Revue Géographique de l'Est

vol. 58/3-4 | 2018 Ville-usine, ville industrielle, ville d’entreprise… Approches croisées du fait industrialo-urbain Factory town, industrial city, company town… Crossover approaches of industrial urban forms Fabrikstadt, Industriestadt, Firmenstadt ... Cross-Ansätze zur industriell- urbanen Entwicklung

Simon Edelblutte (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rge/8032 DOI : 10.4000/rge.8032 ISSN : 2108-6478

Éditeur Association des géographes de l’Est

Référence électronique Simon Edelblutte (dir.), Revue Géographique de l'Est, vol. 58/3-4 | 2018, « Ville-usine, ville industrielle, ville d’entreprise… Approches croisées du fait industrialo-urbain » [En ligne], mis en ligne le 25 décembre 2018, consulté le 04 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/rge/8032 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rge.8032

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SOMMAIRE

Ville-usine, ville industrielle, ville d’entreprise…Introduction à des approches croisées du fait industrialo-urbain Simon Edelblutte

Genèse et diversité des villes-usines européennes (XVIIIe-XXe siècles), une approche patrimoniale Gracia Dorel-Ferré

Villes-usines et company towns en Europe de l’ouest et en Amérique du Nord : caractéristiques, synthèse, potentiel postindustriel Michaël Picon

Retour sur la genèse, l’évolution et la préservation des villes et villages miniers de Roumanie Gabriela Pașcu

Val de Fensch : résilience, transformations et anticipations d’un territoire encore industriel Eric Marochini

Les villes-usines face à la problématique environnementale : réflexions à partir de l’exemple de l’agglomération dunkerquoise Christophe Beaurain et Chedrak De Rocher Chembessi

Fragilité urbaine des petites villes-mines : le cas d’Épinac, Saône-et-Loire Loman Gauduchon

Quel redéveloppement pour une ancienne ville-usine planifiée en milieu rural : Bataville (Moselle, France) ? Antoine Brichler

Saltaire, ville-usine modèle du Nord de l’Angleterre : un objet urbain à part entière entre permanence et mutation Aurore Caignet

Comptes-rendus

Dorel-Ferré Gracia – Éd., 2016, Villages ouvriers et villes-usines à travers le monde, Collection Patrimoines n°6, Chambéry, Université de Savoie Mont-Blanc, 288 p. Simon Edelblutte

Dorel-Ferré Gracia – Éd., 2019, Le patrimoine industriel dans tous ses états. Un hommage à Louis Bergeron, Collection Patrimoines n°7, Chambéry, Université de Savoie Mont-Blanc, 463 p. Simon Edelblutte

Raggi Pascal, 2019, La désindustrialisation de la Lorraine du fer, , Classique Garnier, collection Histoire des techniques n° 16, 506 p. Jean-Pierre Husson

Raggi Pascal – Dir., 2019, Un après-mine imprévu. Entre craintes et attentes, quand l’exploitation du sous-sol redevient d’actualité en Lorraine, Nancy, PUN - Éditions Universitaires de Lorraine, Collection MSH Lorraine, 151 p. Simon Edelblutte

Vandermotten Christian, 2020, La Belgique. Paris, PUF, Que sais-je, n° 4156, 127 p. Jean-Pierre Husson

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Ville-usine, ville industrielle, ville d’entreprise…Introduction à des approches croisées du fait industrialo-urbain Factory town, industrial city, company town… Introduction to crossover approaches of industrial urban forms Fabrikstadt, Industriestadt, Firmenstadt ... Einführung in Cross-Ansätze zur industriell-urbanen Entwicklung

Simon Edelblutte

1 Portée par les enjeux économiques, sociaux, environnementaux, politiques et les crises sanitaires, la thématique de la réindustrialisation de la France et, au-delà, du monde développé est, depuis les années 2010, devenue majeure et fait l’objet de nombreuses rencontres1, publications et articles, notamment en économie (Levet – dir., 2012 ; Savall et al. – dir., 2013). Miroir de la désindustrialisation beaucoup étudiée et débattue, mais, ainsi que le démontre F. Bost en 2015, avec retard par rapport à la réalité du phénomène, ce retour politique, scientifique, littéraire, médiatique, etc. de l’industrie est inattendu au regard du désintérêt qu’elle subissait dans tous ces domaines dans le dernier quart du XXème siècle.

2 En effet, au sortir de Trente Glorieuses, le basculement de la majorité2 des économies développées, auparavant dominées par l’industrie, vers une économie dominée par la finance, le commerce et les services a semblé condamner les recherches sur l’industrie, considérée comme quelque peu désuète, représentant un monde ancien, vue comme source de nuisances environnementales et d’aliénation sociale ou encore laissée aux pays émergents. Les écrits, nombreux en sociologie autour de l’idée d’un monde post- industriel (à partir d’A. Touraine en 1969), dominent alors la littérature. Si l’on s’intéresse, au moment fort de la crise industrielle (années 1980 essentiellement) aux thématiques de la reconversion des branches et territoires touchées par ce déclin industriel, cet intérêt cède bien vite la place aux thématiques liées à la mondialisation

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et à ses excès. Ainsi apparaît la nécessité d’inscrire cette mondialisation dans un développement durable, dans un monde où les rassurants secteurs économiques de Fischer et Clarke se brouillent et deviennent inopérants à tel point qu’on se demande, avec S. Montagné-Vilette en 2001, si « le secondaire est [-il] soluble dans le tertiaire ? ». Dans ce mouvement, l’industrie n’apparaît plus que comme une activité économique un peu en retrait derrière la finance, le commerce, les mobilités, les loisirs… sorte de bruit de fond laissé à des économies émergentes moins regardantes sur la pollution et les conditions de travail.

3 Cet article introductif revient dans un premier temps sur un préalable essentiel à l’étude des formes industrialo-urbaines : la façon dont les géographes se sont positionnés dans ces évolutions industrialo-économiques et la multiplicité des approches du fait industrialo-urbain. Il insiste ensuite et surtout, en lien avec le thème de ce numéro spécial de la « Revue Géographique de l’Est » (RGE), sur les liens entre l’industrie et la ville. Villes modifiées par l’installation d’usines et des systèmes productifs liés ; villes créées de toutes pièces et rapidement par un industriel ou, plus souvent encore, par plusieurs industriels de façon très progressive ; villages ouvriers, voire isolats industriels perdus en milieu rural ; villes industrielles, villes usines, villes de compagnie ou d’entreprise… toutes ces notions, toutes ces expressions, gravitent, sans être toujours définies précisément (si tant est que cela soit possible – cf. la conclusion de cet article) autour des liens entre fait urbain, urbanisation, et industrie.

4 Les huit articles rassemblés dans ce numéro ne clarifieront ni complètement, ni définitivement ces notions, mais y contribueront par la diversité des approches utilisées et du regard de leurs auteures et auteurs.

I – Flux et reflux d’une « géographie industrielle » toujours à questionner

5 Dans les mouvements de fond évoqués en introduction, la géographie ne fait pas exception. Si, en pleine révolution industrielle, l’industrie n’a pas été au cœur des préoccupations des géographes vidaliens (Deshaies, 2005), elle est au contraire très étudiée durant les Trente Glorieuses. En effet, dans un contexte de fort développement économique et industriel et de division du monde en grands blocs politiques aux intérêts opposés, la recherche géographique devient beaucoup plus sensible aux problématiques économiques et plus particulièrement industrielles, tant cette dernière activité, associée à l’essor des mines, semble être la racine de tout développement économique et de puissance. La constatation de l’importance de l’industrie dans l’économie, dans la croissance urbaine ou encore dans la hiérarchie des États de la planète, a donc conduit des géographes, formés au début du XXème siècle à une géographie essentiellement régionale et quelque peu figée, à quitter ce cadre et à s’intéresser à la branche industrielle et à sa géographie. L’étude de l'industrie est donc centrale dans les problématiques de géographie économique, la seconde étant quelque peu inféodée à la première, au moins jusqu’aux années 1950-60.

6 De plus, une forte part de la géographie économique de l’époque s’inscrit dans une tendance marxiste productiviste très présente. Ainsi P. George par ailleurs membre du Parti Communiste Français jusqu’en 1960, insiste-t-il en 1978 sur « l’importance du développement industriel pour définir géographiquement un espace donné (État ou région) »

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(p. 92) dans une vision centrée sur « l’homme producteur plus que l’homme habitant » (Gugliemo, 2008, p. 255). Pour G. Benko cette géographie industrielle et économique « s'apparente à un catalogue de la répartition des différentes activités économiques » (2008, p. 32). Il fait ici référence au Précis de géographie économique, de P. George, publié en 1956 et réédité 4 fois jusqu'en 1970 et il précise d'ailleurs que la plupart des manuels de cette époque, comme celui de J. Chardonnet en 1965, par exemple, traitent les activités économiques de cette même façon. Parallèlement, ces localisations industrielles font l’objet de nombreuses théories, issues d’économistes de la fin du XIXème au début du XX ème siècle (Launhardt, A. Weber, Palander, etc.). Elles ont pour objet, soit la minimisation des coûts de transport (A. Weber), soit la maximisation du profit (Lösch). Ces théories sont largement reprises par les géographes, comme Cl. Manzagol en 1980, qui construit son ouvrage sur un « examen critique des théories classiques qui précède une analyse des nouvelles approches et la présentation du système industriel » (p. 11).

7 La fin de la guerre froide et l’effondrement de l’Union des Républiques socialistes Soviétiques (URSS), couplée à la crise et la mutation du fordisme (toyotisme, néomanagement, etc.) dans le dernier quart du XXème siècle, signent la quasi disparition de la géographie industrielle telle que pratiquée auparavant. Se développent alors de nouvelles préoccupations dans la discipline, marquée par un tournant social et se préoccupant aussi de l’entreprise et de ses réseaux. Ces évolutions sont amorcées à l’étranger dès les années 1960, comme l’observe en 2003 H.A. Stafford : « dans les années 1960, il y a un mouvement concerté pour l'étude de la façon dont les entreprises organisent l'espace. Cela crée une géographie de l'entreprise »3 (p. 5). Ainsi, au Comité Français National de Géographie (CNFG) par exemple, la commission « géographie industrielle » est-elle remplacée, en 1998, par une commission « industrie et emplois », alors que les géographes, de plus en plus, prennent leurs distances avec les théories économicistes dominantes des décennies précédentes. En effet, H.A. Stafford montre qu’il y a « toujours un fossé entre les théories de localisation de l’industrie et la réalité4 » (2003, p. 6), tandis que B. Mérenne-Schoumaker (2011) explique que ces théories sont certes des apports fondamentaux au niveau économique, car elles ont montré l’importance de la maîtrise des coûts, mais sont trop simplificatrices au niveau spatial car elles ne prennent pas en compte la rugosité physique et politique de l’espace. L’intérêt de ces théories est ainsi essentiellement de permettre la réflexion quant aux territoires industriels, notamment à l’échelle régionale, mais la complexité de la réalité les rend finalement peu opératoires, notamment aux échelles locales et particulièrement à celle de la ville. Aujourd’hui, écrit d’ailleurs S. Daviet, « les savants calculs de distance et de coût, les belles équations mathématiques, les poids de Launhardt, les triangles d’Alfred Weber ne sont plus présentés comme les clés de lecture de la nouvelle économie » (2005, p. 99).

8 Il semble donc, qu’à la charnière des XXème et XXIème siècles, l’étude de l’industrie se dilue de plus en plus dans des approches plus larges5, intégrant, aux côtés des préoccupations économiques autrefois clairement dominantes et renouvelées, des préoccupations sociales, culturelles, historiques, territoriales… (Talandier & Pecqueur, 2018 ; Boulay & Grandclément, 2019). Cette dilution autorise aussi, à propos de l’industrie, un élargissement des centres d’intérêt, un renouvellement des thématiques, une diversification des sensibilités. Deux exemples, autour des idées de reconversion et de culture industrielles, suivent : • la crise du fordisme à la fin des Trente Glorieuses a poussé au développement de nombreuses recherches, à partir des années 1980, sur les thématiques des friches industrielles, d’abord

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vues comme transitoires (Dézert, 1992), puis comme des opportunités (Lamard et al – coll., 2006 ; Janin & Andres, 2008) et de la reconversion industrielle. Cette dernière, d’abord étudiée à l’échelle seule des sites industriels (Blanc, 1991 ; Grusti, 1991 ; Fagnoni, 2001), est, à l’entrée du XXIème siècle, étendue à un redéveloppement territorial plus vaste, incluant l’ensemble des territoires construits directement ou indirectement par les industriels (Donze, 2001 ; Daviet, 2006). Il s’agit d’une évolution à la fois multiscalaire – les anciens sites industriels sont reconvertis en fonction des besoins des territoires – et multidimensionnelle – on appuie les projets de reconversion sur les forces des territoires. Ces thématiques ont progressivement été intégrées aux études plus larges sur le renouvellement urbain (Edelblutte, 2006 ; Veschambre, 2008), intégrant des actions patrimoniales et culturelles dont l’étude est largement développée en histoire (Woronoff, 1989 ; Bergeron & Dorel-Ferré, 1996 ; Gasnier & Lamard – dir., 2007) et, plus récemment, en géographie (Fagnoni, 2005 ; Veschambre, 2008 ; Gravari-Barbas – dir., 2005). Les développements autour de la thématique des villes rétrecissantes (Fol & Cunnigham-Sabot, 2010 ; Roth, 2011 ; Grésillon, 2011) concernent aussi beaucoup les villes fortement liées à l’industrie. Il s’agit dans cette évolution d’une vraie reconnaissance et prise en compte du lien entre l’industrie et la ville, pas toujours bien perçu ni étudié et analysé auparavant. Ces thématiques liées au déclin de l’industrie participent donc à une vision large du fait industriel, pas seulement centré sur la production et sa localisation comme lors des Trente Glorieuses. Ainsi, l’industrie est certes une activité économique productive construisant réseaux et territoires actifs, mais a aussi marqué la planète de territoires et de paysages hérités, ayant imprégné les habitants et ainsi construit une culture industrielle ; • En 2008, G. Benko évoque, à propos de l'évolution récente de la géographie économique, « un tournant culturel » par lequel elle doit se montrer « beaucoup plus attentive aux questions de culture qu'elle ne l'a été par le passé », car « l'ordre économique du capitalisme contemporain plonge en fait ses racines dans la culture humaine (plutôt que l'inverse) » (p. 42). Cette attention à la culture, déjà bien développé en géographie en général dès le dernier quart du XXème siècle autour de Paul Claval (1995) et de la fondation de la revue « Géographie et Cultures » en 1992, pousse à réinterpréter l’évolution de l’industrie et de ses territoires en y intégrant des approches nouvelles, par les paysages par exemple (Edelblutte, 2010). Cette approche culturelle est particulièrement utile en temps de crise, de reconversion et de gestion des héritages, notamment dans les villes nées de l'industrie. En effet, après une phase de deuil (Grossetti et al, 1998 ; Edelblutte, 2014) pendant laquelle l'identité industrielle de la ville déchue est cachée voire niée, le renouveau passe par une réappropriation de cette identité industrielle qui a sous-tendu l'existence de la ville durant des décennies. Enfin, cette approche permet à la géographie industrielle de dépasser les limites du tout économique, car « il est clair que l'approche culturelle en géographie est une force puissante pour fédérer la discipline tout en améliorant la portée et la polyvalence de la géographie économique » (Stafford, 2003, p. 12).Cette évolution de l’étude du fait industriel, d’une approche majoritairement quantitative, économico-centrée et à l’échelle nationale vers des approches multiples, multiscalaires et transdisciplinaires, trouve un écho dans la variété des contributions abordant la question des liens entre industrie et ville dans ce numéro de la RGE. En effet, en fonction de la spécialité et des pratiques scientifiques de chacun des auteurs, géographes ou non, les approches de l’étude du fait industriel et de ses liens avec la ville varient. Ainsi, dans certain cas, la société ouvrière prend plus d’importance que le bâtiment industriel ; dans d’autres, l’histoire des luttes sociales moins que celle des théories et idéologies sous-tendant le paternalisme ; les déterminants

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économiques plus que les paysages construits par l’industrie ; les enjeux environnementaux plus que la morphologie urbaine, etc.

9 Ces approches multiples expliquent aussi, en partie et dans certains cas, les difficultés à bien cerner et identifier certaines formes (s’agit-il plutôt d’une ville-usine planifiée ? d’un village ouvrier ? d’une ville industrielle ? etc.), voire les contradictions entre les résultats d’une approche et ceux d’une autre. Il est donc essentiel de croiser ces approches pour réussir à identifier les formes urbaines produites ou modifiées par l’industrie. Ceci permet de mieux les prendre en compte dans les problématiques territoriales, aux prismes des enjeux actuels autour de questions environnementales dans le cadre de la transition (Ch. Beaurain & Ch. Chembessi), de questions patrimoniales liées à l’identité et à la culture (A. Caignet, G. Dorel-Ferré, M. Picon, G. Paşcu, L. Gauduchon), ou encore de questions de gouvernance locale (É. Marochini, A. Brichler).

II – Industrie et formes urbaines : repères et jalons

10 Que cela soit dans un contexte de mondialisation débridée ou dans un contexte espéré de relocalisation / réindustrialisation, les usines actuelles, détachées du poids du transport des matières premières et de l’énergie qui contraignait nombre d’entre elles à s’installer près des gisements, privilégient très largement, et donc beaucoup plus qu’autrefois, les espaces urbains au sens large (incluant le périurbain). Les zones d’activités regroupant des usines dans la proche périphérie urbaine, branchées sur les axes autoroutiers et bien reliées au reste du monde (fournisseurs et clients), sont une caractéristique territoriale de l’industrie d’aujourd’hui. La ville, en effet, concentre à la fois la main d’œuvre potentielle, les compétences (écoles, organismes de formation, universités), les consommateurs, les relais avec le reste du monde, réels (axes routiers, aéroports) et virtuels (connectivité), etc.

11 Ce lien n’est pas récent et, dès les temps proto-industriels, les villes comportent des quartiers où artisans et ouvriers à domicile se concentrent (vallée de la Bièvre à Paris – Le Roux, 2010 ; les canuts lyonnais à la Croix-Rousse, etc.). Puis, avec les révolutions industrielles, les villes attirent des usines pour les raisons évoquées ci-dessus, déjà en œuvre alors pour la plupart. Cette configuration est particulièrement présente dans des branches industrielles légères et aval (confection, petite métallurgie, tréfilerie, constructions mécaniques, etc.) alors que d’autres branches, plus lourdes et dépendant plus de la matière première et de l’énergie (sidérurgie, métallurgie, chimie, filature, tissage, etc.) à une époque où les transports sont peu performants, s’installent au plus près des gisements. Dans ce cas, la main d’œuvre doit être amenée sur place et une forme particulière d’urbanisation peut ainsi se développer.

12 Dès lors que l’importance, à la fois historique et actuelle, des liens entre industrie et ville est posée, comment, dans une perspective de connaissance de l’héritage, de l’identité locale et d’aménagement (ou plutôt de réaménagement), reconnaitre, définir, caractériser, classer6, etc. les villes créées ou seulement transformées par l’irruption, le développement, puis les mutations, voire le déclin et la disparition, de l’industrie ? Ce questionnement est l’objet essentiel de ce numéro spécial de la RGE, autour de quatre pistes principales.

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A – Une question de genèse

13 Les formes territoriales industrialo-urbaines sont donc d’abord liées à une question de genèse faisant une large part à l’histoire de l’organisme industrialo-urbain. En effet, le paragraphe introductif précédent a posé les deux principaux rapports entre la ville et l’industrie, détaillés ci-dessous :

Ville industrielle

14 Au delà de la présence proto-industrielle, la ville déjà constituée a accueilli l’industrie. Celle-ci s’installe en bordure de la ville d’alors, constituant des quartiers spécifiques, caractérisés par une grande hétérogénéité car ils mêlent usines, entrepôts, habitat intercalaire, petits commerces et bars, services divers, etc., le tout entrecoupé de nombreuses bretelles ferroviaires, bassins portuaires, etc. Ces quartiers en position identique des anciens faubourgs médiévaux (au contact du noyau urbain originel mais juste en dehors) forment donc des faubourgs industriels au paysage spécifique, certes marqués par les usines, mais aussi par un mélange industrie / habitat / services / commerces très peu planifié et chaotique, contrastant avec les quartiers urbains anciens.

15 Généralement utilisée pour faire référence, de façon générale, aux villes durant le pas de temps où l’industrie a été une activité économique dominante (XIXème siècle et première moitié du XXème siècle pour l’Occident) l’expression ville industrielle peut ainsi faire référence à ces villes préexistantes à l’ère industrielle, mais qui ont accueilli, dans leurs faubourgs, l’activité industrielle. Elle a l’avantage d’être suffisamment large pour embrasser une grande variété de cas, mais toujours avec la présence d’une urbanisation préindustrielle. Cette marque de l’industrie est prolongée, après le tournant des Trente Glorieuses et de la crise du fordisme, par l’exurbanisation des usines et leur regroupement en parcs industriels prévus à cet effet (les Zones Industrielles – ZI – en France). Si ces regroupements planifiés de hangars fonctionnalistes, en périphérie de la ville d’alors, bien reliée aux échangeurs autoroutiers, diversifient très vites leurs activités (vers la logistique, les services aux entreprises, devenant donc plus des parcs d’activités – les Zones d’Activités , ZA, en France – que des parcs industriels), ils n’en restent pas moins des éléments paysagers très repérables autour de toutes les villes du monde, même si moins spécifiquement industriels que les faubourgs industriels les ayant précédés. La ville industrielle existe donc toujours, même si l’activité en question s’est, en se concentrant dans les parcs planifiés à cet effet, paradoxalement diluée dans un paysage d’entrée de ville dominée par les hangars fonctionnalistes banalisés à tout type d’activité et les lotissements pavillonnaires.

16 Au fil de cette histoire industrielle, notamment de la fin du XVIIIème au début du XXème siècle, certaines de ces villes particulièrement attractives pour l’industrie, sont très transformées par cette dernière, même dans leur noyau central originel. L’industrie devient un nouveau squelette de la ville et le tissu urbain ancien intègre donc ateliers, usines, habitat ouvrier spécifique (c’est-à-dire des cités ouvrières ou des courées comme à Roubaix), infrastructures de transport, tout autant que de nouveaux quartiers encore plus spécifiquement marqués par l’industrie. Des villes comme Manchester, Roubaix, Turin ou encore Dunkerque, étudiée par Ch. Beaurain et Ch. Chembessi dans

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ce numéro sont dans cette configuration, à la limite entre la ville industrielle et le modèle suivant, la ville-usine.

Ville-usine

17 Le second modèle, celui de la ville-usine, se caractérise par un ensemble urbain né, à la différence du précédent où la ville préexistait à l’industrie, entièrement ou presque de la mine7 ou de l’usine lors de deux premières révolutions industrielles. L’expression apparaît chez l’historien et urbaniste P. Lavedan en 1941 dans son ouvrage « Histoire de l’urbanisme. Renaissance et Temps Modernes », réédité en 1959. Elle réapparait plus tard dans d’autres de ses ouvrages comme « Histoire de l’urbanisme. Époque contemporaine » (p. 184 et p. 224 à propos d’Arvida) en 1952 ou, 30 ans plus tard en 1982, dans le collectif sous sa direction « L’urbanisme à l’époque moderne, XVIème – XVIIIème siècle ». Son utilisation est alors parallèle et indifférenciée à celle de ville industrielle. En effet, les auteurs indiquent en début de chapitre (p. 101) qu’ils étudieront, en seconde partie, la ville-usine, puis, arrivés à cette partie (p. 111), l’intitulent « ville industrielle », pour, dans la même page un peu plus loin, reprendre l’expression ville-usine à propos des Salines Royales de Cl.-N. Ledoux à Arc-et-Senans dans le Doubs. Ils utilisent d’ailleurs indifféremment ville d’usine, cité industrielle, ville industrielle, ville-usine à de nombreuses reprises sans définir ces termes. Ville-usine – même si ville d’usine8 serait peut-être encore mieux approprié – correspond pourtant bien à l’idée et à la représentation d’une ville entièrement née de l’industrie, autour d’une ou plusieurs usines qui ont fait naître la ville. Reprise ensuite, dans plusieurs publications en géographie (Doyen, 1983 ; Bruyelle & Dézert, 1983 ; Jalabert & Grégoris, 1987), l’expression est plus récemment revisitée au prisme d’une approche par les paysages et la patrimonialisation (Edelblutte, 2010 ; Del Biondo & Edelblutte, 2016).

18 La discussion est ouverte autour de l’utilisation du terme pour désigner ces organismes urbains nés plus ou moins totalement, plus ou moins rapidement, de façon plus ou moins aboutie… de l’industrie. De plus, comme le montrent M. Picon et G. Dorel-Ferré dans ce numéro, l’expression est déclinée en de nombreuses variétés, dont deux principales, là aussi liées à la genèse de ces organismes :

Ville-usine non planifiée

19 Les industriels s’installent près d’un gisement ou d’une source d’énergie, le plus souvent en milieu rural, à proximité d’un village agricole parfois marqué d’un vieux fond proto-industriel. La mine et/ou l’usine, voire les usines, grandissent, doivent faire venir des ouvriers et donc constituer un lieu d’habitation. Plus ou moins rapidement, avec une planification faible voire inexistante, car entravée par la présence du vieux village aux autorités déjà constituées et de plusieurs entreprises industrielles concurrentes, au moins pour la main d’œuvre et le foncier, l’ensemble peut atteindre la taille d’une ville à l’allure de nébuleuse informelle. Ces villes-usines non-planifiées sont les moins étudiées, les moins connues car moins facilement identifiables que les suivantes.

Ville-usine planifiée

20 Dans des conditions plus extrêmes (Ouest et Nord américains, grand nord russe, Sibérie, etc.), dans des espaces moins densément peuplés, européens comme américains

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(ou encore pour d’autres raisons, cf. infra), la ville est entièrement créée ex nihilo. Il s’agit donc ici d’une ville-usine totalement planifiée par un industriel aux côtés d’un gisement et/ou d’une source d’énergie. Dans ce cas, la ville est donc entièrement créée par une entreprise et l’expression ville d’entreprise peut aussi être utilisée. Ces company towns (Garner – dir., 1992), villes de compagnie ou villes d’entreprise, nombreuses en Amérique du Nord (L.K. Morisset, 2017), mais présentes partout dans le monde, sont des modèles urbains fascinants par leur jusqu’au-boutisme planificateur qui s’exerce tant sur le plan territorial que social et symbolique. M. Picon traite dans ce numéro des liens et ponts entre les modèles européens et nord-américains de ces villes-usines planifiées que sont les company towns.

21 Là aussi, comme pour certaines villes industrielles qui évoluent vers le modèle de la ville-usine non-planifiée (cf. supra), les modèles ne sont pas étanches. La planification peut succéder à la non-planification (cas de villes minières roumaines, étudiées ici par G. Paşcu, lentement développées par le secteur privé, puis planifiées par les autorités communistes) ou, plus fréquemment, la planification initiale est brouillée par la multiplication du nombre d’acteurs planificateurs (les entreprises, les collectivités locales, l’État, etc.), comme le montre A. Brichler à propos de Bataville.

22 Dans ces villes-usines, planifiées ou non et bien au-delà d’une seule aventure économique et sociale, c’est d'une aventure culturelle qu'il s'agit. Les représentations, les symboles et les mythes sont bien présents, autour de la culture ouvrière, des luttes syndicales, de la figure paternaliste patronale, etc. La présence d'un leader patronal charismatique est d'ailleurs une condition essentielle pour le développement et la pérennité d'une ville née de l’industrie, car elle permet, notamment lorsque ce patron est aussi maire de la ville (Edelblutte, 2011), une identification de la nouvelle ville à l’entreprise et, par-delà, la naissance et le renforcement d’une identité locale d’autant plus forte chez les habitants-ouvriers. Dans ces villes-usines, comme dans les villes minières évoquées par S. Daviet en 2006, « le pouvoir industriel s’est longtemps substitué au pouvoir communal ou urbain traditionnel. La mine était maîtresse du sol, organisatrice des logements et des équipements, de la vie associative et culturelle, de la vie politique et syndicale, à travers l’appartenance des notabilités, comme d’une large part de la population, à la même communauté professionnelle » (p. 250). Cette fusion entre l’entreprise et la commune, entre l’économie et le politique, crée une identité propre, rendant la ville en question différente des autres villes (Jonas, 1985). Comme le montre L. Gauduchon à propos d’Épinac, ces villes construisent ainsi une identité à part, fort différente de celles des villes industrielles ; identité particulière dont il faut tenir compte notamment au moment de la reconversion puis du redéveloppement territorial, questions abordées largement dans ce numéro par la plupart des auteurs, au prisme de l’enjeu environnemental (Ch. Beaurain & Ch. Chembessi à Dunkerque), des jeux d’acteurs (É. Marochini dans la vallée de Fensch) ou des enjeux de mise en valeur patrimoniale (G. Dorel-Ferré). Cette question patrimoniale est parfois abordée dans des conditions plutôt favorables, liées à la qualité intrinsèque de la ville-usine et à l’histoire industrielle locale (Saltaire étudiée par A. Caignet) ou, au contraire, dans des conditions difficiles, comme par exemple la transition du communisme au capitalisme en Roumanie (G. Paşcu) ou encore l’isolement dans un espace du rural profond, comme Bataville (A. Brichler).

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B – Une question de taille et d’échelle

23 Si la question de la genèse (et donc de l’histoire) de l’organisme industrialo-urbain est essentielle pour comprendre sa spécificité et donc pour réfléchir et agir quant à son redéveloppement après la crise, la question de la taille de l’ensemble provoque des débats qu’il n’est pas possible de trancher et donc de clore. Certes, l’approche historique permet de distinguer, comme le montre G. Dorel-Ferré, deux grandes périodes (l’une, la plus ancienne, dominée par des formes plus réduites : les villages ouvriers telles que les colonies industrielles catalanes ; l’autre, plus récente, où ce sont les villes-usines qui dominent), mais la question de la limite entre la ville-usine, le village ouvrier, voire l’isolat industriel (Schwarz, 2019) ou l’usine-pensionnat (Nacé & Nacé, 2008), stades inférieurs en taille au village ouvrier, reste posée et très difficile à définir.

24 Cette question de la distinction (et du passage) du village ouvrier à la ville-usine, ne peut pas être simplement liée au nombre d’habitants, d’autant plus que celui-ci, notamment en France, est tributaire des limites communales utilisées pour le recensement et donc de la définition de commune urbaine par l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE), à partir de 2 000 habitants agglomérés sur un territoire communal. Ce seuil statistique par commune, déjà discutable en lui- même notamment lorsque l’organisme industrialo-urbain s’étend sur plusieurs communes (cf. le cas de Bataville étudié par A. Brichler et détaillé à ce propos plus bas), ne permet pas d’intégrer dans la définition de la ville les nécessaires éléments de polarisation inhérents à l’attractivité urbaine : polarisations économique, sociale, commerciale, culturelle, politique… Comment mesurer, quantifier, tout cela à l’échelle des organismes industrialo-urbains ? Dans bien des cas, comme celui d’organismes assez fermés et seulement équipés de services de base telles les colonies industrielles catalanes étudiées par G. Dorel-Ferré en 1992, le caractère urbain est faible et le terme de village ouvrier s’impose. À l’autre bout du spectre, quelques exemples (Hayange et Uckange montrés par É. Marochini dans la vallée de la Fensch ou Jœuf, Arvida montrés par M. Picon) regroupent un ensemble de services et de commerces complets et variés et une population largement supérieure au seuil de 2 000 habitants de l’INSEE et peuvent donc clairement être qualifiés de villes-usines. Cependant, les petits organismes miniers et industriels de la montagne roumaine, évoqués par G. Paşcu, Bataville analysé par A. Brichler ou encore Épinac étudié par L. Gauduchon, sont justement dans un entre-deux, plus tout à fait des villages ouvriers, pas encore complètement des villes-usines. Ils sont typiques de ces organismes dont l’évolution a pu, à un moment, tendre vers une urbanisation claire, mais qui a été ralentie voire interrompue par le déclin, la crise et l’effondrement industrialo-économique.

25 À cette question de la taille s’ajoute aussi la question, particulièrement centrale pour les géographes, des échelles d’observation et de leurs relations. En effet, si certains ensembles très bien individualisés au cœur d’espaces ruraux ou pionniers (Bataville étudiée par A. Brichler, Arvida évoqué par M. Picon), certains organismes, pourtant bien reconnaissables en tant que villages ouvriers ou villes-usines à leur échelle, sont inclus dans des tissus urbains plus ou moins continus, complets et organisés. Analysée à une échelle locale, la forme urbaine caractéristique apparaît bien, mais si l’échelle d’observation est élargie, la ville-usine très planifié intègre une ville plus large constituée parfois de plusieurs de ces systèmes industrialo-urbains. C’est le cas de

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Saltaire, étudiée par A. Caignet. Inscrite par l’UNESCO au titre du patrimoine mondial et protégée par plusieurs dispositions nationales, en raison de son exceptionnelle cohérence, elle est en fait intégrée dans la ville de Shipley, elle-même partie du district métropolitain de Bradford, dans un ensemble au bâti continu et particulièrement hétéroclite. Il s’agit donc à l’échelle locale d’une ancienne ville-usine très planifiée, mais intégrée, à une échelle plus large, dans une conurbation textile développée dès le XVIIIème siècle et juxtaposant, dans le plus grand désordre urbain et donc non-planifiée, de nombreux petits systèmes industrialo-paternalistes. La création de Saltaire est d’ailleurs liée aux difficultés nées de cette non-planification urbaine, puisque son créateur Titus Salt y a regroupé, en les exurbanisant à Shipley dans une préoccupation à la fois pragmatique et hygiéniste, plusieurs de ses anciennes petites usines textiles et logements ouvriers, auparavant dispersés dans Bradford. De même, les villes-usines de la vallée de la Fensch, étudiées par É. Marochini et initialement organisées autour d’usines séparées, intègrent, durant les Trente Glorieuses, un système industriel refondu, réorganisé et beaucoup plus vaste, s’étendant alors sur plusieurs communes. Ainsi nait la SOciété Lorraine de LAminage Continu (SOLLAC), une usine intégrée à l’échelle de toute la section aval de la vallée de la Fensch et s’étendant de Hayange à l’amont à Florange à l’aval, élargissant le système industrialo-urbain et donc la ville- usine à l’échelon intercommunal. La Communauté d’Agglomération du Val de Fensch (CAVF), acteur essentiel de ce territoire, correspond d’ailleurs en grande partie à cette nouvelle organisation économique issue des Trente Glorieuses, avant le déclin et la restructuration en cours de l’usine, aujourd’hui propriété d’ArcelorMittal, dont seule la partie aval (Florange) fonctionne encore. Ces configurations, où des villages-ouvriers et villes-usines très planifiés à leur échelle sont intégrés par coalescence à des organismes urbains plus anciens ou créés par d’autres industriels, sont assez fréquentes et brouillent les définitions et représentations.

26 Enfin, même les villes-usines et villages ouvriers les mieux individualisés et repérables, car non intégrés dans un tissu urbain proche et/ou plus isolés, ont des liens avec des villes plus importantes, sensibles lorsque l’on change l’échelle d’observation : Arvida, dès les origines, est liée aux municipalités voisines de Jonquière et Chicoutimi ; Bataville recrute jusqu’à Sarrebourg ; les colonies industrielles catalanes étudiées par G. Dorel-Ferré sont liées commercialement et financièrement à Barcelone, etc. Ainsi, les définitions et délimitations de tous ces organismes industrialo-urbains doivent aussi tenir compte de cette question d’échelle qui, comme la taille de l’ensemble, peut permettre de trancher entre l’un ou l’autre modèle même si le doute subsiste parfois tant certains oscillent à la marge entre deux modèles.

C – Une question d’environnement politique local et national

27 La reconnaissance et la typologie de ces ensembles industriels est aussi liée à une question de politique qui se décline aussi en fonction de l’échelle, des pouvoirs locaux au type de régime politique.

28 Dans un régime libéral et capitaliste, la planification est, normalement, faible au niveau de l’État, mais très forte au niveau de l’entreprise, qui s’entend, au moins jusqu’à la fin du fordisme, à l’échelle du système industrialo-paternaliste (donc de la ville-usine et de ses variations où l’industriel exerce un pouvoir très fort). Ce système, surtout s’il est isolé (en front pionnier ou milieu très rural), est celui de la ville d’entreprise, ville-

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usine très planifiée, où le contrôle exercé par l’entreprise déborde largement du domaine économique sur les domaines politiques, sociaux, culturels, etc. et est alors quasiment total. Cela va parfois jusqu’à l’utilisation d’une monnaie propre à la ville- usine, celle de l’entreprise, comme le montrent L.K. Morisset et L. Noppen en 1994 à propos de la Price Brothers and Company pour la ville d’entreprise de Kénogami (Québec, Canada), créée autour d’une papeterie au début du XXème siècle.

29 Ce pouvoir presqu’absolu de l’industriel est d’autant plus fort qu’il s’exerce aussi dans le domaine politique. En effet, les pouvoirs politiques locaux sont alors exercés par les industriels qui sont élus, en France par exemple, aux fonctions de maire, conseiller général, voire député (Edelblutte, 2011). Cette confusion entre politique et économique est à la fois due, dans des communes uniquement agricoles à l’arrivée de l’industrie, au manque de personnel politique local qualifié face à l’urbanisation rapide du territoire et à la volonté de contrôle des industriels paternalistes sur « leur » population ; elle ne peut, dans un premier temps, que renforcer la cohérence urbanistique de la ville d’entreprise qui prend alors tout son sens.

30 Cependant, en Europe occidentale, où la densité de population est forte, les ensembles industrialo-urbains bien identifiés, planifiés et cohérents à leur création, comme Saltaire étudié dans ce numéro par A. Caignet, Thaon-les-Vosges (Edelblutte, 2014), Port Sunlight près de Liverpool, Bournville près de Birmingham, etc. sont très vite entourés d’autres tissus urbains et/ou brouillés par la coalescence avec d’autres systèmes industrialo-urbains voisins et par l’intervention croissante des pouvoirs publics. La ville-usine tend alors à être de moins en moins planifiée, de plus en plus hétérogène. L’industriel perd peu à peu la main sur l’aménagement urbain, notamment lors des périodes de crise et de déclin industriel, avec le renforcement du pouvoir des collectivités locales et de la politique sociale et d’aménagement du territoire des États.

31 Cette tendance lourde vers une non-planification diffuse et de moins en moins contrôlée dans les ville-usines déclinantes est contrebalancée, après la seconde guerre mondiale, notamment en Europe occidentale, par le développement d’actions d’aménagement planificatrices, mais à d’autre échelles. L’État aménageur introduit en effet dans les villes le zonage des activités, concentrant les nouvelles usines dans les parcs industriels périphériques prévus à cet effet. Cette planification nouvelle est aussi lisible à l’échelle nationale. Par exemple, de grosses usines sidérurgiques sont installées sur le littoral, à l’initiative de l’État, pour relayer la sidérurgie de l’intérieur et développer des territoires en difficulté. C’est le cas des usines de Tarente, dans les Pouilles en Italie, de Fos-sur-Mer et de Dunkerque en France, dans les années 1960. L’État, mais plus sûrement les collectivités locales, participent alors à la construction de logements et de services, transformant les communes d’accueil, comme celle de Grande-Synthe, en banlieue de Dunkerque, évoquée par Ch. Beaurain et Ch. Chembessi dans ce numéro. De même, autour du complexe sidérurgique et industriel de Fos-sur- Mer, une ville nouvelle, portée par l’Établissement Public d'Aménagement des Rives de l'Étang de Berre (EPAREB) et un Syndicat Intercommunal à Vocations Multiples (SIVOM), agissant en plus ou moins bonne entente avec les entreprises, est mise en place pour gérer l’afflux des ouvriers sur place (Tarrius, 1987). Toujours en France, la construction de logements et d’équipements de loisirs et de services autour des centrales nucléaires par Électricité De France (EDF) (Meyer, 2014), ou encore la mise en place de la très planifiée ville-usine de Mourenx, née dans les années 1950 sur le

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gisement de gaz naturel de Lacq dans les Pyrénées-Atlantiques, participent à ce modèle planifié.

32 À l’autre extrémité du spectre politique, les régimes communistes, par essence planificateurs et où l’État se substitue aux entreprises, ont multiplié les créations industrialo-urbaines ex nihilo, tant pour des raisons pragmatiques (éloignement de toute ville déjà constituée en régions extrêmes : Nord de la Russie, Sibérie, zone de montagne, etc.) qu’idéologiques. Ainsi, en Pologne, la ville-usine de Nowa Huta, créée en 1951 autour d’une usine sidérurgique, l’est autant pour assurer l’approvisionnement national en acier que pour contrer la vieille capitale catholique et conservatrice du pays, Cracovie, à quelques kilomètres de là. Il s’agit ainsi, par la construction de cette ville-usine d’État ultra planifiée, de créer un Homme nouveau sur des bases ouvrières et égalitaires. Si ces créations existent dans tous les pays d’Europe centrale communiste (Nowa Huta déjà citée, Eisenhüttenstadt en Allemagne de l’Est), parfois avec moins de systématisme résidentiel (usine sidérurgique de Šaca à côté de Košice en Slovaquie ; usine sidérurgique de Kremikovtsi près de Sofia en Bulgarie), l’URSS s’en était fait une spécialité, avec la constitution de villes-usines géantes autour d’usines non moins énormes. La sidérurgie a généré Magnitogorsk (440 000 habitants à l’apogée), née dans les années 1930 à côté d’un très important gisement de fer ; ou encore Togliatti (720 000 habitants à l’apogée), née dans les années 1960 autour de l’usine AvtoVaz fabriquant les automobiles Lada.

D – Une question de méthodes

33 La reconnaissance des formes industrialo-urbaines est aussi une question de méthodes. En effet, au regard des méthodes et pratiques propres à chacune des disciplines qui s’intéressent à l’industrie, reconnaitre et définir ces formes liant l’industrie à la ville est une question tout à la fois de données, d’enquêtes et d’entretiens, d’observation et d’analyse du paysage, de reconnaissances de terrain, d’étude d’archives et d’études de sources bibliographiques, etc.

34 À cet égard, la nécessité du varier et croiser les méthodes et parfaitement illustrée par le cas de Bataville, étudié par A. Brichler. L’analyse paysagère et géohistorique qu’il y développe permet en effet d’identifier assez facilement une ville-usine planifiée, ville d’entreprise presque caricaturale, là où une étude strictement quantitative n’aurait pu le faire. En effet, malgré les récentes réformes9, le découpage communal français est caractérisé à la fois par l’émiettement et l’ancienneté. Les limites communales sont certes fixées à la Révolution, mais s’ancrent dans un passé bien plus lointain, celui des paroisses et auparavant des finages, donc bien antérieur à l’industrialisation. Les industriels n’ont ni pu, ni voulu tenir compte, au moment de leur implantation, de ce découpage déjà vu comme obsolète (Edelblutte, 2006). Ainsi, quand Bata implante sa ville-usine en 1932, l’important est le site, choisi pour son bon accès au canal et à la voie ferrée. Les limites communales ne sont pas du tout prises en compte et l’ensemble s’étend sur trois communes, dont deux, Moussey et Réchicourt-le-Château, sont concernées par la zone habitée et donc recensée. Ces deux territoires communaux sont nés à la Révolution, calquées sur des paroisses et finages développés autour de vieux villages ou bourgs agricoles, détachées de Bataville de deux kilomètres pour l’un et de trois pour l’autre. Ainsi, la population de Bataville est statistiquement séparée en deux parts inégales et regroupée avec la population agri-rurale de deux villages différents

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dans deux communes différentes qui échappent ainsi aux « radars » statistiques10 habituels permettant de définir la commune urbaine, et donc la ville-usine. Inversement, l’analyse paysagère ne peut à elle seule appréhender l’ampleur réelle du système Bata local (Bata recrutait dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres et tous les employés ne résidaient donc pas à Bataville) et mondial (Bataville s’inscrit dans le cadre de l’entreprise transnationale tchécoslovaque Bata et de son réseau de batavilles ; elle subit donc, entre autres, les contrecoups des évolutions géopolitiques de l’Europe centrale). Ainsi, les méthodes quantitatives, les enquêtes et entretiens, l’analyse de source bibliographiques, iconographiques, les déplacements sur le terrain… sont ici nécessaires tout autant que l’étude des paysages.

Conclusion

35 L’objectif de cet article introductif n’est donc surtout pas de trancher entre les approches mais plus sûrement de présenter différentes façons de faire pour reconnaître, étudier, analyser les formes industrialo-urbaines. Ce travail est indispensable pour les intégrer dans les problématiques territoriales, non seulement dans une perspective d’aménagement, mais aussi dans une nécessité de connaissance, notamment dans l’éventualité d’une préservation de l’héritage de ces villes-usines, de plus en plus souhaitée par les populations.

36 Tout en assumant les interrogations, voire les contradictions entre les résultats des méthodes et les définitions, la classification proposée dans la figure 1 tient compte de ces diverses approches et surtout des questionnements qu’elles apportent. Pouvant être croisée avec divers modèles proposés dans les articles du numéro, la figure 1 (et cet article introductif lui-même) espère ne pas figer la réflexion ni imposer un modèle universel, mais être utile à la réflexion et surtout à la reconnaissance de ces formes d’urbanisme et d’urbanité particulières que sont les villes-usines et leurs corolaires. Là est l’utilité des modèles qui sont destinés à être questionnés, voire remis en cause périodiquement, et ne constituent jamais des vérités révélées et intangibles ; d’où la présence, sur la figure, de zones floues et de flèches illustrant des tendances.

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Figure 1 : Essai de typologie et de modèles à propos des formes industrialo-urbaines

37 La nécessité et le besoin de classer et de modéliser peut d’ailleurs elle-même être aussi questionnée, notamment devant l’ampleur et la difficulté de la tâche et surtout le fait que ce classement laisse toujours une part d’ombre, une part de flou, une part de marge… dont la figure 1 tente néanmoins de tenir compte avec les zones d’intersection entre les types de formes industrialo-urbaines. Ainsi, la typologie peut rester opératoire (et donc permettre de réfléchir et d’analyser) justement à condition de souplesse et de discussion au regard des approches utilisées, notamment dans les « zones grises » (en fondu de couleurs sur la figure), les plus complexes mais aussi les plus passionnantes à l’étude.

38 Cette complexité est encore renforcée lorsque l’on tient compte des expressions utilisées en langue étrangère, dont les traductions renforcent encore la part de flou dans les termes désignant ces formes industrialo-urbaines. M. Picon ou encore G. Dorel- Ferré dans leurs articles, évoquent ces difficultés liées aussi à la culture de différents pays. Un tableau de correspondance, d’une langue à l’autre, entre les termes et expressions, pourrait être, à l’échelle d’organismes internationaux tels que le Comité international pour la conservation du patrimoine industriel – The International Committee for the Conservation of Industrial Heritage (TICCIH), proposé. Enfin, l’industrie et la mine ne sont pas les seules à avoir généré des villes ou de vastes quartiers urbains planifiés : l’étude des villes militaires ou militarisées (Gaymard, 2014), des villes de religion (Chevrier, 2016), des villes ferroviaires (G. Dorel-Ferré évoque d’ailleurs dans son article le cas de Tergnier dans l’Aisne), des villes-campus anglo-saxonnes ou indiennes, etc. peut être mise en parallèle avec celle de villes-usines, les travaux se nourrissant les uns des autres.

39 Ainsi ce numéro de la RGE réunit-il, de l’étude plus générale à la plus particulière, huit articles qui sont autant de jalons apportés à la thématique de l’industrie et de la ville,

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loin d’être ainsi refermée. Il ne s’agit surtout pas, par ce numéro, de clore ici un débat, qui par sa diversité, sa transdisciplinarité et son internationalisation croissante, ne peut qu’être bénéfique à la recherche et à l’aménagement du territoire, au travers de la connaissance toujours plus grande de ces formes industrialo-urbaines particulières, fascinantes et passionnantes.

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NOTES

1. Comme par exemple le forum « L’usine et le territoire », organisé par le journal Libération le 26 novembre 2019 à Toulouse, avec, entre autres, un débat intitulé « Réindustrialiser ? Quelle place pour l’industrie dans nos territoires ? », auquel participait le géographe F. Bost. 2. Certains États, comme l’Allemagne par exemple, tant par choix politiques, caractéristiques mêmes de son tissu industriel (domination des biens d’équipements, montée en gamme précoce, etc.) que pour des raisons culturelles (liens historiques des Allemands avec la mine, puis l’industrie ; savoir professionnel valorisé, etc. – Hau, 2019), conservent un base industrielle forte. 3. “In the 1960’s there was a concerted move to examine how companies organize space. These create the geography of the firm” (traduction libre de S. Edelblutte). 4. “There is still the gap between location theory and actual distributions” (traduction libre de S. Edelblutte). 5. La commission « industrie et emplois » du CNFG est renommé « géographie économique « en 2015, illustrant à la fois l’élargissement nécessaire de l’étude de la seule industrie au sein de l’économie entière, mais aussi une sorte de banalisation, sensible aussi dans ses formes, de l’industrie au sein de l’économie. 6. Le besoin et la nécessité de classer et de réaliser des typologies seront abordés et discutés en conclusion de cet article. 7. Les systèmes territoriaux construits par les mines et/ou les usines sont très proches. Ici, il a été choisi de ne pas différencier ville minière ou ville-mine (présentées par exemple dans l’article

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de G. Paşcu en Roumanie ou dans celui de L. Gauduchon avec l’exemple d’Épinac en France) de la ville-usine. 8. Sur une suggestion de L.K. Morisset et d’ailleurs déjà utilisé par P. Lavedan en 1952 (p. 183). 9. Après la loi de 1971 favorisant les regroupements communaux, dite loi Marcellin et considérée comme un échec, les lois Pélissard, (2015) Sido (2016) et Gatel (2019) semblent avoir enclenché une réelle dynamique de réduction du nombre de communes et donc une simplification du découpage communal français… mais le recul manque encore pour en être sûr. 10. Ces exemples d’usines installées sur une commune, voire plusieurs communes, avec les cités ouvrières tout ou partie sur une autre, sont nombreux. Ils ne condamnent pas une approche statistique très utile pour un premier balayage (Bretagnolle et al., 2019), mais montrent qu’elle doit toujours être confrontée au terrain et à d’autres méthodes.

RÉSUMÉS

Cet article introductif a pour objectif de présenter la thématique et les huit articles de ce numéro spécial de la « Revue Géographique de l’Est ». Il s’agit ici d’analyser les liens entre l’industrie et la ville, sur un temps long, dans une géohistoire des formes industrialo-urbaines, selon des approches et méthodes variées et sur des terrains multiples et à échelles différentes (Grand Est, France, Roumanie, Royaume-Uni, Espagne, États-Unis...). Les termes de ville-usine, village ouvrier, ville industrielle, etc. sont discutés et remis dans le contexte de l’évolution de la géographie économique et industrielle, avant que les différentes approches des huit auteures et auteurs soient présentées.

