais l’intérêt public ne relève pas toujours du champ culturel ; faire des donations, comme le fit Syngros aux asiles de pauvres ou encore à une école d’études agronomiques, est un geste individuel, exceptionnel, qui ne s’inscrit en rien dans l’histoire intellectuelle d’un pays.

7 Figure plurielle par excellence, étroitement liée aux spécificités de l’histoire politique et culturelle de la Grèce moderne, l’intellectuel grec du XIXe siècle est bien loin d’obtenir son autonomie sociale. Avant de commencer à se former dans les rangs des éditeurs, des journalistes et des enseignants, les intellectuels grecs sortaient, dans leur grande majorité, des élites de la diplomatie ottomane et du négoce en Méditerranée orientale. Le cas de Dimitrios Bikélas illustre bien ce passage du monde transnational du commerce aux activités intellectuelles d’un État-nation.

8 Né en 1835 à Ermoupolis, dans l’île de Syros, qui devait connaître un essor économique prodigieux dans la seconde moitié du XIXe siècle, Bikélas a tout d’abord vécu au sein d’une famille de commerçants cultivés dans les Cyclades, à Constantinople et à Odessa. Encore adolescent, il s’établit à Londres et à Paris, dans les milieux des riches négociants de la diaspora grecque, pour s’installer vers la fin de sa vie à Athènes. D’après la typologie des entrepreneurs grecs proposée par l’historien Georges Dertilis, l’itinéraire professionnel du jeune Dimitrios est emblématique de la deuxième génération des hommes d’affaires15. À partir de trois témoignages, Dertilis présente une modélisation de trois générations longues, liées chacune à des changements majeurs de l’histoire économique du négoce grec. La première (1770-1820), qu’illustre Adamante Coray, marque le début du développement spectaculaire du commerce et de la marine marchande helléniques à travers des réseaux reliant l’Empire ottoman aux grands ports européens de la Méditerranée, Amsterdam et Londres, là où s’étaient implantées des colonies grecques. La troisième génération (1850-1900), celle d’Andréas Syngros, est caractérisée par une réorientation des entreprises vers la haute finance et la marine marchande. Entre ces deux étapes clés de l’évolution économique des entrepreneurs grecs, la génération des familles Mélas et Bikélas, composée surtout de négociants originaires des îles de Chios et de Syros, déployait ses réseaux dans tous les grands centres commerciaux et financiers de l’Occident, du Proche‑Orient et de la Russie, jusqu’aux années 1870.

9 La vie commerciale de Dimitrios Bikélas et de ses oncles s’est achevée en 1876, à la suite de la crise économique sévissant en Europe, qui a contraint l’entreprise familiale Melas

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Brothers/D. Bikelas à la liquidation. Suivant l’exemple de plusieurs autres négociants grecs de la diaspora, qui ont alors décidé de transférer leurs affaires en Grèce, Bikélas devait revenir s’établir à Athènes. Mais un incident de sa vie privée a retardé de deux décennies son emménagement dans la capitale grecque. Par ailleurs Bikélas ne s’est jamais associé à ce flot de nouveaux-riches, qui arrivés de Londres et des autres métropoles européennes s’empressaient de bâtir, au centre de la capitale, leurs hôtels particuliers, pour mieux étaler leur fortune et exercer leur snobisme16. Peu cultivés et arrogants, ils faisaient l’objet des railleries de la presse de l’époque, qui ne les épargnait guère17.

10 En effet l’instruction n’avait jamais fait la force des commerçants levantins. Auteur de Mémoires, Syngros affirmait avoir horreur des livres. Suivant les usages de l’époque, les fils des commerçants grecs suivaient des cours à domicile ou s’inscrivaient dans des écoles privées, dites commerciales, avec des précepteurs à peine plus instruits que leurs parents. Aussitôt acquises les connaissances indispensables à leur métier – savoir lire, écrire, compter et maîtriser les rudiments de quelques langues étrangères –, les enfants abandonnaient leurs études scolaires, déjà irrégulières car interrompues sans cesse par des déménagements perpétuels, des vacances et des maladies18. À l’âge de quatorze ou quinze ans, ils travaillaient déjà à plein temps dans les entreprises familiales. Ainsi Syngros « devient apprenti à quinze ans, employé à dix-sept, associé mineur à vingt-deux »19. Il ne fréquentera pas d’intellectuels, leur préférant les parlementaires, les premiers ministres, la cour et même le roi de la Grèce. Il ne léguera pas sa maison à l’université d’Athènes, n’attribuera aucune bourse d’études et ne fondera aucun concours littéraire. En revanche, il veillera dans son testament à ce que soit construit un hôpital de dermatologie et fondé un institut exemplaire d’agronomie20.

11 Quant à Bikélas, lui aussi, contraint à l’apprentissage, dès quatorze ans, pour s’initier au métier de négociant21, il avait très tôt développé un penchant pour la littérature ; ses camarades de classe le traitaient de « philosophe ». Encore écolier, il avait traduit Esther de Racine22. Mais Bikélas faisait figure d’exception : il n’était pas fait pour le négoce mais, issu de ce milieu, il fut dirigé vers ce métier par convention23.Tout au long de sa carrière commerciale à Londres, il écrivait des pièces de théâtre et des contes, composait des vers24, traduisait Homère, Milton, Shakespeare, Burns, Young, Ossian, Goethe, Alfieri et Christian Anderson, publiait des articles érudits dans des revues londoniennes et athéniennes25, donnait des conférences et, en fin de journée, il allait suivre des cours de botanique et d’architecture au University College ; parallèlement il apprenait l’allemand et l’italien26.

12 À ces exercices intellectuels s’ajoutait un engagement politique et social croissant à l’égard de la cause grecque, qui atteindra son apogée à la suite de la révolte de 1863 et de la destitution du roi Othon, puis pendant les insurrections crétoises de 1866-1867. Bikélas a pu alors organiser à Londres des collectes de fonds en faveur de son pays, mobilisant des intellectuels britanniques et se servant de tous moyens pour sensibiliser l’opinion publique sur les droits de la Grèce27. Pour terminer, il a fondé une école pour les jeunes Grecs installés à Londres, qui sera le premier centre hellénique en Angleterre. Sans doute Bikélas a-t-il secoué de sa torpeur la communauté grecque de Londres.

13 En effet, la vie en société, qu’il dépeint dans son autobiographie, ne diffère pas beaucoup du petit monde clos de la colonie grecque à Amsterdam où avait vécu Coray.

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Les activités des commerçants se déroulaient principalement dans le cadre imaginaire d’un ghetto : leurs repères étaient l’église orthodoxe, la langue grecque, les boutiques et entreprises familiales ainsi que les salons où ils ne recevaient que des Grecs. « Ces soirées-là, les “veillées” n’étaient pas souvent amusantes », remarque-t-il dans son autobiographie. « Les hommes jouaient au whist, les dames au kintilion, leurs broderies toujours à la main. Personnellement, je me retirais convenablement dans ma chambre » 28. Dans ce milieu étouffant, Bikélas cultivait déjà ses relations avec des écrivains et des universitaires français et anglais. Lors d’un voyage de Constantinople à Paris, il fit la connaissance d’Alexandre Dumas (1859)29. À Londres, tout en fréquentant des intellectuels grecs – tels que , le futur premier ministre, et son père Spyridon, l’ambassadeur grec en Angleterre, les poètes Alexandre Rangabé et Jules Typaldos –, il se lia d’amitié avec l’écrivain et patriote italien Niccolò Tommaseo et avec le libéral Luigi Settembrini, après que celui-ci soit sorti de la prison de Santo Stefano en 186030. Au cours de ces mêmes années, l’helléniste Émile Egger (1813-1885), professeur à la Sorbonne, l’introduisit dans les milieux intellectuels parisiens ; par reconnaissance, Bikélas traduisit en grec la conférence de celui-ci « De la langue et de la nationalité grecques »31.

14 Cependant Bikélas n’a vraiment pu déployer ses projets intellectuels qu’une fois retraité et installé à Paris. Pendant les quinze années de son séjour en France, il s’est enfin consacré aux lettres. Il traduira six drames de Shakespeare et écrira son œuvre littéraire principale : Louki Laras parut en feuilleton en 1879 et fut immédiatement traduit en français par le Marquis de Queux de Saint Hilaire et en allemand par le médiéviste Wilhelm Wagner32. Ce roman réaliste reprenait le manuscrit d’un humble commerçant de Chios, Loukas Zifos, et inscrivait l’aventure d’un homme ordinaire dans l’histoire de la guerre de l’indépendance grecque, mêlant la fiction à la réalité, à l’essor du commerce grec et à la question de l’Orient. Le mérite de son auteur est d’avoir su hisser un simple particulier au rang de héros de la littérature et d’avoir conféré au négociant grec du XIXe siècle une forte dimension symbolique. De plus, un récit de voyages33 et des Nouvelles grecques,34 des articles sur la poésie grecque moderne publiés dans la Nouvelle Revue, des traductions pour l’anthologie Poètes grecs contemporains de Juliette Adam, qui lui dédia ce livre35, et enfin diverses études néohelléniques36 ont permis à l’auteur de se faire un nom dans la société intellectuelle parisienne, à côté de Jean Psichari, son cousin. C’est pourtant le groupe des hellénistes de l’Association pour l’Encouragement des Études grecques qui lui a donné l’occasion de contribuer à l’essor du second philhellénisme français.

15 Les années 1870 – au moment, précisément, où Bikélas tissait son réseau intellectuel franco-grec – n’étaient guère favorables à la Grèce. Le philhellénisme et le cosmopolitisme, deux notions forgées pendant la Guerre de l’indépendance grecque, étaient devenues suspectes37. À Athènes même, le cosmopolitisme était associé à cette nouvelle aristocratie de négociants arrivant de l’étranger, les London Greeks, qui se montraient totalement indifférents à la cause nationale, ne se préoccupant que de leurs affaires et de leurs diamants ; certains parmi eux ne parlaient d’ailleurs plus le grec en famille38. Le fossé important entre la classe des riches entrepreneurs et celle des intellectuels locaux, universitaires et savants institutionnels, poètes et journalistes, était devenu infranchissable. Un premier décalage entre ces deux mondes avait eu lieu peu après la fondation de l’État grec et la disparition des derniers hommes d’affaires qualifiés de patriotes et de lettrés (emporologiotatoi). Les frères Zossimas, Alexandros Vassiliou, Iakovos Rotas, Amvrosios Rallis n’étaient pas simplement des évergètes

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comme le sera plus tard Syngros ; ils finançaient l’éducation de jeunes Grecs, traduisaient, publiaient des livres, octroyaient des donations aux bibliothèques, instauraient des prix universitaires. En revanche, les contemporains de Bikélas étaient comme devenus hermétiques à la culture de leur pays. Le cosmopolitisme ostentatoire qu’ils affichaient sera interprété comme l’opposé du patriotisme39.

16 Quant au philhellénisme, il était jugé suranné. « En 1825, il était de mode d’être philhellène », constatait Gabriel Charmes ; « en 1875, il est de bon ton d’être turcophile »40. Et Dimitrios Bikélas d’ajouter : « Le vrai philhellénisme avait duré autant que la guerre de l’indépendance et il devait finir avec elle »41. À la suite de la Guerre de Crimée, à cause des révoltes successives dans les régions encore occupées par les ottomans et en raison de l’insubordination des Grecs envers les puissances protectrices – lesquelles tenaient avant tout à conserver l’intégrité de la puissance ottomane –, la cause grecque était en effet devenue impopulaire en Europe et l’opinion publique passait de l’indifférence au scepticisme voire à l’hostilité déclarée envers la Grèce. Ainsi, les Grecs ne seront plus les « enfants gâtés de l’histoire »42 et plusieurs des anciens philhellènes regrettaient tout ce qu’ils avaient fait pour ce pays du Sud des Balkans, considérant le nouveau royaume comme un fléau et condamnant toute insurrection visant à libérer les sujets chrétiens du Sultan.

17 Ce changement de perspective impliquait un remaniement radical du terme même de philhellénisme. « Quand ils sont entre eux, les Grecs », écrit Joseph Reinach, « pour faire entendre de quelque voisin qu’il est crédule et naïf, disent en riant qu’il est bête comme un philhellène »43. Cette situation s’aggrava encore plus après la faillite de 1893, la profonde crise du pouvoir qui s’ensuivit, puis la guerre gréco-turque de 1897, qui finirent par effacer tous les succès antérieurs, briser l’orgueil des Grecs et les écarter de leurs anciens amis d’Occident, malgré la présence sur le front de légions de volontaires réunis sous la bannière de Riccioti Garibaldi. Au lendemain d’une défaite cinglante, des intellectuels grecs reprochèrent aux philhellènes d’avoir condamné leur pays à l’inertie et eux-mêmes au rôle d’épigones44. Ils revinrent sur les propos de l’historien K. Paparrigopoulos constatant que « le passé, aussi glorieux soit-il, n’est pas vivant ; c’est le présent et l’avenir qui sont vivants, et les nations habituées à regarder plutôt en arrière qu’en avant ne progressent pas, elles tombent en léthargie »45.

18 Après tout, pour les derniers amis des Grecs en France, comme l’était de Queux de Saint-Hilaire, il était plus qu’urgent « de montrer la Grèce telle qu’elle est, c’est-à-dire l’avant-garde de la civilisation, et la sentinelle avancée de l’Europe en Orient »46. Ce projet philhellène fut l’un des objectifs implicites du programme de l’Association pour l’Encouragement des Études grecques, fondée le 7 mai 1867 à l’initiative de Gustave d’Eichthal, Charles Ernest Beulé et Wladimir Brunet de Presle : encourager « les meilleures méthodes et la publication des livres les plus utiles pour le progrès des études grecques », proposer des sujets de prix et entretenir « des rapports avec les hellénistes étrangers »47. L’Association, tournée vers la Grèce ancienne, éditait d’abord des Actes annuels, son Bulletin, puis créa, en 1888, la Revue des Études grecques. Au premier anniversaire de sa fondation, l’Association comptait déjà 600 membres donateurs et sociétaires qui n’étaient pas, dans leur majorité, des personnalités académiques. Parmi eux figuraient des ministres, des bibliothécaires et des négociants, des célébrités et des inconnus, ainsi que tous les noms honorés par les Grecs parce qu’amis de leur nation : Ambroise-Firmin Didot, W. Brunet de Presle, Ernest Renan, Beulé, G. d’Eichtal, Émile Egger, H. Schliemann et le baron Alphonse de Rotschild48.

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Bikélas en devint membre en 1874, puis en occupa le siège de la Présidence en 1895. Il sut profiter de l’amitié littéraire et politique de ce cénacle français, qui tendait une main complice aux « héritiers directs de l’hellénisme antique »49.

19 Dans un premier temps, l’Association et son Bulletin introduisaient une nouveauté précieuse pour les études grecques, en interprétant l’hellénisme en termes de continuité historique et d’image globale de la Grèce, « comme un élément de civilisation qui ne saurait s’affaiblir chez nous sans qu’il y ait péril pour notre publication publique et pour l’autorité morale de notre pays ». « La Grèce nous envahit », déclarait Egger dans son discours à l’Assemblée générale du 2 avril 1869 ; « mais vous n’avez rien à craindre de cette pacifique invasion ». Car les Grecs actuels seront accueillis avec confiance « comme membres de cette grande et universelle cité que rêvait déjà la philosophie grecque »50. En conséquence, le grec moderne, langue « bâtarde » pour la plupart des hellénistes, méritait d’être étudié sérieusement. Ainsi trouve-t-on dans l’Annuaire et ses Appendices, parmi des essais sur Platon et Pindare, les articles de l’ancien Saint-simonien Gustave d’Eichthal sur la « Réforme et l’état actuel de la langue grecque » ou son projet d’internationaliser la langue grecque et d’introduire le grec moderne dans l’enseignement scolaire français51.

20 Alors qu’en Grèce éclatait la querelle entre puristes et démoticistes, ce grec moderne restait à définir. S’agissait-il de la katharevoussa, du romaïque étudié par Émile Legrand et Karl Krumbacher ou bien de cette langue modérée, ni savante ni vernaculaire, que préférait Dimitrios Bikélas dans ses écrits rejetés avec indignation par Jean Psichari ? Car, ainsi que le remarquait Gaston Deschamps quelques années plus tard, les Grecs n’avaient toujours pas « un idiome fixe et définitif ; ou plutôt ils sont bien embarrassés : ils ont plusieurs langues et ne savent laquelle choisir »52. Il n’est pas moins vrai que le grec moderne, quelle que soit sa forme, trouvait enfin ses défenseurs au sein de la communauté érudite française. En outre l’Association délibérément rendait service à la Grèce et aux études grecques, instruisant les lecteurs de sa revue des progrès de la littérature et de la presse périodique de la Grèce, ainsi que de son théâtre et de sa vie culturelle. Ce travail complétait les publications savantes d’Émile Legrand, professeur à l’École des langues orientales, les ouvrages bienveillants d’Émile Burnouf (La Grèce en 1669, 1887), Victor Bérard (La Turquie et l’hellénisme contemporain, 1893) et Gaston Deschamps, archéologues de l’École Française d’Athènes, philhellènes, philhellénistes et philhellades. Somme toute, le réseau intellectuel franco-grec des hellénistes, archéologues et amateurs grécophiles du dernier quart du siècle parvenait à détacher l’image de la Grèce contemporaine des stéréotypes du néo-humanisme allemand et de l’orientalisme des voyageurs, ouvrant ainsi un nouveau chapitre aux études grecques. Le philhellénisme, mouvement de cœur, n’était pas encore éteint en France.

21 Cette amitié transméditerranéenne fut temporairement réchauffée lors des premiers Jeux olympiques de 1896, qui, malgré la banqueroute « frauduleuse », ont pu se dérouler avec succès à Athènes, grâce à la volonté de Pierre de Coubertin, l’éloquence de Bikélas et l’intervention salutaire d’un homme d’affaires grec, Georges Averoff. À cette occasion, Bikélas s’installa définitivement à Athènes. Sa femme, ainsi que ses amis les plus proches, ceux de l’Association, Egger, Eichtal, Queux de Saint‑Hilaire, avaient tous disparu, les uns après les autres, dans les années 188053.

22 Avant de quitter Paris, Bikélas a pu recueillir dans un volume ses essais historiques, traduits en partie par Émile Legrand et de Queux de Saint‑Hilaire. La première moitié de La Grèce byzantine et moderne était consacrée à l’histoire politique et littéraire de

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Byzance, tenant compte des travaux récents qui réhabilitaient la période longtemps discréditée de l’hellénisme médiéval. Parmi les études de la seconde partie figuraient des textes sur les voyageurs de l’Orient avant 1821, sur les protagonistes de la guerre de l’indépendance et sur la formation de l’identité nationale des Grecs ainsi que ses exposés sur « Le philhellénisme en France » et « Le rôle et les aspirations de la Grèce dans la question d’Orient ». Dans une ambiance plutôt défavorable aux Grecs, pris au piège des nationalismes balkaniques, l’auteur osait louer les progrès et les défauts du règne constitutionnel, attaquer la diplomatie des grandes puissances, qui avaient fait de son pays un protectorat, et défendre la justesse des aspirations nationales, qui ne se heurteront point à « l’émancipation des autres races de la péninsule des Balkans »54. C’était une politique plutôt défensive qu’il exposait dans son ouvrage, attribuant la grande idée de la résurrection de l’empire grec à « quelques âmes enflammées », « quelques imaginations ardentes qui trouvent plaisir à se nourrir des rêves du passé » 55. Son analyse sera bien vite démentie par l’ardeur des forces nationales, qui allaient conduire le pays à la débâcle. Mais si Bikélas a voulu s’investir dans les Jeux olympiques d’Athènes, c’était dans l’espoir de faire avancer la cause de la Grèce auprès de la communauté internationale.

23 Dans ses bagages, l’ancien commerçant emporta les principes du statut et les valeurs humanistes de l’Association pour l’Encouragement des Études grecques. En 1899, il créa à Athènes l’Association pour la diffusion des livres utiles, dont il rêvait depuis trente ans. Elle sera aussi dotée d’une revue. Mutatis mutandis, les deux Associations incarnaient l’esprit de l’alliance intellectuelle franco-grecque. Pourtant les objectifs de l’Association grecque étaient beaucoup moins prétentieux et mieux adaptés aux besoins de la société grecque. L’Association de Bikélas, qui existe encore de nos jours, visait la diffusion de livres de bonne qualité à fort tirage, de lectures populaires, mais qui ne pouvaient être centrées sur le monde grec, associé obstinément au culte de l’Antiquité. Les neuf premiers ouvrages, publiés dans l’année, furent vendus à 157 000 exemplaires, chiffre inouï pour une communauté d’un million et demi d’habitants, dont 75 % étaient encore analphabètes56.

24 Homme d’affaires, puis homme de lettres, Dimitrios Bikélas a rejoint au fil du temps la « classe » des intellectuels, tels qu’on les définit avant le début des luttes sociales. À la veille de sa mort en juillet 1908, sa famille avait soigneusement préparé, respectant ainsi ses dernières volontés, 843 faire-parts de décès, dont les adresses puisées dans son répertoire personnel d’amis, de connaissances et de correspondants couvraient plusieurs pays57. Ce répertoire représentait son réseau intellectuel au sein duquel les négociants grecs constituaient l’exception.

NOTES

1. Dimitrios Bikélas, I zoi mou (Ma vie), Apanta (Œuvres complètes), vol. I, éd. Alkis Anghélou, Athènes, Syllogos pros diadosin ofelimon vivlion, 1997, p. 1-250 (ici p. 188). 2. Celui-ci, après une brève carrière de magistrat supérieur et d’homme politique, fut contraint à suivre son frère Vassilios à Londres (1848-1857) puis à s’installer à Marseille (1857-1859) pour

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s’occuper du commerce ; il est l’auteur d’une tragédie (O Diakos), d’ouvrages pédagogiques et d’un roman didactique devenu très populaire (O Gherostathis, 1858) ; Bikélas, I zoi mou, op. cit., p. 128-140. 3. Sur le fonds Bikélas, voir l’introduction d’Alkis Anghélou, « O Bikélas simera » (Bikélas aujourd’hui), op.cit., p. 11*-15* et Alexandros Ar. Oikonomos, Dimitrios Bikélas, Athènes 1953, 634 p. 4. Bikélas, I zoi mou, op. cit., p. 188 & 189. 5. Parlant de son éducation, Bikélas déclare avoir été élevé par des vers que lui récitait sa mère, op. cit., p. 39. 6. L’entreprise importait des épices et des étoffes et exportait des cocons de soie, du coton et des produits de la filature. Voir Filippos Iliou, « Apo tin paradosi ston Diafotismo : I martyria enos paragiou » (De la tradition aux Lumières : le témoignage d’un serviteur), Stamatis Pétrou, Grammata apo to Amsterdam (Lettres d’Amsterdam), éd. Filippos Iliou, Athènes, Ermis, 1976, 116 p. (ici p. [52]) ; cf. Georges B. Dertilis, « Entrepreneurs grecs : trois générations, 1770-1900 », Franco Angiolini et Daniel Roche (dir.), Cultures et formations négociantes dans l’Europe moderne, Paris, EHESS, 1995, p. 111-129 (ici p. 113). 7. Pétrou, Grammata apo to Amsterdam (Lettres d’Amsterdam), op. cit., p. 15 ; cf. p. 28 : « ce seigneur n’est pas fait pour le négoce » ; p. 41 « le malheureux n’a pas la manière du négociant » et Adamante Coray, Prolegomena stous archaious Ellines syngrafeis (Prolégomènes aux auteurs grecs anciens), vol. 1, Athènes, MIET, 1984, 633 p (ici p. [18]) : « Je détestais la vie commerçante car elle faisait obstacle à mes jouissances de l’esprit ». 8. Cf. Iliou, « Apo tin paradosi ston Diafotismo », op. cit., p. [68]-[71]. 9. Andreas Syngros, Apomnimonevmata (Mémoires), éd. Alkis Anghélou et Maria Christina Chatziioannou, vol. 1, Athènes, Estia, 1998, 357 p. (ici p. 81). 10. op. cit., p. 143 et vol. 2, 319 p. (ici p. 204) ; cf. Dertilis, « Entrepreneurs grecs », op. cit., p. 122. 11. op. cit., p. 353-355 et Dertilis, op. cit., p. 125. 12. Alkis Anghélou et Maria Christina Chatziioannou, « O stratilatis Andreas Syngros (Mia, kapoia alli, istoria) » (Le général en chef Andreas Syngros. Une autre histoire), Syngros, Apomnimonevmata, op. cit., p. 33*-34*. 13. Christophe Charle, Les intellectuels en Europe au XIXe siècle. Essai d’histoire comparée, Paris, Seuil, 1996, 459 p. (ici p. 70-71). 14. Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Éd. Perrin, 2004 (11986), 435 p. (ici p. 15) ; C. Charle, Les intellectuels en Europe au XIXe siècle, op. cit., p. 16 ; Edward W. Saïd, Des intellectuels et du pouvoir, Paris, Seuil, p. 15, citation empruntée à François Dosse, La marche des idées. Histoire des intellectuels, histoire intellectuelle, Paris, La Découverte, 2003, 354 p. (ici p. 28). 15. Dertilis, « Entrepreneurs grecs », op. cit. 16. Cf. Georges Dertilis, Koinonikos metaschimatismos kai stratiotiki epemvasi 1880-1909 (Transformations sociales et intervention militaire en Grèce, 1880-1909), Athènes, Exantas, 1985, 338 p. (ici p. 69). 17. Voir à ce sujet Marianna Ditsa, « Imeis, to pleiston meros ek ton pragmatefton, thelomen panta aspra, ki as echomen zygon » (Nous, la plupart des marchands, voulons toujours de l’argent, que ce soit dans la servitude), Dimitrios Bikélas, Loukis Laras, Athènes, Ermis, 1991, 133*+249 p. (ici p. 33*-36*). 18. Voir Bikélas, I zoi mou, op. cit., p. 67-78, 113-115, 171 ; Syngros, Apomnimonevmata, vol. 1, op. cit., p. 49-60 ; Ditsa, « Imeis, to pleiston meros ek ton pragmatefton », op. cit, p. 58*-61*, 66*-69*. 19. Dertilis, « Entrepreneurs grecs », op. cit., p. 123. 20. op. cit., p. 126 et 128. 21. Voir Oikonomos, Dimitrios Bikélas, op. cit., p. 40 et Ditsa, « Imeis, to pleiston meros ek ton pragmatefton », op. cit., p. 37.

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22. Bikélas, I zoi mou, op. cit., p. 81-85 ; sa traduction fut publiée à Ermoupolis en 1851. 23. « Mes grands-pères, mon père, mes oncles maternels étaient tous des commerçants. C’était bien naturel que je devienne aussi un commerçant », op. cit., p. 103. 24. Son premier recueil de poèmes (Stichoi, syllogi poiimaton eis tin omiloumenin [Vers, recueil de poèmes en langage commun]) est paru à Londres en 1862, op. cit., p. 230-231. 25. Ses écrits en grec traitaient surtout des questions historiques ou d’actualité (par ex. des Paléologues [1859, 1860], du journalisme en Angleterre [1864] ou de l’ouvrage Medieval Greek Texts de W. Wagner [1870]), tandis que ses articles anglais portaient en particulier sur la culture et la politique de la Grèce (par ex. sur la prononciation érasmienne du grec [1865] ; les statistiques récentes du royaume [1868] etc.), op. cit., p. 49*-53*. 26. op. cit., p. 154-161. 27. op. cit., p. 214-218. 28. op. cit., p. 149 ; cf. p. 164-165 ; la traduction de la citation a été empruntée à l’ouvrage d’Erato Paris, Marseille et hellénisme (XIXe et début du XXe siècle). Les Phanariotes et les néo-phanariotes dans le monde, Athènes, Académie d’Athènes, 2013, p. 121 ; cf. Dertilis, « Entrepreneurs grecs », op. cit., p. 114. 29. Bikélas, I zoi mou, op. cit., p. 199-200. 30. op. cit, p. 230-244, 11, 157-158 ; cf. Bikélas, « Ai anamniseis tou Settembrini » (Les souvenirs de Settembrini), Apanta, vol. V, op. cit., p. 108-130. 31. « Peri tis glossis kai tou ethnous ton Ellinon kata ton 15o aiona », supplément de la revue Chryssallis, 1865, 23 p. Cf. la nécrologie d’Egger en 1885, Bikélas, Apanta, vol. V, op. cit., p. 142-148. 32. Loukis Laras. Autobiographie d’un vieux Chiote, Athènes, Estia, 1879, 192 p. ; Louki Laras, Paris, Calmann Lévy, 1879, 229 p. La traduction française est accompagnée de notes puisées dans Mémoire sur l’île de Chio de Fustel de Coulanges (1857). 33. De Nicopolis à Olympie, lettres à un ami, Paris, p. Ollendorff, 1885, 298 p. 34. Nouvelles grecques, traduites par le Marquis de Queux de Saint-Hilaire, Paris, Firmin-Didot, 1897, 287 p. 35. Cf. Sophie Basch, Le Mirage grec. La Grèce moderne devant l’opinion française (1846-1946), Athènes, Librairie Kauffmann, 1995, 537 p. (ici p. 228-231). 36. Les Grecs au moyen âge, étude historique, traduit par Émile Legrand, Paris, Maisonneuve, 1878, 136 p. ; Coumoundouros, souvenirs personnels , traduit par le Marquis de Queux de St-Hilaire, Montpellier, Hamelin frères, 1884 (Extrait de la Revue du monde latin, 25 décembre 1883) ; Le rôle et les aspirations de la Grèce dans la question d’Orient, Paris (Cercle Saint-Simon), 1885 ; Le Philhellénisme en France, par D. Bikélas, Paris (Extrait de la Revue d’histoire diplomatique, III) 1891 ; La Grèce byzantine et moderne, essais historiques, Paris, Firmin-Didot, 1893, 435 p. ; L’Athènes d’aujourd’hui, Paris, E. Leroux (Extrait de la Revue des études grecques), 1898. 37. Cf. Basch, Le Mirage grec, op. cit., p. 173-235. 38. Cf. Ditsa, « Imeis, to pleiston meros ek ton pragmatefton », op. cit., p. 56*-57*. 39. Cf. les propos de Stéphanos Koumanoudis dans mon ouvrage S. A. Koumanoudis, Stratis Kalopicheiros, II. Ena poiitiko tekmirio aftologokrisias (Un témoignage poétique d’autocensure), Athènes, MIET, 2005, 424 p. (ici p. 157, 213) et Ditsa, op. cit. 40. Gabriel Charmes, « Une excursion à Athènes », Revue des deux mondes, XLIII, 1er février 1881, p. 503 ; citation empruntée à Basch, Le Mirage grec, op. cit., p. 206. 41. Le philhellénisme en France, op. cit., p. 363 (repris dans La Grèce byzantine et moderne, op. cit.). 42. Spyridon Zambélios, « Filologikai tines erevnai tis neoellinikis dialektou » (Quelques recherches littéraires sur la langue grecque moderne), Néa Pandora, 7/160, 15 novembre 1856, p. 374. 43. Joseph Reinach, Voyage en Orient, 1879 ; citation empruntée à Basch, Le Mirage grec, op. cit., p. 15.

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44. Voir p. ex. Argyris Eftaliotis, Fyllades tou Ghérodimou (de Ghérodimos), Athènes, Estia, 1897, 278 p. (ici p. 149 et 159) ; cf. Andréas Karkavitsas, O archaiologos (L’archéologue), Athènes, Estia, 1904, 192 p. 45. L’Association pour la propagation des Lettres helléniques d’Athènes. Rapport des activités depuis sa fondation jusqu’à présent. 17/4/1869-31/12/1871, 1872, p. 10 ; Cf. K. Th. Dimaras, Konstantinos Paparrigopoulos, I epochi tou, i zoi tou, to ergo tou (Son époque, sa vie, son œuvre), Athènes, MIET, 1986, 524 p. (ici p. 261). 46. Marquis de Queux de Saint-Hilaire, lettre d’introduction à Pierre A. Moraitinis, La Grèce telle qu’elle est, Paris, Firmin-Didot, 1877, 589 p. (ici p. VIII) ; citation empruntée à Basch, Le Mirage grec, op. cit., p. 206. 47. Cf. « Statuts », Revue des Études grecques, XXI/95, novembre-décembre 1908, p. 10 ; l’Association fut reconnue établissement d’utilité publique par décret du 7 juillet 1869. 48. Cf. Basch, Le Mirage grec, op. cit., p. 140-141. 49. Ditsa, « Imeis, to pleiston meros ek ton pragmatefton », op. cit., p. 82*-90* 50. Émile Egger, Annuaire de l’Association pour l’encouragement des études grecques, 3e année, 1869, p. XLI-XLII ; cf. Basch, Le Mirage grec, op. cit. 51. op. cit., p. 142-145 ; sur le projet linguistique de certains membres de l’Association, voir cf. Émile Egger, L’Hellénisme en France. Leçons sur l’influence des études grecques dans le développement de la langue et de la littérature françaises, Paris, Didier, 1869 ; Gustave d’Eichtal, De l’usage pratique de la langue grecque, Paris, Hachette, 1864 ; « De la prononciation nationale du grec et de son introduction dans l’enseignement classique », Annuaire de l’Association pour l’Encouragement des Études Grecques en France, 3, 1969, p. 65-95 ; « Observations sur la réforme progressive et sur l’état actuel de la langue grecque », op. cit., 4, 1870, p. 105-149 ; La langue grecque. Mémoires et notices, 1864-1884, Paris, Hachette, 1887 ; cf. Petros Diatsentos, La question de la langue dans les milieux des savants grecs au XIXe siècle. Projets linguistiques et reformes (thèse de doctorat, EHESS, 2009), 619 p. (ici p. 117-126). 52. Gaston Deschamps, La Grèce d’aujourd’hui, Paris, A. Colin, 1892, 386 p. (ici p. 96). 53. Voir la nécrologie de Queux de Saint‑Hilaire par Bikélas, Revue des Études grecques, I & III, 1890 et Estia, 1er, 7 et 14 mai 1890 (Apanta, vol. V, op. cit., p. 157-180) ; cf. « Gustave d’Eichtal en Grèce 1833-1835 », Estia, 1er juin et 6 juillet 1886, qui comprend le journal intime d’Eichtal, traduit en grec par Bikélas (Apanta, op. cit., p. 190-238). 54. La Grèce byzantine et moderne, op. cit., p. 411. 55. op. cit., p. 426. 56. Anghélou, « O Bikélas simera », op. cit., p. 21*-22* ; Ditsa, « Imeis, to pleiston meros ek ton pragmatefton », op. cit, p. 80*-82* 57. Oikonomos, Dimitrios Bikélas, op. cit., p. 614 et Anghélou, « O Bikélas simera », op. cit., p. 13*.

RÉSUMÉS

Figure plurielle, étroitement liée aux spécificités de l’histoire politique et culturelle de la Grèce moderne, l’intellectuel grec du XIXe siècle est loin d’obtenir son autonomie sociale. Souvent il tire son origine des riches familles de commerçants de la diaspora grecque en Méditerranée orientale. Polyglotte, cosmopolite, voyageur, il déploie ses réseaux d’Alexandrie à Marseille et de la Mer Noire à Amsterdam. Par sa vie et son œuvre, Dimitrios Bikélas (1835-1908) illustre ce

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passage du monde transnational du négoce à l’univers intellectuel des transferts culturels entre la France, l’Angleterre et la Grèce dans la seconde moitié du XIXe siècle.

As a versatile figure, closely related to the specific political and cultural history of modern , the Greek intellectual of the nineteenth century had not yet gained his social autonomy and economic independence. He often descended from rich entrepreneurial families of the Greek Diaspora scattered in the Mediterranean area. He was a cosmopolitan, polyglot, traveller, who developed his vast cultural networks from Alexandria to Marseille and from the Black Sea to Amsterdam. Dimitrios Bikelas’ life and work illustrate the passage from the transnational world of business to the intellectual universe of cultural transfers between France, England and Greece in the last half of the nineteenth century.

INDEX

Keywords : Cultural history, memory Mots-clés : Grèce moderne, histoire culturelle, mémoire, transfert, philhellénisme, diaspora Index chronologique : XIXe siècle Index géographique : Grèce, France

AUTEUR

MARIE-ÉLISABETH MITSOU Marie-Elisabeth MITSOU est depuis 2012 Directrice d’études sur la Grèce moderne et contemporaine à l’École des Hautes Études en Sciences sociales (Paris). Ses recherches portent sur l’histoire culturelle de la Grèce (XVIIIe-XXIe siècles), les transferts culturels, ainsi que l’histoire de la lecture et du livre. Ses travaux en cours sur les discours identitaires et la mémoire collective s’inscrivent dans les activités du Groupe d’études sur les historiographies modernes (GEHM/ CRH). Publications récentes : Die Okkupation Griechenlands im Zweiten Weltkrieg. Griechische und deutsche Erinnerungskultur, Cologne, Böhlau, 2015 (dir. en coll. avec Chryssoula Kambas, en allemand); « Titu Maiorescu, Jean Psichari et la conscience littéraire nationale », Cahiers balkaniques 42 (2014) Grèce-Roumanie : héritages communs, regards croisés, http://ceb.revues.org/ 4943.

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Intellectuels et originalité au cours du XIXe siècle grec L’œuvre des philologues classiques

Sophia Matthaiou Traduction : Danielle Morichon

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte traduit du grec au français

1 Les vues exprimées au XIXe siècle sur la création d’une production grecque originale dans le domaine de la littérature ont déjà été amplement étudiées jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit de la fameuse exigence envers la « philologie nationale », qui voulait que les lectures soient « profitables » et « utiles », non « agréables ». L’objet essentiel et l’occasion de cette discussion furent fournis par les traductions des romans étrangers. En effet, on reconnaît à présent que l’antipathie manifestée envers l’étranger n’était que l’expression du désir anxieux de mettre en valeur le caractère national des Grecs d’une part, et de l’autre de former comme il se doit les citoyens de l’État nouvellement créé1.

2 Si l’on étudie la vie et l’œuvre de nombreux érudits de l’époque, on constate que cette question ne concerne pas seulement la littérature, mais presque l'entière production intellectuelle de la période. Par ailleurs, nous avons observé que la notion d’« originalité », au cours du XIXe siècle grec, pèche par manque de précision et de clarté2.

3 Voyons donc ce que notait le professeur de philosophie Philippos Ioannou (1796-1880) dans son bilan intellectuel de la libre nation des Grecs qu’il avait entrepris en 1871 : « … dans les livres à présent rédigés et édités, de nombreuses pensées et croyances propres aux auteurs grecs se trouvent mêlées à des jugements provenant de l’étranger. Il est, je pense, pardonnable aux érudits et savants d’une nation récemment née à la vie politique et scientifique, aux prises avec des difficultés dont les auteurs des autres

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nations européennes sont quittes, d’emprunter chez les autres petite ou grande part de la matière de leurs écrits »3.

4 Alors qu’il observait un grand progrès dans les choses de l’éducation4, trente-cinq ans après la fondation de l’Université grecque en 1837, Philippos Ioannou ne manquait pas non plus, dans un discours aux accents panégyriques, de souligner sans nulle ombre de réprobation le fait que la production intellectuelle grecque n’avait pas compté l’originalité au nombre de ses conquêtes.

5 Nous allons donc nous concentrer sur les philologues classiques. L’exact contenu du terme de « philologue classique » en Grèce à cette époque constitue lui-même un objet de discussion particulier : qui se consacre à la philologie, dans quelle mesure cette occupation est-elle exclusive, quel est le contenu des écrits ? Ce sont toutes des questions liées à celle de l’« originalité ». De surcroît, cette philologie, au sens large de connaissance de l’antiquité ou à celui, plus étroit, que lui conférait l’époque, occupait de nombreux érudits hors de l’Université othonienne, par exemple les professeurs de collège.

6 D’autres lettrés cependant publiaient des études dans les journaux et les revues. Nombre d’entre eux considéraient que leur connaissance des auteurs anciens (acquise soit à l’école soit grâce à leur contact personnel avec les textes de ces auteurs) suffisait à une telle activité. S’occuper de leur langue et de ce qui constituait leur instruction élémentaire leur paraissait un droit naturel. Le résultat était varié. Certaines interventions et corrections philologiques, comme, par exemple, celles de l’avocat G. Vellios, furent publiées dans la revue Philistor5 car ses éditeurs les jugeaient « sagaces et judicieuses dans leur plus grande part »6. D’autres tentatives étaient considérées comme malheureuses7. En outre, certains des textes publiés respirent la certitude que leur rédacteur mène un dialogue d’égal à égal avec les philologues étrangers. Lorsque le juriste Pavlos Kalligas (1814-1896) développe ses vues sur le Phèdre de Platon, il semble parfaitement informé sur ses éditions8.

7 Quelle est donc la définition de l’originalité, quand on se réfère à la philologie classique ? Tout d’abord, on considère comme une contribution originale à ce domaine les travaux qui proposent ou discutent des corrections philologiques dans quelque texte ancien. Puis, on parle aussi d’originalité lors d’une nouvelle édition commentée d’un texte, ou bien d’une nouvelle grammaire du grec ancien, d’une Histoire de la Grèce ancienne ou d’un dictionnaire9.

8 L’œuvre des premiers philologues grecs se distingue par la variété de leur contenu. En effet, produire des écrits n’occupait pas particulièrement les professeurs de l’Université. Il y avait d’autres raisons que la question financière : d’une part, ils ne considéraient pas que cela était absolument lié à leur œuvre didactique, d’autre part ce n’était pas une condition légale de leur nomination à ce poste. Ainsi, la production des philologues comprend peu d’études qui pourraient recevoir l’épithète d’originales : il s’agit surtout de livres de grammaire (d’ordinaire traductions ou adaptations d’ouvrages étrangers) ou de chrestomathies (anthologies de textes anciens), de manuels destinés à l’enseignement, de dictionnaires (souvent aussi adaptation d’originaux étrangers). Les cours dispensés à l’Université étaient d’ailleurs en général des compilations d’auteurs étrangers10 ; les leçons intitulées « Encyclopédie de la philologie grecque » ou « Méthodologie de la littérature grecque », « Vie des Grecs » ou « Vie des Romains » imitent ou recopient celles des universités allemandes11.

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9 Parmi les premiers professeurs de Philologie classique chronologiquement parlant, Konstantinos Asopios (1790-1872), le « prytane des philologues », ainsi qu’on le nommait12, se limita à l’édition de sa Syntaxe, qui se fondait sur les manuels de Thiersch et August Matthiae13, à la moitié d’une Histoire de la littérature ancienne, sur le modèle des ouvrages allemands et à l’Introduction inachevée à l’œuvre de Pindare qu’il publia sous forme de simple traité à l’attention des étudiants de l’Université et qui reposait sur les travaux de Friedrich Thiersch et d’August Boeckh14.

10 Dimitrios Mavrofrydis (1828-1866), professeur de Philologie classique à l’Université, bénéficia d’une bourse d’études en Allemagne, après avoir terminé ses classes à la Faculté de Philosophie d’Athènes, où il soutint une « thèse » portant « Sur l’élégie et la poésie élégiaque des Grecs anciens » publiée après sa mort. Dans le titre, il notait qu’il s’agissait d’une « Première partie, Généralités » ; manquaient donc les « Particularités ». Les sources de cette étude étaient la bibliographie allemande15. Par la suite, son œuvre comprend des études historico-philologiques reposant sur les auteurs anciens et la bibliographie allemande, qui furent publiées dans la revue Pandora16. Co- rédacteur de la revue Philistor (1861-1863), il donna une longue étude historico- philologique intitulée « Lucien de Samosate »17, qui fit l’objet d’un tiré à part18. Il publia aussi un autre long travail consacré à l’érudition grecque en Italie au XIVe et XVe siècles19, ainsi qu’une multitude de remarques sur des questions de langue grecque20.

11 Ses grandes compositions sont Morceaux choisis de la langue grecque moderne, ouvrage inachevé21, et un traité historique de la langue grecque, publié après sa mort22.

12 Son contemporain Aristidis Kyprianos (1830-1869), directeur de collège à Athènes, qui fut boursier en Allemagne en même temps que lui, rédigea un mémoire sur les Helléniques de Xénophon 23. Outre ses travaux sur Xénophon, il contribua à la revue Philistor par d’autres études historico-philologiques24, et intervint dans la question de la langue en introduisant dans la discussion les vues scientifiques de spécialistes allemands25. Il traduisit également L’histoire de la littérature grecque de Karl Otfried Müller destinée à des élèves de collège et à ceux qui s’intéressaient généralement au sujet, et dont l’objectif était d’inciter les lecteurs à acquérir une connaissance plus vaste et approfondie des auteurs de l’antiquité26.

13 Stéphanos Koumanoudis (1818-1899), qui enseignait la philologie latine et fut professeur des précédents, lia son nom principalement à la science de l’archéologie, surtout épigraphique. Sa production en études de philologie latine fut maigre, et le Dictionnaire latin-grec qu’il publia était une réédition augmentée du Dictionnaire édité par son prédécesseur à la chaire de Philologie latine de l’Université d’Athènes, Heinrich N. Ulrichs (1807-1843)27.

14 L’œuvre écrite de Georgos Gennadios (1786-1854), directeur de collège et un temps professeur de Philologie classique à l’Université28, personnage qui est l’un des exemples les plus caractéristiques de l’érudit grec polygraphe29, concerne exclusivement l’enseignement. Outre ses dizaines de traductions de manuels d’enseignement d’Histoire sainte, d’arithmétique, de morale, etc., il publia des textes d’auteurs anciens sans commentaire, à usage scolaire, tandis que sa Grammaire reçut les louanges des philologues allemands comme étant la première à avoir été rédigée suivant les principes et la méthode de la science allemande30. L’histoire de la littérature grecque qu’il publia, à usage scolaire également, était la traduction de l’ouvrage de Johann Christian Ludwig Schaaf31. Il en va de même de sa Synopsis de l’Histoire générale, également manuel d’enseignement32.

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15 Que se passe-t-il donc ?

16 En dépit de leurs connaissances indéniables et de la formation qu’ils avaient acquise au cours du temps plus au moins long passé dans les universités, principalement allemandes33 – il semble qu’au cours de la période précédant la Révolution se soient façonnées les conditions intellectuelles de formation de la science de la philologie classique, telles qu’elles s’étaient déjà manifestées dans le cadre de l’école allemande appelée Altertumswissenschaft (science de l’Antiquité)34 – l’œuvre écrite et l’activité des philologues grecs étaient déterminées par les circonstances dans lesquelles ils vivaient, à savoir le contexte de la construction d’un État grec35.

17 Tout d’abord, on constate que la mission confiée à la philologie dans le cadre de l’État grec dépasse les limites de la science.

18 Il suffit de lire l’allocution du prytane de l’Université P. Argyropoulos (1809-1860), prononcée lors de la cérémonie de remise de diplôme à un étudiant de la Faculté de Philosophie : « Ailleurs, l’étude de la philologie grecque est vivifiée par le seul travail opiniâtre et l’imagination. Chez nous, sur la terre d’Athènes, là où l’intelligence humaine jeta des feux magnifiques, cette étude a quelque chose de vivace et de propre à ces lieux, car nous y sommes face aux reliques sacrées de l’art antique et aux souvenirs de ce qu’ont développé en de multiples domaines les anciens. À l’intérieur d’un tel réceptacle, la critique est plus commode et l’interprétation plus aisée, et il va de soi que la grammaire, qui examine et formule les règles des deux langues anciennes, constitue non seulement l’instrument de leur apprentissage mais aussi la méthode d’un raisonnement strict… La philologie n’a jamais cessé d’être cultivée, même au cours de notre asservissement, mais elle n’était pas alors rafraîchie par la brise de la liberté et elle n’était pas renforcée par les autres connaissances humaines que versent aujourd’hui avec empressement les voix multiples de l’enseignement universitaire. ... Prenant ton élan sur de telles études, tu veux toi aussi tenter d’enseigner dans les écoles et les collèges à la jeunesse studieuse. ... Afin de mener à bien ton ouvrage, tu dois avoir recours à l’étude des savants maîtres de l’Europe occidentale, auxquels enseignants et enseignés doivent une reconnaissance inaltérable. Cette reconnaissance justifiée et l’étude opiniâtre des auteurs étrangers ne doivent pas aliéner l’autonomie de notre intelligence, nous dispenser de toute recherche propre et nous priver de l’espoir que renaisse sur cette terre fertile quelque chose de congénial et d’original »36.

19 D’une part, il y a la certitude que la Grèce constitue l’espace naturel de développement de la science philologique, de l’étude de l’antiquité grecque généralement, et que par conséquent cela aura immanquablement lieu, ainsi que le croyait le professeur de philologie grecque ancienne et d’archéologie Efthymios Kastorchis (1817-1889)37 ; de l’autre, on considérait que le progrès était absolument relié à l’étude de la bibliographie étrangère, surtout allemande. Gennadios estime que l’enseignement de la langue allemande est indispensable « à ceux qui s’occupent de philologie, car elle est la plus riche en instruments de travail favorisant la pénétration exacte des auteurs anciens, grecs et latins »38.

20 Koumanoudis incitait les Grecs à s’occuper des auteurs anciens en adoptant les principes modernes de la science de la philologie classique, qui était alors à son apogée en Allemagne : « C’est ainsi que, nous dépouillant des croyances erronées sur le poète [Pindare], nous admettons les opinions judicieuses qui prévalent auprès de Boeckh, Dissen, Thiersch, etc. »39.

