Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest Anjou. Maine. Poitou-Charente. Touraine

115-1 | 2008 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/abpo/346 DOI : 10.4000/abpo.346 ISBN : 978-2-7535-1509-3 ISSN : 2108-6443

Éditeur Presses universitaires de Rennes

Édition imprimée Date de publication : 30 mars 2008 ISBN : 978-2-7535-0653-4 ISSN : 0399-0826

Référence électronique Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 115-1 | 2008 [En ligne], mis en ligne le 30 mars 2010, consulté le 26 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/abpo/346 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/abpo.346

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© Presses universitaires de Rennes 1

SOMMAIRE

Pour mémoire – François Chappé Jean-Michel Le Boulanger

Les réseaux socialistes dans le Morbihan Journée d’étude organisée à l’université de Bretagne-Sud par François Prigent, doctorant, CERHIO UMR 5258 François Ploux

Articles

Les deux bœufs du déluge et la submersion de la ville d’Is Claude Sterckx

Au temps d’Argiotalus, Nantes, Rezé et le port des Namnètes Jacques Santrot

Recherches sur les origines du Kemenet de Cornouaille (IXe-XIe siècles) Jean-Paul Soubigou

Les savoirs incorporés : la mise en scène du corps chez les astronomes toulousains du XVIIIe siècle Jérôme Lamy

Les écrits du for privé dans le Haut-Maine à l’époque moderne Mathilde Chollet

L’engagement politique d’Alfred de Vigny sous la IIe République François Dubasque

Pêche professionnelle et pêche récréative, 1852-1979 Jean-Christophe Fichou

L’internement des nomades en Loire-Inférieure Les camps de La Forge et de Choisel (novembre 1940-mai 1942) Émilie Jouand

Comptes rendus

Nicole GONTHIER, « Sanglant Coupaul ! » « Orde Ribaude ! ». Les injures au Moyen Âge Nadège Lodé

Michel BOCHACA, Jean-Luc SARRAZIN (dir.), Ports et littoraux de l’Europe atlantique. Transformations naturelles et aménagements humains (XIVe-XVIe siècle) Thomas Engel

David RIVAUD, Les villes et le roi. Les municipalités de Bourges, Poitiers et Tours et l’émergence de l’État moderne (v. 1440-v. 1560) Julien Vilmain

Philippe HAUDRÈRE (dir.), Pour une histoire sociale des villes Géraldine Le Pottier

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Antoine FOLLAIN (dir.), Les justices locales dans les villes et villages du XVe au XIXe siècle Sylvain Prigent

Caroline LE MAO, Parlement et parlementaires : Bordeaux au Grand Siècle Gauthier Aubert

Jean-Pierre JESSENNE (dir.), Vers un ordre bourgeois ? Révolution française et changement social Guillaume Boissel

Béatrice BAUMIER, Tours entre Lumière et Révolution, pouvoir municipal et métamorphoses d’une ville (1764-1792) Bertrand Lesaux

Jean-Baptiste-Henri-Michel Leprince d'Ardenay, Mémoires d’un notable manceau au siècle des Lumières (1737-1817) Brigitte Maillard

Table générale tome 114 – année 2007

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Pour mémoire – François Chappé

Jean-Michel Le Boulanger

Il est parti le 18 novembre 2007.

1 Insolite personnage, insolite cérémonie, toute entière voulue par François Chappé et demandée dans son testament, insolite photographie, prise lors d’un cours public organisé en plein air, devant l’Université, entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2002. Un cours d’histoire contemporaine sur la montée des fascismes. Un cours ouvert à tous, syndicalistes, républicains, démocrates. Étudiants, bien sûr.

2 Cette photo qu’il nous a demandé de retenir est emblématique de sa personnalité.

3 Un enseignant-citoyen. Un citoyen-enseignant. Une haute idée de la transmission, du partage. Une haute idée du respect.

4 Là réside son combat permanent, cours après cours, réunion après réunion.

5 Une exigence élémentaire.

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6 Il disait n’avoir jamais bradé un seul cours. Et que c’était sa grande fierté.

7 Un élitisme pour tous, selon l’expression d’Antoine Vitez, reprise par Jean Vilar et beaucoup d’autres auteurs…

8 Historien, il a toujours réaffirmé la nécessité de donner à ses étudiants l’épaisseur du temps au delà de l’addition des faits, et l’esprit critique, le doute, la curiosité…

9 L’épaisseur du temps nécessaire à toute compréhension, c’est la mise en perspective.

10 L’esprit critique, c’est le préalable à toute citoyenneté.

11 Car l’enjeu est là ; enjeu lourd face à « la barbarie consommatrice ».

12 Marchandisation du savoir, présent omniprésent, poids des médias, de l’image et de l’émotion… zapping généralisé…

13 Bref, former des citoyens ou former des consommateurs, des agents économiques ?

14 Au cours de sa carrière François a vu, progressivement, la mise en œuvre de cette tendance lourde, l’instrumentalisation du savoir à des fins essentiellement économiques : • Le remplacement des connaissances, définies selon des critères scientifiques, par des compétences adaptatives modelées selon les critères des décideurs de la sphère économique ; • Le moindre engagement voire le désengagement de l’Etat dans le financement de la recherche et de l’enseignement ; • La dévalorisation de la culture comme transmission intergénérationnelle, et comme aide aux réflexions, au profit de l’éphémère et du ludique, adapté à une simple conception consumériste de la vie en société, en guise de divertissement.

15 Or, notre mission première a été formulée par Jean-Jacques Rousseau dans l’Emile : « je veux lui apprendre à vivre ». Il s’agit de fournir les moyens d’affronter les problèmes fondamentaux qui sont ceux de chaque individu, de chaque société et de toute l’humanité. Pour exercer des responsabilités, quelles qu’elles soient, il faut d’abord tenter de comprendre un peu le monde, l’ère planétaire que nous vivons, les problèmes de la civilisation contemporaine, l’affrontement des incertitudes…

16 Pour cela il faut être armé et pas uniquement de techniques, de savoir-faire, d’outils, de trucs…

17 François Chappé nous a très souvent répété ces exigences là. Avec l’obsession du mot juste, avec l’obsession de l’honnêteté, de la rigueur de la pensée. Des analyses au scalpel, dans un refus, quasi existentiel, de toute compromission.

18 François Chappé ou l’éthique comme angoisse et comme obsession.

19 François Chappé ou la mélancolie des sources (de Voltaire et Condorcet à Mendès en passant par Jaurès et De Gaulle), pour nourrir chaque jour les actions du présent.

20 Enseignant exceptionnel, mouillant sa chemise, généreux. Une leçon pour nous tous.

21 Chercheur aussi, depuis sa thèse sur Paimpol jusqu’à cet ouvrage, qui paraîtra bientôt, espérons-le, sur les liens dialectiques ô combien complexes entre histoire, mémoire et patrimoine, ses réflexions sur l’écriture de l’histoire, ses lectures aiguisées de Ricoeur et de tant d’autres penseurs, ses analyses des traces et de leurs destinées.

22 N’aimant guère les simulacres et les faux-semblants, n’aimant guère les à peu-près et les suffisances, François Chappé n’a pas fait carrière. Ni à l’Université, ni ailleurs. Il a

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seulement fait son travail. Et je sais, pour l’avoir souvent entendu, combien ses étudiants se rappellent de ses leçons, maïeutique socratique.

23 De nombreux étudiants, depuis l’annonce de son départ, nous ont confirmé cette influence de leur ancien prof d’histoire. L’un d’entre eux, devenu prof à son tour, écrit : « cet homme te laisse l’impression que le temps passe toujours trop vite quand tu te trouves à ses côtés ». Nous sommes nombreux à avoir cette même impression…

24 Toute sa vie professionnelle ou presque il a été fonctionnaire de l’Etat, de la République, comme ce Jean Moulin, dont le buste trône dans sa salle à manger, surveillant discussions, éclats de voix, éclats de rire.

25 Fonctionnaire de la République, pour François Chappé, c’est une affaire sérieuse.

26 Pour laquelle il faut parfois prendre les mots et les utiliser contre tout abandon de la pensée, contre toute facilité. Car la République, comme la démocratie, c’est un processus, jamais un acquis.

27 Combien de fois l’avons-nous entendu argumenter contre l’asservissement de l’enseignement aux normes administratives et, année après année, aux restrictions budgétaires…

28 Combien de fois a-t-il mis ton talent oratoire, son talent pamphlétaire aussi, ses mots d’imprécateur, au service de cette recherche nécessaire de sens. Et il avait raison.

29 Mettre, toujours, sa pensée à l’épreuve, à l’épreuve de l’événement.

30 Exercer, toujours, son esprit critique. Et faire preuve de ce qui est la marque indépassable de la dignité intellectuelle : le discernement.

31 C’est sur ces bases que François Chappé a tenu des dizaines et des dizaines de conférences, presque toujours bénévolement, dans des associations, des syndicats, des cafés-philos… à Lorient, évidemment, mais partout en Bretagne aussi…

32 Cette vulgarisation de qualité a été un élément central de ses engagements citoyens, envers ceux qui, trop souvent, n’ont pas accès aux réflexions des chercheurs. Pour nourrir les débats, pour participer à la construction d’une intelligence collective…

33 Oui, la place de l’art, de la recherche, de la spéculation intellectuelle, c’est au cœur de la cité.

34 Dans le respect des gens, des autres et de leurs expériences.

35 François Chappé n’a jamais démenti cette fonction de l’universitaire dans la cité… au service de la vie syndicale, de la vie politique et de la vie associative.

36 Et je sais combien alors il a fait honneur à l’Université en général et à l’UBS en particulier.

37 C’est certainement là qu’il a exercé le plus vif de ses talents, dans ces causeries, ces échanges, ces débats…

38 Une vraie leçon.

39 On ne peut évoquer l’enseignant-chercheur, on ne peut pas parler de François Chappé, sans parler de convivialité.

40 Il était toujours entouré d’amis et de relations, au cœur de récits de vie, de témoignages et d’accointances. De connivences. Dans les bistrots, à table, toujours en éveil, en mouvement, en curiosité, prêt à raconter des histoires, des tranches de vie, de Paimpol

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ou d’ailleurs. De ces histoires qui pourraient n’être que des anecdotes mais qui par son verbe devenaient des histoires universelles, d’une profonde humanité.

41 Un formidable appétit de fréquentations et d’échanges. Une fraternité. Et le rire, vital. Le rire tonitruant qui s’impose, au-delà des fractures et des drames. Par cascades, exubérant. Et le parler, fort, énorme parfois, rigolard.

42 La convivialité, les potes, les bistrots, le tennis, le foot…

43 On pourrait repousser cela d’un revers de manche : pas sérieux, secondaire, anecdotique, pas très universitaire, dérisoire… Et l’on pourrait se gausser de ses pièces de théâtre, de ses calembours ou contrepèteries, et des apéros du lundi, ici même, en cette université. Je pense très strictement l’inverse : on ne peut dissocier les idées et les hommes, plaider la générosité et vivre dans l’égoïsme. La convivialité, c’est avant tout, le respect des autres. La fête, c’est avant tout une manière d’être ensemble, une façon de construire ce « nous » essentiel, ces dynamiques collectives, ce partage de moments de vie…

44 Le respect, l’écoute, le partage, ce sont des valeurs. Des valeurs fondamentales.

45 Attentif à chacun, sans distinction de hiérarchie ou de pouvoir, François Chappé nous a mis en situation d’égalité et nous a, collectivement, associé à son aventure intellectuelle.

46 En fait, le fil de son œuvre est là : cette volonté éperdue, inlassable et tragique, de mettre l’homme au cœur de toutes les problématiques. Et ce, toujours dans la bonne humeur. Sans jamais se prendre au sérieux. Une leçon de générosité. Une leçon d’énergie. Une leçon de vie.

47 Pour cela aussi, pour cela surtout, nous lui devons grand merci.

48 Ainsi il a mené au cœur de l’Université un triple projet : • un projet critique, de mise en perspective de nos métiers et de nos responsabilités, • un projet politique, au sens noble, de mise en danger de l’universitaire dans la cité, • un projet existentiel, surtout, s’engageant tout entier dans ses enseignements, pour ses étudiants, avec une pensée questionnante toujours en éveil.

49 Dans notre monde de consumérisme et d’individualisme exacerbé, il a parlé projets collectifs, savoirs, transmission, échanges, réflexions… prônant une « politique de l’esprit », selon le mot de Paul Valéry.

50 Il a, après Lucie Aubrac, montré combien le verbe « résister » devait toujours se conjuguer au présent. Résister, refuser de rendre les armes devant l’indigence de la pensée, la trahison des clercs, les outrances des marchés, les concentrations suicidaires de l’édition et des médias… Résister et agir, en conscience. Résister et faire son travail, tout simplement, humblement, honnêtement, en bon artisan, au service de nos étudiants, au service de la cité et au service d’une magnifique utopie : celle d’un monde plus juste, plus fraternel.

51 François Chappé laissera en nous une trace profonde. Il nous faudra en être digne. Car ses combats, tous ses combats se mèneront encore demain, et après-demain aussi, et il ne sera plus là.

52 Les voix du silence nous parleront alors… et nous nous rappellerons de toi, François Chappé, un homme en résistance face à la barbarie en pente douce…

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53 Une personnalité hors norme, humaine, avec ses talents et ses défauts, avec excès et passions, avec fulgurances.

54 Une vie toute entière menée à hauteur d’homme.

55 La dernière fois que j’ai discuté avec lui, la dernière fois que je l’ai vu vivant, il m’a pris à part et m’a dit : « Tu vois, j’ai ma famille, Marylou et les enfants, mes amis, mes livres. Je suis conscient, je peux encore travailler un peu. Je ne perds pas le fil. Je n’ose pas le dire, mais je suis bien. Car je sais que j’ai l’essentiel autour de moi. »

56 Rentrant à Douarnenez, bouleversé de chagrin, j’ai trouvé cette phrase du grand poète Hölderlin : « qui a pensé le plus profond, aime le plus vivant ». C’était son portrait.

AUTEUR

JEAN-MICHEL LE BOULANGER

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Les réseaux socialistes dans le Morbihan Journée d’étude organisée à l’université de Bretagne-Sud par François Prigent, doctorant, CERHIO UMR 5258

François Ploux

NOTE DE L’ÉDITEUR

Nous publions ici un compte rendu fait par François Ploux de la dernière journée d’étude à laquelle avait participé François Chappé, le 29 septembre 2007, à l’université de Bretagne sud.

1 Le 29 septembre 2007 s’est tenu à l’université de Bretagne-Sud (Lorient) une journée d’étude consacrée aux réseaux socialistes dans le Morbihan, des années 1930 aux années 1980. François Prigent, doctorant à l’université de Rennes II, où il prépare une thèse sur le socialisme dans l’Ouest, était le maître d’œuvre de cette manifestation. L’objectif fixé aux intervenants consistait à étudier l’implantation de la SFIO et du PS dans le département en s’aidant d’outils théoriques qu’a expérimentés l’historiographie récente du politique : la prosopographie, la mise au jour des trajectoires sociales des élus, l’étude de la structuration et du fonctionnement des réseaux…

2 François Chappé, maître de conférences à l’université de Bretagne-Sud, inaugurait cette journée par un rapide et brillant exposé liminaire sur les enjeux de l’histoire politique, qui sera hélas sa dernière intervention publique au « Paquebot », où il avait tant aimé enseigner. Il nous a en effet quitté le 18 novembre dernier. Très affecté physiquement par la maladie contre laquelle il luttait depuis trois ans, il avait tenu à participer à cette journée, où furent abordées toute une série de questions qui le passionnaient, en tant qu’historien bien sûr, mais aussi en tant que citoyen très impliqué dans la vie intellectuelle locale.

3 Les deux premières communications étaient centrées sur la question des trajectoires individuelles de quelques figures majeures du socialisme morbihannais. Jacques Girault,

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professeur à l’université de Paris XIII, s’est attaché à l’itinéraire de Joseph Rollo, secrétaire du Syndicat national des instituteurs, qui mourra en déportation. Né à Vannes, membre du Parti communiste, puis, après son exclusion en 1931, de la SFIO, Rollo siégea au bureau national du SNI à partir de 1935. Il y joua le rôle d’un ardent défenseur de la laïcité. La seconde intervention, présentée par Gilles Morin (docteur en histoire contemporaine) portait sur les trajectoires comparées des parlementaires lorientais Louis L’Hévéder élu à partir de 1930 et Jean Le Coutaller élu à partir de 1945.

4 Avec l’exposé de François Prigent c’est la question des réseaux socialistes qui est abordée de front. Il s’est intéressé plus particulièrement aux réseaux « seconds », dont l’importance est habituellement sous-estimée (à tort, car, ces réseaux, dont l’assise géographique correspond au canton, sont en position intermédiaire entre, d’une part les instances dirigeantes du parti, d’autre part les militants et les électeurs). L’analyse proposée du groupe des conseillers généraux socialistes est très riche et stimulante. Elle met notamment en évidence l’importance des milieux enseignants : enseignants du supérieur dans les années 1930, instituteurs à la Libération, enseignants du secondaire à compter des années 1980. François Prigent s’est aussi efforcé, et de manière très convaincante, de montrer l’imbrication des réseaux proprement politiques et des réseaux syndicaux, associatifs ou encore intellectuels, avant de conclure par une typologie de l’implantation du socialisme dans le Morbihan. L’exposé de Christophe Rivière, doctorant à l’université de Bretagne Occidentale, portait sur l’implantation socialiste dans l’arrondisement de Pontivy au cours des années 1930. À la faveur de la crise du monde rural, et dans un contexte d’intense mobilisation paysanne, les militants socialistes parviennent à diffuser leurs idées dans un territoire autrefois dominé par les conservateurs et où les radiaux s’étaient implantés durant l’entre-deux- guerres. Christophe Rivière met en évidence l’action du syndicalisme agraire, et le rôle des instituteurs au sein de ces formations, qui dénoncent l’emprise de la grande propriété et la montée du fascisme (incarné ici par le dorgérisme). Ces mobilisations s’avèrent semble-t-il des matrices des réseaux d’élus socialistes à la Libération.

5 David Bensoussan, docteur en histoire et professeur au lycée Châteaubriand, s’est intéressé dans son intervention à l’image du socialiste et aux représentations du socialisme dans le discours des droites morbihannaises au cours des années 1920 et 1930. La dénonciation du péril socialiste vise en particulier à discréditer les radicaux, qui mènent la lutte contre le bloc agraire (défini comme l’alliance de l’aristocratie foncière, du clergé et de la paysannerie conservatrice). La démocratie chrétienne aura, elle, recours à la rhétorique antisocialiste pour tenter de détacher les républicains modérés de la gauche socialiste. Dans le discours des droites bretonnes, le socialisme apparaît comme une doctrine répulsive. Par conséquent, observe David Bensoussan, le regard des droites morbihannaises sur le socialisme en dit plus sur ce que sont les droites que sur la réalité de la SFIO dans le département. Dans les années 1930, le discours s’articule autour de la dénonciation de quelques figures, en particulier celle du fonctionnaire, incarnation d’une bureaucratie parasitaire (vision inversée du rôle du militant instituteur).

6 La communication de Vincent Porhel, maître de conférences à l’IUFM de Lyon, portait sur « La CFDT en terre Cégétiste : représentations croisées autour des forges d’Hennebont. 1952-1966 ». Dans le cadre d’un mouvement social puissant, il s’agissait de présenter l’imbrication des réseaux syndicaux et des milieux partisans pour les différentes familles politiques communiste, socialiste et démocrate-chrétienne.

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7 La discussion finale est animée par Jean-Noël Retière (université de Nantes), avant que François Prigent ne reprenne la parole pour faire le bilan de la journée. Les actes de la journée seront publiés début 2008 dans le prochain numéro de Recherche Socialiste, revue de l’Office Universitaire de Recherches sur le Socialisme (OURS), partenaire avec le CERHIO et le SOLITO du projet. Un compte rendu détaillé des axes des différentes interventions est d’ailleurs disponible sur le site internet de l’OURS.

AUTEUR

FRANÇOIS PLOUX

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Articles

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Les deux bœufs du déluge et la submersion de la ville d’Is

Claude Sterckx

1 Le recoupement de traditions disparates du Pays de Galles permet de reconstituer un récit mettant en scène deux rois légendaires métamorphosés en bœufs. Les thèmes mis en œuvre associent ceux-ci à une formation originelle du pays, puis à un risque d’ennoiement eschatologique de celui-ci. À partir de cette reconstitution, il est possible de repérer des éléments de ce même thème dans les autres traditions celtes, jusqu’à la fameuse légende armoricaine de la ville d’Is. Ces rapprochements permettent, selon toute vraisemblance, de soupçonner derrière tous ces récits un écho de très anciennes croyances, sans doute préchrétiennes. Commençons par ouvrir le dossier gallois relatif à Nynnio et Peibio.

Deux bœufs

2 Les frères Nynnio et Peibio sont deux rois pseudo-historiques1 du Pays de Galles le plus ancien. Leur mère, anonyme, est dite fille d’un roi Custennin dont la personnalité n’est pas précisée2 mais les associations récurrentes de Nynnio et de Peibio avec le matériel arthurien laissent supposer qu’il n’est pas impossible qu’il s’agisse de Custennin Bendigaid, le grand-père paternel d’Arthur3. Leur père est un obscur Erb ab Erbic, que deux chartes du sixième siècle qualifient de roi de Gwent et d’Ergyng4. Quant à leur histoire, elle se laisse reconstruire comme suit.

3 Après la mort de leur père, ils se partagent son héritage de sorte que Nynnio devient roi de Gwent5 et Peibio roi d’Ergyng6 mais une folle querelle en vient à les opposer : Peibio prétend que les étoiles forment un troupeau de moutons qui lui appartient, Nynnio que le ciel est une pâture dont il est propriétaire et interdit que les « moutons » de son frère s’y repaissent ! Leur dispute leur fait alors se mener une telle guerre qu’ils se trouvent hors d’état de résister lorsqu’un géant, Rhita, les attaque : ils sont vaincus et Rhita leur coupe leurs deux barbes en guise de trophées. Vingt-huit autres rois de Grande-

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Bretagne se liguent aussitôt contre le géant mais ils sont tous vaincus et Rhita ajoute leurs vingt-huit barbes à celles de Nynnio et de Peibio pour s’en faire un manteau7.

4 Rhita ne triomphe pas longtemps. Il ose en effet défier Arthur lui-même, auquel il enjoint soit de lui envoyer sa barbe pour qu’elle soit ajoutée – à une place d’honneur – à son manteau, soit de se mesurer en duel avec lui. Le duel est livré au sommet du et c’est, bien sûr, Arthur qui tue le géant et lui prend sa barbe et son manteau8.

5 Sans qu’on en connaisse précisément la cause, le roi Peibio se trouve aussi affecté par une peu ragoûtante infirmité : il bave sans arrêt et en telle abondance que deux serviteurs doivent sans cesse lui éponger la bouche, de sorte qu’il en garde le surnom de Peibio Glaforog «le Baveux»: « In Herefordshire in a parish church is the picture of a king with a man on each side of him, with napkins wiping the rheum and drivel from his mouth, that humour so abounding in him that he could get no cure of it, which king the country people call King Dravellor, the Britains Pepian Glanorawc, the Latins Pepianus Spumosus rex Ereichy, i.e. king of Urchenfield9. »

6 Dans cet état, il est le triste héros d’une légende qui mérite d’être rapportée en détail. Découvrant que sa fille Erfddyl est enceinte alors qu’elle n’est pas encore mariée, Peibio la condamne à mort. Il la fait d’abord coudre dans un sac et jeter à l’eau mais, à chaque fois qu’elle est ainsi jetée, la rivière la ramène saine et sauve sur la berge. Peibio la fait alors brûler vive… et on la retrouve le lendemain, bien vivante, avec son fils nouveau- né sur son sein. Peibio, cette fois, se laisse attendrir: il embrasse l’enfançon et s’en trouve miraculeusement guéri de son infirmité baveuse car le garçonnet n’est autre que Dyfrig (Dubricius), qui deviendra l’un des plus grands saints gallois10.

7 La très catholique Vita sancti Dubricii ici résumée, ne révèle pudiquement pas le nom du séducteur d’Erfddyl car il s’agit de son propre père, ainsi que le révèle une glose marginale: « The above named king of Erching, named Pepiau, was father of st. Dubricius as is held in the chronicles at the college of Warwick and above the name of the said king « father of st. Dubricius » was formerly written correctly in an antique hand, and some later [person] wished to change it as above but mutilated the antique writing and spoilt it11. »

8 De même, au dix-septième siècle, John Usher note encore : « It is not known who [Dubricius’] father really was. Some bunglers therefore falsely declare him to be without a father […]. Another [that] he was a king of Erchyng named Pepiau12. »

9 Les crimes de Nynnio et de Peibio les font finalement condamner à être métamorphosés en bœufs de labour, ainsi qu’un autre géant, Pencawr, l’explique à , un neveu d’Arthur auquel il essaie de ne pas donner la main de sa fille en lui imposant mille tâches surhumaines, culminant dans la traque du monstrueux sanglier Trwyth et de sa harde : « Quand j’aurai obtenu tout ce que je vais te demander, tu auras ma fille […]. Il te faudra les deux bœufs Gwinau [Châtain] et Gwlwlwyd [Gris Pommelé], équipiers d’attelage […]. Je veux aussi Melyn Gwanwyn [Jaune de Printemps] et Ych Brych [Bœuf Pie] dans ce même attelage […]. Les deux Ychen Bannog [Bœufs Cornus], dont l’un est de l’autre côté des monts Bannock13 et le second de ce côté-ci, il faudra les atteler ensemble à la même charrue : ceux-là sont Nynnio et Peibio, que Dieu a transformés en bœufs à cause de leurs péchés14. »

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10 Remarquablement, une autre tâche prétendument impossible imposée à Culhwch est d’acquérir « une laisse faite de la barbe de Dillus Barfog “le Barbu” […] et on ne pourra l’utiliser que si on lui arrache les poils de sa barbe de son vivant et si on les arrache avec une pince en bois. Il ne laissera personne lui faire cela de son vivant mais la barbe ne servira à rien s’il est mort car elle sera cassante15 ».

11 Cette fois, ce sont Cai et Bedwyr qui rencontrent le géant, et c’est au sommet du Plynlimon qu’ils lui prennent sa barbe avant de le tuer16 mais il n’y a pas de doute qu’il y a là une simple variante de l’histoire du géant Rhita17.

12 Pour ce qui est de Nynnio et Peibio, de nombreuses traditions orales content la fin de leur histoire, après qu’ils ont été réunis (puisque Culhwch, aidé par Arthur et ses hommes, mène à bien toutes les tâches imposées par Ysbaddaden Pencawr). L’une d’elle conte qu’un monstre aquatique hante les eaux du Llyn yr « le Lac du Monstre », près de Betws y Coed (Gwynedd). Une vierge réussit à l’attirer en lui présentant son sein nu mais la bête le lui arrache d’un coup de griffe et regagne son antre. Ce sont alors les deux Ychen Bannog, Nynnio et Peibio, qui réussissent à l’en tirer, non sans que l’un d’eux18 perde un œil dans l’affaire, si grand qu’il constitue encore aujourd’hui le petit lac dit Llygad Ych « l’Œil de Bœuf19 ».

13 Plus significativement, Nynnio et Peibio réussissent similairement à tirer, cette fois hors du Llyn Lliwan, un autre monstre aquatique responsable, lui, d’une inondation de toute la Grande-Bretagne – autrement dit d’une sorte de déluge microcosmique – causé par une éruption de ce lac20. Ils sont associés là à la figure de Hu Cadarn, fantôme de la tradition galloise21 issu en fait de la version indigène du Pèlerinage de Charlemagne où son nom traduit en fait celui de Hugon le Fort, empereur légendaire de Constantinople22, mais il ne fait aucun doute que c’est la coutume prêtée à ce dernier de labourer avec une araire en or qui en a fait le laboureur paradigmatique, seul capable de conduire l’attelage des deux Ychen Bannog.

14 Enfin, le dernier exploit prêté à cet attelage est d’avoir contribué à l’érection de l’église de Llandewibrefi (Dyfed). Ils y amènent notamment une pierre si lourde qu’elle laisse une trouée à travers la montagne, trouée encore appelée aujourd’hui Cwys yr Ychen Bannog « le Sillon des Ychen Bannog ». Cette fois pourtant, ils succombent à la tâche, non sans que l’un d’eut n’ait mugi neuf fois si fort qu’il en fendît le dernier obstacle qui s’opposait à eux23. Ne resterait d’eux qu’une de leurs cornes: le Mabcorn yr Ychen Bannog (« Os de Corne des Ychen Bannong »), en fait un os de corne d’urus longtemps conservé comme relique dans l’église de Llandewibrefi, désormais conservé dans les vitrines du Welsh Folk Museum à Saint Fagans24.

15 Cette reconstitution – nous le reconnaissons et insistons même sur cette reconnaissance – est artificielle. Non seulement elle n’est que la mise bout à bout, purement arbitraire, de traditions disparates qu’aucun document ne rassemble ni n’associe mais, en outre, certaines de ces traditions – tout particulièrement celles dues à Iolo Morgannwg – sont extrêmement suspectes. Notre reconstitution n’a pour but que d’exposer commodément le matériel. Ce ne sont, heureusement, ni la séquence des épisodes ni les détails les plus suspects qui nous intéressent ici.

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Le sein coupé

16 Bien qu’issus de traditions orales, un certain nombre de motifs trouvent, néanmoins, des comparaisons remarquables. Le sein que le monstre arrache à la vierge qui veut lui faire quitter son repaire aquatique pour sauver le pays – autrement dit le monde – renvoie ainsi à un motif bien attesté dans les traditions celtes et dérivées, mais également présent dans d’autres traditions indo-européennes, ce qui assure vraisemblablement l’antiquité de son origine.

17 Le parallèle le plus évident se trouve dans la légende de Caradoc le Jeune25, telle que préservée par un continuateur anonyme de Chrétien de Troyes. Celui-là narre comment le roi Caradoc l’Ancien épouse la princesse Isaune et comment aussi l’enchanteur Eliavrès, amant de cette dernière, le berne en substituant magiquement à la reine successivement une truie, une jument et une lice. Ainsi, lorsque Isaune accouche d’un fils, Caradoc le Jeune, le vrai père est Eliavrès et non le roi.

18 L’enfant Caradoc est présenté en page à la Cour d’Arthur. Il y apprend le secret de sa naissance et dénonce aussitôt la forfaiture à son père putatif : celui-là fait emprisonner Isaune et condamne Eliavrès à engrosser successivement les mêmes bêtes qu’il avait susbtituées à la reine dans le lit royal26. Eliavrès et Isaune complotent ensuite pour se venger du fils qui les a trahis. Isaune demande au jeune Caradoc d’ouvrir une armoire dans laquelle ils ont caché un serpent monstrueux. Dès qu’il est libéré, celui-là s’attache au bras du jeune prince et, ainsi lové, il lui suce la vie, le vouant au trépas dans les deux ans ou à la mort immédiate si on le blesse dans cette position. Heureusement, Cador, un ami du jeune prince, réussit à extorquer à Isaune le secret de sa guérison: Caradoc devra se tenir dans un cuveau de vinaigre et une vierge, nue au moins jusqu’à la ceinture, devra tendre son sein au serpent. La sœur de Cador se dévoue: le monstre lâche le bras pour sa gorge… mais un coup d’épée tranche le sein de la courageuse fille et le reptile peut enfin être détruit. Caradoc le Jeune épouse, bien sûr, celle qui l’a sauvé. Plus tard, il conquiert une boucle27 en or ayant le pouvoir de guérir toute mutilation: il la donne à son épouse, pour laquelle la boucle se transforme en sein d’or, lui rendant ainsi son intégrité physique28.

19 On reconnaît évidemment que, dans les deux contes, le monstre fatal est semblablement attiré hors d’un milieu liquide – lac ou cuveau de vinaigre – par une vierge, au prix de l’un de ses seins.

Le manteau de barbes

20 L’histoire du manteau de barbes, qui fait florès par la suite dans toute la littérature arthurienne29, a pour sa part un parallèle éventuel dans la tradition ossète selon laquelle le héros Soslan se fait faire, lui, « une pelisse avec des peaux humaines : peaux de crânes et peaux de lèvres supérieures avec la moustache30. Il ne parla de la chose à personne mais se mit à tuer des hommes et, leur écorchant le crâne et la lèvre supérieure, réunit ce qu’il fallait pour la pelisse […]. Il y avait quelque part trois jeunes filles : c’est à elles que Soslan porta les peaux. Quand elles les regardèrent, elles reconnurent chacune la tête d’un oncle, d’un frère, et furent dans un grand embarras […]. “Taillez-lui une pelisse, leur dit Syrdon, et cousez-la, seulement laissez un vide par devant31. Quand il viendra, mettez-la sur lui et dites-lui : ‘Ta pelisse te va bien mais il lui manque de quoi faire le revers.’ Si tu nous apportes la peau du crâne d’Eltagan,

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le fils de Kutsykk – on dit qu’elle est en or –, nous pourrons l’achever. Mais il faut cette peau-là : aucune autre ne ferait l’affaire…” […]. [Soslan] le scalpa, rapporta la peau aux jeunes filles qui durent faire le revers de sa pelisse32. »

21 Il a été bien relevé que ce conte n’est pas de pure fantaisie mais qu’il conserve la trace d’un trait déjà noté par Hérodote parmi les Scythes, lointains ancêtres des Ossètes : « De tous ceux qu’il tue à la guerre, le Scythe apporte la tête au roi […]. Voici comment il écorche cette tête : il fait une incision autour des oreilles, prend un morceau de la peau et la sépare du crâne en la secouant. Il racle ensuite l’intérieur avec une côte de bœuf […]. Beaucoup aussi, en cousant ensemble plusieurs de ces peaux arrachées, se font des manteaux, à la manière des capes de berger33. »

Díl

22 Latinisé par une désinence en -us, Dillus Barfog se laisse vraisemblablement reconnaître comme au moins l’homonyme de personnages irlandais appelés Díl, qui se retrouvent significativement ci après.

23 Le premier est le druide borgne Díl mac Dáchreaga qui intervient notamment dans la légende de Corc Duibhne.

24 Un roi de Munster, Conaire mac Moghalámha, épouse Sáraid, fille du haut-roi d’Irlande Conn Céadchathach qui le désigne alors comme son successeur. Sáraid et Conaire ont trois fils : Aonghus, Eochu et Ailill, appelés aussi les trois Cairbre. Aonghus est Cairbre Músc, Eochu est Cairbre Rioghfhota et Ailill est Cairbre Báscháin.

25 Après huit ans de règne, Conaire est tué par Neimeadh mac Sraibhghinn qui épouse à son tour Sáraid. Les trois Cairbre vont demander de l’aide à leur oncle maternel Art mac Cuinn et, avec son appui, le vainquent à la bataille de Ceann Abhradh. Neimeadh se réfugie dans le giron de Sáraid : Cairbre Músc l’y poursuit et l’y tue. Plus tard, il achève de mériter son surnom de Músc «Révulsant» en violant sa propre sœur: « Cairbre Músc mac Conaire : c’est lui qui engendra [Corc Duibhne] avec sa sœur Duibhhionn, fille de Conaire, quand il fut roi de Munster. Les récoltes du Munster furent mauvaises à cause de cela. “Les crimes du roi en sont la cause”, avoua Cairbre [à son druide]. “J’ai commis un inceste. Quel en sera le résultat ?” “Deux fils”, répondit le druide, “Corc et Cormac”. Ils naquirent jumeaux […]. Les Munstériens se dirent : “Brûlons-les afin que le pays ne soit pas déshonoré.” “Donnez-moi Corc”, dit le druide du palais, “je l’emmènerai hors d’Irlande afin qu’il n’y ait pas de déshonneur ici34.” Corc lui fut donné. Le druide et sa cailleach [Baoí] l’emmenèrent sur leur île35… »

26 L’âge venu, Baoí ramène Corc à sa mère et il est alors placé comme page chez Aonghus Gaíbhuaitheach mais ce dernier éborgne accidentellement le haut-roi, ce qui le contraint à l’exil ainsi que tout son clan. En Leinster, ils adoptent la petite Eithne Uathach36 qu’ils nourrissent de la chair de petits enfants, si bien qu’elle est très vite nubile et peut alors épouser Aonghus Gaibhuaitheach. Ils sont toutefois attaqués de tous côtés «comme le sont des sangliers assaillis de toutes parts par des chiens». L’un de leurs ennemis est précisément Díl mac Dáchreaga, qui cache une baguette magique dans sa chaussure mais dont la propre fille se laisse convaincre par Eithne Uathach de la lui voler et de la donner pour être détruite, ce qui entraîne peu après la mort du druide37.

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27 Díl Dáchreage intervient encore dans une autre légende : celle de la bataille de Magh Mucraimhe. Elle conte comment un prince munstérien, Lughaidh Laíghde, engendre avec son épouse Sadhbh un fils appelé Lughaidh mac Con, puis comment Sadhbh, devenue veuve, se remarie avec le roi de Munster Ailill Ólom, qui prend alors en page à sa Cour le jeune Lughaidh mac Con.

28 Un jour, Lughaidh mac Con et Eoghan Mór, un fils du roi Ailill, s’emparent de Ferfhí, le gardien de la source cosmique38. Celui-là n’est pas long à leur échapper mais les deux garçons ne s’en disputent pas moins l’honneur de sa capture. Une bataille s’ensuit, au terme de laquelle Lughaidh, surclassé, doit s’exiler. Il finit par obtenir l’appui du roi de Calédonie pour envahir le Munster et prendre sa revanche sur Eoghan Mór. Les deux armées se renontrent à Magh Mucraimhe.

29 La veille de l’affrontement, Eoghan se rend auprès de Díl pour le prier de venir jeter un sort funeste sur ses adversaires. Le druide pressent la défaite des Munstériens et leur mort à tous deux mais aussi l’éventuelle fortune de sa propre descendance. Il vient donc à Magh Mucraimhe avec sa fille Moncha et il prescrit à cette dernière de se donner à Eoghan Mór, puis, neuf mois plus tard, de retenir son accouchement pendant une nuit et un jour car la descendance du fils qui naîtra ainsi sera assurée de tenir la souveraineté du Munster à jamais. Moncha obéit, en meurt mais met au monde Fiachu Muilleathan, source de tous les rois munstériens subséquents39.

30 Ajoutons à cela qu’une autre version de la légende signale que le druide Díl s’appelait aussi Triath40 et que la plaine de Magh Mucraimhe, où sont situés tous les épisodes qui le concernent, a elle-même une histoire remarquable. « Magh Mucraimhe : d’où vient ce nom ? Ce n’est pas difficile à expliquer. Une harde de sangliers druidiques [= surnaturels, métamorphosés] sortit de l’Oweynagat à l’époque d’Ailill et de Meadhbh41. Ces sangliers détruisaient le blé et le lait partout où ils passaient et aucun homme n’était capable de les dénombrer exactement42. Ailill et Meadhbh vinrent à Fraochmhagh pour leur donner la chasse et ils les traquèrent jusqu’à Bealach na Feat. Là, Meadhbh réussit à en saisir un par la patte mais il s’échappa en lui laissant sa peau dans la main. Après cela, ils purent être dénombrés dans cette plaine et c’est de là que vient son nom de Magh Mucraimhe “Plaine du Dénombrement des Porcs”43. »

31 Ailleurs enfin, Triath n’est pas Díl mais l’un de ses très remarquables compagnons : « Brighid la poétesse, fille du Daghdha [Eochaidh Ollathair] : c’est à elle qu’appartenaient les deux bœufs royaux de Díl, Fea et Feimhean de qui Magh Fea et Magh Feimhin tirent leurs noms. Il y avait avec eux Triath, le roi des sangliers, de qui Trethirne tire son nom44… »

32 Et sa nature de sanglier est bien confirmée par le vénérable Sanas Chormaic : « Triath a trois sens, soit “roi”, “mer” et “sanglier”. On les distingue néaoins par leurs génitifs […]. Triath “roi” : c’est ce qui maintient le pays en paix ; triath “mer”, c’est ce qui terrifie le pays ; triath “sanglier”, c’est ce qui ravage le pays45… »

33 tout comme par la reconnaissance qu’il est la forme irlandaise d’une figure mythique pancelte encore connue en Galles sous la forme de Trwyth et en Écosse sous celle de Troit.

34 Car si Troit n’est plus qu’un écho fugitif46, les parallèles entre les traditions irlandaises et les traditions galloises sont remarquables.

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Défrichements

35 La notule topologique associant le sanglier Triath aux deux bœufs royaux, Fea et Feimhean, attribue à ces derniers le défrichage de deux grandes plaines auxquelles ils auraient laissé leurs noms: Magh Fea en Leinster et Magh Feimhin en Munster.

36 Mais plusieurs versions concurrentes circulaient, dues manifestement à des homonymies ou des paronymies.

37 L’une d’elles attribue le défrichage de trois plaines – outre Magh Fea et Magh Feimhin, Magh Feara en Munster – à trois frères: Fea, Feara et Feimhean, fils de Mogach, des serfs au service des Milésiens, c’est-à-dire des derniers conquérants mythiques de l’Irlande selon la sociogonie qui lui tient lieu de mythe constitutif47.

38 Une autre ne concède à ces trois que le défrichage de deux plaines et attribue celui de Magh Fea à une déesse Fea, fille de Neachtan Ealcmhar, mais sans expliquer pourquoi elle lui aurait laissé son nom48.

39 Une troisième attribue le défrichage de la seule Magh Feimhin aux deux bœufs royaux, les nomme Fea et Mean, et les associe à une Díl Dealghan, fille de Golamh Míl – l’ancêtre des Milésiens – ou d’un obscur Lughmannar.

40 Le plus clair exposé de ces versions concurrentes se trouve dans la notule Magh Feimhin du Dinnsheanchas de Rennes : « Trois fils de Mogach mac Dácháir, du clan de Brath mac Deatha : Feimhean, Feara et Fea. Ils amenèrent une cognée, une serpe et une bêche. Quand Feamhan bêchait, Feara bûcheronnait et Fea émondait ; quand Fea bûcheronnait, Feara bêchait et Feimhean émondait : ils s’échangeaient ainsi [à tour de rôle] leurs outils et ils défrichèrent [ainsi] trois plaines : Magh Feimhin, Magh Feara et Magh Fea. Ou encore, les deux bœufs de Díl, fille de Lughmannar, expirèrent là. Leurs noms étaient Fea et Mean49 et c’est d’eux qu’a été formé celui de Magh Feimhin. Magh Fea, elle, tire son nom de Fea, fille d’Ealcmhar et épouse de Néid mac Ionnaoi.

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En vérité, Feimhean et Feara, de la pure descendance de Death, ce sont eux qui ont défriché les bois pour en faire deux plaines50. »

41 Pour embrouiller encore l’écheveau, l’histoire prêtée à Díl Dealghan l’associe non à deux bœufs mais à un seul. Elle est contée par les notices topologiques prétendant révéler l’origine du nom de Magh Breágh, la plaine côtière au nord du Leinster.

42 Celles-là proposent deux origines : la plaine tirerait son nom soit de Breágha mac Breoghain, soit d’un bœuf Breágha amené là par Díl : « Magh Breágh : d’où vient ce nom ? Ce n’est pas difficile à dire. Breágha mac Breoghain fut l’aîné des enfants de Breoghan51 et c’est par lui que cette plaine fut essartée, et c’est pourquoi elle tire de lui son nom. Ou alors c’est de Díl, fille de Lughmhannar, qui s’est enfuie du pays des Fir Falgha avec Tulchaointe, le druide de Conaire [Mór]52. À l’heure même de sa naissance, une vache avait mis bas un veau et dès lors la fillette s’était prise d’affection pour ce veau plus que pour tout autre car il était né en même temps qu’elle. Tulchaointe ne put donc l’enlever qu’en emmenant aussi le veau. Tulchaointe était l’ami de la Mórríoghan53 : il la pria de transporter [magiquement] le troupeau à Magh Bolgaithe – c’est là le plus ancien nom de la plaine – et Breágha, le bœuf de Díl, aima cet endroit, de sorte que son nom y est resté attaché et que c’est pour cela qu’on l’appelle [maintenant] Magh Breágh54. »

Déluge(s)

43 Les confusions et rapprochements abusifs sautent aux yeux et seule l’association de Triath, de Díl et des deux bœufs royaux55 apparaît ici parallèle au matériel gallois.

44 • Le nom de Díl – comme sans doute celui de Dillus Barfog – est certainement apparenté au mot díle «océan», lui-même utilisé au singulatif an Díleann pour désigner le Déluge qui a ennoyé la Terre entière56.

45 Or l’Irlande catholique s’est donné beaucoup de peine pour concilier ses croyances ancestrales préchrétiennes et la bible de sa nouvelle foi57.

46 Les premières imaginaient vraisemblablement la fin des temps – et l’intervalle de non- temps en celle-ci et le début d’un nouvel éon58 – comme la chute de l’axe cosmique soutenant le ciel de sorte que celui-là tombe sur la tête des résidents de ce bas monde, la confusion des éléments et le retour au chaos aqueux primordial.

47 En témoigne par exemple59 le serment du roi mythique Conchobhar mac Neasa lorsqu’il promet que seule la fin du monde pourrait l’empêcher de reprendre les femmes et le bétail d’Ulster razziés par ses ennemis: Le ciel au-dessus de nous, la Terre sous nous et l’océan tout autour de nous. À moins que le ciel ne tombe, avec sa pluie d’étoiles, sur la Terre, que celle-ci soit brisée par un séisme et que la mer aux bleus sillons, riche en frai, ne recouvre sa face, je ramènerai les vaches à leur étable et les femmes à leur foyer60.

48 Le confirment par ailleurs l’anecdote fameuse des Gaulois se vantant devant Alexandre III le Grand qu’ils ne craignent rien ni personne, si ce n’est que le ciel leur tombe sur la tête61 ; le conseil moqueur de Juvénal : « Garde-toi […] de l’axe du monde gaulois62 ; »

49 la parodie de Fortunat « La grande colonne s’écroula et les cieux les écrasèrent63 ; »

50 ou le proverbe gallois conservé par le vénérable Mal y cafas Culhwch :

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« Quand [ces] trois hommes sonnent du cor et que les autres se mettent à crier, on n’entendrait même plus le ciel tomber sur la Terre64. »

51 En témoigne sans doute aussi le texte de Strabon: « Les druides et d’autres avec eux affirment que les étincelles vitales et le monde sont impérissables et qu’un jour ne régneront plus que le feu et l’eau65. »

52 • L’équivalent le plus évident de ces concepts dans la bible chrétienne était évidemment le Déluge et c’est dès lors en toute bonne foi – au premier sens du terme! – que l’Irlande catholique a mêlé ses vieilles légendes au déluge biblique, non sans hésiter, tant son attachement à ses légendes était fort, à oser parfois contredire la Bible en affirmant que, contrairement à ce qu’enseigne celle-là, Noé et les siens n’ont pas été les seuls survivants au cataclysme mais qu’il y a en outre un être exceptionnel – éventuellement quadruplé pour répondre à son symbolisme de totalité66 – qui transcende les éons et conserve de l’un à l’autre la science divine et le principe de vie67. Voici par exemple ce qu’il dit de lui-même: « Moi, j’ai été préservé Par le fils de Dieu, protecteur des hommes, Si bien que le Déluge me porta Au sommet du lourd Tounthinna68. Je suis resté un an sous le Déluge Au fort de Tounthinna […] Je suis Fionntan Finn[eolach], Fils de Bóchra. Je ne le cacherai pas : Depuis le Déluge, ici-bas Je suis un sage éminent et noble69. Avant le noir Déluge, j’ai vécu Quinze années. Après le Déluge, Dieu m’a donné Cinq mille cinq cents ans70. » Et Geoffrey Keating cite un vieux poème : « Le nom des quatre, à bon droit, Que Dieu garda saufs pendant le Déluge : Fionntan, Firéan, Fors bon et noble Et Annoith mac Eithiuir. À Fors, en Orient, l’est fut donné ; À Firéan la froideur quand on n’a pas de vêtement [= le nord] ; À Fionntan l’ouest bien délimité Et à Annoith le sud. Bien que les savants content cela, Le canon véridique [= la Bible] ne le dit pas Mais que seuls, dans l’arche, Noé, ses enfants Et leurs épouses eurent la vie sauve71. »

53 • Par ailleurs, le monde celte préchrétien ne concevait pas la résorption au chaos aqueux, marquant la fin de l’éon, sous l’aspect d’une pluie diluvienne ainsi que le formule la Bible : « Tous les réservoirs du grand Abîme furent rompus et les ouvertures du ciel furent béantes. La pluie se déversa sur la Terre pendant quarante jours et quarante nuits72. »

54 Il l’imaginait comme une submersion générale causée par un débordement, véritable éruption de la source cosmique73, et les scénarios qui s’en laissent reconstituer s’avèrent remarquablement concordants au-delà de leur diversité apparente.

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55 • Le plus célèbre est celui qui se laisse reconstituer en Irlande.

56 Celui-là dit que, au pied de l’axis mundi,sourd la source cosmique d’où émanent et où refluent toutes les eaux vives – vivifiantes – du monde. « [Patrice] vint à la source de Fionnmhagh [“la Plaine Brillante”], qu’on appelle Slán [“Parfaite, Totale”], car il lui avait été dit que les druides la vénéraient et lui offraient des sacrifices comme à une divinité. Elle était quadrangulaire et il s’y trouvait une bonde en pierre [également] quadrangulaire. Et l’eau sourdait au- dessus de la bonde74… » « Cormac voit dans le jardin [de l’Autre Monde] une source brillante de laquelle naissent cinq fleuves. Les hôtes boivent l’eau à la ronde. Les neufs coudriers de Búanann75 se dressent au-dessus d’elle. Ces coudriers pourpres laissent choir leurs noisettes dans la source et les cinq saumons qui s’y trouvent les ouvrent et laissent flotter leurs coques au fil des fleuves76. » « C’est une source auprès de laquelle se dressent les neuf coudriers de l’inspiration poétique. Leurs fruits, leurs fleurs et leurs feuilles tombent en même temps dans la source et la colorent royalement de pourpre. Alors le saumon mâche les noisettes et leur jus donne sa pourpre à son ventre. Et sept fleuves de science en émanent et y refluent77. » « C’est le bonheur de la science poétique totale qu’accordent les neuf coudriers de la Seaghais, au séjour des dieux : leurs noisettes tombent, grosses comme des têtes de béliers, et elles sont emportées par la Boyne, à la vitesse de chevaux au galop, tous les sept ans à la mi-juin (= au solstice d’été)78. » « Quinze noms sont donnés au fleuve qui sourd du séjour de Neachtan et atteint le Paradis d’Adam […] : Seaghais est son nom au séjour de Neachtan […], Severn en bonne terre saxonne, Tibre dans l’empire romain, Jourdain au loin en Orient et le large Euphrate […] ; il est le Tigre au Paradis […] et du Paradis il revient ici au séjour de Neachtan79. »

57 «L’inspiration poétique totale» n’est évidemment pas à prendre ici comme le simple talent du rimailleur: c’est l’omniscience divine absolue comme le montrera d’ailleurs la suite du dossier. La source cosmique vivifie donc le monde parce que ses eaux contiennent cette science divine dont est aussi détenteur le Saumon de Science80 qui y nage et qui y absorbe régulièrement les noisettes de science81.

58 Source, noisettes et saumon ont un gardien, Ferfhí, et il est dit que certains héros sont parvenus à le capturer.

59 Une légende raconte comment Cúchulainn harponne un jour le Saumon de Science et capture le nain Seanbheag Ó hEbrice «Petit Vieux fils du Saumon Tacheté» qui poursuivait, dans une minuscule nacelle en bronze, le saumon et les noisettes de science. Il lui extorque un vêtement magique qui protège du feu et de l’eau ainsi que de la vieillesse82, puis un bouclier et un javelot qui rendent invincible… mais, peu après, le nain réussit à saisir sa rote et à en pincer les cordes: leur son endort le héros et Seanbheag réussit à s’enfuir avec le saumon et les merveilles qu’il avait dû céder83.

60 Une autre a déjà été évoquée, qui met à l’origine des démêlés de Lughaidh mac Con et de Díl la capture du gardien de la source et qui attribue à ce dernier le nom – particulièrement significatif, comme il apparaîtra plus loin – de Ferfhí. « Deimhne partit pour apprendre la poésie auprès de Finnéigeas, qui vivait sur les rives de la Boyne […]. Finnéigeas y vivait depuis sept ans en guettant le saumon de Linn Féich parce qu’il lui avait été prédit que rien ne resterait inconnu de celui qui le mangerait. Le saumon fut pris et Deimhne fut chargé de le cuire, avec défense par le poète d’en manger une seule miette. Après l’avoir fait cuire, le garçonnet apporta le saumon. “N’en as-tu rien mangé, gamin ?” interrogea le poète. “Non”, répondit- il, “mais j’y ai brûlé mon pouce que j’ai ensuite mis dans ma bouche”. “Quel est ton

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nom, petit ?” questionna le poète. “Deimhne” dit-il. “Ton nom sera désormais Fionn, mon garçon. C’est à toi qu’il a été imparti de manger le saumon et, en vérité, tu es le Fionn.” Le garçonnet mangea alors la saumon et c’est cela qui a donné la connaissance [absolue] à Fionn : chaque fois qu’il mettait son pouce en bouche84 et chantait le téinm laodha85,tout ce qu’il voulait savoir lui était révélé86. »

61 C’est là une histoire célèbre dans le monde gaélique, encore vivante aujourd’hui dans la tradition orale, et certaines versions remplacent la bénévolence et la rapide résignation de Finnéigeas par une rancœur meurtrière que Deimhne Fionn réussit à découvrir et à prévenir en suçant son pouce87.

62 Reste encore la plus célèbre légende irlandaise attachée à la source cosmique88. « Il y eut un fameux roi d’Irlande, de la race des Tuatha Dé Danann (= des dieux), dont le nom était Eochaidh Ollathair. On l’appelait aussi le Daghdha “le Bon Dieu” […]. [Neachtan] Ealcmhar du Brugh89 avait une épouse du nom d’Eithne, qu’on appelait aussi Bóinn “Vache Blanche90”. Le Daghdha s’éprit de désir pour elle. Il envoya alors Ealcmhar faire un long voyage chez Breas mac nEaladhan à Magh Inis. Quand Ealcmhar se mit en route, le Daghdha plaça sur lui de puissants charmes pour l’empêcher de rentrer à temps : il recula la tombée de la nuit et empêcha Ealcmhar de ressentir la faim ni la soif. Il le fit longtemps traîner ainsi : neuf mois qui lui parurent ne durer qu’un seul jour, car Ealcmhar avait annoncé qu’il rentrerait avant le crépuscule. Pendant ce temps-là, le Daghdha copula avec l’épouse d’Ealcmhar et elle lui donna un fils du nom d’Aonghus. Quand Ealcmhar rentra, son épouse était remise des peines de l’accouchement et il ne se rendit pas compte qu’elle avait fauté en copulant avec le Daghdha. Cependant, le Daghdha emmena son fils pour qu’il fût élevé dans la maison de Midhir, à Bri Léith de Teathbha. Aonghus y fut élevé pendant neuf ans91. »

63 Mais Eithne Bóinn veut totalement effacer sa faute : Neachtan [Ealcmhar] mac Labhraid Lorc avait, je l’affirme [Eithne] Bóinn pour épouse. Il possédait dans son domaine une source secrète d’où émanaient toutes sortes de maux mystérieux. Nul ne pouvait en regarder le fond sans que ses yeux n’en éclatassent : qu’on la contournât par la gauche ou la droite, on ne pouvait échapper à cette mutilation. Nul n’osait en approcher sauf Neachtan et ses trois échansons dont voici les noms célèbres : Fleasc, Lámh et Luath. C’est là que vint un jour Bóinn, infatuée par son noble orgueil : à la source intarissable pour en éprouver la vertu92. « Bóinn partit en hâte de chez elle : elle était sûre que sa faute serait cachée si elle réussissait à s’y baigner93. » « C’est là que jaillit la source de la Seaghais […]. Quiconque y vient avec un mensonge n’en revient pas sans mutilation […]. “J’irai à la belle source de la Seaghais pour que ma chasteté ne puisse pas être mise en question. Je ferai trois fois le tour de la source de vie, véridique, dans le sens contraire au Soleil” [pensa Eithne Bóinn]94. » « Inconsidérément, [Eithne Bóinn] fit ainsi trois fois le tour de la source : trois vagues s’en élevèrent et causèrent sa mort95. » « Trois vagues se brisèrent sur [Eithne Bóinn] et lui arrachèrent une cuisse, une main et un œil. Fuyant sa honte [d’être dénoncée coupable], elle se tourna vers la mer et l’eau la poursuivit jusqu’à [former] l’embouchure de la Boyne96. »

64 • Au Pays de Galles, la source cosmique est identifiée à la Severn, qui a sa source au mont Plynlimon tenu traditionnellement comme le centre du monde du microcosme gallois97 et qui est curieusement citée par les Irlandais comme l’une des émanations de leur Seaghais. Un saumon merveilleux y hante, jusque dans un légendaire encore vivant au siècle dernier98, les eaux du Llyn Lliwan, autrement dit l’estuaire de ce fleuve. Une très vieille tradition, clairement inspirée par le mascaret naturel de cet estuaire,

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compare remarquablement ce mascaret à deux rois se battant tête contre tête, comme des béliers, et prétend que si l’on s’approche de manière indue, l’eau s’y enfle, agresse les mal venus en gerbes furieuses et menace même de les engloutir99.

65 Mieux encore, la Severn aurait reçu son nom100 à la suite de la noyade dans ses eaux d’une princesse ayant commis un adultère avec un roi, exactement comme Eithne Bóinn noyée dans la rivière issue de la Seaghais et lui ayant laissé son nom101.

66 Et cette réputation de la Severn s’avère vraisemblablement très ancienne puisqu’un temple prestigieux, centré sur une source sacrée et dédié à un dieu Nodont, équivalent mythologique et linguistique exact du Neachtan irlandais, y a été édifié depuis au moins le milieu du quatrième siècle102. Il n’est sans doute pas anodin qu’on y ait mis au jour un relief en bronze représentant un pêcheur harponnant un saumon103 !

67 La pêche du Saumon de Science débouchant sur l’acquisition de l’omniscience par Deimhne Fionn connaît de fait un parallèle remarquable en Galles, d’autant plus remarquable que le premier nom du protagoniste, Gwion, est linguistiquement identique à celui de Ferfhí irlandais rencontré significativement ci-dessus : tous deux sont formés sur *uiso- « poison104 » : il s’agit de la fameuse légende de , dont la meilleure version semble être offerte par Llywelyn Siôn, à la fin du seizième siècle105.

68 La magicienne Cyrridwenn, épouse de Tegid Moel, a accouché de la plus belle fillette de Grande-Bretagne, Crairfyw, et du garçonnet le plus laid du monde, Morfrân « Grand Corbeau ». Celui-là est si repoussant qu’elle estime nécessaire de racheter sa laideur en lui assurant l’inspiration poétique et la connaissance suprême.

69 Grâce à sa magie, elle prépare alors un bouillon merveilleux : à condition de ne pas interrompre son ébullition pendant un an et un jour, il fournira la quintessence du savoir absolu. Et pour assurer le respect de la condition, elle charge un aveugle, Dallmor Dallmaen, d’entretenir le feu sous le chaudron et un page, Gwion Bach, de remuer régulièrement le bouillon106.

70 Mais elle leur abandonne tout le souci et, en son absence, voilà finalement que trois gouttes brûlantes jaillissent du bouillon et viennent éclabousser le pouce de Gwion107: en un réflexe naturel, il le porte aussitôt à sa bouche pour en sucer la douleur… et il obtient pour lui la science absolue car ce sont précisément ces trois gouttes-là qui l’ont concentrée!

71 Sa première révélation est heureusement celle du sort que Cyrridwen lui réservera si elle le prend, et il s’enfuit à toutes jambes. Quant au chaudron, il explose car, hormis les trois gouttes merveilleuses, le reste du bouillon constitue un poison si violent qu’il n’y peut résister.

72 Arrivant alors pour recueillir le fruit de sa préparation, Cyrridwen enrage d’en être flouée et sa lance à la poursuite du page. Quand il la voit derrière lui, celui-ci se transforme en lièvre : Cyrridwen se change en lice et lui donne la chasse ; arrivant près d’une rivière, Gwion y plonge et se transforme en poisson : Cyrridwen le presse sous la forme d’une loutre ; Gwion se transforme en oiseau et s’envole : Cyrridwen se change en faucon et le traque dans les airs ; serré de près et épuisé, Gwion aperçoit un tas de froment battu sur une aire et il s’y dissimule sous la forme d’un grain de blé : Cyrridwen se métamorphose en poule noire, le picore et l’avale.

73 Revenue à la forme humaine, Cyrridwen se trouve alors enceinte du petit Gwion. Après neuf mois de gestation, elle le (re)met au monde sous les traits d’un enfantelet si joli

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qu’elle n’a pas le cœur de le tuer : elle l’enferme dans un sac en cuir qu’elle jette à la mer…

74 Le nouveau-né est sauvé deux jours plus tard108. En ce temps-là en effet, un prince gallois, Gwyddno Garanhir, aviat un fils, Elffin, qui était le garçon le plus malchanceux qui fût. Gwyddno possédait aussi une senne merveilleuse qui lui rapportait cent livres de poissons d’un seul coup à chaque calende de mai. Dans l’espoir de porter enfin chance à son fils, il lui confie la senne cette année-là… et Elffin n’en retire pour sa part que le sac en cuir contenant le bébé de Cyrridwen. Quand il l’ouvre, la fraîcheur du bambin le fait s’écrier « le beau front [= visage] que voilà ! », ce qui assure à l’enfançon le nom de Taliesin « Beau Front109 ».

75 Ici s’arrête le texte de Llywelyn Siôn. La suite de l’histoire se trouve dans une version plus ancienne mais moins précise : l’Ystoria Taliesin d’Ellis Gruffydd110.

76 Elle conte comment désormais la chance sourit sans discontinuer à Elffin et prête à Taliesin un long poème dans lequel il révèle qu’il est né au commencement des temps, a transcendé tous les âges et subsistera jusqu’à la fin des temps: « J’étais[déjà] avec Dieu dans le ciel Quand Lucifer est tombé aux abysses de l’Enfer ; J’ai été porte-bannière devant Alexandre [le Grand] ; Je connais les noms des étoiles, depuis le nord jusqu’au sud ; J’ai été le Tétragramme à Caer ; J’étais en Canaan quand Absalon a été tué ; J’ai ensemencé la vallée de Hébron ; J’ai été à la Cour de Dôn avant la naissance de Gwydion ; J’étais [déjà] un patriarche pour Enoch et pour Elie ; J’ai été maître d’œuvre de la tour de Nemrod ; J’étais sur la croix du fils de Dieu, le miséricordieux, J’ai été trois fois dans la prison d’Aranrhod ; J’étais dans l’arche avec Noé et Alpha (= Dieu le Père) ; J’ai vu la destruction de Sodome et de Gomorrhe ; J’ai été en Afrique avant la fondation de Rome : J’y suis venu avec les survivants de Troie (= Enée et ses compagnons à la Cour de Didon) ; J’étais avec mon seigneur [Jésus] dans la crèche du bœuf et de l’âne ; J’ai soutenu Moïse à travers l’eau du Jourdain ; J’ai été avec Marie-Madeleine au ciel ; J’ai obtenu l’inspiration poétique du chaudron de Cyrridwen ; J’ai été le harpiste de Lleon Llychlyn111 ; J’ai été à Gwynfryn, à la Cour de Cynfelin112 Dans les fers pendant un an et un jour. C’est moi qui ai révélé au pays (=la Grande-Bretagne) la Trinité (= la religion catholique) Et qui l’ai transmise au monde entier. Et je resterai sur cette Terre jusqu’à la fin du monde. Personne ne sait ce dont je suis fait : chair ou poisson ? J’ai été pendant neuf mois dans le sein de la magicienne Cyrridwen ; J’ai été jadis Gwion Bach, je suis maintenant Taliesin […] Le prophète Jean m’a appelé , Maintenant tous les rois me nomment Taliesin113. »

77 Si ces textes sont relativement tardifs, l’ancienneté de la légende est assurée par de nombreuses allusions dans des œuvres beaucoup plus anciennes.

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78 La laideur de l’infortuné Morfrân est évoquée dans les Pedwar marchog ar hugain llys Arthur, qui la disent telle que nul n’osait lui refuser quoi que ce fût, et par le Mal y cafas Culhwch Olwen, qui la dit telle qu’aucun ennemi n’osa tourner ses armes contre lui à la bataille de Camlann, en précisant qu’il était velu comme un cerf114.

79 La beauté tout aussi exceptionnelle de Crairfyw lui a valu une place dans les Trioedd Ynys Prydain en tant que l’une des trois « filles à la beauté éclatante » de l’île de Grande- Bretagne115.

80 Le chaudron d’inspiration de Cyrridwen est cité dès le tournant du treizième siècle par Llywarch Prydydd y Moch116 et, un peu plus tard, par Casnodyn 117. Il est attribué à Gwion Bach par Dafydd ab Edmwnt118 et par William Llyr119.

81 L’affirmation prêtée par le à son héros qu’il est une réincarnation de Merlin est commentée par Ellis Gruffydd, qui atteste qu’elle était bien reçue dans le légendaire gallois120: « Diverses rumeurs courent dans l’opinion, qui est elle-même divisée. Certains croient et maintiennent fermement que Merlin était un esprit sous la forme d’un homme et qu’il est resté dans cet état depuis le temps de jusqu’aux débuts du roi Arthur, époque à laquelle il disparut. Plus tard, cet esprit renaquit au temps de Maelgwn de Vénédotie et il fut appelé alors Taliesin, celui dont on dit qu’il vit encore dans une cité du nom de Caer Sidia. Puis il naquit une troisième fois au temps de Morfryn Brych ab Esylt, dont on dit qu’il était le fils, et à cette époque il fut appelé Merlin l’Egaré. Et depuis lors jusqu’à nos jours, il est dit qu’il vit à Caer Sidia, d’où certains croient fermement qu’il surgira à nouveau une fois avant le jour du Jugement [Dernier]121. »

82 Dernier détail significatif – du moins pour le présent dossier122–, un autre nom de la mère de Taliesin apparaît plus révélateur que celui de Cyrridwen : le De sancto Iudicaelo rege d’Ingomar le dit en effet fils de Dôn, autrement dit la Terre-Mère dont sont nés tous les dieux123.

83 Si Gwion-Taliesin-Merlin apparaît bien comme primordial et « antédiluvien», le thème de l’éruption de la source de vie et d’omniscience se trouve réduit dans le Hanes Taliesin à un détail apparemment mineur: le poison qui constitue le reste de la mixture de Cyrridwen après l’éjection des trois gouttes d’omniscience fait exploser le chaudron où il bouillait et transforme en eau mortelle la rivière qu’il rejoint, tout comme l’éruption de la Seaghais crée une rivière fatale pour Eithne Bóinn: « Le chaudron se brisa lorsque les trois précieuses gouttes s’en échappèrent car, hormis ces trois gouttes, le liquide était un poison qui fit périr les chevaux de Gwyddno Garanhir lorsqu’il se répandit dans la rivière en contrebas124. »

84 Le thème de l’eschatologie diluvienne – l’ennoiement d’un microcosme valant fin du monde – par éruption de la source cosmique n’est cependant pas bien loin de l’histoire de Gwion-Taliesin : Gwyddno Garanhir, le maître des chevaux tués par la rivière empoisonnée et le propriétaire aussi de la senne dans laquelle le petit Taliesin est pêché comme un saumon, est en effet une figure fameuse du légendaire gallois : il est le roi du royaume englouti125.

85 La légende de son engloutissement est ancienne puisque sa première évocation se trouve déjà dans le fameux Livre Noir de Carmarthen : « Seithennin126, lève-toi et sors Et regarde la fureur de la mer : Elle a recouvert Maes Gwyddno127.

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Que soit maudite la fille Qui l’a libérée après le repas du soir, La source de l’échanson de la mer terrible. Que soit maudite la fille Qui l’a libérée après la bataille, La source de l’échanson de la mer sauvage. La plainte de Mererid128, depuis le haut de la ville, Monte jusqu’à Dieu. Il est normal qu’une longue expiation paie la débauche. Ce jour, la plainte de Mererid, depuis le haut de la ville, Monte jusqu’à Dieu. Il est normal qu’on se repente après la débauche. La plainte de Mererid m’épouvante ce soir Et je ne peux guère me réjouir. Il est normal qu’après la gloire vienne la chute. La plainte de Mererid s’élève [du dos] d’un fort [cheval] bai129. C’est Dieu le miséricordieux qui a amené ce [châtiment]. Il est normal que l’excès soit suivi du manque. La plainte de Mererid me fait sortir De chez moi. Il est normal qu’après la gloire on meure en exil. La tombe de Seithennin130 à l’esprit faible Se trouve entre Caer Genedr et le rivage, De la mer. Il fut un chef glorieux131. »

86 Que Gwyddno ait été le roi du pays avant son engloutissement est confirmé par plusieurs allusions dans la vieille poésie – ainsi Guto’r Glyn rappelle « La lamentation de Gwyddno Garanhir Quand Dieu fit rouler la mer sur sa terre132 –, » et à partir du seizième siècle il apparaît que la légende est bien connue et bien située, le plus souvent au large de la péninsule de Lleyn : « A whole cantred or hundred called Cantre’r Gwaelod, stretching itself west and south about 12 miles in length […] hath been overwhelmed by the sea and drowned, and still a great stone wall, made as a fence against the sea, may be clearly seen […] and is called Sarn Badric133. »

87 Les versions populaires qui sont relevées à partir du dix-septième siècle donnent comme causes de l’ennoiement les perversions vicieuses organisées par Mererid et le coma éthylique de Seithennin, incapable de fermer les digues devant la marée montante.

88 Deux fragments mythologiques laissent néanmoins entrevoir des traits moins anecdotiques.

89 Le premier est l’évocation d’un duel perdu par Gwyddno face à l’un des rois des dieux, Gwynn ab Nudd, qui l’aurait épargné134… or le duel des dieux entre le représentant de la lumière et de la vie (Gwynn ab Nudd, , Lleu…) et celui de l’obscurité (Gwyddno, Gwythyr ab Greidiol, l’adversaire anonyme d’, le voleur anonyme vaincu par Lleu…) aux calendes de mai, se terminant ainsi par la victoire de premier ou par un match nul qui conserve l’alternance nuit et jour, hiver et été, mort et vie… jusqu’à la fin des temps est un mythème récurrent135. La défaite de Gwyddno le réduirait donc à un règne dans l’Autre Monde.

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90 Le second attribue à Gwyddno la propriété de l’un des treize trésors de la Grande- Bretagne : un récipient alimentaire inexhaustible, c’est-à-dire l’un des attributs majeurs du roi de l’Autre Monde136: « la manne de Gwyddno Garanhir : si on y met la nourriture d’un seul homme, il s’y trouve de quoi en nourrir cent quand on la rouvre137 ; » « la manne de Gwyddno Garanhir : même si le monde entier passait devant par groupes de trois fois neuf hommes, chacun y trouverait à volonté toute la nourriture qu’il voudrait138. »

Fins de mondes

91 La submersion du royaume serait donc à comprendre comme une eschatologie microcosmique le renvoyant à l’Autre Monde: de fait, le fond de l’océan constitue l’une des situations traditionnelles de l’Autre monde, tout comme l’horizon ou le dessous de la Terre, toutes localisations «réelles» et concevables mais totalement inaccessibles aux vivants139.

92 Il existe cent autres versions de ce mythème d’une inondation cataclysmique ennoyant un microcosme, le plus souvent à la suite d’une éruption de la source cosmique.

93 • Au Pays de Galles, une triade conservée, en latin, par la Cronica de Wallia de treizième siècle, énumère ainsi « Les royaumes que la mer a détruits. Celui de Teithi Hen ab Gwynnan140, roi de Caerrhihog qui est appelée depuis lors Ynys Teithi Hen et qui se trouvait entre Anglesey et l’Irlande. Aucun homme ni aucun animal domestique n’échappa, sauf Teithi Hen lui-même sur son cheval. Et après cela, il resta transi de frayeurs pour tout le reste de sa vie. Le deuxième royaume est celui d’Helig ab Glannog141. Il se trouvait entre Cardigan et Bardsey et s’étendait jusqu’à Saint David. Cette terre était bonne, fertile et plaine, et elle s’appelait Maes Maichgen. Elle allait de l’estuaire jusqu’à Lleyn et jusqu’à Aberdovey. La mer a détruit un troisième royaume : le royaume de Rhedfoe142 ab Rheged143.

94 Et Robin Gwyndaf évoque aussi la légende du lac de Llangors qui aurait noyé la méchante princesse Syfaddan et son royaume, dans lequel chantent encore ses oiseaux merveilleux qui ressemblent fort aux oiseaux de l’Autre Monde traditionnellement attribués à la déesse Rhiannon144.

95 • Le folklore irlandais connaît de nombreux contes d’inondations catastrophiques dues à la négligence dans le devoir de mettre une bonde à une source merveilleuse145. L’un d’eux en particulier repose sur des traditions anciennes et mérite ici d’être évoqué.

96 Il est connu à travers plusieurs versions que la dernière, l’Oidheadh Eachdach mhic Maireadha, rassemble en une synthèse artificielle mais commode lorsque, comme ici, le propos n’est pas d’en disséquer l’élaboration. En voici le résumé.

97 Eochaidh mac Maireadha, fils d’un roi de Munster, tombe amoureux de sa belle-mère, la reine Eibhliu, déesse issue du Brugh na Bóinne. Son frère Ríbh lui conseille de l’enlever pour ne pas dépérir d’amour. Les deux frères s’enfuient avec Eibhliu et mille suivants, puis ils se séparent. Ríbh arrive sur le domaine du dieu Midhir qui tue tous ses chevaux, puis lui donne l’un des siens capable de porter à lui tout seul tous les bagages de la compagnie. Quelques jours plus tard, le cheval se couche et, quand il se relève, une source jaillit, inonde toute la contrée, noie Ríbh et ses compagnons sous un lac connu depuis comme le Lough Ríbh146. De leur côté, Eochaidh et Eibhliu arrivent au domaine

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du dieu Aonghus: autrement dit au Brugh na Bóinne dont est précisément originaire Eibhliu. Aonghus leur ordonne de partir et tue aussi tous leurs chevaux. Quand il renouvelle son ordre de départ et qu’ils se déclarent incapables d’obéir sans leurs bêtes, il leur donne un cheval qui peut porter tous leurs bagages à lui tout seul, mais en leur enjoignant de ne pas le laisser s’arrêter en route147. Arrivés à en Ulster, ils déchargent les bagages mais lorsque le cheval se relève148, une source jaillit. Eochaidh l’entoure d’une margelle, la bouche d’une bonde et commet une gardienne à son service. Un jour, la gardienne oublie de remettre la bonde en place: la source déborde, inonde la région et noie Eochaidh et tous les siens, à l’exception d’une fille, Líban, et de son petit chien. Et cette inondation devient le fameux Lough Neagh. Líban reste un an sous la mer, après quoi elle est métamorphosée en saumon à la voix de sirène et son petit chien en loutre. Trois cents ans plus tard, ils sont tous deux pêchés dans un filet et mis dans une jarre en guise d’aquarium. Le choix est alors laissé à Líban: rester encore trois cents ans dans son état ou être baptisée, mourir aussitôt et gagner le paradis. Comme l’exige l’époque chrétienne à laquelle la légende est ainsi contée, elle choisit la seconde option et devient sainte Fainche Muirghein149.

98 Remarquablement, le nom de Fainche Muirghein signifie « Corvidé Femelle Née de la Mer » et semble rapprocher Líban de la déesse Badhbh, l’une des formes de la Mórrigháin, quant au détail de son inséparable petit chien, il évoque vraisemblablement l’antique déesse Epona et son avatar gallois Rhiannon150…

99 • Le thème des pierres bondes dont l’enlèvement entraînerait l’inondation du monde, ou du moins d’un canton-microcosme, est par ailleurs très général. Divers relevés en ont été faits, notamment pour la France151.

100 On note toutefois dans ces derniers que la part de l’Armorique y est remarquablement grande152. Ainsi à Combourg (Ille-et-Vilaine), la pierre bonde au fond de la fontaine Margatte empêche celle-ci d’inonder tout le pays153; à Dol-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine), si on ôte la Pierre Buquet, le pays sera submergé154; à Saint-Samson (Côtes-d’Armor), la pierre de la Tremblaye est un menhir tenu pour l’une des trois clefs de la mer: l’enlèverait-on que la mer recouvrirait « toute la France155 »; à Trans (Ille-et-Vilaine) l’enlèvement d’une pierre bonde au milieu du bois de la Villecartier noierait tout le pays156; au Vieux-Viel (Ille-et-Vilaine), une pierre bonde bouche l’entrée de l’Abîme et empêche la mer de déferler157… Mieux encore, la source primordiale de toutes les eaux vives a été identifiée, jusqu’au début du siècle dernier, à la source du Blavet, ou plutôt, comme l’est régulièrement l’Autre Monde des Celtes, sous l’océan ou en dessous de la Terre même : l’Œil de la Mer, dont le Blavet n’aurait été que l’un des écoulements158, et sans doute est-ce aussi le souvenir d’une source merveilleuse, hantée par un poisson primordial, susceptible de s’enfler catastrophiquement au pied d’un arbre dont les fruits y tombent, que l’on retrouve dans la légende de Saint-Potan (Côtes-d’Armor): là, la source coule au pied d’un chêne, sert de demeure à une anguille-fée et elle ennoierait tout le pays si l’on s’avisait de déraciner le chêne159.

101 La plus célèbre légende d’ennoiement eschatologique d’un microcosme y est, bien sûr, celle de la ville d’Is, censée se trouver aujourd’hui sous la mer au large de Douarnenez (Finistère)160.

102 Son existence paraît déjà attestée au neuvième siècle par une remarque d’Abbon de Saint-Germain-des-Prés : « Lutèce : ainsi te nommait-on autrefois mais à présent ton nom vient de la ville d’Isia sise au centre du vaste pays des Grecs, brillante par son port magnifique entre

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tous : de cette Isia que hante l’avide Argien, tout assoiffé de trésors. Un nom bâtard composé par une sorte de métaplasme pour toi, sa rivale, dépeint bien ton aspect, ô Lutèce. Ce nom nouveau que le monde te donne, c’est Paris, c’est-à-dire “Pareille à Isia” : avec raison car elle t’est semblable161. »

103 En effet, l’étymologie populaire traduisant le nom de Paris par « Semblable à l’Is » cornouaillaise est constante, attestée dès la première mention de la légende162 jusqu’à la tradition populaire aujourd’hui163.

104 Cette plus ancienne version, dans les Croniques et ystoires des Bretons de Pierre Le Baud, est encore sommaire: La grande cité de Ys situee pres la grand mer, si comme on dit, fut en celuy temps, pour les pechez des habitants, submergee par les eaux issant de celle mer qui trespasserent leurs termes ; laquelle submersion le Roy Grallons, qui lors estoit en celle cite, eschappa miraculeusement : c’est à savoir par le merite de sainct Guingalreus, duquel il est touche cy-apres. Et dit l’on que encores en appierent ses vestiges sus la rive de celle mer, qui de l’ancien nom de la cite est jusques a maintenant appelee Ys164.

105 D’autres détails apparaissent par la suite et la version canonique est enfin donnée en 1636 par Albert Le Grand et Dubuisson-Auybenay : « [Gwennolé] alloit souvent voir le Roy Grallon en la superbe cité d’Is, & preschoit fort hautement contre les abominations qui se commettoient en cette grande Ville toute absorbee en luxes, debauches et vanitez, mais demeurans obstinez en leurs pechez. Dieu revela à S. Guennole la juste punition qu’il en vouloit faire : Saint Guennole estant allé voir le Roy, comme il avoit de coustume, discourans ensemble, Dieu lui revela l’heure du chastiment exemplaire des Habitans de cette Ville estre venuë. Le Saint, retournant comme d’un ravissement & extaze, dit au Roy : “Ha ! Sire, Sire ! Sortons au plustost de ce lieu : car l’ire de Dieu le va presentement accabler : Vostre Majeste sçait les dissolutions de ce peuple, on a beau le prescher, la mesure est comble, faut qu’il soit puny : hastons nous de sortir, autrement nous serons accueillis et enveloppez en ce même malheur.” Le Roy fit incontinent trousser bagage &, ayant fait mettre hors ce qu’il avoit de plus cher, monte à cheval avec ses Officiers & domestiques, & a pointe d’eperon se sauve hors de la ville. À peine eust-il sorti les portes qu’un orage violent s’eleva avec des vents si imperieux que la Mer, se jetant hors de ses limites ordinaires et se jetant de furie sur cette miserable Cite, la couvrit en moins de rien, noyans plusieurs milliers de personnes, dont on attribua la cause principale a le princesse Dahut165, fille impudique du bon Roy, laquelle perit en cet abysme & cuida causer la perte du Roy en un endroit qui retient le nom de Toul-Dahut ou Toul-Alchuez, c’est-à-dire le Pertuis Dahut ou le Pertuis de la Clef, pour ce que l’histoire porte qu’elle avoit pris à son Père la Clef qu’il portoit pendante au col, comme symbolle de la Royauté. Le Roy s’estant sauve d’heure, alla loger a Land-Tevenec avec s. Gunennolé, lequel il remercia de cette délivrance, puis se retira a Kemper166. » « En ce lieu, la tradition et vieilles histoires de Bretagne portent que fut la ville d’Ys ou Yns (Belon, en ses Observations, dit que Paris est appelée quod sit par Ys,égal en grandeur à la ville d’Ys qu’il prend pour Le Caire), abismée de temps d’un roy Grallon par la meschanceté de sa fille, laquelle, par commandement d’une voix céleste, il jeta de dessus son cheval et abandonna en la mer qui gagnoit et le suivoit, luy fuyant à cheval et se sauvant comme Loth de Sodome167. »

106 Ces détails sont apparemment reçus de la tradition populaire car Noël Mars, le très catholique abbé de Landévennec, les condamne sous ce prétexte : « Ce qui me fait réfuter ceste histoire comme apocrife c’est que les contes qu’en font les bonnes femmes de la basse Bretagne… sont tout à fait ridicules168. »

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107 Les analogies entre la légende galloise du Cantre’r Gwaelod et celle-ci sont évidentes : la ville dissolue, la colère divine, l’ouverture des digues due à l’ivresse du responsable, la fuite à cheval devant le flot meurtrier, le roi qui perd tout sauf la vie…

108 On devine sans peine qu’il a dû y avoir, à assez haute époque pour que Gallois et Bretons en gardent ainsi conjointement l’héritage, l’adaptation par un clerc de la légende biblique sur la destruction de Gomorrhe et de Sodome à une tradition indigène d’eschatologie par submersion causée par une approche indue169de la source cosmique, bouche de toutes les eaux.

109 Soit qu’ils aient déjà figuré dans la forme première, perdue, de cette pieuse adaptation, soit qu’ils aient été greffés secondairement à l’une des étapes de la transmission orale, d’autres détails remarquables, issus de très anciens concepts celtes sur le monde et son destin, se découvrent dans un conte armoricain recueilli au dix-neuvième siècle mais malheureusement fort oublié – et non traduit – depuis sa publication en 1870 : Kristof170.

110 Kristof laisse la vie sauve à un petit poisson qu’il a capturé dans la baie de Douarnenez, en échange d’une promesse de réaliser tous ses souhaits. Il se rend ensuite à Is, sous laquelle il y a « Un chêne immense au milieu de la mer, vieux d’on ne sait combien de siècles. Personne n’a jamais pu l’atteindre et on n’en connaît même plus le nom. Les savants disent qu’il existait depuis le début du monde et servait de fondement à la ville d’Is. »

111 Il demande alors : « Que par la vertu de mon petit poisson cet arbre soit déraciné [du fond] de la mer… et que je puisse le monter comme un cheval ! »

112 Il parcourt ainsi les rues d’Is. Ahès, la fille du roi Grallon se moque de son équipage et Kristof émet un nouveau souhait : « Par la vertu de mon petit poisson, puisque vous vous gaussez, je voudrais que vous soyez enceinte à l’instant ! »

113 La grossesse de la princesse devient évidente après quelques mois et cause un grand scandale, d’autant plus qu’elle affirme ne pas savoir comment cela lui est arrivé. Elle accouche enfin d’un garçonnet et un vieux druide, sorti des bois et qui y disparaît à nouveau aussitôt après, enseigne à Grallon comment découvrir l’identité du père : le roi doit suspendre sa couronne à un fil tendu entre deux piquets ; celui sur la tête de qui elle choira sera le géniteur. Kristof est ainsi dénoncé comme tel quoique Ahès jure n’avoir jamais copulé avec lui, ni avec qui que ce soit d’ailleurs… Grallon les marie pourtant mais, bientôt dégoûté d’un gendre qu’il juge indigne de lui, il fait enfermer Kristof, Ahès et leur bébé dans un coffre en bois qu’il fait jeter à la mer. Kristof fait appel à son poisson et lui enjoint de les amener sur une île, de leur y bâtir un palais merveilleux et de jeter un pont entre l’île et Is. Apprenant ce qu’il en est, Grallon envoie ses soldats pour s’emparer de Kristof mais ils sont tous tués, sauf un seul… Après d’autres passes d’armes, Grallon finit par apprécier son gendre et lui propose de revenir à Is. À ce moment, Kristof l’avertit : « Votre ville d’Is ne durera plus guère maintenant car j’ai déraciné le chêne qui empêchait la mer de la submerger à la première grande marée. N’oubliez pas ce que je vous dis, ô roi : la ville d’Is sera entièrement recouverte par la mer. »

114 Ce qui ne manque pas d’arriver171.

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115 Le grand chêne qui sert d’assise à Is est évidemment l’arbre cosmique qui soutient le monde, ici microcosmisé en un petit royaume armoricain. Son « déracinement » apparaît comme un étonnant souvenir des plus anciennes conceptions eschatologiques des Celtes, selon lesquelles, nous l’avons vu, la fin du monde est causée par un écroulement de l’axis mundi, la chute du ciel sur la terre et « sur la tête des hommes », et une submersion générale renvoyant au principe.

116 Et l’ensemble du dossier découvre enfin le sens de l’un des exploits prêtés à Nynnio et à Peibio lorsqu’ils arrivent à tirer du Llyn Lliwan, la source cosmique des Gallois172, le monstre responsable de l’inondation du microcosme britannique causée par l’éruption de cette source: ils mettent fin à une césure interéonique et assurent donc la (re)naissance du monde pour un nouvel éon173.

L’œil et l’eau

117 Le détail que l’un d’eux – Peibio ? – perd un œil dans une aventure évidemment analogue – celle du Llyn yf Afanc – semble être également significative174.

118 En effet, dans les langues et les traditions celtiques le terme « œil» désigne non seulement l’organe physique mais aussi une source et il est vraisemblable que les conceptions anciennes sur le mécanisme de la vision, conçue comme issue d’un feu résidant dans «l’eau» (l’humeur vitrée) de l’œil, a joué sur l’identification spécifique de la source cosmique à un œil175: en témoignent notamment dans l’Antiquité la forme prêtée au bassin sacré de Bibracte, à Glux (Nièvre)176 et le patronage de la déesse Sulis sur les sources sacrées de Bath (Somerset)177, plus tard l’appellation Œil de la Mer attribuée à la source cosmique par la légende armoricaine du Blavet ou l’assimilation du Llyn Llygad Ych à l’œil de Peibio178.

La dispute primordiale

119 Ce n’est pas tout. Le thème des deux animaux primordiaux qui se disputent et dont l’un des deux perd un œil dans une eau qui est évidemment aussi primordiale est clairement attesté en Irlande dans un mythe dont tout indique qu’il a été pancelte.

120 • Cette fois, il ne s’agit pas de deux bovidés mais d’un saumon et d’un aigle.

121 Fionntan mac Bóchra, déjà cité, est en effet engagé dans un terrible conflit avec un aigle aussi primordial que lui. Ce conflit est évoqué dans un dialogue prêté aux deux adversaires. « (l’aigle) Fionntan, fils de la belle Bóchra, Puisque tu es poète et devin, Dis-nous maintenant sans tergiverser Les maux et les merveilles que tu as connus […]. (Fionntan) Après la pluie noire du Déluge, Le Seigneur, à mon grand dam, Me transforma en saumon. […] Un corbeau179 vint de la froide Achill Au-dessus de l’estuaire d’Assaroe. Je ne le cache pas, quoique ce soit un mystère, Il m’enleva l’un de mes yeux.

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Le Borgne d’Assaroe : tel est le surnom qui me suit Depuis cette nuit cruelle. J’ai perdu mon œil […] (l’aigle) C’est moi qui ai gobé ton œil, Naïf Fionntan. Je suis l’aigle gris, Seul au milieu d’Achill180… »

122 • L’existence de traditions analogues en Écosse semble assurée par une légende recueillie au dix-neuvième siècle à Lochaber (Highland) qui cite comme animal primordial une truite éborgnée de la même façon181 et aussi par la représentation d’un rapace s’attaquant à un saumon sur au moins deux pierres pictes, à Latheron (Caithness)182 et à Saint Vigeans (Angus)183, d’une façon cette fois peut-être plus proche de la version galloise telle que préservée dans Mal y cafas Culhwch Olwen.

123 • Là encore, les deux animaux primordiaux sont un aigle et un saumon qu’il mutile: « Il y a longtemps, dit l’aigle, que je suis venu ici. À mon arrivée, il y avait une roche du sommet de laquelle je becquetais les arbres chaque soir. Maintenant, elle n’a plus qu’une paume de haut […]. Cependant, une fois, j’allai chercher ma nourriture au Llyn Lliwan ; arrivé au plan d’eau, j’enfonçai mes serres dans un saumon, pensant qu’avec lui ma nourriture était assurée pour longtemps mais il m’entraîna dans les profondeurs et ce ne fut qu’à grand-peine que je pus me détacher de lui. Moi et ma famille, nous nous mîmes en campagne ardemment pour tâcher de le mettre en pièces mais il m’envoya des messagers pour s’arranger avec moi et il vint en personne me livrer cinquante harponnées de la chair de son dos184. »

Le dialogue des animaux

124 L’association des deux bœufs à un intervalle interéonique et à la naissance d’un nouvel éon trouve vraisemblablement un autre écho dans la croyance, encore très vivante récemment, que les couples de bœufs185 ont la connaissance du passé et du présent, mais aussi de l’avenir pendant la nuit de Noël186 : tenue pour celle du solstice d’hiver, celle-là constitue en effet depuis très longtemps l’une des césures traditionnelle entre ces deux microcosmes temporels que sont l’année échue et l’année écoulée187.

Les deux porchers

125 Le thème de l’affrontement entre deux êtres primordiaux passant par une série de métamorphoses, tantôt humaines, tantôt animales, tenait manifestement une place tellement importante dans la tradition qu’il a été repris pour donner une étiologie remontant à l’origine même du monde pour la razzia du bétail de Cooley, le mythe héroïque majeur de l’ancienne Irlande188.

126 Cette étiologie est l’objet du Da chophur nan ndá mhuicidhthe189 : deux dieux souverains mineurs, Foraoí Badhbh Dearg du Munster et Ochall Oichne du Connaught190, font la paix après une longue dispute mais leurs porchers respectifs191, Friuch et Rucht, se prennent à leur tour de querelle et en viennent à jeter chacun un sort funeste sur le troupeau de l’autre, ce qui leur vaut d’être démis de leur fonction; enragés, ils se battent alors sous les formes successives de deux saumons, de deux cerfs, de deux guerriers, de deux spectres, de deux dragons… Ils se métamorphosent finalement en deux animalcules, l’un dans la source de Cooley en Ulster, l’autre dans une source du

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Connaught; ils y sont l’un et l’autre bus par des vaches et, ainsi, renaissent sous la forme de deux taureaux merveilleux Donn «le Brun» de Cooley et Finnbheannacht «le Blanc Cornu» de Connaught; ainsi incarnés, ils sont la cause de la grande guerre entre l’Ulster et le reste de l’Irlande, connue sous le nom de «razzia du bétail de Cooley», au terme de laquelle Donn tue Finnbheannacht et meurt lui-même de l’effort que cela lui coûte192.

Tableau récapitulatif

NOTES

1. Du moins dans les légendes qui leur sont attachées. 2. Charte de donation de Bicknor on the Wye à saint Dyfrig in RHYS,J., EVANS, J. G., The Text of the Book of Llan Dâv,Oxford, 1893, p. 72. 3. L’hypothèse a déjà été émise par S. Baring-Gould et J. Fisher, The Lives of the British Saints, Londres, 1907-1913, II, p. 177 et 375. Voir le tableau généalogique proposé plus loin. 4. P. C. Bartrum, A Welsh Classical Dictionary,Aberystwyth, 1993, p. 253. 5. Ibidem, p. 511. 6. Vita sancti Dubricii 1 in J. Rhys, J. G. Evans, op. cit., p. 78 ; etc. 7. T. Williams, The Iolo Manuscripts, Abergavenny, 1848, p. 193-194 (où E. Williams, le fameux « Iolo Morganwg » prétend avoir trouvé cette histoire dans un Llyfr Iaco ab Dewi inconnu par ailleurs).