This paper aims to present the theme and the eight papers of this special issue of the “Revue Géographique de l'Est”. It analyzes the links between industry and the city, over a long time, as a geohistory of industrial-urban forms. Methods and approaches used, as territories (Grand Est, France, Romania, United Kingdom, Spain, United States...) and scales of study, are varied. The terms of factory town, workers’ village, industrial city, etc. are discussed and put back in the context of the evolution of economic and industrial geography, before the different approaches of the eight authors are presented.

INDEX

Mots-clés : Industrie, Ville-usine, Ville d’entreprise, Ville industrielle, Village ouvrier, Géographie industrielle, Géohistoire Keywords : Industry, Factory town, Company town, Industrial city, Workers’ village, Industrial Geography, Geohistory

AUTEUR

SIMON EDELBLUTTE Université de Lorraine, LOTERR, Campus Lettres et Sciences Humaines, 23, boulevard Albert Ier , 54000 NANCY - [email protected]

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Genèse et diversité des villes-usines européennes (XVIIIe-XXe siècles), une approche patrimoniale Development and diversity of European Factory- towns (18th - 19th), a heritage approach

Gracia Dorel-Ferré

1 Depuis les travaux de Roger-Henri Guerrand sur le logement social (1967, 1989 et 1992), le sujet, étendu aux villages ouvriers et aux villes-usines de l’espace européen, a été largement exploré. On a redécouvert, en 1998, l’ouvrage pionnier qu’Henry Roberts avait publié en 1850 et augmenté en 1867 ; une bibliographie abondante s’est intéressée à des monographies comme à des études régionales telles que celles de Le Maner (1995) et Frouard (2008) pour le Bassin minier du Nord Pas de Calais ; Commaille pour le Grand Est (1999), Poull (1982) pour les vallées vosgiennes ou encore Jonas (2002) pour l’Europe centrale. Cependant on a inclus plus tardivement la dimension patrimoniale. Louis Bergeron comblera ce vide auprès d’ICOMOS (2001) et depuis, des synthèses, présentées dans le cadre des colloques organisés par TICCIH1, l’association internationale de patrimoine industriel, ont abouti à une publication globale (Dorel-Ferré, 2016).

2 Le village ouvrier, la ville-usine, sont des constructions d’initiative patronale, que le patron soit un individu, un groupe (association, syndicat), ou encore l’État. Leur diversité physionomique est remarquable, qu’ils soient édifiés à proximité d’une ressource (mines de charbon ou mines métalliques, carrières) ou d’une source d’énergie (eau, surtout). Leur finalité est d’accueillir une main d’œuvre qu’il faut aller chercher toujours plus loin, pour assurer une production de plus en plus importante. Avec l’évolution des conditions de vie dans un contexte d’industrialisation, l’habitat et sa disposition dans l’espace ont traduit non seulement des conditions locales concrètes, mais aussi des visions particulières de la société. Ainsi est-on passé, sans que cette évolution soit uniforme et progressive, de l’habitat en rang et de la caserne au village ouvrier et à la cité-jardin. Des expériences ont été réalisées qui n’ont pas eu de postérité, alors que d’autres formules ont connu un grand développement, comme c’est

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le cas de la cité Dollfus-Mieg, souvent copiée (Hau et Stroskopf, 2005). Au cours du XXe siècle, l’irruption de la voiture individuelle a également influé sur le mode de vie et sur l’organisation de l’espace, soit en accompagnant la formation de la cité-jardin soit en contribuant à déprécier le village industriel estimé trop proche du lieu de travail.

3 La physionomie de ces unités physionomiques et fonctionnelles peut varier suivant les matériaux de construction, les agencements du bâti et de la voierie, la localisation et la diversité des services, etc. On les identifie cependant facilement par leurs caractéristiques communes : les constructions de grande taille affectées aux acteurs économiques, religieux ou administratifs qui y exercent leur pouvoir ; l’homogénéité de l’habitat des ouvriers et employés, où la hiérarchisation des catégories socio- professionnelles peut aller jusqu’à une réelle ségrégation (Söderström, 1997).

4 L’expérience anglaise a fasciné, du fait de sa précocité, dès le XVIIIe siècle, de sa cohérence, fondée sur l’emploi systématique de l’hydraulique et de la machine à vapeur. L’exportation des modèles d’usines, d’habitat ouvrier et de machines a été facilitée par les expositions universelles, véritables programmes publicitaires grandeur nature. Cependant, la diffusion de l’industrialisation dans le continent européen, suivant une chronologie qui n’a jamais été uniforme, a introduit des variantes dans le modèle. Pour certains, en particulier les historiens de l’Italie du Nord, cette industrialisation n’a fait que renforcer des caractères déjà en place depuis le XVIe siècle au moins (Fontana, 1997). Le débat, qui reste toujours ouvert, a également mis en lumière le rôle fondateur, au XVIIIe siècle, des monarchies bourboniennes d’Italie, de France et d’Espagne (Dorel-Ferré, 2006) dans la conception et la création des villages ouvriers et des villes-usines. C’est également au XVIIIe siècle que la Russie impériale, s’industrialise par la décision de Pierre le Grand et que se multiplient les villes-usines ouraliennes (Portal, 1950 ; Lotareva, 2011).

5 Peut-on confondre, dans une même acception, villages ouvriers et villes-usines ? Si les géographes ont déjà discuté le sujet (Edelblutte, 2010), les historiens, de leur côté (Garner, 1992), ont tenté de clarifier un concept somme tout assez versatile2. Certains auteurs (Jonas, 1985), ont introduit l’expression de « ville industrielle » distincte de la « cité industrielle » dont parle Lucie Morisset pour le Canada (Morisset, 1998).

6 L’historien John S. Garner, qui a signé l’un des ouvrages de référence sur le sujet, souligne combien les expressions anglo-saxonnes sont restrictives. Il rappelle que le terme de “company town” date de la fin du XIXe siècle et caractérise, tout d’abord, les implantations minières et métallurgiques des Appalaches fondées par des groupes d’investisseurs privés. Mais peut-il s’appliquer à une entreprise d’Etat, ou encore à une manufacture, privée ou privilégiée d’Ancien Régime ? Ce serait inapproprié, ou, à tout le moins, anachronique. Pourtant, c’est le terme employé par Garner, un peu par défaut, et qui est largement diffusé dans le domaine anglo-saxon (Fortier, 1996, Morisset, 1998). L’expression de cité ouvrière paraît mieux convenir, dit Garner, mais elle est proprement intraduisible dans les autres langues, où elle prend un sens différent que celui qui est le sien en français.

7 Le même Garner utilise le terme de ville ou de village indifféremment pour les ensembles de petite taille. Il est cependant difficile de mettre sur le même plan la cité de Noisiel, du chocolatier Menier (Valentin, 1994) et la ville-usine de Sedan à la même époque (Gayot, 1984), aussi bien pour des raisons de physionomie que pour le nombre d’habitants. Dans le premier cas, comme dans la plupart des villages industriels, la cité rassemblait un millier d’habitants au début du XXe siècle, autour d’une seule et unique

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entreprise, alors que dans le deuxième cas, on en comptait près de 20 000 à qui une bonne dizaine d’industries de la laine donnaient du travail.

8 En Espagne, on utilise l’expression de « colonie industrielle » pour désigner ces villages ouvriers associés à leur usine, en chapelet le long des rivières qui fournissaient l’énergie. Comme il s’agissait de villages édifiés près des chutes d’eau mais loin des municipalités de référence, ils colonisaient un espace vide de toute construction, d’où le terme.

9 On peut se mettre d’accord sur le fait que le nombre des habitants et la diversité des services aident à caractériser un village industriel abouti, c’est-à-dire pleinement autonome. Trois exemples balayent le XIXe siècle, les deux premiers en Angleterre et le troisième en Italie : New Lanark (1800), Saltaire (1850) et Crespi d’Adda (1875). Ces trois villages industriels3 ont en commun des équipements et des services diversifiés autour de la culture, de l’éducation et de la santé. Leur nombre d’habitants a dépassé rarement les 2500 pour les deux premiers et les 1500 pour le troisième.

10 A côté de ces villages mono-actifs fortement structurés, il existe également des villes entièrement dédiées à une même industrie. Là encore le phénomène n’est pas nouveau en soi : au XVIIe siècle, Salins, en Franche-Comté, est une vraie ville-usine dont rendent compte quelques documents exceptionnels mais explicites : la saline est littéralement encerclée par la ville et la ville dominée par une série de fortins, car le sel est une marchandise précieuse ; encore active au XVIIIe siècle, la ville-usine de la laine de Cerreto Sannita, en Campanie, (Rubino, G. 2018) distribue le travail dans chaque maison, l’élaboration finale du produit étant géré par la municipalité.

11 Ces structures issues de la proto-industrie vont être remplacées par d’autres, qui répondent à d’autres demandes du marché. Tout au long du XIXe siècle, des villes industrielles se développent, en assurant la gamme complète des activités relatives à une seule production : ainsi, Roubaix est la ville de la laine, mais aussi de la fabrication et de la réparation des machines et accessoires qui permettent la production. Saint Quentin fera de même, pour les cotonnades et les broderies à la machine. Les quartiers d’habitation se multiplient de façon anarchique, sur la base de courées, et se mêlent étroitement aux quartiers industriels. Roubaix et Saint Quentin sont aussi des villes donneuses d’ordres aux villages alentours qui travaillent pour elles, comme autant de villages ouvriers satellites.

12 Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, le marché russe en pleine expansion suscite la formation de villes-usines industrielles de grande taille : Lodz en Pologne, de Tempere en Finlande, toutes deux textiles, dont on parlera plus loin. Elles sont à distinguer des villes mono-actives, entièrement consacrées à une seule et même entreprise, et elles aussi de taille gigantesque. Celles-ci sont nombreuses en Amérique du nord (Canada, États-Unis), au début du XXe siècle. Elles seraient plusieurs centaines dans la Russie soviétique, avec une chronologie décalée. Parmi celles qui sont édifiées dans les années 1930, on connaît la ville de Magnitogorsk, dont la construction a fait l’objet de récits épiques (Scott, 1942). Parmi celles qui sont construites après la deuxième guerre mondiale il faut citer Togliatti, sur la Volga, une ville de 50000 habitants, dédiée à la construction automobile (Bellat, 2015).

13 Phénomène ancien, le village ouvrier ou la ville-usine sont de précieux indicateurs d’activité industrielle à un moment donné. Comme on l’a vu précédemment, elles correspondent à des étapes bien précises de l’industrialisation. Il ne s’agit pas cependant d’un développement in vitro, mais de grandes phases accompagnées

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d’événements politiques qui ont pu rejaillir sur leur création ou leur conception. Les débats utopistes qui ont agité les premières décennies du XIXe siècle, l’émergence de systèmes politiques conservateurs mais résolument industrialistes, les deux conflits mondiaux, ont eu leur impact et il est clair que le mouvement pour les cités-jardins en a bénéficié, comme on le verra plus tard.

14 Enfin, les désindustrialisations du dernier tiers du XXe siècle ont durement frappé les grands bassins industriels (Leboutte, 1997). Des villages, des villes-usines ont été désertés, ou continuent à être habités alors que l’usine, elle, a fermé. Les opérations d’aménagement du territoire ont parfois été bénéfiques à l’heure de donner une deuxième vie à un ensemble industriel dont la société civile ne voulait pas se séparer. Parfois la solution de l’arasement a été choisie, non sans créer des malaises et des contestations.

15 Il apparait donc utile de faire un détour par leur genèse et leur développement pour comprendre leur place dans le présent et les questions patrimoniales que ces structures soulèvent. D’autant que la perspective patrimoniale, loin d’être le résultat d’un choix réfléchi sur ce que l’on veut conserver et pourquoi, a toujours été précédée par un conflit de société. Aussi, plutôt que de revenir sur des sites connus et souvent mentionnés, nous avons préféré évoquer ceux qui ont une valeur exemplaire du fait de leur trajectoire et leur signification, sans pour autant appartenir aux pays les plus anciennement ou les plus densément industrialisés comme la Grande Bretagne (Edelblutte, 2010).

I-Villages ouvriers et villes-usines de la première industrialisation

16 Le village ouvrier, soit un groupe d’habitations, plus ou moins équipé, proche du lieu d’extraction ou de transformation, n’est pas une création récente. Les informations dont nous disposons dans l’espace européen, pour sporadiques qu’elles soient, sont indiscutables et datent de la plus haute antiquité (Della Monica, 1980).

17 Qui logeait-on et comment ? Jusqu’au XVIIIe siècle, on loge les spécialistes, sans que ces logements soient de grande qualité : de simples et souvent petites chambres suffisent, sans point d’eau, mais avec un écoulement de l’évier à travers le mur, comme aux forges de Buffon, à Monbard (Rignault, 1978). Quant à la main d’œuvre, elle se loge dans les greniers quand ce n’est pas à la belle étoile. Le travail à domicile, d’une certaine façon, a compensé cette situation très inégalitaire en permettant que certaines étapes du travail ou certains types de fabrication qui demandent beaucoup de main d’œuvre, se fassent dans le cadre domestique. C’est le cas du filage et parfois du tissage à domicile, alors que l’ennoblissement du tissu se fait dans des manufactures ou des châteaux-usines comme le Dijonval de Sedan (Gayot, 1997). La structure d’Ancien Régime est bien là : les manufactures accueillent des gens de métier, parfois à grand frais. Ainsi, à Villeneuvette, près de Clermont L’Hérault, on fait venir des tisserands hollandais qui disposent d’une maisonnette et peuvent se réunir dans une chapelle à l’entrée de la cité. Ils vivent dans un espace délimité par les jardins qu’ils cultivent mais qui servent aussi à placer les rames pour blanchir les tissus. Au XVIIIe siècle, la cité dispose, comme dans d’autres manufactures à la même époque, d’un véritable parc,

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avec un buffet d’eau, signe que le métier exercé en ses murs est valorisé, et rentable (Thomson, 1982).

18 On peut estimer que le village ouvrier existe lorsque l’entrepreneur ou l’Etat (dans le cadre des manufactures) prévoit de loger sur le site de production non plus seulement les gens de métier mais aussi la plus grande partie de la main d’œuvre, à l’exception, éventuellement, de celle qui vient des villages voisins. Ce changement radical intervient dès la fin du XVIIe siècle dans les pays scandinaves (Ahnlund et Brunnstrom, 1992) ; au tout début du XVIIIe siècle, dans les villes-usines ouraliennes métallurgiques (Portal, 1950) ; en 1750 dans le cas de San Fernando de Henares, près de Madrid puis de la Manufacture de San Leucio (près de Naples) en 1789 (Dorel-Ferré, 2006), dont l’Edit du Bon Gouvernement associe pour la première fois de façon statutaire, le travail et logement. En cette fin du XVIIIe siècle, on trouve plusieurs villages ouvriers parfaitement constitués en Ecosse, en particulier ceux construits par le cotonnier Richard Dale, près de Glasgow (McLaren, 2016).

19 Un petit nombre de ces villages construits le long du XIXe siècle sont autant de jalons sur la route des villages créés par des patrons philanthropes, connus pour offrir à leurs habitants un niveau de services exceptionnel. Ils ont tous leur physionomie particulière, que ce soit Port Sunlight, près de Manchester, construit par le savonnier Lever ou que ce soit Cadbury, près de Birmingham, du chocolatier du même nom (Dorel-Ferré, 2016). Sur le continent, Le Grand Hornu, près de Mons en Belgique wallonne (Watelet, 1993), est un site minier et métallurgique unique en son genre. La cité ouvrière, composé de maisons accolées, offre en 1830 un niveau de confort inouï, avec de grandes pièces différenciées pour les parents et les enfants et l’eau chaude dans chaque maison (fig. 1).

Figure 1 : Grand Hornu

Photo : Grand Hornu Images

20 En 1867, Lorsque Napoléon III décide que l’Exposition Universelle de Paris portera sur le logement ouvrier, il n’existe que peu de villages semblables en France, hors la cité Dollfus à Mulhouse (Jonas, 1994)4. Godin, qui n’a pas terminé son Palais social de Guise (il ne le sera pas avant 1870), a dédaigné concourir. En 1873, lorsque Engels fait le tour

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de la question dans trois articles destinés à la Gazette de Leipzig, il souligne le piteux état de la construction des logements ouvriers dont le seul but semble être le moyen, par le propriétaire, de récupérer une bonne partie du salaire versé. Pour voir émerger une vraie préoccupation et de vraies solutions à cette « question du logement » qui traverse le XIXe siècle, il faut attendre l’Exposition Universelle de Paris de 1889 et les rencontres institutionnelles qui l’on suivie5.

21 Si nous limitons notre étude à l’espace européen occidental, nous pouvons estimer que le XIXe siècle, jusqu’au tournant des années 1875, est celui des réalisations aussi spectaculaires que peu nombreuses et isolées. Par contre, avec la croissance du dernier quart du XIXe siècle, l’économie s’emballe et les constructions industrielles se multiplient en fonction des sources d’énergie et des ressources du sous-sol, dans une inscription spatiale distincte. Ainsi, nous voyons la formation de grappes de villages ouvriers, le long des cours d’eau, structurés en systèmes territoriaux plus ou moins aboutis. Ce seraient, par exemple, les villages de la soie des Cévennes, dont Nîmes et Lyon organisent la production, les villages textiles des Vosges, tournés vers Epinal après 1871, ou encore les “colonies industrielles catalanes”, étroitement liées à Barcelone qui leur livre le coton brut et commercialise les textiles teints et finis (Dorel- Ferré, 2017a). En même temps les bassins de charbon et de ressources métalliques diverses (fer, cuivre, etc.) se développent et répandent leurs cités ouvrières là où le terrain ne comporte pas d’enjeux, mais à une proximité relative du lieu de travail (Le Maner,1995).

22 Qu’en est-il des sites dont l’activité a traversé les siècles, et qui par conséquent n’ont pas fait l’objet de constructions planifiées comme dans les exemples précédents ? Peu d’entre eux datent de l’Antiquité, comme Almadén (Espagne), ou du Moyen-Age comme Salins (Franche-Comté) ou encore Wieliczka en Pologne. Certains ont succédé à une manufacture royale ou privilégiée comme Saint Gobain, par ailleurs lié à une ressource locale indispensable comme le sable et le bois pour les verriers ou les céramistes. Leur expansion est liée à un marché porteur : le mercure, le sel, le verre. L’analyse montre qu’ils ont subi deux vagues d’interventions décisives, l’une au XVIIIe siècle, dans l’effort général pour rationaliser les conditions de la production, l’autre au XXe siècle, pour rationaliser la place de la main d’œuvre.

23 Almadén, la ville du mercure sur le flanc nord de la Sierra Morena, en Espagne (Chastagnaret, 2002, Dorel-Ferré, 2012), est connue depuis l’Antiquité romaine puisqu’on y récoltait le rouge vermillon qui était employé dans les fresques murales comme à Pompeï. Les musulmans l’ont exploité et le vocabulaire relatif à la mine et à son exploitation date de leur passage. La ville s’est développée sur le promontoire qui chapeaute la mine, dans une imbrication étroite. Mais son expansion date surtout du XVI siècle, lorsque est mis au point le procédé d’extraction de l’argent par amalgamation avec le mercure : à partir de ce moment-là, un effort considérable est fait pour augmenter la production que l’on envoie en Amérique, d’où reviendra l’argent de Potosi et autres lieux. Le banquier Fugger obtient les revenus d’Almaden en garantie des prêts concédés à Charles Quint, et pour accélérer la production, introduit les esclaves parmi les ouvriers. Ils constitueront 20% de la main d’œuvre jusqu’au XIXe siècle. Cependant, les ouvriers spécialistes ne se pressent pas dans cet univers très dur, aux maladies professionnelles incurables. Pour les attirer, Villegas, administrateur des mines au XVIIIe siècle, met en place un programme social et culturel, à la fois original et rentable, qui assure à la fois le logement, les loisirs et la santé.

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24 Un ensemble de logements enserrant en leur centre des arènes pour les courses de taureaux sont construits, au pied de la ville. Non loin, un hôpital doit accueillir les malades atteints d’hydrargie. Les frais engendrés par les logements et l’hôpital sont couverts par les revenus des courses de taureaux. De plus, chaque ouvrier dispose chaque année, par tirage au sort, d’un lopin dans la Dehesa, la campagne environnante, afin de respirer au grand air et s’adonner à la chasse, la pêche et le loisir. Dans le même temps, pour maîtriser la population esclave, un grand bâtiment est construit à son intention, comme une caserne fortifiée, d’où les forçats ne sortent que pour se rendre dans la mine où les attend le travail pénible et incessant de l’exhaure. Au XIXe siècle, le travail des forçats est aboli. Cependant la grande caserne accueille en 1939 les prisonniers républicains qui seront traités comme leurs prédécesseurs. Le bâtiment, trop chargé d’images négatives, est rasé en 1970. Le site minier a été fermé récemment et a fait l’objet d’un classement au patrimoine mondial depuis 2013.

25 Le site de Salins, dans l’actuelle Bourgogne-Franche-Comté, est un des exemples les plus remarquable, servi par une longue histoire. Sans doute exploitée depuis les temps préhistoriques, la saline de Salins fournit une bonne part des subsides sur lesquels s’appuie la dynastie des princes de Bourgogne, aux XIVe et XVe siècle. Du fait de la valeur stratégique et économique du sel, la saline était incluse dans la ville qui la protégeait et défendue par des forteresses dressées sur les montagnes environnantes, qui surveillaient les allées et venues dans la vallée. Cependant l’inconvénient d’aller toujours plus loin pour se procurer le bois de chauffage nécessaire avait fini par rendre la production coûteuse et peu rationnelle. Ledoux, architecte auquel Louis XV confie la direction des salines décide de transporter l’usine au milieu de la forêt plutôt que de « découper celle-ci en briquettes » selon ses propres paroles. C’est le point de départ de la manufacture d’Arc et Senans (1774-1776), inachevée, mais dont l’architecture néo- classique et le programme social sous-jacent a fait couler beaucoup d’encre. Certains y ont vu une cité utopique, encouragés en ce sens par l’auteur lui-même qui décrit son œuvre un quart de siècle plus tard (Ledoux, 1804). Rien n’est plus contestable ; tout au contraire de Salins, qui est une ville-usine, Arc-et-Senans est une manufacture royale, qui loge les spécialistes, pas la main d’œuvre. Cette dernière venait des villages environnants. La production est rationnalisée et l’eau salée produite à Salins est expédiée à Arc et Senans par saumoduc. L’ensemble n’aura pas le succès escompté, et la forêt reste surexploitée, jusqu’à une époque récente. (Boully, 2013 ; Scachetti, 2013.)

26 Il en va autrement de la glacerie de Saint Gobain, fondée à la fin du XVIIe siècle, où vivent les maîtres verriers et leurs familles, en permanente compétition avec les habitants privilégiés de la ville pour l’exploitation de la forêt (Hamon, 1993). La nuit du 4 août 1789 et l’abolition des privilèges privent la ville de ses droits forestiers et la met entre les mains du directeur de la glacerie, seul pourvoyeur d’emplois désormais. Au cours du XIXe siècle, la ville devient le village ouvrier de la manufacture et les quartiers ouvriers se multiplient, sans plan particulier sinon celui de la faisabilité, au rythme de son expansion. Lorsque la compagnie quitte le site éponyme en 1995, elle laisse la ville orpheline, avec un patrimoine bâti exceptionnel, que la municipalité entend aujourd’hui mettre en valeur (Bliaux, 2019).

27 Almadén, Salins, Saint Gobain, sont incontestablement des villes-usines, qui se sont formées, le long des siècles, sur leur propre lieu de production jusqu’à se fondre avec lui. On pourrait faire une analyse comparable pour Le Creusot, né à la fin du XVIIIe siècle, dont le plan incohérent est celui d’une ville dont l’expansion s’est faite, comme

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Saint Gobain, par à-coups (Bergeron, 1995), ou encore de Clermont-Ferrand, la Michelin-ville (Gueslin, 1994). Le Creusot et Clermont-Ferrand sont deux visages d’un même phénomène : celui d’une ville patronale, d’une seule et même famille. A une échelle, autre que les villages industriels mais pas différents de nature.

28 Cependant à côté de ces villages ouvriers et de ces villes industrielles anciennes, il se développe des villes que l’on peut classer dans deux groupes différents, la ville-usine non planifiée et la ville-usine planifiée (Edelblutte, 2010).

29 Les villes-usines non planifiées se forment dans le dernier tiers du XIXe siècle. Composées d’agrégats d’usines gigantesques, produisant dans la même branche, elles associent dans un espace contigu un tissu d’habitat parfois désordonné, mais aussi des cités ouvrières et leurs maisons patronales. Deux exemples : Lodz (Anikinow, 2005) en Pologne et Tempere en Finlande, toutes deux villes champignons du textile de coton, toutes deux dynamisées par la proximité de l’immense marché russe.

30 Lodz est un hameau au milieu de XIXe siècle lorsque des ingénieurs allemands s’associent à des nobles polonais et à des juifs qui apportent les capitaux, pour implanter une industrie textile. On y produira le coton pour Saint Pétersbourg et le marché russe, en plein développement ! En 1914, la ville compte 47 usines et occupe plus de 500 000 habitants, avec une forte proportion d’allemands et de juifs. Parmi ces usines, les plus énormes sont celles de Poznanski, aujourd’hui transformées en centre commercial et de Schleiber, avec sa cité ouvrière modèle du Moulin du Curé.

31 Tempere n’a pas cette taille mais la même trajectoire. Là ce sont des écossais, attirés par le marché russe, qui ont implanté des usines textiles, en bénéficiant d’une énergie hydraulique puissante. Il n’y a pas à Tempere le luxe ostentatoire des industriels polonais. Nous sommes en pays protestant. La main d’œuvre s’était entassée dans des conditions insalubres révoltantes. La ville décide de planifier, autour des usines, un quartier ouvrier, Amuri, en damiers réguliers, chaque carré se composant d’une cour entourée de logements, construits en bois, avec une cuisine commune pour deux à quatre familles. Les logements sont très sommaires : un lit, parfois une petite table et dans le meilleur des cas, une commode. Dans la cour, les saunas collectifs et éventuellement une coopérative d’achat. Dans les années 1970, ce quartier a été rasé et remplacé par des immeubles d’habitation. Le plan général seul subsiste ainsi qu’un pâté de maisons, conservé et converti en musée (Keijo Rantanen, 2010).

II-Villes-usines et cité-jardin de la deuxième industrialisation

32 La ville-usine du début du XXe siècle n’a toujours pas résolu la question du logement. Les enquêtes, nombreuses, faites sur les conditions de vie des ouvriers dans les villages et cités ouvrières pointent les limites du système : Owen, le créateur de l’expérimentation sociale à New Lanark avait été obligé de partir, en 1825 sous la pression de son conseil d’administration, qui estimait que l’argent consacré à la politique sociale était de l’argent perdu ; à l’autre bout du siècle, Zola décrit dans ses Carnets les tares du « Palais social » de Godin, sclérosé par un comité de gestion frileux ; l’écrivain Remont dénonce, en 1899 les méfaits de l’industrialisation à Lodz dans un roman qui sera un grand succès du cinéma sous le titre La terre de la grande promesse, d’Andrzej Wajda. La généralisation des maisons mitoyennes en ligne ou corons, sans

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compter les nombreuses courées, les « closes » et autres « conventillos » attirent les critiques mais aussi de nouvelles propositions de la part des architectes6.

33 En 1898, Ebenezer Howard propose alors un concept vite dévoyé mais au succès incontestable : the city-gardens for to-morrow, qu’il complète en 1902. On retient l’idée d’un espace plus ouvert, au plan sinueux, boisé, protégeant la vie privée. C’est la cité- jardin contre le coron, du moins c’est ainsi que le présente une publicité de l’époque. Peu de réalisations voient le jour, cependant, avant la Première guerre mondiale. Par contre, au lendemain du conflit, avec l’urgence de la Reconstruction, une prolifération impressionnante d’initiatives font de cette première partie du XXe siècle, le siècle des villages ouvriers de grande taille et des nombreuses villes-usines, où sont généralement adoptés les principes de la cité-jardin. L’unité de base est la maison mitoyenne par deux ou par quatre, inspirée de la maison mulhousienne, le long de rues courbes qui évitent les vis-à-vis directs, avec une place centrale où se dressent les habituels lieux de pouvoir : l’église, la mairie, éventuellement la maison du directeur si la cité-jardin est d’initiative patronale. Ces cités nouvelles sont assorties de programmes sociaux, culturels et sanitaires qui paraissent désormais indispensables. Cependant, les plans très variés montrent vite des inspirations différentes. Deux grandes familles se distinguent : une vision géométrique de l’espace, illustrée ici par les exemples hongrois ; la vision jardinée et sinueuse, dont on retiendra l’exemple français.

34 Les deux exemples hongrois, nous éclairent sur le passage de l’un à l’autre : Diozsgör (Olajos,1998) dans le Nord-Est près de Miskolcz, et la cité-jardin de Werkelé (Nagy, 1994, Jonas, 2004) dans Budapest ; la première (fig. 2) est une cité patronale, commencée dans les années 1870. Les plans de 1910 présentent une grande uniformité de maisons jumelles disposées le long des rues avec chacune un lopin tête-bêche avec le lopin de la maison parallèle. Mais il existe aussi des maisons plus larges et mieux dotées, pour les cadres et les employés. Plus tard, dans les années 30, on construit à leur intention de petits immeubles d’appartements. De nombreux services sont proposés : école maternelle, écoles primaires ; caisse d’assurances ; hôpital, département de gynécologie et maternité, foyer des infirmières, pharmacie. A partir des années 20, on ajoute une poste, une gendarmerie, des bains publics, des magasins d’alimentation, une boucherie, un restaurant, et un marché couvert. Du point de vue confessionnel, on trouve une église catholique, une église évangélique et un temple réformé. Dès la fin du XIXe siècle, le village est équipé d’eau potable, de tout à l’égout et un peu plus tard, de réseaux électriques. Cependant, le plan, très géométrique, ne protège pas des vis-à-vis et les espaces verts sont peu nombreux. C’est un exemple parfait du plan orthogonal.

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Figure 2 : Diozsgör en 1910

Csaba, 1998

35 Wekerlé (fig. 3) date des années 1920. C’est un village pour ouvriers et employés, et il sera tardivement intégré à la ville de Budapest. L’espace très boisé compense le plan géométrique, en quadrilatère, autour d’une place centrale. Bien que les maisons aient été construites avec des matériaux de qualité moyenne, et leurs surfaces très modestes, le site s’est plutôt bien conservé. Une certaine ambiance de village a perduré, qui le rend aujourd’hui tout à fait attractif.

Figure 3 : Le plan de Wekerlé en 1926

Nagy, s.d

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36 En France, les réalisations seront nombreuses au cours des années 20, depuis des cités urbaines comme Suresnes jusqu’à la cité emblématique de Chemin Vert à Reims, œuvre de l’industriel philanthrope Georges Charbonneaux (Dorel-Ferré, 2016). Elles se font dans le cadre de la Reconstruction des régions dévastées, assorties d’un programme social rendu nécessaire par les désastres de la guerre L’ensemble le plus impressionnant reste celui des cités ferroviaires de la Compagnie du Nord, qui appartenait à Rothschild, et dont la direction avait été confiée au polytechnicien Raoul Dautry. Ce dernier veut aller vite : il faut que les communications soient rétablies entre Paris et le bassin minier, tout en évitant que les populations meurtries par la guerre ne se jettent dans les bras du communisme. Il décide donc la création de cités ferroviaires, sur tout le territoire de la compagnie, dont la plus grande, Tergnier, concentrait plus de 2000 habitants (fig. 4). Alors que les autres cités ferroviaires de la compagnie adoptent un plan sinueux propre aux cité-jardin, à Tergnier, le plan prend la forme de trois roues d’une locomotive et la roue centrale concentre tous les services. Les maisons de la Compagnie déclinent un module de base où la chambre des parents séparée de celle des enfants, la cuisine avec l’eau sur l’évier, la salle de bain et les commodités sont prévues pour tous ; dans les maisons de cadre, la salle à manger est distincte, le salon est prévu pour contenir des fauteuils et canapés, la salle de bain comporte une vraie baignoire. Ces dispositions vont de pair avec une politique hygiéniste très complète, des loisirs sportifs, une vie culturelle intense où le journal et la chorale tiennent une grande place (Dorel-Ferré, 2017b).

Figure 4 : La cité de Tergnier

Archives SNCF

37 Dans le cas des villages ouvriers déjà formés à la fin du XIXe siècle et agrandis dans la première moitié du XXe siècle, on peut parler de villages mixtes. En effet, à côté des infrastructures anciennes, antérieures à 1900, s’ajoute une extension inspirée de la cité jardin, avec des rues courbes, des espaces verts, une infrastructure sociale visible, à travers des monuments qui sont autant de repères nouveaux : école, dispensaire,

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bibliothèque, etc. C’est le cas de Crespi d’Adda près de Bergame, en Italie, ou encore de Solvay à Salin de Giraud (Daumalin et al., 2012).

38 Dans les années 1930, dans le contexte de l’Art Déco, la réflexion qu’apporte le Bauhaus et que reprend Le Corbusier pour la France, donne un ton nouveau, dans lequel s’insèrent des créations comme Bataville en Lorraine.

39 Les régimes autoritaires s’emparent de la formule, dans le cadre d’une politique d’Etat au service des grands intérêts privés, comme ce fut le cas de l’Italie fasciste, avec des structures à mi-chemin entre le village ouvrier, dont elles ont la taille, et la ville usine, dont elles ont l’ambition. C’est le cas entre autres de Dalmine, près de Milan, pour les constructions mécaniques (Lussana, 2003) ou de Valdagno (Fontana, 2003), près de Padoue, pour le textile. Plus tard, l’Espagne franquiste prendra le relai, avec son grand programme de villages ouvriers agricoles ou industriels. Tard venu, ce programme aura été vite déclassé par les grandes désindustrialisations du dernier tiers du XXe siècle et n’a pas suscité jusqu’à présent, d’études de synthèses (Alvarez Areces, 2015).

40 Dans l’Europe médiane, de la Belgique à l’Allemagne rhénane des années 20, on a pu parler d’un modèle germanique (Jonas, 2004). Joint aux recherches du Bauhaus, a-t-il inspiré les architectes de la Russie soviétique ? C’est en effet la période des grandes réalisations constructivistes dans les plus grandes villes et en particulier à Ekaterinbourg où la cité des Tchékistes est un double de la cité-jardin de Suresnes. Ce sont les débuts des villes géantes surgies du néant, comme, au sud de l’Oural, Magnitogorsk (fig. 5), déjà citée (Scott, 1942). Disposant d’un espace quasiment infini, ces villes acquièrent une physionomie singulière. Une nouvelle distribution urbaine apparaît, avec de larges avenues articulées autour de la Maison de la Culture, qui trône devant une large place, accompagnée éventuellement par la Mairie et l’Université. Les différents carrefours accueillent les autres repères civiques : le dispensaire, l’hôpital, la bibliothèque et le théâtre s’il y a lieu, mais aussi la piscine et le stade, à l’entrée monumentale. Les logements se font par groupes d’immeubles, dans des écrins de verdure qui sont investis à la belle saison par les gens du quartier.

Figure 5 : Magnitogorsk

Cliché APIC

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41 Le point commun qui réunit tous ces programmes constructifs : la monumentalité des lieux collectifs (théâtre, église, maison de direction), des services nombreux (commerces, marché couvert, piscine, loisirs, santé) une certaine ambition dans des logements de qualité et leur vocation sociale, largement affirmée.

42 Après la deuxième guerre mondiale, alors que les pays occidentaux abandonnent l’idée de la cité-jardin parce que trop coûteuse, la Russie soviétique lance un programme nouveau : on compte environ 2000 villes nouvelles, disséminées sur le territoire russe, dont Togliatti, (Bellat, 2015). Comme pour les villages ouvriers, les villes-usines anciennes, nées au XVIIIe siècle, près du barrage qui leur fournissait leur énergie, connaissent une période d’aménagement et d’extension. C’est le cas de Nijni Taguil et d’Ekaterinbourg en Oural. Si pour Magnitogorsk on était allé au plus pressé, construire des logements, mais sans penser à l’infrastructure qui viendrait après, les nouveaux quartiers de Nijni Taguil sont prévus dans leur globalité, comme le réclamait déjà l’architecte Guinzbourg en 1935. On retrouve les préoccupations des années 30, que l’on soit à l’Est ou à l’Ouest : une architecture arborée, des services sociaux diversifiés. La nouvelle ville d’Ouralmash (fig. 6), nouveau quartier d’Ekaterinbourg de 50 000 habitants, sera construite sur ces principes. En Pologne, la « nouvelle forge » près de Cracovie ou Nowa Hutta développe un plan et une structure du même type : une organisation très géométrique, avec un système de rues en patte d’oie, mais très arborée, les immeubles disséminés dans la verdure avec à proximité, une desserte économique (magasins, restaurants), culturelle (kiosques à journaux, bibliothèques) et sociale (dispensaires) visible…

Figure 6 : Ouralmash en 1958

Archives locales

43 Pour la plupart de ces villes-usines d’Europe se pose le problème de leur survie ou de leur adaptation à une raison d’être différente : conçues comme habitat d’élite à proximité de l’usine gigantesque qui pourvoyait à tout, elles doivent apprendre à vivre sans ce qui était leur centre de décision et leur ultime recours. Certaines sont tout simplement abandonnées. Pour beaucoup d’entre elles, la patrimonialisation est le moyen de perdurer.

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III-La patrimonialisation, un remède quand l’usine a fermé ?

44 Depuis le dernier tiers du XXe siècle, il ne s’agit plus de loger systématiquement les ouvriers et l’encadrement près du lieu de travail, bien au contraire, sauf dans les situations extrêmes (extraction de minerais à haute altitude, ou en limite climatique, ou encore en mer sur les plateformes pétrolières). Les entreprises, aujourd’hui, répugnent à se charger d’une gestion qui, leur semble-t-il, n’entre pas dans leur compétence ; les moyens de déplacement individuels et collectifs permettent d’habiter là où l’on souhaite. De ce fait, la relation directe entre usine et lieu de vie est rompue, ou du moins elle n’est plus apparente.

45 D’autant que deux phénomènes étroitement liés sont intervenus qui ont radicalement transformé le contexte économique et social : à partir des années 1970 et en moins d’un demi-siècle, les grandes désindustrialisations prennent l’Europe en écharpe, des Iles Britanniques à l’Oural. Parallèlement, les activités qui ont remplacé les industries disparues changent de nature : la robotisation implique moins d’agents et introduit une distance entre l’ouvrier et la machine ; les activités tertiaires prennent de plus en plus de place et induisent des images du travail différentes : le bureau et l’ordinateur remplacent la machine Les grandes concentrations industrielles des années 1950 font bientôt partie d’un passé révolu.

46 Cette évolution étant prévisible, certaines entreprises ont anticipé la fin en décidant leur mise en patrimoine. C’est le cas de Charbonnages de France, qui sachant la fermeture prochaine, ont choisi un lieu, la Fosse Delloye, à Lewarde, près de Douai, pour en faire un musée de la mine qui accueillerait les archives du groupe et une recréation de la mine, présentée par d’anciens mineurs. On sait que l’ouverture du musée en 1984, coïncidant avec la sortie du film Germinal de Claude Berri avait provoqué une véritable affluence. Prévu pour 70 000 visiteurs, le musée en accueillit bientôt le double. Quant aux structures plus ou moins désaffectées du Bassin minier (cités, carreaux de mines, chevalements, équipement divers) il leur fallut attendre et se battre pour une reconnaissance et la promesse d’une mise en valeur pendant longtemps avant d’obtenir, en 2012, l’inscription sur la liste du patrimoine mondial de tout le Bassin minier, sans que cette protection soit toujours parfaitement efficace. Si les bâtiments d’administration vastes et bien construits, peuvent être reconvertis en services régionaux et universités publiques, les immenses cités ouvrières reconstruites après la Première guerre mondiale peinent à trouver une autre affectation. Différents facteurs interviennent : l’éloignement des centres de services et de loisirs, le manque d’activités et de perspectives sur place, la mise en tourisme pas toujours efficace…

47 Le cas de Chemin Vert, à Reims, mentionné plus haut, est assez révélateur. Réalisé dans les années 20 pour offrir des logements à loyer très faible pour familles nombreuses, cette cité-jardin avait bénéficié de l’aide d’architectes et d’artistes de premier plan. Mais dans les années 1980, c’était devenu le type même du village abandonné, triste et sale. Il a bénéficié d’une restauration soignée depuis les années 1990, et aujourd’hui, vivre à Reims dans ce qui a gardé le cachet d’un joli village fleuri, est assez recherché. C’est qu’avec la croissance urbaine, Chemin Vert, qui avait été édifié à l’extérieur de la ville est maintenant en son centre. Sa fonction habitat a été réévaluée et sa physionomie soigneusement conservée puisqu’il s’agit, depuis l’origine, d’un habitat en location. Deux monuments s’élèvent sur la place : la « maison commune » qui faisait

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office de mairie annexe, et regroupait la bibliothèque, la salle de réunion, le théâtre et les douches. L’église est un petit bijou, où sont intervenus le peintre Maurice Denis, le maître verrier Lalique, et d’autres. Pourtant, la mise en tourisme de cet ensemble exceptionnel tarde à se concrétiser, sans doute parce que la compétition touristique que livre la cathédrale de Reims est écrasante.

48 Tourisme et patrimoine ne sont donc pas une formule valable à tous les coups, et les facteurs de réussite sont parfois bien mystérieux. Les colonies industrielles catalanes sont, dans cette optique, un cas d’école, dont nous rappelons les principaux traits :

49 Dans la Catalogne intérieure, sur le cours moyen des fleuves Ter et Llobregat qui fournissent l’énergie, on compte près de 90 villages industriels, construits pour la plupart entre 1880 et 1905, de taille diverse, depuis l’isolat qui ne comprend que l’usine et quelques logements jusqu’au village le plus développé comprenant l’usine, la maison de maître, l’église, l’économat et les logements en immeubles ou en maisons mitoyennes. C’est un paysage exceptionnel, car les colonies s’égrènent tous les kilomètres, kilomètres et demi, formant une rue d’usine depuis les Pré-Pyrénées jusque près de la capitale. La désindustrialisation du dernier tiers du XXe siècle a conduit à fermer toutes les usines, sans exception. Certaines colonies ont été abandonnées par leurs habitants, mais la plupart sont toujours habitées.

50 Deux colonies se détachent du lot : la plus importante, la Colonia Sedó (fig. 7), qui se trouve à une quarantaine de kms de Barcelone et la plus connue, la Colonia Guëll, dans l’aire métropolitaine.

51 La Colonia Sedó, du fait d’un système hydraulique exceptionnel, a été la plus grande des colonies industrielles catalanes. En effet, le cours du Llobregat a été barré 4 kms en amont pour alimenter, par une conduite forcée en partie souterraine, en partie en aqueduc, un jeu de turbines remplacé en 1899 par une seule, de 1400 CV, la plus grosse jamais construite en Espagne. Grâce à cette installation unique en son genre, l’usine a pu accueillir jusqu’à 2250 ouvriers dans les années 1920, alors que la plupart des autres colonies industrielles n’en rassemblaient pas 500. Le village industriel, dominé par son église et sa maison de maître, logeait une partie des familles, environ 20% de la main d’œuvre. L’usine a fermé ses portes en 1979.

52 Un musée est installé sur les lieux de la turbine que sa taille gigantesque rendait inutilisable. On peut aujourd’hui la parcourir de l’intérieur et visiter les deux niveaux d’installations hydrauliques : celui qui a fonctionné entre 1878 et 1899, et celui qui a été mis en place, par-dessus le précédent, en 1899. C’est un témoignage unique de l’extraordinaire importance de l’énergie hydraulique dans un pays qui était dépourvu de toute ressource minière et minérale.

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Figure 7: La colonia Sedo d’Esparreguera

Photo Municipalité d’Esparreguera

53 Tout récemment qu’un projet d’aménagement global a été pris en compte par la municipalité. Déjà des circuits sont proposés à l’intérieur du polygone industriel comme à l’extérieur ; l’ancienne église acquiert progressivement le statut de centre culturel ; des espaces sont réservés aux activités scolaires ; un projet d’aménagement de l’ancienne maison des maîtres prévoit une auberge de jeunesse et des hébergements de charme, près du grand parc. C’est à un vrai pôle d’activités culturelles et de loisirs est en train de se dessiner, à mi-chemin entre Barcelone, et ses quatre millions et demi d’habitants et le monastère de Montserrat qui accueille tous les ans deux millions et demi de visiteurs.

54 La Colonia Guëll, de taille modeste, est la seule de toutes les colonies textiles à fonctionner à la vapeur. Elle est née du projet d’Eusebi Guell, dont on ne parlerait sans doute pas aujourd’hui s’il n’avait fait appel à l’architecte catalan le plus emblématique : Gaudi. La Colonia Guëll a été inscrite au patrimoine mondial avec l’ensemble des œuvres de Gaudi. Proche et accessible depuis Barcelone, elle est la colonie industrielle la plus visitée.

55 Trois solutions, donc, se présentent aux villages et villes-usines, lorsque toute activité a cessé : l’abandon pur et simple, la fonction résidence et la fonction tourisme. On peut y ajouter une quatrième : la reconversion pour d’autres usages (Gasnier, 2018).

56 La fonction tourisme et la conversion vers d’autres activités est complexe, car il s’agit d’un projet qui engage la société non pas dans l’usage du présent mais dans un choix de futur. Or les résultats peuvent être très différents, sans que l’on puisse vraiment agir sur les causes : aux 450000 visiteurs de New Lanark, près de Glasgow, on peut opposer le faible nombre de visiteurs de Crespi d’Adda, non loin de Bergame. Il est vrai que le site

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de New Lanark sur les bords de la Clyde est un lieu de promenade aimé et connu des gens de Glasgow, alors que le site de Crespi est isolé ….

57 Dans tous les cas, la reconversion du patrimoine n’est pas portée par des spécialistes du patrimoine, qui jouent éventuellement le rôle de conseils, mais par la société ou un groupe influent. Ceux-ci ne reprennent ces sites que pour les transformer et les adapter à leur usage, parfois bien loin de la situation initiale. Ainsi, le groupe Nestlé a réhabilité le site de Noisiel, du chocolatier Menier, d’une façon exemplaire, mais en le coupant de la cité. Or celle-ci n’a de sens qu’en fonction de l’usine dont elle faisait étroitement partie. C’est dire à quel point les reconversions constituent des enjeux importants et à quel point la société civile est démunie.

58 Autre exemple, celui de la ville de Norköpping (fig. 8), au sud de Stockholm : grande ville du textile, autrefois, désindustrialisée dans le dernier tiers du XXe siècle, elle a été profondément modifiée par la reconversion. Des immeubles d’habitation, des bureaux, une université, un musée ont été installés sur les anciens lieux industriels, suivant une recette maintenant bien connue. Le coup d’œil est magnifique. Mais un échange avec les habitants donne un tout autre son de cloche. On reproche aux architectes d’avoir joué la carte de l’esthétique contre celle de l’authenticité. D’avoir mis une distance entre ce patrimoine qui leur était si familier et ce qu’il est devenu. Ce reproche pourrait être étendu à bien des lieux qui ont fait l’objet de rénovations, depuis les fronts de mer anciens jusqu’aux centres-villes dédiés au tourisme. La « disneylandisation » guette ces endroits et surtout la banalisation, car on retrouve partout les mêmes restaurants, les mêmes boutiques, les mêmes artisans.

Figure 8 : Le centre de Norköpping

Cliché APIC

59 Le débat public a cependant son incidence sur l’évolution des approches de la part des institutions. En 2000, l’UNESCO avait ordonné une enquête approfondie sur la place du patrimoine industriel dans les nominations sur la liste du patrimoine mondial. En 2012, l’inscription du Bassin Minier du Nord-Pas de Calais a ouvert la liste à d’autres

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ensembles patrimoniaux7. En France, une législation qui donne beaucoup d’amplitude aux actions de terrain a succédé au dispositif des anciennes « villes d’art et d’histoire » et permet désormais la prendre en compte, la protection et la mise en valeur du patrimoine industriel. A partir des offices de tourisme, une documentation très complète permet au visiteur de comprendre un quartier ouvrier ou un buffet de gare des années 20…On s’approche d’une nouvelle conception du patrimoine industriel qui serait celui de l’étude de la civilisation industrielle, tout comme la civilisation de la Renaissance éclaire le XVIe siècle. Ce sont beaucoup de perspectives ouvertes pour les défenseurs de l’héritage des siècles de l’industrie et pour la projection de ce patrimoine dans un futur assumé.

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NOTES

1. Il s’agit de The International committee for conservation of industrial heritage, fondé en 1973 à Ironbridge et depuis 2000, consultant pour l’UNESCO pour les biens relevant du patrimoine industriel, proposés sur la liste du patrimoine mondial. 2. Parler de villages ouvriers a l’avantage de mettre l’accent sur une caractéristique fonctionnelle et sociale. De plus, on retrouve ce même vocabulaire chez nos voisines européens : workers villages chez les anglais, villaggi operai chez les italiens, pueblos obreros chez les espagnols, etc. Pour la ville-usine on trouverait des équivalents : città-fabriche, ciudad fàbrica, mill town. 3. Ils sont tous les trois inscrits sur la liste du patrimoine mondial. Pour consulter les dossiers : 4. Les rapports de l’Exposition Universelle de 1867 sont consultables sur la base des archives en ligne du Conservatoire National des Arts et Métiers : cnum-cnam.fr ; sur l’expérience mulhousienne, on se reportera à la riche bibliographie sur le sujet. En particulier sur le site : http://musee-hlm.fr/discover/focus/36#/home 5. En même temps que l’Exposition Universelle de 1889 se tient le premier congrès sur l’Habitation à bon marché, point de départ des associations de HBM qui aboutirent à créer des structures de financement pour la construction de logements sociaux en particulier à Paris. 6. Le terme de « closes » concerne les courrées de Glasgow ; les « conventillos » ou petits couvents désignent paradoxalement les courées en Espagne ou en pays latino-américain. 7. En 2019, la ville-usine d’Ivrea, lieu de fabrication des machines à écrire Olivetti, a été inscrite au patrimoine mondial. Les « monts métallifères » entre l’Allemagne et la Tchéquie ont été également inscrits avec tout le patrimoine afférent, sites miniers et villes minières.

RÉSUMÉS

Dans l’histoire des agglomérations d’habitations créées par l’industrie selon ses besoins de main d’œuvre, la cité-usine tient une place à part. Sa genèse est complexe et elle évolue selon la pression d’un marché plus ou moins lointain qui stimule sa production et la pérennise. Des exemples de villes-usines non planifiées marquent l’histoire mais leur nombre s’est multiplié au XIXe siècle, avec l’accroissement de la production industrielle. Les villes-usines planifiées, elles, sont caractéristiques du XXe siècle. Nées de toutes pièces, pour une production d’envergure, elles ont tous les attributs de la ville du fait de leur éloignement des centres urbains traditionnels. Aujourd’hui un nombre important de ces villes-usines est dépourvu de l’activité qui les ont vu naître. Se pose alors la question de la patrimonialisation, toujours aléatoire, car elle ne correspond plus à une nécessité économique. Bien au contraire, il s’agit « d’accommoder les restes », de celles qui ont échappé à la destruction.