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21 Il notait aussi dans l’introduction de son cours sur Tacite en 1871 : « Il existe des lieux où la philologie est dispensée dans ses détails les plus méticuleux, théoriquement. Notre pays n’en est pas encore à ce point de science »40. Le sentiment que le terrain en Grèce n’est pas encore suffisamment fertile pour y cultiver même la philologie est diffus. Une décennie plus tard (autour de 1885), Koumanoudis dresse l’inventaire des nouveaux philologues et, constatant une évolution par rapport à la première génération, il admet que « Asopios, Gennadios, Ph. Ioannou n’ont fait l’édition d’aucun auteur et n’ont pas publié de corrections philologiques »41.

22 À l’occasion de la découverte d’un manuscrit de l’orateur antique Hypéride, Koumanoudis publia dans la revue Pandora un article d’information où il présentait l’historique de cette trouvaille, qu’il terminait par la constatation suivante : « ces découvertes de tels trésors du passé ne peuvent bien sûr être faites que par les [philologues] d’Europe, car ils sont plus riches et ont une soif de connaissances plus grande…car pour nous (avouons-le) nous avons encore du retard à combler dans ces nobles luttes »42.

23 Dans son cours inaugural à l’Université othonienne en 1842, Asopios ne manqua pas, après une analyse scrupuleuse des caractéristiques de la science philologique, de présenter en ces termes quelques exemples d’études philologiques s’épuisant en analyses très fouillées sur des sujets extrêmement affinés, exemples que les philologues grecs devaient s’abstenir de suivre : « de telles choses, nous devons, tout du moins nous les plus pauvres, les laisser comme jeux aux autres plus riches, car la patrie réclame qu’on œuvre à des travaux plus utiles »43.

24 La clé de la compréhension d’un aspect important du sujet se trouve dans la phrase « travaux plus utiles ».

25 À cet égard, ce qui est dit de Mavrofrydis est caractéristique : « Au cours de son séjour de quatre années en Allemagne… il se distingua en grammaire et en ce que l’on nomme linguistique, qui plus est comparée, et il se fit connaître aux philologues allemands par de nombreux mémoires … Il essaya de nourrir de ces connaissances acquises un but pratique et utile »44.

26 Dans l’introduction de son étude « Sur l’analogie et l’anomalie », Kyprianos notait : « Puisque jusqu’à présent rien n’a été écrit chez nous sur cette lutte d’une importance considérable, j’ai cru utile, en empruntant aux livres étrangers, d’exposer brièvement l’histoire de cette affaire : et j’ai espéré qu’à l’égard de cette lutte autour la langue qui se déroule chez nous ce petit traité s’avèrera utile en ce…qu’elle facilitera grrandement la résolution scientifique de la question »45.

27 Koumanoudis avait conscience du rôle joué par le professeur dans la construction de la science grecque. Dans une recension, il écrivait que quiconque a des prétentions philologiques doit choisir comme sources les ouvrages les plus appropriés, démarche difficile, même s’il est animé des meilleures intentions. Seul l’enseignement supérieur dispensé par l’Université confère ce savoir, car il arme l’étudiant de la « méthodologie des études », raison pour laquelle nombreux sont ceux qui décident de faire des études parvenus à un âge avancé, lorsqu’ils constatent leur incapacité à affronter une telle entreprise46.

28 En tant que professeur de Philologie latine, il soulignait toujours dans l’introduction de son cours : « je vais indiquer à l’auditoire davantage la façon de chercher et de trouver,

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la méthode philologique, que la conclusion matérielle toute prête des trouvailles effectuées qui a tout d’une doctrine impérative »47.

29 Sur l’étude de l’histoire de la littérature grecque de l’antiquité, Kyprianos écrit : « ... nous devons premièrement développer chez nous les autres beaux-arts à un certain degré, car nous avons besoin d’une culture suffisante, que pour l’instant nous n’avons point, et de nombreuses connaissances et d’instruments d’apprentissage dont nous sommes dépourvus en bonne part, mais auxquels il est nécessaire que nous nous initions, car sans longue initiation nous devons prendre la décision que l’art des Grecs du discours, particulièrement celui du discours classique, demeurera chez nous un mystère sans charme et obscur »48.

30 Dans la discussion qui naquit en 1873-1874 sur la réimpression des œuvres de Koraïs, Théagénis Livadas (1827-1903), dans un long article paru dans le journal Kléio de , expose ses objections à la réimpression des éditions des auteurs anciens effectuées par Koraïs, considérant que leur valeur philologique était à son époque obsolète49. Toute la discussion constitue entre autres une autre preuve de l’« immaturité » de la science philologique même alors.

31 Ioannis Pantazidis (1827-1900), également professeur de Philologie classique à l’Université, dans son discours inaugural aux étudiants, distinguait des « particularités » dans l’exercice de la philologie en Grèce, qu’il qualifiait de « néophyte » du point de vue scientifique, la considérant comme « au début de sa nouvelle vie scientifique ». Avant de s’élancer vers son objectif scientifique principal, « la recherche de la vérité pour l’amour de celle-ci », elle doit servir trois commandements qui sont des objectifs nationaux, selon sa propre formulation : un premier commandement est « la formation d’une littérature nationale saine et habilement façonnée » ; le deuxième « de contribuer à ce que la nation élabore de la façon la plus exacte et définitive possible l’instrument de notre littérature moderne, la langue » et « de se prononcer sur le parcours général de la langue de notre nation » ; « le troisième et dernier commandement de la philologie, dont l’a chargée officiellement l’État, est de veiller à la formation des enseignants de l’éducation appelée secondaire ». Enfin, un but suprême, le plus important, est celui de « notre destinée nationale, notre grande idée »50.

32 Ainsi les connaissances des philologues ne devaient-elles pas constituer une fin en soi, mais elles devaient servir des objectifs nationaux. En effet, le désir d’inventorier la réalité grecque dans le but d’explorer l’identité nationale est constante. L’insistance des érudits de la période à transcrire et à étudier la langue parlée est à cet égard très révélatrice. Aujourd’hui, Asopios n’est plus connu pour son œuvre philologique, mais pour l’impressionnante intervention qu’il fit en 1853 sur la question de la langue. Dans son long essai, les fameux Écrits sur Soutsos, il entreprit de répondre aux vues de Panagiotis Soutsos qui proposait la « régénération de la langue grecque ancienne »51. Stéphanos Koumanoudis se pencha aussi sur ce sujet52, constituant un autre exemple renforçant si besoin est tous les autres. Nous avons déjà parlé de l’œuvre de Mavrofrydis. Le matériel linguistique qu’il avait collecté commença à être publié dans la revue Philistor après incitation faite à cette dernière de Kyprianos53. Mentionnons ici, à titre indicatif, la contribution de I. Pantazidis54.

33 Un visiteur étranger est impressionné en 1840 par l’insistance des Grecs accordée à la question de leur langue et de leur philologie : « la philologie est la passion de tous les

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étudiants grecs, non seulement de ceux qui se vouent au professorat, mais de ceux qui veulent se consacrer aux lois, à l’Église et à l’administration publique »55.

34 L’inventaire de la réalité néohellénique avait toujours lieu en termes historiques et concernait, outre la langue, toutes les manifestations de la civilisation grecque. L’histoire politique, les coutumes, les dictons, la poésie populaire, l’art, etc., tout devait être inventorié. Par exemple, parmi ses nombreuses et diverses occupations se rapportant à ces sujets, Pavlos Kalligas dressa aussi l’inventaire systématique de toutes les coutumes grecques afin de composer le code civil grec56. Dans la notice nécrologique de Mavrvophrydis, l’accent est mis sur la passion avec laquelle ce dernier, même au milieu des tortures de la maladie qui le conduisit à la mort, « amassait… infatigablement de tous côtés un matériau linguistique et historique, devinettes, énigmes, dictons, mythes, chants, us et coutumes grecs, inscriptions, etc. »57.

35 Ce phénomène peut être interprété par la prise en compte des circonstances présidant à la formation de l’État grec qui, outre les nécessités pratiques, avait à affronter le problème de l’homogénéisation nationale des populations comprises dans ses frontières.

36 Un trait général de l’érudition de cette époque que nous devons mettre en relief est également la variété de l’activité littéraire. On pourrait dire, en schématisant un peu, que tous écrivent sur un peu tout.

37 À une époque où tout se construit « ex nihilo », ainsi que l’a formulé Giorgos Dertilis58, en dehors des besoins les plus pratiques comme l’est par exemple la formation des institutions de l’État, la conscience de la nécessité de transfuser les connaissances européennes dans l’espace grec est très marquée − trait aussi observé dans les écrits des philologues qui publient dans les revues des annonces se rapportant à l’actualité philologique européenne −par exemple dans Pandora (1850-1872), Evropaïkos Eranistis (1840-1843), Mnèmosyni 1852-1855) etc.59. Le phénomène semble être une continuation sous des auspices nouveaux de la ligne initiée par Koraïs. Le dialogue avec l’Europe est constant. Le didactisme, le désir de « civiliser » le monde grec sont aussi des éléments invariables de l’érudition de la période. Le cas d’Aristotélis Kourtidis, qui vécut à la fin du XIXe siècle (1858-1928), renforce cette impression. Tout semble être placé sous la coupe des objectifs nationaux60.

38 Ne négligeons pourtant pas les paramètres subjectifs et pratiques de la question. Les philologues, comme la majorité des érudits, survivent au milieu de difficultés financières. Les textes nombreux et variés que nous lisons dans les journaux et les revues constituent aussi pour eux une source de revenu. Ainsi l’anonymat est-il en usage et souvent il ne cache rien d’autre qu’une dimension « professionnelle ». Les philologues exercent aussi bien dans l’enseignement privé que public. Employés du service public, ils ont aussi coutume d’investir des capitaux en prêtant à des particuliers, tandis que leur participation à diverses commissions administratives sur des sujets concernant la formation et le fonctionnement des institutions de l’État implique aussi quelque rémunération, l’exemple caractéristique de cet état de fait étant Koumanoudis61.

39 Après ce que nous venons de dire, cette activité polygraphe des érudits semble aller de soi, non seulement pour des raisons idéologiques, mais aussi pratiques.

40 À une époque où les spécialités scientifiques comme professionnelles ne sont pas clairement délimitées, et dans le cadre d’un État qui tente d’une part de s’auto-

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déterminer nationalement et de l’autre d’établir ses institutions, l’absence d’originalité dans l’œuvre des philologues semble s’expliquer d’elle-même. Néanmoins, nous nous demandons si une autre définition du concept d’originalité convenant davantage à la réalité grecque de l’époque ne pourrait pas être débattue.

41 Dans notre discussion sur l’ « originalité », nous ne devons pas négliger le fait que la liaison avec l’enseignement ne constitue pas une particularité grecque, puisque la culture de la philologie classique a été toujours en relation étroite avec l’enseignement, dans la mesure où l’éducation classique était un élément indispensable de la formation européenne. Pour les philologues étrangers, les conceptions sur l’exercice de la philologie dans le cadre de l’État grec ne diffère guère de celles de leurs confrères grecs. Dans la revue de l’activité des philologues grecs que Conrad Bursian intègre dans son ouvrage Histoire de la philologie classique, il mentionne ce qui suit : « Après la fondation du Royaume de Grèce, quelques hommes, ayant acquis dans l’Europe de l’Ouest une connaissance plus profonde de la grammaire grecque et de la méthode de recherche scientifique [il rapporte ici les noms connus ainsi que quelques autres] ont considéré à juste titre que la réorganisation de l’enseignement de la langue grecque dans les collèges et l’amélioration des moyens didactiques devait être le problème principal des savants grecs qui aiment leur patrie »62.

42 D’un autre côté, la lexicographie grecque constitue un chapitre extrêmement intéressant de la science internationale de la philologie classique. La relation du grec moderne avec l’idiome ancien et l’utilité que trouvaient les philologues étrangers à la langue moderne dans leur approche de la langue antique leur fit suivre de très près la production grecque sur ce sujet63.

43 Tracer le profil d’un philologue classique du XIXe siècle, c’est reproduire les grandes lignes de l’érudit grec de l’époque. Il vit en général au milieu de difficultés financières, la bibliothèque dont il use est principalement celle qu’il a lui-même constituée, l’objet de son étude n’est pas très bien délimité, tandis que la profession qu’il exerce ne correspond pas entièrement, voire pas du tout, à l’objet de son étude ou de ses intérêts intellectuels. Il s’agit d’un groupe social numériquement restreint qu’anime pourtant un grand optimisme et qui croit avec une sincérité absolue en l’avenir du nouvel État. Mais l’étude de l’érudition grecque présuppose une bonne connaissance des personnes elles-mêmes, et cette enquête a encore beaucoup de chemin devant elle.

NOTES

1. Alkis Angélou, « Το ρομάντσο του νεοελληνικού μυθιστορήματος », introduction à l’ouvrage de Gr. Palaiologos Ο Πολυπαθής, Athènes, Hermis, 1989, p. 13-186 ; Pantélis Voutouris, « Ως εις Καθρέπτην »... προτάσεις και υποθέσεις για την ελληνική πεζογραφία του 19ου αιώνα, Αthènes, Néféli, 1995, p. 21-49 ; Nasos Vagénas (éd.), Από τον Λέανδρο στον Λουκή Λάρα. Μελέτες για την πεζογραφία της περιόδου 1830-1880, Héraklion, Éditions universitaires de Crète, 1997 ; Panagiotis Moullas, Ο χώρος του εφήμερου. Στοιχεία για την παραλογοτεχνία του 19ου αιώνα, Athènes, Sokolis, 2007, p. 105-126.

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2. Kostas Lappas, Πανεπιστήμιο και φοιτητές στην Ελλάδα τον 19ο αιώνα, Athènes, Archives historiques de la Jeunesse grecque-Secrétariat Général à la Jeunesse/Institut de Recherches néohelléniques-Fondation Nationale de la Recherche Scientifique, no 41, 2004, p. 216. 3. Philippos Ioannou, Λόγος ολυμπιακός εν τη β΄ εορτή των ιδρυθέντων Ολυμπίων υπό του αειμνήστου Ευαγγέλου Ζάππα, Athènes, 1871, p. 82. 4. Ibidem, p. 47. 5. Georgios Velios, « Δικηγόρου πάρεργα ήτοι Κριτικαί τινες παρατηρήσεις εις Ευριπίδου Ελένην », Φιλίστωρ, 1 (1861), p. 153-166, 249-261, 306-315, 337-352, 385-399, 467-476. 6. Dimitrios Mavrofydis, [Nécrologie de Velios], Φιλίστωρ, 2 (1862), p. 496. 7. S.Α.K.[Koumanoudis], « Βιβλιογραφία », Φιλίστωρ, 3 (1863), p. 75-79. 8. Pavlos Kalligas, « Περί Φαίδρου του Πλάτωνος », Πανδώρα, 3 (1852), p. 345-350, 364‑368. 9. John Edwin Sandys, A History of Classical Scholarship, vol. III, Νew York, Hafner Publishing Co., 1964 ; Ulrich Wilamowitz-Moellendorf (von), History of the Classical Scholarship, Londres, Duckworth, 1982. 10. Kostas Lappas, op. cit., p. 211-217 ; Vanguélis D. Karamanolakis, H συγκρότηση της ιστορικής επιστήμης και η διδασκαλία της ιστορίας στο Πανεπιστήμιο Αθηνών 1837-1932, Athènes, Archives historiques de la Jeunesse grecque-Secrétariat Général à la Jeunesse/Institut de Recherches néohelléniques-Fondation Nationale de la Recherche Scientifique, 2006, p. 155-159. 11. Vanguélis D. Karamanolakis, « Tο Πρόγραμμα Σπουδών του Φιλολογικού Tμήματος της Φιλοσοφικής Σχολής Aθηνών 1837-1911 », in Eπίκαιρα θέματα ιστορίας εκπαίδευσης, Sifis Bouzakis (éd.), Actes du 1er Colloque scientifique en Histoire de l’Éducation, Patras 28-30 septembre 2000, Αthènes, Gutenberg, 2002, p. 518. 12. Stéphanos Bettis, Xριστόφορος Φιλητάς και Kωνσταντίνος Aσώπιος. Oι διδάσκαλοι του γένους, Ioannina, Société des Études Épirotes, 1991, p. 156-255 ; Sophia Matthaiou, « Establishing the discipline of Classical Philology in nineteenth-century Greece », The Historical Review / La Revue Historique, 8 (2011), p. 123-128, 135. 13. Ioannis Kalitsounakis, « H αναβίωσις των κλασσικών σπουδών εν Eλλάδι από της απελευθερώσεως και εντεύθεν », Eπιστημονική Eπετηρίς της Φιλοσοφικής Σχολής του Πανεπιστημίου Aθηνών, 8 (1957-1958), p. 356. 14. Eleni I. Kontiadou, « Γερμανικές επιδράσεις στην ελληνική παιδεία. Ένα κεφάλαιο : Κωνσταντίνος Ασώπιος », Ο Ερανιστής, 15 (1979), p. 170-171. 15. Dimitrios Mavrofrydis, Περί της ελεγείας ή ελεγειακής ποιήσες των αρχαίων Ελλήνων, Μέρος Α΄ . Γενικόν, Athènes, imprimerie Io. Kassandreus et Cie, 1867. 16. Dimitrios Mavrofrydis, « Περί αγορανόμων », Πανδώρα, 5 (1854), p. 135-136 ; « Περί αστυνόμων », Πανδώρα, 5 (1854), p. 136-137 ; « Περί ανατροφής (Educatio). Παρά τοις αρχαίοις Έλλησί τε και Ρωμαίοις », Πανδώρα, 5 (1854), p. 186-191, 209-213, 256-262, 272-278. 17. Dimitrios Mavrofrydis, « Λουκιανός ο Σαμοσατεύς », Φιλίστωρ, 2 (1862), p. 385-402, 433-450, 497-538. 18. Dimitrios Mavrofrydis, Λουκιανός ο Σαμοσατεύς, Athènes, imprimerie H. Nikol. Philadelpheus, 1861. 19. Dimitrios Mavrofrydis, « Βιογραφίαι των λογίων Ελλήνων των εν Ιταλία την ελληνικήν παιδείαν αναζωπυρησάντων », Φιλίστωρ, 2 (1862), p. 49-65, 208-217, 241-249, 289-296. 20. Dimitrios Mavrofrydis, Φιλίστωρ, 3, 4 (1863), passim. 21. Dimitrios Mavrofrydis, Εκλογή μνημείων της νεωτέρας ελληνικής γλώσσης, τόμος Α΄ , Athènes, imprimerie H. X. Philadelpheus, 1866. 22. Dimitrios Mavrofrydis, Δοκίμιον Ιστορίας της Ελληνικής Γλώσσης, Smyrne, imprimerie d’Amalthée, 1871. 23. Aristidis Kyprianos, Περί των Ελληνικών του Ξενοφώντος, Athènes, imprimerie H. X. Philadelpheus, 1858.

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24. Voir par exemple Aristidis Kyprianos, « Μυθολογικά », Φιλίστωρ, 1 (1861), p. 236-248. 25. Aristidis Kyprianos, « Περί αναλογίας και ανωμαλίας », Φιλίστωρ, 2 (1862), p. 1-12, 146-158, 193-207. 26. Aristidis Kyprianos, Καρόλου Οδοφρ. Μυλλέρου Ιστορία της Ελληνικής Φιλολογίας, traduit de l’allemand, vol. I, Αthènes, imprimerie Hermis, 1867, p. ζ΄-κδ΄. 27. Sophia Matthaiou, Στέφανος Α. Κουμανούδης (1818-1899), Σχεδίασμα βιογραφίας, Αthènes, Bibliothèque de la Société archéologique d’Athènes, 1999, no 190, p. 41-45. 28. Xénophon Anastasiadis [ = Iωάννης Γ. Γεννάδιος], Γεωργίου Γενναδίου βίος και επιστολαί, Paris, Les Belles Lettres, 1926. 29. Sophia Matthaiou, « Establishing the discipline of Classical Philology in nineteenth-century Greece », The Historical Review / La Revue Historique, 8 (2011), p. 136-138. 30. Conrad Bursian, [traduction en grec d’un extrait de l’Histoire de la philologie classique], Αιών, 13.1.1884. 31. Georgios Gennadios, Ελληνική Γραμματεία ή Γραμματολογία rédigée en allemand par Joh. Christian Ludwig Schaaf, Athènes, imprimerie d’Andréas Koromilas, 1850. 32. Georgios Gennadios, Σύνοψις της Γενικής Ιστορίας, rédigée en allemand par A. S. K. Kammerer, Athènes, imprimerie d’Andréas Koromilas, 1850. 33. Sophia Matthaiou, « De l’Allemagne en Grèce : philologues grecs à l’Université d’Athènes (1837-vers 1860) », 2015. En cours d’édition dans les Actes du Colloque Humboldt et la Grèce, organisé par Michel Espagne, École française d’Archéologie, 24‑25 octobre 2013, Αthènes. 34. Matthaiou, « Establishing the discipline of Classical Philology in nineteenth-century Greece », op. cit., p. 120-134. 35. Ibidem, p. 134-147. 36. P. Argyropoulos, « Προσλαλιά κατά την αναγόρευσιν του διδάκτορος της Φιλολογίας Κ. Π. Βοζίκη εκ Μεγαλοπόλεως », Πανδώρα, 4 (1853), p. 134. 37. Efthymios Kastorchis, Πρώτον εισαγωγικόν μάθημα των Eλληνικών Aρχαιολογιών, διδαχθέν τη α Δεκεμβρίου 1849, Eν τω Oθωνείω Πανεπιστημίω, Athènes, imprimerie S. K. Vlastos, 1849, p. 23-24. 38. Anastasiadis, op. cit., p. 369-370. 39. S.A.K. [S. A. Koumanoudis], « Μελέτη περί Πινδάρου », Φιλολογικός Συνέκδημος, Α΄ (1849), p. 400. 40. Matthaiou, Στέφανος Α. Κουμανούδης (1818-1899), op. cit., p. 150-151. 41. Ibidem, p. 155. 42. S.A.K. [S. A. Koumanoudis], « Eίδησις φιλολογική περί Yπερείδου », Πανδώρα, 4 (1853-1854), p. 357. 43. Konstantinos Asopios, Oμιλία εκφωνηθείσα εν τω Πανεπιστημίω Όθωνος επί της πρώτης ενάρξεως των αυτού μαθημάτων, Athènes, 1842, p. 30-31. 44. Dimitrios Mavrofrydis, Περί της ελεγείας ή ελεγειακής ποιήσεως των αρχαίων, op. cit., p. στ΄ – ζ΄. 45. Aristidis Kyprianos, « Περί αναλογίας και ανωμαλίας », Φιλίστωρ, 2 (1862), p. 1-2. 46. S.A.K. [S. A. Koumanoudis], « Βιβλιογραφία », Φιλίστωρ, 3 (1863), p. 79. 47. Matthaiou, Στέφανος Α. Κουμανούδης (1818-1899), op. cit., p. 45. 48. Aristidis Kyprianos, « Περί της ελληνικής γραμματολογίας εν γένει », Φιλίστωρ (1861), p. 29‑30. 49. Giorgios And. Christodoulou, « O Aδαμάντιος Kοραής ως διορθωτής των κλασικών κειμένων (Tο χειρόγραφο Xίου αριθ. 490) », Σύμμικτα Kριτικά, Athènes, 1986, p. 265-277. 50. Ioannis Pantazidis, Λόγος εισιτήριος εν τη Φιλοσοφική Σχολή του Εθνικού Πανεπιστημίου, Αthènes, imprimerie Hermis, 1876. 51. Konstantinos Asopios, Tα Σούτσεια, ήτοι ο κύριος Παναγιώτης Σούτσος εν Γραμματικοίς, εν Φιλολόγοις, εν Σχολάρχαις, εν Mετρικοίς και εν Ποιηταίς εξεταζόμενος, Athènes, imprimerie S. K. Vlastos, 1853. 52. Matthaiou, Στέφανος Α. Κουμανούδης (1818-1899), op. cit., p. 56-65.

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53. Aristidis Kyprianos, « Προτροπή εις σύνταξιν ιδιωτικών της Νέας Ελληνικής γλώσσης », Φιλίστωρ, 3 (1863), p. 1-28. 54. Ioannis Pantazidis, « Λέξεις μακεδονικαί συλλεγείσαι υπό Ιωάννου Πανταζίδου », Φιλίστωρ, 3 (1863), p. 118-135, 210-227. 55. J.-A. Buchon, La Grèce continentale et la Morée. Voyage, séjour et études historiques en 1840 et 1841, Paris, Charles Gosselin, 1843, p. 87. 56. Marie-Paule Masson-Vincourt, Paul Calligas (1814-1896) et la fondation de l’État grec, Paris, L’Harmattan, 1997. 57. Mavrofrydis, Περί της ελεγείας ή ελεγειακής ποιήσεως των αρχαίων, op. cit., p. η΄. 58. Giorgios V. Dertilis, Ιστορία του ελληνικού κράτους 1830-1920, Αthènes, Hestia, 2005, p. 336-342. 59. Matthaiou, « Establishing the discipline of Classical Philology in nineteenth-century Greece », op. cit., p. 145-146. 60. Ourania Polycandrioti, Η διάπλαση των Ελλήνων. Αριστοτέλης Π. Κουρτίδης (1858-1928), Athènes, Archives historiques de la Jeunesse grecque-Secrétariat Général à la Jeunesse/Institut de Recherches néohelléniques-Fondation Nationale de la Recherche Scientifique, 2011. 61. Matthaiou, Στέφανος Α. Κουμανούδης (1818-1899), op. cit. 62. Bursian, op. cit. 63. Johann Christian Jahn, Neue Jahrbucher fur Philologie und Paedagogik, 18 (1859), p. 305‑307.

RÉSUMÉS

Après la fondation de l’État grec, la production des philologues comprend peu d’études qui pourraient recevoir l’épithète d’originales : il s’agit surtout de livres de grammaire (d’ordinaire traductions ou adaptations d’ouvrages étrangers) ou de chrestomathies (anthologies de textes anciens), de manuels destinés à l’enseignement, de dictionnaires (souvent des adaptations d’originaux étrangers). La première génération des philologues doit donc composer avec les priorités urgentes d’un nouvel État dont elle doit couvrir les besoins élémentaires. Le désir d’inventorier la réalité grecque apparaît constant. Ce phénomène peut être interprété par la prise en compte des circonstances présidant à la formation de l’État grec qui, outre les nécessités pratiques, doit affronter le problème de l’homogénéisation nationale des populations comprises dans ses frontières.

With respect to the research output of philologists, only very few studies could be regarded as original. Their work is consisted mainly of grammar books (usually translations or adaptations of foreign works), anthologies of ancient Greek texts, books for educational purposes and dictionaries (often adaptations of foreign ones). The first generation of philologists not only had to contend with their actual educational shortcomings but also with the urgent priorities of a new State that needed to cover fundamental needs. One can explain this state of affairs if one takes into account the conditions of the Greek State's formation, which, in addition to its practical concerns, had to face the problem of the national homogenization of the populations within its borders.

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INDEX

Mots-clés : histoire, intellectuels, philologie, fondation de l’État grec Keywords : history, intellectuals, philology, Greek State's formation Index chronologique : XIXe siècle Index géographique : Grèce

AUTEURS

SOPHIA MATTHAIOU Sophia MATTHAIOU est historienne, chargée de recherche à l'Institut de Recherches Historiques (Département d’Histoire Néohellénique) à la Fondation Nationale Hellénique de Recherches Scientifiques (programme « Littérature grecque moderne et histoire des idées, XVIIIe-XXe siècle »). Ses principales recherches portent sur les intellectuels grecs du XIXe siècle dans leur rapport à la formation et l'idéologie de l'État grec nouvellement fondé. Sa recherche en cours se focalise sur les philologues classiques du Département de Philologie de l'Université Ottonien à Athènes, ainsi que sur l'établissement de la philologie classique en tant que discipline organisée pendant le XIXe en Grèce. Depuis 2005, elle enseigne l'histoire grecque à l'Université ouverte en Grèce.

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L’émergence de l’intellectuel en tant que réformateur politique et culturel : l’exemple de Jean Psichari (1854-1929)

Géorgia Patéridou Traduction : Danielle Morichon

NOTE DE L’ÉDITEUR

texte traduit du grec au français

1 Dans la riche bibliographie traitant de l’intellectuel, nous avons choisi tout d’abord de mentionner quelque chose qui attira l’attention de George B. de Huszar, intellectuel d’origine hongroise. Huszar, dans son livre consacré aux intellectuels, utilisa comme boutefeu à son analyse le commentaire de Jean Cocteau sur Alexandre le Grand : « Tout ce qui reste de sa réussite, […] c’est un profil sur une monnaie que m’a donnée Barrès. Sur l’autre face de la monnaie se trouve un sage assis. Chacun sait qu’il y a peu de chance que les deux faces de la monnaie se rencontrent jamais »1. Ce commentaire trahit une attitude envers le rôle des intellectuels aussi bien qu’envers le grand conquérant lui-même. Il serait néanmoins malaisé pour les intellectuels contemporains d’embrasser absolument cette conviction. Pour la plupart en effet, et c’est un point que note Huszar, le vecteur de leurs activités est aussi bien orienté vers des façons de décrire et comprendre la réalité historique que de la transformer2. Car, ainsi que l’a expliqué Terry Eagleton dans son article sur Edward Saïd, il ne suffit pas d’être universitaire pour être considéré comme faisant partie d’une communauté d’intellectuels, pour la bonne raison que « les intellectuels ne sont pas simplement différents des universitaires, ils leur sont presque opposés. […] dans les universités, les gens travaillent à de nouvelles idées, tandis que les intellectuels tentent en outre de mettre ces idées à la portée de la société et de la culture »3. En d’autres termes,

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nombreux sont les intellectuels de notre époque à considérer comme élément nécessaire à leur rôle l’association d’activités philosophiques et littéraires et d’activisme social et politique4.

2 Le terme « intellectuel » reflète bien la période au cours de laquelle il a commencé à apparaître avec une fréquence et une virulence plus grandes, c’est-à-dire la seconde moitié du XIXe siècle5. À cette époque, les nouvelles élites de la méritocratie française se forgèrent une nouvelle identité attachée à la connaissance. L’avènement de la classe moyenne (la bourgeoisie) avait assuré depuis le début du XIXe siècle un vaste public de lecteurs qui contribuait au développement des journaux et des revues littéraires. Ces derniers assuraient à leur tour une nouvelle « position » aux auteurs de littérature (nombre d’entre eux non seulement gagnant leur vie grâce à cette activité, mais acquérant par là même une autre autorité). Par conséquent, les écrivains façonnaient de nouvelles tendances d’analyse esthétique et suivaient leurs propres convictions dans l’évaluation de sujets culturels variés et/ou de la vie quotidienne. Tant leur activité s’absorbait dans la constitution et l’accroissement d’un capital symbolique, tant le champ littéraire visait à l’autonomie vis-à-vis des autres champs qui structuraient la sphère sociale. Mais, de manière paradoxale, ainsi que l’explique Pierre Bourdieu, c’est exactement ce désir d’autonomie (des facteurs économiques, sociaux et politiques) qui a donné aux auteurs littéraires cette impulsion qui leur a fait franchir le seuil de leur champ et commencer à intervenir dans des sujets sociaux et politiques pour présenter leurs propres principes et combattre même pour une cause6.

3 Il est important de noter ici que l’une des premières occurrences du terme « intellectuel » se trouve dans les textes des Cahiers de jeunesse d’Ernest Renan, rédigés en 1845-1846. Là, entre autres, Renan distingue l’homme d’action de l’homme de pensée (tel qu’il se trouvait être lui-même). Réfléchissant à cette distinction, il affirme que, privée de l’influence des activités intellectuelles (à savoir sans l’apport de l’intelligence spéculative), la vie de l’action est dénuée de sens. Il distingue aussi les différentes sphères d’action, accordant une place privilégiée à celle qui se rapporte aux activités de l’esprit : « L’action inférieure, commerce, industrie etc. […] je dirais que c’est sottise et occupation d’idiots, quoique je reconnaisse que cela soit nécessaire »7. On constate ainsi dans ses pensées le désir de maintenir de claires distinctions entre les différents « champs », de conserver l’autonomie de l’intellectuel et de renforcer l’idée de distance entre intellectuels et autres membres de la société, indépendamment de leur utilité. Par le terme « intellectuel », Renan a principalement à l’esprit un homme de pensée ou un artiste, quelqu’un qui écrit de la poésie, qui s’adonne à la peinture ou à la sculpture8. Des années après la période où furent formulées ces réflexions, l’effervescence soulevée par l’affaire Dreyfus déclencha la mobilisation des intellectuels et créa un nouveau champ politique, social et culturel : Jean Psichari participait à ces mouvements de la société française.

4 Jean Psichari ou Yannis Psycharis9 était né à Odessa en 1854 dans une famille cosmopolite où l’on parlait le russe, le français et la langue grecque puriste (katharevoussa) de l’époque10. Sa mère étant morte quand il était tout enfant, le petit vécut tout d’abord chez sa grand-mère à Marseille. Il passa son enfance et son adolescence à Marseille, puis à Paris, à l’exception d’un intervalle où il se trouva chez son père à Constantinople. C’est là qu’il apprit le grec, ainsi qu’il le dit lui-même, au contact des domestiques de la maison11. À l’école, à Paris, on lui inculqua les lettres classiques et il lisait Sénèque, qu’il admirait particulièrement et dont les vues sur le

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« dur labeur » semblent avoir déterminé son propre mode de travail ainsi que son attitude générale dans la vie12.

5 En 1882, Psichari rencontra Gaston Paris et Ernest Renan ; la rencontre de ce dernier fut déterminante pour lui. Non seulement il épousa la fille aînée de Renan, Noémie, mais il puisa aussi des réflexions dans les idées et les propositions que Renan partagea avec lui, tout comme il forma le projet de son propre parcours13. Renan attira Psichari loin du classicisme français et l’orienta vers de nouvelles directions, vers le champ inexploré de la littérature néohellénique. Ces idées lui ouvrirent un fertile terrain de recherche. En outre, l’un des paramètres idéologiques fondamentaux de l’œuvre de Renan, la liaison entre science et poésie, fut également adopté par Psichari et commença à faire une apparition régulière en tant que sujet traité dans ses propres travaux.

6 En 1885, Jean Psichari fut nommé maître de conférences à l’École Pratique des Hautes Études, à la chaire des Études Médiévales et Néohelléniques. C’est là qu’il enseigna la grammaire historique de la langue grecque, des éléments de grammaire du grec moderne et l’interprétation des textes. Il demeura à ce poste jusqu’en 1896, un nombre toujours plus nombreux d’étudiants se pressant à ses cours avec un intérêt toujours croissant, particulièrement après la publication en 1888 de son fameux livre Το Ταξίδι μου [Mon Voyage]. Cette même année, en 1896, il fut également nommé titulaire du poste de directeur d’études14. En 1904, il succéda à Émile Legrand à l’École des Langues Orientales Vivantes, où avaient aussi enseigné tous ses professeurs : Ernest Renan, Hippolyte Taine, Émile Egger, Louis Havet, Gaston Paris15.

7 Il est évident que Psichari avait un profil académique solide et qu’il était en relation avec de nombreux personnages influents de son époque. En dépit de ses protestations fréquentes, comme quoi sa contribution n’était pas estimée à sa juste mesure que ce fût dans une culture comme dans l’autre (française comme grecque), il fut indubitablement un membre honorable de la société française et pourvu d’influence dans le milieu universitaire français de la fin du XIXe au début du XXe siècle. La question est de savoir comment Psichari, de professeur d’université qu’il était, en vint à jouer le rôle d’un intellectuel.

8 Au cours des derniers jours de janvier 1898, Jean Psichari, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, envoya une lettre au journal Le Temps, dans laquelle il demandait que fût accordé aux « intellectuels » (tel fut le terme qu’il employa) le droit d’intervenir sur des sujets de portée politique pour le pays16. Cette requête concernait la fameuse affaire Dreyfus et Psichari prenait position du côté de ceux qui soutenaient l’innocence de Dreyfus, tout comme il appuyait les efforts de son ami Émile Zola, lequel avait publié dans L’Aurore la lettre – brûlot intitulée « J’accuse ». Dans cette lettre, Zola incriminait l’armée française d’obstruction à la justice et attribuait son attitude à une tendance profondément antisémite qui régnait en son sein. À l’époque où le scandale de l’affaire Dreyfus dominait la vie politique française, une quantité de protestations, de lettres et d’autres écrits traitant de l’affaire étaient très fréquemment publiés dans les journaux, indépendamment de la position tenue par leurs auteurs envers l’Affaire. Cette pléthore de textes usait fort souvent désormais du mot « intellectuel », consacrant par cette occasion son sens17. « Intellectuel » était celui qui luttait pour une noble cause et faisait usage de ses facultés afin d’infléchir l’opinion publique. L’émergence du terme « intellectuel » dans la société française est par conséquent indissociable de l’idée de dialogue et de controverse publics qui prenaient parfois des

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dimensions agressives comme dans le cas de l’Affaire Dreyfus, au cours de laquelle tournait alors la vie politique, sociale et culturelle française. Ce qui avait débuté comme une erreur judiciaire intégrée au climat d’une attitude antisémite prit la forme d’une bataille rangée publique où se confrontaient et s’affrontaient deux conceptions et deux pratiques de l’idée d’une nation moderne et de son fonctionnement. Par conséquent, l’intellectuel public est aussi l’intellectuel national puisque, de par la conception de son rôle, il est fondamentalement celui qui dresse le cadre théorique des notions de nation et de national. Il en ressort aussi que Jean Psichari avait perçu le rôle de l’intellectuel dans le sens consacré que lui conférait cette époque. La conception de la mission de l’intellectuel se modifia au cours du XXe siècle en France, mais l’écho de l’affaire Dreyfus se maintint, rappelant combien la contribution de cette querelle avait été déterminante pour l’évolution du rôle des intellectuels.

9 Revenons néanmoins en arrière, quelques années avant que n’éclate le scandale, afin d’explorer la participation de Psichari au champ des affaires grecques. Ainsi que nous l’avons déjà évoqué, Psichari avait été élevé dans le climat de l’Orientalisme français qui prospectait d’une part les diverses conceptions de la nation et promouvait d’autre part l’intérêt pour l’examen et la compréhension, la manipulation ou la préservation du différent, de l’alternatif ou du nouveau18. Il avait décidé de se distinguer de la façon dont les auteurs français de haute réputation tels qu’Alphonse de Lamartine, François René de Chateaubriand, Victor Hugo, Stendhal s’étaient fait un nom. Néanmoins, ainsi qu’il le remarquait lui-même, le panthéon de la culture française était plein et il devait trouver un autre champ de contribution. L’acte inaugural de sa présence active dans la sphère sociale et politique fut la décision de participer par une communication sur la « question de la langue » en Grèce aux manifestations d’anniversaire des vingt-cinq ans de l’Association de philologie grecque de Constantinople (Ελληνικός Φιλολογικός Σύλλογος Κωνσταντινουπόλεως). Psichari avait assuré sa participation en tant que représentant du ministère français de l’Instruction publique et avait préparé son texte en langue populaire, dite démotique19 (ce serait le premier long texte qu’il devait rédiger en démotique). À la suite de réactions des autorités ottomanes, les manifestations préparées pour l’Association furent annulées, mais on proposa aux participants le choix de composer un tome d’hommage réunissant leurs textes. Psichari envoya ses notes en français, mais, contre sa volonté, elles furent traduites en une langue strictement puriste. Cela le mit hors de lui, dans la mesure où c’était totalement opposé à l’esprit et au message de son travail20. Même si, en raison de l’annulation, sa conférence ne fut jamais prononcée, on considère que l’affaire renforça définitivement ses conceptions et présida au tracé d’une action au centre de laquelle se trouverait toujours la « question de la langue ». Cependant, il présenta plus tard des éléments de son voyage effectué en 1886 et des diverses activités auxquelles il s’était adonné dans un article intitulé « Rapport d’une mission en Grèce et en Orient »21. Dès lors, Psichari va associer son travail linguistique à ses vues sur l’identité culturelle et nationale, qu’il incorpore à la vision d’un projet de renouvellement de la société grecque et de sa géographie culturelle. Le voyage qu’il avait entamé à Constantinople pour effectuer des recherches linguistiques se poursuivit par des visites dans l’île de Chios, à Athènes et au Pirée, et l’inspiration qu’il puisa dans ce voyage l’aida à composer son récit intitulé Mon Voyage (1888), lequel est considéré comme son ouvrage fondamental.

10 L’objectif du livre était de mettre en avant la nécessité urgente d’une renaissance culturelle et nationale en Grèce dépendant directement de la langue. Pour la première

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fois dans l’histoire de la prose grecque fut présenté un texte écrit dans une langue familière aux gens « simples », une langue qui s’efforçait d’être la même que celle en usage parmi les gens dont l’instruction était élémentaire22. Cette entrée dynamique dans le champ littéraire le rendit littéralement célèbre en une nuit auprès de la société grecque et cet effort trouva de nombreux partisans ainsi que de nombreux adversaires. L’éditeur du journal Akropolis, Vlassis Gavriilidis, introduisit l’ouvrage auprès du public comme un livre surgissant à l’improviste, un livre totalement révolutionnaire et subversif23. Naturellement, sa publication fit que la « question de la langue » en Grèce atteignit une autre étape, dans la mesure où elle renforça les controverses entre partisans de la langue puriste et ceux de la langue démotique24. Il s’agissait indubitablement d’un manifeste sur la langue et la culture grecques ainsi que sur des sujets d’intérêt national : ainsi, il proposait le réexamen de l’identité nationale et de l’idée de nation, tout en visant à l’intégration de populations vivant hors des frontières de l’État-nation et au renforcement de leur identité hellénique25.

11 Les vues irrédentistes de l’auteur alternent dans le texte avec les proclamations d’amour pour la patrie adoptive, la France, qui lui avait fourni éducation et stabilité professionnelle. Le ton didactique et paternaliste trahit également le désir de jouer un rôle dominant au sein de la pensée grecque. Le succès du livre fut cependant assuré non seulement par la force de ses convictions, mais surtout aussi par le registre humoristique qui facilitait la pénétration de sa visée didactique. Il faut mentionner ici que dans l’un des chapitres, Psichari, à travers le masque transparent d’un narrateur- personnage identique à l’auteur, discute une vision qui comprend une activation imaginaire de la carte de l’Europe qui s’anime au fur et à mesure que les peuples de tous les États-nations défilent fièrement tout en méprisant les Grecs qui ne peuvent pas parler leur langue et honorer leurs ancêtres. Psichari a la vision d’une Grèce constituant une part indissociable de l’Europe et adopte la pensée et le point de vue européens conjugués à ceux de la Grèce. Cela lui confère le privilège d’être « extérieur »/étranger vis‑à‑vis de la réalité grecque, position qu’il relie à la conception de l’intellectuel en tant qu’étranger, apparue dès le premier usage du terme en France par Maurice Barrès. Rappelons que le terme « intellectuel » utilisé par Barrès dans nombre de ses textes essentiellement désignait celui qui n’est pas français ou qui n’est pas « un bon Français »26.

12 Dans un autre chapitre significatif du livre de Psichari, portant le titre « Le Poète », le narrateur se rappelle les funérailles de Victor Hugo à Paris en 1885 et l’adoration que la foule avait manifestée envers le poète. Il a donc la vision d’un futur poète grec apparaissant sur le territoire grec comme successeur de Victor Hugo et conduisant la nation grecque vers la renaissance culturelle qui devait se produire. Notons d’ailleurs entre parenthèses que l’idée du « poète-messie » revient souvent dans les textes d’auteurs littéraires de l’époque. Hugo offrait ainsi un modèle idéal à la vision du monde de Psichari : il associait le génie à la forte conscience sociale, tandis qu’il disposait en outre d’une veine poétique et romanesque, tout comme il avait la stature d’un homme d’action, vigoureux défenseur de la justice et de la liberté de parole. Nous remarquons, par conséquent, que Psichari suit de près les déplacements survenus dans le champ français de la culture et de la pensée, et qu’il exprime subséquemment son admiration et sa confiance à l’égard d’un éminent combattant, Émile Zola (en 1898). Ce déplacement de la poésie vers la prose et cette idée fixe concernant les hommes

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d’action exprimait aussi le modèle qu’il avait lui-même conçu pour faire évoluer la littérature néohellénique.

13 Il suffirait de prendre en compte l’action de Psichari à l’égard de la « question de la langue » en Grèce pour que l’importance de son œuvre apparaisse d’elle-même. Psichari fut le chef de file de l’une des premières controverses politiques et idéologiques de la société grecque. Depuis la période où domina l’axiome fondamental selon lequel la nation s’établit sur l’identité linguistique, l’histoire de la langue devint le noyau de l’histoire de la nation, ainsi que le fait remarquer Antonis Liakos27. Au cours des premiers temps de son existence, le souci principal de l’État grec nouvellement créé avait été d’effacer les souvenirs de la période ottomane et de Byzance, et d’embrasser l’idée d’un hellénisme essentialiste intemporel. Cette pensée conduisit à la tactique de l’« antiquisation » de la langue. Plus proche du grec ancien était la langue, plus directe et immédiate était la continuité du monde grec avec l’époque contemporaine28. Néanmoins, cette attitude était incompatible avec l’expérience religieuse aussi bien qu’avec les souvenirs de la période byzantine. L’histoire de la langue se trouvait en constant réexamen car elle était inextricablement liée à l’idée de la continuité nationale et de la redécouverte de périodes de l’histoire grecque qui avaient été ignorées ainsi que de formes de langue correspondantes en usage lors de ces périodes29.

14 Dans ce climat idéologique, la fertile influence de la théorie linguistique de Psichari fut déterminante pour l’émergence et la promotion de la langue démotique. Absorbant l’exemple précédemment donné par Solomos qui accordait une signification particulière à l’utilisation de la langue démotique en poésie, Psichari s’attacha à cette tradition et conduisit une nouvelle campagne de consécration de cette forme de langue dans le discours en prose également. Ainsi que le note Peter Mackridge, « l’objectif essentiel de la démotique était de cimenter la nation tant au niveau national que géographique et historique en une communauté imaginaire homogène et unie »30.

15 Nous devons évidemment considérer que Psichari et son action furent les catalyseurs de processus parallèles survenant en Europe au même moment. La preuve n’en réside pas seulement dans le fait que la « question de la langue » qui travailla et dans une grande mesure détermina la vie politique grecque s’intensifia dans la période qui suivit 1897, après l’insuccès des guerres avec la Turquie pour le contrôle de territoires, mais aussi dans l’éclatement parallèle de l’affaire Dreyfus (1897-1898), à l’évolution duquel Psichari contribua de façon déterminante par son attitude. Du côté grec, il y avait un dialogue public sur la langue, la littérature et les conceptions sur la culture et les traditions. Du côté français, il y avait un dialogue correspondant, aux répercussions ardentes, sur le fonctionnement des institutions, de la justice, de l’armée, ainsi que sur les « fabrications » de la vérité et du mensonge. Au cœur des deux se trouvait la question essentielle de savoir quelles institutions et quelles mentalités se mettraient en place à cette période. Un État-nation autoritaire ou un autre, démocratique, qui prendrait en compte le droit de tous ses citoyens (pour la France) ? Un État conservateur ou progressiste (pour la Grèce) ?

16 Notons de surcroît que Psichari lui-même, dans un article publié dans la revue Noumas quelques années après la fin de l’affaire, comparait la « question de la langue » en Grèce avec l’affaire Dreyfus31. Dans ses textes littéraires, il utilisait aussi souvent des scènes de manifestations qui renvoyaient aux marches populeuses de la France de l’époque en faveur de l’innocence de Dreyfus (voir surtout son roman Τ’όνειρο του Γιαννίρη [Le rêve de Yanniris], 1897-1898). De plus, il dédia ses romans français, La Croyante (1899) et

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L’Épreuve (1899), à Émile Zola et au colonel Picquart respectivement, deux personnalités impliquées dans l’affaire.

17 La « question de la langue » en Grèce et l’affaire Dreyfus en France se déroulèrent presque en même temps et, en dépit de leurs grandes différences, elles ont en partage des points communs, le dialogue public et la recherche de l’identité, ainsi que nous l’avons déjà souligné. Dans les deux cas, le fonctionnement et la physionomie de l’État- nation en tant que formation politique fondamentale en Europe à la charnière de deux siècles (XIXe-XIXe) formèrent le tronc principal se ramifiant en d’autres discussions. Psichari participa activement aux deux affaires, non seulement en tant que professeur d’université, mais surtout en tant que citoyen combattant pour une cause. On connaît, d’ailleurs, son insistance et son esprit indomptable particulièrement lorsqu’il s’agissait de défendre ses théories linguistiques. Nous voudrions également souligner l’utilisation, fréquente dans son œuvre et non dépourvue de signification, de la notion de « peuple » en tant que partie d’une présence publique plus vaste et d’un discours en quête de l’adhésion de ses récepteurs. Pour Psichari, le « peuple » était réellement un corps démocratique et non pas simplement une foule ou un groupe d’êtres humains. Bien sûr, il y avait toujours dans ses actions un aspect de projection personnelle et d’établissement de sa présence en tant que chef : dans le champ de la littérature, de la langue, de la culture. Cette obsession constitue, probablement, une contradiction avec le rôle de l’intellectuel-combattant désintéressé en faveur du bien public, et elle nous rappelle si besoin est que l’œuvre de cet homme est pleine de contradictions.

18 Nous pouvons, cependant, lire son œuvre à travers le prisme des questions que pose le rôle de l’intellectuel à la fin du XIXe siècle, et décider si elle s’intègre ou non avec bonheur dans le réseau des activités par lesquelles des hommes de pensée entreprirent non seulement de comprendre les données historiques mais aussi de promouvoir la démocratisation de la société au profit du plus grand nombre.