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8. Geoffrey de Monmouth, Historia regum Britanniae 165 in N. Wright, The Historia regum Britanniae of Geoffrey of Monmouth. I. Bern, Burgerbibliothek Ms. 568,Cambridge, 1985, p. 119. Une autre version, collectée au début du seizième siècle par Siôn Dafydd Rhys d’après des traditions orales, situe le duel près de Mawddwy, dans la même région, et précise que, avant la victoire d’Arthur, les deux duellistes se sont arrachés mutuellement la barbe, d’où le nom de Rhiw y Barfau « le Mont des Barbes » donné à la colline sur les flancs de laquelle s’est déroulée l’empoignade (inH. Owen, « Peniarth Ms. 118, fo. 829-837 », Y Cymmrodor XXVIII, 1917, p. 126-129). 9. J. Lewis, The History of Great Britain, Londres, 1729, p. 43. 10. Vita sancti Dubricii 1-2 in J. Rhys , J. G. Evans, op. cit, p. 78-79. 11. Ibidem, p. 337. 12. J. Usher, Britannicarum ecclesiarum antiquitates, Londres, 1687, p. 238. 13. Les monts Bannock, entre Stirling et Dumbarton, dans l’actuel Strathclyde, formaient frontière entre la Pictavie et la Cumbrie dans les plus anciennes traditions cambriennes (R. Bromwich, D. S. Evans,, Cardiff, 1992, p. 123-124.) 14. Mal y cafas Culhwch Olwen in R. Bromwich, D. S. Evans, op. cit., p. 21-22. Cf. P.-Y. Lambert, , Les Quatre Branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Âge,Paris, 1993, p. 143-144 (dont, ici comme plus loin, nous suivons à peu près la traduction). Les deux premières paires de bœufs, formant évidemment triade avec le couple Nynnio – Peibio, se retrouvent déjà dans une triade plus ancienne : « Trois bœufs fameux de Grande-Bretagne : Melyn Gwanwyn, Gwinau le bœuf gris pommelé et Ych Brych » (Trioedd Ynys Prydain 45 in R. Bromwich, Trioedd Ynys Prydain,Cardiff, 20063, p. 124), dans laquelle la ligne Gvineu ych gwylwylyd peut aussi se comprendre « Gwinau, le bœuf de Gwlwlwyd », d’où sans doute le dédoublement qui apparaît dans Mal y cafas Culhch Olwen. 15. Mal y Cafas Culhwch Olwen in Bromwich,R., Evans, D. S., op. cit., p. 26. 16. Mal y cafas Culhwch Olwen, ibidem, p. 34-35. 17. R. Bromwich, D. S. Evans, Culhwch ac Olwen,Cardiff, 1988, p. LVI-LVIII. 18. Peut-être Peibio car il est réputé avoir été guéri d’un mal de la vue par saint David : R. Bromwich, D. S. Evans, op. cit., p. 124-125. 19. J. Rhys, Celtic Folk-Lore, Oxford, 1901, p. 130-132. Sur le sens de la métaphore, cf. C. Sterckx, « L’œil, la main, le pied : ordalies trifonctionnelles », 2007, (à paraître). 20. J. Rhys, op. cit., p. 142. 21. Tardivement transformé en héros majeur dans les délires néo-druidiques de Iolo Morganwg. 22. R. Bromwich, « Trioedd Ynys Prydain: The Myvyrian ‘Third Series’ ». Transactions of the Honourable Society of Cymmrodorion, 1968-1969, p. 323 ; A. C. Rejhon,« Hu Gadarn : Folklore and Fabrication », in P. K. Ford (ed.),Celtic Folklore and Christianity. Studies in Memory of William H.Heist, Santa Barbara, 1983, p. 201-212. 23. J. Rhys, op. cit., p. 576-579, 24. R. Gwyndaf, Chwedlau gwerin Cymru,Cardiff, 1992, p. 68. 25. Autrement dit le Caradog Breichfras gallois, fils de Llyr, le dieu Océan de la mythologie celte, et époux de Tegau Eurfron « Au Sein d’Or », ce qui garantit que le conte résumé ici est effectivement d’origine galloise : cf. P. C. Bartrum, A Welsh Classical Dictionary, op. cit., p. 102-104. 26. Il y a là un motif mythologique indo-européen majeur : voir C. Sterckx, Le fils parfait et ses frères animaux,Bruxelles, 2002. 27. C’est le terme technique qui désigne la bosse au centre d’un bouclier (d’où d’ailleurs le nom de ce dernier), protégeant la main qui le tient. 28. Livre de Carados in W. Roach et al.,The Continuations of the Old French Perceval of Chrétien de Troyes,Philadelphie, 1949-1983, I, p. 84-238, II, p. 195-377, III 1 p. 131-204. Cf. G. Paris, «Caradoc et le serpent », Romania, XXVIII, 1899, p. 214-231 ; R.S. Loomis, «L’étrange histoire de Caradoc de Vannes », Annales de Bretagne,LXX, 1963, p. 165-175. Pour les importants parallèles celtes et indo- européens, ainsi que pour l’exégèse du mythème : G. Le Menn, La femme au sein d’or, Saint-Brieuc,

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1986 ; C. Sterckx, La mutilation rituelle des ennemis et les concepts de l’âme chez les Celtes préchrétiens,Paris, 2005, p. 127-133. 29. J. D. Bruce, The Evolution of Arthurian Romance, Baltimore, 1928, II p. 319-320 ; K. Hodder et al., Dynastic Romance, in W. R. J. Barron, The Arthur of the English, Cardiff, 20012, p. 74, 299 n. 1. Cf. H. Nickel, « The Fight About ’s Beard and for the Cloak of Kings’ Beards », Interpretation XVI, 1985, p. 1-7. 30. Substitut évident des barbes, mode pileuse oblige. 31. C’est la place d’honneur, celle-là même que Rhita réserve pour la barbe d’Arthur. 32. Nous reproduisons la traduction de G. Dumézil, Le livre des héros, Paris, 1965, p. 81-83. Il y a, bien sûr, inversion : d’un côté un géant veut se faire un manteau mais est tué par le héros dont la barbe lui manque pour l’achever, de l’autre c’est le héros qui veut se faire une pelisse et qui tue le personnage surhumain dont la moustache lui manque pour l’achever. 33. Hérodote, Historíai LIV in P.-E. Legrand, Hérodote,Paris, 1932-1954, IV, p. 85. Cf. G. Dumézil, Romans de Scythie et d’alentour, 1978, Paris p. 253-255 dont nous suivons ici la traduction. 34. Détail important : dans sa version de l’histoire, Geoffrey Keating, Foras feasa ar Éirin I 44 in D. Comyn, P. S. Dinneen, The History of Ireland by Geoffrey Keating, 1902-1914, Dublin, II, p. 314 précise que Cormac, le jumeau de Corc, est brûlé et que ses cendres sont jetées à l’eau. Cf. P. C. Power, Sex and Marriage in Ancient Ireland, Dublin, 1976, p.17. 35. L’île est Teach Duinn, autrement dit l’Autre Monde (C. Sterckx, « Lugus, Lugh, Lleu… : recherche en paternité », Ollodagos, X, 1997, p. 46 n. 81). Une cailleach est une vieille répugnante et il s’agit ici de la Cailleach Bhéarra, incarnation de l’Irlande et peut-être ici l’ancêtre mythique de Corca Duibhne que les plus anciennes inscriptions appellent Dovina « la Mauvaise (?) » : F. J. Byrne, Irish Kings and High Kings,Londres, 1973, p. 166-167 ; D. Ó hÓgáin, Myth, Legend and Romance, 1990, Londres, p. 67-69, « The River Boyne and the Ancient Seers », Studia Celtica Japonica, VI, 20. 13-35. Sur Dovina : J. Uhlich, « Dov(a) and Lenited -b- in Ogam », Ériu,XL, p. 129-133. 36. Sur cette figure : C. Dagger, «Eithne », Zeitschrift für Celtische Philologie, XLIII, 1989, p. 97-100. 37. Tucaid ionnarbha nan nDéise i Mumhain agus oideadh Chormaic 9-12 inV. Hull,« The Later Version of the Expulsion of the Déssi », Zeitschrift für Celtische Philologie, XXVII, 1958-1959, p. 32-39. Cf. De mhacaibh Chonaire in L. Gwyn, « De maccaib Conaire », Ériu, VI, 1912, p. 144-153. 38. Cf. C. Sterckx, Les dieux protéens des Celtes et des Indo-Européens, Bruxelles, 1994, p. 116. 39. Cath Maighe Mucraimhe in M. O’Daly,Cath Maige Mucrama, Londres, 1975. Cf. Cóir anman 42 in W. Stokes, (1897) Cóir anman, in W. Stokes, E. Windisch, Irische Texte, Leipzig, 1880-1905, III, p. 306-308 ; Sceala Eoghain agus Chormaic in T. Ó Cathasaigh,The Heroic Biography of Cormac mac Airt,Dublin, 1977. Voir aussi M. Dillon,The Cycle of the Kings,Oxford, 1946, p. 16-23 ; A. D. Rees, B. Rees, Celtic Heritage,Londres, 1961, p. 220 ;F.J. Byrne,op. cit., p. 291 ; D. Ó hÓgáin, op. cit., p. 202-203 et 277-279. 40. Fiachu Muilleathan in W. Stokes, « A Note About Fiachu Muillethan », Revue Celtique, XI, 1890, p. 41-45. 41. L’Oweynagat est une bouche de l’Autre Monde située à proximité de la résidence royale d’Ailill et de Meadhbh, roi et reine du Connaught (cf. N. Stalmans, E. Snow, « L’Oweinagat », Ollodagos,IV, 1992-1993, p. 289-301). 42. Le fait de dénombrer des êtres surnaturels est le moyen traditionnel de les exorciser : K. H. Jackson, A Celtic Miscellany,Harmondsworth, 1971, p. 314 n.143. Le récit du Cath Maighe Mucraimhe 36 in M. O’Daly, op. cit., p. 50 ajoute « il n’était pas possible non plus de les tuer car ils devenaient invisibles dès qu’on levait une arme contre eux ». 43. Dinnsheanchas de Rennes 70 in W. Stokes, « The Prose Tales in the Rennes Dindsenchas », Revue Celtique,XV, p. 470. Cf. Dinnsheanchas métrique in E. J. Gwynn, The Metrical Dindsenchas, Dublin, 1903-1935, III, p. 382-384 ; Cath Maighe Mucraimhe 36-37 in M. O’Daly, op. cit., p. 50-51 (qui achève significativement l’histoire en précisant que, après leur dénombrement, les sangliers disparurent et que « nul ne sait où ils allèrent »).

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44. Leabhar Gabhála Éireann VII 317 in R. A. S. MacAlister, Lebor Gabála Érenn,Dublin, 1938-1956, IV, p. 132. Nous insérons en italiques les détails qu’ajoutent deux autres versions de la notule (VII 314, 344 in R. A. S. MacAlister, op. cit., IV, p. 122, 158). 45. Sanas Chormaic 1202 in K. Meyer, « Sanas Cormaic », in O. Bergin et al, Anecdota from Irish Manuscripts. Halle, 1913, p. 104. Il y a sans doute ici une formule trifonctionnelle : C. Sterckx, Sangliers Père & Fils,Bruxelles, 1998, p. 73 n.1. 46. Pour ce dernier : C. Sterckx, Sangliers Père & Fils, op. cit., p. 75. 47. Fea, Feara et Feimhean sont signalés comme des serfs des Milésiens par une note du Livre de Ballymote in E. J. Gwynn, The Metrical Dindsenchas, op. cit., III, p. 511. Sur les conquêtes mythiques de l’Irlande : A. D. Rees, B. Rees, Celtic Heritage, op. cit., p. 95-117 ; C. Sterckx, « Débris mythologiques en Basse-Bretagne », in G. Le Menn, J.-Y. Le Moing (éd.), Bretagne et pays celtiques: Mélanges offerts à la mémoire de Léon Fleuriot, PUR, Rennes, 1992, p. 54-58. 48. Peut-être y a-t-il une allusion dans un vers du Dinnsheanchas métrique qui paraît devoir se comprendre « Magh Fea, qu’une main féminine n’a pas suffi à tenir » : cf. E. J. Gwynn, The Metrical Dindsenchas, op. cit., III, p. 512, n. 15. Sur Fea : J. MacKillop, Dictionary of ,Oxford, 1998, p. 182. 49. Cf. Sanas Chormaic 603 in K. Meyer, Sanas Cormaic, op. cit., p. 49 : « Feimhean : c’est Fea et Mean, autrement dit les deux rois des bovidés d’Irlande ». 50. Dinnsheanchas de Rennes 44 in W. Stokes, « The Prose Tales in the Rennes Dindsenchas », art. cit., XV, p. 435-436. Cf. Dinnsheanchas bodléien 16 in W. Stokes, « The Bodleian Dindsenchas », Folklore, III, p. 483-484 ; Dinnsheanchas du Leabhar Uí Maine 72 in E. J. Gwynn, «The Dindsenchas in the Book of Uí Maine », Ériu,X, 1926-1928, p. 84 ; Dinnsheanchas métrique in E. J. Gwynn, The Metrical Dindsenchas, op. cit., III, p. 198 et 204. 51. Breoghan est le père de Golamh Míl, souche des Milésiens déjà cités. 52. Le pays des Fir Falgha est l’île de Man ; Conaire Mór est l’un des plus célèbres hauts-rois de Tara : cf. D. Ó hÓgáin,Myth, Legend and Romance, op. cit., p. 99-100. 53. La Mórríoghan est une importante déesse irlandaise : cf. F. Le Roux-Guyonvarc’h, C. J. Guyonvarc’h, Morrigan-Bodb-Macha,Rennes, 1983. 54. Dinnsheanchas de Rennes 111 in W. Stokes, « The Prose Tales in the Rennes Dindsenchas », art. cit., XVI, p. 62. Cf. Dinnsheanchas bodléien 2 in W. Stokes, « The Bodleian Dindsenchas », art. cit., p. 470-471 ; Dinnsheanchas du Leabhar Uí Maine 7 in E. J. Gwynn, «The Dindsenchas in the Book of Uí Maine », Ériu, X, 1926-1928, p. 84 ; Dinnsheanchas métriquein E. J. Gwynn, The Metrical Dindsenchas, op. cit., IV, p. 190-192. 55. La présence de Brighid répond sans doute à son autorité générale sur l’ensemble du règne animal, qu’elle a d’ailleurs transmise à Brigide, la sainte très catholique qui a christianisé son personnage : cf. C. Sterckx, Sangliers Père & Fils, op. cit., p. 66-68. 56. P.S. Dinneen, Foclóir gaedhilge agus béarla,Dublin, 1934, p. 335. 57. Voir J. Carey, The Irish National Origin-Legend: Synthetic Pseudohistory, Dublin, 1994, A Single Ray of the Suni,Andover, 1999, p. 1-38. 58. On peut y comparer les croyances des Germains sur la fin des temps, quand Surt enflammera tout l’univers et que la Terre s’enfoncera dans la mer, et sur la naissance d’un nouvel éon quand la Terre émerge de la mer et que les fils des dieux morts règnent sur un monde neuf (C. Sterckx, « Les eschatologies des Germains et des Celtes », Ollodagos, XXI, 2007, p. 31-71) ou avec les croyances indiennes selon lesquelles la Terre est périodiquement réduite en cendres, les dieux et le ciel détruits, les trois mondes confondus en un seul océan… jusqu’à ce que Brahma se réveille de son sommeil, découvrant que le monde est vide, et que Visnu se dévoue pour faire émerger à nouveau la terre de l’Océan (C. Sterckx, Les dieux protéens des Celtes et des Indo-Européens, op. cit, p. 65-77). 59. Voir W. Sayers, « Ringing Changes on a Cosmic Motif », Ériu,XXXVII, 1986, p. 99-117 pour d’autres analogies.

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60. Táin bó Cúailnge in C. O’Rahilly, Táin bó Cúailnge from the Book of Leinster,Dublin, 1967, p. 112. Cf. H. d’Arbois de Jubainville, Etudes sur le droit celtique,Paris, 1895, I, p. 21-24 ; F. Le Roux- Guyonvarc’h, C.-J. Guyonvarc’h, Les druides,Rennes, 19864, p. 135-138. 61. Arrien, Anábasis Alexándrou I 4 6-8 in A. G. Roos, G. Wirth, Flauii Arriani quae exstant omnia,Leipzig, 1967, I, p. 9-10 ; Strabon, Geographiká VII 3 8 in H.L. Jones, The Georgaphy of Strabon,Londres, 1917-1932, III, p. 202. Cf. Aristote, Ethikà nikhomákheia III 7 7 in H. Rackham, Aristotle. The Nichomacheian Ethics, Londres, 1934, p. 158 ; voir aussi H. d’Arbois de Jubainville, Etudes sur le droit celtique, op. cit., I, p 20-21 ; C. Jullian, « La chute du ciel sur les Gaulois », Revue des Études Anciennes,VIII, 1906, p. 259 ; F. Marco Simón, Milenarismo y percepción del tiempo entre los Celtas, in J. Mangas, S. Montero (éd.), El millenarismo, Madrid, 2001, p. 106-108. 62. Juvenal, Saturae VIII 116 in P. de Labriolle, F. Villeneuve, Juvénal. Satires,Paris, 1921, p. 106. 63. Fortunat, Carmina X 6 in F. Leo, Venanti Honori Clementiani Fortunati presbyteri italici opera poetica, Berlin, 1881, p. 238. 64. Mal y cafas Culhwch Olwen in R. Bromwich, D. S. Evans, Culhwch and Olwen, op. cit., p. 28 ; cf. P.-Y. Lambert, Les quatre branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Age, op. cit., p. 148. Pour d’autres allusions galloises à cette croyance : R. Bromwich, D. S. Evans, Culhwch and Olwen, op. cit., p. 137. 65. Strabon, Geographiká IV 4 4, in F. Lasserre, op. cit., p. 161. 66. Soit un « aux quatre coins du monde ». 67. D’ailleurs assimilés l’un à l’autre, comme en toute bonne métaphysique… 68. Tounthinna (Tonn Tuine « La Vague des Vagues ») est un oronyme de Templecallow, en Munster : E. I. Hogan, Onomasticon goidelicum,Dublin, 1910, p. 658. 69. Suidhiughadh teallaigh Teamhrach 9 in R. I. Best, « The Settling of the Manor of Tara », Ériu, IV, 1910, p. 121-172. 70. Ársaidh sín, a eoin Accla 8 in K. Meyer, « The Colloquy between Fintan and the Hawk of Achill », in O. Bergin et al.,Anecdota from Irish Manuscripts, op. cit., p. 24-39. 71. Geoffrey Keating, Foras feasa ar Éirinn I 5 in D. Comyn, P. S. Dinneen, The History of Ireland by Geoffrey Keating, op. cit., I, p. 148. Sur tout cela : C. Sterckx, Les dieux protéens des Celtes et des Indo- Européens, op. cit., p. 21-38. 72. Genèse VII 11-12 (traduction œcuménique). 73. C’est d’ailleurs là un héritage majeur reçu d’un très lointain passé car cette croyance se retrouve d’un bout à l’autre de l’espace culturel indo-européen : G. Dumézil, « Le puits de Nechtan », Celtica, VI, 1963, p. 50-61, Mythe et épopée,Paris, 1968-1973, III, p. 21-89 ; C. S. Littleton, « Poseidon as a Reflex of the Indo-European « Source of Waters » God », Journal of Indo-European Studies, I, 1973, p. 423-440. ; P. K. Ford, « The Well of Nechtan and la Gloire Lumineuse », in G. J. Larson (ed.),Myth in Indo-European Antiquity, Berkeley, 1974, p. 67-74 ; D. Briquel, J.-L. Desnier, « Le passage de l’Hellespont par Xerxès », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1983, p.22-30 ; J. Puhvel, « Aquam extinguere », Journal of Indo-European Studies, I, 1973, p. 379-386, Comparative Mythology,Baltimore, 1987, p. 277-283 ; M. Meulder, « Le feu dans l’eau en Sicile », Ollodagos, XI, 1998, p. 89-109 ; D. Briquel, » Vieux de la Mer grecs et Descendants des Eaux indo-européens », in R. Bloch (éd.), Recherches sur les religions de l’Antiquité classique. Genève, 1980, p. 141-158, « Sur un passage d’Hérodote : prise de Babylone et prise de Veies », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 1981, p.293-306, « Le thème indo-européen du feu dans l’eau », in G. Capdeville (éd.), L’eau et le feu,Paris, 2004, p. 11-23 ; J.-L. Desnier, « Le feu dans l’eau », in G. Capdeville (éd.), L’eau et le feu, op. cit., p. 291-302 ; C. Sterckx, Dieux d’eau: Apollons celtes et gaulois,Bruxelles, 1996, « Le feu dans les eaux de l’Apollon gaulois », in G. Capdeville (éd.), L’eau et le feu, op. cit., p. 303-319 ; L’œil, la main, le pied : ordalies trifonctionnelles, 2007 (à paraître). 74. Tíreachán, Collectanea in L. Bieler, The Patrician Texts in the Book of Armagh,Dublin, 1979, p. 150, cité ici d’après la traduction anglaise de J. Carey, » St Patrick, the Druids and the End of the World », History of Religions,XXXVI, 1996-1997, p. 44.

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75. Búanann est l’un des noms de la déesse-mère Dana : C. Marstrander et al., (Contributions to a) Dictionary of the Irish Language,Dublin, 1913-1975, p. B227-228. Cf. Sanas Chormaic 104 in K. Meyer, Sanas Cormaic, op. cit., p. 11. 76. Eachtra Chormaic i dTír Tairngire 35 in W. Stokes, « The Irish Ordeals, Cormac’s Adventure in the Land of Promise and the Decision as to Cormac’s Sword », in W. Stokes, E. Windisch, Irische Texte, op. cit., III, 1891, p. 195. Cf. Dinnsheanchas métriquein E.J. Gwynn, The Metrical Dindsenchas, op. cit., II, p. 292-294. 77. Dinnsheanchas de Rennes 59 in W. Stokes, « The Prose Tales in the Rennes Dindsenchas », art. cit., XV, p. 456. Un ou neuf (triple triplication intensive) coudriers, un ou cinq saumons (correspondant aux sages aux quatre coins du monde plus un pour le centre), quatre (plus la source centrale en cinquième), cinq ou sept fleuves qui naissent de la source : ce sont évidemment là des chiffres symboliquement interchangeables, portant tous valeur de totalité. 78. Mo choire cóir II in P. L. Henry, « The Cauldron of Poesy », Studia Celtica, XIV-XV, 1979-1980, p. 114-128. Cf. L. Breatnach, « The Caldron of Poesy », Ériu,XXXII, 1981, p. 45-93 ; P. K. Ford, Ystoria Taliesin, op. cit., p. 27-28. 79. Dinnsheanchas métrique in E. J. Gwynn, The Metrical Dindsenchas, op. cit., III, p. 26-28. 80. Eventuellement quintuplé en cinq clones. 81. Cf. A. J. Hughes, « Some Aspects of the Salmon in Gaelic Tradition Past and Present », Zeitschrift für Celtische Philologie, XLVIII, 1996, p. 17-28. 82. Ne faut-il pas ici l’entendre comme une protection face à l’eschatologie, assurant à son détenteur la faculté de transcender celle-là ? 83. Cómhrac Chonchulainn re Seanbheag Ó hEbhrice ó Seaghais in K. Meyer, « Anecdota from the Stowe MS N° 992 », Revue Celtique, VI, 1883-1885, p. 184. Cf. E. J. Gwynn, «An Old-Irish Tract on the Privileges and Responsabilities of Poets », Ériu,XIII, 1942, p. 26-27. La version qui remplace Seanbheag par Neachtan Ealcmhar et qui laisse Cúchulainn maître du saumon n’est pas convaincante : C. Sterckx, Les dieux protéens des Celtes et des Indo-Européens, op. cit., p. 10. 84. Il existe plusieurs représentations anciennes de Fionn suçant son pouce de science : A. Kingsley Porter, « A Sculpture at Tanderagee », Burlington Magazine, LXV, 1934, p. 227-228 ; H. R. E. Davidson, « The Seer’s Thumb », in H. R. E. Davidson, The Seer in Celtic and Other Traditions,Edimbourg, 1990, p. 75-76. 85. Sur cette incantation divinatoire : F. Le Roux-Guyonvarc’h, « La divination chez les Celtes », in A. Caquot, M. Leibovici (éd.), La divination, Paris, 1968, p. 244-245 ; F. Le Roux-Guyonvarc’h, C. J. Guyonvarc’h, Les Druides, op. cit., p. 181-183. 86. Macgnímratha Fhinn 17-18 in K. Meyer, « Magnimratha Finn », inRevue Celtique,V, 1881-1883, p. 201. Cf. R. D. Scott, The Thumb of Knowledge,New York, 1930 ; J. F. Nagy, « Liminality and Knowledge in Irish tradition », Studia Celtica,XVI-XVII, 1981-1982, p. 139-140, The Wisdom of the Outlaw,Berkeley, 1985 ; H. R. E. Davidson, « The Seer’s Thumb », in H. R. E. Davidson ed., The Seer in Celtic and Other Traditions, op. cit., p. 70-71 ; P. K. Ford, Ystoria Taliesin,Cardiff, 1992, p. 17-20 ; M. Freeman, « Eating the Salmon of Wisdom », Parabola,XXII, 1997, p. 10-15. 87. J. F. Campbell, Popular Tales of the West Highlands,Londres, 1890-1893, III, p. 348-350 ; E. Ó Muirgheasa, « An dóigh a chuaidh Fionn i dtréis », Béaloideas, I, 1927-1928, p. 405-410 ; D. Hyde, « Báirne Mór », Béaloideas, III, 1931-1932, p. 194-195, 1936 ; J. Delargy, Leabhar Shéain Í Chonaill, Dublin, 1948 ; etc. Cf. R. D. Scott, The Thumb of Knowledge, op. cit., p. 75-81 ; D. Ó hÓgáin, Myth, Legend and Romance, op. cit., p.216-217. 88. Aux textes dont des extraits sont cités ci-dessous, ajouter Dinnsheanchas bodléien 36 in W. Stokes, « The Bodleian Dindsenchas », art. cit., p. 500 ; Dinnsheanchas du Leabhar Uí Maine 8 in E. J. Gwynn, « The Dindsenchas in the Book of Uí Maine », art. cit., p. 76. 89. La résidence de Neachtan Ealcmhar est le Brugh na Bóinne, c’est-à-dire le site des trois grands tumulus néolithiques de Dowth, Knowth et Newgrange, en Meath.

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90. Sur ce théonyme : P. de Bernardo Stempel, « Continental Celtic ollo: Early Welsh (h)ol(l), Olwen and Culhwch », Cambrian Medieval Celtic Studies, XLVI, 2003, p. 127. L’élément uind- qui se retrouve dans les noms de Finnéigheas, Deimhne Fionn, Fionntan, Bóinn… porte un sens premier « blanc, brillant, beau » mais aussi un sens « illumination, vision, connaissance » encore attesté en irlandais (fionnacht, fionnachtain). La rivière Boyne est donc, plus que la « Vache Blanche », « la Vache (= la rivière) qui apporte la Connaissance, l’Illumination » : D. Ó hÓgáin, « The River Boyne and the Ancient Seers », art. cit., p. 21-28. 91. Tochmarch Éadaoin I 1-2 in O. Bergin – R.I. Best, « Tocmarc Etaine », Ériu, XIII, 1938, p. 145. 92. Dinnsheanchas métrique in E. J. Gwynn, The Metrical Dindsenchas, op. cit., III, p. 1903, p. 26-28. 93. Dinnsheanchas métrique in E. J. Gwynn, The Metrical Dindsenchas, op. cit., III, p. 1903, p. 38. 94. Cinaodh ó hArtacáin, Seacht o.f.n. 72-74 in L. Gwyn, « Cináed úa HArtacáin’s Poem on Brugh na Bóinne », Ériu, VIII, 1914, p. 229. 95. Dinnsheanchas métrique in E. J. Gwynn, The Metrical Dindsenchas, op. cit., III, p. 32. 96. Dinnsheanchas de Rennes 19 in W. Stokes, « The Prose Tales in the Rennes Dindsenchas », art. cit., XV, p. 315. De telles ordalies sont connues en Gaule et dans tout le monde indo-européen : cf. C., Sterckx, L’œil, la main, le pied : ordalies trifonctionnelles, 2007 (à paraître). 97. A. D. Rees, B. Rees, Celtic Heritage, op. cit., p. 173-176 ; C. Sterckx, « Le temps et le non-temps des Celtes : pourquoi la nuit avant le jour ? », in V. Pirenne-Delforge, Ö. Tunca ed., Représentations du temps dans les religions,Genève, 2003, p. 252-253. 98. I. D. Ifans, « Chwedl yr anifeiliaid hynaf », Bulletin of the Board of Celtic Studies, XXIV, 1970-1972, p. 461-464. 99. Nennius, Historia Britonum, 68-69 in J. Morris, Nennius British History and the Welsh Annals,Chichester, 1980, p. 81. Cf. Geoffrey de Monmouth, Historia regum Britanniae 150 in N. Wright, The Historia regum Britanniae of Geoffrey of Monmouth, op. cit., p. 106. Voir aussi G. L. Hamilton, « Storm-Making Springs, Rings of Invisibility and Protection », Romanic Review,II, 1911, p. 355-375 ; G. Milin, « Geoffroy de Monmouth et les merveilles du lac de Llinligwan », Cahiers de Civilisation Médiévale, XXXVIII, 1995, p. 173-183 ; C. Sterckx, Dieux d’eau: Apollons celtes et gaulois, op. cit., p. 10. 100. Sa forme ancienne, Sabrina, se retrouve aussi comme hydronyme d’un affluent de l’Escaut : l’actuelle Zeveren qui rejoint le fleuve à Gand (Flandre Orientale). 101. C. Sterckx, Dieux d’eau: Apollons celtes et gaulois, op. cit., p. 10-11. Cf. G. W. Goetinck, « Sabrina et Sulis », Études Celtiques, XXXV, 2005, p. 293-312. 102. R. E. M. Wheeler, T. V. Wheeler, The Excavation of the Prehistoric, Roman and Post Roman Temple in Lydney Park, Gloucestershire, Oxford, 1932 ; P. J. Casey, B. Hoffmann, « Excavations at the Roman Temple in Lydney Park, Gloucestershire, in 1980 and 1981 », Antiquaries Journal,LXXIX, 1999, p. 81-143. 103. R. E. M. Wheeler, T. V. Wheeler, The Excavation of the Prehistoric, Roman and Post Roman Temple in Lydney Park, Gloucestershire, op. cit., p. 100-104. 104. E. P. Hamp, « Gwion and Fer Fí », Ériu, XXIX, 1978 p. 152-153. Cette étymologie commune tend à confirmer la vénérabilité du détail gallois selon lequel une seule goutte du chaudron de Cyrridwen contient l’omniscience et le reste un poison mortel. Par ailleurs, nous avons essayé de démontrer l’équivalence sémantique et mythologique du chaudron merveilleux, contenant la science divine qui est aussi la vie, et de la tête coupée (C. Sterckx, La mutilation rituelle des ennemis et les concepts de l’âme chez les Celtes préchrétiens,Paris 2005, p. 113-135) : n’est-ce qu’un hasard si, en Grèce, le tête coupée de Méduse contient à la fois un principe de vie et un poison mortel (Apollodore, Bibliothéke: III 103 in J. G. Frazer, Apollodorus. The Library,Londres, 1946, II, p. 16 ; Euripide, Íon 999-1015 in L. Parmentier, H. Grégoire, Euripide. Tragédies III, Paris, 1923, p. 224. Cf. M. Halm-Tisserant, Cannibalisme et immortalité,Paris, 1993, p. 78, n. 8). 105. Hanes Taliesin in P. K. Ford, « A Fragment of the Hanes Taliesin by Llewelyn Siôn », Études Celtiques, XIV, 1975, p. 451-460.

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106. Sur cette réunion de l’aveugle Dallmor, du laid et de Gwion Taliesin : P. K. Ford, « The Blind, the Dumb and the Ugly : Aspects of Poets and their Crafts in Early Ireland and Wales », Cambridge Medieval Celtic Studies,XIX, 1990, p. 40. 107. Une version secondaire donne des détails légèrement différents : Gwion aurait sciemment accaparé les trois gouttes de science : cf. J. Wood, « The Folklore Background of the Gwion Bach Section of Hanes Taliesin », Bulletin of the Board of Celtic Studies XXIX, 1981-1982, 621-634 ; mais le dossier comparatif lui enlève toute valeur. 108. Le texte de Llywelyn Siôn énonce un séjour de onze jours en mer mais il est contredit par l’ensemble de la tradition (P. K. Ford, « A Fragment of the Hanes Taliesin by Llewelyn Siôn », art. cit., p. 453) : il y a là probablement confusion entre ii et 11. 109. Sur ce nom : P. K. Ford, « The Blind, the Dumb and the Ugly : Aspects of Poets and their Crafts in Early Ireland and Wales », art. cit., p. 35. 110. Ystoria Taliesin in P.K. Ford, Ystoria Taliesin, op. cit., p. 69-86. 111. Ou « des légions de Scandinavie » (ibid., p. 117) ? 112. Cynfelin est le nom gallois de Cunobélinos, le dernier grand roi de la Grande-Bretagne préromaine, et Gwynfryn est identifié à sa résidence, censée s’être trouvée à l’emplacement de l’actuelle cathédrale Saint-Paul, à Londres. 113. Ystoria Taliesinin P. K. Ford, Ystoria Taliesin, op. cit., p. 76-78. Les deux derniers vers de notre citation, ainsi disposés pour faciliter la compréhension, sont en fait les premiers du texte original. 114. Pedwar marchog ar hugain llys Arthur in R. Bromwich, Trioedd Ynys Prydain, op. cit., p. 267 ; Mal y cafas Culhwcu Olwen in R. Bromwich, D. S. Evans, Culhwch ac Olwen, op. cit., p. 8-9. 115. Trioedd Ynys Prydain 78 in R. Bromwich, Trioedd Ynys Prydain, op. cit., p. 208. Elle est aussi régulièrement évoquée dans la poésie ancienne : ibidem, p. 315-316. 116. J. Morris-Jones, T. H. Parry-Williams, Llawysgrif Hendregadredd,Cardiff, 1933, p. 305. 117. J. G. Evans, Poetry from the Red Book of Hergest,Lampeter, 1911, p. 1241. 118. T. Roberts, Gwaith Dafydd ab Edmwnt,Bangor, 1914, p. 143. 119. T. Parry, The Oxford Book of Welsh Verses,Oxford, 1962, p. 205. 120. Le rapport d’un espion au service des Tudor note pareillement que les Gallois passaient leurs dimanches à écouter des légendes sur Taliesin et Merlin (I. Williams, « Hen chwedlau », Transactions of the Honourable Society of Cymmrodorion, 1946-1947, p. 28). 121. T. Jones, « The Story of Myrddin and the Five Dreams of Gwendydd in the Chronicle of Elis Gruffyd », Etudes Celtiques, VIII, 1958-1959, p. 320-321 ; P. K. Ford, « The Death of Merlin in the Chronicle of Elis Gruffydd », Viator, VII, 1976, p. 379-390. Sur Caer Sidia, ou mieux , comme désignation de l’Autre Monde : C. Sterckx, Les dieux protéens des Celtes et des Indo-Européens, op. cit., p. 48. 122. Pour une étude plus complète de la figure de Taliesin et de ses parallèles : C. Sterckx, Les dieux protéens des Celtes et des Indo-Européens, op. cit. 123. Tout comme les dieux irlandais sont appelés collectivement Tuatha Dé Danann « Lignages de la déesse Dana », les dieux gallois sont appelés Plant Dôn « Enfants de Dôn », et les deux théonymes sont évidemment identiques. Sur Taliesin fils de Dôn et sa mère : C. Sterckx, Taranis, Sucellos et quelques autres, Bruxelles, 2005, p. 121-134. 124. Hanes Taliesin in P. K. Ford, « A Fragment of the Hanes Taliesin by Llewelyn Siôn », art. cit., p. 454. Pour une tentative d’identification de cette rivière : F.J. North, Sunken Cities, Cardiff, 1957, p. 177-178. 125. Tegid Moel l’époux de Cyrridwen, semble être lui aussi le roi d’un royaume englouti qui serait devenu le Llyn Tegid « le lac de Tegid », l’actuel lac Bala, à la suite de l’éruption d’une source dont le gardien négligent aurait un soir oublié de replacer la bonde (R. Gwyndaf, Chwedlau gwerin Cymru, op. cit., p. 51 ; P. C. Bartrum, A Welsh Classical Dictionary, op. cit., p. 603-604).

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126. Ce nom, dérivé d’un latin Septentinus, désigne clairement ici l’un des responsables de la catastrophe mais rien ne transpire de la nature de sa faute, si ce n’est qu’il est dit d’esprit faible (synhuit vann) à la fin du poème. L’idée qu’il s’agissait du gardien des digues et qu’il s’était enivré n’apparaît que tardivement d’après les textes très suspects d’E. Williams « Iolo Morganwg » : P. C. Bartrum, A Welsh Classical Dictionary, op. cit., p. 346‑348. 127. « Le Pays de Gwyddno » : le nom du royaume avant qu’il ne soit englouti et appelé Cantre’r Gwaelod « le Canton au Fond [de la mer] ». 128. Mererid serait le nom de la fille coupable de la catastrophe. Son nom, forme galloise du prénom Marguerite « Perle », pourrait peut-être n’être qu’une lectio facilior pour un plus ancien mereddig « stupide » : (J. Loth, « La légende de Maes Gwyddneu dans le Livre Noir de Carmarthen », Revue Celtique, XXIV, 1903, p. 354 ; H. Le Bihan, « Beuziñ Maez Gouesnoù », Hor Yezh 223, 2000, p. 13). Il n’est pas impossible non plus qu’il fasse allusion à une métamorphose en sirène après la submersion du pays : cf. infra. 129. Sur le sens de ce vers, généralement compris comme « la plainte de Mererid à cause des vins forts », d’où l’idée d’une débauche d’ivrognerie : R. Bromwich, « Cantre’r Gwaelod and Ker-Is », in C. Fox, B. Dickins (ed.), The Early Cultures of North-West Europe, Cambridge, 1950, p. 223. 130. Cette dernière strophe fait partie des (6 in A. O. H. Jarman, E. D. Jones, Llyfr Du Caerfyrddin,Cardiff, 1982, p. 36 ; cf. T. Jones, « The Black Book of Carmarthen “Stanzas of the Grave” », Proceedings of the British Academy, LIII, 1967, p. 118-120). 131. Boddi Maes Gwyddno in A. O. H. Jarman, E. D. Jones, Llyfr Du Caerfyrddin, op. cit., p. 80-81. Pour la traduction, cf. R. Bromwich, « Cantre’r Gwaelod and Ker-Is. Fox », art. cit. ; L. Fleuriot, « Le thème de la ville engloutie », in L. Fleuriot et al., Récits et poèmes celtiques, Paris, 1981, p. 234 ; H. Le Bihan, « Beuziñ Maez Gouesnoù », art. cit. 132. I. Williams, Ll. Wiliams, Gwaith Guto’r Glyn, Cardiff, 1939, p. 31. 133. Robert Vaughn, cité par F. J. North, Sunken Cities, op. cit., p.153-154. 134. Ymddiddan rhwng Gwyddno Garanhir a Gwyn ab Nudd in A. O. H. Jarman, E. D. Jones, Llyfr Du Caerfyrddin, op. cit., p. 71-73. Sur Gwynn ab Nudd : B. F. Roberts, « Gwynn ab Nudd », Llên Cymru,XIII, 1980-1981, p. 283-289 ; P. C. Bartrum, A Welsh Classical Dictionary, op. cit., p. 351-353. 135. Cf. N. Stalmans, Les affrontements des calendes d’été dans les légendes celtiques, Bruxelles, 1995. 136. Il ne fait guère de doute que cette corbeille inexhaustible de Gwyddno se confond avec sa senne merveilleuse qui, « une fois par an » – en fait lors d’une césure temporelle qui vaut pour le non-temps de l’Autre Monde – offre pareillement une surabondance merveilleuse. Manne et senne rejoignent ainsi le chaudron du dieu « jupitérien » (Irlandais Eochaidh Ollathair, Gaulois Sucellos… : cf. C. Sterckx, Taranis, Sucellos et quelques autres, op. cit.) qui bout inexhaustiblement le banquet de l’Autre Monde. Remarquablement, la senne de Gwyddno ramène sa pêche miraculeuse – et aussi le petit Taliesin et son omniscience ! – du bouillonnement créé par le reflux dans l’embouchure de la Conwy, équivalent vénédotien de la Serven démétienne. 137. Tri thlws ar ddeg Ynys Prydain 2 in R. Bromwich, Trioedd Ynys Prydein, op. cit., p. 258. 138. Mal y cafas Culhwch Olwen in R. Bromwich, D. S. Evans, Culhwch ac Olwen, op. cit., p. 23. Nous suivons la traduction de P.-Y. Lambert, Les quatre branches du Mabinogi et autres contes gallois du Moyen Âge, op. cit., p. 144, si ce n’est que nous rendons le mot mwys par « manne » et non pas par « plat ». 139. Cf. D. E. Edel, « Antipoden, ankers en een wereld-onder-het-water », in A. M. J. Van Buuren et al., Tussentijds. Bundel studies aangeboden aan W.P. Gerritsen ter gelegenheid van zijn vijftigste verjaardag, Utrecht, 1985, p. 101-114 et 339-342 ; G. Hily, L’Autre Monde ou la source de vie,Bruxelles, 2003. 140. Cf. P. C. Bartrum, A Welsh Classical Dictionary, op. cit., p. 608. 141. Helig ab Glannog est connu comme le père de plusieurs saints et l’ancêtre de deux clans de Vénédotie. Sa légende semble n’être qu’une autre version de celle du Cantre’r Gwaelod (F. J. North, Sunken Cities, op. cit. ; P. C. Bartrum, A Welsh Classical Dictionary, op. cit., p. 362-363).

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142. Rhedfoe est totalement inconnu par ailleurs : P. C. Bartrum, A Welsh Classical Dictionary, op. cit., p. 552. 143. T. Jones, « Triawdd lladin ar y gorlifiadau », Bulletin of the Board of Celtic Studies, XII, 1947-1949, p. 79-83. 144. R. Gwyndaf, Chwedlau gwerin Cymru, op. cit., p. 73. 145. Voir par exemple D. Hyde, « Editorial Note », Béaloideas, II, 1930, p. 252. 146. Cette partie de la légende n’est clairement qu’un doublet attachant au Lough Ríbh le même scénario qu’au Lough Neagh : E. MacNéill, « The Mythology of Lough Neagh », Béaloideas, II, 1929, p. 117 ; E. J. Gwynn, The Metrical Dindsenchas, op. cit., IV, p. 389-390. 147. Le Dinnsheanchas métrrique (E. J. Gwynn, The Metrical Dindsenchas, op. cit., IV, p. 66) précise qu’ils ne peuvent pas laisser pisser le cheval sous peine de mort. 148. Selon le Dinnsheanchas métrique, il pisse et son urine creuse le sol pour faire jaillir la source. 149. O. Bergin, R. I. Best, Lebor na hUidre, Dublin, 1929, p. 95-100. Sur cette synthèse, voir E. MacNéill, « The Mythology of Lough Neagh », art. cit., et cf. O. Bergin, « Observations on The Mythology of Lough Neagh », Béaloideas, III, 1930, p. 246-252 ; D. Ó hÓgáin, Myth, Legend and Romance, op. cit., p. 181 et 271. 150. Cf. C. Sterckx, Eléments de cosmogonie celtique,Bruxelles, 1986, p. 9-47 ; D. Ó Corráin, F. Maguire, Irish Names,Dublin, 1990, p. 107-108. 151. Y. Vadé, « Sur la maternité du chêne et de la pierre », Revue de l’Histoire des Religions, CXCIV, 1977, p. 3-41 ; J.-P. Lelu, « La Pierre Couvretière d’Ancenis et les “pierres bondes” », Bulletin de la Société de Mythologie Française,212, 2003-2004, p. 7-9. On doit aussi rappeler le thème du royaume englouti (Lyonesse) dans les légendes arthuriennes : cf. P. Fowler, C. Thomas, « Lyonesse Revisited », Antiquity, LIII, 1979, p. 175-189. 152. En dehors de la France, c’est en Galice – autre région aux souvenirs celtes remarquablement nombreux et significatifs – que le motif apparaît le plus fréquent et le plus proche : cf.L. Monteagudo García, Galicia legendaria y arqueológica: problema de las «ciudadas asolagadas», Madrid, 1957. 153. J. Gastard, Combourg, Combourg, 1962, p. 8-9. 154. J.-P. Clébert, « La France engloutie », in A. Michel, J.-P. Clébert, Histoire et guide de la France secrète, Paris, 1968, p. 263. 155. L. de Villers [« Lucie de V. H. »], « Le menhir de Saint-Samson », Revue des Traditions Populaires, XVII, 1902, p. 353. 156. A. Dagnet, Les bords du Couesnon, Fougères, 1906, p. 42 n.2 157. G. Guénin, Le légendaire préhistorique de la Bretagne, Rennes, 1995, p. 235. 158. P. Sébillot, Le folklore de la France, Paris, 1904-1907, II, p. 324 ; F. Cadic, Contes et légendes de Bretagne,Paris, 1914, p. 3-4. 159. E. Nourry [« Paul Saintyves »], Corpus du folklore des eaux en France et dans les colonies françaises, Paris, 1934, II, p. 118 ; C. Sterckx, Les dieux protéens des Celtes et des Indo-Européens, op. cit., p. 12. 160. Cf. essentiellement (et avec bibliographie exhaustive) P. Galliou et al., La légende de la ville d’Ys, Quimper, 2002 et J. Hascoët, « À la recherche de Ker Is, la ville de l’Autre Monde », 2007 (à paraître). Des légendes analogues sont contées ailleurs en Armorique : à Cancale (Ille-et-Vilaine), à Erquy (Côtes-d’Armor)… : M. Déceneux, Bretagne celtique,Brest, 2002, p. 50-53. 161. Abbon de Saint-Germain-des-Prés, Bella parisiaca in H. Waquet, Abbon. Le siège de Paris par les Normands,Paris, 1964, p. 12-13. 162. Pierre Le Baud écrit vers 1500 : Les Corisopitenses se vantent le dit nom de Paris lui avoir été attribué comme « Pareille à Is » (C. de la Lande de Calan,Croniques et ystoires des Bretons par Pierre Le Baud, Nantes, 1907-1922, III, p. 21).

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163. J. Hascoët, «La longue vie de l’étymologie Ker-Is, Par-is », Britannia Monastica X, 2006, p. 90, cite ainsi le témoignage ingénu de Jean-Marie Déguinet vers 1900 : « car pour les vieux Bretons, le mot Paris veut dire simplement “Pareil à Is”, la syllabe par signifiant exactement “pareil”… » 164. C. de la Lande de Calan,Croniques et ystoires des Bretons par Pierre Le Baud, op. cit., III, p. 21. Sur la figure de Grallon :B. Tanguy, « Grallon, roi de Cornouaille », Ar Men, 14, 1988, p. 30-44, « Gradlon », in P. Galliou et al.,La légende de la ville d’Ys, op. cit. J. Quaghebeur, La Cornouaille du IXe au XIIe siècle, Rennes, 2002, p. 39-50. 165. Dans les versions tardives, la fille de Grallon est appelée Ahès et il faut noter que, selon la tradition orale, elle est métamorphosée en sirène, comme Líban après la submersion d’Is (A. Le Braz, La légende de la Mort chez les Bretons armoricains, Rennes, rééd. 1994, p. 246) : or l’un des noms coutumier de la sirène armoricaine est March’arid ar Gwall Amzer « Marguerite du Mauvais Temps », soit une appellation homonyme de celle de la coupable de la submersion du Cantre’r Gwaelod gallois (J.-P. Piriou, « Quelques remarques à propos de l’ancien mystère de saint Gwennolé », in G. Le Menn, J.-Y. Le Moing [éd.], Bretagne et pays celtiques. Mélanges offerts à la mémoire de Léon Fleuriot [1923-1987], op. cit., p. 204-205). 166. A. Le Grand, Vies des saints de la Bretagne armorique, 1837, p. 56-57. 167. F.-N. Dubuisson-Aubenay, Itinéraire de Bretagne, Nantes, 2000, I, p. 217. 168. Noël Mars, Histoire du royal monastère de S. Guennolé de Landévennec (1648), cité par J. Hascoët, « À la recherche de Ker Is… », 2007 (à paraître). 169. Fréquemment imputée à une femme : Eithne Bóinn, Mererid, Dahud-Ahès-Marc’harid ou quelque autre. L’analyse de H. Amemiya (« La déesse de la mer bretonne », in F. Favereau, H. le Bihan (éd.),Littératures de Bretagne. Mélanges offerts à Yann-Ber Piriou, Rennes, 2006, p. 253-266) reste très littéraire. 170. Hervé Le Bihan en promet une étude en breton. Il en a déjà donné une version normalisée, avec quelques brefs commentaires, dans sa thèse d’habilitation inédite Eus Ledav da Vreizh, UniversitéRennes 2, 2005, p. 39-46. L’étude de M. Boyd, «L’enfant d’Ahez ou le fabuleux destin du conte Kristof, une légende de la ville d’Is », in F. Favereau, H. le Bihan (éd.),op. cit., p. 309-326 s’intéresse surtout au destin de cette légende dans la littérature contemporaine. 171. A. Troude, G. Milin, Ar marvailler brezounek, Brest, 1870, p. 302-339. 172. Cf. supra. 173. Le lien entre les bœufs et une source cosmique distribuant alternativement la vie et la mort se retrouve peut-être dans la notice topologique irlandaise sur le Slieve Gamph, en Connaught : une source qui y sourd est comptée comme l’une des merveilles de l’Irlande car, depuis qu’y aurait été jetée la tête coupée d’un certain Gamh Gruadhsholas, elle donne une eau alternativement grise et saumâtre - morte et mortifère donc – et claire et douce – vive et vivifiante donc – (Dinnsheanchas métrique = E. J. Gwynn, The Metrical Dindsenchas, op. cit., III, p. 436 ; Dinnsheanchas de Rennes 137 = W. Stokes, The Prose Tales in the Rennes Dindsenchas, art. cit., XVI, p. 145). Or la désignation traditionnelle de la région est Sliabh Dhamh en irlandais, Ox Mountains en anglais « les monts des Bœufs », ce qu’on estime généralement être une erreur causée par l’homophonie de Sliabh Gamh « Mont de Gamh » et Sliabh Dhamh « Mont des Bœufs » (J. O’Donovan, Annals of the Kingdom of Ireland by the Four Masters, Dublin, 1856, p. 1286)… mais la tradition populaire n’a-t-elle pas ici raison contre la topologie « savante » du Dinnsheanchas ? Un cas analogue est attesté en Armorique pour la rivière d’Etel, dont la célèbre « barre » s’apparente en tout point au mascaret de la Severn : tout comme cette dernière est associée au Llyn Lliwan, l’armoricaine l’est à trois yeux d’eau sans fond qui se gonflent à gros bouillons à chaque marée – autre microcosme temporel – et qui offrent l’une un eau saumâtre et mortifère, la deuxième une eau mêlée, la troisième une eau vive et vivifiante : L. Maître – P. de Berthou, Cartulaire de l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, Paris, 1896, p. 219 ; cf. B. Tanguy, « Marais, étangs et zones humides dans la nomenclature toponymique en Bretagne », Kreiz, VIII, 1998, p. 35.

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174. De même, la bave qui déborde incessamment de la bouche de Peibio pourrait bien être une transposition de l’éruption irrépressible de la source cosmique. 175. C. Sterckx, L’œil, la main, le pied : ordalies trifonctionnelles 2007 (à paraître). 176. J. Gran Aymerich, M. Almagro Gorbea, El estanque monumental de Bibracte (Mont Beuvray, Borgoña), Madrid, 1991. Cf. B. Sergent, « Bibracte : mythologie d’un bassin, in G. Capdeville(éd.), L’eau et le feu, op. cit., p. 321-328 qui, sans connaître l’aspect oculaire du bassin, a bien mis en évidence son rapport avec la légende de Nynnio et Peibio au Llyn yr Afanc. 177. C. Sterckx, L’œil, la main, le pied : ordalies trifonctionnelles 2006 (à paraître). 178. Cf. supra. 179. La poésie irlandaise confond tous les oiseaux noirs plus ou moins nécrophages et utilise indifféremment leurs noms selon les besoins de la métrique : cf. C. Sterckx, Des dieux et des oiseaux, Bruxelles, 2000, p. 43-44. 180. Ársaid sín, a eoin Accla 13, 20-22 in K. Meyer, « The Colloquy between Fintan and the Hawk of Achill », in O. Bergin et al.,Anecdota from Irish Manuscripts, op. cit., p. 27. Achill est une île au large des côtes du Connaught ; Assaroe est une cascade célèbre pour l’abondance des saumons qui s’y rendent, près de l’embouchure de l’Erne. 181. K. H. Jackson,The International Popular Tale and Early Welsh Tradition,Cardiff, 1961, p. 77 ; C. Sterckx, Les dieux protéens des Celtes et des Indo-Européens, op. cit., p. 13. Tout comme les anciens Celtes rangeaient facilement dans une même espèce aigles, corbeaux et autres oiseaux noirs analogues, ils confondaient volontiers truites et saumons. 182. J. Anderson, « Notices of a Sculptured Stone with Ogham Inscription, from Latheron », Proceedings of the Society of Antiquaries of Scotland,XXXVIII, 1904, p. 534-538. 183. A. Ritchie,Picts, Londres, 1989, p. 36 ; T. O. Clancy, « The Drosten Stone : A New Reading », Proceedings of the Society of Antiquaries of Scotland, CXXIII, 1993, p. 345-353. Pour les invraisemblables interprétations chrétiennes qu’on a prétendu en faire : C. Sterckx, Dieux d’eau: Apollons celtes et gaulois, op. cit., p. 10 n.1 ; A. Ritchie, « Paganism among the Pïcts and the Conversion of Orkney », in J. Downes, A. Ritchie (ed.),Sea Change: Orkney and Northern Europe in the Later Iron Age AD 300-800, Balgavies, 2003, p. 4. 184. Mal y cafas Culhwch Olwen in R. Bromwich, D. S. Evans, Culhwch ac Olwen, op. cit., p. 31-33. Cf. C. Sterckx, Les dieux protéens des Celtes et des Indo-Européens, op. cit., p. 11-18. 185. Normalement remplacés par des couples de chevaux quand ces derniers prennent la place des bœufs comme bêtes de trait : D. Giraudon, «Merveilles de la nuit de Noël », Ollodagos, XX, p. 187. 186. Voir A. Van Gennep, Le folklore français. Paris, 1998-1999, p. 2690-2694 ; D. Giraudon, «Merveilles de la nuit de Noël », Ollodagos, XX, 2006, p. 178-205. 187. C’est sans doute l’une des raisons qui y ont fait situer la naissance de Jésus : ces césures impliquent en effet la rencontre et la confusion de notre monde avec l’autre, offrant la possibilité de passer de l’un à l’autre : tout comme pendant la nuit des calendes d’hiver ou durant les douze coups de minuit à Noël, les humains peuvent pénétrer dans l’Autre Monde et tenter d’en dérober les trésors, les êtres de l’Autre Monde peuvent venir dans le nôtre : ainsi les revenants pendant la nuit des calendes d’hiver ou… Dieu lui-même pendant la nuit de Noël. 188. Sur la parenté entre cette épopée héroïque et les autres grands mythes héroïques indo- européens, dont particulièrement l’Iliade grecque, voir B. Sergent,Celtes et Grecs, Paris, 1999-2004, I, p. 99-200. 189. Ed. U. Roider, De chophur in dá muccida, Innsbruck, 1979, p. 24-58. Cf. C. Sterckx, Sangliers Père & Fils, op. cit., p. 34-36. 190. Vraisemblablement deux des souverains « provinciaux », l’un au sud et l’autre à l’ouest, correspondants divins de deux des quatre sages primordiaux « totalisant » Fionntan (cf. supra). Sur Foraoí Badhbh Dearg et Ochnall Oichne : C. Sterckx, Des dieux et des oiseaux, op. cit., p. 30-36.

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191. C’est en fait là une fonction éminente et symboliquement significative : cf. P. NÍ Chatháin, « Swineherds, Seers and Druids », Studia Celtica, XIV-XV, 1980-1981, 200-211 ; D. Poli, « Le divin porcher », Études Celtiques, XXIX, 1992, p. 375-382. 192. F. M. Gambari, « Il dio-toro sulle cime delle Alpi occidentale : indice di continuità nella tradizione culturale dalla Preistoria all’età romana », Bulletin d’Etudes Préhistoriques et Archéologiques Alpines, XII, 2001, p. 10 n. 7 rapproche de cet affrontement final sous la forme de deux taureaux la coutume du « combat des reines » qui oppose encore aujourd’hui les deux plus belles vaches laitières de l’année dans le folklore valdotain…

RÉSUMÉS

Diverses traditions galloises mettent en scène deux rois légendaires métamorphosés en bœufs et attachés d’une part à un formatage originel du pays (en tant que microcosme), d’autre part à un risque d’ennoiement eschatologique du même pays. Remarquablement, le même thème se retrouve dans les autres traditions celtes, jusqu’à la fameuse légende armoricaine de la submersion d’Is, de sorte qu’il apparaît vraisemblable qu’il y a des échos de très anciennes croyances, sans doute préchrétiennes.

Several Welsh traditions tell about two legendary kings transformed into oxen and associated with a (microcosmic) primal shaping of the landscape, and with an eventual eschatological flood. As a matter of fact, similar tales are known into other Celtic lores, as the notorious Breton legend about the sinking of Is, and they seem to point at very ancient, even prechristian beliefs.

INDEX

Thèmes : Bretagne, Pays de Galles

AUTEUR

CLAUDE STERCKX Maître d’enseignement à l’université Libre de Bruxelles, professeur à la Faculté ouverte des religions et des humanismes laïques de Charleroi

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Au temps d’Argiotalus, Nantes, Rezé et le port des Namnètes1

Jacques Santrot

1 La stèle funéraire d’Argiotalus, fils de Smertulitanus et cavalier namnète, est découverte à Worms (Allemagne) en 1666, sur la rive ouest du Rhin2. Quelque 1970 ans après la mort du premier Namnète connu, un moulage de sa stèle est exposé dans sa patrie, au musée départemental Dobrée, à Nantes (Loire-Atlantique)3.

2 Trouvée devant la porte Saint-Martin lors de travaux de rénovation des fortifications médiévales, dans la nécropole nord de la ville romaine des Vangions, cette stèle est décrite pour la première fois dans l’Ouest par le chanoine Georges Durville sous un titre de circonstance, « Le plus ancien soldat Nantais inhumé chez les Boches au Ier siècle » (L’Écho de la Loire, 17 septembre 1922), et la première photographie accessible est celle qu’il publie, en 1927, en frontispice de son catalogue du musée lapidaire de Nantes.

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Figure 1 – Stèle d’Argiotalus, moulage de Nantes.

(cliché H. Neveu-Dérotrie, musée départemental Dobrée, Nantes)

3 Taillée dans le calcaire coquillier de Mayence apporté à Worms par le Rhin, la stèle est complète de ses éléments informatifs mais sa base a été brisée horizontalement (H. conservée 1,36m, l. 0,59m, ép. 0,36m); elle a perdu son pied et rien ne permet aujourd’hui de juger si elle avait été scellée sur un socle dont la logette (loculus) aurait été destinée à préserver l’urne cinéraire. Son couronnement triangulaire imite un fronton sommé de trois acrotères à palmette dégénérée. Divisée en deux registres, la stèle montre le cavalier défunt dans une niche godronnée en coquille, au-dessus de son épitaphe gravée dans un cadre mouluré (Figure1): Argiotalus • Smertulitani f(ilius) • Namnis t equ(es) • ala(e) • Indiana(e) • stip(endiorum) • X • anno(rum) • XXX • h(ic) • s(itus) • e(st) (h)eredes • posue runt «Argiotalus/Smertulitani/filius, Namnis, eques/alae Indianae/stipendiorum decem, annorum/triginta, hic situs est/Heredes posuer/unt», c’est-à-dire «Argiotalus, fils de Smertulitanus, Namnète, cavalier de l’aile Indiana, soldé 10 ans, [âgé de] 30 ans, repose ici. Ses héritiers ont érigé [ce monument].»

4 Assez peu fréquente en Germanie, la niche à cul-de-four en coquille fait référence à celle des édicules abritant les statues des divinités. Le cadre architectural des stèles funéraires s’inspire de la façade des temples ou fait référence à celle des laraires qui en sont la réduction: ce relief funéraire «sacralise» ou «héroïse» le défunt4. Par référence à la végétation, qui reprend vie à chaque printemps, l’acanthe des acrotères symbolise la

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renaissance, la résurrection et, donc, une forme d’immortalité. Ce décor végétal simplifié est parfois complété de rinceaux de lierre, symbole d’immortalité, car il reste toujours vert, mais aussi d’attachement et de fidélité, car il reste perpétuellement accroché à son support. Plus rarement, des palmes évoquent la victoire sur la mort.

5 Argiotalus chevauche une monture « à la crinière épaisse qui retombe à chaque mouvement sur l’épaule droite » comme le soulignent Xénophon et Virgile. La petite taille du cheval n’est pas une maladresse du sculpteur car, jusqu’au milieu du Ier siècle, les montures des cavaliers gaulois et germains n’ont qu’une faible hauteur au garrot : « Les Germains n’importent même pas de chevaux, qui sont la grande passion des Gaulois et qu’ils acquièrent à n’importe quel prix; ils se contentent des chevaux indigènes, qui sont petits et laids, mais qu’ils arrivent à rendre extrêmement résistants grâce à un entraînement quotidien » (CÉSAR, BG, IV, 2). Les cavaliers indigènes étaient sans doute recrutés avec leurs propres chevaux tandis que les officiers romains ou les cavaliers d’origine italienne disposaient de plus grandes montures :« César, qui savait la supériorité de l’ennemi en cavalerie… envoie des messagers au-delà du Rhin, en Germanie… et se fait fournir par eux des cavaliers avec les soldats d’infanterie légère qui sont habitués à combattre dans leurs rangs. Àleur arrivée, comme ils avaient des chevaux, petits [ou laids ?] et difformes [« prava – ou parva? – atque deformia »], il les échange contre ceux des tribuns militaires, des autres chevaliers romains, des évocats, et les leur donne» (B.G., VII, 65). Si les chevaux provenant d’Italie étaient généralement plus grands que les chevaux gaulois ou germains, il n’a pas encore été vérifié que, pour des raisons de prestige, les montures des officiers étaient effectivement plus grandes que celles des hommes de troupe. Les chevaux étaient peut-être choisis selon leur fonction : les plus petits, comme animaux du train, ceux de moyenne taille, comme montures classiques des cavaliers, et les plus grands, comme chevaux réservés aux officiers, mais la documentation est encore insuffisante pour établir cette hypothèse, plausible et logique. En Gaule et en Germanie, entre 300 av. et 50 apr. J.-C., la hauteur moyenne au garrot des chevaux se situe entre 1 m et 1,35 m, pour 1,48 m au maximum pour un poney d’aujourd’hui, tandis qu’elle s’élève à partir des Flaviens et jusque vers 400 pour se stabiliser entre 1,30 m et 1,55 m (qu’il faut comparer au 1,80 m des chevaux d’aujourd’hui). Cette évolution doit sans doute moins à l’apport de races méditerranéennes et orientales qu’à l’amélioration du cheptel indigène par une alimentation choisie, par la maîtrise de l’âge de la mise à la reproduction et, mais c’est moins sûr, par la sélection. Cette croissance progressive de la taille moyenne à partir du milieu du Ier siècle se vérifie également pour les bovins dont la corpulence moyenne augmente alors d’environ 15 %.

6 Le cheval d’Argiotalus porte un harnais de tête constitué d’une muserolle, d’une courroie de chanfrein à double bourrelet et d’un porte-mors. Le frontal, la sous-gorge et le mors ne sont guère lisibles. Du harnachement, on reconnaît aussi la croupière, la bricole, la martingale et les sangles du flanc, ainsi qu’un pendant de lanière sur la jambe avant. Il n’y a pas d’étriers, naturellement, car ils n’apparaissent que plus tard. Ordinairement tenue de la main gauche, la rêne repose ici sur l’encolure. La petite selle plate est posée sur un tapis à croisillons losangés maintenu par deux sangles, pour protéger le ventre du cheval. À l’arrière-main, la courroie de croupe est reliée, par un anneau, au bord arrière droit de la selle et à la sangle arrière.

7 Selon une iconographie commune à plusieurs stèles de Rhénanie à «portrait» équestre, le cavalier est figuré sur son cheval cabré, chargeant un ennemi invisible; sur d’autres, il piétine un ennemi à terre. Ici, il semble se retourner mais cette impression n’est due

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qu’à un défaut d’implantation du cou et à l’usure de la pierre car le cavalier ne se retourne jamais dans ce type de représentation. L’érosion ne permet pas de reconnaître la présence du casque. Les jambes sont serrées et les pieds, peut-être nus, sont ramenés sous le ventre de l’animal (ici, les pieds ont disparu): le cavalier s’assure une bonne assiette et dirige l’animal des genoux. Il porte une cotte de mailles (lorica hamata), ici peu lisible, serrée d’un baudrier en sautoir sur l’épaule gauche et d’un mince ceinturon de cuir à boucle en losange, orné et renforcé par deux plaques triangulaires. Le grand bouclier celtique protège la jambe, le flanc et l’épaule gauches du cavalier, et le ventre de la monture. Il est ovale pour ne pas blesser le cheval.

8 Pour tout armement offensif, Argiotalus brandit une javeline, arme caractéristique du cavalier romain de harcèlement (hasta): il la saisit à mi-hampe, de la main droite, dans un geste large qui annonce le jet. Cette posture de la charge victorieuse, vers la droite, côté favorable, n’évoque pas un combat particulier mais suggère la bravoure du défunt et sans doute aussi la victoire sur la mort. Paradoxalement, le relief ne montre pas d’arme de combat rapproché, la longue et large «latte» gauloise de cavalerie (spatha), ordinairement portée au flanc droit, pas même une épée courte ni un poignard.

9 Il faut bien évidemment imaginer ce monument rehaussé de couleurs vives pour en préciser les détails et rendre plus lisible l’inscription5.

10 La stèle reprend un schéma connu en Germanie mais sa composition est de piètre qualité, son intégration dans une conque nie le fronton qui l’abrite et son modelé est assez maladroit, toutes choses qui s’expliquent peut-être par le fait que l’objet est un quasi prototype : c’est l’un des premiers monuments funéraires figurés de la Rhénanie romaine6. Par son type, son style, le genre et la graphie de l’inscription, et même par la petite taille du cheval, cette stèle doit être datée de la première moitié du Iersiècle. L’histoire de l’ala Indiana permet de préciser la date de la mort du cavalier et, donc, de l’érection de son monument.

Argiotalus, cavalier de l’ala Indiana

11 Son épitaphe indique qu’Argiotalus servait dans l’ala Indiana, l’aile d’Indianus, un corps de cavaliers auxiliaires chargés de la reconnaissance en territoire ennemi, du harcèlement, de la riposte rapide dans les escarmouches ainsi que du maintien de l’ordre parmi les indigènes. L’alaIndianaGallorum tire son nom de son premier commandant, Iulius Indus, un aristocrate Trévire mentionné par Tacite, devenu citoyen romain comme officier de l’armée romaine et récompensé pour son attitude durant la révolte des Trévires (Trèves) et des Éduens (Bibracte, Autun), en 21, sous Tibère7. Il avait combattu aux côtés de l’armée romaine contre son compatriote Iulius Florus et l’Éduen Iulius Sacrovir qui s’étaient révoltés avec leurs clients contre la pression des negotiatores romains et la levée des tributs. L’ala Indiana procède sans doute d’un corps franc constitué de clients ou de «vassaux» de Iulius Indus, peut-être rassemblés de son propre chef pour contribuer à réprimer l’insurrection, mais sans doute déjà intégrés dans l’armée romaine car cette troupe combat avec la discipline et les modes de combat romains («militia disciplinaque nostra habebatur», Ann., III, 42, 1). Ce groupe de cavaliers restés loyaux à Rome, au rôle décisif selon Tacite, a pu être récompensé en étant constitué en unité régulière, s’il ne l’était déjà, et, plus sûrement, en se voyant attribuer le nom de son glorieux commandant peu après les événements de 218. D’après les épitaphes et diplômes militaires connus, cette unité a été constamment complétée de

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recrues indigènes au gré des garnisons successives : rien d’étonnant, donc, à la présence d’un Namnète dans ses rangs.

12 Sous Tibère, l’aile gauloise d’Argiotalus était stationnée sur la frontière nord de l’Empire, région qu’Auguste s’était employé à sécuriser face aux Germains, après l’échec de sa tentative de conquête de la Germanie jusqu’à l’Elbe (15-13 av. J.-C.) et le désastre de Varus (9 av. J.-C.). Elle appartenait à l’organisation défensive de l’Empire après l’abandon du projet de Germania Magna. Stationnée à Worms, sur la rive gauche du Rhin, face aux Germains, elle dépendait de la legio XIIIIGemina, dont le camp était à Mayence. Elle aurait donc quitté sa garnison rhénane pour Cirencester lorsque sa légion y fut envoyée par Claude, en 43, pour la conquête de la Bretagne insulaire (Britannia)9.

13 La présence à Worms de son monument funéraire montre que notre Namnète a disparu avant le transfert de son unité en Bretagne (insulaire), en 43. Il n’y a donc pas d’impossibilité à ce qu’il ait lui-même servi sous les ordres de Iulius Indus, premier préfet de l’aile, ni qu’il ait participé à la répression de la révolte de 21. En effet, les Trévires et les Éduens ne furent pas les seuls peuples à se soulever. Le Val de Loire fut le premier touché : «Il n’y eut presque pas de cités où ne fussent semés les germes de cette révolte, mais ce furent les Andécaves [voisins des Namnètes] et les Turons [voisins des Andécaves] qui éclatèrent les premiers. Les Andécaves furent réduits par le légat Lucilius Aviola qui fit marcher une cohorte tenant garnison à Lyon. Les Turons furent défaits par un corps de légionnaires que le même Aviola reçut de Visellius Varro, gouverneur de Germanie inférieure et auxquels se joignirent des nobles gaulois» (TACITE, Ann., III, 41, 1-3)10. Àl’instar de Trévires comme Iulius Indus, des aristocrates gaulois, parmi lesquels il n’est pas interdit de penser qu’il y eût des Namnètes, un peuple qui semble définitivement soumis à Rome après la défaite des Vénètes en 56av. J.-C.11, pour combattre aux côtés de l’armée romaine et mater la révolte des Andécaves et des Turons, prolongée, dans l’Est, par celle de Iulius Florus et de Iulius Sacrovir. Pourtant, on ne connaît actuellement aucun témoignage archéologique assuré des conséquences du soulèvement de certaines cités de l’Ouest en 21. Sous réserve de contrôle archéologique, il faut cependant noter la découverte, en 2006, par Gille Leroux (Inrap), aux Vordeaux (Cholet, Maine-et-Loire), d’une vaste enceinte rectangulaire à fossé palissadé, dotée de deux tours d’angle circulaires (?) et d’une entrée unique à titulum interne d’environ deux hectares (Figure 2 et 3). Cette anomalie végétale découverte par archéologie aérienne n’est pas datée aujourd’hui mais elle nous intéresse car elle pourrait correspondre à la structure d’un camp d’aile ou de cohorte (celle de Lyon?). Sa typologie est inhabituelle en Gaule mais connue en Germanie pour des détachements de l’armée romaine. Toutefois, ce pourrait n’être, il est vrai, qu’un nouvel enclos de ferme fortifiée laténienne. Si l’attribution à l’armée romaine de cet espace fortifié était vérifié, ce site pourrait concerner soit l’hivernage de troupes de Crassus, de L. Titurius Sabinus ou de D. Brutus en 57-56, soit le déplacement ou le stationnement de troupes d’Aviola ou de Visellius Varro en 21, soit encore le cantonnement d’une garnison de maintien de l’ordre ou chargée de travaux routiers peu après cette révolte12. D’autres enclos fortifiés récemment découverts par archéologie aérienne dans cette même région pourraient être des installations similaires, liées ou non aux mêmes événements militaires (communication de Gilles Leroux, Inrap). Il faudra bien que l’on trouve un jour les vestiges des camps liés aux différentes manifestations de l’armée romaine dans l’Ouest.

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Figure2 – Enceinte fortifiée des Vordeaux, à Cholet (Maine-et-Loire), prospection aérienne de Gille Leroux, 18 juin 2006: ferme gauloise ou plutôt camp romain de cohorte ou d’aile?

(Cl. Gilles Leroux, Inrap Grand Ouest)

Figure3 – Enceinte fortifiée des Vordeaux, à Cholet (Maine-et-Loire): interprétation graphique de Gilles Leroux, 2007.

14 Le cavalier namnète a donc pu faire partie de la troupe initiale du Trévire ou, plus logiquement, avoir été recruté (au titre du tribut dû par une cité stipendiée?), peu avant l’affaire de Florus et Sacrovir, lors de la révolte des Turons et des Andécaves au

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début de 21, alors que la légion de rattachement de l’unité de Iulius Indus, la legio XIIII Gemina, avait été dépêchée de Mayence pour mater, dans l’Ouest, une révolte qui se développera peu après dans l’Est.

15 Argiotalus ne devint jamais citoyen romain puisqu’il mourut après dix ans de service militaire seulement : il en fallait alors environ vingt-cinq pour être rendu à la vie civile et récompensé du droit de cité. S’il s’était enrôlé –ou l’avait été d’autorité au titre de la livraison de soldats par les cités stipendiaires– peu avant ou peu après 21, il mourut au plus tard entre 31 et 43. La coutume étant d’arrondir l’âge du défunt à un chiffre se terminant par 0 ou par 5, ici, à 30 ans, notre Namnète aurait donc été enrôlé à l’âge d’environ 20 ans comme le voulait la règle (entre 18 et 21 ans en moyenne)13. Il serait donc né en Armorique entre 1 et 13, à la fin du règne d’Auguste.

La cité des Namnètes au temps d’Argiotalus

16 Le monument d’Argiotalus, fils de Smertulitanus, nous apporte deux noms de Namnètes ayant vécu sous Auguste et Tibère. Établi principalement sur la rive nord de la Loire, ce peuple gaulois en commandait l’estuaire et, manifestement, son premier franchissement commode depuis le littoral. La stèle nous apprend qu’Argiotalus était enrôlé dans un corps d’auxiliaires étrangers de l’armée romaine, en simple cavalier (eques) car il ne possède qu’un nom unique, ce qui le désigne comme pérégrin. Sa stèle est l’un des cinq documents connus relatifs aux Namnètes14, peuple de la Gaule chevelue dont Auguste dut, vers 27-13 av. J.-C., confirmer le territoire dans le cadre administratif de la civitas Namnetum, la cité des Namnètes, province de Lyonnaise15. D’une surface supérieure à 400 000 ha16, la cité des Namnètes occupait le territoire compris entre la Vilaine et le Semnon qui la séparaient des Vénètes, à l’ouest, autour des vallées de l’Erdre et de l’Isac qui la séparaient du territoire des Redons, au nord, en incluant la zone aurifère de Craon-Pouancé, au nord-est, avec une frontière passant par Bécon et Ingrandes, à l’ouest du pays des Andécaves17, et par la Loire, au sud, frontière entre l’Aquitaine, dont les Pictons, et la Lyonnaise, dont les Namnètes18. Les Vénètes et les Namnètes se partageaient sans doute les zones situées à l’ouest de la Grande Brière, entre Loire et Vilaine : le pays guérandais, les régions du Croisic, de Batz, et du Pouliguen, zones où se concentrent une quinzaine de stèles gauloises analogues à celles qui marquent le pays vénète (Morbihan) alors qu’elles sont absentes du reste de l’actuelle Loire-Atlantique (Figure 4). Le territoire primitif de chaque peuple ne semble pas avoir été redéfini lors de son érection en civitas mais on soupçonne César (plutôt qu’Auguste), en punition de leur résistance au sein de la coalition armoricaine de 57-56 av. J.-C., d’avoir spolié les Vénètes et les Namnètes du territoire de leurs clients, les Ambilatres ou Ambiliates du Pays de Retz et du nord de la Vendée, et les Agnanutes des Mauges et des deux rives de la Sèvre nantaise19, au sud de la Loire, en confisquant ces territoires « vassaux » mais autonomes – il semble qu’ils frappaient monnaie – au profit des Pictons, alliés de Rome et «ennemis traditionnels des Armoricains20».

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Figure 4 – Le territoire de l’actuel département de la Loire-Atlantique à l’époque gallo-romaine.

(J.Santrot d’après Aubin 1984, graphisme J. Jupin)

17 Lors de la conquête de la Gaule, la première campagne conduite en 57 av. J.-C. par P.Crassus avec la seule legio VII vise à détruire la suprématie commerciale et maritime des Vénètes qui conduisent la coalition armoricaine21, leurs relations avec les Îles Britanniques et leur influence sur tout l’Ouest de la Gaule. Crassus soumet «les peuples riverains de l’Océan22», prend des otages gaulois et, en allant hiverner chez les Andécaves (Anjou), traverse sans doute le territoire des Namnètes et les soumet. Les Vénètes et leurs clients, dont font partie les Namnètes, se soulèvent de nouveau en 56 av. J.-C.: la coalition est vaincue durant l’été 56 par les trois légions du légat L.Titurius Sabinus, lieutenant de César, assisté de D. Brutus à qui est confiée la flotte construite à la demande de César pour attaquer les Vénètes par l’estuaire et l’océan. En participant aux opérations contre les Romains (CÉSAR, BG, III, 7-16, DION CASSIUS, Hist. rom., XXXIX, 40-43), les Namnètes soutiennent les Vénètes, des rivaux qui les dominaient économiquement et donc, sans doute, politiquement: «Ce peuple [les Vénètes] est de beaucoup le plus puissant de toute cette côte maritime: c’est lui qui possède le plus grand nombre de navires, flotte qui fait le trafic avec la Bretagne (les Îles Britanniques); il est supérieur aux autres par sa science et son expérience de la navigation; enfin, comme la mer est violente et bat librement une côte où il n’y a que quelques ports, dont ils sont les maîtres, presque tous ceux qui naviguent habituellement dans ces eaux sont leurs tributaires» (CÉSAR, BG, III, 8, 1)23. Après de nouveaux soulèvements, les Namnètes sont soumis en 50 av.J.-C., avec l’ensemble des peuples de l’Ouest, et leur territoire est sans doute érigé en civitas, cité stipendiaire ou sujette, lors de l’organisation administrative de la Gaule par Auguste24.

18 L’épitaphe d’Argiotalus est la plus ancienne preuve archéologique de l’existence des Namnètes. À la 3e ligne, la graphie Namnis pour Namnetis pourrait être due à la méconnaissance de l’origine du défunt par les héritiers, commanditaires du monument,

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ou bien à l’interprétation fautive du lapicide chargé de graver l’épitaphe. Il ne faut pas écarter la possibilité d’un défaut dialectal ou de prononciation : les fautes sont courantes sur les stèles de militaire car le latin des auxiliaires, comme celui des lapicides, est souvent approximatif ou populaire. Étrangers et « barbares » par nature, comme Argiotalus, les auxiliaires maîtrisaient aussi mal le latin que nos modernes légionnaires, leur français d’adoption. Une autre hypothèse est plausible : Namnis serait le nom celtique du peuple tandis que « Namnetis », l’orthographe correcte attendue25, serait l’appellation latinisée de son territoire : « chez les Namnètes26 ». L’inscription de la stèle fait référence aux Namnètes, ce peuple gaulois installé sur l’estuaire de la Loire, mentionné une seule fois par César27, vers 50 av. J.-C., puis, sous le vocable approximatif et italique de Samnites, par Strabon citant, vers 18 apr. J.-C., Posidonios, un contemporain de César28, et enfin par Pline l’Ancien vers 70 (NH, IV, 107)29.

19 Assez puissants pour frapper monnaie30, les Namnètes ne sont pourtant connus que par cinq inscriptions: outre l’épitaphe d’Argiotalus, à Worms, un cippe mutilé remployé à l’envers dans le mur extérieur de l’église de Dompierre-les-Églises, près de Bellac (Haute-Vienne)31 porte l’épitaphe de Saturninius Macarius, fils de Cnaeus, na(tione) Namnet(um), «de la nation des Namnètes», mort à 23ans, au IIesiècle, chez les Lémovices (Figure5). L’origine du défunt est précisée car il est hors de sa propre cité. Argiotalus est donc l’un des deux seuls Namnètes connus en dehors de leur cité. De lecture difficile, deux bornes milliaires en granite, dont l’une est datée de «l’empereur gaulois» Victorinus (268-270), portent l’abréviation CN, pour civitas Namnetum32: elles ont été trouvées à Nantes en 1797, au port Maillard, désaffectées, couchées avec d’autres fûts anépigraphes au pied du rempart antique ou dans ses fondations, le long de la Loire. Enfin, une dernière inscription, monumentale, trouvée à Lyon et provenant sans doute du sanctuaire du Confluent, mentionne «probablement un personnage originaire du peuple des Namnètes33 ».

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Figure5– Épitaphe de Saturninius Macarius, «de la nation des Namnètes», remployée dans l’église de Dompierre-les-Églises, près de Bellac, Haute-Vienne.

(cl. Guy Lintz, SRA Limousin)

20 Si l’on n’en a, aujourd’hui, aucune preuve archéologique – on ne connaît guère à Nantes, actuellement, de traces d’agglomération antérieures à 30-40 – on suppose que le centre politique et administratif de la cité des Namnètes s’était d’emblée fixé à Nantes mais le nom gaulois de la ville principale des Namnètes, Condevincum ou Condevicnum (Kondhouvincon = Kondeouinkon ou Kondhouvicnon = Kondeouiknon), qui signifie peut-être «la bourgade du confluent», est inconnu de l’épigraphie et n’est cité qu’une seule fois, au milieu du IIesiècle, par Ptolémée, astronome et géographe grec d’Égypte mort en 16834. au confluent de la Loire, de l’Erdre et de la Sèvre nantaise, le site de Nantes n’est pourtant pas le seul conde ou condate (confluent) de l’estuaire et, quoique généralement admise aujourd’hui, l’attribution à Nantes de l’appellation celto- greco-latine de Condevincum ou Condevicnum n’a rien d’assuré35.

21 Vers 360, la source de la Table de Peutinger mentionne la ville de Portunamnetu, c’est-à- dire Portu(s) Namnetu(m) ou Portu(s) Namnet(or)u(m), «Port des Namnètes36»: le nom même de la ville affirme alors ses fonctions économiques et politiques.En 401 ou 420, la Notitia Dignitatum37 cite la présence, dans le Tractus Armoricanus et Nervicanus, d’un Praefectus militum Superventorum Mannatias, le terme de Mannatias étant considéré comme une dégradation par les copistes du nom de Namnetis, qui réapparaît, entre 386 et 450, dans la Notitia Galliarum38: civitas Namnetum.

22 Le nom de Namnetis que César attribue à ce peuple de l’estuaire de la Loire (ou à son territoire) est confirmé par la frappe de tiers de sous mérovingiens aux diverses légendes39: NAMETIV entre 518 et 524, sous Clodomir, fils de Clovis40 (Figure6); NT-S pour Namnetis durant la première moitié ou au milieu du VIesiècle41 (Figure7); NAMNI et monogramme NMET à la croix ancrée, vers 570-58042 (Figure8); NAMNETI, entre 590 et 62043(Figure9), NAMNETIS entre 590 et 61044(Figure10): comme on le constate pour des

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cités mieux documentées, le chef-lieu de la cité a pris, à partir de la fin du IIIe siècle sans doute, le nom du peuple qui l’habitait, ou de son territoire. Vers 580, Grégoire de Tours appelle Nantes Namnetica urbs (Histoire des Francs, V, 33). Ces changements de nom impliquent-ils une création romaine, une délocalisation ou même une évolution administrative? Pour ce qui concerne l’agglomération antique principale des Namnètes, rien ne le suggère aujourd’hui.

Figures6-10 – Le nom de Nantes sur les monnaies mérovingiennes.

(cl. G. Salaün, musée départemental Dobrée, Nantes)

Nantes antique

23 Nantes occupe une position éminente et stratégique à l’extrémité sud-ouest d’un promontoire baigné par l’Erdre, à l’ouest, et par le Seil de Mauves, au sud, un bras de l’estuaire de la Sèvre et/ou de la Loire aujourd’hui comblé, qui longeait le château des ducs de Bretagne. La ville commande un important nœud de communications, au croisement de voies terrestres, maritimes et fluviales, en un point de l’estuaire facilement accessible grâce à la marée45, au confluent de la Loire, de l’Erdre, de la Sèvre nantaise et de plusieurs petits étiers calmes, favorables à des ports d’échouage capables d’accueillir même un trafic intense46. L’agglomération s’est installée au point de franchissement du fleuve où convergeaient les itinéraires terrestres: depuis la pointe de l’Armorique, à l’ouest, par Darioritum-Vannes; depuis la Manche et Reginca-Erquy, au nord, par Condate-Rennes; depuis Avaricum-Bourges, à l’est, par Juliomagus-Angers; depuis Lugdunum-Lyon, à l’est-sud-est, par Limonum-Poitiers, et Augustoritum-Limoges ou Argentomagus-Saint-Marcel, et depuis Burdigala-Bordeaux, au sud, par Mediolanum Santonum-Saintes (Figure11). Ces conditions géographiques et hydrographiques

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favorables, l’ancienneté de la fréquentation du site et, peut-être, une ville indigène préexistante restant à découvrir comme, assez récemment, à Bordeaux, autre ville de fond d’estuaire, ont sans doute été prises en compte, pour des raisons stratégiques, politiques et économiques, lors de l’organisation administrative de la Gaule et du développement des grands axes routiers préexistants. La nécessité d’un contrôle militaire, administratif et économique de l’Armorique et du cabotage océanique, d’une part, de la maîtrise des péages du franchissement de la Loire et de l’axe fluvial, voie commerciale privilégiée entre les routes océaniques et les régions centrales et orientales de la Gaule, d’autre part, a dû favoriser le développement d’un site portuaire d’importance, dans une région connue de longue date pour avoir été le port de l’étain. Faut-il encore chercher ailleurs qu’à Nantes la capitale précoce des Namnètes, sachant que l’enceinte de la fin du IIIesiècle n’a pu que confirmer ce statut du Portus Namnetum47?

Figure11 – Restitution hypothétique du site de Nantes et de Rezé dans l’Antiquité.

(L.Ménanteau et J. Santrot)

24 Si l’on peut envisager le franchissement des bras successifs de la Loire et de la Sèvre par des pirogues, des barques et des bacs multiples, il est vraisemblable que des gués aménagés, radiers ennoyés ou chaussées submersibles, et des levées hors d’eau48, voire des ponts et/ou des ponts de bateaux, pour certains bras, ont favorisé le passage selon la période, la saison, le niveau des eaux en fonction des crues et des hauteurs de marées, avant que des chaussées exhaussées, puis des ponts de bois ou de pierre ne facilitent la circulation. N.-Y. Tonnerre précise: « En fait, entre les îles de la Loire, la traversée s’effectuait sur une chaussée submergée formée de pierres plates placées sur champ et protégées contre le courant par des pieux enfoncés dans le lit du fleuve49. » Si des vestiges d’un tel «gué pavé» ont réellement été observés, on ne peut les dater aujourd’hui. Il faut supposer que ce type de chaussée submersible ne concernait que certains bras du fleuve, exondés à l’étiage ou lors des basses mers. L’archéologie n’a pas encore confirmé l’existence de ponts antiques, défendue avec vraisemblance par Léon Maître50, des ponts dont les traces seraient sans doutes prises dans les massifs des chaussées et des ponts successifs actuels. Le premier ouvrage attesté par les sources est antérieur à 1112: le duc Conan III de Bretagne évoque, en 1118, le pont qui, depuis son père Alain Fergent

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(1084-1112), traverse la Loire « de rive en rive sans interruption depuis Pilemil jusqu’au mur de la ville», ce qui représente quelque 2km de longueur: c’était donc un ouvrage assez colossal et de nature à frapper les esprits51. Ce pont était sans doute en bois mais pouvait s’appuyer aussi sur des pointements rocheux et des tronçons de chaussée surélevée ou des vestiges de ponts romains en pierre, plus ou moins dégradés par les caprices du fleuve. En 1118, le duc Conan III en confiait l’entretien aux moines de l’abbaye Toussaints d’Angers. Il faut comprendre alors une succession de «six ponts: Poissonnerie, Belle-Croix, Madeleine, Toussaint, Récollets, Pirmil […] unis par une chaussée surélevée, ce qui leur donnait une unité d’ensemble52» (Figure12). Le pont de Pirmil est resté «en bois» jusqu’en 1564, date à laquelle il fut reconstruit en pierre à la demande de Charles IX, mais, même en pierre, il fut fortement endommagé à plusieurs reprises par les crues du fleuve au XVIIe et au XVIIIesiècle53.

Figure12 – Plan de Nantes, par Nicolas de Fer, 1716, détail.

(cl. Archives municipales de Nantes)

25 En tout état de cause, l’hypothèse d’une installation humaine très ancienne sur le site de Nantes s’appuie sur des traces de fréquentation du site depuis la plus ancienne Préhistoire : deux bifaces moustériens de tradition acheuléenne ont été trouvés à la Trémissinière54 et à la Chesnaie, butte de Grillaud55; deux éclats bruts de silex blond et une pointe de couteau néolithique en silex ont également été trouvés devant la cathédrale, sur la place Saint-Pierre, le point le plus haut de la ville fermée du Bas- Empire56. Si Gérard Aubin indique que l’on ne connaît «pas d’implantation permanente [sur le site de Nantes] avant le Bronze final (800 à 600 av. J.-C.)57», celle-ci ne se manifeste encore que par la juxtaposition de trois importants dépôts de fondeurs (des Écobuts, de la Prairie de Mauves et du Jardin des Plantes, fin du Bronze final, vers 700 av. J.-C.), sur la rive nord (droite) du très actif Seil de Mauves qui baignait alors le site. Des armes de l’âge du Bronze58, du Hallstatt et de La Tène59 ont été jetées en nombre dans le fleuve, sans doute comme ex-voto, au niveau de la zone de franchissement par les îles Feydeau, de la Madeleine, de Bièce et de la prairie d’Aval, jusqu’à Pirmil et, en aval, devant l’ancienne île de Trentemoult. Ces traces sont si nombreuses que l’on a proposé, sans preuve décisive, de situer le port de l’étain, la «mythique» Corbilo60, à Nantes, site

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commode d’atterrissage et de franchissement de la Loire. D’ailleurs, le BRGM y a décelé «à hauteur de la rue François Bruneau, un filon de cassitérite à beaux cristaux61», mais on ne sait s’il a été exploité dans l’Antiquité. L’étain précieux venait des alluvions de Pénestin (= Pointe de l’étain, Morbihan), par l’estuaire, mais surtout des mines d’Abbaretz et de Nozay, au nord de Nantes, d’où il pouvait gagner la Loire par le cours paisible de l’Erdre. Mais à partir de quand62? Des fragments d’amphores italiques et des statères gaulois trouvés dans la Loire et dans l’Erdre confirment la permanence de la fréquentation de ce lieu de passage difficilement contournable, favorable aux rassemblements et aux activités au moins saisonnières, mais sans habitat préromain encore identifié63.

26 Faute de carottages programmés et de coupes stratigraphiques jusqu’au rocher sur le site antique de Nantes64, la chronologie de son occupation est encore mal connue. Les plus anciennes traces d’occupation gallo-romaine jusqu’à présent constatées à Nantes ne seraient pas antérieures à 30-40 : un bâtiment artisanal en pisé recouvert d’enduit peint a été observé rue Fénelon (fouilles de Nicolas Rouzeau sur le site de l’école des Beaux-Arts, 1985) et d’autres traces de constructions légères ont été vues rue Dugommier65. On ne connaît qu’une seule estampille italique dans les collections anciennes de Nantes, celles de Cn. Ateius, potier de Pise naguère attribué à Arezzo, qui oeuvra entre 5 av. J.-C. et 20 apr. J.-C., et une autre estampille précoce provenant d’un atelier de Lyon-La Muette66 : les traces d’occupation augustéenne du site sont donc encore absentes ou extrêmement ténues mais ce manque actuel de preuve de l’existence d’une agglomération antique précoce à Nantes est insuffisante pour nier la possibilité d’une occupation du site alors qu’Agrippa aménage les principales voies stratégiques qui irriguent la Gaule, voire une installation gauloise bien antérieure, alors qu’une agglomération antérieure au changement d’ère est attestée à l’extrémité sud- ouest du franchissement de la Loire. L’hypothèse justifiant la fondation stratégique de Nantes par la nécessité de créer un « port artificiel » sur un site favorable où se croisent les voies maritimes, fluviales et terrestres, pour les besoins de la conquête de la Britannia par Claude, en 43, ne paraît guère fondée. En revanche, l’aménagement ponctuel d’un port préexistant sur un site favorable pour contribuer à préparer l’offensive de D. Brutus contre les Vénètes ou la conquête de la Britannia n’aurait rien d’improbable.