In the history of housing agglomerations created by industry according to its workforce needs, the factory city holds a special place. Its genesis is complex and it evolves according to the pressure of a more or less distant market that stimulates its production and sustainability. Examples of unplanned factory towns mark history, but their numbers increased in the 19th century, with the development of the industrial production.

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Planned factory cities are characteristic of the 20th century. Born from scratch, for a large scale production, they have all the attributes of the city because of their remoteness from traditional urban centers. Today, a significant number of these factory towns are devoid of the activity that gave birth to them. The question of their heritage dimension, which is always random, arises, because it no longer corresponds to an economic necessity. On the contrary, it is a matter of "accommodating the remains", of those who have escaped destruction.

INDEX

Keywords : workers' village, factory, factory town, miners terraced houses, garden city, industrial colony Mots-clés : village ouvrier, manufacture, ville-usine, coron, cité-jardin, colonie industrielle

AUTEUR

GRACIA DOREL-FERRÉ Docteure en Histoire (EHESS) - Présidente de l'Association pour le patrimoine industriel de Champagne-Ardenne (APIC) - 7 résidence de la Fournière - 51300 Marolles - [email protected]

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Villes-usines et company towns en Europe de l’ouest et en Amérique du Nord : caractéristiques, synthèse, potentiel postindustriel Villes-usines and company towns in West Europe and North America : patterns, overview, postindustrial potential

Michaël Picon

Introduction

« Les cités industrielles se pressent dans le voisinage des puits de mines ; la population s’y masse en foules épaisses sur un sol noirci par les débris de charbon, sous un ciel fuligineux où l’on cherche vainement à discerner le soleil. Mais l’étude plus approfondie des forces de la nature suscite de nos jours de nouveaux serviteurs à l’industrie humaine ; l’eau qui se précipite du haut des montagnes est, comme la houille, productrice d’énergie et se transforme en mouvements innombrables pour façonner la matière. L’industriel commence à se déplacer ; des cités nouvelles surgissent dans les vallées, des monts au milieu des pâturages et des forêts ; les rudes ouvriers succèdent aux pâtres et aux bûcherons. » (Reclus 1905, p. 328 et 329).

1 Cette citation très naturaliste du géographe Élysée Reclus décrit de manière quasi universelle la genèse des villes-usines occidentales du XIXe siècle. Celles-ci sont nées de la volonté patronale de sortir des faubourgs industriels pour investir des espaces ruraux, plus sains (sous l’influence de l’hygiénisme ou labor environmentalism), d’un milieu favorable à l’industrie (ressources naturelles), d’avancées techniques et, souvent, d’autres éléments de contexte particuliers (passé proto-industriel, enjeux géopolitiques, etc.). Ces villes-usines sont pensées, organisées et aménagées par des patrons paternalistes : elles sont la réalisation spatiale du paternalisme industriel : « Paternalisme et philanthropie se sont exprimés dans l’espace et dans le bâti » (G. Dorel-Ferré 2016, p. 10). L’espace y est marqué par l’hégémonie des patrons paternalistes (omniprésence symbolique, contrôle social et politique, cocon paternaliste, etc.) et

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l’organisation spatiale du travail dans la ville. Les cousines nord-américaines des villes- usines sont fortement influencées par les idées et les réalisations européennes, nous verrons qu’il en existe une variété assez proche du modèle européen. Les company towns américaines sont aussi créées et aménagées par des paternalistes et souvent très planifiées (Chicopee dans l’État de Géorgie, Vandergrift en Pennsylvanie, Arvida au Canada dans la province de Québec), mais elles peuvent aussi être plus spontanées, moins organisées et moins soumises à l’influence des patrons (Bagdad dans l’Arizona) voire quasiment pas (Anyox au Canada, en Colombie-Britannique). Il y a une grande porosité entre les modèles américain et européen pour de multiples raisons : lien étroit entre les deux continents, influence des penseurs européens, exemples des réalisations précoces européennes. Le modèle européen s’exporte partout en Europe et au-delà, de manière anisotrope, pour former des villes-usines à part : « [les grandes puissances européennes] exportent le village ouvrier ou la ville-usine, qui acquièrent, sous d’autres cieux, des traits physionomiques particuliers » (ibid., p. 9).

2 De ce fait, poser des regards croisés sur les modèles européens et nord-américains permet d’étoffer notre compréhension des villes-usines européennes. Celles-ci ont un intérêt pour la reconversion des anciennes villes-usines et le « redéveloppement territorial » (Daviet et al. 2006) des anciens territoires industrialo-urbains qu’elles constituent car elles ont une influence sur son potentiel post-industriel (Wirth et al. 2012) et, notamment, sur ses éléments patrimoniaux utiles au redéveloppement territorial : « il faut tenir compte du passé et de la mémoire d’un territoire afin de déterminer ses forces et ses faiblesses structurelles héritées dans l’objectif de le redévelopper » (Picon 2019, p. 50). Mais étudier la ville-usine, son déclin et son redéveloppement, nécessite aussi de mobiliser une kyrielle de concepts et de notions de géographie urbaine, et revient donc à faire un double travail de synthèse, non exhaustif et ouvert, sur les variations du modèle dans le monde occidental d’une part, sur la morphologie et la morphogenèse urbaines particulières de ces villes d’autre part. À partir de cela, nous ouvrirons quelques pistes de réflexions sur le redéveloppement territorial, sorte de transition maîtrisée, des territoires formés par les anciennes villes-usines occidentales.

Le modèle de la ville-usine et ses nuances

3 L’expression « ville-usine » est employée avec de nombreuses acceptions dans la littérature. D’autres expressions moins précises sont parfois employées pour qualifier de telles villes : « villes industrielles », « cités ouvrières ». Dans les publications de géographes francophones, on retrouve de nombreuses occurrences « ville- usine » (Picon 2019 ; Edelblutte 2010a, 2010b, 2012, 2016 ; Del Biondo 2014, 2016 ; Luxembourg 2014 ; Jalabert et Grégoris 1987 ; Bruyelle Dézert 1983 ; Doyen 1983) qui font parfois la confusion entre villle-usine et ville industrielle. Une définition intéressante de la ville-usine a été faite par S. Edelblutte et complétée par une modélisation plus éloquente qu’une définition textuelle (figure 1) : « La ville-usine peut ainsi être considérée comme une ville entièrement ou presque entièrement née d’une ou plusieurs usines et/ou mines » (Edelblutte 2009). Cette définition a l’avantage de subsumer la diversité des villes-usines en intégrant toutes ses variations de taille, de genèse, d’organisation socio-spatiale et de situation. S. Edelblutte représente tous les éléments spatialisés du paternalisme industriel dans son schéma de la ville-usine : la composante productive (usines) et ses infrastructures ad hoc ; l’habitat ouvrier, l’habitat patronal,

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les bâtiments économiques et sociaux, tout ce qui maintient la population sur place ; les éléments naturels à l’origine de la ville-usine, ceux qu’É. Reclus décrit dans la citation introductive ; les liens avec l’extérieur permettant d’acheminer les matières premières ainsi que les ressources humaines et d’exporter les marchandises. Enfin, S. Edelblutte ajoute que ces villes sont soit planifiées, issues de la volonté d’un seul industriel, soit non-planifiées, liées à l’agglomérat de plusieurs systèmes industrialo-paternalistes (Del Biondo et Edelblutte 2016). La définition de S. Edelblutte synthétise la plupart des publications francophones à ce sujet. Aussi, nous allons nous appuyer sur sa définition afin de mener une réflexion sur le modèle de la ville-usine et sur ce qui influence son organisation spatiale.

Figure 1 : le schéma type de la ville-usine (Edelblutte 2014)

La taille ou l’urbanité ? Différencier villes-usines, villages-usines et isolats industriels

4 L’expression ville-usine a une double connotation associée à la notion de ville : elle peut faire penser que la ville-usine est grande et urbaine. En réalité, l’urbanité et la taille des villes-usines sont très variables, donnant à juste titre naissance à des appellations différentes selon les auteurs.

5 F. Schwarz parle d’« isolat industriel » en s’inspirant de P. Fluck pour « rendre compte du déploiement, à l’échelle d’un hameau, d’un géosystème industriel plus étoffé » (Schwarz 2019, p. 257). Il voit trois spécificités à l’isolat (ibid., p. 258 et 259) : l’isolement ; une genèse liée à une seule initiative patronale et à une mono-activité (c’est potentiellement le cas de toutes les nuances du modèle) ; une tendance au fonctionnement autonome (idem). Ces deux dernières caractéristiques sont relevées par tous les auteurs cités dans notre article, pour tous les géosystèmes industriels de ce type, quelles que soient leurs tailles,

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elles ne sont pas propres à l’isolat. Les caractéristiques particulières de l’isolat semblent plutôt être : sa localisation dans les espaces interstitiels et son isolement ; sa très petite taille et la faible densité des services qu’il offre. L’exemple de Trougemont (commune de Basse-sur-le-Rupt, Vosges) semble correspondre à un modèle situé entre l’isolat et le village-usine (figure 2).

Figure 2 : Le village-usine textile de Trougemont dans les Vosges (Picon 2019)

6 Le village-usine (Edelblutte et Legrand 2012) ou le village ouvrier (G. Dorel-Ferré 2016) désigne un ensemble plus complet que l’isolat industriel, mais de taille encore réduite. À la différence d’autres implantations industrielles rurales proto-industrielles (Edelblutte et Legrand 2012, Nacé et Nacé 2008), les villages-usines sont essentiellement voués à l’industrie : « Pour la première fois, en effet, apparaissent des villages créés de toutes pièces consacrés à une monoactivité qui n’est pas agricole » (Dorel-Ferré et Bergeron 1996 p. 60). Il existe une grande variété de villages-usines. Leurs caractéristiques les plus communes sont les suivantes : ils sont fondés pour et par une industrie monosectorielle ex nihilo, ils sont implantés en milieu rural, ils n’ont pas la capacité d’urbaniser leur territoire d’influence, ils sont à une échelle plus grande que celle de la ville (ce critère varie donc selon les pays), ils sont rarement concentrés, plutôt diffus. Les plus petits systèmes sont minimalistes et les éléments spatiaux du paternalisme y sont rares, mais pas autant que dans l’isolat industriel.

7 Les modèles les plus paternalistes fonctionnent souvent comme de petites villes-usines planifiées (Crespi d’Adda, figure 3).

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Figure 3 : Crespi d’Adda, une ville-usine paternaliste planifié (Picon 2019)

8 La limite entre ville et village-usine est ainsi souvent confuse. Cela est sans doute dû à l’image plus ou moins urbaine que renvoient certaines industries et certains bâtiments industriels. Le textile ancien renvoie plus souvent à une image de ruralité et est considéré, à tort, comme peu polluant. Les immeubles-machines et les usines tubulaires de l’industrie lourde et des industries extractives renvoient à une image plus sale et urbaine. Enfin, les usines contemporaines cachées dans des « hangars fonctionnalistes passe-partout » (Edelblutte 2012 p. 11) semblent se fondre aussi bien dans des espaces urbains que dans des espaces ruraux, car, paradoxalement, ces bâtiments adaptés à leur fonction occultent tout à fait cette dernière. Cette confusion est aussi due à la taille moyenne de la plupart des villes-usines et à la fragilité de leur urbanité, dépendante de l’industrie : manque de diversité des activités économiques, taille et extension limitées par les complexes industriels, éclatement urbain, etc. C. Luxembourg définit notamment la ville-usine en fonction du degré d’imbrication de l’industrie au tissu urbain de la ville : dans la ville-usine, l’industrialisation et l’urbanisation est centripète et (souvent) planifiée par et pour l’usine (Luxembourg 2008, pages 72 à 78). Dans le cas de la ville-usine, elle parle d’une « […] situation de plus grande dépendance aux établissements de production qui […] pose […] la question de la pérennité urbaine. » (Luxembourg 2008, p. 77). Le cas de l’ancienne ville-usine de Hayange dans la vallée de la Fensch est assez emblématique de toutes ces problématiques (figure 4).

9 La porosité des deux modèles provient aussi du caractère urbain partiel des villages- usines : la population est souvent trop peu nombreuse, mais le peuplement et l’urbanisation sont denses et une certaine diversité peut être générée par l’usine (commerces, services, etc.). Enfin, le cadre rural dans lequel sont implantées la majorité des villes-usines, du fait de l’influence des idées hygiénistes, accentue également cette confusion entre les deux modèles. Le village-usine est donc, de manière simplifiée, soit

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une ville-usine plus petite, soit une ville-usine perçue comme plus petite. L’isolat, plus marginal dans les publications, semble désigner un type bien particulier de village- usine très isolé. En somme, le critère de taille ne permet pas d’exclure une réalisation de la liste des villes-usines, seulement d’en étendre le spectre. La question de l’urbanité est sans doute plus centrale, car la carence en urbanité est commune à presque toutes ces réalisations.

La genèse

10 La genèse de la ville-usine est liée à l’industrie mono-sectorielle et à la présence d’une ou de quelques entreprises industrielles plutôt qu’à l’entreprise unique (les anglophones qualifient les villes industrielles monosectorielles de corporation town ou d’ industrial city). Cependant, s’il est courant que des villes-usines européennes soient sous l’influence de plusieurs industriels, leur genèse est souvent due à une seule entreprise. En effet, pour générer de tels systèmes industriels, il faut avoir la maîtrise de l’espace. L’industrie principale attire en général des « industries vassales » comme l’indique S. Edelblutte dans son schéma de la ville-usine (figure 1). Ce fut, par exemple, le cas des villes-usines sidérurgiques du Pays Haut lorrain.

11 Les limites administratives et les administrations des communes françaises sont souvent peu adaptées aux besoins des patrons paternalistes. Pour y remédier, les patrons s’impliquent souvent dans la vie politique locale : « la liste des industriels du XIXème siècle s’investissant dans la politique locale est impressionnante » (S. Edelblutte 2010 p. 3). De plus, ils modifient ou créent de nouveaux territoires politiques afin de les adapter au territoire fonctionnel de la ville-usine (ce fut le cas à Hayange, cf. figure 4) : « pour les entrepreneurs, il est essentiel que l’usine soit sur une seule commune ou sur le moins de communes possible pour en faciliter la gestion. La seule solution, avant la mise en place d’intercommunalités efficaces à la fin du XXème siècle, est la modification des territoires communaux, adaptant les territoires politiques aux territoires fonctionnels » (ibid., p. 9). Leur genèse est alors le fruit de plusieurs créations ex nihilo ou presque. Enfin, lorsque la création n’est pas purement ex nihilo, elle est souvent le fruit du passage de la proto- industrie à l’industrie lourde, et donc de la métamorphose d’un petit bourg proto industriel en ville-usine dédiée à l’industrie lourde (Moyeuvre-Grande dans la vallée de l’Orne, Hayange dans la vallée de la Fensch, cf. figure 4).

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Figure 4 : Hayange, une ex ville-usine au territoire éclaté et coupé en deux (cités au sud et au Nord sur les versant de vallée et sur les plateaux, usines dans le fond de vallée ; Picon 2019)

12 On peut, de plus, distinguer : des villes fondées sur l’exploitation d’une nouvelle ressource qui était soit inconnue, soit impossible à extraire avec des techniques anciennes, que l’on peut appeler sobrement villes-usines extractives ; des villes fondées sur une politique sociale novatrice du patron (social moulding, c’est-à-dire modelage ou façonnage social selon J. D. Porteus (1970, p. 130), qui sont dans la plupart des cas des villes-usines manufacturières (la ville-usine textile de Crespi d’Adda en est un exemple parfait, cf. figure 3) ; et puis des villes-usines extractives et manufacturières ou mixtes (les villes de la sidérurgie du bassin ferrifère du Pays Haut lorrain par exemple) qui ont un fonctionnement, contraint, assez proche des villes-usines purement manufacturières décrites par J. D. Porteus.

13 La genèse des villes-usines est essentielle pour comprendre leur morphogenèse urbaine et, par extension, leur morphologie actuelle. C’est donc un des éléments qui doit être étudié systématiquement pour diagnostiquer et redévelopper des territoires ville- usiniers. Toutefois, ce n’est pas le seul élément à avoir une influence sur l’organisation et la planification de la ville. Sur ce point, l’intensité du paternalisme industriel joue un rôle majeur.

L’organisation socio-spatiale : influence du paternalisme industriel

14 « En Angleterre, de rares industriels philanthropes — ou des patrons très avisés — ont compris qu’il n’y a qu’un moyen de combattre cette tendance haineuse à l’avilissement du travail […] On peut citer, parmi ces réalisations patronales, les « villes-jardins » ou garden cities, qui contrastent merveilleusement par leur beauté architecturale, leur hygiène et leur confort avec les fumeuses cités voisines » (Reclus 1905, p. 347). Sous l’influence des idées hygiénistes, on implante souvent les company towns et les villes- usines paternalistes dans un cadre rural ou agréable (cf. figure 5). Associé à la présence

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de jardins potagers qu’il est bien vu d’entretenir, ce cadre est choisi afin de donner aux ouvriers une mentalité conservatrice de petit propriétaire terrien : « […] the workers' economic and emotional commitment to home ownership would foster a concern for preserving property values, a sense of place, and a sense of identification with the company » (Mosher 1995, p. 103). Une bonne moralité étant synonyme d’une bonne capacité de travail selon les préceptes du catholicisme social : « […] good people made good workers […], resident-workers would give their allegiance to those who made it possible for them to live in quality environments at low cost » (ibid., p. 91).

Figure 5 : Chicopee dans l’État de Géorgie, une ville-usine textile moderne (Picon 2019)

15 On a donc ici deux éléments spatiaux participant à l’acceptation de l’ordre social paternaliste : la localisation (rurale et agréable) et les jardins (ouvriers ou de cité). De plus, l’ensemble des bâtiments économiques et sociaux, des infrastructures de loisirs ainsi que l’habitat de la ville-usine paternaliste, ceux représentés sur le schéma de S. Edelblutte (figure 1), participent également à l’accord spontané de même que la composante productive qui fournit travail et salaire (cf. III.B.).

16 Ces éléments (bâtiments, aménagements) fonctionnent pour toutes les villes-usines paternalistes, qu’elles soient planifiées ou non. Celles qui sont planifiées peuvent encore renforcer cet accord « spontané » par leur organisation spatiale hiérarchisée : « Le paternalisme est une pure libéralité aux antipodes de l’obligation. Même s’il implique des devoirs de la part du patron, le paternalisme est autoritaire et hiérarchique » (A. Gueslin 1992, p. 202). Cela se retrouve dans l’habitat qui est organisé suivant une « hiérarchie et une relative homogénéité » (Dorel-Ferré 2016, p. 7). Cette hiérarchisation de l’espace paternaliste a deux fonctions : accord « spontané » des population et coercition (cf. III.B.). L’exemple de Jœuf (Meurthe-et-Moselle) illustre bien ce phénomène (figure 6).

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Figure 6 : la hiérarchisation symbolique de l’espace jovicien (Picon 2019)

17 La hiérarchie dans l’espace paternaliste se retrouve à deux niveaux, le premier niveau consiste en une assignation de l’espace selon différents critères de hiérarchisation : l’accès aux différentes qualités de cités est permis en fonction de la position dans l’entreprise, de la nationalité, de la situation familiale et du genre. En effet, selon les préceptes des idéologues associés au paternalisme : « […] les jeunes gens ne se soumettent point aux efforts qu’impose l’acquisition préalable du foyer, et ils ne s’habituent pas, dès le début de leur vie, aux autres pratiques essentielles, si le sacrement du mariage ne préside pas à l’organisation de la société entière. En cette matière, l’accord de la loi religieuse et de la loi civile a été l’un des fondements de toutes les sociétés prospères […] » (Le Play 1870, p. 161). Ce contrôle se traduit spatialement par une assignation de l’espace liée à cette hiérarchisation de la situation familiale : « Les villes ouvrières et les villages, lorsqu’ils ont logé des hommes célibataires, les ont accueillis dans des hôtels spécifiques, voire dans des auberges, sans les isoler totalement » (Dorel-Ferré 2016, p. 9). Lorsqu’il s’agissait de manufactures à personnel exclusivement féminin, « une main d’œuvre féminine autonome parce que salariée est vite apparue comme une menace pour la stabilité de la société patriarcale » (ibid., p. 9) et il est apparu nécessaire aux industriels de contrôler cette population : vie dans des pensions, tutelle religieuse. La pratique dominante reste toutefois d’accueillir des familles entières dans des cités ouvrières, car c’est un gage de stabilité pour les patrons.

18 Le deuxième niveau de cette hiérarchie a deux fonctions : symbolique et de contrôle. La hiérarchie de l’entreprise est mise en scène dans l’espace. Par exemple, les châteaux patronaux sont souvent placés au-dessus des cités ouvrières (figure 6). De ce jeu de dénivellations, naissent un sentiment de surveillance a minima et une surveillance bien réelle a maxima. En effet, dans les cas les plus poussés, l’aménagement de l’espace est prévu afin d’assurer une intervisibilité maximale et un autocontrôle tacite de la

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population. Par exemple, à très grande échelle, les jardins des cités sont intervisibles, celui qui entretient mal son potager est mal perçu par la communauté ouvrière (autocontrôle). Les cités ouvrières les plus hautes dans la hiérarchie sont parfois positionnées afin de surveiller celle des ouvriers moins bien perçus (immigrés par exemple) dans les cités moins qualitatives. A. Gueslin pressent cette dimension du contrôle paternaliste lorsqu’il écrit : « Il y a une discipline du travail et on ne peut rejeter l’approche foucaldienne […]. « Surveiller et punir » pour produire mieux, voilà une dimension du projet paternaliste qui mériterait d’être mieux analysée […] » (Gueslin 1992, p. 209). A. Gueslin n’est pas le seul à analyser la ville-usine avec des outils foucaldiens, certains sociologues voient dans sa version idéelle une « ville panoptique » (Murard et Zylbermann 1977, p. 23), c’est-à-dire que le contrôle s’y exerce essentiellement par la surveillance. Ce contrôle se retrouve exacerbé dans les mill towns textiles du sud des États-Unis (figure 7). Et, en effet, lorsque Foucault a conceptualisé la « surveillance » hiérarchique, il a notamment pensé aux villes des paternalistes (et à leurs usines) : « Le camp, c’est le diagramme d’un pouvoir qui agit par l’effet d’une visibilité générale. Longtemps on retrouvera dans l’urbanisme, dans la construction des cités ouvrières […], ce modèle du camp ou du moins le modèle qui le sous-tend : l’emboitement spatial des surveillances hiérarchisées ». (Foucault 2008, p. 202). M. Foucault associe également cette idée à Arc-et-Senans1 et son architecture circulaire : « au centre […] une haute construction devait cumuler les fonctions administratives de direction, policières de surveillance, économiques de contrôle et de vérification, religieuses d’encouragement à l’obéissance au travail » ( ibid., p. 204). Les exemples se prêtant à une lecture foucaldienne de l’espace ville-usinier semblent nombreux : le plan type du cotton mill village dans le sud des Etats-Unis (figure 1), Crespi d’Adda (figure 3), Jœuf (figure 6), les cités de Gargan à Hayange (figure 4, les maisons des cadres y surplombent les cités du sud-ouest de la ville).

19 Le degré de paternalisme est souvent corrélé au type de ville-usine (extractive ou manufacturière comme le souligne J.-D. Porteus), mais aussi à sa situation plus ou moins marginale, plus ou moins isolée.

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Figure 7 : schéma type du village-usine textile américain du XIXe siècle (Picon 2019)

La situation et le cadre

20 Nous l’avons vu avec le cas des isolats industriels évoqués par F. Schwarz, la situation (au sens localisation à petite échelle) des villes-usines génère une grande variété de modèles. En revanche, la ville-usine est presque systématiquement implantée dans un cadre rural (ou vierge comme nous le verrons pour l’Amérique du Nord), avec parfois un caractère proto-industriel, pour différentes raisons : hygiénisme, paternalisme, foncier disponible.

21 Les villes-usines sont souvent isolées lors de leur création ou situées dans des marges ou des espaces interstitiels. Les plus isolées forment des isolats, celles qui restent éloignées des territoires urbains et qui n’ont pas la force d’attraction suffisante pour urbaniser leur territoire adjacent forment souvent des villages-usines ou des villes- usines. Celles qui sont concentrées dans des vallées forment des territoires particuliers. C’est le cas, notamment, des villes-usines du Pays Haut lorrain. Isolées au départ, mais proches du fait de leurs implantations à proximité de deux ressources clefs (l’eau et le fer), elles forment progressivement de vastes conurbations linéaires : des vallées industrielles. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la coalescence des villes-usines sidérurgiques du Pays Haut n’est plus seulement physique car les entreprises et leurs installations se réorganisent pour former de vastes usines intégrées qui occupent tout ou presque les fonds de vallée (certaines usines restent indépendantes toutefois). Des villes-usines plus isolées (dans des territoires où l’industrialisation et l’urbanisation sont diffuses et discontinues) telles que la Verrerie-de-Portieux (Vosges) pour les modèles anciens et manufacturiers ou Stiring-Wendel (Moselle) pour les modèles anciens et extractifs-prospectifs, restent isolées et sous la tutelle d’une seule entreprise jusqu’à leur déclin. Les villes-usines extractives et prospectives ont souvent la particularité d’être situées dans des marges (frontières ou limites de bassins miniers

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connus) au moment de leur création du fait de leur dimension prospective. Ces dernières ont toutes un toponyme particulier (il contient le nom du patron ou de l’entreprise) car ce sont soit des créations communales, soit des territoires fonctionnels à part et isolés dans une commune (la Verrerie-de-Portieux).

22 La situation des villes-usines influence ses autres caractéristiques et son degré de planification. Si une ville-usine est extractive et isolée, elle peut potentiellement être moins planifiée du fait des contraintes et du caractère temporaire de l’exploitation minière. L’isolement, lui, induit souvent un paternalisme plus souvent de nécessité et de coercition que de confort, car un territoire isolé a d’un côté peu d’intérêt pour soigner l’image d’une entreprise (au XIXe et au début du XXe siècle) et a, de l’autre, besoin d’équipements pour assurer une certaine autonomie et une certaine attractivité à la population ouvrière locale. L’isolement de ces territoires est très variable selon le pays concerné, il peut être absolu (Sibérie, Nord canadien : villes frontières) ou relatif (Europe de l’ouest, Europe centrale, Etats-Unis : espaces interstitiels).

23 Il existe ainsi des villes-usines planifiées et non planifiées (Del Biondo et Edeblutte 2016). La taille, la morphogenèse urbaine, la situation et l’aménagement paternaliste de l’espace influencent l’organisation spatiale de la ville-usine et font qu’elle est plus ou moins planifiée, qu’elle a une qualité urbaine plus ou moins grande, et, finalement, que son territoire est plus ou moins facile à redévelopper. Les villes-usines spécifiques d’Amérique du Nord, fortement influencées par les modèles et par les utopies et réalisations européennes, permettent encore mieux d’apprécier les caractéristiques des villes-usines présentant un intérêt praxéologique pour le redéveloppement des territoires ville-usiniers.

Les apports des company towns au modèle de la ville- usine : des modèles nord-américains singuliers qui résonnent avec les modèles ouest-européens

24 Les premiers modèles industriels d’Amérique du Nord, des mill villages textiles, naissent dans un contexte économique et géopolitique particulier, l’embargo act de Thomas Jefferson (1807 - 1809) interdisant les entrées et sorties des navires étrangers sur son territoire, et donc bloquant toutes les importations maritimes : « Mill villages of the textile industry sprang up throughtout New England during the half of the nineteenth century, in part throught the efforts of […] proponents of industrialism […] as a result of Jefferson’s Trade embargo against England » (Garner 1992 p. 11). Le modèle américain du mill village ou de company village correspond sans surprise à celui du village-usine européen avec ses spécificités et une certaine austérité (figure 7). Les modèles plus récents sont souvent plus philanthropes et paternalistes (figure 5, Chicopee), organisés « like a family » (Garner 1984, p. 143).

Une grande diversité de modèles

25 À une échelle plus petite, il existe une mosaïque de modèles. On trouve plusieurs expressions proches de « ville-usine » telles que company-town, factory town et mill town. La mill town est moins présente que la company town dans les publications récentes des géographes. L’expression est mal définie, mais on peut la résumer ainsi : elle désigne les

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villes-usines fondées par une ou plusieurs entreprises. Elle sert le plus souvent à désigner, de fait, des company towns. Dans les publications des géographes, historiens et sociologues, mill town renvoie souvent au premières villes textiles étasuniennes et britanniques (Byington 1909 ; Porteus 1970 ; Garner 1984 et 1992 ; Mullin 1998 ; Colocousis 2012 ; Hodges et Frank 2014). Le fait que mill désigne d’abord l’usine proto- industrielle par excellence (le moulin) explique sans doute que mill town renvoie à des systèmes industriels précoces. Factory town est plus rare dans les publications universitaires. L’expression est soit utilisée comme traduction anglaise du modèle français de ville-usine, soit comme synonyme de mill town. Les deux mots ont des sens très proches et leurs usages dans la littérature ne nous permettent pas de différencier mill town et factory town. L’expression model town désigne au départ les villes-usines paternalistes et planifiées du Royaume-Uni. Elle a finalement pris un sens plus général et désigne toutes les villes-usines de ce type. « Model » s’applique, en anglais, à toutes les déclinaisons de la ville-usine (factory, mill, ou industrial town). Le modèle le plus commun et détaillé dans la littérature est donc celui de company town. L’expression désigne en réalité plusieurs nuances d’un même modèle que certaines caractéristiques singularisent de la ville-usine européenne.

26 Depuis plusieurs décennies, l’expression company town désigne essentiellement des villes fondées et contrôlées par une seule entreprise : « A company town is a settlement built and operated by a single business enterprise » (Garner 1992, p. 4). D’après Garner, c’est même une condition pour qu’un mill village devienne une company town : « […] mill villages could develop into company towns if in time a single enterprise prevail » (ibid., p.4). La définition se borne aussi aux villes gérées par une seule entreprise, alors que celle de la ville-usine est liée à l’industrie mono-sectorielle et à la présence d’une ou de quelques entreprises industrielles plutôt qu’à l’entreprise unique.

27 Les autres différences avec la ville-usine européenne tiennent à l’origine du modèle. Il ne concernait à l’origine que les villes-usines d’Amérique du Nord (majoritairement extractives) et avait une connotation péjorative dans ses premières expressions. « Les « company towns » […] correspondent à une situation économique particulière (les grandes entreprises privées) dans un cadre chronologique précis […] dans un espace précis où il a tout son sens : les États-Unis et éventuellement le Canada. » (Dorel-Ferré 2016, p. 8). Cette définition qui place la company town en Amérique du Nord corrobore en partie celle de J. S. Garner qui considère que l’expression a été inventée aux États-Unis à la fin du XIXe siècle pour d’abord désigner, avec une connotation péjorative, des villes-usines extractives, sidérurgiques, ou manufacturières (textile, papier, etc.) du XIXe voire du XVIIIe siècle, mais que l’expression désigne désormais autant les villes-usines nord- américaines qu’européennes (J. S. Garner – dir. 1992, p. 3). Ces premières company towns sont soit planifiées en amont (model town), soit plus spontanées, et leur évolution va vers la planification (Garner 1984, p. 5 ; Mosher 1995, p. 85).

Marginalité et isolement des villes de compagnie

28 Pour compléter cette définition de la company town, il est nécessaire de regarder vers le Canada. La plus commune des définitions de la company town reste celle, géographique, qui se restreint aux company towns d’Amérique du Nord. Pour cette raison, nous préférons, comme L. K. Morisset, l’anglicisme « ville de compagnie » à « ville d’entreprise » car elle renvoie spécifiquement au modèle américain plutôt qu’à tous les

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modèles de villes-usines mono-entreprise et est donc plus fidèle au sens de l’expression originelle. L. K. Morisset redéfinit récemment le modèle de la company town : « Par « villes de compagnie » nous entendons […] des ensembles mono-industriels planifiés, où une entreprise a fait construire des habitations pour ses travailleurs, généralement sur un plan urbain, et mis en place divers équipements. À cette définition générique, qui leur a valu d’être qualifiées de « villes industrielles planifiées » et, plus souvent, de single-enterprise communities, les villes de compagnie ajoutent cette caractéristique d’être des frontier towns » et « ce sont principalement des « villes du secteur primaire », des resource towns » (Morisset 2017, p. 6). Enfin, une dernière caractéristique de ces company towns canadiennes, c’est leur isolement originel extrême : « elles s’affirment comme le résultat de leur éloignement, lequel aurait commandé, pour que l’industrie y survive, de tout créer, du parcellaire aux églises ». On retrouve ici les éléments spatiaux du paternalisme industriel que S. Edelblutte décrit dans son modèle de la ville-usine européenne (cf. figure 1). Cependant, leur construction s’explique en partie, dans le cas canadien, par l’extrême isolement des villes de compagnie extractives, alors que dans le cas européen c’est le contexte rural et les idées paternalistes qui en sont plutôt à l’origine. Dans les deux cas, c’est la nécessité pragmatique d’attirer et de maintenir une population ouvrière sur place qui prévaut. C’est également cette différence dans le degré d’isolement et de marginalité qui explique que les villes de compagnie canadiennes sont soit des villes neuves, pionnières, installées sur une terre encore inoccupée (Uranium City, Keno City) ; soit des villes de colonisation installées sur des terres occupées par les premiers peuples (Anyox au nord de l’actuel territoire des Nisga’a en Colombie-Britannique) : « the company town was widely uses in areas of white colonial settlement » (Porteus 1970 p. 129). Dans les deux cas, elles sont, avant leur création, sans limites administratives, sans administration, sans parcellaire. De plus, ces villes de compagnie sont souvent des villes-frontières (a minima pionnières) comme l’indique L. K. Morisset ou bien des villes permettant de conquérir des territoires neufs, selon un processus proche de celui du front pionnier de F. J. Turner, comme nous l’indique aussi J. D. Porteus lorsqu’il parle du contexte génésiaque des company towns : « As possibly unexplored, usually unexploited, territory, the company town was widely uses in areas of white colonial settlement. Essentially a frontier-style method organization, the form could perhaps be fitted into Turner’s frontier model » (Porteus 1970 p. 129). Même si certaines villes-usines extractives d’Europe de l’ouest sont situées en marge (par leur « position géographique », et par leur « état social » ; Bailly 1983 p. 74) et ont ces dimensions pionnière, exploratoire et donc potentiellement transitoire (Stiring-Wendel en Moselle, Jœuf en Meurthe-et-Moselle2, figure 6), aucune n’a, comme certaines villes de compagnie canadienne, une fonction de front pionnier. Celles-ci permettaient, en effet, à l’État canadien de peupler, d’aménager, de s’approprier et de connecter au reste de son territoire un territoire encore « vierge » : ce sont, au moment de leur création, des espaces en marge. Ils le restent souvent. La plupart du temps, ces villes sont donc fondées par des entreprises d’État (crown corporations). Leur éloignement en fait des villes peu paternalistes sauf lorsqu’elles ont cette fonction pionnière. Lorsqu’elles ont essentiellement un but extractif, sans cette fonction pionnière, et donc un caractère transitoire, les patrons y logent plutôt une main d’œuvre masculine et ne mènent pas une politique de la famille paternaliste, car ils n’ont pas besoin de maintenir longtemps les populations sur place. Lorsqu’elles sont planifiées, c’est plus pour servir l’organisation du travail qu’une organisation paternaliste ou philanthropique.

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29 L’immensité et la faible densité de population du Canada (3,76 hab./km² au Canada en 2019, 113 hab./km² en France en 2018) font que l’isolement des villes de compagnie est sans commune mesure avec celui de n’importe quelle ville française. Cependant, la marginalité de certaines villes de compagnie pionnières nous permet aussi de penser autrement la ville-usine lorsque celle-ci se situe dans les marges sociales (après leur déclin), spatiales (frontières, espaces interstitiels) ou liées aux risques industriels (effondrements miniers, explosions, pollution, etc.). Quelques publications évoquent ces problématiques dans les villes industrielles, tant sur les espaces interstitiels (Férérol 2014), que sur les espaces transfrontaliers ou sous l’influence d’un espace transfrontalier (Del Biondo 2014 ; Picon 2019) et les risques industriels (Blésius 2014). Aucune, en revanche, ne traite précisément des questions de marginalité dans la ville- usine ; voilà qui ouvre quelques pistes de réflexions pour mieux penser son redéveloppement territorial.

Au croisement des modèles européen et américain : apports des company towns récentes et du cas particulier d’Arvida

30 Arvida, fondée en 1926 par l’Aluminium Company of America (Alcoa) non loin du Lac Saint-Jean au Québec (Canada), correspond à une singularité de ce modèle, une model company town tellement planifiée et tellement influencée par les utopies européennes que L. K. Morisset considère qu’elle dépasse même la fiction : « […]particular industrial preconditions, like those Garnier himself imagined for his hydro-powered metallurgical city [la cité industrielle] […] brought Arvida into being for the first and undoubtedly the last time in the history of cities, a particular conjunction of idealism, expertise, and exceptional geography allowed what remained only a dream in Europe to come to fruition in Arvida, the town where reality went beyond fiction » (Morisset 2011, p. 6). L’exemple d’Arvida est sans doute le plus emblématique de la porosité entre les modèles européens et nord-américains : c’est la réalisation la plus complète d’une utopie née en Europe (figure 8). La qualité et le degré des réalisations spatiales des paternalistes dépend aussi de leur expérience en matière d’aménagement du territoire, des qualités du site et de la situation des espaces à leur disposition et de l’idéalisme des patrons comme le rappelle L. K. Morisset avec le cas d’Arvida : « a particular conjunction of idealism, expertise and exceptional geography » (ibid., p. 6) ont permis à Arvida de devenir la « cité industrielle » du continent américain. L’exemple du patron paternaliste très progressiste de Chicopee (figure 5) semble aller aussi dans ce sens. Quoi qu’il en soit, le paternalisme est avant tout au service de la production industrielle et de l’organisation du travail, et cherche toujours à attirer et à maintenir les ouvriers sur place. Figure 8 : plan lithographique d'Arvida (réalisation : Harry Brainerd et Hjalmar Skougor, 1925 ; source : Ville de Saguenay). Légende traduite (de haut en bas) : zone résidentielle, zone commerciale, zone industrielle, usine existante, usine future, affleurements rocheux, espaces verts et ravines3, bâtiments publics et institutionnels

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31 D’autres réalisations récentes présentent un intérêt. I. M. Robinson relève et place l’accélération majeure du phénomène de construction des nouvelles villes extractives nord-américaines dans les années 1950 : « […] forty-six new towns came into being in the period 1945 to 1957, each built around a single resource-based industrial enterprise. In the 1950-53 period alone, some eighteen new townsites were created » (Robinson 1962, p. 3). Ces villes méritent notre attention car elles ont une genèse (proximité d’une matière première), une organisation (planification, mono-industrie) et une fin souvent proches ou similaires à celles de nombreuses villes-usines traditionnelles européennes : « many of the earlier townsites died as natural ressources were exhausted or it no longer became economic to exploit them » (ibid., p. 3). Elles ont également le caractère temporaire dont parlait J. D. Porteus pour des company towns plus anciennes : « The company town may be regarded as an essentially temporary pioneering device » (Porteus 1970 p. 129). De plus, toutes ces villes ont été créées ex nihilo sauf Anyox (colonisation d’un territoire du premier peuple Nisga’a) et cela se voit dans leurs toponymes.

32 Ajoutons que toutes ces villes sont isolées et situées dans des marges. Toutes correspondent à des villes pionnières et d’appropriation de territoire, c’est-à-dire à ce qu’ont théorisé J. D. Porteus et L. K. Morisset : villes-frontières, villes pionnières et exploratoires.

33 Enfin, le paternalisme dans ces villes de compagnie isolées est d’un degré très faible sauf dans quelques cas exceptionnels (Arvida, figure 8). Les équipements ainsi que les bâtiments économiques et sociaux en sont pratiquement absents, les infrastructures de transport vont rarement plus loin. Ce faible degré de paternalisme semble lié à deux éléments principaux : leur isolement en fait des modèles peu visibles, donc à faible valeur symbolique pour des patrons soucieux de leur image ; ce sont des villes pensées comme temporaires dans lesquels il n’est pas rentable d’investir autant.

34 La company town désigne donc, dans ses multiples acceptions, plusieurs types de villes- usines nord-américaines ainsi que de nombreuses villes-usines européennes fondées par une seule entreprise. Comme nous l’avons illustré avec le cas d’Arvida et de Chicopee, il existe une certaine porosité entre les modèles européens et les modèles

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nord-américains. Les différences entre les deux modèles sont liées à l’isolement extrême des company towns plutôt qu’à des différences dans la réalisation spatiale du paternalisme : « L’appartenance nationale et philosophique n’est pas, semble-t-il, contrairement à une tendance naturelle à trouver des singularités partout, un facteur pertinent de différenciation en matière d’œuvres paternalistes » (Gueslin 1992 p. 213). En réalité, sur beaucoup de points, les company towns nous aident à comprendre l’essence du modèle européen et à penser des solutions pour les villes-usines postindustrielles.

Apports théoriques et praxéologiques au modèle de la ville-usine : quel potentiel postindustriel ?

35 Cette porosité américano-européenne des modèles idéels et concrets des villes-usines et des company towns nous permet d’ouvrir quelques pistes de réflexion inspirées par les company towns sur la ville-usine et sa transition postindustrielle (tableau 1).

Tableau 1 : tableau récapitulatif, apport des modèles nord-américains à la réflexion sur la ville- usine (Picon 2019)

Notions et pistes Type de Localisation Apports Auteurs de Sous-modèle exemples modèle principale intéressants principaux redéveloppement territorial

urbanité Renforcement de Garner, relative et l'urbanité : Lorence, Chicopee, Mill Amérique confusion centre-ville, / Hirsch et village village du Nord avec les diversité des Hirsch, modèle modèles fonctions Wingerd urbains urbaines

Company

town

ville- frontière Notions de marge (front Keno et de marginalité, Porteus, pionnier), City, villes Amérique Robinson, extractive ville Uranium rétrécissantes du Nord Morisset, temporaire City, (Schrumpfung), Garner ou Anyox soutenabilité transitoire, économique isolation

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Hégémonie socio- spatiale, lien entre l'attachement paternalisme, Porteus, aux héritages Amérique Chicopee, Manufacturière modelage Morisset, industriel et le du Nord Arvida social Garner paternalisme, levier patrimonial, soutenabilité sociale

36 Le modèle de la ville-usine de S. Edelblutte (figure 1) est suffisamment ouvert pour subsumer toutes ces nuances de ville-usines, car toutes sont créées ou développées par et pour l’industrie ; toutes sont organisées au service de la production ; toutes comprennent un habitat ouvrier et, dans les cas les plus paternalistes, des bâtiments économiques et sociaux ; toutes comprennent des infrastructures les reliant à l’extérieur, au marché et aux ressources. Les plus petites et les moins sociales sont une version amputée du modèle. Les plus grandes d’entre-elles peuvent être modélisées par un agrégat de diverses versions de ce modèle. À partir des éléments que nous venons d’apporter sur les variations anglophones des modèles de ville-usine, nous allons mener une réflexion sur le devenir postindustriel des territoires ville-usiniers. Cela a un intérêt pratique, car chaque variation du modèle peut avoir des implications sur les difficultés des anciennes villes-usines après leur désindustrialisation, et chacune peut donc avoir une influence sur le redéveloppement territorial d’une ex ville-usine ou d’une ex vallée industrielle constituée d’une coalescence d’anciennes villes-usines (tableau 1).

Caractères transitoire et temporaire ; carences urbaines : le rétrécissement des anciennes villes-usines

37 Les villes-usines extractives ont un caractère transitoire ou temporaire comme le montrent les auteurs anglophones au sujet des company towns extractives. Cette dimension n’a pas toujours été anticipée pour les villes-usines européennes. Pour les villes-usines extractives, cela implique un retournement fonctionnel complet au moment où le marché n’est plus rentable ou au moment où la ressource s’épuise. Si le second moment est plutôt facile à anticiper, le premier l’est moins et est à l’origine de nombreuses crises de l’emploi et fermetures de mines. Les villes-usines extractives les plus isolées deviennent alors brutalement des villes rétrécissantes et se résidentialisent ou, pire, deviennent des villes fantômes. Même lorsque leur isolement n’est pas total, elles échappent malgré tout rarement à ces phénomènes (Cwmparc au Pays de Galles par exemple, cf. photo 1). De plus, les villes-usines, quel que soit leur type, souffrent d’une carence en urbanité. Les travaux allemands sur la Schrumpfung, le rétrécissement brutal des villes d’Allemagne de l’Est, qui considèrent que « […] l’ampleur du phénomène invite […] à envisager la Schrumpfung comme une opportunité pour un changement de paradigme par rapport aux visions classiques des politiques urbaines centrées sur la croissance urbaine » (Florentin et al. 2009, p. 37) sont également une piste de

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réflexion pour un redéveloppement, une transition soutenable et maîtrisée de ces villes-usines qui, peut-être, pourrait « valoriser d’autres dimensions telles que la moindre densité, l’urbanité, le patrimoine urbain, la soutenabilité des réseaux, les espaces publics » (ibid., par. 37). « Valoriser l’urbanité » nous renvoie aux problématiques de carence urbaine et signifie qu’il faut redonner une centralité de qualité et une diversité des fonctions urbaines à la ville-usine pour compenser les problématiques de résidentialisation.

Photo 1 (orientation S-N): la ville-usine extractive (charbon) de Cwmparc au Pays de Galles (Picon 2018)

Située en contrebas d’un cirque glaciaire, la ville est isolée, marginalisée dans un cul-de-sac (à l’ouest, plus rien) et ne se développe plus. C’est un long bloc de cités minières qui semble figé dans le temps. Le puits de mine, fermé, était situé à l’extrême ouest de la ville (centre gauche au bord de la photo, au niveau des arbres avant la dernière cité). Les cités sont enchâssées dans une petite vallée affluente de la Rhondda (à droite), une très longue vallée charbonnière saturée d’anciennes cités minières.

38 Lorsque les villes sont à la fois extractives et manufacturières, elles ont une meilleure résilience car elles peuvent remplacer la ressource locale par une ressource importée souvent plus rentable. De plus, elles sont déjà connectées au marché via leurs infrastructures.

39 Lorsque les villes sont manufacturières ou mixtes, le caractère temporaire n’est pas systématique, en revanche la transition est nécessaire soit pour que l’industrie survive (transitions vers une industrie plus moderne, haute technicité, marchés de niches) ou que le territoire s’oriente vers d’autres activités économiques (retournement fonctionnel). Cette transition s’accompagne d’une décroissance démographique et urbaine plus ou moins marquée (selon la capacité du territoire à amortir les pertes d’emplois industriels), faisant également de ces ex villes-usines des villes que l’on peut qualifier de rétrécissantes. En général, ce rétrécissement est moins brutal que dans les villes extractives isolées, et si la Schrumpfung est au départ pensée pour les rétrécissements brutaux des villes d’Allemagne de l’Est, c’est aussi un « laboratoire »

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pour des rétrécissements plus lents (ibid., par. 36). Une des solutions que proposent ces travaux sur le rétrécissement urbain est la valorisation du patrimoine urbain, or les villes-usines et company towns disposent encore souvent de leur patrimoine industriel. Pour que la mise en valeur d’un tel patrimoine soit soutenable, il faut notamment que les populations locales y soient attachées. Cet attachement à l’industrie ne provient pas de nulle part, il est souvent lié à la prégnance du paternalisme industriel dans la ville- usine et à une nostalgie tardive.

L’hégémonie socio-spatiale des paternalistes : un marqueur spatial toujours prégnant

40 Le modelage social décrit par J. D. Porteus fait partie, dans la ville-usine paternaliste, de ce que nous appelons l’hégémonie sociale, au sens gramscien, des patrons dans la ville- usine. Cette adaptation du concept s’inspire de la company town de Chicopee (figure 5), où l’accord de la population avec l’ordre social paternaliste était tel qu’il régulait les grèves en douceur (Lorence 2007, p. 302) ; de celle d’Arvida (figure 7), où l’ordre social était maintenu par la bienveillance et l’égalitarisme : « we can see that the Garnier’s “progress in the social order” is translated in the Aluminum Company of America as a certain (and unusual) egalitarianism combined with a benevolent paternalism regarding its workers’ needs and futures » (Morisset 2011, p. 30) ; des premiers mill villages textiles du Sud des Etats-Unis (figure 1), terreaux d’un paternalisme beaucoup plus dur ; de la ville-usine de Jœuf dans le Pays-Haut Lorrain (figure 6), dont l’espace est très marqué par les idées du catholicisme social (cf. I.C.).

41 L’hégémonie sociale a une influence considérable sur l’espace ville-usinier, nous allons donc la détailler. Dans la partie de ses carnets rédigée entre 1930 et 1932, A. Gramsci définit l’hégémonie sociale que certaines superstructures peuvent avoir sur une population. Le concept a souvent été repris et adapté par les sciences sociales (en Géographie, voir notamment Sevilla-Buitrago, 2017). A. Gramsci considère qu’il faut deux critères pour exercer une hégémonie sur un groupe social à l’échelle d’un pays ou d’une « superstructure » : « 1. de l’accord « spontané » donné par les grandes masses de la population à l’orientation imprimée à la vie sociale par le groupe fondamental dominant […] ;

42 2. De l’appareil de coercition […] ; mais cet appareil est constitué pour l’ensemble de société en prévision des moments de crise […], lorsque l’accord spontané vient à faire défaut » (Gramsci 2014, p. 230)

43 Pour que cela fonctionne à l’échelle de la ville-usine, ces deux critères doivent s’appliquer dans un pays compatible avec le paternalisme industriel « d’entreprise ». Ils n’auraient pas fonctionné, en tout cas à cette échelle, dans l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS). L’accord spontané est bien plus important dans les systèmes les plus philanthropiques, plus en retrait dans les systèmes plus paternalistes. Le meilleur moyen d’obtenir un accord « spontané » est tout simplement de satisfaire la population ouvrière, en ce sens, c’est un aspect plutôt positif du paternalisme. L’autre aspect de cet accord, c’est le contrôle et la surveillance plus ou moins tacites de la population, un aspect plutôt négatif du paternalisme, qu’il soit philanthropique ou non. Cependant, c’est le critère le plus essentiel des deux pour que l’hégémonie sociale soit assurée dans la ville-usine, le second critère n’étant qu’une goupille de sécurité comme le dit A. Gramsci. Cette hégémonie sociale construit, place, organise, assigne et marque

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l’espace de la ville-usine d’une manière particulière. C’est pour cela que nous parlerons désormais d’hégémonie socio-spatiale.