NOTES

1. Cité en anglais par George B. de Huszar (éd.), The Intellectuals : a Controversial Portrait, Illinois, The Free Press of Glencoe, 1960, p. 8. 2. Ibid. 3. Voir Terry Eagleton, « The Last Jewish Intellectual », New Statesman (29 mars 2004). 4. Voir Edward Saïd, Representations of the Intellectual : The 1993 Reith Lectures, New York, Vintage Books, 1996. 5. Venitta Datta, Birth of a National Icon : The Literary Avant-Garde and the Origins of the Intellectual in France, Albany, State University of New York Press, 1999, p. 66, 70. Voir aussi, Enzo Traverso, Où sont passés les intellectuels ?, Paris, Les éditions Textuel, 2013. J’ai consulté la traduction grecque : Τι απέγιναν οι διανοούμενοι ; Συζήτηση με τον Régis Meyran, trad. Nicos Kourkoulos, Athènes, Ekdoseis tou Eikostou Protou, 2014, p. 15. 6. Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 462. 7. Ernest Renan, Cahiers de jeunesse 1845-1846, Paris, Calmann-Lévy, 1906, p. 351.

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8. Ibid., p. 176. 9. Les graphies différentes du nom sont toutes les deux valables et renvoient soit à l’orthographe française et à la manière dont Psichari signait ses écrits français, soit à l’orthographe grecque et à la translittération du nom en rapport avec l’alphabet grec. Dans la présente étude nous adoptons la version française du nom. En ce qui concerne pourtant les références bibliographiques, nous adoptons soit la graphie de l’original soit la graphie translittérée pour les œuvres grecques de Psichari. 10. Emmanouil Kriaras, Ψυχάρης : Ιδέες, Αγώνες, ο Άνθρωπος [Psycharis : Idées, Luttes, l’Homme], Athènes, Hestia, 1981, p. 32. La langue puriste était une langue savante, plutôt écrite que parlée, proche du grec ancien. 11. Jean Psichari, Quelques travaux de linguistique, de philologie, et de littérature helléniques (1884-1928), tome I, Paris, Les Belles lettres, 1930, p. 1262-63. 12. Kriaras, op. cit., p. 35. 13. Ibid., p. 62. 14. Ibid., p. 120. 15. Jeanne Constandoulaki-Chantzou, Jean Psichari et les Lettres Françaises, thèse de doctorat d’État, Paris, Université Paris IV-Sorbonne, 1981, p. 69-70. 16. Victor Brombert, The Intellectual Hero : Studies in the French Novel 1880-1955, Londres, Faber and Faber, 1961, p. 23. 17. Ibid. 18. Edward Saïd, Orientalism, New York, Vintage Books, 1994. 19. La langue populaire (démotique) n’était pas appréciée et acceptée ni au niveau administratif de l’État ni parmi les cercles universitaires savants ; elle était surtout réservée à l’usage populaire et oral. 20. Georgia Patéridou, « The Playful Mode of Writing in Psycharis’s To Taxidi mou (1888) », Byzantine and Modern Greek Studies 30, no 2 (Octobre 2006), p. 170. 21. Jean Psichari, « Rapport d’une mission en Grèce et en Orient », dans Archives des missions scientifiques et littéraires : choix de rapports et instructions publié sous les auspices du Ministère de l’Instruction publique et des Beaux-arts, Paris, 1890. 22. Georgia Patéridou, Yannis Psycharis’s Greek Novels (1888-1929) : Didactic Narratives, Cultural Views and Self-referentiality, thèse de doctorat, Université de Birmingham, 2004, p. 76. 23. [Yannis] Psycharis, Το Ταξίδι μου [Mon voyage], éd. et intro. A. Anghélou, Athènes, Hestia 1993, p. 209. 24. Roderick Beaton, Introduction to Modern Greek Literature : Poetry and Prose Fiction 1821-1922, Oxford, Oxford University Press [édition grecque 1996, Athènes, Néféli], 1994 : p. 31. 25. Voir aussi Dimitris Tziovas, The Nationalism of the Demoticists and its Impact on their Literary Theory (1888-1930), Amsterdam, Adolf M. Hakkert, 1986. 26. Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France de l’Affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 1986. 27. Antonis Liakos, « Hellenism and the Making of Modern Greece : Time, Language, Space » in K. Zacharia (éd.), Culture, Identity, and Ethnicity from Antiquity to Modernity, Hampshire, Ashgate Publishing, 2008, p. 223. 28. Ibid., p. 225. 29. Ibid. 30. Peter Mackridge, Language and National Identity in Greece 1766-1976, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 229. 31. Voir Mackridge, op. cit., p. 218, et Patéridou, Yannis Psycharis’s Greek Novels (1888-1929), op. cit., p. 25.

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RÉSUMÉS

Il est connu que l’intellectuel en tant que figure publique a émergé dans le monde moderne en France à l’époque de l’affaire Dreyfus, bien qu’un des premiers usages du terme, paru dans les écrits d’Ernest Renan (Cahiers de jeunesse, 1945), suggère que l’invention de l’intellectuel moderne n’est pas sans rapport avec les révolutions de 1848. Quelques figures importantes, impliquées dans l’affaire Dreyfus, étaient aussi les agents actifs dans les vastes réformes politiques et culturelles qui ont eu lieu à la fin du XIXe siècle. Yannis Psycharis (ou Jean Psichari comme il était connu en France) était une telle figure. Il appartenait à deux contextes politiques et culturels différents et il les avait marqués tous les deux. Le présent article suit sa trajectoire, en apportant des informations importantes sur son activité et ses écrits, ce qui explique sa contribution aux combats idéologiques de son époque. Le cas exemplaire de Jean Psichari éclaire sur le rôle et la fonction de l’intellectuel dans le monde cosmopolite et multiforme du XIXe siècle en Méditerranée.

It is well known that the intellectual as a public figure in the Modern world emerged in France at the time of the Dreyfus affair, although one of the first uses of the term which appears in Renan’s writings (Cahiers de jeunesse, 1845) suggests that the invention of the Modern intellectual is not unrelated to the revolutions of 1848. Certain important figures, who participated in the Dreyfus affair, were also the acting agents in the wide political and cultural reforms that were taking place at the end of the nineteenth century. Yannis Psycharis (or Jean Psichari as known in France) was such a figure. He belonged to two cultural and political settings and made his mark in both of them. This article aims to follow his trajectory, bringing important information regarding his action and writings which explain his contribution in the ideological battles of the period. The exemplary case of Jean Psichari enlightens the role and the function of the intellectual in the cosmopolitan and multifaceted world of nineteenth-century Mediterranean.

INDEX

Keywords : intellectual, Dreyfus affair, intellectual history, language issue Mots-clés : intellectuels, affaire Dreyfus, histoire intellectuelle, la question de la langue en Grèce, Jean Psichari Index chronologique : XIXe siècle Index géographique : Méditerranée, Grèce, France

AUTEURS

GÉORGIA PATÉRIDOU Géorgia PATÉRIDOU est professeure assistante de Littérature grecque moderne à l’Université Ouverte Hellénique. Elle est l’auteure de la monographie (en grec) : « Pour que je vienne dans un autre exil ». Récits de l’espace dans la prose de la génération des années 1880 (Patras, Opportuna, 2012). Elle a aussi publié et édité un roman manuscrit par Jean Psichari, intitulé Vie et amour en solitude (Thessalonique, Fondation Manolis Triantafyllidis, 2009) ainsi que diverses études dans des revues et volumes collectifs. Ses intérêts de recherche portent sur la littérature européenne du XIXe et du XXe siècle, l’histoire intellectuelle et culturelle et la culture populaire.

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Les intellectuels au XXe siècle en Europe et dans les pays arabes

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Relations intellectuelles et artistiques entre la France et la Grèce au XXe siècle L’action de deux philhellènes, Octave Merlier (1897-1976) et Roger Milliex (1913-2006)

Lucile Arnoux-Farnoux

1 Située entre domaine culturel et espace public, la position de l’intellectuel, » homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie 1,» est sans cesse à redéfinir, dans un entre-deux instable. Le terme doit à la conjoncture historique dans laquelle il est né, l’affaire Dreyfus, son « ambiguïté originelle » : « il renvoie en effet tantôt à l’ensemble des producteurs culturels, tantôt à ceux d’entre eux qui interviennent dans l’espace public en tant que tels 2. » Cette ambivalence demeure dans l’espace méditerranéen, compliquée des spécificités propres à chaque aire ou pays concernés. En ce qui concerne les relations entre la France et la Grèce, la figure de l’intellectuel philhellène s’est imposée, dans la continuité du philhellénisme du XIXe siècle, mais prenant de nouvelles formes à l’époque contemporaine. Octave Merlier (1897-1976) et Roger Milliex (1913-2006) en constituent deux cas exemplaires à la fois par l’étendue de leur action et par la force de leur engagement.

2 Octave Merlier et Roger Milliex peuvent-ils être considérés comme des intellectuels ? Professionnellement oui, ils ont une formation universitaire, sont agrégés de lettres, et travaillent d’abord comme enseignants avant d’être nommés respectivement directeur et directeur adjoint d’un établissement dépendant du Ministère des affaires étrangères : l’Institut français d’Athènes. De plus, tout au long de leur carrière, parallèlement à leurs responsabilités administratives, ils poursuivent leur activité scientifique, rédigeant articles et études, traduisant, éditant. Octave Merlier termine d’ailleurs sa carrière comme professeur de grec moderne à l’université d’Aix-en- Provence, de 1962 à 1971.

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3 Mais ces deux personnalités d’exception, même si à certain moment de leur parcours elles ont su s’engager à titre personnel de manière très forte, sont davantage connues par le rôle essentiel qu’elles ont joué dans les relations culturelles entre la France et la Grèce depuis les années 30 jusqu’aux années 70 que par une œuvre ou des prises de position personnelles. C’est donc essentiellement cette fonction d’intermédiaire entre les deux cultures et de diffuseurs, que je vais explorer ici.

4 L’ancrage méditerranéen, chez ces deux néo-hellénistes français, est à la fois évident et multiple, personnel, scientifique et professionnel : si Merlier est un enfant du Nord, né à Roubaix, à partir de janvier 1925, date de son arrivée à Athènes, à l’âge de 28 ans, déjà marié avec une Grecque rencontrée à Paris, Melpo Logotheti, sa vie se recentre définitivement autour de la Grèce, où il dirige pendant 25 ans l’Institut français d’Athènes, et qu’il ne quittera – provisoirement – qu’en 1961, pour … Aix-en-Provence, jusqu’en 1971. Puis c’est le retour à Athènes jusqu’à sa mort, en juillet 1976. Roger Milliex, lui, est un Méditerranéen intégral : né à Marseille en 1913, il arrive à Athènes en 1936, comme professeur lui aussi à l’Institut français, y rencontre la future romancière Tatiana Gritsi, qu’il épouse en 1939. Devenu directeur adjoint de l’IFA, il est contraint de quitter la Grèce, fin 1959, mais reste en Méditerranée orientale puisqu’il prend le poste d’attaché culturel auprès de l’ambassade de France à Chypre, qui vient d’obtenir son indépendance, et où il devient le directeur du tout nouveau Centre culturel français de Nicosie. Il y reste jusqu’en 1971, puis il est nommé directeur du Centre culturel français de Gênes, en Italie, jusqu’en 1974, année où il rentre à Athènes, après la chute de la dictature des colonels. Athènes, surtout, mais aussi Aix-en- Provence, Marseille, Nicosie, Gênes, sont donc les différentes escales méditerranéennes du parcours de ces deux grands philhellènes qui ont consacré leur vie entière à faire mieux connaître en France la culture grecque dans toute sa diversité, sa complexité et sa richesse.

5 Il s’agira dans cet article de mettre en lumière les aspects les plus caractéristiques de ce parcours dans le contexte de l’espace intellectuel méditerranéen. On abordera par conséquent tout d’abord la question de l’engagement personnel de ces deux philhellènes et des formes publiques que cet engagement a pu prendre, puis les réseaux d’intellectuels et d’artistes qu’ils ont créés, afin de favoriser la diffusion de la culture grecque en France et de la culture française en Grèce, avant d’évoquer rapidement la contribution de leur œuvre personnelle à cette diffusion.

Un engagement personnel et ses manifestations publiques

La Seconde Guerre mondiale

6 Cet engagement se manifeste d’abord pendant la Deuxième Guerre mondiale et la guerre civile grecque. Merlier s’engage dès la première heure dans la France Libre de de Gaulle, et ne cache pas ses opinions anti-vichystes, qui lui valent d’être rappelé en France en juillet 1941 ; assigné à résidence à Aurillac, il y entre dans un réseau de résistants ; enfin sa traduction du poème Akritika de Sikélianos, qui lui a été envoyé clandestinement, est interdite de diffusion par les autorités de Vichy parce que dans la préface il fait allusion aux souffrances du peuple grec sous l’Occupation allemande et en particulier à la famine à Athènes, aux enfants qui meurent dans les rues.

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7 Milliex s’engage dans l’EAM (Front de libération national) à la suite de sa femme Tatiana ; il maintient l’activité de l’IFA, en l’absence de Merlier, et y accueille des activités clandestines, comme des conférences privées, ou les cours de théâtre dispensés à des jeunes acteurs par Georges Sevastikoglou, metteur en scène et communiste ; il introduit clandestinement des œuvres interdites par la censure de l’occupant, comme en 1943, Le Silence de la mer, de Vercors (1942), que Tatiana, sa femme, traduit en grec, ou, en mars 1943, le poème « Une seule pensée », d’Éluard, publié dans la revue Fontaine en juin 1942 et que Nassos Detzortzis traduit en grec et réussit à publier dans la revue Nea Estia en avril 1943, malgré la censure. Rappelé en France en août 1945, il entreprend une série de conférences pour faire connaître aux Français la résistance grecque ; et commence à recueillir des témoignages d’intellectuels et d’artistes français en hommage à la Résistance grecque, dans le but d’obtenir une reconnaissance internationale de celle-ci et de favoriser un règlement diplomatique de la guerre civile. Il revient en juin 1946, mais ces nombreux témoignages recueillis ne seront toutefois publiés qu’en 1979 (après la chute de la dictature).

La question chypriote

8 Milliex est très concerné par le combat des Chypriotes pour mettre fin au régime colonial anglais. Fin 1955, il écrit à Camus, qu’il a rencontré à Athènes en avril de la même année à l’occasion du premier voyage en Grèce de l’écrivain, pour lui demander d’intervenir afin d’obtenir la grâce d’un étudiant chypriote, Michalakis Karaolis, condamné à mort par les tribunaux britanniques pour activité terroriste ; Camus écrit de fait un article intitulé « L’Enfant grec », par référence au célèbre poème de Victor Hugo, qui paraît dans l’Express du 5 décembre 1955. Mais le jeune Karaolis est pendu le 10 mai 1956. Deux mois plus tard Milliex publie dans une revue française, sous un pseudonyme – à cause du devoir de réserve auquel l’oblige son statut de fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères – un article intitulé « Pour comprendre et pour soutenir la lutte du peuple chypriote »3, dans lequel il démontre le bien-fondé du combat des Chypriotes grecs en faveur de la réunion avec la Grèce et en appelle à l’opinion publique française. En 1959, l’ambassadeur de France en Grèce obtient enfin son déplacement, demandé depuis 1945 ; Milliex est nommé attaché culturel à Chypre où il devient le directeur du tout nouveau Centre culturel français.

La dictature des colonels

9 Selon l’état actuel de la documentation, il semble que Merlier reste neutre pendant la dictature des colonels ; il est à l’université d’Aix-en-Provence depuis janvier 1962, très pris par ses activités d’enseignement, de recherche et de publication dans le domaine néo-hellénique ; 1967 est justement l’année où il fonde la revue Études Néo-helléniques, dont le premier numéro paraît en 1968 ; Merlier n’y fait aucune allusion au coup d’État et exprime sa reconnaissance à l’égard des « Services Helléniques qui [l’]ont aidé et [l’]aideront, [il] en [est] sûr, à faire vivre sa Revue 4. »

10 Milliex, de son côté, est déclaré « indésirable » en Grèce en raison de ses opinions démocratiques. Il ne pourra y revenir qu’en août 1974. En 1971, pour les mêmes raisons, il doit quitter Chypre et prend la direction du Centre culturel franco-italien de Gênes ;

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sa femme et lui suivent l’actualité grecque depuis l’Italie ou la France, lisant Athènes Presse Libre, l’organe de l’opposition à la dictature publié en France par Richard Someritis, et courant les concerts de Mikis Théodorakis et de Maria Farandouri5.

La création de réseaux franco-grecs d’artistes et d’intellectuels

11 Octave Merlier comme Roger Milliex se constituent peu à peu un réseau personnel d’artistes et d’écrivains grecs avec qui ils entretiennent des relations amicales : les écrivains Georges Théotokas et Pantélis Prévélakis sont liés aux deux hommes, par exemple ; mais par sa femme Tatiana, Roger Milliex entre dès la fin des années 30 dans le groupe de Kallithéa, formé d’intellectuels très engagés à gauche : Elli Alexiou, Galateia Kazantzaki, Markos Avgeris, Ménélaos Loudemis. Pendant la guerre le couple se lie également étroitement avec le poète Angélos Sikélianos, ainsi qu’avec le sculpteur Apartis, les peintres Spyros Vassiliou et Gounaropoulos, le sculpteur Kapralos, le graveur Tassos, puis le poète Nikiphoros Vrettakos et bien d’autres6.

12 Mais au-delà de ces cercles amicaux, les deux hommes travaillent à établir des réseaux franco-grecs susceptibles de favoriser le développement des relations culturelles entre les deux pays. Les initiatives sont si nombreuses que l’on se contentera de quelques exemples caractéristiques.

Le Mataroa

13 Fin 1945 le directeur de l’Institut français d’Athènes, Octave Merlier, ayant obtenu du ministère un nombre exceptionnellement élevé de bourses, envoie en France plus de 150 jeunes Grecs de toutes spécialités afin d’y poursuivre leurs études loin du climat délétère de la guerre civile. Ces boursiers de l’État français auxquels s’ajoutent un certain nombre de jeunes gens partis à leurs frais, et qui ont quitté Athènes en décembre 1945 à bord du navire britannique le Mataroa, constituent certainement l’un des plus heureux investissements du ministère des Affaires étrangères au lendemain de la guerre. Certains d’entre eux resteront définitivement en France où ils feront partie de l’élite intellectuelle et artistique de l’après-guerre, comme les philosophes Cornelius Castoriadis, Kostas Axelos, Kostas Papaïoannou, la spécialiste de philosophie allemande et écrivain Mimika Cranaki, ou le sculpteur Coulentianos, auxquels il faut ajouter l’ingénieur et compositeur Yannis Xenakis, qui les rejoint un an plus tard. D’autres reviendront en Grèce au bout de quelques années, comme l’architecte Nikos Hadzimichalis, mais tous constitueront la base d’un vaste réseau francophone et francophile dans les milieux intellectuels, artistiques mais aussi scientifiques grecs de la deuxième moitié du XXe siècle. Une journée d’étude consacrée à la génération Mataroa a d’ailleurs été organisée par l’École française d’Athènes au mois d’octobre 20137, pour tenter justement de faire le point sur cet événement sans précédent et sur ses retombées.

La Collection de l’Institut français d’Athènes

14 L’une des premières initiatives d’Octave Merlier lorsqu’il revient à Athènes en 1945, outre la mise sur pied de l’opération Mataroa, est la création d’un service d’édition

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propre à l’Institut français qui va lui permettre de publier plus d’une centaine de livres entre 1945 et 1961 dans la fameuse Collection de l’Institut français d’Athènes. L’originalité de ces éditions est que, loin de se contenter de faire la promotion de la littérature française traduite en grec, elles vont s’attacher au contraire à publier un très grand nombre d’études d’universitaires et de chercheurs grecs dans les domaines les plus divers (droit, littérature, histoire, sociologie, ethnologie, musique…), aussi bien en grec qu’en français, ainsi que des œuvres de la littérature grecque moderne, dans leur version originale ou traduites en français. C’est ainsi par exemple que Solomos, Séféris, Sikélianos, ou Kazantzakis sont traduits en français, mais également que l’œuvre théâtrale de Sikélianos, refusée par les éditeurs grecs de l’époque, est éditée en grec. Enfin, complétant la Collection de l’IFA, un Bulletin de bibliographie hellénique est publié dont l’ambition est de répertorier toute la production éditoriale grecque contemporaine afin de la rendre accessible à un public non hellénophone. Merlier est en effet persuadé que le meilleur moyen d’assurer la diffusion de la culture française en Grèce est de manifester un intérêt sincère pour la culture grecque et d’en soutenir de manière efficace le développement. Dans le même sens va l’organisation, parallèlement à des expositions d’artistes français, d’expositions consacrées à des écrivains grecs (Valaoritis en 1957, Solomos en 1958) ou à des artistes grecs contemporains (Gounaropoulos en 1957).

L’Hommage à la Grèce

15 Mais l’événement le plus spectaculaire de ces années-là est sans doute, après le Mataroa, l’Exposition des œuvres offertes par des artistes français en Hommage à la Grèce qui ouvre ses portes à l’Institut français le 17 avril 1949. Elle est d’ailleurs le pendant parfait du premier : au voyage Athènes-Paris de plus de 200 jeunes Grecs partis étudier en France répond en miroir, quatre ans plus tard, le voyage Paris-Athènes d’une quarantaine d’œuvres d’artistes contemporains français. L’initiative en revient cette fois à Roger Milliex. Au cours de l’hiver 1945-1946, le couple Milliex se trouve en France8 et entreprend de rassembler des témoignages d’intellectuels français en hommage à la résistance grecque : « Nous songions alors uniquement à un monument écrit, à une sorte de Livre d’Or où des Français de tout rang et de toute culture viendraient évoquer les sentiments d’admiration, de piété, de fraternelle solidarité qu’ils éprouvèrent en silence, de 1940 à 1944, devant l’exemplaire attitude de la Grèce en guerre »9. Alors que les témoignages commencent à parvenir aux Milliex, le peintre André Fougeron, sollicité, leur propose de choisir entre quelques phrases manuscrites et une œuvre signée de lui. Puis Henri Matisse, qui offre un ouvrage illustré par lui pendant la guerre, la « Pasiphaé » de Montherlant suivie du « Chant de Minos », demande humblement en post-scriptum si « un de [ses] dessins pour le Musée Moderne d’Athènes serait agréé » et ajoute : « Ne pourriez-vous pas accepter cette suggestion : sur mon conseil, demander à quelques artistes qualifiés10 un dessin pour le musée d’Athènes en hommage aux intellectuels grecs11? ». Dès lors naît l’idée d’accompagner l’hommage écrit d’un hommage artistique. Grâce aux encouragements d’Henri Matisse et d’André Fougeron, ce dernier leur ouvrant l’accès aux peintres plus jeunes, mais aussi de Christian Zervos, le fameux éditeur d’art parisien d’origine grecque, « doublement intéressé par ce projet franco-grec12 », Roger et Tatiana prennent le chemin des ateliers parisiens, « ravis d’avoir reçu des circonstances, sans l’avoir cherchée, cette mission de “quêteurs” pour

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le compte de la Pinacothèque d’Athènes, pour le compte de la Grèce, de son peuple, de ses intellectuels 13». Trente ans plus tard il évoque encore ces moments avec exaltation : Et de nous mettre sur le champ à courir, en frères quêteurs, les ateliers de Picasso, Marquet, Lhote, Marchand, Gromaire, Desnoyer, d’autres encore, sans oublier celui de Bourdelle, et de solliciter par écrit Bonnard, Braque, Gimond, Survage, etc., et bientôt leurs « cadeaux » pour la Grèce, assortis de dédicaces senties au peuple destinataire, de s’accumuler dans une étroite chambre, juste sous les mansardes, de pension d’étudiants, au numéro 3 de la rue de l’Odéon…14

16 Milliex et sa femme arrivent finalement à rassembler « 29 toiles, gravures, dessins, sculptures, livres d’art offerts à la Grèce par 26 artistes Français (ou Français d’adoption comme Galanis et Mario Prassinos) auxquels avait bien voulu se joindre Madame Sébasto-Bourdelle, [leur] remettant une belle "Pallas" de bronze, comme un hommage posthume de son mari à la terre de ses attaches spirituelles et charnelles 15» ; s’y ajoute ensuite un lot supplémentaire envoyé par la Direction Générale des Relations Culturelles du Ministère des Affaires étrangères, qui a pris le relais de l’initiative individuelle de Milliex, portant l’ensemble à 46 pièces (28 tableaux, 12 gravures ou dessins, 4 sculptures, 2 livres)16. Elles sont exposées du 17 au 29 avril 1949 à l’Institut Français, avant d’être remises solennellement au Ministre grec de l’Éducation de l’époque, Constantin Tsatsos, puis déposées à la Pinacothèque Nationale.

17 Cette exposition est un double événement : tout d’abord, en tant qu’hommage, de la part d’artistes français, à la résistance grecque pendant la guerre, sa signification est avant tout éthique, comme le souligne Milliex au début de son avant-propos au catalogue de 1949 : « L’Exposition d’œuvres d’art français contemporain que notre Institut présente pour quelques jours au public athénien n’est pas une exposition comme les autres. Qu’elle doive être soustraite aux critères habituels et appréciée de façon toute particulière, c’est ce que montrera aux destinataires de la collection, c’est- à-dire à tous nos amis Grecs, un bref historique des conditions dans lesquelles elle fut constituée17. » Il faut garder à l’esprit qu’en avril 1949 la guerre civile n’est pas terminée, et que par conséquent cette exposition s’est déroulée dans un contexte social et politique très tendu. La presse de droite, par exemple, la critique non seulement pour les tendances esthétiques qui y sont représentées, mais aussi pour la participation d’artistes communistes18. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Octave Merlier prend la décision de ne pas publier tout de suite le fameux Livre d’Or avec les témoignages écrits réunis par Milliex, jugeant « dans sa prudente sagesse, que la publication de certains textes dont les signataires, écrivains français, avaient pris position dans le déchirement intestin de la Grèce (1946-1949), nuirait à l’objectif d’unanimité de la part de l’opinion publique grecque auquel visait la parution de l’Hommage 19». C’est seulement en 1979, cinq ans après le retour de la démocratie en Grèce, et trente ans après l’exposition, que les textes constituant cet Hommage seront publiés.

18 Ces textes frappent avant tout par la diversité de leurs auteurs, toutes les tendances politiques étant représentées, depuis la droite la plus conservatrice, avec Jacques de Lacretelle ou Gabriel Boissy, jusqu’à la gauche, majoritaire il est vrai, et au parti communiste, avec Éluard et Guillevic, mais aussi les courants spiritualistes d’inspiration catholique, avec entre autres Jacques Maritain ou Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue Esprit. Un grand nombre d’écrivains ont répondu, qu’ils aient été engagés dans la Résistance ou non : Bernanos, René Char, Georges Duhamel, Roger Martin du Gard, Louis Guilloux, François Mauriac, André Maurois, Francis Ponge, Jules Romains, Vercors…, certains par une simple lettre, d’autres par un poème (Paul Éluard, Guillevic,

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Tristan Tzara), un texte poétique (René Char, André Suarès) ou encore un texte théâtral (Paul Claudel). On trouve également de nombreux journalistes, éditeurs, hommes de lettres comme Jean Ballard, directeur des Cahiers du Sud, Jean Cassou, Jean Cayrol, Max- Pol Fouchet, directeur de la revue Fontaine à Alger, Jean Paulhan, Pierre Seghers ; les hellénistes (Mario Meunier), philhellènes (Philéas Lebesgue) et néohellénistes (André Mirambel, Hubert Pernot) sont également représentés, ainsi que les scientifiques (Robert Debré, Louis de Broglie ou Louis Pasteur Vallery-Radot, le petit-fils de Louis Pasteur). L’architecte Le Corbusier évoque sa venue à Athènes en 1933 à l’occasion du 4e Congrès International d’Architecture Moderne. Enfin l’Université de Paris s’exprime officiellement par la voix de son recteur, de même que les élèves de l’École Normale Supérieure, sur papier à en-tête de l’Université de Paris.

19 La teneur des hommages est moins variée, le plus grand nombre se contentant d’un éloge un peu vague de l’héroïsme grec pendant la guerre, avec souvent un recours assez attendu à la référence antique. Quelques-uns toutefois, mieux informés et plus engagés, font directement allusion à la guerre civile. Les poèmes de Paul Éluard et de Guillevic renvoient ainsi tous deux aux événements sanglants de décembre 194420, tandis que plusieurs correspondants font des vœux pour le triomphe de la liberté et de la démocratie en Grèce. On comprend que Merlier, en avril 1949, ait jugé plus sage de ne pas rendre ces textes publics…

20 Si elle a avant tout une valeur morale, l’exposition de 1949 n’en fait pas moins entrer l’art français contemporain dans la vie culturelle athénienne, et à ce titre a un impact esthétique évident. Il y avait eu dans ce domaine un précédent : deux ans auparavant, l’Institut français avait soutenu une exposition organisée par la très active Union Franco-Hellénique des Jeunes, en juillet 1947, « Les Graveurs français 1808-1947 », dans laquelle furent présentées 135 œuvres de Daumier, Manet, Rodin, Lautrec, Matisse, Rouault, Galanis, Villon, et bien d’autres21. Mais en 1949 il s’agit non d’une simple exposition mais d’une donation, susceptible de constituer le noyau d’une collection permanente d’art français contemporain. Cette dimension n’a guère été perçue sur le moment à Athènes. Seule la revue Nea Hestia donne un écho positif à l’événement, dans son numéro du 15 mai 1949, où sont reproduites un certain nombre des œuvres présentées dans l’exposition. Le journaliste qui rend compte de cette dernière la qualifie d’« événement artistique important » et évoque le projet plus ambitieux encore de Roger Milliex de constituer à la Pinacothèque une salle entière consacrée à l’art français contemporain, dont, souligne-t-il, il n’existe pour l’instant quasiment aucun exemple en Grèce. Certes, reconnaît-il, ces formes artistiques sont peu appréciées pour l’instant dans ce pays, mais elles reflètent un mouvement mondial et on ne peut exclure qu’elles aient une influence déterminante sur la prochaine génération. Cette série d’œuvres, une fois qu’elle sera complétée par d’autres, constituera, conclut-il, « une école de la plus haute importance pour notre art et notre culture22 ».

21 Suivront d’autres manifestations présentant l’art français contemporain à l’IFA, comme l’exposition, fin 1955, de dessins et de lithographies de Fernand Léger, en hommage au peintre disparu quelques mois plus tôt. Mais celle de 1949 reste unique par son histoire et sa signification23. Une vingtaine d’années plus tard le peintre Panayotis Tetsis témoigne : « Le but n’était pas la promotion de l’art français en Grèce, au profit de la France. Au contraire le but était de faire bénéficier les artistes grecs de ce contact [avec l’art français]24. » Et Spyros Vassiliou de renchérir : « La Pinacothèque Nationale devrait

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graver dans le bronze les noms de Roger et Tatiana Milliex pour cet acte d’amour unique et inégalable25. »

Contribution scientifique

22 Il faudrait dans un troisième temps montrer comment l’œuvre personnelle et scientifique des deux néo-hellénistes a contribué également à l’enrichissement des relations culturelles entre les deux pays, mentionner les traductions effectuées par Merlier, en particulier de deux auteurs majeurs de la littérature néo-hellénique : le prosateur réaliste Alexandre Papadiamantis, dont il a publié deux choix de nouvelles26, et le poète romantique Dionysios Solomos, considéré comme le fondateur de la poésie grecque moderne27 ; rappeler le très grand nombre d’articles et d’études publiés par Milliex dans des journaux et revues tant grecs que français – y compris les Cahiers du Sud – sur des sujets très variés, littéraires, historiques ou culturels, mais le temps me manque. Je me contenterai d’évoquer pour finir, puisque le contexte m’y engage, l’œuvre scientifique accomplie par Merlier à l’université d’Aix dans les années 60, alors qu’il crée de toutes pièces un centre de recherches néo-helléniques, publie Études néo- helléniques, la première revue universitaire consacrée à la recherche dans le domaine de la littérature grecque moderne28, et suscite un certain nombre de vocations, parmi lesquelles celle de Louis Coutelle, qui fera une thèse sur Solomos.

23 L’action d’Octave Merlier et de Roger Milliex à l’Institut français d’Athènes a fait l’objet de jugements très contradictoires. Appréciés par les milieux artistiques et littéraires grecs, ainsi que par les philhellènes français, aimés de manière plus générale par le public athénien pour leur dévouement à la cause grecque, ils ont été très vivement critiqués à la fois par les milieux gouvernementaux les plus à droite en Grèce, qui voyaient en ces démocrates convaincus des sympathisants des communistes, et l’administration du Quai d’Orsay en France, ainsi que ses représentants en Grèce, qui leur a reproché de faillir à leur tâche en oeuvrant davantage pour la Grèce que pour la France. Tout ce qui faisait aux yeux d’Octave Merlier le succès de son action en tant que directeur de l’Institut français – la Collection de l’IFA, l’énorme succès de l’exposition Solomos en 1958, la multiplication du nombre d’annexes de l’Institut en Attique et en province, etc., lui était reproché par son administration et dès 1945 Vaux Saint Cyr, l’ambassadeur de France en Grèce, demande son rappel en France, que son successeur Guy Girard de Charbonnières obtiendra finalement 15 ans plus tard. Ce rappel, qui a été précédé par le départ, un an auparavant, de Roger Milliex, marque la fin d’une aventure, et un changement définitif de style à la tête de l’Institut français. La configuration des années 1935-1960, qui a vu à la tête de cet établissement prestigieux deux philhellènes passionnés, amoureux fous de la langue et de la culture grecques, ne se reproduira plus jamais. Une autre ère commence.

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NOTES

1. Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 1992, p. 10. 2. Gisèle Sapiro, « Modèles d’intervention politique des intellectuels. Le cas français », Actes de la recherche en sciences sociales, 2009-1 n° 176-177, p. 9. 3. Roger Gellon [Roger Milliex], « Pour comprendre et pour soutenir la lutte du peuple chypriote », Le Bulletin – Documents et recherches, n° 9-10 (juillet-août 1956), p. 30-40. 4. Revue des Études Néo-helléniques, t. 1, Aix-en-Provence, 1968, p. 8. 5. Entretien de Roger Milliex avec Dimitris Doukakis dans la revue Tomès, numéro spécial d’Hommage aux Milliex, Athènes (mai-juin 1977), p. 9. 6. Voir entre autres l’entretien de Roger Milliex avec Dimitris Doukakis dans la revue Tomès op. cit., p. 8-9. 7. Le voyage du Mataroa – Portrait d’une génération en exil, Journée d’étude organisée par Servanne Jollivet et Nicolas Manitakis dans le cadre du programme de recherche de l’École française d’Athènes « Athènes-Paris 1945-1975 », Athènes, 11 octobre 2013 (actes à paraître en 2015 en grec chez Hestia). 8. En fait Roger Milliex est rappelé en France et mis en disponibilité d’août 1945 à juin 1946, sous la pression des milieux gouvernementaux grecs. Il revient à l’été 1946 avec la fonction de sous- directeur qu’il exercera jusqu’en 1959. Fin 1959, il est nommé attaché culturel de l’ambassade de France à Nicosie, puis, en 1971, il devient directeur du Centre culturel français à Gênes. Il revient en Grèce dès la chute de la dictature, à l’été 1974. (Christophe Chiclet, « Hommage à Roger Milliex (1913-2006) », Confluences Méditerranée, 2006/4 n° 59, p. 189‑190.) 9. Roger Milliex, Catalogue de l’Exposition des œuvres offertes par des artistes français en hommage à la Grèce, du 17 au 29 avril à l’Institut français d’Athènes, Athènes, IFA, 1949, p. 7. 10. L’original manuscrit précise : « tels que : Bonnard, Picasso, Braque, Laurens […], Rouault, Dufy, Gromaire » (Lettre d’Henri Matisse du 3 décembre 1945, Fonds Roger Milliex, ELIA). 11. Lettre d’Henri Matisse à Roger Milliex, 3 décembre 1945, publiée dans Hommage à la Grèce 1940-1944, Textes et témoignages français recueillis et présentés par Roger Milliex, Athènes, 1979, (Collection de l’Institut français d’Athènes), p. 220. 12. Roger Milliex, Catalogue 1949, op. cit., p. 8. 13. Ibid. 14. Roger Milliex, « Avant-Propos », in Hommage à la Grèce 1940-1944, op.cit., p. 9-10. 15. Roger Milliex, Catalogue 1949, op. cit., p. 9. 16. Aux noms déjà cités il faut ajouter encore ceux, parmi les plus connus, d’André Masson et de Francis Picabia. 17. Roger Milliex, Catalogue 1949, op. cit., p. 7. 18. Voir Evgenios Matthiopoulos, « Les arts plastiques en Grèce dans les années 1945-1953 », in Chr. Hadziiossif (dir.), Histoire de la Grèce au 20e siècle. 1945-1952, Athènes, 2002, Bibliorama, p. 218, et « La donation des artistes français » in Hommage à la Grèce, Pinacothèque Nationale et Musée Alexandros Soutsos, Athènes, 2007, p. 23. 19. Roger Milliex, « Avant-propos », in Hommage à la Grèce 1940-1944, op. cit., p. 10. 20. Éluard donne son poème Athena, écrit juste après les événements de décembre 1944, qu’il inclut ensuite dans son recueil Grèce, ma rose de raison (1949). 21. Voir Evgenios Matthiopoulos, « Les arts plastiques en Grèce dans les années 1945-1953 », p. 217. 22. D. E. Evangelidis, Nea Hestia, 15 mai 1949, p. 675-676 (traduit par l’auteur).

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23. Il faudra trente ans pour que celle-ci soit pleinement perçue. L’exposition fait dès lors l’objet de plusieurs reprises : à la Pinacothèque Nationale du 4 au 28 février 1980, à la Pinacothèque municipale de Patras du 12 avril au 30 juillet 2003, au Musée Macédonien d’art contemporain à Thessalonique du 9 décembre 2003 au 1er février 2004, à l’annexe de Corfou de la Pinacothèque Nationale du 3 mai au 30 juin 2004, et enfin du 5 juin au 5 juillet 2007 de nouveau à la Pinacothèque Nationale, parallèlement au centenaire de l’IFA. Elle a également été présentée à Paris du 2 octobre au 30 novembre 2008, au Mémorial Leclerc-Musée Jean Moulin, sous le titre « Hommage à la Grèce résistante ». 24. Tomès, op. cit., p. 53 (traduit par l’auteur). 25. Ibid., p. 43. 26. Skiathos, île grecque. Nouvelles par A. PAPADIAMANDIS, traduites du grec et préfacées par Octave Merlier. Société d’édition « Les Belles Lettres », Paris, 1934 ; Alex. PAPADIAMANDIS, Nouvelles, traduites du grec et présentées par Octave Merlier, Athènes, 1965 (cet ouvrage est le « 16e de la série de traductions publiées sous les auspices du Conseil de l’Europe en vue de faire connaître au grand public les œuvres littéraires écrites dans une langue européenne peu répandue »). 27. SOLOMOS, La Vision prophétique du moine Dionysios ou La Femme de Zante. Essai d’anastylose de l’œuvre, introduction, traduction, commentaires par Octave Merlier, CEAM / Les Belles Lettres, Paris, 1987 (Archives Melpo et Octave Merlier – 1) 28. D’abord Revue des Études Néo-helléniques, puis Études Néo-helléniques, dirigée par Octave Merlier, , Les Belles Lettres, Aix-Paris, 1968-1976 (5 tomes).

RÉSUMÉS

Octave Merlier (1897-1976) et Roger Milliex (1913-2006) sont deux grands néohellénistes et philhellènes qui ont joué un rôle déterminant dans les relations culturelles entre la France et la Grèce au XXe siècle, aussi bien par leurs travaux personnels que par les fonctions officielles qu’ils ont exercées. S’ils n’ont pas hésité à prendre clairement position à titre personnel quand il le fallait, en particulier durant la Deuxième Guerre mondiale, ils sont surtout connus pour leur contribution essentielle à la constitution de réseaux franco-grecs d’intellectuels et d’artistes, grâce à des initiatives aussi audacieuses qu’originales. En se faisant les inlassables intermédiaires entre les deux pays, c’est évidemment l’idée d’une culture méditerranéenne et, plus largement, européenne, qu’ils ont servie.

Octave Merlier (1897-1976) and Roger Milliex (1913-2006) are two great Neohellenists and Philhellenes who played an instrumental role in cultural relations between France and Greece in the 20th century just as much through their personal work as through the official posts they fulfilled. They never hesitated to unequivocally take a stand in a personal capacity when it was necessary, particularly during the Second World War, but they were known above all for their vital contribution to the forming of Franco-Greek networks of intellectuals and artists thanks to initiatives that were as bold as they were original. Becoming the indefatigable mediators between the two countries, plainly it is the idea of a Mediterranean and, more widely, European culture that they served.

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INDEX

Keywords : cultural relations, intellectual network, artistic network, mediterranean culture, philhellenism, neohellenist Index chronologique : XXe siècle Mots-clés : réseau intellectuel, réseau artistique, culture méditerranéenne, Roger Milliex, philhellénisme, néohelléniste, réseau franco-grec, transferts culturels franco-grecs, Institut français d'Athènes Index géographique : Méditerranée, France

AUTEUR

LUCILE ARNOUX-FARNOUX Lucile ARNOUX-FARNOUX est agrégée de lettres modernes et maître de conférences en littérature comparée à l’Université François-Rabelais de Tours. Ses travaux portent actuellement sur les questions de traduction et de réception, ainsi que sur la littérature néo-hellénique et les transferts culturels entre la Grèce et la France au XXe siècle. Récemment, elle a contribué à l’ Histoire des Traductions en langue française. XIXe siècle, 1815-1914 dirigée par Y. Chevrel, L. D’hulst et Chr. Lombez (Verdier, 2012), et dirigé, avec Sylvie Humbert-Mougin et Yves Chevrel, le volume collectif L’Appel de l’étranger. Traduire en langue française en 1886 (PUFR 2015). Elle a également traduit en français des œuvres d’écrivains grecs contemporains.

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Être un intellectuel

en Espagne (1898-1936)

Paul Aubert

« Quoi qu’il fasse, l’intellectuel le fait mal » Theodor Adorno, Minima moralia

1 Mon propos s’inscrit a contrario dans la thématique de cette rencontre puisque je ne m’intéresse pas à une figure ou à des figures d’intellectuels mais à un phénomène collectif : l’apparition des intellectuels par l’auto-définition et la substantivation de l’adjectif en Espagne à la fin du XIXe siècle dans le même contexte et lamême chronol ogie que la France de l'affaire Dreyfus – et sans doute même un peu avant si l’on en juge par les écrits d’Unamuno ou de Maeztu – afin d’opposer la raison collective à la raison d’État en intervenant dans le champ politique au nom d’une réputation acquise dans l’exercice de leur métier.

2 Plutôt que de réitérer une définition ou une typologie1, il a paru préférable de voir ce que ces intellectuels ont fait en tant qu’opposants, conseillers du prince ou gouvernants. Leur rôle particulier n’avait pas échappé à Antonio Gramsci2et José Ortega y Gasset était fier de constater en 1927 que, dans aucun pays d’Europe, ils ne furent conduits à jouer un rôle politique aussi important. Après avoir critiqué le régime de la Restauration, les intellectuels espagnols constituent à partir du milieu des années vingt,une opposition démocratique et républicaine puisque la monarchie a lié son sort à la dictature. Il fallait expliquer ce phénomène, évaluer l’enjeu, préciser les modalités, les étapes et la portée d’un tel engagement dans le contexte historique espagnol et dans le cadre européen. Sans prétendre offrir ici un cadre conceptuel permettant de généraliser le propos ni privilégier une approche historique qui induise une fausse symétrie avec l’histoire de France, il est possible cependant d’ébaucher, par-delà les décalages socio-politiques entre les principaux pays européens, une approche comparative du rôle qu’y jouèrent les intellectuels, en dépassant, par un inventaire analogique, le modèle français et certaines différences culturelles irréductibles.

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3 Enfin, on ne peut manquer de s’interroger sur la pertinence du recours au pluriel générique intellectuels pour désigner tantôt une catégorie idéale, tantôt un groupe social en train de se faire (1917, 1926) ou de se défaire (l’été 1936). Nous n’avons pas toujours renoncé à cette facilité en considérant qu’avant la radicalisation de certains à droite, dans les années dix, ou à gauche, dans les années trente, ce sont des libéraux soucieux de rendre possible au moyen de la sécularisation, de l’éducation ou de la prédication civique, la réalisation des principes libéraux. On ne peut non plus négliger, après l’apparition du phénomène avec l’auto-définition collective au moment de l’affaire Corominas, le corollaire anti-intellectualiste que n’a pas manqué d’engendrer l’omniprésence de ces « travailleurs de l’intelligence », ni même la réaction sur le mode maurassien d’intellectuels de droite qui ont fini par comprendre l’avantage que pouvait leur procurer la revendication d’une telle appellation dont ils avaient fait initialement une insulte.

4 Insister sur les nuances ou les différences qui se révèlent au fil du temps lors de la réalisation du projet démocratique relève d’une autre étude à laquelle nous ne pouvons que renvoyer3. On ne saurait certes négliger une approche socio-culturelle et fonctionnelle pourdécrire la nouvelle classe des travailleurs intellectuels, apparue en Europe à la fin du XIXe siècle, liée aux nécessités de la formation sociale et à ses conditions de production idéologique4.

5 Maître à penser, homme de culture, pétitionnaire, puis militant et homme politique à la fin de 1930, l’intellectuel espagnol joue un rôle fondamental dans le changement de régime en avril 1931 puis incarne l’essentiel des cadres dirigeants du nouvel État. L’étude de sa pensée et de son action constitue une clé pour la compréhension de l’histoire de l’Espagne contemporaine. Mais il faut également envisager les problèmes de l’identité, de la situation et du rôle des intellectuels, apparus au cours de la crise de la société bourgeoise et du régime de la Restauration. Seule une explication d’ensemble de ce phénomène selon un point de vue sociologique (qui sont-ils ?), idéologique (que pensent-ils ?) et politique (que font-ils ?) rend compte de l’importance de celui-ci dans le débat d’idées et permet de suivre l’itinéraire politique de la nouvelle génération d’ intellectuels qui intervient dans la vie politique.Le rapport à la politique et au Pouvoir, qui se traduit par une lutte pour la liberté d’expression, la sécularisation et la démocratisation garantit la cohérence de la démarche et en justifie les limites. Une question demeure : le fait d’avoir recours aux sages de la tribu ne traduit-il pas un déficit démocratique ? Les intellectuels n’ont pas trouvé leur peuple libéral et ont cherché à se substituer à lui, les classes populaires ont sans doute trop attendu d’eux avant de les renvoyer en 1934 àleurs origines bourgeoises. C’est l’explication de cette double frustration qui guide notre raisonnement.

Une originalité espagnole

6 La démocratie constitue depuis deux siècles l’horizon du progrès politique dans les pays occidentaux. En Espagne, elle tarde à venir et les intellectuels se font un devoir de contribuer à son avènement. L’une des originalités espagnoles réside dans l’émergence précoce d’une vocation des élites intellectuelles à exercer un rôle dirigeant et normatif, bien qu’il s’agisse d’un groupe réduit à l’intérieur d’une minorité éclairée qui s’exprime dans un pays à la culture écrite peu développée et à l’espace public encore guère médiatisé. La recherche d’une définition et d’une typologie propres à l’Espagne, incite à

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s’interroger sur l’identité, la situation et le rôle des intellectuels ; les conditions culturelles de leur action publique ; leurs moyens d’expression et leurs voies d’action. L’analyse de la parole et de l’action des intellectuels qui s’assignèrent cette mission est entreprise ici dans une perspective globale de sociologie historique, avant d’envisager une approche idéologique, puis une analyse de la portée de leur combat dans le siècle. Depuis l’apparition d’un groupe d’intellectuels, auto-définis comme tels, qui furent les premiers soucieux d’adapter l’Espagne au monde moderne, jusqu’à la transformation du statut de l’intellectuel, en proie aux interrogations de la pensée révolutionnaire marxiste, ce projet imposait de conjuguer plusieurs approches méthodologiques (étude institutionnelle, des élites, de la presse, des partis politiques), qui mettent en évidence, par-delà les parcours individuels, une logique collective5. Formés dans les institutions issues de l’introduction du krausisme en Espagne à la moitié du XIXe siècle, depuis l’Institution Libre d’Enseignement (Institución Libre de Enseñanza, 1875) jusqu’au Comité pour le Développement des Études (Junta para Ampliación de Estudios, 1907), sans oublier cet autre parlement qu’était l’Athénée de Madrid, les intellectuels, qui se sont dotés d’une pensée critique face aux événements internationaux, sont décidés à résoudre ce qu’ils nomment « le problème de l’Espagne » autrement que par la réitération de quelques panacées (lutte contre le clientélisme, irrigation, alphabétisation, européanisation).

7 Ils ont agi dans la société et sur elle. Celle-ci leur renvoie d’eux-mêmes une image de tuteurs du peuple qu’ils savent exploiter pour justifier leur action. Celle-ci consiste d’abord à traduire en termes politiques les questions traditionnellement non résolues. « À qui appartiendra la terre, qu’elle soit aride ou irriguée ? », demandait Manuel Azaña en illustrant la volonté de sa génération d’aller au-delà de la protestation en faveur de la justice ou du développement par un projet politique, ancré désormais au référent de la Révolution française plus qu’au krausisme sur lequel s’était fondée l’action de leur aînés pendant le Sexennat et la Première République.

8 Tous ne sont pas des tribuns notoires mais la plupart deviennent journalistes et savent alterner la pratique de l’art oratoire et la rédaction d’une chronique. En effet, l’œuvre de la plupart d’entre eux est constituée de collaborations journalistiques à un moment où les conditions de la production culturelle évoluent et où apparaissent de nouveaux organes de presse et où tous les nouveaux partis politiques disposent d’un nouvel espace pour les accueillir : Joven España au sein du Parti Républicain Radical (1908), Liga de Educación política au Parti Réformiste (1913),Escuela Nueva au Parti Socialiste (1912). Car ils cherchent également à se doter d’instruments politiques, et la plupart hésitent entre l’adhésion aux nouveaux partis politiques, organisés autour des années dix, le militantisme au sein du mouvement ouvrier et la création d’un parti d’intellectuels.