27 Il n’a quasiment rien été observé du port gallo-romain de Nantes, sinon, en 1868, des pilotis et une «grève aménagée» autour du Bouffay et du port Maillard, sur les bords de la Loire, dans les parties les plus basses, et donc inondables, directement bordées par le bras nord (de Mauves)67. Compte tenu du site et de l’évolution aléatoire et brutale de la morphologie du fleuve et de ses affluents, il faut sans doute imaginer un port multiple, dont les installations, légères, n’ont laissé que des traces ténues et dont les activités se sont déplacées au fil du temps, d’une rive à l’autre, d’un étier au suivant. On n’en sait pas davantage de l’emplacement du forum de la ville (place du Pilori?), des temples de Vulcain, de Mars Mullo ni de Minerve (sous la cathédrale?), d’éventuels édifices à gradins (théâtre, monument cultuel à gradins?), ni des autres bâtiments publics de la Nantes antique. Outre des maisons, parfois en torchis et donc supposées «précoces» (rues Dugommier et Fénelon), de plus imposantes et plus tardives domus68, des rues empierrées, des aqueducs (plutôt que caniveaux)69, on a aperçu les sols de riches maisons et les hypocaustes de thermes publics (fondations de l’église Sainte-Croix et rue de la Marne)70.

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28 L’épigraphie est rare en Armorique, puisque le CIL XIII n’y recense que 94inscriptions lapidaires, dont 44, c’est-à-dire 47%, proviennent de Nantes71. Ce sont en majorité des épitaphes. On y découvre les patronymes d’une trentaine d’hommes et de femmes72, probablement des Namnètes puisque leur «nation» n’est pas précisée. En revanche, deux inscriptions lapidaires seulement ont été découvertes, postérieurement à l’édition du CIL XIII (infra, notes 120 et 121), sur l’autre rive de la Loire, l’une à l’extrémité sud du franchissement, dans le quartier de Pirmil, l’autre, un peu en aval, sur le site de Ratiatum-Rezé.

29 Les inscriptions nantaises mentionnent des corporations de tonneliers (cuparii)73 et d’armateurs, marins et marchands fluviaux sur la Loire (nautae Ligerici)74 qui avaient sans doute leur siège social à Nantes mais aussi un comptoir à Lyon, dans la capitale des Gaules, au confluent du Rhône et de la Saône (infra, note77). Elles citent encore des représentants (administrateurs) des habitants du quartier du port (actores vicanorum portensium)75 qui manifestent l’existence, au IIesiècle76, d’une élite locale capable d’évergétisme à Nantes, le Portus Namnetum du IIIesiècle. L’inscription de Lyon (AE, 1976, 436, supra, note 33) évoque un Namnète sans doute évergète à Lyon. Cependant, si l’épigraphie nantaise nous donne plusieurs informations sur l’importance du développement et de l’organisation économique et sociale de Nantes, notamment autour du fleuve, la seule inscription qui atteste clairement le rôle d’un puissant notable armoricain en lien avec la Loire concerne non pas un Namnète, mais un Vénète. En effet, l’épigraphie lyonnaise a livré une inscription gravée en l’honneur de L. Tauricius Florens par le consilium Galliae en reconnaissance de sa bonne gestion. Ce Vénète était le patron du collège lyonnais des nautes de la Saône et de la Loire, également trésorier («agrégé») de la Caisse des Gaules au sanctuaire fédéral du Confluent, à Lugdunum-Lyon77. Ce personnage entreprenant s’était enrichi et, citoyen romain, occupait de très honorables mais coûteuses fonctions religieuses, administratives et sociales. Cette inscription aujourd’hui perdue évoquait aussi l’organisation de corporations associant des armateurs et des négociants de la Loire et de la Saône et l’expatriation d’un Armoricain pour des raisons principalement commerciales mais sans doute aussi politiques et honorifiques. Elle montrait, enfin, l’importance économique d’un Vénète et témoignait, au moins ponctuellement, d’une permanence, durant la seconde moitié du IIesiècle, de la prééminence économique des Vénètes sur les Namnètes, dans la tradition de ce que rapporte César deux siècles plus tôt, et de ce que suggère l’observation des monnayages armoricains durant l’indépendance.

30 Une dédicace à Mars Mullo, qui était peut-être le dieu principal de la cité78, une statuette de culte de déesse-mère (ou Abondance-Cérès?) à corne d’abondance79 et une figurine de Vénus anadyomène fragmentaire (ex-voto)80 ont été trouvées sous le transept nord et le choeur de l’actuelle cathédrale Saint-Pierre Saint-Paul. Une dédicace à Minerve (CIL XIII, 3104, supra, note 73) provient également du site : elle a été recueillie dans les fondations de la porte Saint-Pierre, porte médiévale aménagée tout près de la cathédrale, sur les fondations d’une porte de l’enceinte du Bas-Empire. Ces découvertes manifestent le caractère sacré du lieu qui devait rassembler des sanctuaires ou des édicules dédiés à plusieurs divinités indigènes et de tradition gréco- romaine avant l’implantation de l’église majeure des Nantais. Sans doute, faut-il y situer le sanctuaire poliade des Namnètes, dominant la ville et visible depuis la Loire et l’Erdre.

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31 Les inscriptions du IIesiècle mentionnant des notables, une organisation sociale et un évergétisme associés au port pourraient aussi marquer qu’à cette époque, Nantes s’impose économiquement à l’ensemble de l’estuaire. C’est aux fonctions administratives de chef-lieu de cité autant qu’à sa puissance économique que Nantes doit de se voir protéger et embellir d’une muraille à la fin du IIIe et au début du IVesiècle.

32 L’épigraphie nantaise mentionne une dédicace à Tibère (douteuse, il est vrai)81, deux autres à Claude, également incertaines car perdues82, une de Trajan83 et des monuments publics : un temple de Mars Mullo84, une tribune dédiée par les représentants des habitants du port à Vulcain, protecteur des navires, des ports et de leurs artisans (CIL XIII, 3106, supra, note 75), un portique entourant une place également dédiés à Vulcain et concédés aux habitants du ports85, mais les traces archéologiques de tous ces monuments publics restent, aujourd’hui encore, très ténues : outre quelques fragments de grandes corniches « non canoniques » très ornées et de frise d’armes attribuables à l’époque sévérienne86 et dont on ne peut exclure qu’elles aient appartenu à de grands mausolées, on ne conserve du décor monumental du Portus Namnetum, chef-lieu probable de la civitas Namnetum, qu’un seul grand chapiteau corinthien en calcaire87. L’inachèvement de ce chapiteau manifeste d’ailleurs l’interruption brutale d’un programme architectural ambitieux durant la première moitié du IIe siècle et sa découverte dans le rempart, le remploi des matériaux moins d’un siècle et demi après leur mise en oeuvre. La localisation des découvertes suggère de situer les temples de Vulcain, de Mars Mullo et de Minerve associés au culte impérial, et d’une déesse-mère- Abondance-Cérès, près de l’angle est-nord-est du rempart du Bas-Empire (sous l’actuelle cathédrale Saint-Pierre Saint-Paul) ou tout à côté, à proximité de la porte Saint-Pierre, la porte orientale vers Juliomagus-Angers, c’est-à-dire sur la plus haute éminence du coeur de la ville antique et de la cité remparée (Figure 12)88. La concentration à Nantes de près de la moitié des inscriptions armoricaines et la présence de vestiges de grands monuments, notamment funéraires89, manifestent la prééminence administrative, politique et religieuse du site de Nantes sur les agglomérations voisines dès le IIesiècle, sans doute dans la continuité de l’organisation administrative julio-claudienne, même si l’on n’en a pas encore la preuve archéologique.

33 Durant le dernier quart du IIIesiècle et, sans doute, au début du IVesiècle90, Nantes s’entoure en effet de la seule enceinte romaine de la Basse-Loire, longue d’environ 1675m: la ville s’enferme dans un castrum de 18 à 20ha enserré entre la rive mouvante du bras nord de la Loire (Seil de Mauves) et l’embouchure de la très large et marécageuse vallée de l’Erdre, soumise aussi aux fluctuations des marées. Contrairement à ce que l’on constate dans d’autres villes gallo-romaines où la documentation est plus abondante, l’archéologie suggère aujourd’hui, très paradoxalement, que la ville ouverte de Nantes au Haut-Empire n’a jamais été plus étendue que la ville remparée du IVe siècle91. Il est vrai que l’exploration archéologique de Nantes a toujours été très modeste et que les occasions de mieux connaître l’antiquité de la ville ne sont pas toujours saisies ou restent inédites. En outre, les traces excentrées d’habitat gallo-romain, comme à Saint-Donatien ou à l’Eraudière, par exemple, ont été jusqu’ici considérées comme les vestiges de villae92 et la situation des nécropoles qui, traditionnellement, marquent la périphérie de la ville, est, à Nantes, bien mal connue93.

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34 Nantes remparée occupait le triple de la surface de Darioritum-Vannes (enceinte de 980m et 5,5 ha), et le double des castra d’Angers (1200m et 9ha, site désormais avéré d’un oppidum gaulois) et duMans (1300m et 9ha)94. À titre de comparaison, les 90ha de la ville ouverte de Rennes95 sont réduits à un castrum de 10ha au IVesiècle, les 180ha de Poitiers deviennent un castrum de 32 ou 43ha, les 160 à 170ha de Bordeaux deviennent 32ha, port fortifié inclus: le rapport de réduction entre la surface de la ville ouverte (Haut-Empire) et celle de la ville fermée (Bas-Empire) se situe entre 5 et 6 pour Bordeaux, Poitiers, Saintes et Angoulême, 9 pour Rennes, et jusqu’à plus de 14 pour Périgueux96! L’appréciation actuelle de la surface de l’agglomération antique de Nantes au Haut-Empire est donc particulièrement invraisemblable au regard de la surface de son castrum, d’autant que le rempart de Nantes est du type 1 de Louis Maurin97, c’est-à- dire une puissante et massive courtine de 3,80m à 4,95m d’épaisseur98, bien fondée sur des blocs de grand appareil provenant de la destruction de monuments publics, religieux et funéraires désaffectés. Ses hauts parements de moellons chaînés de cordons de briques en faisaient un monument puissant et de belle apparence mais ses capacités défensives étaient tout à fait réelles. Les murailles urbaines du Bas-Empire avaient naturellement une fonction défensive, destinée à protéger un site important pour l’organisation administrative et l’activité économique du territoire, mais cet élément majeur de la parure monumentale de la ville affirmait le prestige de celle-ci et sa promotion politique, en rassemblant la population urbaine autour des lieux du pouvoir et des moyens de l’administration99.

35 L’analyse géomorphologique du fleuve montre que la Loire (son bras nord, de Mauves) venait encore lécher au Haut-Empire le rempart sud du castrum comme, naguère encore, le château des ducs de Bretagne100: peut-on envisager l’espace nécessaire au développement d’un vicus Portensis, un quartier du port, à l’emplacement de l’étroit port Maillard ou sur les berges vaseuses de l’Erdre101? Des grèves d’échouage, inondables, ont sans doute servi de port d’opportunité, sur les rives de la Loire et de l’Erdre et au long des modestes étiers de ruisseaux comme la Chézine. Mais ne faut-il pas, plutôt, chercher sur la rive gauche du fleuve les surfaces «manquantes» de la capitale des Namnètes au Haut-Empire, et sa part la plus industrieuse? Ce pourrait être de part et d’autre du rocher de Pirmil102, aboutissement sud du franchissement de la Loire, ou bien, plus à l’est, en amont, à Saint-Sébastien-sur-Loire dont on sait peu de chose hormis la présence probable d’une villa? Mais ne serait-ce pas plus sûrement à Rezé, à l’ouest, légèrement en aval de Nantes et de la ligne de franchissement du fleuve ?

36 Il faut observer que l’on ne sait que fort peu de chose de l’occupation antique du bec rocheux de Pirmil, à l’ouest de l’embouchure de la Sèvre, point stratégique pour Nantes à toutes époques puisque s’y croisent toutes les voies qui vont vers l’ouest, le nord, l’est, le sud-est et le sud. On ne sait rien de l’utilisation portuaire éventuelle de l’étier de la Sèvre nantaise, rectifié plus en amont, peut-être à partir de 1750, par colmatage du Seil, fermé par une digue de chemin de fer en 1850 et repoussé contre Pirmil103, ni de sa rive occidentale jusqu’au Port au Blé. Faute d’autres indices d’occupation antique, on n’explique pas autrement que par la géomorphologie et l’hydrographie le fait que le site de Rezé, depuis Saint-Lupien jusqu’à la Jaguère et peut-être même jusqu’à Bouguenais (Le Bois-Chabot, Les Couëts), ait été préféré à la partie orientale de la rive sud du Seil de Rezé, entre Saint-Lupien et le franchissement de la Sèvre104, zone qui donnait accès, par Pirmil, à Condevincum/Portus Namnetum105.

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Rezé antique

37 Si l’on ne connaît quasiment rien de Nantes, le chef-lieu présumé des Namnètes à l’époque d’Argiotalus, sous Auguste et Tibère, l’archéologie montre l’existence, dès 10-5 av.J.-C., à Ratiatum-Rezé, d’une agglomération portuaire structurée le long du fleuve, sur la rive gauche de la Loire, légèrement en aval de Nantes, au débouché du franchissement de la Loire facilité par les nombreuses et parfois éphémères îles de «l’archipel nantais» (Figure 12).

38 À part quelques bifaces paléolithiques près de Pirmil, à l’extrémité sud de la zone de franchissement de la Loire, quelques silex taillés et un tranchant de hache polie néolithique provenant du terrain Ordronneau106, on n’a encore guère trouvé de traces d’occupation protohistorique à Rezé107. Dans le fleuve et ses îles, le même gisement d’armes du Chalcolithique, de l’âge du Bronze et du début du Hallstatt est commun au site de Nantes Pour évoquer les échanges les plus anciens, tout au plus peut-on citer l’exceptionnel dépôt des haches plates du Bronze ancien et la grande pointe de Palmela, plus ancienne et sans doute importée de Lusitanie dès le Chalcolithique108, trouvées dans la Loire devant l’ancienne île rocheuse de Trentemoult109, en léger décalage aval par rapport à Nantes, une zone aujourd’hui colmatée et devenue un quartier de Rezé.

39 Depuis plusieurs décennies, les fouilles de Rezé ont établi l’existence, dès l’époque augustéenne, vers 10-5 av.J.-C., le long de la rive sud (gauche) du Seil, d’une agglomération orientée vers le fleuve et l’étier de la Sèvre, avec voierie et habitat «léger» en terre et en bois, et l’instauration postérieure d’un urbanisme à plan orthonormé, peut-être dès Tibère (vers 25-30 selon Lionel Pirault), du moins sous le règne de Claude110, avec voierie et assainissement. Le recensement par David Guitton, en 2001, des estampilles de potier sur céramiques sigillées italiques et «assimilées» (ateliers précoces de la vallée du Rhône) a permis de préciser la date de cette première implantation connue: 37 marques de potiers italiques ou de tradition italique y avaient été trouvées (contre deux à Nantes), dont 7 d’Arezzo, 1 d’Italie centrale (atelier non localisé), 1 de Pouzzoles, 19 de Pise, 8 de Lyon (dont 5 de La Muette). Les timbres caractéristiques de la première phase des importations italiques, antérieurs à 25 av.J.- C., sont absents de Rezé mais 4 timbres arétins de la seconde phase, vers 15 av.J.-C., y ont été trouvés111, ainsi que 33 timbres relevant de la troisième phase, entre 10 av. J.-C. et 15 apr.J.-C., avant la «généralisation», en Italie, des timbres in planta pedis, soit 89,2% des marques italiques recensées à Rezé: 19 sont des produits de la firme de Cn. Ateius dans sa phase de production à Pise, et 3, des ateiana, décrites comme «manifestement lyonnaises», voire viennoises, qui semblent avoir été diffusées en Gaule à partir de 5 av. J.-C.112. 9 marques (27% de l’ensemble) proviennent de l’essaimage des ateliers italiques à Lyon (dont 6 à La Muette) et sont datables de 12 à 5 av. J.-C. (ibid., p.322-323). Ainsi, David Guitton met-il en évidence la prééminence précoce de la voie commerciale rhodano-ligérienne, par la Lyonnaise, sur l’axe aquitain de l’isthme Gaulois, par les vallées de l’Aude et de la Garonne et le seuil de Naurouze, pour la diffusion des sigillées italiques vers Rezé et l’Armorique avant que Nantes et Rezé, une génération au moins plus tard, ne s’approvisionnent préférentiellement auprès des ateliers de sigillée du Sud et du Centre de la Gaule, puis du Centre-Ouest et du Nord-Est. Cette évolution fondamentale des courants commerciaux – les nouveaux ateliers gallo-romains assurant désormais le plus clair de l’approvisionnement de la Gaule en céramique «de

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table» – explique l’absence, dans l’Ouest, des timbres in planta pedis postérieurs à 15 de notre ère.

40 Durant la première moitié du IIesiècle, pourtant, Ratiatum-Rezé était, pour Ptolémée, l’une des deux villes des Pictons et, il faut le remarquer, la première nommée113! C’est sans doute aussi, durant la seconde moitié du VIesiècle, l’agglomération désignée sous l’expression de Civitas Ratiatica par le Concile d’Orléans en 511, et de vicus Ratiatensis par Grégoire de Tours (539-594)114, et le chef-lieu du Pagus Ratensis ou Raciati des sources médiévales (à partir du IXesiècle)115, devenu le Pays de Retz. Le nom latin de Rezé n’est confirmé qu’à partir de 575 par des tiers de sou en or d’époque mérovingienne émis à Rezé et inscrits RACIATE116 (Figure13) ou RACIATE VIC117(Figure 14), faisant ainsi référence au vicus Ratiatensis118.

Figures13 et 14 – Le nom de Rezé sur les monnaies mérovingiennes.

(clichés G. Salaün, musée départemental Dobrée, Nantes)

41 Tandis que près de la moitié des inscriptions antiques de l’ensemble de l’Armorique a été trouvée à Nantes, la rive gauche (sud) de la Loire n’a livré, malgré le nombre et l’importance des fouilles qui y ont été pratiquées depuis le XIXesiècle et encore récemment, que deux inscriptions seulement. Une dédicace à Mars Mullo, divinité topique gardienne du territoire et associée au culte impérial119 a été trouvée lors de la restauration de l’église romane Saint-Jacques de Pirmil120, sur la voie aquitaine. Une seule inscription lapidaire, lacunaire et d’interprétation incertaine, a été trouvée sur le site même de Ratiatum-Rezé: elle semble évoquer l’acte d’évergétisme d’un affranchi au nom d’origine grecque, qui aurait dédié (là?) un temple à Mercure121.

42 En ce qui concerne Rezé, « à la fin du Ier siècle apr.J.-C., la zone urbanisée dense s’étend sur une surface moyenne de 40 à 50ha, pouvant être portée à 80 ou 100ha si l’on prend en compte le développement des zones périurbaines122». Le port de Rezé doit probablement être localisé sur la rive sud du Seil de Rezé (probable étier primitif de la Sèvre)123, alors peu profond et aujourd’hui comblé qui n’était sans doute accessible que par des allèges ou des plates (les rates qui auraient donné leur nom à Rezé et au Pays de Retz), non par des navires de mer ni des cargos fluviaux124. De possibles cales d’échouage en schiste y ont été observées en 2007, aménagées devant les entrepôts antiques du site de Saint-Lupien125. Le port antique s’est ainsi développé sur la rive sud de l’embouchure ouest de la Sèvre nantaise qui longeait alors la Loire jusqu’à déboucher précisément au droit de la zone archéologique la plus dense, «plus à l’Ouest [de l’actuelle embouchure, au Pont-Rousseau, immédiatement à l’ouest du rocher de Pirmil], entre le Goulet et Bois-Chabot126», et le long de petits étiers comme ceux de la Jaguère et du Landreau? Cette agglomération se serait étendue sur près de deux ou

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trois km de longueur selon les auteurs127 et sur 300 à 500m de profondeur au sud de la Loire, mais toute la surface lotie et viabilisée vers le milieu du Iersiècle pour accueillir une population plus nombreuse n’a pas été construite ni occupée, sinon par des zones artisanales (potiers et verrier à La Bourderie sud) ou par des carrières128. S’agissait-il bien d’une occupation dense et continue? D’une occupation simultanée? Et cette occupation n’était-elle pas organisée en quartiers plus ou moins spécialisés? Des entrepôts et un quartier commercial et artisanal, avec voie bordée de portiques et puits, ont été observés près du prieuré Saint-Lupien, devant les cales d’échouage qui bordent le Seil. Un portique à colonnade et des thermes publics et privés, sans doute désaffectés au IIIe siècle et réoccupés par des artisans, ont été fouillés lors de la construction de la nouvelle église Saint-Pierre129, mais aussi sous la chapelle Saint- Lupien et au Clos Saint-Martin (près de la Jaguère). Une statue de culte (Jupiter?) et d’autres indices de sanctuaire ont été trouvés sur l’emplacement de la nouvelle église Saint-Pierre130, et un fanum (?) à pièce unique de 6,80 m de côté a été observé jadis sur le site de Notre-Dame-la-Blanche131. De riches domus de la fin du Iersiècle, à péristyle et jardin central (viridarium), ont été fouillées sur le boulevard Le Corbusier. Des nécropoles à incinérations ont été observées près de l’église Saint-Pierre (à l’emplacement de la nouvelle mairie), dans les quartiers de l’Ouche Noire et de Mauperthuis, et à La Bourderie, le long des principales routes d’accès à Rezé132. L’absence de sculpture monumentale et la rareté des inscriptions suggèrent une spécialisation portuaire, artisanale et commerçante de cette agglomération de la rive sud de la Loire.

43 Rezé semble décliner, sur cette emprise du moins, dès le milieu du IIesiècle, à l’époque où, précisément, beaucoup de villes prospèrent et, comme Nantes semble-t-il, s’ornent de monuments de toutes sortes. Les entrepôts de Saint-Lupien sont abandonnés à la fin du IIesiècle et l’on attribue au colmatage du Seil cette crise des activités artisanales et portuaires et une moindre occupation du site. Sans doute devenue plus accessible, Nantes aurait alors accueilli plus largement le négoce maritime et fluvial pour importer les produits étrangers et exporter les productions des arrière-pays namnète et picton, mais aussi les produits du bassin de la Loire et de ses grands affluents comme l’Allier et la Vienne. Mais avec quelles installations portuaires? Plus que les rives peu sûres de la Loire, fleuve parfois violent, les étiers de l’Erdre, de la Chézine, de la Sèvre nantaise, de la Jaguère et du Landreau ont pu abriter barques et navires. Outre la légère remontée du niveau marin, sensible dès la seconde moitié du IIesiècle133, n’oublions pas les questions déroutantes et récurrentes de courants, de déplacement des îles et des sables de la Loire, fleuve sauvage et trompeur134.

Nantes et Rezé antiques135

44 Contrairement à Rezé136, on a trouvé à Nantes d’assez nombreuses monnaies gauloises137, notamment en or, qui confirment une fréquentation régulière du site avant la Conquête. En 1998, Paul-André Besombes a recensé les monnaies romaines isolées138 découvertes à Nantes et à Rezé. Trop partielle sans doute et non révisée depuis, cette statistique inédite reste intéressante même si elle reflète d’abord l’importance relative des fouilles réalisées: elle suggère une activité économique plus intense à Rezé qu’à Nantes à l’époque augusto-tibérienne et, avec la fréquence relative des estampilles sur sigillée italique et lyonnaise précoce, elle semble corroborer l’hypothèse, sinon d’une

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fondation ex nihilo, du moins d’un premier développement de l’agglomération antique de Rezé sous Auguste, et de Nantes sous Claude139: à Nantes, les monnaies d’Auguste représentent 7% des découvertes contre 30% à Rezé (77 monnaies sur les 256 recensées à Rezé), celles de Claude-Néron représentent 28% des découvertes à Nantes contre 12% à Rezé (30 monnaies), et celles des Flaviens et des Antonins, 61% à Nantes contre 34% à Rezé (87 monnaies)140. Ainsi, malgré une faible surface relative, la ville antique de Nantes aurait pris son essor au IIesiècle pour devenir la «grande» ville gallo-romaine de l’Ouest et conserver ultérieurement cette «suprématie». Mais pour séduisant qu’il soit, ce type de statistique ne trouve de justification que sur les grands nombres et les échantillons actuellement disponibles sont très insuffisants: il n’est donc pas étonnant que la tendance se soit inversée entre 1978 et 1998141 !

45 Pour Michel Provost, deux ports « artificiels» auraient été créés par les Romains au fond de l’estuaire de la Loire142: l’un, Rezé, pour être le Portus Pictonum, Port des Pictons – mais la fonction inscrite dans ce nom hypothétique n’est pas confirmée par l’épigraphie, les sources littéraires, ni les itinéraires – aurait été créé sous Auguste pour drainer les richesses du territoire picton et, en les faisant transiter par la Loire et le littoral atlantique, pour donner un débouché économique par la Sèvre nantaise au «Grand Poitou» formé à l’extrême fin de la République romaine par l’attribution aux Pictons des territoires ambilatres et agnanutes143; l’autre, Nantes, le Portus Namnetum ou Port des Namnètes de la Table de Peutinger, était situé au confluent de la Loire et de l’Erdre et sa «fondation» pourrait n’être due, selon l’auteur, qu’à la préparation de la conquête de la Britannia dès avant le règne de Claude, privilégiant les fonctions portuaires dans l’estuaire: «comptoir romain étranger à sa région, tourné vers l’extérieur, ce qui explique son dynamisme», le Portus Namnetum «a recueilli, à l’époque romaine, l’héritage protohistorique de Corbilo». Si l’on ne connaît pas les installations portuaires de Nantes antique, du moins – hasard des découvertes? – les inscriptions privilégient-elles Vulcain, protecteur de la batellerie et des métiers du port, patron des forgerons d’accastillage notamment144.

46 À propos du vicus Portensis des inscriptions nantaises, le terme vicus représente tantôt un village (vicus «rural»), un bourg routier de quelque importance implanté sur un grand axe, sur un franchissement ou au débouché d’un col, tantôt un quartier dans une ville ou même la «banlieue» de celle-ci145, en particulier dans un chef-lieu. Les petites agglomérations rurales désignées comme vicus semblent en relation avec l’entretien des grandes voies. Dans le cas de Condevincum-Nantes, le vicus Portensis pourrait, selon Michel Tarpin, représenter le chef-lieu de cité lui-même, c’est-à-dire l’ensemble de l’agglomération146.

47 Il revient à Monique Dondin-Payre147 d’avoir, la première, évoqué la possibilité que le vicus Portensis148 trois fois nommé à Nantes désigne en réalité, non un quartier de Condevincum ou Portus Namnetum, mais Ratiatum-Rezé, considéré alors comme un faubourg portuaire sur la rive gauche (sud) du fleuve et de son affluent, la topographie de cette zone abritée des colères du fleuve étant d’ailleurs, alors, mieux adaptée aux activités portuaires que celles de la zone nord du Portus Namnetum, le port des Namnètes, c’est-à-dire Nantes, établi le long de la rive droite de la Loire et des étiers de l’Erdre et de la Chézine149. Il ne faudrait plus alors considérer les deux villes romaines comme des agglomérations concurrentes relevant de deux civitates différentes, l’une, des Namnètes et l’autre, des Pictons, chacune dans une province distincte, Lyonnaise et Aquitaine, alors qu’elles sont extrêmement voisines, mais comme les deux parties d’une

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ville double assise aux extrémités d’un pont ou d’un système plus complexe de franchissement. Condevincum-Nantes, au nord, et Ratiatum-Rezé, au sud, auraient alors été une seule agglomération marchande établie sur les deux rives d’un fleuve au cours divisé par de multiples petites îles, «l’archipel de Loire». Cette ville double aurait été constituée de deux zones plus ou moins spécialisées, peut-être regroupées sous le vocable de Portus Namnetum qui reconnaît la prééminence de la vocation économique et portuaire du site. L’organisation de cette ville double devrait alors être lue non plus en termes de rivalité politique et de concurrence économique mais comme une agglomération cohérente et complémentaire associant toutes les activités d’une ville portuaire, économiquement active, à la «dignité » d’un chef-lieu de cité, centre politique, administratif et religieux.

48 La mention spécifique du vicus Portensis, faubourg excentré sur la rive sud d’une Loire multiple mais industrieuse, pourrait peut-être se justifier alors par le fait que les dédicaces étaient faites sur la rive droite par les vicani Portensis, les habitants (ou un collège de leurs représentants150) du faubourg portuaire établi sur la rive gauche du fleuve, un peu comme si les gens du port, monde plus fermé à la ville qu’ouvert au trafic de l’amont et aux lointains océaniques, se considéraient eux-mêmes comme une communauté plus ou moins étrangère à la ville ou revendiquaient cette originalité comme, naguère, les cap-horniers regroupés à Trentemoult! Cela pouvait justifier que l’on précisât leur origine, surtout s’ils agissaient dans le cadre d’une confrérie, d’un collège ou d’une délégation. A contrario, il eut été naturel que la dédicace trouvée sur la rive gauche, à Ratiatum-Rezé, d’un sanctuaire dédié à Mercure par M. Iulius Py(thodo)rus (?), sans doute originaire de cette même rive gauche, ne mentionnât pas le vicus Portensis puisque le «temple» concerné devait être établi sur cette même rive «pictonne » de la Loire, là où a été trouvée l’inscription, sous ou à proximité de l’église Saint-Jacques de Pirmil… Tronquée, cette dédicace ne permettra jamais de vérifier la proposition.

49 Dans cette hypothèse, la frontière naturelle de la Loire n’aurait pas été strictement suivie par la frontière administrative et fiscale entre les provinces de Lyonnaise et d’Aquitaine, frontière repoussée vers le nord par César (plutôt qu’Auguste) en punition de la coalition armoricaine de 57-56 et pour récompenser les fidèles Pictons. Même si la Loire pose un problème de franchissement que les rates (barques) des Ratiates devaient résoudre commodément, puis, peut-être, une ligne de ponts, et si l’on constate des différences économiques et culturelles entre le nord et le sud du fleuve, la Loire ne semble pas avoir véritablement constitué une frontière151: elle est d’abord un axe de circulation et de communication. Et qu’une ville double ou des villes jumelles se soi(en)t installée(s) aux extrémités d’un franchissement du fleuve n’a rien d’étonnant: Vienne et Saint-Romain-en-Gal, sur le Rhône, Hispalis-Séville (avec port et muraille sur site étroit comme à Nantes) et Italica-Santiponce (port ouvert) sur un bras du Guadalquivir également chenal de marais, ou, plus proches, Rieux et Fégréac, sur la Vilaine, en sont des exemples. Choisir le fleuve pour établir les limites macro- administratives et fiscales entre deux provinces était évidemment fort commode mais cela n’interdisait pas une organisation locale facilitant un fonctionnement «intégré» des deux rives comme c’est le cas pour Nantes et sa paroisse quartier de Pirmil depuis la Révolution. Ainsi se vérifierait la justification commerciale de Ratiatum-Rezé, favorisée par la topographie et l’accessibilité depuis le fleuve, lieu de convergence des

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itinéraires commerciaux et des hommes, lieu de troc des denrées et des produits manufacturés, et lieu des échanges culturels qui les accompagnent naturellement.

50 Si Rezé ne figure pas du tout sur la Table de Peutinger, le Portu(s) Namnetu(m) y est convenablement situé entre Duretie, agglomération jumelle de franchissement de la Vilaine à Rieux (Morbihan) et Fégréac (Loire-Atlantique), et Segora-La Ségourie (Le Fief- Sauvin, Maine-et-Loire), sur la voie Poitiers-Brest, avec un embranchement vers Iuliomago-Angers entre les deux agglomérations citées. Pour autant, sur cette carte datée de 360-363, le site de Portus Namnetum n’est pas ponctué, comme le sont plusieurs chefs-lieux de cité de ces confins de l’Armorique, par la vignette aux deux tours qui signale habituellement les capitales de cité152. De plus, notre hypothèse ne rend pas strictement compte du texte de Strabon: «La Loire a son embouchure entre le pays des Pictons et celui des Namnètes153», même si cette affirmation reste globalement vraie. Yann Le Bohec observe qu’«il faut cependant rappeler, comme le montre la carte du CIL, que ces limites ne correspondent pas strictement au cours du fleuve; elles pouvaient même se trouver largement à l’écart154». Enfin, cette hypothèse ne tient pas compte de l’embarrassante affirmation de Ptolémée qui considère, entre 120 et 160, que Ratiaton est, avec Limônon, l’une des deux villes des Pictons, et la première nommée!… Rezé a-t-elle jamais été plus importante que Poitiers? Et Ptolémée, qui se trompe, ne ferait-il pas référence à une situation antérieure et ne tiendrait-il pas de l’un de ses devanciers ou de quelque voyageur imprécis cette appréciation qui est fausse à son époque mais qui serait vraie si elle se référait à une allusion ancienne à la région de Corbilo et au commerce stratégique de l’étain155?

NOTES

1. Sincères remerciements, pour leurs judicieuses remarques ou leur assistance précieuse, à Jean- Pierre Brunterc’h, Jean-François Caraës, Martine Le Jeune, Gilles Leroux, Nicolas Mathieu, Yvan Maligorne, Louis Maurin, Loïc Ménanteau, Anne Morin, Lionel Pirault, Michel Reddé, Nicolas Rouzeau, Gildas Salaün, Marie-Hélène Santrot et Francis Tassaux. 2. Worms, Museum der Stadt Worms im Andreasstift, inv. R 1658. CIL XIII, 6230 ( Corpus Inscriptionum Latinarum, Berlin, 1885-1965) = ILS, 2496 (DESSAU, Hermann, Inscriptiones Latinae Selectae, Berlin, 1916 (3e éd., 1962-1968). Esp. VIII, 6011 (ESPÉRANDIEU, Émile, Recueil général des bas- reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine, Paris, 1908-1922-1981, 16 vol., suppléments par Raymond Lantier, Vol. VIII, Gaule Germanique, 2e partie, 1922). 3. SANTROT, Jacques, MORIN, Anne, GRÜNEWALD, Mathilde, « À propos de la stèle d’Argiotalus, cavalier namnète à Worms (Allemagne) sous Tibère », dans Revue Archéologique de l’Ouest (à paraître 2008). 4. SANTROT, Marie-Hélène et Jacques, « Quatre dieux des Santons, perdus et retrouvés », dans Itinéraire de Saintes à Dougga, Mélanges offerts à Louis Maurin, textes réunis par Jean-Pierre BOST, Jean-Michel RODDAZ et Francis TASSAUX, Bordeaux, Ausonius, Mémoires 9, supplément à Aquitania, p. 73 et 79. SANTROT, Jacques, « Le Pan et la divinité « astrale » des thermes », dans Thermae Gallicae, Les thermes de Barzan (Charente-Maritime) et les thermes des provinces gauloises, Alain BOUET (dir.), suppl. 11 à Aquitania, Bordeaux, Ausonius, Mémoires 10, 2003, p. 208-210. Idem, « Lares et

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laraires en Gaule romaine, Chapelles luxueuses et oratoires populaires », dans Luxe et quotidien en Gaule romaine, Actes du colloque de Mâcon, 27-29 janvier 2005, François BARATTE, Martine JOLY et Jean- Claude BÉAL (dir.), Mâcon, Musées de Mâcon et Institut de recherche du Val de Saône-Maconnais, 2007, p. 81. 5. Cf. la restitution de la polychromie proposée pour la stèle du cavalier Silius, de Dienheim, conservée à Mayence : CÜPPERS, Heinz (dir.), Die Römer in Rheinland-Pfalz, Stuttgart, 1990, pl. coul. 4. 6. HOLDER, Paul A., 1980, The Auxilia from Augustus to Trajan, BAR International Series 70, 1980, p. 147. 7. TACITE, Annales, III, 42 et 46, texte établi et traduit par Henri GOELZER, Paris, CUF, 1953. BIRLEY, Eric, « Alae named after their commanders », Ancient Society, 9, 1978, p. 257, et 267, n° 13. 8. HOLDER, Paul A., Auxilia, p. 21. 9. HASSALL, Mark, « The location of legionary fortresses as a response to changes in military strategy : The case of Roman Britain AD 43-84 », dans LE BOHEC, Yann (dir.), Les légions de Rome sous le Haut-Empire, Actes du Congrès de Lyon (17-19 septembre 1998), Lyon (3 vol.), 2000, II, p. 442, n. 5. Certains auteurs considèrent qu’il n’est pas impossible que ce transfert n’ait eu lieu qu’en 60-61, lorsque Néron dut faire face à la révolte de Boudica, reine des Icènes, dans la région de Norwich (Norfolk). 10. La cohorte de Lyon ne put suffire à écraser les Andes et les Turons et il fallut faire donner des troupes expédiées de Germanie ; les inscriptions CIL XIII, 1121, 1122, 1123, voisines du camp de vexillations d’Aulnay-de-Saintonge (Charente-Maritime), dont l’implantation semble précisément liée à la révolte de 21, mentionnent deux légions alors stationnées à Mayence : la legio II Augusta et la legio XIIII Gemina, celle-là même à laquelle était ou fut rattachée l’ala Indiana Gallorum, celle d’Argiotalus : TRONCHE, Pierre, « Aulnay/Rocherou/Aunedonnacum, Charente- Maritime, France », dans REDDÉ, Michel, et collab. (dir.), Les fortifications militaires, Documents d’archéologie française (DAF) 100, Bordeaux, Maisons des Sciences de l’Homme/Ausonius Éditions, 2006, p. 207. 11. César ne cite pas les Namnètes comme contributaires à l’armée de secours envoyée à Alésia et Tacite les ignore lorsqu’il évoque la révolte de leurs voisins, les Andécaves et les Turons, au début de 21. 12. Les fouilles du camp d’Aulnay-de-Saintonge ont montré que, sous Tibère, la Gaule n’était pas « inermis » comme le prétendait Tacite sans doute par esprit de propagande : TASSAUX, Francis et Danielle, et collab., dans « Aulnay-de-Saintonge : un camp augusto-tibérien en Aquitaine », dans Aquitania, 2, 1984, p. 149-150, n. 73. 13. LE BOHEC, Yann, L’armée romaine sous le Haut-Empire, Paris, 1989, p. 65-66 et 76. 14. Infra, notes 31, 32 et 33. Sur les mentions antiques de Nantes et des Namnètes : AUBIN, Gérard, « L’Antiquité », dans La Loire-Atlantique des origines à nos jours, Saint-Jean-d’Angély, éd. Bordessoules, 1984, p. 73-76. PROVOST, Michel, Le Val de Loire dans l’Antiquité, 52e suppl. à Gallia, Paris, 1993, p. 85-86. 15. D ESCHAMPS, Stéphane, et collab., « Ratiatum (Rezé, Loire-Atlantique) : origines et développement de l’organisation urbaine », Rev. Arch. de l’Ouest, 9, 1992, p. 112-113. Amorcée dès 27 av. J.-C., cette organisation administrative de la Gaule par Auguste a été poursuivie par son gendre, Agrippa, vers 16-13 av. J.-C. : LEPELLEY,Claude, Rome et l’intégration de l’Empire (44 av. J.-C.-260 apr. J.-C.), II, Approches régionales du Haut-Empire romain, Paris, 1998, p. 154. 16. PROVOST, Michel, Val de Loire, 1993, p. 37 et 87 ; ce calcul ne tient pas compte de l’important district aurifère de Craon (Mayenne) et Pouancé (Maine-et-Loire), attribué aux Namnètes par Jean-Claude Meuret. 17. GALLIOU, Patrick, L’Armorique romaine, (1983), nouv. éd. rev. et augm., Armeline, Brest, 2005, p. 46-47. Cette frontière reste incertaine et ne peut se fonder sur le toponyme d’Ingrandes,

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adopté seulement au XIVe siècle par ce bourg des bords de Loire – mais aussi par un Ingrandes tardif de la baronnie de Candé, près de Chazé-sur-Argos (Maine-et-Loire) – quand les seigneurs d’Ingrandes, près de Mazé (Mayenne) ont pris possession de cette région : BRUNTERC’H, Jean- Pierre, « Maine ou Anjou ? Histoire d’un canton entre Loire et Sarthe (VIIe-XIe siècles), dans Media in Francia… Recueil de mélanges offert à Karl Ferdinand Werner, Maulévrier, Hérault-Éditions, 1989, p. 63-64, n. 7. 18. MAURIN, Louis, BOST, Jean-Pierre, RODDAZ, Jean-Michel (dir.), Les Racines de l’Aquitaine, Vingt siècles d’histoire d’une région, vers 1000 avant J.-C.-vers 1000 aprèsJ.-C., Bordeaux, 1992, p. 26-27. Infra, note 151. 19. Sur la localisation et le devenir de ces deux peuples : HIERNARD, Jean, 1979, « Poitou et Vendée avant les Romains : une enquête numismatique », dans Annuaire Vendée, 1979, p. 62-64. DESCHAMPS, Stéphane, et collab., Ratiatum, 1992, p. 113. PROVOST, Michel, Val de Loire, 1993, p. 87-88. 20. HIERNARD, Jean, « La géographie monétaire du Poitou antique », dans Bull. de la Soc. des Antiquaires de l’Ouest, XIV, 1977, p. 48. HIERNARD, Jean, Poitou et Vendée, 1979, p. 47-48. GALLIOU, Patrick, L’Armorique romaine, 2005, p. 35. 21. « [Les Vénètes] s’assurent pour cette guerre de l’alliance des Osismes [peuple du Finistère], des Lexovii [région de Lisieux], des Namnètes [région de Nantes], des Ambiliates [peuple du Pays de Retz, sans doute vassal des Namnètes], des Morins [région de Boulogne-sur-Mer], des Diablintes [peuple du nord de la Mayenne], des Ménapes [région de Tournai et du Brabant néerlandais]; ils demandent du secours à la Bretagne [les Îles Britanniques], qui est située en face de ces contrées…»(CÉSAR, BG, III, 9). 22. « P. Crassus, que César avait envoyé avec une légion chez les Vénètes [Morbihan] , les Unelles [Manche], les Osismes [Finistère et Ouest des Côtes-d’Armor] , les Coriosolites [Est des Côtes- d’Armor], les Esuvii [Orne], les Aulerques [sans doute les Diablintes, au nord de la Mayenne, les Cénomans, Sarthe et, peut-être, les Eburovices, Eure], les Redons [ou Redones ou Riedones, Ille-et- Vilaine], peuples marins riverains de l’Océan, lui fit savoir que tous ces peuples avaient été soumis à Rome » (BG, II, 34). 23. Sur les opérations de la conquête de l’Armorique : GALLIOU, Patrick, L’Armorique romaine, 1983, p. 21-27. TEXIER, Yves, « Aux origines de Nantes : Rezé gallo-romain », dans CROIX, Alain (coord.), Nantes dans l’Histoire de la France, Nantes-Histoire, Nantes, Ouest-Éditions, 2001, p. 16-17. 24. « Les civitates armoricaines semblent avoir été placées, pour des raisons qui nous restent inconnues (animosité du pouvoir impérial à la suite des multiples révoltes auxquelles prirent part les Armoricains?), dans la catégorie la moins favorisée, celle des cités sujettes (ou stipendiaires) qui, placées entre les mains de magistrats romains, recevaient, moyennant le versement d’un tribut (stipendium) et la fourniture de soldats à l’armée romaine, une certaine autonomie intérieure, accordée d’ailleurs à titre révocable » (GALLIOU, Patrick, L’Armorique romaine,1983, p. 41). 25. Le dictionnaire Gaffiot indique Namnetes, um, m., selon CÉSAR (BG, III, 9, 18) et PLINE (NH, IV, 107). La Realencyclopädie (RE : PAULY, August, et WISSOWA, Georg, Real-Encyclopädie der klassischen Altertumswissenschaft, Register der Nachträge und Supplemente, Munich, 1796-1972) signale l’orthographe Namnis en se référant à l’épitaphe d’Argiotalus (Nicolas Mathieu, université de Rennes 2, puis université Pierre-Mendès-France de Grenoble). 26. Sur l’éthymologie des Namnètes, certains font référence aux langues brittoniques. Le gallois, le breton et le vieux cornique ont le mot « nant » ou « nans », signifiant « vallée, torrent » : DELAMARRE, Xavier, Dictionnaire de la langue gauloise. Une approche linguistique du vieux celtique continental, Paris, Errance, 2003, p. 232. D’autres, se référant aux racines « namn- » et « nanto- » (le ruisseau, nager), traduiraient plutôt par « ceux du fleuve » : LAMBERT, Pierre-Yves, La langue gauloise, Paris, Errance, 1995 (2e éd.), p. 197. Le mot gaulois nant signifierait aussi confluent : dans DUBUISSON-AUBENAY, François-Nicolas BAUDOT dit, La Bretagne d’après l’Itinéraire de monsieur Dubuisson-Aubenay, 1636, coordonné par Alain CROIX, Rennes, PUR/Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, 2006, p. 511, note marginale 1. Enfin, l’appellatif gaulois nemeton

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désignerait un lieu consacré : LACROIX, Jacques, Les noms d’origine gauloise, la Gaule des dieux, Paris, Errance, 2007, p. 200-202. Des rapprochements sont proposés avec d’autres noms de peuples comme les Nantuates, en Savoie, ou les Némètes, en Germanie, mais avec quelle légitimité ? 27. Supra, note 14. Sur les occurrences littéraires des références aux Namnètes : Der Neue Pauly, Encyclopädie der Antike, VIII, 2000, col. 701. 28. Une erreur de copiste aurait corrompu « Namnètes » en « Samnites », peuple italique mieux connu des copistes : «[Posidonius] affirme qu’il y a dans l’océan une petite île, qu’il situe devant l’embouchure de la Loire et pas tout à fait en haute mer, habitée par les femmes des Samnites possédées de Dionysos et vouées à apaiser ce dieu par des rites mystiques et par toutes sortes de cérémonies sacrées »: STRABON, Géographie, IV, 4, 6. 29. Pline l’Ancien, Naturalis Historiae. DUBUISSON-AUBENAY, La Bretagne, 2006, p. 512, n. 9 et 11. 30. AUBIN, Gérard, « Répartition des monnaies namnètes », dans Mélanges offerts au Docteur J.-B. Colbert de Beaulieu, Paris, 1987, p. 17-31. AUBIN, Gérard, et BARRANDON, Jean-Noël, « Les monnayages armoricains », dans BARRANDON, Jean-Noël, AUBIN, Gérard, et coll., L’or gaulois. Le trésor de Chevanceaux et les monnayages de la façade atlantique, Paris, Cahiers Ernest Babelon 6, 1994, p. 205-227. 31. WUILLEUMIER, Pierre, Inscriptions latines des Trois Gaules, XVIIe suppl. à Gallia, Paris, 1963 : ILTG, 159, p. 56-57 (= L’Année épigraphique, Paris : AE, 1960, 291) : /ATVRNIN MACAR/// / CNAEI F NA NAMNET/// / XXXIII M… : [S]aturnin(ius) Macar[ius] / Cnaei f(ilius), na(tione) Namnet[um, / a(nnorum)] XXIII, m(ensium) […] : « Saturninius Macarius, fils de Cnaeus, de la nation namnète, a vécu 23 ans, (?) mois… » (texte incomplet) : PERRIER, Jean, 1958, « Inscription antique à Dompierre- les-Églises », dans Bull. de la Soc. arch. & hist. du Limousin, LXXXVII, 1958, p. 145-148, fig. 1. EYGUN, François, « Circonscription de Poitiers », dans Gallia, XIX, 1961, 2, p. 412, fig. 29. 32. [ I]mp(eratori) Caes(ari) M. Piavonio Vic[t]orino [A]ug(usto) C(ivitas) N(amnetum) […] : « À l’empereur César Auguste, Marcus Piavonius Victorinus, la cité des Namnètes (distante de… ?), CIL XIII, 8999, Nantes, musée départemental Dobrée, inv. 851.12.7, datée de Victorinus, fin 269- début 271 : BENAITEAU, Sophie, Les inscriptions lapidaires romaines de Nantes conservées au musée Dobrée, mémoire de maîtrise d’histoire ancienne, Université de Nantes, 1995 (bibl. du musée), n° 27, p. 139-141, pl. XXVII. […] C N O (?) […] : « […] la cité des Namnètes (distante de… ?) », CIL XIII, 9003, Nantes, musée départemental Dobrée, inv. 851.12.3, dernier tiers du IIIe siècle (BENAITEAU, Sophie, Inscriptions,1995, n° 31, p. 151-153, pl. XXXI, très lacunaire et non attribuée). Michel Rouchea montré que les villes qui portent le titre de civitas suivi de l’ethnique à partir du IIIe siècle étaient toutes des chefs-lieux auparavant. L’ingénieur inspecteur voyer de la Ville, Pierre-Nicolas Fournier décrit en 1797 « 11 colonnes de granit d’un seul fût » (en réalité, des bornes milliaires désaffectées, inscrites ou non), d’une longueur de 7 m (bien moindre aujourd’hui ; tronquées après la découverte ?), placées les unes à côté des autres, transversalement à la rue et engagées sous les constructions des deux côtés de la rue, à 2,3 m de profondeur : procès-verbal du 20 mai 1797, dans Antiquités de Nantes, manuscrit conservé à la Médiathèque, 1, p. 185. FOURNIER, Pierre Nicolas, Histoire de Nantes, Inscriptions et monuments, Histoire lapidaire de Nantes, I, Contenant les Inscriptions Romaines et autres des premiers siècles pendant le séjour des Romains, les Édifices civils et Militaires, Travaux publics, Édifices des cultes, dédicaces, voeux, fondations, fastes, événements, érection, établissements, etc., 1806, manuscrit, Bibliothèque municipale de Nantes, ms. 1581-1582 (fr. 1425) : à partir de ces « colonnes », l’auteur propose la restitution d’un superbe temple à 12 colonnes en façade. 33. Année Épigraphique 1976, 436, Lyon : LE GLAY, Marcel, AUDIN, Amable, Notes d’épigraphie et d’archéologie lyonnaise, Lyon, 1976, p. 33-34, 16, photo fig. 17 ; bloc monumental retaillé en auge, 37 x 92,5 x 166 cm, lettres de 5,8 cm : […] ni oriund(i) Namn[etis ?]. 34. PTOLÉMÉE, II, 8, 8-9, dans MÜLLER, Karl, Claudii Ptolemaei Geographia, Paris. Condevincum ou Condevicnum, on ne sait laquelle des deux graphies est due à une faute de copiste. Yann Le Bohec

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et Yvan Maligorne ont opté pour la graphie Condevincum : LE BOHEC, Yann, « L’architecture à Nantes sous le Haut-Empire romain », dans Aere Perennius, Hommage à Hubert Zehnacker, CHAMPEAUX, Jacqueline, et CHASSIGNET, Martine (dir.), Presses universitaires de Paris Sorbonne, 2006, p. 228. MALIGORNE, Yvan, « Sanctuaires et structures vicinales dans deux chefs-lieux de cités de l’Ouest de la Gaule (à propos de quatre inscriptions de Nantes et Angers) », dans Aremorica, Études sur l’Ouest de la Gaule romaine, 1, Brest, Université de Bretagne Occidentale, Centre de Recherche bretonne et celtique, 2007, p. 56, n. 8. Nicolas Mathieu et Jean-Claude Meuret ont choisi Condevicnum : MATHIEU, Nicolas, « Territoires de la Loire : un fleuve au fil des textes », dans La Loire et les fleuves de la Gaule romaine et des régions voisines, BEDON, Robert, et MALISSARD, Alain (éd.), Limoges, PULIM, 2001, p. 412-413, n. 59. DUBUISSON-AUBENAY, La Bretagne, 2006, p. 512, n. 11. 35. Sur les hypothèses d’attribution des vocables de Condevincum et de Portus Namnetum tantôt à Nantes, tantôt à Rezé, avec hypothèse de fusion du vicus Ratiatensis et de son chef-lieu, voir DONDIN-PAYRE, Monique, « Magistratures et administration municipale dans les Trois Gaules », dans DONDIN-PAYRE, Monique, et RAEPSAËT-CHARLIER, Marie-Thérèse (dir.), Cités, Municipes, Colonies, Les processus de municipalisation en Gaule et en Germanie sous le Haut Empire romain, Paris (Sorbonne), 1999, p. 205-207. DUBUISSON-AUBENAY, La Bretagne, 2006, p. 511-513, n. 9, 10, 11. 36. Table de Peutinger, copie médiévale d’une source datée du règne de Julien (360-363). 37. Notitia Dignitatum, organigramme administratif de l’Empire rédigé sous le règne d’Honorius, en 401, puis en 420, Occ., XXXVII, 18. 38. Notitia Galliarum, organigramme administratif rédigé entre 386 et 450, III, 6. 39. Sur les doutes relatifs à l’attribution d’un nom antique à la Nantes gallo-romaine : SANQUER, René, « Nantes antique », dans Archéologie en Bretagne, 17, 1978, p. 12-13. AUBIN, Gérard, « L’Antiquité », dans La Loire-Atlantique des origines à nos jours, Saint-Jean-d’Angély, éd. Bordessoules, 1984, p. 75-76. Sur l’histoire des noms antiques de Nantes : TEXIER, Yves, « Aux origines de Nantes… », dans CROIX, Alain (coord.), Nantes dans l’Histoire de la France, 2001, p. 11. 40. Triens de Nantes imitant l’émission byzantine de Justin Ier, empereur d’Orient (518-527), Nantes, musée départemental Dobrée, inv. N-2978 (type Belfort 3098 : BELFORT, Auguste de, Description générale des monnaies mérovingiennes, 5 volumes, Paris1892-1895). LAFAURIE, Jean, « Monnaies mérovingiennes de Nantes du VIesiècle », dans Bull. de la Soc. franç. de Numismatique, 1973, p. 391-394. Identification et datation des monnaies mérovingiennes par Gildas Salaün, responsable du médaillier du musée départemental Dobrée. 41. Nantes, musée départemental Dobrée, inv. N-2872 et N-2984, type Belfort 3096. 42. Ibidem, inv. N-2979, type Belfort 3104. LEROY, Benjamin, Monnayages, 2007, p. 15, N27, début de la phase Ib. 43. Ibid., inv. N-2982 (type Belfort 3116, LEROY, Benjamin, Monnayages, 2007, N64, vers 610-620), et inv. N-2980 (Belfort 3109, LEROY, Benjamin, Monnayages, 2007, N60, vers 590-610). 44. Ibid., inv. N-2981 (Belfort 3110, LEROY, Benjamin, Monnayages, 2007, N50, vers 590-610). 45. Le marnage est aujourd’hui de 6 m, identique à celui de Saint-Nazaire, en raison de l’approfondissement (dragages) et de la rectification du chenal de navigation, devenu unique, qui ont accentué la remontée de l’onde de la marée dynamique dont les effets se font actuellement ressentir jusqu’à Ancenis (env. 35 km en amont de Nantes) et parfois au-delà (communication de Loïc Ménanteau, CNRS, laboratoire Géolittomer). 46. Sur la primauté des voies d’eau pour le transport des pondéreux et des produits de la terre, et le coût relatif du transport par voie d’eau et par la route : SILLIÈRES, Pierre, « Voies de communication et réseau urbain en Aquitaine romaine », dans MAURIN, Louis (dir.), Villes et agglomérations urbaines antiques du Sud-Ouest de la Gaule, Histoire et archéologie, 2e colloque Aquitania, Bordeaux, 13-15 septembre 1990, 6e suppl. à Aquitania, Bordeaux, 1992, p. 431. 47. Cette prééminence est confirmée par l’installation d’un évêque à Nantes, sans doute dans la seconde moitié du IVe siècle : PIÉTRI, Luce, Nantes, dans La topographie chrétienne des Cités de la Gaule,

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des origines à la fin du VIIe siècle, Centre de recherches sur l’Antiquité tardive et le haut Moyen Âge, Paris, 1975, p. 62. 48. Des radiers ennoyés peut-être d’origine romaine ont été observés à Port-Saint-Père, au passage du Tenu, et au Pont-Noyé, sur l’étier du Hâvre, affluent de la Loire à Oudon. Des levées hors d’eau, ou turcies, ont été aménagées le long du cours amont de la Loire pour faciliter la circulation à l’époque mérovingienne (communication de Jean-François Caraës, Archives départementales de Loire-Atlantique). 49. TONNERRE, Noël-Yves, « Quelques observations sur les relations nord-sud dans l’histoire de Nantes », dans Nantes et son agglomération, Cahiers du Centre Nantais de Recherche pour l’Aménagement régional n° 33-34, UER de Géographie et d’Aménagement Régional de Nantes, 1989, p. 51 et 54. 50. MAÎTRE, Léon, Géographie physique et descriptive de la Loire-Inférieure,I, Les villes disparues des Namnètes, Nantes, 1893, p. 536-537. 51. C OSNEAU, Claude, Iconographie de Nantes d’après les collections du musée, Nantes, Musées départementaux de Loire-Atlantique/Musée Dobrée, 1978, p. 103. 52. DUBUISSON-AUBENAY, La Bretagne, 2006, p. 707-718 et 720-725. 53. COSNEAU, Claude, Iconographie, p. 103 et 105. 54. Musée départemental Dobrée, inv. 889.3.1. 55. Musée départemental Dobrée, inv. 58.65. 56. Musée départemental Dobrée, inv. 884.3.706 et 707, et 903.295. 57. AUBIN, Gérard, Loire-Atlantique, 1984, p. 73. 58. Poignards à languette et trois rivets, d’abord, hallebardes, pointes de lance, rapières, épées, haches à rebords puis à talon, etc. (collections abondantes du musée départemental Dobrée). Ces armes ont sans doute été jetées en offrande aux dieux du fleuve dès le Chalcolithique et le Bronze ancien (2400-1450 av. J.-C.) 59. On observera cependant que la plupart des épées à antennes ( VIIe-VIe siècle av. J.‑C.) et à sphères ou à rognons (Ve siècle av. J.-C.) conservées au musée départemental Dobrée ne proviennent pas de Nantes, mais de la Loire à Basse-Indre et du gué du pont de la Guesne sur le Brivet, à Donges – Crossac, pour les premières, du gué du pont de l’Ouen à Basse-Goulaine pour les secondes. Une seule épée à sphères ou à rognons a été trouvée dans la Loire à Nantes. 60. Sur la situation de Corbilo : HIERNARD, Jean, « Corbilo et la route de l’étain », dans Bull. de la Soc. des Antiquaires de l’Ouest, 1982, p. 497-578, pl. I-VI (p. 511-516). PROVOST, Michel, Val de Loire, 1993, p. 97-98 : à la suite de STRABON, Géogr., IV, 2, 1, cet auteur considère Corbilo comme un mythe destiné à protéger un monopole commercial, une appellation générique désignant la région d’approvisionnement de l’étain sans localiser un emporion particulier. MATHIEU Nicolas, Territoires de la Loire, 2001, p. 413-414. 61. SANQUER, René, Nantes antique, 1978, p. 1 et 4-7. 62. L’exploitation de l’étain d’Abbaretz et Nozay pourrait remonter au Chalcolithique ou au début du Bronze ancien (GIOT, Pierre-Roland, Gallia, 11, 2, 1953, p. 321). Les éléments « datant » qui y ont été trouvés sont un cul d’amphore du Haut-Empire, un as d’Auguste émis à Nîmes, des sesterces d’Antonin le Pieux, Lucille et Marc-Aurèle (PROVOST, Michel, Carte Archéologique de la Gaule, La Loire-Atlantique 44, Paris, Éditions de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1988 (= CAG 44), p. 140 et 142), un triens mérovingien de Vannes, imitation de Justinien I er, entre 527 et 565 (LAFAURIE, Jean, et PILET-LEMIÈRE, Jacqueline, Monnaies du Haut Moyen Age découvertes en France (Ve- VIIIe siècle), Cahiers Ernest Babelon 8, Paris, CNRS, 2003, p. 176, n° 44.1.2), et une monnaie wisigothique frappée à Nantes entre 486 et 507, ou imitée peu après 507 (ibid., p. 176, 44.1.3. LEROY, Benjamin, Monnayages, 2007, p. 13-14, N34).

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63. Des vestiges de petites sépultures tumulaires de l’âge du Bronze ont été identifiées non loin, sur le site du Zénith (ZAC Armor), à Saint-Herblain, en 2006 par Frédéric Mercier, Inrap (communication du fouilleur). 64. Sur cette méthode d’étude de sites analogues : CAMPOS, Juan Manuel, VERA, Manuel, MORENO, Maria Teresa,Protohistoria de la ciudad de Sevilla. El corte estratigráfico San Isidoro 85-6, Junta de Andalucía, Consejería Cultura, Monografías de Arqueología Andaluza, 1, 1988. ARTEAGA, Oswaldo, et collab., 2001, « El puerto de Gadir. Investigación geoarqueológica en el casco antiguo de Cádiz », dans Revista Atlántica-Mediterránea de Prehistoria y Arqueología Social 4, Cádiz, p. 345-415.M ÉNANTEAU, Loïc (dir.), 2004, « Pour une géoarchéologie des estuaires », dans Aestuaria. Cultures et développement durable, n° 5, 2004. Une campagne de carottages a été réalisée en 2007 par Loïc Menanteau, à l’emplacement du Seil de Rezé, au nord du site de Saint-Lupien pour éclairer la localisation du port antique de Rezé. 65. ROUZEAU, Nicolas, FEHRNBACH, Xavier, P ASCAL, Jérôme, « Premiers résultats de la fouille de l’École des Beaux-Arts à Nantes », dans Bull. Soc. Arch. et Hist. de Nantes et de la Loire-Atlantique, 121, 1985, p. 23. Gallia informations, 1987-1988, 2, p. 145-146. CAG 44, p. 90, n° 49. 66. GUITTON, David, Les Céramiques sigillées. Collections du musée Dobrée (Nantes, Loire-Atlantique), Nantes, Université, Mémoire de Maîtrise d’Histoire et Sociologie, 1998 (bibl. du musée), p. 307, n° D644, musée départemental Dobrée, inv. 56.3555, et D645, inv. 903.369. 67. De tels aménagements ont été observés à Séville et à Bordeaux, ports de fond d’estuaire, par exemple. Rue Fénelon (école des Beaux-Arts), Nicolas Rouzeau a observé les traces d’artisans dont les activités vivaient du port, entre le milieu du Iersiècle et la fin du IIe : des métallurgistes (accastillage), un marchand d’huîtres et de poisson (éperlans, esturgeon), peut-être même un atelier de potier de sigillée : CAG 44, p. 90, n° 49. 68. Outre les éléments de riches domus à l’italienne anciennement aperçus à Nantes (jardins proches du musée des Beaux-Arts, par ex.), une colonne à base toscane et fût à cannelures rudentées (diam. 42,2 cm) doit être attribuée à une maison riche à atrium et péristyle : Nantes, fondations du rempart, rue de Strasbourg, 1877, musée départemental Dobrée, inv. 877.1.1. 69. Imposants éléments monolithes de canal d’aqueduc, jusqu’ici considérés plutôt comme des éléments de caniveau mais avec la trace noirâtre d’un niveau régulier d’écoulement, à feuillures d’emboîtement et traces de couverture scellée par un béton au tuileau, granite, IIe ou IIIe siècle (?), Nantes, rue Garde-Dieu, « dans le centre de la courtine », 1957 : Nantes, musée départemental Dobrée, inv. D 957.1.8 et 9 (dépôt de la Ville de Nantes). Huit éléments ou fragments d’éléments semblables sont également conservés dans le jardin en contrebas du cours Saint-Pierre, contre les vestiges de la muraille romaine, entre la porte Saint-Pierre et la cathédrale. Mais ils pourraient être d’un gabarit supérieur. 70. CAG 44, 69, p. 88-89, n° 35-36. 71. Parmi les 94 inscriptions armoricaines répertoriées dans le CIL XIII, 44 (dont 28 conservées) proviennent du territoire des Namnètes, 5 proviennent du territoire des Osismes (5 %), 6 des Vénètes (6 %), 14 des Coriosolites (15 %) et 25 des Redons (27 %) : BENAITEAU, Sophie, Inscriptions, 1995, p. 1 et 17. 83 % des inscriptions répertoriées sur le territoire des Namnètes et conservées le sont au musée départemental Dobrée (et dans la galerie basse de l’hôtel de ville de Nantes). 72. SANQUER, René, Loire-Atlantique, 1978, p. 1-44. L’onomastique des graffites sur céramique n’est pas prise en compte. 73. [Numini (?)] Augu[sto deae Miner-]vae et […] muru[m templi ou fani ou aedis] et a[ram ---]ou a[ream ---] Decum[v? ---] cupari [d(e) s(uo) d(ederunt)] : « Au numen de l’Auguste, à la déesse Minerve et […], (?) et les tonneliers ont offert de leurs deniers le mur (d’un temple) avec son terrain sacré (ou son autel) » (trad. Nicolas Mathieu). Calcaire. Nantes, sous la porte Saint-Pierre, av. 1887. CIL XIII, 3104. Milieu du Ier siècle-milieu du IIe siècle : LE BOHEC, Yann, L’architecture à Nantes, p. 236-238. Musée départemental Dobrée, inv. 894.1.1. Les tonneliers constituaient sans doute un « lobby »

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artisanal indispensable au commerce du vin, du sel, de l’huile, du garum, des salaisons et de bien d’autres denrées circulant par les voies maritimes et fluviales. Ils honorent ici la patronne, plutôt de tradition gauloise, des artisans, tonneliers ou « marchands de bouteilles ». 74. Stèle funéraire de Pescicinnus Sabinus, « naute de la Loire », trouvée sous la porte Saint- Pierre : D(is) M(anibus) / et me/mori/ae Pes/sicinni / Sabini / nauta(e) / Ligirici: « Aux dieux mânes et à la mémoire de Pessicinnus Sabinus, les nautes de la Loire », granite, seconde moitié du IIesiècle, Nantes, sous la porte Saint-Pierre, avant 1887. Nantes, musée départemental Dobrée, inv. 894.1.9. CIL, XIII, 3114. Esp. 3024. 75. Numinib(us) Augustor(um), deo Volkano, M(arcus) Gemel(lius) Secundus et C(aius) Sedat(ius) Florus, actor(es) vicanor(um) porten(sium), tribunal c(u)m locis ex stipe conlata posuerunt : « Aux numina des Augustes, au dieu Vulcain, Marcus Gemellius Secundus et Caius Sedatius Florus, représentants des habitants du port, ont bâti les gradins d’un monument à tribune, grâce à une souscription publique ». Calcaire. IIesiècle. Nantes, dans le rempart, porte Saint-Pierre, av. 1580. CIL XIII, 3106 et suppl. 4, p. 37 = ILS 7051. Nantes, galerie basse de l’hôtel de ville. Cette grande et belle inscription (plaque, L. 144 cm, H. 58 cm) est sans doute la dédicace d’un monument cultuel qui dispose de sièges, de gradins et d’une plate-forme (tribunal) sans doute destinée à recevoir la statue d’une divinité, dont les gradins ou les « places assises » sont désignés comme loci : FINCKER, Myriam, et TASSAUX, Francis, « Les grands sanctuaires « ruraux » d’Aquitaine et le culte impérial », Mélanges de l’École française de Rome, Antiquité (MEFRA), 1992, p. 62, n. 50. MALIGORNE, Yvan, L’architecture romaine dans l’Ouest de la Gaule, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Archéologie & Culture, 2006, p. 64-66. MALIGORNE, Yvan,Sanctuaires, 2007, p. 60-61, n. 28-30. LE BOHEC, Yann, L’architecture à Nantes, p. 229 et 231, traduit actores vicanorum portensium par « secrétaires de l’administration du bourg portuaire » et suggère que « M. Gemellius Secundus et C. Sedatius Florus ont fait construire une estrade (tribunal) comportant plusieurs emplacements (loci) pour y installer les statues des dieux (?); et ceux de leurs compatriotes qui partageaient leurs dévotions ont apporté chacun son obole pour cet acte de piété». Le « représentant des habitants du port » Sedatius Florus est considéré comme un parent de M. Sedatius Severianus, sénateur et consul originaire de Poitiers, ce qui fait soupçonner l’importance de l’organisation sociale, professionnelle, financière et sans doute cultuelle du vicus Portensis : GROAG, Edmund, s.v. Sedatius, RE, II, A1, col. 1006 sq. PICARD, Gilbert-Charles, « Ostie et la Gaule de l’Ouest », MEFRA, 93, 2, 1981, p. 889, n. 25 (remerciements à Yvan Maligorne pour les éléments communiqués). MATHIEU, Nicolas, Territoires de la Loire, 2001, p. 416-417. Vulcain est le dieu protecteur du port, des nautes, des navires, des négociants, des forgerons et des muletiers. Les vicani ne désigneraient pas toute la population du quartier du port mais ses représentants (des mandataires pour une opération édilitaire), organisés socialement et disposant d’une certaine autorité : TARPIN, Michel, « Vici et pagi dans l’Occident romain », coll. de l’Éc. fr. de Rome 299, 2002, p. 278. Les actores vicanorum du Portus Namnetum seraient un collège de vicani informellement chargés de représenter les intérêts du quartier portuaire ou « les secrétaires de l’administration du bourg » : LE BOHEC, Yann, L’architecture à Nantes, 2006, p. 229. 76. Yvan Maligorne date postérieurement au milieu du IIe siècle l’inscription CIL XIII, 3106 : MALIGORNE, Yvan, Sanctuaires, 2007, p. 56, n.6. 77. L. Tauricio / Florenti Taurici / Tauriciani filio / Veneto / allecto ark(ae) Gall(iarum), / patron(i) nautar(um) Araricorum et Ligericor(um), item Arecar[i]orum et Condeatium, / tres provinc(iae) Galliae: « A L. Tauricius Florens, fils de Tauricius Tauricianus, Vénète, agrégé à la Caisse des Gaules, patron des nautes de la Saône et de la Loire, de même de (rivière ou lieu indéterminé) et de (rivière ou lieu indéterminé), les Trois Gaules. » (trad. Nicolas Mathieu), CIL XIII, 1709, à Lyon (perdue). MATHIEU, Nicolas, Territoires de la Loire, 2001, p. 415-416 et 418-420. 78. [A]ug(usto) Marti M[ull]oni signum [cu]m suo templo [et?] ornamentis omnib(us) (hedera) suo et Toutil[l]ae filiae nomine Agedovirus Mo[r]ici fil(ius) (hedera) v(otum) s(olvit) l(ibens) m(erito): « À

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l’Auguste, à Mars Mullo, Agedovirus, fils de Moricus, a élevé une (ou la) statue (du dieu) avec son temple et tous ses ornements, en son nom et au nom de sa fille Toutilla. Il s’est acquitté de son vœu de bon cœur et à juste titre » (trad. Nicolas Mathieu). Cet aristocrate gaulois, au nom latinisé mais qui porte encore la trace de son origine celte, est assez riche pour offrir une statue ainsi que son temple ou la chapelle qui l’abrite, ou l’aire sacrée nécessaire, et ses ornements. Calcaire. Entre le milieu du Ier siècle et le milieu du IIe siècle (LE BOHEC, Yann, L’architecture à Nantes, p. 234-236). Nantes, sous le transept nord de la cathédrale Saint-Pierre Saint-Paul, av. 1838. CIL XIII, 3101, musée départemental Dobrée, inv. 862.7.1. Cette inscription retaillée serait la base d’une statue offerte à Mars Mullo en accomplissement d’un vœu : BÉRARD, François, « Mars Mullo : un Mars des cités occidentales de la province de Lyonnaise », dans Mars en Occident, actes du colloque international «Autour d’Allonnes (Sarthe), les sanctuaires de Mars en Occident», LeMans, Université du Maine, 4-5-6juin 2003, édité par BROUQUIER-REDDÉ, Véronique, et collab., Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 23-24 et 26 : Mars Mullo pourrait être, à Nantes, une divinité de pagus ou une divinité municipale, peut-être même la divinité principale, poliade, de la cité. Un temple circulaire important lui était dédié sur le sommet d’une colline aux Provenchères, en Athée (Mayenne), dans le secteur namnète des mines d’or du Craonnais : MALIGORNE, Yvan, L’architecture, 2006, p. 55-56. Sur Mars Mullo, voir également VAN ANDRINGA, William, La religion en Gaule romaine, Piété et politique (Ier-IIIe siècle apr. J.-C.), Paris, Errance, 2002, p. 141-143. 79. Statuette de culte, acéphale (calcaire, H. cons. 57 cm, l. 32 cm, ép. 35 cm), ronde bosse, décapitée pour être désacralisée avant enfouissement : Esp. 3018. Nantes, fouille du chœur de la cathédrale, 1849, musée départemental Dobrée, inv. 862.7.2. 80. Fragment inférieur de la valve antérieure d’une figurine de Vénus anadyomène, terre blanche de l’Allier, IIe siècle, recueilli par Fortuné Parenteau (premier conservateur du musée départemental d’Archéologie) dans les fouilles du choeur de la cathédrale, donné à Pitre de Lisle du Dreneuc (second conservateur, 1857), vendu au marquis Pierre-Auguste de Montaigu par l’intermédiaire de Gustave Paille (1903), puis à Claude Dommée (1964). Nantes, musée départemental Dobrée, inv. 993.4.202. Don de Paulette Dommée, 1993. 81. Tib(erio) Cl(audio) Caes[ari A]ug(usti), Germ(anici), p(atri) p(atriae,) [tr(ibunicia) p(otestate)?], imp(eratori), p(ontifici), c[o(n)s(uli)?], s(ua) p(ecunia) cura[vit] : « A Tibère Claude César, Auguste, Germanique, Père de la Patrie (?), « imperator », pontife (?), consul (?), a fait édifier (ce monument) à ses frais » (trad. Nicolas Mathieu). Entre 15 et 37. Original en granite. Nantes, dans le rempart, porte Saint-Pierre (?), av. 1760. Bloc réputé remployé en 1790 dans les fondations de la colonne Louis XVI. Lecture sans doute fautive ou inscription fausse : Tibère a refusé le titre de Père de la Patrie. CIL XIII, 3109. 82. [Tib(erius)] Nero Cl(audius) Cae(sar) Aug(ustus) Germ(anicus) p(ater) p(atriae) p(ontifex) m(aximus) : « (Tiberius) Néro Claude César, Auguste, Germanique, Père de la Patrie, pontife suprême » (trad. Nicolas Mathieu). Entre 42 et 54. Original en granite. Nantes, av. 1760. Bloc réputé remployé en 1790 dans les fondations de la colonne Louis XVI. Lecture sans doute fautive ou inscription fausse. CIL XIII, 3110. [Tib(erius) N]ero Claudius Caes(ar) Aug(ustus) […] : « (Tiberius) Néro Claude César, Auguste (---) » (trad. Nicolas Mathieu). Entre 42 et 54. Original en granite. Nantes, longtemps conservée « au pied de la caponnière du château du côté de la Loire », av. 1790. Bloc réputé remployé en 1790 dans les fondations de la colonne Louis XVI et aujourd’hui perdu. Inscription peut-être fausse. CIL XIII, 3111. 83. Imp(erator) Cae(sar) Nerva Traian(us) Aug(ustus) Germ(anicus) Pon(tifex) M(aximus): « L’empereur César Nerva Trajan, Auguste, Germanique, pontife suprême ». Calcaire. Nantes, rue du Moulin, 1805. CIL XIII, 3112. Nantes, galerie basse de l’hôtel de ville. Entre le 28 janvier 98 et l’automne 102 : LE BOHEC, Yann, L’architecture à Nantes, p. 239-240 : «L’inscription a sans doute été rédigée au nominatif… L’empereur ou plutôt son légat impérial propréteur, a fait faire quelque chose dans la ville de

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Nantes. Quelle qu’ait été la nature de cette action, le texte se place sans doute à l’apogée de la cité, dans une période de prospérité… » 84. CIL XIII, 3101, supra, n. 77. 85. [ Numini] Aug(usti) (ou [Numinibus] Aug(ustorum) ), de[o] Vo[lkano], porticum c[um] cam[po] [co]nsacrat[am, F]l(avius) Marti[nus] […]ucce[ius] Genialis vica[n]is porten[s]ib(us) conces(serunt) : « Au numen de l’Auguste (ou « aux numina des Augustes »), au dieu Vulcain, (?) Flavius Martinus et (?) Lucceius Genialis ont concédé aux habitants du port un portique consacré avec une place (ou ses voûtes) ». Calcaire (plaque, L. 109 cm, H. 54 cm). IIesiècle.Nantes, dans le rempart, porte Saint- Pierre, 1805. CIL XIII, 3107. Nantes, galerie de l’hôtel de ville. Yvan Maligorne y voit la référence à un tri- ou quadriportique découvert (que l’on pourrait comparer aux Piliers de Tutelle de Burdigala) : MALIGORNE, Yvan, Sanctuaires, p. 56 et 60-61. LE BOHEC, Yann, L’architecture à Nantes, p. 231-234 : « deux personnages, sans doute des notables locaux, ont offert une place publique bordée d’un portique pour leurs divinités favorites », « un vaste sanctuaire, où régnait un Vulcain celtique, associé au culte impérial » (p. 240). Nicolas MATHIEU traduit par « place d’exercice » (Territoires de la Loire, 2001, p. 416). Voir aussi le quadriportique du sanctuaire de Mars Mullo d’Allonnes : CORMIER, Sébastien, « L’architecture d’applique du quadriportique du sanctuaire de Mars Mullo (Allonnes, Sarthe) », dans BROUQUET-REDDÉ, Véronique, Mars en Occident, p. 305-311. 86. Nantes, musée départemental Dobrée, inv. 894.11.1 et D 991.1.1, dallage de la porte Saint- Pierre, fin IIe, début IIIe siècle (Y. Maligorne). Inv. 849.1.1, 2 et 3 (mur d’enceinte, quai de la Loire le long de la cour du Bouffay). 87. Nantes, musée départemental Dobrée, inv. 876.10.1, dans le rempart, rue de Strasbourg, première moitié du IIe siècle (Yvan Maligorne) ; chapiteau inachevé. Pour Dominique Tardy, les proportions de ce chapiteau suggèrent une colonne de 5 m à 5,50 m de hauteur, propre à provenir d’un édifice public (temple ?). 88. VAN ANDRINGA, William, Religion, 2002, p. 79 : « On sait que, dans la religion romaine, les temples de Vénus, Vulcain et Mars devaient normalement figurer à l’extérieur de l’enceinte. » 89. Stèle monumentale à l’amazonomachie : Esp. 3010 et 3023, seconde moitié du Ier s. ou, plutôt, IIe siècle (Yvan Maligorne), Nantes, musée départemental Dobrée, inv. 849.1.1 à 4. MALIGORNE, Yvan, L’Architecture, 2006, p. 98-103. Épitaphe du mausolée ou de la tombe monumentale de Decimina et de sa famille, dédiée sous l’ ascia : […] lus annum agens [--- sibi et] / [...a]e Deciminae con[iugi eius] / [posterioris]q(ue) eorum viv(u)s fe[cit et] / [sub as]cia dedicavi[t]: « [----]lus agissant pendant un an, a construit (ce monument) de son vivant, pour lui et pour [?] Decimina, son épouse, et pour leurs descendants, et l’a dédié (feuille de lierre) sous l’ascia », IIesiècle, granite, 255 cm, Nantes, fondations du rempart, rue Saint-Jean, 1858, Nantes, musée départemental Dobrée, inv. 858.16.1. CIL, XIII, 3116, MALIGORNE, Yvan, L’Architecture, 2006, p. 98-99 « intégrée à une structure en opus quadratum, la pierre provient probablement du socle d’une tombe monumentale du IIe siècle. » Trois (?) sphinges funéraires ailées : deux, dont une aurait été perdue, trouvées 7 rue du roi Albert, dans les fondations de l’ancienne tour du Trépied (ibidem, inv. 849.5.1, H. cons. 61 cm, L. 60 cm, ép. 31 cm) et une seule (et non deux) à l’angle de la rue Garde-Dieu et de la rue de Strasbourg, dans les fondations d’une tour d’enceinte (ibid., 876.10.2 et 3, acéphale, calcaire, H. cons. 39 cm, L. cons. 49 cm, ép. 28 cm, en deux fragments, récemment restaurée) : MALIGORNE, Yvan, L’Architecture, 2006, p. 102-103. 90. Une dédicace à Constance-Chlore (293-305), aujourd’hui disparue, aurait été trouvée à Nantes dans des déblais, rue du Moulin, en 1805, sans doute dans les fondations de l’enceinte antique (CIL XIII, 3113). Louis Maurin attribue aux « empereurs gaulois » la décision de fortifier les villes importantes du Sud-Ouest, objet de son étude, et propose que ces gigantesques travaux de fortification se soient déroulés à partir de 270 : MAURIN, Louis, Villes, 1992, p. 388-389.

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91. La ville ouverte du Haut-Empire « ne semble pas avoir dépassé les limites de la future enceinte du Bas-Empire, soit une surface de 18 ha… »(AUBIN, Gérard, Loire-Atlantique, 1984, p. 96), contre quelque 40 à 50 ha constatés à Rezé, qui restera sans protection, voire 100 ha, selon Lionel Pirault, si l’on prenait en compte les zones viabilisées mais non construites, zones d’occupation « extensive », peu denses et lacunaires, comme aux Bourderies. Infra, note 115. 92. CAG 44, p. 91. 93. PROVOST, Michel, Val de Loire, 1993, p. 307, fig. 135. 94. Alet 1 800 m et 14 ha, Rennes 1 200 m et 10 ha, Rouen 2 300 m et 25 ha, Poitiers 2 600 m et 32 ou 43 ha (pour une ville ouverte de 180 ha), Bourges 2 100 m et 26 ha, Saintes 1 550 m et 16 ha, Angoulême 2 280 m et 25 ha, Bordeaux, 2350 m et 32,4 ha (à comparer aux 160 à 170 ha de la Burdigala ouverte) : GUILLEUX, Joseph, L’enceinte gallo-romaine duMans, thèse de l’Université du Mans, 1998, p. 74-75 (= LeMans : l’enceinte romaine, Saint-Jean-d’Angély, Bordessoules, 2000). Pour comparaison, le camp permanent d’une légion (5 000 hommes env.) avait une superficie de 17 à 28 ha : LE BOHEC, Yann, L’armée romaine, 1989, p. 171. 95. AUBIN, Gérard, Loire-Atlantique, 1984, p. 76. 96. BARRAUD, Dany et al., « Origine et développement topographique des agglomérations : Agen, Angoulême, Bordeaux, Périgueux, Poitiers, Saintes », dans MAURIN, Louis (dir.), Villes, 1992, p. 208. 97. Ibidem, p. 368. 98. CAG 44, p. 94. Observation de Lionel Pirault (INRAP) dans les fouilles de l’îlot Lambert, janvier 2008. 99. MAURIN, Louis, Villes, 1992, p. 365-389, n. 34. GARMY, Pierre, et MAURIN, Louis, Enceintes romaines d’Aquitaine, DAF 53, 1996, p. 191-193. 100. Le Seil de Mauves coulait le long de la rive nord, devant Nantes, mais à l’amont, son cours changeant et son ensablement l’ont rendu inutilisable pour la navigation, ce qui conduisit l’évêque Félix, au VIesiècle, pour conserver à Nantes son accès navigable, à faire creuser une dérivation du fleuve, le canal portant son nom. DUBUISSON-AUBENAY, La Bretagne, 2006, p. 522-523 et n. 73 et 75, p. 744-747. DURAND, Robert, « Félix de Nantes (549-582) ou les évêques au pouvoir », dans CROIX, Alain (coord.), Nantes dans l’histoire de la France, 2001, p. 26-27. 101. Qu’en était-il vraiment de l’espace, modeste, compris entre le pied du rempart ouest et la rive est de l’Erdre, étier tranquille mais très marécageux et soumis à la marée, et comment expliquer, sinon peut-être par l’emplacement d’un port, à la fin du IIIe siècle, le décrochement de la muraille au sud-est ? L’observation archéologique de ces zones fut-elle suffisante pour écarter l’éventuelle présence de portes avec, notamment, le départ d’une voie longeant la Loire vers Doulon ? Où aboutissait la ligne de franchissement de la Loire et où se trouvait la porte de la ville remparée vers le fleuve, aboutissement du franchissement ? L’axe de la ligne de pont semble aboutir sur la grève contrainte entre le cours de l’Erdre et le parement extérieur, exposé à l’ouest, de la muraille romaine, légèrement en aval du castrum… 102. Sur l’actuelle rive gauche de la Sèvre (son ancienne rive droite lorsque son étier, le Seil, longeait la Loire vers l’aval), à l’Ouest, au Port au Blé, ont été signalés quelques murs gallo- romains, des monnaies et de la céramique : MAÎTRE, Léon, Géographie historique et descriptive de la Loire-Inférieure, II, Les villes disparues de Pictons, 1895, p. 3 et 44 : dans les fondations du pont, poteries, meules, monnaies, puis « les substructions qui paraissaient indiquer le séjour des bateaux et les vestiges d’un quai » (Bull. Soc. Arch. de Nantes et de la Loire-Inf., III, p. 9, séance du 3 mars 1857. MAÎTRE, Léon, « Questions de géographie ancienne, Rezé, la ville romaine et les ruines païennes », dans Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, X, 4, 1895, p. 527-549 et/ou XI, 1, 1895, p. 27-61 (non vu). 103. Voir le Plan de Nantes par Nicolas DE FER, 1756 (infra Figure 12). Sur le Plan Carte géométrique de la rivière de Loire de BONVOUX, 1766 (Nantes, Archives municipales), la Sèvre nantaise se sépare, au Pont-Rousseau, en deux bras qui enserrent l’île des Chevaliers (formée de plusieurs îles) : le bras

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nord débouche directement sur la Loire (bras de Pirmil) tandis que le bras ouest, le Seil de Rezé, y est nommé « Sac de Rezé ». DUBUISSON-AUBENAY, La Bretagne, 2006, p. 711. 104. Plus qu’un ancien bras de la Loire, le Seil de Rezé pourrait être l’ancienne embouchure de la Sèvre nantaise, rectifiée (d’abord naturellement ?) au XVIIIe et au XIXe siècle : DUBUISSON-AUBENAY, La Bretagne, 2006, p. 511, n. 3. Sur les plans anciens (XVIIe-XIXe siècle), le bec du rocher de Pirmil est prolongé d’une langue de terre qui tantôt s’effile vers l’aval, parallèle à l’île des Chevaliers, et limite le Seil au nord, tantôt disparaît, au gré de l’évolution du fleuve et de la force des marées, voire du bras nord de l’embouchure de la Sèvre, accrue par le colmatage du Seil, son bras ouest. 105. Le passage de Pirmil, lieu de péages, fut longtemps protégé militairement par la grosse tour médiévale de Pirmil complétée du château Bouchard, petite forteresse édifiée en 1397 par le duc Jean IV après le traité de Guérande (1365), et, spirituellement, par un établissement religieux : le prieuré de la Madeleine a été fondé par le duc Conan III en 1119, sur une île de Loire (actuellement à l’angle des actuelles chaussées de la Madeleine et du quai Magellan), sur la paroisse de Saint-Sébastien d’Aignes, et une aumônerie a été fondée en 1362 par Charles de Blois et Jeanne de Penthièvre pour le service des pèlerins de Saint-Jacques : ces fondations religieuses n’auraient-elles pas succédé à un sanctuaire dédié à Mars Mullo «à l’extérieur de l’enceinte», le long de la voie de Poitiers ? (Voir CIL XIII, 3101, supra, note 78, et cf. VAN ANDRINGA, supra, note 88). Le prieuré bénédictin de la Madeleine et l’église romane Saint-Jacques de Pirmil appartenaient aux bénéfices de l’abbaye de Toussaints d’Angers, mais ce site stratégique important pour la défense de Nantes, qui entoure l’atterrissement sud de la ligne des ponts, en « sud-Loire », jadis en pays théoriquement picton, constitue l’unique paroisse et l’unique quartier de Nantes outre-Loire et fait encore aujourd’hui partie de la commune de Nantes. Cependant, ce rattachement n’est pas le souvenir d’une situation antique car le territoire de Nantes se limitait au sud par l’île de la Madeleine, au milieu du cours du fleuve, et l’extension de l’emprise de Nantes sur la rive sud du fleuve ne date que du XIVe siècle par délégation du pouvoir ducal aux bourgeois de Nantes chargés de l’entretien des ponts, concrétisée, seulement sous la Révolution française, par l’annexion du quartier de Pirmil par la commune de Nantes (communication de Jean-François Caraës, Archives départementales de Loire-Atlantique). 106. AUBIN Gérard et collab., Plan archéologique de Rezé, 1982, p. 8. 107. Ibidem, p. 8 : « de menus tessons de poterie noire à décor géométrique apparentée à la céramique du Premier Âge du Fer». 108. Neuf haches auraient été draguées au même endroit, en 1923, devant Trentemoult, dont huit sont conservées au musée départemental Dobrée (inv. 924.4.1 à 8). Pointe de Palmela : musée départemental Dobrée, inv. 924.4.9. 109. Habitée à l’époque romaine ( CAG 44, p. 61.) et fondée sur un point rocheux, l’île de Trentemoult était située entre le bras actuel de Pirmil, au nord, et celui, disparu, du Seil de Rezé, au sud, également exutoire ouest de la Sèvre nantaise jusqu’à l’installation de la digue de Pont- Rousseau et de la voie du Chemin de fer de l’État (voir ci-dessous, note 123). On ignore tout d’une occupation antique de la plupart des anciennes îles de la Loire aujourd’hui physiquement unifiées par les comblements des bras de la Loire, et symboliquement rassemblées désormais sous le « néotoponyme » unique d’île de Nantes, qui occulte l’histoire de cet archipel nantais. Les grands travaux d’aménagement qui y sont prévus nécessiteront une grande vigilance pour ne pas détruire les traces ténues mais uniques de l’établissement viking de l’île de Bièce, siège d’une « principauté » de quelques décennies qui aurait pu donner naissance à une autre « normandie », avec chancellerie et chantier naval. Déjà ! Une trentaine d’armes scandinaves et carolingiennes en fer, dont plusieurs rehaussées d’argent et de cuivre, y ont été trouvées en 1926, qui font que Nantes expose la première collection viking de France (musée départemental Dobrée). 110. PIRAULT, Lionel, « Recherches récentes sur l’origine de l’urbanisme de la ville antique de Ratiatum (Rezé) », Bull. Soc. Arch. et Hist. de Nantes et de la Loire-Atlantique, 136, 2001, p. 73-76, et 81.