44 Bien entendu, cette hégémonie n’est jamais parfaite et ne s’exerce jamais absolument, son équilibre tient à la tension entre l’accord spontané de la population et son désaccord (grèves, révoltes souvent liées à des licenciements ou aux conditions de travail). Lorsque la balance penche trop du côté du désaccord, que des grèves ou des révoltes éclatent, soit on réprime, soit on négocie pour renforcer l’accord spontané. Ces deux critères ont été exprimés autrement par de nombreux auteurs anglophones et francophones. Il peut sembler peu utile de les formaliser, mais nous le faisons car cela a un intérêt praxéologique pour l’aménageur qui doit penser le redéveloppement territorial.

45 En effet, concevoir ainsi le contrôle et la bienveillance des patrons paternalistes permet de comprendre comment est organisé l’espace et pourquoi, et dans quels types de villes-usines l’attachement aux héritages de l’industrie paternaliste est le plus fort : nous posons l’hypothèse que plus l’accord « spontané », garant de l’ordre social paternaliste, a été entretenu, plus cet attachement sera fort. L’enquête que nous avions menée en 2016 sur les villes-usines paternalistes des vallées sidérurgiques de l’Orne et de la Fensch dans le territoire lorrain allait dans ce sens puisque en 2016 « 63% de l’effectif souhaite une conservation du patrimoine industriel » (Picon 2019, p. 50) dans ces vallées. Ce phénomène était encore plus marqué chez ceux qui avaient connu le paternalisme à son apogée : « 68% des plus de cinquante ans souhaitent une conservation du patrimoine industriel, alors que ce n’est seulement le cas que de 57% des moins de cinquante ans » (ibid., p. 50). Cependant, il est important de nuancer ces résultats. Le désir de conservation du patrimoine industriel apparaît ici cinquante ans après le début de la crise de l’industrie locale. Avant d’en arriver là, le territoire traversé par le déclin industriel passe souvent par une phase d’incrédulité durant laquelle il ne se passe rien et une phase de deuil qui mène à des destructions irréfléchies pour effacer toutes les traces douloureuses de l’industrie (Grossetti et al. 1998 ; Edelblutte 2012 p. 99). Si les héritages industriels ne survivent pas au deuil, dont la violence est proportionnelle aussi à la prégnance de l’industrie dans la vie de la population (et donc à l’intensité du paternalisme), il est trop tard pour utiliser ce patrimoine pour redévelopper ces territoires. La survie de ces héritages malgré la phase de deuil est souvent due à des fermetures tardives ou à la paralysie du foncier par les entreprises qui évitent ainsi de dépolluer et de payer (mise sous cocon des hauts-fourneaux de Hayange par ArcelorMittal par exemple). C’est notamment ce qui a fait la différence entre la vallée de l’Orne et de la Fensch dans le Pays Haut lorrain (Picon 2019).

La ville-usine paternaliste planifiée : un potentiel pour soigner la qualité urbaine de la ville contemporaine

46 Enfin, il faut évoquer les trois critères de L. K. Morisset qui permettent à la ville-usine de tendre vers l’utopie la plus philanthropique et le cadre de vie le plus agréable : l’idéalisme des patrons, leur expérience en matière d’aménagement, un cadre géographique exceptionnel. Ces trois derniers critères participent triplement à la possibilité d’une patrimonialisation de la ville-usine. D’abord, ils permettent l’accord « spontané » des populations avec l’ordre social paternaliste de leur ville (et donc plus

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tard à une volonté de conserver les héritages industriels). Ensuite, ils donnent des caractères uniques et attachants à l’architecture et à l’urbanisme d’une ville, favorisant ainsi sa patrimonialisation. En somme, lorsque les patrons ont « soigné le rapport affectif » à la ville-usine, ils ont permis aux aménageurs d’aujourd’hui de « soigner le rapport affectif » à ce que la ville est devenue : « monuments culturels, patrimoniaux, ambiance et animation des espaces publics, activités de loisirs, etc. sont autant d’éléments construisant le rapport affectif des citoyens à leur ville. […] La prise en compte du rapport affectif doit évoluer en même temps que les besoins des citadins et nous conforte dans l’idée que la ville doit toujours être repensée et vivante, comme un organisme répondant aux besoins d’une population et à une demande sociale » (Del Biondo 2014, p. 119). La difficulté avec ce genre de pratique, c’est de ne pas gentrifier la ville, c’est-à-dire de respecter son identité sociale. Pour cela, il faut considérer la ville et le patrimoine comme vivants, sans cesse en mutation, éviter la muséification et tenir compte des besoins des habitants comme le préconise L. Del Biondo.

Conclusion

47 Les company towns nord-américaines et les villes-usines européennes peuvent sembler bien différentes au premier abord, en mener une comparaison stricto sensus est évidemment impossible. En revanche, la porosité entre les deux modèles permet, en étudiant les unes, de repenser les autres et d’en extraire l’essence commune (parties I et II). Celle-ci a un intérêt pratique car les problématiques des ex villes-usines mises en exergue par cette synthèse révèlent à la fois leurs fragilités héritées et leur potentiel postindustriel. Ceux-ci dépendent de nombreux facteurs dont nous avons proposé un aperçu : marginalité, isolement, planification et hiérarchisation de l’espace, degré de paternalisme, etc. (partie III). Pour assurer leur transition maîtrisée vers des villes de qualité, et donc pour assurer le redéveloppement territorial des territoires qu’elles forment, il faut à la fois s’appuyer sur leur potentiel postindustriel particulier (patrimoine, situation, desserte, industrie encore active, etc.) et mener une réflexion sur leurs difficultés héritées : marginalité, carences urbaines, éclatement urbain, coupures urbaines, dépendance mono-industrielle, saturation de l’espace, etc. Pour cela, la connaissance fine de leur morphogenèse urbaine est indispensable : degré de paternalisme industriel, contexte de création, planification antérieure, etc. Si chaque ville-usine est unique, s’il faut une solution particulière à chaque territoire, la détermination de caractéristiques communes à chaque nuance de ce modèle permettra, peut-être, d’en déduire un potentiel postindustriel typique et des grands principes de redéveloppement territorial applicables à chaque variation du modèle. Afin de perfectionner ces principes, il faudrait ajouter à cette synthèse les villes-usines sud- américaines qui ont également une origine européenne (à la genèse proto-industrielle coloniale et souvent agro-industrielle : voir Dorel-Ferré – dir. 2016, p. 168-223) et, de manière générale, l’ensemble des villes-usines du monde qui fut influencé et/ou colonisé par les puissances d’Europe de l’Ouest, notamment celles du continent africain, peu étudiées, mais aussi celles de l’Inde britannique, plus connues. Enfin, il a existé d’autres villes-usines plus à part, qu’il serait aussi judicieux d’intégrer à une telle synthèse, ne serait-ce que pour analyser ce qui les sépare de leurs cousines, mais aussi pour en extraire l’essence commune. Ces villes-usines, plus « exotiques », se retrouvaient notamment en URSS pendant la Guerre Froide (villes-usine extractives monumentales en Sibérie telle que Mirny, villes-usines secrètes dédiées à l’armement

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nucléaire), plus précocement en Scandinavie avec les fameux Bruk suédois proto- sidérurgiques, ou en Chine (où se mêlent dans la première moitié du XXe siècle des influences occidentales, soviétiques et japonaises).

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NOTES

1. La manufacture royale d’Arc-et-Senans, située à Arc-et-Senans dans le Doubs, étaient une utopie (concrétisée) proto-industrielle précoce dédiée à l’exploitation du sel gemme. Il s’agit désormais d’un des plus célèbres patrimoines proto-industriels français et le site est inscrit à la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. 2. Ces deux villes visaient respectivement à découvrir des parties inconnues du bassin houiller de la Sarre et du bassin ferrifère du Pays Haut. Elles se situaient dans les marges du territoire français au moment de leur métamorphose en ville-usine (frontière franco-allemande). 3. Les concepteurs de la ville ont tenu compte de sa topographie très ravinée et ont ajouté des espaces verts dans les ravines afin de les intégrer soigneusement au tissu urbain, un exemple majeur de « nature en ville ».

RÉSUMÉS

La grande variété des villes-usines en Europe de l’ouest et des company towns en Amérique du Nord ne permet pas de mener une comparaison stricte de ces territoires. En revanche, la porosité entre les différents modèles permet d’en extraire des caractéristiques communes. Au travers d’une synthèse mêlant étude bibliographique et terrain, nous pouvons deviner quelques-unes de ces caractéristiques et en déduire, pour chacune d’entre-elle, les faiblesses et le potentiel postindustriel dont peuvent hériter ces villes-usines. Ceux-ci sont un premier matériel de réflexion pour déterminer des grands principes de redéveloppement territorial applicables à ces anciens territoires industrialo-urbains.

The diversity of factory towns (or mill towns) in Western Europe and the diversity of company towns in North America do not allow us to compare these territories. However, the permeability between these models allows us to identify their common features. We should be able to guess some of these features by synthetising articles, books and field research. Finally, these features allow us to identify the weaknesses and the postindustrial potential of the european mill towns. These results are first potential solutions to regenerate theses old industrial and urban territories.

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INDEX

Keywords : ville-usine, ville de compagnie, ville industrielle, vallée industrielle, company town, village-usine, mill village, factory town, mill town, Western Europe, North America, urban regeneration, transition, fringe, shrinking cities, paternalism, urban landscape, industrial heritage Mots-clés : ville-usine, ville de compagnie, ville industrielle, vallée industrielle, company town, village-usine, mill village, factory town, mill town, Europe de l’ouest, Amérique du Nord, redéveloppement territorial, transition, marges, villes rétrécissantes, paternalisme, urbanité, patrimoine industriel

AUTEUR

MICHAËL PICON Doctorant et ATER en géographie – LOTERR, centre de recherche en géographie - Université de Lorraine - Campus Lettres et Sciences Humaines - 23, boulevard Albert Ier - 54000 NANCY - [email protected]

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Retour sur la genèse, l’évolution et la préservation des villes et villages miniers de Roumanie About birth, development, evolution and conservation of mining towns and villages in Romania

Gabriela Pașcu

« Les petites villes de Roumanie, au cours de 25 dernières années, se sont transformées en épaves. Construites en grande partie autour d’une entreprise, la faillite de cette dernière a provoqué leur agonie par le départ des jeunes vers d’autres villes ou pays, le vieillissement de la population et la réduction drastique de l’activité économique. Il s’ajoute à tout cela d’autres fardeaux comme un budget local réduit et donc des chances presque nulles qu’un investisseur s’intéressent à elles. La situation pourrait être corrigée (…), en prenant quelques décisions locales, allant de l’amélioration de l’infrastructure à l’adaptation des écoles aux nouvelles exigences (…). » (Tătar, 2016).

1 Cette citation résume bien l’état des petites villes de Roumanie et pointe le fait que beaucoup de ces petites villes sont nées et se sont développées autour de la mine et de l’industrie. En effet, la Roumanie, Pays d’Europe Centrale et Orientale (PECO), connait depuis les temps anciens un développement minier important. Ce développement a été continu, mais est longtemps resté artisanal. Le premier épisode de croissance coordonnée et industrielle de l’exploitation a finalement lieu tard, au XIXème siècle, en Transylvanie, à l’époque partie de l’Empire austro-hongrois1 (Baron, 1998). L’exploitation des mines de cette région est alors facilitée par la suppression, par le gouvernement de Vienne, des barrières douanières et par l’intégration de la Transylvanie dans le système douanier unifié de l’Empire. C’est durant cette période que s’installent de grandes entreprises étrangères2 qui domineront l’économie du territoire roumain pour longtemps.

2 En 1918, après la Première guerre mondiale, se forme la Grande Roumanie, par l’union des quatre principautés, dont la Transylvanie. L’unification signifie, en plus, de son importance politique et sociale, le regroupement dans un seul État et donc sous une

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seule gestion politique, des nombreuses ressources du sous-sol : charbon, fer, pétrole, etc. dans un pays où « (…) nulle part ailleurs sur le globe n’a été trouvé une variation si grande de minerai, sur une surface comme celle de notre pays. » (Iancoulescu, 1928). Ainsi, l’implication de l’État a été constante pendant l’Entre-deux-guerres et, par la suite, avec plus ou moins de force, selon les circonstances politiques. Parallèlement, il faut aussi ajouter la création d’une base législative très importante, destinée à soutenir le développement du secteur industriel, y compris le secteur minier. Aussi une première phase de nationalisation partielle peut alors être identifiée avec la formation de grandes entreprises minières3, ce qui a par ailleurs favorisé l’organisation de syndicats, exigeant de meilleures conditions de vie et de travail.

3 Après la Seconde Guerre mondiale, en Europe, la nationalisation est considérée comme un instrument de gestion essentiel de l’économie, mais avec des implications fort différentes entre l'Est et l’Ouest du continent. Contrairement à la partie occidentale, où la nationalisation est guidée par la volonté de reconstruction économique après la guerre, la zone orientale connaît une nationalisation qui devient un instrument de contrôle politico-économique de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS), puissance dominante à l’Est de l’Europe après la guerre. Dans ce contexte, la loi de la nationalisation de l’industrie entre en vigueur le 11 juin 1948 en Roumanie. Depuis lors, les mesures centralisatrices s’amplifient et, durant les années 1950, la présence soviétique caractérise la vie sociale, politique, économique et culturelle. L’institution progressive de contrôles forts entraîne la subordination de l’économie roumaine aux intérêts soviétiques. Cela est marqué par l’attribution de larges pouvoirs à la Commission de Contrôle Alliée (dominée par les Soviétiques) et par la création des entreprises communes roumaines et soviétiques appelées SOVROM. Dans ce contexte, le secteur minier devient un secteur stratégique et de grande importance pour les Soviétiques et notamment pour leur dispositif militaire, avec lequel ils contrôlent l’Europe Centrale et Orientale.

4 De toute la période socialiste, les années 1950-1960 sont considérées comme les plus positives, parce que de nombreuses mesures ont été prises pour améliorer l'exploitation minière, à la base de tout développement de l'industrie lourde : amélioration des méthodes de travail, généralisation de la mécanisation et achèvement de l'équipement minier avec des machines d'extraction, cellules de flottation, locomotives pour les mines, etc.

5 Les années 1960, marquent, en Europe de l’Ouest, le début des fermetures d’exploitations minières, en raison des coûts trop élevés de l’exploitation et de l’entretien des sites et d’une pollution de moins en moins acceptée. Par contre, en Roumanie, le processus d'industrialisation s'intensifie, dans la plupart des cas soutenu artificiellement par le contrôle des coûts et des importations des matières premières. Cependant, en raison de la réduction des profits, les investissements technologiques ne peuvent plus se poursuivre et, encore aujourd’hui, dans des entreprises minières qui fonctionnent toujours, on peut trouver des machines qui datent des années 1920-1930. Enfin, à partir des années 1960, les mineurs, en tant que représentants majeurs de la classe ouvrière, sont utilisés comme force politique de propagande et de contrôle. Cela se poursuit d’ailleurs dans les premières années après la révolution de 1989, lors des mineriade4 de 1991 et 1992 (Pașcu, 2015).

6 Dans les années 19905, l'industrie minière roumaine commence lentement son déclin, en retard donc par rapport à celui de l’Europe Occidentale. Les industries sont

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devenues trop coûteuses pour être subventionnées par l'État et le processus de privatisation commence alors. Ce processus soulève jusqu’à aujourd'hui de nombreuses questions, d’autant plus que les compagnies minières restent propriété de l'État jusqu'à leur fermeture en 2005-2006. Après leur fermeture, un grand nombre d’établissements miniers et de territoires miniers, avec leurs nombreux bâtiments et installations de valeur, sont ainsi laissés à l’abandon.

7 Enfin, l'adhésion de la Roumanie en 2007 à l'Union Européenne apporte de nouveaux règlements et normes pour les mines de charbon qui fonctionnent encore (Vallée du Jiu). Même s’il n’y a pas alors l’implantation de nouveaux sites d’extraction, de nouvelles constructions, soutenues par des investissements extérieurs, augmentent considérablement la taille de ceux déjà existants.

8 Une fois ce contexte historique de l’exploitation minière en Roumanie rappelé, cet article a pour objectif de montrer comment ont évolué récemment les territoires construits par l’exploitation minière. Dans un premier temps, il s’agira de déterminer les différents types de territoires créés par l’exploitation minière, avant d’évoquer, dans un second temps, leur déclin brutal et leur situation d’abandon actuel pour interroger, enfin, leur redéveloppement intégrant ou non des éléments industrialo- patrimoniaux.

1 – La mine et l’usine, forces créatrices de territoires

L’industrie en général, et la mine en particulier, favorisent, par leur attractivité liée au besoin de main d’œuvre, la création de nouvelles communautés villageoises ou urbaines. Sur le territoire roumain, de la fin du XIXème siècle au milieu du XXème siècle, cela s’opère en trois étapes, qui se chevauchent et sont modélisées sur la figure 1.

Figure 1 : Typologie des principales implantations minières roumaines

Source : Pașcu (2015)

• 1 – La première étape (de la fin du XIXème siècle jusqu'à la Première Guerre mondiale) est caractérisée par l’arrivée de spécialistes étrangers, surtout autrichiens, tchèques, italiens et français. Lors de cette étape, l’impact majeur s’est traduit par un mélange des communautés,

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qui a transformé la composition sociale de villes déjà existantes (noyau préindustriel sur la figure). • 2 – La deuxième étape (de l’Entre-deux-guerres aux années 1970) est caractérisée par le déplacement de la main d’œuvre vers les grandes régions minières (Monts Apuseni6, Vallée du Jiu, bassin de Motru, région de Baia Mare, bassin de Comăneşti, Anina, etc.). Cette arrivée provoque la croissance des villes et des villages entourant les mines et usines, transformant plus fortement le territoire que lors de la première étape. Les grandes compagnies minières s’impliquent dans la qualité de vie de mineurs et des travailleurs par la construction de logements et des fonctions auxiliaires, créant de nouveaux quartiers, voire de nouvelles villes (fig. 2). Ces stratégies sont comparables à celles pratiquées par les entreprises de l’Ouest de l’Europe. L’habitat le plus souvent développé a été de type pavillonnaire, se rapprochant des cités ouvrières d’Europe occidentale et appelées colonii : des maisons détachées les unes des autres, construites pour deux à quatre familles, avec accès indépendant pour chacune. Ces colonii se trouvent à proximité des sites d’exploitations ou de traitement.

Figure 2 : Anina, Puits 1 et ses colonii

Source : Mina de Idei Anina, 2015

• 3 – Les grands ensembles, d’inspiration soviétique, forment la troisième étape. Ils commencent à se construire après les années 1950 et ces logements constituent le programme architectural le plus important associé au développement industriel, parfois soutenu par d'autres types de constructions sociales, culturelles, sanitaires et sportives (ex. : ville de Brad, village de Gurabárza, ville d’Anina, ville de Petroșani, etc.). Les formes les plus couramment utilisées sont d'influence soviétique, avec, dès la période 1952-1958/1959, la multiplication des blocs (Socialisme Réaliste) (fig. 3 et 4). Après 1959, l’influence est plus internationale avec le courant moderniste (Tulbure, 2016). "Le développement rapide de notre industrie a forcé la construction d'innombrables logements à côté des industries émergentes ou nouvellement construites pour le logement optimal des travailleurs. Pour les industries importantes, ces ensembles atteignent la taille des villages ou même des villes réelles avec une population de plusieurs milliers d'habitants. Dans la plupart des cas, ils ont le volume d'un quartier ou d'une petite ville, avec une population de 500 à 7000 habitants." (Lăzărescu, 1954).

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Figure 3 : Colonii de travailleurs, Uricani, Vallée du Jiu

Source : Vernescu (1952)

Figure 4 : Vue du quartier ouvrier, Vulcan, Vallée du Jiu

Source : Vernescu (1952)

9 L'année 1966 constitue un tournant car, désormais, la possession d’appartements privés indépendants de l'État est autorisée. La variété des formes augmente, mais la qualité des logements subventionnés par l'État diminue. L’accent est mis par le pouvoir politique sur les blocs d'appartements, avec de plus en plus d’étages ; ils constituent alors le programme principal de la politique du logement ouvrier. "Le rapport entre les blocs hauts et moyens d’un côté et bas de l’autre a évolué en faveur des plus élevés : entre 1951 et 1960, 81,4% étaient des blocs de 5 étages ou moins ; entre 1960 et 1970, 76,4% ; entre 1977 et 1980, 62% ; entre 1981 et 1990, 50%." (Zahariade, 2011).

10 Le bloc d'appartements est à cette époque la meilleure façon de coller à la politique et aux discours d’égalité entre les Hommes et à un mode de vie standardisé et contrôlé. Dans un premier temps, ces ensembles de blocs qui entourent des jardins peuvent être considérés comme une réinterprétation de l'habitat en cité-jardin. Dans un second temps, les ensembles perdent en cohérence, abandonnant l’idée de créer une ambiance, une organisation claire en rues bien structurées. De plus, dans le cas des villes minières socialistes, l'idée de "réorganiser" le centre-ville, pour démontrer la puissance

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industrielle et politique est devenue très fréquente. La réorganisation du centre-ville implique donc des actions de transformation, de doublement ou même de déplacement vers les nouveaux quartiers, qui ont souvent plus de fonctions sociales que les centres anciens. Finalement et malgré ces transformations, la majorité des villes minières roumaines conservent, dans leur empreinte urbaine, toutes ces différentes étapes architecturales, liées au développement de l'industrie minière (fig. 5).

Figure 5 : Les deux noyaux urbains de Baia de Arieș, ancienne ville minière

Source : G. Pașcu (2015)

2 – Déclin, abandon et questions patrimoniale et d’identité territoriale dans les anciennes villes minières

11 Presque comme partout en Europe, les villes minières roumaines basculent, à la fin du XXème siècle, dans la catégorie des villes rétrécissantes (Florentin et al., 2009 ; Fol & Cunningham-Sabot, 2010). Elles ont ainsi dû faire face à : • la fermeture du principal catalyseur de la vie, la mine ; • un fort dépeuplement, avec des migrations massives vers d'autres pays de l’Union Européenne et vers les villes attractives de la Roumanie ; • un chômage croissant, en raison de la fermeture des exploitations minières et des fonctions secondaires associées ; • une faible qualité de vie ; • une population vieillissante ;

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• une contraction urbaine dont la perception négative est souvent plus importante que la réalité : « (…) le rétrécissement urbain ne signifie pas seulement l’abandon voire la destruction de surfaces bâties, mais est aussi une affaire de perception et de vécu. La diminution des surfaces bâties est un problème, mais le côté imprécis et indésirable du phénomène en accentue la perception négative. » (Vais, 2015) ; • de vastes surfaces anciennement industrielles, dispersées, à la recherche de nouveaux usages et portant de nombreux éléments patrimonialisables. • une dilution des communautés en absence de l’élément fédérateur qu’était la mine. • Il existe un débat concernant le nombre des villes moyennes à petites et de villages miniers ou mono-industriels en Roumanie. Les sources varient en effet selon deux études importantes : • « Atlas territorial de la Roumanie » (Rey et al., 2006) ; • « Les villes mono-industrielles de la Roumanie : entre industrialisation forcée et déclin » (Dumitrescu, 2008).

12 La différence entre ces deux études est significative. Dans la première étude, il existe 187 villes mono-industrielles en Roumaine ; dans la seconde, elles ne sont que 51, dont 33 villes dans l’industrie manufacturières et 18 villes dans l’industrie extractive. Cette différence de décompte complique encore la prise de décisions concernant les actions possibles de redéveloppement. Malgré cela, il est possible de classer ces villes en trois catégories, selon leur localisation : • 1 – petites et moyennes villes sous l’influence de centres urbains régionaux7 (Ghelari, Teliucul sous l’influence de Hunedoara, etc.) ; • 2 – petites et moyennes villes isolées (Bucium, Izvoru Ampoiului, Baia de Arieș etc.) ; • 3 – petites et moyennes villes qui, en raison de leur grande proximité physique, auraient la chance de se développer en commun (Vallée du Jiu) ;

13 Ces trois situations sont extrêmement différentes et les actions qui pourraient être prises pour améliorer ces villes minières sont donc aussi différentes. La majorité des entreprises minières roumaines, quel que soit le type d'exploitation, commence à fermer en 2000, processus qui prend fin en 2006-2007. Les 20 ans qui se sont écoulés depuis le début des fermetures ont été suffisants pour que soient détruits la plupart des biens patrimoniaux et des paysages miniers roumains, et insuffisants pour comprendre et préparer des actions de réévaluation du patrimoine (urbain, architectural, paysager) par les communautés impliquées.

14 À partir de 2006, l’État roumain tente d’encourager les concentrations économiques territoriales à travers des politiques publiques, mais parfois sans connaitre la vraie situation du territoire. De nombreux outils, souvent liés à des zonages spécifiques, ont été mis au point pour redynamiser le territoire d’un point de vue général et d’un point de vue local : les parcs industriels, les parcs scientifiques et zones technologiques, les zones défavorisées, les zones de restructuration industrielle, les zones assistées, les incubateurs d’entreprises, les zones de montagne défavorisées, les zones minières défavorisées, etc. ; des exemples sont placés sur la figure 6. La majorité de ces programmes est terminée, mais leur impact sur le développement économique et social n’a pas vraiment été évalué par des études spécifiques.

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Figure 6 : Exemple de zonages d’aide concernant les communes minières en Roumanie dans les 20 dernières années

Source : S.C. Agora Est Consulting SR & Quattro Design – Arhitecţi şi urbanişti asociaţi, 2014, p. 13.

15 Tout au long de ces années de déclin et d’abandon, les anciens établissements miniers roumains sont dans une continuelle, mais peut-être inconsciente, recherche d'identité. Certaines villes minières ne conservent que des fragments de paysages8 miniers : un chevalement, quelques corons, un carreau minier, etc. Pour d’autres localités, la disparition complète des traces physiques de l’industrie et/ou de la mine fait que seul un œil exercé peut comprendre ces paysages anthropiques.

16 Dans ce mouvement de déclin et de déni, seules quelques villes minières s’ouvrent à la possibilité de valoriser leur patrimoine minier et/ou industriel (architecture, urbanisme, paysage, patrimoine matériel et immatériel). Parmi elles, il y a Anina (comté de Caras-Severin), Petrila (Comté de Hunedoara), Baia Sprie (comté de Maramureș), Brad (comté de Hunedoara). Ces localités entament, dans les années 2010 et jusqu'à présent, des projets culturels soutenus par des Organisations Non Gouvernementales (ONG), mais avec très peu de ressources financières. Les programmes culturels ciblent généralement la sensibilisation des populations aux héritages miniers et industriels qu’ils ont encore sur leur territoire.

17 Ainsi, et malgré la pauvreté des ressources, des résultats significatifs sont obtenus, par exemple : • Certains bâtiments du site de Petrila, dans la Vallée du Jiu, ont été classés comme monuments d’intérêt national en 2015, suite à une vaste action engagée depuis 2011-2012, nommée Planeta Petrila (Planète Petrila – fig. 7). Il s’agit d’un projet de régénération urbaine initié par le dessinateur Ion Barbu, présenté par Andrei Dăscălescu dans le documentaire éponyme et mis en œuvre par divers acteurs : l'association Asociația Culturală Condiția Română, Plusminus, Ideilagram, ACV Petroșani et Planeta Petrila. La mine de Petrila est donc sauvée de la démolition et le processus de réutilisation adaptative est lancé. L’objectif à long terme est de transformer l’ancien complexe minier en un centre économique, administratif et socio-culturel pour la région. L’approche est néanmoins affectée par la

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rigidité des procédures législatives dans le domaine de la fermeture des mines. Parallèlement, il offre des opportunités complémentaires : la promotion du patrimoine minier et ferroviaire, la présentation de la vallée du Jiu comme destination touristique intégrée, l’éducation informelle, l’inclusion sociale ou la démocratie participative.

Figure 7 : Exemples d’événements culturels à la mine de Petrila

Source : http://arhitectura-1906.ro/2019/02/cum-a-devenit-petrila-o-planeta-de-la-activism-la- program-de-regenerare-a-patrimoniului-prin-initiative-culturale/

• Des projets de reconversion sont en œuvre pour les puits d’Anina, notamment pour le puits 1. Mina de Ideai (mines des idées) Anina (2014-2019) est un projet culturel pluriannuel de mise en valeur du patrimoine industriel de la région, en impliquant la communauté locale et les spécialistes. Il est porté par l'association Alba Verde et l'association PACT (Asociația pentru Patrimoniu Activ). Les résultats du projet sont nombreux : plusieurs publications ; des ateliers avec des étudiants en architecture, urbanisme et paysage ; des visites guidées et la collaboration de tous ces acteurs à l'élaboration du projet de restauration Putul I Anina (Puits I Anina – fig. 8).

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Figure 8 : vues et plan d'ensemble du Puits I à Anina

Source : Projet Mina de Idei Anina

• ◦ Des débats, des expositions et un atelier de création impliquant élèves locaux et étudiants d’architecture, d’urbanisme et de géographie, mais aussi des itinéraires touristiques sont proposés à Brad, Anina, Petrila et Baia Sprie. Ainsi, dans cette dernière ville, à partir de 2009, une stratégie, initiée par l’association NOD (Networking with Opportunities and Design), a été mise en place pour la création d’une aire protégée Dealul Mina (colline minière), autour d’un parc à thème (industrialo-géologique). Il s’agit de remodeler les espaces publics qui relient la colline à l'aire protégée de l'ancien centre. Les ateliers ont réuni des équipes pluridisciplinaires (architectes, paysagistes, sociologues et géologues), avec pour mission de dresser un tableau complet de la situation existante et des possibilités de revitalisation de la zone étudiée. • ◦ Enfin, à la mine de Brad, un projet culturel de sensibilisation aux valeurs du patrimoine industriel de l’ancienne mine d'or Gurabárza (fig. 9) a été porté par l'association PACT déjà présente à Anina. Appelé Peisaje interioare. Despre mina si oameni la Brad (Paysages intérieurs : la mine et les gens de Brad), il a débouché sur 2 ateliers de travail avec les étudiants et des débats publics sur ce sujet.

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Figure 9 : Site minier d’exploitation de l’or Gurabárza près de Brad

Source : projet Peisaje Interioare. Despre oameni si mina la Brad

18 Les actions avancent néanmoins difficilement et demandent beaucoup d’efforts, bien que le cadre juridique pour la protection, conservation et mise en valeur de ces ensembles existe en Roumanie9. Cependant, il manque encore une conscience de la valeur culturelle et de la possibilité d’utilisation du patrimoine industriel, tant au niveau de l’État que de la société civile, des médias et parfois aussi des professionnels. Il n’y a pas donc pas encore une intégration systématique de la patrimonialisation dans les anciens territoires industriels successivement réorganisés. C’est pour cela que la plupart des initiatives sont ascendantes (bottom-up), sans avoir beaucoup de soutien des gouvernements, local ou national, ou des communautés locales.

Conclusion

19 La Roumanie, comme tous les PECO, présente donc une histoire industrielle et minière de plusieurs siècles. Comme ses voisins, elle a connu deux principales phases d’industrialisation. La première, touchant les régions minières, s’étale de la proto- industrie au début du XXème siècle et diffère peu, si ce n’est en intensité, de ce qu’a connu l’Europe occidentale ; la seconde correspond à la période communiste de l’après seconde guerre mondiale années 1940 aux années 1980 et privilégie une industrialisation lourde et à marche forcée. L’effondrement des régimes communistes, en Roumanie comme chez ses voisins, a inauguré une intense phase de rétraction industrielle avec, en miroir, une phase de deuil (Grossetti et al., 1998 ; Daviet, 2006) particulièrement profonde et longue. Elle ne semble d’ailleurs pas terminée puisque les abandons, destructions et non-considérations des héritages miniers et industriels comme un patrimoine digne d’intérêt, sont encore largement dominants. Toutefois, quelques exemples évoqués dans le texte montrent une prise de conscience réelle, bien qu’encore légère et plus tardive, peut-être pour des raisons financières et de niveau de développement, que dans d’autres PECO (Pologne, République Tchèque).

20 Le but de cet article a été de présenter l’évolution et l’état actuel des villes et villages miniers des régions roumaines. Aux niveaux européen et international, ils sont encore peu connus, malgré un nombre important d’anciens établissements et leur vaste superficie, résultats de la longe et diverse histoire minière et industrielle, notamment

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autour de l’or et du charbon. Cet héritage façonne la croissance actuelle des villes- usines ou villes minières de 3 façons principales : • 1 – Les sites industriels sont devenus des sources de spéculation immobilière (dans le cas des villes moyennes et grandes) et leur utilisation est radicalement différente de l’originelle. • 2 – Ils ont souvent été laissé à l’abandon. • 3 – Un petit nombre seulement de sites et de bâtiments ont été reconvertis sans destruction. En effet, contrairement à d’autres pays de la zone occidentale et centrale, la régénération des anciennes zones miniers par le biais de projets appliqués n’a pas été considérée comme d’importance nationale.

21 La situation des villes et villages miniers est très bien expliquée par P. Wirth en 2012 : “ (…) ces régions reçoivent un financement spécial et font face à une forte concurrence d’autres régions moins développées pour le soutien des fonds européens. Les régions dominées par une réseau urbain de petites et moyennes villes, en particulier, doivent rivaliser pour obtenir des financements et mobiliser des ressources déjà limitées”.

22 Malgré tous ces problèmes, les initiatives plus ou moins avancées évoquées ci-dessus, devraient contribuer à changer la perception de ces régions et sites ; mais ce qui manque toujours, ce sont des études (inventaires, analyses) pour bien comprendre les anciens territoires miniers et industriels ainsi que des projets de mise en valeur ou de réutilisations. Si ce manque ne peut pas être généralisé au niveau de chaque région, ville, bâtiment ou site partout en Roumanie, il faut espérer que, avec la menace de disparition imminente de ces héritages, des projets plus nombreux commenceront à voir le jour.

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- Zahariade A. M., 2011, Arhitectura în proiectul comunist. România 1944 - 1989., Editions Simetria, București, 49 p.

Ressources en ligne sur les sites miniers mentionnés :

- Green Recreation / N.O.D, Baia Sprie (2009-2014) : http://tabaradecreatie.blogspot.com/ - Projet Anina, projet Mina de Idei Anina/ Anina Mines d’Idées : https://issuu.com/asociatiaalbaverde/docs/00_mina_de_idei_anina___2017

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https://issuu.com/asociatiaalbaverde/docs/mina_de_idei_anina___vizita_in_comu

NOTES

1. La Transylvanie, aujourd’hui roumaine et à l’époque austro-hongroise, est une des composantes de la Roumanie, formée à la base par quatre principautés, appelées dans la langue populaire aux XIXème et début XX ème siècles « les pays des Roumains » : Transilvania (la Transylvanie), Moldova (la Moldavie), Țara Românească (la Valachie) et Dobrogea (la Dobroudja). 2. Ces entreprises étaient principalement tchèques, autrichiennes (alors deux parties de l’Empire austro-hongrois), françaises et italiennes. 3. Une des plus grandes entreprises minières roumaines a été MICA – Societatea Anonimă Rom ână Minieră (Société Minière Anonyme Roumaine), fonctionnelle entre 1920 et 1948. Elle était majoritairement composée de capitaux roumains et constituait la plus grande entreprise d’exploitation minière de métaux non ferreux d'Europe Centrale et Orientale. 4. Les mineriade sont les actions de mineurs qui, entre 1991 et 1992, se sont déplacés à Bucarest pour soutenir le pouvoir politique de Ion Iliescu (alors président de la Roumanie). Ces actions ont été accompagnées par des violences. 5. L’année 1989 a été une année de changement dans le contexte politique roumain avec la transition d’un système politique communiste vers un système démocratique et capitaliste. 6. Tous les toponymes cités dans le texte sont situés sur la figure 6. 7. Villes de taille moyenne (jusqu'à 100 000 habitants). 8. Fragment de paysage : il s’agit d’une notion proposée au débat à travers le livre : « Peisajul industrial Anina : Reprezentari și interpretari patrimoniale » (Țiganea & Pașcu, 2017). Cette notion propose une réinterprétation du concept de paysage industriel, alors considéré comme une mosaïque, composée de fragments de paysage orientés, organisés par un élément ou plusieurs éléments reliés entre eux, ici la mine ou l’industrie. Ces fragments de paysage sont aussi soumis au jeu de la perception, à la fois par les habitants de la ville et par les visiteurs extérieurs. 9. Legea nr.6/2008 – Lege privind regimul juridic al patrimoniului tehnic și industrial (Loi n ° 6/2008 - Loi sur le régime juridique du patrimoine technique et industriel).

RÉSUMÉS

La révolution industrielle, dans toute l’Europe, a entrainé le développement de villes et de villages entiers, a changé des destins et a accentué la multi-culturalité des territoires. L’origine de ces activités minières et industrielles est plus ou moins lointaine, mais toutes ont été confrontées à un déclin récent, voire à une disparition totale et brutale, notamment en Europe centrale et orientale. En effet, dans une Europe en reconfiguration d’un point de vue énergétique et écologique, mais aussi géopolitique, ce type d’exploitation ne peut se maintenir sans une concentration importante de force de travail et des investissements massifs dans la technologie et les infrastructures. Tout cela ne peut être mis en œuvre que dans un contexte économique favorable.

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En Roumanie, les villes et villages industriels et miniers créés par les entreprises, puis par le pouvoir communiste sont d’excellents témoignages des interactions entre l’économie, le social et le politique. Construits rapidement, ces villes et villages sont principalement le résultat d’une planification systématique, en réponse à des objectifs de rendement industriel et comme meilleur vecteur d’assurer l’hégémonie de la classe dirigeante. Cet article désire ainsi faite le point sur la genèse de ces villes et villages-usines/mines en Roumanie et sur leurs situations actuelles.

All over Europe, the industrial revolution have led to the development of cities and towns, changed destinies and accentuated the multicultural nature of the territories. The origins of mining and industrial activities are more or less distant, but all of them have faced a recent decline, or even a complete disappearance, especially in Central and Eastern Europe. Indeed, in a Europe in reconfiguration from an energetically, ecological and a geopolitical point of view, this type of exploitation cannot be maintained without a significant concentration of labor force and massive investments in technology and infrastructure. All this can only be implemented in a favorable economic context. In Romania, the industrial mining towns and villages created by companies and the communist power, are excellent testimonies of the interaction between economy, social and political power. Built quickly, these towns and villages are mainly the result of systematic planning, in response to industrial performance objectives. This article wishes to point out the genesis of these mining/ factory-towns and mining/factory-villages in Romania and their current situations.

INDEX

Mots-clés : patrimoine industriel, Roumanie, villes et villages miniers, évolution industrielle, changements urbains Keywords : industrial heritage, Romania, mining towns and villages, industrial evolution, urban changes

AUTEUR

GABRIELA PAȘCU

Architecte, Faculté d’Architecture et d’Urbanisme, Université Politehnica Timișoara, Roumanie - e-mail : [email protected]

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Val de Fensch : résilience, transformations et anticipations d’un territoire encore industriel Val de Fensch : resilience, transformations and expectations of a still industrial territory Val de Fensch : Widerstandsfähigkeit, Veränderungen und Erwartungen eines noch Industriegebiet.

Eric Marochini

Introduction

1 Dans les paysages, les géohistoriens sont à la recherche de traces (Veschambre, 2008), « ils aiment plonger dans les empilements du passé, dans les interstices de l’histoire pour en révéler des legs, des héritages » (Husson, 2016), lesquelles peuvent être tout à la fois des avantages ou des inconvénients pour aménager les territoires du présent et préparer ceux de l’avenir. Dans les territoires et les paysages industriels, l’histoire se lit souvent plus facilement tant les signes du passé jalonnent encore les espaces, qu’il s’agisse de friches d’usines, de cités d’habitation ou d’infrastructures. Dans ces paysages, et en particulier dans ceux qui font l’objet de cette publication, « les grandes usines sidérurgiques ont bouleversé violemment les paysages traditionnels » (Crouzet, 1997).

2 L’actuel territoire de la Communauté d’agglomération du Val de Fensch , ses 10 communes membres1, correspond peu ou prou à l’espace géographique couvert par le bassin versant de la Fensch, modeste rivière dont personne ne parlerait aujourd’hui si la famille De Wendel (Marseille, 2005), n’était pas venue s’installer sur ses rives, à Hayange, il y a maintenant un peu plus de 310 ans. La sidérurgie, de l’extraction du minerai de fer à la production de fonte ou d’acier, a tout organisé dans cet espace relativement restreint pour ses besoins et ceux des populations qu’elle a employées. Comme l’ont si justement dépeint Anne et Denis Mathis en 2017, le bassin industriel de

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la vallée de la Fensch « est à l’origine une juxtaposition de villes-usines dont la concentration entraîne un changement d’échelle systémique : de la ville-usine à la vallée industrielle ».

3 Cet article propose le regard d’un géographe-aménageur et n’a pas de prétention méthodologique sur le fond. Il vise humblement à montrer la résilience comprise « comme la capacité d’un territoire à être en mouvement, à anticiper des évolutions rapides, à s’en relever » (Villar et David, 2014) d’une vallée industrielle lorraine avec ses singularités, ses originalités dans un contexte géopolitique renouvelé, notamment par les questions frontalières. Il cherche aussi à expliquer en quoi cette vallée est devenue une terre d’expérimentations de la transformation des espaces mono-industriels vers une forme de diversification, tout en maintenant ses activités sidérurgiques à un haut niveau de technicité, de modernité alors que depuis 2012 plus une tonne d’acier n’y est produite.

4 Après avoir exposé la genèse de cette vallée autrefois rurale et rapidement devenue la « vallée usinière » si bien dépeinte par A. Printz (1966) et son fils M. Printz très récemment (2017), puis analyser les permanences et nouvelles influences territoriales qui innervent ce territoire dont la géographie urbaine réorganise ses inclinations politiques (Lévy et al., 2018), cet article exposera des exemples précis de requalifications de friches d’usines et d’actions plus globales portées par la Communauté d’Agglomération du Val de Fensch, pour rendre son territoire plus attractif malgré la conjugaison de nombreux handicaps et pour donner plus de lisibilité à son patrimoine industriel en tout point remarquable.

I. D’une organisation territoriale industrialo- paternaliste à un patchwork urbain désorganisé

5 Comme les autres vallées sidérurgiques de la Chiers, de l’Alzette et de l’Orne qui entaillent les côtes de Moselle, le paysage et l’organisation sociale de la vallée de la Fensch, jusqu’alors voués à une polyculture bien médiocre, ont été totalement bouleversés par les activités minières et sidérurgiques. Au milieu du XIXème siècle, malgré l’installation précoce de la famille de Wendel sur le site de la Rotonde à Hayange dès 1704, à peine 8.000 habitants y résidaient.

6 En l’espace de quelques décennies, et tout particulièrement à partir de 1880 et la mise au point du célèbre procédé de traitement des minerais de fer phosphoreux de Thomas- Gilchrist, « elle va faire le plein en bâtiments, en cités et en hommes souvent d’origines étrangères (polonais, allemands, italiens, algériens, marocains…) » (Gehring et Saint- Dizier, 1983). Le processus d’occupation de l’espace a été quasiment le même dans toutes ces « vallées usinières » (Printz, 1966). Les maîtres des forges y avaient commencé par acquérir ou y construire des moulins, des forges, des mines puis des installations plus intégrées, plus consommatrices d’espaces et d’hommes : des hauts- fourneaux, des aciéries, des laminoirs (Kaercher-Régnery, 1990). En plus d’une occupation industrielle de l’espace et tout particulièrement des fonds de vallée, il s’est agi de fixer les populations venues travailler dans les mines et les installations sidérurgiques. Les industriels, profitant de leur maîtrise foncière et quasiment politique de l’espace2 ont dès lors construit des cités, des espaces de vie sociale et en cela ont cherché à exercer une forme de domination dans tous les domaines et tout au long de la vie des ouvriers. De nombreux auteurs se sont penchés sur ce sujet du

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paternalisme inspiré des travaux sur la réforme sociale de Frédéric Le Play (Sihol, 2007), dont François de Wendel (Jeanneney, 2019) fut d’ailleurs un lecteur.

7 À partir du début de XXème siècle, la vallée se remplit très rapidement d’usines toujours plus dévoreuses d’espace de l’amont vers l’aval de la rivière Fensch, se déclinant en trois grandes entités avec des fonctionnements propres. Ils ont cependant en commun qu’ils s’affranchissent des limites communales. En cela, le modèle industriel fenschois d’occupation de l’espace ne coïncide pas avec celui des villes-usines planifiées traditionnelles très étudiées et pour certaines d’entre elles classées au patrimoine mondial de l’UNESCO (Crespi d’Adda en Italie, New Lanark en Ecosse…).

8 Dans la partie haute de la vallée, assise sur les bans communaux de Algrange, Nilvange, Knutange et Fontoy3, ce sont les installations de la Société Métallurgique de Knutange qui dominaient (hauts-fourneaux, aciérie, laminoirs). Depuis la partie basse de Nilvange jusqu’à Florange et la confluence de la rivière Fensch avec la Moselle, s’étirait ensuite une usine intégrée sur près de 12 kilomètres, propriété de la famille De Wendel. Celle-ci comprenait alors les sites de Hayange Saint-Jacques (site de British Steel aujourd’hui), ceux de Patural toujours à Hayange, de la Fenderie4 à Serémange-Erzange, puis toutes les usines dites de laminage à froid et de revêtement des aciers à Florange. Le troisième ensemble était celui de Lorfonte, construit en 1890 à Uckange par les frères Stumm, industriels sarrois, où se sont dressaient jusqu’à 6 hauts-fourneaux produisant de la fonte de moulage spécifique à ce site.

9 La croissance industrielle inédite et rapide s’est accompagnée d’un développement urbain tout aussi exceptionnel. La planification de cette urbanisation rapide ne s’organisait pas à l’échelle de la commune mais bien à celle de l’usine sous l’influence d’un paternalisme patronal (SMK, De Wendel, Stumm) qui intervient alors très directement dans la « fabrique urbaine ». La construction des villes dans cette vallée s’est donc faite par touches successives à la façon d’un tableau pointilliste par secteurs autour des usines ou des mines nouvelles. Il en ressort une impression assez étrange d’architecture urbaine géométrique mais sectorisée, sans cohérence d’ensemble, ressemblant le plus souvent à un entrelacs assez confus.

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Figure 1 – Le Val de Fensch : un territoire et une démographie hyper-réactifs aux soubresauts économiques de l’échelle monde.

10 À Algrange par exemple, c’est autour des carreaux miniers dans la partie nord du finage et à proximité de l’usine SMK dite de la Paix dans sa partie sud que se fait le développement urbain. À Hayange, c’est d’abord autour des usines et dans des cités plus excentrées ensuite, au Konacker (presque ville nouvelle) ou encore à Saint-Nicolas- en-Forêt, dernière ville française créée ex-nihilo puis rattachée à Hayange où avait été organisée une véritable ségrégation spatiale selon le niveau hiérarchique d’appartenance dans l’entreprise. La ville de Fameck, regroupement de hameaux très agricoles (Morlange, Rémelange, Budange, Edange), échappe au modèle de développement initial constaté dans les autres communes car plus éloignée des sites de production et disposant de terrains favorables à un développement horizontal. Avec la constitution du groupe SOLLAC (SOciété Lorraine de LAminage Continu) en 1948, elle connaît toutefois également une progression très spectaculaire mais plus tardive, elle suit le modèle de développement des « villes champignons ». Comme l’écrivent Anne et Denis Mathis en 2017 « le développement des usines de Florange et d’Ebange en aval de la vallée de la Fensch repousse les logements vers la périphérie. Ainsi dans les années 1960, les cités Oury sont construites à cheval sur les territoires de Florange et de Fameck accentuant encore l’éclatement communal fameckois ». Cette commune, comme Uckange et Florange, compte tenu de ses réserves foncières plus importantes, va connaître un développement nouveau entre 1950 et 1970 par la mise en chantier de vastes quartiers de logements dans ce que l’on appelait alors des Zones à Urbaniser en Priorité (ZUP).

11 La vallée prend peu à peu son allure caractéristique. Dans sa partie amont « l’usine en fond de vallée domine de ses blocs et de ses hautes cheminées des cités qui épousent les moindres replis de la vallée et ne laissent entre elles qu’un espace très chiche où se glissent la route et la voie ferrée » (Gehring, 1973). Dans sa partie avale, plus ouverte sur la vallée de la Moselle, le développement urbain s’est réalisé de manière plus mitée et plus tardive, l’usine est moins visible dans le paysage. Mais partout ailleurs, les espaces agricoles ont décru et les seules respirations vertes sont les forêts qui dominent les versants et une partie du plateau, dans la trilogie traditionnelle des paysages de cuesta.

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12 Au paroxysme de l’influence de l’industrie sur l’occupation de l’espace, par les usines, par l’habitat ouvrier, par les infrastructures logistiques, c’est-à-dire au début des années 1970 du siècle dernier, la population des 10 villes actuelles de la Communauté d’agglomération du Val de Fensch atteint elle-aussi son optimum, en l’occurrence un peu moins de 90.000 habitants (figure 1). Dès lors, avec les restructurations minières et sidérurgiques liées à une baisse massive des besoins, à la concurrence structurelle de la sidérurgie sur l’eau5, à la faible compétitivité du minerai de fer lorrain, et malgré tous les plans soutenus par l’Etat, commence un cycle de désindustrialisation des espaces assez singulier, différent de celui constaté ailleurs dans le bassin ferrifère lorrain. La partie amont de la vallée est la plus tôt concernée, avant même le premier choc pétrolier. Dès le milieu des années 1980, il n’y subsiste plus aucune industrie ou mine. L’usine SMK ferme ses portes en 1983 à Knutange, tout comme la dernière mine à Algrange (Mine « La Paix ») d’où est extraite l’ultime tonne de minerai en août de la même année6 (Figure 4).

13 Alors que les vallées de l’Orne et de la Chiers connaissent elles-aussi des fermetures brutales des usines et des mines, avec leur lot de drames sociaux, de régressions démographiques et urbaines, les parties centrale et avale de la vallée de la Fensch semblent un temps préservées du fait de nouveaux investissements à Florange en 1984 avec l’implantation par la SOLLAC d’une nouvelle usine dite « Sainte-Agathe » spécialisée dans le laminage à froid pour l’automobile, et par une réorganisation de la production de fonte et d’acier autour du site de Patural à Hayange, au détriment du site de « Saint Jacques » réservé au laminage des produits longs.

14 La seconde phase de recul industriel dans la vallée intervient en 1991, par l’aval, avec la fermeture très médiatisée de l’usine Lorfonte de Uckange7. C’est un nouveau traumatisme en particulier pour la commune de Uckange qui représentait parfaitement le modèle de la ville-usine. Après la dernière coulée du U1, le 18 décembre 1991, il n’y aura plus aucune activité sidérurgique sur le ban communal de Uckange. Dès lors, seuls deux hauts-fourneaux vont continuer à produire de la fonte dans la vallée de la Fensch, à Hayange sur le site de Patural, en amont d’une usine intégrée gigantesque traversant les communes de Hayange, Serémange-Erzange et Florange.