9 Certes, les journaux sont soumis à divers types de contraintes : censure, difficultés économiques, propagande étrangère etc., qui sont autant d’entraves à la liberté d’expression et les nouveaux partis politiques doivent encore gagner leur place au sein du jeu parlementaire (Pablo Iglesias, leader du Parti Socialiste, est le seul député d’un parti extra-dynastique, depuis 1910). Ce qui est nouveau cependant, au début du siècle, c’est que l’intervention des intellectuels se structure et devient permanente. Les campagnes et les manifestations auxquelles ils prennent part, les manifestes qu’ils signent, leur collaboration journalistique, les nouveaux organes dont ils disposent, les intègrent à la vie sociale. Mais c’est le fait de prendre part aux manifestations publiques, celui de signer des manifestes qui inscrit leur engagement dans le rituel

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d’une expression protestataire et lui confère son caractère symbolique. À ce niveau, le rôle joué par Madrid dans la formation et l’attraction des élites intellectuelles, n’est pas négligeable. Cependant, la vision centripète ou centrifuge que l’on a de la politique symbolise l’épopéenationale qui nourrit la poésie moderniste mais propose également des solutions régionales qui ignorent la capitale, dans un État qui tourne le dos à la société. C’est donc depuis l’État que ces intellectuels prétendirent faire la nation, et non le contraire, selon le schéma idéal mais illusoire qui fonde le politique sur le social. L’insécurité de la démarche illustre ce paradoxe qui peut conduire à une aporie ou à un malentendu dès lors que le peuple, lorsqu’il acquiert une personnalité politique, ne correspond plus au schéma idéal de l’intellectuel. Celui-ci veut faire entrer le peuple au Parlement alors que les masses prolétaires sont dans la rue.

10 Si l’on souscrit à l’analyse de Vicens Vivens selon laquelle la crise que connaît la société espagnole se manifeste depuis le milieu du XIXe siècle par des vagues successives chaque fois plus violentes6, on est enclin à opter pour une analyse qui s’inscrive dans une assez longue durée. Celle-ci peut rendre compte à la fois de la lenteur avec laquelle se structure la mentalité bourgeoise (et se manifestent les innovations techniques) et de la maturation – mais aussi de la cohérence – d’un projet politique. Tout au long du XXe siècle, les intellectuels protestent, puis affirment un projet − la démocratisation du régime − et se dotent d’un programme, dont la mise en œuvre passe par l’instauration de la République. L’expression de leur critique évolue : de la pétition au manifeste, du discours à la chronique de presse, puis du rituel de la protestation à celui de l’opposition, avant qu’ils ne découvrent brièvement les contraintes du Pouvoir, au point de s’identifier à la IIeRépublique,àl’ avènement et au fonctionnement de laquelle ils ont contribué.Soudain l’ Espagne, qui fut longtemps en Europe, aprèsavoirété une sorte de laboratoire politique ouvertà toutes les expériences, un espace de crispations et de désillusions, incarnait le renouveau idéologique et culturel, comme elle sembla le faire égalementàl’issue du franquisme avec le processus de transition vers la démocratie.

11 La vocation normative que s’attribuent les intellectuels impose la recherche d’une typologie, sinon d’une définition, propre à l’Espagne, sans rester prisonnier des auto- définitions formulées dans la polémique ou dans une relation critique au savoir et au pouvoir. Mais elle conduit à s’interroger sur les savoirs eux-mêmes c’est-à-dire sur les formations reçues, puis sur les formes et les normes de leur engagement lorsqu’ils se posent en contre-pouvoir. Dans la mesure où la politique est action et non science, et se développe au milieu de circonstances réfractaires à la généralisation scientifique, ce sont les actes des intellectuels et leurs réactions face aux événements qui nous int éressent, et inversement, l’influence qu’eurent ceux-ci sur leur itinéraire idéologique7.

12 Faire l’histoire des intellectuels, c’est donc àla fois,faire celle de plusieurs mouvements d’idées, se mouvoir dans un océan de références quotidiennes et entrevoir à la charnière du culturel et du politique, la théorie et la pratique. D’un côté, les intellectuels posent le problème du bon gouvernement, de l’autre, ils analysent la nature et les modalités de celui qui est le leur. Même lorsqu’ils sont d’accord sur l’objectif, les acteurs ne donnent pas toujours à l’action politique la même signification. Les uns considèrent celle-ci comme une fin en soi, les autres n’y voient qu’une étape dans un processusrévolutionnaire à l’issue plus lointaine. C’est ainsi qu’après avoir voulu raconter l’histoire nationale afin de justifier la révolution libérale du XIXe siècle,

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ils contribuèrent à l’éducation de la communauté pour que celle-ci soit capable d’assimiler les valeurs libérales. Ensuite viendront l’expression des idées sur la société et la forme du pouvoir et celle des imaginaires nationaux.

13 Après avoir joué un rôle public important au cours du Sexennat (Sexenio, 1868-1874) à tel point que l’on a pu comparer la IèreRépublique à une république platonicienne de philosophes8, puisque, trois des quatre présidents qu’eut ce régime éphémère (1873-1874) furent des professeurs de philosophie – Pi y Margall et Castelar étaient des hégéliens notoires et le troisième, Salmerón, un positiviste de filiation krausiste –, ces intellectuels se sont éloignés de la vie politique au début de la Restauration. Déçus par le déroulement d’une vie politique soumise à la routine frauduleuse de l’alternance concertée, qui ne faisait aucune place aux nouveaux courants idéologiques, ils ont cessé de donner leur avis. Les hommes politiques n’ont pas cherché davantage à les solliciter. Le jeune Unamuno le reconnaît : « Nous détestions alors presque tous la politique. » De surcroît, ils étaient dépourvus alors d’humilité savante et de cette volonté de « faire passer le droit et un idéal de justice avant leur personne, leurs intérêts de nature et leurs égoïsmes de groupe », selon la définition morale que donnait Lucien Herr des intellectuels. Après l’hégélianisme de leurs aînés, leur philosophie de repli, empreinte de mysticisme spéculatif, qui n’était pas incompatible avec l’individualisme libéral, fut le krausisme. Ce mouvement basé sur la doctrine éthico-pédagogique de Krause, commence, à partir de 1876, à avoir une influence diffuse dans toutes les sphères de la société àtravers l’éducation et le succès,au sein de la bourgeoisie madrilène, de l’ Institution Libre d’Enseignement, fondéepar Francisco Giner de los Ríos en 1875. Il permet plus tard une alliance des partis bourgeois avec la social- démocratie incarnée par des philosophes ou des juristes néo-kantiens tels que Julián Besteiro ou Fernando de los Ríos.

14 Si les historiens ne peuvent se soustraire à l’histoire, ni les médecins à la maladie, ce furent certes, jusqu’à une époque récente, des intellectuels qui réfléchirent sur la condition et le rôle des intellectuels. Il ne faut pas toujours prendre au pied de la lettre leur témoignage formulé dans une relation critique au savoir et au pouvoir9. En prenant pour objet un monde social qui était le leur, ils ne purent éviter, dans l’analyse de leur fonction, une dramatisation. Par ailleurs, leur témoignage n’était pas toujours désintéressé : soit parce qu’il visait à justifier une attitude, soit parce qu’il la dignifiait a priori, en procédant à une sécularisation de la fonction spirituelle dévolue traditionnellement au clergé. Ces Pères fondateurs d’un petit ordre fermé pouvaient-ils parler d’eux-mêmes ? « Les intellectuels se trouvent toujours d’accord pour laisser hors‑jeu leur propre jeu et leurs propres enjeux »10.

15 La première question traduit une vision finaliste de l’Histoire qui, faisant d’obscurité vertu, a intérêt à masquer la frontière entre la connaissance savante et l’instruction publique. La seconde exprime un ressentiment réducteur, qui s’en tient à une dénonciation anecdotique des élites autoproclamées11, et néglige la définition de leur rôle dans la crise de la société bourgeoise. Que représentent les intellectuels ? Parlent- ils seulement en leur nom ? Quel est l’agent de la transformation sociale qu’ils préconisent ? Ils ont tendance à diaboliser la politique et les gouvernants (comme ces intellectuels qui, en juin 1905, publient en Espagne un manifeste hostile au président du Conseil accusé d’avoir signé le traité de Paris en 1898 qui entérinait la perte de Cuba). Mais, comme ils affirment également que le peuple est victime de l’analphabétisme, ils

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se posent en ultime recours en prétendant le représenter. Mais ils croient au caractère émancipateur du savoir. Cette croyance – que le peintre Gustave Courbet et le poète José Martí résument du même aphorisme « savoir pour être libre » − est à l’origine de la mission des maîtres d’école de la IIIeRépublique française et se répandra parmi les autodidactes du mouvement ouvrier.

16 Par-delà le point de vue éthique, se profile une autre question : le savoir doit-il conférer le pouvoir ? Ce problème, qui est à l’origine de la technocratie, clairement exposé par Saint‑Simon (qui proposait de créer en Europe un comité de douze savants et neuf artistes chargés d’assurer les progrès de la civilisation), on le retrouve chez Auguste Comte lorsqu’il envisage d’utiliser les méthodes de la science dans le calcul des décisions politiques12.

17 Soixante ans après la génération qui fit la IèreRépublique et la perdit l’année suivante, ils forgèrent un nouveau régime démocratique et parvinrent brièvementà le faire fonctionner dans un contexte européen hostile oùl’ on remettait en cause les fondements et le fonctionnement de la démocratie parlementaire . Les intellectuels sont persuadés qu’ils doivent émanciper le citoyen par le développement de l’instruction ; ils veulent lutter contre l’immixtion des pouvoirs de fait dans la vie publique et séculariser la société afin de permettre à leur pays d’atteindre le niveau civique et scientifique européen.

Situations et projets

18 Être libéral, ce futd’abord produire et diffuser un discours d’opposition qui n’analysait pas une situation mais affirmait des valeurs d’autant plus intangibles qu’elles restaient lettre morte : liberté d’expression, suffrage universel, sécularisation de la société que la droite catholique assimila à une volonté de déchristianisation. On voulut donc former des formateurs afin de changer la société de l’intérieur par l’éducation (Giner), faire la réforme afin d’éviter la révolution (de Costa à Araquistáin, c’est-à-dire entre 1902 et 1931) puis faire la révolution afin d’éviter la contre-révolution apparue en Allemagne (1933‑1936). Par conséquent, l’émergence d’une société civile fut tardive et lente en Espagne. La référence ne sera plus le rêve libéral du passé, ni la protestation présente au nom des grands principes : la nostalgie, et l’indignation ont fait place à l’expression de l’espoir raisonné d’une démocratisation du régime.

19 Par ailleurs, le prolétariat commence à s’organiser sur des bases marxistes et reçoit l’appui des intellectuels13 qui croient pouvoir comprendre l’Histoire en se rapprochant du monde du travail, tandis que les ouvriers ont besoin des intellectuels pour avoir accès à la culture, c’est-à-dire à l’interprétation du monde qui les entoure. L’évolution de ces deux phénomènes explique des moments de collaboration et de méfiance réciproque, dus essentiellement à une erreur sur l’identité de l’agent du changement politique : peuple souverain ou prolétariat révolutionnaire ?

20 Non seulement les libéraux espagnols se divisèrent au fil des ans sur des questions essentielles, comme la forme de l’État ou le rôle de celui-ci dans le domaine économique et ne furent pas capables de démocratiser son fonctionnement, mais ils ne surent pas résister aux nouvelles poussées anti-libérales, après la Première Guerre mondiale. La centralisation jacobine, puis le socialisme, qui entendaient consacrer la primauté de l’intérêt général, mais aussi l’opposition de l’Église, qui voyait dans

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l’idéologie libérale la responsable de la fin de l’Ancien Régime et donc de sa propre hégémonie, renvoyaient le libéralisme au domaine des libertés formelles. La révolution française de 1789, tout comme le mouvement qui déboucha sur la constitution espagnole de Cadix de 1812, restèrent des références, mais la théorie libérale ne sut pas répondre aux questions posées par les déséquilibres sociaux issus de l’urbanisation de la fin du XIXe siècle. Et le libéralisme fut vécu en Espagne comme un échec.

21 L’intellectuel traditionnel adresse au peuple des manifestes, en prétendant agir en son nom, pour défendre la liberté et exiger la justice. Au cours des années dix, la droite s’empare du mot qu’elle méprisait jusqu’alors et voit le parti qu’elle peut tirer de la fonction. Les années vingt voient l’apparition d’un nouvel intellectuel préoccupé au nom de l’éthique par l’évolution de toute la formation sociale : l’eugénisme, la vie familiale, l’organisation de la société sont souvent son cheval de bataille. On parla ensuite de l’intellectuel organique soit pour désigner celui qui mettait son talent au service du Pouvoir, soit pour nommer l’intellectuel collectif représenté par le parti ouvrier.

22 La possible disparition de l’intellectuel, une fois sa mission accomplie, déjà théorisée par Lénine, fut envisagée en Espagne notamment par Besteiro, La définition du concept évolue, par conséquent, au gré des circonstances sans que la nouvelle définition annule nécessairement la précédente, car elle dépend des modalités de l’engagement et de l’action de l’intellectuel, en fonction de son insertion dans le corps social. Cela ne manque pas d’induire des réactions adulatoires ou hostiles : l’intellectualisme, devenu synonyme de pensée stérile et répétitive, engendrant,àgauche autant qu’àdroite,l’anti- intellectualisme14. On retiendra quatre modalités d’action : protester, au nom de la morale et de la réputation acquise dans l’exercice d’un métier littéraire ou scientifique, contre l’injustice et en faveur du droit ; s’ériger en maître à penser en influençant la jeune génération ; faire de l’éducation une cause nationale ; et enfin, définir un projet et forger un programme d’action politique. Ceux qui ajoutèrent la modalité révolutionnaire partir de 1933 devinrent des militants et perdirent leur condition morale de témoin. Pourtant on leur demandait de prolonger le sacerdoce laïc en bâtissant un système intellectuel du monde puisqu’ils étaient capables de voir dans le concret l’organisation de qualités abstraites. L’emphase romantique qui les prenait pour des prophètes ne leur déplaisait pas :» Le poète lit dans lesétoiles la route tracée par le doigt de Dieu , «prétendait Victor Hugo15. Les jeunes Maeztu et Unamuno prétendirent comprendre avant les autres l’état de leur pays et la situation qui leur était faite.

23 Cependant le témoignage des intellectuels dans les conjonctures critiques a toujours un caractère éphémère. Être intellectuel, ce n’est pas un métier mais une fonction, puisque l’intellectuel doit toujours se nommer face à l’événement. Comme disait Alain : l’affaire Dreyfus est toujours à refaire. La lutte qu’elle a suscitée pour la liberté des citoyens et la paix des peuples n’est jamais finie. Mais peut-on ériger en combat permanent le monopole de l’indignation et du courage ou se désigner comme gardien d’un temple à construire ? Finalement on reproche à l’intellectuel libéral un engagement ambigu qui est consubstantiel à son apparition publique. Enfin, une autre question ne peut manquer d’être envisagée : de jeunes écrivains, désireux d’en découdre, ne chercheront-ils pas à exploiter le moindre prétexte (injustice, erreur judiciaire), à le transformer en une affaire qui, par voie de conséquence, leur conférerait ce statut envié ?

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24 Avec la montée d’un nationalisme chaque jour plus véhément pour pallier l’absence de projet social et politique, un intellectuel de droite apparaît qui est le plus souvent un esthète (comme D’Annunzio en Italie, D’Ors en Espagne ou Gonzague de Reynold en Suisse) préoccupé par l’ordre, l’exaltation des gloires nationales et la condamnation du matérialisme. Celui-ci s’efforce de rendre compatible la tradition religieuse et la modernité technique. Son discours, avec des accents corporatistes, cache mal des velléités autoritaires et anti-libérales, destinées à rendre efficace l’action politique. L’imaginaire social engendré par ces projets se caractérise par une représentation idyllique du monde rural et s’inscrit dans un songe démagogique de retour à la communauté paysanne, à sa démocratie organique et naturelle qui ignore les partis et le parlementarisme. Un tel projet repose sur un peuple sain de la campagne et des montagnes, dirigé par des chefs charismatiques (les intellectuels) dont le pouvoir se verra confirmé par une adhésion plébiscitaire.

25 Dans un milieu qui « luttait contre l’uniformité imposée par les principes de la Révolution française », Eugeni d’Ors trouva avec les idées de Maurras un ferment capable de détruire rationnellement les principes du libéralisme. Il considéra, comme lui, que le romantisme avait été une inutile rébellion individualiste face aux lois objectives de la réalité. Il partagea avec lui le sens du classicisme, qu’il trouva aussi dans la lecture de Taine, comme message réformateur fondé sur la conviction qu’il existe une unité culturelle propre au monde méditerranéen. Cet idéal, qui était proche de celui de D’Annunzio, répondait au complexe d’infériorité que le monde latin ressentait à l’égard de l’Europe septentrionale16 qui évoquait volontiers la décadence des nations latines en oubliant que le monde germanique et anglo-saxon avait connu, lui aussi, quelques années auparavant, sa crise d’identité. Cependant D’Ors ne liait pas, comme Maurras (dont l’influence diminua en Espagne après la condamnation de L’Action française par le Vatican), le nationalisme, selon lui inspiré par Rousseau, à la Monarchie. Il détestait également le positivisme d’Auguste Comte sur lequel se fondait le nationalisme intégral maurrassien17. L’anti-romantisme et l’intellectualisme qui inspirèrent ce retour à l’ordre dans le cadre d’une unité culturelle propre au monde méditerranéen, débouchèrent sur la conception d’une culture quasi officielle qu’Eugeni d’Ors se chargea d’orchestrer, brièvement jusqu’en 1917, au sein des nouvelles institutions catalanes. Cependant, ses idéaux pré-fascistes n’obtinrent qu’une audience limitée et ne parvinrent pas à modifier la doctrine nationaliste catalane, car le souhait de fonder l’identité catalane sur l’autoritarisme hérité des cercles néo-nationalistes français, s’opposait aux idéaux du nationalisme catalan officiel. Le « noucentisme », animé par Eugeni d’Ors, est donc un mouvement ambigu, à la fois conservateur et modernisateur alliant la tradition idéologique et la modernité technique. Cette modernité se conjugue aussi bien avec celle qui réinvente le passé qu’avec le mythe futuriste bien éloigné du récit des origines.

26 C’est sur ce paradoxe idéologique, fruit de la juxtaposition de la modernité, du passé national – ou gréco-latin – que repose l’insolite dialectique de la nouvelle droite qui établit des relations avec Mussolini avant de prêcher la contre-révolution, comme le cénacle d’intellectuels qui prirent part à la Dictature de Primo de Rivera, autour de Ramiro de Maeztu, José Pemartín ou Eugenio Vegas Latapié. Mais on présente aussi cet idéal contre-révolutionnaire comme la lutte moderne de certaines élites sociales pour un pouvoir autoritaire selon les règles du darwinisme social qui ne permet qu’aux meilleurs de survivre face à une nation hostile. Celles-ci proposent des solutions

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hiérarchiques aux conflits sociaux, comme le suggéra soudain le dilemme que Salvador de Madariaga formulait avec son livre Anarchie ou hiérarchie dans l’Espagne de 1934 18. Mais ces intellectuels conçoivent la politique, avec des visions idéalisées de l’Antiquité et de la Renaissance, comme une œuvre d’art dès lors que l’Ancien Régime était un État baroque et catholique, « théâtral comme l’art lui-même »19. Cet intellectuel de droite poursuit une utopie : en Espagne, l’intellectuel devenu phalangiste entend reconquérir sous le franquisme la place perdue après le triomphe de la République. Il avait voulu construire la Cité de Dieu sous la Dictature de Primo de Rivera et surtout au début du franquisme après que la Guerre civile eut permis de faire table rase. Il n’eut qu’un ennemi : le suffrage universel et le libéralisme, mais dut rivaliser avec un intellectuel catholique qui prêchait la croisade et la contre-révolution violente.

Le rapport au siècle

27 Le régime de la Restauration, marque le retour de l’État constitutionnel à des valeurs conservatrices qui semblaient révolues après la révolution de 1868, et a favorisé l’apparition d’une classe de travailleurs intellectuels qui ne pouvait plus être assimilée par le Pouvoir. Ils luttèrent contre un malaise et s’efforcèrent de provoquer une prise de conscience dans les milieux politiques. Ils voulurent ensuite s’adresser à l’opinion, en protestant au nom de la morale contre la répression et en faveur de la justice. La nouvelle génération, qui s‘est formée philosophiquement en Allemagne à partir de 1908, grâce aux bourses de laJunta para Ampliación de Estudios, et politiquement dans le débat suscité par la Première Guerre mondiale, se dote d’un programme : la démocratisation. Elle monopolise les moyens d’information et impose un nouveau discours politique réformateur, moins rhétorique mais plus précis, que celui des époques précédentes ;celui-ciaspire à être national et finira par être républicain. La question sociale, qui se pose avec davantage d’acuité, à partir de 1917, lui fait adopter une attitude plus radicale. Après avoir voulu réformer en vain le régime, les intellectuels ne songent plus qu’à le renverser. Aucun régime n’écarta, comme la dictature de Primo de Rivera, les élites nationales du Pouvoir en laissant le champ libre aux intellectuels pour structurer une opposition démocratique et républicaine. À tel point que le champ intellectuel et celui de l’opposition au Pouvoir finirent momentanément par se confondre.

28 Dès lors, l’intellectuel cesse d’être un moraliste isolé, un membre rebelle de la bourgeoisie, pour acquérir une plus grande conscience de groupe et préparer une alternative politique. Cependant, il ne sait pas s’il doit militer au sein d’un parti bourgeois réformateur, adhérer au parti du prolétariat ou contribuer à la création de ce parti d’intellectuels toujours en projet depuis le début du siècle (depuis Joaquín Costa jusqu’à José Ortega y Gasset). Il n’est plus question désormais de mettre un terme à la décadence du pays ou de le régénérer : afin de favoriser le progrès et la modernisation de l’Espagne on veut réformer les normes et les formes mêmes du Pouvoir, et ensuite s’emparer de celui-ci, après avoir constaté qu’il n’est pas possible d’entrer dans son jeu. Les intellectuels entrevoient alors la possibilité de considérer la réalité en dehors du plan institutionnel et selon une perspective autre que strictement culturelle.

29 Ce n’est pas pour autant que l’historien doit être dupe des représentations et des catégories de l’époque qu’il prétend étudier. Oracles de la République, étonnés que leurs ouvrages ne soient pas le bréviaire des gouvernants, les intellectuels ne peuvent

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ignorer que, s’ils interviennent dans la vie politique, ils ne sauraient se soustraire aux aléas de celle-ci. Les intellectuels sont persuadés qu’il faut émanciper le citoyen par le développement de l’instruction. Ils veulent lutter contre l’immixtion des pouvoirs de fait dans la vie publique et séculariser la société. Leur but est de faire l’État en élaborant de nouvelles institutions. Mais ils ont du mal à construire celui-ci sur une nation qui, à leurs yeux, n’existe pas encore. L’apparition des masses les oblige à réviser les fondements de leur pensée et les modalités de leur action alors qu’ils concevaient celle-ci comme le privilège d’une élite. La poussée des revendications nationalistes aurait dû les contraindre à renoncer à une erreur de perspective illustrée par cette métonymie qui depuis des siècles assimile l’Espagne à la Castille au détriment de la Catalogne.

30 Dans les moments critiques (1917, 1931, 1934) les intellectuels tiennent le plus souvent un discours idéologique qui n’analyse pas la réalité mais prétend l’expliquer en fonction d’un modèle réformiste ou révolutionnaire.

31 Après avoir situé les intellectuels face à l’événementiel et étudié les principales grilles de lecture de l’événement dont ils ont disposé (de la Révolution française, aux Révolutions turque, mexicaine ouRévolution russe etàla montée du fascisme sans oublier la revendication d’une tradition démocratique nationale), l’analyse des étapes de leur engagement et leurs modalités d’action, montre à quel point le sens de leur combat et leur attitude face au Pouvoir évoluent. En une décennie, l’opposition au monarque s’est transformée en opposition à la monarchie puis en appel à la république.

32 Ceux qui critiquent le régime dénoncent l’alternance pacifique entre conservateurs et libéraux fondée sur la pratique raisonnée des élections falsifiées. Ce fléau, unanimement dénoncé, sous le nom de caciquisme, est justifié par l’absence d’opinion publique par ceux qui l’entretiennent, même s’ils restreignent la liberté d’expression. À moins que l’on ne considère, comme Unamuno, que ce clientélisme est un substitut à l’administration défaillante. La nouvelle génération fait le bilan de l’itinéraire intellectuel de ses aînés dont la passion égocentrique et iconoclaste a fini par engendrer la méfiance. Elle en profite cependant pour rendre hommage à Galdós et à Costa dont elle salue les nombreuses interventions publiques. Vers 1905, l’échec de l’intervention de la première génération d’intellectuels en politique est patent. Le groupe de 1898 est dissous. Son témoignage aura été moral et littéraire. Il n’a pas dépassé le stade des idées et n’a pas structuré un mouvement, hormis la brève tentative du groupe des trois : Azorín, Baroja, Maeztu. Mais à partir de 1909, la rupture moderniste semble consommée, les derniers feux protestataires de 98 sont éteints et se trouve ébauchée, après plusieurs tâtonnements, et le retrait de Unamuno, la plate- forme du réformisme bourgeois avec la formation de la Conjonction républicano-socialiste, puis la constitution du Parti Réformiste en 1913. La création au sein de celui-ci de la Ligue pour l’Éducation Politique d’Ortega y Gasset intervient à un moment où la crise pour la direction des partis dynastiques, après la retraite de Maura et la mort de Canalejas (García Prieto se posant en rival de Romanones et Dato s’apprêtant à prendre le relais chez les conservateurs) semble prédire quelque chance de succès à l’action concertée des intellectuels.

33 En une décennie, l’opposition au Monarque s’est transformée en opposition à la Monarchie puis en appel à la République. Après des débuts difficiles, faits de conquêtes et d’affirmations, les intellectuels, confrontés au réel, passent du témoignage moral à

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l’action civique et à la réforme de l’État. Après deux faux départs, et la définition d’une attitude dans la critique de l’attitude officielle face à la défaite de 1898 et par rapport aux propositions de Joaquín Costa, ils élaborent un programme et commencent à se doter de moyens d’expression (nouveaux organes de presse) et d’action (nouveaux partis politiques). Leurs premières interventions traduisent une conscience malheureuse face au malaise qu’ils éprouvent à cause de la situation de leur pays, puis face à diverses affaires judiciaires qui les touchent plus ou moins intensément (Affaire Dreyfus, Procès de Montjuich, Affaire Ferrer). Après les tâtonnements du deuxième lustre (1906-1912), ils se mettent en quête d’une refondation nationale, à la faveur de la polémique suscitée par la Guerre de 14 et l’attitude neutre de leur pays.

34 C’est au cours de la Première Guerre mondiale que se structure le mouvement de protestation des intellectuels. Ceux-ci apparaissent comme des acteurs politiques au moment où le système de la Restauration est confronté à son propre blocage et avant qu’ils n’entrevoient des voies alternatives en dehors de celui-ci, après l’échec des expériences de rénovation interne de Maura et de Canalejas. Une fois vaincu le malaise du tournant du siècle, se précise, par paliers successifs, depuis la lutte antigermanophile jusqu’à l’appel de l’Union Démocratique en 1918 puis lors de la polémique sur la question marocaine (1921) et l’opposition à la Dictature de Primo de Rivera, l’expression d’un sentiment démocratique. La lutte des intellectuels, une fois dépassées les panacées régénérationnistes, se caractérise par la constance de leur action et par l’homogénéité sinon de leurs écrits, du moins de leurs leitmotivs et de leur langage. La question sociale, qui se pose avec davantage d’acuité, à partir de 1917, leur fait adopter une attitude plus radicale. Mais leur combat n’acquiert tout son sens que lorsqu’ils s’opposent au régime sous la Dictature de Primo de Rivera et sont porteurs d’un projet : la République, solution qui, après l’échec de la Première République en 1874, n’était guère d’actualité jusqu’alors. Ledébat constituant qu’ils ont entaméetl’éventualité d’une ouverture du système de la Restauration, par la participation de catalanistes et de réformistes au Pouvoir, sont interrompus par le coup d’État. En les poursuivant, après avoir renoncé à les séduire, et en faisant d’eux des ennemis publics, le Pouvoir leur confère un statut d’opposant et raffermit leur républicanisme.

35 La période 1926-1931 marque l’apogée de leur mouvement. Jusqu’en 1917, les intellectuels s’efforcent en vain de provoquer une prise de conscience afin de tirer le pays de sa décrépitude, rajeunir ses structures, en faire une nation moderne. Ensuite les questions sociales occupent une place de plus en plus importante. L’apparition des organisations de masses (partis ouvriers et syndicats) les oblige à réviser les modalités de leur action. Les uns continuent à vouloir apparaître comme les guides de leur peuple, les autres s’engagent dans l’action politique à côté des militants des partis politiques ou des syndicats. Il ne s’agit plus d’un mouvement de protestation conjoncturel mais d’une action continue. L’engagement public des intellectuels – que Luis de Zulueta décrivait encore en 1905 comme une fièvre intermittente – est devenu permanent. Bien qu’il existe, par-delà certains itinéraires individuels, une logique collective, il ne fait aucun doute que José Ortega y Gasset est l’un des acteurs les plus importants de cette évolution. Après avoir voulu réformer en vain le régime, les intellectuels ne pensent plus qu’à le renverser. En une décennie, l’opposition au monarque se transforme en une opposition à la monarchie, et ensuite en appel en faveur de la république. Lorsque Ortega y Gasset cisela sa formule « Delenda est Monarchia «20, il exprimait un sentiment amplement partagé. Encore fallait-il faire triompher la nouvelle République issue de la fête populaire du 14 avril 1931. Après

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avoir joué un rôle fondamental dans le changement de régime et avoir concouru à l’avènement de la IIe République, ils incarnent l’ essentiel des cadres dirigeants du nouvelÉtat.Pourtant, alors qu’ils contribuent à la rédaction de sa Constitution, de nombreux intellectuels se disent déçus par le contenu politique du nouveau régime et prennent leurs distances. Ils ont acquis une identité en essayant de former l’opinion. Le suffrage universel a légitimé leur engagement, mais les a transformés en hommes politiques qui devraient être jugés comme tels.

36 Les intellectuels veulent faire l’État en élaborant de nouvelles institutions, mais ils ont du mal construire celui-ci sur une nation inachevée, et à agir sur celle-ci. Ils parlent au peuple, au nom d’un peuple qui n’existe pas encore, puisqu’il faut l’éduquer dans un pays rural qui a du mal à se démocratiser. L’apparition des masses les oblige à revoir les fondements de leur pensée et les modalités de leur action qu’ils concevaient comme le privilège d’une élite. L’enjeu du débat social forme une unité complexe : on suggère que les résistances à la sécularisation, à la démocratisation ou à la modernisation viennent du monde rural et que la résolution de la question scolaire passe par celle de la religieuse. Enfin, ils reviennent sur la nécessité d’une réforme agraire : une question qui semble traditionnellement mal posée, puisque sont des hommes de culture qui font passer l’éducation avant les réformes structurelles. Cependant, l’analyse du discours social des intellectuels révèle un malentendu sur la définition du titulaire du pacte constituant et un espoir infondé sur la capacité des classes moyennes à prendre en charge le changement. Sur ce peuple introuvable, après que l’on a prétendu sanctifier le suffrage universel masculin en faisant de l’individu un citoyen, se fonde une démocratie imparfaite.

37 Les étapes de l’engagement social des intellectuels, qui éclaire la genèse et l’évolution de la Seconde République, ce régime que les intellectuels eux-mêmes n’hésitèrent pasà appeler eux-mêmes, aprèsAzorín,la »République des intellectuels« , sont également riches et révélatrices à cet égard : depuis l’autodéfinition et le manifeste, la prise de parole et la manifestation, la collaboration journalistique qui confère un magistère, jusqu’à la participation au Gouvernement. Cette étape de leur action réformatrice (1931-1933) sonne la fin des illusions. Après la brève expérience du Pouvoir, arrive le temps du désenchantement et de l’exil. 1931-1936.

Conclusion :expert, cadre politique ou conscience universelle ?

38 Depuis “J’accuse”, le manifeste d’Émile Zola, qui symbolise le début de leur témoignage en faveur de la justice, jusqu’au Retour de l’URSS d’André Gide, qui dit leur déception de devoir renoncer à trouver dans ce pays une seconde patrieoù pouvait se réaliser leur utopie,les intellectuels crurent être capables, en défendant quelques individus injustement poursuivis, de faire régner la justice, la morale et le droit dans leur pays. Ils s’assignèrent en Espagne, à partir du milieu de la première décennie, une tâche plus ambitieuse : éduquer le peuple afin de fonder la nation et même, dans la fièvre des années trente, contribuer à la libération des peuples opprimés (le rôle de l’Espagne à la Société des Nations n’est pas négligeable). Considérée rétrospectivement au moment de la Guerre civile, celle-ci fut perçue, après la remise en cause de l’idéologie des Lumières par l’idéalisme romantisme et de celui-ci par le marxisme, comme une défaite de la raison et un échec du libéralisme.

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39 Les intellectuels ont-ils vocation à constituer une classe dirigeante ? En Espagne, ceux qui s’assignent la tâche de gardiens des valeurs morales, et sont reconnus comme créateurs et vecteurs d’idées, finissent par pallier l’absence de cadres politiques. Par la constance de leur protestation et leur omniprésence dans la presse et les manifestations publiques, ils créent un climat idéologique favorable à la République dont ils pensent avoir une vocation à interpréter l’avènement. Ils perdent alors l’homogénéité qu’ils se sont forgée dans leur lutte contre la monarchie et sont confrontés à trois types de difficultés : d’une part, ils doivent à la fois définir et faire fonctionner le nouveau régime ; d’autre part, persuadés que le retard de l’Espagne est dû à un sous-développement culturel, malgré l’essor de ce que l’on appela l’Âge d’Argent de la Culture, ils privilégient l’éducation et ne peuvent se résoudre à renoncer à leur rôle critique d’intellectuels sans se demander si celui-ci est compatible avec leur participation au Pouvoir. Vouloir que l’intelligence soit un élément de progrès social peut sembler utopique dans l’Espagne de 1936 en proie à la discorde. Manuel Azaña comprend tardivement que l’on ne réforme pas la société par décret et encore moins sans administration, ou que la démocratie n’est pas la rédaction d’une constitution mais l’application de celle-ci. Les intellectuels peuvent-ils rester des experts ou des critiquesmédiatiques de l’expérience démocratique plus que des cadres politiques ? Incarnent-ils encore la conscience universelle sur le mode souhaité par Julien Benda lorsqu’il s’en prit à leur engagement partisan au cours de la Première Guerre mondiale.

40 Les intellectuels ont-ils contribué à la modernisation de la société et à celle du Pouvoir ? Leur action politique semble fragile et insuffisante. On a l’impression d’un échec et d’un malentendu. En parvenant au Pouvoir ils sont restés fidèles à leur projet mais ils ont davantage pensé en termes normatifs qu’en fonction de la réalité. Ils n’ont peut-être pas mesuré le poids des contraintes de la politique nationale. La mise en œuvre des réformes, jugées insuffisantes par la gauche, rencontre l’opposition des organisations patronales, d’une partie de l’armée et du clergé. Les intellectuels continuent à raisonner en éducateurs alors que la situation exigeait des changements de structure : la réforme agraire ne connaît qu’un début d’application. Il est vrai qu’ils n’ont pas les moyens économiques nécessaires et que la modernisation de l’Espagne qu’ils veulent entreprendre, en instaurant des valeurs démocratiques, s’inscrit à contre-courant dans le contexte européen des années trente où celles-ci sont en crise et que la politique de grands travaux de Primo de Rivera a vidé les caisses de l’État. À partir de 1934, une autre histoire commence qui n’exige plus un engagement politique mais un choix face à la révolution et à la contre-révolution et à la menace de guerre civile. Elle réduira Unamuno, Ortega, Altamira et bien d’autres au silence lorsqu’ils constateront qu’après avoir été celui qui avait le monopole du discours social et de la parole autorisée, l’intellectuel ne représentait plus rien. Ils vécurent la nouvelle situation qui leur était faite comme un drame personnel. « Ma défaite », dira Unamuno21. « Mon peuple m’a trompé. Tout ce que j’ai cru de lui, il l’a démenti par ses actes », renchérira Altamira, en renversant la perspective, car, depuis qu’il avait pris le contrepied des discours pessimistes de 1898, son but avait été de rendre au peuple espagnol sa confiance dans l’histoire nationale22. Quant à Ortega, il ne bat pas sa coulpe mais entend rester fidèle au programme qu’il avait assigné aux hommes de sa génération qu’il prétendait guider : « penser rigoureusement, faire de la littérature ou se taire ». Il choisit, après avoir joué les Cassandre, la dernière solution, persuadé que « l’intellectuel n’existe plus socialement, est un paria et un délinquant ». Reste à savoir si continuer à vivre dans le monde des idées et dans la « religion de la liberté »23 en

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revendiquant la restauration des grands principes libéraux (au premier rang desquels se trouve le suffrage universel) face au totalitarisme naissant n’était pas la manière la plus radicale de s’opposer à celui-ci.

41 L’action et la critique de ces intellectuels ont-elles été utiles à la démocratie ? Ils furent persuadés qu’ils incarnaient le pays réel. Leur engagement public croissant vient rappeler que la culture espagnole a connu un âge d’or, mais il est aussi la preuve que la sociétémanquait encore de cohésion.Il illustre la faiblesse de la société civile dans un pays du sud de l’Europe qui substitue la République imaginée à la nation inachevée. On a l’impression d’une gradation dans la pensée et l’action des intellectuels au cours du premier tiers du XXe siècle, puisqu’ils se préoccupent successivement du citoyen, de la nation, de l’État et de la République, afin de défendre l’individu face à l’emprise du Pouvoir, de poursuivre la construction nationale, de refaire l’État, et d’affirmer la permanence du sentiment républicain. Toutefois on ne saurait oublier la façon espagnole d’être un intellectuel, c’est -à-dire le fait que les élites intellectuelles qui ont constaté qu’il était difficile d’orienter les gouvernants veulent les supplanter. Elles sont alors incapables de renoncer à produire un discours parallèle et finalement hostile à celui du Pouvoir. Après s’être auto-défini comme tel, l’intellectuel se met à penser sa propre disparition en exprimant la volonté toute rhétorique de donner la parole au peuple24. Il court alors le risque de redevenir un intermédiaire, un expert ou un prophète et d’être accusé soit de faire de la politique sans le contrepoids des actes réels soit de vouloir instaurer une démocratie sans le peuple, ou de renoncer à ce rôle critique qu’on attend de lui et qu’on lui reproche tout àlafois.

NOTES

1. Voir Paul Aubert, Les intellectuels espagnols et la politique, 1898-1939, Thèse d’État, université de Bordeaux III, 1996, 1886 p. 2. « Le phénomène espagnol (celui des intellectuels) a des caractéristiques propres, spécifiques, déterminées par la situation particulière des masses paysannes en Espagne. Il faut pourtant le rapprocher du rôle de l’intelligentsia russe, des intellectuels italiens du Risorgimento, des intellectuels allemands sous la domination française et des encyclopédistes du XVIIIe siècle. Mais en Espagne la fonction des intellectuels en politique a un caractère particulier incomparable, et elle vaut la peine d’être étudiée. »Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 9, Paris, Gallimard, 1983, p. 505‑506. 3. P. Aubert, La frustration de l’intellectuel libéral (Espagne 1898-1939), Cabris, Sulliver, 2010. 4. V. Christophe Charle, » Intellectuels et fin de siècle en Europe : convergence ou divergence ? « dans Paul Aubert, éd., Crise espagnole et renouveau idéologique et culturel en Méditerranée fin XIXe-début XXe siècle, Presses de l’Université de Provence, 2006, p. 175‑197. 5. P. Aubert, « Comment fait-on l’histoire des intellectuels en Espagne ? «, L’histoire comparée des intellectuels (dir. Jean-François Sirinelli, Michel Leymarie), Paris, PUF, 2003, p. 62‑90. 6. Historia de España y América social y económica, Barcelone, Vicens Vives, 1972, t.V, p. 111. 7. Faire l’étude des mentalités des intellectuels ne peut consister dans l’anachronisme à extrapoler à partir d’un échantillon de quelques attitudes ou de quelques articles de presse, ou à

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comparer le jeune Azorín et le vieil Ortega. C’est là se condamner à négliger les évolutions idéologiques, le mimétisme, les contradictions et les revirements : l’anarchisant Azorín devient conservateur puis républicain et franquiste enfin ; Maeztu passe du socialisme fabien à l’autoritarisme ; Ortega, par exemple, qui est très favorable aux Juntas de Defensa militaires en 1917, leur est violemment hostile en 1922, il reste un démocrate, mais s’accommode du franquisme ; Unamuno méprise Ferrer, puis se prend à le regretter en 1917, il préside la Ligue antigermanophile mais écrit régulièrement dans un quotidien subventionné par les Allemands, il est anti-militariste mais approuve ce qu’il croit être un pronunciamiento des généraux en juillet 1936 etc. 8. Luis Araquistáin, Pensamiento español contemporáneo, Buenos Aires, Losada, 1962, p. 34. 9. Même lorsqu’ils ne peuvent confondre les deux – educare ne bifurque pas toujours en ducere – et s’il est exagéré d’évoquer un quelconque pouvoir spirituel autre que religieux sur les analphabètes. 10. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, éd. de Minuit, 1984, p. 62. 11. Raymond Boudon, » L’intellectuel et ses publics : les singularités françaises «, dans J.‑P. Reynaud et Y. Grafmeyer éd., Français qui êtes-vous ?, Paris, La Documentation française, 1981, p. 465‑480. Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, ed. de Minuit, 1984. 12. Un livre représentatif de ce courant dû à un ingénieur des Mines, Léon Donnat, intitulé La politique expérimentale (Paris, Reinwald éd., 1885), vante les mérites de l’expérimentation. Mais il atténue cette propension au scientisme en subordonnant l’appréciation de celle-ci à l’assentiment des citoyens. Le vote proportionnel et le référendum suisse lui semblent la meilleure façon de l’obtenir. Mais que faire si les citoyens refusent leur consentement ? Peut-on imposer aux hommes un comportement au seul nom de l’analyse scientifique ? Cette déviation technicienne, qui trouve des prolongements dans les diverses facettes de l’idéologie technocratique n’est guère prise au sérieux. 13. P. Aubert, « Intelectuales y cambio político, Los orígenes culturales de la II República «, Actes du IXe Colloque d’Histoire contemporaine dirigé par M. Tuñón de Lara, José-Luis García Delgado ed., Madrid, Siglo XXI, 1993, p. 25‑99 ; « Intelectuales y obreros (1888-1936) », Cuadernos de Historia Contemporánea, Madrid, Universidad Complutense, vol. 30, 2008, p. 127‑154. 14. P. Aubert, « Elitismo y antiintelectualismo en la España del primer tercio del siglo XX », Las élites en la España de Alfonso XIII, Javier Tusell, Juan Avilés, Julio Gil-Pecharromán eds., Madrid, UNED, 1994, p. 108‑139. 15. Paul Bénichou, Le sacre de l’écrivain, Paris, Corti, 1973. 16. Eugeni d’Ors, Obra catalana completa. Glosari, 1906-1910, Barcelone, 1950, p. 461 ; “Versailles a la moda”, 5 décembre 1906. 17. Eugeni d’Ors, Ibid., p. 1481 ; Nuevo Glosario, t. II, Madrid, 1947, p. 348‑349, 574 ; Nuevo Glosario, t.III, Madrid, 1949, p. 120. 18. Salvador de Madariaga, Anarquía o jerarquía, Madrid, Aguilar, 1934, 291 p. 19. Hans Ulrich Jost, Les avant-gardes réactionnaires. La naissance de la nouvelle droite en Suisse (1890-1914), Lausanne, Éditions d’en bas, 1992, p. 123. 20. José Ortega y Gasset, « El error Berenguer », El Sol, 15 novembre 1930. 21. M. de Unamuno, El resentimiento trágico de la vida, Madrid, Alianza ed. 1991, p. 31. V P. Aubert, » La “Guerra civil” de Miguel de Unamuno« Circunstancia, n° 19, mai 2009, Revista de Ciencias Sociales del Instituto Universitario de Investigación Ortega y Gasset, Revista Electrónica Cuatrimestral, Madrid, 22. » Inventario de mis perdidas económicas, intelectuales y morales, por causa de la guerra civil de España ,» apuntes en los que enumera todos sus bienes, (desde sus casas de San Esteban de Právia y Campello, en Alicante, hasta sus apuntes para libros nuevos) ; AA.VV., «Rafael Altamira (1866-1951), Alicante, Instituto Juan Gil-Albert, 1987, p. 225. V. P. Aubert, « Rafael Altamira, la redención nacional por la Historia », Actas del Coloquio internacional, La Huella de Altamira, Madrid,

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Universidad Complutense, 2012, p. 37‑90. « Los intelectuales y la quiebra de la democracia en España : entre la Tercera República y la Tercera España », communication au Congrès Internacional, La Guerra Civil española (1936-1939) Santos Juliá (dir.), Madrid 27-30 novembre 2006. En ligne : 23. Benedetto Croce, Histoire de l’Europe au XIXe siècle (1931), Paris, Gallimard, 1973, p. 433. 24. P. Aubert, « La fin des intellectuels ou le désir de totalité », Obliques, éd. Borderie, Paris, n° SARTRE inédit, 1979, p. 301-305 ; « Moral und Politik bei Jean-Paul Sartre », Jürgen Sieß (ed.), Frankfurt-New York, Campus Verlag, 1984, p. 173‑199. ; « La disparition de l’intellectuel », (Actes du Colloque de Cerisy sur Sartre, juin 1979), Etudes sartriennes, II-III, Cahiers de sémiotique textuelle, n° 5‑6, 1986, Université de Paris X, p. 133‑137.

RÉSUMÉS

Après avoir critiqué le régime de la Restauration, les intellectuels espagnols constituent, à partir du milieu des années vingt, une opposition démocratique et républicaine puisque la monarchie a lié son sort à la dictature. Il s’agit d’expliquer ce phénomène, d’en évaluer l’ enjeu, de préciser les modalités,lesétapes et la portéed’un tel engagementdans le contexte historique espagnol et dans le cadre européen. On accuse souvent l’intellectuel soit de faire de la politique sans le contrepoids des actes réels soit d’imaginer une démocratie sans le peuple, ou de renoncer à ce rôle critique qu’on attend de lui et qu’on lui reproche tout à la fois.

Having criticized the regime of the Restoration, the Spanish intellectuals constitute, from the middle of the twenties, a democratic and republican opposition because the monarchy bound its fate to the dictatorship. It is a question of explaining this phenomenon, of estimating the stake, of specifying the modalities, the stages and the impact of such a commitment in the Spanish historic context and in the European frame. We often accuse the intellectual or to make some politics without the counterweight of the real acts or to imagine a democracy without the people, or to give up this critical role for which we expect from him and for which we blame him quite at the same time.

Después de haber criticado el régimen de la Restauración, los intelectuales españoles constituyen, a partir de mediados de los años veinte, una oposición democrática y republicana puesto que la monarquía unió su destino a la dictadura. Se trata de explicar tal fenómeno, de valorar lo que estuvo en juego, de precisar las modalidades, las etapas y el alcance de tal compromiso en el contexto histórico español y el marco europeo. Se acusa a menudo al intelectual sea de involucrarse en la política sin el contrapeso de los actos reales sea de idear una democracia sin el pueblo o de renunciar al papel crítico que se espera de él y que se le reprocha al mismo tiempo.

INDEX

Mots-clés : intellectuels, opposition républicaine, politique Keywords : intellectuals, Republican opposition, politics Index chronologique : XXe siècle Index géographique : Espagne

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AUTEUR

PAUL AUBERT Paul AUBERT est professeur de littérature et civilisation espagnoles contemporaines à Aix- Marseille Université depuis 1996. Diplômé de Sciences politiques, HDR en Histoire, Docteur d’État-es-Lettres, ancien directeur des études de la Casa de Velázquez, il est spécialiste des intellectuels espagnols aux XIXe et XXe siècles. Co-fondateur et directeur du Bulletin d’Histoire Contemporaine de l’Espagne, il a coordonné (en coll.) à l’UMR TELEMME, des programmes de recherche quadriennaux des Lumières à nos jours sur les élites, la culture politique, les transferts culturels, les avant-gardes, les imaginaires nationaux et les identités territoriales en Europe méridionale.

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Traductions en français de la poésie orale berbère et figures d’intellectuels algériens en période de décolonisation Jean el-Mouhoub Amrouche, Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri

Stéphane Baquey

Je remercie Salem Chaker pour ses précieuses remarques sur ce texte. Pour autant, les positions développées n’engagent que moi.