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GUITTON, David, « Importation des sigillées italiques et de tradition italique à Rezé (Loire- Atlantique) à travers l’étude des marques de potiers », dans Actes du Congrès de Lille-Bavay, 24-27 mai 2001, Société française d’étude de la Céramique antique en Gaule (SFECAG), Marseille, 2001, p. 319. Lionel Pirault estime que vers 25-30, la surface viabilisée de la ville serait passée d’environ 10 ha à environ 50 ha. Pour Nicolas Rouzeau, la date de cette importante évolution serait postérieure, vers 40-50. 111. Ces marques centrales, et non radiales, de L. Tettius Samia et L. Tittius Thyrsus, potiers d’Arezzo, ne peuvent être datées avant 15 av. J.-C. : GUITTON, David, ibidem, p. 319. 112. Ibidem, p. 321. 113. « Les Pictons occupent la partie la plus septentrionale de l’Aquitaine, du côté de la mer, et leurs villes sont Ratiaton (’Rativaton) et Limônon » : PTOLÉMÉE, II, 7, 5. Vers 1836-1840, Jean-Marie Bachelot de la Pylaie situait Ratiatum à Saint-Père-en-Retz, ville dénommée « Saint-Pierre du Ratiat » dans « une vieille chronique de l’an 1200» : BACHELOT DE LA PYLAIE, Jean-Marie, «Saint-Père-en-Retz, l’ancien Ratiatum, chef-lieu du pays de Retz», manuscrit, vers 1840, Paris, Archives de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, liasse 3H 165, cité dans Archéologie en Bretagne, 12, 4e trim. 1976, p. 3. Sur l’histoire de l’identification de Ratiatum : TEXIER, Yves, « Aux origines de Nantes… », dans CROIX, Alain (coord.), Nantes dans l’Histoire de la France, 2001, p. 10. 114. GRÉGOIRE DE TOURS, De gloria confessorum, 54, 8-9. MAÎTRE, Léon, Géographie, II, Pictons, 1895, p. LI, Rezé. 115. PLANIOL, Marcel, Histoire des Institutions de la Bretagne, I, L’Armorique romaine, l’époque bretonne primitive, Mayenne, 1981, p. 179. 116. Nantes, musée départemental Dobrée, inv. N-2804, trouvé à Rezé, sur le site de Saint-Lupien, Belfort 3689, var., vers 575. 117. Ibidem, inv. N-2805, trouvé à Montbert (L.-A.), Belfort 3691, var., vers 650. 118. M ANGIN, Michel, et T ASSAUX, Francis, « Les agglomérations secondaires de l’Aquitaine romaine », dans MAURIN, Louis (dir.), Villes, 1992, passim et p. 483, n° 96. 119. NAVEAU, Jacques, « Mullo, un dieu dans l’Ouest de la Gaule », dans La Mayenne: archéologie, histoire, 23, 2000, p. 26-28. Pour F. Bérard, Mars Mullo serait, notamment, le dieu gaulois de la cité des Namnètes, peut-être un dieu cheval ou cavalier dont les « compétences » nous demeurent inconnues : « Mars Mullo : un Mars des cités occidentales de la province de Lyonnaise », dans Mars en Occident…, BROUQUIER-REDDÉ, Véronique, et collab., (dir.), 2006, p. 26 et 29. 120. [ Deo?] Mar[ti] Mul[loni] M(arcus) Lic[inius] : « (Au dieu) Mars Mullo, Marcus Licinius ». Calcaire. Fin IIe ou début du IIIe siècle. Rezé (L.-A.), restauration de l’église romane Saint-Jacques de Pirmil, 1852. CIL XIII, 3102, musée départemental Dobrée, inv. 852.16.3. Cette inscription pourrait suggérer l’existence d’un sanctuaire à l’extrémité sud du franchissement de la Loire. BÉRARD, François, Mars Mullo, 2006, p. 23-24. 121. Fragment d’une petite plaque épigraphique (H. cons. 17,5 cm, l. cons. 23 cm), en calcaire fin, comportant trois lignes lacunaires superbement gravées en capitales ; il pourrait s’agir de la dédicace d’un (modeste, vu la taille de l’inscription) temple ou oratoire à Mercure par un probable libertus, affranchi devenu citoyen romain, au cognomen grec : AE 1983, n° 690, Gallia, 41, 1983, 2, p. 318-320, qui se lit : […] M(arcus) Iul(ius) (caducée) Py[thodo ?]/rus (hedera) […] Matu[…]/ ha]nc aedem […] : « M. Iulius Py(thodo ?)rus, (fils de ?) Matu(rus ?)… ce temple… » Évidemment, on aurait aimé savoir si la dédicace s’adressait bien à Mercure, désigné par le caducée (Gérard Aubin). Le surnom de Py(thodo ?)rus était naguère lu FRU[…] et identifié comme la mention d’un Phrygien (CAG 44, p. 53) : c’était admettre que l’inscription mêlât des capitales grecques à une inscription latine et prendre le dessin d’un caducée, certes inattendu, pour un phi. Il faut également citer l’inscription de 19 lignes conservée sur une tablette en bois trouvée dans un puits à Rezé où l’on a pu lire (14e l.) : […] cuando miles ego […] : « …puisque j’étais soldat… » (lecture et trad. M. Holtz), seconde moitié du IIesiècle : Gallia, 38, 1980, 2, p. 403-404, fig. 35.

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122. DESCHAMPS, Stéphane, et collab., « Ratiatum (Rezé, Loire-Atlantique) : origines et développement de l’organisation urbaine », dans Rev. Arch. de l’Ouest, 9, 1992, p. 111. PIRAULT, Lionel, et GUITTON, David, Rezé sur les traces de Ratiatum (Loire-Atlantique), Itinéraires du Patrimoine, n° 254, Nantes, 2001, p. 6. Sur le site de Rezé, comme à Saintes ou à Clermont-Ferrand, il est cependant difficile aujourd’hui de mettre en relation la création ex nihilo d’une agglomération située sur un nœud routier et un franchissement de fleuve avec la politique routière d’Agrippa dans les années 40-37 av. J.-C. : GARMY, Pierre, « Tradition et nouveautés dans les cadres de la vie urbaine au début de l’empire romain », dans MAURIN, Louis (dir.), Villes, 1992, p. 223. PROVOST, Michel, Val de Loire, 1993, p. 140-142. Sur Rezé antique et la recherche de l’emplacement du port : TEXIER, Yves, « Aux origines de Nantes… », dans CROIX, Alain (coord.), Nantes dans l’Histoire de la France, 2001, p. 12-19. 123. Ancien bras ouest de la Sèvre Nantaise et, depuis une date indéterminée et selon les périodes, également ancien bras estuarien de la Loire, parallèle au fleuve dont il était séparé par l’île des Chevaliers, dont on ne sait si elle était occupée dans l’Antiquité, le Seil de Rezé était sans doute une embouchure primitive de cet affluent. On ne sait de quand date l’embouchure nord, directe, de la Sèvre, au Pont-Rousseau (reconstruit en 1579), ni si cet exutoire est bien une évolution naturelle de l’embouchure de la Sèvre. «Les grands travaux d’approfondissement qui ont été exécutés dans le lit de la Loire au profit du port de Nantes exclusivement, afin de le rendre accessible aux navires de haut tonnage, les digues établies, il y a 150 ans [vers 1750], à la tête de la prairie de la Madeleine et ailleurs pour diriger les courants vers la rive droite du fleuve, ont notablement changé la physionomie de la rive gauche et des abords de Rezé» et l’assèchement définitif du Seil est dû, au XIXe siècle, à la fermeture artificielle de ce bras en voie de colmatage par «la digue du Chemin de fer de l’État, qui coupe sa communication avec la Sèvre »: MAÎTRE, Léon, Géographie, II, Pictons, 1895, p. 41. On ignore encore presque tout, aujourd’hui, des effets hydrosédimentaires des travaux de 1750 mais le Plan de Nantes édité à Paris chez Le Rouge en 1766 indique une digue barrant l’entrée amont du « canal de Rezé ». 124. Par comparaison, le quartier artisanal et portuaire de la Cité judiciaire à Bordeaux (sidérurgistes, forgerons d’accastillage placés sous la protection de Vulcain, notamment) était établi sur les rives d’un ruisseau, la Devèze, et irrigué par d’étroits canaux de très faible profondeur par quoi devaient être transportés tous les pondéreux, dont le minerai de fer et le charbon de bois nécessaire à sa réduction. 125. Fouilles de Martial Monteil et d’Ophélie de Peretti, 2005-2007. 126. AUBIN, Gérard et collab., 1982, p. 9. Le lieu-dit « Le Goulet », qui a pu marquer un moment l’extrémité ouest du site portuaire antique de Saint-Lupien, sur la rive gauche (et sud) du Seil, se situe précisément au nord immédiat de l’église Saint-Pierre et de la maison Radieuse de Le Corbusier : cette zone était le coeur probable de l’agglomération antique (avec lieu-dit « Le Palais » au sud immédiat de l’église !) et a conservé ce statut dans la ville contemporaine (église et mairie) : CAG 44, plan p. 46. 127. « Tous les auteurs s’accordent pour donner au site une longueur de 3 kms depuis les Couëts (commune de Bouguenais) jusqu’au Port au Blé, et une largeur de 300 à 500m, soit 100ha » (Bizeul, 1856): AUBIN G érard et collab., 1982, p. 8, qui constate que « les vestiges se concentrent entre le Clos Saint-Martin et le quartier Saint-Lupien, soit sur 1 km… La nécropole de Maupertuis marque la limite sud de la ville. La superficie de Rezé antique ne devait pas dépasser 30 ha, en bordure de Sèvre ».PROVOST, Michel, Val de Loire, 1993, p. 140-142. 128. CAG 44, p. 45-62. Malgré les observations répétées d’une organisation de l’espace sur de vastes surfaces (PROVOST, Michel, Val de Loire, 1993, p. 202-204), il semble encore prématuré, voir erroné, d’évoquer l’hypothèse d’une véritable cadastration ou centuriation du territoire rural. 129. CAG 44, p. 55-58.

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130. Nantes, musée départemental Dobrée, inv. 853.11.1.1 et 2, Esp. 3013 (calcaire, H. cons. 76 cm, L. 34 cm, ép. 36 cm) : divinité masculine acéphale (désacralisation), assise et drapée : Jupiter ? Cette statue de culte suggère que l’église Saint-Pierre a également été établie sur le site d’un sanctuaire antique. Deux autres sculptures évoquent de modestes sanctuaires : un linteau gravé de deux doubles phallus ailés de part et d’autre d’un masque féminin (?) aux longs cheveux, évoque probablement un sanctuaire dédié à un Mercure gaulois honoré par les commerçants, les voyageurs et les marins (calcaire, H. 47 cm, L. 102 cm, ép. 43 cm, Nantes, musée départemental Dobrée,inv. 854.11.1). La stèle à l’effigie de Mercure trouvée sur le site de l’ancien presbytère (1, rue Georges Grille, 1986) n’évoque qu’un oratoire de quartier ou un modeste sanctuaire du culte domestique ou corporatif, lui aussi dédié à un protecteur des voyageurs et du commerce (calcaire, H. cons. 47,5 cm, l. 41,5 cm, ép. 22,5 cm ; Nantes, musée départemental Dobrée, inv. 2001.4.1). 131. DURVILLE, Gaston,1915, p. 1-20. CAG 44, p. 59-60. 132. DESCHAMPS, Stéphane, et PIRAULT, Lionel, « Rezé, cité des Pictons », dans Archéologia, 353, févr. 1999, p. 37 et sq. PIRAULT, Lionel, et GUITTON, David, Rezé, 2001, p. 32-33. 133. PROVOST, Michel, Val de Loire, 1993, p. 70. Avec un maximum à + 0,50 m au début du IVe siècle (haut niveau dit de Saint-Firmin). 134. Le lit de la Loire s’est relevé de 6 à 7 m depuis l’âge du Bronze du fait du comblement alluvial, pour l’essentiel de nature sableuse : MÉNANTEAU, LOÏC, Le lit de la Loire entre Saint-Florent-le- Vieil et Champtoceaux: essai de morphologie holocène, Nantes, 1973. Voir aussi POISSONNIER, Bertrand, Archéologie de la Basse-Loire avant l’âge du Fer dans son cadre morphologique d’après les découvertes fluviales, mémoire École de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Toulouse, 1999. MÉNANTEAU, LOÏC, et POISSONNIER, Bertrand,« Géoarchéologie de la Loire armoricaine, du Néolithique à l’âge du Bronze », dans Histoire et patrimoine au Pays d’Ancenis, 17, 2002, p. 58-77. 135. Sur la construction de l’histoire de Nantes et de Rezé : TEXIER, Yves, « Aux origines de Nantes… », dans CROIX, Alain (coord.), Nantes dans l’Histoire de la France, 2001, p. 9-20. 136. D’après la CAG 44, 143, p. 62, on a trouvé à Rezé un seul bronze gaulois tardif, picton, de Viredisos, et, «sur la route de Trentemoult», un trésor de marchand de 16 monnaies gauloises (3 namnètes, 1 coriosolite, 1 séquane, 5 bituriges, 6 éduennes) : ibid.,p. 60-61. 137. Une monnaie gauloise en or, 9 statères d’or, 4 quarts de statère d’or, 1 statère en électrum, 9 statères en billon, d’après CAG 44, 109, p. 103. 138. La statistique n’est donc pas déséquilibrée par la prise en compte d’éventuels trésors. 139. PROVOST, Michel, Val de Loire, 1993, p. 124-125. 140. P.-A. Besombes a encore décompté à Rezé 57 monnaies du IIIe siècle (22 % de l’ensemble) et 7, seulement, pour le IVe siècle (3 %). 141. SANQUER, René, Nantes antique, 1978, p. 21 : sur un encore plus modeste échantillon de 35 monnaies découvertes à Nantes, recensées par René Sanquer au musée départemental Dobrée, 14 sont du Ier siècle, 11 du IIe et 10 du IIIe siècle… 142. PROVOST, Michel, Val de Loire, 1993, p. 139-142. 143. Un tel débouché s’offrait déjà par le « golfe des Pictons », cette baie de Bourgneuf alors navigable et génératrice d’énormes richesses par sa frange de sites producteurs de sel ignigène, comme ceux de l’Ileau-des-Vases, à Nalliers (Vendée). À l’époque mérovingienne, le cabotage atlantique depuis l’Aquitaine ne passait pas par l’estuaire mais les marchandises «étaient débarquées en baie de Bourgneuf et transportées à dos d’homme ou d’animal pendant trois kilomètres jusqu’au Tenu. Par cette rivière puis par l’Acheneau les produits arrivaient jusqu’à la Loire d’où ils étaient acheminés à Nantes. L’existence de cette route commerciale est attestée par des péages perçus à Portus Vetraria, aujourd’hui Saint-Même-le-Tenu et quelques découvertes archéologiques» ( TONNERRE, Noël- Yves, « Le commerce nantais à l’époque mérovingienne », dans Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, LXI, 1984, p. 16).

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« Le faible alluvionnement permit à l’Acheneau et au Tenu de jouer également un rôle essentiel dans la circulation du sel du très haut Moyen Âge jusqu’au XIIe siècle. » TONNERRE, Noël-Yves, Naissance de la Bretagne: géographie historique et structures sociales de la Bretagne méridionale (Nantais et Vannetais) de la fin du VIIIe à la fin du XIIe siècle, Angers, Presses de l’Université d’Angers, coll. Bibliothèque historique de l’Ouest, 1994, p. 29). À l’époque carolingienne, encore, et « jusqu’au début du XIIe siècle, les navires préfèrent suivre cet itinéraire [l’Acheneau et le Tenu, permettant la traversée du Pays de Retz] plutôt que d’utiliser la voie maritime » (ibidem, p. 494). 144. CIL XIII, 3105, 3106, 3107. 145. Vicus « urbain » : DONDIN-PAYRE, Monique, Magistratures, 1999, p. 203-204. TARPIN, Michel, Vici et pagi, 2002, p. 65, 82, 110, 250-260. Un vicus peut être chef-lieu de cité. LE BOHEC, Yann, L’architecture à Nantes, p. 228, n. 6-7, et . 233 : « le vicus Portensis est à l’extérieur de la ville. » 146. TARPIN, Michel, Vici et pagi, 2002, p. 261 et n. 3. Mais Monique Dondin-Payre justifie la référence à un quartier seulement du chef-lieu : «il serait insolite que l’ensemble des habitants d’une capitale de cité soient associés, sans aucune hiérarchie, à la corporation des nautes de la Loire, comme c’est le cas dans un des textes» : DONDIN-PAYRE, Monique, Magistratures, 1999, p. 206. 147. «[…] Une hypothèse plus téméraire est séduisante…: l’assimilation de ce portus à Rezé, Ratiatum. » DONDIN-PAYRE, Monique, Magistratures, 1999, p. 206. 148. Naturellement, l’hypothèse que Nantes ait pu s’appeler d’abord modestement vicus Portensis avant que l’agglomération ne soit élevée au rang de chef-lieu de cité au IIIe siècle ne peut être retenue. 149. Cette hypothèse est clairement rejetée par Yvan Maligorne qui se fonde sur l’interprétation de CIL XIII, 3107 : MALIGORNE, Yvan, L’Architecture, 2006, p. 64. MALIGORNE, Yvan, Sanctuaires, 2007, p. 58. 150. TARPIN, Michel, Vici et pagi, 2002, p. 278. 151. DAUGAS, Jean-Pierre, PRIGENT, Daniel, R OUZEAU, Nicolas, « Une approche du temps passé : éléments pour une archéologie des Pays de la Loire », dans 303, Arts, Recherche, Créations, XXVI, 1990, p. 30. Dès le Paléolithique, les outils en quartzite de Montbert (Sud-Loire) sont diffusés au nord du fleuve et ces échanges se multiplieront au Néolithique. 152. Cependant, aucune autre localité ne porte ce symbole sur le vaste territoire compris entre Vannes, Rennes, Angers et Poitiers. D’autres chefs-lieux de cité, comme Sens ou Lectoure, présentent cette même lacune sur la Table de Peutinger : TARPIN, Michel, Vici et pagi, 2002, p. 261-262. 153. STRABON, Géogr., IV, 2, 1, c. 190. MATHIEU, Nicolas, Territoires de la Loire, 2001, p. 410. 154. LE BOHEC, Yann, L’architecture à Nantes, p. 228. 155. MATHIEU, Nicolas, Territoires de la Loire, 2001, p. 413-414.

RÉSUMÉS

Le plus ancien témoignage épigraphique sur la cité des Namnètes évoque aussi les premiers habitants de la région nantaise dont on connaisse les noms. Cavalier auxiliaire dans l’ala Indiana, Argiotalus a pu contribuer à réprimer l’insurrection de Iulius Florus et de Iulius Sacrovir en 21, révolte qui, après les Andes et les Turons, souleva des Trévires et des Éduens. L’étude de sa stèle est l’occasion de proposer des éléments de réponse aux irritantes questions de la «rivalité» entre Nantes et Rezé, du statut de Nantes antique et de l’emplacement du Portus Namnetum, avec

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quelques arguments en faveur de l’hypothèse d’un chef-lieu de cité établi, sous la forme d’une ville double et complémentaire, aux extrémités du franchissement de la Loire, au nœud des voies reliant l’Aquitaine à la Lyonnaise armoricaine.

The oldest epigraphic evidence regarding the City State of the Namnetes also refers to the earliest known inhabitants of the Nantes area. Argiotalus, an auxiliary cavalryman of the ala Indiana, may have contributed to putting down the insurrection led by Iulius Florus and Iulius Sacrovir (21 AD). After the Andes and the Turones tribes, the Trevires and the Eduans also joined the rebellion. The study of the inscription on the stela provides new evidences about the puzzling question of “rivalry” between Nantes and Rezé, as well as the status of Nantes in Antiquity and the geographical position of Portus Namnetum, providing arguments in favour of an administrative centre, established as a double and complementary town either side of the Loire crossing at the junction of roads linking Aquitaine to the Armorican Lyonnais.

INDEX

Thèmes : Nantes, Rezé Index chronologique : Antiquité, Ier siècle

AUTEUR

JACQUES SANTROT Conservateur en chef du patrimoine, directeur du musée départemental Dobrée (Nantes)

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Recherches sur les origines du Kemenet de Cornouaille (IXe-XIe siècles)

Jean-Paul Soubigou

1 Dans un précédent travail de recherches, nous avons étudié les origines des vicomtes de Léon au XIe siècle, en privilégiant l’hypothèse de l’émergence d’un lignage cornouaillais, représenté par le vicomte Guiomarch, vassal du comte Alain Canhiart, et ayant pour fief le Kemenet. Nous avons proposé de voir en Guiomarch II, décédé en 11031, premier vicomte de Léon attesté, le petit-fils de ce vicomte et le fils de Ehoarn, cité dans la charte 50 du cartulaire de l’abbaye de Landévennec relatant une donation du duc Alain Fergent en faveur de cette dernière, vers la fin du XIe siècle. Les plus anciennes sources diplomatiques qui nous font connaître ce lignage remontent au XIe siècle : ce sont d’une part trois chartes cornouaillaises et d’autre part deux actes émanant d’abbayes extérieures.

2 Il s’agit de trois chartes de l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé (II, III et IX)2, étant précisé que dans la charte II, dite « des possessions » de l’abbaye, Guiomarch ne porte pas le titre de vicomte contrairement aux deux autres : la III relate une donation par le comte de Cornouaille, Alain Canhiart, après sa victoire sur le vicomte Guiomarch, allié à d’autres seigneurs, cérémonie à laquelle assiste Morvan, vicomte3. Ce dernier s’était lui aussi rebellé contre Alain Canhiart qui le vainquit4. Quant à la charte IX, elle enregistre une donation par Judith, épouse d’Alain Canhiart, en faveur de l’abbaye, en présence des « vicomtes Guiomarch et Morvan ».

3 En outre, Guiomarch, portant le titre de vicomte de Léon, est aux côtés d’Alain III, duc de Bretagne, et d’Alain Canhiart, comte de Cornouaille, lors d’une donation en faveur de l’abbaye de Redon, dans une charte apocryphe du cartulaire de cette abbaye datée de 1021 (CCCLVI), mais selon Hubert Guillotel5, cet acte a été pour le moins réécrit. Enfin, un vicomte Guiomarch est témoin d’une charte d’Alain III en faveur de Marmoutiers (entre 1034 et 1040)6.

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4 A contrario, on constate qu’aucun vicomte de Léon n’est témoin de la donation de la paroisse de Plougasnou à l’abbaye de Saint-Georges de Rennes par Conan, duc de Bretagne, en 10407 et que lors d’une donation par le duc Hoël en faveur de Sainte-Croix de Quimperlé en 1069 (Cartulaire, charte LIV), c’est Rolland, sire de Léon, qui est cité parmi les témoins, personnage dont le patronyme ne se retrouve pas dans le lignage des vicomtes de Léon, qui portent alternativement les nomen Guiomarch et Hervé (Hoarveus) à partir de la fin du XIe siècle.

5 Il est par conséquent légitime d’envisager que le vicomte Guiomarch, contemporain du comte de Cornouaille, Alain Canhiart (milieu du XIe siècle), n’exerçait pas les fonctions de vicomte de Léon, titre qui n’est attesté que pour son homonyme et vraisemblable descendant connu à la fin du XIe siècle. La présente étude tente de rechercher en Cornouaille les racines de ce lignage dans le Kemenet, l’un de ses principaux fiefs8.

Carte 1 – Possessions de la famille de Léon en 1180.

(Source : Bourges, André-Yves, « L’expansion territoriale des vicomtes de Léon à l’époque féodale », Bulletin de la société archéologique du Finistère, t. CXXVI, 1997, p. 357)

Alliance avec des lignages cornouaillais

6 Le fief du Kemenet existait dès le XIe siècle et les vicomtes de Léon en étaient les seigneurs antérieurement au XIIIe siècle. En effet, un acte daté de 1208 relate la donation par Hervé de Léon à R., son fils, de la « sénéchaussée héréditaire dans cinq paroisses du Kemenet : Pluguffan, Plomelin, Plogastel, Plonéis, Penhars9 ». Le siège était en Penhars (jouxtant Quimper) d’après une déclaration au roi datée de 1681 : « La seigneurie du Kemenet, située en la paroisse de Penhars10. » Au total, à la fin de l’Ancien Régime, il s’étendait sur 11 paroisses situées entre la rive droite de l’Odet, la montagne de

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Locronan, la rivière d’Audierne et la mer11. Selon Bernard Tanguy, le terme de Kemenet correspondant au latin « commendatio » désigne un territoire taillé pour un vassal et confié à sa garde. Il était connu du cartulaire de Redon, qui mentionne un Kemenet à Josselin, dépendant du comté de Porhoèt. D’autres Kemenet existaient au XIe siècle, en Léon (Kemenet-Ily), en Vannetais (Kemenet-Heboë, dont faisait partie l’île de Groix). Ils sont apparus après les invasions normandes, car on n’en trouve aucune mention avant le IXe siècle12.

7 Dans deux récentes études consacrées aux seigneurs de Guengat13 et à la baronnie du Juch14, fiefs limitrophes du Kemenet, Gérard Le Moigne traite des origines de ces lignages. Tout en excluant un lien entre les seigneurs de Guengat et ceux du Kemenet, il conclut que les premiers descendent des puissants sires du Juch. Or, à propos de ces derniers, il évoque plusieurs hypothèses quant à leur origine. Dans la noblesse cornouaillaise, plusieurs familles revendiquaient l’honneur d’être issues de la maison de Léon ; elles portaient généralement dans leurs armes le lion emblématique de cette maison, parmi lesquelles les seigneurs du Juch. Les sires de Guengat seraient donc liés indirectement aux vicomtes de Léon. En faveur de liens entre les seigneurs de Kemenet et ceux de Guengat, il convient de signaler le fait que vers 1175 l’un de ces derniers s’appelait Guiomarch, nomen qui était l’apanage des vicomtes de Léon. Selon Bourdedela Rogerie, la baronnie du Juch serait une ancienne dépendance du Kemenet, qui s’étendait dans les paroisses comprises entre la mer, l’Odet et une ligne allant de Quimper à Plounevez-Porzay ; de plus, toutes les seigneuries, sauf les Régaires (c’est-à- dire le fief épiscopal), Locmaria et l’Ile , et probablement Pont-L’Abbé, paraissent avoir été d’anciennes dépendances du Kemenet ; mais, des cessions nombreuses l’avaient profondément modifié avant le XVIIe siècle15. Ce nom pourrait indiquer un fief antérieur au Xe siècle qui s’étendait à l’origine dans les deux pagi du Cap Sizun et du Cap Caval. À la suite de nombreux démembrements, le Kemenet ne conservait plus au XIIIe siècle qu’une douzaine de paroisses et trèves. Noël-Yves Tonnerre toutefois considère que les seigneuries du Juch et de Tyvarlen auraient pu se constituer aux dépens d’une châtellenie primitive de Pont-Croix : elles blasonnaient au XIIIe siècle « d’azur au lion d’argent ». Il pose, en outre, le problème de l’origine des fiefs possédés par les vicomtes de Léon en Cornouaille (Daoulas, Crozon, Porzay, Kemenet et Bourgneuf – la paroisse de Plouyé en Poher) : leur appartenaient-ils dès le XIe siècle ou ont-ils été acquis à la suite d’unions matrimoniales entre les deux maisons (de Léon et de Cornouaille)16 ?

8 De même, l’examen des armoiries peut induire une origine commune des vicomtes du Kemenet et des seigneurs de Pont-l’Abbé, également étudiés par Gérard Le Moigne17, qui indique que les seigneurs de Pont-l’Abbé prétendaient dans un aveu de 1410-1411 que « le Kemenet et la paroisse de Penhars détenus par les vicomtes de Léon furent de l’héritage des Sires du Pont ». Les vicomtes de Léon blasonnent d’or au lion morné de sable. Les seigneurs du Pont ont également le lion pour emblème et leur seigneurie s’étend au sud du Kemenet18. Le nomen dynastique du lignage était celui de Hervé à partir du XIIIe siècle19. Ces deux familles se sont alliées au début du XIVe siècle : Hervé III du Pont (sire De Gouarlot) épousa Mahaut de Léon en 131820, mais leurs armoiries devaient être acquises bien avant, car le père de Hervé II portait « d’or au lion de gueules, armé, lampassé et couronné d’azur », tandis que Hervé V de Léon blasonnait d’or au lion morné de sable, selon le rôle d’armes de l’ost de Ploërmel qui est le plus ancien armorial exclusivement breton. Au nord du Kemenet, les seigneurs de Nevet

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portent le léopard qui est l’emblème des vicomtes du Faou : ces derniers blasonnaient « d’azur au léopard d’or21 ».

9 Ainsi, entre le Porzay et le Cap Sizun au nord et la seigneurie du Pont au sud, le Kemenet occupe une place centrale. Il existe une unité géographique, des témoignages de liens anciens de vassalité et une parenté armoriale entre les différentes seigneuries du Cap Caval aux XIIe et XIIIe siècles, qui conduisent à envisager l’hypothèse d’un démembrement d’un fief originel couvrant le territoire du Cap Caval, voire du Cap Sizun.

Étude des ressorts diocésains et monastiques

10 Pour aborder l’examen de la configuration primitive du Kemenet, nous disposons de peu d’éléments. C’est pourquoi l’étude des ressorts respectifs du diocèse et des monastères cornouaillais peut y contribuer. L’apport du cartulaire de Landévennec est précieux, car il permet de dresser la carte des possessions de l’abbaye en Cornouaille avant le XIe siècle, au cours duquel il a été compilé (vers 1050)22. Dans une étude23, Henry Guirriec établit que les donations attribuées au roi Gradlon (n° 1 à 26) sont situées en dehors des pagi de la Cornouaille qui entourent Quimper (Cap Sizun, Cap Caval, Fouesnant) et qui pourraient être considérés comme la zone d’influence des évêques de Cornouaille24.

Carte 2 – Donations faites à l’abbaye de Landévennec.

(Sources : TANGUY, Bernard, Noms de lieux, Landévennec et le monachisme breton dans le Haut Moyen Âge, 1985, p. 153)

11 À la fin du IXe siècle, Gurdisten, abbé de Landévénnec et rédacteur de la Vie de saint Guénolé, présentait parmi les quatre colonnes de la Cornouaille, outre saint Corentin, saint Guénolé et le roi Gradlon, saint Tugdual qui peut être identifié avec saint Tudi25. En effet, saint Tudi était principalement honoré dans les trois pagi précités, et le

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monastère de Locmaria a dû être précédé d’un sanctuaire qui lui était dédié. Les abbés de Saint-Tugdual ont été associés par les comtes Cornouaille à plusieurs donations. La charte 24 du cartulaire de Landévennec, porte donation par Hepuuou, fils de Rivelen et se disant de sang royal, de l’église de Sanctus (Saint-Thois), en présence de l’évêque de Quimper, de Benoît, abbé de Landévennec et de Urvoet, abbé de Saint-Tutgual, ainsi que du comte Uurmaelon, ce qui permet de la dater du début du Xe siècle. Dans la charte de donation en faveur de Locmaria par Benedic, évêque-comte, du tiers de l’église de Gourlizon, Gurki est appelé « gouvernant » et non abbé de saint Tudi. Sous Alain Fergent, « Daniel abbas Tudi » est témoin d’une donation du duc en faveur de Quimperlé, et Guegon, « abbatt Tudi » est mentionné dans la charte 50 de Landévennec parmi les signataires, dont Guihomarc, fils de Ehoarn (actes passés à la fin du XIe ou au début du XIIe siècle).

12 Si dans les deux premiers actes, l’abbaye de Saint-Tudi désignait vraisemblablement un établissement monastique ayant précédé celui de Locmaria de Quimper, dans les deux dernières chartes, Daniel et Guégon sont en fait abbés de Loctudy, monastère tombé aux mains des seigneurs du Pont qui le rétrocédèrent à l’abbaye de Saint-Gildas de Rhuis26. Ainsi, les abbés de Saint-Tugdual puis Loctudy ont gardé aux XIe et XIIe siècles une influence en Cornouaille, malgré l’expansion de Landévennec en Cap Caval et autour de Fouenant grâce aux donations de Dilès (charte 43 : biens situés en Plonéour, Beuzec, et Peumerit, et Fouesnant), puis de Budic (charte 45 : Plonéour et Plozevet), et Benedic (charte 47 : Plonéour)27. En Cap Caval, le prieuré de Saint Philibert en Lanvern appartenait également à Landévennec, et pourrait rappeler les liens ayant été tissés au Xe siècle avec l’abbaye de Saint-Philibert de Noirmoutiers, et suggérés par la charte n° 20. La chronologie des donations révèle donc, pour les possessions cornouaillaises, deux périodes : la première non datable est celle de Gradlon localisables au nord, et la seconde couvrant la deuxième moitié du Xe et le XIe siècle concerne l’ouest du Cap Caval principalement, c’est-à-dire le fief des comtes de Cornouaille. Parallèlement, l’évêché et l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé bénéficièrent de donations limitées en Cap Caval de la part d’Alain Canhiart et de son fils, Hoël28.

13 En conclusion, la cartographie des possessions monastiques montre que le Kemenet, tel qu’il était connu, ne fut pas concerné par les donations, en dehors de Caer Bulauc en Plozevet, dans la charte 45 de Landévennec, donnée par Budic, et Kaer Huel en Kemenet, donné à l’évêque de Quimper par Hincmon, fils de Saluden, sous Hoël, entre 1066 et 108429. Faut-il y voir un rapport avec le pouvoir des abbés de Saint-Tudi qui, jusqu’à la fin du XIe siècle, conservèrent une zone d’influence en Cap Caval ou était- ce la proximité du siège de l’évêché de Cornouaille qui pouvait en être la cause ?

De Gradlon-Plonéour au vicomte Dilès

14 À partir des sources écrites, il est possible d’identifier quelques personnages ayant joué un rôle dans la genèse du Kemenet. Dans la liste des comtes de Cornouaille contenue dans le cartulaire de Landévennec30, celui de Gradlon-Plonéour précède Aulfret et Dilès (ce dernier portant le titre de vicomte dans la charte n° 25, selon laquelle il assiste à la donation de Batz-sur-Mer faite à l’abbaye par Alain Barbetorte vers le milieu du IXe siècle). Il subsiste une interrogation sur ce personnage de Gradlon-Plonéour qui pourrait avoir été contemporain de Charlemagne31, car bien qu’ayant pour fief vraisemblablement Plonéour-Lanvern, en Cap Caval, aucune donation n’y est attestée

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de sa part. En fait, le premier donateur identifié est Dilès, possessionné en Cap Caval, qui donne des biens dans la paroisse de Plonéour et deux autres limitrophes, Beuzec et Peumerit, venant de l’héritage de ses parents parmi lesquels on pourrait voir Gradlon- Plonéour32. On remarque cependant que le nomen de Gradlon n’a jamais été repris par la dynastie comtale de Cornouaille aux XIe et XIIe siècles, mais qu’il revint à l’honneur chez les vicomtes du Faou à la fin du XIe siècle avec Gradlon, fils d’Ehuarn, dans une charte de Hervé, vicomte de Léon en faveur de Marmoutiers lors de la fondation du prieuré de Morlaix (1128). Il restait usité en Cornouaille dans le lignage de Noménoé, qui eut plusieurs fils, dont Gradlon et Guihomarch ; ce dernier fit don à Sainte-Croix de Quimperlé, à la fin du XIe siècle de terres situées à Clohars-Carnoêt en présence du vicomte Ehuarn, et sa résidence était à Coray, à quelques kilomètres au nord de Quimper33. Quoi qu’il en soit, le lignage de Dilès, successeur probable de Gradlon- Plonéour, possédait des biens en Cap Caval, sans que l’on sache s’ils étaient en sa possession antérieurement à la création du fief du Kemenet.

15 Les Kemenet seraient l’une des conséquences de la réorganisation des comtés après la fin des incursions des Scandinaves. La Vie de saint Gildas datant de la première moitié du XIe siècle suggère une installation normande à Plozevet, et une autre de leur base pourrait être un îlot sur l’Odet en aval de Quimper34 ; en outre, Philippe Guigon émet l’hypothèse que la destruction de l’ensemble carolingien situé sur la « Montagne » de Locronan puisse être attribuée aux Vikings35. Ces trois sites sont aux limites du Kemenet, tel qu’il est connu. Nous pouvons avancer l’hypothèse que Diles Heigor Cambre, vicomte d’Alain Barbetorte, se vit confier par ce dernier (vers le milieu du Xe siècle) le pouvoir dans un fief créé à la suite des dévastations normandes entre l’océan et l’Odet et que ses successeurs, dont Budic-Castellin36, étendirent ensuite leur domination sur l’ensemble de la Cornouaille37.

Du vicomte Dilès au roi Guinvarch

16 Ce n’est qu’à partir du XIIIe siècle que les actes permettent de mieux cerner le Kemenet dont le siège était situé en Penhars, aux portes de Quimper38, où existaient les seigneuries de Pratenroux, Pratenras et Pratenros39, mais la localisation précise du siège du Kemenet n’est pas connue. À la fin de l’Ancien Régime, selon un aveu du 30 octobre 1730, le fief du Kemenet dépendait du marquisat de Pont-Croix et s’étendait sur la plus grande partie des paroisses Saint-Mathieu (de Quimper), Plonéis, Pluguffan, Plomelin, et Penhars40. L’église et le cimetière de Saint-Mathieu, situés sur la terre donnée à Hoël par son père le comte Alain Canhiart, sont mentionnés pour la première fois en 120941 et jouxtent le territoire de la paroisse de Penhars, et précisément la colline de Créac’h-Marc’h, ou « montagne de March », près de laquelle se trouve une chapelle dédiée à saint Marc, d’origine ancienne42. Cette colline est aussi nommée Mes- Minihy (champ du Minihy), lieu qui dépendait du fief épiscopal43. La chapelle Saint- Marc date du XIIIe siècle, et serait peut-être la chapelle privée de la famille Quenechmarch (le rentier de 1678 mentionne un « manoir Espern » – Lespern ? – à l’emplacement du futur cimetière Saint-Marc) et une rue Quenechmarch rejoint Maesminihy, où existait la demeure de la famille de Montville, apparentée au fief du chapitre44. C’est le manoir de Créach-Marc45. Cette terre du Minihi serait une enclave à l’intérieur du fief du Kemenet, qui avait ses fourches patibulaires sur la colline voisine appelée La Justice. L’aveu de 1730 du marquis de Pont-Croix, seigneur du Kemenet,

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précisait que les patibulaires étaient « à quatre poutres », ce qui était réservé aux barons et aux vicomtes46.

Carte 3 – Quimper extra-muros aux XIIIe et XIVe siècles.

(Source: LEROY, Robert, «Petit atlas de Quimper au Moyen Âge », Bulletin de la société archéologique du Finistère, t.CXXXI, 2002, p.227)

17 Au-delà de la colline de Créach-March se trouvent les vestiges du château de Pratenroux, auquel est attachée la légende du roi Guinvarch et qui était dès avant le XIVe siècle le chef-lieu d’un fief relevant du Kemenet. La présence du toponyme « marc’h » est à rapprocher de cette légende qui pourrait être ancienne. En effet, selon les commentateurs de Ogée, dans une charte, Salomon, roi de Bretagne, aurait eu une résidence « in aula Penhars », ce qui reste à vérifier47. À Pratenroux, une statue gauloise et quelques vestiges gallo romains ont été découverts48, et deux croix monolithiques d’époque médiévale ont été recensées, qui attestent l’ancienneté du site. Dans les contes recueillis en Cornouaille au XIXe siècle, le roi aux oreilles de cheval porte le nom de Guinvarch à Penhars et plus précisément à Pratenroux, et de Guivarch à l’île Chevalier, sur la rivière de Pont-L’Abbé, où existait un château du roi Guimarch, connu par un aveu de 1425, et qui était encore appelé « Castel ar roué Guivarch » en 173249.

18 Ce roi March pourrait être assimilé à la figure légendaire du roi Marc de la littérature médiévale, comme dans la tradition locale à Douanenez où il porte le nom de Porsmarch, mais aussi dans le Porzay (« Roué Marc’h ») et dans la presqu’île de Crozon : Lostmarch50 et il est tentant de faire le même rapprochement pour Guinvarch et Guivarch. Quoi qu’il en soit, ces deux personnages sont attachés à des vestiges dont l’origine peut remonter à l’époque féodale et qui ont laissé des traces dans la toponymie : Créach-March et Quenechmarch (qui est la forme du précédent en moyen

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breton), lieux-dits proches de Pratenroux, et « Castel ar Roué Guivarch » sur l’île Chevalier, située dans la rivière de Pont-L’Abbé.

De Guinvarch aux vicomtes de Léon

19 Le nom porté par le seigneur de Pratenroux et de l’île Chevalier rappelle celui de Guiomarch, vicomte connu au milieu du XIe siècle dans les chartes cornouaillaises. En outre, le nomen de Guiomarch se retrouve à nouveau au XIe et XIIe siècle dans les chartes cornouaillaises : « Guihomarch filium Demei », charte de la duchesse Constance51 et curieusement associé à celui de Gradlon à deux reprises ; Ehuarn, vicomte (et fils de Morvan) eut deux fils connus : Guiomarch et Gradlon, de même que Noménoé, cité dans le cartulaire de Quimperlé52. Ces deux noms ont été également portés par des personnages légendaires, dans Chrétien de Troyes (Erec et Enide) qui les présente comme frères : « Graislemiers de Fine Poterne (Gradlon Meur) et Guilemers son frère (Guiomarch), de l’île d’Avalon fut sire, […] fut ami de Morgane la fée53. » Dans les Romans bretons, l’amant de Morgane, la fée, est un chevalier, du nom de Guiomarch, neveu du roi Arthur.

20 Pour Gwenhael Leduc, le nom dynastique de Guiomarch pourrait rappeler le personnage mythique du roi March (identifié à Conomore), à cause de l’élément « march », alors qu’aucun lien onomastique n’existe avec Conan Mériadec (personnage légendaire récupéré tardivement par les vicomtes de Léon : un Conan au XIIIe siècle) ; il considérait que les graphies du nom (Guivarch, Guiomarch et Guionvarch) sont des formes diverses du même nom54. De même, Gaël Milin souligne l’homonymie entre Guiguemar, le héros du lai de Marie de France, et le protagoniste de certaines versions du conte du roi aux oreilles de cheval, car la forme Guiguemar (ou Guiamar dans la version norvégienne) n’est autre que l’anthroponyme « breton-moyen Guihomarch » ; et à propos de ce lai et de celui de Graelent Muer (désignant Gradlon), il ajoute que « l’hypothèse de légendes dynastiques, faisant remonter un lignage à un ancêtre mythique, doit être envisagée avec attention55 ». Dans le lai de Guiguemar, le héros est présenté comme étant le fils du « sire de Liun », vassal de Hoêl : il est possible de l’identifier avec Guiomarch, vicomte de Léon (décédé en 1103), car Marie de France écrivait dans la seconde moitié du XIIe siècle.

21 Toutefois, les contes relatifs au roi March sont situés principalement en Cornouaille, en dehors de Penmarch en Saint-Frégan, évêché de Léon (sous l’influence des vicomtes de Léon ?) et du site de Run Marc en Lanmeur (ou d’ailleurs la prononciation ne renvoie pas au mot « march »), alors qu’ils sont connus en Léon avec le personnage du seigneur Karn56. De plus, elle est ancienne puisque la première allusion se retrouve dans la Vie de saint Paul Aurélien, rédigée en 884 par Wormonoc, moine de Landévennec, dans laquelle le roi Marc est identifié avec Conomore, étant rappelé que la représentation zoomorphique de l’évangéliste saint Marc sur les évangéliaires de Landévennec, datant du IXe siècle, est une tête de cheval. Ainsi, le roi Guinvarch qui n’est connu d’aucune source écrite ancienne vient s’enraciner en Cap Caval (du littoral cornouaillais jusqu’aux portes de Quimper), même si c’est de façon moins glorieuse que Gradlon. L’idée de l’implantation ancienne d’un seigneur du nom de Guiomarch à Penhars, siège du Kemenet, s’en trouve confortée : ce pourrait être le vicomte cité dans trois chartes cornouaillaises du XIe siècle et l’auteur du lignage des vicomtes de Léon.

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Guiomarch et les sires du Pont

22 Il convient de revenir sur les liens possibles entre les vicomtes de Léon et les seigneurs du Pont dont les origines demeurent mal connues. Ils apparaissent dans les textes au début du XIIIe siècle : en 1223, Herveus de Ponte et sa mère cèdent à l’évêché et à l’abbaye de Saint-Gildas-de-Rhuis les droits que leurs ancêtres s’étaient appropriés concernant le prieuré de Loctudy57. Plusieurs chercheurs voient dans le lignage de Pont-L’Abbé les descendants des abbés laïcs de Saint-Tudi qui sont mentionnés dans la deuxième moitié du XIe siècle : Daniel dans le cartulaire de Quimperlé et « Guégon, abbat Tudi » dans celui de Landévennec, aux côtés d’Alain Fergent. Dans une charte du duc Conan IV datée de 1162, confirmant à l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé toutes ses possessions, on retrouve parmi les témoins laïcs « Guinguen dictus abbas sancti Tudi58 ». Hervé Torchet pense que l’abbé de Saint-Tudy était alors Eudon du Pont, époux de Marguerite, qui restitua, en accord avec son fils Hervé, les droits détenus par ses ancêtres dans l’église de Loctudy ; un autre fils était prénommé Eudon, qui participa à la bataille de Bouvines en 121459. Enfin, selon André-Yves. Bourges, la mère de Hervé du Pont serait l’héritière de cette dynastie60.

23 Les sires du Pont auraient cumulé la possession d’un fief banal et d’un établissement monastique, l’abbaye de Saint-Tudy. Vers la fin du XIe siècle ou au début du siècle suivant, le lignage devait occuper une grande enceinte au sud du gué situé sur la rivière de Pont-L’Abbé et était détenteur d’un fief qui pourrait avoir été la totalité du Cap Caval. Ils auraient contracté une alliance matrimoniale avec les vicomtes de Léon dans le courant du XIIe siècle, à qui ils auraient donné en partage la totalité du Kemenet, selon ce qui est relaté dans l’enquête de 1410-1411 faite à la demande des Rohan sur leurs droits en Cornouaille et qui rapporte que « les héritages que ledit vicomte (de Rohan) tient au Kemenet et en la paroisse de Penharz furent de l’héritage du sire de Pont- L’Abbé61 ». Il est vrai que le patronyme de Hervé est commun aux deux maisons à partir de la fin du XIIe siècle et que les vicomtes de Léon ont pu rattacher à leur fief d’autre seigneuries cornouaillaises comme celle de Crozon, détenu par Rivelen dont la fille épousa Orscand, frère d’Alain Canhiart et évêque de Quimper au XIe siècle.

24 Toutefois, quelques points méritent un examen. 1- Le titre porté par le lignage désigne une fonction ecclésiastique liée à un ancien établissement monastique très anciennement honoré en Cornouaille, puisque saint Tugdual (saint Tudi) était l’une des quatre colonnes du diocèse, alors que le Kemenet avait une fonction militaire. 2- L’importance de la concession faite aux vicomtes de Léon, qui auraient reçu un territoire important à l’intérieur du Cap Caval, avec une enclave dans le fief des seigneurs du Pont, à savoir la seigneurie de Kerlaouenan, ayant son chef lieu en Plobannalec et détentrice des droits de fondation et de patronage dans l’église paroissiale62. À la fin de l’Ancien Régime, le greffier-fiscal de la baronnie prétendait même que le Pont aurait été un ancien domaine de la maison de Léon en s’appuyait sur l’analogie entre les armes des deux lignages : un lion rampant63. 3- La désignation du château de l’île Chevalier (également appelée « île Gueltas », à cause de l’existence d’une chapelle Saint-Gildas, rappelant les liens entre Loctudy et l’abbaye de Saint- Gildas-de-Rhuis), qui renvoie à l’onomastique des vicomtes de Léon : « Castel ar roué Guivarch ». C’était l’un des quatre châteaux de la baronnie de Pont-L’Abbé : « fier de ses tours, donjons et forteresses », il n’en restait que des ruines en 169464. En fait, l’île avait une double dénomination, ecclésiastique et laïque : au XVIIe siècle, elle était appelée

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« enez ar mar’hec » (île du chevalier)65. Nous proposons de voir dans « mar’hec » un équivalent de Guimarch (« digne d’avoir un cheval » en breton). Il convient de signaler en outre le manoir de Kerguiomarch en Loctudy. 4- Les anciennes descriptions des vitraux de l’abbaye de Daoulas présentaient l’écusson des seigneurs de Pont-L’Abbé tout en haut de la maîtresse vitre, en supériorité par rapport à celui des vicomtes de Léon, fondateurs de l’abbaye. C’était la marque d’une hiérarchie à l’intérieur de la noblesse cornouaillaise dont ces derniers faisaient partie, du moins au titre du Kemenet et de leurs autres possessions66. 5- Enfin, l’acte de 1208 (cité supra) précise que Hervé de Léon donne à son fils la sénéchaussée héréditaire de cinq paroisses du Kemenet, ce qui incite à privilégier la thèse d’un partage d’un territoire commun entre deux branches d’un même lignage.

25 On peut conclure que de fortes présomptions existent en faveur d’une alliance ancienne (voire d’une origine commune) entre les vicomtes de Léon et les seigneurs du Pont, en raison de la proximité et de l’enchevêtrement des fiefs (Plobannalec, dépendant du Kemenet, jouxtait la ville de Pont L’Abbé) et de l’onomastique : le château du roi Guimarch, Kerguiomarch.

Guiomarch et Locronan

26 Le Kemenet s’étendait au nord jusque sur le territoire de Plogonnec, qui était limitrophe de la Montagne de Locronan. La charte II du cartulaire de l’abbaye de Sainte- Croix de Quimperlé, intitulée « De possessionibus », est établie en présence du comte Alain Canhiart et de « primatibus de Cornubie » : à côté des deux frères du comte, figuraient Guégon et son père Huélin, seigneurs de Hennebont, ainsi que Loeshuarn, et Guiomarch, ce dernier sans titre de vicomte. Leur présence se justifiait peut-être par les donations qu’ils firent au monastère, à savoir Huelin donateur de l’île de Groix67, et Altfridus filius Altfridi, autre témoin cité, cousin du comte, et donateur d’une église68. Guiomarch était-il le vicomte témoin de la charte IX et était-il à l’origine de donations en faveur de Quimperlé, fondée aux alentours de 1050 ? En outre, dans un fragment de chronique reproduisant la charte II, la liste des témoin se termine par Loeshuarn « et ceteris pluribus tam ex Cornubia quam ex Kemenet Hebou », ce qui implique que Guiomarch soit issu de l’un ou l’autre.

27 Ces constatations nous orientent vers la question de l’origine des terres appartenant à Quimperlé autour de Locronan, qui sont connues par la charte VII constituant le rentier de Locronan, compilé dans le premier quart du XIIe siècle. Celles qui peuvent être identifiées se trouvent en Plounévez-Porzay, Guengat (Caer Dren, Kerdrein, ancien manoir)69, Plogonnec (« mes an escop »). Il n’est pas assuré qu’il s’agisse d’une donation comtale, car la charte IV rapportant la victoire d’Alain Canhiart sur le duc Alain III70 est un faux qui s’inspirerait d’un passage de la pancarte de l’Église de Quimper dans laquelle Alain Canhiart fait un don après une victoire obtenue contre les Léonards qui avaient pénétré en Cornouaille71. De plus, on peut faire remarquer que Locronan se trouve plus éloigné de Quimperlé que de Landévennec ou Locmaria-Quimper qui auraient pu bénéficier de ces donations avant Sainte-Croix : un événement aurait été à l’origine de la donation, c’est peut-être la bataille de Guet-Ronan relatée par la charte IV, mais elle aurait opposé Alain Canhiart à un autre adversaire que le duc Alain III, décédé en 1040, soit avant la fondation de l’abbaye de Quimperlé. Le rédacteur, vers 1124/1127, précise que les Cornouaillais appellent cette bataille encore aujourd’hui

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« Guet Ronan », ce qui confirme son historicité. On constate en outre que le compilateur du cartulaire a tenu à insérer le faux entre d’une part la charte III relatant la donation de Tréguennou et Tréballay après la victoire sur le vicomte Guiomarch et d’autre part le rentier des terres de Saint-Ronan (à savoir la charte VII, sachant que les actes V et VI sont de la fin du XIIe siècle). Il est possible de rapprocher les deux chartes (III et IV) qui relatent toutes deux un victoire d’Alain Canhiart et qui ont plusieurs témoins communs : l’abbé Gurloes, Judith, Orscand, le vicomte Morvan, Omnés, et trois laïcs cités dans le même ordre (Saluden, Gulchuen et Guegon).

28 La période concernée est comprise entre 1046 (date la plus ancienne pouvant être retenue pour la fondation de l’abbaye de Sainte-Croix) et 1058, année de la mort d’Alain Canhiart : ce dernier aurait-il fait deux donations à la suite de deux batailles victorieuses ou n’y aurait-il eu qu’une seule victoire, qui aurait été à l’origine du transfert du minihi de saint Ronan à l’abbaye de Quimperlé ? Alain Canhiart n’aurait-il fait que restituer à un établissement monastique récent des biens accaparés par des laïcs lors de la période troublée ayant suivi les invasions normandes ? Dans l’hypothèse que nous privilégions, le vicomte Guiomarch aurait été contraint de céder les terres de Saint-Ronan au comte de Cornouaille qui les aurait remises ultérieurement à l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, en remerciement de la victoire. Parallèlement, le comte Alain aurait fait transférer à l’église cathédrale de Quimper les reliques de saint Ronan, où elles étaient encore détenues lors de la rédaction de la vita Ronani72. En résumé, si on considère le cartulaire comme une pancarte sur le modèle de Locmaria de Quimper, le rentier des terres de Saint Ronan était le prolongement de la charte III relatant la victoire remportée au milieu du XIe siècle sur le vicomte Guiomarch et il fallait, a posteriori, justifier par un titre (la charte IV dite « Guet Ronan ») les possessions de l’abbaye en Locronan, vis-à-vis de l’évêché et de tout autre puissance de l’époque.

29 Cette question nous renvoie aux lignages dont les fiefs entourent Locronan : Kemenet, Nevet, Le Juch et Porzay73. Le premier, aux vicomtes de Léon, comprenait une portion de la paroisse de Plogonnec, au sud de Locronan ; Nevet, en partie sur Plogonnec, avait construit son premier château sur la montagne de Locronan, au lieu-dit La Motte, située en fait en Plogonnec74 ; non loin, vers l’ouest se dressait le château du Juch, possible démembrement du Kemenet. Les vicomtes de Léon possédaient également au XIIe siècle d’après la charte de 1208 « nemus Schyrriou75 », lieu-dit qui peut être identifié avec Coat-Squiriou, en Quemeneven, paroisse limitrophe de Locronan, où existe une parcelle « ar C’hastellic » avec traces d’une motte féodale. La seigneurie de Coat- Squiriou est attestée au XVe siècle dans les paroisses de Quemeneven, Cast et Plomodiern dans les livres de réformation de la noblesse (paroisses situées en Porzay, au nord de Locronan)76. Quant à la seigneurie de Guengat, l’un de ses premiers titulaires était dénommé Guiomarch Daniel (charte VIII de Quimperlé, du début du XIIIe siècle). Enfin, les vestiges de la montagne du Prieuré, proche de Locronan, étaient ceux d’une résidence carolingienne abandonnée vers 1050, car la charte et le rentier n’en parlent pas, étant vraisemblablement détruite pendant les invasions normandes : il en est resté le toponyme « Goarem ar Salud77 ».

30 De même qu’il existe une proximité entre les textes, de même la situation de Locronan aux confins des fiefs des vicomtes de Léon (le territoire de Locronan est comme enclavé entre le Porzay, où ils sont possessionnés, au nord, et le Kemenet, au sud) inciterait à proposer un lien entre les « terres de saint Renan » et ces derniers ou leurs ancêtres. Les vicomtes ont peut-être voulu conserver en Léon le souvenir de ces liens en fondant

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le prieuré de Saint-Renan (Lokournan-Léon) qui appartenait à l’abbaye de Saint- Mathieu. La Vita dit que saint Ronan aborda sur les côtes du Léon mais ne cite pas le nom de son premier établissement et la tradition veut qu’il séjourna à Molène, dont l’église Saint-Ronan appartenait aussi à l’abbaye de Saint-Mathieu. En fait, un autre site pourrait convenir, celui de Locrenan près de Plestin-Les-Grèves78. On peut également souligner les liens entre les vicomtes de Léon et l’abbaye de Locmaria-Quimper, en raison de la donation de Notre-Dame de Lesneven à cette dernière, donation qui pourrait être antérieure à 1124, date à laquelle Locmaria devint un prieuré de l’abbaye de Saint-Sulpice-La-Forêt79. Enfin, la paroisse de Saint-Thégonnec en Léon porte le nom du saint éponyme de Plogonnec (incluse dans le Kemenet et limitrophe de Locronan) après avoir été appelée « prioratus de Pleiber-Rival » jusqu’au XIVe siècle : une chapelle dédiée au saint est située sur son territoire et une deuxième version de la Vie de saint Thégonnec relate que, après avoir fondé un ermitage à Plogonnec, le saint aurait été à l’origine de la paroisse léonarde qui porte son nom80.

31 Après avoir été vaincu à deux reprises par Alain Canhiart, d’abord victorieux contre les Léonards, dans l’hypothèse où ces derniers auraient été conduits par le vicomte Guiomarch, ce qui n’est pas dit dans la charte du cartulaire de la cathédrale de Quimper81, puis contre le vicomte Guiomarch, sous-entendu de Léon, le lignage vicomtal de Léon aurait-il réussi par la suite à annexer d’importantes seigneuries cornouaillaises : le Kemenet, le Porzay et Crozon par des alliances matrimoniales ? Ne faut-il pas envisager, au contraire, qu’une partie de ces fiefs était déjà sous la domination de leurs ancêtres au XIe siècle ?

Carte 4 – Pagi et étendue des fiefs à l’ouest de la Cornouaille.

(Source: LE MOIGNE, Gérard, «La baronnie du Juch », Bulletin de la société archéologique du Finistère, t.CXXVI, 1997, p.393)

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32 Ainsi, on peut conclure que le Kemenet constitué par Alain Barbetorte au profit de Dilès, vicomte, fut progressivement démembré en trois principaux fiefs : celui des comtes de Cornouaille (autour de Plonéour-Lanvern), la baronnie de Pont L’Abbé, et celui qui revint au vicomte Guiomarch et qui conserva le nom d’origine de Kemenet (il fut à son tour partiellement démembré entre des vassaux : Le Juch, Guengat, Pont- Croix, Nevet étant un ramage des vicomtes du Faou). On peut constater en outre que les titulaires de ces trois démembrements furent parmi les plus puissantes familles de Cornouaille : les comtes et les barons du Pont ; quant aux seigneurs du Kemenet, ils seraient de même un ancien lignage cornouaillais, portant le titre de vicomte et installé au cœur du comté dans un fief qui jouxtait le siège du pouvoir comtal, dont il ne pouvait qu’être allié, même s’il s’opposa à lui au prix d’une défaite qui lui coûta l’un de ses fleurons, le minihi de saint Ronan.

33 Le vicomte Guiomarch, contemporain du comte de Cornouaille, Alain Canhiart, vivant vers le milieu du XIe siècle, pourrait ainsi faire partie de la descendance du lignage de Dilès, dont il aurait hérité le titre de vicomte. L’autre vicomte, Morvan, était possessionné aux confins de la Cornouaille et du Léon, entre l’Aulne et l’Elorn, où se trouvait la forteresse de la Roche-Morvan ; il devait tenir sa fonction du comte de Cornouaille, comme le montre la mention de sa rébellion dans l’acte de donation relatant sa défaite face à son suzerain. Ces hypothèses recoupent celles émises par Mme Quaghebeur qui considère que, d’une part, le vicomte Dilès a pu transmettre son titre à un successeur et, d’autre part, avoir donné en mariage une sœur ou une fille à Budic Castellin, premier comte de Cornouaille attesté82. Enfin, nous ne pouvons exclure un rapprochement entre le lignage de Guiomarch et le donateur de la chapelle de Lan Sent à Landevennec connu par la charte 20 du cartulaire, car ce lieu est situé en Porzay non loin de Locronan et du Camp des Salles qui pourrait être la résidence de Uuarhenus, homme noble et « auctor et pincerna regis Gradloni », la donation étant faite du temps de Charlemagne, soit avant les invasions scandinaves et la destruction du site.

NOTES

1. DOM MORICE, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bretagne, Paris, 1742-1746, t.1, col. 5 : « MCIII Occisus est Guichomarius vicecomes Leonensis dolo. » 2. MAITRE, Léon et BERTHOU, Paul de, Cartulaire de l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, 2e éd., Paris- Rennes, s.d. 3. « Le comte de Cornouaille donna avant son expédition contre Guiomarch deux hameaux situés en la paroisse de Bannalec : Trébalay et Trévenou, puis il confirma cette donation après sa victoire. » 4. Cartulaire de l’église de Quimper, publié par le chanoine PEYRON, Paul, Quimper, 1909. DOM MORICE, Preuves, t. 1, col. 377 : « subacto Vicecomes Morvano sibi rebelli […] Tresgalet quae est in Ploneor in pago Cap- [Plonéour-Lanvern] ».

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5. Le cartulaire de l’abbaye de Saint-Sauveur de Redon, Rennes, Association des amis des archives historiques du diocèse de Rennes, Dol, Saint-Malo, 1998, f° 171 v°. 6. DOM MORICE, Preuves, t. 1, col. 373. 7. BIGNE VILLENEUVE, Paul de La, « Cartulaire de l’Abbaye de Saint-Georges de Rennes », Mémoires de la Société d’Archéologie d’Ille-et-Vilaine, 1876, p. 246-247. 8. Voir carte annexe 1. 9. LA BORDERIE, Arthur de, Histoire de la Bretagne, t. III, Rennes-Paris, 1899, p. 77, note 1 : « Herveus de Leonia, filius Margiliae, dat R. filio cari senescalliam hereditariam…ex assensu fratrum suorum Salomoni et Guidomari et Constantiae suroris suae. Anno MCCVIII » Extrait de la généalogie des vicomtes de Léon par DOM LOBINEAU, à la suite du Traité ms. Des Barons de Bretagne. 10. LA BORDERIE, Arthur de, Histoire de la Bretagne, t. III, p. 77, note 2. Arch. dép. de Loire-Atlantique, Chambre des comptes, Déclarations, Domaine de Quimper, vol. IV, p. 85. 11. Voir carte 1. 12. TANGUY, Bernard, « Les Pagi bretons médiévaux », Bulletin de la Société Archéologique du Finistère (BSAF), t. CXXX, 2001, p. 393-394. 13. LE MOIGNE, Gérard, « Les seigneurs de Guengat », BSAF, t. CXXIX, 2000, p. 277. 14. LE MOIGNE, Gérard, « La baronnie du Juch », BSAF, t. CXXVI, 1997, p. 390 à 394. 15. BOURDE de la ROGERIE, Henry, « Liste des juridictions du présidial de Quimper », BSAF, 1930, p. 107-110. 16. TONNERRE, Noël-Yves, La Bretagne féodale, XIe-XIIIe siècle, Rennes, Ouest-France, 1987, p. 175. 17. « Le château de Pont L’Abbé », BSAF, t. CXXXI, 2002, p. 189-190. 18. LE DUIGOU, Serge, LE BOULANGER, Jean-Michel, Histoire du Pays Bigouden, Plomelin, Palantines, 2002, p. 48. 19. LE MOIGNE, Gérard, « Le château de Pont-L’Abbé », art. cit., p. 190. 20. PASTOUREAU, Maurice, « L’héraldique bretonne », BSAF, 1973, p. 146. 21. POTTIER deCOURCY, Paul, Nobiliaire et armorial de Bretagne, t. I, p. 322. 22. LE MEN, René-François, ERNAULT, Émile (éd.), Cartulaire de Landévennec, Britannia Christiana, Landévennec, 1985. 23. GUIRRIEC, Henry, « Autour du Cartulaire de Landévennec », BSAF, 1939, p. 3-26. 24. Voir carte n° 2. 25. TANGUY, Bernard, « Hagionomastique et histoire : Pabu Tugdual alias Tudi et les origines du diocèse de Cornouaille », BSAF, t. CXV, 1986, p. 116-142. 26. TANGUY, Bernard, « Hagionomastique et histoire… », art. cit., p. 120. 27. TANGUY Bernard, « Les noms de lieux dans le cartulaire de Landévennec, Landévennec et le monachisme breton dans le Haut Moyen Âge », Actes du colloque du XVe centenaire de l’abbaye de Landévennec, Landévennec, 1985, p. 153. 28. Q UAGHEBEUR, Joëlle, La Cornouaille du IXe au XIIIe siècle. Mémoire, pouvoir, noblesse, Société Archéologique du Finistère, 2001, cartes p. 203 et 255. 29. DOM MORICE, Preuves, t. 1, col. 378. 30. Acte n° 54. 31. TANGUY, Bernard, « Hagionomastique et histoire », art. cit., p. 133-139. 32. Charte n° 43 : « In vicaria Plueu Eneuur […], in Buduc [Beuzec] […], in Pumurit. » 33. QUAGHEBEUR, Joëlle, La Cornouaille du IXe au XIIIe siècle…, op. cit., p. 411 et sq. 34. C ASSARD, Jean-Christophe, « En marge des incursions vikings », BSAF, t. CXXVII, 1998, p. 261-262. 35. GUIGON, Philippe, Les Fortifications du Haut Moyen Âge en Bretagne, Rennes, Institut Culturel de Bretagne, 1997, p. 96-98. 36. Cf. acte n° 54 du cartulaire de Landévennec.

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37. QUAGHEBEUR, Joëlle, La Cornouaille…, op. cit., p. 153, lignage d’Alfred. 38. Voir supra la charte de 1208 : « in Capite Hars ». 39. T RÉVIDY, Joseph, « Promenade au manoir de Pratenroux et de Pratenros (commune de Penhars)», BSAF, 1887, p. 167 et 175-176. 40. TRÉVIDY, Joseph, « Une promenade à la montagne de Justice », BSAF, 1882, p. 33. 41. LE ROY, Robert, « Petit atlas de Quimper au Moyen-Âge », BSAF, t. CXXXI, 2002, p. 228. 42. Voir carte n° 3. 43. TRÉVIDY, Joseph, « Une promenade… », art. cit., p. 42-43. 44. LE ROY, Robert, « Petit atlas de Quimper… » art. cit., p. 228. 45. Histoire de Quimper, sous la direction de KERHERVÉ, Jean, Éditions Privat, 1995, carte p. 62. 46. TRÉVIDY, Joseph, « Une promenade… » art. cit, p. 37. 47. OGÉE, Jean, Dictionnaire historique et géographique de la province de Bretagne dédiée à la nation bretonne, Rennes, 1843-1853, 2e édition, t. 2, p. 265-266. 48. ÉVEILLARD, Jean-Yves, « Trois têtes en pierre »,BSAF, 2003, p. 82 et BSAF, 1994, p. 163-173. 49. MILIN, Gaël, Le roi March aux oreilles de cheval, Genève, 1991, p. 223-254. 50. TANGUY, Bernard, « Douarnenez, patrie de Tristan », BSAF, t. CXVII, 1988, p. 124-126. 51. DOM. MORICE, Preuves, t. 1, col. 376. 52. QUAGHEBEUR, Joëlle, « La Cornouaille… », op. cit, p. 413-415. 53. BOURGES, André-Yves, « L’expansion territoriale des vicomtes de Léon à l’époque féodale », BSAF, t. CXXVI, 1997, p. 369. 54. LEDUC, Gwenhael, « La conception et la naissance de Conan Mériadec », Saint-Jean-du- Doigt, des origines à Tanguy-Prigent, Actes du colloque, Brest, CRBC, 1999, p. 119-122. 55. MILIN, Gaël, Le roi March…, op. cit., p. 211-213. 56. Ibidem,p. 207-208. 57. DOM MORICE, Preuves, t. 1, col. 854. 58. LE DUC, DOM Placide, Histoire de l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, p. 217-218, publié par LE MEN, René-François, Quimper, 1863. 59. TORCHET, Hervé, La Réformation des fouages en 1426, évêché de Cornouaille, 2001, Quimper, p. 232. 60. BOURGES, André-Yves, « À propos de la vita de saint Corentin », BSAF, t.CXXVII, 1998, p. 298. 61. LE MOIGNE, Gérard, « Le château de Pont-L’Abbé », BSAF, t. CXXXI, 2002, p. 186-189. 62. TRÉVIDY, Joseph, « Lettres », BSAF, 1899, p. 11-12, et BOURDE de la ROGERIE, Henry, « Liste des juridictions du Présidial de Quimper », BSAF, 1930, p. 103, note 2 : « La seigneurie de Plobannalec, comprise dans le Kemenet en serait désunie pour être incorporée dans la nouvelle seigneurie de Lesnarvor ; lettres patentes d’avril 1655. » Il faut savoir que Plobannalec était limitrophe de Pont- L’Abbé, et donc située au cœur de ce fief. 63. BOURDE de la ROGERIE, Henry, « Liste des juridictions… », art. cit, p. 103. 64. LA BORDERIE, Arthur de, Histoire de la Bretagne, Rennes-Paris, 1899, t. III, p. 76. 65. MILIN, Gaël, Le roi March… op. cit., p. 229 à 232, notes 60 à 62. 66. TORCHET, Hervé, La Réformation des fouages…, op. cit, p. 19. 67. Cartulaire de Quimperlé : charte X, p. 149-150. 68. Ibidem, charte XI, p. 151-152. 69. DILASSER, Maurice, Locronan, un pays de Cornouaille, Brest, 1989, p. 509. 70. Bataille de Ronan, selon la charte de « Guet Ronan ». 71. Q UAGHEBEUR, Joëlle, « Un bourg en Cornouaille au début du XIIe siècle », Saint Ronan et la Troménie, Brest, CRBC, 1995, p. 191-199. 72. GUILLOTEL, Hubert, « Sainte Croix de Quimperlé et Locronan », Saint Ronan et sa Troménie, art. cit., p. 175 à 190. 73. LA BORDERIE, Arthur de, Essai sur la géographie féodale de la Bretagne, Rennes, 1889, p. 135.

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74. LE MOIGNE, Gérard, « La seigneurie de Nevet », BSAF, t. CXXVIII, 1999, p. 448-449. 75. LA BORDERIE, Arthur de, Histoire de la Bretagne, t. III, p. 77, charte de 1208. 76. LE QUELLEC, Vincent, LE GOFFIC, Michel, PEUZIAT, Josick, « Les enceintes médiévales du Porzay », BSAF, t. CXXXV, 2006, p. 47,48. 77. GUIGON, Philippe, Les fortifications du Haut-Moyen Âge en Bretagne, Rennes, 1997, p. 68 à 98. 78. TANGUY, Bernard, « Du Nemeton au Locus Sanctus », Saint Ronan et sa Troménie, art. cit., p. 117. 79. DOM ANGER, Cartulaire de l’abbaye de Saint-Sulpice-la-Forêt, Rennes, 1911, extraits des Bulletins et Mémoires de la Société archéologique d’Ille-et-Vilaine, p. 154, n° LXXII. 80. MAUNY, Michel de, Le Pays de Léon, Éditions régionales de l’Ouest, Mayenne, 1993, p. 284-285. 81. Cartulaire de l’Église de Quimper, publié par le chanoine PEYRON, Paul, Quimper, 1909. « Après sa victoire contre les Léonards qui s’étaient introduits en Cornouaille, Alain Canhiart fit don du hameau de Lezugar en Beuzec-Cap-Sisun : “Leonenses qui fines regionibus suae… Leonensibus victis cum praedictus Consul…”» On voit qu’il n’est nullement fait mention du vicomte Guiomarch. 82. QUAGHEBEUR, Joëlle, La Cornouaille du IXe au XIIe siècle, op. cit., p. 108 à 113.

RÉSUMÉS

La présente étude, qui prolonge un précédent travail sur les origines des vicomtes de Léon au XIe siècle, tente de rechercher en Cornouaille les racines de ce lignage dans le Kemenet, l’un de leurs principaux fiefs. Cette seigneurie, qui s’étendait entre l’Odet et l’océan et jusqu’à la Montagne de Locronan, était limitrophe de la baronnie du Pont et d’un fief appartenant aux comtes de Cornouaille, au sud. On peut envisager l’hypothèse du démembrement en trois seigneuries principales d’un fief originel couvrant le Cap Caval. Désignant un territoire attribué à un vassal, le terme Kemenet n’est apparu qu’après les invasions normandes : le premier titulaire pourrait en être Dilès, vicomte d’Alain Barbetorte, à la fin du Xe siècle. Le souvenir du vicomte Guiomarch, dont l’existence est attestée au milieu du XIe siècle par des actes du cartulaire de l’abbaye de Quimperlé, pourrait s’être conservé dans une version de la légende du roi March, collectée près de Quimper à Penhars, siège du Kemenet, et connue en d’autres lieux de Cornouaille occidentale. En outre, des présomptions existent en faveur d’une alliance ancienne, voire d’une origine commune, entre les seigneurs du Kemenet et les sires de Pont-L’Abbé. Enfin, l’extension du Kemenet jusqu’aux confins de Locronan et les incertitudes sur l’identité des donateurs du minihi de saint Ronan découlant de la charte apocryphe de l’abbaye de Quimperlé, dite de « Guet Ronan », nous conduisent à proposer un lien entre cette donation et la défaite du vicomte Guiomarch face aux troupes du comte de Cornouaille, Alain Canhiart, relatée dans un autre acte du cartulaire de cette abbaye. L’histoire du Kemenet, au XIe siècle, serait ainsi liée à celle d’un lignage cornouaillais, dont seraient issus les vicomtes de Léon.

The present study which follows a preceding work about origins of Viscount of Léon during 11h Century tries to search in Britannic Kernow roots of this ancient line in Kemenet, one of their main lordships. This one, spreading between Odet’s river, ocean and Locronan’s mountain, was bordering two others: that of Baron of Pont-L’Abbé and that of Kernow Count. We can think that an original lordship, which was spreading on Cap-Caval, had been dismembered in three ones. Word “Kemenet”, meaning in Breton language a territory given to a baron, appeared after Norman invasions: first Kemenet lord could have been Dilès, viscount of Alan Barbetorte, in the

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end of 10th Century. Memory of Viscount Guiomarch, who is known by charters of middle of 11th Century from Quimperlé Abbe, could have be preserved in a version of king March’s legend collected near Quimper, at Penhars, see of Kemenet, and in others places of West Kernow. Also, some presumptions can be found in favour of ancient alliance, or even common origins, between lords of Kemenet and lords of Pont-L’Abbé. Finally, the extension of Kemenet up to limits of Locronan and the doubts about identity of “minihi sancti Ronani” donors suggested by a spurious charter from Quimperlé Abbey (called “Guet Ronan”) induce a link between this donation and Viscount Guiomarch’s defeat against Alain Canhiart, Count of Kernow, related by another charter from the same abbey. History of Kemenet during 11th Century should then be linked to this of a Kernow line, from which should be descended Viscounts of Léon.

INDEX

Index chronologique : XIe siècle, Xe siècle, IXe siècle Thèmes : Cornouaille, Léon

AUTEUR

JEAN-PAUL SOUBIGOU Fonctionnaire du Trésor public, chercheur indépendant. Titulaire d’un DEA obtenu en 1993 à l’université de Bretagne occidentale et consacré à l’influence des abbayes extérieures en Basse Bretagne aux XIe et XIIe siècles.

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Les savoirs incorporés : la mise en scène du corps chez les astronomes toulousains du XVIIIe siècle

Jérôme Lamy

1 L’astronomie toulousaine est particulièrement développée au XVIIIe siècle. La Société des sciences, fondée en 1732, rassemble un petit groupe d’observateurs aristocrates qui travaillent dans une tour des remparts de la ville avant de créer, au milieu du siècle, leurs propres espaces savants1. François Garipuy, directeur des travaux publics pour les États du Languedoc et Antoine Darquier, receveur des impositions de la généralité d’Auch, sont les deux plus actifs astronomes de la cité garonnaise. Ils publient leurs résultats, forgent des réseaux de sociabilité à l’échelle de la France, et forment eux- mêmes des élèves pour la pratique observationnelle. Parmi ces derniers Jacques Vidal et Duc-La-Chapelle se distinguent par leur assiduité et leur constance dans l’activité astronomique. Le premier, entré dans le corps des travaux publics des États du Languedoc en 1770, est un disciple de François Garipuy. Le second, juriste à Montauban, est un élève d’Antoine Darquier.

2 Dans ce texte nous examinerons comment ces observateurs mettent en scène leurs corps, dans leurs ouvrages, les comptes rendus d’observations et les notices nécrologiques. Nous examinerons les réflexions sur l’anatomie et les indications morphologiques comme des éléments rhétoriques. Steven Shapin a mis en évidence la « technologie littéraire » employée par Boyle pour convaincre de la véracité des faits obtenus grâce à sa pompe à air2. L’historien souligne notamment que « le discours sur la réalité naturelle est un moyen de produire des connaissances relatives à cette réalité, de réunir un consensus sur ces connaissances et de délimiter des domaines sûrs par rapport à d’autres plus incertains3 ». Nous ferons donc l’hypothèse que le corps, plié aux formes du discours, peut être considéré comme un moyen d’expression dont nous tenterons de mesurer la portée.

3 Il convient d’analyser, dans un premier temps, la manière dont les astronomes toulousains décrivent les contraintes qu’ils infligent à leur anatomie lors des observations. Puis nous porterons notre attention sur l’œil, organe essentiel dans

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l’activité astronomique. Enfin, nous étudierons comment les savants toulousains évoquent les limites d’un corps souffrant ou vieillissant.

Auto-contrainte et discipline

4 Les gestes et les postures qu’imposent l’observation et le maniement des instruments sont réglés et codifiés. Le placement de l’astronome dans son observatoire exige à la fois une aisance dans les mouvements et une maîtrise du corps lorsqu’il s’agit de toucher aux outils. Antoine Darquier assure qu’un observateur « gagne du côté de l’exactitude de l’observation, quand [il] a tout, pour ainsi dire, sous la main […]4 ». Il enjoint à l’astronome de s’installer le plus confortablement possible : « Soyez sur-tout à votre aise autant que vous le pourrez, rien ne nuit plus à l’exactitude des observations que d’être placé d’une manière incommode5. » L’observateur doit donc pouvoir se déplacer et se servir de ses instruments sans effort, avec fluidité et économie de mouvements.

5 Dès que l’astronome utilise ses instruments, le corps tout entier est soumis à une discipline très stricte. Ses mains se placent à des endroits précis et exercent des pressions mesurées. Darquier explique comment exploiter le quart de cercle : « Servez- vous […] des deux mains en le faisant hausser ou baisser dans le même plan, sans le forcer à droite ou à gauche […]6. » La main s’éloigne même de l’outil technique et se mue en accessoire, comme lorsque l’astronome éclaire son micromètre et qu’il emploie « une petite bougie qu[’il tient] à la main7 ».

6 Maladroits ou incontrôlés, les mouvements du corps nuisent au bon déroulement de l’observation et brutalisent des outils fragiles. Darquier recommande « de ne toucher au quart-de-cercle & à la lunette des passages que le moins qu’il […] sera possible » ; on ne « gagne jamais rien à tourmenter les instruments astronomiques8 », assure-t-il. Comme l’a noté Christian Licoppe dans son analyse du discours de l’expérience scientifique à l’époque moderne, « le corps est susceptible de briser l’ordre et la régularité que l’on pourrait attendre des mesures si ces dernières étaient assez exactes pour exprimer une loi naturelle9 ».

7 Pour dominer ce corps malhabile, l’astronome doit inlassablement s’exercer. Lorsque la lunette ne peut avoir « que le mouvement horizontal & perpendiculaire », il convient « de faire tourner continuellement sur eux-mêmes les micromètres et les réticules » : tout ceci « demande de l’adresse et de l’habitude10 ». De la même manière, le suivi d’un astre au réticule est difficile, mais, soutient Darquier, « avec un peu d’adresse, on y parvient11 ». L’habitude, la répétition des gestes, l’exercice, éduquent le corps et disciplinent les mouvements.

8 Michel Foucault a montré comment les processus disciplinaires aux XVIIe et XVIIIe siècles « permettent le contrôle minutieux des opérations du corps […] assurent l’assujettissement constant de ses forces et leur imposent un rapport de docilité-utilité 12 ». Le corps de l’astronome n’est pas simplement dressé ou discipliné, il est réduit et rétracté. Ses manifestations les plus naturelles, la sueur ou la respiration, apparaissent comme autant de scories qu’il convient d’effacer. Antoine Darquier explique qu’il « arrive quelquefois de laisser, par distraction, aller sa respiration sur les oculaires, c’est à ce qu’il faut éviter avec soin ». De même, assure-t-il, « lorsqu’on a tenu l’œil à la lunette, sa seule transpiration ternissoit l’oculaire ; il faut alors y passer légèrement un pinceau de coton13 ». L’acte d’observer met donc en scène un corps tendu, mobilisé,

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totalement docile, assujetti aux instruments et qui est contraint de ne jamais se relâcher.

9 Cette description d’une gestuelle tout en retenue peut se lire comme une stratégie rhétorique soulignant la capacité d’auto-contrainte et de discipline morale appliquée au corps. Lorraine Daston remarque que « the choice of an extended form of scientific sociability incurs certain forms of moral obligation and discipline: the reining in of judgment, the submission to rules, the reduction of meaning14 ». Les valeurs que véhicule l’attitude corporelle doivent donc correspondre à l’économie morale de la pratique scientifique. Christopher Lawrence et Steven Shapin soulignent très justement que « the body is indeed a culturally embedded, and culture-constituting, signaling system, and one of the things the body can signal is the possession and reliable representation of truth […]. Truth may be conceived as a personnal performance, an individual value15 ». Afin d’être reconnus au sein de la cité savante, et pour espérer que leurs résultats soient tenus pour exacts, les observateurs toulousains du siècle des Lumières prennent soin, dans leurs écrits, de décrire les contraintes qu’ils imposent à leur corps pour examiner le ciel.

10 Le corps docile et maîtrisé est une thématique qui permet également aux astronomes d’indiquer leur appartenance à la haute société garonnaise du XVIIIe siècle. Norbert Elias, dans son analyse du processus de civilisation de l’Europe occidentale à l’époque moderne, a mis en évidence la transformation du guerrier en courtisan. Parallèlement au renforcement de l’État, qui devient seul dépositaire de la violence, la noblesse apprend à refouler ses impulsions et à dominer ses émotions. Le sociologue assurait ainsi que « les couches supérieures […] s’imposent et imposent avec beaucoup d’énergie leur régulation spécifique des pulsions, qu’elles considèrent comme la marque distinctive de leur groupe16 ». L’auto-contrainte et la surveillance de soi concernent toutes les situations de la vie quotidienne. Paula Findlen a montré l’importance de la conversation dans le travail savant de Francesco Redi. L’historienne assure que «one of the most notable features of Redi’s scientific method was its dependency on conversation17 ». La culture mondaine et la culture scientifique se joignent dans l’art de la discussion. Pour les astronomes toulousains du siècle des Lumières, la conversation devient l’occasion de montrer sa capacité à contrôler son discours, à ne jamais sombrer dans l’excès d’une arrogance savante trop visible. Antoine Darquier, dans l’éloge qu’il consacre à François Garipuy, soutient que « l’érudition » de son ami « étoit prodigieuse ; il la déployoit dans l’occasion seulement, & dans ses conversations particulières avec ses amis18 ».

11 La description d’un corps docile, contraint et donc assujetti à la volonté lors des observations astronomiques, permet aux savants garonnais de s’inscrire à la fois dans le système des valeurs morales de la cité savante et de se soumettre aux exigences de la civilité aristocratique. Toutefois, les procédés rhétoriques employés vont au-delà de cette double adresse à la communauté scientifique et à la haute société. Les astronomes souhaitent, en effet, montrer comment ils parviennent à se mettre à distance d’eux- mêmes, ce qui leur permet de souligner leur facilité à intégrer la discipline personnelle et l’auto-contrainte. Cette dimension réflexive des actes et des comportements des observateurs toulousains marque une inflexion dans le processus de contrôle et de régulation des pulsions et des émotions19.

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L’œil, la précision et le doute

12 Les savants toulousains connaissent les limites de leur outillage technique et circonscrivent les erreurs qu’il peut entraîner dans les observations. Ils ont donc à leur disposition un arsenal stabilisé « en transparence », pour reprendre l’expression de Simon Schaffer, qui décrit ainsi un équipement instrumental considéré comme fiable dans la transmission des messages de la nature20.

13 La philosophie cartésienne qui assimile le corps à une machine21 est encore très présente dans le discours des astronomes toulousains du XVIIIe siècle. C’est en particulier sur l’œil que ces derniers portent leur attention. Cet organe est évidemment sollicité dans la recherche de la précision, la course à l’exactitude et la traque des erreurs. Simon Schaffer a rappelé la fascination d’Herschel, le découvreur de la planète Uranus, pour l’œil, « one of the most extraordinary organs22 ». La qualité de la perception et la performance visuelle sont exaltées. L’astronome parisien Jérôme Lalande célèbre ainsi « l’excellence de la vue de l’astronome Jacques Vidal23 ». Il s’agit là d’une référence classique dans la littérature astronomique du XVIIIe siècle. Jean-Marie Homet souligne ainsi que les astronomes provençaux des XVIIe et XVIIIe siècles font « l’éloge de l’œil24 », et présentent l’astronomie comme « la science du regard […]25 ».

14 La qualité des sens physiques et la répétition des gestes sont présentées comme les seules garanties de l’exactitude des observations. L’œil des astronomes n’échappe ni à la contrainte, ni à l’entraînement. Son attention doit pouvoir se porter sur deux éléments. Garipuy signale que lors de l’éclipse de Lune du 30 juillet 1776, il a pu prendre la hauteur méridienne de l’arc austral de la Lune, malgré la contrainte « de voir en même tems le bord de la Lune et le fil du micromètre26 ». L’observateur doit, en outre, « acquérir l’habitude de [se]servir indifféremment des deux yeux27 ». L’observateur est parfois assimilé à l’œil, en y concentrant toutes les réactions et toutes les qualités dont il doit faire preuve. Le faible éclat de certaines comètes les dérobe ainsi « à des yeux moins attentifs28 ».

15 Les astronomes toulousains accordent aux yeux une importance toute particulière, en les protégeant et en auscultant leurs failles. François Garipuy explique qu’en examinant l’éclipse de Soleil du 25 juillet 1748, il n’a pu observer correctement le contact par « crainte de blesser [s]a vüe en regardant trop près du Soleil […]29 ». L’observateur fixe une limite à la recherche de la précision qui correspond au seuil du danger pour les yeux. Le père Planque, associé de la classe de physique de la Société des sciences de Toulouse, soutient que les divergences dans l’appréciation de la grandeur apparente des astres pourraient avoir comme cause « Tous les différents changements […] dont [les]yeux sont susceptibles30. » Dans son examen de l’héliomètre, Garipuy assure que pour l’image perçue, « les apparences doivent changer du miope au presbite […]31 ».

16 Les yeux apparaissent donc comme des organes dont il faut relativiser la fiabilité et dont les astronomes n’ignorent pas les faiblesses et les imperfections. À la différence des instruments, il ne s’agit pas de limites techniques susceptibles d’améliorations, mais d’insuffisances en grande partie indépassables puisque anatomiques. Le corps est encore envisagé dans une perspective mécaniste. Toutefois, au regard des outils scientifiques développés, l’anatomie est considérée comme vulnérable et moins sûre que les objets techniques.

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17 L’organe de la vue est donc ausculté mais sans être calibré. Ainsi Jacques Vidal constate, dans un article sur le « rapport des ouvertures de la prunelle de l’œil […], avec la visibilité des étoiles », que « de jour […] avec une lunette dont l’ouverture est de […] 40 lig., une bonne vue peut voir jusqu’aux étoiles de la […] 4e grandeur32 ». L’astronome n’indique pas ce qu’il entend par une « bonne vue » et semble considérer qu’un observateur se doit de posséder un sens visuel développé et performant.

18 La précision, règle tacite mais omniprésente dans la pratique astronomique du XVIIIe siècle, est d’abord une exigence individuelle, une discipline personnelle. Marie-Noëlle Bourguet et Christian Licoppe ont mis en évidence une « nouvelle périodisation historique qui met au premier plan les années 1730-1740 comme un moment essentiel pour le développement de l’exactitude33 ». L’astronomie toulousaine suit cette inflexion cruciale dans l’économie morale de la science. L’exigence d’exactitude émerge à l’époque où les observateurs garonnais aménagent un espace savant au sommet d’une tour des remparts de la ville. Toutefois, cette culture de la précision se forge en miroir d’une culture du doute tout aussi prégnante. La célébration de la quantification comme valeur dominante de l’éthique scientifique permet aux astronomes de déployer les thèmes complémentaires de la justesse recherchée et de l’incertitude avouée34.

19 Les observateurs toulousains, s’ils ne peuvent directement corriger la vue, tentent de cerner les illusions qu’elle peut faire naître ou les images douteuses qu’elle paraît produire, pour ensuite mieux les écarter. Antoine Darquier repère en 1774 une « dissimilitude des bras », lors de l’apparition et la réapparition de l’anneau de Saturne.« J’ai remarqué », assure-t-il, « cette inégalité dans le détail de mes observations ; mais comme elle m’a paru, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, je l’ai placé […] au rang des illusions d’optiques35 ». L’incohérence des images perçues les invalide et les disqualifie immédiatement.

20 De la même manière, Darquier note que lorsque la Lune est à l’horizon, elle est moins éloignée de la Terre que « lorsqu’elle est au zénith ». Or le diamètre apparent des objets « étant en raison inverse des distances […], il s’ensuit que la lune mesurée au micromètre de la lunette paroîtra plus grande au zénith qu’à l’horizon […]36 ». L’astronome toulousain fait remarquer à son correspondant qu’il s’agit là d’une contradiction « qui sans doute frappe [ses] yeux, & qui [lui] a montré la lune beaucoup plus grande à l’horizon qu’à toute autre hauteur […] ». Antoine Darquier voit là « une illusion purement optique & même métaphysique qui n’intéresse pas l’astronome, & qui […] est encore à expliquer d’une manière satisfaisante37 ». L’aberration est écartée, et placée en dehors des compétences de l’astronome. La genèse de l’image erronée se déplace des sens à l’imaginaire, de l’anatomique au métaphysique. Darquier prétend que l’anneau de Saturne, dont la disparition était prévue pour le 23 mars 1774, était encore visible à Toulouse le 2 avril. Cet écart est pour lui la preuve qu’en fait, l’anneau « ne cesse pas d’être visible […] ». Il présente ensuite plusieurs observations « pour appuyer [s]es conjectures […] », avant de se reprendre et d’admettre qu’on « est toujours la dupe de son imagination, en précipitant ses assertions sur des causes dont les effets ne sont pas assez constatés38 ».

21 Le désir de percevoir un phénomène nourrit l’imaginaire de l’astronome et trompe sa vigilance. La projection mentale d’images, attendues ou souhaitées, perturbe le travail de l’observateur et le contraint à se méfier de lui-même. Jérôme Lalande, examinant les travaux de Darquier à Toulouse et ceux de « Tofina à Cadiz » sur cet anneau de Saturne, admet lui aussi qu’il s’agit d’une distorsion. Il arrive, remarque-t-il, « qu’on s’imagine le

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voir encore ou du moins de l’entrevoir lorsqu’il n’y a que l’idée ou la persuasion antérieure, qui supplée en quelque façon au témoignage des sens »39.

22 Cette stratégie discursive permet aux astronomes de désamorcer à l’avance d’éventuelles controverses. En soulignant la faillibilité de la vue et l’emprise de l’imaginaire, les savants apaisent, avant qu’elles ne s’élèvent, les possibles querelles. Si l’observateur ne peut pas nier les effets de son imagination, au moins tente-t-il de montrer comment il les décèle et les écarte. Le surgissement d’images mentales, contrariant l’examen du ciel, replace l’astronome au cœur du dispositif d’observation en l’obligeant à souligner ses efforts d’attention et de discernement. Darquier, discutant avec l’astronome nîmois Flaugergues de la découverte de « deux nouveaux satellites de Saturne » par William Herschel, regrette qu’il faille « croire tout cela in verbo magistri, car il n’y a que lui seul qui puisse le voir ou le faire voir40 ». L’astronome toulousain s’est déplacé en Angleterre, pour examiner le télescope permettant de telles prouesses et rencontrer l’observateur qui l’utilise. Darquier reconnaît la vertu de l’instrument, mais insiste surtout sur le caractère d’Herschel dont « l’honnêteté et [l]a franchise sont bien faittes pour lui concilier l’estime et la foy des astronomes »41. Les mérites de l’observateur anglais et ses qualités humaines témoignent pour lui de l’exactitude de ses travaux. Simon Schaffer a montré combien le programme de recherche et les comptes rendus d’observations déroutaient les contemporains d’Herschel. Lors de la découverte d’Uranus, l’astronome britannique Maskelyne exige des explications précises sur la méthode et les instruments employés par Herschel42. « Herschel had to provide descriptions of techniques and instruments sufficient to give his readers the means to validate his own place in the astronomical community », assure Simon Schaffer43. L’attitude de Darquier signale aussi toute l’importance des relations entre astronomes et des appréciations qu’ils se portent dans la réception des travaux.

23 Dans cette recherche de la précision qui anime particulièrement les savants toulousains du XVIIIe siècle, le statut de l’observation est fragile, et la preuve de l’existence d’un phénomène céleste ne va pas de soi. En 1764, alors qu’il examine une éclipse de Soleil, Darquier voit « très-distinctement sur le bord du disque lunaire […] une lumière rougeâtre […] ». Il se montre prudent en ce qui concerne la réception de cette information. « Je n’exige pas, explique-t-il, que ce fait soit constaté par ma seule observation44. » L’astronome est donc prêt à remettre en cause son examen du ciel s’il n’est pas validé par d’autres savants qui n’auraient pas vu la même chose que lui.