15 21 ans après la fermeture du U4, en 2012, ce sera au tour de Hayange et du site historique de Patural de connaître un sort identique. Il y eut jusqu’à 26 hauts- fourneaux dans les 10 communes de l’actuel périmètre de la Communauté d’Agglomération du Val de Fensch (Printz et Schmidt, 2012), plus aucun ne fume aujourd’hui et seuls trois sont encore debout. À Uckange, il est devenu le totem d’un territoire industriel, un repère dans le paysage mais qu’en sera-t-il demain pour ceux de Hayange ?

II. Le territoire d’une « résilience contrariée » par de nombreux handicaps

16 L’après 2012 et la fermeture des deux derniers hauts-fourneaux lorrains8, marquent clairement l’entrée du territoire du Val de Fensch dans un cycle nouveau de transformations, de mutations. La fin de la production ibidem de fonte et d’acier implique, pour les responsables industriels et pour les élus locaux, de favoriser le développement et la modernisation de toutes les unités de l’aval de la société

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relecteur2019-10-04T05:35:00relecteurArcelor-Mittal qui emploie encore actuellement un peu plus de 2 000 salariés dans la vallée.

A. Le Val de Fensch est-il un territoire post-industriel ?

17 C’est précisément ce qui a été inscrit dans l’accord entre le Gouvernement Ayrault et le groupe Arcelor-Mittal, dévoilé le 30 novembre 2012, à savoir investir 180 millions d’euros pour moderniser les unités de laminage à chaud (Serémange-Erzange), à froid (Florange) mais également la cokerie dont la production alimente désormais les hauts- fourneaux de Dunkerque. Récemment encore, le groupe Arcelor-Mittal a engagé une réorientation de production de son usine d’électrozingage à Florange laquelle a nécessité 67 millions d’euros supplémentaires. D’ici fin 2019, cette unité ne produira plus que des produits galvanisés destinés au marché automobile à haute valeur ajoutée9. La stratégie locale d’Arcelor-Mittal repose dorénavant sur une volonté de renforcer la compétitivité de ses usines en les spécialisant sur des laminages à haute valeur ajoutée pour leur donner de la durabilité.

18 La situation géo-économique de la vallée de la Fensch n’est en réalité pas totalement comparable avec celle des shrinking cities, villes rétrécissantes ou en déclin (Florentin, 2016), même si certains facteurs sont communs et que ce terme doit faire l’objet d’un regard critique systématique (Fol, Cunningham-Sabot, 2010). Ce terme de shrinking city qualifie en fait « une conjonction de processus relativement connus, mais qui s’observent avec une acuité nouvelle depuis une vingtaine d’années. Il correspond d’une certaine façon à la face sombre de la mondialisation et de la métropolisation, celle des territoires laissés relativement en marge. (…) Une shrinking city est une ville où s’accumulent, avec plus ou moins d’ampleur mais sur un temps relativement long, des processus de déprise démographique, de déclin économique, auxquels s’ajoute souvent une crise des finances publiques locales. Cette conjonction de processus en fait souvent des villes aux services diminués » (figure 2).

Figure 2 - Les spirales négatives des “shrinking cities” (Florentin, 2017)

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Figure 3 - Le modèle des “spirales” appliqué au Val de Fensch est doublement influencé par des héritages complexes à gérer et des formes de “renouveau” impulsé par la dynamique luxembourgeoise

19 En réalité, cette vallée souffre d’une image ternie tout à la fois par des réalités post- industrielles réelles, marquées et indéniables (Raggi, 2019), mais également par un regard porté sévère et orienté par les tenants du déclinisme, du fatalisme ou par les amateurs d’une littérature misérabiliste annihilant toute volonté de résilience. Deux exemples parmi tant d’autres car ils sont légions, pour bien comprendre ce phénomène auquel est confronté ce territoire. D’abord celui d’un ouvrage intitulé des villes incomprises (Noyaux, 2016) : « Knutange, Nilvange, Hayange, Serémange-Erzange, Uckange… Les gens du coin parlent de la vallée des anges - des anges à qui on a collé des plumes et du goudron. Pauvre Fensch ! L’homme lui a fait subir les pires outrages : cheminées d’usines, hangars, bâtiments de l’industrie lourde à perte de vue, autoroutes et chemins de fer, cités ouvrières tentaculaires. (…). Sacrifiée sur l’autel du progrès, la petite vallée de la Fensch est morte pour l’industrie, comme les villages détruits de Verdun sont morts pour la France ».

20 Après une telle description, en partie exacte il est vrai, difficile de parler d’une terre où l’on a envie d’habiter, cette “envie” constituant un moteur déterminant de l’économie résidentielle. Les clichés ont la vie longue. Pire, la vallée de la Fensch est même devenue un moyen littéraire de qualification métaphorique de l’endroit où l’on n’a pas envie de vivre. Ainsi dans un roman policier récent (Permingeat, 2017), l’auteure, faisant parler un de ses personnages, ose : « C’est sinistre, ça me rappelle le bassin minier de la Fensch où je suis allée faire un reportage lors des manifestations des veuves de mines. Ce sont des endroits où on n’aimerait pas vivre ».

21 De même, avec la « goncourisation » de l’auteur lorrain Nicolas Mathieu (2018) dont l’œuvre primée prend pour toile de fond romanesque une vallée désindustrialisée ressemblant beaucoup à notre sujet d’étude, cette question de l’image territoriale fenschoise est encore très récemment revenue sur le devant de la scène médiatique (Bouvarel, 2019 ; Carillet, 2019). Au-delà de la qualité sur le fond et la forme du roman sur lesquels il ne nous appartient pas ici de disserter, les jurys du Goncourt ayant fait leur choix, ce livre a remis en débat, en particulier localement, cette question de l’impact des écrits sur la désindustrialisation en terme d’image et donc d’attractivité des territoires. Pour les uns, cela contribue à ternir plus encore un territoire en transformation permanente depuis 40 ans. Pour eux, cela nuit à son attractivité et à sa

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résilience, notamment quand celle-ci s’appuie sur l’économie résidentielle. Qui voudrait venir habiter dans des lieux dépeints aussi sombrement ? Pour les autres au contraire, cette mise en lumière est une aubaine, un moyen de regarder autrement un territoire, de le faire connaître différemment. Ces deux approches peuvent paraître de prime abord antagonistes. Pourtant, en y réfléchissant bien l’une n’exclut pas l’autre à condition de porter un regard objectif et assumé de son propre territoire.

B. Une économie résidentielle en rebond mais encore hésitante

22 Comme l’ensemble des territoires frontaliers du Grand-Duché de Luxembourg, le territoire du Val de Fensch connaît un rebond démographique assez marqué depuis une dizaine d’années. En cela, passés les traumatismes successifs, la décroissance urbaine du Val de Fensch n’apparaît plus aussi inéluctable. Le modèle des spirales est en effet ici modifié (figure 3), depuis presque 20 ans, par l’essor du travail frontalier vers le Grand- Duché de Luxembourg. Comme l’ensemble des Etablissements Publics de Coopération Intercommunale (EPCI), le long et à proximité des frontières avec ce pays, le Val de Fensch n’a cessé de voir progresser sa population de navetteurs. Les derniers chiffres indiquent ainsi que 34% des actifs résidant dans les 10 communes du territoire du Val de Fensch travaillent au Grand-Duché de Luxembourg, attirés par un nombre d’emplois à pourvoir plus important et par des conditions salariales et sociales nettement plus intéressantes qu’en France. Ce taux augmente à mesure que l’on se rapproche de la frontière, il dépasse ainsi les 70% pour la Communauté de Communes du Pays-Haut Val d’Alzette et les 60% dans la Communauté de Communes de Cattenom et Environs. Dans la Communauté d’Agglomération Portes de France Thionville, limitrophe de celle du Val de Fensch, les travailleurs frontaliers représentent 37,2% des actifs.

23 Pour autant, l’économie résidentielle du Val de Fensch ne semble pas bénéficier, tout au moins avec la même intensité, que celle constatée dans les intercommunalités contigües, du développement du travail frontalier. À cela, plusieurs explications qui tiennent pour l’essentiel à un problème récurrent d’image territoriale dégradée en particulier dans la partie amont de la vallée, là où le parc de logements est plus ancien, plus dégradé (AGURAM, 2015) et où les taux de vacances sont largement plus élevés10 (figure 4), là où les friches industrielles et minières sont plus proches du tissu urbain existant et pas encore transformées, mais également là où les contraintes urbanistiques et d’adaptation à la nature des sols sont plus lourdes et nécessairement plus coûteuses. S’ajoute à cela dans les villes inscrites en fond de vallée ou sur ses flancs (Algrange, Nilvange, Knutange, Hayange), la raréfaction du foncier mobilisable. Dans ces communes, seules des opérations complexes à porter, de renouvellement urbain pourront permettre de poursuivre le développement de l’économie résidentielle, faute de quoi les fractures territoriales internes au Val de Fensch ne feront que s’accroître.

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Figure 4 - La communauté d’agglomération du Val de Fensch : un territoire aux problématiques multiples

24 En réalité, comme le relève M. Talandier (2012) en écho aux travaux de L Davezies (2008) sur la théorie des bases et le fonctionnement des économies locales, « l’enjeu résidentiel est l’un des piliers du développement local qui dépend de l’attractivité des territoires, de leurs atouts paysagers, de leurs aménités environnementales ». Or dans le cas des communes du Val de Fensch, si les fonctions productives sont en partie préservées, il n’en n’est de même pour les fonctions de redistribution (services publics rationalisés, démographie médicale compliquée…), de mobilité (secteurs enclavés, manque d’infrastructures notamment en matière ferroviaire…), de consommation (secteur commercial en difficulté en particulier au cœur des villes…). Dans ce que Laurent Davezies appelle en 2014 la circulation invisible des richesses, le système socio- économique du Val de Fensch apparaît très désavantagé par rapport aux autres territoires frontaliers du nord Lorrain, tous concernés par une dynamique transfrontalière d’aspiration vis-à-vis du Grand-Duché de Luxembourg (Agences d’Urbanisme du Grand Est, 2018). Ces autres territoires connaissent en effet une situation beaucoup moins dégradée sur le plan de l’image territoriale et s’inscrivent plus dans les logiques de développement et de mobilité qui caractérisent le Sillon Lorrain. Pour reprendre la théorie des bases (Davezies et Talandier, 2014), les territoires du Nord Lorrain sont en quelque sorte spécialisés dans la captation de l’économie résidentielle et tout particulièrement de l’économie issue des travailleurs pendulaires. Le premier janvier 2019, huit intercommunalités situées le long de la frontière Luxembourgeoise, représentant 330 000 habitants, ont d’ailleurs créé un Pôle Métropolitain Frontalier*11 pour faire valoir cette spécificité, défendre et mettre en cohérence des politiques publiques pour favoriser cette économie résidentielle, à l’instar de ce qui a été réalisé par le Pôle Métropolitain du Grand Genevois. Dans le cas du Val de Fensch, on peut ainsi considérer que les fonctions productives sont encore

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importantes mais les héritages industriels limitent la captation des flux de l’économie résidentielle (tourisme et pendulaires notamment). En revanche, les revenus des transferts sociaux (RSA, indemnisation chômage, minimum vieillesse, allocation adulte handicapé…) y sont surreprésentés dans la plupart des communes fenschoises, ce qui indique un déficit d’attractivité territoriale.

25 La Communauté d’Agglomération, consciente de ses désavantages compétitifs, de ses déterminismes historiques et géographiques, en plus des aménités environnementales qu’elle cherche à développer (création de parcs communautaires, mise en place d’un plan de paysages, d’aides importantes à la réhabilitation du bâti tant sur le plan esthétique que thermique, mobilité douce, protection et mise en valeur du patrimoine, tourisme industriel et marque locale...), a néanmoins choisi, pour favoriser son économie résidentielle, moteur complémentaire des activités industrielles et commerciales, de faire entrer dans son champ de compétences, optionnelles et facultatives, des politiques publiques plus orientées vers les services à la famille. Le développement des espaces multi-accueil pour la petite enfance ou encore l’aménagement numérique du territoire pour donner la possibilité à tous les foyers de pouvoir accéder à internet (et ses services) à très haut débit, entrent dans l’idée que le choix de l’implantation résidentielle se construit aussi autour d’aménités aujourd’hui nouvelles mais demain probablement obligatoires.

26 Dans cette compétition de l’économie résidentielle qui ne dit pas son nom, il apparaît néanmoins que la vallée de la Fensch possède encore l’atout d’un coût locatif et d’acquisition du foncier bien inférieur à celui des intercommunalités de la première ou de la seconde couronne frontalière (figure 5).

III. Renouveler, réparer, réorganiser le territoire pour retrouver une attractivité homogène : les défis du Val de Fensch.

27 La Communauté d’Agglomération du Val de Fensch, dans le cadre de son projet de territoire 2014-2020 (CAVF, 2015), a fait de la transformation de ses espaces de déprise, de ses béances paysagères une priorité de ses actions, considérant que l’image territoriale était un facteur essentiel de son attractivité. Pour cela, elle s’est engagée dans un processus de revitalisation sur le double plan de l’image urbaine et de la reconquête des espaces en friche qui occupent le plus souvent le centre des villes, le tissu urbain s’étant développé autour des usines. Il s’agit donc tout à la fois de mener des opérations pour rétablir les fonctionnalités des espaces occupés par les usines fermées et de travailler sur l’image ternie de l’ensemble du patrimoine connexe : centres-villes surdimensionnés par rapport aux réalités économiques d’aujourd’hui, habitat ancien, souvent dégradé et difficile à entretenir, infrastructures nombreuses, enchevêtrées et complexes à restructurer. Le territoire de la Communauté d’Agglomération du Val de Fensch est jalonné par trois grands sites de transformation, en cours, en passe de l’être ou à penser dans un avenir assez proche. Il s’agit respectivement du projet Evol’U4 à Uckange, du site de la Paix sis sur les bans communaux de Algrange, Nilvange et Knutange et enfin le secteur de Patural à Hayange sous cocon. Nous avons choisi ici d’analyser l’évolution de ces espaces de grande dimension (plus de 100 ha au total) car il s’agit de trois hauts-lieux de la vallée, emblématiques des grandes sociétés sidérurgiques dont certaines ont disparu, la

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Société Métallurgique de Knutange et Lorfonte, et une autre subsiste, Arcelor-Mittal. Ce sont des lieux qui cristallisent les regards et qui, en conséquence, deviennent représentatifs du territoire, au point parfois même d’en devenir des marqueurs identitaires.

Figure 5 – Le Val de Fensch dans le marché transfrontalier de la location autour de la métropole luxembourgeoise (Source : AGAPE, 2019)

A. Le U4 : un symbole identitaire des territoires industriels en reconversion ?

28 La reconversion de l’usine à fonte de Uckange doit être regardée à l’aune de ce qui a échoué pour l’usine SMK sur le site de la Paix. En effet, la reconversion de cet espace s’est placée dans une logique de tabula rasa après la fermeture de l’usine en 1983. Tout y a été détruit dans l’objectif d’une réutilisation rapide du foncier qui n’a d’ailleurs pas eu lieu malgré la création dès 1987 du Syndicat Intercommunal d’Aménagement de la Paix (SIASP puis SIAPAX) entre les communes de Algrange, Nilvange, Knutange et Fontoy. A Uckange, au moment même de la fermeture le 17 décembre 1991, l’association MECILOR (MEmoire Culturelle et Industrielle LORraine) milite activement pour le maintien d’une partie de l’usine, misant sur une renaissance immédiate en lieu de convivialité́ et de culture, dans un refus du fatalisme et du repli sur soi.

29 Dix années plus tard, en 2001, après de nombreuses études et au terme d’un processus d’acceptation de la patrimonialisation (Edelblutte, 2008), sous l’impulsion de la commune de Uckange et de cette association mémorielle, plusieurs bâtiments de l’ancienne usine, dont notamment l’hyper structure du haut-fourneau U4 sont inscrits à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques. La Communauté d’Agglomération en devient propriétaire en 2005 et entame dès lors d’imposants travaux de mise en sécurité, de désamiantage, préalable indispensable à l’ouverture au

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public ainsi qu’à la réalisation de la mise en lumière portée par Claude Levé ̂que, artiste de renommée internationale, intitulée « Tous les Soleils » et inaugurée à l’automne 2007.

30 C’est autour du U4 conservé et artialisé in situ (Roger, 1997 ; Husson, 2018), avec en conséquence des contraintes lourdes vis-à-vis des Architectes de Bâtiments de France (Drouguet et Bodeux, 2017), que vont être agrégés plusieurs projets connexes dans une logique de parc mémoriel à l’image de ce qui a été réalisé en 1999 à Völklinger Hutte12 en Sarre, mais également pédagogique, scientifique, économique et culturel. Si la population locale était au départ assez réticente à cette idée d’une patrimonialisation des vestiges sidérurgiques, il semble qu’un retournement se soit opéré, notamment parce que le U4 est devenu une sorte de Landmark identitaire, redonnant fierté aux habitants (Edelblutte, 2016).

31 La plupart des travaux sont menés sous maîtrise d’ouvrage de la Communauté d’Agglomération et regroupés dans le projet EVOL’U4 auquel l’Etablissement Public Foncier de Lorraine (EPFL) apporte un soutien financier et d’ingénierie important, dérogeant même à ses règles habituelles de financement qui l’obligent d’ordinaire à être propriétaire du terrain, ce qui n’est pas le cas ici. La ville d’Uckange de son côté crée en 2011, de manière contigüe au parc du haut-fourneau, en lieu et place de l’usine d’agglomération, le Jardin des Traces dont la gestion est assurée par l’association Chrysopée. Ce lieu au pied du U4 rencontre indéniablement un vif succès populaire.

32 Sous l’angle économique, le projet EVOL’U4 peine encore à entrer dans une phase de plein développement tant les coûts de réhabilitation des bâtiments classés autour du U4 (dispatching, sous-station électrique, bâtiment des soufflantes...) sont devenus rédhibitoires dans un contexte de tarissement des finances publiques. En décembre 2013, à l’initiative du Président de la République, François Hollande, a été implantée, dans l’un des bâtiments du projet, une plateforme de recherche portant sur l’économie circulaire des matériaux ferreux au nom de MetaFensch, sous le statut d’un groupement d'intérêt public (GIE) et financé par le Programme d'Investissements d'Avenir (PIA) à hauteur de 20 M€. Il s’agit sans conteste d’une véritable locomotive pour l’amorçage économique13 du projet mais également d’une implantation symbolique puisque orientée sur la question de la transformation14, thème central de la requalification de la friche des hauts-fourneaux d’Uckange.

33 De même, plus récemment encore et sur ce même site, Arcelor-Mittal a annoncé son intention de réaliser dans les 2.000 m2 des Grands Bureaux de Uckange, un Digital Lab 4.0 dans l’optique de procéder à une digitalisation de ses processus de production, de faire de la formation de son personnel autour du numérique et d’y faire travailler des start-ups spécialisées dans ces domaines. Pour le leader mondial de la production d’acier, il s’agira tout à la fois de montrer son implication territoriale (en plus de la proximité avec ses usines les plus high-tech et l’accessibilité aisée à la gare de Uckange désormais desservie par 107 TER journaliers) et pour la Communauté d’agglomération un moyen de valoriser ce site dans une perspective plus technologique, disruptive et résiliente. Dans cette planification de restructuration, on peut donc affirmer que le patrimoine industriel peut être utilisé comme un levier d’action stratégique (Del Biondo, 2014). Il permet de soutenir en partie la guérison urbaine, économique et sociale du territoire en fédérant celui-ci autour d’un projet emblématique, attirant potentiellement de nouveaux acteurs socio-économiques (Picon, 2016) et dans des champs nouveaux.

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B. Le site de la Paix : quel renouveau possible près de 40 ans après la fermeture de l’usine SMK ?

34 La transformation du site de la Paix s’inscrit dans un temps résolument plus long que celui de l’usine d’Uckange. Les premiers aménagements sommaires réalisés in situ, avec l’appui de l’EPFL, datent de la fin des années 80 et furent réalisés par le SIAPAX. Mais la vocation de ce site de 42 hectares, pourtant bien situé à la confluence du ruisseau d’Algrange et de la Fensch, a été fastidieuse à trouver. Il faut dire que les contraintes de sols, tant du point de vue de leur pollution (hydrocarbures, PCB…) que de la fragilité des soubassements, ont obligé à un long travail d’études et d’apurement (Marochini, 2018). La société SMK a certes fait table rase en surface mais n’a quasiment rien extrait de l’architecture souterraine de l’usine, laissant ainsi les fondations, le génie civil des réseaux, les structures de portance, rendant impropre à une reconstruction quasiment l’ensemble pour quelque vocation que ce soit, et en particulier pour l’habitat.

35 Tous ces vestiges sont autant de contraintes lourdes au réaménagement, y compris sur le plan financier. La Communauté d’Agglomération a récupéré la gestion de la zone en 2002 et y mène depuis des études structurelles et d’anticipation, concomitamment à des travaux de dépollution et d’adaptation des sols. En dehors du secteur haut du site de la Paix, très vite transformé en zone d’activités commerciales et artisanales entre les deux communes de Algrange et Nilvange, sur la partie basse en terme de réalisation concrète à ce jour, seul le parc de la rotonde, dans la partie sud du site à Knutange, a été réalisé et inauguré en 2007. Dans un contexte de tension foncière lié à la pression exercée par le Grand-Duché de Luxembourg et de besoin de développement pour les communes du fond de vallée, la Communauté d’Agglomération, dans le cadre d’une politique volontariste de transformation de ses friches, s’est engagée dans la transformation complète de cet espace selon trois orientations, en adaptant les possibles aux niveaux de pollutions constatées.

36 Le projet d’aménagement en matière d’habitat, d’environnement et de commerce prévoit désormais plusieurs secteurs distincts, permettant une requalification et une structuration cohérentes de l’ensemble du site. La partie nord de la ZAC de la Paix sera ainsi dédiée à la création d’un nouveau quartier, en couture urbaine avec l’existant d’Algrange, de près de 500 logements. Il proposera une diversité de typologie de logements (petits collectifs et pavillons individuels) mais participera aussi à la promotion de la mixité sociale et s’inscrira dans une démarche environnementale. À cet effet, il comprendra 30% de logements sociaux et 5% de logements à prix maîtrisés pour l’accession à la propriété par les personnes âgées. L’idée est de permettre aux habitants de vivre dans un quartier conçu selon les principes du développement durable, favorisant notamment les modes de déplacement doux et la performance énergétique des constructions. Par ailleurs, deux hectares de la partie centrale sont d’ores-et-déjà mis à disposition de l’IUT Thionville-Yutz dans le cadre d’un projet scientifique de dépollution du sol par les plantes selon la technique de la phytoremédiation (miscanthus giganteus…)15. Le côté ouest deviendra quant à lui un lieu fédérateur et de sociabilité grâce à une plaine événementielle commune aux villes d’Algrange, Knutange et Nilvange. Enfin, la partie la plus au sud accueillera un secteur d’activités commerciales et artisanales plus moderne.

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37 La procédure ZAC a été menée selon une logique originale de démocratie participative, pour associer les habitants des tissus urbains connexes à la réflexion, en présence du cabinet d’urbanisme lyonnais OBRAS choisi par la CAVF, en tant qu’Assistant à Maîtrise d’Ouvrage (AMO), pour échafauder le projet global. L’aménageur a été retenu par le délégataire selon la méthode du dialogue compétitif dont l’objectif est actuellement de produire un avant-projet détaillé d’aménagement aux élus communautaire. Cet espace pourrait ainsi connaître ses premiers développements urbains concrets d’ici 2 à 3 ans. Cette évolution retracée rapidement montre bien toutes les difficultés inhérentes à la transformation des friches industrielles, en particulier là où les usines étaient le cœur des villes.

C. Patural : un espace à fortes potentialités dans le cœur historique de Hayange et de la vallée de la Fensch

38 Il aura donc fallu 40 ans pour que le Site de la Paix trouve le chemin de nouvelles fonctionnalités, après moins d’un siècle d’exploitation industrielle. Gageons qu’il n’en sera pas de même pour le site Patural à Hayange, et qu’ici prévaudra une logique d’anticipation. Ce troisième grand site industriel du territoire du Val de Fensch correspond aux actuels hauts-fourneaux, à l’aciérie et à la coulée continue (Figure 6) dont l’activité a été arrêtée fin 2012 et dont ArcelorMittal a finalement annoncé le démantèlement fin 2018 à « l’issue des conflits sociaux les plus spectaculaires du début du XXI ème siècle » (Cosnard, 2018) . Il faut dire que peu nombreux étaient ceux qui croyaient en l’hypothèse d’un redémarrage. Une telle ambition aurait impliqué un investissement financier colossal alors que la méthode logistique d’alimentation des laminoirs à chaud de Serémange depuis Dunkerque semble montrer une double efficacité sur les plans technique et financier puisque la Contribution à la Valeur Ajoutée de l’Entreprise16 réglée annuellement par Arcelor-Mittal à la Communauté d’Agglomération du Val de Fensch est restée stable voire à progresser, dans un contexte économique générale assez fluctuant ces dernières années. L’emprise industrielle de cet espace est de 52 hectares. Son positionnement géographique en fond de vallée, en entrée de ville de Hayange, établissant une jonction possible entre les versants sud et nord, constitue un lieu des possibles à fort potentiel alors que la plupart des communes sont en recherche de foncier pour le développement de leur économie résidentielle.

39 De surcroît, la position inclusive au tissu urbain actuel pourrait permettre de définir des nouvelles connexions viaires permettant une meilleure desserte d’un secteur de cette ville aujourd’hui encombré et sans véritable lisibilité urbaine. Si l’on y ajoute les terrains contigus de la platinerie situés eux-aussi en entrée de ville qui pourraient doublement servir à des fonctions économiques et de rétention hydraulique que les récents débordements de la Fensch rendent d’autant plus nécessaire, la proximité de la gare de Hayange qui doit impérativement retrouver un second souffle, la réalisation future d’une ligne de Bus à Haut Niveau de Service (BHNS) dont le pôle d’échange avec tout le haut de la vallée doit être réalisé sur le secteur Platinerie, la proximité de nombreux équipements publics, en particulier le Centre Hospitalier Metz-Thionville- Briey-Hayange et le siège de la Communauté d’Agglomération du Val de Fensch, mais également des respirations vertes à valoriser notamment au travers d’un parcours piéton le long de la Fensch reliant le centre-ville de Hayange et le Parc de l’Orangerie, on mesure toutes les potentialités de développement de ce site.

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40 Bien entendu, les écueils de la mutation attendue sont nombreux, en particulier en matière de négociation foncière et de dépollution avec Arcelor-Mittal qui a déjà indiqué que la remise en état du site serait réalisée, comme la législation le prévoit, pour un usage industriel. Le reste à charge pour la collectivité pour l’acquisition et l’adaptation des terrains à de nouveaux usages risque d’être considérable. En plus, le réaménagement et la restructuration des réseaux, notamment ferrés, ainsi que le portage administratif, technique et financier de la transformation de ce site seront indéniablement très complexes à mener.

Figure 6 - Le site de Patural à Hayange, un secteur industriel sous cocon aux potentialités urbaines exceptionnelles

41 Mais réfléchir et anticiper le devenir de ce site demeure un impératif. Ceci ne pourra être mené que par la Communauté d’Agglomération du Val de Fensch qui réfléchit à la mise en œuvre d’une Grande Opération Urbaine (GOU)17 et un Plan Partenarial d’Aménagement (PPA), tels que prévus par la loi n°2018-1021 du 23 novembre 2018 portant Evolution du Logement et Aménagement Numérique (ELAN). En effet, au regard des enjeux financiers et d’ingénierie territoriale liés à cette ambition, aucune commune prise isolément ne pourrait y parvenir.

42 La complexité du sujet est telle que le président de l’intercommunalité a même d’ores- et-déjà interpellé l’Etat pour que des moyens exceptionnels tant financiers qu’en matière d’ingénierie soient dégagés. Alors qu’Arcelor-Mittal a déjà débuté le processus de déconstruction de ses installations classées, la communauté d’agglomération sollicite en effet la conduite d’une expertise de niveau international convoquant une ingénierie hautement spécialisée dans le cadre du programme « Territoires d’Industries » lancé par le Gouvernement à l’occasion du Conseil de l’Industrie le 22 novembre 2018. Le coût d’une telle étude étant considérable, l’intercommunalité va également étudier la possibilité de mobiliser des financements de fonds spécialisés dans

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la transformation des friches industrielles tels que Ginkgo et Brownsfields18, en lien avec Arcelor-Mittal ou par appel à projet de l’Agence De l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME).

43 De même, la réussite d’un tel projet nécessite également, et peut être essentiellement, une acceptabilité sociale et une forme “d’unanimisme” politique sur le long terme. L’implication de la population locale dans ces réflexions autour de la transformation des usages de l’espace est également primordiale, faute de quoi il sera difficile d’en faire admettre les enjeux, les ressorts et les implications. Les réflexions engagées sur ces sujets par l’Université Populaire du Val de Fensch19, en lien avec la Communauté d’Agglomération, s’inscrivent pleinement dans cette idée d’associer la population quant aux usages futures possibles de son territoire. La question de la patrimonialisation ou non des hauts-fourneaux de Patural va se poser mais force est de constater qu’aujourd’hui celle-ci ne semble pas prioritaire. Peu de voix se manifestent en effet en ce sens.

44 Sur le plan politique, l’aménagement d’un tel espace, aussi parce que totalement inscrit sur le ban communal de la ville de Hayange dont la majorité Front National en place depuis le dernier renouvellement municipal de 2014 ne fait pas montre d’un intérêt manifeste en matière de transformation de la vallée en général et de la ville en particulier, nécessitera de trouver un accord entre toutes les villes de la communauté d’agglomération. Il s’agira dès lors de le placer dans une logique de long terme, de continuité, une forme de pacta sunt servanda20 qui lie les parties dans un projet de territoire plus que dans une ambition politique.

D. Des politiques locales interventionnistes pour repenser les villes industrielles de la vallée de la Fensch et permettre leur résilience urbaine

45 La vallée de la Fensch tente de se réinventer, nous venons de le voir, par la transformation de ses friches et en particulier des plus importantes d’entre-elles, mais pas seulement. A ces requalifications zonales très perceptibles néanmoins dans le milieu urbain, l’intercommunalité a ajouté récemment des dispositifs nouveaux visant à changer là encore le regard porté sur le territoire. Ils s’inscrivent dans une logique spatiale différente s’attachant à une transformation tantôt linéaire tantôt pointilliste, avec des échelles d’actions différentes.

46 L’opération Coeur de Villes Coeur de Fensch (CVCF) entre dans la première catégorie (figure 7). Son objectif est de requalifier les routes départementales 952 et 152e qui traversent le territoire depuis Uckange jusqu’à Algrange lesquelles constituent une véritable « Avenue de la Fensch », pour donner à celle-ci une identité, une unité, une cohérence de conception (mobilier et matériaux urbains...), bref un cachet et une image plus attractive.

47 Ce projet ne se limite toutefois pas qu’aux aspects routiers. Il s’agit en effet de conduire plusieurs actions dans des champs de compétence transversaux (mobilité douce, projet de BHNS porté par le SMITU21 à l’échelle du Périmètre de Déplacement Urbain (PDU), campagne de ravalements esthétique et thermique des façades, mise en valeur paysagère, enfouissement des réseaux...) autour de cet axe fédérateur où se concentrent les fonctions commerciales et tertiaires mais également de créer, au long cours, des espaces de respiration urbaine (parcs paysagers22, placettes aménagées,

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travail qualitatif sur les entrées de villes...) (CAVF, 2015). Ce programme d’actions, impulsé sous cette forme dans le mandat en cours, s’inscrit dans un temps long (a minima une dizaine d’années) compte tenu de l’ampleur des travaux à mener (44 tronçons - 24 kilomètres de voirie devenue communautaire) et des coûts financiers, lesquels devraient dépasser au final les 40 millions d’euros.

48 Dans les centres des villes de la vallée, et en particulier dans la partie amont dont nous avons à plusieurs reprises souligné les singularités, des actions plus pointillistes et sériées sont en passe d’être menées et devraient entrer en phase opérationnelle d’ici peu. Il s’agit ici d’endiguer la dévitalisation plus marquée de ces communes aux quartiers très anciens ainsi que la dépréciation progressive qui concerne les commerces, les services, l’attractivité de l’habitat et la vie du bourg dans sa globalité (AGURAM, 2017). Cette tendance observée à Algrange, Nilvange et Knutange a amené les élus communautaires à engager très récemment une étude à vocation transversale, en lien avec l’Etablissement Public Foncier de Lorraine (EPFL), pour organiser la résistance face à cette évolution constatée et trouver les ressorts de son inflexion.

Figure 7 - Un exemple de transformation ante post de l’image urbaine : l’opération Cœur de Villes, Coeur de Fensch, à Algrange (travaux en cours d’achèvement)

Source : Communauté d’Agglomération du Val de Fensch (2016) - Rue du Général de Gaulle (Partie N)

49 Cette étude encore en cours, réalisée par le cabinet d’architectes Urbicus pour le compte de la Communauté d’Agglomération du Val de Fensch, aurait pu s’inscrire dans le cadre des financements du programme Coeur de Villes initié le 27 mars 2018 par le Ministre de la Cohésion des Territoires, Jacques Mézard, mobilisant 5 milliards d’euros sur 5 ans pour redonner de l’attractivité et de la vitalité aux centres des villes, notamment moyennes, mais il n’en n’a rien été. Dans le bassin de vie, seule la ville de Thionville, ville-centre de la Communauté d’agglomération Portes de France Thionville,

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a pu bénéficier de ce dispositif alors que la situation des centres villes de la Communauté d’agglomération du Val de Fensch, notamment à Hayange, est bien plus dégradée.

50 L’objectif est ici de développer une approche globale, à l’échelle de trois communes, mobilisant tous les acteurs concernés sur des périmètres précis, à l’échelle de l’îlot urbain, avec des outils opérationnels d’action et de financement. S’agissant des problématiques de l’habitat (plus de 50% des logements dans ces trois communes ont été construits avant 1949), il s’agira, après la phase diagnostic qui s’achève (figure 8), d’améliorer les conditions générales et de lutter contre une vacance très élevée autant qu’un habitat fortement dégradé (la multiplication des copropriétés dégradées inquiète les acteurs locaux) ou de recycler, tant que faire se peut, un foncier mobilisable très dispersé. Une requalification diffuse des espaces publics, en complément à celle déjà engagée avec le programme Cœur de Villes Cœur de Fensch, devra être menée au risque d’un traitement trop différencié des espaces urbains.

Figure 8 - Le parc intercommunal des deux vallées, support de la redynamisation des centres bourgs de Algrange, Nilvange et Knutange

Source : Cabinet Urbicus, 2019

51 Il en est de même sur le plan commercial tout à la fois en difficulté et littéralement émietté dans ces trois communes (figure 8). À ce sujet, il est fondamental de chercher à favoriser des nouvelles polarités commerces-services et éviter une concurrence infra- territoriale sans avenir. À l’instar de ce qui a pu être mené dans d’autres villes en France, la mise en œuvre d’un “remembrement commercial”, instrument foncier ancien (Tristan, 2017) mais en plein renouveau, pourrait permet d’accroître les surfaces grâce à des opérations de préemption et des projets de réhabilitation. L’idée est de regrouper de petits espaces commerciaux pour en créer de plus grands afin de moderniser l’armature commerciale, en tenant compte des situations locales. Il s’agit

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certes d’un travail de long terme, nécessitant de multiples partenariats, avec les propriétaires en premier lieu, mais également une forme d’union sacrée politique locale, pouvant donner lieu à des résultats intéressants.

52 Cette méthode de travail dans ces trois villes est d’autant plus nécessaire qu’avec le développement du site de la Paix établissant un lien entre celles-ci (figure 8), se dessine une difficulté supplémentaire, à savoir un transfert possible des habitants vers l’habitat récent au détriment de l’ancien. Le développement urbain pourrait ainsi concourir, « en boomerang », à accélérer le processus de dévitalisation des centres historiques.

Conclusion

53 Le territoire du Val de Fensch, juxtaposition de villes-usines, a connu et connaît encore de profondes métamorphoses. Avec les récents conflits sociaux très médiatisés autour de la mise sous cocon et finalement fermeture définitive de la dernière filière continentale française de production d’acier et des scrutins locaux successifs placés sous le signe du déclin (Berdenet, 2014), une nouvelle ère s’ouvre encore, avec des permanences industrielles fortes : ArcelorMittal (2000 salariés), Thyssen Krupp (1300 salariés), British Steel Rail (500 emplois), Lemforder (300 salariés)..., qui en font une vallée très différente de la très proche vallée de l’Orne où la page de l’usine a été totalement fermée (Mathis D. et Mathis A., op. cit.), mais également le besoin d’une transformation des espaces en friche et d’un renouvellement urbain d’ampleur.

54 Il s’agit d’impératifs pour que le territoire puisse retrouver de l’attractivité, une économie résidentielle stable et s’inscrire ainsi pleinement dans la dynamique territoriale de la partie nord du Sillon Lorrain, avec comme métropole de référence le Grand-Duché de Luxembourg. Cette tâche qui incombe pour l’essentiel au principal acteur de l’aménagement du territoire, en l’espèce l’intercommunalité, n’est pourtant pas sans écueils tant la conjugaison des enjeux humains, environnementaux, sociaux, économiques, patrimoniaux et financiers est ici particulièrement complexe.

55 Dans ce contexte, nous avons pu montrer qu’une forme de résilience territoriale existait néanmoins pour impulser les transformations nécessaires et que les acteurs politiques et de la société civile s’inscrivaient en grande partie dans cette logique. Le jeu d’acteurs territoriaux, autrefois centré sur des logiques strictement communales où chacun voulait faire table rase du passé, s’est progressivement ouvert sur l’idée que les friches industrielles n’étaient pas que les symptômes visibles de la fatalité. Elles ne sont pas non plus nécessairement des espaces en marges, sujet géographique d’actualité, et peuvent aussi être considérées comme des marges de manœuvre pour l’aménagement d’un territoire (Janin et Andres, 2008), des laboratoires pour la transformation des villes (Vaneeckout, 2017), des espaces permettant le recyclage d’un foncier pour épargner les terres agricoles trop facilement urbanisées.

56 Les singularités du Val de Fensch, son histoire sidérurgique inachevée, son futur encore industriel, ses mutations permanentes, en font un champ d’études plus qu’original. Elles méritent néanmoins de venir en comparaison externe avec d’autres territoires et en évaluation interne notamment sous l’angle de leur coût économique dans un contexte d’assèchement des finances publiques. Une comparaison qui doit être géographique, à l’échelle de la Grande Région (Sarre, Rhénanie- Palatinat, Belgique, Grand-Duché de Luxembourg, Région Grand Est française), avec d’autres systèmes

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politiques, d’autres pratiques et cultures de l’aménagement du territoire, d’autres regards sociaux sur la mutation des paysages industriels.

57 De même, les politiques publiques menées par le Val de Fensch dans ce champ d’intervention doivent être confrontées à l’avis des populations locales tant du point de vue du réalisé que de ce qu’il reste encore à faire. Pour anticiper les mutations de demain, il faut changer de paradigme, pour que les populations regardent autrement leur territoire et qu’une large adhésion sociale, politique et économique se dessine autour de cette ambition.

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NOTES

1. Algrange, Fameck, Florange, Knutange, Hayange, Neufchef, Nilvange, Ranguevaux, Serémange- Erzange, Uckange. 2. L’implication et le pouvoir politique de François de Wendel au début du XX ème siècle furent considérables. Jacques Marseille (op. cit.) parle à son propos et des barons du fer en général : « des maîtres de la France, d’hommes tout-puissants constituant un Etat dans l’Etat, des tireurs de ficelles qui ont transformé en pantins ou homme de paille les hommes politiques les plus importants ». 3. La commune de Fontoy appartient à la Communauté d’Agglomération de Portes de France Thionville alors que la Fensch y prend sa source et que ses habitants s’appellent les fenschois. 4. Partie d'une forge où l'on fend le fer, en barres ou en toute autre forme. 5. Création de complexes intégrés modernes à Dunkerque en 1956 et à Fos-sur-Mer en 1973. 6. Mine la Paix à Algrange : la dernière tournée, Républicain Lorrain, août 1983. 7. En décembre 1991, un concert symbolique sera donné sur le site par le chanteur Bernard Lavilliers. Il y interpréta notamment son morceau « Fensch Vallée » écrit en 1976. 8. Deux hauts-fourneaux sont encore actifs à Pont-à-Mousson mais produisent uniquement de la fonte ductile. Le site, propriété de Saint-Gobain, connaît également des difficultés actuellement. Les hauts-fourneaux ont été éteints ponctuellement et la baisse d’activité a amené, fin 2016, le

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groupe Saint-Gobain à solliciter auprès des pouvoirs publics des mesures de chômage partiel pour 750 salariés. 9. Aciers dits USIBOR et DUCTIBOR en grande largeur. 10. Dans ces trois communes (Algrange, Nilvange et Knutange), le taux de vacance des logements dépasse largement la moyenne communautaire (8,7%). Il est de 13,4% à Algrange et Knutange, de 10% à Nilvange. Source : INSEE RP 2009-2014. Rapport AGURAM (2017). 11. Syndicat mixte regroupant des intercommunalités prévu par la loi no 2010-1563 du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales (dite loi RCT). Des compléments ont été apportés par la loi no 2014-58 du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (dite loi MAPTAM). 12. En 1994, l’Unesco reconnaît l’usine sidérurgique et les hauts-fourneaux de Völklingen comme “Patrimoine Culturel Mondial”. 13. Le projet EUROPORT (renommé ELOGIN4) et sa future plateforme multimodale (Fer-Route- Voie fluviale), situé à quelques mètres seulement du site du U4, peut également constituer un point d’accroche pour un développement économique autour des questions logistiques et de recyclage (projets du syndicat mixte de transport et traitement Des Déchets De Lorraine Nord (SYDELON)). 14. Un projet de « Jardin de la transformation » s’insère dans le projet Evol’U4. 15. La phytoremédiation est un ensemble de technologies utilisant les plantes pour réduire, dégrader ou immobiliser des composés organiques polluants du sol, de l'eau ou de l'air provenant d'activités humaines. 16. Part variable de la Contribution Economique Territoriale (système fiscal qui a remplacé la Taxe Professionnelle en 2010) et liée au chiffre d’affaires localisé de la société. 17. La création et la réalisation des opérations d’aménagement est réputée d’intérêt communautaire. L’établissement public de coopération intercommunale ou la collectivité territoriale portant la GOU est alors compétent pendant toute la durée de la grande opération d’urbanisme pour la réalisation, la construction, l’adaptation ou la gestion d’équipements publics relevant de la compétence de la commune d’implantation, nécessaires à la grande opération d’urbanisme, et identifiés et localisés dans l’acte de qualification. Cet établissement ou cette collectivité assure alors la maîtrise d’ouvrage de ces équipements. 18. Fonds d’investissements privés (Private equity) avec des partenaires publics importants (Caisse des dépôts, Banque Européenne d’Investissement…) qui se sont spécialisés dans la dépollution-transformation des friches industrielles. Des projets pilotés selon cette méthode sont actuellement en cours à Sevran, à Lyon, à Marseille, à , à Villeneuve-la Garenne..., après avoir été largement utilisés aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne. 19. L’Université Populaire du Val de Fensch est un mouvement qui cherche à favoriser un débat citoyen dans la vallée de la Fensch, en y associant des chercheurs, des acteurs de la vie associative et politique, des experts autant que des profanes. Elle a initié le 19 novembre 2017, un cycle de débats sur le thème : Réinventer la ville, réenchanter la vie. Quel avenir pour notre héritage sidérurgique ?. 20. L'expression pacta sunt servanda est une locution latine signifiant que les conventions doivent être respectées. Pacta sunt servanda implique donc que les parties à une convention doivent respecter les obligations qui en découlent et ne sauraient en aucune manière s'en affranchir. 21. Syndicat MIxte des Transports Urbains, Autorité Organisatrice du Transport du bassin thionvillois. 22. 4 parcs paysagers communautaires ont d’ores-et-déjà étaient réalisés : les parcs de la Rotonde à Knutange, de Sainte-Neige à Hayange/Neufchef, de Sainte-Barbe à Algrange et pédagogique de Ranguevaux.

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RÉSUMÉS

Dans cet article, l’auteur s’interroge sur les capacités d’un territoire industriel en pleine restructuration, situé dans le nord de l’ancienne Lorraine à proximité de la frontière luxembourgeoise, à se réinventer, à trouver les voies de sa résilience. Après avoir dépeint les héritages, tantôt passifs, tantôt legs, il s’attache à regarder quels sont les facteurs territoriaux, endogènes et exogènes, qui peuvent expliquer ses évolutions en cours, notamment sous l’angle de l’économie résidentielle versus l’économie productive. Il montre enfin, à l’appui de plusieurs projets de transformation territoriale (friches industrielles et urbaines notamment) menés ou en passe de l’être au sein de la Communauté d’Agglomération du Val de Fensch, l’importance d’engager les territoires encore industriels dans une démarche prospectiviste et anticipatrice.

In this article, the author wonders about the capabilities of an industrial area undergoing restructuring, located in the north of the old « Lorraine » near the Luxembourg border, to reinvent itself, to find the ways of its resilience. After describing inheritances, sometimes passive, sometimes legacies, he focuses on what are the territorial factors, endogenous and exogenous, that can explain his current evolutions, particularly from the point of view of the residential economy versus productive economy. Lastly, in support of several territorial transformation projects (industrial and urban wastelands, in particular) carried out or in the process of being completed within the Val de Fensch Urban Community, it shows the importance of engaging still industrial territories in a futuristic and anticipatory approach.

In diesem Artikel, befragt sich der Autor nach den Kapazitäten eines Industriegebiets in voller Strukturwandel, das sich im Norden des alten Lothringens in der Nähe der luxemburgischen Grenze befindet, Sich neu zu erfinden und die Wege seiner Widerstandsfähigkeit zu finden. Nachdem er Erbschaften beschrieben hat, manchmal passiv oder legs, untersucht er die territorialen endogen und exogen Faktoren, die seine aktuellen Entwicklungen erklären können, insbesondere aus der Sicht der Wohnwirtschaft versus der produktiven Wirtschaft. Schließlich zeigt er zur Unterstützung mehrerer durchgeführter oder in Vorbereitung befindlicher Projekte zur territorialen Umgestaltung innerhalb der Verbandsgemeinde Val de Fensch, wie wichtig es ist, die noch bestehenden Industriegebiete in einen vorausschauenden und vorausschauenden Ansatz einzubinden.

INDEX

Keywords : Territorial resilience, industrial inheritances, urban transformation, productive and residential economy, local development, territorial recomposition. Schlüsselwörter : Territoriale Widerstandskraft, industrielles Erbe, städtischer Wandel, Produktive und Wohnwirtschaft, lokale Entwicklung, territoriale Neuordnung. Mots-clés : Résilience territoriale, héritages industriels, transformation urbaine, économie productive et résidentielle, développement local, recomposition territoriale.

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AUTEUR

ERIC MAROCHINI Docteur en géographie/aménagement - Chercheur associé au sein du laboratoire LOTERR – Université de Lorraine. Directeur Général des Services – Communauté de Communes du Saulnois - 14 Ter Place de la Saline - 57170 Château-Salins - [email protected]

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Les villes-usines face à la problématique environnementale : réflexions à partir de l’exemple de l’agglomération dunkerquoise Environmental Challenges in company towns: learning and perspective view from city of Dunkerque (France) Die Fabriken angesichts von Umweltproblemen: Reflexionen am Beispiel der Agglomeration Dünkirchen.

Christophe Beaurain et Chedrak De Rocher Chembessi

Nous remercions les deux rapporteurs pour leurs remarques qui ont contribué à une réelle amélioration du texte initialement soumis. Nous restons évidemment seuls responsables des arguments présentés dans ce texte.

Introduction

1 Apparues au cours du XIXe siècle, les villes-usines se sont, au fil de la croissance industrielle, répandues un peu partout dans le monde occidental. Résultant de l’implantation d’une usine dans un espace géographique non urbanisé, elles s’accompagnent de profondes mutations dans les politiques de logement, de l’habitat et d’accessibilité aux services de base (Edelblutte, 2010a), et dans les relations entre l’ouvrier et l’usine (Picon, 2014). De Thaon-Les-Vosges (Edelblutte, 2014) aux villes- usines de la moyenne Moselle (Doyen, 1983) et de la Lorraine (Picon, 2014), en passant par Le Creusot ou encore Turin (Jalabert & Grégoris, 1987), etc., l’imbrication très forte de la ville et de l’usine est devenue une caractéristique centrale de ces territoires industriels spécifiques. Au-delà de ces configurations particulières caractéristiques de la ville-usine, ce sont plus largement l’ensemble des territoires industrialo-urbains façonnés par l’industrie qui se sont profondément transformés, dans le cadre notamment du capitalisme monopoliste d’État (Del Biondo, 2014). Très dépendantes de

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l’industrie, les villes-usines ont été confrontées à partir des années 1980 à des difficultés économiques et sociales majeures, auxquelles s’est ajoutée parfois une défaillance de planification et/ou de prospective autour de leur aménagement (Del Biondo & Edelblutte, 2016).

2 Ces enjeux socio-économiques supposent aujourd’hui la mise en place et/ou le renforcement des politiques de reconversion urbaine et de valorisation de ces territoires autrefois attractifs. L’une des dimensions clés de la création de cette nouvelle attractivité territoriale est incontestablement la restauration de la qualité environnementale et l’insertion dans une démarche de transition écologique. Si l’enjeu de la patrimonialisation des anciens sites industriels au sein des villes-usines fait clairement ressortir l’importance des jeux d’acteurs et des innovations territoriales (Bergeron, Dorel-Ferré, 1996 ; Del Biondo & Edelblutte, 2016), la prise en compte de la dimension environnementale s’y rattache également. Dans cette logique, et pour entrer en résonnance avec la problématique des villes en décroissance qui concerne beaucoup de ces villes-usines (Béal, Fol & Rousseau, 2016), nous souhaitons dans cet article esquisser une réflexion sur les contours d’une dynamique collective requise pour engager les territoires urbano-industriels vers la qualité environnementale.

3 Pour cela, dans une première partie, cet article rappelle quelques éléments essentiels de l’évolution socio-économique et environnementale de la ville-usine. Puis de manière empirique, il s’intéresse au cas du territoire industrialo-urbain de l’agglomération de Dunkerque que nous situons précisément par rapport aux configurations des villes- usines. De plus, nous relevons les interactions sociales et humaines autour de quelques démarches portées par les acteurs territoriaux de cette agglomération. Il s’agit pour l’essentiel de démarches tournées vers l’amélioration de la qualité de vie et le renforcement de l’attractivité urbaine. Enfin, dans une troisième partie conclusive, l’article tire les enseignements de l’expérience dunkerquoise. Cette dernière partie pose les bases d’une réflexion sur les innovations territoriales requises pour engager les villes-usines sur le chemin de la qualité environnementale et de la transition écologique.