Modèles de l’intellectuel et situation algérienne

1 La poésie, en tant que genre de discours pris comme témoignage de l’ancienneté et de la persistance d’une langue et d’une culture, est l’un des lieux de l’invention de la tradition. Cela a été particulièrement le cas en Méditerranée au XIXe siècle, du moins dans les États-nations en formation de l’Europe méridionale, de l’Italie aux Balkans. Le répertoire constitué a pu s’appuyer tantôt sur l’existence d’une poésie écrite incluant des œuvres devenues canoniques à échelle européenne, telles celles de Dante ou de Pétrarque, tantôt sur des œuvres anonymes véhiculées oralement et désormais recueillies par l’écrit, comme dans les Chants populaires bulgares des frères Miladinovi (1861). Le paradigme philologique et culturaliste est l’un des relais par lesquels ont émergé des figures d’intellectuels en Europe, dont la caractéristique est qu’elles ont été les dépositaires d’une culture principalement séculière et les agents précurseurs plus ou moins directs de transformations politiques où l’émancipation est avant tout passée par la revendication d’une unité et d’une indépendance nationale1. Miroslav Hroch a proposé un modèle d’émergence des petites nations en Europe dans un contexte de transformation des sociétés « féodales » traditionnelles. La phase dont il s’agit ici correspond à « la découverte de la culture nationale par les lettrés2 », première phase de son modèle. Dénommer intellectuels ce type d’acteurs culturels implique que l’on ne

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s’assujettisse pas à une définition élaborée en d’autres contextes, telle celle que propose l’histoire des intellectuels en France, privilégiant une figure qui s’est constituée et a effectivement été dénommée en français au moment de l’affaire Dreyfus3. L’emploi plus large que fait du terme intellettuali Antonio Gramsci, distinguant intellectuels organiques, qui représentent un groupe social émergent, et intellectuels officiels, qui sont investis d’autorité par un ordre socio-politique établi, en partant du contexte italien du Risorgimento et en le transposant, comme un couple de variables, en d’autres contextes, est, du moins en première approche, plus adapté à la labilité que l’on doit donner au concept pour décrire les modes d’émergence de figures d’intellectuels dans un espace transrégional méditerranéen envisagé cette fois dans toute son ampleur4.

2 Au sud et à l’est de la Méditerranée, au XIXe et au XXe siècle, dans l’espace à majorité arabo-musulmane5, deux facteurs au moins modifient les conditions d’émergence de ces figures : l’emprise progressive de la présence coloniale européenne et la plus grande part, dans les modes d’identification collectifs, de l’élément religieux, ici musulman. Ces deux facteurs ne doivent certes pas occulter que certains, tel le syro-libanais Butros al-Bustani, ont été les instigateurs d’une Nahda arabe séculière 6 et que la réappropriation d’un répertoire poétique ancien a ici aussi joué un rôle important7, la poésie étant, avec le Coran, l’un des fondements du répertoire littéral arabe. En Algérie, où l’emprise coloniale a été la plus ancienne et la plus forte, l’arabo-islamisme, du fait du parti des Oulémas, relayant un réformisme musulman ailleurs présent dans le monde arabe, a eu une influence qui a durablement affecté l’ensemble des discours nationalistes8. Fanny Colonna a montré, en s’appuyant sur l’exemple de trois intellectuels aussi importants que différents (outre Mouloud Mammeri, Mostefa Lacheraf et Abu el-Qasim Sa‘adallah), que, dans l’Algérie indépendante, l’imposition d’un discours national étatique a empêché que se fassent entendre des voix relayant la diversité de la culture algérienne et que puisse avoir lieu un débat démocratique entre ces différentes voix et ce qu’elles représentaient, permettant la formation d’une personnalité collective non réduite à l’identité officielle9.

3 La réalité sociopolitique et linguistique algérienne10 ne pouvait guère favoriser l’émergence unanime d’une figure d’intellectuel fondée sur le recours à un répertoire poétique identifié comme élément constituant d’une culture nationale11. D’un côté, la langue arabe écrite est bien devenue un élément central d’identification culturelle mais son illustration discursive prestigieuse, en-deçà de sa modernisation, a reposé, plus que sur la poésie et la littérature anciennes et leur renouveau, sur un répertoire religieux : l’arabe est tout à la fois la langue de la nation moderne et celle du Coran. De l’autre, la langue française a été, pendant la colonisation, la langue officielle et la langue de formation intellectuelle d’un nombre assez important d’indigènes, en dépit des restrictions imposées à leur scolarisation, tandis que l’arabe, tout en étant enseigné, au- delà de l’école coranique, dans les médersas ainsi que dans le cursus français, de l’école normale à l’université d’Alger, était considéré comme une langue étrangère12. Depuis l’indépendance, si la langue française est restée d’usage courant dans la vie publique, tout à la fois modèle et repoussoir, elle est désormais à son tour considérée comme une langue étrangère et tenue en suspicion, tandis que s’est mise en place une politique d’arabisation. Tout ceci n’a certes pas empêché la formation d’œuvres poétiques telle celle Mohamed Laïd al-Khalifa en arabe, dès l’entre-deux-guerres13, dans le cadre du renouveau culturel réformiste, puis, après 1945, celles de Jean Sénac, Kateb Yacine,

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Malek Haddad, Henri Kréa et Mohamed Dib en français14. Mais il serait abusif de parler en arabe littéral et en français d’un usage central et unanime de la poésie dans la formation du répertoire d’une culture nationale, avec des enjeux politiques forts – à moins de mettre l’accent sur les chants patriotiques en arabe, diffusés par le mouvement nationaliste puis par le nouvel État-nation.

4 Restent au Maghreb, et en particulier en Algérie, les langues parlées, négligées ou elles aussi objets de suspicion, qu’il s’agisse de l’arabe dialectal ou, avec des implications identitaires bien différentes, car il ne s’agit plus d’une variante dialectale propre à la diglossie arabe, de la langue berbère, dont le parler principal en Algérie est le kabyle. Comme Jean Déjeux le montrait en 1963 dans son ouvrage sur la poésie en Algérie, c’est dans la poésie populaire orale, arabe et berbère, plus que dans la poésie littérale, que l’on trouve, dès le XIXe siècle, une expression du retentissement collectif de la conquête coloniale15. Parmi les intellectuels algériens de la décolonisation, de Mostefa Lacheraf à Kateb Yacine, Il y a eu des voix pour défendre la nécessité de prendre en compte les langues parlées et leurs modes d’expression littéraires dans la formation d’une culture vivante qui ne soit pas assujettie à la construction nationale16. Mais c’est surtout en berbère que la poésie s’est imposée comme un élément de répertoire central chez des acteurs culturels importants ayant pu avoir une influence plus ou moins directe sur des transformations culturelles, voire politiques. Ces intellectuels kabyles sont ceux que Salem Chaker nomme « les grands écrivains », eux-mêmes héritiers d’une chaîne de précurseurs d’une prise de conscience culturaliste berbère, depuis la fin du XIXe siècle17 : Jean el-Mouhoub Amrouche (1906-1962) – avec sa sœur Taos, Mouloud Feraoun (1913-1962) et Mouloud Mammeri (1917-1989). C’est en langue française que tous trois sont reconnus comme écrivains : Amrouche principalement comme poète, certes confidentiel, dans les années 1930, Feraoun et Mammeri comme romanciers, avec une plus grande diffusion, dans les années 1950, contribuant alors à l’institution d’une littérature algérienne et, plus largement, maghrébine de langue française. Tous trois ont obtenu, par leur formation dans le système éducatif francophone, des positions dans l’espace culturel francophone. Et tous trois ont publié des volumes de poésie orale kabyle traduite en français. Sans qu’il s’agisse ici d’envisager plus largement leurs trajectoires et leurs œuvres, on peut dire qu’ils ont accompli une tâche d’intellectuels du seul fait d’avoir publié ces volumes et par la manière dont ils ont plus ou moins accompagné ces publications d’une action socioculturelle par divers relais qui vont de la diffusion par les médias de masse (la radio) et la conférence publique à l’enseignement et à la recherche.

5 Cependant, leur action amène à redéfinir la figure particulière de l’intellectuel qui, dans un État-nation en formation, constitue, selon une démarche philologique et culturaliste, un répertoire poétique et contribue en cela à l’établissement d’une identité culturelle, à commencer par une norme linguistique. Leur action démarque certes pour partie ce modèle d’intellectuel organique, schématisé par Miroslav Hroch pour l’espace européen. Mais elle s’en détache par de nombreux aspects, en s’inscrivant, en Algérie, dans le contexte des nationalismes du monde arabo-musulman émergeant dans un contexte colonial. De ce point de vue, quelle que soit l’évolution du mouvement berbère et en particulier la réception des travaux de Mouloud Mammeri en Kabylie à la suite du « printemps berbère »18, ce serait sans doute donner une lecture fautive de leur pratique que de voir en eux, du moins en intention, les précurseurs d’un nationalisme

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kabyle ou plus largement berbère en formation. Leur pratique est plus complexe et ouverte dans ses effets politiques.

Les éléments de tension d’une situation discursive

6 Amrouche, Feraoun et Mammeri ont été les contemporains de la guerre d’Algérie, Amrouche et Feraoun étant morts, l’un de maladie, l’autre assassiné, peu avant sa fin. Leurs opinions pouvaient varier quant aux modes d’action, ceci en particulier selon leur plus ou moins grande distance du terrain où se déroulaient les affrontements (Feraoun en Kabylie puis à Alger, Mammeri à Alger puis au Maroc, Amrouche à Paris). Mais ils ont tous adhéré au projet d’indépendance, voire y ont apporté une contribution en intervenant par l’écrit et par les contacts personnels qu’ils pouvaient avoir avec des intellectuels et des responsables politiques algériens et français (Mammeri et surtout Amrouche). Dans le même temps, aucun ne pouvait se reconnaître sans reste dans la construction d’une identité nationale algérienne arabo-musulmane. Autrement dit, même si la libération nationale a été un moment qu’ils ont vécu dans la conviction, avec plus ou de moins de passion (Amrouche) ou d’inquiétudes (Feraoun), la nation n’est pas l’horizon politique de leur pratique culturelle. Néanmoins, la nation reste un cadre que le seul à avoir connu l’indépendance, Mammeri, n’a pas en tant que tel remis en cause, quels qu’aient pu être son éloignement et sa déception, dès la fin des années 1960, quant à la politique menée par le nouvel État algérien19. Leur position comme intellectuels est une position tierce. Ils sont pleinement, et tout à la fois, algériens, berbères kabyles et de langue et culture françaises.

7 Une compréhension préconçue de la pratique de l’intellectuel de résistance ne peut dès lors rendre compte de la complexité de leur situation. Ainsi, aucune des figures proposées par Frantz Fanon, dans son modèle d’évolution de l’intellectuel en une époque de décolonisation20, ne leur convient de manière uniforme : ils ne sont à proprement parler ni des intellectuels assimilés, ni des intellectuels indigénistes, ni des intellectuels s’identifiant au combat national. Seule pourrait leur convenir une lecture de ce modèle qui en considère les différentes étapes non, précisément, comme des étapes, mais comme des positions créant pour chacun un champ de tensions discursives. Non que leur attitude ait été figée. Selon les changements de la conjoncture historique et les prises de conscience qui ont scandé leur manière d’accompagner ces changements, qu’il s’agisse de la période antérieure à la guerre, de la guerre de libération ou de l’Algérie indépendante pour le seul Mammeri, leur pratique a été amenée à se redéfinir ou du moins à renégocier son rapport à une situation complexe. Autrement dit, leurs situations et leurs trajectoires exemplifient au mieux les contradictions de l’intellectuel colonisé telles que les déploie Fanon, mais sans la vision téléologique d’une évolution faisant se succéder des étapes. Ils ne sont ni des intellectuels assimilés, ni des intellectuels indigénistes, ni des intellectuels nationaux, mais tiennent un discours d’émancipation qui se situe entre ces différentes positions discursives ou qui les adopte tour à tour, sans se fixer en aucune.

8 C’est que leur énonciation est inscrite dans des écarts, vu les cadres pragmatiques qui sont ceux de leur discours, avec ses paramètres linguistiques, culturels et politiques. La force énonciative que donne à qui parle dans un groupe social la coïncidence d’une langue, d’une culture, d’un territoire, voire d’une nation21, à supposer que cette coïncidence puisse jamais pleinement se réaliser, leur est tout particulièrement

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refusée. Ils ont en 1954, au moment du déclenchement de la guerre d’indépendance, entre 38 et 47 ans. Leur formation et leur établissement social se sont faits dans le cadre colonial dominé par la langue et la culture française. Parmi eux, seul Mammeri s’est rattaché, par son père, à l’héritage de l’autorité discursive telle qu’elle existait dans la société kabyle traditionnelle : la tamusni. Mais c’est pour aussitôt reconnaître que la transmission s’en est interrompue. Mammeri ne pouvait se considérer comme le successeur de son père, car sa formation et sa culture ne sont plus celles qui rendaient efficiente la parole de l’amusnaw22. Tout au plus peut-il tenter de transposer, en tant qu’écrivain, cette fonction en un nouveau contexte. Par ailleurs, aucun des trois écrivains n’a reçu la formation d’un clerc arabo-musulman, ni ne dispose d’une culture moderne en langue arabe. Dès lors, s’ils sont investis de l’autorité d’intellectuels professionnels, c’est avant tout en langue française, par leur connaissance de la littérature en cette langue, celle-ci véhiculant un idéal et permettant une pratique où, au-delà toute propriété nationale23 et de tout rapport d’hégémonie politique ou culturelle, langue et littérature apparaissent comme porteuses d’universel, de modernité ou, plus sobrement, d’enrichissement. C’est avec le capital de cette cléricature-là qu’ils ont été des intellectuels organiques, représentants d’une nation algérienne en formation. Seul Mammeri a été amené à réinscrire dans le nouveau contexte de l’Algérie indépendante cette position de clerc francophone. Il a ainsi été, dans les années 1960, l’un des acteurs d’une culture nationale en construction, au titre de président, à partir de 1963, d’une Union des écrivains algériens à l’organisation encore assez informelle24. Mais il ne pouvait devenir un intellectuel officiel de la nation telle qu’elle s’est définie de manière dirigiste, l’agent d’une cléricature qui se devait exemplairement d’être arabophone. Reste le rapport en construction des trois écrivains à la culture kabyle et plus largement berbère : Amrouche, Feraoun et Mammeri ont indéniablement été les intellectuels organiques d’une culture aspirant à une reconnaissance, pour elle-même et pour le groupe dont elle est l’expression. Mais la modalité de cette action, intriquée comme elle l’est à d’autres modalités d’action culturelle, est chez eux variable et problématique, voire non intentionnelle, ou presque inavouable, pour partie parce qu’elle s’est inscrite dans un espace culturel contraint, fortement polarisé par les enjeux de la décolonisation.

9 Leur situation discursive est donc tout entière traversée de tensions. Ils participent, en tant qu’intellectuels organiques, d’une culture orale de langue berbère dont le répertoire est principalement constitué par la poésie. Or cette culture, en tant qu’intellectuels professionnels, non seulement ils la font passer de l’oralité à la littéralité, mais encore ils la traduisent dans la littéralité d’une autre langue, la langue française. Or cette langue, dans le contexte de la décolonisation, se trouve, par opposition avec l’arabe littéral, être considérée comme la langue non de la culture nationale en formation, mais de l’ancien colonisateur. Tout cela permet de mesurer l’importance des traductions de poésie orale pour la compréhension de leur situation discursive, quelle que soit la place plus ou moins grande occupée par ces traductions dans leur œuvre écrite proprement dite. La traduction de poésie orale est chez eux un élément décisif, le meilleur révélateur des tensions en lesquelles se situait leur action culturelle.

10 Pour une part, ces tensions leur étaient imposées. Ils ont eu à faire face à une suspicion idéologique, ne donnant jamais suffisamment de gages de leur engagement dans le combat national. Les romans de Feraoun et surtout de Mammeri ont été, dans les années 1950, en butte à des attaques d’intellectuels nationalistes algériens, y compris

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de la part de Mostefa Lacheraf25. Ces romans ne correspondaient pas à la littérature de combat attendue. Mammeri, dans l’Algérie indépendante, a été le plus exposé à ce qui pouvait apparaître en sa pratique comme une menace de double trahison. Il n’a eu de cesse de devoir se justifier tout à la fois d’être le défenseur de la culture berbère et de le faire en tant qu’écrivain et chercheur de langue française. Salem Chaker analyse le discours accusatoire qui, dans le contexte algérien contemporain, grève encore la réception d’une énonciation comme la leur. Il repose sur deux « mythes ». Le premier est celui du « berbérisme », dont « la thèse centrale est celle d’un rapport essentiel entre un fait sociologique [l’existence d’élites kabyles, dont des élites intellectuelles de formation française] et le surgissement de la revendication identitaire berbère en Kabylie26 ». Le second, qui n’est pas sans lien avec le premier, est celui de la « politique berbère de la France ». Il est indéniable qu’il a existé un discours sur les Kabyles durant la période coloniale, explicitement construit contre la composante arabe de l’Algérie27, et qu’il y a eu une période où la scolarisation en français des populations indigènes s’est mieux implantée en Kabylie qu’ailleurs28. Mais on ne peut parler d’une politique coloniale berbère cohérente et durable en Algérie, en particulier au sens où elle aurait favorisé le développement d’un mouvement culturel berbère du seul fait d’élites francophones formées dans le cadre colonial29. Par ailleurs, si ces deux « mythes » reposent sur certaines réalités que confirment les trajectoires bien distinctes d’Amrouche, Feraoun et Mammeri, il n’est pas de bonne méthode d’en faire des déterminations de leur pratique culturelle. Ces « mythes » doivent avant tout être envisagés comme des stéréotypes, des éléments de la construction de la situation de communication qui a été la leur, en particulier dans leurs rapports avec des intellectuels aussi bien français qu’algériens. Leur discours s’est plus ou moins assujetti à ces stéréotypes. Des propos d’Amrouche, voire de Feraoun, peuvent être analysés ainsi. Mais la nécessité d’en prendre conscience et d’y résister leur a plus encore donné une capacité particulière d’attention à « ce que parler veut dire30 », autrement dit, les a amenés à s’interroger avec acuité sur ce que sont la « représentativité » et « le droit d’être soi et non l’image gauche ou le simulacre d’un maître31 », ceci pour citer Jean Amrouche. Leur discours, tout traversé qu’il est par la traduction et contraint, en raison de cela, de négocier sa transposition dans une autre langue et une autre culture, reste prise de parole individuelle et témoignage collectif, lieu d’émergence des revendications d’un groupe tenu en position subalterne et ainsi contestation des rapports hégémoniques, ceci aussi bien avant qu’après la décolonisation. En ce sens, ce n’est pas sans raison qu’ils ont attiré les attentions ou la méfiance des pouvoirs.

Traductions

11 Parmi les écarts qui caractérisent leur situation d’énonciation, il en est un plus intime, que révèlent au vif leurs livres de traduction de la poésie berbère. Le berbère est d’abord chez eux une langue cachée, privée, qui va devoir gagner sa publicité. L’établissement du texte berbère des poèmes prend en lui-même de plus en plus d’importance, absent chez Amrouche, présent chez Feraoun, méthodiquement établi, en anthropologue et en linguiste, chez Mammeri. Il reste que la traduction en français est le moyen par lequel il leur a fallu passer pour rendre publique cette poésie. Quant aux textes préfaciels et aux discours d’accompagnement, ils sont généralement en français. Aucun d’eux n’a publié d’œuvre originale en berbère, même si Mammeri dit dans des entretiens en avoir composé. Il a aussi donné en berbère des entretiens et des

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conférences. Pour aucun d’entre eux, l’usage de la langue française n’est d’ailleurs en lui-même un problème. Cette langue est l’une de leurs langues, leur seule langue écrite, leur seule langue savante. C’est encore une fois avec Mouloud Mammeri, et en grande partie grâce à lui, que les choses commencent peu à peu de changer, lui qui est pour les études berbères et, dès lors, pour le mouvement culturel berbère, l’agent tout à la fois d’une continuité et d’une refondation en un contexte entièrement nouveau32. Il n’en a pas moins déclaré, dans un entretien paru en 1971, que la situation de communication culturelle le mettait dans l’impossibilité d’écrire directement en berbère. Certes, son action culturelle n’en était alors qu’à ses débuts, même s’il donnait depuis 1965 un enseignement de berbère, il est vrai mal reconnu, à l’Université d’Alger et était devenu, en 1969, le directeur du CRAPE (Centre de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnographiques33). Il reconnaissait alors également que traduire en français la poésie berbère n’était qu’un « pis-aller », qui ne levait pas le problème de la transmission de cette poésie34. De fait, aucun, Amrouche, Feraoun ou Mammeri, qui, en introduction de ses livres de poésie orale traduite, ne souligne la perte qu’occasionne, ici plus qu’ailleurs, la traduction. Car ce n’est pas la langue seule qui change. C’est tout un contexte de communication de départ : l’oralité dans une société encore en grande partie traditionnelle, une modalité d’oralité par ailleurs en voie d’extinction avec la transformation de cette société. Leur traduction est ainsi à plusieurs titres affectée par la perte : d’une langue à l’autre, de l’oralité à l’écriture, d’un monde ancien à celui qui leur est contemporain. Mais l’on peut aussi bien dire que la traduction rémunère ce défaut35. Plus que reste documentaire d’une mémoire vivante perdue, la traduction peut être un intense témoignage individuel, une recréation poétique, une restitution savante fondée sur une compétence philologique, linguistique, anthropologique, voire un legs culturel pour un groupe, pour une nation acceptant sa diversité, et, à travers la langue française, pour un plus vaste lectorat, dans la perspective d’un élargissement des humanités. Ou tout cela à la fois.

12 Lorsque Jean Amrouche publie en 1939, à Tunis, les Chants berbères de Kabylie36 aux éditions Monomotapa, qu’il dirige avec son ami Armand Guibert, il peut passer pour un intellectuel assimilé37. Après avoir été l’élève de l’ENS de Saint-Cloud, il est alors professeur au lycée Carnot de Tunis. Il a une admiration extrême pour la littérature française et ses grands écrivains, Claudel et, plus directement Gide, avec qui il a engagé une correspondance dès 1928. Très vite, il témoigne au « maître » de son entière assimilation, du moins en apparence, en en donnant pour preuve son élocution en français qui ne laisse rien entendre de son origine kabyle. Il se dit « fils africain de la France38 ». À partir de cette situation, il se sent investi d’une vocation de poète universel. Mais, après deux recueils parus, Cendres et Étoile secrète, les Chants viennent résoudre tout en y mettant fin une douloureuse crise de cette vocation, enfermant Amrouche dans un drame durable de l’expression, dont témoigne, au fil des années, son Journal39.

13 Les Chants sont désancrés de l’espace kabyle40. La famille a vécu en Tunisie depuis 1910. L’énonciation originelle est la voix de la mère, dépositaire en cet exil d’une tradition anonyme vécue dans une fondamentale nostalgie. Comme Jean Amrouche l’expose en introduction, cette poésie, exprimant un « chant profond », un « esprit d’enfance », est devenue un « trésor privé », sans lien avec une énonciation collective et historique. Les registres poétiques véhiculés par la mère entrent en correspondance avec la tonalité affective de l’œuvre du fils – et, avec plus de fragilité encore, avec celle de la fille, Taos,

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qui commence au même moment d’interpréter ces chants en public. Jean lui-même a eu l’occasion de les présenter autrement que par l’écrit, à Radio Tunis, dès 193841, débutant ainsi une carrière d’homme de radio. Dans sa trajectoire, ces chants se sont trouvés recontextualisés alors qu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, il commence d’opposer la France universelle et la France réelle en Algérie, avant qu’il ne prenne directement la parole dans les médias français durant la guerre d’Algérie pour défendre la cause de l’indépendance. L’énonciation de la poésie kabyle a pu dès lors entrer dans une pratique œuvrant pour la reconnaissance politique d’une personnalité algérienne. Il en a été ainsi en 1953, alors qu’il participait à une réunion de la Société européenne de culture qui se proposait d’envisager le regard des non-Européens sur l’Europe mais où il était l’un des rares non-Européens parmi les orateurs42. Son allocution a consisté en un commentaire de l’acte de langage par lequel elle s’est ouverte : l’interprétation chantée d’un poème berbère. Amrouche y dit l’inconfort de sa situation culturelle, le sentiment de se livrer, en interprétant, lui, ce chant, devant ce public, à une « contrefaçon ». Mais c’est pour aussitôt trouver la force de donner à cette interprétation une pertinence politique nouvelle, en dénonçant la manière dont l’Europe se trahit, hors de l’Europe, par le colonialisme et, en elle-même, par le racisme.

14 Mouloud Feraoun a publié en 1960 aux éditions de Minuit Les Poèmes de Si Mohand. La forme est apparemment celle d’un classique scolaire, avec présentation en introduction de la vie et de l’œuvre de l’auteur – établissement de la réalité biographique face à la légende, des poèmes authentiques face à l’abondance des imitations. Dans le même temps, sous cet aspect scolaire, et cela est symptomatique de toute la pratique de Feraoun, qui pourrait lui aussi simplement passer pour un intellectuel assimilé au service de la « mission civilisatrice » de la puissance coloniale, cette traduction est une manière d’exprimer une réalité collective. De fait, s’il est un poète dont la voix a joué un rôle important d’expression des changements dans la conscience collective kabyle, c’est bien celle de Si Mohand, tant par sa diffusion en langue berbère que par l’importance des traductions qui en ont été données, depuis celle de Boulifa, en 1904. Poète oral, Si Mohand a vécu la destruction de la société kabyle traditionnelle en 1857 et 1871, et a composé, jusqu’à sa mort, en 1906, une œuvre formellement et thématiquement très cohérente, donnant une expression poétique à la sortie de sa société, sous l’action violente de la conquête et de la répression coloniale, hors du cloisonnement villageois et tribal. Feraoun semble avoir commencé de travailler au volume et en avoir très vite achevé au moins une première version durant l’été 195743. Alors que la politique française de « pacification » associait à nouveau répression violente et tardives réformes économiques et sociales, Feraoun venait de quitter son école de Fort-National en Kabylie, où sa situation était devenue intenable, et de s’installer à Alger44. L’écriture du Journal, commencée le 1er novembre 1955, se fait à ce moment-là plus rare. Il semble bien que le clerc francophone ait alors trouvé chez le poète berbérophone la voix exprimant son propre « désarroi », les événements qu’il vit depuis 1954 se superposant à ceux qu’a vécus Si Mohand. Avec cette publication, où il insiste sur la dimension collective et la pertinence durable de cette voix, Feraoun agit bien en intellectuel organique45.

15 C’est aussi par Si Mohand que Mouloud Mammeri a débuté une série de quatre ouvrages de poésie orale berbère traduite en français. Les Isefra, poèmes de Si Mohand-ou-Mhand sont édités par François Maspero en 1969. De l’édition de Feraoun à celle de Mammeri, le contraste est grand dans la modalité de l’implication intellectuelle. Sans parler de l’ampleur des ouvrages, Mammeri admettant bien plus de poèmes dans sa collecte,

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deux points peuvent être soulignés. Là où Feraoun fait preuve d’une certaine réserve et pour ainsi dire minore sa culture d’origine46, Mammeri la revendique en tant que telle. Là où l’un voit dans l’œuvre de Si Mohand l’expression d’un « désarroi », voire d’une « impuissance », l’autre, dans une longue introduction, analyse cette œuvre dans son contexte culturel et historique et surtout la manière dont, par ses thèmes principaux, elle reprend, face à ce contexte, l’initiative de l’expression : comment elle dit pour un groupe kabyle décloisonné les transformations d’un individu amené à se redéfinir en des temps nouveaux. Cela ne doit pas amener à minorer la traduction de Feraoun elle- même : elle reste un moment de la réinscription en français de la poésie orale, exemplifiant l’intensité d’une vie exposée à la violence de la guerre, négociant son discours non sans doutes et inquiétudes, ni surtout sans lucidité, courage et dignité, quand aucun recul ne lui est accordé.

16 C’est donc avec Mouloud Mammeri que s’effectue proprement un réancrage discursif de la poésie orale par la traduction et par l’édition en langue berbère. Mammeri dispose, à partir des années 1970, au CRAPE, d’un lieu de recherche qui, quelle qu’en soit sa marginalité, manifeste une certaine tolérance en Algérie de la part des autorités envers son activité d’intellectuel dans le domaine des études berbères. Mammeri négocie les espaces de sa pratique, s’exposant à l’instrumentalisation tout en utilisant les espaces concédés, tout ceci sur fond, sans doute, d’une entente au moins provisoire sur la mesure à garder47. En 1980, toujours chez François Maspero, en France, paraissent cependant les Poèmes kabyles anciens. En liaison avec cette publication, Mammeri devait cette année-là donner une conférence au centre universitaire de Tizi-Ouzou, le 10 mars. Son annulation déclenche le « printemps berbère », plaçant durablement la question berbère au centre des transformations culturelles et politiques en Algérie48. La démarche de Mammeri, qui s’est progressivement constituée depuis 193849, est à la fois anthropologique et historique : attentive à la continuité du fait culturel berbère, tel que l’exprime la poésie, et à la contextualisation des poèmes, refusant une ethnographie essentialisante. Sa collecte, dans Poèmes kabyles anciens, couvre une période antérieure à 1871. Elle rassemble un héritage tout en l’ouvrant, en militant culturel, sur un avenir. Il a ainsi, par l’édition de poésie traduite, créé les conditions d’un mouvement culturel berbère.

17 Perdant ses fonctions en Algérie en 1980 et poursuivant à partir de 1985 une recherche institutionnelle à la Maison des sciences de l’homme et à l’EHESS à Paris, où il fonde le Centre d’études et de recherches amazigh (CERAM), Mammeri a accompagné ce mouvement avec conviction et prudence à la fois, jusqu’à sa mort accidentelle en 1989. Il a cependant maintenu son registre de discours culturaliste avec, pour seule implication politique, un appel à la démocratisation de la société algérienne. Son discours s’oppose à la culture dirigée par l’État, mais tout autant à la fixation nostalgique de l’identité kabyle et au repli sur une revendication identitaire. Pour des sociétés brutalement confrontées à la modernité occidentale, il s’agit de ne pas se laisser immobiliser, par contrecoup, dans une tradition reconstruite, folklorique ou fondamentaliste, et de trouver les moyens de reprendre collectivement l’initiative de leur discours et de leur transformation. Le propos de Mammeri acquiert ici une dimension globale50 : la situation berbère est celle d’une grande partie des sociétés du monde face à la modernité européenne. Ces sociétés n’ont d’autre alternative que de se transformer ou de disparaître. Sur ce point encore, Mammeri tient cependant une

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position d’équilibre : la transformation est nécessaire à la vie historique des sociétés, mais, en même temps, celles-ci ne doivent pas renoncer à ce qui les différencie.

18 Deux derniers ouvrages de poésie traduite s’ajoutent au legs de Mouloud Mammeri. Tout d’abord, fruit d’une longue enquête collective : L’ahellil du Gourara, publié en 1984 par la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme, à Paris51. L’ahellil, cérémonie festive des Zénètes des oasis de l’ouest algérien, pourrait passer pour le conservatoire d’une culture traditionnelle. Mammeri montre surtout comment un groupe y célèbre son institution imaginaire, sa capacité même d’expression, son utopie, fût-ce en un refuge voué à la disparition. Mais le grand œuvre testamentaire de Mammeri, complément des Isefra de Si Mohand, est Inna-yas Ccix Muhend / Cheikh Mohand a dit. Là, le texte berbère s’autonomise, transcription de l’original et traduction ne se faisant plus face, mais étant dissociées en deux tomes. Le premier tome de l’ouvrage, incluant la préface en français et le texte berbère, a paru en Algérie en 1989, à compte d’auteur, sous l’égide du CERAM. L’intégralité de l’ouvrage, avec le second tome comprenant la traduction française, n’a quant à elle été publiée qu’en 2005, par le CNRPAH, à Alger. Cheikh Mohand, contemporain de Si Mohand, était le chef d’un ordre confrérique. Son discours d’autorité sociale devenait poétique aux moments de plus grande intensité, dans l’invention même du jugement social. Mammeri, empruntant ses notions à Max Weber, montre que, par opposition aux fonctions thaumaturgique et sacerdotale, la force de Cheikh Mohand a été de s’investir d’une fonction prophétique, de telle manière que, tout en s’insérant dans des institutions socio-discursives traditionnelles, il les a dépassées pour dire, de manière révolutionnaire, une situation historique nouvelle.

Conclusion

19 Les traductions de poésie orale de Jean Amrouche, Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri opèrent dans la différence entre une énonciation orale et berbérophone et sa reprise littérale et francophone, différence redoublée par un décalage temporel entre une énonciation poétique dans une société traditionnelle et son relais dans une société qui a été brutalement transformée par la colonisation. Ce réancrage discursif de la poésie, en tant qu’élément décisif de leur pratique culturelle, ne se laisse pas réduire à des schémas d’émergence de figures de l’intellectuel dans les petites nations (M. Hroch) ou dans le cadre de la décolonisation (F. Fanon). La nation décolonisée n’est qu’un élément, tantôt d’identification, tantôt de contrainte, de leur situation discursive complexe, avec ses différentes composantes linguistiques, culturelles et politiques. Il leur a fallu négocier, selon la conjoncture, tout à la fois les modes de leur autorité discursive, en tant qu’intellectuels professionnels, et ceux de la représentativité de leur discours, en tant qu’intellectuels organiques. À tout moment, ils ont été des agents de la transformation culturelle et politique, mais dans une position tierce, qui rendait impossible leur établissement dans une position discursive sans tensions. Ils ont ainsi su tirer de leur culture berbère une puissance critique capable d’agir sur leurs contemporains et contribué à donner à cette culture, longtemps restée relativement isolée en son oralité, un ancrage dans des conditions culturelles entièrement nouvelles. Sont-ils exemplaires d’une figure de l’intellectuel en Méditerranée, prise dans des situations d’écart de développement économique et social, de différence culturelle et de rapports de domination ? On peut tout au moins faire l’hypothèse que les conditions

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de leur pratique discursive et les scènes qu’ils ont inventées pour leur propre discours comprennent des variables et une dynamique que l’on retrouve ailleurs, en particulier la nécessité de sans cesse négocier des différences qui ne peuvent s’inscrire dans des schémas standards fondés sur des processus historiques liés aux renaissances nationales et à la décolonisation.

NOTES

1. Voir Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales. Europe XVIIIe-XXe siècle [1999], Paris, Seuil, « Points », 2001, 312 p. 2. Miroslav Hroch, Social Preconditions of National Revival in Europe. A Comparative Analysis of the Social Composition of Patriotic Groups among the Smaller European Nations [1969], translated by Ben Fowkes [1985], New York, Columbia University Press, 2000, p. 23. 3. Voir, sur la diversité des figures de l’intellectuel et des approches historiographiques: Michel Leymarie et Jean-François Sirinelli (dir.), L’histoire des intellectuels aujourd’hui, Paris, PUF, 2003, 496 p. 4. Voir le cahier 12, Appunti e note sparse per un gruppo di saggi sulla storia degli intellettuali (1932), des Quaderni del Carcere (vol. 3, ed. Valentino Gerratana, Torino, Einaudi, 1975, p. 1513-1551). 5. Il faudrait encore distinguer les cas de la Turquie et d’Israël. 6. Voir Albert Hourani, Arabic Thought in the Liberal Age (1798-1939) [1962], Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 99 sq. 7. Voir Kadhim Jihad Hassan, « Heur et malheur de la poésie néoclassique », in Boutros Hallaq et Heidi Toelle (dir.), Histoire de la littérature arabe moderne. Tome I. 1800-1945, Arles, Actes Sud- Sindbad, 2007, p. 129-149. 8. Voir James McDougall, History and the Culture of Nationalism in Algeria, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, 266 p. 9. Voir Fanny Colonna, « The Nation’s ‘Unknowing Other’: Three Intellectuals and the Culture(s) of Being Algerian, or the Impossibility of Subaltern Studies in Algeria », The Journal of North African Studies 8, n° 1, 2003, p. 155-170. 10. Voir Gilbert Grandguillaume, Arabisation et politique linguistique au Maghreb, Paris, Maisonneuve & Larose, 1983, 214 p. 11. Cette poésie a pourtant été tôt étudiée, signe de la reconnaissance de l’importance supposée de ce genre de discours dans la constitution des mouvements nationaux. Voir le travail fondateur de Jean Déjeux: La Poésie algérienne de 1830 à nos jours [1963], 2 e édition corrigée, Paris, Éditions Publisud, Paris, 1982, 112 p. 12. Voir Alain Messaoudi, « Des Médiateurs effacés ? Éléments d’une prosopographie des professeurs d’arabe des collèges et lycées d’Algérie (1840-1940), in Outre-Mers. Revue d’histoire, n° 370-371, 2011, p. 149-159 et Gilbert Grandguillaume, « L’enseignement de la langue arabe dans l’entre-deux-guerres », in Histoire de l’Algérie à la période coloniale, dir. Abderrahmane Bouchène et alii, Paris-Alger, La Découverte-Barzakh, 2012, p. 405-407. 13. Un article de Saadeddine Bencheneb, « La littérature contemporaine en Afrique du Nord », en rendait compte dès 1947, dans la seconde édition du numéro spécial « L’Islam et l’Occident » des Cahiers du Sud (p. 254-255). Une anthologie des Poètes algériens contemporains a été publiée à Tunis en 1926.

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14. Voir Jamal-Eddine Bencheikh et Jacqueline Lévi-Valensi, Diwan algérien: La poésie algérienne d’expression française de 1945 à 1965, Alger, SNED, 1967, 258 p. 15. Voir Jean Déjeux, La Poésie algérienne de 1830 à nos jours, op.cit., p. 19-38. Voir également Mourad Yellès, « Trois intellectuels maghrébins et la question du patrimoine : Saâdeddine Bencheneb, Mohamed El Fasi, Mostefa Lacheraf », in Parcours d’intellectuels maghrébins. Scolarité, formation, socialisation et positionnements, dir. Aïssa Kadri, Paris, Karthala- Institut Maghreb- Europe, 1999, p. 203-216. 16. Toujours dans la réédition de 1947 du numéro spécial « L’Islam et l’Occident » des Cahiers du Sud, on trouve un article de Mostefa Lacheraf intitulé « Poésie du Sud » (p. 323-333). Après l’indépendance, Lacheraf parle d’un « humanisme parallèle d’expression orale » véhiculé par les « langues populaires »: voir « Réflexions sociologiques sur le nationalisme et la culture en Algérie » (1964), in L’Algérie: nation et société, Paris, François Maspero, 1976, p. 325. 17. Salem Chaker, Berbères aujourd’hui, deuxième édition, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 34. Importe ici en particulier la figure de Si Ammar Ben Saïd Boulifa, premier kabyle à avoir rassemblé et publié un Recueil de poésies kabyles, en 1904, qui comprend plus d’une centaine d’isefra de Si Mohand. Auparavant, Belkacem Ben Sedira avait inclus des poèmes dans son Cours de langue kabyle, publié en 1887. 18. Voir Bruce Maddy-Weitzman, The Berber Identity Movement and the Challenge to North African States, Austin University of Texas Press, 2011, 292 p. 19. On peut les percevoir à travers le personnage de Mourad dans La Traversée (Paris, Plon, 1982). 20. Voir Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, préface de Jean-Paul Sartre [1961], Paris, La Découverte, 2002, p. 211, et la relecture d’Edward W. Said: « Collaboration, indépendance et libération », in Culture et impérialisme [1993], trad. Paul Chemla, Paris, Fayard, 2000, p. 366 sq. 21. Voir la définition de la nation d’Ernest Gellner, qui suppose la réalisation de cette coïncidence: Nations et nationalismes [1983], trad. Bénédicte Pineau [1989], Paris, Payot & Rivages, 1999, p. 12. 22. Il est question de ce « capital symbolique » dans l’entretien de Mouloud Mammeri avec Pierre Bourdieu, paru dans les Actes de la recherche en sciences sociales en 1978: « Dialogue sur la poésie orale en Kabylie », repris in Mouloud Mammeri, Écrits et paroles. Tome I, textes recueillis par Boussad Berrichi, Alger, CNRPAH, 2008, p. 282. 23. Voir sur cette question de la propriété d’une langue: Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, 138 p. 24. Voir le récit de Jean Déjeux, « L’Union des écrivains algériens (bilan au 10 mars 1974) », Présence francophone n° 10, 1975, p. 169-177. 25. Voir Abdelkebir Khatibi, Le roman maghrébin, Paris, Éditions François Maspéro, 1968, p. 25-26 sur « le cas Mammeri », au moment de la publication de La colline oubliée en 1952, et p. 49-52, pour une présentation assez condescendante de Feraoun, romancier « ethnographique et folklorique ». 26. Salem Chaker, Berbères aujourd’hui, op. cit., p. 97-98. 27. La question a été posée par Charles-Robert Ageron en 1960. Voir Patricia M.E. Lorcin, Kabyles, arabes, français: identités coloniales [1995], trad. Loïc Thommeret, Limoges, Pulim, 2005, 376 p. 28. Voir Fanny Colonna, Instituteurs algériens. 1883-1939, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1975, p. 103 sq. 29. Salem Chaker, Berbères aujourd’hui, op. cit., p. 121. 30. Titre d’un article d’Amrouche paru dans Le Monde le 1er juillet 1959. Repris dans Jean El Mouhoub Amrouche, Un Algérien s’adresse aux Français ou l’histoire d’Algérie par les textes (1943-1961), édition établie par Tassadit Yacine, Paris, Awal / L’Harmattan, 1994, p. 105 sq. 31. Ibidem, p. 108 et 109.

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32. Voir l’hommage posthume de Salem Chaker, qui met l’accent sur l’œuvre berbérisante: « Mouloud Mammeri (1917-1989) », Revue du monde musulman et de la Méditerranée, n° 51, 1989, p. 151-156. 33. Voir Salem Chaker, « Algérie 1962-1974. Le refoulement des études berbères », in Jean-Robert Henry et Jean-Claude Vatin (dir.), Le Temps de la coopération. Sciences sociales et décolonisation au Maghreb, Paris, Karthala-IREMAM, 2012, p. 109-118. 34. Voir Mouloud Mammeri, Écrits et paroles. Tome I, op.cit., p. 197. Entretien donné à la revue Liberté publiée à Montréal (Canada). 35. Voir Salem Chaker, « Traduire la poésie à partir d’un univers linguistique et culturel lointain: exemples berbères », in D’une langue à l’autre, essai sur la traduction littéraire, dir. Magdalena Nowotna, La Courneuve, Aux lieux d’être, 2005, p. 81-105. 36. Une deuxième édition a paru du vivant de Jean Amrouche, en 1947, aux éditions Charlot, alors passées d’Alger à Paris. L’édition ici utilisée est l’édition bilingue établie par Tassadit Yacine, avec préface de Mouloud Mammeri, parue à L’Harmattan en 1988, rééditée au Seuil dans la collection « Points » en 2012 (268 p). 37. Voir le travail biographique et bibliographique de Réjane Le Baut : Jean El-Mouhoub Amrouche. Algérien universel, Alteredit, 2006, 516 p. 38. Lettre datée du 1 er janvier 1929, in Gide & Amrouche. Correspondance. 1928-1950, éd. Pierre Masson et Guy Dugas, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2010, p. 47. 39. Jean El Mouhoub Amrouche, Journal. 1928-1968, éd. Tassadit Yacine Titouh, Paris, Non lieu, 2009, 416 p. 40. Le fait que les parents se soient convertis au christianisme est un facteur de marginalisation. Voir Jacqueline Arnaud, La Littérature maghrébine de langue française. I. Origines et perspectives, Publisud, 1986, p. 130. Malek Ouary, autre écrivain kabyle francophone, dont la famille, elle aussi chrétienne, était proche de celle des Amrouche, témoigne pour sa part : « Je n’ai jamais constaté d’ostracisme systématique organisé à l’encontre des Kabyles chrétiens par leurs congénères musulmans. » Voir « L’enracinement berbère de Jean Amrouche », in Jean Amrouche. L’Éternel Jugurtha. Actes du colloque, Marseille, Éditions du Quai, 1987, p. 50. 41. Voir la transcription de ces émissions par Réjane et Jean Le Baut: Jean El-Mouhoub Amrouche. Lumières sur l’âme berbère par un homme de la parole, Blida, Éditions du Tell, 2012, 142 p. 42. Ibidem, p. 103-113. 43. Il parle de son entreprise comme presque achevée dans une lettre à Emmanuel Roblès écrite le 11 août 1957. Voir Mouloud Feraoun, Lettres à ses amis, Paris, Seuil, 1969, p. 136. 44. Voir Mouloud Feraoun, Journal 1955-1962 [1962], Paris, Seuil, « Points », 211, p. 337. 45. José Lenzini, dans la biographie qu’il a consacrée à Feraoun (Mouloud Feraoun. Un écrivain engagé, Arles, Solin / Actes Sud, 2013), cite Denise Brahimi, qui a employé l’expression de Gramsci pour qualifier Feraoun (p. 277). 46. Feraoun écrit à l’éditeur de ses romans, Paul Flamand, en décembre 1957: « L’ouvrage est presque terminé mais j’y trouve peu d’intérêt. » (Lettres à ses amis, op. cit., p. 137). Voir également le regard que porte sur sa propre culture le personnage des Chemins qui montent, Amer: « Il n’y a pas grand mal à partir. À condition d’oublier. Oublier que je suis kabyle, algérien. » (Paris, Seuil, 1957, p. 207). Ces énoncés ne sont pas dissociables l’un de son destinataire, l’autre de sa modalité fictionnelle, mais ils sont révélateurs des questionnements de Feraoun sur sa propre situation culturelle. 47. Je remercie Salem Chaker qui m’a aidé à nuancer cette description de la pratique de Mammeri. 48. Voir Salem Chaker, Berbères aujourd’hui, op. cit., p. 51-64. 49. Ses articles, entretiens et conférences ont été rassemblés: Culture savante. Culture vécue (Études 1938-1989), Alger, Éditions Tala, 1991, 235 p.; Écrits et paroles. Tomes I et II, éd. Boussad Berrichi, Alger, CNRPAH, 2008, 312 p. et 280 p.

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50. Voir en 1973, « La mort absurde des Aztèques », « dossier » précédant une « pièce », Le Banquet (Paris, Librairie académique Perrin, 1973). 51. Réédité à Alger en 2003 par le CNRPAH (Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques) – qui n’est autre que CRAPE rebaptisé en substituant l’histoire à l’ethnographie.

RÉSUMÉS

La poésie, comme genre de discours, a été un élément privilégié de la formation des répertoires culturels des nations émergentes. Les acteurs culturels qui ont contribué à cette forme d’invention de la tradition devaient posséder tout à la fois l’autorité discursive d’intellectuels professionnels et la représentativité d’intellectuels organiques. Dans le contexte du monde arabo-musulman et de la décolonisation algérienne, Jean el-Mouhoub Amrouche, Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri ont composé, des années 1930 aux années 1980, des ouvrages de poésie orale berbère traduite en français. Les tensions linguistiques et culturelles de leurs situations discursives étaient telles que leur pratique ne peut être définie par aucun schéma fondé sur des processus de renaissance nationale ou de décolonisation.

Poetry, as a discursive genre, played a key part in the making of culture repertoires in emerging nations. The cultural agents who took part in this form of invention of tradition had to possess both the authority of professional intellectuals and the representativeness of organic intellectuals. In the context of arab-islamic world and of decolonization in Algeria, Jean el- Mouhoub Amrouche, Mouloud Feraoun and Mouloud Mammeri, from the 1930s to the 1980s, composed works of berber oral poetry translated in french. The linguistic and cultural tensions of their discursive situations where such that their agency cannot be defined by any model grounded on processes of national revival or decolonisation.

INDEX

Mots-clés : poésie, intellectuels, traduction, nation, décolonisation, Berbères, Jean el-Mouhoub Amrouche, Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri Keywords : Poetry, intellectuals, translation, nation, decolonization Index géographique : Algérie, France Index chronologique : XXe siècle

AUTEUR

STÉPHANE BAQUEY

Stéphane BAQUEY est maître de conférences à Aix-Marseille Université, membre du CIELAM, responsable de l’axe « Histoire littéraire et cultures de l’espace méditerranéen », et membre associé de l’IREMAM. Ses domaines de recherche sont : poésie française, poétique et histoire intellectuelle au XXe siècle ; interférences culturelles et poésie en Méditerranée au XXe siècle, en

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particulier en langue française entre la France et le monde arabe ; conditions d’une histoire littéraire à échelle transrégionale méditerranéenne.

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Cornelius Castoriadis : parcours d’un Eros

François Dosse

1 Le lien de Castoriadis, ce franco-grec, avec la Méditerranée est de l’ordre de l’évidence et il a savamment cultivé sa double appartenance nationale en affirmant la singularité d’une identité proprement méditerranéenne. Rappelons ce que dit de lui son ami Edgar Morin : « Corneille, comme nous l’appelions, se ressourçait sans discontinuer dans les textes de Platon et d’Aristote, mais il n’était pas philosophe intra-muros : il s’efforçait de penser les composantes de la culture et du savoir de son temps… Il tenait de la présence de ses ancêtres dans le monde ottoman une démarche de paysan balkanique, mais c’était bien un Athénien du siècle de Périclès, à considérer l’alacrité de son intelligence ; c’était en même temps un chaleureux méditerranéen, un authentique Européen de culture, portant en lui l’Orient et l’Occident ; et cet immigré devenu français a contribué à la richesse et à l’universalité de la culture française »1. Comme Enzo Traverso le remarque, il peut y avoir un “privilège épistémologique de l’exil” pour un intellectuel car l’intellectuel est un peu par définition déchiré de l’intérieur entre sa participation à son temps présent, à ses enjeux et en même temps il préserve son regard critique, distancié. Lorsqu’il est originaire d’un pays différent de celui où il vit, cela aiguise encore cette tension créative chez lui. Cela fait de lui un Outsider du dedans, c’est le cas d’un intellectuel comme Edouard Saïd en tant qu’intellectuel palestinien, professeur à Columbia à New York et c’est le cas de Castoriadis, grec vivant à Paris à partir de 1945. Il aura beaucoup apporté aux intellectuels français grâce à son expérience de la traversée de la tragédie grecque, contribuant à davantage de discernement sur la vraie nature de l’URSS, du stalinisme.