24 Cependant, revenant une nouvelle fois sur ses observations des anneaux de Saturne en 1774, Darquier constate que les astronomes de Schwerin réussirent à les mesurer plusieurs jours après qu’ils les ont vu disparaître. L’observateur toulousain admet qu’il s’agit là d’« un fait bien contraire à [s]es observations ». Mais, avoue-t-il, « ils ont vu, je ne l’ay pas vu, & mille preuves négatives ne sauroient en détruire une positive45 ». On peut penser que Darquier se préserve ainsi d’une éventuelle controverse. Toutefois, l’astronome toulousain est en contradiction avec les observations recoupées qu’il exigeait pour la lumière rougeâtre aperçue lors de l’éclipse. Le savant garonnais n’impose pas aux autres observateurs ce qu’il demande à ses propres travaux. La précision, règle tacite mais omniprésente dans la pratique astronomique du XVIIIe siècle, est d’abord une exigence individuelle, une discipline personnelle. Remettre en cause les observations des autres savants, ce serait nier leur quête d’exactitude, souiller leur probité et contrevenir aux normes de reconnaissance mutuelle.

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25 L’organe de la vue est donc considéré, par les astronomes toulousains du XVIIIe siècle comme un outil très en-deçà des instruments optiques. Il contraint les observateurs à relativiser leurs résultats et à modérer leurs jugements. Dans la quête de précision qui domine la cité savante, l’œil apparaît comme le point faible d’une chaîne métrologique dédiée à l’exactitude. Il trompe, instille le doute et minore la qualité des résultats obtenus.

Les limites du corps

26 Les récits d’observations et les nécrologies des astronomes toulousains ne se contentent pas de décrire un corps en action, contraint ou évalué dans ses performances. Les discours des savants garonnais révèlent également les limites d’une anatomie malmenée dans les expéditions, accablée par la fatigue ou diminuée par la vieillesse. Les forces et les faiblesses du corps éprouvé permettent le déploiement de nouvelles formes rhétoriques et étendent le registre de la mise en scène des observateurs. Les déplacements dans un environnement hostile sont l’occasion de récits moins sobres que les habituels comptes rendus d’examens célestes. Les astronomes en voyage prennent soin de décrire leurs mouvements et notent, avec un grand souci du détail, les moindres variations de leur état physique.

27 Jacques Vidal, élève de François Garipuy, mène en compagnie du physicien Henri Reboul une expédition dans les Pyrénées pendant l’été 1787. Les deux hommes ont pour objectif de mesure le « nivellement comparé » du Pic-du-Midi et du Mont Canigou46. Ils gravissent donc le premier et mènent, tout au long de l’ascension, des opérations géodésiques. Les savants complètent leur moisson de données en effectuant de nombreux relevés météorologiques. Vidal et Reboul n’ignorent rien, avant leur départ, des « fatigues et [d]es dégoûts » qui pourront les saisir au cours de cette expédition montagnarde47. Tout en relatant leurs recherches devant l’Académie des sciences de Toulouse, les savants garonnais exposent les diverses agressions que subit leur corps.

28 La « chaleur excessive » des vallées traversées en hâte, les expose « aux piqûres mordantes d’une espèce de mouches que les gens du pays appellent moustiques, & par qui[leurs] jambes furent toutes ensanglantées », malgré le soin qu’ils avaient pris « de les envelopper de papier48 ». La suite du récit détaille les multiples difficultés rencontrées dans le franchissement des montagnes. Les souffrances physiques sont très précisément décrites. Le 4 août, la fatigue excessive provoque des « douleurs d’estomac » aux deux observateurs49. Contraints au repos, ils s’allongent près « d’un banc de neige, la tête posée à l’ombre d’un rocher […]50». La nuit suivante est plus clémente et permet aux savants toulousains de rétablir leurs « organes51 ». L’épuisement et l’abandon des forces font émerger la description d’un corps fragmenté dans son anatomie, décomposé en chacun de ses éléments morphologiques. L’expédition et la rugosité d’un environnement particulièrement hostile soulignent avec force la coupure épistémologique inaugurée par Vésale, qui envisage « le corps isolément dans une sorte d’indifférence à l’homme auquel il prête son visage52 ». David Le Breton a mis en évidence cette « distinction implicite[qui] naît dans l’épistémè occidentale entre l’homme et son corps » au XVIe siècle53.

29 Dans le récit de leurs pérégrinations savantes sur les pentes du Pic-du-Midi, Jacques Vidal et Henri Reboul décrivent leur corps comme un ensemble d’éléments qui sont diversement affectés par les agressions extérieures. La tactique discursive qui consiste,

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pour les astronomes garonnais partis en expédition, à souligner la faiblesse de certains de leurs organes leur permet, par ailleurs, de mettre en évidence leur capacité à dominer ce corps partiellement diminué. Les deux hommes assurent qu’ils ne tardèrent pas « à sentir qu’avec du temps & de la constance [leurs] mesures pouvoient s’achever54 ». Vidal et Reboul concluent leur exposé devant l’Académie des sciences de Toulouse en indiquant que « les principaux résultats de [leurs] opérations ont été conformes » et que « la plus grande différence qu’on y remarque, est d’un pied 5 pouces 4 lignes trois quarts sur 1 371 toises 0 pouces 11 lignes55 ». Malgré le déchaînement des éléments climatiques et l’inclinaison des pentes à gravir, les observateurs parviennent à obtenir des mesures correctes en maîtrisant les insuffisances de certains de leurs organes. Les expéditions, loin du confinement feutré de l’observatoire, font apparaître un corps mis à distance dans ces défaillances, mais toujours contrôlé et dominé.

30 De manière générale, la pratique astronomique exige une bonne condition physique et une excellente disponibilité anatomique. Antoine Darquier, parti prendre les eaux à Cauterets, explique, dans ses Lettres sur l’astronomique pratique, que son « Esculape Bordeu » est peu satisfait de l’obsession du savant toulousain pour « l’exactitude56 ». Le médecin qui l’examine régulièrement « prétend que l’astronomie et les eaux s’accordent mal57 ».

31 L’âge avançant, l’inexorable affaiblissement des capacités physiques affecte la vie quotidienne des observateurs toulousains. Antoine Darquier, dans la notice nécrologique qu’il consacre à son ami François Garipuy, explique comment ce dernier était, au crépuscule de sa vie, contraint à la plus totale sédentarité : « Les voyages le fatiguoient ; il avoir une incommodité qui se renouveloit toutes les fois qu’il alloit en voiture58. » Ce n’est pas tant la pratique astronomique du savant toulousain qui pâtit de cette immobilité forcée, mais plutôt la vitalité de son réseau de sociabilité. Incapable de quitter Toulouse, François Garipuy ne peut donc plus rendre visite à ses homologues méridionaux ou parisiens. Cette inertie est préjudiciable à la réputation de l’observateur garonnais, dans une cité savante où les liens inter-personnels sont les principaux moyens de reconnaissance.

32 Le grand âge n’est pas la seule cause de déchéance physique. Les conséquences d’un usage excessif de l’organe de la vue sont parfois dramatiques. Duc-La-Chapelle, élève d’Antoine Darquier à la fin du XVIIIe siècle, se plaint en 1804 auprès de l’astronome parisien Jérôme Lalande de « l’état de [s]es yeux qui [l]e font exagérément souffrir59 ». Le savant montalbanais croit connaître l’origine de son mal : « L’incommodité que j’y ai éprouvé et que j’y éprouve encore doit au grand service de cet organe : c’est l’œil de l’Observation qui a eu tout le mal60. » Duc-La-Chapelle constate que cette affection le gêne dans sa pratique quotidienne et avoue que « les services » qu’il « donne à l’astronomie ne peuvent plus être aussi importants[…]» qu’auparavant61. Il décrit à Lalande tous les efforts qu’il déploie pour poursuivre l’étude des astres. L’ancien élève de Darquier est « forcé d’employer l’œil gauche », ce qui « rend le travail pénible62 ». Duc-La-Chapelle insiste sur son abnégation : « J’observe pourtant tant que je puis […] », écrit-il en conclusion de sa missive63.

33 Une nouvelle fois, c’est dans la mise à distance du corps et des souffrances éprouvées que se forge le rapport des astronomes à leur anatomie. Les inconvénients d’un état physique défaillant sont destinés à mettre en valeur le courage et la détermination des observateurs garonnais. Les douleurs, si importantes soient-elles, ne sont pas un obstacle à l’examen du ciel. Le travail rhétorique de mise en scène du corps ne néglige

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pas les limites de ce dernier. Les faiblesses physiques ou les affections pathologiques sont l’occasion pour les observateurs toulousains du siècle des Lumières de souligner leur détachement par rapport aux questions anatomiques. Les savants souhaitent, dans leurs discours, imposer l’image sacrificielle d’une pratique menée en dépit des maux et malgré les afflictions. Ils se donnent à voir dans le dépassement des douleurs et des supplices d’un corps imparfait mais maîtrisé.

34 Les récits d’observation des astronomes garonnais du XVIIIe siècle s’emploient à façonner un corps multiple, à la fois instrument de travail et premier espace d’une discipline sociale. Les plis de la chair deviennent une surface d’inscription des pratiques savantes. La plasticité du corps lui permet, jusque dans ses insuffisances, d’exprimer les exigences tacites de la communauté astronomique. L’anatomie comme élément du discours souligne, pour les observateurs toulousains, leur parfaite compréhension des normes savantes et leur capacité à incorporer ces règles. Les textes relatant les examens célestes mettent au jour ce travail rhétorique visant à montrer comment s’incarnent les exigences scientifiques. Le corps, dans les formes plurielles que lui donnent les discours, est employé à la fois comme un moyen de reconnaissance sociale et comme un outil de légitimation savante.

NOTES

1. Sur l’astronomie toulousaine au XVIIIe siècle, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage : LAMY, Jérôme, L’Observatoire de Toulouse aux XVIIIe et XIXe siècles. Archéologie d’un espace savant, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2007, p. 27-168. 2. SHAPIN, Steven, « Une pompe de circonstance. La technologie littéraire de Boyle », in Michel Callon, Bruno Latour (dir.), La Science telle qu’elle se fait, Paris, La Découverte, 1991, p. 37-86. 3. Ibidem, p. 37. 4. DARQUIER, Antoine, Lettres sur l’astronomie pratique, Paris, Didot fils, Joubert jeune, 1786, p. 10. 5. Ibidem, p. 101. 6. Ibid., p. 33. 7. Ibid., p. 12. 8. Ibid., p. 40. 9. LICOPPE, Christian, La Formation de la pratique scientifique. Le discours de l’expérience en France et en Angleterre (1630-1820), Paris, La Découverte, 1996, Textes à l’appui/Série anthropologique des sciences et des techniques, p. 275. 10. DARQUIER, Antoine, Lettres… op. cit., p. 44. 11. Ibidem, p. 49. 12. FOUCAULT, Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, p. 161. 13. DARQUIER, Antoine, Lettres…, op. cit., p. 10. 14. DASTON, Lorraine, « The Moral Economy of Science », OSIRIS, vol. 10, 1995, p. 11.

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15. LAWRENCE, Christopher, SHAPIN, Steven, « Introduction : the body of knowledge », in LAWRENCE, Christopher, SHAPIN, Steven (dir.), Science Incarnate. Historical Embodiements of Natural Knowledge, Chicago, The University of Chicago Press, 1998, p. 10. 16. ELIAS, Norbert, La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975, p. 212-213. 17. FINLEN, Paula, « Controlling the experiment method : rhetoric, court patronage and the experimental method of Francesco Redi », History of Science, vol. 31, n° 91, mars 1993, p. 45. 18. DARQUIER, Antoine,« Éloge de M. Garipuy père », Histoire et Mémoires de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse, t. II, 1784, p. 144. 19. ELIAS, Norbert, La Dynamique…, op. cit., p. 238. 20. SCHAFFER, Simon, « Glass Works : Newton’s Prisms and the Uses of Experiment », dans GOODING, David, PINCH, Trevor et SCHAFFER Simon (dir.), The Uses of Experiment: Studies in the Natural Sciences, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 67-104. 21. PEAR, Peter,« A mechanical microcosm. Bodily Passions, Good Manners, and Cartesian Mechanism », dans LAWRENCE, Christopher, SHAPIN, Steven (dir.), Science Incarnate…, op. cit. , p. 51-82. Voir également : JAHAN, Sébastien, Les Renaissances du corps en Occident (1450-1650), Paris, Belin, 2004, p. 261-262. 22. William HERSCHEL à Alexandre AUBERT, 28 janvier 1782, Royal Astronomical Society, Herschel MSS, W. 1/1, p. 26-28, cité par SCHAFFER, Simon, « Uranus and the establishment of Hershel’s astronomy », Journal for the History of Astronomy, vol. 12, n° 33, février 1981, p. 11. 23. LALANDE, Jérôme, Bibliographie astronomique avec l’histoire de l’astronomie depuis 1781 jusqu’en 1803, Paris, Imprimerie de la République, 1804, p. 800. 24. HOMET, Jean-Marie, Astronomie et astronomes en Provence 1680-1730, Aix-en-Provence, Edisud, 1982, p. 121. 25. Ibidem, p. 122. 26. Archives de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse, (AAST), 80085 51, GARIPUY, François, Observation de l’Éclipse de Lune, arrivée dans la nuit du 30 au 31juillet 1776 faite à Toulouse. 27. DARQUIER, Antoine, Lettres…, op. cit., p. 10. 28. AAST, 80088 63, GARIPUY, Bertrand, Observations de la comète qui a paru au commencement de l’année 1779, lu dans la séance du 29 juillet 1779. 29. AAST, 80088 63, GARIPUY, François, Observation de l’éclipse de Soleil du 25juillet 1748, faite à l’Observatoire de Toulouse. 30. AAST, Registre des délibérations, t. III, séance du 4 avril 1737, f° 66. 31. AAST, 80088 56, GARIPUY, François, Mémoire sur l’application de Mr. Bouguer aux Télescopes à réflexion, lu en séance le 25 juin 1761. 32. VIDAL, Jacques, « Aperçu général sur le rapport des ouvertures de la prunelle de l’œil ou des lunettes avec la visibilité des étoiles, tant de nuit que de jour », La Connaissance des temps pour l’anXV, an XIII [1804], p. 383. 33. BOURGUET, Marie-Noëlle, LICOPPE, Christian, « Voyages, mesures et instruments. Une expérience du monde au siècle des Lumières », Annales H.S.S., septembre-octobre 1997, p. 1150. Voir également BOURGUET, Marie-Noëlle, LICOPPE, Christian, SIBUM, Heinz Otto, (dir.), Instruments, Travel and Science. Itiniraries of precision from the seventeenth to the twentieth century, Londres, New York, Routledge, 2002, 303 p. 34. DASTON, Lorraine, « The Moral Economy » art. cit., p. 8-12. 35. DARQUIER, Antoine, Observations astronomiques faites à Toulouse, Paris, chez J. Aubert, 1777, p. 256. 36. DARQUIER, Antoine, Lettres… op. cit., p. 78. 37. Ibidem, p. 79.

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38. DARQUIER, Antoine, Observations… op. cit., p. 253. 39. LALANDE, Jérôme, « Second mémoire sur les phénomènes de l’anneau de Saturne observés en 1773 & 1774 », Histoire et Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, 1776, p. 83. 40. Archives de l’Observatoire de Paris, Ms 1048, Fonds Seguin, t. I, Lettre d’Antoine DARQUIER à FLAUGERGUES, 19 décembre 1789. 41. Ibidem. 42. SCHAFFER, Simon, « Uranus and the establishment of Hershel’s astronomy », Journal for the History of Astronomy, vol. 12, n° 33, février 1981, p. 16. 43. Ibidem, p. 17. 44. DARQUIER, Antoine, Observations…, op. cit., p. 81. 45. Ibidem, p. 254. 46. VIDAL, Jacques, REBOUL, Henri, « Exposition d’un nivellement fait dans les Pyrénées pendant les mois de juillet & d’août 1787 », Histoire et Mémoires de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles- Lettres, t. IV, 1792, p. 2. 47. Ibidem, p. 3. 48. Ibid., p. 7. 49. Ibid., p. 9. 50. Ibid., p. 9. 51. Ibid., p. 9. 52. LE BRETON, David,Anthropologie du corps et modernité, Paris, Presses Universitaires de France, 1990, p. 47. 53. Ibidem, p. 47. 54. VIDAL, Jacques, REBOUL, Henri, « Exposition d’un nivellement… » art. cit., p. 9. 55. Ibidem, p. 11. 56. DARQUIER, Antoine, Lettres… op. cit., p. 82. Théophile de Bordeu est un médecin Béarnais, auteur de nombreuses recherches sur les eaux thermales. 57. Ibidem, p. 82. 58. DARQUIER, Antoine, « Éloge de M. Garipuy père », Histoire et Mémoires de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse, t. II, 1782, p. 144. 59. Arch. dép. du Gers, 92 J, Brouillon d’une lettre de Duc-La-Chapelle à Jérôme Lalande, 5 décembre 1804. 60. Ibidem. 61. Ibidem. 62. Ibid. 63. Ibid.

RÉSUMÉS

Les astronomes toulousains du XVIIIe siècle déploient une rhétorique précise pour évoquer leur corps pendant l’observation des astres. Le territoire somatique est perçu comme instrument malhabile et peu performant qu’il convient de discipliner L’œil est bien sûr l’organe principal des astronomes toulousains, il est donc ausculté et protégé avec soin. Étant en contradiction avec les exigences de précision et d’exactitude qui émergent au

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siècle des Lumières, l’œil fait donc l’objet d’interrogations multiples sur la qualité des informations qu’il transmet. Les limites du corps sont l’occasion pour les astronomes de faire la démonstration rhétorique de leurs capacités à maîtriser les insuffisances de leur anatomie. Les observateurs garonnais du siècle des Lumières parviennent donc à plier aux formes du discours un corps polymorphe sur lequel ils exercent un contrôle permanent.

The Toulouse astronomers of the 18th Century develop a precise rhetoric to talk about their body during the observation of the stars. The body is perceived like a clumsy and not very powerful instrument which it is advisable to discipline. The eye is of course the principal organ of the Toulouse astronomers, it is ausculted and protected carefully. In contradiction with the requirements of precision of the 18th Century, the eye is the subject of multiple interrogations on the quality of informations which its transmits. The limits of the body are the occasion for the astronomers to make the rhetoric demonstration of their capacities control the insufficiences of their anatomy. The Toulouse observers of the 18th Century manage to fold with the forms of the speech a polymorphic body on which they exert a permanent control.

INDEX

Index chronologique : XVIIIe siècle Thèmes : Toulouse

AUTEUR

JÉRÔME LAMY Post-doctorant CNRS, LISST (UMR 5193) – université Toulouse II

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Les écrits du for privé dans le Haut- Maine à l’époque moderne

Mathilde Chollet

1 Le terme de « for privé » apparaît pour la première fois sous la plume de Madeleine Foisil dans l’article « L’écriture du for privé2 ». Cette expression désigne une pratique culturelle privée et s’applique à l’ensemble des écrits où la prise de parole du rédacteur est « directe et sans intermédiaire3 », textes écrits à la première personne, dans lesquels l’auteur laisse une trace de son vécu, de son quotidien et de ses opinions personnelles, quand il ne s’agit pas d’un document où plusieurs membres d’une même famille se succèdent pour tenir la plume. On parle aussi d’ego-documents, terme conçu aux Pays-Bas, ou d’écritures du moi4. Le travail actuel sur les écrits du for privé se fait en Italie, en Suisse, aux Pays-Bas et aussi en France, notamment à travers un recensement de ces écrits mené dans chaque département, à l’initiative de Jean-Pierre Bardet et François-Joseph Ruggiu dans le cadre du GDR n° 2649.

2 Pays de bocage à la coutume parfaitement égalitaire, le Haut-Maine travaille le chanvre, l’étamine, la cire, et produit des céréales, du vin et du cidre. Certaines de ces activités se retrouvent à travers deux exemples d’écrits du corpus empruntés au XVIIIe siècle, à savoir les mémoires de l’étaminier Louis Simon5, mais aussi les ego-documents de la famille Le Prince6 qui a fait fortune dans le négoce des cires et bougies. Le corpus des ego-documents, ou écrits du for privé, du Haut-Maine constitué pour cette étude se compose de trente-huit documents, tous rédigés durant une époque moderne élargie (1490-1865), par trente-trois auteurs, issus de trente familles différentes du Haut- Maine, à l’exception du diariste Stanislas Dupont de la Motte, originaire d’Arras mais habitant La Flèche. Leurs écrits couvrent parfaitement l’ensemble de la période moderne. On remarquera la diversité des auteurs : hommes et femmes, comme Henriette Edme des Rouaudières, diariste du XVIIIe siècle qui commence le premier de ses trois journaux avant son mariage en 17557 ; jeunes ou plus âgés, ils sont catholiques comme protestants, comme l’est la famille Le Gendre (1523-1662)8. Ils appartiennent au monde urbain : les familles Bodreau, Le Divin, Le Vayer, ou encore Bouteiller, font partie des grands noms de la ville du Mans ; mais aussi aux campagnes du Haut-Maine ; ainsi, Jacques Montereul, notaire à Saint-Georges-du-Bois, laisse un livre de raison pour

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les années 1534 à 15439. Ces trente-trois auteurs représentent les trois ordres de la société. Charles de Chenevières, auteur d’un livre journal (1591-1622)10 mal conservé, est issu d’une famille noble de la province, tandis que François Ménard de la Groye appartient à une famille de magistrats de la vieille bourgeoisie mancelle. Des membres du clergé du Maine ont laissé des livres de raison, ainsi le curé de Saint-Léonard-des- Bois Louys Pousteau (ou Pasteau), entre 1649 et 167911, ou bien des journaux, comme celui de René Nepveu de la Manouillère, chanoine de la cathédrale Saint-Julien du Mans, malgré le titre de Mémoires donné par l’éditeur scientifique, rédigé entre 1759 et 180712. Toutefois, cette diversité est limitée car dans l’ensemble, ces auteurs appartiennent tous à l’élite sociale et culturelle, rurale comme urbaine, de la province.

3 Ce corpus est composé de huit livres de raison ou de comptes, huit livres de famille : c’est dans ces écrits, destinés à être poursuivis de père en fils, que les événements concernant plus ou moins directement la famille sont consignés ; de cinq journaux (pas forcément intimes) ou diaires, tenus au jour le jour, de onze mémoires, écrits subjectifs écrits a posteriori, dont des chroniques et récits de voyage ou de prison, ainsi que de simples notes. Il regroupe les possessions des fonds publics de la Sarthe que sont les Archives départementales (séries E, F, J et microfilms) et la médiathèque municipale Louis Aragon du Mans. Aux documents conservés dans ces deux organismes d’archives publiques, s’ajoutent deux ego-documents publiés et que l’on peut consulter facilement ; il s’agit du Journal de Dupont de la Motte13 et des Mémoires de Louis Simon. Le corpus est largement constitué de copies : pour un tiers seulement les ego- documents étudiés ici sont des manuscrits originaux, en plus ou moins bon état de conservation. Les autres sont des copies manuscrites d’érudits des XIXe et XXe siècles, des microfilms de conservation, ou des publications dans des revues locales. Seul le récit de voyage du fléchois René Desboys du Chastelet a été publié de son vivant, en 166514. L’écrit le plus ancien, le livre de famille de Charles Bourgouing15, commence en 1490, alors que le plus récent, le livre de raison de la famille Ménard de la Groye16, commencé par François Ménard de la Groye, se termine en 1865. Les mémoires sont plutôt caractéristiques du XVIIIe siècle, les plus anciens du corpus étant ceux rédigés à la fin du XVIIe par Du Guesclin rassemblant ses souvenirs à la fin de sa vie17. À l’inverse, le livre de raison apparaît, dans le Haut-Maine, comme un genre d’écrit privé majoritairement issu de la première modernité : sept sont commencés au cours du XVIe siècle. Les livres de raison conservés pour le XVIIIe siècle sont ceux de Urbain Termeau (1705-1743)18 et de François Ménard de la Groye (1683-1865). Malgré cette annotation sur la deuxième de couverture, datée de 1683 : « Mr Claude René Ménard de la Tu, En 4e au collège du Mans le 29 août 1683 », c’est bien François Ménard de la Groye qui est le premier à tenir véritablement le livre de raison de la famille, qui commence par ce sous-titre, « Epoques des evenemens les plus interessans par rapport à moi ». Les autres livres de raison ou de famille couvrant le XVIIIe siècle ont été commencés au siècle précédent, comme par exemple celui de la famille Bouteiller (1669-1697), qui fut transmis ensuite à la famille Leprince (1737-1757)19, ou bien celui de René de Vanssay, qui s’inscrit dans une tradition familiale lorsqu’il tient son livre de raison20. Au final, le corpus des écrits du for privé du Haut-Maine pour la période moderne n’est pas très épais, mais son contenu se révèle dense.

4 Quels thèmes privilégie l’auteur écrivant en son for privé ? La ville et la paroisse, d’abord : ce sont ici la ville du Mans et ses quartiers, et les différents villages du Haut- Maine que l’on retrouve dans les récits du corpus. Plus proches encore de l’auteur, le

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voisinage et la maison, fort représentés dans les écrits du for privé, appartiennent à la chronique familiale que sont le livre de raison, le journal ou même les mémoires. L’individu s’accorde-t-il toutefois une place privilégiée dans ses écrits ?

Une chronique de l’ordinaire

5 La nature de l’écrit du for privé le place dans un environnement majoritairement réduit à l’univers proche de son auteur. Ainsi, deux grands cadres de vie délimitent sa portée, essentiels pour les hommes de l’époque moderne ; il s’agit, d’une part, de la province de l’auteur, et d’autre part, de la famille à laquelle il appartient. La quasi totalité de la vie se déroule pour tous à l’intérieur de ces deux ensembles, les voyages restent exceptionnels. L’importance de la ville du Mans et de la possession de la terre se dégage des récits de nos auteurs. Les différentes étapes de la vie au sein de la famille composent l’essentiel des récits de vie, journaux et livres de famille du corpus, qui tentent de mettre en valeur la famille à laquelle on appartient, dans l’optique de la transmission de la mémoire familiale.

Vivre dans le Maine

6 Les faits divers, curieux ou tragiques, intéressent plus les diaristes, toujours informés des événements survenus autour d’eux : les accidents naturels, « Le tonnerre a tué un jeune homme auprès de Verron21 », chez l’inspecteur du collège de La Flèche Dupont de la Motte, la présence de « chiens enragés du côté de Créans22 » sont dignes d’être notés, et l’avocat Charles Bodreau marque lui aussi un siècle avant, vers Pâques 1673, l’arrivée de « bestes feroces l’on dit que sont loups serviers, leopards lions qui ont devoré et mordu plusieurs enfans autour de nostre ville du Mans23 ». La peur du loup est encore ancrée en Anjou, Maine et Touraine, où ces bêtes ont provoqué de grands ravages au cours des siècles précédents, « Dieu nous preserve de cet acident », rajoute même Bodreau. On note aussi les accidents survenus dans les environs, par exemple dans le journal de l’inspecteur du collège de La Flèche, le naufrage d’un bac et plusieurs noyades dans la Sarthe à Malicorne : « Il était rempli de paysans de Noyen qui allaient à la messe dans le 1er de ces endroits. De 75 personnes, on dit que 10 seulement se sont sauvées24 », raconte-t-il. Le suicide d’une femme près de Cré-sur-Loir permet à Charles Boucher, chirurgien de La Flèche, de déplorer le manque de traitements médicaux dans les zones rurales reculées à la fin du XVIIIe siècle : « Depuis quelque tems elle souffroit de violents maux de tête, puis sa raison avoit paru un peu s’alliéner. La médecine eut empesché ce suicide25 », déplore-t-il dans les Ephémérides fléchoises.

7 Les exécutions par la justice locale attirent un public nombreux, et beaucoup, sans y assister, s’y intéressent. Vers la fin du règne de Louis XV, Henriette Edme des Rouaudières explique pourquoi un violeur finit sur le bûcher : « On a fait brûler dans ce païs-cy un jeune homme qui s’amusoit à violer des jeunes filles et les étrangloit ensuitte ou les noyoit ; comme il s’est trouvé coupable aussi de bestialité, cela luy a procuré le feu26. » Le sensationnel et les faits morbides alimentent les conversations, on trouve dans le journal de Dupont de la Motte un exemple d’arrestation tardive : « On vient d’arrêter ici un malheureux, qui a assassiné il y a 20 ans sa maîtresse étant enceinte27. » Dans ces écrits, le lecteur découvre les villages du Haut-Maine à travers des cas de violence exceptionnels, mais aussi à travers des descriptions et des changements

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auxquels l’auteur assiste, et qui jalonnent la vie de province. Grâce aux notes prises par Julien II Bodreau, on suit le déroulement d’une exécution pour blasphème en 1662 : l’accusé porte sur lui un écriteau indiquant la raison de sa condamnation : « Il luy fut mis un papier ecrit au dos contenant Execrable blasfemateur du nom de Dieu28 » ; avant de mourir, le blasphémateur doit encore faire amende honorable en public, devant une église, « nud en chemise une torche ardente en main au devant de la grande porte de l’eglise collegiale du Grand Sct Pierre »; il est ensuite conduit aux halles de la ville, où a lieu le supplice réservé aux blasphémateurs : « La langue coupée, et après pendu et etrangle et au bas de la potence estre son corps brusle et ses cendres jettees au vent. » On peut multiplier les exemples d’exécutions à mort publiques, relatées par les auteurs du corpus, et qui montrent l’importance de la vie sociale.

8 La vie d’une ville de province offre évidemment plus de variété que celle des campagnes, comme le montre l’exemple du Mans, capitale du Haut-Maine. Des nobles du Mans organisent et offrent un bal public à la ville le 23 janvier 1777, avant le Carême. Le chanoine Nepveu de la Manouillère raconte qu’ils « ont donné un bal dans la salle de spectacle à toute la ville, depuis quatre heures du soir jusqu’à onze heures29 ». « On a, cette année, la fureur de la danse ; toutes les semaines, il y a un bal jusqu’au carnaval30 » ; après le mercredi des Cendres, tout divertissement est interdit jusqu’à Pâques ; si la période du carnaval ne voit plus de charivari, elle reste celle des divertissements avant le jeûne. La vie religieuse de la ville, siège d’un évêché, intéresse les auteurs du corpus, relatant les nouveautés au niveau des paroisses de la ville, et les intronisations des évêques ; ces cérémonies étant longuement décrites par les auteurs du corpus, et l’on peut ainsi connaître la liste des évêques qui se sont succédé au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. En recoupant les ego-documents, on assiste à la succession des évêques du Mans pendant plus d’un siècle.

L’importance de la terre

9 La terre, la fierté de la posséder, est un sujet traité par les propriétaires fonciers et les habitants des campagnes, à travers les descriptions et les comptes relatifs à leur domaine. Le livre du cultivateur Montaron, à la fin du XVIIIe siècle, contient la description des arbres qui ont été plantés sur la terre du Sablonnier ou Sablonnay, chênes « gros comme la cuixe31 », ormeaux, pommiers et poiriers. Plus loin, il fait la liste des « Arbre qui ont été abatu sur la taire du Sablonnier32 ». Dans son journal Guyot de l’Hommaie recense tous les ans ses champs cultivés et les revenus qu’il en attend. En 1699, on peut lire, pour un champ qu’il a oublié de nommer : « Jay cette année ensemencé le Champ du [blanc] il y a entre dix neuf boisseaux de bled, et la cave avec l’allée ou il a entre 29 boisseaux de semences. Cy 48 b.33. » Dans la même entrée, il continue la liste de ses ensemencements : « Jay fait trois journaux d’avenne d’hyver dans le haut du Gast en retour le milieu a esté ensemencé de meslot, et j’ay laissé le bas à orge34. » La principale utilisation que Guyot fait de son journal est de tenir les comptes des revenus provenant de ses terres, auxquelles il fait de nombreuses références. Nepveu de la Manouillère s’intéresse à la terre pour la culture de la vigne, c’est pourquoi il constate, en 1770 : « Depuis longtemps on n’avait vu d’aussi mauvaises vendanges, et il y a quatre ans que l’on a eu de bon vin35. » En ce qui concerne René de Vanssay, de Conflans-sur-Anille, son autobiographie devient vite une énumération des achats et ventes de terres qu’il réalise, ce qui traduit l’importance qu’il y attache. En effet, lorsqu’en 1719 le Régent fait rembourser avec les billets de la banque Law les

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rentes dues par l’État, René de Vanssay s’empresse d’acheter des terres36. À la même époque, la terre d’Ardenay est le souci de ses deux propriétaires successifs, Jean- Baptiste Le Prince, puis son fils, Jean-Baptiste Le Prince d’Ardenay. Le mémorialiste dit l’importance de cette terre pour lui et son père : « J’étais vraiment attaché à raison de ses agréments et plus encore parce qu’elle était l’ouvrage de mon père qui l’avait, pour ainsi dire, régénérée37. » Pour ces auteurs de la campagne du Maine, la terre est un bien essentiel, qui retient leur attention et à laquelle ils consacrent des livres de comptes et de nombreuses descriptions. Dans leurs écrits, les dernières nouvelles de la province et les faits marquants du moment se mêlent ainsi aux faits plus personnels.

Les cadres de la vie quotidienne

10 La conception et la perception du temps se font à partir du calendrier liturgique. René Desboys du Chastelet, après son séjour forcé à Alger, vers 1642-1643, fait la comparaison avec le calendrier musulman : « Je sçay bien que l’an de grâce est bien plus nombreux que celui de l’Egire, comme le surpassant en cette énnée mil six cens soixante-cinq de quatre cens huit, le turc ne contant de l’Egire que mil deux cens soixante & un38. » Au cours de l’époque moderne, des modifications sont apportées au calendrier julien : en France, en application de l’édit de Paris de Charles IX (janvier 1564), l’année commence au 1er janvier, et non plus à Pâques : c’est un repère liturgique en moins dans le calendrier. Jean Bodreau commence son livre de raison, en 1567, par cette indication : « L’an mil V cs soixante et sept fut l’annee que l’on commensa a compter l’an du premier jour de janvyer39. » L’édit est enregistré par le Parlement de Paris en 1567, Le Mans s’y conforme le 15 janvier 156740. Le calendrier révolutionnaire, institué par la Convention le 24 novembre 1793, est appliqué dans les écrits de la fin de la période du corpus, mais plus difficilement : les auteurs notent souvent les correspondances avec le calendrier grégorien à côté. Le Prince d’Ardenay emploie les deux calendriers : « En juillet 1794, le 3 messidor an II, je fus appelé par le conseil municipal à la place de distributeur des secours militaires41 », note-t-il. Dans son récit de la campagne d’Egypte, François-Marie Le Gras du Luart mélange les deux calendriers : « Nous eûmes deux affaires assez sérieuses, la première eut lieu le 5 janvier 179942 », écrit-il d’abord, puis il parle des « 7, 10 et 13 floréal43 » en page suivante, et ensuite du « 2 prairial an 744 ».

11 La précision dans le temps s’affine au long de la période. Les auteurs essayent de donner avec précision l’heure pour les naissances, peut-être pour l’horoscope de l’enfant45. Ainsi, Pierre-Henri de Ghaisne note à la naissance de ses enfants la date, parfois le nom du saint fêté qui est pour beaucoup le seul moyen de dater et de se situer dans le temps : « Le mardi 2 avril 1709, jour de saint François de Paule, ma femme a accouché, au Mans, d’une fille46 », écrit-il. Il précise l’heure et il est le seul des auteurs étudiés à préciser la date selon le calendrier lunaire : « A onze heures du matin, le 21 de la lune de mars, c’est-à-dire la vigile du dernier quartier de la dite lune. » Le 30 avril 1710, son fils Pierre-Henri naît « à six heures et un quart du matin », précise-t-il, et « le premier jour du croissant de la lune d’avril ». De même le 10 novembre 1714, soit « le 7 de la lune », il note la naissance de Louis-René, « à sept heures et demie du matin ». Cette précision dans les heures au quart d’heure près est permise grâce aux progrès de la technique. Les montres et horloges, encore trop onéreuses jusqu’au XVIIe siècle pour franchir le seuil de toutes les maisons, se généralisent assez au cours du XVIIIe siècle

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pour être présentes au sein des familles des élites locales qui constituent en grande partie notre corpus. Dupont de la Motte note dans son journal : « L’horloge envoyée de l’Ecole militaire est arrivée en bon état47 », le collège de La Flèche peut se permettre d’investir dans une horloge. Cependant, en tant que particulier, le diariste s’intéresse aux nouveautés, et écrit : « J’ai reçu de M. Le Sante une pendule à secondes48 », améliorant la précision de l’heure, elle est estimée à 500 livres49.

12 Au cours de l’époque moderne, la météorologie n’est pas encore une science, il s’agit simplement d’observations. N’en sont évoqués que quelques exemples, les remarques sur le climat étant très nombreuses dans les ego-documents. Les événements naturels laissent une forte impression sur les consciences ; en témoigne le vocabulaire employé : le prêtre Fleury rapporte une « affreuse tempête50 » ; le chanoine Nepveu dramatise facilement, il assiste à « un ouragan affreux51 » lors de l’hiver 1762 au Mans, puis « un vent affreux, comme on n’en avait point vu depuis un temps immémorial52 », secoue la région en décembre 1803. En 1792, Montaron note qu’« il est tombé une gran avalason d’eau penden trois jour53 », la région subit aussi « un grand arogan » le 4 août 1807. Les innovations scientifiques des XVIe et XVIIe siècles se répandent au cours du XVIIIe siècle, et permettent une meilleure précision dans les descriptions météorologiques. Un thermomètre et un baromètre se trouvent ainsi au collège de La Flèche en 1773 et 1774 : « Le thermomètre avait descendu depuis Noël à 4 degrés de congélation54 », observe Dupont de la Motte au jour de l’an 1773, et au cours de l’été, il constate que « le thermomètre de Réaumur a monté aujourd’hui à 25 degrés55 ». Il s’agit d’un thermomètre à alcool, conçu en 1730 par le physicien Réaumur. L’inspecteur du collège s’intéresse à ces instruments et inscrit au cours de l’hiver suivant : « Le baromètre est remonté en 24 heures de 27°1 à 27°1156. » Ses indications plus précises montrent une évolution de l’étude du climat : on passe de la simple observation à une science plus poussée, nécessitant des instruments de mesure.

13 À l’image du temps qu’il fait, les prix, principalement du blé, et le cours des monnaies occupent une grande place dans les écrits du corpus. Dès le milieu du XVIe siècle, le prix du blé augmente rapidement, les hausses brutales se multiplient. Dans le Maine, suivant le livre de raison de Jean Bodreau et le journal de Jean de Courbefosse, l’année 1573 semble particulièrement chère ; le premier constate le 24 avril que « aux Halles du Mans […] l’on vendoit le bled seigle quarante sols le boesseau […] il hausa de prix et fut vendu soixante sols le boesseau57 », et le second note à la Saint-Jean : « Le boesseau de seigle vallait jusques à LXsols et continua longtemps58. »

14 Examiner les comptes d’un auteur permet de mettre en évidence son rapport à l’argent et ses réseaux financiers : est-il débiteur ou créditeur ? Les comptes personnels révèlent les dettes et rentes de l’auteur. Guyot de l’Hommaie gère les baux et fermes de ses terres : « J’ai receu de Bihoreau pour deux années de la ferme des champs à lasne59 », note-t-il en août 1697. Ses comptes personnels comprennent aussi ses dettes particulières envers les divers artisans de la région qu’il embauche ; le dimanche 29 janvier 1719, il écrit qu’il a « conté de toutes choses avec Richard, charpentier, et au moyen du payement de quatre ving seize livres quinze sols, et un boisseau de bled qu’il avoit eu à Aubigné, je demeuré quitte envers luy60 ». Entre 1649 et 1679, le curé Louys Pousteau tient un « mémoire des rantes », que lui doivent ses paroissiens de Saint- Léonard-des-Bois : « Premierement Tommas Durand soixante et dix soubz, La veuve Sanson Sortin sinquante soubz, Jean Denizé quarante 8 soubz, Harry Garcon 3# 15 soubz61. » Sa position dans le village lui permet d’avancer quelques sommes. Certains le

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remboursent aussi en journées de travail. Pour sa part, Louis Montaron semble capable au début du XIXe siècle de prêter de grosses sommes, ainsi à son frère Michel « lassomme de onze cen cinqante franc62 ». Avoir une bonne organisation des comptes, c’est montrer que l’on maîtrise ses affaires. Les auteurs du corpus manient pour la plupart des sommes d’argent relativement importantes, ou bien sont les créanciers de leur entourage. Notables urbains ou ruraux, ils peuvent se permettre de faire des investissements considérables, et tiennent les comptes de leur maison dans un souci d’organisation.

15 Quelle place accorde l’auteur à sa maison dans ses écrits ? On n’y trouve que des allusions, lors des naissances, lors des réparations et de transformations dans la maison ou dans la ville. Ici, il n’y a pas de cas d’habitat rural pauvre, mais très majoritairement des maisons urbaines, ou des propriétés à la campagne. Ces maisons ont des noms, ou une localisation bien précise donnée par leur propriétaire. Le titre du livre de famille de Pierre Bellenger donne son adresse au Mans en 1533 : « Maistre Pierre Bellengier demeurant à la Porte ferrée63. » Certains auteurs ou familles d’auteurs ont laissé leur nom à un hôtel : l’hôtel Ménard-de-la-Groye, datant du XVIIIe siècle, se situe 6 rue du Bouquet, au Mans. La fierté et le grand attachement envers la demeure se voient à travers le souci manifesté par son heureux possesseur de la bien mettre en valeur. Jean- Baptiste Le Prince d’Ardenay estime, à 40 ans, que lui et sa femme méritent de « vivre un peu pour nous-mêmes et de nous procurer une certaine liberté qui nous manquait64 », et le meilleur moyen, pour lui, est évident : « En conséquence, je songeais sérieusement à acquérir une maison », être propriétaire et quitter la demeure paternelle. Il achète une maison au Mans, place des Halles, et s’y installe en 1778, « fier et bien content d’avoir pignon sur rue ». Les auteurs sont propriétaires ou locataires de maisons cossues, en changent régulièrement lorsqu’il ne s’agit pas d’un bien héréditaire, tout en restant la plupart du temps dans la même aire géographique.

16 Les objets de la vie quotidienne sont parfois décrits, ou simplement évoqués. Les objets nécessaires sont ceux dont on a constamment besoin. Le curé Louys Pasteau fait un inventaire du linge qu’il a « dans la trousse : Premier 3 drap deux de brin et un gros. 3 nappes deux grose eunne douze. 6 chemize, trois grose et 3 de brin. Huit mouchouers de poche65 ». Les vêtements et les draps sont de première nécessité. Plus aisé que la plupart de ses ouailles, Pousteau a plusieurs chemises, mais leur qualité, ainsi que celle des draps et nappes, laisse penser qu’il ne vit pas richement. De même, lorsqu’on lui fait quitter sa paroisse, à la Révolution, Fleury prend avec lui le strict nécessaire : « J’emportoi seulement trois chemises, quelques mouchoirs de poche, bas, bonnet, mes bréviaires, un bâton66 », écrit-il, ce qui, à un siècle d’écart, correspond à l’inventaire de Pasteau.

17 Les objets de loisir sont indices de luxe, ils permettent de quantifier la place du superflu au sein d’une famille. Six mois après son mariage, Pierre-Henri de Ghaisne note dans son journal qu’il offre à son épouse « un petit coffre de velours rouge garni de bandes de cuivre, doré en dehors, et de galon d’or en dedans, qui m’a cousté 19 livres à la vente du sieur Poupart, cirier67 ». La description d’une robe qu’il offre à sa femme deux ans plus tard montre l’aisance du couple : « J’ay donné à ma femme, le 24 janvier 1711, un habit de damas blanc à fleurs d’or, la jupe de velours noir et le jupon de moire d’argent bleue et couleur de rose68 », il la paye 250 livres à Paris. Le 10 janvier 1705, c’est de l’argenterie que le sieur de l’Hommaie offre à son épouse : « J’ay achepté au Mans une demie douzaine de cuillers et fourchettes d’argent pour 163# et 3# 12s. la graveure69. »

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Dans la même période, pour comparaison, Ponce Millet achète une « cuillère et fourchette d’argent présentées dans un étui pour 17 L 10s.70 ». Fourchettes et cuillères sont devenues courantes dans la société au cours du XVIIe siècle, ici, c’est leur matière qui en fait une marque d’opulence. Pour sa demeure de l’Hommaie, il commande à son menuisier, M. Hyllaire, « deux petites tables à mettre sous des miroirs avec des tiroirs et un volant de sapin71 » ; les miroirs sont des signes de luxe. De même, l’inventaire des biens aux Rouaudières avant le mariage d’Henriette avec Louis-Joseph de Vanssay, en 1755, indique « une boîte où sont des couleurs pour peindre, 6#72 ».

18 L’étude des comptes, la description des maisons et des objets de la vie quotidienne confirment l’appartenance de ces auteurs d’ego-documents à l’élite de leur société. On a vu que leurs écrits s’inscrivent dans le cadre de la province du Haut-Maine, les événements intéressant le plus les auteurs sont ceux qui ont lieu dans les régions proches, qu’ils connaissent. Cependant, pour son auteur ou pour son lecteur, l’écrit du for privé constitue avant tout une chronique familiale.

Une chronique familiale

19 La famille est le pivot de tout ego-document. Elle est la base de la société d’Ancien Régime, et l’écrit du for privé est destiné à la famille, car il ne concerne qu’elle. On la retrouve pour chaque naissance ou baptême, chaque mariage ou décès évoqués. L’ego- document sert aussi de preuve, pour mettre en avant la grandeur de la famille, à travers les généalogies et les commentaires sur le lignage donnés par les auteurs successifs d’un écrit. La naissance, le mariage et la mort sont les trois étapes de la vie, encadrées par l’Église à travers les sacrements du baptême et du mariage ainsi que de la sépulture.

« Naître, se marier, mourir73 »

20 En général, les auteurs évoquent peu leur naissance. Symon Le Gendre et Michel Le Vayer commencent leur écrit en donnant leur date de naissance : « Je suis né du mariage de défunts Guillaume Le Gendre, et de Michelle Chenon, sa seconde femme, la nuit d’entre le jour de Noël et Saint-Etienne, mil Ve vingt trois74 », dit le premier ; « Je suis ney le 28 avril 162075 », écrit simplement le second. Alors que Jean Bodreau note dans le livre la naissance de son fils Julien, « le samedy treiziesme jour de septembre mil cinq cens soixante douze76 », ce dernier rajoute : « C’est le jour de ma naissance ». La naissance est encore empreinte de beaucoup de superstitions. En 1776, à propos d’une femme ayant accouché d’une fille, le chanoine Nepveu assure que « suivant la lune, elle doit avoir un garçon le premier enfant qu’elle aura, car la lune a changé le lendemain de sa couche77 ». Venant d’un homme d’Église, ces propos pourraient choquer, mais il rajoute que « c’est une remarque que l’on fait depuis longtemps78 ».

21 La plupart des statuts synodaux et une déclaration royale de 1698 imposent le baptême du nouveau-né dans les 24 heures suivant la naissance. Ainsi, en 1775, Ménard de la Groye regrette le retard dans le baptême de son fils François : « Ma femme est accouchée d’un garçon qui n’a été baptisé que le lendemain trois dud mois de may79 », écrit-il. Une dispense est nécessaire pour retarder la cérémonie à l’église, mais en attendant, l’enfant est ondoyé. Même avant cette déclaration, les parents n’aiment pas repousser le baptême. Marguerite Bouteiller, née le 23 décembre 1690, est ondoyée « en

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conséquence de la permission de monseigneur l’évêque du Mans de différer les cérémonies du baptême pendant six moys […] son parrain et sa marraine sont actuellement dans la ville de Paris80 ». C’est au moment du baptême que l’enfant reçoit son nom, de ses parrain et marraine. En 1593, un enfant Le Vayer est donc « nommé Anne en considération que la dite dame [sa marraine] porte semblable nom81 », un autre est « nommé René en mémoire de son ayeul maternel ». Chez les Le Gendre, un neveu est « nommé Guillaume par ledit Chenon pour défunt Guillaume Le Gendre, mon père82 », dit Symon en 1551. Le choix du prénom par le parrain implique la transmission d’une mémoire familiale, ainsi que la protection du parrain et du saint patron. Il existe quelques cas exceptionnels ; un enfant non baptisé ou quasiment mort-né n’est pas nommé. Jacques II Le Divin note par exemple le 17 mars 1666 la mort d’un fils, « qui ne vescut qu’une heure ; il fut babtizé et point nommé83 » ; Pierre-Henri de Ghaisne évoque « [s]a fille Anonime84 ».

22 Peu d’auteurs font allusion à leurs enfants une fois ceux-ci nés, et même au XIXe siècle le curé Fleury estime qu’ « un père et une mère doivent être sérieux avec leurs enfans, et ne leur jamais trop témoigner extérieurement, surtout dans leur bas âge, l’attachement qu’ils leur portent85 ». On ne les retrouve dans les écrits du for privé que lorsqu’ils ont trouvé leur condition, soit pour une évocation de leur mariage, soit pour un décès inattendu. Le temps de l’enfance est négligé, le bébé est surtout vu comme un futur adulte à former. Cependant, certains adultes s’intéressent à l’enfant. À la fin du XVIIe siècle, le père de René de Vanssay est ainsi « attentif à donner unne éducation convenable à ses enfants86 », le chanoine Nepveu reproche à un père d’envoyer ses enfants au couvent pour ne pas avoir à s’en occuper : « M de Blanchardon a beaucoup de reproches à se faire de la manière avec laquelle il en agit avec ses enfants87 », écrit-il en 1791. Le rapport à l’enfant évolue au cours de l’époque moderne, et les récits d’enfance apparaissent avec Rousseau. L’enfant est considéré en tant qu’individu, et non plus comme maillon (remplaçable) de la famille et du nom porté. La mort d’un enfant peut alors marquer profondément les parents : « Depuis ce temps-là, ma sœur n’a pas eu d’enfant88 », raconte Nepveu. On reconnaît ici l’enfant en tant que personne à part entière. Les couples sans enfants, comme les Le Prince d’Ardenay, restent des cas exceptionnels. Henriette Edme des Rouadières semble déplorer cet état : « Je n’ai point d’enfants89 », dit-elle dans les années 1770 ; elle se consacre à l’éducation de sa nièce.

23 Le mariage est une étape quasi obligée de la vie. Loin des clichés véhiculés, dans une union la relation entre conjoints importe beaucoup. Plusieurs facteurs entrent en jeu, d’abord la conformité d’âge90 ; lors d’une proposition de mariage avec une femme riche, René du Guesclin décline l’offre : « Son âge m’empêcha d’y penser91 », raconte-t-il : vers 1670, il doit avoir 25 ans et la dame est, selon ses termes, « avancée en âge ». « C’est un mariage d’inclination92 », écrit Nepveu dans son journal à l’occasion du mariage de Mlle Dagues et M. Raison en 1780 : la conformité de sentiments préoccupe les intéressés. Il faut toutefois sacrifier à la conformité de situation : un mariage se fait raisonnablement, et l’on blâme les mésalliances. Si le mariage forcé est condamné par l’ordonnance de Blois de 1579, le mariage sans consentement des parents est interdit aux mineurs ; les mariages entre cousins sont prohibés. Jacques Le Vayer, aîné d’une branche de la famille dont le père est mort, épouse en février 1677 sa cousine Renée Le Boindre, « en vertu de dispense obtenûe de Cour de Rome, mariage fatal, fait contre toutes les loix eternelles93 », affirme Michel Le Vayer, qui appuie son jugement sur saint Augustin, les théologiens anciens et modernes, les décisions pontificales et le droit canon. C’est un « mariage incestueux, projetté, conclus et consommé contre mes avis et

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remonstrances », que le reste de la famille condamne aussi. La famille, et non seulement les parents, est censée intervenir dans le choix des époux, et le mariage sans consentement va à l’encontre de ce droit, d’où le mécontentement des parents proches. De même, Dupont de la Motte ne cautionne pas son frère, qui épouse sa maîtresse enceinte : « Je ne donne pas les mains à cet arrangement94 », note-t-il. Son refus est guidé par le souci de sa réputation dans la petite ville de La Flèche, il se justifie : « Tout le monde pensait que c’est, de concert avec moi, que s’est faite cette publication de bans ; j’ai fait opposition à la célébration afin de me justifier » ; alors que le diariste lui- même s’est marié en janvier 1763 avec Marie-Françoise Walpurge Scherbeck de Froberg, sans le consentement des parents de celle-ci, ni celui des curés de leur deux paroisses95.

24 À la résignation face à la mort inévitable succède au cours de l’époque moderne une vision de la mort comme rupture dans l’existence. La belle mort, la qualité du deuil des proches et le prestige de l’inhumation importent. Lorsque Jean de Courbefosse est invité aux funérailles de Jehan Brouiller, archidiacre du Mans, on lui offre « une paire d’heures en parchemin couvertes de velours violet96 ». « Il y avait un enterrement splendide97 », s’extasie Nepveu à la mort de madame de Fondville en 1786. Le lieu d’inhumation relève aussi du prestige du mort : un des oncles de Nepveu est enterré « dans la chapelle où est le caveau de MM. Portail ; comme il n’y en a plus du nom et que nous sommes les plus proches parents, nous avons droit à la dite cave98 », annonce- t-il. Les funérailles restent un moment difficile, et celles de son grand-père ont beaucoup marqué Jean-Baptiste Le Prince d’Ardenay enfant : « Je ne sais comment je pus le soutenir99 », se rappelle le mémorialiste. La mort marque en tout cas les auteurs lorsqu’elle n’est pas prévue : « Le mardy 22 avril 1659, Louis de Champlais, baron de Courcelles, mourut sur le menuict, et l’avois veu le lundy 14 avril quy estoit le fairier de Pasques100 », s’étonne le rédacteur du livre de la famille Champlais.

25 À la mort de chacun de ses deux parents ou de son épouse, le fils ou l’époux qui tient l’ego-document exprime son dévouement et ses sentiments envers eux. Cette mort permet d’avoir une rapide description, évidemment laudative, du défunt. La mort du père permet de rappeler ses qualités d’homme : François de Champlais a donc « suivy ses prédécesseurs en valeur et prudence, craint et aimé de ses sujets101 », le 2 octobre 1616. Le 13 juin 1662, Julien II Bodreau est « decede en bon chrestien et bon catholique et ayant receu tous les sacremens de l’eglise102 », écrit Charles, qui l’appelle « mon cher pere ». Des expressions de deuil sont courantes, comme : « À mon grand regret et a ma grande perte. » Le Prince d’Ardenay raconte que lui et ses frères et sœurs étaient « trop accablés de douleur103 », lors de la mort de leur père en 1711. Lors du décès de la mère, on rappelle ses vertus maternelles et chrétiennes : dans sa Vie de Mre René de Vanssay escritte par lui mesme, René déplore la disparition de sa mère alors qu’il a à peine 5 ans : « Il eût le malheur de perdre Mme sa mère en l’année 1690 le 19 avril », dit-il de lui. Au XVIIe siècle, Michel Le Vayer emploie les termes : « Madame Renée Vasse ma tres honorée mère104. » On insiste surtout sur sa dévotion, qualité que l’on retrouve moins lors de la louange du père. La mère de Victor Le Peletier est donc enterrée en 1526 dans l’église paroissiale, « à l’endroict où est la selle anciennement où elle se retiroyt assistant au divin service105 », écrit-il ; « Sa bonté sa piété et sa charité l’on faict regretter de tous et particulièrement de ceux de sa famille et de moy son fils unique106 », dit Julien Bodreau de sa mère. L’annonce de la mort de l’épouse répond aux mêmes exigences ; en tant que mère, elle est pieuse et pleine des qualités maternelles. Pierre Bellenger note sobrement : « Margarite de la Porte, ma femme, mourut le jour sainct

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Thomas, XXIè jour de décembre 1548, et fut enterrée à Sainct-Benoist107. » Au contraire, un siècle plus tard, Julien II Bodreau l’appelle « ma tres chere et honorée femme108 » et s’étend longuement sur sa personne ; il écrit qu’il souhaite être inhumé près d’elle et ses parents, « aupres des corps que j’ay les plus cheris et honore en ce monde ». La mort est pour ces auteurs la conclusion d’une vie chrétienne. Ces étapes d’une vie individuelle enrichissent les commentaires plus généraux apportés par les membres de la famille à propos du lignage.

Le prestige familial

26 La généalogie intègre l’auteur à l’histoire de la famille et définit son identité. Rarement commandée à un généalogiste professionnel, la généalogie est soit faite par l’auteur de l’ego-document, soit récupérée d’un membre de sa famille. Cette pratique implique la contribution de souvenirs de famille, le recours certain à l’imagination et/ou à la documentation familiale ; mais il est parfois difficile de savoir quelles sont les sources utilisées autres que la mémoire familiale. Toutefois, « put se vanter la ditte famille de Vanssay estre des meilleures et plus anciennes noblesses qui sont en France […] ainsy qu’il se peut voir par pièces authentiques109 », écrit René de Vanssay au XVIIIe siècle. On apporte donc aussi des preuves d’ancienneté aux généalogies, qui deviennent nécessaires face aux enquêtes de noblesse sous Louis XIV. Dans son livre de raison, René de Vanssay raconte les origines de la châtellenie de la famille, il fait allusion, comme justification de leur établissement dans la région, à « une letre antique approuvée par un Foulque abbé de Sct Calais qui vivoit l’an de grâce 1037 ». Placée en début d’un livre de raison, ou même de mémoires, la généalogie justifie la place de l’auteur dans la société et dans un cadre familial prestigieux (soit par son ancienneté, sa vertu ou ses connaissances), le récit suivant cette généalogie montre la façon dont la vie de l’auteur contribue à ce prestige familial110, la façon dont il s’inscrit dans sa lignée. C’est une des passions de René II du Guesclin, appartenant à la vieille noblesse du royaume, reprise par son fils René III, le mémorialiste. Progressivement, la généalogie n’est plus l’apanage des livres de raison de la noblesse, et les familles aisées du Tiers se prêtent à l’exercice. Julien Bodreau, le notaire, note ainsi dans son livre de raison « la genealogye desdits Bodreau et Termeau111 » ; il commence à son grand père Jean Bodreau, un marchand. De même, l’avocat Charles Bourgouing commence ainsi son livre de famille, rédigé au XVIIe siècle : « Généalogie de Mrs les Huets originaires du bourg de Restigné en Touraine dont moy Charles Bourgoing Coner et advocat du roy en l’eslection de cestte ville du Chaû du Loir suis sorty à cause de tres honeste femme Jacquine Huet ma mère112 » ; celle-ci commence en l’an 1490, et remonte jusqu’à lui et ses enfants.

27 Les armes et la devise de la famille prouvent sa noblesse et accompagnent parfois la généalogie. Dans le livre d’heures de la famille de Champlais se trouvent plusieurs enluminures, dont un Couronnement de la Vierge. Dans les bras de l’ange, on peut remarquer les armoiries de François de Champlais et son épouse Marie de Bastard. On trouve la devise des Vanssay dans le livre de raison de René : « La vertu à notre aage Devanssay113 », qui, chez Froger, devient : « L’âge a dedans nous l’âge de Vancé114. » La femme de Pierre-Henri de Ghaisne fait un « placet en broderie où sont les armes des Raguindel115 », c’est-à-dire de sa famille à elle. Ces armes sont « d’azur à la bande ou

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face d’argent, au croissant d’or en pointe, qui sont sur la porte de la rue Hallé, à la droite en entrant ».

28 Les alliances entre lignages contribuent évidemment à la grandeur de la famille. Le livre de raison des Champlais appartient à la branche de la Masserie. Cela n’empêche pas l’auteur de faire allusion à la branche de Champlais-Courcelles pour mettre en valeur les alliances de la famille, notamment à la mort de Louis de Champlais, baron de Courcelles, en 1659 : « Le dict baron de Courcelle puiné de séans et sa dernière femme avait nom Marie de Villeroy, sœur de M. le maréchal de Villeroy116. » Louis de Champlais est seigneur baron de Courcelles, conseiller du roi, maréchal des camps et armées du roi, lieutenant-commandant de l’artillerie en Italie, lieutenant général au gouvernement de Lyon, Lyonnais, Forez et Beaujolais, et il a épousé Marie de Neufville de Villeroy, sœur du maréchal117. L’oublier dans le livre de la famille aurait été une faute pour la transmission du prestige familial.

29 Dans le Maine, certaines des familles de la noblesse revendiquent dans leurs écrits une ascendance des ducs de Bretagne. Ainsi, chez les Champlais, les ancêtres cités sont de toute façon « tous sortis de Champelais baillé par empanage aux Champelais par le duc de Bretaigne qui avoit seze filz et seze filles, et fut celluy qui fist la foy et hommage, comme duc de Bretagne, à Dagobert roy de France118 ». La maison de René de Vanssay « est sortie d’un compte [sic] de Châteaugris cadet des ducs de Bretagne119 ».

30 Raconter la vie de l’autre, les événements ayant eu lieu dans la province ou dans la famille occupe une large part de l’ego-document. Reste à savoir quelle est la place que se consacre l’auteur au cœur de son écrit, quand on sait que le récit à la première personne n’est pas forcément le récit de la vie privée de son auteur.

Comment exprimer l’intime à l’époque moderne ?

31 Écrire en son for privé, est-ce écrire sur son for intérieur ? Cette dernière partie va permettre de s’interroger sur ce qu’est l’intimité, le privé, et la façon dont ils s’expriment au cours de l’époque moderne dans les ego-documents. Il convient pour cela de procéder par couches successives qui constituent la personne : la vie professionnelle d’abord, puis la vie privée, et enfin le moi lui-même : du XVIe au XVIIIe siècle, parle-t-on vraiment de soi dans un écrit du for privé ?

La vie professionnelle

32 Touche-t-on à l’intime dans la description de la vie professionnelle ? Fleuryparle du « bonheur de célébrer120 » la messe de Pentecôte au Mans. On suit l’évolution de la carrière de Jacques Le Divin à travers son livre de famille : « J’esté seulement pour lors conseiller au présidial du Mans121 », dit-il lorsqu’il épouse Louise Le Large, en 1607. Le titre de son livre le dit « lieutenant particulier au présidial du Mans », et à sa mort, en 1657, son fils Jacques II Le Divin rajoute qu’il est anobli, « escuyer, conseiller du roy en ses conseils d’estats, sy devant lieutenant particulier au siège ». Le Prince d’Ardenay est d’abord destiné à la magistrature, mais il suit son goût et abandonne ce projet : « Je ne pouvais m’habituer au style barbare de la chicane, aux formes ennuyeuses de la procédure et au galimatias de tous les actes d’un procès122. » Ce qu’il a appris lui est cependant utile pour le mettre « en état d’entendre, d’expliquer et de défendre, par la suite, mes propres affaires123 ». C’est ainsi qu’il annonce : « Je fus reçu avocat au

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Parlement, le 1er mars 1761124. » Quand Nepveu raconte ses débuts, il écrit : « J’ai pris possession de mon canonicat, le cinq février 1759125 », puis « Le 14 juin 1767, j’ai commencé à porter la soutane violette126 », le violet étant la couleur de l’évêque, dont dépend le chapitre de Saint-Julien. Les plus bavards sur leur profession sont les membres de la magistrature et du clergé, pour qui la vie professionnelle se confond avec la vie quotidienne. Les témoignages sur la vie militaire et le service de la noblesse d’épée sont plus rares.

33 Ces témoignages concernent, pour l’ancienne noblesse d’épée, les récits des XVIe et XVIIe siècles. Charles de Chenevières débute son livre de raison par la liste de ses actions militaires : « Le siège de rouen fult en l’an mil cinq cent Quatre vingts et onze à la Toussaints […] Ou s’est que jy fultz enployé127. » Les faits d’armes sont une source de fierté pour la petite noblesse de province, qui les insère fréquemment dans le livre de famille. Né en 1619, René Desboys du Chastelet s’engage comme soldat au siège d’Arras en 1655, il est promu enseigne dans le régiment de M. du Tot de Gonfreville. « De tous les divers métiers, desquels je m’étois mêlé dans le premier effor de ma jeunesse, celui de la guerre ne me rebuta pas le plus128 », assure le Fléchois. Comme il est issu d’une famille de robe, on s’attend plutôt à ce qu’il continue dans la lignée de ses parents. Du Guesclin appartient à une famille d’épée, on apprend dans ses mémoires qu’en 1675, lors de la guerre de Hollande, il est à « Langres où je fus en quartiers d’hiver129 ». Les souvenirs de l’armée pour les documents du XVIIIe siècle sont ceux datant de la Révolution ou après, ils proviennent de gens anoblis ou roturiers. Le maître tanneur Mocquereau de la Barrie a par exemple un parcours éclectique : en 1790, il est élu capitaine d’une compagnie de la garde nationale de Loué, il est en 1793 élu capitaine des volontaires de Sillé-le-Guillaume, et fait prisonnier après la défaite des républicains à Vihiers. Ensuite, en 1801, il quitte la tannerie pour succéder à son beau-père, notaire, jusqu’à la majorité de son beau-frère. Au contraire, Le Gras du Luart est un professionnel : il est capitaine des vaisseaux du roi et chevalier de Malte. Il raconte dans son journal les nombreux combats menés par l’armée française en Egypte, par exemple : « Nous rencontrâmes l’armée ennemie composée de cavalerie, avec une flotille dans le Nil, après une escarmouche de quatre heures, l’ennemi fut forcé de prendre la fuite130. » Son récit alterne comptes-rendus des affrontements et descriptions des régions traversées. Mais ces souvenirs de l’armée sont surtout l’occasion d’avoir la vision de ces auteurs sur le métier des armes et la guerre. Il fait allusion à la campagne d’Égypte comme une « cruelle guerre », il évoque aussi un « combat sanglant ». Bien qu’il décrive lors de quelques batailles « le tableau le plus affreux […] un carnage aussi grand », il n’émet aucune critique, aucune vision négative de la campagne, et se réjouit autant des affrontements que des visites de sites remarquables.

34 Hormis les ecclésiastiques et les gens de robe, peu d’auteurs décrivent leur vie professionnelle. Parmi ces derniers, un nombre encore plus réduit s’exprime sur leur goût (ou dégoût) pour celui-ci. La profession qu’il exerce ne semble donc pas être un sujet par lequel l’auteur va se révéler. Dans les ego-documents du corpus, s’exprime-t-il d’avantage sur sa vie privée ?

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La vie privée : « J’ay este affligé d’une grande et perilleuse maladie »

35 Pour Madeleine Foisil, la maladie n’appartient pas à la sphère du privé, car le malade est entouré des soins des autres131. La description que les auteurs d’ego-documents du Haut-Maine font de leurs maladies les place toutefois dans un cadre privé, intime. Dupont de la Motte parle enfin réellement de lui lorsqu’il est malade : « Je suis pris par un rhume de cerveau et un mal de tête qui m’empêchent de m’occuper132 », écrit-il dans son journal. Quand Fleury décrit une de ses maladies qui le touche au début du XIXe siècle : « Une maladie mortelle dérangea tous mes projets ; un débordement de bile, une fièvre putride, une lèpre qui me couvrit tout le corps, me conduisirent aux portes du tombeau133 », on touche de près au corps et à tout ce que l’on cache d’habitude. Dans notre corpus, par la place qu’ils occupent, les problèmes de santé font partie des événements que les auteurs considèrent parmi les plus importants à noter. Nepveu s’inquiète après la procession de la Fête-Dieu de 1803 : « J’ai senti que les jambes me manquaient. […] Voilà la première fois qu’il m’était arrivé la moindre incommodité depuis trente-cinq ans que je faisais cette fonction ; il est vrai que j’aurai soixante-onze ans le 3 août prochain134 » ; et moins d’un an plus tard : « Je suis tombé paralytique du côté droit, le 29 janvier 1804135. » Michel Le Vayer ne donne aucune précision en écrivant : « En 1653 je fus extraordinairement malade a l’issue des visites de mon grand archidiaconé136 » ; de même, Julien II Bodreau est « affligé d’une grande et perilleuse maladie137 » le 26 février 1658 ; exprimer l’intensité de la maladie suffit pour la décrire. Elle semble n’intéresser qu’en tant qu’événement particulier dans la vie quotidienne. Les séquelles laissées par ces maladies permettent de mieux connaître les auteurs. Ainsi, Julien I Bodreau raconte : « Je este prevenu d’une grande malladye d’une fluxion qui m’est tombée en la jambe et cuisse droicte138 » en 1624. Depuis cette maladie, il est probablement boiteux : « Je ne puis aller qu’avec grande peine et aux environs du logis », explique-t-il. En marge des descriptions des symptômes et des remèdes, certains auteurs expriment – plus rarement – ce qu’ils ressentent face à la maladie. Fleury parle donc des « souffrances que j’éprouvoi à Londres139 », mais aussi de « la crainte de perdre totalement la vue ». On perçoit aussi l’angoisse de Nepveu de la Manouillère d’être amputé à la suite d’un accident : « Le 24 mai 1776, je me suis blessé le pouce avec un fusil qui m’a crevé dans la main. Je vis le moment qu’on serait obligé de me couper le pouce qui ne tenait que par quelques nerfs140 », il est apaisé après avoir été soigné par un bon chirurgien. Il semble plus facile d’exprimer la douleur physique engendrée par un accident ou une maladie que la douleur psychologique à la suite d’un deuil, encore trop intime pour être consignée sur du papier. L’expression de la souffrance, la peur et la douleur, relèvent en partie de l’intimité de l’auteur, qui confie ses sentiments.

Se décrire

36 Il est très rare de trouver une description physique faite par les auteurs d’ego- documents eux-mêmes. Cependant, faire son portrait est un autre moyen pour les auteurs s’adressant à leurs descendants de transmettre leur mémoire, leur modèle. On parle très peu du corps, on le décrit encore moins ; seuls quelques détails apparaissent au détour de la conversation qu’entreprend l’auteur avec lui-même ou son hypothétique lecteur. Grâce aux estimations faites lors de ses ventes successives au souk d’Alger, un début de description de René Desboys du Chastelet se dégage : « Les juifs, et autres sortes d’experts trouvoient mon corps foible, & plus de vigueur dans les

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dents qu’ailleurs141 », relate-t-il dans ses mémoires. « J’ai maigri142 », écrit seulement Dupont de la Motte à la suite d’une maladie. On a une petite description physique de Mocquereau de la Barrie, quand il raconte lors de la guerre de Vendée : « Pendant ma maladie j’avais fait couper mes cheveux en jacobin143 » ; et un rapide portrait de Jean- Baptiste Le Prince d’Ardenay lorsqu’il décrit les séquelles d’une chute lors de son enfance : « Mon nez enfoncé et mon menton avancé sont une preuve permanente de la violence de cette chute144 », écrit-il.

37 L’autoportrait physique est à mettre en parallèle avec l’autoportrait moral et/ou spirituel, sorte d’examen de conscience. Il n’y a toutefois aucun rapport à faire entre le physique et le moral : on ne se fie pas à l’apparence extérieure comme représentation de l’intérieur. L’autoportrait physique et l’autoportrait moral se retrouvent dans les journaux de jeunes filles du XIXe siècle145, et il est curieux de les voir présents chez Henriette Edme, vers 1750 déjà ! Les recherches actuelles placent les premiers journaux véritablement intimes, en France, dans les années 1760 : les écrits d’Henriette Edme en deviennent encore plus intéressants. De plus, elle est la seule du corpus à annoncer clairement qu’elle va se décrire physiquement, et la seule à faire un examen de conscience ; dans la table des matières, elle titre une partie du Mémorial (1752) « Mon portrait », pages 99 à 107. Elle écrit donc : « Je ne suis ny grande ny petite ; ny belle ny laide ; mais j’ai une taille assez noble, avec un air de fraîcheur et de santé qui font qu’en général on me trouve assez bien. » Ce portrait, dans lequel on n’apprend finalement pas grand-chose, n’est évidemment pas aussi développé que les descriptions physiques faites par les jeunes filles du XIXe siècle, qui peuvent tenir sur un paragraphe ou plus, voire être recommencées plusieurs fois. Ici, c’est le seul portrait écrit que l’on trouvera d’Henriette. Elle en semble satisfaite, et il n’est pas fait pour noter une particularité, un défaut ou un handicap qui la rendrait reconnaissable : il fait transparaître sa noblesse.

L’expression des sentiments

38 L’expression du sentiment permet de dresser un portrait moral, ce qui n’apparaît pas évident pour les auteurs d’écrits privés. Saint-Simon en est un exemple, qui écrit que « les réflexions gâtent bien souvent les mémoires146 » ; mais il existe heureusement quelques contre-exemples dans le corpus. « J’aime mieux penser que parler147 », confie Henriette Edme vers 1770. Elle se décrit longuement dans son mémorial vingt ans plus tôt : « Il me faut bien du temps et de la réflection pour distinguer le fond des choses. […] J’apprends avec facilité, […] j’aime à m’appliquer […] malgré ma vivacité naturelle148 », écrit-elle. Elle continue : l’éducation, l’entourage « m’avoient accoutumée à me renfermer en moi-même ». « La crainte de valoir moins que les autres », de même qu’« une discrétion parfaite », ainsi qu’une « cruelle délicatesse », et « le cœur triste et l’esprit abbatu », composent, selon elle, son caractère. « Je deviens un peu mélancolique149 », rajoute-t-elle l’année suivante. Dans son journal, Dupont de la Motte se confie un peu : il évoque « la patience avec laquelle [il] souffre et les boutades et les caprices150 ». Les qualités sont davantage mises en valeur que les défauts, que l’on cherche à justifier. Le Prince d’Ardenay dresse son portrait : « Né assez tranquille, je n’aimais pas dès lors et j’ai toujours fui les plaisirs bruyants151 », écrit-il. Il évoque aussi sa « timidité naturelle152 », et sa « juste sensibilité153 ». Il est, encore une fois, peu aisé de savoir ce que les auteurs aiment ou n’aiment pas. « Le serment avec restriction me

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répugnoit154 », dit sans surprise Fleury, qui est inflexible envers le serment constitutionnel exigé des ecclésiastiques.

39 On constate la grande importance attachée à l’amitié et ses réseaux au cours de l’époque moderne. À la mort d’un chanoine, en 1785, Nepveu en fait l’éloge dans son journal : « C’était un bon et honnête prêtre, aimé dans la société et que j’ai bien regretté ; il y avait longtemps que je le connaissais155 ». La durée de l’amitié dans le temps en forge la qualité, et la mort, on l’a vu, permet l’expression des sentiments éprouvés envers le défunt. Julien II Bodreau déplore le décès de l’ecclésiastique Jacques Marsault, le 28 novembre 1649, « il estoit mon inthime amy156 », dit-il. L’amitié intime vient du cœur, comme l’amour, mais est considérée comme étant contrôlée par l’esprit et la raison. Le frère de Michel Le Vayer, François, lieutenant général de la sénéchaussée du Mans, et « homme de grande estime et une lumière de son temps », meurt le 23 décembre 1649. C’est un ami de Julien II Bodreau : « Je l’ay regretté aveq une grande cause parce qu’il m’honoroit de son amitié en consideration que j’avois dedie mon commentaire sur la Coustume du Maine a Monsieur son père » ; ami du père, Julien est devenu par conséquent l’ami du fils. Les qualités du mort ami sont mises en avant, la notion de respect est essentielle dans l’amitié. Avec la mise en avant de ces amitiés, le livre de raison devient « livre de réseau157 » : l’on choisit plutôt ses amis dans la même classe sociale, et dans le même ressort géographique que les siens. Les sentiments éprouvés envers le réseau d’amis donnent une autre dimension à la notion de famille : elle ne se réduit pas aux liens du sang, mais s’étend à l’affection que l’on porte sur son entourage, qu’ils soient parents, proches, domestiques, voisins, collègues. On retrouve toutefois les sentiments d’amour familial au XVIIIe siècle, chez Le Prince d’Ardenay : « Mon père et ma mère célébraient, chaque année, avec leurs enfants, l’anniversaire de leur mariage158 », raconte-t-il ; ses parents sont pour lui « deux personnages chéris ». Fleury est très attaché à son père : « Au milieu de tous mes chagrins, j’éprouvoi une grande consolation dans l’arrivée de mon père qui passa un an avec moi159 », raconte-t-il.

40 Jusqu’au XVIIe siècle, dans le mariage, l’amour entre les deux conjoints se caractérise par la « parfaite amitié160 » et l’estime qui les unit. Les termes « inclination » et « affection » s’utilisent indistinctement pour l’amitié ou pour le mariage ; le terme d’amour n’apparaît pas dans les minutes notariales161. Les parents de Julien II Bodreau « ont veuscu en parfaicte union et amitié conjugale trente et huict ans huict mois162 », de 1598 à 1636, et le décès de son père va selon lui « relaisser en viduitté » sa mère jusqu’à sa mort, en 1642. La passion, qui est l’amour « furieux », est réservée pour le sentiment amoureux163 – hors mariage ? –. On peut aimer d’amitié, aimer pour le mariage, mais la noblesse laisse au couple bourgeois l’amour conjugal, inavouable, « par la crainte de vous déplaire ou de perdre quelque chose de votre estime », avoue dans le roman le prince de Clèves agonisant à sa femme164. L’amour est une faiblesse, mais le goût des deux époux est nécessaire à l’union, c’est pourquoi le mariage est précédé d’une période de fréquentation, de cour, où les futurs échangent lettres et cadeaux devant témoins. En 1657, Julien II Bodreau assiste au mariage de sa fille Marguerite avec Pierre Bourgault, il précise que la cérémonie a lieu « apres une perseverance de deux ans et plus165 ». De même, Pierre-Henri de Ghaisne raconte à propos de sa femme : « Je luy ay fait l’amour dix ans, après quoy mon père et ma mère ont bien voulu y consentir166 », ils se marient en 1708. C’est un mariage tardif pour lui : Ghaisne a 37 ans, sa femme en a 27. Le mariage est l’accomplissement de ces années de fréquentation :

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« Ce fut le 12 janvier 1764 qu’elle prononça ce premier oui, jour heureux et bien mémorable pour moi, puisque c’est de ce jour que part l’ère fortunée de ma félicité167 », raconte Le Prince d’Ardenay. « L’amour peut aller au-delà du tombeau, mais elle ne va guère au-delà du mariage168 » ; ces vers n’ont plus cours dans les milieux aisés de province au XVIIIe siècle. Consultons pour cela les mémoires de Louis Simon, qui ont pour principal sujet les mésaventures du jeune étaminier avant d’enfin épouser Anne Chapeau, avec qui il vit en parfaite entente toute sa vie. En effet, il convient désormais d’interroger ses sentiments lors de la recherche d’un parti : « Quand le cœur n’est pas de la partie, il faut la quitter169 », affirme Jean-Baptiste Le Prince d’Ardenay. « La passion est nécessaire pour s’épouser », assure de son côté Nicolas Rétif de la Bretonne170. La femme de Stanislas Dupont de la Motte arrive incognito à La Flèche : « Malgré les caresses, je ne me laissai aller à aucune faiblesse171 », écrit le diariste, mécontent de cette arrivée inopportune. À la lecture de cette phrase, le couple marital devient cependant le refuge de la tendresse.

41 On ne trouve dans les écrits du for privé que peu d’informations sur l’épouse si ce n’est au moment de sa mort, qui est l’occasion de la louer.À la fin du XVIe siècle, un des auteurs du livre de raison des Le Vayer appelle avec fierté son épouse « nostre damoiselle172 ». Selon Louis Simon, sa femme a «des grâces et des attraits qui charmaient les cœurs173 », et pour Le Prince d’Ardenay, elle est « celle qui était destinée par la Providence à faire [s]on bonheur174 ». L’emploi d’un vocabulaire affectif est rare, apprécions alors ce mot d’Ardenay, qui appelle sa femme « ma princesse175 ». Dans ses mémoires, il ne parle pas du tout de sa mort, le 27 avril 1805, mais elle l’influence fortement : « Après le malheur immense que j’ai éprouvé, je pus un peu réfléchir, je sentis vivement le besoin d’une forte distraction. […] Je me déterminai à renoncer au commerce176. » C’est René Desboys du Chastelet, au cours du XVIIe siècle, qui exprime peut-être le mieux ce qu’est l’amour : « Il est vray que la personne aimée fait le Ciel ou le Paradis où elle est ; & je ne m’étonne plus qu’Orphée ait préféré la demeure des Enfers au séjour de la terre177. »

42 On dit souvent que l’écrit intime à proprement parler, celui qui ne concerne que soi et met au jour sa conscience et sa subjectivité propre, n’apparaît que vers la toute fin du XVIIIe siècle, voire au début du XIXe siècle. « Penser à soi » n’est pas « se penser, soi178 » : si le récit de la vie personnelle ne présente aucun intérêt, on a pu constater que pour ces élites provinciales de l’Ouest, le for privé et l’intimité deviennent tout de même, au cours de l’époque moderne, des sujets d’écriture plus développés. On copie ce qui vient d’en haut, c’est-à-dire du roi et de la noblesse. Une volonté d’intimité s’est peut-être d’abord développée par l’exemple de Louis XIV, qui se retire dans les appartements de madame de Maintenon et qui construit Marly dans la deuxième partie de son règne, pour un cercle choisi, plus restreint ; puis suivant l’exemple de Louis XV et ses soupers privés, de Louis XVI et sa vie de famille, quasiment bourgeoise. Cela libère la noblesse, qui a plus de temps à consacrer à sa vie personnelle, mais pour les milieux plus modestes, désireux toutefois de copier les élites, les contraintes de la vie quotidienne limitent l’espace de l’intime dans les écrits du for privé.

43 Il est vrai que les faits divers, les comptes, les possessions et la famille restent, comme au Moyen Âge, les thèmes les plus fréquents des ego-documents d’Ancien Régime, mais

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apparaît peu à peu la notion d’individualité, et le moi commence à s’exposer. L’intime s’exprime-t-il au cours de cette période à travers le récit de la vie spirituelle, affective, à travers la vie du corps et la maladie, ou bien encore de la sexualité ? Écrire sur soi reste une activité restreinte : tout ce qui relève de l’affectif et des sens est encore refoulé, il faut lire entre les lignes et deviner, supposer, sans jamais extrapoler. De plus il a déjà été montré que les mêmes qualités sont toujours mises en avant, « sincérité, aménité, crédibilité, prudence dans le jugement, puis charité chrétienne179 »; et c’est majoritairement de façon indirecte, par le biais des tournures de phrase ou de la manière de raconter les divers événements d’une vie, que le moi privé et le for intérieur s’expriment réellement. L’histoire de l’intime est un sujet d’étude très mal connu des historiens, une de ses plus grandes difficultés étant la rareté des sources ; « il faut le chercher180 », conclut donc Orest Ranum, et l’ego-document apparaît pour cela comme une source certes ingrate mais toujours essentielle : « Le moi n’est pas un donné, c’est au creuset des expériences et des désirs, des joies et des douleurs, de la fièvre et des rêves qu’il se forge181 », autant de thèmes abordés en filigrane dans les écrits du for privé.

NOTES

1. Cet article est issu d’un mémoire de master 2 soutenu à l’université du Maine en juin 2006 sous la direction de Frédérique Pitou. 2. ARIÈS, Philippe et DUBY, Georges (dir.), Histoire de la vie privée, Paris, Seuil, 1999, tome 3. 3. BARDET, Jean-Pierre et RUGGIU, François-Joseph (dir.), Au plus près du secret des cœurs? Nouvelles lectures historiques des écrits du for privé en Europe du XVIe au XVIIIe siècle, PUPS, 2005, p. 7. 4. DEKKER, Robert, « Les égodocuments aux Pays-Bas du XVIe au XVIIIe siècle », Bulletin du Bibliophile, 1995, p. 317-332. 5. FILLON, Anne, Louis Simon, villageois de l’ancienne France, Rennes, Ouest-France, 1982. 6. Arch. dép. de la Sarthe, 1 Mi 4 R3. Livre de raison de la famille Bouteiller-Le Prince. 7. Arch. dép. de la Sarthe, 1 Mi 3 R12. EDME DES ROUAUDIÈRES, Henriette, Mémorial à mon usage particulier (1752) ; Réflexions journalières (1753-1754) ; Confidences générales et particulières. 8. « Le livre de raison de la famille Le Gendre », Revue Historique et Archéologique du Maine, t. XXIII, p. 114-154. 9. Arch. dép. de la Sarthe, 4 E 103/1. 10. Arch. dép. de la Sarthe, 7 J 33. Papier journal de Charles de Chenevières. 11. Arch. dép. de la Sarthe, 1 Mi 57 R1. Journal de Louys Pasteau. 12. ESNAULT, Gustave-René, Mémoires de René-Pierre Nepveu de la Manouillère, chanoine de l’église duMans, Le Mans, Pellechat, 1877-1878, p. 268. 13. BOISSON, Didier, Le journal de Stanislas Dupont de la Motte, Rennes, PUR, 2005. 14. DESBOYS DU CHASTELET, René, L’Odyssée, et diversité d’avantures, rencontres et voyages en Europe, Asie et Affrique, divisée en quatre parties, La Flèche, G. Laboe, 1665, 202 et 203 p. en un volume. 15. Médiathèque Louis Aragon, Le Mans, MS B 533. 16. Arch. dép. de la Sarthe, 10 J 80, Livre de raison de Ménard de la Groye. 17. Arch. dép. de la Sarthe, 7 F 92, Extraits des mémoires de Du Guesclin.

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18. Arch. dép. de la Sarthe, 46 J 178, Livre de raison de la famille Termeau-Brard. 19. Arch. dép. de la Sarthe, 1 Mi 4 R3. 20. Arch. dép. de la Sarthe, 1 Mi 3 R59, Livre de raison de René de Vanssay. 21. BOISSON, Didier,Le journal de Stanislas…, op. cit., p. 137. C’était le 7 juillet 1773. 22. Ibid., 30 avril 1774, p. 190. 23. Arch. dép. de la Sarthe, 1 J 364 ; livre de raison de la famille Bodreau, f° 254. 24. BOISSON, Didier,Le journal de Stanislas…, op. cit., p. 172. 31 janvier 1774. 25. Arch. dép. de la Sarthe, 13 F 1517. BOUCHER, Charles, Ephémérides fléchoises. 26. EDME DES ROUAUDIÈRES, Henriette, Confidences générales… op. cit., p. 168. 27. BOISSON, Didier, Le journal de Stanislas…, p. 72 (4 mars 1772). 28. Arch. dép. de la Sarthe, 1 J 364 ; livre de raison de la famille Bodreau, f° 220v-221. 29. ESNAULT, Gustave-René,Mémoires de René-Pierre Nepveu…, op. cit., p. 268. 30. Ibidem. 31. Arch. dép. de la Sarthe, 26 J 194. Notes d’un paysan, p. 1. 32. Ibidem, p. 25. 33. Arch. dép. de la Sarthe, 1 J 83. Livre journal de M. Guyot, sieur de l’Hommaie. 34. Ibidem. 35. ESNAULT, Gustave-René,Mémoires de René-Pierre Nepveu…, op. cit., p. 101. 36. FROGER, Louis, Histoire généalogique de la famille de Vanssay, Mamers, Fleury et Dangin, 1890, p. 107-108. 37. ESNAULT, Gustave-René, Mémoires de J.-B.-H.-M. Le Prince d’Ardenay, avocat au Parlement, négociant, juge-consul et maire duMans, Le Mans, Leguicheux-Gallienne, 1880, p. 166. 38. DESBOYS DU CHASTELET, René, L’Odyssée…, op. cit., p. 201. 39. Arch. dép. de la Sarthe, 1 J 364. Livre de raison de la famille Bodreau, f° 2. 40. LEDRU, Ambroise, « Le commencement de l’année dans le Maine après l’édit de Charles IX », La Province du Maine, septembre 1898, p. 298. 41. ESNAULT, Gustave-René,Mémoires de J.-B.-H.-M. Le Prince…, op. cit., p. 261. 42. Arch. dép. de la Sarthe, 13 F 1877. LE GRAS DU LUART,François-Marie, Journal historique des faits de l’armée d’Orient rapportés par un militaire de cette armée, p. 3. 43. Ibidem, p. 8. 44. Ibid., p. 9. 45. FOISIL, Madeleine, « En son for privé », DELUMEAU, Jean, ROCHE, Daniel (dir.), Histoire des pères et de la paternité, Paris, Larousse, 1990, p. 179-200. 46. Pour cette citation et les suivantes : ESNAULT, Gustave-René,Les livres de famille dans le Maine, tome 1: Livre-journal de Pierre-Henri de Ghaisne de Classé, conseiller au siège présidial duMans (1708-1732), Le Mans, Pellechat, 1883, 31 p. 47. BOISSON, Didier,Le journal de Stanislas Dupont…, op. cit., p. 1465 ; septembre 1773. 48. Ibidem, 28 septembre 1774, p. 220. 49. Ibid., note 14, p. 220. 50. FLEURY, Jacques-Pierre, Mémoires sur la Révolution, le Premier Empire, Paris, Victor Palmé, ou Le Mans, Leguicheux-Gallienne, 1874, p. 73. 51. ESNAULT, Gustave-René,Mémoires de René-Pierre Nepveu…, op. cit., p. 21. 52. Ibidem, p. 413. 53. Pour cette citation et la suivante : Notes d’un paysan, op. cit. 54. 1er janvier 1773, BOISSON, Didier,Le journal de Stanislas Dupont…, op. cit., p. 113. 55. 13 août 1773. Ibidem, p. 143. 56. 27 février 1774. Ibid., p. 177. 57. Arch. dép. de la Sarthe, 1 J 364. Livre de raison de la famille Bodreau, f° 8. 58. Arch. dép. de la Sarthe, 7 J 34. Extraits du livre-journal de Jean de Courbefosse.

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59. Livre journal de M. Guyot, sieur de l’Hommaie. 60. Ibidem. 61. Journal de Louys Pasteau. 62. Notes d’un paysan, op. cit., p. 77. 63. CHAPPÉE, J., « Bellanger, un livre de famille manceau (1533-1667) », La Province du Maine, t. 11 (1903), p. 354-359 ; 378-383 et t. 12 (1904), p. 31-37. 64. Pour cette citation et les suivantes : ESNAULT, Gustave-René,Mémoires de J.-B.-H.-M. Le Prince…, op. cit., p. 135. 65. Journal de Louys Pasteau, op. cit. 66. FLEURY, Jacques-Pierre,Mémoires sur la Révolution…, op. cit., p. 178-180. 67. 3 janvier 1709. ESNAULT, Gustave-René, Les livres de famille dans le Maine, tome 1: Livre-journal de Pierre-Henri de Ghaisne…, op. cit. 68. Ibidem. 69. 10 janvier 1705. Livre journal de M. Guyot, sieur de l’Hommaie. 70. MARBY, Jean-Pierre, « Le prix des choses ordinaires, du travail et du péché : le livre de raison de Ponce Millet, 1673-1725 », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, oct-déc 2001, p. 7-31. 71. 8 mars 1704. Livre journal de M. Guyot, sieur de l’Hommaie. 72. Arch. dép. de la Sarthe : 1 Mi 3 R 11. 73. Expression empruntée à René PLESSIX, Au fil de la vie. Naître, se marier, mourir dans le Haut-Maine (XVIIe-XVIIIe siècle), Le Mans, 1989. 74. « Le livre de raison de la famille Le Gendre », art. cit. 75. BARET, René, Le Livre de raison de Michel Le Vayer, «grand doyen» duMans, prédicateur et aumônier de la Cour (1620-1691), Laval, Madiot, 1971, 38 p. 76. Livre de raison de la famille Bodreau, f° 7. 77. ESNAULT, Gustave-René, Mémoires de René-Pierre Nepveu de la Manouillère, op. cit., p. 254. 78. Ibidem, p. 249. 79. Livre de raison de Ménard de la Groye. 80. Livre de raison de la famille Bouteiller-Le Prince. 81. René BARET, Le Livre de raison de Michel Le Vayer…, op. cit. 82. « Le livre de raison de la famille Le Gendre », art. cit. 83. CHAPPÉE, J., « Bellanger, un livre de famille manceau (1533-1667) », art. cit. 84. 11 février 1718. ESNAULT, Gustave-René,Les livres de famille dans le Maine… op. cit. 85. FLEURY, Jacques-Pierre,Mémoires sur la Révolution…, op. cit., p. 470. 86. Livre de raison de René de Vanssay. 87. ESNAULT, Gustave-René,Mémoires de René-Pierre Nepveu de la Manouillère, op. cit., p. 243. 88. Ibidem, p. 38. 89. EDME DES ROUAUDIÈRES, Henriette, Confidences générales et particulières, p. 266. 90. Conformité d’âge, de situation, de sentiments : termes empruntés à Anne FILLON, Les Trois bagues aux doigts, amours villageoises au XVIIIe siècle, Paris, R. Laffont, 1989. 91. Extraits des mémoires de Du Guesclin. 92. ESNAULT, Gustave-René, Mémoires de René-Pierre Nepveu…, op. cit., p. 375. 93. Pour cette citation et la suivante : BARET, René, Le Livre de raison de Michel Le Vayer, op. cit. 94. Pour cette citation et la suivante : 15-16 octobre 1774, BOISSON, Didier,Le journal de Stanislas Dupont…, op. cit., p. 224. 95. Ibidem, p. 25. Voir aussi Arch. Dép. de la Sarthe, registres Gg 1 à 6 (1673-1790), p. 380, col.2, pour l’acte de confirmation du mariage de Stanislas Dupont de la Motte, le 1er septembre 1775, qui fournit ces informations. 96. 15 novembre 1549, extraits du livre-journal de Jean de Courbefosse. 97. ESNAULT, Gustave-René, Mémoires de René-Pierre Nepveu… op. cit., p. 158.