Villes-usines européennes : entre succès et crises

4 Depuis le XIXe siècle, des configurations spécifiques de rapports entre villes et usines ont émergé, aboutissant à des villes-usines nées de l’installation et de l’activité de grandes manufactures employant de milliers d’ouvriers (Edelblutte, 2014 ; Jalabert & Gregoris, 1987). Ces villes-usines sont depuis quelques années marquées par un marasme social et économique, couplé à d’importantes problématiques environnementales (Luxembourg, 2008).

Quand l’usine crée la ville ou l’émergence de la ville-usine

5 Depuis le XIXe siècle, les différentes mutations dans les modes de consommation et les organisations productives et techniques ont été à l’origine de profonds bouleversements dans les rapports entre la ville et l’industrie. Plusieurs villes ont alors accueilli des industries, en fonction des coûts comparatifs sur les matières premières, le transport, la main d’œuvre, la proximité des débouchés, etc. (Krugman, 1991, 1993). Ces agglomérations ouvrières, nées d’une impulsion industrielle, furent principalement

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celles de la mécanique en Allemagne, du textile et de la sidérurgie en Grande-Bretagne et en France (Verley, 2016). Elles associèrent l’urbanisation ou la transformation rapide de bourgades en villes à l’implantation d’une firme industrielle. En France, la commune lorraine de Thaon-les-Vosges est l’archétype d’un territoire construit par l’industrie, notamment d’un système productif industriel paternaliste. En effet, comme le souligne S. Edelblutte (2014), l’installation d’une entreprise en 1872 avec quelques centaines d’ouvriers sur une commune qui ne comptait alors que 555 habitants, a profondément bouleversé le système spatial avec la construction de cités ouvrières, et une ville progressivement tournée vers l’activité industrielle. Cette urbanisation est à mettre en perspective avec le développement des services de base dans les villes-usines, tels les hôpitaux, les écoles, les centres de loisirs, des jardins ouvriers, etc., porté par les firmes dominantes (Edelblutte, 2010a ; Doyen, 1983). Et contrairement à la ville industrielle, qui renvoie à une ville préexistante ayant accueilli ensuite des industries, la ville-usine apparaît comme un système spatial entièrement ou presque né d’une ou de plusieurs usines, principalement du secteur minier. C’est le cas des villes préindustrielles du nord de la France dont l’organisation urbaine a été profondément transformée par l’implantation d’une ou de quelques firmes d’un secteur de l’industrie (Edelblutte, 2010b). Dans l’organisation des rapports entre ville et industrie qui s’est imposée, la ville a été véritablement restructurée par l’industrie dans toutes ses dimensions socio- économiques essentielles. Ce qui autorise à parler en termes de « territoires industrialo-urbains » (Del Biondo, 2014). Dans ces territoires, l’usine a « modelé, et fabriqué des citoyens en même temps que s’élevaient les hauts-fourneaux » (Aubert, 2001), mais aussi le paysage d’un espace géographique (Del Biondo & Edelblutte, 2014; Fortin & Gagnon, 2006; Ryan & Campo, 2013)

6 Cependant, depuis la fin du XXe siècle, frappées comme l’ensemble des villes industrielles par la crise des secteurs traditionnels de l’industrie, les villes-usines sont devenues le théâtre de tensions sociales souvent accompagnées d’une dégradation de la qualité environnementale et d’une multiplication des friches industrielles (Raggi, 2019 ; Bacqué 2018). Pour les plus critiques, ces tensions et dégradations seraient la conséquence d’une urbanisation sauvage avec des agglomérations sans aucun plan d’ensemble, des logements contigus presque indécents et malsains, avec des travaux de voirie insuffisants, une forte pollution de l’air, une forte pression de la demande de logement par rapport à l’offre, etc. (Edelblutte, 2009). Dans ces conditions, la question environnementale apparaît souvent comme un enjeu emblématique, tant par l’ampleur de la dégradation de l’environnement que par l’importance prise par la construction d’un nouveau rapport à la nature ou à l’environnement dans les perspectives de sortie de crise.

Les problématiques environnementales dans les villes-usines en crise

7 Au cœur des premières vagues d’industrialisation, les villes-usines constituent un système industriel reposant sur les mines, la métallurgie, l’électricité, la chimie de synthèse, exploitant abondamment des ressources naturelles (Verley, 2016). Ces secteurs d’activités sont symptomatiques de l’échec sur bien des plans, notamment sociologique (crise des rapports sociaux), urbanistique (manière de penser la ville) et environnemental, de la dynamique industrialo-urbaine du XXe siècle. En plus de l’effondrement de la rentabilité, l’endettement des entreprises, une faible croissance de

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la production industrielle, des suppressions massives d’emplois (Teulon, 2010), de nombreux défis sociaux et environnementaux ont jalonné le déclin des villes-usines, vérifiant à postériori la thèse prévisionnelle de Toynbee (1884), ou plus près de nous celle de Mumford (1964), qui faisaient des métropoles industrielles et/ou des espaces usiniers des « bombes à retardement »1.

Des crises de pollutions et un rapport ville-nature détérioré.

8 Parallèlement à leur intégration dans une forte dynamique économique, les villes- usines ont-elles-constitué également des chantiers de destruction socio- environnementale ? Bien que la réponse à cette question ne paraisse pas évidente de prime abord, on peut néanmoins souligner que ces villes ont été marquées par d’importants rejets de polluants sans traitement, et plus globalement par une détérioration de l’environnement naturel (Luxembourg, 2008; 2014). Rien ne semble en effet indiquer que les villes-usines aient pu échapper au phénomène, observé dans l’ensemble des territoires industrialo-urbains, de dégradation de l’environnement naturel par les procédés industriels. La ville-usine de Norilsk (Russie), fondée au début des années 1930 avec l’un des plus grands centres industriels métallurgiques dans le monde encore aujourd’hui et façonnée par l’exploitation des minerais de la Sibérie, s’est longtemps distinguée par la mauvaise qualité de l’environnement. On peut souligner une très forte concentration de cuivre et de nickel dans les sols, d’importantes émissions de gaz à effet de serre ayant généré des taux élevés de maladies respiratoires, notamment chez les enfants. En France, l’histoire de la ville du Creusot, souvent qualifiée de ville-usine2, se conjugue aussi avec la disparition progressive du paysage naturel. Comme le soulignent Lebrun et Lasseray (1936), les produits rejetés par les cheminées des usines ont généré dans cette ville une détérioration de la qualité de vie due à la pollution de l’air, de l’eau, ainsi que d’importantes modifications paysagères. En effet, les villes-usines se sont développées bien avant le renforcement de la législation environnementale mise en place à partir des années 1970 pour limiter les impacts de l’industrie sur l’environnement naturel. En analysant le rapport ville-nature dans les processus d’industrialisation, l’aménagement des espaces industriels a contribué à réduire les aménités environnementales (Beaurain, 2014). Et cette rupture entre la ville et la nature a, d’une certaine manière, participé au déclin de l’attractivité des territoires industrialo-urbains. Ainsi, bien que les usines aient généré l’émergence et la croissance urbaine, leur évolution depuis le XIXe siècle s’est faite sans prise en considération du rôle de la nature dans la construction du rapport entre l’Homme et son milieu de vie. Par ailleurs, ces espaces urbains spécifiques furent dénoncés comme le lieu d’expression de fortes disparités sociales, notamment dans l’habitat ouvrier.

Des limites sociales de la ville-usine

9 Dans les villes-usines, l’essentiel de la politique sociale des industriels a consisté à construire des cités ouvrières, sur le modèle d’une reproduction standardisée d’habitats de taille réduite et pavillonnaires. On peut ici souligner le déplacement de l’agglomération urbaine du Creusot vers le sud, au fur et à mesure que s’élevaient les fourneaux industriels. Cela a eu pour conséquence « des maisons serrées et noircies dans le centre-ville », et des « cités industrielles avec leurs îlots réguliers de maisons entourées de jardins » (Lebrun, Lasseray, 1936, p.185). L’âge d’or de l’histoire

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industrielle de Joeuf, ville-usine dont le développement est fortement marqué par les mines de fer et l’expansion sidérurgique, est aussi celui d’un bouleversement du paysage urbain. En effet, après l’usine en 1880, des cités ouvrières, des commerces et de nouvelles routes ont profondément transformé le village d’origine en une véritable cité industrielle cosmopolite vers les années 19143.

10 Et depuis quelques années, frappés par la crise, ces territoires sont confrontés à la problématique des « villes rétrécissantes » ou « en décroissance » (Fol & Cunningham- Sabot, 2010). Celle-ci est symbolisée à la fois par la multiplication des terrains vacants (friches industrielles, destruction des anciens logements ouvriers…), le vieillissement de la population, la stagnation voire le recul démographique, l’appauvrissement, et la difficulté à créer une nouvelle dynamique économique autour d’activités et de secteurs connectés aux réseaux mondiaux créateurs d’emplois, soulignant de fait la fragilité de ces espaces urbains (Roth, 2018). Ce constat laisse à penser que les villes-usines pourraient être confrontées, dans leurs politiques de renouveau urbain et économique, au passage d’une approche purement quantitative (croissance de la population et de l’emploi) à une politique plus qualitative, centrée sur l’amélioration de la qualité de vie des habitants, éventuellement axée vers une acceptation de la gestion de la décroissance (Béal, Fol, Rousseau, 2016). Dans cette logique, la question des stratégies foncières concernant les terrains vacants ou la ré-affection du bâti industriel existant à d’autres fins qu’industrielles paraît alors centrale4. Ces stratégies se conjuguent avec des politiques locales de restauration de la qualité environnementale et d’engagement dans une démarche de transition écologique. C’est précisément pour ouvrir une réflexion sur ce point que nous mobilisons maintenant l’exemple de l’agglomération dunkerquoise, en considérant ici l’importance de la problématique environnementale pour les villes-usines dans leurs efforts pour surmonter les effets de la crise.

L’agglomération dunkerquoise : De la ville façonnée par l’industrie au renouveau urbain.

Croissance urbaine et « sidérurgie sur l’eau »

11 L’agglomération dunkerquoise5, à l’extrême nord du littoral de la Côte d’Opale, présente la particularité de cumuler la présence d’un site industriel encore fortement prégnant6 en dépit des crises économiques successives qu’il connaît depuis les années 1980, l’existence d’un site balnéaire (Malo-les-Bains, Bray-Dunes prolongé par le site belge de De Panne) et un littoral aux attraits environnementaux réels, notamment pour un tourisme de proximité7. Le tissu économique local regroupe plusieurs établissements industriels dont la plupart sont de gros émetteurs de polluants atmosphériques8 et génèrent d’importants impacts environnementaux. À cet effet, l’agglomération a intégré depuis plusieurs années la problématique du développement durable dans sa politique territoriale, avec l’objectif affiché de concilier industrie et environnement naturel.

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Figure 1 : L’industrie dans l’agglomération de Dunkerque

12 Même si l’on ne peut parler stricto sensu de ville-usine à propos de l’agglomération dunkerquoise, la comparaison avec ce type d’espace urbain paraît à bien des égards justifiée. La carte 1 illustre la forte présence des unités industrielles sur le territoire dunkerquois, l’empiètement sur le littoral qu’une partie d’entre elles a réalisé, et l’encerclement de l’agglomération par les bâtiments industriels. Cependant, l’agglomération de Dunkerque relève davantage de l’historique des villes industrielles classiques que de celle des villes-usines. En effet, l’industrie s’y est implantée et développée dans la seconde moitié du XXe siècle plutôt en dehors des limites de l’espace urbain. Par ailleurs, celle-ci a bénéficié d’un soutien politique pour une bonne partie des fonctions socio-urbaines liées à la croissance de la main-d’œuvre. Néanmoins, plusieurs autres éléments du développement de ce territoire industrialo-urbain invitent à suggérer une réelle proximité avec les villes usines. En premier lieu, l’espace urbain dunkerquois s’est tout au long de son histoire organisé autour des infrastructures portuaires9. Le port se distingue alors comme l’un des espaces centraux de la ville et l’un des moteurs du développement économique. Ensuite, l’implantation de la sidérurgie à partir de la fin des années 1950 et son développement jusqu’aux années 1970 a complètement façonné un nouveau système spatial. La structuration socio-spatiale de la ville en a été profondément transformée. On peut souligner la création d’une agglomération, intégrant les zones industrielles et l’extension de la zone portuaire au-delà des limites traditionnelles de la ville, et la création en 1968 de la première Communauté Urbaine volontaire. La grande entreprise a, avec l’aide appuyée de l’État et dans le cadre du capitalisme monopoliste d’État10, influencé très fortement les choix en matière d’organisation socio-urbaine, dans la logique des « opérations marquantes » de l’aménagement sous l’ère gaullienne (Castells & Godard, 1974).

13 De la fin des années 1950 jusqu’au début des années 1970, le développement économique local repose à la fois sur la croissance de l’activité portuaire et sur la constitution d’une activité sidérurgique dominante au sein du tissu industriel local. Le

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démarrage de l’entreprise Usinor (aujourd’hui Arcelor-Mittal) en 1962 marque le début d’une spécialisation du territoire dans la métallurgie, qui perdure encore aujourd’hui. Dès les années 1960, la firme sidérurgique est rapidement devenue l’entreprise dominante sur le territoire. Elle participe à la création des emplois, et exerce une influence technique et économique sur les sous-traitants ou le secteur portuaire11. Outre le développement industriel et portuaire massif qu’elle a favorisé12, cette implantation sidérurgique a profondément bouleversé le paysage urbain et environnemental de l’agglomération, entraînant à la fois une défiguration du paysage littoral et une croissance urbaine sans précédent. La construction du complexe sidérurgique, sur une surface totale de 450 hectares (dont 85 gagnés sur la mer), premier exemple en France de sidérurgie sur l’eau, a été réalisée sur un espace composé principalement de massifs dunaires et de plages, par lesquels les habitants accédaient auparavant à la mer, et de quelques terrains cultivés13. Une digue (la « digue du Braek ») de 7 km de long a également été érigée pour protéger l’entreprise des marées, et créer un bassin maritime facilitant l’accostage des navires minéraliers (tirant d’eau maximum de 2,5m), dans le cadre plus général de l’extension des équipements portuaires sur une vingtaine de kilomètres à l’ouest de l’agglomération.

14 Cette artificialisation du littoral et des terres agricoles environnantes s’est accompagnée à la fois d’une réelle dynamique économique, et d’une très forte croissance urbaine14. Une bonne partie des équipements industriels et portuaires (zones industrielles, et des infrastructures de transports à partir des années 1960 ont été construits dans le but de répondre aux besoins de l’industrie sidérurgique (Castells, Godard, op.cit.). En outre, les rapports sociaux internes à l’agglomération ont été complètement bouleversés, avec notamment l’apparition d’une bourgeoisie associée au secteur monopoliste intégré (issue notamment des corps d’ingénieurs) et de classes dirigeantes qui ont progressivement supplanté, dans les instances décisionnelles politiques et socio-économiques de l’agglomération, la petite bourgeoisie portuaire historiquement dominante. Cette nouvelle classe sociale se caractérisait par des rapports étroits avec le capital bancaire et l’État. Ce bouleversement a également été favorisé par le développement d’une population ouvrière partie prenante de ce secteur monopoliste intégré, souvent d’origine extérieure au territoire (venant notamment du sud-est du département du Nord, ou encore de Lorraine), et confrontée pendant de longues années à des problèmes de logement. Une urbanisation à marche forcée (6000 logements créés entre 1962 et 1982, par le biais notamment de la création de ZUP et ZAC)15 a ainsi été enclenchée avec l’appui de l’Etat pour faire face aux « goulots d’étranglement » dans ce domaine du logement. L’entreprise sidérurgique a fortement pesé dans les choix d’implantation des logements à proximité du site industriel. En revanche, la qualité du cadre de vie des logements proposés aux nouveaux salariés du site est restée, durant toute cette période, une question peu prise en compte dans les priorités d’alors. Castells et Godard soulignent ainsi que la grande entreprise a joué un rôle décisif dans la production et la gestion du système urbain et que le « nouveau Dunkerque [a été] produit par Usinor », au sens où « la ville a été l’unité à travers et par laquelle la force de travail mise en valeur vit, se reproduit et agit socialement » (1974, p.174). De manière générale, c’est toute l’organisation de la planification urbaine, au travers notamment de l’influence de l’Etat et de l’entreprise sidérurgique sur les orientations privilégiées dans les documents d’urbanisme, qui a été soumise à la logique de la grande industrie. Comme en témoignent les nombreux conflits avec les

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acteurs locaux sur ce point au moment de la réalisation du Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme (Ibid.).

Déclin industriel et revendications environnementales : l’émergence d’un projet collectif de territoire au tournant des années 90

15 La réduction drastique des effectifs dans la sidérurgie à partir des années 7016 et la disparition des chantiers navals en 1987 ont contraint les acteurs locaux à se lancer dans une politique de diversification des emplois, fondée sur le renforcement de l’attractivité du territoire. Cette évolution économique s’est inscrite dans le cadre d’un projet de territoire, élaboré au début des années 1990 et mis en œuvre à travers les actions programmées dans les documents de la planification territoriale. Deux dimensions principales ressortent clairement de ce projet : la rénovation urbaine, tout d’abord, par la restauration d’une continuité entre la ville et le port et la réhabilitation des quartiers en difficulté ; la conciliation du développement industriel et de l’amélioration de la qualité de vie, ensuite.

La rénovation urbaine : réconcilier ville et port.

16 Les friches laissées par la fermeture des chantiers navals en 1987 et la dégradation de l’habitat collectif construit en hâte dans les années 1960 ont incité les autorités politiques locales à mettre en place un véritable projet de rénovation urbaine, progressivement inséré dans une démarche plus large de développement durable urbain. Le projet urbain a notamment concerné la requalification des friches portuaires au sein de la ville de Dunkerque. La volonté affichée consiste à recréer un continuum urbanisé entre le centre-ville et le port, et plus généralement entre la ville et la mer, et à réintroduire la nature dans la ville. Le projet, baptisé « Neptune », réalisé en deux phases successives, a eu deux objectifs principaux. Durant la première phase, l’action a porté sur la rénovation des bassins du vieux port (par la création d’une zone commerciale située entre le centre-ville et le port et par l’implantation de bâtiments de l’université). Il s’agissait ici de recréer une centralité et une citadinité au sein de la ville. Dans une deuxième phase, Neptune 2 (requalification du site des anciens chantiers navals pour la construction de logements privatifs et collectifs), avait pour objectif de réaliser un écoquartier (Écoquartier du Grand Large) et d’utiliser des anciens bâtiments pour créer un musée (FRAC Grand Large et des Hauts de France). Il a ainsi permis de revaloriser les bassins, issus des anciennes zones portuaires, situés en cœur de ville. Et à partir des années 2000, une politique de constitution d’une trame verte / trame bleue est engagée à l’échelle de l’agglomération. Outre les espaces de nature « classiques », elle intègre également des espaces classés en Natura 2000 « mixte : terre et mer » et en Natura 2000 « mer ». En dépit de l’industrialisation massive des années 60-70, la nature n’a jamais cessé d’exister. Les plages et les digues de mer (station balnéaire de Malo-les-Bains et digue du Braek), ont largement été appropriées par les habitants pour des usages récréatifs (sports de voile, sports de plage, pêche…) et la recherche d’un contact quotidien à la nature. La présence des espaces dunaires protégés contribue également à la qualité et au caractère sauvage du paysage naturel. La carte 2 (ci-dessous) témoigne de cette restauration du lien avec la nature, au cœur même de l’agglomération. Cette régénérescence de la nature en ville s’est souvent construite à des endroits stratégiques, notamment à proximité de secteur à forte

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densité de population, des plages notamment de l’extrême Est de la digue de Malo-les- Bains, et à partir d’une importante mobilisation territoriale.

Figure 2 : Présence de la nature au sein d’un territoire industriel comme Dunkerque

17 Cette présence d’espaces naturels à proximité de la ville ou en son cœur même invite à interroger le rapport des habitants à la nature, et particulièrement au littoral. De plus, elle traduit le fait que la forte prégnance de l'industrie sur le territoire n’est donc pas exclusive de l'importance de la sensibilité et des pratiques des habitants à l'égard des diverses formes de la nature en ville.17

La question centrale de la qualité de l’air et du risque industriel

18 La crise économique et la prise de conscience environnementale dans les années 1990 ont favorisé l’émergence d’une demande croissante de la population en faveur d’une amélioration de la qualité de vie et d’une réduction des impacts environnementaux de l’industrie. Pour répondre à cette demande, un véritable projet de territoire partagé va émerger au fil des documents de planification territoriale, contribuant à la construction d’une action collective autour de la notion d’« environnement industriel » (Beaurain, 2008). Différents documents indiquent clairement les objectifs des acteurs publics locaux dans ce domaine18. Du côté de la population, la demande sociale en faveur de l’environnement porte sur la qualité de l’air et la réduction significative des rejets industriels. Les conflits, croissants et de plus en plus durs, entre les industriels, les habitants, et les représentants des associations de défense de l’environnement ont ainsi convaincu les autorités politiques locales de la nécessité d’engager des actions dans ce domaine. Les dispositifs institutionnels mis en place pour la conciliation du développement industriel et la qualité environnementale19 témoignent de l’émergence d’une action collective territorialisée (Beaurain et allii, 2006). De plus, l’importance attachée à la perception de la pollution atmosphérique et à la gestion territoriale du

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risque industriel au sein de l’agglomération (Beaurain et allii, 2009) renvoie à une volonté manifeste de reconstituer un paysage urbain fortement affecté par les émissions atmosphériques de l’industrie.

19 Cette démarche territoriale permet de souligner que repositionner la question environnementale présente des difficultés pour faire émerger des représentations sociales partagées du risque industriel. Ces difficultés se traduisent notamment par une différence de compréhension des enjeux, et des valeurs de référence de chacun des acteurs (Beaurain et allii, 2009). Cependant, un objectif commun se dégage au travers des délibérations collectives régulières, souvent très conflictuelles, à propos des différentes valeurs attachées à la qualité de l’environnement. Dans le cas dunkerquois, il porte sur la limitation des impacts sanitaires, la défense de la qualité de l’environnement, une meilleure attractivité économique, une plus grande qualité de vie et, pour certaines entreprises, l’amélioration des processus de production. Toutefois, il paraît difficile de parler de « concertation », bien que beaucoup d’acteurs soulignent l’intérêt des processus d’apprentissage réciproque qui se développent au sein de ces structures. Ajoutons néanmoins que le rôle des pouvoirs publics dans ces dispositifs de restructuration par le prisme environnemental paraît mitigé. En effet, ils apparaissent à la fois comme des défenseurs du pouvoir économique des firmes, et comme des acteurs majeurs du processus d’apprentissage réciproque. De manière générale, cette question de la qualité de l’air révèle l’importance de la pérennisation d’une bonne gouvernance entre les acteurs impliqués, constamment remise en chantier.

La constitution d’une symbiose industrielle au sein de l’agglomération dunkerquoise

20 C’est dans le contexte d’industrialisation rapide et massive du territoire à partir des années 1960 que les premières synergies s’apparentant à des pratiques d’écologie industrielle vont se mettre en place. Et celles-ci l’ont été bien avant que l’écologie industrielle ne devienne un champ de réflexion à part entière. Sur le territoire dunkerquois, les premiers échanges de flux de matières et d’énergie entre firmes sont exclusivement liés au processus de production de la firme sidérurgique dominante (Usinor). Si ces premiers échanges ont permis la réutilisation des sous-produits d’acier, notamment « le laitier » dans la construction routière, et la valorisation des gaz issus des procédés sidérurgiques en électricité, ceux-ci ne l’ont pas été à proprement parler pour des raisons écologiques mais en vue d’une optimisation de la chaîne productive. L’intérêt écologique n’apparaît réellement qu’avec l’association des flux issus du process sidérurgique à un réseau de chauffage public.

21 Cette première phase, limitée à des acteurs privés, a pris un nouvel essor avec l’entrée en jeu de la Ville de Dunkerque en 1983, dans le cadre du projet de réutilisation de la chaleur fatale20 issue du process du sidérurgiste à destination du chauffage urbain. Le réseau ainsi créé atteindra près de 70 km à partir de 1985, en reliant les chaînes d’agglomération de la firme à des logements HLM, des bâtiments publics, puis plus récemment des logements privés. Cette synergie a eu des impacts significatifs sur les

rejets de la firme sidérurgique dans l’atmosphère (CO2 et poussières), tout en assurant le chauffage pour des bâtiments publics, des bureaux et des logements privés, collectifs et individuels.21 Dans les années 1990, parallèlement au contexte territorial incitant à un meilleur appariement entre le développement industriel et la qualité de l’environnement, de nouveaux projets relevant de l’écologie industrielle et impulsés

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par les grandes firmes du territoire dans le cadre de relations bilatérales se sont développés aboutissant à une symbiose industrielle (Varlet, 2012). Permettant de créer de la valeur pour les entreprises et les territoires de projet, une symbiose industrielle renvoie à un réseau de synergies et d’échanges, particulièrement de résidus de matières, d’énergies, d’eaux ou de ressources entre des acteurs industriels et/ou des collectivités dans un espace géographique donné. Ce réseau d’échange s’appuie sur des collaborations entre entreprises, et différents acteurs partenaires dont la mobilisation, les interactions, la coordination, etc. permettent de porter un projet innovant pour le territoire (Chertow, 2007).

22 Dans l’agglomération de Dunkerque, l’un des éléments déclencheurs de l’élargissement du réseau d’acteurs a incontestablement été la création en février 2001 d’une structure chargée de promouvoir l’écologie industrielle. En effet, la création de l’association Ecopal marque un tournant important dans l’essor de l’écologie industrielle à Dunkerque. En effet, elle illustre une volonté d’élargir une démarche reposant jusque-là sur des échanges bilatéraux et spontanés à une dimension collective et planifiée. S’appuyant sur le potentiel local, les synergies industrielles se sont principalement bâties autour de l’activité sidérurgique : laitiers sidérurgiques, valorisation des gaz, chauffage urbain et valorisation de briques réfractaires. De plus, on observe à la fois un approfondissement des engagements entamés dès les années 1960 et l’émergence de nouvelles filières de valorisation (filières agricoles pour l’épandage, filière des cimentiers, recyclage des briques réfractaires des sidérurgistes à des fins de réutilisation de la matière première ou de production d’alumine, recyclage des poussières des sidérurgistes…). En définitive, la symbiose industrielle de Dunkerque met en évidence un ensemble d’entreprises et d’acteurs territoriaux liés par des objectifs ou intérêts communs, qui mènent une action collective tout en conservant une identité et un statut qui leur sont propres (Varlet, 2012). Inscrite très tôt dans la problématique du développement durable22, l’agglomération dunkerquoise a poursuivi cet engagement avec l’adoption en 2009 d’un Plan climat territorial (2009-2014), avant même l’obligation réglementaire imposée par le Grenelle II de l’environnement en 2010. L’élaboration de ce plan a connu la mobilisation d’environ 200 acteurs locaux à travers des groupes de travail thématiques, et qui a débouché sur des chartes d’engagement déclinées par acteurs (Beaurain, Frère, Flanquart, 2017). Avec l’adoption en 2015 d’un nouveau Plan Climat Territorial, l’agglomération de Dunkerque mise sur l’implication de différents acteurs locaux autour de divers projets relevant des synergies industrielles (comme le développement du terminal méthanier par exemple), pouvant contribuer à l’attractivité du territoire. Ce détour par le territoire urbano- industriel dunkerquois montre l’importance de reconstruire le lien entre la ville et la nature d’une part, et de concilier l’économie et l’écologie d’autre part, dans la quête du renouveau urbain des anciens territoires urbano-industriels. En guise de réflexion conclusive, nous essayons dans la section suivante de tirer les enseignements de l’exemple dunkerquois pour les villes-usines.

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Quels enseignements de l’expérience dunkerquoise pour la reconversion des villes-usines face à la problématique environnementale ?

23 L’agglomération dunkerquoise ne peut à proprement parler être assimilée à une ville- usine, du type des villes minières ou sidérurgiques. Néanmoins, les transformations urbaines induites dans cette ville par le développement industriel à partir des années 1960, sous l’influence du secteur intégré dans le capitalisme monopoliste d’État, renvoient incontestablement aux territoires urbano-industriels. En effet, l’agglomération s’inscrit dans cet ensemble urbain dont l’aménagement et la vie sociale ont été placés sous l’influence directe des acteurs industriels et de certains opérateurs énergétiques, comme EDF par exemple. À ce titre, le cas dunkerquois est intéressant pour la compréhension des enjeux environnementaux auxquels sont désormais confrontées les villes-usines dans leur stratégie d’attractivité. On peut plus précisément tirer deux enseignements majeurs du cas dunkerquois.

24 En premier lieu, la reconstruction socio-politique d’un nouveau rapport ville – nature apparaît comme une dimension essentielle de l’amélioration de la qualité de vie. Si les bouleversements de l’environnement naturel dans les années de croissance économique et de développement industriel ont été impulsés par le secteur monopoliste d’État, sa reconquête à partir des années 1980 relève principalement d’une prise en charge par la communauté locale. De ce point de vue, il faut insister sur l’importance d’une volonté, exprimée à la fois par le pouvoir politique (dans les actions d’aménagement) et par les habitants (dans leurs revendications en faveur de la limitation des pollutions), de restaurer le milieu de vie identitaire, le rapport à la mer et aux paysages qui le composent (Beaurain, 2014). Cette volonté a marqué un renversement notable des rapports entre l’industrie et la communauté locale sur la question de l’aménagement, en réintroduisant une maîtrise socio-politique locale dans ce domaine. On peut suggérer ici deux spécificités de l’agglomération dunkerquoise comme territoire urbano-industriel. D’une part, la ville s’est industrialisée dans la deuxième moitié du XXe siècle en empiétant sur un milieu naturel constitutif de l’identité patrimoniale urbaine, symbolisé par une véritable rupture entre la ville et son front de mer. Ce milieu naturel s’est en quelque sorte immiscé à nouveau dans le fonctionnement de la ville avec la crise industrielle et le réaménagement indispensable des friches qu’elle a provoqué. En ce sens, le premier enseignement à tirer de ce cas est bien ici la nécessité pour les villes-usines de reconsidérer l’importance du milieu naturel initial de la ville, et plus généralement des interactions désormais incontournables entre ce milieu naturel et le milieu socio-économique. D’autre part, cette réintroduction du milieu naturel doit également beaucoup aux revendications des populations locales en faveur d’un environnement sain. En effet, face aux pollutions industrielles, les habitants sont souvent entrés en opposition, voire en conflit ouvert, avec les positions des industriels et les postures parfois un peu attentistes de certains élus locaux sur la question de la qualité de l’air23. Il faut souligner ici l’influence probable dans cette contestation d’une absence initiale de paternalisme dans les relations entre industrie-population-pouvoir politique local, dont on sait qu’il a joué un rôle essentiel dans le fonctionnement et la structuration des villes-usines. Cette reconnexion de la ville à la nature peut être appréhendée comme le développement d’un nouveau cadre urbain autour d’importantes aménités environnementales, et de la

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valorisation des friches industrielles, notamment celles des centres-urbains longtemps occupées par l’industrie dominante dans les villes-usines. Puisque la rupture entre ville et nature s’est accentuée avec la multiplication dans les anciennes villes-usines de gigantesques friches industrielles (Husser & Raison, 2015), la constitution d’une nouvelle interface ville-nature apparaît prépondérante. Elle suppose la prise en charge des modifications paysagères issues de l’activité industrielle, la création d’espaces verts, la promotion d’une approche écologique des activités humaines, etc. Néanmoins, l’exemple de Dunkerque permet de souligner que cette conciliation ville et nature – dans la quête d’un renouveau urbain – ne peut l’être qu’à partir d’une véritable stratégie territoriale portée par une pluralité d’acteurs. Il s’agit d’une recomposition territoriale éminemment politique qui dépend des interactions sociales entre les acteurs territoriaux. Et elle n’est souvent pas loin d’une tentative d’expression d’identités régionales, urbaines, et notamment naturelles qui furent décimées par l’activité usinière. Les espaces de loisirs que ce nouveau rapport ville-nature permet de créer, constituent par ailleurs des opportunités de mixité sociale.

25 En second lieu, l’engagement du territoire dunkerquois dans une démarche collective d’écologie industrielle apparaît comme une dimension non moins importante de la stratégie d’attractivité territoriale. En effet, les crises successives n’ont pas pour autant décimé l’ensemble du tissu industriel local. Certaines activités industrielles, notamment dans la sidérurgie et la cimenterie sont encore présentes. De fait, le processus de recomposition territoriale des villes-usines ne peut donc occulter l’impératif d’une conciliation de l’activité industrielle aux enjeux de transition écologique. Cela suggère un changement de paradigme économique avec l’interrogation sur la poursuite de la croissance économique à moyen et long terme pour la lutte contre le changement climatique et la réduction de la biodiversité. Si, à l’image de beaucoup de villes-usines, un redéploiement vers le secteur tertiaire a été opéré au sein du tissu économique dunkerquois, il n’en reste pas moins que les acteurs, politiques, industriels et institutionnels, ont construit une stratégie collective de minimisation des déchets résiduels et flux issus de l’industrie, constitutive désormais de l’identité industrielle dunkerquoise. De plus, même si les spécificités industrielles sont incontestablement différentes dans les villes-usines (avec en particulier pour ces dernières une dépendance très forte vis-à-vis des secteurs en déclin ou disparus, comme les mines), les acteurs locaux de ces territoires spécifiques pourraient sans doute tirer des enseignements de cette stratégie. On peut faire l’hypothèse en effet que l’écologie industrielle pourrait aider à refonder les bases d’une articulation entre l’industrie existante et les enjeux précédemment évoqués et désormais incontournables. Soulignons enfin que ces initiatives s’inscrivant dans le cadre de l’écologie industrielle, comme le montre l’exemple dunkerquois, vont dans le sens d’une réduction des pollutions. De plus, elles rejoignent ainsi potentiellement les politiques urbaines d’amélioration de la qualité de vie et de prise en compte des contraintes environnementales, dimension essentielle d’une reconstruction du rapport ville-nature.

26 En définitive, les enseignements que l’on peut tirer de l’évolution du territoire urbano- industriel dunkerquois pour les stratégies de re-dynamisation socio-économique des villes-usines sont multiples. Au-delà des deux leviers que nous avons soulignés ici – la reconnexion de la ville à la nature et le développement de l’écologie industrielle – la recomposition des villes-usines peut bien relever de nouvelles conceptions du développement territorial, notamment du point de vue de la gouvernance. En effet,

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cette restructuration urbaine renvoie à une appropriation collective et/ou une compréhension mutuelle des enjeux par l’ensemble des acteurs territoriaux, des modalités de mise en œuvre des actions résolument ancrées dans une forme de complémentarité de ressources et de compétences, notamment entre les acteurs publics et privés. Elle relève aussi de la prise en compte des conflits de voisinage et d’usage entre l’industrie et les populations locales, c’est-à-dire de la construction d’un nouveau rapport et/ou de nouveaux liens de proximité entre les usagers d’un même espace urbain. Les villes-usines, précisément parce qu’elles incarnent par leur trajectoire historique cette volonté humaine de façonner la ville à partir d’une usine en se déconnectant du milieu naturel, pourraient constituer un terrain propice à une prise de conscience de l’attachement intrinsèque (et risqué !) de la ville à son milieu naturel pour la reconstruction d’une nouvelle attractivité.

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NOTES

1. D’une certaine manière, cette évolution des villes-usines vient également relativiser le caractère opératoire du principe de « destruction créatrice », cher à J.A. Schumpeter, dans la mesure où la disparition de secteurs entiers de l’économie n’est que très difficilement compensée par l’émergence de nouvelles activités. 2. Le développement de la ville du Creusot est étroitement lié à l’industrie sidérurgique très paternaliste de la dynastie Schneider 3. Ce cosmopolitisme s’explique bien sûr également par le positionnement spécifique de cette ville sur la frontière tracée en 1871. 4. Dans ce domaine, rappelons que les Etablissements Publics Fonciers ont joué un rôle essentiel, à travers leur politique d’acquisition foncière, de conduite des opérations d’aménagement ou encore de conseil auprès des collectivités locales. 5. La ville de Dunkerque compte aujourd’hui un peu plus de 70.000 habitants. Avec 17 autres communes du territoire, elle constitue la Communauté Urbaine de Dunkerque, créée en 1969, et atteignant une population de près de 210.000 habitants.

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6. Auquel il faut ajouter la présence d’un site nucléaire de grande envergure avec la centrale de Gravelines, la plus importante en Europe de l’Ouest. 7. Les plages et les digues de mer (station balnéaire de Malo-les-bains et digue du Braek), qui s’étalent sur près de 12km, ont largement été appropriées par les habitants pour des usages récréatifs (sports de voile, sports de plage, pêche…) et la recherche d’un contact quotidien à la nature, en même temps qu’elles assurent un tourisme balnéaire important durant les mois d’été. La présence massive des espaces dunaires protégés contribue également à la qualité et au caractère sauvage du paysage naturel. À l’ouest de l’agglomération, plusieurs espaces naturels font ainsi l’objet d’un classement : zone naturelle, Zone Naturelle d’Intérêt Faunistique et Floristique (ZNIEFF 1 et 2), Grands sites de France (site des deux caps : Gris nez et Blanc nez sur le littoral de la Côte d’Opale), auxquels s’ajoute un parc naturel régional (le PNR des côtes et marais d’Opale) ou encore des zones humides du Platier d’Oye. La trame verte / trame bleue à l’échelle de l’agglomération (près de 5000ha), outre les espaces de nature « classiques » (bases de loisirs, parcs d’agglomération, parcs urbains, chemins verts, cours d’eau, zones humides et cœurs de nature), intègre également des espaces classés en Natura 2000 « mixte : terre et mer » et en Natura 2000 « mer ». 8. Les principaux polluants émis sur la zone sont le dioxyde de soufre (SO2), les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), l’oxyde d’azote (NOx), les composés organiques volatils non méthaniques (COVMN), le plomb et les poussières. Les sites sidérurgiques, de l’industrie chimique et de l’industrie pétrolière sont les principaux émetteurs de ces polluants. L’agglomération recense également une quinzaine de sites classés Seveso pour les risques industriels, dont la plupart en Seveso « seuil haut ». 9. La construction d’un réseau autoroutier le long du littoral à la fin du XXe a encore accentué ce caractère stratégique de l’activité portuaire. 10. Rappelons que le capitalisme monopoliste d’État a été défini dans les années 1970 comme ce stade où les alliances entre firmes visant à la création de monopoles dans certains secteurs ont été relayées par une intervention importante de l’État dans de multiples domaines, dans le cadre d’une internationalisation des logiques productives. Ces domaines touchent soit au capital financier soit au capital productif dans sa dimension interne (rationalisation des process de production) soit dans sa dimension externe (mobilité de la main d’œuvre, aménagement de l’espace urbain) pour aboutir en définitive à une logique sociale qui repose à la fois sur l’accumulation des capitaux et sur la concentration des moyens de production et de la force de travail. Dans cette logique, l’appareil d’État et la grande entreprise participent l’un et l’autre à la régulation des structures socio-économiques et à la résolution des contradictions pouvant s’exprimer entre les multiples intérêts. 11. Entre 1962 et 1975, 12 500 emplois ont été créés dans le secteur de la sidérurgie et les effectifs d’Usinor sont passés de 500 à 11.000 salariés. 12. Le port autonome de Dunkerque est aujourd’hui le 3 ème port industriel de France, avec un trafic qui a atteint en 2018 les 51,6 millions de tonnes (20% marchandises diverses, 25% vracs solides, 10% vracs liquides, 20% trafic transManche), auxquels s’ajoute le trafic conteneurs : 422000 EVP). 13. 15 millions de m3 de sables ont ainsi été dégagés pour permettre la construction de l’usine et d’infrastructures routières et ferroviaires, et le sol naturel a dû être relevé de 9 mètres : Au total, ce sont ainsi 800.000 tonnes de béton qui ont ainsi été utilisées pour l’ensemble de cette construction. 14. Entre 1962 et 1975, la population de la Communauté Urbaine s’est accrue de 4,7% par an, et cette croissance est directement liée à l’industrialisation car elle a surtout été concentrée dans les villes accueillant la population ouvrière de la sidérurgie : Grande-Synthe, Dunkerque, Fort- Mardyck, Loon-plage. La ville de Grande-Synthe est ainsi passée durant cette période de 3000 habitants à plus de 20 000. A partir des années 1980, les communes proches des industries ont

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connu une stagnation voire un déclin démographique, tandis que la croissance de la population se reportait sur les petites communes rurales plus éloignées de l’industrie (Joan, Meha, Hellequin, Beaurain, 2017). 15. Notamment la Zone à urbaniser en priorité des Nouvelles Synthes à Grande-Synthe, au début des années 1960, et la Zone d’aménagement concerté du Courghain à Dunkerque. 16. Arcelor-Mittal compte aujourd’hui un peu plus de 4.000 salariés, contre 11.000 au milieu des années 1970. 17. Sur la difficulté à saisir les attentes et désirs des populations citadines à l’égard de l’introduction de la nature en ville, cf. L.Bourdeau-Lepage (2017). 18. Citons par exemple la « Charte pour la qualité de l’environnement » (1990), le « Schéma d’environnement industriel » (1993), le « Livre blanc de l’environnement » (1994), les « Contrats d’agglomération » de 1991, 1994 et 2000. A partir de 2007, le contrat d’agglomération a été intégré dans l’Agenda 21 local. 19. Au titre de ces dispositifs on peut citer par exemple la création dans les années 1990 d’un réseau local de surveillance et de mesure de la qualité de l’air, d’une structure de concertation (le Secrétariat pour la Prévention des Pollutions Industrielles), d’un plan de prévention de l’atmosphère et, plus récemment, d’un plan de prévention des risques industriels. 20. Ce terme indique qu’il s’agit d’une chaleur (énergie) résiduelle issue d’un procédé industriel et non récupérée, car le plus souvent rejetée dans l’atmosphère. 21. A ce jour, ce réseau permet de chauffer près de 16 000 équivalents logements, soit 50.000 équivalents habitants. En 2020, il est prévu d’augmenter sa capacité de 12.000 équivalents logements supplémentaires. Il permet d’éviter l’émission de 30.000 tonnes/an CO2 et la consommation de 11 000 tep. Il a créé 8 emplois directs et autant d’emplois induits. 22. Prix européen des villes durables en 1996, agenda 21 local signé en 2001 dans le cadre du contrat d’agglomération 23. Le rôle central des délibérations collectives à propos de la qualité de l’air (et du risque industriel) dans la réintroduction du rapport à la nature n’est pas sans rappeler la distinction opérée par B. Latour (1999) entre les « objets sans risque » (ou « objets chauves »), qui renvoient à une distinction nette entre nature et politique, et les « attachements risqués » que de multiples fils (ou cheveux) rattachent au politique, par le biais de la production technique et des usines par exemple. Ces attachements font l’objet de multiples discussions et controverses, précisément en vertu de cette connexion intrinsèque avec le monde des humains. D’où l’impossibilité qu’il y a selon cet auteur de distinguer nettement nature et politique (social) si l’on prend en compte ces « attachements », comme le traduit l’intérêt porté à leurs conséquences sur la société. Dans la logique de cet argumentaire, le terme de « nature » que nous utilisons pour notre propos ne serait toutefois pas réellement pertinent.

RÉSUMÉS

Fortement dépendantes de secteurs industriels en déclin ou disparus, les villes-usines sont confrontées depuis quelques années à des problématiques de reconversion et de (ré)attractivité. Dans ce cadre, la dimension environnementale, largement sacrifiée pendant les années de croissance, constitue un enjeu majeur, renforcé encore par la perspective de la transition écologique et sociale. Dans cet article, nous tentons de formuler quelques pistes de réflexion pour esquisser les contours d’une articulation de ces villes-usines à une reconsidération du rôle et de

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l’importance de l’environnement naturel dans le développement territorial. Pour cela, nous prenons appui sur l’exemple du territoire urbano-industriel de l’agglomération dunkerquoise, dont nous tirons des enseignements mis en perspective avec le cas particulier des villes-usines.

Highly dependent on declining or disappeared industrial sectors, company towns have been faced in recent years with problems of renovation and (re)attractiveness. In this context, the environmental dimension, which was largely surrendered during the years of growth, is a major challenge, further reinforced by the perspective of ecological and social transition. In this article, our main objective is to expose some avenues for reflection to outline the contours of an articulation of these company towns with a reconsideration of the role and importance of the natural environment in their territorial development. In fact, we use the example of the urban- industrial territory of Dunkerque (France), from which we draw lessons put into perspective with the particular case of factory towns.

Die von rückläufigen oder schwindenden Industriebereichen stark abhängigen Fabrikstädte sind seit einigen Jahren mit Problemen der Umstellung und (Wieder-) Attraktivität konfrontiert. In diesem Zusammenhang stellt die Umweltdimension, die in den Jahren des Wachstums weitgehend geopfert wurde, eine große Herausforderung dar, die durch die Aussicht auf einen ökologischen und sozialen Wandel noch verstärkt wird. In diesem Artikel versuchen wir, einige Gedankengänge zu formulieren, um die Konturen einer Artikulation dieser Fabrikstädte zu skizzieren und die Rolle und Bedeutung der natürlichen Umwelt für die territoriale Entwicklung zu überdenken. Dafür stützen wir uns auf das Beispiel des städtischen Industriegebiets der Agglomeration Dünkirchen, aus dem wir Lehren ziehen, die mit dem besonderen Fall der Fabrikenstädte in Beziehung gesetzt werden.

INDEX

Mots-clés : Villes-Usines – Aménagement – Nature – Écologie Industrielle – Dunkerque Keywords : Factory town – Planning – Nature – Industrial Ecology – Dunkerque Schlüsselwörter : Fabrikstädte - Planung - Natur - Industrieökologie - Dünkirchen

AUTEURS

CHRISTOPHE BEAURAIN Professeur d’économie-aménagement, Université de , CNRS, GEOLAB, UMR 6042, Université de Limoges, F-87036 Limoges, France [email protected]

CHEDRAK DE ROCHER CHEMBESSI Doctorant, Université de Limoges, CNRS, GEOLAB UMR 6042 – Université Laval, Centre de Recherche en Aménagement du Territoire et Développement Ré[email protected] / [email protected]

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Fragilité urbaine des petites villes- mines : le cas d’Épinac, Saône-et- Loire Urban fragility of the small mining towns : Épinac example, Saône-et-Loire Die städtische Brüchigkeit der kleinen Bergwerk-städte: das Fallbeispiel von Epinac, Saône-et-Loire

Loman Gauduchon

1 Si la littérature géographique en matière de développement, reconversion et héritage industriels est aujourd'hui bien pourvue, celle-ci s'est principalement concentrée sur l'analyse des grands centres urbains et leurs faubourgs industriels (Laferrère, 1960 ; Bruyelle et Dézert, 1983 ; Edelblutte, 2009) où l’observation minutieuse de villes-usines emblématiques, en premier lieu celles aux origines planifiées et abouties, constituent les modèles les plus éminents (Edelblutte et Del Biondo, 2016), de toute nature et de toute échelle (Doyen, 1983 ; Edelblutte, 1998, 2014 ; Dorel-Ferré, 2003, 2016).

2 Par leurs inspirations souvent influencées d'utopies urbaines, d'hygiénisme ou de considérations plus politiques, ces modèles de développement et leur morphologie induite, produits par l'essor des diverses activités industrielles, ont constitué un objet d'étude particulièrement riche et aujourd'hui densément documenté. Ceci qu'il s'agisse d'études empiriques ou d'approches systémiques, balayant les différentes échelles et aires géographiques de ces systèmes productifs (Edelblutte, 2010).

3 Devant un tel foisonnement l'étude des systèmes extractifs et productifs de dimension plus modeste (souvent à la lisière entre proto-industrie de l'époque moderne et premières villes-usines et géosystèmes1 industriels nés de la première révolution industrielle), demeure bien moins fournie (Doumergue, 1964). Souvent inscrits au sein de milieux ruraux, ces lieux ont fait l’objet d’analyses concentrées sur les héritages induits par l'industrialisation de ces territoires (Edelblutte et Legrand, 2012, Dorel- Ferré, Varashin et al., 2016), davantage qu'à leur genèse et leur essor proprement dits.

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4 L'étude du développement proto-industriel, puis industriel, en tant qu'objet géographique et appréhendé dans l'ensemble de son processus de développement systémique et productiviste, dispose ainsi d'une littérature et d'une visibilité scientifique moindre, eu égard à la diversité des cas et lieux disponibles en la matière pour étayer le sujet (Woronoff, 1998).

5 L'étude qui suit a donc pour objectif de montrer, par l'exemple de la genèse à la crise puis la disparition des activités minières et industrielles apparues à Épinac (Bourgogne- Franche-Comté), comment et pourquoi un géosystème industriel planifié en milieu rural, pensé et conçu par ses administrateurs comme une véritable ville en devenir, n'aboutit pas de manière pérenne au modèle de ville-usine.

6 Il s’agit ainsi de questionner le dimensionnement et la taille urbaine critique d’une ville-usine, ici par l’exemple d’une ville-mine (Epinac) et ainsi d’explorer, par-delà les modèles urbains nés de l’industrie, les contours plus flous et mal-définis de territoires industriels et miniers, dont le développement incomplet ou modeste aboutit à des formes moins bien connues de petites villes-usines et petites villes-mines. Ces territoires n’en demeurent pas moins confrontés aujourd’hui à une crise urbaine similaire en certains points aux problématiques qui caractérisent les « shrinking cities »2.

7 La ville-usine se définit comme une ville créée en tout ou quasi-totalité par et pour l'usine (Edelblutte, 2010). À la différence de la ville industrielle, dont le fait urbain préexistait à l'essor industriel et dont le caractère urbain n'a été qu'amplifié par l'émergence d'un quartier industriel, le plus souvent à sa périphérie, la ville-usine possède la particularité d'entretenir un lien consubstantiel entre son urbanité et son tissu industriel.

8 Le modèle s'adapte également aux contextes d'exploitation minière, avec le terme équivalent de ville-mine (ou coke-town en anglais), et désigne ainsi des agglomérations ayant atteint, du fait de leur activité industrielle ou minière, une taille urbaine critique. Outre l'organisation de la production et de ses annexes et les infrastructures qui y sont directement liées, la ville-mine fonctionnelle se caractérise également par l'impact prépondérant de l’activité minière sur un grand nombre de réalisations indirectes : logements, édifices culturels, cultuels, sociaux… (Del Biondo, Edelblutte, 2016). 3ex-nihilo I

9 Ainsi, d'autres facteurs sont intervenus dans l'affirmation ou, a contrario, la dégénérescence d'un géosystème industriel en milieu rural et de l'identité urbaine que celui-ci tend à affirmer. Ces facteurs, multiples, ont constitué de puissants freins à l'essor d’Épinac en tant que véritable ville-mine d'une part, mais ont également contribué à la disparition progressive de l'activité industrialo-minière du bourg d'autre part, et ainsi à divers questionnements quant aux reconversions des sites et du système productif dans son ensemble (II).