2 Ce qui frappe tout d’abord dans le parcours de Cornelius Castoriadis relève d’un paradoxe. Comment expliquer qu’un intellectuel d’une telle ampleur soit resté marginal, proscrit de l’université jusqu’à la fin de sa vie, et pourquoi ce déficit de reconnaissance ? Cette traversée du désert où il a prêché, avec une poignée de ses compagnons de Socialisme ou Barbarie sans être vraiment entendu ? Ce marginal, cet outsider, a pourtant été qualifié de « génie » par l’historien helléniste Pierre Vidal- Naquet qui voyait en lui un grand philosophe avec lequel il pouvait parler à égalité de

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la Grèce antique dont il était spécialiste. Edgar Morin n’a cessé de considérer comme un frère d’arme dans leur combat commun pour un monde meilleur. Il a vu en son ami « un Titan de l’esprit » et un « Aristote en chaleur ». Le psychanalyste André Green, pourtant peu porté à l’emphase, a confié à sa confrère grecque Eleni Mangriolis n’avoir jamais rencontré « un homme aussi intelligent ». L’écrivain mexicain Octavio Paz a avoué, de son côté au moment de sa disparition en 1997 : « l’éclat de son intelligence et la force de son raisonnement n’ont jamais cessé de me surprendre ». Jacques Ellul, avec lequel Castoriadis partage la critique de l’autonomisation de la techno-science, lui écrit : « Je suis toujours saisi, lorsque je vous lis, non seulement par la profondeur et la richesse de la pensée, mais aussi par la beauté de la forme. »

3 On ne peut qu’être stupéfait et intimidé par la richesse d’une œuvre portée par un intellectuel qui est d’abord et avant tout philosophe, mais qui devient aussi, à partir de 1973, psychanalyste de profession, puis directeur d’études à l’EHESS au début des années 1980, sans oublier qu’il est aussi économiste professionnel puisqu’il a occupé un poste de fonctionnaire international à l’OCDE à partir de l’après-guerre jusqu’en 1970. À cela il a ajouté une sensibilité historienne et placé le social-historique au cœur d’une philosophie qui accorde une place fondamentale aux logiques temporelles et à la singularité des situations historiques. Il aura aussi été, ce qui est davantage connu et reconnu, celui qui a renouvelé la philosophie politique par son analyse précoce, pionnière de la nature du régime soviétique comme système totalitaire.

4 Comment expliquer un tel paradoxe ? On ne peut qu’émettre des hypothèses. La première renvoie à son caractère inclassable. À partir du moment où Castoriadis se donne le projet prométhéen de penser tout ce qui est pensable et de ne délaisser aucun des continents du savoir, on se sait dans quelle case disciplinaire le situer, ce qui peut expliquer qu’il ait été l’objet de pratiques d’évitement dans chacune des disciplines qu’il a pourtant traversée avec la plus grande rigueur.

5 La seconde hypothèse qui peut expliquer cette marginalité tient sans doute aussi au caractère labyrinthique de son œuvre, pour reprendre le titre générique de ses recueils d’articles et de contributions, Les carrefours du labyrinthe. La dissémination de ses écrits masque l’extraordinaire cohérence de sa philosophie que l’on ne peut vraiment appréhender qu’en un bloc un et indivisible. Il est donc difficile, sinon impossible, de prendre l’œuvre de Castoriadis par bribes et si on la prend dans son intégralité, on doit y consacrer énormément de temps, tant elle est immense et proliférante. Castoriadis lui-même n’a rien fait pour faciliter les choses à ses lecteurs potentiels puisqu’il n’a pas vraiment écrit de synthèse de son œuvre. Il a en revanche tenu à ce que l’intégralité de ses écrits soit accessible et publiée, au risque de lasser son lecteur par la répétition du propos.

6 La troisième hypothèse que je mettrai en avant pour expliquer ce déficit de reconnaissance me semble tenir au caractère intempestif de son œuvre. Traversant une époque qui a récemment connu un basculement de régime d’historicité en versant dans le présentisme, la patrimonialisation et dans ce que j’ai qualifié par ailleurs de commémorite aigüe. Il a très bien compris, et très tôt, cette rupture. Et il aura été un des rares intellectuels à résister contre vents et marées pour tenir haut et fort l’idée d’une possible perspective révolutionnaire qui fasse une place au projet, à la construction d’un devenir social autonome. Il s’est trouvé confronté, et de plus en plus, à un moment historique marqué par une crise profonde d’avenir, par un air du temps plus propice à l’avènement de la privatisation de l’individu et donc de moins en moins

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prêt à l’entendre. Fermement attaché à l’idée de révolution qui connaît depuis les années 1970 une sensible désaffection, il a été le sacrifié du couple intellectuel de l’anti- totalitarisme qu’il constituait avec Claude Lefort2 qui lui, avait pris ses distances avec l’idée de rupture radicale.

7 Qu’est-ce qui a fait courir Castoriadis avec une telle boulimie de savoir dans cet effort inlassable qui commence au sein d’un groupe, mais qui se termine en solitaire ? Là encore, on en est réduit à des conjectures. Il y a bien sûr – on le mesurera en prenant connaissance de la singularité de son itinéraire – le traumatisme qu’il a vécu dans son adolescence et sur laquelle il restera très discret, mais qui va le marquer physiquement (la perte subite de tout son système pileux). Cette épreuve intense qui aurait pu faire prévaloir des forces mortifères en lui, a suscité au contraire un élan vital sans limites, une puissance d’être quasi-héroïque. Comme l’a souligné son ami Edgar Morin, c’est par sa propension à défier les forces du mal et de la mort, que Castoriadis relève de la catégorie des Titans.

8 Il y a aussi bien sûr la tragédie collective avec son expérience précoce de résistant grec où il s’est retrouvé dans une tragédie sans issue possible entre deux forces adverses, la réaction et le stalinisme, qui toutes deux ont manqué de peu de l’éliminer dès sa prime jeunesse. C’est sur ce terrain grec qu’il a fait l’expérience de ce qu’était la nature du régime russe et de l’internationale communiste comme forces contre-révolutionnaires.

9 Exilé en France dès 1945, alors que l’engouement pour l’URSS était à son zénith, il a contribué à déniaiser le petit nombre, infinitésimal, de ceux qui ont pu accéder à son argumentation quant à la mystification construite à l’Est. Cette situation d’exilé a favorisé son regard critique sur la doxa dominante dans une France où le PCF jouait les fiers à bras au nom de ses « 75.000 fusillés ». lui permettant d’être plus lucide, plus ferme dans ses dénonciations, illustrant à merveille ce qu’Enzo Traverso a appelé « le privilège épistémologique de l’exil3 » qu’il analyse comme une sorte de compensation intellectuelle aux privations de la perte et du déracinement liés à la condition de l’exil : « L’existence de l’intellectuel en exil porte les traces d’un déchirement, d’un trauma profond qui, très rapidement, le prive de son contexte social et culturel, de sa langue, de ses lecteurs, de son métier et de ses sources de subsistance4. »

10 Ce vécu de résistant grec révolutionnaire, menacé d’être assassiné par les staliniens l’a prédisposé à ne pas assimiler le prêt-à-penser de ce que beaucoup d’intellectuels ont avalé dans l’après-guerre en opposant de manière binaire les méchants américains aux bons soviétiques. Sur ce plan, son expérience grecque aura été déterminante et aura irrigué, avec discrétion, car Castoriadis n’évoquait jamais son passé grec dans le groupe, la destinée de Socialisme ou Barbarie. L’exil et cette expérience traumatique ont été la source d’un écart avec le monde intellectuel français. Ils auront été à la fois le fondement d’un discernement précoce et plus tard d’un durcissement des positions d’un Castoriadis qui, là encore contre vents et marées, alors que le monde soviétique implosait dans les années 1980, continuait à dénoncer, contre l’évidence de l’histoire réelle, le triomphe de la stratocratie qui a induit une longue cécité face aux bouleversements qui affectaient le monde soviétique et le bloc de l’Est.

Une expérience précoce du tragique

11 Né en 1922 à Istanbul, les parents de Cornelius se sont très vite réfugiés en Grèce à Athènes, alors que leur fils n’avait encore que 3 mois. Castoriadis aura donc vécu toute

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sa jeunesse et les années de sa formation à Athènes où il résidera jusqu’à l’âge de 23 ans. Elève particulièrement brillant, il compte de deux à trois années d’avance sur ses camarades. Il découvre avec passion très tôt la musique, la littérature, la philosophie. À l’âge de 12-14 ans, il dévore déjà les livres de Platon, Spinoza et Romain Rolland, aiguillé dans ses goûts par une gouvernante d’origine française, hellénophile, Maximine Portas, qui prépare une thèse d’épistémologie et qui tournera mal, devenant la « prêtresse d’Hitler ». Avant ses 18 ans, le jeune Castoriadis a déjà découvert l’œuvre, pour lui décisive, de Marx et il a déjà pris connaissance des grands maîtres de ce qu’il dénommera « la pensée héritée » : Aristote, Kant, Hegel, Husserl, et a déjà réalisé une traduction en grec d’un texte essentiel pour la sociologie de Max Weber. En 1938, il s’engage dans des études de droit, de sciences économiques et politiques, au grand désespoir de son père qui voulait faire de lui un médecin. Avant même d’être étudiant, à 15 ans, Castoriadis adhère aux Jeunesses communistes, puis au PC grec. Mais il devient vite critique du stalinisme et se convertit peu à peu au trotskisme. La tragédie que traverse la Grèce entre la dictature de Metaxas, puis sous l’occupation allemande et la guerre civile sans issue au sortir de la guerre mondiale, a beaucoup compté dans la prise de conscience précoce de Castoriadis sur la nature du stalinisme. Arrêté en 1939, il est vite relâché. C’est dans cette situation désespérée qu’il fonde, quelques mois après l’occupation allemande de la Grèce, avec deux de ses camarades, dont un ancien cadre des JC, Giorgos Lianopoulos, une revue et un groupe clandestins. La ligne défendue par cette petite revue, Nea Epoki, outre la résistance à l’occupant, se démarque du PC en soulignant son chauvinisme et son caractère pseudo-démocratique, fondamentalement bureaucratique. La revue acquiert une certaine influence auprès de la mouvance communiste. Mais le succès du PC grec dans l’organisation de la résistance nationale qu’il réussit à fédérer autour de lui éloigne ces sympathisants qui rejoignent massivement les rangs du PC. Castoriadis prend acte de cette situation difficile et adhère à l’aile la plus à gauche du trotskisme grec, dirigée alors par Spiros Stinas qui devient jusqu’à son départ de Grèce la référence politique de Castoriadis qui le rencontre durant l’hiver 1942-43. C’est dans ce groupe trotskiste qui ne dépassera jamais les limites de l’extrême marginalité que Castoriadis découvre la thèse du rejet du mot d’ordre de la « défense de l’URSS ». À l’époque, la force qui a réussi à fédérer toutes les forces résistantes grecques contre l’occupant nazi est incontestablement le PC grec (le KKE) qui a créé avec l’EAM/ELAS un rassemblement national qui a eu vocation à regrouper des milieux de sensibilités différentes. Ce Front national de libération est même parvenu à contrôler des régions entières et à gouverner toute une partie de la « Grèce libre ». Cette organisation se présente comme le lieu de fédération de tous les partisans d’une « Laocratie », perspective vague qui transporte les Grecs d’enthousiasme et d’espoir par sa simple sonorité et par l’idée d’un gouvernement du peuple libéré de l’occupation. L’hégémonie communiste qui parvient à contrôler la presque totalité du territoire libérée de la Grèce ne débouche cependant sur rien car Staline a cédé à Churchill la Grèce au profit d’une domination exclusive non contestée par les pays occidentaux sur l’Europe centrale. D’où l’affrontement sans issue possible de décembre 1944 au cours duquel le PC grec aurait pu sans problème prendre le pouvoir, mais pour Castoriadis s’il l’avait fait, il n’aurait sûrement pas établi le socialisme, mais instauré sa dictature baptisée « démocratie populaire ». Traqué par les deux camps qui s’opposent à Athènes, Castoriadis va bénéficier d’une aide française accordée à 180 jeunes Boursiers grecs qui vont pouvoir être exfiltrés, quitter le Pirée à bord d’un bateau devenu légendaire, le Mataroa sur lequel vont se retrouver dans le

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même voyage vers la France trois philosophes qui vont compter : outre Castoriadis, Kostas Axelos et Kostas Papaoïannou, mais aussi le peintre Constantin Byzantinios, le sculpteur Kostas Coulentianos ou le chef d’orchestre Dimitri Chorafas… Cette mission a été conduite par un français passionné par la culture grecque, directeur de l’Institut français d’Athènes, Octave Merlier, éminent helléniste très intégré à la vie intellectuelle grecque.

Une lucidité précoce sur la nature de l’URSS : Socialisme ou Barbarie

12 À peine arrivé à Paris, Castoriadis rejoint la section française de la IVe Internationale, le PCI, où il fait la connaissance de Claude Lefort avec lequel il constitue une tendance oppositionnelle qui conteste la qualification de l’État soviétique comme étant un État ouvrier dégénéré. Selon Castoriadis et Lefort, l’URSS n’a plus rien de socialiste ni d’ouvrier. Le pouvoir soviétique n’est rien d’autre qu’un pouvoir bureaucratique qui exploite à tous les niveaux les ouvriers dans les usines et les paysans dans le monde rural. Cette nouvelle classe dominante détient un pouvoir totalitaire. Il n’est donc pas question de la soutenir mais d’en dénoncer l’imposture. C’est ainsi que la tendance Castoriadis/Lefort va contester l’idée chère au mouvement trotskiste de la nécessaire « défense de l’URSS », malgré les critiques de son fonctionnement bureaucratique. En même temps qu’il consacre beaucoup de son temps au militantisme dans les rangs trotskistes, Castoriadis poursuit un cursus de philosophie à la Sorbonne et s’inscrit en thèse sous la direction de l’épistémologue René Poirier. La thèse qu’il dépose porte le titre de « Vers une logique axiomatique. Introduction philosophique ». Cette recherche relève d’un projet prométhéen puisqu’elle se propose de proposer une synthèse entre la logique philosophique et la logique mathématique. Il entend déjà, dès ce premier travail personnel, prendre ses distances avec l’ambition démesurée de Hegel de parvenir à un Savoir absolu et de montrer au contraire que l’effectuation historique ne peut se résorber dans ce Savoir absolu. Entre sa militance et ses recherches théoriques, il doit trouver le temps pour gagner sa vie et assurer le quotidien de sa compagne, Rilka Walter et de sa fille Sparta. Il entre pour cela en 1948 à l’OCDE comme fonctionnaire international où il restera jusqu’en 1970 en gravissant tous les échelons jusqu’à se retrouver à un poste très élevé avec 120 personnes sous sa responsabilité.

13 Le mérite de Castoriadis est d’autant plus grand en cet immédiat après-guerre que nous sommes en France en un moment qui est un temps fort de l’hégémonie conquise par le PCF qui jouit d’une double légitimité d’avoir été le fer de lance de la résistance intérieure grâce à l’efficacité de son organisation de résistance armée, les FTP. À cet atout-maître, il faut ajouter le capital de sympathie pour l’URSS, la mère-patrie du communisme, qui a payé le prix lourd de la victoire contre le nazisme. Stalingrad a été le sacrifice suprême et l’efficacité de l’armée rouge l’a mené jusqu’à délivrer Berlin. Un sondage parisien de l’IFOP confirme ce sentiment puisque 61 % des parisiens interrogés estiment que c’est l’URSS qui a le plus contribué à la défaite allemande contre 29 % qui répondent les États-Unis. En novembre 1946, le nombre d’adhérents au PCF s’élève à 800.000, contre 208.000 en 1937, et le PCF recueille quelque 28,89 % des suffrages exprimés aux élections de novembre 1946. Le prestige de la puissance soviétique, qui a perdu 18 millions de ses citoyens pendant la guerre, rejaillit alors sur les partis frères. En outre, le PCF est pour la première fois de son histoire au sein du gouvernement, il a

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des ministres et pèse sur la politique gouvernementale. Il incarne non seulement la volonté du maintien d’un esprit résistant, mais l’espoir révolutionnaire, à ceci près que dans le partage de Yalta, la France fait partie du camp occidental et qu’il n’est donc pas question d’y tenter une révolution communiste, ouvrant ainsi au paradoxe d’un parti de la révolution qui a pour consigne de ne pas la réaliser. Le PCF donne en tout cas l’illusion que le renouveau passe par lui et qu’il va construire en France une société de justice et d’émancipation sociale. Pour les communistes, le futur est certain, ce sera la société de leurs vœux car elle représente le sens même de l’histoire. La philosophie marxiste qui porte leur projet déploie une téléologie qui conduit de dépassements dialectiques en dépassements dialectiques à une société sans classes au stade communiste final d’un processus inéluctable. Les intellectuels du Parti vivent à ce moment un véritable envoûtement de l’histoire.

14 La rupture intervient entre Castoriadis, Lefort et la direction du PCI à l’occasion de la session du Comité central du parti trotskiste en janvier 1949. La tendance Chaulieu/ Montal, qui représente suivant les votes entre 30 et 40 militants qui se reconnaissent dans ses thèses, annonce son départ et son intention de publier sa propre revue, Socialisme ou Barbarie. Le premier numéro paraît au printemps 1949 avec une « Lettre ouverte aux militants du PCI et de la IVe internationale » qui affirme clairement le caractère radical de cette rupture, qui ne s’inscrit pas dans la lignée des multiples scissions antérieures dont les trotskistes se sont faits une spécialité. Dans sa « Présentation », le nouveau groupe rend public sa rupture avec la doxa trotskiste en considérant que la bureaucratie stalinienne n’est en rien une simple excroissance temporaire d’un État ouvrier dégénéré, mais bel et bien le vecteur d’une classe qui entend moderniser à son seul profit l’économie contemporaine. On s’y réclame d’une analyse marxiste. La nouvelle revue Socialisme ou Barbarie se présente comme l’incarnation d’une ligne cohérente et non comme le réceptacle d’opinions. Son objectif premier est de sauver l’espérance socialiste de ce destin funeste qui a vu triompher un régime englobant désormais 400 millions d’habitants condamnés à la surexploitation et aux camps de concentration. Sortir de cette mystification en 1949, alors que l’URSS est au faîte de la gloire n’est pas un message facile à faire passer, et présuppose de la part des créateurs de la revue une bonne dose de volontarisme. Un premier déplacement essentiel par rapport aux analyses de Marx est réalisé dès la naissance de cette revue et va servir de nouvelle grille de lecture de la société pour le courant Socialisme ou Barbarie. Le discriminant n’est plus l’abolition de la propriété privée qui permet au régime stalinien de se parer des atours du socialisme, mais la distinction fixe et stable entre dirigeants et exécutants dans la production et dans la vie sociale en général. Le projet est ambitieux puisqu’il est question de refonder une organisation révolutionnaire en lui donnant les armes de la critique qui sont alors essentiellement d’ordre théorique.

15 Ce petit groupe né en 1949, sous le nom de Socialisme ou Barbarie, appartient pour l’essentiel au monde intellectuel. La plupart ont suivi un cursus universitaire. Il compte néanmoins en son sein une poignée de militants ouvriers comme Georges Petit (pseudo : Petro), cheminot et fils de cheminot et surtout Jacques Gautrat, plus connu par son pseudo, Daniel Mothé qui ne rejoint le groupe qu’en 1952 et qui est ouvrier fraiseur dans le fief de la classe ouvrière aux usines automobiles de Renault à Billancourt. Dès ces années 1950, pour définir la société de demain, l’horizon socialiste, Castoriadis avance une notion qui sera le creuset de sa philosophie, celle de l’autonomie qui présuppose la capacité des acteurs sociaux de s’auto-gérer et que le

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socialisme doit développer. Prenant appui sur un certain nombre de mouvements sociaux, aussi bien en France que dans les pays de l’Est, qui s’en sont pris à la hiérarchisation des salaires ou qui ont réclamé des augmentations uniformes pour tous, Castoriadis avance un principe intangible qui doit être celui d’un salaire égal pour tous, quel que soit le degré de qualification de chacun. La revue Socialisme ou Barbarie prêche dans le plus grand désert et il faut attendre les soubresauts qui affectent le Bloc de l’Europe de l’Est en 1956 pour qu’il conquière une petite audience. La révolution hongroise est pour Castoriadis une divine surprise car elle rend évidente la coupure entre les ouvriers et la bureaucratie. À cette fissure s’ajoute la même année le trouble provoqué par le Rapport de Khrouchtchev au XXe congrès du PCUS. C’est le moment où toute une série d’intellectuels s’émancipent du PCF, sortent du stalinisme et créent en cette année 1956 une nouvelle revue importante dans l’œuvre de révision du prêt-à- penser, la revue Arguments créée par Edgar Morin avec Jean Duvignaud, Colette Audry, François Fejtö, Kostas Axelos, Dionys Mascolo et Pierre Fougeyrollas. De ce rapprochement naîtra une amitié qui ne sera jamais démentie entre Castoriadis et Edgar Morin. À la faveur de la prise de conscience de 1956, une nouvelle génération adhère à Socialisme ou Barbarie où l’on compte notamment Jean-François Lyotard, Pierre Souyri, Daniel Blanchard ou Sébastien de Diesbach. Mais l’organisation se déchire sur des questions d’organisation et notamment Castoriadis se trouve opposé à Claude Lefort, ce qui provoquera une scission en 1958 qui va affaiblir un groupe qui n’a jamais compté beaucoup de membres. Dans le début des années 1960, Castoriadis va s’éloigner progressivement des catégories d’analyse marxistes et élaborer une nouvelle approche de la société et de l’histoire qui va provoquer une nouvelle rupture à l’intérieur de Socialisme ou Barbarie. Castoriadis affirme de plus en plus clairement qu’il faut repenser la modernité qui est en train de rendre obsolètes un certain nombre de concepts marxistes. De plus, il met en question la téléologie propre au matérialisme historique, et lui substitue une meilleure attention aux acteurs. Il ne suit plus Marx dans ce qu’il qualifie comme étant un économisme trop souvent mécanique. Il ne partage pas non plus les thèses en vogue du structuralsime et de l’althussérisme auquel il oppose une approche pragmatique, privilégiant le « faire » humain et son sens, la Praxis, source d’un projet de conquête de l’autonomie. Cette critique de Marx, publiée d’abord dans les livraisons de la revue en 1964 et 1965, constituera la première partie de son maître- ouvrage L’institution imaginaire de la société en 1975.

De Marx à Freud : tentative d’articulation de l’individuel et du collectif

16 En même temps qu’il s’éloigne de Marx, Castoriadis se rapproche d’un autre massif, celui de l’œuvre de Freud, avec le souci de prospecter les voies d’accès à l’autonomie, tant au plan individuel que collectif. Lui-même passe sur le divan à partir de 1960 avec comme analyste la première femme de François Perrier, membre de l’Ecole freudienne de Paris, donc membre de l’École lacanienne. Lorsque Lacan se fait exclure de l’IPA et crée sa propre école en 1964, Castoriadis y adhère et suit alors non seulement le séminaire couru par le tout-Paris de Lacan, mais aussi ceux de Serge Leclaire, Jena Clavreul, François Perrier et de celle qui deviendra sa femme en 1968, Piera Aulagnier. Cette évolution de Castoriadis vers la psychanalyse est fondamentale dans la valorisation qu’il va faire de la dimension imaginaire, en double rupture avec le

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marxisme car pour lui l’imaginaire ne se réduit pas à l’idéologique et avec le lacanisme car l’imaginaire tel qu’il le conçoit ne se réduit pas non plus à sa dimension spéculaire, celle du stade du miroir. Le grand apport de Castoriadis, et qui est un apport non seulement pour la pensée philosophique mais pour toutes les sciences humaines et pour l’histoire, c’est le primat qu’il accorde à cette dimension imaginaire, surtout en un moment où il n’est question que du Signifiant, du Symbolique. Si l’on prend la triade lacanienne R.S.I (Réel, Symbolique, Imaginaire), à l’inverse de Lacan, il accorde à l’Imaginaire une place prévalente alors que Lacan l’attribue à la fonction symbolique. Pour Castoriadis, l’imaginaire est le véritable moteur de l’histoire. Il n’a pas toujours pensé cela. Il résulte d’un passage de Marx à Freud. Ce recours à l’imaginaire remonte à 1963-1964, moment où il remet en question beaucoup de postulats marxistes. Castoriadis assigne à la dimension imaginaire une valeur ontologique qui va devenir pour lui la source même de la créativité individuelle et sociale. Il affirme alors le primat de l’imaginaire pour rendre intelligible le social-historique : « L’histoire est impossible et inconcevable en dehors de l’imagination productive ou créatrice, de ce que nous avons appelé l’imaginaire radical tel qu’il se manifeste à la fois indissolublement dans le faire historique »5. Chez les historiens, dans les années 1960 et 1970, on prospecte du côté de ce que l’on appelle les mentalités. Or, ces notions d’idéologie et de mentalité se sont à l’usage révélées faibles. Par contre, la dimension de l’imaginaire est de plus en plus reconnue comme fondamentale et donc sur ce plan majeur, Castoriadis fait figure d’initiateur. D’ailleurs, le grand historien Georges Duby a dit devoir le titre de son ouvrage paru en 1978, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme à Castoriadis qui avait fait paraître peu de temps avant, en 1975, L’institution imaginaire de la société. Selon Castoriadis, il a fallu attendre Kant et sa notion d’imagination transcendantale dans la Critique de la raison pure pour voir cette dimension de l’imaginaire sortir enfin de son purgatoire. Elle sera pourtant, sitôt reconnue, laissée en friche et cantonnée au domaine du sensible comme imagination seconde. Cette dimension de l’imaginaire est cependant reprise par la tradition phénoménologique, par Husserl, Merleau-Ponty…, mais cette tradition ne satisfait pas pour autant Castoriadis car elle s’appuie selon lui sur une illusion réaliste selon laquelle la conscience est conscience de quelque chose et en reste donc à une conception étroitement égologique, incapable d’un véritable accès à l’autre. L’imaginaire est pour Castoriadis cette dimension qui permet de faire le pont entre le chaos originaire et l’institution. C’est elle qui permet l’instituant : « La difficulté est de comprendre… que l’imaginaire social n’est ni substance, ni qualité, ni action, ni passion ; que les significations imaginaires sociales ne sont ni représentations, ni figures ou formes, ni concepts »6. Chaque société se dote d’un sens, fonde son être-ensemble sur une singularité qu’elle crée elle-même. C’est ce jeu entre l’instituant et l’institué qui est à la racine du bougé, du changement, de l’historicité.

17 Le second grand apport de Castoriadis tient à sa double compétence de philosophe et de psychanalyste et au fait qu’il met son savoir au service d’une ambition : œuvrer dans le sens de l’émancipation, de la libération des forces créatives. Il aura réussi à penser ensemble et à articuler la dimension individuelle de l’humain et sa dimension collective, sociale. Longtemps, les sciences humaines se sont heurtées à ce vaste problème de penser le lien social, opposant d’un côté une démarche holiste, de l’autre ce que l’on appelle l’individualisme méthodologique, mais aucun de ces deux pôles n’est vraiment satisfaisant et trop souvent l’on généralise de manière mécanique, rabattant un niveau sur l’autre de manière déterministe. De son côté, Castoriadis offre des voies suggestives pour sortir de cette aporie grâce à la notion qu’il emprunte à la

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psychanalyse mais qui trouve un champ d’application au plan social, la notion d’étayage. Si Castoriadis peut être considéré comme radical au plan politique, au plan de la pensée, il privilégie au contraire les espaces médians, les médiations qui permettent d’articuler les contraintes, ce qu’il dénomme l’ensidique/identitaire et la liberté qui surgit du Chaos. Il s’efforce de penser ainsi la dialectique qui se joue entre l’institué, ce qui est, et l’instituant, ce qui est en devenir, en potentialité. À ce titre, Castoriadis rompt avec les divers déterminismes qui réduisent la complexité du vivant, de la société à des schémas mécaniques inadéquats. Sa prise en compte des contraintes, mais sur le mode de la sous-détermination est d’un apport essentiel dans le domaine des sciences humaines.

18 Travaillant à la réalisation de L’institution imaginaire de la société, Castoriadis cherche une double connexion de la pensée de l’institution avec le collectif et du social- historique avec l’individu. En même temps, son épouse Piera Aulagnier élabore l’ouvrage qu’elle publiera la même année, en 1975, La violence de l’interprétation. Or, ils ne cessent de discuter de leurs chapitres respectifs, des problèmes théoriques rencontrés, ce qui va faire la force de leurs deux ouvrages qui s’efforceront de dépasser l’aporie classique de ne penser d’un côté que la dimension individuelle ou de l’autre de se limiter à la dimension collective. C’est là un apport majeur de Castoriadis d’avoir tenté une articulation entre ces deux dimensions que lui a permis sa double compétence de philosophe et d’analyste. Castoriadis est en rupture avec la thèse lacanienne selon laquelle « l’inconscient est structuré comme un langage » qui débouche sur la transformation des concepts freudiens de déplacement et condensation en métaphore et métonymie. C’est au contraire de l’imaginaire que va poindre la dimension instituante qui se dialectise avec la dimension instituée. Castoriadis emprunte à Freud à la fois la notion de magma et celle d’étayage. D’un côté, Piera Aulagnier réintroduit la dimension sensorielle des affects, l’originaire de la psyché, et tient compte du monde sociétal, extra-familial dans le contrat narcissique. De l’autre côté, Castoriadis pose l’irréductibilité d’un imaginaire radical qui échappe aux conditions sociales et qui est la condition même de possibilité d’accès de la pulsion à l’existence psychique. Pour les deux, Piera Aulagnier et Castoriadis, il n’y a donc pas de réductionnisme possible. Le couple se retrouve aussi pour insister sur l’importance des processus d’historicisation, tant au plan individuel que collectif : « L’accès à une historicité est un facteur essentiel dans le processus identificatoire, elle est indispensable pour que le « Je » atteigne le seuil d’autonomie exigée par son fonctionnement »7. D’où l’importance du processus de socialisation de la psyché. En 1973, après un temps de formation professionnel en institution et une analyse de contrôle avec Jean-Paul Valabrega, Castoriadis s’installe comme analyste et consacrera désormais, jusqu’à sa mort, tous ses après-midi à ses patients. Le psychanalyste André Green, membre éminent de l’IPA, qui a invité Castoriadis à intervenir à son séminaire en 1995 et confié à Eleni Mangriotis n’avoir jamais rencontré quelqu’un d’aussi intelligent, souligne son apport à la psychanalyse. Il aura montré l’importance d’un imaginaire radical comme source des significations, doublant ainsi de manière féconde l’hypothèse de la pulsion chez Freud. Par ailleurs, il aura eu la volonté d’articuler la dimension de l’inconscient et du conscient en faisant place à l’altérité : « Il a indiqué comment le dédoublement cogitatif peut se comprendre comme analogue au dédoublement du « Je » et de l’autre ou comme division du sujet (conscient- inconscient) – présupposé par la conscience… Enfin, il a permis une rencontre entre

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valeur psychanalytique et valeur sociale à travers le concept d’autonomie, qu’il a proposé comme critère d’analyse sociale »8.

Le germe démocratique : la Grèce antique

19 Castoriadis entretient avec son pays d’origine, la Grèce, un rapport à la fois fort et ambivalent. Il y est toujours resté attaché par une imprégnation quasi corporelle de sensations, d’odeurs, de douceur de vivre méditerranéenne, qui l’a conduit chaque année à passer deux mois d’été sur une île grecque, Skopélos ou Tinos. En même temps, son regard sur la Grèce contemporaine est des plus critiques. À ses yeux, la Grèce moderne a oublié son illustre passé antique et n’a plus grand-chose à voir avec celle d’Aristote. La réception grecque de son œuvre est tout aussi ambivalente, oscillant entre rejet d’un hétérodoxe et fascination d’une star qui honore la grécitude. La fierté d’avoir donné naissance à un intellectuel d’envergure, jouissant d’une reconnaissance internationale, le laisse malgré tout en lisière des frontières de l’université qui ne l’accepte pas comme sien.

20 Malgré ce regard critique, Castoriadis a souvent été perçu comme hellénocentré, ne serait-ce que parce qu’il considère le passé de la Grèce antique comme un germe majeur pour penser notre contemporanéité et pour construire au présent une véritable démocratie. Faire de Castoriadis un nationaliste serait pourtant une erreur absolument contraire à tout son itinéraire. Lorsqu’il accorde un entretien en 1994 à la télévision grecque dans le cadre d’une émission intitulée « Nous sommes responsables de notre histoire » et qu’on lui pose une question sur la vie politique de la Grèce contemporaine, il répond sèchement : « Je dirais que la vie politique du peuple grec s’arrête aux alentours de 404 av J.‑C. Je parle de la véritable vie politique du peuple, compris comme agent autonome. Je ne parle pas des batailles, des empereurs, des Alexandre et autre Basile Bulgaroctone »9. En répondant à la question de savoir ce qu’il ressent quand il revient en Grèce, il poursuit : « C’est une image catastrophique. Lorsque j’arrive à Athènes, j’ai le sentiment qu’on a pris ma mère et qu’on l’a mise sur un trottoir »10.

21 Le philosophe Constantin Despotopoulos, membre de l’Académie d’Athènes, a dit de Castoriadis, qu’il a été le plus important en Grèce, comme en Europe, parmi ceux qui ont servi la philosophie dans sa génération. L’université d’Athènes n’a pourtant jamais cru bon de l’inviter. Il a donné des conférences en Grèce dans des lieux institutionnels périphériques. Il a été reçu par l’université de sciences sociales de Panteion assez secondaire par rapport à l’université d’Athènes. Cela témoigne d’une réticence même si ses livres sur la Grèce sont publiés et ont un certain écho. Il a aussi été invité en 1980 à l’université commerciale où un large public est venu l’entendre. À l’Institut français, des gens dans la rue n’ont pas pu entrer tant le succès a été grand, mais cette invitation était à l’initiative d’associations d’étudiants. À Salonique, on l’a fait docteur honoris causa de l’université de Thrace. Il est allé en Crète, reçu en 1989 pour donner des conférences à Héraklion et à Rethymnon. De manière quelque peu provocatrice, Castoriadis somme son public de dire s’il se sent porteur de l’héritage de Périclès ou de l’héritage byzantin, et qu’il ne peut se réclamer des deux, car ils sont antinomiques. Il est alors conscient qu’il va à l’encontre de tout l’effort de la Grèce contemporaine qui vise à concilier ces deux traditions dans une harmonie qui porte sur les fronts baptismaux à la fois le Logos et la religion orthodoxe. Pour Castoriadis, ces traditions sont absolument inconciliables entre le legs de la démocratie athénienne et

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celui de la théocratie byzantine. Beaucoup d’immeubles d’Athènes sont représentatifs de cette volonté syncrétique, avec leurs cariatides, leurs drapeaux, leurs anges de style Renaissance, mais aussi Achille qui rappelle l’épopée de la Grèce ancienne. Demander à la population grecque de choisir relève de l’inacceptable.

22 Si Castoriadis est très critique sur la Grèce contemporaine, il considère par contre que les Grecs anciens ont créé quelque chose de tout à fait neuf et sur lequel nous devrions réfléchir pour sortir de la torpeur qu’il diagnostique sur notre temps présent. La Grèce du Ve siècle av. J.‑C. a en effet créé la démocratie politique avec l’émergence des cités, de la polis avec sa communauté citoyenne qui s’est dotée d’institutions qui n’ont d’autre fondement que celui qu’elle veut bien leur donner. Il ne s’agit cependant pas, pour Castoriadis, de faire de cette expérience historique un modèle, mais de s’en ressaisir pour en faire un germe fécond pour instituer une vraie démocratie. Pour étayer sa thèse, Castoriadis a dû rompre avec la vision continuiste qui a longtemps dominé selon laquelle la Grèce aurait été l’esquisse de la future démocratie occidentale à une époque où l’individu n’existait pas encore et qu’à ce titre, elle est bien notre berceau, mais la démocratie moderne serait allée beaucoup plus loin dans l’épanouissement des valeurs démocratiques. Ainsi pour l’historien Ernest Lavisse, en 1890, « notre histoire commence avec les Grecs ». À rebours de cette conception, Castoriadis s’appuie sur le tournant historiographique des années 1960-1970 concernant la Grèce ancienne et qui jette un tout nouveau regard pour retrouver la singularité de l’homme grec et l’exceptionnalité de l’imaginaire grec de l’époque. Castoriadis tire les enseignements de ces apports qui proviennent de l’anthropologie historique, celle de Moses Finley, Jean- Pierre Vernant11, Pierre Vidal-Naquet, Marcel Detienne, Claude Mossé. Ce qui naît, selon Castoriadis, entre le VIIIe siècle et le Ve siècle av. J.‑C., la polis, est de l’ordre d’une invention radicale qui ne peut être rabattue sur un système causal. Ce sentiment de commune appartenance et sa traduction politique ne peut en effet pas être réduit à une simple volonté de territorialisation puisque Thémistocle dit être prêt à refonder Athènes ailleurs, et Castoriadis de rejeter toutes les explications monocausales comme le fait que la naissance de ces cités serait la résultante de la révolution hoplitique ou encore de la crise démographique. La raison majeure de cette invention se trouve dans l’imaginaire politique d’une communauté autonome qui s’est ainsi constituée à partir d’un acte collectif volontaire qui a rejeté toutes les formes d’hétéronomie. Proclamant les règles d’une société qui assume pleinement son autonomie, qui n’a aucun fondement transcendantal, le peuple (Demos) proclame sa souveraineté (Autodikos) ainsi que l’égalité politique (Isonomia), se dotant d’une institution, l’assemblée du peuple (l’ Ecclesia). Ces Grecs de l’antiquité ont ainsi créé une démocratie directe pour la première fois dans l’histoire de l’humanité et Castoriadis d’insister sur le fait que le régime démocratique authentique se définit par opposition à toute forme de délégation de pouvoir, de représentation qui caractérise pourtant la démocratie moderne, laquelle n’est selon lui qu’une oligarchie. La politique, en Grèce ancienne, n’était pas considérée comme une spécialité particulière et réservée à une catégorie sociale formée pour l’exercice de l’autorité au contraire des activités qui relèvent d’une technè. Elle est affaire de tous et ne peut être confisquée par une caste savante d’experts. Dans la mesure où la politique est l’affaire de tous, la sagesse pratique (Phronesis) relève de la responsabilité de l’ensemble de la communauté citoyenne. L’autre volet de l’autonomie réalisée par les Grecs anciens touche à l’existentiel et au rapport à la finitude de l’existence. Une autre singularité de cette Grèce antique que Castoriadis relie à la dimension politique, est qu’il n’y a pas de religion révélée et cela dès Homère, aucune

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promesse d’immortalité, de salut individuel après la mort. Puisque la religion grecque n’offre aucun horizon d’espérance. Tout va s’auto-centrer sur l’expérience et l’espérance terrestre : « Ce qui fait la Grèce, ce n’est pas la mesure et l’harmonie, ni une évidence de la vérité comme dévoilement. Ce qui fait la Grèce, c’est la question du non- sens, ou du non-être »12. À partir de ce sentiment de l’absurde, de la certitude de la finitude, se noue, selon Castoriadis, une réaction qui nourrit un imaginaire fondé sur la rationalité, la loi, le cosmos.

23 Ce thème de l’autonomie est majeur chez Castoriadis. Il est à l’horizon de toute sa pensée comme un objectif à approcher toujours davantage. Il doit être entendu doublement, à la fois comme conquête de l’individu capable de donner le maximum de sa puissance d’être, de ce que Spinoza appelle le Conatus, de ce que Ricœur qualifie de capabilité. À cet égard, la psychanalyse est, selon Castoriadis, d’un grand secours pour mettre en adéquation un désir d’être et un faire, une réalisation personnelle. L’autonomie est aussi et surtout, selon Castoriadis, le fait qu’une société doit tendre vers son auto-détermination de manière consciente, se doter de limites, de règles à chaque moment contrôlées et révisables par les citoyens. Le thème de l’autonomie exprime la conviction que la société humaine peut s’auto-gouverner, tant au plan politique que dans le domaine de l’économie, en décidant ce qu’elle juge bon, en donnant un sens à l’action collective. De ce point de vue, Castoriadis défend une position athée radicale en récusant toute forme de transcendance, toute hétéronomie selon laquelle la société aurait des règles extérieures à elle-même, ce qui ne l’empêche pas de dialoguer avec des intellectuels chrétiens, comme je l’ai évoqué à propos de la revue Esprit. Sa vision en appelle à la responsabilité humaine dans la mesure où une société autonome est une société pleinement responsable d’elle-même et de ses orientations. À l’horizon de l’autonomie, il y a donc la liberté humaine. Cela renvoie à ce que disait Thucydide lorsqu’il disait qu’il faut choisir : « se reposer ou être libre. »

24 Cette pensée de Castoriadis ne fait jamais système, et pourtant elle constitue un bloc très cohérent, une œuvre ouverte sur l’avenir et nous donne quelques clés pour penser le XXIe siècle. Il a en effet tôt pressenti notre basculement de régime d’historicité, ce que l’on appelle le présentisme, la crise d’historicité que l’on traverse et qui se caractérise par l’effondrement d’un des trois termes qui composent le temps, le futur, le devenir qui a sombré dans le tragique XXe siècle. Il appartient à notre époque, à l’orée du XXIe siècle, de repenser un projet d’avenir qui ne soit pas funeste, de réagir là encore contre les tentations barbares. Comment ? En redynamisant la démocratie et là encore Castoriadis peut nous être utile. Il nous invite à faire retour sur notre passé, non dans une perspective muséographique et touristique, mais avec l’idée de rendre plus déterminé ce que Koselleck appelle notre « horizon d’attente13 » et ce qu’il appellerait notre « imaginaire social-historique ». À ce titre le germe grec peut potentiellement faire sortir l’Occident de son grand sommeil et nourrir non un rapport nostalgique au passé, mais un véritable horizon d’attente qui soit capable d’aller à l’encontre des évolutions en cours vers toujours plus d’insignifiance, toujours plus de privatisation des individus et toujours plus de rejet de l’autre.

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NOTES

1. Edgar Morin, « La Lettre », IMEC, 2010, p. 20-21. A propos de la manière dont Edgar Morin juge l’œuvre de Castoriadis : voir : Edgar Morin, « Un Aristote en chaleur », Revue européenne de sciences sociales, décembre 1989, p. 11-15. 2. Voir : Claude Lefort, Eléments d’une critique de la bureaucratie, Gallimard, 1979 ; Essais sur le politique, Seuil, 2001 ; Le temps présent. Ecrits 1945-2005, Belin, 2007. 3. Enzo Traverso, L’histoire comme champ de bataille. Interpréter les violences du XXe siècle , La Découverte, 2011, p. 227. 4. Ibid., p. 227. 5. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, p. 204. 6. Ibid., p. 493. 7. Piera Aulagnier, La violence de l’interprétation, PUF, 1975, p. 189. Voir aussi Les destins du plaisir. Aliénation, amour, passion, PUF, 1979 ; L’apprenti-historien et le maître-sorcier. Du discours identifiant au discours délirant, PUF, 1984. 8. André Green, Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine, PUF, 2002, p. 339. 9. Castoriadis, interview de Téta Papadopolou, Eleftherotypia, (quotidien), avril 1994, rééd. Castoriadis, Quelle démocratie ?, tome 2, éd. du Sandre, 2013, p. 512. 10. Ibid., p. 518. 11. Voir Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, PUF, 1962 ; Mythe et pensée chez les Grecs, Maspero, 1965, rééd. PCM, tome 1 et 2, 1971. 12. Castoriadis, « La polis grecque et la création de la démocratie », Le Débat, 1986/1, n° 38, p. 278. 13. Voir : Reinhart Koselleck, Le futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, EHESS, 1990 et L’expérience de l’histoire, EHESS/Gallimard/Seuil, 1997.

RÉSUMÉS

Cette contribution vise à restituer la cohérence du parcours d’un grand intellectuel méditerranéen, grec et français, Cornelius Castoriadis (1922-1997). Jeune résistant grec révolutionnaire menacé de mort par les staliniens, il arrive en France à l’âge de 23 ans, alors que l’engouement pour l’URSS est à son zénith. Il contribue alors à créer, avec Claude Lefort l’une des branches les plus vivaces de la gauche radicale, « Socialisme ou Barbarie », qui deviendra ensuite une revue mythique, notamment par sa critique de gauche des régimes dits « communistes ». Économiste, philosophe, psychanalyste, militant politique, Castoriadis est l’auteur d’une œuvre essentielle pour quiconque s’intéresse à la question de l’institution hors du cadre de l’État, notamment avec ce qu’on peut considérer comme l’un des maîtres ouvrages du XXe siècle, L’Institution imaginaire de la société (1975). Il n’a en effet cessé, en croisant l’analyse historienne et l’approche psychanalytique, de s’attacher à penser la conquête de l’autonomie comme condition de l’approfondissement démocratique.

This paper aims to restore the consistency of the course of a significant intellectual in the Mediterranean, Greek and French, Cornelius Castoriadis (1922-1997). He arrived in France at the age of 23, as a young Greek revolutionary resistant, threatened with death by the Stalinists, while

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the enthusiasm for the USSR was at its zenith. Thus, he contributes to create, along with Claude Lefort, one of the most vivacious branches of the Radical Left, “Socialism or Barbarism”, which later became a legendary periodical, mainly for his leftist criticism of the so-called ‘communist’ regimes. Economist, philosopher, psychoanalyst and political activist, Castoriadis is the author of an essential work for anyone interested in the question of the institution outside the framework of the State, especially with what can be considered as a leading work of the twentieth century, The Imaginary Institution of Society (1975). He has indeed stopped, by crossing historical analysis and psychoanalytic approach, to focus on thinking the conquest of autonomy as a condition for democratic deepening.

INDEX

Mots-clés : intellectuels, engagement politique, pensée, grécitude, antitotalitarisme Keywords : intellectuals, politic commitment Index chronologique : XXe siècle Index géographique : France

AUTEUR

FRANÇOIS DOSSE

François DOSSE est historien. Professeur des universités, il enseigne à l’IUFM de Créteil, à l’Institut d’études politiques de Paris. Il est chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent et au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’université Saint-Quentin-en- Yvelines. Il est notamment l’auteur de L'histoire en miettes, La Découverte, 1987. Parmi ses publications récentes : Paul Ricœur, un philosophe dans son siècle, Armand Colin, 2012 ; Les hommes de l’ombre. Portraits d’éditeurs, Perrin, 2014 ; Castoriadis. Une vie, La Découverte, 2014.

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Les intellectuels et les Cahiers du Sud

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Jean Ballard, une figure du « travailleur intellectuel »

Christel Brun-Franc

1 Entre 1925 et 1966, paraît à Marseille une revue qui fait désormais indiscutablement partie de l’histoire et du patrimoine culturel de la ville : Les Cahiers du Sud. Lorsqu’on cite leur nom, ceux qui connaissent cette entreprise revuiste y associent immédiatement le nom de celui qui en a été le directeur pendant plus de 40 ans : Jean Ballard. Personnage trop peu connu1, on pourrait penser qu’il fait partie de cette génération d’intellectuels de l’entre-deux-guerres qui hisse Marseille au rang de « cité littéraire »2, pour reprendre les mots de Maurice Ricord. En tant qu’homme de revue au cœur même d’un réseau, on serait tenté de lui coller l’étiquette d’intellectuel, au même titre qu’un Paulhan, qu’un Romain Rolland ou, un peu plus tard, qu’un Sartre. Pourtant, si l’on s’intéresse au personnage Ballard, on constate assez rapidement que ce n’est pas aussi évident d’accoler une notion mouvante à un homme qui ne rentre lui-même pas dans les cases. Ballard, en tant que passeur d’idées et de textes, mais surtout que gestionnaire des Cahiers du Sud, serait alors plutôt un « travailleur intellectuel ». Nous avons choisi de centrer notre propos sur la période de l’entre-deux-guerres : après 1939, les événements auront un réel impact sur le positionnement de la revue, mais nous ne ferons que frôler cette question.

2 Le terme d’intellectuel pose problème. Pour point de départ à notre réflexion, nous pouvons retenir la définition classique de l’intellectuel que l’on trouve dans le Trésor de la Langue Française. Il serait alors celui « qui a, pour les activités de l’esprit, en particulier pour la théorie et la spéculation, un goût affirmé ou même exclusif, au point de rester étranger aux problèmes pratiques ». Si cette caractérisation rappelle sans conteste la définition platonicienne de Julien Benda3 faisant de l’intellectuel l’homme de la raison pure, occupé seulement de la vérité, au mépris de tout intérêt terrestre, individuel ou collectif, on sent combien elle est éloignée de celle de Jean-François Sirinelli et Pascal Ory, pour qui le critère politique est central : l’intellectuel est un homme qui communique une pensée au moyen d’outils conceptuels, « un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie »4. Depuis quelques dizaines d’années en effet, l’intellectuel

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semble être caractérisé par son engagement public, comme semble le penser Cécile Vaissié : « l’écrivain, l’artiste, le scientifique quitte son domaine de spécialisation et de prédilection pour signer des pétitions, manifester et participer à la vie sociale ou politique »5. On sent donc combien l’écart est grand entre ces définitions. Malgré des aspects contradictoires, il ressort ainsi de cet ensemble de définitions trois concepts qui semblent définir l’intellectuel : l’absence d’intérêt pour les questions pratiques, que l’on retrouve chez Benda et dans la définition commune du TLF, l’engagement (indispensable pour Jean-François Sirinelli, Pascal Ory et Cécile Vaissié) et une grande faculté de conceptualisation (commune aux définitions de Jean-François Sirinelli et Pascal Ory, de Julien Benda, et présente aussi dans celle du TLF). On va ainsi se demander si au moins l’une de ces trois notions peut définir Jean Ballard afin de voir si le terme « intellectuel », dans l’une ou l’autre de ces acceptions, pourrait convenir à cet homme aux multiples facettes, qui n’intervient, à titre personnel, que très peu dans la sphère publique, préférant agir en coulisses.