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98. Ibid., p. 25-26. 99. ESNAULT, Gustave-René, Mémoires de J.-B.-H.-M. Le Prince… op. cit., p. 16-17. 100. BASTARD D’ESTANG, Françoisde, « Un Livre d’heures de la Maison de Champlais », Revue Historique et Archéologique du Maine, t. XXIV, 1888, 75 p. 101. BASTARD D’ESTANG, Françoisde, « Un Livre d’heures de la Maison de Champlais », art. cit. 102. Pour cette citation et les suivantes : Livre de raison de la famille Bodreau, f° 223. 103. ESNAULT, Gustave-René,Mémoires de J.-B.-H.-M. Le Prince d’Ardenay, op. cit., p. 161-162. 104. BARET, René, Le Livre de raison de Michel Le Vayer, op. cit. 105. 3 janvier 1526, ESNAULT, Gustave-René,Les livres de famille dans le Maine, tome 2: Livre de raison de la famille Peletier, Le Mans, Pellechat, 1890, 32 p. 106. Livre de raison de la famille Bodreau, f° 112 v°-113 v°. 107. CHAPPÉE, J., « Bellanger, un livre de famille manceau (1533-1667) », art. cit. 108. Pour cette citation et la suivante : Livre de raison de la famille Bodreau, f° 148-152 v°. 109. Pour cette citation et la suivante : Livre de raison de René de Vanssay. 110. Voir à ce sujet Frédéric BRIOT, Usage du monde, usage de soi: enquête sur les mémorialistes d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1994, 296 p. 111. Livre de raison de la famille Bodreau, f° 23 v°. 112. Livre de raison de Charles BOURGOUING (MS B 533). 113. Livre de raison de René de Vanssay. 114. FROGER, Louis Histoire généalogique de la famille de Vanssay, op. cit., p. 4. 115. Pour cette citation et la suivante : ESNAULT, Gustave-René,Les livres de famille dans le Maine, tome 1: Livre-journal de Pierre-Henri de Ghaisne de Classé, op. cit. 116. BASTARD D’ESTANG, Françoisde, « Un Livre d’heures de la Maison de Champlais », art. cit. 117. CORDONNIER, Paul, Les personnages célèbres du Maine au XVIIe siècle, Le Mans, Monnoyer, 1938. 118. BASTARD D’ESTANG, Françoisde, « Un Livre d’heures de la Maison de Champlais », art. cit. 119. Livre de raison de René de Vanssay. 120. FLEURY, Jacques-Pierre,Mémoires sur la Révolution…, op. cit., p. 325. 121. Pour cette citation et les suivantes : C HAPPÉE, J., « Bellanger, un livre de famille manceau (1533-1667) », art. cit. 122. Gustave-René ESNAULT, Mémoires de J.-B.-H.-M. Le Prince…, op. cit., p. 29. 123. Ibidem, p. 31. 124. Ibid.,p. 39. 125. ESNAULT, Gustave-René,Mémoires de René-Pierre Nepveu de la Manouillère, op. cit., p. 1. 126. Ibidem, p. 64. 127. Papier journal de Charles de Chenevières. 128. DESBOYS DU CHASTELET, René, L’Odyssée, et diversité d’avantures, op. cit., p. 2. 129. Extraits des mémoires de du Guesclin. 130. Pour cette citation et les suivantes : LE GRAS DU LUART, François-Marie, Journal historique des faits…, op. cit. 131. FOISIL, Madeleine, « L’écriture du for privé », in ARIÈS, Philippe et DUBY, Georges (dir.), Histoire de la vie privée, op. cit., p. 319-357. 132. 6 mai 1773, BOISSON, Didier,Le journal de Stanislas Dupont…, op. cit., p. 131. 133. FLEURY, Jacques-Pierre,Mémoires sur la Révolution…, op. cit., p. 231. 134. ESNAULT, Gustave-René,Mémoires de René-Pierre Nepveu…, op. cit., p. 404. 135. Ibidem, p. 414. 136. BARET, René, Le Livre de raison de Michel Le Vayer, op. cit. 137. Livre de raison de la famille Bodreau, f° 189 v°. 138. Pour cette citation et la suivante : ibidem, f° 78.

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139. FLEURY, Jacques-Pierre, Mémoires sur la Révolution…, op. cit., p. 243. 140. ESNAULT, Gustave-RenéMémoires de René-Pierre Nepveu…, op. cit., p. 246. 141. DESBOYS DU CHASTELET, René, L’Odyssée, op. cit., p. 72. 142. 7 janvier 1775, BOISSON, Didier, Le journal de Stanislas Dupont…, op. cit., p. 244. 143. MOCQUEREAU DE LA BARRIE, Mes trois mois de prison dans la Vendée, p. 46. 144. ESNAULT, Gustave-René,Mémoires de J.-B.-H.-M. Le Prince d’Ardenay, op. cit., p. 3. 145. Voir LEJEUNE, Philippe, Le Moi des demoiselles. Enquête sur le journal de jeune fille, Paris, Seuil, 1993 ; et ROSSI, Henri, Mémoires aristocratiques féminins: 1789-1848, Paris, H. Champion, 1998. 146. SAINT-SIMON, Louis de ROUVROY, duc de, Mémoires, t. IV, Bibliothèque de La Pléiade, p. 598. 147. EDME DES ROUAUDIÈRES, Henriette, Confidences générales et particulières, p. 158. 148. Pour cette citation et les suivantes : Henriette EDME DES ROUAUDIÈRES, Mémorial à mon usage particulier (Arch. dép. de la Sarthe, 1 Mi 3 R12). 149. EDME DES ROUAUDIÈRES, Henriette, Réflexions journalières, p. 88. 150. 20 août 1774, BOISSON, Didier, Le journal de Stanislas Dupont…, op. cit., p. 213. 151. ESNAULT, Gustave-René,Mémoires de J.-B.-H.-M. Le Prince…, op. cit., p. 9. 152. Ibidem, p. 15. 153. Ibid., p. 257. 154. FLEURY, Jacques-Pierre,Mémoires sur la Révolution…, op. cit., p. 77. 155. ESNAULT, Gustave-René,Mémoires de René-Pierre Nepveu…, op. cit., p. 129. 156. Pour cette citation et les suivantes : Livre de raison de la famille Bodreau, f° 129, 154 et 157. 157. MOUYSSET, Sylvie, « De père en fils : livre de raison et transmission de la mémoire familiale (France du Sud, XVe-XVIIIe siècle) », p. 139-151, in: Religion et politique dans les sociétés du Midi, Paris, Éditions du CTHS, 2002. 158. Pour cette citation et la suivante : ESNAULT, Gustave-René, Mémoires de J.-B.-H.-M. Le Prince…, op. cit., p. 43. 159. FLEURY, Jacques-Pierre, Mémoires sur la Révolution…, op. cit., p. 132. 160. RANUM, Orest, « Les refuges de l’intimité », p. 209-259, dans ARIÈS, Philippeet DUBY, Georges (dir.), Histoire de la vie privée, op. cit., p. 249. 161. FILLON, Anne, Les Trois bagues…, op. cit., p. 127. 162. Pour cette citation et la suivante : Livre de raison de la famille Bodreau, f° 113 v°. 163. BOLOGNE, Jean Claude,Histoire du sentiment amoureux, Paris, Flammarion, 1998, p. 74. 164. LA FAYETTE, Marie-Madeleine PIOCHE de La VERGNE, comtesse de, La Princesse de Clèves, Paris, Le Livre de poche, 1995 (rééd.). 165. Livre de raison de la famille Bodreau, f° 188 v°. 166. ESNAULT, Gustave-René,Les livres de famille dans le Maine, tome 1: Livre-journal de Pierre-Henri de Ghaisne de Classé, op. cit. 167. ESNAULT, Gustave-René,Mémoires de J.-B.-H.-M. Le Prince…, op. cit., p. 55. 168. Mme DE SCUDÉRY, Le Grand Cyrus (1649). 169. ESNAULT, Gustave-René,Mémoires de J.-B.-H.-M. Le Prince…, op. cit., p. 46. 170. RÉTIF DE LA BRETONNE, Nicolas, Le paysan perverti, 105e lettre, cité par BOLOGNE, Jean- Claude,Histoire du sentiment amoureux, op. cit., p. 107. 171. 4 janvier 1772, BOISSON, Didier, Le journal de Stanislas Dupont…, op. cit., p. 62. 172. BARET, René, Le Livre de raison de Michel Le Vayer, op. cit. 173. FILLON, Anne,Les Trois bagues aux doigts…, op. cit. 174. ESNAULT, Gustave-RenéMémoires de J.-B.-H.-M. Le Prince…, op. cit., p. 46. 175. Ibidem,p. 182. 176. Ibid., p. 277. 177. DESBOYS DU CHASTELET, René, L’Odyssée, op. cit., p. 43.

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178. Termes employée par CHARBONNEAU, Frédéric, « Les mémoires français du XVIIe siècle : Prolégomènes à l’établissement d’un corpus », XVIIe siècle, n° 191, p. 349-357. 179. DENIS, Delphine , « Documents, texte, discours ? », BARDET, Jean-Pierre et RUGGIU, François- Joseph (dir.), Au plus près du secret des cœurs?… op. cit., p. 63-72. 180. RANUM, Orest, « Les refuges de l’intimité », art. cit., p. 209. 181. HIPP, Marie-Thérèse, Mythes et réalités. Enquête sur le roman et les mémoires (1660-1700), Paris, Klincksieck, 1976, p. 262.

RÉSUMÉS

Les écrits du for privé (livres de raison, mémoires, journaux intimes) ont de multiples utilités à l’époque moderne. Leurs auteurs s’en servent pour relater les faits divers locaux et les derniers événements, dont les hausses et baisses de prix ainsi que les incidents météorologiques. Ils sont aussi livre de comptes, souvenir de la mémoire familiale et chronique des naissances et décès survenus dans l’entourage de l’auteur. Au final, la part du privé au sens strict se révèle parfois inexistante. On constate toutefois une certaine évolution dans les pratiques de l’écrit intime chez les élites sociales et intellectuelles du Haut-Maine (actuelle Sarthe) au cours de l’époque moderne.

Private documents (accounts books, memoires, private diaries) are used in many ways during 16th to 18th Century. Authors record local facts, short news and last events, and amongst them, prices’ reductions and increases as well as weather incidents. They also serve as accountancy support, family’s memory, and birth and death chronicle in the author’s circle. In the end, private events – stricto sensu – are not very present in those writings. However, a certain evolution can be seen in the practice of private writing, in Haut-Maine (current departement of Sarthe) social and intellectual elite, along modern time.

INDEX

Thèmes : Haut-Maine, Sarthe Index chronologique : Époque moderne

AUTEUR

MATHILDE CHOLLET Étudiante

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L’engagement politique d’Alfred de Vigny sous la IIe République

François Dubasque

1 Selon Sainte-Beuve, Alfred de Vigny était « l’homme qui avait le moins conscience de la réalité et des choses existantes ». Ce jugement alimente le mythe du romantique individualiste, enfermé dans sa tour d’ivoire. Quelle part de vérité revêt-il exactement ? La correspondance du poète révèle en fait un homme, acteur à part entière de son époque, à la fois décidé à s’engager dans le débat politique et minutieux dans ses affaires. Ainsi, la participation d’Alfred de Vigny à la compétition électorale de 1848-1849 constitue une étape importante de son itinéraire politique. Pour en comprendre les ressorts, il convient de mettre en lumière les modalités concrètes de son engagement à une époque de transition entre deux tentatives de régimes différents : une monarchie censitaire élitiste et un empire plébiscitaire et autoritaire. Mais cette analyse s’inscrit aussi dans une perspective plus large : quel rôle l’écrivain joue-t-il dans la société du milieu du XIXe siècle et quel est le résultat de la confrontation entre ses codes de conduite et les réalités de la vie politique ? L’ancrage local présente un intérêt indéniable pour jauger son action. À l’heure où de nouvelles pratiques électorales se mettent en place, il importe en effet de savoir si la terre assigne encore à son propriétaire un rôle politique. L’ouvrage Alfred de Vigny et les siens livre de nombreuses informations inédites sur les activités de Vigny autour de sa propriété charentaise du Maine Giraud1. Sa correspondance contient des lettres (adressées à son amie la femme de lettres Virginie Ancelot et à sa fille Louise Lachaud) riches en détails sur son engagement politique en Charente2.

2 L’analyse de ce corpus apporte un éclairage de grand intérêt sur la candidature d’Alfred de Vigny à l’Assemblée constituante en 1848. Il s’agira d’en préciser les fondements et la stratégie, pour pouvoir mettre en évidence les mécanismes de son échec politique.

Un romantique engagé

3 En mars 1848, la nouvelle République procède à l’instauration du suffrage universel direct pour les hommes âgés de plus de 21 ans. En avril, 9 millions d’électeurs sont

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appelés à élire 900 représentants chargés d’élaborer une nouvelle Constitution et de contrôler le pouvoir exécutif. Le vote a lieu au scrutin plurinominal départemental à un tour. Les électeurs sont donc invités à voter pour plusieurs candidats mais la liste de noms n’est pas « bloquée » car le décompte est individuel. Aucune autre disposition ne réglemente les candidatures, ce qui explique leur prolifération sous des formes variées. Certaines sont individuelles, soutenues ou non par un journal local, d’autres s’effectuent sur proposition des différents comités électoraux ou sur intervention directe des commissaires du gouvernement provisoire3. Les candidats potentiels exposent leurs mérites au travers de tracts, affiches et programmes électoraux.

4 Dans sa profession de foi, Alfred de Vigny justifie par un double motif sa candidature à l’Assemblée constituante : d’abord répondre aux sollicitations d’électeurs charentais, notamment ceux du canton de Blanzac où sa propriété du Maine Giraud est située, ensuite être porteur d’un projet politique, celui d’une république « sage » et modérée dont les valeurs fondamentales sont la propriété, le travail et la famille. L’enjeu de ces élections n’est effectivement pas de trancher entre république et monarchie mais de donner une couleur au nouveau régime entre république conservatrice et république démocratique et sociale. Vigny défend une conception libérale du nouveau régime dans lequel l’État intervient peu. Son programme correspond à celui des républicains modérés, majoritaires au sein du gouvernement provisoire. Il fait écho aux principes proclamés dans le préambule de la Constitution du 4 novembre 1848 : « [La République] a pour base la Famille, le Travail, la Propriété, l’Ordre public. »

5 Mais une autre raison le pousse implicitement à se présenter aux élections de 1848. Elle relève à la fois du mythe du romantisme émancipateur et de son rapport notabiliaire à la terre. Selon lui, la masse paysanne, analphabète et fortement influençable, doit être guidée. Il est donc de la responsabilité de l’écrivain de l’éclairer en s’engageant dans la vie politique. Alfred de Vigny appartient à cette génération de romantiques dont les contours se situent entre Alphonse de Lamartine (né en 1790) et Théophile Gautier (né en 1811), qui, à leurs débuts, ont célébré la monarchie restaurée des Bourbons puis ont été, à la fin des années 1820, les porte-parole du courant libéral. En 1848, le prestige de Lamartine, ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement provisoire de la République, pousse d’autres auteurs romantiques comme Hugo, Dumas, Balzac ou Vigny à poser leur candidature aux élections.

La stratégie de conquête électorale

6 Pour légitimer son engagement politique, Alfred de Vigny tire atout de certains traits de sa personnalité. Il se présente d’abord comme un homme nouveau et indépendant et se vante de n’avoir jamais été inféodé à la monarchie de Juillet, à l’inverse de Victor Hugo, pair de France en 1845. Dans sa profession de foi, il affirme avoir toujours fait preuve d’une « indépendance entière, calme, persévérante, inflexible4 » à l’égard du régime déchu. C’est pourquoi, précise-t-il ensuite, il appartient à cette catégorie d’hommes nouveaux sur qui l’Assemblée constituante doit s’appuyer : de personnages non dénués d’expérience, donc aptes à participer à la vie politique et à gérer les affaires publiques, mais qui jusqu’alors « se sont tenus en réserve dans leur retraite, pareils à des combattants dont le corps d’armée n’a pas encore donné5 ». Cette image qu’il se donne n’est pas exactement conforme à la réalité car l’écrivain est en fait un déçu de la monarchie de Juillet. Avant d’être convaincu de la responsabilité du souverain dans ses

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échecs répétés pour entrer à l’Académie française puis, après son élection en 1845, dans la froideur de sa réception à l’Académie, il avait fait un éloge public des qualités de Louis-Philippe. Le rôle du comte Molé, académicien lui-même, ancien ministre et président du Conseil, fut, semble-t-il, déterminant dans cette affaire. Dès lors, les annotations de Lamartine sur la profession de foi de Vigny prennent tout leur sens : « Vous avez raison, cher ami, les hommes nouveaux qu’il faut sont ceux qui ne sont pas nouveaux […]. Excellente définition6 ! »

7 L’affirmation des compétences fait partie intégrante du travail de légitimation de toute candidature. Le volet intellectuel de la formation apparaît très fréquemment dans les programmes électoraux de 18487. Conscient du crédit accordé par l’opinion à la parole des écrivains célèbres, Alfred de Vigny fait donc valoir sa qualité d’homme de lettres. Il cite un long extrait de son discours de réception à l’Académie française, prononcé le 29 janvier 1846. Il revient également sur sa carrière militaire, débutée en 1814 dans le corps des gendarmes de la maison du roi et achevée en 1827. Son ambition est d’attirer ainsi les suffrages des soldats qui bénéficient désormais du droit de vote. De fait, à l’issue du scrutin du 23 avril 1848, les votes de militaires représentent environ un sixième du total des voix obtenues par Alfred de Vigny8.

8 Cet exemple conduit en dernier lieu à se demander si des réseaux d’influence ont servi d’appui à la candidature d’Alfred de Vigny en Charente. Quelques cercles d’amitié le soutiennent en effet. Lamartine, membre du gouvernement et candidat triomphant dans dix départements en avril 1848, joue à cet égard un rôle de premier plan. Il lui prodigue des conseils sur le contenu de sa profession de foi, intitulée « Déclaration aux électeurs charentais », et lui indique par qui en assurer la plus large diffusion. Commissaires du gouvernement et sous-commissaires d’arrondissement, présidents, procureurs et juges des tribunaux, maires des chefs-lieux de canton doivent être servis en priorité. Vigny reçoit aussi le soutien local de la famille de Montalembert dont il connaît l’un des membres, le catholique libéral Charles de Montalembert, élu représentant du Doubs en 1848. Enfin, l’intérêt qu’il porte à son domaine charentais du Maine Giraud, situé dans la commune de Champagne-de-Blanzac, l’incite à jouer un rôle actif au sein de la communauté villageoise. Sa correspondance décrit son action de grand propriétaire à l’égard d’une clientèle composée avant tout de ses fermiers et domestiques. Il intervient dans leur vie de famille, se préoccupe de leur santé et de l’hygiène de leurs habitations. Il s’intéresse également à l’éducation des enfants du village et dote les églises environnantes de décorations pieuses. Les résultats des élections mettent néanmoins en évidence l’incapacité d’Alfred de Vigny à accroître son influence par le biais de ses réseaux relationnels.

Un échec politique complet

9 Le poète fonde son engagement sur une vision politique à la fois idéaliste et très élitiste, peu en phase en définitive avec les réalités électorales de 1848. Il refuse ainsi de faire campagne : « Je n’irai point, chers concitoyens, vous demander vos voix. Je ne reviendrai visiter au milieu de vous notre belle Charente qu’après que votre arrêt aura été rendu9. » Son attitude est dictée par le respect absolu du principe de souveraineté populaire qui, selon ses propres termes, lui interdit d’exercer toute pression que ce soit sur les électeurs. « La campagne électorale », expression introduite dans le vocabulaire politique seulement à la fin du Second Empire10, revêt pourtant dès cette époque une

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réalité bien concrète. La déclaration de candidature ne constitue en fait qu’une étape préalable. Étant donné le mode de scrutin, l’élection se joue au stade de l’élaboration des listes. Pour avoir une chance de l’emporter en 1848, il faut en effet figurer sur une ou plusieurs listes qui sont élaborées selon un processus complexe. La désignation des candidats tient compte à la fois de leur opinion politique mais aussi de leur notoriété. La plupart du temps, les électeurs choisissent des personnalités connues dans le département : représentants de l’État, commandants de la garde nationale, anciens députés ou notables. De nombreux maires et instituteurs s’adressent directement aux commissaires du gouvernement pour obtenir des noms à recommander aux électeurs11. Or, pour sa part, Alfred de Vigny ne juge pas utile de signaler dans sa profession de foi son ancrage charentais ; bizarrement, il n’y fait pas mention de sa propriété du Maine Giraud. Certes, il séjourne plus qu’il ne réside dans le logis charentais, hérité de sa famille maternelle. Il y effectue deux visites autour de 1820, s’y rend de nouveau en octobre 1838, après le décès de sa mère et sa rupture avec sa maîtresse Marie Dorval. Il n’y retourne ensuite, accompagné de son épouse Lydia Bunbury, qu’après son élection à l’Académie, en 1846. Dès lors, il y est plus régulièrement présent : selon Le Charentais du 21 avril 1848, il vient tous les ans pour un ou deux mois de vacances. Cependant, son refus de prendre part à la lutte électorale et de mettre en avant ses liens avec les électeurs charentais limitent sa renommée. Malgré leur soutien à sa candidature, les journaux conservateurs ne se font donc guère d’illusions sur ses chances de succès.

10 En dépit des tentatives socialistes de report des élections, la campagne est courte. Le scrutin se déroule les 22 et 23 avril 1848, avec seulement quinze jours de retard sur le calendrier initialement prévu. Légèrement inférieur à la moyenne nationale (83,6 %), le taux de participation est toutefois élevé en Charente : 78,6 % des électeurs inscrits se sont rendus aux urnes, soit près de 93 000 votants sur 118 000 inscrits. Alfred de Vigny essuie un cuisant échec : 62 suffrages seulement, tous issus du canton de Blanzac, se sont portés sur son nom alors que trente-neuf candidats ont dépassé le seuil d’éligibilité fixé à 2 000 voix. Pour tenter d’expliquer cette déroute, il importe de comparer le profil des neuf élus charentais et celui du candidat malheureux Alfred de Vigny12. La représentation charentaise est de sensibilité modérée avec une légère majorité pour sa frange la plus conservatrice13. Le contenu des professions de foi des élus est donc assez proche de celle d’Alfred de Vigny. En revanche, les hommes désignés par les suffrages sont jeunes : 42 ans en moyenne. À 28 ans, Léonide Babaud- Laribière est le benjamin des représentants tandis qu’Alfred de Vigny, âgé de 51 ans, fait déjà figure d’ancien. Excepté le comte Garnier de La Boissière, né à Saint-Cloud mais issu d’une famille de vieille noblesse poitevine, et le comte Émile de Girardin né à Paris, les sept autres représentants sont natifs de la Charente. L’enracinement local des vainqueurs du scrutin renvoie donc Vigny du côté des « candidats étrangers ». L’activité professionnelle exercée par Alfred de Vigny en fait par ailleurs un marginal. Avec cinq avocats et deux négociants en cognac, Auguste Hennessy et Abel Planat, ce sont les culture et expérience dans les domaines juridique et économique qui apparaissent aux yeux des électeurs comme les critères de compétence les plus crédibles. Enfin, à l’inverse de la posture adoptée par l’écrivain, les élus charentais ne se présentent pas en « hommes nouveaux ». À l’exception du jeune Babaud-Laribière, tous ont déjà exercé un mandat électif avant la proclamation de la IIe République. Garnier de la Boissière et Girardin ont été députés sous la monarchie de Juillet, le premier dans l’opposition républicaine, le second dans la majorité orléaniste. Ce sont donc des notables déjà connus des électeurs et impliqués dans la vie politique. Les

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représentants du gouvernement provisoire s’octroient pour leur part un tiers des sièges puisque les Charentais ont qualifié les deux commissaires du département, Garnier de la Boissière et Babaud-Laribière, mais aussi Jean Lavallée, sous-commissaire de l’arrondissement de Ruffec.

Un idéaliste en politique

11 La physionomie de la représentation charentaise se modifie quelque peu après les élections législatives de mai 1849. La moyenne d’âge des élus est plus élevée : elle passe à 47 ans au lieu de 42. L’éventail des catégories professionnelles s’élargit, avec notamment la désignation de deux militaires, le baron Lemercier et Napoléon-Edgar Ney. Mais surtout, parmi les sortants, seuls les cinq représentants les plus modérés sont réélus. Sept des huit candidats choisis par les électeurs appartiennent au parti de l’ordre. Les trois-quarts d’entre eux se rallient ensuite à Louis-Napoléon Bonaparte et poursuivent leur carrière politique sous le Second Empire. Alfred de Vigny suit un itinéraire politique identique. Dans sa correspondance, il souligne à plusieurs reprises, avec une évidente satisfaction, l’adhésion massive des Charentais au bonapartisme : « Ce pays d’Angoumois est bien le plus parfaitement, le plus merveilleusement, le plus fabuleusement bonapartiste qui soit au monde […]. Au dix décembre 1848, il a donné au Président 91 mille votes sur 93 mille électeurs ; aujourd’hui il dépasse en pétitions tous les départements et il y a des officiers de la garde nationale qui ont refusé de les signer parce qu’on ne demandait que la présidence à vie et non l’Empire qu’ils veulent14. »

12 Il y a donc lieu de s’étonner de son incapacité à jouer un rôle politique, tant sous la IIe République que sous le Second Empire, en dépit d’une volonté manifeste. Ne faut-il pas se poser la question de la crédibilité politique du personnage ? Loin d’être un utopiste, Vigny, à l’image de nombreux intellectuels de son époque, a un comportement conforme à celui de l’élite à laquelle il appartient. Sa correspondance révèle des jugements politiques d’une grande finesse. C’est ainsi que lors de l’affaire Changarnier, prétexte à un nouvel affrontement entre le prince-président et l’Assemblée législative15, il fait une analyse lucide des défauts d’une séparation trop stricte des pouvoirs. Il est convaincu que l’impossibilité d’un arbitrage en cas de conflit entre l’exécutif et le législatif rend le coup de force inévitable : « Les deux locomotives se précipitent l’une sur l’autre sans obstacle qui amortisse le choc », écrit-il à Virginie Ancelot, le 22 janvier 185116.

13 Deux illusions altèrent toutefois ses capacités d’expertise en matière politique. D’une part, il n’appréhende pas le décalage entre la façon dont il poursuit son rôle dans la société et l’image qu’il renvoie à l’opinion. Il surestime le poids véritable de sa parole politique auprès des électeurs. Il se leurre d’autre part sur son crédit et son influence auprès du pouvoir. Les incidents relatifs à son élection à l’Académie française illustrent déjà ses erreurs de jugement sur le régime orléaniste. Il ne semble pas plus perspicace dans ses relations avec Louis-Napoléon Bonaparte. En septembre-octobre 1852, le futur empereur entreprend un voyage en province. À l’invitation du maire Paul Normand de La Tranchade, il se rend à Angoulême. Sa visite est l’occasion d’un entretien avec Alfred de Vigny, présent au Maine Giraud, qu’il a déjà rencontré lors de son exil à Londres en 1839. Mais cette rencontre sans lendemain ne permet pas à l’académicien d’obtenir un poste de conseiller auprès de Napoléon III comme il l’avait imaginé17.

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14 L’itinéraire politique d’Alfred de Vigny met en relief le caractère transitoire de la IIe République pour une génération d’intellectuels porteurs d’un idéal romantique qui se dilue finalement dans la défense de l’ordre. Mais Vigny n’est pas le romantique reclus que Sainte-Beuve se plaît à décrire. Du poète-soldat sous la Restauration à l’écrivain reconnu, il s’efforce au contraire « d’être un homme social » sans toutefois se démarquer des codes de conduite propres à cette élite. Lorsqu’il est présent dans ses terres charentaises, il se comporte en notable préoccupé de la bonne gestion de son domaine et du sort de ceux qui l’exploitent pour lui18. Par crainte des troubles et des pillages suite au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, il n’hésite pas à armer et à entraîner son personnel pour défendre la propriété contre d’éventuelles « razzias19 ». En revanche, si le jugement de Sainte-Beuve mérite quelque crédit, c’est sûrement dans le domaine politique où le manque de réalisme de Vigny est manifeste. Il n’a pas pris, semble-t-il, toute la mesure des contraintes imposées par le suffrage universel. Son échec lui cause de l’amertume décelée dans une lettre destinée à Louise Lachaud, le 30 août 1849. Dans cette missive, il admet finalement la sagesse de ne pas porter à la tribune politique son éloquence mieux employée à d’autres causes20.

NOTES

1. Alfred de Vigny et les siens : documents inédits, introduction à la correspondance d’Alfred de Vigny, textes réunis par Madeleine AMBRIÈRE, Nathalie BARRET, Loïc CHOTARD et Jean SANGNIER, Paris, PUF, 1989. 2. Correspondance d’Alfred de Vigny, textes réunis sous la dir. de Madeleine AMBRIÈRE, Centre de recherche, d’étude et d’édition des correspondances du XIXe siècle de l’université Paris IV, PUF, 1989-1997, 4 vol. 3. HUARD, Raymond, « Les pratiques électorales en France en 1848 », dans MAYAUD, Jean-Luc (dir.), 1848, Actes du colloque du Cent cinquantenaire tenu à l’Assemblée nationale les 23-25 février 1998, Paris, Société d’histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle/Créaphis, 2002, p. 59-78. 4. Arch. dép. de la Charente, 3 M 49. Profession de foi d’Alfred de Vigny. 5. Ibidem. 6. Arch. dép. de la Charente, J 379. Profession de foi d’Alfred de Vigny avec commentaires et annotations de Lamartine. 7. DELOYE, Yves, « Représentation, représentativité et métier politique : faire profession de foi électorale le 23 avril 1848 », dans POIRMEUR, Yves et M AZET Pierre (dir.), Le métier politique en représentations, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 19-49. 8. Arch. dép. de la Charente, 3 M 49. 9. Ibidem, profession de foi. 10. ALBIOT, Jules, Annales du Second Empire. Les campagnes électorales, 1851-1869, Paris, Le Chevalier, 1869.

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11. Arch. dép. de la Charente, 3 M 49. Lettre des instituteurs du canton de Mansle au commissaire du gouvernement, 1er avril 1848. 12. Le portrait de groupe qui suit est le fruit d’une étude menée par l’auteur dans le cadre d’une vaste enquête nationale dirigée par ANCEAU, Eric, Dictionnaire du personnel politique de 1848, Presses de la Sorbonne, à paraître fin 2008. 13. Les résultats nationaux consacrent la victoire des modérés qui obtiennent 500 des 900 sièges à pourvoir. 14. Alfred de Vigny et les siens…, op. cit.,p. 77-80 : lettre à Virginie Ancelot (19 juillet 1851). 15. L’Assemblée pense éviter toute tentative de coup d’État en nommant le général Changarnier, un fidèle, à la tête de l’armée de Paris. S’appuyant sur la Constitution qui prévoit que le président « dispose de la force armée », Louis-Napoléon Bonaparte profite d’un faux-pas de sa part pour le destituer. 16. Alfred de Vigny et les siens…, op. cit., p. 68-71. 17. Ibidem, p. 93-95 : lettre à Louise Lachaud (2 janvier 1853). 18. George Sand fait preuve du même souci pour son domaine berrichon de Nohant. À ce sujet, voir DAUPHIN, Noëlle (dir.), George Sand: Terroir et histoire, PUR, 2006. 19. Alfred de Vigny et les siens…, op. cit., p. 86-87 : lettre à Louise Lachaud (10 février 1852). 20. Ibidem, p. 41-42.

RÉSUMÉS

Alfred de Vigny appartient à cette génération de romantiques qui, à leurs débuts, ont célébré la Restauration puis ont été, à la fin des années 1820, les porte-parole du courant libéral. En 1848, l’exemple de Lamartine le pousse à poser sa candidature à l’Assemblée constituante au nom du département de la Charente où est située sa propriété du Maine Giraud. Partisan d’une république modérée, il légitime sa participation à la compétition électorale par sa qualité d’homme de lettres. Cette vision à la fois idéaliste et très élitiste est cependant peu en phase avec les réalités électorales de 1848. Il refuse ainsi de faire campagne, alors qu’il trouve face à lui des candidats bien implantés localement. Il n’a en définitive pas pris toute la mesure des contraintes imposées par le suffrage universel. Ce manque de réalisme explique son échec politique sous la IIeRépublique.

Alfred de Vigny belonged to that part of the generation of the Romantic Movement which first greeted the Restoration, then spoke on behalf of the Liberal Movement at the end of 1820. In 1848, following Lamartine’s example, he ran for the election to the Constituent Assembly on behalf of the Charente department, where his property of Maine Giraud was located. Supporter of a moderate Republic, he justified his participation in the elections as a man of letters. However this idealist and rather elitist view was not really in line with the electoral realities of 1848. He thus refused to lead an active campaign, whereas his rivals were well-established in the region. He failed to take fully into account the constraints of universal suffrage. This lack of a sense of reality explains his political defeat under the IInd Republic.

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INDEX

Index chronologique : XIXe siècle Thèmes : Charente

AUTEUR

FRANÇOIS DUBASQUE Ater en histoire contemporaine, université de Poitiers

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Pêche professionnelle et pêche récréative, 1852-1979

Jean-Christophe Fichou

1 « Déclarons la pêche en mer, libre et commune à tous nos sujets, auxquels nous permettons de la faire tant en mer que sur les grèves. » C’est dans l’esprit de cette ordonnance royale d’août 1681 que vivaient côte à côte ceux que l’on n’appelait pas encore « pêcheurs professionnels et pêcheurs plaisanciers », mais tout simplement les « pêcheurs1 ».

2 Ainsi commence le fascicule présenté en 1979 par le président de la Fédération Nationale des Pêcheurs Plaisanciers, adressé au secrétaire d’État compétent après la tenue de leur congrès, le 22 avril, à Concarneau. Cette phrase résume à elle seule la vision et la conception de la mer selon la principale fédération de pêche récréative, un domaine public inaliénable. Mais, plus encore, elle permet de comprendre le fossé toujours béant entre le monde professionnel de la pêche et celui des plaisanciers dans la mesure où ces derniers réclament le moins de contraintes possible dans un espace de liberté. Plus étonnant encore, il est des juristes qui s’appuient aussi sur les ordonnances de Colbert pour expliquer le bien-fondé du discours des pêcheurs amateurs2 et expliquer la dénonciation des mesures attentatoires à la liberté d’accès à la mer.

Le statut de la pêche de loisir

3 En fait, la déclaration du président Besnard est pour le moins spécieuse. En effet, le principe de liberté domine le régime de la pêche maritime comme le déclare sans contredit l’ordonnance sur la marine de 1681 selon laquelle la pêche est « libre et commune à tous3 ». Mais, n’en déplaise aux tenants de cette thèse, la vérité est tout autre. Notre législation actuelle en matière de pêche maritime ne s’appuie plus depuis longtemps sur les ordonnances colbertiennes mais sur un texte fondamental, le décret- loi de janvier 1852. Ce dernier reprend bien l’idée de liberté d’accès et précise que « la pêche est maritime, c’est-à-dire libre sans fermage ni licence4 ». Cependant, il convient de remarquer que cette liberté s’exerce dans un cadre législatif strict, en fonction des autres lois maritimes en vigueur se rapportant, par exemple, au statut des pêcheurs et

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des bateaux étrangers, aux périodes légales de pêche, aux engins autorisés, aux cantonnements interdits, aux tailles de capture… et puis, limitation incontournable, condition rédhibitoire, pour pratiquer cette activité il faut avoir acquis et conservé la qualité d’inscrit. Sur le domaine de l’Inscription maritime, c’est-à-dire sur la bande de mer comprise entre la laisse de haute mer jusqu’à trois milles au large, le privilège de la pêche est formellement interdit à quiconque n’est pas immatriculé sur un rôle5. Pour les inscrits, et pour eux seulement, la pêche est gratuite et libre, au moins jusqu’aux années 1960, sous certaines réserves et notamment celle de répondre aux obligations de la défense nationale.

4 Et pourtant, les « habitants des villes » aux bains de mer, « sous prétexte qu’ils sont au bord de la mer, la grande mer salée ! qui paraît ne pas avoir de limites, […] en prennent à leur aise et semblent croire qu’elle n’est régie par aucune loi6 ». En fait, dès le début des années 1870, les commissaires chargés des pêches rappellent à plusieurs reprises que les personnes qui le désirent « à titre de distraction, sont autorisées à le faire sans qu’on les oblige à être inscrites comme marins », mais il s’agit d’une simple tolérance accordée à quelques amateurs dispersés. Ils doivent simplement s’abstenir de vendre le produit de leur pêche et de « transformer en moyen de profit ce qui est, et doit rester, un simple passe-temps7 ». Les complications surviennent dès lors que le littoral devient un lieu de visite, de voyage, de vacances. Dès l’apparition des premiers pêcheurs villégiateurs, comme on les appelle à l’époque, le problème de la coexistence est déjà posé dans les mêmes termes d’antagonisme qu’aujourd’hui. Et déjà la réponse est claire : « la mer […] est l’apanage exclusif des inscrits maritimes, c’est-à-dire de ces braves gens qui toute leur vie sont marins au service de l’État et toujours à sa disposition pour se faire tuer à l’occasion8 ». En fait, le problème de la définition des obligations, des droits et des devoirs des marins est bien plus ancien puisque dès la promulgation de la loi de 1852 apparaissent des lacunes ou pour le moins des possibilités d’interprétation. Le domaine de l’Inscription maritime comprend le rivage, c’est-à-dire la bande de terrain, l’estran, que la mer couvre et découvre lors des plus hautes mers de vives-eaux, et les eaux territoriales. Ces dernières s’étendent jusqu’à 3 milles (5 556 mètres) à partir de la laisse de plus basse mer. Les fleuves sont intégrés à la zone maritime, généralement jusqu’au premier obstacle à la navigation, le plus souvent le tablier d’un pont. Toutes les opérations liées de près à la pêche dans cette zone sont formellement interdites aux personnes qui ne sont pas inscrits maritimes. Au sens strict de la loi, le ramassage d’une praire ou la capture d’une étrille sont des délits s’ils sont effectués par un pêcheur occasionnel. En fait, une large tolérance est accordée au pêcheur occasionnel à condition qu’il se garde de tout abus et qu’il ne tire aucun profit de cette activité qui doit être considérée seulement comme un moyen d’améliorer ou de varier le repas familial9. Dès lors, plus personne ne parviendra à s’entendre sur le terme d’abus !

Fonctionnaires et marins ?

5 Pour les inscrits, la situation est claire : la pêche est libre et gratuite. Mais qu’en est-il des activités des hommes et des femmes vivant sur le littoral, et par la suite des touristes ? En fait, les autorités, dans un premier temps, se désintéressent totalement de la question. Il est vrai que les prises effectuées par une population de dilettantes, de baigneurs, d’étrangers, de villégiateurs, ne sont pas suffisantes pour inquiéter les

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professionnels. Mais quel sort faut-il réserver aux hommes qui vivent en permanence au bord de la mer ou sur la mer et qui n’ont pas de rôle officiel de pêche ? Se pose ainsi la question pour les officiers de port, les lamaneurs, les gardiens de phare en mer ou les équipages des bateaux-feux, autant de fonctionnaires travaillant en permanence au contact de la mer.

6 Les ingénieurs des Ponts et Chaussées, chargés de surveiller les activités de ces agents subalternes placés sous leur autorité sont très rapidement confrontées au problème ; comment résoudre la question des activités complémentaires de pêche de ce personnel ? Le 30 juillet 1886, une plainte est déposée par un pêcheur local contre le gardien du phare de Beg-ar-Vechen, à l’entrée de l’Aven, qui « ferait mieux de s’occuper de son feu […], que de faire la pêche tous les jours comme il le fait depuis trois ans avec l’embarcation de l’Administration et de vendre son poisson. Tous les pêcheurs crient après lui parce qu’il leur fait tort10 ». L’enquête de l’ingénieur de l’arrondissement confirme le fait que le gardien est bien sur l’eau dans la journée mais la qualité du service n’est pas remise en cause. Une simple remontrance est transmise à l’agent incriminé. L’ingénieur demande cependant aux conducteurs et maîtres de port de surveiller particulièrement la conduite de ce gardien pour lui interdire d’abord d’utiliser la barque du service et surtout de vendre son poisson11.

7 Plus grave, en 1887, un procès-verbal est établi pour constater que les membres de l’équipage du feu-flottant Talais, mouillé en Gironde, se livrent toute la journée à la pêche et surtout vendent le produit de cette activité sur le marché de Saint-Estèphe « faisant ainsi concurrence aux pêcheurs de profession qui habitent la région12 ». Très embarrassé, l’ingénieur se renseigne auprès du ministère de la Marine pour connaître les dispositions légales en la matière13. L’Inscription maritime du quartier de Pauillac lui répond qu’il n’existe pas de décision ministérielle interdisant la pêche aux borneurs mais le commissaire précise qu’une telle interdiction relève de la nature même du rôle d’équipage qui est délivré : « Un marin au bornage ne peut exercer la pêche pas plus qu’un marin avec un rôle de pêche ne peut exercer le bornage. » En définitive, ces marins, inscrits maritimes, disposent du droit de se livrer à cette activité pour leurs seuls besoins personnels et ceux de leurs familles ; mais leur est-il formellement interdit de commercialiser ce poisson ? A priori non, dans la mesure où justement ils sont inscrits maritimes. En fait ils ne sont ni marins, ni pêcheurs ; ils bénéficient d’un statut ambigu qui leur permet de jouer sur les deux tableaux.

8 La pêche et la vente reprennent au grand dam des pêcheurs locaux qui s’insurgent de nouveau. Il faut attendre la note du 20 janvier 1888 qui tente un règlement définitif de la situation. Elle indique de manière formelle les droits et devoirs des marins embarqués sur les bateaux-feux de Gironde, « autorisant les marins des feux-flottants à se livrer à la pêche pour leur consommation personnelle et celle de leur famille mais leur interdisant la vente des poissons ». Mais deux mois plus tard, les choses n’ont guère évolué : le garde maritime du Richard dresse, le 6 mars, deux procès-verbaux, premièrement contre le matelot Vigneau du port de Saint-Christoly « qui exportait des poissons n’ayant pas les dimensions réglementaires et qu’il a déclaré avoir achetés à bord du feu-flottant du By » et, deuxièmement, contre le sieur Charpentier, second du feu flottant du By pour s’être « livré à l’industrie de la pêche, pour avoir pêché des poissons n’ayant pas les dimensions réglementaires et s’être servi d’engins prohibés14 ». Après une discussion avec l’ingénieur en chef, le commissaire général de la Marine à Bordeaux renonce aux poursuites à condition que les équipages des Phares et Balises

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cessent immédiatement leur commerce. Afin de clarifier une situation pour le moins confuse le directeur adresse à tous les départements maritimes un courrier pour connaître leur opinion sur la question et statuer définitivement. En accord avec le ministère de la Marine, on s’interroge sur la question de savoir s’il n’est pas plus simple, et sans inconvénient, d’interdire aussi aux gardiens de phares de vendre le poisson qu’ils peuvent capturer15.

9 Après de solides recherches juridiques, l’ingénieur en chef du Finistère, chargé de l’enquête, présente un rapport circonstancié qui reprend les remarques de ses ingénieurs ordinaires en tentant d’expliciter l’ensemble des points litigieux. Pour lui, la pêche en mer reste impossible car aucun gardien n’est inscrit sur un rôle d’équipage et surtout parce que de telles sorties sont strictement interdites par le règlement. Par ailleurs, la pêche à pied et la pêche à la ligne restent de droit commun ainsi que le droit de vendre le produit de cette pêche. Il n’est pas question d’interdire à une certaine catégorie de citoyens ce qui est permis à l’ensemble de la population : « Je ne vois pas pourquoi on restreindrait à l’égard des gardiens de phares un droit qui appartient à tous, inscrits ou non. Serait-ce parce que certains phares en mer sont dans une situation particulièrement avantageuse pour la pêche à la ligne ? C’est possible, mais le nombre de ces phares est assez petit pour que les résultats soient absolument négligeables du point de vue général16. »

10 L’ingénieur de l’arrondissement confirme cette opinion en signalant que seuls trois gardiens dans le sud du Finistère se livrent à la pêche et vendent leur poisson. « Toutefois il y a lieu de remarquer que les ressources qu’ils tirent de leur pêche, en dehors de leur consommation personnelle, sont très modestes et couvrent à peu près uniquement les frais d’entretien des embarcations qu’ils emploient17. » En fait, les ingénieurs tiennent à maintenir cette pêche pour plusieurs raisons ; premièrement elle procure un apport de produits frais dans l’alimentation des gardiens et permet de limiter toutes les affections relatives à des déséquilibres alimentaires, très fréquents si l’on en juge d’après les motifs invoqués pour les arrêts de travail. Deuxièmement, le produit de cette pêche complète un salaire des plus minces ; interdire ce complément de revenu aurait été très mal perçu par les gardiens. Enfin cet argent permet d’entretenir une embarcation, souvent le seul moyen de communication entre les phares insulaires et le continent, embarcation pourtant officiellement prohibée. En définitive, le Ministère des Travaux publics conclut par une décision qui interdit définitivement et formellement aux gardiens de phare de prendre un rôle d’équipage18, sans pour autant prendre parti sur le sujet de la pêche et de sa vente éventuelle. De toute manière, la décision finale appartenait au ministère de la Marine qui statua en faveur des gardiens. En effet, ces agents n’ont aucune des attributions dévolues aux officiers et maîtres de port en matière de police de pêche et, en conséquence, aucune contre-indication ne permet de leur interdire cette pratique. De plus la circulaire précise qu’il est même « équitable de leur accorder un rôle quand ils en font la demande dans la mesure où les salaires sont faibles19 ». Tout le monde est donc parfaitement au courant de la faiblesse des rémunérations.

11 Pour clore définitivement, le croyait-on alors, les éventuelles poursuites, le règlement des agents du Service des phares et balises note pour la première fois en 1894 les incompatibilités des emplois de gardiens avec tout autre fonction : « Il est interdit à ces agents de tenir auberge ou de vendre des denrées ou boissons au détail. Ils ne peuvent, sauf en cas d’autorisation ministérielle, rien recevoir des départements, des communes,

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des établissements publics et des particuliers, pour les opérations qu’ils auront à faire à raison de leurs fonctions20. »

12 Mais les instructions pour l’application de la loi du 20 juillet 1897 sur le permis de navigation maritime reprennent les textes antérieurs et précisent que les gardiens de phare sont considérés comme des inscrits maritimes, donc comme des militaires en service ou classés non disponibles. « Les services spéciaux qu’en raison de leur technicité, ils peuvent rendre en cas de guerre ont fait reconnaître la nécessité de les maintenir dans l’Inscription maritime […]. Dans ces conditions il ne me paraît pas possible de leur refuser un rôle de pêche s’ils en font la demande » ; l’article suivant rappelle la situation « précaire qui serait faite aux agents des phares et aux guetteurs, s’il leur était interdit de retirer de la pêche, un léger accroissement de ressources rendu indispensable par la modicité de leur solde21 ».

13 En fait, il est certain que les gardiens continuent de pêcher et surtout de vendre le produit de leur pêche. Si les archives demeurent muettes jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale, dès la fin des hostilités, plusieurs plaintes arrivent de nouveau sur le bureau du directeur du Service central. En décembre 1918 éclate un petit scandale au sein du service maritime de Brest averti par un télégramme : « Sans nouvelle du chef gardien Cudennec parti de l’île. Craint le pire22. » Le lendemain, les nouvelles sont plus rassurantes : « Cudennec rentré sain et sauf. » Pressé de s’expliquer, le chef gardien rédige une longue lettre, bâtie sur des explications très rocambolesques mais guère probantes. Perdu dans la brume, il tente par tous les moyens de regagner son île, son phare et son poste. Il écrit que, parti de Lilia à 20 heures, « vers huit heures du matin, le temps s’étant éclairci, au large du phare […], et m’armant de tout le courage qui me restait, car j’étais exténué de fatigue et de froid étant totalement mouillé, et me dirigeais vers une petite plage où j’atterrissais vers midi23 ». 49 heures après son départ il parvient enfin à destination, par une mer calme, alors que la distance à franchir ne dépasse pas deux milles ! Difficile d’admettre cette fable et le conducteur chargé de se renseigner n’est pas dupe, « votre explication ne tient pas debout […] mais vu votre repentir et l’assurance que vous me donnez de ne plus jamais recommencer, j’étoufferai cette vilaine histoire si toutefois elle n’est pas connue en haut lieu… ». Le chef gardien était descendu à terre pour vendre le produit de sa pêche, composée vraisemblablement de crustacés, sans doute des homards ou des langoustes, qu’il comptait écouler à l’occasion des fêtes du nouvel an. En définitive, malgré la gravité de la faute, le gardien Cudennec n’est pas révoqué, ni même rétrogradé, simplement déplacé d’office au phare de Kéréon. « La sanction nous paraît suffisante, étant données les conditions plus pénibles de service dans ce phare qui est complètement isolé du continent. Au surplus, elle constitue le moyen le plus sûr de mettre un terme à des absences qui seraient susceptibles de se produire à nouveau si le gardien Cudennec était maintenu à son poste24 . » Mais si l’abandon de poste est considéré dans cette affaire comme la raison de la réprimande, par contre la vente de poisson n’est pas prise en compte ; elle apparaît naturelle aux protagonistes et, à aucun moment, il n’est question de la condamner. Cette pratique est donc suffisamment courante en 1920 pour qu’on n’y prête aucune attention et la tolérance des années 1850 est toujours de rigueur.

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La première législation spécifique sous Vichy

14 Il faut croire d’ailleurs que le problème n’est pas résolu avec le temps. Si l’on conçoit assez aisément ce que représente la grande pêche ou la pêche hauturière, on est plus circonspect sur la définition de la petite pêche et de la navigation côtière. On s’accorde pourtant sur le fait qu’elle constitue le principal moyen d’existence du marin25 et qu’elle doit être exercée au moins un jour sur trois et sans interruption de plus de huit jours consécutifs26 sauf cas de force majeure. Dans tous les autres cas, on reste un amateur sans droits précis mais avec l’impératif devoir de ne jamais vendre le produit de sa pêche. On en compte environ 3 500 en 1900, guère plus en 1939 ; les pêcheurs plaisanciers n’exercent aucune pression sur les stocks et ne dérangent en rien les habitudes et le travail des professionnels. D’ailleurs une bonne part d’entre eux est composée par des pêcheurs retraités qui ont choisi l’armement à la plaisance pour échapper à la taxation des caisses de l’ENIM27. Ils voient leurs effectifs exploser durant l’Occupation. Le problème du nombre commence à se poser dès 1940, lorsque les premiers pêcheurs de loisir abandonnent le rivage pour s’adonner à la pêche en mer parce que, pour eux, c’est un moyen simple de contourner le problème des restrictions. Les sorties se multiplient au fur et à mesure que la guerre s’intensifie et que l’on doit affronter un rationnement de plus en plus draconien. Dès le début des hostilités, le ministère de la Marine marchande est obligé de préciser les droits et devoirs de chacun. Par ces temps troublés, de nombreux habitants du littoral souhaitent compléter leur ration alimentaire de plus en plus succincte ; les eaux côtières se couvrent de flottilles disparates composées de petites embarcations à voile ou à moteur dont un bon nombre est mené par des non-inscrits. Les pêcheurs professionnels apprécient peu cette concurrence sourde mais bien réelle selon eux. À cette occasion, le gouvernement Reynaud publie une circulaire pour signaler qu’il n’est prévu aucune mesure spéciale pour faciliter les déplacements des bateaux de plaisance, notamment en matière de livraison de carburant28.

15 Il faut croire d’ailleurs que le problème n’est pas résolu avec le temps et les amateurs continuent de sortir. Le décret du gouvernement de Vichy, d’avril 1942, précise pour la première fois la nature des deux catégories de pêcheurs, professionnels et amateurs. Le second groupe doit se munir d’une carte de circulation pour naviguer et très vite l’État se voit dans l’obligation de rappeler à l’ordre certains pêcheurs en retraite qui enfreignent la loi : « Les titulaires de cartes de circulation doivent faire l’objet d’une surveillance spéciale et être poursuivis s’ils se livrent à la pêche à titre professionnel et non plus à titre de passe-temps29. »

16 Pour l’administration de Vichy, il est évident qu’il faut privilégier une population de marins pêcheurs qui, comme celle des agriculteurs, est très sollicitée par le régime. Il convient de renforcer la vigilance, d’autant plus que le poisson des amateurs échappe totalement aux contrôles du Bureau National du Poisson. Si la pêche ne peut plus être interdite aux amateurs, il est hors de question pour eux d’utiliser des engins importants et surtout de vendre le produit de leurs sorties30. La pêche de loisir est donc autorisée, mais les conditions restrictives de son exercice sont claires : elle doit être pratiquée de manière accidentelle, à titre de passe-temps et sans vente des produits capturés. Très rapidement, les autorités insistent sur la limitation des genres et du nombre des engins de pêche autorisés. Dans un premier temps, le choix est très réduit puisque les non-professionnels sont tenus de n’embarquer qu’une ligne à main. La

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pêche sous-marine est aussi tolérée sous certaines conditions. L’inscription maritime délivre des autorisations de « pêche au harpon en plongée ». Mais dans ce cas-là aussi les « pêcheurs professionnels témoignent d’une jalousie sans limites à l’égard des chasseurs31 ».

17 En 1942, le gouvernement de Vichy reprend les textes antérieurs et renonce aux tolérances passées : dorénavant deux lignes en tout et pour tout sont autorisées32. Toutefois, les plaisanciers qui souhaitent utiliser d’autres engins le peuvent après avoir versé au Trésor une redevance annuelle et demandé l’autorisation au chef du quartier. Cependant, les pêcheurs réunis au sein du Comité corporatif des pêches maritimes réclament une fermeté accrue et l’annulation des dérogations : « […] et compte tenu des difficultés d’approvisionnement en engins de pêche rencontrées par les professionnels, j’ai décidé de réduire sensiblement les possibilités d’action des titulaires de rôles de plaisance et de permis de circulation […]. J’ai renoncé à toute énumération et jugé plus opportun de laisser aux chefs de quartiers le soin de déterminer, d’accord avec les organismes corporatifs locaux, les seuls engins dont l’usage serait permis33 ».

18 Il est clair pour tout le monde que l’intégralité des efforts doit porter sur la pêche professionnelle si bien que la pêche de plaisance présentée comme promenade en mer et les sorties touristiques sont formellement prohibées34. De toute manière, en avril 1942, il est décidé que plus une seule goutte de combustible ne peut être attribuée aux bateaux de plaisance. La pêche en mer des amateurs devient pratiquement impossible mais pourtant les statistiques prouvent que les demandes sont de plus en nombreuses. Dans le quartier de Brest, en 1942, il a été immatriculé 154 nouveaux bateaux, dont 58 de pêche et de commerce et 96 de plaisance35. La pression de ces pêcheurs, qui n’ont d’amateur que l’appellation, est de plus en plus forte, d’autant plus qu’elle s’exerce dans de petits ports où leur concurrence est immédiatement sensible. Ainsi la communauté des pêcheurs d’Ouessant intervient à plusieurs reprises pour limiter l’accès à la ressource des plaisanciers. « Vu le mécontentement général des pêcheurs par suite de l’écoulement clandestin du poisson pêché par certains plaisanciers, le nombre assez important de canots armés à cette pêche, l’emploi exagéré de casiers, palangres et filets de quelques plaisanciers qui font une pêche professionnelle plutôt qu’une pêche d’agrément, l’impossibilité de leur dresser procès- verbal36 », l’administrateur décide d’imposer le respect de la circulaire du 24 septembre.

L’explosion des effectifs après 1960

19 Jusqu’en 1965, les relations entre les deux communautés de pêcheurs, les professionnels et les amateurs, restent distantes mais guère tendues. Les plaisanciers sont encore peu nombreux et, parmi ces derniers, on retrouve essentiellement des anciens inscrits. L’abandon du système de l’Inscription et l’accroissement extraordinaire de la flotte de plaisance après cette date entraînent très rapidement un mécontentement des Comités de pêche qui se transforme en exaspération. Les nouveaux venus ne sont plus des anciens du village, des pensionnés mais des inconnus, des gens de la ville, qui s’installent en pays conquis, discréditent les professionnels et les tiennent en piètre considération : « Ils ont toujours pensé que la mer leur appartenait. On pouvait peut-être le croire du temps de Colbert, mais plus à la fin du 20e siècle37. » Légalement, si !

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20 Selon les termes de la loi, l’amateur n’a en fait de droit de pêche que celui d’utiliser une seule ligne tenue en main, et encore, puisque dans la loi de 1852 il n’est fait aucune allusion à cette pratique. Il existe bel et bien une tolérance de la part des inscrits maritimes acceptant que les baigneurs, les touristes empiètent quelque peu sur leurs droits. Toutefois, dès 1897, l’État intervient pour rappeler les règles jugées élémentaires. Ainsi, les propriétaires de navires de plaisance disposent du droit de pêcher à la condition d’avoir pris un rôle de plaisance, voire de pêche. De plus, comme le plaisancier n’est pas inscrit maritime, il lui faut embarquer un marin professionnel qui devient le capitaine du navire et dispose du droit de pêche. Enfin, on insiste déjà pour souligner que seul un marin inscrit a la possibilité de vendre le poisson. Dès cette époque, la tolérance n’est plus de mise car la confiscation des engins de pêche et des amendes sont prévues pour les contrevenants38. Et déjà des voix s’élèvent pour se plaindre d’un tel état de choses, « où le législateur a totalement oublié, nous allons dire dédaigné, le pêcheur amateur qui vient passer la belle saison et apporter son argent sur les plages françaises39 ». Il est vrai qu’à l’époque où la loi en la matière est présentée, le nombre des plaisanciers est insignifiant. Pourtant, dès cette période, certains pêcheurs amateurs souhaitent voir instituer un droit de pêche, « quitte à le faire payer », comme cela se pratique pour la pêche fluviale ou la chasse dont l’exercice est subordonné, depuis 1844, à la délivrance préalable d’un permis40. Ceux que l’on dénomme touristes ou estivants jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et qui se livrent à la pêche en mer par distraction ne disposent pas d’une grande liberté d’action ; d’une part, ils doivent obtenir pour les bateaux sur lesquels ils naviguent un titre de navigation (rôle de plaisance ou permis de circulation) et, d’autre part, ils ne peuvent utiliser que quelques engins, sans jamais pouvoir vendre le produit de leur passion. Un permis de conduire en mer, créé en 1924, leur est spécialement destiné. Les plaisanciers justifiant d’une affiliation à une société nautique reconnue par l’État et capable de garantir leur compétence en sont dispensés après 193741.

21 En fait, seule la pêche à pied sur l’estran est ouverte à tous et, selon une simple tolérance, les ramasseurs peuvent vendre le produit de leur cueillette. Ils sont simplement tenus de respecter les règlements de police des pêches maritimes et d’utiliser des outils simples à titre « de simples passe-temps ou de distraction » comme le rappelle l’administrateur du quartier de Brest en 195842. Et si les Affaires maritimes se voient contraintes de rappeler les règles élémentaires de cette activité c’est bien parce que les grèves sont envahies à chaque grande marée. Mais les Affaires maritimes admettent cette surpopulation : « Cette activité des habitants des communes riveraines est traditionnelle, et constitue pour beaucoup d’entre eux, qui sont des marins pensionnés et leurs familles ou des marins en congé, un appoint de revenus non négligeable dont bénéficie une catégorie de personnes disposant de faibles ressources. Cette situation a de tout temps été admise par les marins professionnels ; les faibles quantités vendues par les pêcheurs à pied ne leur causent pas de préjudice43. »

22 Quant à la pêche des poissons, les autorités insistent sur la limitation des genres et du nombre des engins autorisés. Dans un premier temps, le choix est très réduit puisque les non-professionnels sont tenus de n’embarquer qu’une ligne à main mais il s’avère que la réglementation n’est absolument pas respectée. Les pêcheurs professionnels le rappellent pendant la grave crise qu’ils traversent entre 1932 et 1936, quand ils exigent que les agents de l’Inscription maritime interviennent avec plus de vigueur pour verbaliser les pratiques interdites et condamner les contrevenants. Lors du premier

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congrès social maritime tenu en 1932, les pêcheurs expriment le vœu « que les engins autres que les lignes de fond ou de flot soient interdits aux non-professionnels44 ». En 1942, nous l’avons évoqué, le gouvernement de Vichy reprend les rares textes antérieurs et les interprète de manière stricte. Il n’est plus question de recourir aux tolérances passées. Dans les faits nous savons que la pêche dite de loisir est pourtant largement pratiquée pendant toute l’Occupation.

23 Au lendemain de la guerre, un nouveau décret reprend la législation antérieure mais l’assouplit pour répondre aux pratiques en vigueur et aux exigences des temps de rationnement et de disette. Réservés aux seuls navires titulaires d’un permis de circulation obtenu après le règlement d’une redevance de pêche, les engins autorisés sont les suivants : un filet trémail, 3 casiers à crustacés, et 25 hameçons pour des lignes à main ou une palangre45 : « tous les autres engins sont interdits ». Reste à savoir si les obligations légales sont respectées : « Il semble que sur notre littoral les garde-pêche ne se montrent pas très sévères pour les amateurs qui excipent de leur bonne foi. Ceci ne constitue, bien entendu, qu’un renseignement, non un conseil46… »

24 Enfin, dernier point sans cesse répété : la vente des produits de la pêche est formellement interdite47. Ce point particulier est rappelé à de multiples reprises, ce qui prouve à l’évidence que la loi n’est pas respectée ; mais le gouvernement dispose-t-il des moyens nécessaires pour la faire appliquer ? « On sait à quelle difficulté se heurte déjà l’application de la loi du 10 juillet 1970 interdisant la vente des produits de la pêche provenant des navires de plaisance48. » La loi du 22 mai 1985 revient encore sur le sujet et proclame de nouveau que la vente des produits de la pêche de plaisance est expressément interdite depuis Colbert ! Les décrets d’application insistent bien sur ce point : la pêche de loisir est la « pêche dont le produit est destiné à la consommation exclusive du pêcheur et de sa famille […] la vente [de cette pêche] est formellement interdite49 ». Cette disposition s’applique aussi, et c’est une nouveauté, au produit du ramassage des coquillages50.

25 La situation s’embrouille encore avec l’apparition de la pêche sous-marine : l’administration de la Marine admet dans un premier temps une tolérance en la matière et autorise cette activité sans obliger les fervents à détenir un rôle. Mais au fil des années, on s’aperçoit que, de passe-temps, la pêche sous-marine devient un véritable moyen au service de professionnels équipés de scaphandres autonomes et de combinaison en néoprène. Les prises effectuées, notamment celles des ormeaux ou des oursins, deviennent plus importantes que les pêches effectuées par des équipages en mer. Cette manière de procéder est très mal vue par les agents de l’inscription qui avouent leur impuissance à surveiller les plongeurs Dans ces conditions, il convient de légiférer. Dès 1951, un texte réglemente pour la première fois cette pratique sur le territoire métropolitain. Il faut avoir plus de 16 ans pour pratiquer cette pêche et obligation est faite d’obtenir l’autorisation de l’administration de l’Inscription51. Le plongeur doit disposer en permanence d’une carte d’identité spéciale qui doit être présentée lors des réquisitions. Un décret plus sévère encore est publié en 196052 ; il oblige les plongeurs à s’affilier à un club ou à remplir une déclaration auprès des Affaires maritimes afin d’obtenir un récépissé valant permis. De plus la pêche sous- marine des ormeaux et les oursins, avec ou sans appareils respiratoires, est strictement interdite ; les captures de crustacés sont limitées ; les sorties de nuit, à moins de 100 mètres des parcs et sur les cantonnements, sont prohibées.

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Les réactions des professionnels

26 Jusqu’en 1965, l’Inscription maritime est chargée de régler tous les problèmes touchant de près ou de loin la pêche sur les côtes de France. Son rôle et ses responsabilités sont parfaitement établis sur un littoral qui ne connaît que cette administration depuis trois siècles. Mais la vénérable institution disparaît à cette date, remplacée par les Affaires maritimes, et les marins pêcheurs comprennent rapidement que le rapport de force avec les plaisanciers ne tournera plus systématiquement à leur avantage. Pourtant, face à l’invasion, comme ils la vivent, les pêcheurs professionnels réclament plusieurs mesures techniques comme l’interdiction d’utiliser du nylon mais seulement du coton pour la confection du filet trémail. De même ils obtiennent satisfaction lorsqu’ils demandent l’interdiction des orins en nylon flottant qui se prennent trop souvent dans les hélices des bateaux. Bien sûr, les rappels d’interdiction de la pêche sur les cantonnements de crustacés sont permanents et la mise en cause de l’absence de connaissances nautiques des plaisanciers est répétée invariablement53.

27 Les Comités locaux des pêches maritimes sont les premiers à s’inquiéter de l’augmentation des prises effectuées par les plaisanciers : 10 000 après la guerre, ils sont plus de 100 000 en 1964 et 250 000 en 1970. Tous ne pêchent pas, bien sûr, mais l’effort de capture s’accroît fortement. « En effet, les abus sont si nombreux que les plaisanciers font une concurrence ouverte aux professionnels de la pêche, et c’est en vue de les freiner que nous avons demandé la restriction de leurs droits54. » Les présidents des comités des quartiers de Brest et du Conquet, par exemple, demandent que les droits de pêche des plaisanciers ne comportent plus l’autorisation d’embarquer des casiers55. Dans le Finistère-Sud, ils insistent plus sur la création d’un droit de pêche sur le rôle de plaisance : « Il est anormal que les professionnels participent au financement des expériences de repeuplement des fonds par les taxes qu’ils versent au Comité local, et que les plaisanciers viennent profiter de tous leurs efforts gratuitement56. » À Douarnenez, on demande la création d’un droit de pêche sur le rôle de plaisance, « droit qui serait réservé à l’expérience de repeuplement des fonds57 ».

28 L’uniformisation de la liste des engins de pêche autorisés pour les plaisanciers est acquise au début de l’année 1969. À Cherbourg, les amateurs disposent de 6 casiers et de 150 m de palangre ; à Saint-Malo, sont autorisés 3 casiers à homards, 3 casiers à crevettes, 2 lignes de fond, 2 lignes à maquereaux et un filet tramail de 50 m ; à Audierne les plaisanciers embarquent 5 casiers à crustacés, une palangre de 50 hameçons et 2 filets tramail ; à Lorient, on limite à 2 lignes de fond, à 2 casiers et 1 filet tramail. Dans la mesure où, à l’époque, le nombre, la nature et les caractéristiques des engins variaient d’un arrondissement à l’autre, parfois d’un quartier à l’autre, la confusion pouvait naître dans l’esprit des usagers. L’accroissement constant du nombre des pêcheurs plaisanciers rendait l’exercice de police de plus en plus difficile ; il fallait simplifier et uniformiser les règlements. La loi est votée en juillet 1970 et les décrets d’application sont publiés un an plus tard, le 13 juillet 1971 : « Il est interdit de détenir et d’utiliser pour la pêche d’autres engins que ceux qui sont énumérés ci-après : • des lignes gréées pour l’ensemble d’un maximum de 12 hameçons, • 2 palangres munies chacune de 30 hameçons au maximum, • 2 casiers à crustacés, • 1 foënes, • 1 épuisette ou salabre,

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• 1 trémail de 50 mètres de longueur maximale (sauf en Méditerranée)58. »

29 Cette réglementation est jugée beaucoup trop souple par tous les professionnels, pêcheurs et administrateurs, qui réclament dès lors la stricte application de la loi auprès des plaisanciers, déjà « suffisamment favorisés par l’arrêté de juillet 197159 », d’autant plus que la redevance, ou droit de pêche, est supprimée à cette occasion ; tout navire de plaisance peut pêcher sans aucune autorisation avec les engins autorisés. Mais, même dans ces conditions favorables, l’inobservation de la réglementation est patente. La loi est bafouée allègrement, surtout parce que les moyens dont dispose l’administration maritime sont très insuffisants pour contrôler des bateaux chaque année plus nombreux. La flotte de plaisance est passée de 280 000 unités en 1972 à plus de 350 000 en 1975 ! Dotés d’un arsenal de pêche jugé impressionnant par les pêcheurs, certains plaisanciers ne s’en contentent pas. Et le nombre des tricheurs s’accroît proportionnellement à celui des immatriculations des bateaux armés à la plaisance, si bien que les attaques deviennent beaucoup plus vives de la part de ceux pour qui la mer est l’unique gagne-pain. « Le nombre des casiers est difficilement contrôlable. Même chose pour les palangres et les filets60 », « sans compter les filets perdus parce que mal posés et qui tout en dérivant continuent à pêcher61 ».

30 Puisque la liste des engins autorisés est définitivement arrêtée, les Comités de pêche se lancent alors dans un autre combat quand ils exigent le marquage systématique des engins de pêche utilisés par les plaisanciers. De cette manière, on pense réduire les infractions et notamment le dépassement des engins autorisés. « Le numéro d’identification du navire devra être apposé, d’une façon indélébile sur les bouées des filets, casiers et palangres62. » Il faut noter que les associations de plaisanciers sont d’accord avec cette mesure, utile pour l’élimination des fraudeurs. Elles vont plus loin en déclarant que les « engins porteurs de bouées anonymes doivent être confisqués63 ». Dans ces conditions, la direction des Affaires maritimes présente un arrêté qui, pour la première fois, porte réglementation du marquage des engins utilisés par les pêcheurs « qu’ils exercent leurs activités à titre professionnel ou non ».

Les associations de pêcheurs plaisanciers

31 Les différends entre professionnels et plaisanciers ne sont pas nouveaux, nous l’avons dit. Pourtant, les amateurs, regroupés en associations, parviennent parfois à obtenir satisfaction auprès des autorités. Ainsi la puissante Fédération des Sociétés de pêche à la ligne, qui défend les pêcheurs en eau douce il est vrai, dénonce en 1939 le « braconnage » effectué par les inscrits à l’embouchure des estuaires où « aucune protection n’existe vis-à-vis des poissons migrateurs ». Pour le président Layrle, il convient d’interdire la pratique du filet tendu entre les deux rives qui provoque des carnages dans les populations de saumons et de truites64. Pour voir une telle fédération agissante regroupant des pêcheurs en mer il faut attendre une vingtaine d’années.

32 Face à la montée de la colère des pêcheurs professionnels, les plaisanciers supportent de moins en moins les attaques dont ils sont l’objet. Il existe bien une fédération française des pêcheurs en mer (FFPM) fondée en 1956 qui est une fédération sportive nationale. Elle a pour vocation d’organiser des concours et de promouvoir la pêche récréative en mer. Quelques associations locales avaient été créées, mais elles restaient fort rares. La première Fédération des Pêcheurs Plaisanciers de la Manche et de l’Atlantique (FPPMA) voit le jour à Saint-Malo, en juin 1972, pour les représenter dans

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les instances gouvernementales. Trois ans plus tard, elle regroupe 15 associations alors que la situation se détériore rapidement. « Les pêcheurs plaisanciers en ont assez de lire dans la presse et d’entendre les accusations intempestives portées contre eux par les syndicats des pêcheurs professionnels. Non, ce ne sont pas les plaisanciers qui sont responsables de la destruction des fonds marins. Tout le monde sait, et les professionnels les premiers, que la diminution rapide des poissons, crustacés et mollusque est due à une pêche intensive, souvent interdite en zone côtière65. » Pour sa part, le gouvernement manifeste une réelle volonté d’apaisement dans les relations entre les plaisanciers et les marins pêcheurs professionnels. La FPPMA est invitée en octobre 1973 par le Comité central des pêches maritimes (CCPM) pour participer aux premières discussions de concertation entre les professionnels et les amateurs. À la veille de l’été 1975, des améliorations notables sont constatées : « Je partage entièrement le point du vue exprimé par [le président de la fédération des pêcheurs plaisanciers] sur l’opportunité de favoriser une concertation sur le plan local entre ces deux catégories d’usagers de la mer66. »

33 Malgré la conjugaison de toutes les bonnes volontés, la saison touristique est marquée par une sérieuse aggravation du conflit entre les pêcheurs et les plaisanciers. « Profitant d’une réglementation inadaptée et pratiquement inapplicable, de trop nombreux plaisanciers font de la pêche non plus un loisir mais une activité d’appoint. Un peu partout sur la côte, les pêcheurs cachent mal leur irritation67. » Les professionnels protestent contre la gêne causée à la fois par l’intensité de la navigation et par les dégâts occasionnés aux installations de pêche. Ils se plaignent toujours de la concurrence de plus en plus forte, de la vente au noir des produits, qu’ils assimilent à du braconnage, et de l’appauvrissement de la ressource. « Enfin des accusations ont été formulées par des pêcheurs et des conchyliculteurs professionnels contre les touristes qui commettraient des vols dans les filets ou dans les parcs à coquillages68. »

34 Les esprits s’échauffent de part et d’autre et, faute de mesures efficaces, la situation s’envenime. « Le développement continuel des activités de pêche de plaisance risque d’aggraver l’antagonisme existant entre les adeptes de ces loisirs et les marins pêcheurs professionnels et d’augmenter les chances de voir le conflit dégénérer en incidents69. » Dans ces conditions, le ministère décide de procéder à une grande enquête nationale confidentielle auprès des chefs de tous les quartiers70. Il s’agit de recenser tous les problèmes soulevés par la cohabitation et d’établir des « propositions de tous ordres (réglementation, recommandations, organisation des services, etc.) ». Dans les grands ports de pêche, les administrateurs notent que les relations sont bonnes dans la mesure où les plaisanciers sont pratiquement absents. Par contre, les syndics des petits ports sont très virulents à l’égard des plaisanciers accusés de tous les maux. Les pêcheurs de la station de Plouguerneau reprochent aux plaisanciers, le « don de poisson à leurs amis et voisins, l’utilisation d’engins en surnombre, des vols dans les viviers, l’occupation des cales71 »… La nature des plaintes est du même ordre sur tout le littoral breton ; quelques syndics font part de leurs inquiétudes quant aux possibilités offertes par un nouvel appareil électroménager, le congélateur72. Les professionnels estiment que les plaisanciers « ne consomment pas tout le produit de leur pêche. Celui-ci doit être distribué à des amis, vendu ou va garnir les congélateurs des particuliers73 ». Par contre, tous aussi s’accordent à dire qu’en majorité les plaisanciers respectent la réglementation en vigueur. Dans le quartier de Quiberon, on remarque une action conjointe de repeuplement menée par la FPPMA et le Comité local des pêches.

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35 Après bien des discussions, il apparaît « qu’il est bien malaisé de proposer des solutions ». Les intérêts des deux parties en présence sont contradictoires et de manière irréductible. Toutefois, l’accord de tous se fait sur la nécessité de renforcer la surveillance et surtout de faire appliquer la législation existante. « À cet égard, la confiscation des filets et casiers non marqués pourrait être un moyen efficace74. » Pour répondre à cette attente, les premières « Opérations coup-de-poing » sont menées sur les côtes de France dès le début du mois de juillet 1976. Les contrôles portent sur la navigation, la sécurité mais aussi la pêche avec la vérification des engins ou de la taille des prises. Sur les 46 embarcations arrêtées en rade de Brest, 21 sont soumises à des avertissements et 4 à des procès-verbaux75. Les résultats de cette opération sont jugés alarmants76. La moitié des embarcations de plaisance n’est pas en règle. Il est vrai que les remarques portent surtout sur l’absence du matériel de sécurité élémentaire obligatoire mais plusieurs navires contrôlés sont aussi en infraction quant aux engins de pêche autorisés. Cependant les résultats de ces actions sont jugés très prometteurs ; ils ont permis à « l’Administration de mieux se faire connaître du public dispersé que constitue la masse des plaisanciers et de leur rappeler, […] l’existence d’une réglementation de leurs activités77 ».

36 Parallèlement de nombreuses réunions sont organisées entre les pêcheurs professionnels et plaisanciers pour tenter d’améliorer leurs relations. Ces séances de concertation répondent aux vœux d’une circulaire ministérielle publiée en mars 1976 « relative à l’amélioration des relations entre les marins pêcheurs professionnels et de plaisanciers78 ». Si l’on s’écoute, on ne parvient pas pour autant à des compromis. La FPPMA, en particulier, est intransigeante ; pour elle, il n’est pas question de modifier la liste des engins de pêche autorisés, alors que toutes les autres associations de plaisanciers sont d’accord pour abandonner le filet ou tout au moins de réduire à 30 ou 25 mètres la longueur autorisée. Par contre, tout le monde est d’accord pour renforcer les occasions de rencontres à tous les niveaux. La résolution des problèmes passe par une phase de concertation, mais la notion de prélèvements intempestifs commence à s’imposer.

37 D’autre part, les autorités s’inquiètent du peu de représentativité des associations et l’idée de rendre obligatoire l’affiliation des pêcheurs plaisanciers est suggérée à plusieurs reprises. Il s’agit de reprendre le modèle en usage pour la pêche sous-marine et d’exiger une déclaration préalable aux Affaires maritimes dont seraient exonérés les membres d’une association reconnue. Pour le Comité central des Pêches maritimes, il convient de favoriser au maximum la création des « associations de pêcheurs- amateurs » car elles « peuvent avoir une influence certaine79… »

38 Enfin, pour le ministère, il devient évident que l’accroissement de la flottille de plaisance entraînera à court terme des incidents graves. Le calcul est simple ; si l’on multiplie les possibilités d’apports que la réglementation autorise par le nombre de plaisanciers pouvant s’adonner à la pêche, le total des captures peut atteindre un tonnage important. Dès 1976, la Direction des pêches étudie les moyens de restreindre l’effort de pêche des plaisanciers, non pas en limitant les engins mais plutôt les tonnages pêchés. Les réactions des Comités des pêches sont immédiates et si la suggestion est jugée séduisante, elle apparaît totalement irréaliste : « Une telle mesure nécessite des moyens de contrôle très importants que nous sommes loin de posséder80. » De plus en plus souvent, on émet aussi l’idée de faire participer les

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plaisanciers au financement des actions entreprises par les organisations professionnelles, en particulier sur les cantonnements de crustacés.

39 En 1977, plus aucune réunion de concertation n’est prévue. « Peut-être le Directeur des pêches était-il accaparé par le problème des pêches européennes ? Peut-être étions- nous déjà en période électorale pour les élections de 197881 ? » En fait l’explication est plus simple encore. La plupart des chefs de quartier ne jugent pas utile d’organiser de réunion parce qu’« un tel dialogue ne peut réunir, en face des pêcheurs, que des plaisanciers organisés en associations, donc responsables et modérés. Respectueux de la réglementation, ne présentant aucune revendication, prêts au contraire à abandonner le filet ou le casier, ils ne peuvent répondre aux interrogations des professionnels qui, d’ailleurs, ne s’attaquent qu’aux abus82 ».

40 L’absence de dialogue, en fait d’échange de bonnes intentions, est peu appréciée des associations de plaisanciers qui dénoncent l’attitude des professionnels jugée hautaine, voire dédaigneuse. De leur côté, les marins pêcheurs réclament avant tout le respect de la réglementation. Pour eux, l’amélioration des relations passe par des campagnes d’information et des actions de police mais non de concertation. Pourtant l’été se passe sans problème particulier alors que plusieurs dizaines de milliers de plaquettes informatives sont distribuées aux plaisanciers. Mais le réveil est brutal lorsque la « pétition du Guilvinec » est présentée sur les côtes de France. Les marins de l’actif port bigouden rédigent en avril 1978 un texte pour le moins virulent condamnant ouvertement les pratiques des plaisanciers : « Depuis quelques années, le phénomène de la pêche-plaisance s’est développé d’une façon démesurée sur toutes nos côtes. Les marins-pêcheurs du Guilvinec estiment que cela ne peut plus durer et veulent le faire savoir83. »

41 Tous les professionnels de France sont invités à signer la pétition distribuée par les comités locaux des pêches. Ils se déclaraient « être contre la réglementation actuelle de la pêche plaisance, trop permissive » et, à ce titre réclamaient la restriction des engins autorisés pour ne laisser aux plaisanciers que la jouissance d’une ligne unique. Lors de l’assemblée générale annuelle des Comités locaux, de nombreux représentants des pêcheurs demandent à nouveau l’interdiction des casiers et des filets, mais aussi de la vente par les pêcheurs à pied et de la pratique de la pêche sous-marine six mois pendant la mauvaise saison84. La FPPMA, devenue la fédération nationale des Pêcheurs Plaisancier (FNPP) depuis le mois d’avril précédent, réagit vigoureusement : « Il n’est pas question de changer actuellement quoi que ce soit à la réglementation existante85. » Mais la position de plus en plus ferme présentée par les Guilvinistes est écoutée en haut lieu. Le bureau du Comité central des pêches maritimes, réuni en novembre, reprend à son compte les réclamations des professionnels les plus intransigeants ; il est même suggéré de faire appel à la Marine nationale pour renforcer les contrôles86. La fracture est nette, la séparation est consommée et par voie de presse, de part et d’autre, on règle des comptes souvent de manière outrancière. Dans un article intitulé « l’Écume de la colère », paru dans le Chasseur français, les plaisanciers dénoncent les méthodes destructrices de la pêche intensive causées par les « requins de la mer. […] En saison touristique, l’ensemble des plaisanciers ne totalise certainement pas 15 tonnes de bars. C’est pourtant ce que récolte un chalutier pélagique en une seule sortie87 ! » De leur côté, les Comités locaux contestent la représentativité de la FNPP, « une Fédération des pêcheurs-plaisanciers […] érigée en représentant de la meute d’individualistes forcenés qui font de la plaisance88 ». D’autre part, ils se mobilisent pour dresser la liste de tous

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les méfaits imputés aux plaisanciers et dont les professionnels s’estiment les victimes. Certains vont plus loin encore et n’hésitent pas à détruire les filets ou relever les casiers des plaisanciers, actes qui relèvent du tribunal correctionnel89.

42 Le principe d’une licence de pêche évoquée à de nombreuses reprises est présenté par les autorités comme une solution possible aux problèmes de cohabitation. La FNPP n’est pas contre, mais sous certaines conditions, et notamment que son coût soit faible. Par contre, les Comités locaux s’opposent à ce permis de pêche qu’ils considèrent comme un « droit de pêche » pour les amateurs, synonyme d’une reconnaissance officielle de leur présence sur l’eau.

43 Comme les deux parties campent sur leurs positions, que les abus relevés et les plaisanciers sont toujours plus nombreux, les choses empirent. Le Directeur des Affaires maritimes de Marseille décide d’intervenir et présente un arrêté, le 11 décembre 1979, portant interdiction de la pêche sous-marine en hiver, du 1er novembre au 1er mars de chaque année dans le quartier de Nice. Après deux voyages dans l’arrondissement de Marseille, le ministre des Transports revient convaincu de la nécessité de rétablir l’équilibre en faveur des professionnels et demande la mise à l’étude de mesures restrictives pour les amateurs. L’été 1980 est pour le moins agité, plus particulièrement en Méditerranée où l’arrêté restrictif entraîne de vives réactions. Les critiques associent les fédérations des pêcheurs plaisanciers et sous-marins, mais aussi les représentants des secteurs professionnels vivant de la plaisance. Des lettres, des pétitions, des manifestations locales, des articles de presse, une requête contentieuse en annulation… autant de formes d’opposition pour dénoncer « le caractère unilatéral et attentatoire aux libertés » de cette mesure. Et les associations avancent dorénavant le poids du nombre : 200 000 pratiquants de la pêche sous-marine, un million de plaisanciers estimés. « Rapportés à ces chiffres, à la politique d’encouragement des loisirs et au poids que représentent les amateurs de loisirs en mer aussi bien qu’aux retombées économiques qu’entraîne la satisfaction de leurs besoins en matériel et en équipement, l’ampleur de leurs réactions et leur impact politique prévisibles au cours de la période électorale prochaine ne peuvent être méconnus90. »

44 La donne est dorénavant modifiée de manière irrémédiable et le rapport de force n’est plus à l’avantage des professionnels dont les effectifs ne cessent de fondre au fil des ans. À l’inverse, les fédérations de plaisanciers recrutent et s’organisent. La FNPP devient la Fédération des Pêcheurs Plaisanciers et Sportifs de France en 1996 ; interlocuteur incontournable, la fédération est représentée au Conseil Supérieur de la Navigation de Plaisance. Son président, Hervé Quelven, rappelle, à l’occasion de sa nomination, quelles sont les valeurs fondamentales de son groupement. La « mer est un espace de liberté […] Nous [pêcheurs plaisanciers] sommes amenés à défendre nos droits parfois mis en cause par les instances nationales ou européennes qui ignorent trop souvent la réalité du terrain et les contextes locaux91 ». La fédération est dorénavant invitée à toutes les réunions gouvernementales. Elle réunit aujourd’hui plus de cent vingt associations sur l’ensemble du littoral français, représentant environ 15 000 adhérents, ce qui est bien peu par rapport à l’ensemble des plaisanciers dont le total des navires avoisine le million. Mais depuis 30 ans que le conflit est engagé entre les professionnels et les amateurs, la fédération n’a pas modifié ses objectifs. Elle signe en juillet 2003 la convention d’intensification de la lutte contre le braconnage et la commercialisation illicite, fidèle à son idée que les tricheurs doivent être punis, ce qui, par parenthèse, souligne que les deux maux originels n’ont toujours pas disparu. Par

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contre, elle maintient sa ferme position sur les avantages acquis et les intérêts des pêcheurs plaisanciers ; en particulier elle refuse catégoriquement l’idée des « quotas de pêche envisagés pour les plaisanciers, totalement injustifiés en raison des règlements déjà existants92 ». Reste enfin à connaître la réalité de l’ampleur des captures réalisées par les plaisanciers. Il n’existe à ce sujet qu’une seule étude réalisée en Bretagne par IFREMER, et restée confidentielle, pour tenter d’apprécier le tonnage de bars pêchés tant par les professionnels que les amateurs dans cette région. Les résultats n’ont toujours pas été publiés, mais il apparaît que les effets de cette pêche récréative sont bien plus importants qu’il n’est généralement admis.

NOTES

1. B ESNARD, Jacques, Les Pêcheurs professionnels et les pêcheurs plaisanciers, Arradon, Fédération Nationale des Pêcheurs-Plaisanciers, mai 1979, p. I. 2. PAEZ, Ana Cristina, « La Pêche récréative », Neptunus, Revue juridique de droit maritime et océanique, Nantes, n° 10, vol. 3-2, 1997, 4 p. 3. Ordonnance sur la Marine, août 1681, livre V, titre I, article premier. 4. Décret-loi du 9 janvier 1852 ; décret d’application du 4 juillet 1853, article 46. 5. LOTURE, Robert de, Les Pêches maritimes modernes, Paris, SEGMC, 1946, p. 27. 6. JOUENNE, PERREAU, La Pêche au bord de la mer, Paris, Baillière, 1939, p. 281. La première édition de cet ouvrage est de 1912. Au moins quatre éditions supplémentaires suivent et prouvent à l’évidence l’intérêt des amateurs, d’année en année plus nombreux, pour ce livre… et démontrent corrélativement l’intensification du nombre des pêcheurs plaisanciers au bord de la mer. 7. Revue Maritime et Coloniale, 1877, t. 52, p. 393. 8. JOUENNE et PERREAU, La Pêche au bord…, op. cit. 9. LOTURE, Robert de, Les Pêches maritimes…, op. cit., p. 27. 10. Archives DDE Quimper, Pont-Aven, le 30 juillet 1886. 11. Ibidem,Quimper, le 4 octobre 1886, l’ingénieur Havé. 12. Archives Phares et balises Le Verdon. Talais, Saint-Estèphe, le 30 novembre 1887, dénonciation rédigée par des marins de la localité. 13. Ibidem, Bordeaux, le 1er décembre 1887, l’ingénieur Perrin. 14. Ibid.,Pauillac, le 17 mars 1888, le conducteur Desse. 15. Archives DDE Quimper, Paris, le 17 mai 1889, le Directeur des Phares et Balises. 16. Ibidem, Brest, le 18 juin 1889, l’ingénieur de Miniac. 17. Ibid.,Quimper, le 25 juin 1889, l’ingénieur Havé. 18. Décision ministérielle du 13 août 1889 19. Ministère de la Marine, circulaire du 8 octobre 1889. 20. Règlements des gardiens 1894, article 14. 21. Ministère de la Marine, instructions du 26 juillet 1898, articles 28 et 29. Pour les guetteurs sémaphoriques, il faut attendre le décret du 10 décembre 1915 qui leur retire le bénéfice de l’Inscription maritime. Sans ce statut, ils ne peuvent plus obtenir de rôle de pêche et surtout vendre leur poisson. Le ministre de l’époque, l’amiral Lacaze demande l’annulation de ce rôle car il ne le juge « d’ailleurs pas compatible avec les obligations dévolues à ce personnel militaire ».

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22. Archives DDE Quimper. Télégramme du 26 décembre 1918 envoyé de l’Aberwrach par le gardien Guyader et télégramme du 27 décembre 1918. 23. Ibid., Phare de l’île Vierge, le 30 décembre 1918, le gardien Cudennec. 24. Ibid. Brest, le 2 août 1920, l’ingénieur Coÿne 25. Circulaire ministérielle du 25 janvier 1909. 26. Loi du 14 juillet 1908, article 4. 27. ENIM : Établissement National de l’Inscription maritime. Service Historique de la Marine (SHM), Brest, 6 P 2-14, Lannion, le 17 mai 1940, l’administrateur. 28. SHM Brest, 3 P 2-19, Circulaire du 15 mai 1940. 29. Circulaire ministérielle du 27 mars 1944. 30. Décret du premier avril 1942. 31. « La Chasse sous-marine », Le Yacht, mars 1941, p. 117. 32. Décret du premier avril 1942. 33. Vichy, le 24 septembre 1942, commentaire de l’amiral Auphan sur la Décision ministérielle du 24 septembre 1942 concernant la restriction des droits de pêche des plaisanciers. 34. Vichy, décret du 23 août 1940. 35. SHM Brest, 2 P2-6, Morlaix, février 1943, l’administrateur Gilbert replié. 36. SHM Brest, 2 P 2-7, Ouessant, le 23 janvier 1944, PV de la communauté des pêcheurs. 37. FPPMA, Plouezec, le 16 mai 1975, le président Besnard à l’administrateur général, président du CCPM. 38. Lois des 20 juillet 1897 et 14 juillet 1908. 39. JOUENNE et PERREAU, La Pêche au bord…, op. cit., p. 283. 40. Loi du 3 mai 1844, article premier. 41. SHM Brest, 7 P 2D 55, Décrets des 20 juillet 1924 et 15 juin 1937. 42. Le Télégramme de Brest, 11 avril 1958, « Le pêcheur à pied a des droits et des devoirs qu’il doit connaître ». 43. Archives Affaires maritimes Brest, l’administrateur en chef du quartier de Brest, Brest, le 7 décembre 1972. 44. Premier Congrès Social maritime Breton. La Bretagne maritime, Sa structure économique, Sa détresse, Comment la sauver, Paris, SEGMC, 1933, p. 252. 45. Décret du 15 mai 1946. 46. RENARD, Maurice, La Pêche à la mer, Paris, Albin Michel, 1949, p. 174. 47. Décret du premier avril 1942 ; décret du 15 mai 1946 ; décret du 8 juin 1959 ; loi du 10 juillet 1970 qui interdit la vente mais aussi l’achat de la pêche de plaisance. 48. Archives Affaires maritimes Brest, l’administrateur en chef du quartier de Brest, Brest, le 7 décembre 1972. 49. Décret du 11 juillet 1990. 50. ROY, Agnès, « La Pêche à pied professionnelle », op. cit., p. 7. 51. Décret du 4 juin 1951. 52. Arrêté du 1er décembre 1960, modifié par l’arrêté du 12 novembre 1963. 53. Arrêté du 26 avril 1966. 54. Archives Affaires maritimes Brest, Comité local des pêches maritimes, Brest, le 7 février 1969. 55. Ibid., Comité local des pêches maritimes, Brest, le 3 juillet 1968. 56. Comité local des pêches maritimes, Audierne, le 13 mai 1967. 57. Archives Affaires maritimes Douarnenez, Comité local des pêches maritimes, Douarnenez, le 4 octobre 1967. 58. Arrêté du 13 juillet 1971, articles 1 et 2. 59. Archives Affaires maritimes Brest, l’administrateur en chef du quartier de Brest, Brest, le 25 octobre 1971. 60. Le Télégramme de Brest, le 30 août 1975, Job Kerdoncuff, syndicat CFDT des marins pêcheurs.