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Figure 1 : Épinac au sein de son espace régional

I. Épinac : ville duale ou ville-mine ?

10 Après avoir mis en évidence l'ensemble des éléments industriels et paternalistes qui ont amené à bâtir une ville-mines (A), une mise en perspective complémentaire permettra de souligner les limites de ce développement dans son l’affirmation de son caractère urbain, notamment par la préexistence d’un bourg rural d’époque médiévale (B).

A. Épinac, de la proto-industrie au géosystème industriel paternaliste

11 D’un point de vue géographique et géologique, Épinac se situe sur la bordure nord du Massif central, sur les premiers contreforts orientaux de l’appendice orographique que constitue le Morvan (Figure 1). En périphérie orientale du bassin géologique d’Autun et rattaché aux formations hercyniennes du Massif central, le site d’Épinac compte parmi les gisements houillers les plus septentrionaux de cette formation géologique du centre de la France.

12 Elle s’inscrit ainsi dans le prolongement du bassin de Blanzy, dont les grands centres industrialo-urbains du Creusot et de Montceau-les-Mines constituent encore aujourd’hui l’un des principaux bassins industriels de la région (métallurgie, sidérurgie, verrerie, exploitation minière).

13 Progressivement développé autour du vieux bourg médiéval d'Épinac à partir du XVIIIe siècle, le tissu industrialo-minier d'Épinac s'est constitué en plusieurs étapes. D'abord

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tourné autour de la seule usine verrière, négligeant l'ensemble des autres sphères productives, l'activité industrielle connaît durant le XIXe siècle un essor décisif.

14 Par la conglomération des activités (verrerie, houillères, chemin de fer) ainsi que par un déploiement d'actions de type paternaliste dans l'ensemble des domaines touchant à l'urbanisme, la vie sociale et économique de la cité minière (nouveaux quartiers de logements, écoles, église, marché, coopératives, etc), l’exploitation houillère à Épinac aboutit au développement d'un nouveau tissu urbain entièrement né de ce développement des systèmes productifs locaux et indépendant du précédent bourg d’Ancien Régime.

15 Ce nouveau tissu urbain comprend, d’une part ce qui est généré directement par l’usine ou le site d’exploitation minière et ses sites de productions (chevalements, puits, lavoirs, triages, etc) et, d’autre part, les productions urbaines annexes que peut induire l’implantation industrielle (logements, œuvres sociales, alimentaires, etc). Le tout, plus ou moins dense, mais intimement lié à l’activité industrielle et minière, constitue un ensemble cohérent et aux logiques d'organisation quasi endogène, ainsi assimilable sous le terme de géosystème industriel.

16 Un premier géosystème, en prolongement direct du village, se développe sur le territoire communal dès la seconde moitié du XVIIIe siècle sous l’impulsion des propriétaires de l’industrie verrière. Incomplet, minimaliste et sans recherche d'action sociale d’ampleur, ce géosystème est à l’image de son site industriel central, la verrerie. Né de l’ère proto-industrielle, et encore modérément marquée par les idées et considérations hygiénistes caractéristiques aux industriels paternalistes du milieu du XIXe siècle, il constitue néanmoins le premier véritable site industriel d'Épinac.

17 Ce géosystème, situé immédiatement à la périphérie de l’ancien bourg médiéval (Figure 2) demeure sommaire, modestement constitué du site de production de la verrerie, auquel se greffent au début du XIXe siècle les casernes ouvrières de la rue dite « Bouteille ». Six bâtiments répartis géométriquement le long de la rue constituent ainsi l’ensemble d’habitations destiné aux ouvriers de la verrerie.

18 Si la direction de la verrerie a développé un géosystème minimaliste, ne répondant in fine qu’à la nécessité croissante de logements engendrée par son activité et à laquelle ne pouvait répondre le modeste parc de logements du bourg ancien, les houillères ont elles marqué d’une toute autre empreinte le tissu urbain et les paysages de la commune.

19 Effectivement, à la marge du tissu urbain alors existant au début du XIXe siècle, la compagnie minière d’Épinac développe progressivement un ensemble d’infrastructures liées à l’exploitation houillère : bâtiments industriels et miniers, voies de chemin de fer, gare et halte, habitats ouvriers, bâtiments culturels et d’activités sociales, etc. (Simonin, 1867).

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Figure 2 : Épinac, de l'essor industrialo-minier aux nouvelles logiques d'organisation du territoire

20 La compagnie lance ainsi dès 1834, à proximité du principal carreau minier de la concession, la réalisation d’une cité ouvrière au lieu-dit de la Garenne, en disjointe du tissu urbain villageois. Située à plus d’un kilomètre à l’est du noyau ancien, la Cité de la Garenne abrite, dès 1836, 92 logements ouvriers, puis 126, composant la « Vieille cité » (Figure 3). Comme l’illustre le schéma de la Figure 2, à ces 92 logements correspondants à la « Vieille cité » de 1836 se greffent 220 logements construits en 1864. L’ensemble de la Cité de la Garenne se compose de 6 types de maisons, et autant de variantes tant architecturales que d’aménagements intérieurs, sur près de 16 hectares (Blanchet, 1876).

21 In fine, ce sont ainsi 525 logements ouvriers qui composent la Cité de la Garenne au début du XXe siècle. L’organisation spatiale respecte, comme dans un grand nombre de cités ouvrières en Europe, la hiérarchie sociale de l'entreprise. Ainsi, les maisons de la Direction sont placées à l’écart de la cité ouvrière. Celles des employés et des maîtres- mineurs sont construites à partir de 1846 et sont positionnées à la marge de la cité, mais en continuité immédiate des quartiers ouvriers, dans un souci d’encadrement des ouvriers et mineurs. La partie centrale de la Cité accueille quant à elle l’ensemble des logements ouvriers et les services qui leurs sont directement dédiés.

22 A l'instar de réalisations paternalistes étudiées dans des villes-usines de taille plus importante (Edelblutte, 2014), le bâti social est particulièrement développé au sein de ce géosystème. Aux constructions des logements ouvriers de la Cité de la Garenne se mêle une multitude d’édifices à caractère public : une infirmerie, une cantine, une caserne pour célibataires, des boulangeries, des écoles, une chapelle, plusieurs économats, une maison syndicale…

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Figure 3 : Morphologie urbaine de la cité minière de la Garenne à Epinac

23 La cité ainsi constituée atteint près de 2 500 habitants au plus fort de l’activité (fin XIXe - début XXe siècle) et fait de ce géosystème à lui seul une véritable petite ville-mine fortement planifiée. Venant ainsi à dépasser la population du bourg originel, la population totale de la commune oscille entre 4 000 et 4 500 habitants à la charnière des XIXe et XXe siècles.

24 Qu’il s’agisse de l’importance du nombre de logement et des réalisations paternalistes des houillères, l'étendue des domaines que celles-ci recouvrent ou encore le bond démographique que celles-ci ont permis d’opérer pour la commune d’Epinac, ceci aboutit à confondre le géosystème minier d'Épinac dans les traits de modèles urbains connus, davantage en tout cas qu'à celui de village-usine (ou village-mine), ce dernier se démarquant par un développement fortement incomplet, lacunaire, peu ou prou doté d’équipements annexes ou indirects au site de production lui-même.

25 Cependant, par sa morphologie, le tissu urbain d'Épinac s'inscrit avant tout dans la logique d’une ville duale (Figure 2), entre vieux noyau à l’ouest et complexe industrialo- minier, auquel s'adosse la nouvelle Cité de la Garenne, plus à l’Est. Cette dualité constituant un point essentiel des enjeux et tensions de développement urbain de la commune depuis le XIXe siècle.

B. Ville-mine et paysages industriels : Épinac, un géosystème minier ambivalent

26 L’essor de l'activité minière et de ses annexes, excentrées par rapport au bourg médiéval, a construit le tissu urbain d'Épinac dans une logique duale. Cependant, cette dualité diffère de celle pouvant être observée dans d'autres villes-usine, voire certaines villes industrielles.

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27 En effet, si certaines villes-usines s'inscrivent dans une configuration urbaine marquée par une dualité prononcée, celle-ci est bien souvent matérialisée par un tissu urbain relativement dense et continu, imbriqué sans rupture sensible entre les différents quartiers concernés. Leur dualité s'opère ainsi en interaction directe, parfois même simplement délimité par un linéaire industriel (voie ferroviaire et gare de triage, canal et bassins, etc.).

28 Épinac possède en cela la singularité d'une dualité davantage cloisonnée, hermétique. Car si le bourg ancien et la cité minière ont fini par constituer des pôles urbains de poids comparables à la charnière des XXe et XXe siècles (1670 habitants recensés dans la cité de la Garenne avant 1914, pour une population communale de près de 4600 habitants), les deux tissus sont clairement distincts, séparés de près de deux kilomètres l'un de l'autre. Une dualité justifiée par la concentration des fonçages et puits de mines les plus importants en partie Est du ban.

29 Cette distance a ainsi constitué une coupure nette dans le paysage, encore perceptible dans les derniers temps de l'activité minière au milieu du XXe siècle (Figures 4a et 4b), confondant ainsi de manière particulièrement imbriquée les faciès urbain (village, cité, complexe minier, usines, etc) et agraire (champs, haies et pâtures).

30 Si Épinac a progressivement émergé comme un pôle urbain plus affirmé en accompagnement du développement de la mine (près de 5000 habitants à la veille de la Première guerre mondiale), avec notamment sa reconnaissance comme chef-lieu de canton en 1905, le bourg n'a pour autant jamais réellement rempli l'ensemble des critères d'une véritable ville, chef-lieu et complexe minier demeurant morphologiquement dos-à-dos. Une telle fragmentation dans le paysage et la morphologie urbaine de la commune a in fine dans le temps long freiné son influence et limité son poids dans la hiérarchie urbaine régionale. Se révélant en cela constitutif de sa dimension propre de petite ville-mine. Et ce malgré les velléités clairement formulées par les actionnaires des houillères par la voix de leur directeur des mines Zulma Blanchet, qui écrivit en 1876 « [qu’] il était permis de croire que lorsque le chemin de fer de Santenay à Etang-sur-Arroux sera raccordé avec la ligne d’Epinac à Velars, la houillère ne tardera pas d’être fondue avec le chef-lieu d’Epinac, du centre duquel elle est séparée par une distance de deux kilomètres. La gare de la ligne de Santenay (gare d’Epinac aujourd’hui désaffectée, sic), placée entre la Mine et Epinac, formera le trait d’union des deux localités ».

31 Cette perspective de développement, inaboutie et encore perceptible dans les paysages et la morphologie urbaine contemporaine d’Epinac (Figure 6), permet de souligner la carence évidente dans la réalisation complète du fait urbain et ainsi le manquement d'une jointure entre les deux entités d’égal poids démographique au début du XXe siècle.

32 Épinac, même au plus fort de son développement industriel et urbain, est ainsi bien loin de former un centre urbain équivalent – aussi bien démographiquement qu'en termes de cohérence urbaine – aux autres exemples de développement industriels et miniers en Saône-et-Loire, tels que Gueugnon, Le Creusot ou encore Montceau-les-Mines. Ces derniers étant parvenu à réunir en un même lieu à la fois la capacité extractive nécessaire en termes de matière première (gisements plus conséquents que la poche géologique d’Epinac) et les sites industriels de production (verrerie et usines sidérurgiques Schneider au Creusot, forges à Gueugnon, etc).

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33 Au-delà de la genèse et de la limite spatialement constatée du développement de ce géosystème industrialo-minier, il s'agit désormais de déterminer les différentes raisons ou logiques, endogènes comme exogènes, ayant enrayé la dynamique d'émergence, pourtant souhaitée par les décideurs des houillères (Blanchet, 1876), d'une ville-mine à part entière.

Figure 4a : Croquis d'interprétation aérienne d'Épinac au milieu du XXe siècle

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Figure 4b : Cliché d’origine, pris en direction nord/nord-ouest (source : Archives départementales 71)

II. Affirmation et déclin de la petite ville-mine d’Epinac : typicité ou originalité ?

34 Au-delà du développement intrinsèque des houillères et leurs activités industrielles annexes liées à l’exploitation, l’insertion du système productif épinacois dans son environnement économique régional constitue, en termes de débouchés, une approche complémentaire indispensable pour comprendre l’essor (A), les limites et, in fine, le déclin connu par l’exploitation houillère à Épinac dès le début du XXe siècle (B).

35 À cette approche viendra s’adjoindre une mise en perspective de la dynamique de développement puis de déclin de l’activité minière sur la commune, dans une approche succincte de comparaison à d’autres communes minières. Le tout dans un contexte assimilable aux dynamiques de « ville rétrécissante », également connues sous le terme anglais de shrinking cities (C).

A. Entre complémentarité et concurrence au sein du système productif régional : les multiples composantes du développement industrialo-minier d’Epinac

1° Expansion industrielle et débouchés économiques : aires de chalandises, principe concurrentiel et limites productives.

36 Du fait de son positionnement géographique, au sein de la Bourgogne et du nord-est encore peu pourvu de grands bassins miniers (l'essentiel des gisements alsaciens et mosellans passant sous nationalité allemande suite au conflit de 1870), les débouchés de production des houillères d'Épinac furent assurés, durant l'essentiel du XIXe siècle, par

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l’approvisionnement des petites unités industrielles sidérurgiques de Bourgogne (Côte d'Or avec la région du Châtillonnais et Montbard notamment) et de Franche-Comté.

37 Cependant, si ces débouchés ont permis aux houillères d'Épinac de garantir l'écoulement de leur production, l'absence de synergie entretenue entre les différentes exploitations et concessions minières en Saône-et-Loire (et notamment avec les puissants industriels Schneider, possédants mines et usines sidérurgiques du Creusot et s’inscrivant donc dans une logique frontalement concurrentielle) a durablement contraint les perspectives de développement (Passaqui, 2006). Cette contrainte de concurrence vis-à-vis de l’empire Schneider et de ses mines du Creusot a notamment abouti à faire avorter le projet de desserte ferroviaire depuis Epinac vers le sud et le centre du département, en direction des centres de Montceau et du Creusot, les frères Schneider s’opposant à cette réalisation qui aurait ainsi facilité l’acheminement et l’exportation du charbon d’Epinac.

38 Mais, au-delà même des différents impacts exogènes, Épinac a avant tout pâti, pour un développement pérenne et important de son tissu industrialo-urbain et pour le renforcement de son caractère urbain, du manque de structuration concentrée de son appareil productif ou, plus exactement, de son inachèvement.

39 Car si la concentration opérée au milieu du XIXe siècle par les houillères, devenues les Houillères et Chemin de fer d'Épinac à partir de 1829 (HCE), a assuré une assise solide à l’extraction des matières premières, leur usage (verrerie un temps détenue par les possédants des houillères), leur acheminement et leur écoulement par les chemins de fer, elle n'a jamais été parachevée par l'essor d'un site sidérurgique in situ.

40 Hormis la verrerie (qui ferme ses portes dès 1934) de taille modeste, seule une précaire et provisoire centrale électrique, installée en lieu et place du plus imposant des puits forcés sur le ban communal, donne un temps l'illusion d'une activité amont-aval plus étoffée et à même de garantir à la ville-mine son développement urbain et industriel.

41 Cette intégration locale heurtée, les manques d'un appareil productif et de transformation qui ne soit pas davantage développé in situ, (à l'image des grands centres industrialo-urbains emblématiques du département de Saône-et-Loire, organisant une concentration des activités amont-aval) ainsi qu'un gisement houiller in fine moins prolifique que ne l’avaient estimé durant tout le XIX e siècle les différents ingénieurs des mines, ont eu pour conséquence de précipiter la fermeture des puits et de l'exploitation houillère à Épinac (dont le dernier puits est définitivement abandonné en 1966). Et ce malgré des attentes prometteuses et des investissements importants dans les moyens et techniques d’exploitations mis en œuvre.

42 Une autre conséquence suggérée par ces manques et insuffisances réside dans la fragilisation du tissu urbain hérité de cette époque industrielle, celui-ci se reposant quasi exclusivement sur l'activité extractive. Aucune industrie ou unité de production, aval ou satellite, n'étant en mesure de se subsister au moins partiellement à l’activité économique perdue à la fermeture du site d'exploitation.

2° Déclin de l’exploitation et crise de reconversions.

43 Si les années 1915 à 1919 du premier conflit mondial constituent les meilleures années d’exploitation de la concession (dépassant les 250 000 tonnes de charbon extrait), la fin du conflit représente également un tournant géopolitique majeur. En effet, le retour des territoires miniers de l’Alsace-Moselle (perdus en 1870) cumulée à la fin des besoins

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de guerre rendant caduc le rythme exponentiel de croissance connu à la charnière des XIXe et XXe siècles marque l’apogée de l’activité extractive dans les houillères du Centre et du Midi, et particulièrement sur le gisement épinacois.

44 D’un point de vue morphologique, à la fermeture des derniers puits d’extraction houillère, dans l’immédiat après Seconde Guerre mondiale, la commune d’Épinac demeure fortement imprégnée par la dualité géographique de son tissu urbain. La compagnie minière n'étant pas parvenue à opérer la « couture » urbaine escomptée avec le centre-bourg d’Ancien Régime (Tillequin, 2013).

45 Confronté à la déliquescence continue et complète4 de l’appareil industriel et minier, la réaction de la population et des pouvoirs publics locaux s’inscrit assez fidèlement dans le schéma identifié par les sociologues dans le processus de reconversion industrielle. Ce schéma distingue trois phases d’appréhension de la disparition de l’activité (Figure 5).

46 La première phase – temps de l’incrédulité - se traduit territorialement par une inaction face au déclin de l’activité. Elle correspond à une certaine incompréhension devant le délitement de l'activité, partie intégrante du tissu économique, social, urbain et paysager local. Incompréhension généralement liée à l’espoir que l’activité ne traverse qu’un nouveau soubresaut économique, comme cela a déjà pu concerner de nombreuses firmes industrielles depuis la première révolution industrielle.

Figure 5 : Tableau des grandes phases de la reconversion (Edelblutte, 2014)

47 Cette première phase, quoique relativement courte dans l’histoire de l’activité industrielle et minière d’Épinac, correspond malgré tout à un temps long au regard de l’échelonnement des fermetures, échelonnées sur plus de trois décennies. Paradoxalement, la brutalité de la cessation de l’activité ne réside donc pas dans sa relative fulgurance, mais bien dans les impacts et les mutations qu’elle implique, pour un territoire façonné depuis près de 200 ans par et pour l’activité verrière et minière.

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48 La deuxième phase déterminée par les sociologues – le temps du deuil – se traduit spatialement par la mise en place de premières actions en réaction au déclin de l’activité ancienne. Ces actions sont principalement de deux natures : • Le remplacement de la perte d’activité par l’implantation de nouvelles activités, le plus souvent sans réflexion d’ensemble ou de long terme ; • La destruction des marqueurs paysagers et symboles rappelant l’activité historique déchue.

49 Ce temps, par la progressivité du déclin de l’activité ne concerne cependant pas l’ensemble des sites et lieux de la production de manière homogène. Ainsi, la reconversion du site du puits Hottinguer, fleuron architectural et technologique des houillères et marqueur paysager parmi les plus imposants de l’activité minière du bassin d’Autun, est engagée dès 1947. La friche du puits de mine, et notamment sa Tour Malakoff, est reprise et reconverties par l’entreprise Bitulac5.

50 Celle-ci produit des peintures, vernis, enduits spéciaux et matériaux isolants. L’entreprise, prospère, emploie rapidement plus d’une centaine de salariés, offrant ainsi une solution d’emploi in situ pour une partie des anciens ouvriers et mineurs restés sur place.

51 Cette stratégie de reconversion articulée autour d’une nouvelle entreprise prenant le relai de l’ancienne activité se retrouve dans le cas d’autres petites villes-mine. C’est notamment le cas de Saint-Eloy-les-Mines, dont la reconversion post-minière s’est elle aussi concentrée autour d’une seule usine, avec l’entreprise Rockwool. Cette reconversion vient ainsi prolonger les risques liés à la mono-activité, avec un manque de résilience ayant déjà pesé sur ces territoires durant la phase d’exploitation minière, activité omniprésence.

52 L’ensemble du patrimoine bâti local lié à la mine est également rapidement délaissé et détruit (chevalements, fours à coke, laminoirs, triages…). C’est ainsi le cas de l’essentiel des puits et de leur chevalement, dont les bâtiments et installations, disséminés sur le ban communal, sont d’autant plus aisés à effacer du paysage que ceux-ci sont diffus.

53 L’habitat ouvrier fait également l’objet de destructions précoces. Dès les années 1950, la vacance importante résultante du déclin de l’activité et du départ de familles de mineurs pour d’autres sites industrialo-miniers en Bourgogne à Autun, Montceau, ou en Lorraine à Carling, Farébersviller (Darroux et Guillaumeau, 2013), une partie de la Cité de la Garenne (l’extrémité sud-est) est détruite. Elle est remplacée par plusieurs barres de logements collectifs typiques des années 1950-60, censés répondre aux nouvelles exigences en matière de confort.

54 Dans la même approche des politiques d’habitat et d’urbanisme, les années 1970 et 1980 voient émerger la tentative d’une jointure urbaine entre le bourg médiéval et la Cité minière, par la création d’un vaste lotissement pavillonnaire, auquel s’agrège quelques collectifs et différents équipements et services (caserne de pompiers, équipements sportifs, supermarché…). Le tout formant un patchwork urbain peu lisible et ne parvenant pas réellement à créer un trait d'union cohérent entre les deux tissus préexistants (Figure 2).

55 Ces différentes actions, hâtives et sans réflexion d’ensemble sur la reconversion du tissu économique et social local ne répondent ainsi que de façon palliative à la crise, et n’enrayent en rien le déclin démographique et de rayonnement de la petite ville-mine sur son environnement local.

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B. Une démographie de « ville-rétrécissante » ?

56 A l’instar de villes et métropoles largement connues et étudiées (Détroit, Liverpool, …) les communes de taille démographique plus modeste comme Épinac recouvrent les mêmes tendances de rétrécissement.

57 Conceptualisé autour du terme de "shrinking cities" ou villes rétrécissantes, ce phénomène, observable sur un certain nombre de villes proches du bassin d’Epinac (les villes d'Autun, du Creusot et de Montceau-les-Mines par exemple) peut se définir, d'après le site Géoconfluences6 comme « un phénomène de rétrécissement urbain qui touche les villes sur trois plans : démographique, par la perte de population ; économique, par la perte d'activités, de fonctions, de revenus et d'emplois ; et social, par le développement de la pauvreté urbaine, du chômage et de l'insécurité ».

58 A ces trois premiers plans d’analyse peut en être adjoint un quatrième : le plan géographique, l’impact du phénomène décrit engendrant de multiples mutations du tissu urbain, tant dans son enveloppe urbaine (friches urbaines, logements vacants, ruines ou « dents creuses », …) que dans sa dynamique de développement (étalement urbain, nouvelles centralités, déficit d’image, …). « Les shrinking cities sont [ainsi] associées au "déclin urbain" ou encore à la "décroissance urbaine" des villes industrielles » (Fol et Cunningham-Sabot, 2010 ; Wolff, Fol, Roth et Cunningham-Sabot, 2013).

59 Or, si ce phénomène s'applique en premier lieu aux villes industrielles, il n'en demeure pas moins reconnaissable dans les caractéristiques démographiques, économiques et sociales du déclin de l'activité industrielle et de son impact sur le tissu urbain des petites villes-usines et petites villes-mines issues de géosystèmes industriels et miniers planifiés (Chalard, 2007).

60 Il en va ainsi des nombreuses petites villes-mines issues de l’exploitation minière du Massif central et du Midi, ces centres urbains ayant connu un essor démographique comparable, tant par leurs bornes temporelles que par leur ampleur. Ainsi est-il utile, afin d’identifier les dynamiques caractéristiques et de les distinguer des phénomènes plus particuliers, d'établir une brève étude comparative des résultantes démographiques de l’essor, du déclin puis de l’arrêt de l’activité minière à l'échelle de plusieurs petites villes-mines françaises.

61 Pour étayer cette analyse, les principales communes des cinq bassins miniers du Massif central et ses bordures ont été retenues, étant inscrites dans des bassins d’exploitation sensiblement comparables dans leur dimension et leur importance d’extraction (Figure 6) : La Machine, Blanzy, Montceau-les-Mines, Epinac (Houillères de Blanzy), Buxières- les-Mines, Noyant d’Allier, Saint-Eloy-les-Mines, Messeix, Brassac-les-Mines (Houillères d’Auvergne), Saint-Martin-de-Valgalgues, La Grande Combe (Houillères des Cévennes), Decazeville, Carmaux (Houillères du Midi) Rive de Gier et Firminy (Houillères de la Loire).

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Figure 6 : Evolution démographique comparée d’Epinac avec les principales communes minières du Massif central et ses bordures (en base 100 pour 1793, ou l’année de création de la commune pour les communes nouvelles)

62 Le graphique en Figure 6 représente la dynamique démographique de chacune de ces communes depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’au début du XXIe siècle, en base 100. Cette analyse, concentrée sur la seule échelle communale, permet néanmoins de dégager plusieurs tendances pour ces différentes villes-mines du Massif central : • Une situation initiale (fin XVIIIe / début XIX e siècle) sensiblement comparable entre ces différentes communes. Toutes nées ex-nihilo ou d’un tissu urbain préexistant inférieur à 2000 habitants, cette phase se matérialise autour d’un lent décollage de l’activité extractive. • Une deuxième phase d’expansion et d’apogée, caractérisée par la morphologie de ces courbes démographiques, similaire pour la majorité de ces communes, suivant une trajectoire ascendante. Des disparités s’observent néanmoins dans la plage temporelle comme dans l’intensité de l’expansion démographique, ainsi que, par voie de conséquence, dans la date d’atteinte de l’apogée de chaque commune (1911 pour Epinac, 1931 pour Decazeville, 1962 pour Montceau-les-Mines). • Une dernière phase ou situation finale elle aussi grandement comparable entre ces territoires, les communes enregistrant sur les dernières décennies une importante décroissance de leur population. Malgré cela, elles se maintiennent dans la majorité des situations à un poids démographique sensiblement supérieur à leur situation initiale. Quatre communes se distinguent néanmoins, par deux formes distinctes : ◦ Les communes de Messeix, Noyant d’Allier et Buxières-les-Mines, dont la situation finale s’inscrit bien en deçà de leur point de départ de 1793, avec un poids démographique de seulement d’à peine 1000 habitants ; ◦ La commune de Saint-Martin-de-Valgalgues qui connait, malgré l’arrêt de l’activité minière, un nouveau dynamisme démographique en grande partie dû à sa situation géographique (développement périurbain d’Alès).

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63 En définitive, le séquençage des courbes grossièrement paraboliques aboutit à la distinction de trois périodes d’évolution communes à l’ensemble des communes, malgré des intensités et des extrêmes inégalement marqués.

64 Cette comparaison synthétique mériterait un approfondissement quant aux contextes géographiques particuliers, en tenant meilleur compte des caractéristiques urbaines nouvelles, notamment par les phénomènes de rétractation des villes-centres, ainsi que de périurbanisation et d’étalement urbain à l’échelle d’unités urbaines et de bassins de vie locaux. Elle permet néanmoins de mettre en évidence les grands traits de la dynamique territoriale rencontrée dans ces territoires avec l'apparition puis la disparition de l’activité minière, ainsi que les difficultés inhérentes aux centres-urbains nés de l’activité industriels pour maintenir leur poids démographique et territorial une fois l’activité arrêtée.

65 Concernant l'urbanité en elle-même de ces différents territoires profondément modelés ou transformés par l'activité minière, cette approche démographique permet de mettre en évidence un fait atypique : une part importante de ces territoires, nés ou développés par l'activité extractive, leur ayant même un temps conféré un statut proche de celui de ville sont, depuis l'arrêt de l'activité, en crise et largement dépossédés de cette identité urbaine fragile, seulement partiellement acquise à l'apogée de l'activité.

66 En cela, Epinac s’inscrit pleinement dans le constat d’un territoire minier dont l’expansion, l’apogée puis le déclin de l’activité minière a façonné dans la dynamique démographique de la commune une évolution parabolique, amenant aujourd’hui Epinac à retrouver un niveau démographique similaire à celui du milieu du XIXe siècle7.

67 Ainsi, au regard de ce tableau comparatif et de la situation finale qu’il permet de dresser, il est possible d’isoler trois ou quatre types de villes-mines distinctes, en fonction de l’intensité de leur courbe parabolique ainsi que du niveau démographique au point d’arrivée : • les communes dont la démographie enregistre une croissance ou un rebond depuis la seconde moitié du XXe siècle (en vert sur la situation finale de la Figure 6), bénéficiant d’une situation territoriale attractive en périphérie d’agglomération, par un phénomène de périurbanisation compensant les pertes initiales d’actifs de la mine. • les communes dont le poids démographique est supérieur à 10 000 habitants (en orange n°1 sur la situation finale de la Figure 6) ; celles-ci sont toutes dans une dynamique récessive, mais conserve malgré tout un poids territorial, administratif et économique certain dans leur environnement local voire régional. • les communes dont le poids démographique est limité (< 5 000 habitants) et dont la dynamique est structurellement récessive, mais conservant un poids démographique légèrement supérieur à leur point de référence initial (en orange n°2 sur la situation finale de la Figure 6) • les communes au poids démographique fragilisé (en rouge sur la situation finale de la Figure 6), inférieur à 2 000 habitants, et dont la démographie, structurellement récessive depuis la fin du XXe siècle, aboutie à une situation finale inférieure au point de référence initial.

68 Au regard de ces distinctions typologiques, Epinac constitue un modèle de commune minière de catégorie intermédiaire, au poids démographique limité (inférieur à 5 000 habitants) et fleurtant même avec le seuil aussi symbolique que fatidique des 2 000 habitants nécessaires pour être considérée comme commune urbaine au sens de

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l’INSSE. Sa population ayant continuellement diminuée depuis les années 1950, Epinac ne compte plus que 2 227 habitants pour l’année 2016 (contre 3120 au recensement de 1968).

Conclusion

69 Fruit de l’émergence des progrès et des développements techniques depuis le milieu du XVIIIe siècle en France et la première révolution industrielle, dont le modèle économique s’est progressivement articulé autour du charbon, Épinac a connu un essor industriel certain. Essor conjuguant l’installation de branches industrielles liées entre elles : verrerie, houillères et chemins de fer.

70 Le développement concomitant de ces différents domaines nécessaires à la production a engendré de nombreux bouleversements tout au long du XIXe siècle, le tissu urbain et l’ensemble du ban communal d’Épinac connaissant de profondes mutations de l’occupation des sols et de ses morphologies paysagère et urbaine. Ce développement industrialo-minier a ainsi transformé, par la forte croissance démographique en résultant (solde migratoire), l’ancien petit bourg médiéval en une véritable petite ville- mine, lui conférant même jusqu’au statut administratif de chef-lieu de canton au début du XXe siècle.

71 Suite aux grandes crises géopolitiques et industrielles ayant émaillées le XXe siècle, l’ensemble du tissu industrialo-minier présent sur le ban d’Épinac, à l'instar des grands bastions miniers et sidérurgiques du département, cesse toute activité en l’espace de quelques décennies. Le choc économique et social, difficilement appréhendé par les pouvoirs publics, aboutit à des initiatives de reconversions privées au coup-par-coup, connaissant des fortunes diverses.

72 Cependant, ni le travail de reconversion du tissu économique local, ni l'aménagement urbain d'un nouveau quartier résidentiel voué à réaliser la jonction entre le vieux village et la cité minière - celle-la-même que les dirigeants des houillères du XIXe siècle entendaient opérer - n'ont permis d'enrayer la chute démographique continue engendrée par la fermeture des activités industrielles et minières (Figure 6).

73 Par l’importance de son essor comme par les multiples facettes de son déclin et ses reconversions, le développement de l'activité industrialo-minière d’Épinac constituent ainsi un objet géographique révélateur des tendances et dynamiques territoriales propres aux géosystèmes industriels planifiés, au développement demeuré incomplet ou de rayonnement urbain limité. Le cas d’Epinac illustre bien, au même titre que d’autres petites villes-mines évoquées précédemment (Saint-Eloy-les-Mines, La Machine…), que la planification urbaine et paternaliste des industriels du XIXe siècle n'a pas systématiquement abouti à l'émergence d'une ville-mine capable de muter, une fois l'activité disparue, en une ville à part entière, résiliente et à même de développer et d’assurer de nouvelles fonctions urbaines.

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NOTES

1. « Un géosystème est un territoire auquel on peut fixer une limite et qui s’organise fonctionnellement autour d’un centre » (A.Humbert, 1994). Le terme de géosystème est ici employé dans une acception restreinte où l’ensemble des marqueurs territoriaux et paysagers induits, de manière directe (chevalements, lavoirs, usines, chemins de fer, …) comme indirecte (cités, coopératives, écoles, infirmerie, cantine, bibliothèque, …), construit un système spatial original et cohérent, centré sur l’activité industrielle ou minière in situ. 2. http://geoconfluences.ens-lyon.fr/actualites/veille/villes-retrecissantes-renouveau 3. Ces termes sont préférés à ceux de ville industrielle ou ville minière, qui impliquent une existence préalable de la ville, du fait urbain, aux activités industrielles et minières. 4. Disparition totale de l’ensemble des emplois de la verrerie, dont l’activité multiséculaire remontait au milieu du XVIIIe siècle, des houillères et du chemin de fer. 5. Les produits de la société Bitulac sont notamment utilisés dans la conception du navire Charles de Gaulle, du pont de Tancarville, de rames TGV, du tunnel sous la ou encore du Stade de France. 6. http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/shrinking-city 7. D’après les dernières estimations de l’INSEE, Epinac comptait pour l’année 2016 2 227 habitants.

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RÉSUMÉS

Située sur la bordure septentrionale du Massif central, Epinac est une commune bourguignonne dont la morphologie urbaine et les paysages hérités représentent un cas particulièrement intéressant de développement industriel et minier en milieu rural. La concession minière développée à Épinac s’inscrit dans le cadre géographique plus large des houillères du bassin de Blanzy, bassin dont les grands centres industrialo-urbains du Creusot et de Montceau-les-Mines voisins constituent encore aujourd'hui les principales agglomérations industrielles de la nouvelle région Bourgogne-Franche-Comté. Les impacts et les mutations impliqués par ce développement industrialo-minier à l’échelle de la commune, à la fois socio-économiques et paysagers, ont été conjointement et progressivement établis par l'essor conjugué des activités du verre, de la houille et du chemin de fer. Ainsi durant plus de deux siècles (de la mi-XVIIIème à la mi-XXème siècle), l’essor de ces différentes activités a été à l'origine d'un paysage et d'une structuration territoriale assimilables par bien des égards aux tissus industrialo-urbains, quoique les manques et carences pour parfaire le développement urbain et démographique d’Epinac constituent des révélateurs essentiels des limites d’un développement industrialo-urbain planifié. L'arrêt et la fermeture, au mitan du XXème siècle, de l'ensemble des sphères productives "historiques" du développement territorial d'Epinac ont faitémerger de nouveaux enjeux territoriaux, parmi lesquels la gestion de la crise puis les reconversions et redéploiement du tissu industriel, forment les premières étapes de l’après-mine et de la recherche d’une nouvelle identité et d’un nouveau positionnement au sein du réseau urbain régional.

Located at the northern border of the Massif central, Épinac is a burgundian township whose urban morphology and inherited landscape constitute a particularly interesting case of industrial and mining development in rural areas. The mining site of Epinac it is located in the geographical environment to the basin of Blanzy, whose Épinac mining concession is include. In this context, the most important industrial cities in this area are Creusot and Monceau-les-Mines and they remains at this time one of the main industrial places of the Bourgogne-Franche-Comté new region. Impacts and mutations involved by this industrial and mining development at the scale of the town, as much socio-economical than on the landcape, have been jointly and progressively established during the mutual peak in the glass, coal and railway's activities. Therefore, during more than 2 centuries (from mid-1700's to mid-1900's), the apparition of these different activities has been at the origin of a landscape and a territorial structuration assimilable by many means at industrial and urban fabrics, even if the carences and shortages to perfectionnate the Epinac's urban and demographic development represent essential indicators of planned industrial and mining development's limits. The global end and closing, in the middle 20th century, of historical production's sphere's of Epinac's territorial development have made appeared new territorial aims, such as crisis' gestion or industrial fabrics's reconversion and repositioning, which form first steps of the post-mining era and of the research toward a new identity and a new positionment inside the regional urban's network.

Epinac, die am nördlichen Rand des Massif central liegt, ist eine burgundische Gemeinde, deren Stadtmorphologie und Erblandschaften ein hochinteressantes Fallbeispiel der industriellen und bergbaulichen Entwicklung in einer ländlichen Umgebung darstellen. Die in Epinac entwickelte Bergbauberechtigung lässt sich im breiteren geographischen Rahmen der Kohlengruben des Bergbaureviers von Blanzy eingliedern, in welchem die angrenzenden

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großen industriellen und städtischen Zentren von dem Creusot und Monceau-les-Mines heute noch die bedeutendsten industriellen Großräume der neuen Region Bourgogne-Franche-Comté bilden. Die sozioökonomischen sowie landschaftlichen Wirkungen und Umbrüche, die von dieser industriellen und bergbaulichen Entwicklung verursacht worden sind, wurden gemeinsam und schrittweise vom vereinten Aufschwung des Glas-, Kohle- und Eisenbahnbetriebs erstellt. Mehr als zwei Jahrhunderte lang (von der Mitte des 18. Jahrhunderts bis zur Mitte des 20. Jahrhunderts) fuhr der Aufschwung dieses vielseitigen Betriebs daher zu einer Landschaft und einem territorialen Aufbau, die in vielerlei Hinsicht mit den industriellen und städtischen Geweben gleichgestellt werden können. Immerhin stellen die Mängel und Unzulänglichkeiten hinsichtlich der Vollendung der städtischen und demographischen Entwicklung Epinacs wesentliche Indikatoren für die Grenzen einer geplanten industriellen und städtischen Entwicklung dar. In der Mitte des 20. Jahrhunderts fuhren der Verschluss und die Schließung aller „historischen“ Produktionsbereiche der territorialen Entwicklung Epinacs zum Auftauchen neuer territorialen Herausforderungen. Unter denen bilden das Krisenmanagement und später die Umstellungen und die Entfaltung des industriellen Gewebes die ersten Stufen der Nachbergwerkszeit und der Suche nach einer neuen Identität und einer neuen Stelle innerhalb des regionalen städtischen Netzes.

INDEX

Mots-clés : industrie en milieu rural, révolutions industrielles, reconversion, mines, verrerie, chemin de fer, géosystème industriel, paternalisme, patrimoine, héritages Keywords : industry in rural area, industrial revolutions, industrial conversion, mines, glass factorie, railway, industrial geosystem, paternalism, heritage Schlüsselwörter : Industrie in ländlicher Umgebung, industrielle Revolution, Umstellung, Bergwerke, Glasfabrik, Eisenbahnlinie, industrielles Geosystem, Paternalismus, Vermögen, Erbe

AUTEUR

LOMAN GAUDUCHON Enseignant en histoire-géographie - Collège Louis Armand, Golbey (Vosges) - Université de Lorraine - Laboratoire LOTERR - [email protected]

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Quel redéveloppement pour une ancienne ville-usine planifiée en milieu rural : Bataville (Moselle, France) ? Which territorial re-development for a former, remote and rural company-town: Bataville (Moselle, France)?

Antoine Brichler

1 « Bataville se trouve dans un endroit isolé et vit plus ou moins en autarcie » (Cadic Gombert, 1996, p. 8). C’est par ces mots que se conclut le rapport du cabinet chargé d’analyser la situation économique de l’entreprise et du reclassement des salariés du site Bata à Moussey et Réchicourt-le-Château, en 1996, lors du premier plan social. Cet isolement, dans un espace très rural, est pourtant une des raisons même de la création de ce site industriel et de la ville-usine. Il est maintenant l’un des éléments essentiels de ses difficultés et de l’apparente paralysie qui l’affecte. Il sera le fil rouge de ce travail autour de la question de la reconversion et du redéveloppement territorial d’une ancienne ville-usine.

2 Le terme ville-usine n’existe pas dans les dictionnaires traditionnels, mais peut être défini, notamment par les géographes, comme un espace urbain entièrement ou presque entièrement construit pour et par un ou des établissements industriels (Edelblutte, 2010). Dans le cas de Bataville, la ville-usine se double d’une ville d’entreprise (company town), d’autant plus que le nom de l’entreprise créatrice, Bata, est directement présent dans le nom du territoire, Bataville0. Bata est une entreprise spécialisée dans la fabrication de chaussures depuis sa création en 1894 à Zlín, alors en Autriche-Hongrie, aujourd’hui en République Tchèque. Elle connait une phase d’expansion très importante entre 1930 et 1939, pendant laquelle la compagnie décide, pour éviter les taxes douanières, de construire systématiquement des villes-usines dans chaque pays où elle souhaite vendre des chaussures. L’entreprise continue à se

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développer après la guerre en Occident et, pour Bataville, l’apogée économique est 1971 avec 4 650 640 paires de chaussures fabriquées par 2 430 ouvriers.

3 De nos jours, Bata possède toujours des points de vente sur tous les continents, mais l’ensemble des villes-usines européennes et nord-américaines créées par l’entreprise n’a plus d’activité liée à Bata, avec l’exception notable de Batadorp aux Pays-Bas où l’usine fonctionne encore, mais dégagée de la ville qu’elle a autrefois contribuée à créer. Ces anciennes villes-usines entrent donc, assez brutalement, dans processus de reconversion et de redéveloppement territorial.

4 Les termes de reconversion et de redéveloppement sont familiers aux géographes, mais aussi à certaines institutions, néanmoins ils n’ont pas forcément le même sens pour les uns et les autres. En premier lieu, la reconversion est considérée comme l’adaptation d’une industrie ancienne à de nouveaux besoins, ou comme un changement de production opéré par une entreprise, une localité ou une région ou encore comme un changement de type d’activité ou de secteur d’activité au terme d’un processus de recyclage et de reclassement (Larousse, 2018). En géographie ou en aménagement et urbanisme, la reconversion, notamment industrielle, désigne surtout le changement d’affectation d’un site industriel suite à la fin de l’activité industrielle initiale, par exemple dans le cas de l’Argentière-la-Bessée, l’objectif initial des politiques est de remplacer chaque emploi perdu par un autre, mais toujours dans l’industrie (Donze, 2001). L’objet du redéveloppement est plus large, il ne s’agit pas de faire une substitution, mais une mutation complète d’un territoire. En effet, le redéveloppement désigne un processus qui affecte les humains, les entreprises, mais aussi les territoires auxquels ils appartiennent. Il fait suite en général à une crise globale qui affecte l’emploi, la démographie, mais aussi la confiance et l’identité même du territoire et de sa population (Daviet, 2006).

5 Ce passage de la reconversion au redéveloppement territorial a suivi la progression de l'aménagement et de l'urbanisme vers un traitement plus global des territoires, en retour d'expériences malheureuses de reconversions ratées, pensées seulement à l'échelle du site industriel, sans traitement global du tissu urbain de la ville-usine, voire de la vallée ou du bassin industriel tout entier.

6 Support de ce travail, la bataville française (fig. 1), située sur les communes de Moussey et Réchicourt-le-Château en Moselle, permettra ici de comprendre les spécificités d’une ville-usine en milieu rural, à la fois au temps de son fonctionnement et au temps de son déclin, avant d’aborder la problématique et les spécificités de la reconversion industrielle et du redéveloppement territorial dans ce type de milieu.

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Figure 1 : Localisation de Bataville au sein de l’espace lorrain

7 Dans un premier temps, il s’agit de définir (et de nuancer) les termes utilisés lors de ce travail et de présenter les approches utilisées pour identifier l’ancienne ville-usine. Dans un second temps, il s’agira d’analyser, selon ces approches, l’ancienne ville-usine de Bataville, sa genèse et son évolution. Enfin une troisième partie sera consacrée aux acteurs et politiques de reconversion, puis de redéveloppement, qui ont été et sont pratiquées sur ce territoire.

I – Définitions et méthode

A - La ville-usine, un système territorial hérité à redévelopper

8 Le terme ville-usine est utilisé dans les années 1980 (Bruyelle, Dezert, 1983 ; Doyen 1983) en France. Il est trop souvent confondu avec celui de « ville industrielle », qui est plus répandu, mais plus vague, désignant toutes sortes de rapports entre l’industrie et la ville. Une ville-usine se distingue donc principalement de la ville industrielle par son origine : la ville industrielle était déjà une ville avant l’industrie, là où la ville-usine sans l’industrie n’existe peu ou pas.

9 Les Anglo-saxons utilisent un terme qui est plus ancien, company town (littéralement la ville d’entreprise) que les Canadiens francophones ont adapté en « ville de compagnie » (Morisset, 2017), ce qui renvoie à une réalité plus liée à la genèse de la ville et à son économie qu’à son territoire. Il s’agit alors d’une ville créée et contrôlée par une seule entreprise. Spécifiquement, pour Bataville, le terme de « ville-compagnie » ou « ville- entreprise » serait tout aussi juste que ville-usine. En effet, c’est réellement un ici espace constitué uniquement par une seule entreprise : Bata. Un dernier terme, toujours canadien, existe : Pop up town (Woodman, 2013, p.193), cela renvoie au côté

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soudain de cette construction territoriale et pourrait-être traduit en français par « ville-champignon ». D’autres termes, gravitant autour de ces notions, existent encore, comme colonie industrielle, dérivé du catalan colònies industrials (notamment choisi par G. Dorel-Ferré en 2011) qui est utilisée pour parler de sites de production industrielle relativement petits et associés à leurs cités ouvrières, avec la maison de maitre et une église ; il s’agirait ici plutôt d’un village-usine. Dans ce texte, le terme utilisé sera ville-usine, qui a l’avantage d’être plus englobant.

10 Ces différents termes renvoient à une même logique : le côté soudain et entièrement dédié à l’industrie. Néanmoins, ils présentent certaines nuances (l’importance de la population, la temporalité de la genèse) qui les distinguent et renvoient à des systèmes urbains de taille très hétéroclite. Certains sont très vastes et très peuplés, autour de grosses usines (les villes-usines de la Ruhr), d’autres sont plus proches du village-usine, voire de l’isolat industriel (Schwarz, 2019), que de la ville-usine tant leur taille est réduite et leur niveau de service faible, d’autres enfin dérivent de villes plus anciennes, mais totalement transformées par l’arrivée et le développement d’un tissu industriel qui « mange » la ville (Manchester, Roubaix…). Dans une logique d’emboitement d’échelles, ces organismes entrent en coalescence le long de vallées industrielles ou dans le cadre de bassins miniers, tout en formant des réseaux par spécialités (Dorel- Ferré, 2011).

11 La ville-usine nait, dans un cadre paternaliste0, de la constitution d’un ou de plusieurs systèmes territoriaux0, chacun organisé autour d’un noyau : l’usine. Cette dernière est entourée d’éléments productifs, tels les entrepôts, les crassiers, les bureaux ; d’éléments résidentiels, composé des habitations ; d’éléments commerciaux tels les coopératives ou les économats ; d’éléments sociaux tels l’école, le magasin de l’entreprise, le cabinet médical, etc. ; d’éléments récréatifs et culturels : cinéma, théâtre, parcs, établissements sportifs.

12 Lorsque que le système territorial est largement dominé par une seule grosse usine et donc une seule entreprise qui créé, développe et organise rapidement toute la ville- usine, tout en prenant en charge l’ensemble de la vie politique et territoriale, on peut parler de ville-usine planifiée, qui serait donc l’équivalent géographique de la ville d’entreprise ou de compagnie des historiens. Bataville était dans ce cas : l’ensemble de l’entité territoriale a été créée par un seul industriel, ici Thomas Bat’a spécialiste de la chaussure et s’est développée de manière rapide entre 1932 et 1960 tout en étant très structurée et prise en charge par l’entreprise.

13 Lorsqu’au contraire plusieurs systèmes cohabitent, plus généralement autour de petites et anciennes entreprises industrielles qui se sont développées progressivement et en parallèle leur propre système tout en entrant en coalescence, formant un organisme urbain, on peut parler de ville-usine non-planifiée (Del Biondo & Edelblutte, 2016).

14 Ce système territorial qu’est la ville-usine subit un profond traumatisme lors du déclin et surtout de la fermeture de l’usine fondatrice du système. Commence alors une phase de reconversion suivie d’une phase de redéveloppement territorial. La différence entre les deux termes est une question d’échelle et de temps.

15 Le terme utilisé, dans un premier temps, est celui de reconversion, concernant donc, à grande échelle, le seul site industriel (l’usine et ses annexes). La reconversion de site la plus classique, vers une nouvelle activité, industrielle et/ou commerciale, implique le plus souvent, dans l’urgence de la nécessité d’attirer de nouveaux emplois, une destruction pure et simple de l’usine. Cette destruction est particulièrement fréquente

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dans les espaces urbains ou périurbains, où il y a une forte pression sur la ressource foncière.

16 Dans un second temps, dès lors que l’on dépasse l’urgence et que le travail est fait à plus petite échelle (une ville, une vallée) que celle du site seul, il est possible de parler de redéveloppement territorial. Dans le cas des villes-usines, il est d’autant plus impossible de ne travailler que sur le seul site industriel que la ville est née de ce site abandonné. Il est donc nécessaire de repenser l’organisation du territoire à plusieurs échelles en incluant la reconversion du site seul et en tenant compte de la mémoire du lieu et de l’identité locale, c’est-à-dire en réfléchissant au patrimoine.

B – Identifier la ville-usine et comprendre son évolution : quelles approches ?

17 L’identification d’une ville-usine peut être complexe et il existe plusieurs approches pour cela. Que ce soit par l’histoire, la démographie, par l’économie, par la reconnaissance d’un espace social ou encore par le paysage.

18 La définition même de ville-usine pousse à l’identifier par l’histoire. En effet et de manière schématique, si un espace urbanisé apparait soudainement à un temps T, que cet espace est constitué par et pour l’industrie alors c’est une entité-usine planifiée. « Entité », car la nature de l’entité (village, ville, vallée) dépend d’autres paramètres. L’histoire du lieu peut au moins donner le caractère soudain, qui est l’une des caractéristiques de ce type d’entité planifiée.

19 La démographie permet ensuite de quantifier si l’on est dans le cadre d’un village ou d’une ville. La définition française de l’urbain est en France assez simple, elle combine un seuil démographique et de densité du bâti au sein du territoire communal. À partir de 2000 habitants et d’une continuité du bâti (moins de 200m entre deux groupes ou plus d’habitations) la commune est considérée comme urbaine. L’INSEE parle même d’unité urbaine lorsque le bâti continu s’étend sur plusieurs communes. Cependant, le critère démographique peut-être trompeur et ne pas refléter la réalité fonctionnelle du terrain car masqué par la réalité administrative. C’est précisément le cas de Bataville qui n’a jamais atteint 2000 habitants tout en rassemblant services sociaux, culturels, éducatifs et commerciaux typiquement urbains autour d’une usine qui employait pourtant plus de 2000 personnes. De plus, Bataville n’est pas une commune et s’étend sur 2 communes distinctes, Moussey et Réchicourt-le-Château, qui se partageaient donc le nombre d’habitants de la ville-usine, en plus de ceux des deux vieux villages agricoles.