3 Né en 1893, Ballard passe toute son enfance à Marseille. Il obtient de bons résultats scolaires, obtenant à plusieurs reprises des Prix d’Excellence. Il réussit brillamment son baccalauréat de mathématiques puis interrompt ses études afin d’entrer dans la corporation des peseurs-jurés de Marseille, tout comme son père et son grand-père avant lui. Les filières littéraires, à l’époque, avaient meilleure réputation, et on s’est souvent gentiment moqué de Ballard qui n’avait pas étudié le latin. On comprend aussi pourquoi il a pu être méprisé par certains Parisiens, d’autant plus qu’il était, selon Edmond Charlot, « presque une caricature de Marseille. Avec un accent extraordinaire, des petits yeux malins […] Il était petit, tout rond, […] avec des pardessus extraordinaires, ce qui fait qu’on le reconnaissait à 500 mètres »6. Effectivement, tant son apparence que sa formation atypique pouvaient induire en erreur. Parfois méprisé, souvent pris à la légère au début de son entreprise, il passe pour un provincial trop ambitieux, un doux rêveur qui ne parviendra jamais à ses fins. On peut d’ailleurs citer Jean Paulhan écrivant à Joë Bousquet « Ballard n’est pas méchant, ça se voit très bien. Est-ce qu’il n’est pas bête ? Ceci entre nous »7.

4 Malgré un parcours orienté vers les sciences, Ballard apprécie la littérature, ses bulletins en témoignent selon Alain Paire8. Il n’est donc pas étonnant de le voir rapidement collaborer à Fortunio, la jeune revue fondée par Marcel Pagnol en 19139. Il a même, un temps, songé à écrire, comme l’attestent les quelques textes qu’il y publia – notamment deux sonnets qui sont l’œuvre d’un jeune homme aux goûts classiques, dans la tendance post-symboliste. Interrompue par la guerre, la revue renaît le 15 février 1920. Ballard est alors élu responsable de la publicité En 1921, Coutelen propose d’apporter plusieurs modifications au fonctionnement général de la revue ; il suggère de nommer un directeur permanent chargé de représenter la revue à l’extérieur et de gérer la publicité – Ballard est élu avec sept voix10. Cette entente cordiale va bientôt prendre fin et les relations, en particulier entre Pagnol et Ballard, vont se dégrader rapidement. Fin septembre 1922, Marcel Pagnol déménage à Paris. Muté au lycée Condorcet comme professeur-adjoint d’anglais, il n’assiste plus aux réunions du comité de rédaction de Fortunio. Mais il n’envisage pas, malgré l’éloignement, de quitter l’équipe de Fortunio : l’amitié qui unit ses membres devrait suffire à maintenir la cohésion du groupe. Pourtant, au fil des mois, il se sent exclu de l’équipe et exprime ses inquiétudes à Ballard, qu’il voit comme l’instigateur de sa mise à l’écart11 . Ce dernier

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devient progressivement le seul maître d’œuvre et finit par prendre le titre de « directeur »12.

5 Renonçant très vite à une carrière d’écrivain, Ballard met alors toute son énergie à faire vivre les Cahiers. La revue ne lui rapportant rien, il doit, pour vivre et la faire vivre, endosser plusieurs fonctions : peseur-juré13 au petit matin, éditeur, commercial, comptable, agent de publicité l’après-midi. En effet, dès l’époque de Fortunio, c’est lui qui s’occupe des finances de la revue. Chargé de limiter les dépenses et de faire rentrer des recettes, il traite avec les imprimeurs et les transporteurs, négocie et décroche les premiers contrats publicitaires. Les finances des Cahiers sont trop instables pour pouvoir lui rapporter de l’argent même si, comme l’a fait remarquer Léon-Gabriel Gros14, « assurant à lui seul par ses démarches la “matérielle” de la revue, il s’accordait, réduits d’ailleurs au maximum, les courtages d’usage »15. Il s’agit principalement d’avantages en nature (costumes, hôtels, restaurants, boissons, menus travaux) qu’il négociait en contrepartie de quelques pages de publicité dans la revue. Mais ces petits privilèges peuvent immédiatement être suivis par une perte conséquente. À de nombreuses reprises, Ballard rappelle dans sa correspondance qu’il ne tire aucun bénéfice pécuniaire : « Ne pense pas trop vite que je ne sois devenu qu’un marchand. La littérature : revue et éditions, à l’encontre de ce que certains croient, ne m’a rien donné et actuellement la prospérité apparente de la revue est tout simplement le produit d’un effort gigantesque destiné à compenser les subventions enfuies, mais je reste aussi pauvre Jean qu’avant »16.

6 Jusqu’à la guerre, la survie de la revue se fait donc au jour le jour. Impossible de savoir avec certitude ce qu’il adviendra d’elle l’année suivante : l’entreprise demeure fragile. La force de Ballard, c’est son bagou, comme le raconte l’éditeur algérois Edmond Charlot17 : « Ballard était un étonnant marchand de publicité. Il était, sur le plan littéraire, remarquable, mais sur le plan commercial, il était encore bien plus surprenant. Il aurait été capable de vendre de la publicité à je ne sais qui. Moi, j’ai essayé plusieurs fois, j’allais voir les gens avec ma petite serviette et des numéros des Cahiers et je leur disais : « Les Cahiers du Sud sont représentés dans toutes les compagnies de navigation, les banques... » et je montrais le cahier de publicité. On me répondait : « Oui, oui, mais vous savez, à Alger, ça n’a pas d’intérêt tour ça... Vous êtes bien gentil mais, non, non... » Après une vingtaine de tentatives de ce genre, j’ai dit à Ballard : « Moi, je renonce, je veux bien être votre dépositaire des Cahiers du Sud, demandez-moi ce que vous voulez, mais pas de démarcher. J’en suis incapable. » Ballard m’a répondu : « Eh bien ! Accompagnez-moi, venez, je vais vous montrer. » En une matinée, moi l’accompagnant, il a récolté cinq ou six contrats de publicité. J’étais vexé, déçu, dégoûté. Ça c’était Ballard. Il a trouvé le moyen pendant des années et des années de faire une revue d’une haute tenue littéraire en vendant de la publicité à des gens qui n’en avaient absolument pas besoin et qui savaient que cela ne leur servirait à rien »18.

7 Ballard est donc incontestablement l’homme du pratique, un homme pragmatique, ancré dans le matériel et le concret. Il ne correspond en rien à la définition du clerc de Benda, ni même à celle du dictionnaire. Reste les deux autres critères. Pour les interroger, il convient d’étudier les articles de Ballard dans la revue.

8 Jean Ballard n’est pas un homme public engagé. Il est l’homme de la neutralité et refuse toute sa vie de faire de sa revue un outil au service d’une quelconque idéologie. Sa plus grande crainte était peut-être de la voir récupérée par un parti politique. On trouve, dans sa correspondance, ce souhait réitéré à maintes reprises : « Les Cahiers du Sud sont,

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pour la plupart de nos amis, considérés comme un terrain neutre où il est convenu que les plus acharnés militants de toute doctrine, s’abordent avec courtoisie en taisant scrupuleusement ce qui peut réveiller la brute en eux, c’est-à-dire en ne parlant que des choses de l’art et de l’esprit19 ».

9 On le voit, pas de concession. Il refuse presque systématiquement tout texte qui serait trop engagé, trop polémique : on pense par exemple un entretien de Pierre Bonnasse avec Alfred Fabre-Luce en 193120, un compte rendu de Stéphanie Chandler sur l’intervention d’Orson Wells au Pen Club21 en 1934 ou encore à un article d’Edmond Barnola intitulé « Le travail avili » en 193722. Cette attitude lui a été maintes fois reprochée, notamment par Georgette Camille en 1936. Jean Ballard répond à ces questions de manière définitive et se donne une ligne directrice dans les contingences politiques23. S’il ne cache pas ses sympathies pour le Front Populaire, il pense que la revue ne doit pas devenir l’organe d’un parti mais se contenter d’une impartialité bienveillante. Il ne faut ni donner l’impression d’une revue bourgeoise, ni d’une revue populaire, même s’il est incontestable qu’elle est le moyen d’expression d’une « élite » intellectuelle. On doit prendre en compte la pluralité des collaborateurs qui font vivre la revue, « dont les attaches nous sont pas toutes aussi pures que celles du clerc et aussi réduites que celles de l’individu, le problème est plus complexe »24. Autrement dit, c’est aussi le gage de l’indépendance : « Toutes les revues qui se fondent le sont sous le signe idéologique, politique, lutte de classe, lutte d’idées. Je crois qu’il est bon de conserver aux Cahiers, dans leur retraite un peu lointaine du Sud, cette magnifique indépendance qui n’est pas complètement de l’insouciance, ni de l’aveuglement. Car il y a une façon de traiter tous les sujets suivant un certain point de vue qui prouve qu’on est attentif à l’universel »25.

10 Sans doute, la précarité de la revue joue un rôle important dans ce choix puisque le directeur des Cahiers est sans cesse amené à rencontrer des hommes politiques pour obtenir les subventions vitales à la revue. Il est donc assez étonnant qu’il puisse affirmer à Georgette Camille que les Cahiers n’ont « pas dissimulé [leurs] convictions et continu[ent] d’afficher [leurs] préférences. Mais les [ils] ne seront jamais une revue de combat »26, laissant cette place à Europe. Il est difficile de connaître le positionnement politique de Ballard, mais aussi quel a pu être son engagement. La correspondance à ce titre n’apporte pas de réelle réponse dans la mesure, où il adapte son discours à chacun de ses destinataires, en fonction de ce qu’il souhaite obtenir de lui. Se disant plutôt de gauche, il ne prend pas le parti des ouvriers en 1937 lors des grandes grèves. Au contraire, il écrit à ceux de l’imprimerie pour leur demander de reprendre le travail – de manière très amicale certes. De même, s’il ne fait aucun doute qu’il désapprouve le régime nazi, ça ne l’empêche pas d’aller faire un voyage (pour des raisons personnelles) en Allemagne en 1938 dont il ne parlera dans la revue que du point de vue touristique. Il est donc insaisissable, et de ce fait, il ne répond pas non plus au critère politique de l’engagement qui définirait un intellectuel selon les acceptions contemporaines.

11 Bien sûr, on trouve des prises de position franches dans la revue, certaines critiques ne manquant pas de dénoncer la montée des fascismes ou la brutalité colonialiste, mais ces critiques restent ponctuelles et peuvent être contrebalancées par la neutralité générale des Cahiers. Durant la Deuxième Guerre mondiale, Ballard devra, peut-être par la force des choses, faire évoluer sa position27. Dès la première parution de la revue après trois mois d’interruption forcés, il reprend la plume et se fait éditorialiste. En janvier 1940, il utilise comme prétexte le dixième anniversaire de la mort d’André Gaillard pour

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s’exprimer sur la situation présente : il présente le poète comme celui qui « n’eut jamais consenti à se taire »28. Il propose ensuite de rouvrir le débat spirituel autour de deux idées principales : la poésie, mode d’expression privilégié car elle échappe aux contraintes et « peut circuler sans passeport » et l’humanisme et les valeurs méditerranéennes. Ces deux notions sont déjà celles qu’il prônait avant la guerre, mais elle s’affirment ici comme une manière de lutter contre le fascisme29. La polémique naissante avec Julien Benda vient confirmer ce tournant. Alors qu’à sa parution, La Trahison des clercs est perçu dans les Cahiers comme un « admirable, quoique un peu trop dogmatique essai »30 et qu’en 1928, un compte rendu de Paul Chausse montre combien les Cahiers sont d’accord avec Benda : « À peine commence-t-on à entrevoir l’approche des élections législatives et on chuchote déjà le nom de plusieurs écrivains : ne serait-ce pas une confirmation de cette invasion regrettable des motifs d’intérêts chez les esprits qui devraient le plus en être privés ? Ce doit être assurément l’avis de M. Julien Benda qui vient de nous montrer la trahison de ceux dont la qualité première devrait être l’absence d’intérêt et l’indépendance politique. Je ne crois pas que parmi les livres lancés sur le marché littéraire cette année on puisse trouver un ouvrage aussi puissant, aussi rempli d’idées générales fécondes »31, la position des Cahiers après 1940 évolue. En février 1941, Ballard, dans la « Mission de l’esprit », prône l’engagement et la responsabilité du clerc, prenant à parti Julien Benda. Dans le numéro d’avril, sa réponse à Ballard est publiée : « Pour moi, le clerc ne trahit pas son état s’il prend part dans un conflit dès l’instant qu’il le fait pour défendre les valeurs éternelles ; mais il ne le trahit pas non plus s’il s’abstient de cette démarche, s’il se cantonne au pur spéculatif : en un mot, il pourra s'engager, mais il n’y est pas tenu. Pour vous, il le devra, sous peine de perdre son titre. Permettez-moi d’informer vos lecteurs que cette thèse, selon laquelle Verlaine et Valéry ne seraient pas des clercs, n’est pas la mienne »32 Dans sa « mise au point », le directeur se saisit de cette nuance qu’il juge « capitale » pour réaffirmer la position de l’équipe de la revue : « Nous pensons, au contraire, que le clerc trahit son état s’il ne prend pas partie dans ce conflit, c’est‑à‑dire s’il ne s’engage pas »33. On voit combien les événements amènent à opter pour une prise de position différente.

12 Durant l’entre-deux-guerres néanmoins, tant dans les coulisses que sur la scène publique, Ballard n’affiche jamais vraiment une position politique, pour le bien de la revue. Passé de l’autre côté, il tire les ficelles depuis les coulisses, ce qui ne l’empêche pas de publier quelques textes dans les Cahiers auxquels nous allons désormais nous intéresser.

13 Sur la totalité des 14 ans qui nous occupent, on trouve 125 articles signés par Ballard (nom complet ou initiales) mais on peut aisément imaginer qu’il en a écrit d’autres qu’il n’a pas jugé utile de signer. Pour comprendre la suite de notre propos, il faut savoir que les Cahiers se divisent en trois parties bien distinctes : une première section proprement littéraire, constituée de textes d’auteurs (partie anthologique) ; une deuxième section critique, composée de nombreux comptes rendus, et enfin, le « magazine », sur des pages en papier glacé, qui traite, elle, plus spécifiquement de Marseille et de sa région, avec des rubriques sur l’urbanisme, les conférences, les expositions, etc. Cette dernière partie vise à mettre en valeur les annonces publicitaires qui permettent de financer la revue. Sur les 125 textes de Ballard, 77 sont dans la partie magazine, soit environ 62 %. Ils sont très variés, puisque, si Ballard parle essentiellement de l’urbanisme et des conférences, il évoque aussi les lancements des paquebots de la compagnie Paquet, la sculpture, le jazz, la peinture, le théâtre, ou encore le cinéma. Touche à tout, il est donc

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capable de remplir les pages culturelles de la revue et de remplacer un collaborateur au pied levé.

14 Dans la partie littéraire, il signe 27 comptes rendus, certains textes introductifs aux numéros spéciaux et les textes qu’il adresse aux lecteurs, en début d’année dans les années vingt ou lors d’occasions spéciales comme les vingt-cinq ans de la revue en 1938. On a donc affaire à un Ballard qui tantôt se positionne comme un collaborateur lambda, tantôt s’affirme comme le directeur de la revue. Dans son rôle de contributeur, il faut bien dire qu’il ne produit aucun texte qui vaille la peine d’être relevé. On peut néanmoins signaler une chose intéressante : il consacre la majorité de ses comptes rendus à des romanciers (et quelques ouvrages biographiques, des « vies » comme il l’écrit) : premier étonnement puisque la revue se veut une revue de poésie, le genre noble pour Ballard, et pourtant lui-même consacre ses articles au roman – notamment au roman policier – et met particulièrement l’accent, dans chacun de ses comptes rendus, sur le traitement du personnage. Ce paradoxe pourrait s’expliquer par son refus de se substituer à Léon-Gabriel Gros qui tient la rubrique poésie et y confère une certaine unité. Deuxième constat : ces romanciers sont soit, pour la plupart, totalement oubliés aujourd’hui (Paul Myrriam, Pierre Anzin, M.-C. Poinsot), soit ce sont ses amis : Pierre Humbourg, Gabriel Audisio mais surtout Marcel Brion à qui il consacre cinq comptes rendus. On sait qu’il admire profondément l’œuvre de Brion, il ne fait donc aucun doute qu’il choisit librement de rédiger ces comptes rendus.

15 Dans son rôle de directeur, il est en charge des textes introductifs aux numéros spéciaux (La Poésie et la Critique, Le Romantisme Allemand, l’Islam et l’Occident). Ballard, on l’a dit, n’est pas un spécialiste mais un généraliste. Ces introductions n’entrent ainsi jamais dans les subtilités des sujets, mais elles sont toutes très bien rédigées, et remettent parfaitement en perspective la ou les question(s) posées par les articles. Il a un esprit de synthèse et de vulgarisation qui ne fait aucun doute. Il critique d’ailleurs souvent le ton « universitaire » de certains articles. Les différentes adresses aux lecteurs sont peut-être plus intéressantes pour nous puisque, évidemment, c’est là qu’il donne une orientation à la revue ou qu’il explique certaines inflexions. On voit donc que lors des moments cruciaux, Ballard assume son rôle de directeur et devient éditorialiste. En 1926 par exemple, il revient sur le changement de titre, ce qui lui permet aussi d’évoquer la vocation méditerranéenne (le terme n’est pas employé, tout ceci ne sera conceptualisé avec plus de rigueur dans les années trente) de la revue : « on a cru le vieux Fortunio mort, traîtreusement assassiné par les Cahiers du Sud, embusqués dans l’ombre. [...] Mais si Fortunio se cache sous l’état civil des Cahiers du Sud, quelle raison l’y poussa ? Si le lecteur ne l’a déjà deviné, nous allons le lui dire : une revue se développe comme tout organisme vivant et le titre choisi voilà treize ans par de jeunes écrivains mussettistes lui devaient ce que sont devenues nos culottes courtes à nos pantalons d’aujourd’hui. […] Le titre de Cahiers du Sud, s’il n’exprime pas toutes ces choses, précise du moins une volonté : celle d’arbitrer un tempérament qui est celui de notre groupe et de la plus grande partie de nos lecteurs. Il accueille par son vague sens géographique, toutes les tendances, les conceptions esthétiques et autres des esprits de vastes contrées qui entourent et prolongent Marseille. Il peut refléter tous les gestes de ce débat trouble, où se cherche l’âme moderne et, modérant la hardiesse par la clarté, il peut accorder les soi-disant excès de la plus aventureuse pensée avec ces tempéraments, où l’élément latin domine et reste toujours maître de l’ensemble »34. Cette question va de pair avec le choix de maintenir le siège à Marseille, conflit qui a opposé Ballard et Pagnol durant deux années. L’année suivante, il est contraint de

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donner des « explications » – c’est son mot – aux lecteurs suite à l’inflexion surréaliste prise par la revue et qui a engendré un certain nombre de désabonnements. De même, dans ses Propos sur les 25 ans (janvier 1938), il définit le rôle de la revue : « Notre ambition est de relier des foyers de l’esprit, d’être le lieu d’une certaine ferveur qui s’alarme de tant de cris et de sang, de tant de ferraille remuée par le monde, mais qui croit en sa force future. Notre désir est de grouper ceux qui ne désespèrent pas d’elle, de dire aux jeunes poètes qu’ils sont les porteurs du feu, dont lentement s’embrasera le chaos présent et que, grâce à eux, notre temps aura moins vilaine figure35. »

16 Néanmoins, nous ne sommes pas de ceux qui pensent que Ballard savait parfaitement où il menait sa revue. La correspondance montre combien il la modèle avec les opportunités qui se présentent à lui. Il ne construit pas un système de pensée, ce n’est pas un idéologue. Nous ne voulons pas dire par là que les Cahiers ne sont pas porteurs d’une idéologie, au contraire ; nous indiquons seulement que Ballard s’efface : ses textes nous confirment son ancrage dans le concret. Il laisse l’abstrait, la conceptualisation aux Gaillard, aux Bousquet dont il sait s’entourer car il a l’intelligence de la souplesse et de l’ouverture d’esprit : on sait par exemple que Ballard n’aurait jamais, de lui-même, fait une place aussi importante dans la revue aux avant- gardes ; c’est bien parce qu’il laisse carte blanche à ces deux hommes que la revue prend la direction qu’on lui connaît36. Jamais buté, il fait confiance et délègue volontiers. Il sait passer outre ses propres goûts littéraires pour proposer une revue éclectique qui reste dans l’air du temps. Ce qui est remarquable chez le directeur des Cahiers c’est sa capacité à donner un cadre sans jamais pour autant s’imposer, sauf en cas de nécessité. C’est d’ailleurs ce que souligne Jean Tortel dans l’hommage qu’il lui rend : « Merci non seulement d’avoir fait les Cahiers, et que vous les ayez faits de cette façon, unique, et qui sans doute ne se retrouvera plus, en réussissant à faire coïncider une volonté de pérennité, toujours tendue, avec un souci d’accueil toujours renouvelé. Le Monument et le brasier, la permanence et le changement. Seriez-vous – mais seul un véritable méditerranéen peut l’être – seriez-vous à la fois parménidien et héraclitéen37 ? » Ce n’est pas non plus Ballard qui conceptualise la notion d’humanisme méditerranéen dans les Cahiers, mais plutôt Gabriel Audisio qui tient la rubrique « Vers une synthèse méditerranéenne » plus ou moins régulièrement à partir de mars 1936. Bref, le directeur des Cahiers n’est pas un « intellectuel » au sens classique du terme, ce qui n’enlève rien à la revue qui est elle-même riche en contenu. Le secret de Ballard, c’est l’amitié « avec cette note de simplicité et de chaleur méridionales qui en font tout le charme. Il y a un « style » Ballard, on le voit bien dans sa correspondance, faite de spontanéité, mais aussi de prudente diplomatie : souplesse et fermeté dans les choix38. »

17 On l’aura compris, nous ne pensons pas que l’on puisse qualifier Ballard d’intellectuel si l’on s’en tient aux trois critères de base. Il ne s’agit bien sûr pas de remettre en question ses capacités intellectuelles, bien au contraire. Seul un homme intelligent pouvait donner cette dimension aux Cahiers et surtout les faire durer si longtemps. Il est incontestable que c’est l’intelligence de Ballard et son ouverture d’esprit qui ont permis l’éclectisme de la revue, gage de son succès et de sa diffusion. Nous répondrions donc à Jean Paulhan : « non, Ballard n’est pas bête, loin de là ». S’il n’est pas un intellectuel dans le sens courant du terme, il n’en demeure pas moins qu’il a mené durant toute sa vie une entreprise culturelle incomparable, qu’il savait s’entourer d’intellectuels remarquables et qu’il possédait une intelligence et un savoir considérables. C’est un véritable médiateur culturel. C’est pourquoi nous proposons de le qualifier de « travailleur intellectuel » au sens de « celui dont l’activité engage un

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effort de l’esprit avec ce qu’il comporte d’initiative et de personnalité, prédominant habituellement sur l’effort physique39 ». Cette ultime définition me semble parfaitement convenir au travail de Ballard mais aussi à son esprit entrepreneur et à sa personnalité. Cette double notion rend mieux, selon nous, les tâches matérielles d’un directeur de revue qui n’hésite pas à délaisser l’aspect purement littéraire et intellectuel d’un tel projet. Nous préférons donc utiliser « intellectuel » comme un adjectif, non comme un nom. Et pourquoi pas reprendre le concept d’ « intellectualité », comme le fait Félix Guattari : « Qu’est-ce qu’un intellectuel ? C’est quelqu’un qui a été élu dans le champ social pour représenter une fonction intellectuelle. Je préférerais que l’on parle de l’intellectualité qui traverse toute la société40 ». Cette ultime définition répond bien en effet aux tâches et missions de Ballard qui, dans les années trente, apparaît comme une exception dans le petit monde littéraire élitiste français.

NOTES

1. On ne peut qu’être d’accord avec Jean Todrani qui a proposé un article intitulé « Jean Ballard : portrait d’un méconnu » dans Jean Ballard et les Cahiers du Sud, Marseille, Ville de Marseille, 1993, p. 39-44. 2. Maurice Ricord, Marseille : cité littéraire, Marseille, Robert Laffont, 1942, 309 p. 3. Julien Benda, La Trahison des clercs, Paris, Grasset, 306 p. 4. Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France de l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 1992, 271 p. 5. Cécile Vaissié, « Entre "ingénieurs des âmes", " intelligent" et "dissidents". Y a-t-il des intellectuels en Russie Soviétique ? », in Michel Leymarie, Jean-François Sirinelli, L’histoire des intellectuels aujourd’hui, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, p. 363-378. 6. Frédéric-Jacques Temple et Edmond Charlot, « Souvenirs d’Edmond Charlot. III. L’aventure parisienne », Impressions du Sud, 18, 2e trimestre 1988, p. 56-64. 7. Lettre non datée conservée à l’IMEC. 8. Alain Paire, Chronique des Cahiers du Sud : 1914-1966, Paris, IMEC Éditions, 1993, 410 p. (L’Édition contemporaine). 9. La première équipe se compose de Julien Coutelen, le « riche » de la bande, fils d’un patron de minoterie à Saint Just, Gaston Mouren, dont le père travaille justement dans cette même minoterie, Marcel Gras et Jean Ballard, qui n’arrive qu’au moment de la confection du troisième numéro. Pour plus de précisions, voir Jean-Baptiste Luppi, De Pagnol Marcel à Marcel Pagnol, P. Tacussel Éditeur, 1995, p. 111‑120 et Raymond Castans, Marcel Pagnol, biographie, Paris, Lattès, 1987, 389 p. 10. Il y a alors huit membres dans le conseil : Marcel Pagnol, Arno-Charles Brun, Jean Ballard, Marcel Gras, le docteur Eugène Eyriès, Gaston Mouren, Raymond Pressoir et Julien Coutelen. 11. Jean-Baptiste Luppi, dans l’ouvrage cité, choisit d’ailleurs d’accréditer la thèse de Pagnol. Nous considérons pour notre part qu’il n’y a pas de réelles preuves d’une volonté délibérée de Jean Ballard d’éloigner Marcel Pagnol de la revue. Nous constatons seulement que la relation entre les deux hommes se dégrade au fil des années, et qu’en effet Pagnol rend Ballard responsable de la situation.

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12. Jusqu’à présent, il était « directeur-administrateur ». Ballard raconte lui-même cette période lors d’une interview accordée à René Kochman au siège de la revue, 10 cours d’Estienne d’Orves, le 6 avril 68 : « Mais en 22, Pagnol, qui était attiré par le théâtre, est parti à Paris et il nous a laissé nous débrouiller ici, il nous a laissé avec cette espèce d’embryon de revue que nous avons... une revue balbutiante, une revue d’écoliers qu’il s’agissait de transformer et à laquelle il fallait donner une certaine assise. C’est ce que je fis, car je devins le directeur des Cahiers, bien qu’étant en retrait de l’équipe, et n’en ayant pas le titre. Mais je devins Directeur (officiellement) vers 1923. À ce moment-là, je trouvai pour les Cahiers du Sud des ressources qui leur permirent de durer. Elles n’étaient d’ailleurs pas abondantes au début : il a fallu donner de l’argent de notre poche ; nous donnions cinquante francs chacun, ce qui était beaucoup pour l’époque et je me souviens avoir payé pendant de nombreuses années, surtout, quand même, que les copains se sont arrêtés, ne pouvant pas subvenir à leur ménage, et moi j’ai fait le complément... » 13. Corporation qui avait pour but de peser et mesurer les marchandises qui circulaient par le port de Marseille. Ces hommes étaient les intermédiaires de la loi entre les vendeurs et les acheteurs. 14. Léon-Gabriel Gros (1905-1985) participe à Fortunio à partir de 1924. Il devient rapidement le critique de poésie officiel et l’un des plus importants collaborateurs des Cahiers du Sud. 15. Léon-Gabriel Gros, « Ce tombeau dans la mémoire », Sud (mars 1974), Marseille, 12, p. 149-151. 16. Lettre de Jean Ballard à Marcel Sauvage du 19 juillet 1933. Toutes les lettres citées sont conservées à la Bibliothèque de l’Alcazar à Marseille, dans le fonds Ballard. Nous ne mentionnerons la localisation des lettres que lorsqu’elles seront conservées ailleurs. 17. Il lie connaissance avec Ballard en 1937. Il a alors 22 ans et vient de créer sa librairie des Vraies Richesses à Alger. 18. Frédéric-Jacques Temple et Edmond Charlot, « Souvenirs d’Edmond Charlot. III. L’aventure parisienne », Impressions du Sud, 18, 2e trimestre 1988, p. 56-64. 19. Lettre de Jean Ballard à Pierre Bonnasse du 22 janvier 1931. 20. « Mon cher Ami, je suis arrivé après enquête à la conclusion suivante : la publication de l’interview de Fabre-Luce dans les Cahiers, même accompagnée de commentaires sévères de ma part et de la vôtre, serait loin d’être appréciée par les gens même les plus diversement influencés par la question. » (Lettre de Jean Ballard à Pierre Bonnasse du 22 janvier 1931). 21. Wells s'interroge sur l'attitude du PEN face aux clubs berlinois, autrichien, italien et au futur PEN russe. Il prône l'acceptation de toutes les idéologies au sein du PEN sans exclure personne, ce qui finalement se rapproche de l'attitude des Cahiers. Voir la lettre de Jean Ballard à Stéphanie Chandler du 2 novembre. 22. Lettre de Jean Ballard à Edmond Barnola du 10 mars 1937. 23. Jean Ballard a repris et développé ces idées après la défaite de 1940 dans ses articles de synthèse, en manière d’éditorial : « Recueillement » dans le numéro 224, « Missions de l’Esprit » I et II dans les numéros 225 et 228. 24. Lettre de Jean Ballard à Georgette Camille du 23 juillet 1936. 25. Lettre de Jean Ballard à Louis Émié du 20 mai 1933. 26. Lettre à Georgette Camille du 20 juin 1936. 27. Pour cette période, voir Claire Gruson, Les Cahiers du Sud pendant la Seconde Guerre mondiale (septembre 1939-mai 1945), Thèse de doctorat en Littérature Française, sous la direction de Marie- Claire Bancquart, Paris, Paris 4, 1998, 438 p. 28. Jean Ballard, « 17 décembre 1939 », Cahiers du Sud, 220, janvier 1940, p. 2. 29. Ballard revient sur cette période dans le numéro du cinquantenaire : « Ce fut la débâcle en juin, l’exode devant la ruée de l’ennemi comme la rupture des eaux d’un barrage et cette balafre qui défigura la France réduite pour nous à la moitié d’un visage. Et quel reniement ! Ne faisait-on pas de la littérature un bouc émissaire ? On pressentait que la plus mauvaise aurait les faveurs

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d’un état croupion. Il fallut durer pendant les heures sombres en gardant sa fierté. La revue s’amincit, les concours se raréfièrent, les textes qu’il fallut soumettre à la censure se firent plus neutres, mais on traversa la « terre gaste » comme on put. » (Jean Ballard, « Coup d’oeil sur notre demi-siècle », Cahiers du Sud, 373, septembre-novembre 1939, p. 30). 30. Cahiers du Sud, 93, septembre 1927, p. 339. 31. Compte rendu de Paul Chausse sur La Trahison des clercs de Julien Benda, Cahiers du Sud, 99, mars 1928, p. 226‑228. 32. Lettre de Julien Benda à Jean Ballard du 13 avril 1941, citée dans la Jean Ballard, « Mise au point », Cahiers du Sud, 234, avril 1941, p. 237. 33. Ibid., p. 238. 34. Jean Ballard, « A nos lecteurs », Cahiers du Sud, 75, janvier 1926, p. 52-56. 35. Jean Ballard, « Propos de nos vingt-cinq ans », Cahiers du Sud, 201, janvier 1938, p. 61‑62. 36. La deuxième moitié des années vingt notamment, avec l’arrivée de Gaillard, voient les Cahiers du Sud se transformer en une revue d’avant-garde, ce que ne manque pas de souligner Paulhan dans la NRF de mai 1928 : « C’est aussi bien ce qu’exige leur doctrine, assez proche du surréalisme : j’entends du surréalisme avant son aventure politique. À la fois un goût extrême pour l’homme total, délivré des apparences, des nations, des modes, de la raison ; et l’assurance aussi qu’un tel homme ne peut être atteint que par la poésie – mais une poésie spontanée, brute, sans procédés ni artifices. Cette défiance de la raison, et cette confiance dans l’esprit. » (p. 719-720) 37. Jean Tortel, « Paroles prononcées », Sud (mars 1974), Marseille, 12, p. 141‑144. 38. Michèle Coulet, « Jean Ballard, les Cahiers du Sud et Marseille : une exposition », Jean Ballard et les Cahiers du Sud, Marseille, Ville de Marseille, 1993, p. 47‑53. 39. Définition donnée lors du Congrès de la Confédération internationale des travailleurs intellectuels à Paris en 1952. La CTI (Confédération des Travailleurs Intellectuels) s’est constituée en mars 1920. Voir Les Cahiers du travailleur intellectuel : bulletin d’information de la Confédération des travailleurs intellectuels, juin 1946. 40. Félix Guattari, colloque sur « Les intellectuels en Europe de 1945 à nos jours : les métamorphoses de l’engagement », Maison des écrivains, Assemblée nationale, décembre 1991 : dans Lettre d’information trimestrielle de la Maison des écrivains, n° 5, octobre 1992.

RÉSUMÉS

Les directeurs de revue sont presque toujours considérés comme des intellectuels. Pourtant, cette notion pose problème et les définitions s’opposent. En confrontant plusieurs d’entre elles, nous proposons de nous interroger sur le personnage de Jean Ballard, directeur de la revue marseillaise les Cahiers du Sud entre 1925 et 1966, au travers de trois des critères principaux qui semblent définir un intellectuel (l’absence d’intérêt pour les questions pratiques, l’engagement politique et une grande faculté de conceptualisation). Nous circonscrirons notre propos à la période de l’entre-deux-guerres. Devant l’impasse à laquelle nous aboutirons, plutôt que d’utiliser cette notion mouvante, nous préférerons revenir au concept d’« intellectualité » et de parler, en ce qui le concerne, de « travailleur intellectuel ».

Review directors can often be seen as intellectuals. Yet this notion is problematic and definitions are contradictory. Our study focuses on Jean Ballard, director of Cahiers du Sud between 1925 and

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1966 (but only between 1925-1939, between the wars). This literature review was published in Marseille. If we look at Ballard’s work and take into account his lack of interest in the practical question, political involvement and power of conceptualisation, we come at a standoff and we will talk about « intellectuality » and « knowledge worker ».

INDEX

Keywords : Intellectuals, literary journal, intellectual worker Mots-clés : Intellectuels, Cahiers du Sud, revue littéraire, Jean Ballard, travailleur intellectuel Index chronologique : XXe siècle Index géographique : France, Marseille

AUTEUR

CHRISTEL BRUN-FRANC Christel BRUN-FRANC est doctorante en littérature française à l'Université d'Aix-Marseille. Sa thèse est intitulée « Émergence et développement des Cahiers du Sud. Histoire d'un succès (octobre 1925-septembre 1939) ». Ses recherches portent plus généralement sur les revues et la littérature du XXe siècle. Elle enseigne actuellement la communication à l'Université d'Avignon et des Pays du Vaucluse.

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Groupes d’intellectuels en France et en Grèce dans l’entre-deux-guerres. Chemins parallèles ?

Ourania Polycandrioti

1 En France, dès la Première Guerre mondiale, un groupe d’écrivains agit à Marseille avec l’ambition d’intervenir dans la vie publique et de renouveler la vie culturelle. En effet, le groupe constitué autour de l’éditeur Jean Ballard est une bande de copains qui dès les années 1914 avaient l’intention de contribuer à la vie culturelle du Sud de la France avec la publication d’une revue littéraire, la revue Fortunio d’abord, les Cahiers du Sud par la suite. À l’autre bout de la Méditerranée, en Grèce, pendant la même période, un autre groupe d’écrivains et d’artistes agit principalement à Mytilène, la capitale de l’île de Lesbos, qui se trouve au Nord-Est de la mer Égée, juste en face des côtes de l’Asie Mineure. C’est peu après 1912, date d’annexion de l’île de Lesbos à l’État grec, que prend naissance le groupe appelé « Printemps de Lesbos », terme dû à l’écrivain Stratis Myrivilis, qui était d’ailleurs le chef de la bande et très connu par la suite pour ses romans de guerre d’esprit universaliste, humaniste et pacifiste1. La date a une signification particulière. La libération de l’île de Lesbos du joug ottoman et son annexion à l’État grec signifiait cependant pour un bon nombre de personnes un nouvel « assujettissement », cette fois-ci au contrôle du centre athénien. Athènes était encore trop lié à une tradition antiquisante relevant des princes phanariotes et pas aussi développé culturellement que l’île de Lesbos, beaucoup plus puissante économiquement et très prospère2. Le terme « Printemps de Lesbos » désigne donc un groupe d’écrivains, d’artistes et d’hommes de lettres, originaires de Lesbos, qui se connaissaient depuis leur enfance et ont travaillé ensemble pour le développement de la vie culturelle et artistique de la région, depuis l’indépendance, en 1912, et ce, de manière d’autant plus intense depuis les événements majeurs et traumatisants de la défaite de l’armée grecque en Asie Mineure et la catastrophe de Smyrne en 1922 ainsi que l’échange des populations entre la Grèce et la Turquie en 1923, qui a entraîné 1.500.000 réfugiés en Grèce. Le groupe, dès sa fondation, a agi autour de certains journaux et revues, comme la revue Cabana ( =Cloche) éditée par Stratis Myrivilis ou

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encore le journal quotidien Salpinx ( =Clairon). Les activités principales du groupe étaient la littérature et le journalisme, l’ethnographie, le théâtre, la musique et la peinture.

2 Adeptes fervents de la tradition locale et de la tradition littéraire, les membres du groupe ont pourtant marqué leurs distances par rapport au passé à travers le soutien acharné de la langue populaire – appelée démotique – contre la langue pédante et antiquisante des milieux littéraires conservateurs d’Athènes. En même temps, leur mode d’écriture, surtout en prose, adoptait les procédés modernistes de l’époque sans jamais pourtant négliger l’amour pour le local et la vie rurale3. On pourrait donc affirmer que les écrivains en question se placent entre tradition et modernité, puisque d’un côté ils expriment leur attachement à la tradition culturelle locale, celle en particulier de l’île de Lesbos et de la vie rurale de la région, tandis que d’un autre côté ils adoptent les techniques narratives de la modernité afin d’exprimer un message antimilitariste et une nouvelle manière de perception de l’espace local et du passé historique. La langue démotique utilisée devient ainsi, paradoxalement, le symbole de leur position anticonformiste, puisque, bien qu’elle reflète la vie rurale et populaire, elle se dresse en même temps contre le statu quo culturel de l’époque. Les idées exprimées par ces écrivains et leur profil idéologique sont d’ailleurs en corrélation avec le processus d’intégration de Lesbos à l’État grec et révèlent leur besoin vital de se forger une nouvelle identité, de caractère essentiellement local, afin de se démarquer au sein du nouveau contexte national qui a été configuré.

3 Outre les spécificités socioculturelles et politiques de la Grèce et de ses nouvelles annexions, la position intermédiaire entre tradition culturelle et modernité, exprimée nettement par la littérature de l’époque d’autant plus clairement par les écrivains issus du Nord-Est de la mer Égée, reflète aussi les tendances intellectuelles en France au tout début de la période de l’entre-deux-guerres4. Un reflux de modernisme en quête d’une cohérence dans le monde de l’après‑guerre est aussi exprimé à travers un retour vers un classicisme moderne5. C’est d’ailleurs surtout par le biais du classicisme qu’émerge l’image de la Grèce à travers les pages des Cahiers du Sud, cette revue française et marseillaise qui se veut avant tout méditerranéenne. L’image de la Grèce pourtant, telle qu’elle émerge à travers ses pages n’est pas tellement celle d’un pays méditerranéen, mais l’image classique d’une tradition culturelle, fondement de l’art et de la pensée occidentaux.

4 Par ailleurs, pour une brève description du groupe marseillais à ses débuts, nous nous réfèrerons à Alain Paire, qui, en deux phrases, arrive à tracer le profil du groupe et à le situer de manière significative dans le temps et l’espace, tant local que national : « Pas de révolte contre les proches aînés, beaucoup de bonne volonté et de bonne humeur : à Marseille, le 10 février 1914, une poignée de jeunes gens entreprend de réunir quelques textes, vers et chroniques. Leurs ambitions sont purement locales, aucun d’entre eux ne semble avoir noué des relations avec des écrivains ou gens de lettres qui ne soient pas marseillais »6. Ainsi que dans le cas du groupe grec, il s’agit des premiers pas d’une bande de copains qui avaient l’intention d’intervenir dans la vie publique et culturelle de Marseille, à travers la publication d’une revue littéraire, la revue Fortunio, qui fut le prédécesseur des Cahiers du Sud. En effet, c’est en 1914 que Marcel Pagnol crée à Marseille la revue littéraire Fortunio, aidé d’un groupe de jeunes camarades de classe. La revue a interrompu sa circulation pendant la Première Guerre mondiale et réapparait en 1919, sous la direction de Jean Ballard. Elle prend le titre Cahiers du Sud en 1925.

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5 Certaines informations biographiques concernant les dates de naissance, la provenance et les relations entre les copains des deux côtes de la Méditerranée sont significatives du mode de la constitution et du fonctionnement des deux groupes. L’éditeur Jean Ballard est né à Marseille en 1893. Son ami Gabriel Bertin est né en 1896 et son activité fut principalement liée aux Cahiers du Sud. Membre de l’équipe éditoriale, il lisait les œuvres de jeunes écrivains et leur donnait la possibilité de publier leurs premiers écrits7. Le poète André Gaillard est né en 1898, s’installa à Marseille en 1920 mais il meurt soudainement en 1929. Il connut Jean Ballard et a collaboré avec les Cahiers du Sud, auxquels il a donné un souffle nouveau vers tout ce qui existait de plus bouleversant et novateur en littérature, et surtout en poésie, à la fin des années vingt8. Le poète Joë Bousquet est né en 18979, Gabriel Audisio, figure emblématique de ce courant d’idées méditerranéen, est né à Alger en 190010 et son ami intime Louis Brauquier11 en 1900. Il est mort le 7 septembre 1976, en allant visiter Gabriel Audisio, malade. Les deux amis tenaient une correspondance régulière pendant quarante années. Gabriel Audisio fut un collaborateur fidèle des Cahiers du Sud, parmi les plus significatifs pour la physionomie de la revue. C’est lui qui a introduit Jean Ballard aux cercles des Algériens et l’a aussi présenté à Jules Roy, à Emmanuel Roblès et à l’éditeur Edmond Charlot. Edmond Charlot, élève de Jean Grenier, tout comme Albert Camus, a publié entre autres des œuvres de Audisio, Camus et Roblès12. Albert Camus et Gabriel Audisio, en 1938, deviennent à Alger membres de l’équipe éditoriale de la revue Rivages13, au sous-titre : « Revue de culture méditerranéenne ». Les fondateurs de la revue Cahiers de Barbarie, Jean Amrouche et Armand Guibert, sont plus jeunes, mais ils joueront un rôle important dans ce réseau culturel méditerranéen. À cette époque, au début des années trente, Jules Roy a 23 ans et Albert Camus 17 ans.

6 Ce réseau culturel méditerranéen, mais essentiellement français, a été mis en lumière en tant que tel par Émile Temime. Ses remarques sont aussi valables pour le groupe grec, ce qui révèle les mécanismes similaires et parallèles de constitution et de fonctionnement des deux groupes : « Ce qui les rapproche, c’est d’abord une question d’âge (ils sont très jeunes pour la plupart), ensuite leurs origines méditerranéennes (à quelques rares exceptions près), enfin leur commune admiration pour les ‘maîtres’ appartenant à une précédente génération (Montherlant, Valéry, Gide14 surtout) qui leur appris à briser les carcans et à rompre avec les conventions »15.

7 De même, sur l’autre rive de la Méditerranée, au Nord-Est de la mer Égée16, l’écrivain Stratis Myrivilis est né à Lesbos en 1890. L’écrivain Stratis Doukas est né en 1895 à l’île Moshonisos (Alibey), sur la côte de l’Asie Mineure en face de Lesbos. Il a fréquenté l’école secondaire de Ayvalik, bourg sur la côte de l’Asie Mineure (ancien Cydonies), avec son camarade, l’écrivain et peintre Photis Kontoglou. Il a fondé à Mytilène (Lesbos), avec Stratis Myrivilis, l’Association de la Musique, et à Athènes, avec Kontoglou et le peintre Spyros Papaloukas, la Société des Arts Décoratifs. Il publiait, avec Kontoglou, la revue Société des Amis (Filiki Etaireia). Photis Kontoglou, écrivain, peintre parmi les plus importants de l’entre-deux-guerres et membre actif du mouvement culturel connu sous le nom « Printemps de Lesbos », est né à Ayvalik, en 1895. Il s’est installé à Mytilène après la fin de la Première Guerre mondiale, en 1919, où il crée l’association culturelle « Jeunes Gens » et devient son directeur. Aux réunions de l’association participaient et discutaient d’art, les écrivains Stratis Doukas, Élias Vénézis et le peintre Panos Valsamakis. La même année, en 1895, est né à Mytilène Costas Makistos. Il était un des membres du groupe « Printemps de Lesbos » et a livré sa

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première publication dans le journal Clairon dont le rédacteur en chef était Stratis Myrivilis. Élias Vénézis est né à Ayvalik en 1898, en 1919 il a fait la connaissance de Kontoglou, tandis qu’en 1923 il se rencontre avec Myrivilis et le groupe du « Printemps de Lesbos »17. C’est ainsi qu’entre Ayvalik et Lesbos, une génération de jeunes gens qui se connaissaient depuis leur enfance, se sont consacrés à l’art et la littérature et se sont activés de manière organisée et systématique après la libération en 1912 et d’autant plus intensément après la catastrophe de Smyrne, en 1922, et jusqu’à la fin des années vingt. Ils ont ainsi formé le premier noyau de ladite génération des années trente qui a influencé de manière décisive la création littéraire et artistique grecque et l’a introduite à l’ère de la modernité.

8 Les membres de chaque groupe ont donc à peu près le même âge, les mêmes origines et surtout des idées socioculturelles similaires. Toutefois, la préoccupation majeure était la résurrection culturelle en tant que moyen d’affirmation identitaire : « À quoi peut-on juger un peuple, par quoi peut-on pénétrer son âme ? Par ses arts, par sa littérature, par ses mœurs, par sa religion »18. En fait, il s’agit de deux groupes d’amis qui maintiennent entre eux un riche réseau de communication, qui ont des liens communs, des expériences, amitiés et collaborations similaires, des trajets culturels parallèles. C’est que l’amitié et la sociabilité sont des facteurs importants à l’analyse de phénomènes culturels, à la mise en évidence des motifs de constitution des groupes et de la formation des idéologies, en tant que concepts qui renvoient aux notions d’appartenance, d’échange et d’influences réciproques et bien sûr à la notion de l’identité – culturelle, idéologique, politique19. Les matières mêmes des Cahiers du Sud démontrent l’ampleur des apports de l’amitié, tandis que la correspondance de Jean Ballard est à cet égard particulièrement révélatrice, à plusieurs niveaux : sur le rapport entre amitié et bienséance, sur les moyens d’approche et parfois aussi de manipulation des personnes intéressées, sur le ton qui change par rapport à la personne adressée et le but à accomplir.

9 Le groupe de Myrivilis, tout comme le groupe de Ballard dès l’époque de Fortunio, exprimait un fort attachement envers les origines locales et régionales, attachement qui se manifestait à travers les publications de la revue, les chroniques des manifestations culturelles de la région ainsi qu’à travers les collaborations, le choix de livres présentés etc. Les deux groupes, tout en assumant pleinement leur localité, fondement important de leur identité culturelle avaient pourtant en même temps des aspirations hautes, tâchant de dépasser leurs bornes étroites et s’élever, sinon à l’échelle nationale du moins dans une sphère autre, quelque peu imaginaire, maritime égéenne et maritime méditerranéenne. Leur effort de se forger une place particulière et distincte dans l’espace national et leur besoin d’affirmer une identité dans le contexte aigu de l’entre-deux-guerres les ont menés, entre autres, vers l’élaboration d’une mythologie ou d’une utopie, égéenne d’un côté et méditerranéenne de l’autre, qui avaient bien évidemment de fortes connotations politiques en cette période du fascisme montant et de la crise de conscience que traversait l’Europe après la Première Guerre mondiale. Ces idéologies‑mythologies émanaient de la position géographique de Lesbos et de Marseille, des expériences, des traumatismes personnels et des origines particulières des écrivains. Elles témoignent des rapports aigus de la Grèce avec les terroirs de l’Asie Mineure, avec les patries perdues lors de l’expédition militaire de 1922 ainsi que des rapports entre la France et l’Algérie en pleine période coloniale. Quant au rapport que les deux groupes entretenaient avec les capitales, Paris et Athènes, ces

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relations s’avèrent être beaucoup plus complexes car elles relèvent d’un désir ardent à la fois de se différencier et de se faire reconnaître et accepter.