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61. Ibid., Marcel Kervella, président du Comité des pêches du quartier de Brest. 62. Arrêté du 15 février 1974 fixant les caractéristiques et les modalités particulières d’emploi des engins de pêche autorisés à bord des navires de plaisance assujettis à l’obligation d’un titre de navigation ainsi qu’à bord des navires assujettis à l’obligation d’un permis de circulation. 63. Ouest-France, 16 janvier 1974. 64. SHM Brest, 2 P 2-3, Brest, le 20 juin 1939, l’administrateur du quartier. 65. FPPMA, Plouezec, le 16 mai 1975, le président Besnard à l’administrateur général, président du CCPM. 66. Paris, le 21 juillet 1975, le Secrétaire d’État aux Transports. 67. Ouest-France, le 1er septembre 1975. 68. Saint-Servan, le 28 août 1975, l’Administrateur en chef des Affaires maritimes. 69. Circulaire du 26 mars 1976, n° 1104 P-4. 70. Paris, le 2 septembre 1975, le Secrétaire général de la Marine marchande. 71. Plouguerneau, le 11 septembre 1975, le syndic de la station. 72. Les premières statistiques publiées en 1970 par l’INSEE nous apprennent que 7 % des ménages en sont équipés à cette date ; ils sont 28 % en 1980, 40 % en 1990 et 48 % en 2000. 73. L’Aberwrach, le 11 septembre 1975, le syndic de la station. 74. Nantes, le 4 octobre 1975, l’administrateur général des Affaires maritimes. 75. Ouest-France, le 6 août 1976. 76. France Soir, le 6 août 1976. 77. Paris, le 18 octobre 1976, le Secrétaire général de la marine marchande. 78. Circulaire du 26 mars 1976, n° 1104 P-4. 79. Paris, le 30 octobre 1976, le Comité central des pêches maritimes. 80. Brest, le 4 novembre 1976, l’administrateur du quartier. 81. BESNARD, Jacques, Les Pêcheurs plaisanciers et les pêcheurs professionnels, Polycopié, 1979, p. 8. Il s’agit des élections législatives des 12 et 19 mars 1978. 82. Brest, le 21 septembre 1977, l’administrateur du quartier. 83. Comité local des pêches du Guilvinec, avril 1978. 84. Paris, le 19 mai 1978, AG des Comité Locaux des Pêches Maritimes. 85. BESNARD, Jacques, Les Pêcheurs plaisanciers…, op. cit., p. 8. 86. Paris, le 23 novembre 1978, le Comité Central des Pêches Maritimes. 87. DEMIL, Jean, « L’Écume de la colère », Le Chasseur Français, janvier 1979. 88. BOUSSEL, François, Bateaux, août 1978. À l’époque, la FNPP revendique plus de 5 000 adhérents et représente 35 associations locales pour plus de 350 000 bateaux de plaisance immatriculés, sans compter les engins de plage qui n’entrent pas sur cette liste. 89. Archives des Affaires maritimes de Brest, Le Conquet, 13 mars 1979, le syndic du Conquet. 90. Paris, le 20 novembre 1980, le directeur des pêches maritimes au ministre des transports. 91. Hervé Quelven, le 2 octobre 2001, sur le site Internet de la FNPPSF. 92. Association des pêcheurs plaisanciers de Brignogan, le 5 août 2004, sur le site Internet de l’AUBBRI.

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RÉSUMÉS

La pêche en mer, de loisir ou récréative, est une activité très récente en France puisqu’elle a pris naissance à la toute fin du XIXe siècle pour connaître un extraordinaire essor à partir de la Seconde Guerre mondiale, en période de pénurie alimentaire. Légalement le statut de ces pêcheurs amateurs est complexe ; pendant longtemps, leur présence est seulement tolérée sur l’eau car depuis les ordonnances de Vauban, seuls les inscrits maritimes peuvent y travailler. Personne toutefois ne songe à légiférer en la matière car ces passionnés sont peu nombreux, et les prises effectuées restent minimes. Les choses changent dans les années 1960 lorsque le nombre des pêcheurs plaisanciers s’accroît fortement, devient supérieur à celui des professionnels, alors que l’Inscription maritime disparaît. Dès lors les amateurs s’organisent et réclament des droits dont ils n’avaient encore jamais disposé. Les pouvoirs publics obtempèrent, mais le bras de fer avec les professionnels, malgré la baisse inéluctable de leurs effectifs, est loin d’être terminé d’autant plus que la prédation des amateurs sur les stocks disponibles est loin d’être marginale et que les totaux admissibles de captures sont réduits chaque année.

Recreational fishing is a very recent activity in France, having taken off at the very end of the nineteenth century and having grown dramatically since the Second World War, in a period of food shortage. Legally, the status of these amateur fishermen is complex; for a long time, their presence at sea has merely been tolerated, as only registered sailors can work there since Vauban’s ordinances were issued. Nobody, however, had thought of making legislation pertaining to this matter, as these enthusiasts were few in number, and their catches remained minimal. Things began to change in the 1960s, when the number of recreational fishermen strongly increased and started to exceed that of professional fishermen, whereas the Register of Sailors disappeared. The amateur fishermen then began to call for rights that they’d never before had been granted. The authorities complied but the firm opposition from the professionals, in spite of their inevitable drop in numbers, is far from over, especially since the amateurs’s predation over the availble stocks is no longer marginal and since the official capture totals are lowered each year.

AUTEUR

JEAN-CHRISTOPHE FICHOU Professeur agrégé d’histoire et géographie au collège de Kerichen (Brest), docteur en géographie, docteur habilité en histoire contemporaine, chercheur associé du CERHIO (Lorient), chercheur- membre de Techniques et Culture, CNRS-MNHN

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L’internement des nomades en Loire-Inférieure Les camps de La Forge et de Choisel (novembre 1940-mai 1942)

Émilie Jouand

1 À l’heure actuelle, peu de personnes savent que, durant la Seconde Guerre mondiale, des camps ont existé à Moisdon-la-Rivière et à Châteaubriant, ceux de La Forge et de Choisel. Quant aux rares personnes conscientes de cette situation, beaucoup pensent que seul le camp de Choisel a existé, et que seuls des internés politiques y ont vécu. Très peu savent qu’en réalité le camp de La Forge-Choisel2 a été créé en novembre 1940, afin d’y interner non pas des résistants mais des nomades, c’est-à-dire des Tsiganes, des forains, des vagabonds, en bref toutes les personnes ne possédant pas de domicile fixe et se déplaçant sur le territoire français. Créé sur ordre des autorités allemandes, le camp ouvre ses portes le 11 novembre 1940 et les ferme définitivement le 13 mai 1942. Mais bien que, le 4 octobre 1940, les autorités allemandes aient ordonné la concentration des nomades circulant en zone occupée, nous verrons que ces populations ont bel et bien été internées, c’est-à-dire privées de toute liberté tels des prisonniers, et soumises aux tâches les plus ingrates.

2 En ordonnant la concentration des nomades résidant en zone occupée, les Allemands poursuivent la politique d’exclusion pratiquée envers ces populations dans leur propre pays. Celle-ci existe depuis la fin du XIXe siècle, suite à la mise en place à Munich en 1899 d’un service de lutte contre le « péril tsigane », fondé par le commissaire Alfred Dillman. Lorsque les nazis arrivent au pouvoir en 1933, ils utilisent les mesures d’exclusion déjà existantes pour lancer leur politique de discrimination ethnique à l’encontre des Tsiganes : mise en place d’une politique de « lutte contre le fléau tsigane » en 1933, exclusion des écoles, de la fonction publique et de l’armée en 1934, concentration dans des camps tels que Dachau dès 1936, mise en place de lois relatives à la protection du sang et à la création de citoyens de seconde catégorie en 1939, déportation vers la Pologne de mai à octobre 1940… Après l’armistice, en France, les autorités allemandes prennent le « problème tsigane » en main. Le 4 octobre 1940, elles donnent l’ordre de concentrer les nomades se trouvant en zone occupée, les nomades étant ici assimilés aux Tsiganes3. Le 17, le Feldkommandant de Nantes transmet cet ordre

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au préfet de la Loire-Inférieure. Le camp de La Forge est créé le 7 novembre. Il ouvre ses portes quatre jours plus tard.

3 L’internement des nomades en France pendant la Seconde Guerre mondiale reste aujourd’hui un phénomène peu connu, bien que relativement important. Seuls quelques chercheurs ont tenté d’étudier de manière globale cette question, tels Denis Peschanski4, Jacques Sigot5, Emmanuel Fhilol6 et Marie-Christine Hubert7. Il existe aussi quelques travaux se limitant à l’étude d’un camp, tels ceux de J. Sigot concernant le camp de Montreuil-Bellay8, ceux de Marie-Christine Hubert sur celui de Saint-Maurice- aux-Riches-Hommes9, ou ceux de Pascal Vion concernant celui de Jargeau10. De même, une étude a été menée par François Macé sur le camp de La Forge-Choisel11 mais son approche reste globalisante, l’auteur ne s’intéressant pas seulement aux nomades internés dans le camp. Ainsi, de manière générale, l’historiographie de ces camps de nomades reste succincte, l’internement des nomades étant en partie oublié.

4 Dans ce contexte, il est intéressant d’étudier le camp de La Forge-Choisel en s’interrogeant sur ses particularités face aux autres camps de nomades ayant existé en France durant la même période, c’est-à-dire de 1940 à 1942. Afin d’étudier cette question, je me suis principalement appuyée sur les fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant12, déposés aux Archives départementales de la Loire-Atlantique. Le sous- préfet étant à l’époque le principal interlocuteur du chef de camp, les archives de la sous-préfecture fournissent, pratiquement à elles seules, une réponse à ma problématique. J’ai également construit mon analyse sur l’étude des fonds du cabinet du préfet13, eux aussi conservés aux Archives départementales de la Loire-Atlantique. D’autres fonds m’ont permis de trouver des renseignements intéressants, tels les fonds du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale14, ou encore les fonds allemands15. Les archives municipales de Châteaubriant m’ont apporté peu de renseignements, et je n’ai pas pu accéder à celles de Moisdon-la-Rivière.

5 Les différentes sources étudiées m’ont permis d’établir une chronologie très précise de l’existence du camp de La Forge-Choisel, chronologie que je relate dans une première partie. Dans un second temps, j’étudie plus particulièrement l’organisation générale du camp, ainsi que les problèmes rencontrés dans la mise en place de cette organisation. Pour finir, j’analyse le comportement des nomades dans ce camp, ces derniers ne se laissant pas emprisonner facilement.

L’internement des nomades en Loire-Inférieure : 11 novembre 1940-13 mai 1942

Les nomades en Loire-Inférieure, avant l’ouverture du premier camp

6 Lorsque la France déclare la guerre à l’Allemagne nazie le 3 septembre 1939, les populations ambulantes sont toujours soumises à la loi du 16 juillet 191216. Cette loi définit trois catégories de populations ambulantes : les marchands ambulants (art. 1), étrangers ou français, possédant une résidence fixe en France ; les forains (art. 2), Français ne possédant pas de résidence fixe mais exerçant une profession foraine ; et les nomades (art. 3). La loi du 16 juillet 1912 définit ces nomades en négatif. Le nomade est celui qui ne possède pas : non possession du statut de marchand ambulant ou de forain, non possession d’une nationalité particulière, non possession d’une résidence

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fixe, et surtout non possession d’un emploi reconnu comme tel. Bref, le nomade est l’étranger, le vagabond. Il est le Romanichel, le Gitan, ou encore le Bohémien.

7 La loi de 1912 permet au gouvernement français de surveiller les populations itinérantes, chacun des trois groupes possédant un document permettant de l’identifier qui lui est spécifique : un récépissé pour les marchands ambulants (art. 1), un carnet de forain pour les forains (art. 2) et un carnet anthropométrique pour les nomades (art. 3). Ces pièces doivent être présentées lors de tout contrôle des forces de l’ordre. Cependant, les nomades sont bien plus surveillés encore, puisqu’ils doivent faire viser leur carnet anthropométrique et leur carnet collectif17 à chaque arrivée et à chaque départ d’une commune. Ils peuvent donc être suivis à la trace. Cependant, cette loi, qui permet le contrôle des populations itinérantes, donne surtout un aspect légal, de par les mesures de contrôle utilisées, à la marginalisation de ces populations. Souvent marginalisées de fait par la population française, elles le sont désormais d’un point de vue législatif puisqu’elles possèdent des papiers d’identité qui leur sont propres et qu’elles sont continuellement surveillées.

8 Lorsque la guerre est déclarée en septembre 1939, un fort climat « d’espionnite » règne au sein de la population française et de son gouvernement. Les étrangers et les nomades sont alors perçus comme d’éventuels espions, voire comme d’éventuels saboteurs. Dès octobre, le gouvernement français les éloigne des grands pôles politiques, économiques et militaires en les envoyant dans les campagnes françaises, dont celles de la préfecture de la Loire-Inférieure18. En novembre, le préfet restreint la liberté des nomades présents dans la zone de protection spéciale créée autour de la base navale de Quiberon, car ceux-ci pourraient espionner ou saboter. Il décide donc de regrouper les nomades vivant au Croisic et à Saint-Nazaire dans l’ancien camp de réfugiés espagnols de Juigné-les-Moutiers19. En avril 1940, quatre-vingt-dix-neuf personnes sont cantonnées dans ce camp ; dix-huit se trouvent à Derval, quatorze à Soudan et quarante-sept à Saint-Nicolas-de-Redon20.

9 Rapidement, des mesures nationales font suite aux mesures de cantonnement des populations étrangères et nomades prises sur le plan départemental. Le 6 avril 1940, le gouvernement français devient responsable de ce cantonnement suite à la promulgation d’un décret-loi « interdisant la circulation des nomades sur l’ensemble du territoire métropolitain21 ». Seuls les nomades tels que définis par l’article 3 de la loi du 16 juillet 1912 sont visés par ce décret. Ils ne pourront plus circuler sur la totalité du territoire métropolitain pendant toute la durée de la guerre (art. 1) et il leur est imposé de stationner dans une commune bien précise, qui leur sera notifiée par la gendarmerie ou par la police (art. 2). La circulaire ministérielle du 29 avril22 nous apprend que ce décret a été promulgué dans le but de surveiller, de contrôler et de protéger contre l’espion. Cependant, si le ministère de l’Intérieur souhaite astreindre les nomades à résider dans des lieux choisis par l’Administration préfectorale, il ne souhaite pas que tous les nomades d’un département soient concentrés dans un même lieu, car cela renforcerait leur cohésion et les rendrait plus dangereux. Le 18 mai, préfet de la Loire- Inférieure choisit alors quatre communes afin de cantonner les populations nomades : Carquefou, Sucé, La Chapelle-sur-Erdre et Sautron23. Cependant, au 23 mai, ces populations restent cantonnées dans quatre autres communes : Derval, Soudan, Saint- Nicolas-de-Redon et Juigné-les-Moutiers24. Cette situation perdure de mai à juin 1940. Après la cessation des hostilités, les nomades présents en Loire-Inférieure semblent ne plus être soumis, tout du moins matériellement, aux mesures de cantonnement puisque

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les quelques rapports de gendarmerie signalant leur présence les situent un peu partout sur le territoire du département, et non plus dans les seules communes de Carquefou, Sucé, La Chapelle-sur-Erdre et Sautron, ou bien dans celles de Soudan, Derval, Saint-Nicolas-de-Redon et Juigné-les-Moutiers.

10 Cette liberté relative des nomades cesse dès la fin de l’année 1940. Le 17 octobre, les autorités occupantes ordonnent le rassemblement et la concentration de tous les nomades présents en Loire-Inférieure : « Nous informons la Préfecture d’avoir à rassembler tous les bohémiens se trouvant en Loire-Inférieure, de les mettre dans un camp où ils serons surveillés par la police française25. »

11 L’installation du camp et les décisions prises pour en assurer la surveillance sont placées sous la responsabilité du préfet de la Loire-Inférieure26. Le 26 octobre, il promulgue un premier arrêté dans le but d’astreindre les nomades à résider dans les communes où ils se trouvent (art. 1)27. En parallèle, il cherche à organiser du mieux que possible la garde du camp en vue de son ouverture imminente. Il obtient ainsi du ministre de l’Intérieur que soient mis à sa disposition vingt-et-un gardes mobiles, et ce dès le 10 novembre28, afin de surveiller les quelques cent cinquante nomades décomptés dans le département29. Le 7 novembre, il promulgue un second arrêté qui crée cette fois-ci le camp de La Forge à Moisdon-la-Rivière30. Cet arrêté ordonne aux nomades présents en Loire-Inférieure, et tels que définis par l’article 3 de la loi du 16 juillet 1912, de se rendre au lieu dit « Les Forges » dès le 11 novembre 1940 (art. 1).

12 Le sous-préfet de Châteaubriant31 joue lui aussi un rôle important dans l’organisation et la gestion du camp. Dès octobre, il est chargé par le préfet d’organiser le futur camp. Le sous-préfet, qui n’apprécie guère les nomades32, s’empresse d’aider à la réalisation de ce projet. C’est lui qui choisit d’aménager ce camp au lieu dit « Les Forges » à Moisdon-la- Rivière. En guise d’aménagements, il se contente de faire installer une clôture tout autour des bâtiments. En parallèle, il s’occupe aussi, avec le capitaine Persuy33, de réglementer la garde du camp, si bien que le 11 novembre, lorsque le camp ouvre ses portes, l’organisation de la surveillance est assurée34.

Le camp de la Forge à Moisdon-la-Rivière

13 Lorsque le camp ouvre ses portes le 11 novembre 1940, peu d’aménagements ont été effectués par le sous-préfet. En réalité, seule une clôture a été installée après que le sous-préfet ait réquisitionné l’usine désaffectée appartenant à la Société Anonyme des Ferriers de l’Ouest. Le camp ainsi encerclé permet d’accueillir trois cents nomades. Les bâtiments, en très mauvais état, sont inhabitables à l’approche de l’hiver et du froid, si bien que la plupart des nomades logent dans leurs roulottes, une douzaine de personnes étant parquées dans chaque voiture. Il n’existe ni eau potable, ni système de douches, et les WC sont en nombre insuffisant. De même, aucun matériel médical n’existe. À peine un mois après l’ouverture du camp, fin novembre, deux cent vingt- deux personnes sont internées dans ce camp insalubre35.

14 Elles sont surveillées par vingt-et-un gardes mobiles, placés sous l’autorité d’un adjudant, lui-même sous l’autorité du sous-lieutenant de gendarmerie commandant la section de Châteaubriant. L’administration du camp est, quant à elle, assurée par cinq prisonniers de guerre français du camp de Choisel, mis à la disposition du sous-préfet par les autorités allemandes le 4 novembre : Georges Ardoise, régisseur du camp, qui est aidé dans son travail par Robert Martel, Jean Poirson, Pol Regnault et Alcide Nochez.

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Dès l’ouverture, ils doivent faire face à de nombreux problèmes, dont ceux liés au manque de crédits et à l’arrivée massive des nomades. Mais ils n’ont guère le temps d’y réfléchir profondément puisque, le 25 novembre, ils sont rappelés par les autorités allemandes pour sanctionner l’évasion de deux prisonniers du camp de Choisel. Le sous-préfet doit trouver d’urgence un nouveau régisseur pour le camp de nomades. Il accepte que le Capitaine Louis Leclercq, ancien commandant des unités disciplinaires marocaines, prenne ce poste à titre d’employé civil36. Celui-ci arrive au camp le 26 novembre.

15 Pétainiste convaincu, le Capitaine vient au camp afin de « servir l’intérêt général37 ». Il n’éprouve aucun respect pour les nomades qui ont une « mentalité toute spéciale38 ». Il faut, selon lui, les rééduquer. Il porte un intérêt tout particulier aux enfants : il est plus simple de les éduquer que d’inculquer des notions de civilité à leurs parents. Cependant, ce n’est pas cela qui l’inquiète le plus : il cherche en effet plus que tout à améliorer le sort des enfants, proposant de créer une pouponnière et d’autres services de puériculture.

16 Nommé chef de camp le 14 décembre 1940, il est aidé depuis le 30 novembre par Pierre Brellier, secrétaire. Malgré tout, ils ne parviennent pas à régler les différents problèmes qui existent au camp : les problèmes financiers perdurent, entraînant des problèmes de ravitaillement en nourriture et moyens de chauffage, si bien que le 7 janvier, se sentant abandonné par ses supérieurs, le Capitaine donne sa démission39. Mais après discussion avec le nouveau sous-préfet, Bernard Lecornu, il décide finalement de rester, ce qui fera dire bien plus tard à Bernard Lecornu que le Capitaine « passait par des périodes d’exubérance suivies de phases d’abattement », ajoutant : « Peut-être se droguait-il40 ? » Il le décrit aussi comme étant « humain dans son comportement41 ». Il semblerait en effet que les internés n’aient pas eu à souffrir du comportement du Capitaine, qui tente, bien au contraire, de faire tout son possible pour améliorer au mieux le quotidien, notamment sur le plan sanitaire.

17 Dès l’ouverture du camp, le problème de l’hygiène est le problème le plus inquiétant. Les familles vivent entassées dans leurs roulottes, l’hygiène corporelle est inexistante ; les poux et maladies circulent, malgré les visites quotidiennes du Dr Bourigault, médecin de Moisdon-la-Rivière, et l’arrivée de l’infirmière Simone Fignon le 30 décembre 1940. En effet, bien que celle-ci tente de mettre en place, petit à petit, un service médical, les problèmes perdurent. Les jeunes enfants sont les premières victimes de cet état des choses : entre le 10 janvier et le 26 février 1941, six enfants âgés de dix-sept jours à deux ans et demi décèdent42. Dans ce camp comme à Moisdon-la- Rivière, des bruits d’épidémie circulent alors, aussitôt démentis par le chef de camp.

18 Cependant, il faut faire quelque chose. Aménager La Forge coûterait trop cher. Il est donc projeté de faire transférer les nomades internés à La Forge au camp de Choisel, à Châteaubriant, d’où viennent de partir pour l’Allemagne les derniers prisonniers de guerre français. Le 9 février, les autorités allemandes donnent leur accord et, le 10, elles expliquent qu’elles projettent d’y envoyer des communistes en plus des nomades43. Les autorités françaises pensent, quant à elles, y interner des indésirables. Dès la mi- février, le Capitaine fait procéder aux aménagements nécessaires, de manière à pouvoir concentrer à Choisel, dans des locaux nettement séparés, les trois catégories d’individus qui doivent y être internés. Les trois cent quarante-cinq nomades de La Forge sont alors transférés à Choisel entre le 27 février et le 2 mars 1941.

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Choisel, camp pour indésirables

19 Ce nouveau camp semble être mieux aménagé que La Forge. Il se constitue de trente- deux grands bâtiments en bois couverts de tôles ondulées. Il contient aussi une installation de douches et d’étuvage, ainsi que deux groupes de bâtiments en maçonnerie. Le tout est clôturé par des fils de fer barbelés. Les trois îlots – pour nomades, indésirables et politiques – sont eux aussi séparés par des barbelés. Maintenant, les nomades ne logent plus dans leurs roulottes, mais dans cinq des trente- deux bâtiments, qui leur servent de dortoirs. À Choisel, il existe une infirmerie, une pouponnière, un atelier familial… Ce camp a une capacité d’accueil maximale de mille sept cents personnes44.

20 Dès avril 1941, les premiers indésirables et communistes arrivent à Choisel, et la population du camp est quasiment multipliée par deux, passant de trois cent quatre- vingt-quatre à six cent vingt-huit entre le 15 avril et le 15 mai45. Le Capitaine a maintenant un rôle social et moral envers les internés. Il n’est plus seulement là pour administrer le camp ; il doit aussi guider les internés : il doit aider les nomades à s’intégrer en les « civilisant », et les communistes à retrouver le droit chemin46. L’arrivée massive de nouveaux internés aggrave certains des problèmes déjà présents à La Forge, notamment les problèmes de ravitaillement concernant la nourriture et les vêtements. Seules les conditions d’hygiène semblent s’améliorer, du fait de la présence d’appareils sanitaires, telles les douches, et de l’arrivée de deux autres infirmières, Melle Michaut le 1er avril, et Mlle Maynier le 24 juin, si bien que, aidé seulement de Pierre Brellier et d’une secrétaire, arrivée au camp le 15 mai, le Capitaine se sent submergé par les problèmes. Le 2 mai, perdant espoir, il donne une nouvelle fois sa démission au sous-préfet47. Cette fois encore, le sous-préfet parvient à le faire changer d’avis et le Capitaine reste à Choisel.

21 Le Capitaine Leclercq doit aussi s’occuper de surveiller les différentes catégories de population du camp, afin de renseigner au mieux le sous-préfet de leurs agissements. Mais les nomades, qu’il qualifie de « remuants48 », ne sont pas ceux qui retiennent le plus son attention. La catégorie d’internés qui lui cause le plus de tourments est celle des politiques. En mai 1941, le Capitaine qualifie leur autorité de « certaine49 ». Néanmoins, bien qu’il les pense dangereux, il les laisse organiser le camp à leur guise, ne se rendant pas compte que les internés communistes en profitent pour mettre en place toute une organisation clandestine50. Devant le manque de personnel, et bien qu’il les considère comme dangereux, le Capitaine prend à son service quelques internés communistes. Cela permet à l’organisation clandestine d’obtenir des renseignements, sans que le Capitaine ne se doute de rien.

22 Cette organisation de la gestion du camp reste en place jusqu’aux évasions de juin 1941. Le 19 juin51, le Capitaine annonce au sous-préfet que quatre internés communistes de l’îlot P352 se sont évadés le jour même : Julien Raynaud, Léon Mauvais, Fernand Grenier et Eugène Hénaff. Le Capitaine supprime alors toutes les visites jusqu’à nouvel ordre53. Le sous-préfet supprime quant à lui les autorisations de sortie, et le Capitaine est rendu responsable de ces évasions. Sa situation s’aggrave encore lorsqu’il annonce, le 31 juin, qu’un autre interné politique s’est évadé : Raymond Semat. Le Capitaine est éloigné du commandement et le Lieutenant Charles Moreau54 est nommé commandant du camp. Arrivé à Choisel le 8 juillet, il décide de s’occuper des indésirables et des politiques, et confie la gestion de l’îlot nomade au Capitaine Leclercq. Cependant, le Lieutenant ploie

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vite sous le poids des difficultés : alors que la surveillance du courrier demande de plus en plus de travail, le Lieutenant doit faire face aux multiples plaintes des internés et de leurs familles concernant les interdictions de visite et de sortie. Face à cette situation, le chef de camp et ses collaborateurs se trouvent de nouveau débordés. Rapidement, il est décidé de renvoyer les nomades au camp de La Forge.

23 Dès juillet 1941, ce retour est décidé55, notamment en raison du manque de place et du travail lié à la surveillance du courrier. Le Capitaine est choisi pour être le chef de ce second camp. Le 15 août, les autorités allemandes donnent leur accord à ce transfert56 ; mais il ne pourra avoir lieu qu’une fois les travaux nécessaires entrepris, afin que ne se rencontrent pas à nouveau les problèmes ayant été à l’origine du départ des nomades vers Choisel au début de l’année 1941. Quatre baraques de type Adrian57 sont alors montées afin de loger les nomades, et le camp est de nouveau clôturé.

24 En parallèle, le Capitaine se charge aussi de recruter le personnel médical du futur camp. Au début d’août, il apprend que seule Melle Maynier accepte d’être transférée à La Forge. Cependant, deux infirmières sont nécessaires. Le Capitaine demande alors à Melle Fignon de venir avec lui, celle-ci ayant suivi les nomades quasiment depuis l’ouverture du premier camp. Mais, le 19 août, elle refuse cette proposition, ajoutant : « J’ai eu mon compte de cette sale race58. » Quatre jours plus tard, elle renouvelle son refus de partir pour le camp ; elle est finalement révoquée. Cette situation affecte énormément le Capitaine : il perd ici une alliée précieuse, alliée des premiers moments. Il tombe malade, faisant, selon le sous-préfet Lecornu, une dépression nerveuse59, et est hospitalisé à l’Hôtel-Dieu à Nantes. Malgré cela, le transfert des nomades vers La Forge se réalise dans le courant du mois de septembre 1941, sous la direction du Lieutenant Moreau, qui assure momentanément les fonctions du Capitaine jusqu’à ce que celui-ci se rétablisse totalement.

Les derniers mois des nomades en Loire-Inférieure

25 Le Capitaine sort de l’hôpital le 10 septembre. En convalescence, il doit normalement reprendre ses fonctions le 1er octobre. Cependant, durant sa convalescence, il reçoit l’acceptation de son engagement pour la Légion antibolchévique (LVF)60 ; il quitte son poste au camp de La Forge ; le Lieutenant Moreau en devient alors le chef et est désormais chef des deux camps. La Forge devenant une annexe de Choisel, il reste en réalité directeur d’un seul camp, celui de La Forge-Choisel, Aucun employé civil n’est présent à La Forge, à l’exception de l’infirmière et de la sage-femme ; ce camp est administré de Choisel. Il en est de même concernant la surveillance et la garde du camp, puisque le détachement de gendarmerie qui en a la charge est placé sous l’autorité du sous-lieutenant Touya, qui commande le détachement du camp de Choisel.

26 Il semblerait que le Lieutenant se sente moins concerné par le camp de nomades que par celui d’indésirables et de politiques, si bien que les nomades sont absents de la quasi-totalité des rapports. Cette implication minime résulte du fait que le Lieutenant dépense énormément d’énergie dans la surveillance des communistes internés à Choisel, souhaitant connaître leur état d’esprit. Elle se renforce encore après les exécutions du 22 octobre et du 15 décembre, dans lesquelles trente-six otages politiques de Choisel sont fusillés. En effet, face aux différentes exécutions qui ont lieu un peu partout en France occupée, les milieux communistes s’agitent. Dès janvier 1942, le ministre de l’Intérieur prévient les préfets de possibles coups de force dans les camps

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où sont internés des communistes. Le Lieutenant occupe alors son temps à organiser la défense du camp de Choisel en vue d’une attaque éventuelle, ne s’intéressant que de manière superficielle au camp de La Forge.

27 Pourtant, les problèmes existent, même s’ils ne sont pas de même nature. Les nomades souffrent dans le camp. Le manque d’espace leur pèse61. Mais la souffrance des nomades n’est pas seulement morale. Ils subissent aussi le froid, du fait de l’hiver et de manque de vêtements. Rapidement, de nouveaux cas de gale apparaissent, et deux cas de tuberculose sont diagnostiqués par le Dr Bourigault, qui s’occupe de nouveau des nomades de La Forge. Face à cette situation sanitaire, le préfet informe le sous-préfet qu’il faut réagir62. Il ne faut pas que ce qui s’est passé au camp de La Forge lors de l’hiver 1940-1941 se reproduise. Le sous-préfet a deux possibilités : soit procéder à l’aménagement de La Forge, soit faire transférer les nomades dans un autre camp. Il opte pour la deuxième solution, décidant de les envoyer à Montreuil-Bellay63. Ce transfert doit avoir lieu fin février 1942. Cependant, il ne se fait pas et les nomades doivent continuer de vivre dans ce camp où aucun aménagement n’est fait pour améliorer leur quotidien.

28 D’autres projets visant à transférer certains internés voient le jour dès octobre 1941. Ainsi, le 16 octobre, le Lieutenant propose de transférer les nomades dans un autre camp. Les indésirables seraient alors envoyés à La Forge et il serait plus aisé de surveiller les communistes, restés seuls à Choisel. Il propose de nouveau ce projet en décembre 194164. Mais le sous-préfet lui répond que cela n’est guère envisageable pour l’heure65. Le Lieutenant trouve alors une autre solution, car il veut pouvoir concentrer toute son attention sur les communistes : puisque les nomades de La Forge ne peuvent être transférés ailleurs, certains vont être libérés. Ainsi, le 8 octobre 1941, quarante- sept sont libérés66 ; le 14 novembre, cent soixante-dix-sept67 ; et du 24 mars au 11 mai 1942, entre soixante-dix et quatre-vingt personnes sont de nouveau libérées. Grâce à ces libérations, les effectifs du camp de La Forge ne cessent de diminuer : alors que quatre cent vingt-cinq nomades sont présents au camp le 1er octobre 1941, il n’en reste que deux cent soixante-deux le 16 avril68.

29 D’autres internés, n’obtenant pas leur libération, acceptent de partir travailler en Allemagne : en avril 1942, vingt nomades se portent ainsi volontaires69.

30 Malgré tout, la baisse des effectifs ne permet pas de résoudre les différents problèmes et, selon les autorités françaises, seul le transfert des nomades peut mettre fin à cette situation70. Le 16 avril, les autorités allemandes ordonnent le transfert des communistes au camp de Voves71. Celui des autres catégories d’internés est décidé à la fin de ce même mois. Tous les transferts doivent avoir lieu avant le 15 mai 194272. C’est chose faite. Le 1er mai, vingt-neuf indésirables hommes partent pour Rouillé73 ; le 4, six juifs pour Pithiviers74 ; le 7, quatre cent vingt-quatre politiques hommes pour Voves ; le 9, trente « marchés noirs » hommes pour Gaillon75 ; le 11, quatre-vingt-douze politiques et indésirables femmes pour Aincourt76 ; et, le 13, deux cent cinquante-sept nomades pour Mulsanne77. Les nomades sont les derniers à quitter le camp. Après leur départ, le camp de La Forge-Choisel est fermé78.

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La Forge, juin 2006.

L’organisation des deux camps

Un camp allemand ou français ?

31 Avant l’armistice, il existe, en France, toute une base législative visant particulièrement les nomades, les deux textes les plus importants étant la loi du 16 juillet 1912 et le décret-loi du 6 avril 1940. S’appuyant sur cette base législative, les autorités allemandes ordonnent la concentration des nomades. En Loire-Inférieure, cet ordre est donné au préfet le 17 octobre79. Dans le but de ne pas choquer la population française, les Allemands se voulant rassurants, les autorités allemandes font retomber l’impopularité de ces mesures sur les autorités françaises en leur confiant la responsabilité de cette concentration. C’est donc en s’appuyant sur les lois françaises que le préfet de la Loire- Inférieure promulgue ses deux arrêtés des 26 octobre et 7 novembre 194080.

32 Malgré tout, ce camp est un camp allemand, et les autorités allemandes présentes en Loire-Inférieure se tiennent au courant de ce qui s’y passe, notamment en ce qui concerne les problèmes d’hygiène ainsi que ceux de surveillance. De même, les transferts de population d’un camp à un autre ne sont possibles que si les autorités allemandes donnent leur accord ; elles contrôlent aussi les libérations des nomades. Cependant, ces derniers n’intéressent pas vraiment les autorités allemandes ; s’ils constituent une éventuelle réserve de travailleurs, ils restent moins dangereux que les communistes, auxquels s’intéressent énormément les Allemands dès l’ouverture de Choisel. Et, rapidement, les autorités allemandes de la Loire-Inférieure se désintéressent du « problème nomade » : ainsi, une fois le retour des nomades à La Forge effectué, les autorités allemandes ne s’occupent plus guère de ces populations,

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sauf pour les faire libérer ou travailler en Allemagne, alors que les communistes retiennent toute leur attention.

33 Le camp de concentration de nomades créé en Loire-Inférieure est un camp allemand. Mais les autorités allemandes mettent tout en œuvre pour que tous croient que ce camp a été créé en vertu d’une décision française. Mis sous l’autorité du préfet dès le commencement, le camp relève, selon les autorités allemandes, du ministère de l’Intérieur français et, toujours selon elles, c’est à ce ministère de gérer les frais engendrés par ce camp. Cependant, les autorités françaises le refusent. Elles rappellent que ce camp est bel et bien le fruit d’une décision allemande81. Rappelons qu’en effet, lors de la promulgation du décret-loi du 6 avril 1940, le ministère de l’Intérieur, par le biais d’A. Bussière, expliquait clairement que la concentration de tous les nomades d’un département dans un même lieu n’était pas souhaitable82. Le Capitaine a tout à fait conscience de cette situation à son arrivée à La Forge lorsqu’il déclare : « Aucun texte de loi ne prévoit une concentration des nomades en camp83. » En toute légitimité, il s’interroge sur les moyens d’existence du camp.

34 Tous ces débats font que, de novembre 1940 à mai 1941, le département ne reçoit aucun crédit pour payer les frais engendrés par le camp, et de gros problèmes de ravitaillement se créent, concernant le matériel médical, la nourriture, le chauffage, les vêtements, etc. Les employés, épuisés et impayés, se découragent. Le 15 mai 1941, le préfet reçoit un courrier du ministère de l’Intérieur qui « règle » le problème des crédits : les autorités françaises payent les frais généraux de gardiennage et d’aménagement du camp, ainsi que les frais d’entretien relatifs aux indésirables et aux politiques internés sur ordre des autorités françaises ; les frais d’hébergement et d’entretien des nomades, internés sur ordre des autorités allemandes, sont imputés sur le compte spécial « Frais d’occupation84 ». Mais, en réalité, cette mesure ne règle rien : les six mois de flou ont engendré de gros problèmes de ravitaillement, les fournisseurs étant rarement payés. Et malgré les crédits obtenus, la lenteur dans les paiements aux fournisseurs existe jusqu’à la fermeture du camp le 13 mai 1942, d’où les nombreux et divers problèmes de ravitaillement.

La garde et la surveillance du camp

35 Créé par une mesure administrative française, selon la volonté des autorités allemandes85, le camp relève du ministère de l’Intérieur. Par conséquent, le règlement des centres de séjour surveillé relevant du ministère de l’Intérieur, daté du 29 décembre 1940, doit y être appliqué86. Cependant, à La Forge, il ne l’est pas : en effet, selon ce texte, tous les camps qui dépendent du ministère de l’Intérieur sont des camps d’indésirables français. Mais le camp de La Forge, bien que dépendant du ministère de l’Intérieur de par la volonté des autorités allemandes, n’est pas un camp d’indésirables français. Finalement, ce sont les consignes générales données au détachement de gendarmerie du camp en novembre 1940 qui tiennent lieu de règlement dans ce camp, régulant l’organisation de la garde et de la discipline87. Comme le précisent les articles 1 et 2, les gendarmes s’occupent des internés, alors que le personnel civil ne s’occupe que des problèmes administratifs.

36 Au camp de La Forge, il y a vingt-et-un gardes mobiles : un adjudant, deux maréchaux des logis-chefs et dix-huit gendarmes. Les gendarmes et les maréchaux des logis-chefs sont relevés par moitié chaque quinzaine, alors que l’adjudant reste au camp trente

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jours. Trois adjudants se relaient à La Forge : les adjudants David, Molé et Lucas88. Le détachement est installé à 150 mètres au sud du camp. Les gendarmes ont de multiples rôles à remplir : le corps de garde doit surveiller les personnes entrant dans le camp, ainsi que les arrivées et les départs des internés. Les autres gendarmes doivent assurer l’escorte des internés et effectuer l’appel des internés deux fois par jour. L’adjudant se charge, quant à lui, d’organiser le travail des internés, en les occupant à des corvées intérieures ou peu éloignées du camp89.

37 À son arrivée au camp le 27 novembre 1940, le Capitaine Leclercq se trouve devant une situation de fait, qu’il ne cherche pas à remettre en question. Il pense se mettre au service des gendarmes afin de faciliter leur travail. Mais le sous-préfet ne l’entend pas ainsi : c’est aux gendarmes de se mettre au service du chef de camp et non l’inverse, comme le stipule le règlement du 29 décembre 1940, si bien que, dès février 1941, le Capitaine intervient dans la garde du camp, priant le commandant du détachement de refuser automatiquement les autorisations de sortie permettant aux internés de se rendre à Moisdon-la-Rivière90. Petit à petit, le Capitaine s’immisce dans l’organisation de la surveillance du camp. Il se met en rapport avec le sous-lieutenant Lodeho, chef de la section de Châteaubriant, et tous deux organisent le transfert vers Choisel. Dès ce moment-là, l’adjudant commandant le détachement de La Forge ne reçoit plus la totalité de ses ordres du sous-lieutenant Lodeho, son supérieur direct ; mais une partie de ces ordres sont transmis du sous-lieutenant à l’adjudant par le Capitaine Leclercq.

38 À la suite du transfert des nomades à Choisel (du 27 février au 2 mars 1941), le Capitaine décide d’appliquer le règlement du 29 décembre 1940. Pour cela, il s’appuie sur les nouvelles consignes données au détachement de gendarmerie le 2 mars, qui rendent dorénavant le sous-préfet et le Capitaine responsables de l’organisation du travail des internés91. De plus, le Capitaine sait que des communistes et des indésirables vont être internés à Choisel. Ainsi, il en profite pour transformer le « camp de concentration de nomades » en « centre de séjour surveillé pour indésirables français », auquel le règlement du 29 décembre 1940 fait référence. Pour le Capitaine, les gendarmes sont maintenant à son service. Mais ceux-ci n’acceptent pas cette nouvelle situation, et une dualité de fait s’installe. Cette dualité a pour origine l’incompatibilité qui existe entre les nouvelles consignes en date du 2 mars et le règlement du 29 décembre 1940 : alors que l’article 1 des nouvelles consignes place le camp sous l’entière responsabilité du sous-lieutenant commandant la section de gendarmerie de Châteaubriant, l’article 1 du règlement le place sous l’entière responsabilité du chef de camp, c’est-à-dire du Capitaine. Celui-ci constate l’existence de cette dualité et en parle au sous-préfet92 qui tente de régler le problème en déclarant au Capitaine qu’il doit faire respecter son autorité selon le règlement du 29 décembre 194093.

39 À la différence de La Forge, les gendarmes, lorsqu’ils arrivent à Choisel, logent dans le camp. Leurs effectifs augmentent parallèlement à l’augmentation du nombre d’internés : ils passent de vingt-et-un le 26 avril à quarante le 17 mai 1941, alors que le nombre d’internés, aux mêmes dates, passent de trois cent soixante-dix à six cent vingt-huit94. Cependant, les effectifs de gendarmerie présents au camp ne croissent pas assez, et la surveillance est loin d’être optimale car elle est sectionnée95. Après les évasions du 19 juin 1941, le réseau de barbelés entourant le camp est refait96. Mais cela ne rassure pas suffisamment les gendarmes, qui se sentent faibles car désarmés, étant donné qu’il y a moins d’armes que de gendarmes dans le camp97.

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40 Ainsi, le fonctionnement de la garde et de la surveillance est loin d’être parfaitement organisé : en nombre insuffisant, les gendarmes sont épuisés, physiquement et moralement. Ils ne se sentent pas en confiance, et le chef de camp leur supprime une part de leurs privilèges dès l’arrivée à Choisel, ce qui n’améliore guère leur moral. Mais cet épuisement des gendarmes n’est pas le seul argument révélateur du dysfonctionnement de l’organisation de la garde et de la surveillance du camp. Les différents changements qui ont lieu durant les dix-neuf mois d’existence du camp tendent eux aussi à mettre en relief ce dysfonctionnement : quatre consignes différentes sont données au détachement de gendarmerie, toutes en contradiction avec le règlement du 29 décembre 194098. De même, le personnel dirigeant est modifié plusieurs fois : il y a un régisseur et deux chefs de camp successifs99 ; à la suite des évasions de juin 1941, la rotation des trois adjudants est remplacée par un seul homme qui quitte lui-même le camp un mois avant sa fermeture définitive100.

L’administration du camp

41 Lors de l’arrivée du Capitaine Leclercq et de Pierre Brellier au camp, les 27 et 30 novembre 1940, toute l’organisation du camp reste à monter101. Dans un premier temps, le Capitaine se charge d’établir la comptabilité du camp, ouvrant plusieurs registres, dont un inventaire du matériel, un carnet des consommations et un livre- journal des recettes et des dépenses102. Il tape aussi lui-même les rapports qu’il adresse au sous-préfet. En parallèle, il tente d’organiser au mieux le service sanitaire afin de lutter contre les poux et les maladies ; l’infirmière Simone Fignon prend sa suite lors de son arrivée au camp le 30 décembre 1940. Pierre Brellier se charge, quant à lui, d’assurer le bon ravitaillement du camp. Mais, là encore, c’est le Capitaine qui croule sous les plaintes : en conséquence des problèmes de crédits rencontrés, les fournisseurs ne sont pas payés ; c’est au Capitaine, et non à Pierre Brellier, qu’ils vont se plaindre de cet état des choses. Certains fournisseurs en arrivent même à cesser de fournir le camp, tel Lucas, fournisseur de boissons103. Le Capitaine doit aussi faire face aux plaintes des habitants de Moisdon-la-Rivière, qui ne veulent pas des nomades dans leur village104, et à celles des nomades, qui souhaitent protéger leurs biens105. Débordé, le personnel civil finit par devenir inefficace dans l’exercice de ses fonctions, et ce malgré l’emploi dès le 15 mai d’une secrétaire afin d’aider le gestionnaire et le chef de camp. Ce débordement est d’autant plus important que le nombre d’internés ne cesse d’augmenter si bien que le Capitaine en arrive à faire travailler des politiques106. Mais, après les évasions du 19 juin 1941, le camp est réorganisé ; du personnel est embauché afin de tenter de l’administrer de manière correcte.

42 Le préfet s’implique peu dans la gestion du camp puisque, dès l’ouverture, il confie la responsabilité du camp à son chef de cabinet et au sous-préfet. Le chef de cabinet sert d’intermédiaire entre la Feldkommandantur et le sous-préfet. C’est aussi lui qui s’occupe des dossiers concernant les demandes de libération. Le sous-préfet, quant à lui, sert d’intermédiaire entre le chef de camp et le chef de cabinet, ainsi qu’entre le chef de camp et le Kreiskommandant de Châteaubriant. Il est responsable du camp. Le chef de camp supervise l’organisation générale du camp, telle l’organisation du ravitaillement, l’organisation sanitaire, l’organisation de la garde et de la surveillance, l’organisation du temps des internés, etc. Mais il a surtout un rôle d’éducateur envers tous les internés107. Cependant, à La Forge-Choisel, le chef de camp, débordé par ses autres fonctions, ne peut remplir cette tâche. Pierre Brellier arrive au camp le 30 décembre

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1940, apportant sa contribution en tant que gestionnaire. Il a pour tâche d’assurer le ravitaillement en nourriture et en chauffage du camp, ainsi que l’entretien des internés. La secrétaire devient secrétaire-comptable en novembre 1941, une dactylographe qui rédige les différents rapports relatifs au camp et un vaguemestre108 qui s’occupe de censurer le courrier sont embauchés.

43 L’emploi du personnel est perturbé par le manque permanent de crédits : le chef de camp n’est autorisé à employer une secrétaire qu’en mai 1941, et le reste du personnel n’est embauché qu’en conséquence des évasions du 19 juin 1941. De même, le manque de crédits perturbe la stabilité du personnel. Ainsi, durant les dix-neuf mois d’existence du camp, l’administrateur est remplacé deux fois ; trois personnes se succèdent au poste de secrétaire. Ces changements sont signe de l’épuisement moral du personnel civil ; rappelons que le Capitaine donne trois fois sa démission109. Les trois fois, il met en avant les mauvaises conditions matérielles et morales dans lesquelles il vit. Enfin, le manque de crédits perturbe la stabilité du camp même. En effet, les nombreuses difficultés rencontrées dans l’organisation administrative du camp sont la conséquence de ces problèmes financiers. Par trois fois, elles entraînent un changement de camp : le transfert à Choisel fin février 1941 suite aux problèmes sanitaires ; le retour des nomades à La Forge en septembre 1941 suite aux problèmes de place rencontrés ; et la fermeture du camp en mai 1942 suite, notamment, à l’incapacité effective des autorités françaises concernant l’organisation du camp.

L’organisation sanitaire du camp

44 Le service médical et sanitaire du camp est placé sous l’autorité du Dr Faivre, Médecin Inspecteur de la Santé des Services d’Hygiène du Département de la Loire-Inférieure. Il donne au personnel médical les instructions nécessaires à la bonne marche du camp. À La Forge, puis à Choisel, il nomme un médecin chargé d’assurer le service médical. Ce médecin a peu de temps à consacrer aux internés puisqu’il garde sa clientèle extérieure. À La Forge, le Dr Bourigault est chargé de ce service médical ; il vient deux heures par jour ausculter les internés qui le souhaitent. Après le transfert des internés à Choisel, le Dr Faivre nomme un nouveau médecin, le Dr De Paolo. Rapidement débordé par l’augmentation du nombre d’internés, il est autorisé à recourir aux services de deux internés médecins de l’îlot politique, le Dr Ténine et le Dr Babin. Ces deux médecins sont placés sous le contrôle des infirmières afin d’éviter toute propagande. Un autre médecin est nommé par le Dr Faivre pour intervenir en qualité d’expert : il doit juger si l’hospitalisation d’un interné est nécessaire ou pas. Le Dr Bernier est nommé à La Forge et remplacé à Choisel par le Dr Goubin.

45 Cependant, ce ne sont pas tous ces médecins qui assurent réellement le service médical du camp, mais les infirmières. Elles aussi sont nommées par le Dr Faivre mais, à la différence des médecins, elles logent au camp et s’occupent donc à temps complet des internés. Dans un premier temps, Simone Fignon, qui arrive le 30 décembre 1940 à La Forge, assure seule le service infirmier mais, bien que très compétente110, elle croule vite sous le poids du travail. Le Dr Faivre nomme alors une seconde infirmière, qui arrive à Choisel le 1er avril 1941, Henriette Michaud, puis une troisième infirmière le 24 juin, Mlle Maynier. Lors du transfert des nomades à La Forge en septembre 1941, Mlle Maynier accepte de partir avec eux. Elle est rapidement aidée d’une sage-femme111. À

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Choisel, il reste alors deux infirmières, Mlle Michaud et Mlle Lallier, qui remplace Mlle Fignon.

46 Un premier problème entrave la bonne marche du service médical du camp : la lenteur de l’installation des locaux nécessaires. En effet, que ce soit à La Forge ou à Choisel, l’infirmerie met plus de deux mois à se mettre en place112. Rapidement, les infirmières doivent faire face à un second problème : étant donné le nombre d’enfants en bas âge, il est nécessaire de créer une pouponnière. Souhaitée dès janvier 1941, elle n’ouvre ses portes qu’en avril113 ; mais elle ne fonctionna jamais correctement. Le dernier problème rencontré par les infirmières, et probablement le plus inquiétant, est leur difficulté à se procurer des médicaments et des pansements. Cette pénurie perturbe le fonctionnement du service médical du camp durant toute son existence114. En cas de maladies graves, les malades sont transférés à l’extérieur, d’abord à l’hôpital de Châteaubriant, puis à l’hôtel-Dieu de Nantes dès le 15 avril 1941, par suite du manque de place de l’hôpital de Châteaubriant. De même, afin d’alléger le travail des infirmières, les femmes enceintes sont envoyées pour accoucher à la maternité de Gâtines, à Issé. Cependant, toutes n’y vont pas : les femmes préfèrent en effet cacher leur grossesse jusqu’au bout afin de pouvoir rester avec leur famille lors de l’accouchement. Enfin, en cas de troubles dentaires, oculaires ou auditifs, les internés se font soigner par des spécialistes qui exercent à Châteaubriant. Seul le dentiste accepte de se déplacer jusqu’au camp115.

Un camp dur ?

Des nomades démunis

47 Lors de leur arrestation, il arrive que les nomades abandonnent leur roulotte, et donc leur matériel, les gendarmes n’ayant aucun moyen matériel de les transporter jusqu’au camp. Ces biens abandonnés sont perdus définitivement pour les nomades. C’est ce qui arrive par exemple à Mme Jegouzo, dont la roulotte a été mise à sac après son abandon à La Chevallerais116. Cependant, en majorité, les nomades parviennent à amener leurs roulottes à La Forge, où ils sont autorisés à y loger. Ils sont alors, en quelque sorte, des privilégiés puisqu’ils peuvent continuer à vivre en famille dans leur propre habitat, alors que ceux qui ont dû abandonner leurs roulottes vivent dans des dortoirs117. Mais cette situation ne dure pas. En effet, lors du transfert des nomades à Choisel, les roulottes partent avec leurs propriétaires vers le nouveau camp mais les internés n’ont plus l’autorisation d’y vivre, devant tous loger en dortoir. Et, lors du retour des nomades à La Forge, les roulottes n’accompagnent pas leurs propriétaires et restent à Choisel. Ainsi, en septembre 1941, tous ont perdu leur habitat et leur matériel. En sus de leurs biens matériels, les nomades internés perdent aussi leur argent. Dans un premier temps, ils sont autorisés à le garder sur eux mais plus aucune allocation ne leur est versée dès lors qu’ils sont internés118. Finalement, n’étant plus autorisés à garder leur argent, ils doivent le déposer au bureau du gestionnaire du camp, probablement là encore en conséquence de leur renvoi à La Forge119. Non seulement les nomades internés se retrouvent petit à petit démunis, mais ils doivent aussi subir les problèmes de ravitaillement rencontrés par le chef de camp. Comme tous les autres internés, les nomades sont soumis au rationnement alimentaire ; cette mesure est d’autant plus

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grave pour eux que, à la différence des autres internés, ils ne peuvent guère recevoir de colis de la part de leurs familles, celles-ci étant aussi internées.

48 En effet, de nombreux problèmes sont rencontrés par le chef de camp et ses collaborateurs dans l’organisation du ravitaillement du camp. Les causes en sont d’abord l’absence de crédits ; comme nous l’avons vu précédemment, les relations entre les fournisseurs et le personnel administratif du camp s’en trouvent perturbées, et ce durant toute l’existence du camp120. Une deuxième cause est la non-possession de tickets de rationnement chez la grande majorité des internés : le gestionnaire du camp ne peut pas, sans tickets, obtenir les quantités de nourriture nécessaires au ravitaillement du camp121. Enfin, une dernière cause, la plus importante, est la rareté des aliments même, rareté qui s’aggrave alors même que le nombre d’internés ne cesse d’augmenter122. Là encore, ce problème ne fait que s’accroître durant toute l’existence du camp. Le problème du ravitaillement est donc réel ; et tous, aussi bien les internés123 que les personnes responsables du camp124, ont conscience que la nourriture est insuffisante et déséquilibrée.

49 À la pénurie alimentaire s’ajoute, en hiver, celle des combustibles. Non seulement de nombreux bâtiments de La Forge sont inchauffables de par leur nature même125, mais, comme le constate le Capitaine fin décembre 1940, il est de plus en plus difficile de trouver du combustible pour le camp. Les internés protestent alors, ainsi Mme Duchêne fin décembre 1940126. Cette situation est d’autant plus pénible que l’hiver 1940-1941 est un hiver très rude. Début janvier 1941, les nomades doivent faire face à la gelée, puis à la pluie, et la neige arrive début février. Le beau temps ne revient qu’à la mi-juin, soit six mois après que le Capitaine ait constaté le manque de combustibles. Rapidement, une nouvelle pénurie vient encore aggraver la situation, celle de vêtements et couvertures. Constatée début mars 1941 par le Capitaine127, elle dure elle aussi jusqu’à la fermeture du camp, et ce malgré l’intervention du Secours National128 et d’une assistante sociale129.

Des problèmes d’hygiène

50 Concernant ce camp, le choix de son emplacement même a été décisif130. La Forge est une ancienne usine de charbon, réutilisée ici dans le but de concentrer des nomades. Sa cour, recouverte de scories, est inondée à la moindre pluie par le ruisseau qui s’y trouve. Or, les deux hivers passés à La Forge sont extrêmement pluvieux. Ainsi, durant les dix-neuf mois d’existence du camp, les nomades vivent plus de treize mois dans un camp insalubre car boueux. L’habitat n’est guère meilleur. Certains nomades vivent dans de grands bâtiments sans toiture, donc impossibles à chauffer ; d’autres vivent entassés à dix ou douze dans leurs roulottes. Et, dès septembre 1941, tous logent dans des baraques de type Adrian, entassés les uns sur les autres. Aux problèmes engendrés par le choix du site et par l’état des bâtiments s’ajoutent ceux liés au manque de matériel sanitaire. Aucun système de douches, de désinfection et d’étuvage n’existe à La Forge. Deux lavabos sont installés, mais seulement en septembre 1941. Et, tout comme les WC, ils sont en nombre insuffisants. Ainsi, rien n’est fait pour permettre aux nomades d’avoir une bonne hygiène corporelle, et les maladies se développent rapidement.

51 Les maladies viennent parfois de l’extérieur : en effet, à leur arrivée au camp, certains internés sont déjà malades. Dans un premier temps, ces maladies restent bénignes.

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Mais, dès mai 1941, les premiers politiques arrivent au camp, apportant avec eux une maladie bien plus dangereuse, la tuberculose. Huit mois plus tard, deux cas de tuberculose sont diagnostiqués chez les nomades131. D’autres maladies apparaissent en raison de l’insalubrité même du lieu. Ce sont majoritairement des maladies de peau ; ainsi, les cas de gale et d’impétigo sont diagnostiqués en grand nombre. Poux et lentes envahissent le camp. À ces maladies s’ajoutent celles liées au froid, tels les rhumes et les bronchites, qui touchent principalement les jeunes enfants. Dès janvier 1941, des maladies liées au déséquilibre alimentaire font leur apparition : de nombreux enfants sont atteints d’entérite, alors que les adultes sont pris d’embarras gastriques. Enfin, d’autres maladies circulent qui ne touchent que les nomades, et ce probablement en raison de la grande quantité d’enfants présents parmi eux. De fin mars à début mai 1941, une épidémie de varicelle ravage l’îlot nomade ; elle est suivie par une de coqueluche, à laquelle succède rapidement une vague de rougeole.

52 Si les maladies touchant les nomades sont rarement mortelles, parfois certaines finissent tout de même par une fin malheureuse. Ainsi, de novembre 1940 à mai 1942, au moins dix-huit nomades décèdent au camp de La Forge-Choisel132. Les enfants en bas âge sont les individus les plus touchés puisque, sur les dix-huit décès recensés, on trouve dix enfants âgés de dix-huit jours à trois ans. Les plus faibles périssent donc.

53 Le personnel civil du camp admet sans problème cet état des choses. Mais, à ses yeux, ce ne sont ni les problèmes de ravitaillement, ni les problèmes sanitaires qui sont en cause : seuls les parents sont responsables de la mort de leurs enfants. En effet, les nomades se montrent très méfiants envers les gens qu’ils considèrent comme responsables de leur internement, les Allemands, mais surtout les Français. Et ils refusent donc souvent que leurs enfants se fassent soigner à l’infirmerie ou à l’extérieur du camp. Mais ils s’inquiètent de leur sort : ils n’hésitent pas en effet à demander qu’un médecin vienne de l’extérieur les ausculter en leur présence, et ce à leurs frais133. Cependant, pour les personnes responsables du camp, les nomades sont des parents indignes qui ne s’intéressent guère à leurs enfants134.

Un camp réputé dur

54 Les internés prennent conscience de vivre dans un camp « dur », en partie grâce aux quelques lettres que certains internés reçoivent de leurs familles, internées dans d’autres camps, et qui leur permettent d’établir des comparaisons135. Mais, plus que ces rares courriers, ce sont les conditions de vie elles-mêmes qui font que les nomades ont conscience de leur situation. Bien que le capitaine soit lui aussi conscient de cette situation, il ne souhaite pas que cet état des choses soit modifié puisque « […] les nomades sont traités ici [à La Forge] avec humanité136 ». Cependant, dès juillet 1941, le Lieutenant Moreau sait reconnaître que les nomades souffrent beaucoup137. Enfin, les personnes extérieures au camp ont, elles aussi, conscience que les conditions de vie sont plus difficiles à La Forge que dans d’autres camps de nomades. Ainsi, fin 1941, une assistante sociale, venue visiter le camp quelques jours plus tôt, écrit ceci : « Dans cet immense taudis […] vivent des êtres humains […]. Cette description du camp ne traduit pas la compassion qu’en ressent le visiteur138. » Cependant, si le camp de La Forge est connu chez certains pour ses dures conditions de vie, il est réputé pour sa sévère discipline chez d’autres, si bien que, en mai 1942, le préfet d’Ille-et-Vilaine y envoie une

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des familles nomades internée au camp de Rennes, afin de « dompter leur caractère sauvage139 ».

55 Dès leur arrivée au camp, les nomades sont occupés à de multiples tâches, le travail étant ici le moyen de les rééduquer en leur inculquant les codes de la société. Les hommes sont tout d’abord employés à l’aménagement et à l’entretien du camp, alors que les femmes s’occupent de la préparation des repas. Dès avril 1941, les hommes peuvent aussi travailler à l’atelier de vannerie ou au potager ; mais, après leur retour à La Forge, ils sont de nouveau astreints à s’occuper de l’entretien du camp.

56 Il est intéressant de constater que les nomades ne sont pas traités de la même manière que les politiques. Alors que les premiers sont occupés à des travaux d’entretien à longueur de journée, les seconds organisent différents cours, n’oubliant pas d’y intégrer un peu d’éducation physique. Ainsi, les tâches d’entretien quotidiennes ne durent pas plus de deux heures et demie chez les politiques, alors qu’elles durent sept heures trois quarts chez les nomades140. Les internés qui refusent de se soumettre à la discipline sont envoyés dans le local disciplinaire qui existe au camp. Là encore, les nomades souffrent plus que les autres internés, car ils sont punis plus fréquemment. Ainsi, en mai 1941, quinze des dix-neuf punitions données concernent ces nomades141. Trois mois plus tard, en août, douze des dix-neuf punitions touchent cette catégorie d’internés142.

57 Le camp de La Forge peut effectivement être qualifié de camp le plus dur durant sa période d’existence, tout du moins sur le plan sanitaire. Non pas qu’ailleurs les conditions sanitaires aient été parfaites, mais il semblerait que le camp de La Forge ait cumulé à lui seul tous les problèmes existant dans les autres. Ainsi, tout comme le camp de Montsûrs, il est inondable143. Tout comme ceux de La Morellerie et des Alliers, les bâtiments sont dégradés144. Tout comme celui de Barenton, La Forge ne possède ni électricité, ni eau courante145. Et tout comme celui de Linas-Montléry, La Forge est inchauffable146. Le camp de La Forge est aussi l’un des deux camps les plus durs de son époque sur le plan disciplinaire, car il possède un local disciplinaire. Le seul autre camp pour nomades à en disposer dès 1941 est le camp de Poitiers, dans la Vienne147. Ces deux camps ont pour point commun la mixité des populations qui y sont internées. En effet, le camp de Poitiers reçoit non seulement des nomades mais aussi des Espagnols et des Juifs ; les Allemands y sont donc présents, tout comme ils le sont à Choisel du fait de la présence des politiques. Et la discipline est de mise dans ces deux camps, d’où la présence d’un local disciplinaire.

Des nomades passifs ?

58 À La Forge, les nomades se montrent très remuants148. Régulièrement, ils vont se plaindre de l’arbitraire de leur internement ou des mauvaises conditions de vie au camp. Aux plaintes s’ajoutent rapidement les requêtes. Certains internés demandent parfois des permissions de sortie, ou des permissions de visite. Cependant, fin mars 1941, une requête d’un genre différent est formulée : ils demandent à pouvoir assister au service religieux dominical ; ils souhaitent aussi que soient organisés le catéchisme et l’école pour les enfants149. Mais la Kommandantur de Nantes refuse au prêtre l’entrée du camp150, et les classes ne sont instaurées qu’en avril 1942151. Constatant que leurs nombreuses plaintes et requêtes restent globalement sans résultats, les nomades s’agitent davantage. Certains refusent de travailler152, d’autres

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encore d’obéir153 ; certains tentent même de pousser leurs congénères à la révolte, sans succès154. Quelques nomades font plus que s’agiter et protester : ils s’évadent. Ils sont les premiers à donner l’exemple aux autres internés. Au total, sept nomades s’évadent de La Forge-Choisel, dont une femme ; cinq sont finalement repris.

59 Si certains n’hésitent pas à recourir à l’évasion pour quitter le camp, d’autres choisissent de privilégier la voie légale, la demande de libération. De novembre 1940 à mai 1942, ces demandes sont très nombreuses : soixante dix-huit ont été recensées dans les dossiers de la sous-préfecture de Châteaubriant et du cabinet du préfet155. Dix-huit sont formulées par les intéressés eux-mêmes ; les autres le sont par un avocat ou par leurs familles. Généralement les réponses sont tardives, le chef de cabinet faisant procéder à de nombreuses enquêtes avant de donner son avis. Cependant, la décision finale ne lui appartient pas : pour pouvoir libérer un interné, il faut obtenir l’accord des autorités allemandes. Dans un premier temps, celles-ci sont loin d’autoriser les sorties. Cependant, rapidement, les internés politiques deviennent plus intéressants, et les autorités allemandes décident alors de faire libérer certaines familles foraines. Ainsi, début novembre 1941, cent dix-sept forains sont libérés sur ordre allemand156.

60 Afin de simplifier l’étude des demandes de libération, un nouveau système remplace la longue suite d’enquêtes dès décembre 1941. Une enquête de moralité est alors effectuée sur chaque interné adulte157. Il en ressort que seuls trente-cinq des cent onze adultes présents au camp sont libérables. Ainsi, dorénavant, le chef de cabinet donne son avis en fonction des résultats de cette enquête mais les autorités allemandes restent les dernières à décider. Une fois libéré, l’intéressé n’est pas pour autant libre de ses mouvements. Les libérations sont toujours obtenues sous certaines conditions158, et il est nécessaire que les libérés se fassent discrets. Il n’est donc pas aisé pour les internés d’obtenir leur libération, leur dossier passant dans de nombreuses mains. Cependant, selon les archives de la sous-préfecture de Châteaubriant et du cabinet du préfet, quarante-quatre individus et vingt-deux familles complètes sont libérés de novembre 1940 à mai 1942159. Bien que considérables, ces chiffres ne cachent pas pour autant la réalité. Ainsi, alors que certains nomades ont obtenu leur libération, deux cent cinquante-sept sont envoyés à Mulsanne où ils restent internés160.

61 L’étude précédente nous a permis de mettre en relief les failles existant dans l’organisation du camp. Les nombreux manques, associés aux nombreux changements, révèlent l’inorganisation effective du camp de La Forge-Choisel, inorganisation qui perdure de son ouverture à sa fermeture. Tous ces problèmes ont pour origine commune le problème de crédits. En effet, si les crédits nécessaires à l’entretien du camp sont débloqués dès mai 1941, ils arrivent trop tard : les problèmes d’organisation sont déjà bien ancrés. Ce problème financier a pour origine une question fondamentale, sur laquelle s’interrogent les autorités françaises dès 1940, et qui continue d’intriguer certains historiens à l’heure actuelle : les camps pour nomades présents en France sont- ils des camps français ou allemands ? La circulaire du 14 mai 1941 donne à l’époque une première réponse : ces camps pour nomades sont allemands, car créés sur ordre des autorités allemandes. Les frais d’entretien et d’hébergement des nomades sont alors imputés au budget « frais d’occupation ». Cependant, si les Allemands sont responsables de l’ouverture de ces camps, ce sont bel et bien les Français qui les administrent, par le

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biais des autorités préfectorales concernées. De plus, les Allemands se désintéressent totalement de la question des nomades une fois leur concentration effectuée. Leur seul souci est de ne pas en faire libérer un trop grand nombre. Ainsi, bien que les autorités préfectorales de la Loire-Inférieure administrent le camp de La Forge-Choisel sur ordre allemand, elles sont totalement responsables des conditions de vie existant dans ce camp, les Allemands n’intervenant pas dans l’organisation. Les autorités préfectorales de la Loire-Inférieure sont donc responsables de la discipline stricte imposée aux nomades dès 1940, ceux-ci n’étant pas seulement concentrés mais internés puisqu’ils ne peuvent plus sortir du camp sans escorte, alors que dans le camp de Rennes161, par exemple, ils peuvent circuler librement pendant la journée. Cette stricte discipline est encore renforcée après le transfert des nomades à Choisel au début de mars 1941 et l’arrivée des communistes dès mai 1941. Ainsi, la mixité du camp serait cause du renforcement de la discipline : les Allemands s’intéressent aux internés politiques de Choisel ; il faut donc que tout le camp soit bien « ordonné », même si les nomades n’intéressent guère ces mêmes Allemands. Les autorités préfectorales sont aussi responsables des problèmes sanitaires et médicaux qui existent au camp : si elles n’en sont pas la cause, puisque seul le problème de crédits est à l’origine de cela, elles ne font rien pour améliorer la situation.

62 Ainsi, de par la discipline stricte et les nombreux problèmes d’ordre sanitaire rencontrés par les nomades qui y sont internés, le camp de La Forge-Choisel est, en France, l’un des camps pour nomades les plus durs de ceux étudiés jusqu’à présent, pour la période 1940-1942. Mais est-il, en France, le camp pour nomades le plus dur de toute la Seconde Guerre mondiale ? Cette question reste en suspens. Pour pouvoir l’affirmer, il faudrait disposer de travaux sur chaque camp ayant existé pendant cette guerre, ces travaux nous permettant ensuite d’établir des comparaisons ; mais pour l’instant, ils restent très rares. Il se peut donc que d’autres camps aient été plus durs que La Forge-Choisel.

63 Le 13 mai 1942, le camp de La Forge-Choisel est fermé suite au transfert des nomades vers celui de Mulsanne, dans la Sarthe. Quelques mois plus tard, le 5 août, les nomades internés à Mulsanne sont transférés à Montreuil-Bellay, camp pour nomades du Maine- et-Loire. Selon l’étude menée par Jacques Sigot au début des années 1980162, les conditions de vie à Montreuil-Bellay étaient quelque peu similaires à celles connues par les nomades en Loire-Inférieure. Jacques Sigot évoque quelques améliorations des conditions de vie propres au camp dès 1944, notamment en ce qui concerne le ravitaillement. Mais, dès juillet de cette même année, le camp est constamment bombardé par les avions alliés ; il est alors vidé et les nomades sont transférés quelques kilomètres plus loin, à la Motte-Bourbon. Puis, dès octobre, ils sont renvoyés à Montreuil-Bellay. En janvier 1945, alors que le Maine-et-Loire est libéré depuis l’été 1944, les nomades sont transférés au camp de Jargeau, dans le Loiret. Ils ne connaissent donc pas la Libération en même temps que les habitants des communes environnantes. Cette attitude ne fait que responsabiliser un peu plus les autorités préfectorales du Maine-et-Loire, non seulement responsables des conditions d’internement des nomades pendant la guerre (au même titre que les autorités préfectorales de la Loire-Inférieure), mais aussi responsables (au même titre que les autorités préfectorales du Loiret) de leur internement après la Libération. Le camp de Jargeau ne ferme définitivement ses portes que le 31 décembre 1945.

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64 Cependant, bien qu’internés de 1940 à 1946163, les nomades ont, pendant longtemps, été oubliés de la mémoire collective. Les Français ont gardé le souvenir des internés politiques, puis les Juifs se sont rappelés à leur mémoire ; mais les nomades sont tombés dans l’oubli. Dans son étude effectuée à la fin de années 1990, E. Filhol164 nous explique que sur vingt-deux communes questionnées, onze ne connaissaient pas l’existence d’un camp pour nomades sur leur territoire. De plus, les communes qui n’ont pas oublié ne rendent pas forcément hommage à ces nomades internés. Sur les vingt-deux communes questionnées par E. Filhol, quinze ont déclaré ne pas vouloir en savoir plus, car cela ne les intéresse pas. De même, sur les trente-et-une communes visitées par E. Filhol, seules sept ont fait installer une stèle en mémoire des nomades internés sur leur territoire. À Châteaubriant, la stèle installée ne fait pas mention des nomades internés à Choisel de mars à septembre 1941. Seuls les résistants sont mentionnés. Selon E. Filhol, la commune n’était pas au courant de l’internement des nomades à Choisel, et elle aurait souhaité en savoir plus. Ce n’est pas le cas de la commune de Moisdon-la-Rivière : non seulement aucune stèle n’existe en mémoire des nomades internés à La Forge de novembre 1940 à février 1941 et de septembre 1941 à mai 1942 mais la commune se désintéresse, semble-t-il, de la question. Seul un habitant, Monsieur Roger Lorfèvre, s’intéresse à cette question, suscitant apparemment le désaccord de la commune. Ainsi, toujours victimes de l’animosité collective, les nomades, de même que leur histoire, intéressent peu. Cependant, oublier ne signifie pas annuler : ces camps ont bel et bien existé, et de plus en plus d’anciens internés témoignent aujourd’hui, brisant ainsi le mur du silence imposé par tous depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

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NOTES

1. Cet article est issu d’un mémoire de master 2 soutenu à l’université de Nantes sous la direction de Eric Fabre. 2. Afin de simplifier l’étude du camp, j’utiliserai régulièrement cette appellation, les camps de La Forge et de Choisel étant extrêmement liés : dans un premier temps, le camp de Choisel sert à

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agrandir le camp de La Forge. Puis le camp de La Forge devient rapidement une annexe du camp de Choisel. 3. Pour les autorités allemandes, les termes « tsiganes » et « nomades » désignent un même groupe de population. Cependant, un Tsigane n’est pas forcément nomade selon la loi française ; il peut être forain. Et un vagabond, bien que nomade, n’en est pas pour autant Tsigane. 4. PESCHANSKI, Denis, Les Tsiganes en France, 1939-1946, Paris, 1994. 5. Consulter les nombreux articles écrits par cet auteur dans la revue Études tsiganes, n° 6, deuxième semestre 1995, p. 35-56, 57-74, 79-147 et 149-166 ; n° 13, deuxième semestre 2000, p. 19-28. 6. FILHOL, Emmanuel, La mémoire et l’oubli. L’internement des Tsiganes en France, 1940-1946, Paris, 2004. 7. HUBERT, Marie-Christine, Les Tsiganes en France, 1939-1946. Assignation à résidence, internement, déportation, 4 tomes, thèse de doctorat sous la direction du professeur Jean-Jacques BECKER, Université Paris X-Nanterre, décembre 1997, 942 p. 8. SIGOT, Jacques, Un camp pour les Tsiganes… et les autres, Montreuil-Bellay, 1940-1945, Bordeaux, 1983. 9. H UBERT, Marie-Christine, « Le camp de Saint-Maurice-aux-Riches-Hommes », dans Études tsiganes, n° 6, deuxième semestre 1995, p. 197-210. 10. VION, Pascal, Le camp de Jargeau, juin 1940-décembre 1945. Histoire d’un camp d’internement dans le Loiret, Orléans, 1995. 11. MACÉ, François, La Forge et Choisel. Les camps de Châteaubriant. 1939-1946, Nantes, 2004. 12. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 2 Z 140-141, 43 W 146-149, 43 W 151-159, 43 W 163. 13. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 1694 W 34, 1694 W 39, 1694 W 59-60. 14. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 27 J 37, 27 J 40-41. 15. Arch. dép. de Loire-Atlantique, 52 J 30. 16. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 34. Carnet d’identité forain. 17. Le carnet anthropométrique est individuel ; tout nomade de plus de 13 ans doit en posséder un. Le carnet collectif est une sorte de livret de famille que doit détenir chaque chef de famille, et sur lequel sont mentionnés les nom et prénoms du père, de la mère et de chacun des enfants. 18. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 2 Z 140. Lettre du sous-préfet au préfet, 28 novembre 1939. 19. Ibidem, Lettre du préfet au sous-préfet, 28 novembre 1939. 20. Ibid., Lettre du sous-préfet au préfet, 13 avril 1940. 21. Ibid., Décret interdisant la circulation des nomades sur la totalité du territoire métropolitain, 6 avril 1940. 22. Ibid., Circulaire n° 75 de A. Bussière aux préfets, 29 avril 1940. A. Bussière est alors le directeur général de la Sûreté nationale au ministère de l’Intérieur. 23. Ibid., Arrêté préfectoral du 18 mai 1940. 24. Ibid., Lettre du sous-préfet au préfet, 23 mai 1940. 25. Arch. dép. de Loire Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 59. Note d’un Oberleutnant (nom illisible) de la Feldkommandantur de Nantes au préfet, 17 octobre 1940. 26. Le préfet est alors Philibert Dupard. Son prédécesseur, Pierre Vieillescazes, a été mis à la retraite le 18 septembre. Philibert Dupard entre en fonction le 1er octobre. Monsieur Jacquet est alors chef du cabinet : c’est le cabinet du préfet qui s’occupe de gérer le camp de nomades. 27. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 59. Arrêté préfectoral du 26 octobre 1940. 28. Ibidem, Lettre du préfet au ministre secrétaire d’État à l’Intérieur, 5 novembre 1940. 29. Ibid. Lettre du préfet au ministre secrétaire d’État à l’Intérieur, 7 novembre 1940. 30. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (novembre 1940). Arrêté préfectoral créant le camp de Moisdon-la-Rivière, 7 novembre 1940.

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31. Le sous-préfet est alors M. Arnaud. 32. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 2 Z 140. Lettre du sous-préfet au préfet, 13 avril 1940. Le sous-préfet les qualifie alors de « sujet de mécontentement », de « mauvais exemple », de gens peu recommandables du point de vue moral… 33. Capitaine commandant provisoirement la compagnie de gendarmerie de la Loire-Inférieure. Il est donc responsable des 21 gardes mobiles mis à la disposition du préfet par le ministère de l’Intérieur. 34. Nous verrons par la suite que la réalité était différente… 35. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 148. Copie de la feuille de journée numérique pour la période allant du 11 au 30 novembre, par Louis Leclercq. 36. Louis Leclercq étant souvent appelé « Capitaine », je garderai cette dénomination tout le long de cet article. Cependant, c’est bien à titre civil, et non militaire, que Louis Leclercq organise le camp. 37. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (janvier 1941). Lettre confidentielle de Louis Leclercq au sous-préfet, 7 janvier 1941. 38. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 148. Lettre de Louis Leclercq au sous-préfet, 9 janvier 1941. 39. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (janvier 1941). Lettre confidentielle de Louis Leclercq au sous-préfet, 9 janvier 1941. 40. LECORNU, Bernard, Un Préfet sous l’occupation allemande. Châteaubriant, Saint-Nazaire, Tulle, Paris, 1984, p. 37. 41. Ibidem, p. 37. 42. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152. Consulter les mois de janvier et février 1941. 43. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 59. Lettre de l’intendant Hirtelreiter, chef de l’administration des cantonnements, au préfet, 10 février 1941. 44. 500 nomades, 400 indésirables et 800 politiques. 45. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (avril 1941). Situation d’effectifs au 15 avril 1941 par Louis Leclercq, 15 avril 1941. Ibidem, (mai 1941), Situation d’effectifs au 15 mai par Louis Leclercq, 17 mai 1941. 46. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 159. Lettre du sous-préfet à Louis Leclercq, 9 mai 1941. 47. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (mai 1941), Lettre 18/L de Louis Leclercq au sous-préfet, 2 mai 1941. 48. Ibidem, (mai 1941), Lettre 547/M de Louis Leclercq au sous-préfet, 14 mai 1941. 49. Ibid, (mai 1941), Lettre 18/L de Louis Leclercq au sous-préfet, 2 mai 1941. 50. Pour en savoir plus, lire l’ouvrage de M ACÉ, François : La Forge et Choisel, les camps de Châteaubriant, 1939-1946, Nantes, 2004, p. 62-76. 51. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 39. Note de service 948/M de Louis Leclercq au sous-préfet, 19 juin 1941. 52. Îlot où sont concentrés les communistes les plus dangereux, à savoir les chefs et les intellectuels. 53. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 39. Note de service 948/M de Louis Leclercq au sous-préfet, 19 juin 1941. 54. Tout comme Louis Leclercq était appelé « Capitaine », Charles Moreau était souvent appelé « Lieutenant ». Là encore, je garderai cette dénomination tout le long de cet article. Cependant, c’est bien à titre civil, et non militaire, que Charles Moreau prend la suite de Louis Leclercq.

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55. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (juillet 1941). Lettre 1054/M de Louis Leclercq au Dr Faivre, 6 juillet 1941. 56. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 153 (août 1941). Note du Dr Schuster au préfet, 15 août 1941. 57. Baraques de type militaire. 58. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 153 (août 1941). Lettre de Simone Fignon à Louis Leclercq, 26 août 1941. Elle avait déjà cette opinion en janvier 1941, puisqu’elle voyait les nomades comme des gens à la mentalité toute particulière. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (janvier 1941). Rapport de Simone Fignon à Louis Leclercq, 27 janvier 1941. 59. LECORNU, Bernard, Un préfet…, op. cit., p. 47. 60. La LVF est la Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme, formée en juillet 1941 avec l’accord des autorités françaises. Elle combat en uniforme allemand sur le front de l’Est. 61. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 39, Rapport mensuel, n° 8, octobre 1941. 62. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 148. Lettre du préfet au sous-préfet, 16 décembre 1941. 63. Camp de nomades du Maine-et-Loire, ouvert à la fin de l’année 1941. 64. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 155 (décembre 1941). Rapport de Charles Moreau au sous-préfet, 5 décembre 1941. 65. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 39. Lettre du sous-préfet à Charles Moreau, 6 décembre 1941. 66. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 59. Lettre du sous-préfet au préfet, 9 octobre 1941. 67. Ibidem, Lettre du sous-préfet au préfet, 14 novembre 1941. 68. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 153 (septembre 1941). Situation d’effectifs des internés au 30 septembre 1941 par Charles Moreau, 30 septembre 1941. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 156 (avril 1942). Situation d’effectifs des internés au 16 avril 1942 par Charles Moreau, 16 avril 1942. 69. Ibidem, (avril 1942). Lettre du sous-préfet au préfet, 18 avril 1942. 70. Ibid. (mars 1942). Rapport du Dr Aujaleu, 9 mars 1942. 71. Camp réservé aux internés politiques de sexe masculin, dans l’Eure-et-Loir. 72. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 158. Lettre du Feldkommandant au préfet, 16 avril 1942. Par suite de l’assassinat du Feldkommandant Hotz le 20 octobre 1941, Von Und Zu Bodman, alors Kreiskommandant de Saint-Nazaire, a quitté ce poste pour devenir Feldkommandant de Nantes. 73. Camp pour indésirables et condamnés de droit commun de sexe masculin, dans la Vienne. 74. Camp pour israélites, dans le Loiret. 75. Camp pour trafiquants du marché noir de sexe masculin, dans l’Eure. 76. Camp pour internées politiques et indésirables de sexe féminin, dans la Seine-et-Oise. 77. Camp pour nomades, dans la Sarthe. 78. Le camp de Choisel ne sera ouvert de nouveau qu’à la Libération, pour y interner les collaborateurs. Il fermera définitivement ses portes en 1946. 79. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 59. Note allemande en provenance de la Feldkommandantur de Nantes, traduite par Edmond Duméril, 17 octobre 1940. 80. Ibidem, Arrêté préfectoral astreignant les nomades à résidence, 26 octobre 1940. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fond de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (novembre 1940). Arrêté préfectoral créant le camp de Moisdon-la-Rivière, 7 novembre 1940.

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81. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 34. Lettre du préfet régional au préfet, 12 août 1943. 82. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 2 Z 140. Circulaire n° 75 de A. Bussière aux préfets, 29 avril 1940. 83. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 148. Rapport n° 1 sur le fonctionnement de La Forge, de Louis Leclercq au sous-préfet, 6 décembre 1940. 84. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 159. Lettre de M. Ingrand au préfet, 15 mai 1941. 85. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (novembre 1940). Arrêté préfectoral créant le camp de Moisdon-la-Rivière, 7 novembre 1940. 86. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 147. Règlement des centres de séjour surveillé pour indésirables Français, 29 décembre 1940. 87. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 148. Consignes générales pour le détachement de gendarmerie du camp de La Forge par le capitaine Persuy commandant provisoirement la compagnie de gendarmerie de la Loire-Inférieure, 4 novembre 1940. 88. Ce système de rotation perdure jusqu’à l’arrivée au camp de Choisel du sous-lieutenant Touya, entre le 22 et le 28 juin 1941. Son arrivée, qui fait suite aux évasion du 19 juin 1941, a un objectif : restructurer l’organisation de la garde et de la surveillance du camp en supprimant le système de rotation des adjudants, c’est-à-dire des chefs du détachement. 89. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 148. Consignes particulières pour le détachement de gendarmerie du camp de La Forge par le sous-lieutenant Lodeho commandant la section de Châteaubriant, 6 novembre 1940. 90. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (février 1941). Note de service 153/M de Louis Leclercq au commandant du détachement de La Forge, 1er février 1941. 91. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 159. Consignes générales pour le détachement de gendarmerie du camp de Choisel par le lieutenant- colonel Pisson commandant la compagnie de gendarmerie de la Loire-Inférieure, 2 mars 1941. 92. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (mars 1941), Rapport mensuel n° 1, mars 1941. 93. Ces consignes sont rappelées au Lieutenant Moreau le 16 décembre 1941. Arch. dép. de Loire- Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 155 (décembre 1941). Lettre du sous-préfet à Charles Moreau, 16 décembre 1941. 94. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 148. Rapport n° 1 de Louis Leclercq au sous-préfet, 6 décembre 1940. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (mai 1941). Rapport 568/M. de Louis Leclercq au sous-préfet, 17 mai 1941. Ibidem, (avril 1941), Situation d’effectifs des internés au 26 avril 1941, par l’adjudant Molé, 26 avril 1941. Ibid., (mai 1941) Liste nominative du personnel employé à Choisel, de Louis Leclercq au sous-préfet, 25 mai 1941. 95. Rappelons qu’il existe trois îlots nettement séparés à l’intérieur du camp de Choisel : l’îlot nomade, l’îlot politique et l’îlot indésirable. Ces trois îlots nécessitent chacun une surveillance particulière. 96. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 39. Rapport mensuel n° 6. Août 1941. 97. Ibidem. Lettre du préfet au préfet régional, 20 janvier 1942. 98. Il s’agit des consignes du 4 novembre 1940, et des 2 mars, 28 juin et 30 août 1941. Les consignes du 4 novembre sont données à l’ouverture du 1er camp ; celles du 2 mars, suite au transfert à Choisel ; celles du 28 juin, suite aux évasions du 19 juin. Enfin, celles du 30 août sont

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données au détachement de gendarmerie qui accompagne les nomades à La Forge lors de leur transfert en septembre 1941. 99. Le régisseur Georges Ardoise, les chefs de camp Louis Leclercq et Charles Moreau. 100. Les trois adjudants David, Molé et Lucas, puis le sous-lieutenant Touya (qui devient lieutenant en octobre 1941), puis le capitaine Biteau. 101. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 148. Rapport n° 1 de Louis Leclercq au sous-préfet, 6 décembre 1940. 102. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (février 1941). Lettre 203/M de Louis Leclercq au Trésorier Général de la Loire-Inférieure, 10 février 1941. 103. Ibidem, (février 1941). Lettre de Lucas à Louis Leclercq, 9 février 1941. 104. Ibid. (février 1941). Note de service 153/M de Louis Leclercq à l’adjudant commandant le détachement de La Forge, 1er février 1941. C’est notamment le maire de la commune qui se plaint des nomades qui viennent l’importuner à son domicile pour lui faire part de leurs réclamations. 105. Ibid., (janvier 1941). Lettre de Louis Leclercq au sous-préfet, 13 janvier 1941. Les internés n’ont touché aucune allocation depuis leur concentration. Ibid., (janvier 1941), Lettre 110/M de Louis Leclercq au maire de La Chevallerais, 22 janvier 1941. Prenons l’exemple d’Anne-Marie Jegouzo : lors de son internement, elle a dû abandonner sa roulotte sur le territoire de la commune de La Chevallerais et elle demande qu’elle soit mise à l’abri afin d’éviter pillage et destruction. 106. Ces internés donnent des informations au « comité de direction », organisation clandestine interne qui coordonne la plus grande partie du camp. Après les évasions du 19 juin, les internés ne jouent plus aucun rôle dans la gestion du camp. MACÉ, François, La Forge et Choisel…, op. cit., p. 62-76. 107. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 155 (décembre 1941). Lettre du sous-préfet à Charles Moreau, 16 décembre 1941. 108. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 39, Rapport mensuel, novembre 1941. Le vaguemestre est chargé du service postal. Au camp, cela implique qu’il est chargé de la censure du courrier. 109. Le 7 janvier, le 2 mai et fin septembre 1941. 110. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (janvier 1941). Lettre 66/M de Louis Leclercq au sous-préfet, 7 janvier 1941. 111. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 155 (décembre 1941). Rapport sur le camp des nomades de Moisdon-la-Rivière, par une assistante sociale principale, au sous-préfet, 8 décembre 1941. 112. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (janvier 1941). Lettre 66/M de Louis Leclercq au sous-préfet, 7 janvier 1941. Ibidem, (janvier 1941). Rapport de Simone Fignon au sous-préfet, 27 janvier 1941. Ibid. (avril 1941). Rapport hebdomadaire n° 11 de Simone Fignon au Dr Faivre, 13 avril 1941. 113. Ibid. (janvier 1941). Rapport de Simone Fignon au sous-préfet, 27 janvier 1941. Ibid. (avril 1941). Rapport hebdomadaire n° 11 de Simone Fignon au Dr Faivre, 13 avril 1941. 114. Ibid., (avril 1941), Rapport mensuel n° 2, avril 1941. Ibid., (avril 1941), Rapport hebdomadaire n° 13 de Henriette Michaud au Dr Faivre, 28 avril 1941. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 39, Rapport mensuel n° 3, mai 1941. 115. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 39. Rapport sur Choisel, par Charles Moreau au sous-préfet, 17 janvier 1942. Un cabinet de dentiste est installé fin 1941 à Choisel. 116. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (janvier 1941), Lettre 110/M de Louis Leclercq au maire de La Chevallerais, 22 janvier 1941. 117. Ibidem, (janvier 1941). Rapport de Simone Fignon au sous-préfet, 27 janvier 1941.

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118. Ibid., (juillet 1941). Lettre du sous-préfet à M. Léauté de la préfecture de Nantes, 24 juillet 1941. 119. Rappelons que tout le personnel administratif reste au camp de Choisel lors du renvoie des nomades à La Forge. 120. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (février 1941). Lettre de M. Lucas à Louis Leclercq, 9 février 1941. 121. Ibid., (janvier 1941). Lettre 64/M de Louis Leclercq au sous-préfet, 7 janvier 1941. 122. Ibid., (avril 1941). Lettre 387/M de Louis Leclercq au Président du groupement de répartition des légumes secs pour la Loire-Inférieure, 7 avril 1941. 123. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 153 (août 1941). Bulletin de renseignements n° 33, 18 août 1941. 124. Rapport sur le camp de La Forge par le Dr Aujaleu, inspecteur général de la Santé et de l’Assistance, 9 mars 1942. Ce rapport est en partie retranscrit dans l’ouvrage de PESCHANSKI, Denis, Les Tsiganes en France, 1939-1946, Paris, 1994, p. 63-64. L’auteur a trouvé ce rapport aux Archives nationales, sous la côte AN F7 15100. 125. Les dortoirs, deux grandes salles très hautes de plafonds et mal couvertes, sont très difficiles à chauffer. 126. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (décembre 1940). Lettre de Mme Duchêne au préfet, fin décembre 1940. 127. Ibidem, (mars 1941). Lettre 268/M. de Louis Leclercq au Président du Secours National pour la Loire-Inférieure, 9 mars 1941. 128. Ibid. (avril 1941). Rapport hebdomadaire n° 10 de Simone Fignon au Dr Faivre, 6 avril 1941. 129. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 155 (décembre 1941). Rapport de l’assistante sociale principale au sous-préfet, 8 décembre 1941. 130. J’étudierai ici essentiellement les périodes durant lesquelles les nomades furent internés au camp de La Forge : de novembre 1940 à février 1941, et de septembre 1941 à mai 1942. J’ai trouvé peu d’informations concernant l’environnement sanitaire de Choisel, bien qu’il semblerait qu’il fut meilleur. Cependant, c’est à La Forge que les nomades ont passé le plus de temps, et c’est pour cela que j’insiste plus particulièrement sur ces deux périodes. 131. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 155 (janvier 1942). Lettre 1893/M de Charles Moreau au sous-préfet, 2 janvier 1942. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 34. Rapport 53 du commissaire principal de la Police nationale (chef de services des renseignements à Nantes) au préfet, 20 janvier 1942. 132. Dix enfants de moins de trois ans. Trois inconnus. Cinq hommes adultes. Voir Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 34 et 1694 W 39 ; et fond de la sous- préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (janvier, février et mai 1941) et 43 W 155 (décembre 1941). Sur les dix enfants, sept meurent à La Forge, dont six lors du premier passage des nomades dans ce camp. 133. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (février 1941). Lettre 166/M de Louis Leclercq au sous-préfet, 3 février 1941. 134. Ibidem, (janvier 1941). Lettre 79/M de Louis Leclercq au sous-préfet, 11 janvier 1941. 135. Ibid., (février 1941). Lettre de M. et Mme Reinhart à Angélique Reinhart, 3 février 1941. 136. Ibid., (janvier 1941). Lettre 126/M. de Louis Leclercq au sous-préfet, 25 janvier 1941. 137. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 39. Rapport mensuel n° 5. Juillet 1941. 138. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 155 (décembre 1941). Rapport sur le camp des nomades de Moisdon-la-Rivière par une assistante sociale au sous-préfet, 8 décembre 1941. 139. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 156 (mars 1942). Lettre du sous-préfet au préfet, 19 mars 1942.

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140. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 159. Rapport 301/M. de Louis Leclercq au sous-préfet, 19 mars 1941. Les nomades travaillent de 7 h 45 à 11 h 30 et de 14 heures à 18 heures Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 39. Rapport sur Choisel de Charles Moreau au préfet, 17 janvier 1942. Les politiques travaillent de 10 heures à 11 h 30 l’hiver, et de 9 h 30 à 11 h 30 l’été. Ils font quotidiennement du sport de 8 h 45 à 9 h 30 l’hiver, de 8 heures à 9 heures l’été. Leurs cours se déroulent de 14 heures à 18 heures quelle que soit la saison. 141. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 39. Rapport mensuel n° 3. Mai 1941. 142. Ibid., Rapport mensuel n° 6. Août 1941. 143. SIGOT, Jacques, « Les camps », dans Études tsiganes, n° 6, deuxième semestre 1995, p. 81-83. Montsûrs se trouve dans la Mayenne. 144. Ibid. p. 83-84 et 138-139. Le camp de La Morellerie se trouve en Indre-et-Loire ; celui des Alliers, en Charente. 145. Ibid., p. 84-85. Le camp de Barenton se trouve dans la Manche. 146. Ibid., p. 143-144. Ce camp se trouve en Seine-et-Oise. 147. Ibid., p. 108-111. 148. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet, 1694 W 39. Rapport mensuel n° 3. Mai 1941. 149. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (mars 1941). Lettre 348/M de Louis Leclercq au sous-préfet, 29 mars 1941. 150. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 156 (février 1942). Rapport sur La Forge, de Charles Moreau au sous-préfet, 13 février 1942. 151. Ibidem, (mars 1942). Rapport du Dr Aujaleu sur La Forge, 9 mars 1942. 152. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 152 (mars 1941). Rapport hebdomadaire n° 7 de Simone Fignon au Dr Faivre, 14 mars 1941. 153. Ibid., (mars 1941). Note 314/M de Louis Leclercq aux nomades, 21 mars 1941. 154. Ibid., (juin 1941). Lettre 881/M de Louis Leclercq au sous-préfet, 12 juin 1941. 155. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant : 43 W 152 à 43 W 157. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds du cabinet du préfet : 1694 W 34. 156. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 154 (novembre 1941). Lettre 1644/M de Charles Moreau au sous-préfet, 13 novembre 1941. 157. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 155 (décembre 1941). Enquête de moralité sur les nomades, de l’inspecteur A. Guyomard au commissaire principal chef de la 13e brigade régionale de Rennes, 29 décembre 1941. 158. Il faut montrer un certificat de résidence, certifiant que l’on a un domicile fixe, et un certificat de travail. 159. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant : 43 W 152 à 43 W 157. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fond du cabinet du préfet : 1694 W 34. 160. Arch. dép. de Loire-Atlantique, fonds de la sous-préfecture de Châteaubriant, 43 W 158. Lettre du sous-préfet au préfet de la Sarthe, 5 mai 1942. 161. Camp pour nomades d’Ille-et-Vilaine. 162. SIGOT, Jacques, Un camp pour les Tsiganes…, op. cit. 163. Dans son ouvrage Les Tsiganes en France, 1939-1946, p. 47, Denis Peschanski recense, vingt-sept camps pour nomades ayant existé pendant la guerre. Il se peut qu’il y en ait eu d’autres, car certaines archives ne font pas mention des camps ayant existé dans leur commune ou leur département : ainsi, le camp de Pontivy n’est mentionné dans aucun texte d’archives ; seuls les témoignages d’anciens internés, recoupés avec ceux des anciens habitant la commune, ont permis de prendre connaissance de l’existence de ce camp ouvert de octobre à novembre 1940. 164. FILHOL, Emmanuel, La mémoire et l’oubli… op. cit., p. 43-58 et 78-84.

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RÉSUMÉS

Créé sur ordre des autorités allemandes, le camp pour nomades de La Forge-Choisel (Loire- Inférieure) accueillit plus de trois cent cinquante itinérants entre novembre 1940 et mai 1942. Dans ce camp placé sous la responsabilité des autorités locales françaises, les nomades connurent des conditions de vie très difficiles, probablement les plus difficiles de celles de tous les camps d’internement pour nomades situés sur le territoire français durant cette période. Cet article se propose ici de les décrire, d’en montrer toutes les difficultés et les mesures ayant été prises pour pallier les problèmes rencontrés. Il entreprend également de saisir la part de responsabilité des autorités allemandes et des autorités françaises vis-à-vis de cette mesure d’internement.

Created by order of the German authorities, the camp for the nomads of La Forge-Choisel (Loire- Inférieure, France) contained more than three hundred itinerants between November 1940 and May 1942. In this camp which was placed under the responsibilities of the local French authorities, the nomads endured very harsh living standards, probably the hardest of the internment camps for the nomads on the French territory at that time. This article relates the internment conditions of the nomads in that camp. It also shows all the difficulties and the measures taken to solve them. This article also has the ambition to measure the respective responsibilities of the German and French authorities in regards to the internment.

INDEX

Index chronologique : XXe siècle Thèmes : Loire-inférieure

AUTEUR

ÉMILIE JOUAND Étudiante

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Comptes rendus

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Nicole GONTHIER, « Sanglant Coupaul ! » « Orde Ribaude ! ». Les injures au Moyen Âge

Nadège Lodé

RÉFÉRENCE

Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2007, 199 p.

1 Le thème de cet ouvrage, à savoir les injures, s’intègre aisément dans le champ de recherche de Nicole Gonthier. En effet, d’une part, ce professeur d’histoire médiévale de l’université Lyon III est l’auteur de diverses études portant sur les déviances, la criminalité et la justice au Moyen Âge. D’autre part, il convient de noter que iniuria est un terme polysémique qui signifie : injure, dommage, tort, violence et injustice1, ceci expliquant pour partie qu’un certain nombre de ces injures nous soit parvenu grâce aux archives judiciaires. Cette recherche s’inscrit dans l’héritage de l’École des Annales, qui « nous a appris à nous servir des « négatifs de l’Histoire » pour en reconstituer l’impalpable réalité » (p. 32), tout en utilisant les travaux des sociologues, ethnologues, psychologues, juristes, littéraires et spécialistes en linguistique. Cette interdisciplinarité a notamment été concrétisée par un colloque tenu en mars 2003 et intitulé Les insultes2. De plus, la publication de cette œuvre permet de renouveler la recherche traitant des injures médiévales, qui jusqu’à présent avait pour base, outre des travaux d’historiens du droit ou d’historiens modernistes, un ouvrage dirigé par Éric Beaumartin et Michel Garcia3, une thèse en espagnol de Marta Madero datant de 1990 et une étude italienne de 1993 d’Anna Maria Nada Patrone.

2 L’œuvre, composée d’une vingtaine de pages d’introduction, d’un lexique de quatre- vingts entrées et d’une brève conclusion, a pour objectif d’étudier les mentalités des médiévaux qui prononçaient ou étaient victimes de telle ou telle invective. Nicole Gonthier cherche, par cette analyse des termes insultants, à définir les critères d’intégration et d’exclusion qui avaient lieu d’être au Moyen Âge, tout en prenant appui

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sur ses recherches précédentes, tant du point de vue de la réflexion à propos de la marginalité, que de la délimitation spatiale – de la Bourgogne à la Provence – ou chronologique – du XIIe au XVe siècle. Les sources utilisées par l’auteur sont particulièrement nombreuses. Les citations proviennent dans une grande mesure d’archives judiciaires, mais aussi de la littérature médiévale, à savoir des fabliaux, des farces, des soties, des chansons de geste, des romans courtois, des œuvres épiques et de pièces de théâtre. Il est clair que les récits merveilleux, les voyages imaginaires, les biographies édifiantes ne mettent aucunement en scène un vocabulaire diffamatoire, ainsi ils ont été exclus de cet ouvrage.

3 Le choix du lexique pour présenter cette étude traitant des mots injurieux n’est pas anodin, il permet en effet d’exposer brièvement l’étymologie des termes, d’illustrer aisément le propos historique par divers exemples et citations et de montrer l’évolution sémantique des mots liée notamment à la mutation des mentalités de la société médiévale. Chaque terme ou groupe de termes – de même sens ou racine – fait l’objet d’une à trois pages de définition, aboutissant non pas à une liste exhaustive des multiples injures médiévales, mais à un recueil du vocabulaire diffamatoire le plus utilisé et par là même le plus présent dans les sources sélectionnées. Effectivement, les origines géographiques des documents consultés, le contexte politique ou militaire, les conditions économiques, les usages locaux ou encore l’imagination des individus aboutissent à des variations de vocabulaire et/ou des incidences sur la fréquence de tel ou tel vocable injurieux. Quoi qu’il en soit, l’auteur propose cinq catégories d’invectives : les injures à propos des compétences guerrières, des interdits de la morale religieuse, des difformités physiques, de la sexualité et enfin de la place de l’individu dans la société. Ainsi au fur et à mesure des pages, on se rend compte que certaines injures s’inscrivent dans plusieurs catégories, car elles recouvrent divers sens selon le niveau social de l’émetteur ou du récepteur de l’insulte, selon le contexte dans lequel l’invective a été prononcée. Par exemple, le mot « bâtard », dans un contexte militaire, a plutôt pour objectif d’humilier publiquement un individu ayant manqué de courage au combat, mais dans la vie quotidienne, cette injure vise à dénoncer l’adultère d’une femme et à frapper sa progéniture d’une sorte d’ostracisme, ceci étant valable surtout dans les milieux populaires. De plus, il est intéressant de noter que l’injure basée soit sur la réalité, soit sur une accusation infamante et injustifiée, est souvent accompagnée par des violences physiques.

4 Autres aspects de l’ouvrage qui ressortent : une prédominance des femmes en tant qu’émetteurs de vocables injurieux, une accumulation de plusieurs qualificatifs ignominieux donnant du poids mais aussi du sens à l’insulte et le renforcement d’un terme injurieux par divers adjectifs ou noms. À la page 51, Nicole Gonthier nous fournit une citation qui recoupe ces trois aspects : en 1363, une femme en Forez insulte sa voisine de « cras orra, vial croya ! Ferra puta, conchia, cacota, mezella ! » traduit par « sale ordure, vieille salope, fieffée pute, merdeuse, pourrie, lépreuse ».

5 Cette analyse montre clairement que les injures médiévales « sont les rechampis des normes morales, sociales ou religieuses » car on perçoit ce qui relève du Bien, du Mal, du licite et de l’interdit. Il n’en demeure pas moins qu’au terme des 199 pages de l’ouvrage une certaine frustration apparaît dans la mesure où la multitude d’exemples rend le propos relativement éclaté. En effet, chaque citation est analysée de manière globale puisqu’elle s’inscrit dans une des quatre-vingts entrées, mais surtout individuellement : par exemple, dans Garin le Lorrain, v. 7966-7967, Blancheflor insulte

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Bernard de Naisil, qui l’a traitée de « fole garce », de « lerres, murtrier, brisieres de chemin, malvais traitre, parjure, foimenti » (p. 155), ainsi cette accumulation de termes injurieux trouve tout son sens dans le fait que ce soit une réponse et non une attaque ! Quoi qu’il en soit, des mots aujourd’hui que l’on jugerait « bien fade[s] et sans conséquence » (p. 111) retrouvent grâce à cette étude le poids qu’ils avaient dans une société médiévale où paroles et gestes étaient sanctionnés par des mœurs collectives.

NOTES

1. Lexique Latin-Français. Antiquité et Moyen Âge, Paris, Picard, 2006, p. 355. 2. Les insultes, Actes du colloque de l’Université de Savoie, 15 mars 2003, Paris, Larousse, 2004. 3. BEAUMARTIN, Éric, GARCIA, Michel, (dir.), L’invective au Moyen Âge, France, Espagne, Italie, Actes du colloque organisé par l’URA(Paris IV), l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, le centre des recherches sur l’Espagne médiévale (Paris III), 4-6 février 1993, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 1995.

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Michel BOCHACA, Jean-Luc SARRAZIN (dir.), Ports et littoraux de l’Europe atlantique. Transformations naturelles et aménagements humains (XIVe-XVIe siècle)

Thomas Engel

RÉFÉRENCE

Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2007, 262 p.

1 Cet ouvrage est la publication des actes du séminaire d’histoire économique et maritime tenu à La Rochelle le 24 juin 2005. Cette réunion s’intéressa aux évolutions naturelles et aux transformations humaines connues par les sites portuaires et le littoral européen entre les XIVe et XVIe siècles. L’intérêt se focalise tout d’abord sur les côtes françaises du golfe de Gascogne avec les exemples de Guérande (A. Gallicé) ; la Baie (J.-L. Sarrazin) ; l’Aunis (M. Tranchant) ; la côte saintongeaise (S. Périsse) et Bayonne (M. Bochaca). Ensuite les regards se portent vers les infrastructures portuaires de la péninsule Ibérique en traitant le nord de l’Espagne (B. Arízaga et J. A. Solórzano Telechea) ; Porto (I. Freitas) ; Setúbal (A. Aguiar Andrade et A. C. Silveira) ; la Basse- Andalousie (L. Ménanteau). Enfin, certaines contributions concernent l’une des provinces maritimes les plus importantes du Moyen Âge : les Flandres et les anciens Pays-Bas, s’intéressant à ses avant-ports (S. Curveiller), à l’Écluse (K. Minnebo), à Amsterdam (J. Van Der Vliet), à Delft, Bruges et Middelbourg (L. Sicking).

2 Les sources montrent qu’avant le XIVe siècle il est rare de trouver des infrastructures portuaires solides. En effet, lorsque les conditions naturelles étaient clémentes, les navires de petite taille avaient tendance à s’échouer sur des plages pour décharger. Les

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plus importants restaient en mouillage à faible distance de la côte afin que les hommes, se servant de petites embarcations, viennent jusqu’à eux pour ramener la cargaison à terre. La plupart des exemples traités montrent que la construction d’infrastructures portuaires solides débuta parallèlement à l’apparition de navires à fort tirant d’eau et au développement croissant du trafic maritime.

3 Afin de s’enrichir et de garder une place importante au sein du commerce international, les villes n’hésitent pas, dès le début du XIVe siècle, à investir des sommes colossales dans des aménagements portuaires importants. On constate alors la construction de nombreuses infrastructures sous l’impulsion des gouvernements municipaux, aidés par le pouvoir lorsque cela s’avérait nécessaire (Henri IV pour l’Espagne, Philippe le Hardi pour l’Écluse, Charles VIII pour Bayonne). Néanmoins ce sont principalement des capitaux privés ou venant des municipalités qui sont investis, les grands seigneurs n’intervenant qu’en cas d’ultime recours. Les travaux entrepris sont de natures diverses. Ils peuvent aller de la simple réfection à la construction d’avant-port ou au déplacement de ports (Arnemuiden dans la seconde moitié du XVe siècle) en passant par la mise en place de canaux (à Delft vers 1343) ou le détournement du lit d’un fleuve (l’Adour près de Bayonne). Les réalités portuaires diffèrent donc en fonction des régions et des besoins des villes. On constate par exemple qu’au nord de l’Espagne les installations côtières restent archaïques jusqu’à la moitié du XVe siècle tandis qu’à Bruges, un canal reliant la ville au Zwin à Damme fut creusé dès le XIIIe siècle. En France, c’est le commun de la ville de Bouin qui prend l’initiative de travaux au début du XIVe siècle.

4 Ces différentes politiques de travaux furent amorcées à la fois pour des raisons économiques et pratiques, mais également afin de lutter contre des conditions naturelles entravant le commerce. Un problème récurrent touche tous les ports évoqués dans cet ouvrage : celui de l’ensablement qui peut à la fois être dû aux conditions naturelles, mais également aux activités humaines. L’accumulation de sédiments dans les embouchures des fleuves réduit les possibilités de navigation, empêche peu à peu la venue de navires à fort tirant d’eau et éloigne les villes portuaires de la mer. Cela se retrouve à la presqu’île d’Arvert qui doit faire face à l’avancée des sables, ou à proximité de Bayonne lorsque l’érosion et les alluvionnements forcent l’Adour à modifier son écoulement. Des facteurs anthropiques sont également avancés. En Basse Andalousie ce sont les déforestations qui affaiblissent les sols et favorisent leur érosion, rendant ainsi l’anse de Palos de la Frontera moins profonde et peu navigable. Pour d’autres ports, en Saintonge où à Setúbal ce sont les infrastructures telles que les moulins, les pêcheries et les marais salants qui empêchent le bon écoulement des eaux et favorisent l’alluvionnement. Ce sont ces difficultés associées à l’importance économique de certains sites (tels que Porto, l’Écluse ou Setúbal) qui engendrèrent une politique de grands travaux et modifièrent progressivement le littoral européen.

5 Malgré des sources rares et souvent limitées qui laissent planer de nombreuses incertitudes, les auteurs ont réusssi à étudier les processus de « repoussement » de la mer mis en œuvre par les municipalités. Comment les hommes luttaient-ils contre les éléments afin de protéger leur port ? Qui finançait ces efforts ? Dans quelle mesure les solutions trouvées étaient-elles viables ? Pourquoi et comment certaines cités portuaires virent leur influence croître aux dépens de leurs rivales ?

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6 Toutefois, ces communications ne balayent que partiellement le littoral de l’Europe atlantique et font l’impasse sur les côtes de Bretagne, de Normandie ou des îles Britanniques, par exemple. Ceci s’explique surtout par la difficulté à mobiliser des chercheurs travaillant sur ces thèmes. Mais l’objet du séminaire de La Rochelle était de poser les jalons de recherches à venir ; c’est pourquoi l’ouvrage se présente comme l’étape fondatrice d’études ultérieures visant à analyser l’impact du milieu naturel et des activités humaines sur l’évolution des zones portuaires.

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David RIVAUD, Les villes et le roi. Les municipalités de Bourges, Poitiers et Tours et l’émergence de l’État moderne (v. 1440-v. 1560)

Julien Vilmain

RÉFÉRENCE

Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2007

1 L’objectif de David Rivaud, à travers cet ouvrage, est de rédéfinir la relation entre le souverain et les sujets depuis la guerre de 100 ans. Il s’interroge sur le nouveau rôle joué par les corps de ville et ses rapports avec le pouvoir royal. En redéfinissant le rapport « roi-villes », l’auteur met en évidence la construction d’un processus qui mène à l’émergence d’un État moderne. Il démontre au cours de son étude que le rapport dépasse souvent les relations officielles entre un souverain et ses sujets, et que ces nouvelles relations s’orientent vers des intérêts réciproques, comme le mode de gouvernement urbain, la recherche de la paix et par ce biais, il s’établit une véritable recomposition politique de l’État. Le choix de ces trois grandes cités s’explique par le fait qu’elles sont des capitales provinciales jouissant de richesses économiques, politiques, qu’elles conservent leurs influences sur les deux siècles et qu’elles possèdent des archives très riches.

2 David Rivaud, qui a auparavant mené des recherches sur Bourges et Poitiers, met à mal l’historiographie urbaine de cette période. Il démontre dès son introduction, les manques de certaines études, celles de Henri Sée ou de Bernard Chevalier, pourtant références en la matière. Ces études ne se seraient pas attachées à démontrer que les relations entre les villes et le roi amorçaient bien cette émergence de l’État moderne qui ne donnait pas naissance pour autant à l’absolutisme. David Rivaud, afin d’appuyer le début de sa démonstration, propose tout au long de ses chapitres de changer de

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référentiel. En effet, trop souvent cette question « villes-roi […] qui n’a pas connu le bouillonnement intellectuel observé par ailleurs » est analysée du point de vue de la monarchie. L’auteur démontre qu’en s’appuyant sur des sources riches et déjà recensées sur les pouvoirs locaux, que le fonctionnement de la monarchie laisse apparaître de nouvelles logiques jusque-là ignorées. Une autre mise en garde concerne le découpage chronologique. Cet ouvrage concernant à la fois le Moyen Âge et les Temps Modernes, la difficulté consiste à saisir à la fois les continuités et les étapes de l’évolution d’un processus multiséculaire.

3 En s’attachant à décrire la France de la fin du XIVe siècle, David Rivaud pose les fondements de son étude, à savoir comment les anciennes structures urbaines du Moyen Âge ont-elles pu s’accommoder du fait princier ? Il s’agit surtout de démonter l’impasse dans lequel se trouvait un système qui ne correspond plus aux attentes du pouvoir royal à la veille du XVe siècle. Les corps de villes vont devoir prendre leurs responsabilités vis-à-vis de l’ennemi anglais et c’est par ce fait que les communautés urbaines développent leur savoir-faire notamment en matière de fiscalité. C’est que l’auteur appelle le « début de la phase de relation active ». La poursuite des guerres sous le règne de Louis XI, de Charles VIII, de Louis XII, et enfin de François Ier va conduire à un rapprochement politique. Les corps de villes s’engagent désormais à définir eux-mêmes leurs objectifs en matière de gouvernements, le domaine public est de plus en plus vaste et avec lui les fonctions de la communautés s’étendent en responsabilisant toujours plus les membres de cette élite urbaine. Il s’agit de plus en plus d’administrer en développant un esprit municipal orienté vers la volonté de répondre à un intérêt commun. David Rivaud n’hésite pas à employer l’expression de « république urbaine » en émergence tant les termes y faisant référence sont utilisés dans le vocabulaire de l’époque. Pour parvenir à une symbiose de ces pouvoirs locaux et royaux, David Rivaud a exploré les échanges entre les villes et le roi. Le dialogue qui s’installe promeut à son tour l’adhésion politique de ces municipalités envers le souverain. Par ces échanges les pouvoirs municipaux et royaux s’étendent et interagissent. Les joies et les peines du royaume sont célébrées dans toutes les grandes villes. Après avoir peint un tableau parfois idyllique entre les capitales provinciales et le pouvoir royal, l’auteur, dans sa dernière partie, se penche sur la question de la durabilité de ces rapports et des conditions qui permettent un gouvernement efficace du royaume sous les règnes de François Ier et d’Henri II. Le milieu du XVIe siècle n’apparaît pas aussi riche que le siècle précédent en ce qui concerne le rapport « villes- roi ». Une crise dont l’origine viendrait des municipalités et de l’exercice du pouvoir urbain expliquerait le refroidissement des relations mais cette crise n’est pas réellement déterminée. La crise s’expliquerait par un désintérêt progressif des corps de villes dont les ambitions, moteurs du processus d’interaction des intérêts, ne seraient plus la préoccupation des bourgeois des communautés de ville. Il y aurait dans cette dissension politique la première forme de divergence entre ces corps de villes et le pouvoir royal.

4 La mise en œuvre des registres de délibérations des trois cités par David Rivaud démontre que la construction d’une politique urbaine a progressivement eu lieu et a mis fin aux cadres communaux du Moyen Âge. Cette émergence s’est faite parallèlement à celle de l’État monarchique d’où la critique à l’égard de la vision d’Henri Sée qui voyait les villes inféodées au pouvoir royal jusque dans le XVe siècle. Les écrits d’Henri Sée ne tenaient pas compte des libertés gagnées par les corps de villes, ce

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qui l’orientait vers cette idée d’autoritarisme royal. Tout au long du XVe siècle, les corps de villes sont entrés en négociation avec le pouvoir royal ce qui leur a permis de survivre en autonomie plutôt que de rentrer en conflit avec le souverain. L’auteur insiste bien sur la lenteur du processus : « Le bouleversement qui s’opère alors est fait de glissements successifs, presque insensibles, dans une histoire en apparence immobile ». Au cours de cette période, la guerre n’est pas toujours présente mais nécessite une attention particulière de la communauté. Le transfert de la notion de défense urbaine vers celle d’un royaume tout entier paraît vraisemblable. Il s’agit d’une étape supplémentaire vers l’édification de la communauté nationale, guerre et sécurité du pays conduisent à cette nouvelle donne. L’augmentation des budgets municipaux s’est fait en corrélation avec les réclamations royales même si, bien souvent comme le reconnaît l’auteur les communautés ont cherché à détourner à leurs fins une part de la fiscalité. Avant les guerres de religion, ce qui caractérise cette période, c’est l’absence de volonté de rentrer en conflit avec le roi car l’ordre royal n’est pas contraignant voir même plutôt bienfaiteur par cette implication nouvelle des bourgeois dans le gouvernement du royaume. Le corps de ville devient ainsi une partie intégrante de l’État comme le souligne David Rivaud. La responsabilisation fait figure d’intégration pour ces villes qui sont maîtres de leur fiscalité interne et de leur police. Les bourgeois deviennent donc un véritable relais du pouvoir royal, des acteurs qui développent et construisent l’État moderne. Le pouvoir royal parvient à établir une relation propre avec chaque ville. Le faible nombre d’États Généraux et d’Assemblées provinciales confèrent un rôle nouveau pour les villes.

5 La relation « villes-roi » se définit alors comme une convergence d’intérêts particuliers sous trois aspirations : celle des individus investis dans l’action politique, celle des collectivités qui donnent naissance à un nouveau champ de responsabilités publiques et celle du roi qui travaille au gouvernement de son royaume. Ces trois aspirations forment un État qui se crée mais d’une manière supérieure à un de simples accords entre les villes et le roi. L’auteur retient le concept de responsabilités partagées, les villes sont devenues de véritables municipalités, le roi s’est donné les moyens d’étendre et de renouveler sa souveraineté et qu’enfin l’État s’est incontestablement mis sur le chemin de la modernité grâce à ses nouvelles relations avec les communautés urbaines.

6 En définitive, l’ouvrage de David Rivaud se distingue par sa perspicacité et l’intérêt de ses démonstrations. S’il n’offre pas de véritables réponses sur l’origine de la construction d’un processus, il redéfinit les bases d’une réflexion nouvelle sur l’émergence de l’État moderne. Peut-être l’auteur aurait-il pu approfondir l’étude des limites du processus car les guerres de religion ont mis à mal cette convergence des intérêts communs en faisant intervenir un facteur peu évoqué, celui des communautés religieuses. Néanmoins, cette étude nous apporte beaucoup sur le fonctionnement des corps de villes et du pouvoir royal et renouvelle l’historiographie en appelant à débattre sur toutes ces thématiques.

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AUTEURS

JULIEN VILMAIN

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Philippe HAUDRÈRE (dir.), Pour une histoire sociale des villes

Géraldine Le Pottier

RÉFÉRENCE

Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2006, 445 p.

1 Pour une histoire sociale des villes rassemble vingt-six contributions offertes, par ses amis et collègues, à Jacques Maillard, au terme de sa carrière en tant qu’enseignant, chercheur et administrateur à l’université d’Angers. Si, comme le précise Philippe Haudrère dans l’introduction, ce volume d’hommage est consacré pour moitié à l’histoire de la ville d’Angers, objet privilégié des recherches de Jacques Maillard, il permet également les comparaisons grâce à diverses contributions qui déplacent le regard du lecteur sur l’histoire de d’autres cités (en France mais aussi en Hongrie, en Égypte ou au Canada). Ouvrant la réflexion dans le cadre d’une chronologie qui s’étend de l’Antiquité au XXe siècle, cette compilation de monographies ponctuelles offre à la fois un riche aperçu des recherches contemporaines en histoire urbaine et une vision, inscrite dans la longue durée, des évolutions qui se sont produites dans les cinq domaines de réflexion qui structurent l’ouvrage : les hommes et les institutions municipales, l’affirmation de l’autorité des « gens du roi », la domination de la ville sur le plat pays, la culture des élites urbaine et les pratiques religieuses.

2 Une première partie, consacrée à l’histoire des municipalités en France, met en exergue les rapports entre les hommes et les institutions municipales. Jean-Michel Matz, à la suite des travaux de Jacques Maillard, pose la question du lien entre les élites urbaines et l’exercice de charges municipales de la fin du XVe au début du XVIe siècle : à partir d’une comparaison d’études prosopographiques des élites municipales et des notables ecclésiastiques à Angers, il met en évidence les stratégies sociales qui permettent à une élite émergente d’hommes de loi liés au pouvoir ecclésiastique d’accéder aux nouvelles fonctions de maires et d’échevins offertes par la récente création des « corps de ville » dans les cités du royaume. Ces autorités municipales deviennent dès le XVe siècle les

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interlocutrices privilégiées du pouvoir royal qui en fait des partenaires essentiels notamment pour la défense du territoire ; c’est ce que montre Laurent Bourquin en prenant l’exemple du « jeu d’échange » qui s’établit entre le roi et les cités de Champagne pour la participation à l’effort de guerre au milieu du XVIe siècle. On peut retenir de la réflexion de Guy Saupin sur le mouvement des octrois à Nantes aux XVIe et XVIIe siècles le rôle majeur joué par ces maires et échevins dans le maintien des privilèges fiscaux urbains. À travers l’exemple de l’ascension sociale de la famille Aubry, Claude Petitfrère souligne l’honneur que confère la participation aux fonctions municipales aux XVIe et XVIIIe siècles. Benoît Garnot apporte quant à lui un éclairage sur une institution municipale : les prisons urbaines ; l’usage intéressant qu’il fait des sources judicaires lui permet alors de tirer des conclusions notamment à propos de l’aire d’influence moyenne de la ville de Beaune sur laquelle il focalise son attention. L’analyse de l’image des municipalités, telle qu’elle est véhiculée à travers les almanachs administratifs et historiques, conduit cependant Véronique Sarrazin à confirmer pour le XVIIIe siècle l’hypothèse d’un certain affaiblissement des municipalités sous la tutelle monarchique. Néanmoins, la trajectoire sociale et politique ascendante d’un négociant de province devenu maire d’Angers, décrite par Jacques-Guy Petit, témoigne du prestige et de l’honneur que confère toujours l’exercice de fonctions municipales au XIXe siècle.

3 La relation entre le pouvoir central, les autorités locales et les habitants de la cité constitue la question centrale de la deuxième partie. Noël-Yves Tonnerre met dans un premier temps en évidence le tournant qui s’est opéré dans la nature du pouvoir princier au XIIIe siècle en s’appuyant sur l’exemple de Charles d’Anjou : ce dernier, également roi de Sicile, a pu gérer son territoire à distance grâce à l’intermédiaire d’une solide administration, efficace dans la gestion de la ville aussi bien sur le plan politique que sur le plan économique. L’examen réalisé par Dominique Le Page du cas des Angevins entrés à la Chambre des comptes de Bretagne permet de comprendre les stratégies par lesquelles de 1572 aux guerres de la Ligue, le pouvoir royal s’assure le contrôle d’une province bretonne nouvellement rattachée au royaume, tout en satisfaisant les sollicitations de notables angevins, fidèles à la couronne et intéressés par l’achat de charges en Bretagne. La variation du nombre de notaires royaux à Angers du XVIe au XVIIIe siècle, décrite par Philippe Haudrère, témoigne d’autre part de la place croissante que prennent ces hommes du roi dans la société angevine ; le répertoire des notaires fourni dans cet article appelle à une poursuite des recherches sur ce sujet. Quelle évaluation peut-on faire de l’exercice de la justice réalisée par les officiers du roi sous le règne de Louis XIV ? C’est la question à laquelle Claude Michaud tente de répondre grâce à la lecture du questionnaire remplit par l’intendant du Berry à la suite d’une enquête lancée par Colbert : il ressort que les officiers de justice, mus par le souci de préserver l’honneur familial, font, pour la moitié d’entre eux, honorablement leur travail. Le roi de France délègue également des sujets à son service hors de France ; c’est le cas du consul de France à Naples dont François Brizay étudie la correspondance : la protection et la défense des intérêts français ainsi que la description des habitants du royaume de Naples sont les principales missions que cet homme du roi réalise consciencieusement. Ce sont les mobilités géographiques et sociales dans la France du XVIIIe siècle qui intéressent Philippe Jarnoux : à travers des exemples bien choisis, il met en évidence les trajectoires sociales opposées d’Angevins qui ont pourtant pour même destination la Bretagne ; cette réflexion permet alors de

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cerner les enjeux liés aux fonctions administratives : d’un côté l’élite angevine convoite l’accès à la Chambre des comptes nantaise, de l’autre le petit peuple d’Anjou, voleurs de bétails et vagabonds, redoutent les sévères condamnations des tribunaux au bagne de Brest.

4 Une troisième partie est consacrée aux formes de dominations de la ville sur le plat pays. L’extension du pouvoir de la ville sur les campagnes est perceptible à Angers par l’emprise progressive de la ville sur une banlieue qui se déploie du XIIIe au XVIIIe siècle et dont François Comte tente de déterminer les limites grâce à l’étude de sources indirectes liées principalement aux affaires judiciaires. L’autorité de la ville sur le plat pays se manifeste également par l’application des prélèvements fiscaux : à la lumière de l’exploitation d’un document inédit relatif à la révolte des bonnets rouges en 1675 dans le pays de Cornouaille, Michel Nassiet confirme le poids des prélèvements dans le mécontentement qui motive les paysans bretons à se révolter. Antoine Follain et Tony Guéry, dans une réflexion commune sur la question atypique du commerce des crottes et des cendres en Anjou, soulignent l’influence et la domination qu’exercent les hommes de la ville sur les paysans des campagnes environnantes pour des questions agricoles et commerciales. L’article de Jean-Pascal Simonin offre quant à lui un dernier exemple de révolte des ruraux contre la domination des dirigeants politiques des villes à travers l’étude des émeutes frumentaires en Indre au XIXe siècle ; ces événements montrent en effet l’opposition qui s’est instaurée entre une élite intellectuelle urbaine prônant le principe de la liberté du commerce des grains et des masses populaires inquiètes des pénuries et des hausses de prix.

5 La culture des élites urbaine est le quatrième thème abordé dans cet ouvrage. La lecture proposée par Jean Tricard du Livre du chevalier de la Tour Landry, seigneur angevin du XIVe siècle, permet d’apprécier différents aspects de la « culture des nobles » de la fin du Moyen Âge : ce manuel d’éducation, très lu en Europe, révèle en effet l’étendue de la culture livresque de l’auteur ou encore son goût pour l’histoire et les chroniques, mais aussi ses conceptions quant à l’éducation devant être dispensée aux jeunes filles supposée former des épouses pieuses, humbles et fidèles. L’œuvre de Frain de Tremblay, conseiller au présidial d’Angers et membre fondateur de l’Académie de la province, renseigne sur les préoccupations d’une partie de l’élite angevine du XVIIe siècle : tendance moralisatrice et intransigeance religieuse sont les deux caractéristiques principales qui ressortent de l’étude réalisée par Frédérique Pitou. Au fil de citations extraites de lettres d’enfants pensionnaires adressées à leurs parents, Serge Chassagne dresse un tableau de la société bourgeoise de la fin du XVIIIe siècle : on peut y lire, parfois dans un langage normé, un respect de valeurs telles que l’argent, le travail et les liens familiaux. Jean-Luc Marais nous entretient, pour cette même période, sur le développement des sociétés de loisirs à Angers notamment : ces divers cercles qui regroupent nobles, propriétaires, négociants, magistrats, mais aussi commerçants et manufacturiers perdurent longtemps après la Révolution qui a cependant fait apparaître des clivages politiques durables. Enfin, Sylvain Bertoldi propose une présentation complète et illustrée des pratiques culturelles et sociales de Robert Brisset, passionné de photographie ; ces pratiques apparaissent comme l’expression d’une forme d’art et de sociabilité contemporaine à Angers.

6 Les contributions relatives à la pratique religieuse des citadins constituent la cinquième partie de l’ouvrage. Des noms de villes, étroitement liés aux noms des dieux qui y sont vénérés, aux rituels – dont la curieuse pratique du sacrifice humain par le feu explicitée

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par Jean-Yves Carrez-Maratray –, la religion occupe déjà une place importante dans les civilisations urbaines de l’Égypte pharaonique. Elle n’est pas moins présente dans la Gaule romaine, comme le laisse supposer la stèle édifiée par un dévot en l’honneur de Mars Loucetius, découverte à Angers et à laquelle Michel Molin consacre un article. Marie-Madeleine De Cevins élargit quant à elle le cadre géographique de la réflexion en prenant l’exemple de la Hongrie pour aborder la question du rôle joué par l’Église catholique dans le secours aux pauvres et aux malades des agglomérations urbaines occidentales du XIIIe au XVIe siècle : jusqu’au XIVe siècle, dans un contexte de forte adhésion aux croyances religieuses, l’assistance est largement assurée par les fondations religieuses et ordres hospitaliers ; faute de moyens, et malgré une sécularisation progressive des infrastructures hospitalières, la charité reste le moyen principal de secours jusqu’au XVIe siècle. Plus tard, au XVIIIe siècle, l’épisode de la prédication de Jacques Bridaine dans la ville de Montpellier rend compte des efforts réalisés par l’Église catholique pour évangéliser les populations urbaines. Robert Sauzet nous renseigne sur les qualités et l’astuce de cet orateur talentueux qui n’hésitait pas à user d’effets théâtraux pour attiser la peur de l’auditoire et provoquer sa conversion. Une réflexion menée par Jean-Claude Robert sur l’histoire de l’urbanisation de la ville de Montréal permet d’envisager de façon pertinente le rapport entre urbanité et vie religieuse : au milieu du XIXe siècle, alors que la population de Montréal ne cesse de croître, l’évêque Ignace Bourget entreprend en effet un projet de morcellement de l’immense paroisse en de multiples paroisses urbaines offrants aux fidèles à la diversité des services et permettant surtout de favoriser une interaction entre le clergé et ses fidèles. La construction à Cholet en 1937 d’une église vouée au Sacré-Cœur témoigne d’une ferveur religieuse qu’Yves Denéchère se propose d’interpréter en évoquant à la fois le poids des croyances traditionnelles, le contexte troublé de l’entre-deux-guerres mais surtout la dimension symbolique et mémorielle liée aux guerres de Vendée.

7 À travers les réflexions qu’il propose sur la question des institutions, des relations entre la population des villes et celle des campagnes, des pratiques culturelles et religieuses, cet ouvrage contribue au renouvellement des connaissances en histoire des populations citadines et invite, dans son titre même, à la poursuite des recherches, sur la ville d’Angers, et plus généralement en histoire urbaine et rurale, l’une n’allant pas sans l’autre.

AUTEURS

GÉRALDINE LE POTTIER

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Antoine FOLLAIN (dir.), Les justices locales dans les villes et villages du XVe au XIXe siècle

Sylvain Prigent

RÉFÉRENCE

Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2006

1 Les 26 et 27 octobre 2001, le Centre d’Histoire des Régulations Sociales de l’université d’Angers (HIRES) organisait le colloque « Justice seigneuriale et régulation sociale » dont les actes furent édités l’année suivante sous le titre Les justices de village. Administration et justice locales de la fin du Moyen-Âge à la Révolution. Faisant suite à cette première publication, le présent volume ouvre de nouvelles perspectives de recherche et s’articule autour d’une problématique élargie puisqu’il s’agit désormais d’une étude couvrant non plus seulement les structures judiciaires des villages mais aussi l’espace urbain. Au-delà de cette extension du cadre spatial, les différentes contributions marquent une réelle volonté de transcender l’approche purement institutionnelle de l’appareil judiciaire et de mettre en lumière les efforts de régulations et de réglementations sociales. Il s’agit donc d’étudier les niveaux judiciaires les plus proches des populations. Cette justice de proximité qui s’efforce de régler ou prévenir la conflictualité est abordée suivant une approche qui vise à dépasser la césure révolutionnaire afin d’approfondir judicieusement l’hypothèse d’une succession entre la justice seigneuriale et la justice de paix. Avant et après 1789, les populations urbaines et rurales avaient le même besoin d’une loi simple et d’un système juridique à la fois proche du justiciable, efficace et de faible coût. Certaines pratiques judiciaires et parajudiciaires témoignent ainsi d’une réelle continuité. L’examen de cette transition offre une opportunité intéressante : celle de comparer la conciliation obligatoire (une spécificité judiciaire de la justice de paix) aux pratiques observées dans les sources judiciaires d’Ancien Régime. Au-delà de ces grandes lignes, l’ouvrage fourmille

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d’informations, de détails, d’analyses suggestives dont il serait périlleux de dresser une quelconque liste ici. Mais si la richesse des communications rend vaine toute prétention à un compte rendu exhaustif, il n’est pas inutile d’en rappeler les distributions thématiques.

2 La première partie de l’ouvrage regroupe les communications des deux journées d’étude « Les usages sociaux de la justice » organisées à Angers les 12 décembre 2003 et 7 mai 2004 par Antoine Follain, Bruno Lemesle (histoire médiévale) et Eric Pierre (histoire contemporaine). Ces différents travaux s’articulent autour d’un questionnement fondamental : comment les populations se servent-elles de la loi et contribuent-elles à en modifier les pratiques ? Jean Claude Diedler propose en premier lieu une analyse très fine des « Justices et dysfonctionnements sociaux… » et plonge le lecteur au cœur du monde rural de la Lorraine du sud au XVIe et XVIIe siècle. Se dessine alors l’image d’une société violente, où le comportement des populations reflète avant tout les fortes contraintes seigneuriales. Sous les effets d’une justice qui privilégie l’accusation et tend à diviser les habitants, les solidarités communautaires finissent par céder. L’institution judiciaire devient même pour certains marchands ou laboureurs un moyen d’assurer de possibles profits en supprimant rivaux et concurrents. La contribution de Jean Claude Diedler fondée sur un argumentaire minutieux dynamise les connaissances mobilisées et offre au lecteur un bel aperçu de la qualité de l’ouvrage. S’ensuivent deux articles intitulés respectivement « Réguler par soi-même ou s’en remettre aux juges ? » (Antoine Follain et Estelle Lemoine) et « Vaut-il mieux s’arranger que plaider ? » (Hervé Piant). Les auteurs excellent à dépeindre les divers « usages sociaux de la justice » et démontrent assez habilement que la justice et l’infrajustice ne peuvent se penser l’une sans l’autre. L’infrajustice apparaît comme une justice à la fois souple, gratuite et discrète. Ses vertus semblent répondre point par point aux tares d’un système judiciaire rigide, coûteux, à l’origine de bien des troubles et de discordes. Face à une situation conflictuelle, les justiciables ont donc devant eux toute une gamme de réactions possibles et la justice institutionnelle n’est qu’une alternative parmi d’autres.

3 La seconde partie de l’ouvrage intitulée « Administrations et Justice locales de l’Ancien Régime au XIXe siècle » rassemble un bouquet d’articles comprenant entre autres plusieurs contributions des étudiants angevins associés à l’HIRES. Les premiers travaux présentés dans cette section offrent une analyse détaillée de la justice de proximité au sein du monde rural. Daniel Peter évoque ainsi la remise en cause de la condition juridique des communautés rurales alsaciennes au milieu du XVIe siècle. Centrant son propos sur l’analyse de la coutume de Preuschdorf (1575), l’auteur met en lumière l’établissement de nouveaux rapports de droits au lendemain d’une révolte paysanne sévèrement réprimée. Jean Claude Diedler s’intéresse quant à lui à l’appareil judiciaire de la Lorraine du Sud et essaie de comprendre comment le justiciable perçoit l’action de la justice. Il s’agit donc de décrire non plus un système juridique mais un vécu historique. Le rôle du clergé paroissial dans le règlement des conflits locaux sous l’Ancien Régime est ensuite abordé dans un article d’Anne Bonzon. Le curé apparaît ainsi comme un médiateur entre Dieu et les hommes. Suivant cette même logique qui consiste à analyser les différents « acteurs » du monde judiciaire, Fabrice Mauclair s’intéresse aux « auxiliaires de la justice » et prend pour cadre un tribunal seigneurial angevin : témoins, experts, médiateurs et arbitres contribuent tous à leur manière à rendre la justice ducale plus efficace et plus proche des justiciables. Un rôle délicat au

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vu du nombre de conflits répertoriés dans les sources… Dans un article cosigné avec Antoine Follain, Jean Louis Guitteny nous explique ainsi que la pratique des baux à cheptel constitue le ferment de toutes sortes de querelles. L’examen de la sentence provisoire d’un procès se déroulant devant la justice seigneuriale de Bécon en 1689-1690 nous permet d’entrevoir le fonctionnement d’une pratique judiciaire de proximité. Comme l’explique Emeline Dalsorg, cette justice ne jouit guère d’une excellente réputation. Les critiques contre les officiers seigneuriaux ont été nombreuses : la lenteur à juger, l’absentéisme ou encore le cumul des charges alimentent divers reproches. Au-delà de l’espace rural, cette justice de proximité et les divers aspects des justices municipales sont également étudiés dans plusieurs sortes de villes : par exemple des villes petites et moyennes en Haute Auvergne au XVIIIe siècle(Jean-Luc Bersagol), des grandes villes dans le nord de la France (Catherine Denys) ou encore une ville [préciser] qui était le siège du parlement du Dauphiné (Claire Courtecuisse). Assez curieusement lorsque l’on s’intéresse de près aux « plaids du Rewart » et autres « petits plaids du mardi » (Catherine Denys) on ne voit pas tant de différences avec les « Justices de village ». Ces juridictions subalternes présentent de réels atouts : rapidité, gratuité et indulgence constituent les principales qualités de ces petits tribunaux dont les services sont très appréciés par la population urbaine. En privilégiant la conciliation et non la répression cette justice d’utilité sociale n’effraie pas les habitants qui y ont volontiers recours jusqu’aux dernières années de l’Ancien Régime. Contrairement à l’appareil intimidant de la « grande » justice et ses lenteurs procédurières, cette justice subalterne entre pleinement dans les critères de définition d’une justice de proximité. À partir de la Révolution, les juges de paix succèdent ainsi naturellement à ces petites justices municipales. Cyril Belmonte, Arnauld Cappeau, Antoine Follain et David Potier nous dressent le portrait de cette juridiction de proximité dont les objectifs majeurs sont la conciliation, la médiation et la régulation. L’ouvrage donne aussi des coups de projecteurs plus ciblés et ce notamment à travers l’étude des « surposés de l’horte » en Roussillon (Gilbert Larguier) ou encore l’analyse du pouvoir judiciaire des maires dans la seconde moitié du XIXe siècle en Ille-et-Vilaine (Jean-François Tanguy).

4 Nous n’avons évoqué ici qu’une partie des riches informations et problématiques développées dans ce volume. Deux lignes de force sont finalement apparues au fil de ces diverses contributions : au premier chef, l’insistance sur l’histoire de la « police » et l’établissement des normes juridiques. L’autre constante fut l’attention particulière accordée aux « usages sociaux » de la justice et aux pratiques d’arbitrage et de médiation. Le lecteur regrettera peut-être qu’à la différence des Actes précédents des colloques angevins en histoire moderne, celui-ci soit dépourvu d’une section bibliographique. Cette absence compromet quelque peu son usage potentiel comme instrument de travail. À part cette critique purement formelle, l’ouvrage à la fois rigoureux et attrayant ne manque ni d’ambition ni de profondeur. Il s’agit là d’un important travail de recherche dont l’approche délibérément kaléidoscopique ouvre la voie à bien des perspectives de recherches.

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AUTEURS

SYLVAIN PRIGENT

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Caroline LE MAO, Parlement et parlementaires : Bordeaux au Grand Siècle

Gauthier Aubert

RÉFÉRENCE

Seyssel, Champs Vallon, 2007, 382 p.

1 S’ouvrant sur une citation de Montesquieu et s’achevant sur une fable de la Fontaine, le livre de Caroline Le Mao est en quelque sorte une invitation à parcourir le chemin qui va du XVIIIe au XVIIe siècle. Elève d’un Michel Figeac qui a éclairci de manière magistrale, avec d’autres parmi lesquels on citera William Doyle, le XVIIIe siècle parlementaire bordelais, Caroline Le Mao s’aventure dans un XVIIe siècle parlementaire sans doute moins connu. L’ouvrage est en réalité le second volet d’une thèse soutenue à Bordeaux III. Le premier de ces volets, Les Fortunes de Thémis, publié en 2006 par la Fédération historique du Sud-Ouest, était une évocation de ces Messieurs à la ville. Cette fois, c’est au palais que les augustes sénateurs sont campés. « D’une régence à l’autre » – titre de la thèse –, soit de la Fronde à la polysynodie, l’auteur propose une relecture de la vision traditionnelle de l’histoire des parlements longtemps vus comme sonnés par la Fronde avant d’être soumis par un Louis XIV incarnation de l’absolutisme triomphant. L’intérêt du poste d’observation bordelais réside en particulier dans le fait que la ville fut on ne peut plus remuante, comme le montrent la fameuse Ormée et la révolte du Papier timbré, qui a commencé sur les bords de la Gironde, ce que les Bretons oublient parfois. Après avoir présenté une institution parlementaire plus « immuable » (p. 13) en apparence qu’en réalité, avec son vaste ressort, ses larges compétences, ses six chambres (si l’on compte celle de l’Edit), son antique palais (l’Ombrière), sa centaine de magistrats, Caroline Le Mao lance le lecteur dans le chaudron bordelais de la Fronde. Dans un contexte local aussi complexe qu’effervescent – le contraste avec Rennes est ici frappant –, l’auteur présente un parlement défenseur naturel de la province face aux

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exigences fiscales et finalement plus préoccupé par les enjeux locaux et provinciaux – et en particulier par son hostilité au gouverneur d’Épernon – que par les débats nationaux. S’appuyant sur un « peuple » dont les intérêts convergent avec les siens, et suite au départ de l’intendant et du dit gouverneur, la cour est un temps maître de Bordeaux, mais cela ne dure pas. La position délicate des magistrats durant cette période apparaît en particulier avec la question du financement de l’insurrection puisque le parlement, ironie de l’histoire, pour financer le combat, rencontra en ce domaine les mêmes problèmes que la monarchie. Mieux, il apparut difficile au parlement de lever un impôt, puisqu’il s’était posé en héraut de la lutte anti-fiscale, mais il lui apparaissait par ailleurs problématique de s’emparer des deniers du roi, car cela aurait été rompre la légalité, « un souci qui n’était pas que rhétorique » (p. 94) note Caroline Le Mao, dont la clef de voûte de la démonstration repose sur l’idée que l’ennemi était non le monarque, mais d’Epernon et que l’enjeu du conflit était d’abord la question de la domination locale. Ainsi, contrairement à ce que certaines accusations du temps affirmèrent, les parlementaires ne furent pas « républicains » (p. 97). Ils restèrent malgré tout fidèles à un roi d’où ils tiraient leur pouvoir, d’où une paradoxale et inconfortable désobéissance dans la fidélité. Face à l’intransigeance du pouvoir royal à leur endroit, les magistrats en appelèrent à Condé, ce qui contribua à leur marginalisation dans le jeu politique, « la réalité parisienne se surimposant au jeu bordelais » (p. 99) et le dépassant. L’affaiblissement du parlement fut d’autant plus marqué que, parallèlement, les magistrats ne cessent de se diviser puisqu’il existe une poignée de partisans du pouvoir royal et que les frondeurs s’opposent entre modérés et radicaux. L’institution il y a peu encore omnipotente sombre alors au gré des épurations successives opérées par Condé et l’Ormée, désormais véritables maîtres de la ville. La « rentrée » parlementaire de 1653 est assez pathétique, se déroulant à Agen où la cour a été transférée par le roi, en présence de 14 magistrats, tandis que 8 jusqu’au-boutistes siègent encore dans le palais de l’Ombrière. Au lendemain de l’épreuve, le pouvoir royal joue la modération : le retour à Bordeaux est effectif dès 1654 et nulle chasse aux sorcières n’est organisée. Les magistrats, de leur côté, vont en 1658 à Libourne célébrer Mazarin, pas dupe, comme le « Génie de la France » (p. 114), et le roi descend l’année suivante dans l’hôtel d’un ancien frondeur. À cette date, le parlement a retrouvé des couleurs, dont témoignent les remontrances qu’il adresse dès 1655. Replaçant la cour bordelaise parmi ses pairs, Caroline Le Mao la trouve même plus pugnace que d’autres. Celles de Rennes et d’Aix, en particulier, « paraissent avoir abdiqué toute velléité politique après 1654 », mais son enquête statistique, menée à partir de l’inventaire des arrêts du Conseil, s’achève en 1661, et conduit à s’interroger dans la mesure où John Hurt, étudiant, lui, les années 1661-1675, expose, pour Rennes, une réalité plus contrastée1. Ainsi l’ordonnance civile est-elle enregistrée en une matinée à Bordeaux, tandis que, selon John Hurt, la cour rennaise lui résiste cinq mois durant. Par là, le travail de Caroline Le Mao a le grand mérite de mettre le doigt sur les lacunes de notre connaissance des parlements de province sous Louis XIV. Un des cœurs de l’ouvrage est atteint aux pages 122-124, quand Caroline Le Mao lance quelques idées sur la fameuse déclarationde 1673 qui ne manqueront pas de susciter intérêt et débats. Ce texte, note-t-elle, est moins une rupture que l’aboutissement d’une progressive politique de pacification – de dépolitisation pourrait-on dire – et n’a pas supprimé un droit de remontrances toujours utilisé par la suite, non sans quelque efficacité parfois. Entreprenant l’esquisse d’une audacieuse opération de dépoussiérage historiographique, elle souligne combien le débat sur le droit de remontrance s’inscrit

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dans le cadre d’une reconstruction a posteriori, qui doit beaucoup aux écrits de Louis XIV, de d’Aguesseau et aux Lumières. Ce faisant, elle vient appuyer ceux des historiens qui remettent en cause le fait que Louis XIV aurait réduit en 1673 les parlements au silence2. Assurément il y a là une question qui mérite d’être approfondie, car certes, pour plagier Jean Meyer, il ne s’agit que des parlements, mais à travers eux, c’est toute la question de l’absolutisme qui se trouve posée. Caroline Le Mao montre ainsiun pouvoir qui cherche à placer dans l’institution des hommes surs et appréciés de leurs confrères, dans le but de mener la cour par la « douceur et non par l’affrontement et la contrainte » (p. 130). « Négociation » : voilà le maître mot, à mille lieues de la vision lavissienne si longtemps enseignée. « Moins dogmatique que pragmatique », « moins brutale qu’on a bien voulu le dire » (p. 173), la politique royale, au-delà de coups de force plus ou moins spectaculaires, est faite d’une multitude d’actions discrètes, mais constantes, comme les courriers incitatifs ou les cassations d’arrêts. Comment expliquer dès lors la révolte du Papier timbré qui se conclut par un bien long exil de 15 ans hors de Bordeaux ? C’est que tout n’est pas serein dans le ciel gascon. Depuis le milieu des années 1660, le pouvoir se fait moins conciliant – Caroline Le Mao évoque même une « brutalisation des rapports roi / parlement » (p. 141) –, plus exigeant fiscalement, sans oublier que la construction du château Trompette est un puissant et fédérateur motif d’insatisfaction. L’analyse, notons-le, est gênée par la disparition des registres secrets de la cour, mais il semble se dégager que le parlement, même s’il fut quelque peu dépassé par le tumulte, n’eut pas trop à démériter, voyant même un des siens massacré par les mutins qu’il voulait raisonner. En réalité, le transfert de la cour à Condom était sans doute d’abord, d’après l’auteur, une manière parmi d’autres de punir Bordeaux. Là serait la grande différence avec Rennes, dont le parlement aurait été, lui, puni pour complicité manifeste avec les émeutiers, ce qui est effectivement possible. Le parlement de Bordeaux semble bien mettre du temps à retrouver sa vigueur politique et le contraste paraît ici net avec l’après Fronde. Pourtant, on comprend que, progressivement, le parlement est finalement passé, sous Louis XIV, de l’opposition « ouverte » à l’opposition « couverte ». Le temps de la désobéissance dans la fidélité est bien fini, mais, à la fin du règne, entre mesures financières, guerres, crises et querelle janséniste, on devine les contours de ce qui serait une certaine obéissance dans la défiance. À la naissance du fils du duc de Bourgogne « lorsqu’on a crié « Vive le roi », personne n’a répondu » (p. 159). La mort du Grand roi, pourtant, ne constitue pas une vraie rupture, puisque Caroline Le Mao constate que la fin du règne de Louis XIV voit « un affaiblissement de la pratique absolutiste » (p. 166), que prolonge la Régence première manière. Celle-ci marquerait moins le retour des parlements dans le « jeu politique » que la renaissance de celui-ci accaparé de longues années durant par le Grand roi lui-même, une « repolitisation » en somme. Ce jeu politique connaît une inflexion quand, sur la question très locale de l’hôpital Saint-André, la « lune de miel » (p. 168) entre Orléans et ces messieurs prend fin, dès 1718, ce qui n’est d’ailleurs pas propre à Bordeaux. On en revient alors à des relations que Caroline Le Mao ne craint pas de qualifier de « violentes » (p. 171). D’une Régence à l’autre, l’auteur dresse ainsi le portrait d’un parlement préoccupé en premier lieu par les questions locales, soit celles qui intéressent sa propre place dans la société politique provinciale. Les derniers chapitres consacrés aux magistrats eux-mêmes permettent de présenter les offices, les pratiques professionnelles et les familles présentes au palais. Il y a là des pages d’histoire sociale assurément très utiles. Chemin faisant, Caroline le Mao en profite pour prolonger ses réflexions sur les liens entre le roi et les magistrats, par exemple en

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soulignant subtilement, à l’encontre l’image d’officiers « libérés de la tutelle royale par la vénalité » (p. 228), que le monarque, n’a pas renoncé à contrôler les parlementaires, ce contrôle étant cependant plus conciliant que contraignant. Elle insiste également sur les phénomènes générationnels et remarque ainsi que le personnel de la cour a été fortement renouvelée à l’aube du XVIIIe siècle, ces nouveaux venus formant une « génération triomphante » (p. 360) qui n’a connu ni Fronde, ni Papier Timbré, ni exil, ce qui permet de mieux comprendre les inflexions politiques de la fin du règne. Au final, on est impressionné par l’ambition d’un travail qui, si on oublie pas qu’il est à compléter par la lecture des Fortunes de Thémis, porte tant sur les questions politiques et institutionnelles que sociales et culturelles, et ce, sur une période de près de cent ans, et pour une institution qui a compté plusieurs centaines d’individus durant cette période. Il s’agit donc bien d’une contribution des plus utiles à la connaissance de la robe du temps de Louis XIV – sans index, hélas – et une invitation à poursuivre les recherches sur ces hautes cours qui, note Caroline Le Mao, furent longtemps bien mal aimées des historiens, un temps qui semble en passe d’être révolu.

NOTES

1. HURT, John, « La politique du parlement de Bretagne, 1661-1675 », ABPO, 1974, p. 105-130. 2. Michel Antoine, « Les remontrances des cours supérieures sous Louis XIV (1673-1715) », Bibl. Ec. Chartes, 1993, p. 87-122 ; Frédéric Bidouze, Les remontrances du Parlement de Navarre au XVIIIe siècle, Biarritz, 2000 ; sur ces questions, voir la synthèse d’Olivier Chaline, Le règne de Louis XIV, Paris, 2006, p. 316-322

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Jean-Pierre JESSENNE (dir.), Vers un ordre bourgeois ? Révolution française et changement social

Guillaume Boissel

RÉFÉRENCE

Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2007, 418 p.

1 « État bourgeois ! Espèce d’étudiants bourgeois !… » Toutes ces exclamations entendues ici et là traitent toujours d’une même partie de la société : la bourgeoisie. Cependant qu’est ce qu’un bourgeois ? Comment le définit-on ? Cette question Jean-Pierre Jessenne et ses collègues historiens, ont essayé d’y répondre dans un colloque en janvier 2006 à Lille dans un cadre chronologique assez vaste : avant, pendant et largement après la Révolution Française. Cet ouvrage constitue la publication des actes de ce colloque.

2 Le lecteur averti pourrait se dire qu’il s’agit d’un nouvel ouvrage reprenant le classique schéma marxiste selon lequel la Bourgeoisie a éliminé la Noblesse durant la Révolution afin de prendre le pouvoir. En fait, il ne s’agit pas d’un ouvrage à connotation marxisante ou à tendance partisane. Il s’agit d’un ouvrage scientifique qui, en dehors de toutes querelles idéologiques, en 400 pages environ, essaie de donner des éléments de réponse à la question de la formation de la bourgeoisie avant, pendant et après la décennie révolutionnaire. Il s’articule autour de 21 communications regroupées en quatre grands thèmes. Après une première partie consacrée à une mise au point historiographique, cet ouvrage propose trois manières d’étudier la bourgeoisie et ce, dans des cadres différents : l’itinéraire de bourgeois par-delà la Révolution, la prise du pouvoir par la bourgeoisie, les pratiques culturelles bourgeoises et leurs représentations dans la société. Cet ouvrage collectif n’est pas le premier à paraître sur ce sujet. Cependant, il reflète bien la façon d’étudier la Révolution française depuis ces vingt dernières années. En effet, après la fin de la guerre idéologique entre

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« Sobouliens » et « Furétistes », les historiens meurtris par ce combat ont pris le parti de travailler indépendamment les uns des autres émiettant fatalement la recherche historique. Cet ouvrage est le reflet de cette tendance. Il regroupe des cas d’études très précis autour d’un thème. Les chercheurs français et internationaux se joignent les uns aux autres afin de dresser un bilan des études et de répondre à des questions multiples. Ce renouveau des questionnements, venu en partie du monde anglo-saxon, apporte aux historiens français de nouvelles pistes de travail.

3 Philippe Minard se charge de retracer dans le premier article les différents courants historiographiques français ayant étudié la décennie révolutionnaire. Cette synthèse très complète permet de se rappeler les problématiques qui ont poussé Jean-Pierre Jessenne à organiser ce collque. Le deuxième article traite toujours de l’historiographie du concept de bourgeois au niveau de l’Occident et plus particulièrement sur l’influence de Cobban sur l’historiographie anglaise de la Révolution française. Le troisième article met en rapport l’évolution des pays d’Europe de l’Est avec l’évolution du concept de la bourgeoisie par les historiens de ces pays. Enfin, cet ouvrage ne pouvait délaisser l’historiographie américaine qui a permis un renouvellement des axes de recherches sur la Révolution. La synthèse des discussions à la fin de cette première partie permet de nuancer ce renouvellement qui daterait de vingt ans. En effet, les historiens Kaplan et Heirwegh rappellent, qu’en son temps, Daniel Roche avait étudié de façon très spécifique les bourgeois de Paris au XVIIIe siècle, durant ses premières années de recherches. Cette partie s’adresse prioritairement aux lecteurs non spécialistes de la Révolution française. En effet cette mise au point, très intéressante dans son ensemble et en particulier dans l’article sur les courants historiographiques dans les pays d’Europe continentale, s’avère secondaire pour les spécialistes de la décennie révolutionnaire.

4 Ces différentes acceptions du concept de bourgeoisie ont finalement poussé les historiens à étudier de façon quasi-individuelle les destins de certains bourgeois. En passant des bourgeois du faubourg Saint-Marcel à la bourgeoisie rurale, les quatre communications rassemblées sous le titre « Itinéraire bourgeois par-delà la Révolution » permettent de faire un tour d’horizon des différents groupes sociaux qui composent la bourgeoisie. Les deux dernières communications de cette seconde partie amènent le lecteur à réfléchir à la fois sur l’origine de cette bourgeoisie à l’époque moderne mais aussi sur sa place durant les luttes sociales de la Révolution. À travers ces communications, le lecteur conclura sur le fait que les études de cas précis et les questions de fond sont de nouveau d’actualité, reléguant au second plan les querelles idéologiques du siècle dernier. Elles ont le mérite de traiter de groupes sociaux (les nouveaux riches, les hommes de lois…) à travers la Révolution, avant de conclure sur le fait qu’il n’y a pas une mais bien de multiples bourgeoisies, aux intérêts différents voire divergents.

5 La mise en place d’un ordre bourgeois passe inéluctablement par la prise de pouvoir. Cette troisième partie s’attache, à travers six exemples, à vérifier cette affirmation dans l’espace français mais aussi pour une république sœur : la Belgique. La Belgique est à l’honneur dans l’article du défunt Jacques Logie sur les municipalités rurales dans le département de la Dyle. L’article de Melvin Edelstein traite également des municipalités puisqu’il porte sur 85 mairies ou chefs lieux entre 1790-1792. Ces deux communications permettent de découvrir l’identité et l’origine sociale de ces maires. Le bilan est sans appel puisqu’en France les maires sont en majorité des hommes de loi

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malgré une vraie prise de pouvoir de la part de la classe moyenne (les artisans notamment). Pour la Belgique entre 1800-1814, le constat est plus alarmant car on assiste à un retour de la noblesse aux postes municipaux. Les quatre autres communications de cette partie font le même constat sur l’origine des députés pendant la Constituante et le Directoire. L’étude des différentes structures du pouvoir au début et à la fin de la Révolution permet de voir l’évolution de l’Etat français mais aussi de l’évolution de la bourgeoisie passant d’un groupe social politiquement secondaire au groupe social le plus important à la fin de la décennie révolutionnaire. Cette ascension est consolidée sous l’Empire et la Restauration où l’ancienne noblesse et la nouvelle classe dominante vont se rapprocher et créer de nouvelles grandes familles.

6 La dernière partie de l’ouvrage porte sur l’embourgeoisement de la société française tout au long du XIXesiècle, à travers le code civil de 1804 mais aussi sur l’art et les pratiques sociales. Dans ce nouvel ordre bourgeois, la famille tient un grand rôle. René Robaye et Anne Vergus ont tous les deux étudié la place de la famille et sa mutation. Tous deux s’appuient sur le code civil de 1804. René Robaye pense que le premier tome consacré à la famille reflète la vision que la bourgeoisie a de la famille. Anne Vergus porte son étude sur l’évolution du concept de mariage passant d’un mariage de famille à l’époque moderne à l’union de deux individus après la Révolution. Toujours par le biais de la structure familiale, Philippe Bourdin s’intéresse aux pratiques sociales de la bourgeoisie. Il s’attarde un moment sur l’alimentation pour conclure que cette dernière révèle la place de chaque personne dans la société. Il étudie aussi la culture des apparences en prenant l’exemple de l’évolution des tenues officielles des fonctionnaires. Cette évolution est visible par la volonté d’une partie de la bourgeoisie (et surtout de la jeunesse dorée) de se distinguer du peuple par des codes vestimentaires différents, une alimentation plus riche, mais aussi une décoration intérieure plus élaborée et de fait plus coûteuse. Les dernières communications de cet ouvrage traitent de la représentativité de la bourgeoisie dans la société. L’article de Gérard Gayot se base sur les discours de Necker et de Jean Baptiste Say, afin de découvrir l’existence d’une idéologie bourgeoise tandis que Lynn Hunt utilise les arts et en particulier les estampes afin d’y découvrir la vie quotidienne des bourgeois. Elle termine son article en écrivant que les représentations sociales dans les textes, les estampes ou les tableaux permettent d’intégrer de nouvelles normes afin de créer un ordre bourgeois. Les derniers mots de ce livre reviennent à Pierre Karila-Cohen. Il étudie les enquêtes sur l’esprit public, voulues par le ministère de l’intérieur entre 1814-1848. Si rien n’apparaît sur la bourgeoisie de façon claire dans ces enquêtes, il découvre qu’en passant de l’enquête sur l’esprit public (riche en information de toutes sortes) à des enquêtes sur l’opinion publique (certes plus rationnelles mais moins riches que les précédentes en informations) se dessine un model de société binaire : les dominants et le peuple. Pour Pierre Karila-Cohen, ce modèle de société créé par les tenants du pouvoir est à l’origine de notre vision de la société. Cette vision consiste à séparer les dominants et les dominés en oubliant toutes les autres formes du politique.

7 Au terme de ces 400 pages il parait nécessaire de dresser un bilan sur les objectifs de cet ouvrage. Les 21 communications permettent d’apporter des réponses, mais aussi de méditer sur de nouvelles pistes de réflexion. On ne parle plus d’une bourgeoisie mais d’un ordre bourgeois dont l’avènement était prévisible avant la décennie révolutionnaire. La Révolution n’aurait qu’amplifié un processus inexorable. Cet ordre bourgeois serait mis en place tout au long du XIXe siècle sans être palpable. Nous n’aurions pas à faire à une, mais à de nombreuses formes de bourgeoisies et de

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pratiques bourgeoises : institutionnelles, sociologiques, culturelles… Les communicants ont essayé de préciser les catégories sociales relevant de la bourgeoisie dans un cadre spatio-temporel donné. Ces études multiples et ambitieuses combinées à de multiples références historiographiques, livrent au lecteur de nombreuses pistes de lectures pour approfondir sa réflexion sur la bourgeoisie. Mais le lecteur se perd un peu dans ce foisonnement de références. Le second regret concerne la structure de l’ouvrage. Le passage rapide d’un sujet à un autre au gré des différends masque un peu la continuité de la réflexion développée dans ce livre. Ce léger défaut est toutefois efficacement corrigé par une longue présentation des articles à chaque début de partie. Ces présentations ont le mérite de lier les articles les uns aux autres redonnant à l’ouvrage toute sa cohérence. Ceci est lié à la nature même de l’ouvrage. Ne perdons pas de vue qu’il s’agit du compte rendu d’un colloque et non d’une œuvre individuelle retraçant une seule réflexion. Malgré des légers défauts qui n’entament en rien l’excellente qualité de cet ouvrage, Jean-Pierre Jessenne et ses collègues chercheurs, nous livrent ici plusieurs réflexions novatrices portant sur la création d’un ordre bourgeois à travers de multiples exemples. Cet ouvrage est à lire, même à approfondir, pour tous ceux qui cherchent à savoir ce qui se cache derrière le concept polémique de Bourgeoisie.

AUTEURS

GUILLAUME BOISSEL

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Béatrice BAUMIER, Tours entre Lumière et Révolution, pouvoir municipal et métamorphoses d’une ville (1764-1792)

Bertrand Lesaux

RÉFÉRENCE

Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2007

1 Ce livre renouvelle en profondeur l’image de Tours à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution. Les travaux antérieurs étaient très peu nombreux à aborder cette histoire de la municipalité tourangelle. Pourtant, ce type d’étude n’est pas nouveau. En 1984, Jacques Maillard avait étudié la municipalité d’Angers ; en 1990, Philippe Guignet s’était penché sur les villes du Nord. D’autres chercheurs s’étaient lancés dans des travaux similaires, tel Guy Saupin, en 1996, pour la ville de Nantes. Deux ouvrages paraissent ensuite coup sur coup sur la ville de Tours : à la suite de celui de François Caillou, paru en en 2005, qui était consacré au bureau des finances de Tours, voici publiée la thèse de doctorat que Béatrice Baumier, professeur agrégée d’histoire, a soutenue devant l’Université de Tours en 2004.

2 L’intérêt de cet ouvrage se situe d’abord au niveau événementiel. Le début et la fin de la période étudiée sont caractérisés par des bouleversements politiques et structurels. En 1764, la réforme de L’Averdy introduit le système électoral dans l’organisation municipale afin de briser les oligarchies et remettre en ordre les budgets. En août 1792, la chute du Trône met fin à la monarchie en France et instaure un régime qui se veut en rupture totale avec le passé, tandis que les vestiges subsistent encore au temps de la monarchie constitutionnelle. Ce choix de la chronologie nous fait traverser une période délicate et mouvementée de l’histoire de la municipalité de Tours, bien ancrée dans son temps, désireuse de diffuser les progrès techniques et culturels au reste de sa population. Le travail sur les registres de délibération du corps de ville d’Ancien Régime, du Comité, du conseil municipal et du conseil général de la commune, n’a pas

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seulement permis de reconstituer une histoire de l’institution municipale, l’auteur s’est interrogé aussi sur le rôle des hommes et des personnalités qui ont animé le pouvoir.

3 Dans une première partie, l’auteur passe en revue les municipalités qui se sont succédées à Tours. Parmi les réformes municipales, celle de L’Averdy se distingue par son ambition d’uniformisation des institutions de villes du royaume. Les textes de 1764 et 1765 ont pour vocation d’exiger des édiles une meilleure attention portée aux finances locales. En contrepartie, les villes retrouvent la liberté électorale confisquée au début du siècle. Le processus électoral permit à des hommes nouveaux de s’illustrer à l’exercice du pouvoir. Une étude prosopographique des candidats met en valeur une percée des professions libérales et des artisans boutiquiers. Comme les critères de sélection varient en fonction des postes à pourvoir, la réforme n’a pas bouleversé en profondeur les catégories sociales habituellement représentées au pouvoir municipal, mais elle a eu, à Tours, le mérite de faire émerger une pratique électorale vivante, particulièrement moderne. L’abrogation de la réforme en 1771 par l’abbé Terray renoue avec les anciennes structures et paralyse la municipalité pour un temps. Elle parvient, non sans peine, à racheter en 1783 les offices de receveur et de contrôleur des deniers communs. Pour défendre au mieux ses intérêts et ceux de la ville, le dernier maire de l’Ancien Régime, Jean Charles Benoît de la Grandière, se rapproche de la Monarchie. Un travail de lobbying est effectué auprès d’elle qui permet le rétablissement des foires et la suppression des droits sur les vins circulant sur la Loire. Des émeutes de juillet 1789 naît le Comité permanent provisoire qui absorbe l’ancienne municipalité. Il éprouve, du reste, les mêmes doutes que l’ancienne municipalité avant la Révolution sur sa légitimité. Heureusement, la loi du 14 décembre 1789, très attendue, impose de nouvelles élections et organise un nouveau régime municipal qui permet, encore, à l’univers marchand de conquérir progressivement le pouvoir.

4 La deuxième partie se concentre sur les moyens du pouvoir municipal. Elle met en valeur le quotidien du corps de ville. Le nouvel hôtel de ville, inauguré en 1775, a été financé par les fonds du roi, fonds que l’intendant Du Cluzel a su se faire attribuer habilement. Le rôle des édiles au sein de la cité est mis en exergue : en tant qu’acteurs de la cohésion urbaine, ils ont un rôle essentiel durant les fêtes et les célébrations de la ville. Leurs séances de travail et leur organisation sont décrites avec précision, la liste des plats leur ayant été servis durant une séance de travail est même restituée ! L’auteur a su bien faire parler ses documents pour souligner les diverses circonstances dans lesquelles les édiles prenaient les décisions. Il aurait peut-être été préférable de placer cette présentation du corps de ville au début de l’ouvrage, étant donné ses aspects très généraux ; elle aurait pu aussi trouver place à la fin de cette deuxième partie, puisque celle-ci s’achève par quelques pages abondamment illustrées de photos et de portraits des édiles. Le chapitre suivant met en évidence la pauvreté des moyens financiers dont dispose la municipalité. Jusqu’à la remise en ordre de ses comptes en 1785-1787, la municipalité est toujours empêtrée dans ses dettes. Les édiles sont souvent obligés de faire des emprunts et des transferts d’argent hasardeux depuis des caisses parallèles. Les revenus d’octrois et les patrimoniaux ne seront réévalués que fort tard, peu avant la Révolution. Cette partie s’achève en dressant une sorte de bilan du rôle du corps de ville. L’auteur fait une comparaison intéressante entre ses fonctions pendant l’Ancien Régime et la Révolution. Assurément, la charge de travail s’est beaucoup développée pendant la Révolution, tout particulièrement dans le domaine fiscal où les tâches demandées excédent souvent les compétences des édiles.

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5 La dernière partie met en évidence le sentiment de plus en plus affirmé des édiles envers leur fonction. La municipalité s’inscrit activement dans son siècle, celui des Lumières, elle souhaite être utile et apporter un mieux vivre à ses concitoyens. Béatrice Baumier note qu’avec le droit de police retrouvé, le Comité provisoire, puis la municipalité élue en février 1790, sont en mesure de rassurer la population et d’apporter l’ordre et le calme. Les professions des recrues de la milice bourgeoise, puis de la garde citoyenne et la garde nationale, sont analysées et montrent la quasi- suprématie des classes négociantes et des maîtres artisans. L’auteur illustre ses propos par de nombreux graphiques et tableaux. La nouvelle route qui relie Paris à l’Espagne et qui passe par Tours apporte un dynamisme architectural sans précédent à la ville, et le corps de ville ose ce qu’il ne faisait pas avant, l’exploiter de son mieux. En effet, la ville s’équipe de lampadaires, la municipalité démantèle la muraille, perfectionne la voirie, numérote les maisons, assainit l’air de la ville en transférant les cimetières dans des lieux plus excentrés. La ville se redéfinit, elle devient progressivement un espace organisé et rationalisé, où toutes les initiatives semblent possibles. Pour compléter ce dynamisme, la vie économique et culturelle se développe, particulièrement dans les années 1780. Tours devient une place commerciale importante, nationale, grâce à la forte attractivité de ses foires, tandis que la vie culturelle s’anime, plus lentement, mais notamment grâce à l’école de dessin de Charles Antoine Rougeot.

6 L’ouvrage apporte des informations sur les modalités d’exercice du pouvoir, les réseaux d’influence et le développement de la conscience civique. Si la première partie peut être jugée trop théorique, elle est cependant essentielle afin de resituer le rôle des magistrats dans le juste contexte. Leur rôle est d’ailleurs très détaillé, et les annexes précisent le cursus honorum de chacun. La dimension sociologique de l’ouvrage a permis de mettre en évidence la conquête progressive du pouvoir par les classes marchandes et négociantes. Leur accession aux honneurs municipaux est l’occasion de renforcer la considération de leurs concitoyens. C’est également pour eux le moyen de s’enrichir en jouant un rôle actif dans le développement économique de la ville. Il est surtout intéressant de découvrir par quels moyens la municipalité s’est adaptée au fil des réformes, des personnalités des édiles, de suivre les relations qu’elle a entretenues avec les agents royaux, l’intendant ou le lieutenant de police. La municipalité se devait de répondre au plus près aux exigences royales tout en accomplissant les objectifs qu’elle s’était fixés. La tâche des édiles n’était pas aisée, et influencés par les Lumières, ils désiraient faire bénéficier leurs concitoyens de progrès importants en dépit de ses graves problèmes financiers.

7 Cet ouvrage est servi par une écriture agréable et un style sans fioriture. La rigueur et la précision de l’auteur participent à son intérêt. Tout en retraçant, à l’intention des spécialistes de l’histoire urbaine, celle de la municipalité de Tours, il permet aux Tourangeaux de découvrir des personnalités dont le souvenir se réduit souvent à leur nom. C’est l’opportunité d’approfondir ses connaissances de la société urbaine.

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AUTEURS

BERTRAND LESAUX

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Jean-Baptiste-Henri-Michel Leprince d'Ardenay, Mémoires d’un notable manceau au siècle des Lumières (1737-1817)

Brigitte Maillard

RÉFÉRENCE

Rennes, PUR, coll. « Mémoire commune », 2007, 293 p.

1 La publication de ces Mémoires contribue à enrichir le corpus des écrits du « for privé » auxquels s’intéressent depuis plusieurs années les historiens, en particulier à l’université du Mans, dans le sillage des travaux d’Anne Fillon. Le manuscrit édité ici est dans le château même qu’a possédé son auteur en Sarthe et où subsiste un fonds important de documents le concernant ; il avait déjà été édité à la fin du XIXe siècle mais le texte avait été victime de coupures, de « corrections ». Leprince d’Ardenay (1737-1817) évoluait dans un monde bien différent de celui de Louis Simon, l’étaminier du bas Maine, puisqu’il fut un important entrepreneur ; par héritage il se trouvait à la tête d’une manufacture de cire, production qui fut une spécialité du Mans aux XVIIe et XVIIIe siècles et qui, grâce à un procédé exclusif, jouissait d’une réputation bien établie ; mais la Révolution porta un coup fatal à cette manufacture. Sa famille put s’élever dans la hiérarchie sociale en accédant à la noblesse grâce à l’acquisition d’une charge de secrétaire du roi ; dans sa parentèle figurent de nombreux officiers du roi.

2 Ces Mémoires, rédigés entre 1801 et 1817 alors que leur auteur a plus de 60 ans, retracent différents épisodes de la vie privée et sociale de Leprince, qui n’évoque qu’incidemment son activité de manufacturier et de négociant ; ce texte n’éclaire donc pas le lecteur sur le monde de l’entreprise et des entrepreneurs qui vivent dans cette ville moyenne qu’est alors Le Mans. De culture classique, Leprince écrit correctement mais sans originalité de style ; il prouve aussi sa maîtrise des chiffres quand il dresse un

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état financier des manufactures qui fonctionnent dans les institutions hospitalières dont il s’occupe. Les sujets qui retiennent son intérêt dans ce texte, dont une grande partie est rédigée bien longtemps après que se soient produits les événements décrits, sont de deux types, ceux de la sphère privée (naissances, mariages et décès, joies et chagrins) mais aussi ceux qui, dans la sphère publique, touchent à la vie sociale. L’auteur s’attache à décrire ses sentiments, ses attitudes et comportements personnels, familiaux et sociétaux et par là même ceux d’un groupe de l’élite mancelle. Si certains de ses conduites sont traditionnelles dans ces milieux et déjà bien connus, d’autres apparaissent comme beaucoup plus originales. Enfance et jeunesse furent marquées par la mise en nourrice, qui faillit être fatale à l’enfant, l’éducation au collège des oratoriens du Mans qui laissèrent une forte empreinte janséniste, le mariage qui fut à la fois d’inclination et de conformisme social (sa femme était de la famille des Véron, les fabricants d’étamines, et était la nièce de Véron de Forbonnais). Si la vie du couple fut heureuse elle fut attristée par l’absence d’enfant ; il en adopta plusieurs, dont en premier une nièce qui fut considérée vraiment comme sa fille et qui fut choisie comme héritière de la manufacture ; l’exposé des motivations et des critères du choix de ces enfants est d’un grand intérêt. Leprince put devenir, par acquêt ou héritage, propriétaire de différentes terres, dont celle d’Ardenay, situées à proximité du Mans et sur lesquelles il se rendait facilement ; il s’y intéressa beaucoup et les embellit.

3 Leprince manifesta tout au long de sa vie une grande curiosité d’esprit. Dans sa jeunesse et sa maturité il put donner libre cours à son goût pour les voyages, en France et dans l’Europe du nord-est. Catholique sincère il manifesta toute sa vie de fortes convictions religieuses et il consacra beaucoup de temps aux organismes manceaux de charité et d’assistance aux pauvres. Il ne refusa jamais les responsabilités et fit partie des différentes sociétés intellectuelles qui furent fondées au Mans durant son existence ; il fut aussi membre de la juridiction consulaire ; royaliste convaincu, il exerça cependant différentes responsabilités au début de la Révolution, dont il eut peu à souffrir (il fut quelques mois maire du Mans en 1790-1791) et dans les premières années du XIXe siècle ; il vécut avec joie la Restauration.

4 Sa conception de la société et de l’existence est optimiste, d’autant qu’il n’a pas vécu de moments vraiment difficiles, même s’il relate avec beaucoup d’émotion le décès de ses proches. Les descriptions qu’il donne de la vie à la campagne relèvent toutes d’une vision idyllique et « rousseauiste » ; ce n’est pas dans ce texte qu’il faut chercher une étude de la vie agricole dans le Maine bien qu’il ait été membre de la société d’agriculture du Mans.

5 Des photos, des reproductions de documents et quelques tableaux statistiques viennent judicieusement illustrer le texte. Le lecteur regrettera cependant de ne pas disposer d’une introduction plus fournie qui permette, entre autres, de comprendre comment le texte a pu être rédigé. Leprince suit un plan à la fois chronologique et logique, en centrant chaque chapitre sur un événement particulier de sa vie privée ou publique (non professionnelle) ; disposait-il de notes, d’un journal intime ou de voyage ? L’écriture en fin de vie explique sans doute en partie l’importance qu’il accorde à ses sentiments et une vision adoucie des événements. Les notes infra-paginales restent succinctes et se limitent souvent à des renseignements biographiques sur les individus concernés ; elles mériteraient une relecture attentive qui permettrait de corriger différentes coquilles et erreurs (par exemple, les remparts de Tours ont été détruits au XIXe siècle et non au XVIIIe siècle, comme le dit la note 14, p. 80).

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6 Ce texte apporte donc un témoignage intéressant sur la vie privée et sociale d’un membre de l’élite dans une province où les documents du « for privé » sont nombreux.

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Table générale tome 114 – année 2007

BOUGEARD, Christian, In memoriam Michel Denis (1931-2007) => n° 4, p. 7.

Articles

AQUILINA, Manuelle, « Une question d’art et de sentiment ». Les préfets face au patrimoine des départements en 1837 => n° 2, p. 57.

AUBERT, Christophe, (Gendarmerie et transition[s] politique[s] au XIXe siècle), Les missions politiques de la gendarmerie en Maine-et-Loire sous la monarchie de Juillet et le Second Empire => n° 2, p. 121. BARRIÈRE, Jean-Paul, (Travail, femmes et genre), Les veuves dans la ville en France au XIXe siècle : images, rôles, types sociaux => n° 3, p. 169. BAUDRU, Hervé, Une vie d’Hircocerf : Joseph Turmel (1859-1943) => n° 1, p. 185.

BÉLIGAND, Nadine, (La mort dans les villes du Sud), La mort dans la ville de Mexico au XVIIIe siècle => n° 4, p. 73.

BERGÈRE, Marc, (Gendarmerie et transition[s] politique[s] au XIXe siècle), Introduction. Gendarmerie et transition(s) politique(s) : un front pionnier pour les historiens ? => n° 2, p. 103. BLAVIER, Yves, Un utopiste quimpérois : Guillaume-Jacques Girard (1728-1821) => n° 1, p. 155. CARDONI, Fabien, (Gendarmerie et transition[s] politique[s] au XIXe siècle), La garde de Paris sous l’ère des transitions politiques => n° 2, p. 135. CÉRINO, Christophe, (Des descentes britanniques sur les côtes de l’Ouest aux rapports trans- Manche [XIVe-XIXe siècle]. Nouvelles approches), Enjeux stratégiques et opérations navales britanniques en Bretagne-Sud au XVIIIe siècle => n° 4, p. 133.

CHASSAIGNE, Philippe, (La mort dans les villes du Sud), Introduction => n° 4, p. 13.

COCAUD, Martine, GODINEAU, Dominique, (Travail, femmes et genre), Introduction => n° 3, p. 37.

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CUCARULL, Jérôme, L’industrie de la chaussure à Fougères avant 1914 d’après les dossiers de faillite des entreprises => n° 1, p. 163. DAVIE, May, (La mort dans les villes du Sud), Saint-Dimitri, un cimetière orthodoxe de Beyrouth => n° 4, p. 29. DELSALLE, Paul, (Travail, femmes et genre), Les ouvrières des mines et des salines, entre Vosges et Jura (XVe-XVIIIe siècle) => n° 3, p. 67.

DERAT, Marie-Laure, (La mort dans les villes du Sud), Tombes et cimetières éthiopiens : des rois, des saints, des anonymes => n° 4, p. 43. DERRIEN, Dominique, L’œil sur la lunette : l’industrie du cuir en Bretagne à la fin de l’Ancien Régime d’après l’enquête Necker de 1778 => n° 1, p. 131. DROUAULT, Célia, (Travail, femmes et genre), Le travail de la soie, une voie pour l’exercice de la liberté individuelle des femmes à Tours au XVIIIe siècle ? => n° 3, p. 159.

DUFOURNAUD, Nicole, (Travail, femmes et genre), Les femmes au travail dans les villes de Bretagne aux XVIe et XVIIe siècles : approches méthodologiques => n° 3, p. 43.

DZIEMBOWSKI, Edmond, (Des descentes britanniques sur les côtes de l’Ouest aux rapports trans- Manche [XIVe-XIXe siècle]. Nouvelles approches), La place des descentes sur les côtes françaises dans la politique de William Pitt l’Ancien (1757-1758) => n° 4, p. 119. ÉBEL, Édouard, D’une légalité à l’autre : gendarmerie et épurations, 1815-1816 => n° 2, p. 147. EL AMRANI, Frédérique, (Travail, femmes et genre), Femmes au travail dans les campagnes angevines durant le premier XXe siècle : quels mots pour quels travaux ? => n° 3, p. 109.

FUREIX, Emmanuel, (La mort dans les villes du Sud), La mort dans la ville. Esquisse de conclusion => n° 4, p. 97. GIRAUDON, Daniel, Drame sanglant au pardon de Saint-Gildas à Tonquédec en 1707. Gwerz ar c’homt a Goat-Louri hag an otro Porz-Lann => n° 1, p. 57. GUICHETEAU, Samuel, (Travail, femmes et genre), Y avait-il des ouvrières à Nantes au tournant des XVIIIe et XIXe siècles ? => n° 3, p. 91.

GUILLOREL, Éva, (Des descentes britanniques sur les côtes de l’Ouest aux rapports trans-Manche [XIVe-XIXe siècle]. Nouvelles approches), Chanson politique et histoire : le combat de Saint- Cast et les Anglais sur les côtes de Bretagne au XVIIIe siècle => n° 4, p. 167.

GUITTON, Laurent, un vicomte dans la cité : Jean II de Rohan et Dinan (1488-1516) => n° 2, p. 7. HARDEN CHENUT, Helen, (Travail, femmes et genre), Made in Troyes : genre et classe dans la bonneterie française => n° 3, p. 125. HÉRY, Laurence, L’entreprise Noël à Vitré au XXe siècle : un chausseur qui réussit => n° 2, p. 89. HOUTE, Arnaud-Dominique, (Gendarmerie et transition[s] politique[s] au XIXe siècle), Quand la gendarmerie démontait les barricades : naissance d’une administration légaliste (1830-1877) => n° 2, p. 159. HOPKIN, David, Lagadec, Yann, Perréon, Stéphane, (Des descentes britanniques sur les côtes de l’Ouest aux rapports trans-Manche [XIVe-XIXe siècle]. Nouvelles approches), La bataille de Saint-Cast (1758) et sa mémoire : une mythologie bretonne => n° 4, p. 195.

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LAGADEC, Yann, CÉRINO, Christophe, (Des descentes britanniques sur les côtes de l’Ouest aux rapports trans-Manche [XIVe-XIXe siècle]. Nouvelles approches), Introduction => n° 4, p. 109.

LAUX, Claire, (La mort dans les villes du Sud), La mort et la ville en Océanie => n° 4, p. 15.

LE BOT, Florent, La chute de la banque Beaucé et Cie. La remise en cause de l’équilibre fragile du système industriel fougerais durant les années 1930 => n° 2, p. 75. LÉCUILLIER, Guillaume, (Des descentes britanniques sur les côtes de l’Ouest aux rapports trans- Manche [XIVe-XIXe siècle]. Nouvelles approches), « Quand l’ennemi venait de la mer ». Les fortifications littorales en Bretagne de 1683 à 1783 => n° 4, p. 149. LE LUEL, Nathalie, Étude des vies de saint Ursin de Bourges : une première approche => n° 1, p. 7. LE PAGE, Dominique, Note critique : le marché de l’office et des capitaux dans la France de l’Ouest (À propos de la thèse de François Caillou, Une administration royale d’Ancien Régime : le bureau des finances de Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2 vol., 2005, 496 et 436 p.) => n° 1, p. 199. LIGNEREUX, Aurélien, (Gendarmerie et transition[s] politique[s] au XIXe siècle), De la Chouannerie à la gendarmerie ? les captations partisanes de la force publique dans les départements de l’Ouest (1814-1832) => n° 2, p. 109. LUC, Jean-Noël, (Gendarmerie et transition[s] politique[s] au XIXe siècle), Conclusion. La transition politique, observatoire original de la gendarmerie du XIXe siècle => n° 2, p. 185. MIGNOT, Yorick, L’utilisation du plan en justice au XVIIIe siècle => n° 1, p. 33.

NASSIET, Michel, L’inventaire d’un éleveur en Bretagne en 1516 => n° 2, p. 39.

PORHEL, Vincent, (Travail, femmes et genre), Les femmes et l’usine en Bretagne dans les années 1968 : une approche transversale au fil de trois situations d’usine (1968-1974) => n° 3, p. 143. POURCHASSE, Pierrick, (Des descentes britanniques sur les côtes de l’Ouest aux rapports trans- Manche [XIVe-XIXe siècle]. Nouvelles approches), La Vierge contre les Anglais : mémoire d’un non-événement (Lorient, 1746) => n° 4, p. 185. TANGUY, Jean-François, (Gendarmerie et transition[s] politique[s] au XIXe siècle), La gendarmerie et la défaite de 1870-1871 : supprimer, réformer, transformer l’arme ? => n° 2, p. 171. VERGÉ-FRANCESCHI, (La mort dans les villes du Sud), Michel, 1720-1721 : la peste ravage Toulon. Conséquences démographiques et économiques => n° 4, p. 57. VILLERBU, Tangi, Une histoire culturelle du missionnaire : Julien Moulin, du diocèse de Rennes au Nord-Ouest canadien, 1830-1878 => n° 3, p. 7.

Comptes rendus

ARCHIVES D’ANJOU, « Saint-Martin et l’Anjou » (Christine Bousquet-Labouérie) => n° 1, p. 213.

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