10 Les écrivains intellectuels de ces groupes évoquaient un idéal humaniste, tandis que tout en ayant le regard fixé sur la mer, ils soutenaient la justice sociale et le droit à la liberté. Les deux groupes ont été formés autour d'activités artistiques et littéraires similaires : la publication des textes littéraires et des revues, la fondation des associations, l’organisation des expositions et d’autres manifestations culturelles et artistiques. Le voyage et sa narration fut une activité intimement liée à leur création littéraire, tandis que le contact avec les peuples méditerranéens et les descriptions du paysage révèlent les composantes d’une perception particulière de l’espace méditerranéen, de sa symbolisation significative, d’une nouvelle sorte d’utopie maritime et méditerranéenne20. La Méditerranée qui unit et sépare l’Algérie et la France, ou la mer Égée qui unit et sépare la Grèce et la Turquie porte en creux l’Histoire et sert de fondement à des identités idéalisées pour la société.

11 C’est ainsi que, fondé sur une conception égéenne de son identité, le « Printemps de Lesbos » a entamé et ensuite poursuivi et alimenté la discussion plus générale sur la dite « grécité » – c’est-à-dire sur les traits distinctifs de l’identité grecque moderne –, une question qui a préoccupé de manière intense les intellectuels grecs de l’entre-deux- guerres et s’est exprimée dans d’importants textes littéraires, dans des essais, mais aussi dans des œuvres d’art, de peinture, d’architecture etc. Pour le groupe du Nord-Est de la mer Égée, la mer Égée devient source d’auto-connaissance et de conscience biologique. L’environnement naturel dans les textes en question n’est pas seulement d’ordre esthétique, ne fonctionne pas seulement en tant que paysage, mais il est aussi d’ordre biologique, la source primaire de l’hellénisme, la source de son existence, de son histoire et de sa civilisation.

12 Pendant la même époque, Jean Ballard, Gabriel Audisio et les Cahiers du Sud soulignent l’identité essentiellement méditerranéenne des régions du Sud21. Des articles recherchant la synthèse de la Méditerranée et l’esprit méditerranéen, à travers des éditions de littérature ou des études sur les cultures méditerranéennes, sont publiés régulièrement pendant toute la période de l’entre-deux-guerres. Le numéro spécial L’Islam et l’Occident, dirigé par l’archiviste et islamologue Émile Dermenghem22, publié en 1935 et remanié en 1947, était conçu dans le but de contribuer au rapprochement du monde occidental et du monde islamique dans le cadre d’une culture méditerranéenne. De même, Le génie d’Oc et l’Homme méditerranéen, publié en 1942, vient couronner la série d’études intitulées « Pour une synthèse méditerranéenne » qui voient le jour pendant l’entre-deux-guerres afin de rechercher la place de la culture d’Oc dans le monde méditerranéen. Les aspirations méditerranéennes des Cahiers du Sud sont devenues si intenses et se sont tellement identifiées à Jean Ballard que, dans plusieurs cas, les correspondants de Ballard s’adressent à lui en le qualifiant d’« homme méditerranéen ».

13 Ainsi, les deux groupes se définissent surtout par rapport à l’espace maritime et culturel, qui porte en creux l’histoire des ancêtres, qui fait rapprocher les peuples et les civilisations, et fait aussi se sentir plus à l’aise : la méditerranéité de Jean Ballard, d’après Alain Paire, n’était pas une méditerranéité savante ; elle était « aiguë, originale et point du tout scolaire et néo-classique »23. Certainement pas mondaine non plus24. Pour Gabriel Audisio, dont les textes de lyrisme maritime méditerranéen présentent des affinités essentielles avec les textes égéens de Stratis Myrivilis et de Élias Vénézis,

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le paysage méditerranéen est sensuel et porteur de connotations historiques. Par ailleurs, les nombreuses récurrences du terme « race » en rapport avec la Méditerranée dans les pages des Cahiers du Sud ainsi que dans les textes des écrivains de Lesbos, dévoilent une perception biologique et ontologique de l’espace maritime qui mérite d’être étudiée à fond en référence au discours identitaire tenu par les écrivains en question.

14 L’esprit méditerranéen de Jean Ballard, de sa revue et de plusieurs de ses collaborateurs demeure cependant toujours étroitement lié à un territorialisme centré sur le Sud de la France, fonctionnant souvent comme un signe de démarcation à l’égard du centre parisien ou des autres pays européens. Ce même esprit, sinon méditerranéen, du moins maritime et égéen, caractérise aussi le groupe du Nord-Est de la mer Égée, qui cherche à se distinguer d’Athènes, continental et dominant. Si pourtant la quête identitaire de Ballard et des Cahiers est de sens ouvert et extraverti, celle du groupe de Mytilène est de sens plutôt fermé et intraverti. Les écrivains de Mytilène et des côtes de l’Asie Mineure, très proches de la Turquie, tâchent de souligner leur identité grecque, égéenne et insulaire, plutôt que méditerranéenne.

15 Cette perception symbolique de l’espace maritime et méditerranéen a servi d’issue à des périodes de crise politique et historique, mais du fait qu’elle émane de réalités différentes, elle devient le fondement des idéologies divergentes pour la société, l’art et la culture : d’un côté, la mer Méditerranée favorise un nationalisme fondé sur l’esprit de la localité, et de l’autre, elle crée la vision d’un monde de coexistence, de tolérance et de justice. Dans les deux cas, c’est toujours l’Histoire et le paysage qui font naître un même lyrisme identitaire, aux composantes différentes. Le lieu, d’ailleurs, produit des identités, signale et mythifie l’origine locale et le sentiment d’appartenance, il donne forme aux relations humaines25.

16 Cependant, à part les convergences ou divergences idéologiques et identitaires, ce que nous retenons du profil des deux groupes, c'est le mode de leur formation, les personnes qui les constituent, leur position régionale et périphérique par rapport à un centre culturel et artistique plus ou moins dominant. Leur perception symbolique et identitaire de la mer Méditerranée ou de la mer Égée dans le contexte des rapports entre centre et périphérie, ainsi que dans le contexte géopolitique et culturel européen de l’entre-deux-guerres, constitue des manifestations intellectuelles parallèles qui demandent d’être étudiées dans le cadre, sinon d’une histoire des intellectuels en Méditerranée, mais plutôt dans celui d’une histoire intellectuelle en Méditerranée.

17 Michel Winock définit la fonction d’intellectuel comme « l’intervention individuelle ou collective dans le débat public de la part de gens qui usent de leurs titres ou de leur prestige, acquis dans le domaine de la pensée, pour agir dans le domaine de la politique – ce dernier mot étant pris au sens le plus large »26. Cette conception de la fonction publique de l’intellectuel rejoint les positions de Pascal Ory et de Jean-François Sirinelli pour qui l’intellectuel est « un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie. Ni une simple catégorie socioprofessionnelle, ni un simple personnage irréductible. Il s’agira d’un statut, comme dans la définition sociologique, mais transcendé par une volonté individuelle, comme dans la définition éthique, et tourné vers un usage collectif »27. L’intellectuel serait donc un homme de la culture et de l’esprit qui agit dans la sphère publique en tant que tel, avec l’intention d’exercer une politique, afin de soutenir ou de promouvoir une idéologie. La notion de politique est comprise ici dans un sens assez

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large, en tant qu’intervention dans le domaine public sur des questions qui concernent la collectivité et qui dépassent les intérêts culturels spécifiques de l’intellectuel ou de l’écrivain en question. De même, en ce qui concerne les orientations idéologiques des deux groupes, leurs buts exprimés et leurs activités dans le cadre socio-culturel de la Méditerranée, le terme « idéologie » est compris non pas en tant qu’un système de valeurs précis, mais dans un sens plus large en tant qu’un ensemble de croyances28 et de jugements à l’égard de la société et de l’homme en société. « La marque donc définitoire de l’intellectuel est l’engagement » note Michel Winock, pour distinguer par la suite entre l’écrivain intellectuel et l’intellectuel écrivain. Si l’intellectuel écrivain est un intellectuel parmi d’autres qui écrit aussi des livres, l’écrivain intellectuel serait un écrivain engagé29. François Dosse, de son côté, apporte à la définition de l’intellectuel un élargissement de perspectives, une ouverture qui pourrait permettre l’analyse et l’interprétation des phénomènes plus étendus. Cette ouverture consiste en premier lieu au repérage du statut de l’intellectuel au‑delà des chronologies habituelles, c’est-à-dire au delà des chronologies communément admises par rapport à l’affaire Dreyfus. Cette ouverture des frontières chronologiques permet ainsi d’envisager l’intellectuel aussi au‑delà d’une catégorie socio-professionnelle spécifique, en tant qu’une fonction exercée au sein de la société et de la vie intellectuelle. Ainsi, l’histoire des intellectuels pourrait aussi être une histoire intellectuelle : il ne s’agirait pas tant finalement de décrire une catégorie sociale mais plutôt un mode de fonctionnement des idées30.

18 C’est justement en tant que mode de production, de fonctionnement et de diffusion des idées, dans le cadre spécifique de l’espace méditerranéen, que les groupes en question peuvent être rapprochés et étudiés. Dans ce cadre, nous pourrions mettre le point sur une spécificité : l’intervention publique, les idéologies exprimées et la « politique » exercée par ces groupes (idéologie et politique, comprises au sens très large des termes) ne devraient pas être attribuées à certains individus particuliers, mais au contraire, elles devraient être comprises comme le résultat fécond et polyvalent de l’ensemble des activités des membres de chaque groupe, issues des motivations collectives, de la synthèse de l’œuvre et des actions des personnalités différentes. La question donc ne se pose pas tant au niveau des individus, au niveau des intellectuels écrivains et de leur impact personnel en société, mais au niveau de l’ensemble des individualités qui se sont rencontrées en une synthèse créative et cohérente. Il est vrai pourtant que ce genre de groupes se constituent d’habitude autour d’un personnage central, autour d’une figure sinon hégémonique, du moins une figure de proue. Cependant, il est aussi vrai que ces figures de proue, Jean Ballard ou Stratis Myrivilis en l’occurrence, n’auraient pas été en mesure de monopoliser la production intellectuelle du groupe ou d’assurer son ampleur, sa durée, son impact. À l’époque de la constitution du groupe, on ne pourrait pas encore attribuer à ses membres le statut de l’intellectuel : y compris Myrivilis, les membres du groupe n’avaient pas encore acquis ni de réputation nationale, ni évidemment internationale. Leur intervention dans la sphère publique n’émanait pas de leur réputation. D’une certaine manière, ils ont revendiqué le statut de l’intellectuel et l’ont acquis à travers leur activité culturelle, surtout à travers la presse quotidienne et périodique. Ainsi, afin de mieux saisir la place de chaque individu dans le mode de production des idéologies, on pourrait placer les individus dans leurs contextes, c’est-à- dire mener une sorte d’approche biographique modale, pour emprunter le terme employé par Giovanni Levi et François Dosse31. Ainsi, au lieu de détacher la figure d’intellectuel en question en dehors de la collectivité, on aurait la possibilité de le faire apercevoir et de l’étudier au sein de la collectivité ou au sein du groupe que cet

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intellectuel représente, dans le contexte culturel et socio-politique spécifique. Ainsi, si Jean Ballard ne peut pas correspondre au profil de l’intellectuel et ne pourrait sûrement pas s’identifier à lui seul à l’idée de la Méditerranée telle qu’elle fut élaborée et diffusée par les Cahiers du Sud, à l’encontre peut-être d’un Gabriel Audisio ou aussi d’un Stratis Myrivilis, ce sont les Cahiers du Sud ainsi que le groupe autodéfini en tant que « Printemps de Lesbos » les deux cadres qui donnent corps et sens et deviennent les créateurs et les vecteurs des idéologies. Les revues ou les journaux, d’ailleurs, peuvent être conçus en tant qu’institutions et peuvent s’affirmer au sein du champ littéraire et intellectuel en tant que telles, en devenant les porte-paroles idéologiques, les véhicules de la critique littéraire et intellectuelle parfois la plus ardente, les moyens de polémique contre ou pour d’autres groupes d’écrivains ou d’intellectuels32. Dans ce cadre, la notion de la sphère publique, en tant qu’espace d’expression et d’articulation des idées et opinions est évidemment capitale. Par ailleurs, la littérature, par sa nature symbolique, par son discours fondé sur la représentation et l’allégorie, peut devenir un outil de diffusion ainsi que de déconstruction d’idées ou des idéologies parmi les plus puissants, un témoin fondamental de la physionomie culturelle d’un groupe, dont elle reflète les idéologies et les courants d’idées, la tradition et l’histoire. Une position idéologique peut d’ailleurs aussi être exprimée même à travers un choix esthétique33.

19 L’espace méditerranéen s’offre par ailleurs comme un cadre significatif à de telles études comparatistes grâce à ses particularités géopolitiques et historiques qui conditionnent la création des phénomènes similaires et la naissance des idées ou des idéologies parallèles et/ou convergentes34. C’est pourquoi, la place, l’image et la signification culturelle de la Grèce (antique, byzantine et moderne) dans les matières des Cahiers du Sud s’est avérée une question importante, apte à révéler les conditions et les limites de la méditerranéité de la revue ainsi que les présuppositions historiques et les modes de naissance d’une idéologie identitaire autour de la Méditerranée et d’une stéréotypologie nationale de l’ordre de l’imaginaire.

20 Tirée des sciences sociales, la notion du réseau pourrait venir compléter l’étude du groupe et des personnages qui le constituent, c’est-à-dire l’étude des relations entretenues soit à l’intérieur du groupe soit entre des groupes différents. Je voudrais ici noter que, dans le cas spécifique des Cahiers du Sud, la recherche aux archives a démenti l’hypothèse des relations systématiques, culturelles ou autres, entretenues entre la revue marseillaise et la communauté des écrivains et des intellectuels grecs. Le réseau mis en place par Ballard pour l’alimentation de sa revue de thématique grecque et tout particulièrement pour la constitution du numéro spécial Permanence de la Grèce, publié en 1948, n’était pas du tout un réseau franco-grec mais un réseau franco-français. Ballard n’avait de relations qu’avec des Français qui étaient impliqués dans des institutions françaises en Grèce, c’est-à-dire l’Institut Français et l’École Française d’Athènes. Ainsi, le numéro spécial des Cahiers du Sud, intitulé Permanence de la Grèce, contient certes des traductions de textes d'écrivains littéraires et poètes les plus importants en Grèce, mais il était l’œuvre de deux Français : (a) de Robert Levesque, professeur de français à l’Institut Français d’Athènes, soupçonné même plus tard par des écrivains grecs de ne même pas connaître la langue grecque moderne et (b) de Paul Lemerle, byzantiniste, ancien membre de l’École française d’Athènes et professeur à la Sorbonne, chargé surtout de la première partie du numéro, celle qui était consacrée à l’histoire grecque et bien entendu à la confirmation de la permanence de la Grèce depuis l’antiquité. Cependant, un premier choix de noms et d’œuvres littéraires était déjà effectué par Roger Milliex, originaire de Marseille, et à l’époque secrétaire de

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l’Institut Français d’Athènes. Roger Milliex, toujours surchargé de travail, après avoir laissé tomber le projet du recueil, dans une de ses lettres à Ballard le prévient contre sa collaboration imminente avec Paul Lemerle qu’il accusait de germanophile. La réponse de Ballard à Milliex, ainsi que toute sa relation avec Lemerle, telle qu’elle émerge à travers sa correspondance, font preuve de sa virtuosité diplomatique et surtout de son intérêt primordial qui était toujours sa revue. Ballard, sans mentir mais sans consentir non plus, confia le numéro à Lemerle, qui, de son côté, n’aurait jamais pu y parvenir sans le support et l’aide de ce professeur de français inconnu qu’était Paul Levesque et avec qui Ballard a maintenu une correspondance pendant toute sa vie. En général, Roger Milliex, dont le discours et le ton révèlent une ferveur philhellénique d’antan, une forte allure romantique, devient le médiateur pour ce transfert des biens culturels de la Grèce en France. Cela ne signifie absolument pas que Ballard publiait tout ce qu’on lui envoyait ; bien au contraire. Dans ce cas-là pourtant, et étant donné le problème de langue et de traduction, Ballard et son comité de lecture n’avaient à se fonder que sur la notoriété des écrivains et poètes grecs les plus connus, et au flair surtout de Roger Milliex.

21 Émile Temime notait à propos des écrivains des Cahiers du Sud qu’ils défendaient « une morale laïque qui met au premier rang les valeurs de justice et de liberté » tout en répugnant « à entrer dans un groupement politique ». Ces propos d’Émile Temime pourraient être transposés tels quels à l’égard du groupe de Mytilène aussi. On peut suivre Temime jusqu’à sa note en bas de page, où il souligne que la transmission des valeurs de justice et de liberté est due à « l’influence … des instituteurs de la troisième République »35. Une telle constatation ne pourrait être plus valable pour le cas de la Grèce, ainsi que pour la plupart des pays européens qui se sont partagé des principes pédagogiques communs et surtout les principes de citoyenneté moderne. Une de leur préoccupations majeures fut de s’adresser au grand public, par une écriture et un art de haut niveau, motivés par un sens de responsabilité éthique, une notion qui va être particulièrement développée dans l’entre-deux-guerres36.

22 Une enquête des Cahiers du Sud, lancée en janvier 1925, pose la question : « L’intellectuel de notre temps, le littérateur comme l’artiste, peuvent-ils encore s’en tenir à la tour d’ivoire ou doivent-ils s’occuper des affaires publiques ? ». En novembre de la même année, Marcel Brion publie un article intitulé « Le devoir des élites », dans lequel, tout en constatant la crise de l’esprit qui existe dans tous les pays, il souligne que l’Europe est une réalité plus intellectuelle encore que géographique. « Ce n’est pas une entité, comme l’Amérique ou l’Afrique. C’est une réunion d’êtres qui ont un patrimoine commun, des intérêts communs et qui oublient trop souvent ce qui les unit, pour ne songer qu’à ce qui les divise. On n’est pas moins Européen pour être Français, qu’on n’est moins Français pour être Provençal37 ». .

NOTES

1. Son roman le plus connu est le roman épistolaire La vie au tombeau (1ère éd. au journal Cabana de Lesbos, 1923-1924), un texte emblématique pour son message antimilitariste et humanitaire.

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2. Voir Asimakis Panselinos, Au temps où nous vivions [Ασημάκης Πανσέληνος, Τότε που ζούσαμε], Kedros, Athènes 101982, p. 29 et suiv. 3. Il est important de noter que juste après la Première Guerre mondiale, les Guerres balkaniques et la défaite désastreuse de l’armée grecque en Asie Mineure, les écrivains grecs originaires de Lesbos et des côtes de l’Asie Mineure, Stratis Myrivilis, Stratis Doukas, Elias Vénézis en pleine ambiance patriotique ont eu l’audace de tracer dans leurs romans antimilitaristes des personnages romanesques humains et pacifistes. 4. Voir François Chaubet, Histoire intellectuelle de l’entre-deux-guerres. Culture et politique, Nouveau Monde éditions, Paris 2006, p. 57-58. 5. Ibid., p. 68-74. 6. Alain Paire, Chronique des Cahiers du Sud, 1914-1966, IMEC, Paris 1993, p. 27. 7. Gabriel Bertin est mort en 1945 à l’âge de 49 ans. Voir Jean Ballard, « Les chemins de l’amitié », Cahiers du Sud, no 271 (1945), p. 358-360. Voir aussi Alain Paire, op. cit., p. 154‑157. 8. Voir Léon Gabriel Gros, « Préface », dans André Gaillard, Œuvres complètes. Cahiers du Sud, Marseille 1941. Pour la contribution d’André Gaillard à la physionomie littéraire des Cahiers du Sud, voir aussi Alain Paire, op. cit., p. 99-119 et Georgette Camille, « René Daumal et le Grand Jeu », dans Pascal Sigoda (éd.), René Daumal, « Les dossiers H », collection dirigée par Jacqueline de Roux, éditions L’Âge d’Homme, Lausanne 1993, p. 234-236. Alain Paire, « 1920-1927. Marcel Pagnol, Léon Franc, André Gaillard et Jean Ballard, interlocuteurs d’Antonin Artaud dans les revues de Marseille », dans Olivier Penot-Lacassagne (éd.), Artaud en revues, Bibliothèque Mélusine, éditions L’Âge d’Homme, Lausanne 2005, p. 24-29. 9. Il est mort en 1950. Voir Cahiers du Sud, 362-363 (1961), numéro spécial consacré à Joë Bousquet ; Magazine Littéraire – Joë Bousquet et son double, no10 (1976) ; Nicole Bhattacharya, Joë Bousquet. Une expérience spirituelle, Droz 1998. Voir aussi Alain Paire, Chronique des Cahiers du Sud, op. cit., p. 187-200. 10. Voir, son autobiographie L’Opéra fabuleux, préface de Jules Roy, Julliard, Paris 1970. Audisio fut aussi président de l’OFALAC (Office de l’agriculture et du tourisme algérien) et le point de contact de Ballard avec le monde de l’Algérie. Dans ses œuvres Jeunesse de la Méditerranée (1935) et Ulysse ou l’intelligence (1945), il expose son « idéologie » méditerranéenne. Voir Jean-Robert Henry et François Pouillon, « Audisio, Gabriel », dans François Pouillon (éd.), Dictionnaire des orientalistes de langue française, nouvelle édition revue et augmentée, éditions Karthala 2012, p. 36-37. Voir aussi, « Louis Brauquier, Gabriel Audisio. Entretien avec Jean-Claude Izzo. Propos recueillis par Thierry Fabre (1999) », La pensée de midi, no1 (2000), p. 90‑93. 11. Voir, Courrier : Louis Brauquier à Gabriel Audisio 1920-1960. Lettres, choisies et annotées par Roger Duchêne. Voir aussi Gabriel Audisio, Louis Brauquier, série « Poètes d’Aujourd’hui », Pierre Seghers, Paris 1966 et Alain Paire, Chronique des Cahiers du Sud, op. cit., p. 83. 12. Sur le groupe d’Alger constitué autour d’Edmond Charlot voir Émile Temime, Un rêve méditerranéen. Des saints-simoniens aux intellectuels des années trente, Actes Sud, 2002, p. 89 et suiv. 13. Voir, Guy Basset, « Rivages d’Alger », La Revue des revues, no23 (1997). Voir, aussi, Émile Temime, « Repenser l’espace méditerranéen. Une utopie des années trente ? », La pensée de midi, no1 (2000), p. 58. 14. Gide était parmi les écrivains préférés des copains de Mytilène, qui souvent se réunissaient les soirs pour lire et commenter ses œuvres. 15. Émile Temime, Un rêve méditerranéen, op. cit., p. 90. 16. Voir à ce sujet Ourania Polycandrioti, « Routes littéraires de communication à la mer Égée du Nord-Est, pendant la période de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre », dans les Actes du Colloque international : Mytilène et Cydonies. Une relation bilatérale à la mer Égée du Nord-Est, IRN/ FNRS, Athènes 2007, p. 113-127 (en grec).

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17. Une riche bibliographie sur chacun de ces écrivains paraît dans l’anthologie (6 volumes) des éditions Sokolis, La littérature de l’entre-deux-guerres. De la Première à la Seconde Guerre mondiale (1914-1939), Athènes 1996. 18. Marcel Pagnol, « L’esprit moderne », Fortunio, no6 (20 juin 1921), p. 146. 19. Michel Lacroix, « ‘La plus précieuse denrée de ce monde, l’amitié’. Don, échange et identité dans les relations entre écrivains », COnTEXTES, en ligne, 5 (2009), URL : http:// contextes.revues.org/4263 ; DOI : 10.4000/contextes.4263 20. Il s’agit en quelque sorte de ce que Raymond Trousson a appelé l’utopisme, qui constitue l’expression d’un imaginaire social, fondé sur des « images-guides » et des « idées-forces ». Raymond Trousson, D’utopie et d’utopistes, L’Harmattan, Paris 1998, p. 15-22. 21. Sur ces questions, voir évidemment Émile Temime, Un rêve méditerranéen, op. cit. et Thierry Fabre, « La France et la Méditerranée. Généalogies et représentations », dans La Méditerranée française, Maisonneuve et Larose, Paris 2000. Aussi, Neil Foxlee, Albert Camus’s ‘The new Mediterranean culture’. A text and its contexts, Peter Lang, Bern 2010 et notamment le chapitre intitulé : « The interwar East-West debate », p. 163-204. 22. Xavier Accart, « Dermenghem, Émile », dans François Pouillon (éd.), Dictionnaire des orientalistes le langue française, op. cit., p. 307-308. 23. Alain Paire, Chronique des Cahiers du Sud, op. cit., p. 209. 24. Ibid., p. 210. 25. Le lieu, selon Marc Augé, se distingue de la notion de l’espace : « Le lieu est identitaire, relationnel et historique ». Cité et commenté par Thierry Fabre, « La France et la Méditerranée », op. cit., p. 90. 26. Michel Winock, « L’écrivain en tant qu’intellectuel », Mil neuf cent, Revue d’histoire intellectuelle, Société d’études soréliennes, no21 (2003), p. 113. Son étude Le siècle des intellectuels (Seuil, Paris 1997, 1999) était fondée sur une conception des intellectuels « au sens que ce mot a pris lors de l’affaire Dreyfus, en 1898 » et traite « les affrontements politiques qui ont opposé des écrivains, des philosophes, des artistes, des scientifiques » (p. 7). 27. Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Perrin, collection « Tempus », Paris 2004, p. 15. 28. Gisèle Sapiro, « Pour une approche sociologique des relations entre littérature et idéologie », COnTEXTES, en ligne, 2 (2007), URL : http://contextes.revues.org/165 ; DOI : 10.4000/contextes. 165. 29. Michel Winock, « L’écrivain en tant qu’intellectuel », op. cit., p. 114. 30. François Dosse, La marche des idées. Histoire des intellectuels, histoire intellectuelle, La Découverte, Paris 2003, p. 11. 31. François Dosse, Le pari biographique. Écrire une vie, La Découverte, Paris 2005, p. 235. 32. Gisèle Sapiro, op. cit., p. 6. 33. Ibid., p. 8. 34. On pourrait même inclure dans ce paradigme le cas du groupe d’intellectuels constitué autour de l’éditeur Edmond Charlot à Alger. 35. Émile Temime, Un rêve méditerranéen, op. cit., p. 89. 36. Gisèle Sapiro, « Le principe de sincérité et l’éthique de responsabilité de l’écrivain », dans L’écrivain, le savant et le philosophe. La littérature entre philosophie et sciences sociales, sous la direction de Éveline Pinto, Publications de la Sorbonne 2003, p. 183. 37. Fortunio, 1925, p. 779

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RÉSUMÉS

Fondée sur deux groupes d’écrivains littéraires et d’intellectuels en Méditerranée (le groupe des Cahiers du Sud à Marseille, constitué autour de Jean Ballard, et celui constitué autour de l’écrivain Stratis Myrivilis à Lesbos, au nord-est de la Grèce), la présente étude tente une première approche parallèle de ces groupes, considérés comme foyers de création littéraire et artistique et de diffusion des idées. Le profil des deux groupes, le mode de leur formation, leur position régionale et périphérique par rapport à un centre culturel plus ou moins dominant, et notamment leur perception symbolique et identitaire de la mer Méditerranée ou de la mer Égée dans le contexte des rapports entre centre et périphérie ainsi que dans le contexte géopolitique et culturel méditerranéen de l’entre-deux-guerres constituent des manifestations intellectuelles parallèles qui demandent d’être étudiées, dans le cadre d’une histoire intellectuelle en Méditerranée.

Based on two groups of literary writers and intellectuals in the Mediterranean (the group of the Cahiers du Sud in Marseille, formed around Jean Ballard, and the group formed around the writer Stratis Myrivilis at Lesbos island, in north-eastern Greece), this study attempts a first parallel approach of these groups, considered as sources of literary and artistic creation and of dissemination of ideas. This article underlines the fact that the two groups’ profile, the way in which they were formed, their regional position in relation to a cultural and artistic dominant center, including their symbolic perception of the Mediterranean Sea and the Aegean within the geopolitical context of the Mediterranean area are two parallel intellectual phenomena that require to be studied in the context of a Mediterranean intellectual history rather than in the context of a history of the intellectuals in the Mediterranean.

INDEX

Keywords : Intellectuals, writers, literary journals, literary groups, intellectual history, ideas dissemination Mots-clés : intellectuels, écrivains, Cahiers du Sud, revues littéraires, création littéraire, groupes littéraires, histoire intellectuelle Index chronologique : XXe siècle Index géographique : Grèce, France

AUTEUR

OURANIA POLYCANDRIOTI Ourania POLYCANDRIOTI a étudié la Littérature française et grecque moderne à l’Université d’Athènes et elle est docteure en Littérature générale et comparée de l’Université Paris III– Sorbonne Nouvelle. Elle est chercheure principale à l’Institut de Recherches Historiques (Section de Recherches Néoehelléniques) de la Fondation Nationale de la Recherche Scientifique de Grèce et responsable scientifique du projet de recherche sur les « Lettres grecques modernes et Histoire des idées, XVIIIe-XXe siècles ». Elle enseigne la Littérature grecque moderne (1830-1974) à l’Université Ouverte Hellénique. Ses publications portent sur l’histoire culturelle, notamment sur les réseaux littéraires et culturels, la perception et la représentation de l’espace méditerranéen en littérature, sur des questions de mémoire et d’identité culturelle.

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Les Cahiers du Sud, un style de vie

Alain Paire

1 Jean Ballard mourut le 18 juin 1973, il était âgé de 79 ans. Il avait préféré arrêter le cours de sa revue en 1966, quelques mois après que fut célébré le cinquantenaire des Cahiers du Sud. Parmi les rares articles qu’il publia pendant l’ultime séquence de sa vie, on peut lire une contribution au Cahier de L’Herne consacré à Julien Gracq, ainsi qu’un article à propos d’André Suarès qu’il avait confié au quotidien Le Provençal : deux textes que je regrette de n’avoir pas inscrit dans le sommaire d’un reprint rapidement réalisé pendant l’hiver de 1981 pour les éditions Rivages, à la faveur d’une exposition qui se tenait place Carli, dans l’ancienne salle des archives municipales de Marseille, un petit volume intitulé Jean Ballard, une vie pour les Cahiers. À ces deux articles pourrait s’ajouter un texte qui eut une poignée d’auditeurs et pour lequel il faudrait trouver un nouvel éditeur, le manuscrit d’une conférence prononcée par Jean Ballard dans la région de Nice, auprès d’un centre de formation au métier de journaliste, une vingtaine de feuillets qui m’avaient été confiés par sa fille Françoise Jacquemet-Ballard. Dans ces pages rédigées avec beaucoup d’aisance et de vivacité, Ballard racontait remarquablement l’histoire des Cahiers du Sud : on y trouve par exemple trace de ses souvenirs et confidences à propos de deux personnes dont le souvenir lui était particulièrement cher, Albert Coste1 et André Gaillard2.

2 Le corpus des textes rédigés par Jean Ballard est étonnamment mince : la publication effectuée en 1981 comporte moins de 95 pages. La véritable œuvre de Jean Ballard, c’est évidemment l’immense travail qu’il aura accompli pendant toute sa vie, la collection reliée de sa revue, plusieurs lignes d’étagères que j’apercevais quelquefois dans un appartement d’Hyères, lorsque j’entreprenais de composer la monographie de l’IMEC (Institut Mémoires de l'Édition Contemporaine) qui relate l’histoire de sa revue. Lorsque Ballard écrivait pour son périodique, il s’agissait, sauf exception majeure – entre autres, le décès de son vieux compagnon du comité de rédaction Gabriel Bertin, ou bien la mort d’Eluard – de textes « utiles » qui se nichaient la plupart du temps sans prétention parmi les pages de publicité des Cahiers du Sud. La marque de fabrique de Jean Ballard, son style de vie tout à fait particulier, il faut en rechercher les indices au cœur d’une énorme masse de papier : d’abord dans l’ensemble des 390 numéros de sa revue, ensuite dans le flux de sa correspondance de chaque jour, parmi les dizaines de

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milliers de pages et dossiers conservés et classés par son épouse Marcou Ballard, un gisement qu’on peut consulter au fonds méditerranéen de la BMVR, la Bibliothèque Municipale de l’Alcazar de Marseille. Quand on examine cette documentation, on appréhende une époque pendant laquelle l’usage de téléphone n’était pas intensif : on scrute la désarmante foultitude des courriers que Ballard dictait à sa femme qui fut la secrétaire permanente de la revue. Tous les jours, Marcou Ballard venait travailler au quatrième étage du local des Cahiers : elle avait soin d’introduire un carbone dans le rouleau de sa machine à écrire, afin de garder un double des lettres envoyées aux nombreux correspondants de la revue. Au total, pour une période qui se situe entre 1930 et 1966, on découvre un gisement de documents difficilement égalable : dans l’Hexagone, si l’on excepte les fonds conservés pour la Nrf dans les archives de Gallimard, ce réceptacle provincial n’a pas d’équivalent.

3 Les gens des Cahiers du Sud étaient profondément marseillais ou bien méridionaux. Pour autant ils n’étaient pas totalement dépendants par rapport à leurs appartenances sudistes, leur mobilité fut extraordinaire : Ballard n’avait pas de permis de conduire, il ne cessait pas de prendre le train ou le bateau. Et puis surtout, ses lettres étaient prodigieusement nombreuses, il tenait en mains une multiplicité de fils et de relations : son activisme, tel qu’il se déploie dans ses courriers, c’est un peu internet avant l’heure. Pour dire ce que fut l’opiniâtreté de son combat de longue durée, j’ai coutume de répéter une phrase de Jean Tortel3 qui insistait sur ce point avec une franche véhémence : « Oui, les Cahiers de Sud se sont faits à Marseille. Mais pas avec Marseille, contre Marseille ! ». Pour exprimer ce qu’il y avait d’irréductible dans cette contradiction, il aurait pu ajouter, Thierry Fabre m’a soufflé ce complément d’information : « au plus près, tout contre Marseille ». Pendant toute sa vie de directeur de revue, Jean Ballard n’aura pas cessé d’effectuer de longues et souvent pénibles démarches. Les abonnés et les soutiens ne furent jamais nombreux. Jusqu’au terme, il fut obligé de solliciter et de quémander pour continuer de « faire tourner la meule » : il ne faut jamais oublier que pour donner vie à sa revue, Jean Ballard accepta constamment de se comporter comme « un frère mendiant ». L’essentiel du financement de la revue provenait des pages de publicité financées par le commerce et l’industrie de Marseille, principalement quelques connaissances de Ballard, avec lesquelles il avait noué de solides relations, en particulier au sein des Grandes Compagnies de Navigation, un milieu dans lequel André Gaillard avait su l’introduire pendant les années 1925/1930.

4 C’est effectivement dans un espace d’échanges permanents, sur le Vieux‑Port, aire constante de départs et de retours, que fut façonnée la revue. Mais dans des pièces minuscules, sans infrastructure autre que le fragile foyer d’un périodique, sans que l’environnement immédiat soit véritablement favorable. Un autre marseillais, le cinéaste René Allio avait coutume de répéter que pendant sa jeunesse – l’auteur d’« Une vieille dame indigne » et de « L’heure exquise » se consacra tout d’abord au décor de théâtre et aux arts plastiques – au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Marseille était foncièrement un désert culturel. Sur place, il n’y avait pas d’université littéraire, la décentralisation culturelle n’allait pas commencer avant le début des années soixante du vingtième siècle. Certes, à la Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence, Jean Ballard pouvait compter sur une poignée d’amis et collaborateurs occasionnels comme Henri Fluchère, Georges Mounin, Bernard Guyon, Georges Duby et Raymond Jean : mais là encore, la présence et le dynamisme de ces personnes relèvent des années qui suivent la Libération. Quand il regardait autour de lui, dans la Marseille de l’entre-deux

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guerres, mis à part quelques rares individualités comme Marcel Brion et Gabriel Bertin4 qu’il sut justement rallier à la cause de sa revue, Jean Ballard ne pouvait pas trouver de point d’appui. Le ressort profond de ce creuset paradoxal, c’était l’incroyable mobilité, la disponibilité d’un micro-milieu qui n’avait pas d’ambition particulière et qui n’était pas primitivement programmé pour réaliser pendant plusieurs décennies le tour de force que constitue l’élaboration d’une revue littéraire de haut niveau.

5 Jean Ballard n’avait pas fait d’études supérieures, son baccalauréat au lycée Thiers n’était pas littéraire. Son métier de peseur-juré lui donnait un emploi du temps relativement libre. Si ce n’est une insatiable curiosité, une très belle énergie et un grand appétit de rencontres, rien de précis ne l’avait prédestiné à diriger une revue : cet homme de petite taille, cette vie minuscule engendra quelque chose d’immense, son désintéressement et son inventivité ne sont pas contestables. Ballard disait avec une réelle humilité qu’il fut« l’écolier de sa revue ». Il savait que la littérature est inépuisable, il fut fidèle à certains événements de sa vie qui l’avaient profondément ébranlé ; des deuils inévitables, les disparitions de quelques-uns de ses grands amis comme André Gaillard et Joë Bousquet relancèrent constamment ses intuitions. Pendant plusieurs décennies, inlassablement, il aura façonné quotidiennement un écosystème tout à fait paradoxal, un espace merveilleusement ouvert à l’imprévu : en dépit des embûches et des difficultés multiples qu’il aura rencontrées, on peut écrire à la suite de Bernard Pingaud qui évoquait une autre revue également enracinée dans le Sud, la revue L’Arc dont le domicile était implanté à Aix-en-Provence, que les Cahiers du Sud, c’était « un petit bonheur ».

6 Songeant à son métier de peseur-juré, évoquant les nuits de labeur que Jean Ballard passait en toute saison sur le Cours Julien, parmi les étals de fruits et légumes du ventre de Marseille, j’ai l’habitude de citer une savoureuse anecdote livrée par l’une de ses vieilles connaissances, le journaliste et écrivain des Nouvelles littéraires, Gabriel d’Aubarède5. D’Aubarède est l’un des rares interlocuteurs et survivants que j’ai pu rencontrer lorsque je rédigeais les Chroniques des Cahiers du Sud. Il avait plus de 90 ans lorsque je conversais avec lui : ce personnage de grande courtoisie mesurait sans la plus petite illusion à quoi il avait été confronté tout au long de sa vie. Son domicile était situé à Paris rue Madame, à deux pas du Jardin du Luxembourg, où il avait coutume de se promener. En fin d’entretien, il s’était souvenu d’une anecdote pleine de malice et de vivacité. Un jour de 1920 ou bien de 1930, André Gide l’avait interpellé et questionné. Voici ce que Gide, avec un rien d’étourderie, un brin de condescendance, et puis tout de même avec une réelle admiration, lui avait demandé : « Mais, dîtes-moi, D’Aubarède, quel est le nom de ce personnage ? Je ne m’en souviens plus. Pendant la nuit, il pèse des fruits et des légumes. Mais le jour, il s’adonne à toute autre chose : il pèse des textes et des vers ! ».

7 Quand on configure la courbe de vie de cette revue, il ne faut jamais oublier la formation initiale de Jean Ballard. Un autre journaliste – il travailla au Petit Marseillais, et puis au Provençal pendant toute sa vie – son vieux compagnon Léon-Gabriel Gros en avait clairement conscience. Un jour d’été, au milieu des années soixante-dix du siècle dernier, dans le jardin de son domicile, quelque part dans la campagne des Milles, il m’avait dit à quoi pouvait ressembler une revue de littérature, qu’elle soit petite ou grande. Gros savait très bien qu’il peut arriver que les sommaires de tel ou tel numéro de revue soient d’une qualité moyenne. L’instrument n’est pas toujours à son meilleur niveau : le véhicule se maintient et se perpétue modestement, il prépare les surprises

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de son avenir. Léon-Gabriel Gros qui fut pendant la Seconde Guerre mondiale un proche ami d’Eugène Ionesco prétendait, cet aperçu me semble extrêmement juste, qu’une revue « c’est un peu comme la bonté, çà entretient l’espérance ». Avec beaucoup d’exactitude et de modestie, pensant aussi à la personne qu’il incarnait lui-même quotidiennement, Gros précisait que les auteurs que Jean Ballard préférait, ceux dont il connaissait par cœur les poèmes, n’étaient pas des gens issus de la modernité. Les écrivains qu’il affectionnait, Ballard les avait découverts pendant sa scolarité au lycée Thiers de Marseille : ils s’appelaient Lecomte de Lisle ou bien Edmond Rostand.

8 Léon-Gabriel Gros ajoutait immédiatement que Jean Ballard avait construit sa revue en stricte opposition par rapport à sa formation et ses premières amours. Il répétait que si les Cahiers du Sud, pendant toute leur trajectoire, avaient su rester « jeunes » et « créatifs », c’était précisément parce qu’avec l’appui de son équipe qu’il consultait régulièrement, Ballard avait constamment su faire preuve d’ouverture et de discernement, en face des individualités et des propositions des mouvements littéraires de son époque. L’un de ses plus lucides compagnons du comité de rédaction, Gabriel Bertin expliquait que « découvrir doit être la préoccupation dominante de ceux qui veillent sur le destin d’une revue littéraire. C’est une mission difficile et souvent ingrate mais dont la nécessité s’impose sous peine de vieillissement rapide ». Jusqu’en janvier 1945, date de son décès, les choix rédactionnels de Bertin furent profondément respectés : dans son « jardin neuf » d’Avignon où il avait pris sa retraite en compagnie de son épouse Jeannette, le vauclusien Jean Tortel m’expliquait qu’au sein du comité de lecture qui examinait les manuscrits, « ce que Bertin admettait ne faisait plus guère discussion ». Il ajoutait : « C’est lui qui a amené Kafka et les romanciers américains. Paradoxalement, l’extension du regard mondialiste de la revue provenait de l’homme le plus discret, le plus retiré, le plus invisible qui se puisse trouver. C’était un hidalgo silencieux, grand et brun. Il ne parlait pas, il impressionnait beaucoup... Bertin avait une lucidité parfaite sur ce qu’il était, sur ce que nous étions, les uns par rapport aux autres... Dans une large mesure, l’esprit des Cahiers, c’est l’esprit de Bertin. Un mélange de timidité, d’écart et d’audace ». À son propos, Joë Bousquet qui aimait profondément Gabriel Bertin livra l’une des plus belles définitions de l’amitié que je connaisse : « J’appelle amis ceux qui me manquent chaque jour ». Infatigable lecteur de manuscrits, Bertin estimait que la plus belle récompense qu’on puisse offrir à la revue, c’était « la rencontre d’un texte valable signé par un inconnu ». Une intuition identique habitait évidemment Joë Bousquet que Ballard venait fréquemment consulter à Carcassonne. Bousquet savait très bien que sa dette à l’égard des Cahiers du Sud était considérable. Il pensait profondément qu’« il n’est pas d’œuvre de l’homme seul » : Joë Bousquet estimait que dans le domaine de la littérature, « il n’est pas de carrière, mais seulement des vocations ».

9 C’est cette attitude d’indéfectible ouverture qui explique le nombre considérable de premiers textes émanant d’auteurs presque inconnus qui furent publiés à partir de Marseille : par exemple, pendant les années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale, ce sont Arthur Adamov, Roger Caillois, André Chastel et Benjamin Fondane en 1933, Marguerite Yourcenar en 1936, Jean Cayrol, Armand Robin, Léopold Senghor ou Georges-Emmanuel Clancier en 1938. La même chose s’observe trois décennies plus tard, pendant les années soixante : les Cahiers du Sud qui furent auparavant en France la toute première revue capable d’inscrire dans un sommaire une traduction de poèmes de Paul Celan, publièrent de jeunes écrivains comme par exemple Jean-Jacques Viton (1961) Pierre-Albert Jourdan (1962) Roger Giroux (1962) Gérard Arseguel (1962) Joseph

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Guglielmi (1963) Marcelin Pleynet (1963) Michel Deguy (1963) Jean-Pierre Faye (1964) Jean-Marie Le Clezio (1964) Jude Stefan (1965) Maurice Roche (1966) et Jacques Roubaud (1966).

10 Pour clore cette brève évocation, il faut ajouter que la poésie et la littérature n’étaient certes pas l’unique préoccupation de l’équipe de Jean Ballard : les Cahiers du Sud furent capables de publier bien avant qu’ils ne soient célèbres des philosophes et des auteurs de sciences humaines comme Ferdinand Alquié, Louis Althusser, Roger Bastide, Walter Benjamin, Jacques Berque, Gilles Deleuze, Jean Duvignaud et Paul Zumthor. Il faut également se souvenir des remarquables cahiers spéciaux qui furent réunis par la revue : Le Théatre élizabethain (1933), Le Romantisme allemand (1937) deux ensembles suscités par Georgette Camille6, Message de l’Inde (1942), Le Génie d’Oc(1943), Petits Romantiques français, Grands courants de la pensée mathématique (1947), Le Pré-classicisme français (1951).

11 À propos des premiers numéros spéciaux des Cahiers du Sud, je viens de mentionner le nom de Georgette Camille. J’aime me souvenir de cette magnifique personne qui fut l’une des protagonistes de la période surréaliste des Cahiers du Sud. Elle habita jusqu’à la fin des années 1990 un appartement de la rue de Grenelle. Elle était née en 1900, elle mourut centenaire. Il existe d’elle un beau portrait, une photographie de Man Ray. Elle aimait raconter avoir déjeuné pendant une journée de la fin des années 20, à deux pas du Prado de Marseille, dans une pension de famille de la rue Saint-Sébastien, en compagnie d’André Gaillard dont elle était follement éprise : dans son souvenir, autour de la table, il y avait Henri Michaux, Mas Ernst et Marie-Berthe Aurenche. Chaque fois qu’elle invoquait la mémoire d’André Gaillard, son visage muait. Un profond respect, de très intimes souvenirs la traversaient : elle devait à Gaillard son entrée dans le monde de la poésie. Dans la transcription d’un entretien réalisé avec Michel Carassou pour le n° 679/680 de la revue Europe consacré à René Crevel, son témoignage se termine ainsi : « Presque tous ceux dont je vous ai parlé ont disparu... j’ai marché longtemps en tête d’une grande foule. Mais quand je me suis retournée, il n’y avait plus personne ».

BIBLIOGRAPHIE

Les Cahiers du Sud / La génération de 1930, éd Garae/Hésiode, 1987, texte de Daniel Fabre. Plusieurs reprints des numéros spéciaux de la revue furent édités à partir de 1981 par Rivages, à l’initiative de Jean-Louis Guiramand.

Chronique des Cahiers du Sud, 1914-1966, éditions de l’Imec, 1993. Une plaquette fut publiée en 2012 par la Fondation Saint-John Perse d’Aix-en-Provence : Pierre Guerre / Je demande aux hommes d’être des promeneurs. Pour les éditions Claire Paulhan, Clara Mure-Petitjean prépare la publication de la correspondance de Georgette Camille. En août 2015, à Cerisy, à l’occasion d’un colloque Francis Ponge, j’évoquerai Les jardins neufs de Jean Tortel. Pour des articles à propos des années 40 sur le Vieux‑Port, ainsi que des petits films (7 minutes) à propos des passants considérables de Marseille, Antonin Artaud, Walter Benjamin, André Breton et Simone Weil, consulter mon site http://www.galerie-alain-paire.com. Jusqu’à une date récente, entre 1986 et 2010, l’ancien local

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des Cahiers du Sud, le 10 du Cours Jean Ballard fut le lieu de rendez-vous, l’une des bases de travail des éditions Ryoan-Ji / André Dimanche.

NOTES

1. Albert Coste était un homme de lettres et médecin originaire de Montpellier. Ce proche ami de Paul Valéry décéda à Marseille en mai 1931. Jean Ballard fut l’un de ses familiers pendant les dernières années de sa vie. 2. André Gaillard (1898-1929) fut l’introducteur du mouvement surréaliste au sein des Cahiers du Sud. Son influence fut déterminante dans le destin de la revue. 3. Jean Tortel (1904-1993) était l’un des membres du conseil de rédaction des Cahiers du Sud au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cet ami de Francis Ponge a publié des recueils chez Mermod et aux éditions Gallimard. Ses derniers recueils furent édités par André Dimanche. 4. Gabriel Bertin succéda à André Gaillard au comité de rédaction des Cahiers du Sud. Il mourut en janvier 1945. Cf mon article « Gabriel Bertin, l’éminence grise des Cahiers du Sud » in catalogue de l’exposition « Autour de Jean Ballard et les Cahiers du Sud », Marseille, la Vieille Charité, octobre 1993. 5. Gabriel d’Aubarède (1898-1995) participa aux Cahiers du Sud pendant les années 1920/ 1930. 6. Georgette Camille (1900-2000) fut une proche amie d’André Gaillard, Roger Caillois et Armand Petitjean.

INDEX

Mots-clés : revue intellectuelle, Cahiers du Sud, Jean Ballard, construction de revue, vie intellectuelle Keywords : intellectual journal Index chronologique : XXe siècle Index géographique : Marseille

AUTEUR

ALAIN PAIRE Alain PAIRE est né à Saint-Étienne en 1949 et vit à Aix-en-Provence depuis 1968. Parmi ses livres : Chronique des Cahiers du Sud, 1914-1966 aux éditions de l’Imec, Peinture et sculpture à Marseille au XXe siècle, Picasso à Vauvenargues / Le grand atelier de la Sainte-Victoire. Entre 1987 et 1991, il était critique d’art pour le quotidien La Provence. De 1994 à 2013, il fut le responsable d'une galerie d'art contemporain à Aix-en-Provence. En 2014, il a réalisé des films de petit format sur des séjours à Marseille d'Antonin Artaud, de Walter Benjamin, d'André Breton et de Simone Weil. Depuis novembre 2013, il livre une chronique hebdomadaire ou compose des entretiens avec des écrivains et des chercheurs en sciences humaines, sur la Web-Radio Zibeline.

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