20 L’économie ne permet pas non plus de reconnaître à coup sûr une ville-usine, car la constitution d’un pôle économique d’importance (en matière de production, de chiffre d’affaires et d’emplois par exemple) ne veut pas dire qu’il y a la création d’une structure sociale autour et cela peut être juste une zone commerciale importante ou une zone industrielle. Néanmoins, la ville-usine est toujours liée à une fonction économique d’importance, autour d‘une ou de plusieurs productions spécifiques (textile, sidérurgie, chimie, etc.) dont le process marque territoire et paysage.

21 De même, pour l’aspect social, la constitution d’un espace social ou d’un lieu de concentration de pouvoir administratif et politique seul n’est pas signe d’une ville- usine, mais d’une concentration qui peut juste être urbaine, sans une polarisation

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autour d’une ou plusieurs usines. Cependant, la ville-usine implique, par la présence des employés qui résident non loin de l’usine, une organisation sociale d’autant plus poussée qu’elle reproduit souvent la hiérarchie à l’intérieur de l’usine même. Le pouvoir politique peut lui aussi être lié à la ville-usine car beaucoup d’industriels paternalistes sont devenus maires des communes où a été développée leur ville-usine. Ainsi, des jeux d’acteurs bien spécifiques se sont mis en place.

22 Chaque groupe humain (une entreprise, un service, une administration) possède des règles et des comportements qui influencent l’organisation territoriale. D’où l’utilisation des travaux de Crozier et Friedberg qui émettent une hypothèse fondamentale dès 1963 : dans une organisation, chacun a des objectifs différents. Les intérêts peuvent converger ou diverger. Il n’y a pas de solution idéale à chaque problème, et cette solution, si elle existe, n’est pas toujours disponible. Il y a de fait une multitude de solutions pour chaque problème.

23 Cette hypothèse en mémoire, il faut s’intéresser ensuite aux ressources disponibles. Chacun des différents acteurs possède un emploi du temps et des ressources spécifiques. Ces ressources sont listées et expliquées par Patrick Hassenteufel dans son ouvrage de 2008. Il est nécessaire de les mettre en relation pour réussir une action publique, puisque la reconversion tout comme le redéveloppement du territoire, sont en général et principalement des actions publiques, même si des acteurs privés peuvent et sont souvent sollicités. • Les ressources matérielles comprennent les moyens financiers, humains, mais aussi les biens fonciers. • La ressource du savoir représente les capacités à centraliser les informations et connaissances, de manière à les insérer dans l’action. • La ressource politique concentre les acteurs ayant la capacité de parler au nom de l’intérêt général. Cette capacité est issue d’une légitimité démocratique. Néanmoins dans certains cas, cette ressource peut aussi être détenue par un groupe d’intérêt tel que les associations. • Les ressources sociales concernent spécifiquement les acteurs individuels, principalement l’accès de l’acteur à un réseau particulier. • Les ressources temporelles qui renvoient à la capacité qu’a un acteur de mobiliser la ressource temps dans l’élaboration de projets autour d’une action publique.

24 L’objectif de cette méthode est de comprendre comment les différents acteurs interagissent et de voir quels comportements favorisent, ou au contraire défavorisent, l’action.

25 Enfin, l’identification d’une ville-usine par le paysage passe par la reconnaissance d’éléments industriels ou péri-industriels dans un tissu urbain donné. La présence d’usines aux formes plus ou moins reconnaissables, d’annexes productives (systèmes hydrauliques, transports, gestion des déchets, entrepôts, etc.) ou non-productives (logements, commerces, services sociaux) est en général facilement visible. Cependant, il n’existe pas toujours un lien architectural et donc visuel évident entre l’élément industriel et l’habitat, bien que, dans le cas de Bataville, ce lien existe de façon flagrante (voir partie suivante).

26 Le paysage fonctionne ainsi comme un palimpseste0 qui conserve des traces des organisations précédentes derrières les évolutions et les transformations. Le paysage est donc similaire à ce parchemin, car si l’humain modifie le paysage et détruit certains bâtiments, certaines structures, il en subsiste toujours des traces, directes (murs, grilles, etc.) ou indirectes (un emplacement vide au milieu du tissu urbain). Ainsi, un

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œil exercé permet alors de repérer ces traces et de comprendre l’histoire du paysage et donc du territoire, les deux étant toujours inextricablement liés. Cette identification par le paysage parait simple, mais ne doit pas négliger l’aspect subjectif lié à la perception même du paysage. Ainsi, l’observation se base autant sur des documents visuels, que sur le ressenti du paysage et l’observateur voit les choses via un spectre culturel, affectif ; il n’est jamais totalement neutre.

27 Pour identifier correctement une ville-usine et comprendre sa genèse, son développement et son évolution de la reconversion au redéveloppement territorial, il est nécessaire de combiner les approches évoquées ci-dessus. Ainsi, le paysage permet l’identification de plusieurs fonctions regroupées à cet endroit ; l’outil économique permet de comprendre la concentration des capitaux et de la production ; l’aspect social constitué autour de l’objet économique montre, de la part de l’entité créatrice du territoire, une volonté de dépasser le secteur productif pur ; l’approche historique permet de confirmer que Bataville est bien une ville-usine planifiée et non pas une ville industrielle ; le tout se combinant avec l’étude démographique qui prouve la croissance démographique liée à la ville-usine.

II – Bataville, de la ville-usine fonctionnelle à la ville- usine héritée

Figure 2 : Bataville en 2017, une ancienne ville-usine toujours inscrite dans le paysage

28 La figure 2, travaillée à partir d’une photo aérienne oblique de 2017, utilise le caractère de palimpseste du paysage. On y identifie en effet aisément, dans cet environnement très rural et malgré la fermeture de l’usine en 2001 et donc la fin de l’organisation

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industrialo-sociale du territoire, les marques de Bataville, ancienne ville-usine de Bata. Comment ce territoire fonctionnait-il ? Comment a-t-il évolué ?

A – Le territoire fonctionnel de Bataville

Figure 3 : Le système territorial (géoystsème industriel) de Bataville, un territoire fonctionnel

29 La figure 3 localise les différents éléments du territoire construit par Bata en Moselle. À partir du paysage visible sur la figure 2 et de cette figure 3, l’ancienne ville-usine, correspondant au système territorial Bata (ou géosystème industriel), intégré dans un environnement très rural et agricole, est aisément identifiable. Le milieu rural a été privilégié ici pour l’implantation, comme dans beaucoup d’autres batavilles, afin de s’éloigner des villes et autres villes-usines, réputés foyers de contestation syndicale, sans pour autant trop se couper d’une main d’œuvre bon marché en raison d’un chômage local important (Schreiber 1934). Le site lui-même bénéficie donc d’axes de communications modernes, visibles sur les figures, aussi bien fluvial (canal de la Marne au Rhin) que ferroviaire (axe Bénestroff - Avricourt, branché, dans cette dernière commune, sur la voie Paris - Strasbourg).

30 Ce système est alors constitué de trois ensembles, l’ensemble industriel en rose, au sud sur la figure 3, véritable cœur de l’ensemble. Puis la partie habitat (en jaune), qui se décompose en trois : la vieille cité (construite entre 1932 et 1943, entièrement détruite en 1980) et la nouvelle cité, (1934 -1966). À ces deux blocs, constituant la « cité Bata », s’ajoute le quartier « Haut des Vignes » à l’ouest du géosystème. Ce lotissement est construit principalement pour les cadres à partir de la décennie 1960. L’utilisation des maisons est astreinte au fait de travailler pour Bata et exclut donc les retraités. Le règlement le spécifie : « Le droit d’utiliser l’appartement est lié avec l’emploi à l’usine. Avec la fin de l’emploi, le droit d’utilisation de l’habitat disparait »0 (Moravský zemskýarchiv,

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1937-39). Il y a donc, comme dans tout système paternaliste, un lien très fort entre l’usine et le logement. Des constructions sociales sont également réalisées, autour de la formation (centre de formation), des services et commerces (médecin, magasins, église, mais pas de cimetière), mais aussi de loisirs, autour du sport avec un stade de football, de basket, un gymnase et une piscine0. L’isolement rural de l’ensemble oblige ainsi l’entreprise à mettre en place un niveau de services très poussé mais c’est aussi, pour l’entreprise Bata, une façon d’assurer une paix civile, les conflits étant une menace pour la production. Enfin, relativisant l’isolement géographique, 20 lignes de bus sont mises en place pour transporter les personnels. En effet, dans les années 1970 par exemple, une majorité des travailleurs n’habitait pas à Bataville, où il y avait environ 1100 habitants (ouvriers et leurs familles), pour 2300 travailleurs sur le site industriel.

31 Le paysage de Bataville est donc bien celui d’une ville-usine, autour d’éléments économiques (concentration de la production de chaussures et d’emploi), sociaux (constructions sociales nombreuses) historiques et organisationnels (création ex-nihilo de l’ensemble, organisation du territoire par et pour la production), mais ni démographiques, ni politiques. En effet, le maximum démographique de Bataville est 1185 habitants en 1972 (bien moins que le seuil des 2000 habitants fixé par l’INSEE pour définir une commune urbaine), ni politique puisqu’il n’y a jamais eu de commune de Bataville et, bien qu’il y ait eu des demandes, avortées, de création communale effectuée au temps de l’apogée du système Bata (demande effectué en août 1934 par exemple). Une certaine union politique « indirecte » existait cependant autour de Bataville, car de nombreux maires de deux communes (Moussey et Réchicourt-le- Château), sur lesquelles la ville-usine s’étend, ont été des Batamen (surnom des employés Bata).

32 Avec le temps et surtout le déclin de l’entreprise, les liens entre cette dernière et la ville sont un peu moins exclusifs et, par exemple, les retraités peuvent certes rester à Bataville, mais principalement dans les logements qui n’appartiennent pas à Bata (le nouveau lotissement remplaçant une partie de la Vieille citée détruite et les trois blocs d’habitations nouvellement construits) et, plus rarement, dans les maisons qu’ils ont occupées en travaillant, notamment au haut des Vignes.

33 Par ailleurs, à une échelle plus large, le système territorial Bata de Bataville s’inscrit dans un réseau mondial de batavilles, villes-usines toutes créées par Bata, à l’organisation largement similaire.

B – Une insertion dans un réseau mondial

34 L’entreprise Bata constitue un empire réticulaire dès 1930 en construisant des centres de productions et de ventes dans différents pays d’Europe. Il s’agit ainsi d’éviter les taxes douanières et de profiter des empires coloniaux britannique, français et néerlandais, de manière à obtenir les matières premières à bas coûts (Munoz Sanz, 2015).

35 L’empire croit de manière importante en Europe jusqu’à la seconde guerre mondiale, mais la guerre, puis l’installation des régimes communistes, a pour conséquence la perte de l’ensemble de l’outil industriel à l’Est du rideau de fer. Parallèlement, Bata s’installe en Afrique, aux Amériques et en Asie. Enfin, à partir des années 1990, les villes-usines occidentales ferment une à une (sauf Batadorp).

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36 En France, Bata met en réseau trois usines distinctes : l’usine dite de Vernon à Saint- Marcel dans l’Eure, l’usine Marbot à Neuvic en Dordogne et l’usine dite d’Hellocourt (du nom de la ferme présente sur le site avant l’arrivée de Bata) à Moussey et Réchicourt- le-Château, qui donnera donc Bataville.

Figure 4 : Tableau des batavilles occidentales

Nombre d’habitants avant Année Ville Nom de Nom de la et après Date de d’achat importante Pays la commune l’implantation de fermeture du la plus bataville d’implantation Bata (aux dates de l’usine terrain proche de recensement les plus proches)

Moussey – 0 (1930) France Bataville Réchicourt-le- 1931 Nancy 75 km 2001 Château 985 (1953)

Zurich 72,9 Suisse Batapark Möhlin 1931 1990 km

Royaume- Bata Londres 45 East Tilbury 1932 2006 Uni factory km

usine 2502 (1900) Eindhoven 9 Pays-Bas Batadorp Best 1933 toujours en km 5510 (1940) production

États- Bata Baltimore Riverside 1930 2000 Unis Belcamp 49,88 km

Belleville Canada Batawa Quinte West 1931 1999 26,2 km

37 Le figure 4 permet d’apprécier la durée de vie des différentes batavilles occidentales mais aussi l’impact sur l’évolution démographique, systématiquement positive, du territoire d’accueil de ces structures productives Les différentes batavilles proposent, atour d’un géosystème industriel assez complet, des éléments communs, notamment au niveau du bâti, ce qui permet à coup sûr leur identification. Que ce soit le bâti industriel ou résidentiel, Bata a en effet exporté différents modèles de bâtiments et les a recopiés et adaptés en fonction du climat et de la population, créant ainsi un réseau homogène de villes-usines emblématiques, non fonctionnelles après la fermeture de l’usine ou, comme aux Pays-Bas, après son désengagement du système paternaliste.

C – Déclin, fermeture, doutes

38 À la fermeture, ce géosystème connait une transformation importante et doit se redéfinir sans Bata, mais pas forcément sans usine. Pour les villes-usines, le processus de deuil commence ; il est défini par M. Grossetti et al en 1998 pour l’aspect

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sociologique, tandis que le prisme géographique est défini par S. Edelblutte en 2014. Ces processus sont regroupés sur la figure 5.

Figure 5 : Les grandes phases de l’après-industrie

Les grandes Sociologie Géographie (territoire) Économie (site phases de la (populations) d’après d’après S.Edelblutte et M.- industriel) reconversion Grossetti et al., 1998 C. Doceul 2014

Phase 1 : crise Fermeture du site Incrédulité Inaction économique

Nécessité de Actions d’urgence Phase 2 : crise compenser Deuil (substitutions et multiforme rapidement la perte destructions) d’emploi

Phase 3 : gestion de Réflexion globale sur Action Redéveloppement territorial la crise l’avenir du site

39 L’incrédulité, première phase, est liée à la brutalité de la fermeture, décidée à Toronto (siège de l’entreprise) et marquant émotionnellement la population, car non négociée avec les syndicats qui reçoivent le plan social et son déroulé par courrier anonyme. Ainsi et de manière classique, un conflit social fort se met en place. Pour autant, les travailleurs restent attachés à l’image de l’entreprise. En effet, au plus fort du conflit, une pancarte brandie par des manifestants indique : « Bata revient, ils sont devenus fous ».

40 Pourtant, différents signes avant-coureurs étaient perceptibles, tant sur un plan territorial qu’économique. Le premier acte de désengagement de Bata du territoire correspond, dans les années 1980, à la destruction de la vielle citée. Les terrains sont vendus par l’entreprise, et l’office Habitations à Loyer Modéré (HLM) de Moselle (actuellement Moselis), construit trois blocs collectifs d’habitations, complétés par un lotissement ne suivant pas les règles de construction Bata. Au niveau économique, dès décembre 1973, le périodique de l’entreprise commence à indiquer une « conjoncture économico-politique très mouvementée ». Cette conjoncture est celle de la crise pétrolière et des difficultés monétaires de ces années-là. Bien plus et jusqu’à la fin, le mot du directeur dans le périodique de l’entreprise de fin d’année indique des difficultés de plus en plus grandes pour l’usine. Ainsi, et même si le message finit toujours sur une note d’espoir, les choses sont claires et sont exprimées : l’usine connait des difficultés et finit donc par fermer.

41 Bien plus qu’une usine qui ferme, à Bataville comme dans les autres villes-usines, il s’agit de la fin d’un système socio-économique. C’est particulièrement marqué dans un espace comme celui-ci où il n’y avait aucune autre activité économique que celles liées à l’entreprise. Les effets de la fermeture sur le territoire sont donc aussi immédiats que visibles : d’après la presse (France Info 2012 La crise vue de la Moselle : Réchicourt- Bataville, ville fantôme), 600 personnes quittent Bataville et, actuellement, il ne reste qu’environ 350 habitants dans l’ancienne ville-usine, alors que la capacité d’accueil est de 700 (Notre Atelier Commun, 2016).

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42 L’usine laisse derrière elle de nombreux équipements urbains, qui sont alors repris par les communes. Ces installations sont couteuses et, parallèlement, les capacités économiques des communes sont amputées. De plus, la vie semble quitter la désormais ancienne ville-usine : le bruit des ateliers laisse place au silence, le lien social entre les anciens Batamen et Batawomen et leur territoire se distend avec les déménagements de certains. Le silence est d’autant plus lourd qu’il est accentué par l’absence de centre urbain proche : le pôle urbain le plus proche est Sarrebourg à 25 km et ne possède que 12 363 habitants en 2014. À l’époque du fonctionnement de l’entreprise, l’isolement – initialement recherché par l’industriel – de Bataville était compensé par la ligne de chemin de fer, les liaisons fluviales et enfin un axe routier important, la Nationale 4 qui passe à 14 km. Mais, en 1986, la liaison ferroviaire est stoppée ; de plus, les berges du canal demandent de gros travaux et n’y passent plus que des plaisanciers. Ne reste alors que la liaison routière qui est en 2x2 voies, mais sans accès direct au site qui se trouve à 15 km de l’échangeur le plus proche.

III – L’après Bata : redévelopper un territoire isolé privé de son créateur

43 Les transitions entre les phases d’incrédulité (inaction) vers celle de deuil (urgence : destructions et substitutions), puis vers celle d’action (redéveloppement territorial) s’inscrivent dans un jeu complexe d’acteurs, de contraintes et d’opportunités qui rendent ces transitions peu fluides et par à-coups bien que s’inscrivant dans une tendance, un mouvement global, vers le redéveloppement territorial.

A – Les acteurs, leurs ressources et les contraintes

44 L’acteur principal, Bata, ayant disparu, les acteurs de l’après-Bata sont principalement publics, parfois associatifs ou plus rarement privés.

45 Contrairement à la règle générale évoquée en première partie, les bâtiments industriels, en raison de l‘isolement de l’ensemble et du faible enjeu foncier, n’ont pas été détruits à la fermeture et la réoccupation a pu se faire progressivement, même si de façon assez chaotique (voir plus loin). Le site industriel a donc été découpé à sa fermeture et il existe en 2018 au moins 6 propriétaires différents ; chaque propriétaire pouvant avoir une vision et une utilisation différentes de l’espace. Par exemple, une entreprise de logistique n’a pas les mêmes besoins et contraintes qu’une entreprise industrielle, qu’une entreprise d’archivage ou encore qu’un simple particulier désirant investir dans un bâtiment pour un faire un musée.

46 Parallèlement, les autorités municipales et supra communales ont aussi des ambitions pour ce site. Pour le Parc Naturel Régional de Lorraine, c’est la mise en place d’une activité centrée sur un commerce réservé aux artistes et une activité économique dans le traitement de la laine et une réflexion sur le bois. La communauté de communes, quant à elle, cherche à dynamiser le site avec des activités économiques et cherche à développer l’action touristique, non pas à l’échelle du site, mais à celle de l’ensemble de son périmètre (Sarrebourg Moselle-sud Mag’2, 2016).

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47 Enfin, certains habitants se sont organisés en association, comme la chaussure de Bataville, association loi 1901 créée en 2010, qui œuvre pour relancer des activités culturelles et de sauvegarde du patrimoine de l’usine Bata.

48 En appui à ces organisations œuvrant à l’avenir de Bataville se trouve aussi l’EPFL (Établissement Public Foncier Lorrain), organisme compétent dans l’ancienne région Lorraine pour la reconversion des sites industriels, missionné par la Communauté de Communes Sarrebourg Moselle-Sud (CCSMS) pour faire un diagnostic et aider à la prise de décision sur l’action à mener. De plus la CCSMS a missionné un cabinet d’étude dans l’idée de mettre en place un espace muséographique.

49 Chacun des acteurs présents à Bataville est autonome par rapport aux autres même s’ils sont en relation. Néanmoins dans le cas de Bataville, cette marge d’autonomie est limitée par les finances qui sont, dans la majorité des cas, publiques.

50 La méthodologie de Hassenteufel présentée dans la première partie, est utilisée ici pour comprendre comment les différentes ressources présentes sur le territoire sont dispersées entre les différents acteurs.

51 Les ressources matérielles sont très dispersées et sont possédées à la fois par la communauté de communes, les mairies, mais aussi par les propriétaires fonciers. Cependant, il n’y a pas sur le site d’acteurs ayant les ressources financières suffisantes pour mener à bien des actions importantes, ni d’institutions publiques ayant les finances pour porter un projet de redéveloppement complet.

52 La ressource du savoir est, quant à elle, détenue par des organismes tels que l’EPFL, mais aussi toutes les associations et groupes de chercheurs0 travaillant sur le site. L’EPFL a été réinvité sur le dossier durant le premier semestre 2018 pour un rendu au dernier trimestre 20180 après avoir déjà, en 2009, travaillé sur le site, notamment sur l’étude du sol.

53 La ressource politique est à la fois dans les mains des institutions publiques : mairies de Moussey et de Réchicourt-le-Château et intercommunalité, c’est-à-dire la CCSM). Or, cette communauté de 76 communes pour 46 671 habitants est un territoire majoritairement rural, avec ses propres objectifs et, qui plus est, plusieurs sites industriels en friches à gérer. Il y a donc un choix politique à faire, car tous ne peuvent pas être accompagnés en même temps, ou accompagnés tout court.

54 Les ressources sociales sont, comme les ressources politiques, à la fois dans la main des acteurs publics, mais aussi au niveau de la Chaussure de Bataville. Plusieurs éléments amènent à penser cela, puisque l’association est au cœur d’invitations prestigieuses (l’ambassadeur de la République Tchèque en 2018) ou de journalistes pour faire connaître Bataville. Enfin il existe de fortes personnalités, au cœur de réseaux, qui peuvent faire avancer (ou parfois freiner ?) le redéveloppement territorial de Bataville.

55 Les ressources temporelles renvoient à la capacité qu’a un acteur pour mobiliser la ressource temps dans l’élaboration de projets autour d’une action publique. Le maitre d’œuvre de l’action publique au sein de Bataville est la communauté de communes mais il est impossible aujourd’hui de savoir combien de temps et de ressources financières la communauté de communes est prête à investir.

56 La dispersion des ressources est un véritable frein. Car chaque action doit être faite en concertation avec les autres acteurs de manière à mettre en commun les ressources. Néanmoins, il est à noter qu’il y a des convergences des ressources autour de certains projets, par exemple dans le cadre de la création d’un musée, financé avec une base de

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fonds publics et qui correspond aux attentes de l’association la Chaussure de Bataville. La ressource sociale de la Chaussure de Bataville peut alors servir de vecteur pour faire connaitre l’endroit et l’insérer dans les circuits touristiques potentiels.

57 Les dernières difficultés sont directement issues du caractère rural et de l’isolement du site. En effet, le pôle urbain le plus proche est Sarrebourg, qui n’est pas un grand pôle urbain et est, de plus, éloigné du Sillon Lorrain et de ses poumons économiques, Nancy à 75 km et Metz à 97 km (fig. 1). La gare la plus proche est la gare d’Igney-Avricourt, à 7,2 km et l’accès vers un axe de communication routier majeur (RN4 à 2x2 voies) est à 15 km.

58 Cette ruralité et cet isolement sont des freins pour attirer de nouvelles activités économiques puisque les villes « sont des agglomérations, au sens de concentrations spatiales d’agents économiques » (Huriot, 2009). Et plus elles sont grandes, plus les acteurs économiques s’y concentrent. Ce qui entraine mécaniquement des difficultés supplémentaires pour les villes de plus faible importance pour attirer les acteurs économiques privés. Bataville n’échappe pas à cette logique discriminante, n’étant ni une ville, ni sur un axe de communication important.

B – Des actions ponctuelles en urgence

59 Ces jeux d’acteurs et les nombreux freins à une évolution rapide de la situation ont conduit à une phase de deuil particulièrement difficile à gérer, avec beaucoup d’actions d’urgence et peu pérennes, essentiellement sur le site industriel et non sur la bataville entière.

60 À la fermeture de l’usine en 2001, le liquidateur judiciaire de l’entreprise vend certains bâtiments à différentes entreprises (fig. 6). L’entreprise PAAM Investissement arrive sur le site dès la fermeture de 2001 et achète plusieurs bâtiments qu’elle loue à d’autres entreprises. Toujours en 2001, vient s’installer la société Hello SA, qui rachète deux bâtiments (bâtiment 13 et 14 en vert sur la figure 5). Cette entreprise travaille pour Bata en continuant à produire des chaussures. Elle est dirigée par un ancien bataman. Ce repreneur cesse cependant toute activité en 2003.

61 L’imprimerie Zaffagni, s’installe également en 2001, dans l’un des bâtiments repris par PAAM investissement. C’est là encore un bataman qui l’installe en utilisant les machines de l’imprimerie Bata. En 2002 se constitue l’entreprise Procal fabriquant des cartons de protection (en bleu) qui est actuellement l’entreprise qui centralise le plus d’emplois (une vingtaine) sur l’ancienne usine Bata. NTS (Nouvelle Technologie du Spectacle) spécialisé dans l’installation de scène et de gradin pour les spectacles s’installe en 2003, aidé par la communauté de communes du pays des Étangs via un loyer modéré0

62 Archiveco s’installe plus tard, en 2007, attirée par la taille des lieux, et prend place dans les bâtiments libérés par Hello SA. Enfin, une des dernières installations d’entreprise (2009) est LPDE logistique, spécialisé dans le stockage et transport de marchandise qui rachète le grand dépôt à PAAM investissement.

63 Enfin, la production de chaussure est toujours présente à Bataville, via l’entreprise Fox Loisir créée le 21 septembre 2017. Elle prend la place et le métier de Natura Boots entreprise créée en 2016 et actuellement en liquidation.

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Figure 6 : L’utilisation de l’ancien site industriel

64 Au total c’est une trentaine d’emplois qui sont présents sur le site, c’est-à-dire, et même si pratiquement tous les anciens bâtiments du site industriel sont occupés, beaucoup moins qu’à l’époque Bata. Cela reste donc un fort traumatisme pour la population, car la fin de Bata signifie plus que la fin d’une usine seule. C’est aussi la fin de la ville-usine fonctionnelle et donc la fin des ressources financières liées à l’entreprise et donc la fin de l’entretien des routes, des bâtiments résidentiels, aboutissant au départ d’habitants, ce qui entraine de nouvelles pertes de ressources et la nécessité d’une réflexion globale.

C – Une réflexion globale peu à peu mise en place

65 Dans cette troisième phase de l’après-Bata, les actions visant à redynamiser ce territoire changent de dimension et d’échelles (intégrant Bataville dans un territoire plus vaste) et se diversifient, tenant compte des ressources locales, mêlant de plus en plus économique, social et culturel et intégrant une problématique patrimoniale. On passe alors de la reconversion industrielle, à l’échelle du l’ancien site industriel seul, au redéveloppement territorial, à l’échelle de l’ancienne ville-usine dans son ensemble.

66 De très nombreux projets sont en cours et discutés (figure 7).

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Figure 7 : les projets à Bataville

67 Les projets liés au bois semblent particulièrement pertinents et ont l’avantage de conserver un caractère industriel à l’ancienne ville-usine née de l’industrie.

68 Ainsi, le Parc Naturel Régional de Lorraine (PNRL), sur une idée de l’Association La Chaussure Bataville (Notre Atelier Commun, 2016), a lancé une étude de faisabilité pour comptabiliser la ressource bois disponible au niveau du Parc. Le but de cette mission est à terme de constituer un pôle d’excellence sur le bois, c’est-à-dire un espace dédié à la création, et la production d’objets d’art, mais aussi de mobilier, le tout présent sur le site de Bataville et avec un rayonnement serait alors sur l’ensemble du périmètre du PNRL.

69 Par ailleurs, un autre projet, là aussi sur la ressource bois. La CCSMS travaille avec l’entreprise Weiss France à l’installation d’un prototype d’usine sur l’ancien site industriel Bata, utilisant certains déchets verts pour générer de l’énergie.

70 La mise en œuvre et la réussite de ces projets, garants du redéveloppement territorial, est liée à un regain d’attractivité du territoire. Celle-ci passe par un changement d’image de l’ancienne ville-usine et par l’acceptation de son passé industriel douloureux comme par le renforcement de sa forte identité locale. En effet, l’histoire industrielle de Bataville reste très présente sur le site. Par exemple, les grands bâtiments rouges de Bata sont des souvenirs bien solides qui marquent autant le territoire que l’esprit. Ces éléments construits puis abandonnés par l’entreprise deviennent donc des héritages et certains peuvent être considérés comme un futur patrimoine.

71 Le patrimoine est une ressource, qui, en fonction de la façon dont elle est exploitée, peut être importante et peut même être un vecteur de redéveloppement du territoire. Néanmoins c’est une ressource bien particulière. J.-P. Guérin (2001) déclare que « le patrimoine, parce qu’il se réfère aux héritages, crée la personnalité du territoire ». Cette dimension identitaire est importante. Elle doit être prise en compte,

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particulièrement dans le cadre de la désindustrialisation. Dans le cas de la ville-usine, l’ancienne usine fait donc partie de l’identité des habitants du territoire. Plus que faire partie de l’identité, elle reste, malgré sa fermeture et une fois passé la phase deuil et donc de déni, un point d’attache fort des habitants au territoire.

72 Or, à la fermeture en 2001, le caractère patrimonial de l’industrie n’est pas aussi bien accepté que celui d’autres réalisations civiles, religieuses ou militaires. Assurément, J.M. Leniaud (1992), cité par V. Veschambre en 2005, précise que l’industrie est un « domaine dans lequel il apparaît […] que le patrimoine ne va pas de soi » (p. 511). De plus lorsque l’industrie se situe en milieu rural sa reconnaissance est encore moins évidente, comme la définition ci-dessous l’illustre en ne mentionnant pas clairement l’industrie : le patrimoine rural est un ensemble « constitué tout à la fois d’éléments matériels et immatériels relevant de domaines aussi divers que l’histoire, les arts et la culture, le monde rural est aussi et tout d’abord patrimoine naturel constitué de sa faune et de sa flore, et des paysages qui l’enveloppent. À l’origine de notre identité commune, le patrimoine rural est d’une infinie richesse architecturale, culturelle, linguistique et folklorique. Il convient ainsi de conserver et de valoriser les produits du terroir, les techniques, les savoir-faire et les outils traditionnels, tout comme les dialectes, les chants, les danses, les musiques, et les contes. » (Conseil de l’Europe, 2003).

73 Néanmoins, l’industrie a existé (et existe toujours) en milieu rural et S. Edelblutte et J. Legrand (2012) indiquent plusieurs caractéristiques du patrimoine industriel en milieu rural et notamment une qui concerne directement Bataville : le manque de moyens qui, paradoxalement, permet une préservation de facto de l’ancien site industriel. En effet, il n’y a pas de pression foncière, donc moins de risques de destruction et de traitement rapide du site, toutes opérations qui coûtent cher. Par contre, il y a un risque de dégradation forte par abandon du bâti ce qui arrive aux bâtiments de l’usine Bata qui ne sont pas occupés, comme l’ancienne menuiserie (cf. figure 6).

74 Cette absence de pression foncière permet cependant d’éviter le rapport de force qui peut exister quand il y a une volonté politique de constituer un patrimoine. La constitution d’une aire de protection patrimoniale peut en effet gêner, ralentir ou stopper les actions immobilières, en fonction des règles qui régissent l’aire de protection.

75 Ici, les mairies de Moussey et de Réchicourt-le-Château ont pris en compte l’inscription aux monuments historiques (sous le label patrimoine du XXème siècle) en mettant dans les Plans Locaux d’Urbanisme (PLU) une large aire de protection patrimoniale incluant l’ensemble de l’ancien site industriel, et la nouvelle cité, entamant ainsi le travail de patrimonialisation.

76 Combiné à ses actions, la vie culturelle à Bataville est très présente, soutenue par les pouvoirs publics. Rien que pour le premier semestre de 2018, on peut noter : la visite de l’ambassadeur (20 mars 2018), puis du Premier ministre de République Tchèque (30 juin 2018). Parallèlement à ces visites très politiques, la Fabrique Autonomes des Acteurs a organisé un festival les 6-7 et 8 juillet 2018, mais aussi le congrès international des Fablab le 15 juillet 2018. Enfin, le passé n’est pas oublié car, lors du discours du Président de la CCSMS, le 30 juin 2018 pour accueillir le Premier Ministre Tchèque, le projet d’un espace mémoriel, probablement un musée est évoqué.

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77 Ces différents évènements permettent d’attirer du monde et de montrer à la fois aux politiques et aux habitants le potentiel du site. Ces évènements politico-culturels s’inscrivent dans la logique de redéveloppement du territoire, tournée vers la culture et l’avenir. Enfin, ces démarches sont essentielles car le patrimoine et la culture sont des vecteurs utilisés pour aider à la transition du territoire et donc à son redéveloppement.

Conclusion

78 Le système de la ville-usine Bataville a été très complet, il a marqué durablement le paysage, le territoire et les esprits. L’entreprise influençait alors l’ensemble de la vie des habitants et Bata était partout. Bataville est alors un système complet possédant zone résidentielle, école, gendarmerie, poste et, bien sûr, un centre productif. Réussissant un tour de force, celui d’avoir des logiques urbaines (centre de commandement, pouvoir économique des fonctions qui définissent les villes) sans l’être démographiquement. C’est justement la situation rurale, initialement recherchée, qui a obligé l’entreprise à mettre en place un haut niveau de service, notamment en matière de transport.

79 Mais, en 2001, après quelques années de déclin, tout s’arrête laissant un territoire qui doit se redéfinir, reconstituer ses logiques et s’adapter au XXIème siècle. Une des mutations essentielles pour cette ancienne ville-usine est politique, par son intégration dans une nouvelle communauté de communes, assez puissante, autour de Sarrebourg, et dépassant enfin la division communale initiale du territoire industrialo-urbain en deux communes (Moussey et Réchicourt-le-Château). Cette chance comporte aussi des questionnements car il est nécessaire à Bataville de s’adapter à de nouvelles centralités, et à entrer en concurrence, au sein de la CCSMS, avec des lieux qui sont aussi en reconversion.

80 Même si, à Bataville comme dans tous les territoires anciennement industrialisés, les trois phases identifiées dans le texte et les grandes logiques à l’œuvre (hésitation sur le patrimoine, élargissement spatial des actions, complexité du jeu des acteurs) se retrouvent, il n’existe pas de reconversion ou de redéveloppement type pour les villes- usines qui passent d’une phase à l’autre à des moments et selon des logiques différentes. Ici, le côté rural apporte ses spécificités, du fait de l’isolement et du manque de moyens financiers qui réduisent les choix d’actions et surtout retardent le processus.

81 L’isolement rural est donc à la fois la raison initiale du choix de ce site pour la fondation de Bataville et le principal frein à son redéveloppement. Ce paradoxe s’ajoute au fait que Bataville est un territoire particulièrement complexe à définir, surtout depuis le retrait de Bata. D’un territoire fonctionnel formant à la fois une ville-usine et une ville-entreprise particulièrement bien visible mais découpée politiquement, Bataville est devenue une agglomération post-industrielle en déclin démographique, toujours divisée en deux communes mais maintenant intégrées dans une vaste Communauté de Communes.

82 La problématique financière et l’isolement ne sont toujours pas réglés. Par contre la dispersion des ressources entre les acteurs est en phase d’être résolue via des projets foisonnants, combinant plusieurs acteurs, mutualisant donc leurs capacités et leurs ressources. La place de la mémoire est autant un frein qu’un vecteur pour la suite,

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puisqu’un d’un côté cela peut figer certaines situations immobilières mais, de l’autre, cela peut être un atout de redéveloppement autour d’une forte identité reconnue et valorisée. Il est donc utile de prendre compte le patrimoine pour maintenir un lien avec le passé, mais aussi dans le cadre de circuits touristiques dans le territoire.

83 Enfin, l’appartenance de Bataville à un ancien réseau mondial de villes du même type peut aussi être un atout. L'évolution de Bataville est en effet à mettre en parallèle avec les autres batavilles, car leurs différentes caractéristiques et évolutions post- industrielles peuvent révéler des potentialités à Bataville. À East Tilbury, par exemple, la reconversion de l’usine (The Bata Factory) a globalement été mise en place par le secteur privé, mais avec la présence d'une aire protégé. Comme pour Bataville, un seul acteur ne possède pas l'ensemble, mais ce n'est ici pas un problème, car tous les anciens bâtiments de l’usine sont réoccupés, le lieu est dynamique, profitant de la proximité de Londres. Möhlin en Suisse possède des caractéristiques proches de celle d'East Tilbury : propriété fractionnée, gestion par le privé, aire de protection patrimoniale, proximité urbaine, avec un redéveloppement combinant habitat et activités. Cependant, Batapark n'est qu'un quartier de Möhlin, ce qui change le sentiment d'appartenance mais aussi les possibilités d'emploi, puisqu’il y a d'autres zones d’activités sur la commune.

84 À propos de ce réseau, le président de la Chaussure de Bataville réfléchit à un dossier de candidature du réseau pour l’obtention du label patrimoine mondial de l'UNESCO, s’appuyant sur les similarités entre les batavilles et à l’instar des fortifications Vauban ou des réalisations de Le Corbusier, autres réseaux internationaux classés UNESCO. Cela permettrait de faire connaitre ce patrimoine exceptionnel et unique des batavilles, et d’intégrer au redéveloppement une logique touristique, vecteur de richesse pour les communes concernées.

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NOTES

0. Pour distinguer la famille et l’entreprise, une nuance orthographique est nécessaire, le nom de famille est orthographié, en tchèque, Bat’a (prononcer Batya) alors que l’entreprise se nomme Bata. Toujours dans les nuances orthographiques, Bataville avec un « B » majuscule renvoie à la ville-usine située en Moselle, alors que les batavilles, avec un « b » minuscule, désigne génériquement les villes-usines de Bata, quel que soit leur nom local. 0. Système conçu dans la sphère professionnelle, qui a pour but d’aussi régenter la sphère privée (avec des caisses maladie, des structures sociales ou l’accès à des résidences). L’industriel constitue ainsi un système qui remplace l’État. (Gueslin (1992). 0. En raison de la cohérence territoriale très forte de ces systèmes, certains géographes (Humbert, 1994 ; Edelblutte, 2003) utilisent le mot « Géosystème », dérivé de la géographie physique et des paysages (Géoconfluences). 0. Terme issu de l’archéologie afférent aux parchemins qui gardent trace des écrits anciens, imparfaitement effacés pour être réutilisés 0. Traduction du tchèque à l’anglais par Theresa Adamski, puis en français par Antoine Brichler. 0. La piscine était une fierté locale, car c’était la seconde piscine construite en Moselle après celle de Metz. 0. L’Université de Lorraine, par l’intermédiaire de son programme CPER (Contrat de Plan Etat- Région) - ARIANE, a financé le groupe chercheurs Batalab qui a effectué pendant 3 ans (2016-19) des recherches et des publications sur Bataville et l’aventure Bata en Moselle. Séminaire, colloque fin 2019 et publication en 2020 sont prévus. La présente recherche est effectuée en lien avec ce groupe. 0. Comité de Pilotage [COPIL] Bata du 14 décembre 2017.

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0. Entretiens avec le maire de Moussey et le 3e adjoint de Moussey (2017-2018).

RÉSUMÉS

Bataville (Moselle, France) est une de villes-usines du réseau Bata, industriel tchécoslovaque de la chaussure qui, dans les années 1930, a systématisé ces constructions dans de nombreux pays du monde (Allemagne, Royaume-Uni, Suisse, États-Unis, Canada, France, …). La ville-usine est donc aussi ici une company-town, totalement planifiée et contrôlée par l’entreprise, jusqu’à la fermeture de l’usine Bata en 2001. Si quelques nouvelles entreprises se partagent l’ancien site Bata, la ville-usine est désormais privée de son cœur économique, social, politique, culturel ; elle est orpheline de son créateur. Un nouveau territoire doit donc se reconstruire, tenant compte de caractéristiques particulières, telles que son grand isolement en milieu rural ou encore une faible coopération entre les différents acteurs territoriaux combinée à une dispersion des ressources (autant financières que foncières). Pour autant, de nombreux projets sont en cours de réflexion, voire en cours de réalisation dans l’ancienne ville-usine.

Bataville (Moselle, France) is one of the Bata’s “factory-towns” network. Bata was a Czechoslovakian shoe manufacturer, which had generalized, during the 1930’s, the building of very planned factory-towns in many countries in the World (Germany, United Kingdom, Switzerland, United States, Canada, France...). As wholly planned and controlled by a single company, these factory-towns can be seen as company towns too. In Bataville, the Bata factory closed in 2001. Nowadays, some new small companies are sharing the former industrial site, the factory-town lost its economic, social, politic, cultural heart, becoming an orphan of its creator. A new territory has to be rebuilt, regarding specific characteristics such as significant remoteness in a rural area, or a weak cooperation between the territorial stakeholders, combined with a dispersion of the financial means and the land resources. However, several projects are under consideration, even underway, in the former factory-town.

INDEX

Keywords : factory-town, company town, rural industry, industrial conversion, territorial redevelopment, industrial archaeology. Mots-clés : ville-usine, company town, industrie rurale, reconversion industrielle, redéveloppement territorial, patrimoine industriel

AUTEUR

ANTOINE BRICHLER Doctorant en géographie , LOTERR - centre de recherche en géographie, Université de Lorraine, Campus Lettres et Sciences Humaines, 23, boulevard Albert Ier, 54000 NANCY - [email protected]

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Saltaire, ville-usine modèle du Nord de l’Angleterre : un objet urbain à part entière entre permanence et mutation Saltaire, Model Factory Town of the North of England : an Urban Object Poised Between Permanence and Change Saltaire, Vorbild einer Fabrik-Stadt im Norden Englands : ein vollwertiges städtisches Objekt zwischen Beständigkeit und Veränderung

Aurore Caignet

Introduction

1 L’industrie textile a joué un rôle déterminant dans la révolution industrielle qui a transformé la Grande-Bretagne à partir des dernières décennies du XVIIIe siècle, et ses traces physiques demeurent encore nombreuses à ce jour. Saltaire, près de Bradford dans le Nord de l’Angleterre, est considérée comme l’un des fleurons du patrimoine industriel du pays. Elle est devenue un modèle de conservation mais aussi de renouveau initié par la réutilisation de son usine à la fin des années 1980. Développée entre 1853 et 1876, la ville-usine de Saltaire a été remarquablement bien préservée (UNESCO, 2001), ce qui explique qu’elle serve fréquemment d’exemple afin d’illustrer le développement de complexes industriels intégrés durant la période victorienne. Tandis que la paternité de Saltaire est attribuée à l’industriel Titus Salt, sa renaissance est largement assignable à Jonathan Silver, un entrepreneur local qui fera de l’usine un lieu de culture. La renommée de Salts Mill contribuera à la revitalisation de la ville-usine tout entière. La patrimonialisation de Saltaire – confirmée par une inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO – a nécessairement eu des répercussions sur le redéveloppement territorial, notamment en rapport avec l’agglomération dans laquelle cette ancienne ville industrielle s’inscrit.

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2 Cet article cherche à interroger la réinvention d’une ancienne ville-usine qui, en apparences, se distingue par la permanence de son patrimoine industriel inséré dans un environnement urbain aux tonalités rurales, et dont les mutations ont rendu possible une ouverture au tourisme en général, et de type culturel en particulier. Dans une première partie, nous présenterons l’origine de la création de Saltaire et ses particularités, ainsi que les mesures de conservation qui indiquent une reconnaissance – progressive mais ambivalente – de son patrimoine industriel. Ensuite, nous nous intéresserons à la période ayant suivi la reconversion du complexe de production industrielle qui a engendré la revitalisation de la ville-usine. Il conviendra d’examiner la mise en valeur du patrimoine industriel et les effets de l’incorporation de la dimension culturelle sur l’identité industrielle, et ce à l’échelle de l’usine et de son secteur d’implantation, ainsi que de souligner l’interaction réciproque entre Saltaire et Bradford. Enfin nous examinerons les enjeux liés à l’inscription de Saltaire à l’UNESCO en termes de régénération, de renversement d’image et de développement touristique, mais aussi le rôle de garde-fou joué par l’UNESCO, le tout pour mettre en évidence les résultats mitigés issus de l’accession de cette ville-usine au plus haut niveau de distinction patrimoniale.

I. Saltaire : genèse d’une ville-usine créée ex nihilo

A. Une organisation structurée du tissu urbain

3 Saltaire doit son nom à une fusion : celle du nom de Titus Salt, l’industriel qui l’a inventée, et de la rivière Aire, qui la traverse. Titus Salt sera le commanditaire d’une première usine, appelée Salts Mill, et d’une deuxième construite quelques années plus tard qu’il baptisera New Mill. Elles se dressent ainsi de part et d’autre du canal de Leeds-Liverpool, l’usine de New Mill étant bordée par le canal au sud et la rivière au nord.

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Figure 1 : New Mill et Salt Mill vus depuis le canal et son chemin de halage

Initialement utilisé pour le transport de marchandises, le canal de Leeds-Liverpool à Saltaire est ponctuellement emprunté par des péniches effectuant des croisières fluviales. Il est ici dominé par la cheminée de New Mill, une tour carrée surmontée d’une lanterne à l’apparence de campanile. Source : A. Caignet, 2015

4 Salt fera également ériger des bâtiments publics et des maisons dont la qualité architecturale n’a rien à envier à celle des usines (Palmer, Neaverson, 1994). Cet ensemble industrialo-urbain de vingt hectares s’insère dans un cadre naturel, entouré de collines et agrémenté d’une rivière, d’où l’impression que Saltaire s’apparente davantage à un village textile « modèle », issu du développement de principes paternalistes avancés, qu’à une ville. Salt avait ainsi eu l’idée d’établir l’activité industrielle de ses usines de Bradford dans un seul complexe situé en périphérie, à environ cinq kilomètres de la grande ville industrielle, où les ouvriers allaient vivre non plus dans des taudis insalubres mais dans des habitations décentes, « le tout formant un parfait géosystème industriel et, au-delà, une ville-usine qui gravite autour des 3000 à 4000 employés de l’usine » (Edelblutte, 2009, p. 243). Au XIXe siècle, les équipements sociaux des collectivités locales étaient encore peu développés, d’où la nécessité pour Salt de faire construire les logements ainsi que les infrastructures – religieuses, d’éducation, ou encore de loisirs – nécessaires à l’existence de familles d’ouvriers (Edelblutte, 2014). Cela avait à la fois l’avantage de rendre la ville-usine autonome et d’assurer à son commanditaire un contrôle permanent sur sa main d’œuvre (Del Biondo, Edelblutte, 2016). La symbiose entre le site de production et l’habitat ouvrier y était donc totale.

5 La disposition des rues en damier ne ressemble en rien aux villages industriels qui parsèment les flancs des collines de la chaîne des Pennines, le paysage de Saltaire se démarquant par son aspect particulièrement ordonné. Saltaire correspond en ce sens à ce que Simon Edelblutte appelle la « ville-usine programmée » (Edelblutte, 2010, p.

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356) ; elle reflète en effet une conception reposant sur une approche globale planifiée et régulée de la croissance urbaine. Saltaire est donc représentative d’une étape importante dans le développement de l’urbanisme moderne : issu d’une création ex nihilo à partir d’une planification précise, son tissu urbain n’est pas anarchique mais, bien au contraire, structuré et polarisé autour de l’usine (Edelblutte, 2010). Par ailleurs, le complexe industriel composé de New Mill et Salt Mill fabrique des tissus exclusivement pour l’entreprise Salts (Saltaire) Ltd, comme cela est souvent le cas dans les « villes-usines planifiées » (Del Biondo, Edelblutte, 2016, p. 473).

B. Effets du déclin et de la fermeture du site de production

6 Après une alternance de périodes de croissance et de déclin au XXe siècle, la fermeture définitive de Salts Mill prendra effet en 1986, après 133 années de production textile (Bradford Historical and Antiquarian Society, 1987). La phase terminale de l’activité industrielle au début des années 1980 allait avoir des répercussions sur la totalité de la ville-usine, ce qui se traduira par exemple un nombre conséquent d’édifices devenus partiellement ou totalement inoccupés à mesure que le délitement du complexe industriel devenait réalité (UNESCO, 2001). L’identité de la ville-usine étant alors associée à sa vocation industrielle, « un vide fonctionnel » (Edelblutte, 2009, p. 162) s’est créé au moment de la fermeture de l’usine. Avec la disparition de sa principale source d'emploi, la ville-usine se retrouve dans un flou existentiel et son « paysage est donc privé de son élément moteur le plus visible » (Del Biondo, Edelblutte, 2016, p. 476). Le devenir de l’usine, considérée comme « la pièce maitresse – la raison d’être, en effet – du village modèle connu dans le monde entier de Sir Titus Salt » (Powell, 1987), allait devenir une vraie source d’inquiétude pour les habitants de Saltaire ainsi que pour les spécialistes en archéologie industrielle (Powell, 1986). Par conséquent, une partie des habitants tournera la page en partant en quête d’un nouvel emploi dans l’agglomération, ce qui entraînera un déclin démographique tel que bon nombre de maisons et de commerces allaient rester vacants plusieurs années durant.

C. Mesures de protection d’un paysage urbain à part entière

7 En supplément de leur inclusion dans une zone de conservation désignée dès 1971, en 1985 – avant même la fermeture de l’usine – les édifices individuels et groupes de maisons seront classés pour leur intérêt architectural ou historique particulier, un statut particulier confirmant qu’ils étaient restés substantiellement intacts, tout en garantissant une protection particulière afin d’éviter toute altération intentionnelle (UNESCO, 2001). A cette époque, l’idée de conserver un ensemble urbain entier n’était pas encore tout à fait répandue, contrairement aux paysages naturels. Ainsi, selon le Conseil de l’Europe, « il arrivait que l’on prenne en considération le « paysage urbain » dans lequel s’insérait tel ou tel bâtiment – pourquoi sauver un bâtiment si son environnement n’est pas préservé ? – mais cela demeurait l’exception et non la règle » (Conseil de l’Europe, 2009, p. 16).

8 Durant les années 1990, des travaux seront toutefois réalisés par des propriétaires sur une cinquantaine de maisons classées sans qu’une autorisation préalable n’ait été fournie, donnant lieu à l’apparition de nouvelles fenêtres et portes dont l’apparence moderne était en décalage avec le caractère victorien de Saltaire (Lewis, 1999). Il n’y aura toutefois que peu d’ajouts architecturaux, l’ensemble étant resté

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exceptionnellement homogène : au total, seul 1% des édifices construits durant la seconde moitié du XIXe siècle ont été détruits, tandis que le plan en damier et les bâtiments de Saltaire sont majoritairement dans un parfait état de préservation, notamment au moment de son inscription sur la liste de l’UNESCO en 2001 (Thornton, 2014). Cette reconnaissance patrimoniale reflète l’élargissement spatial de la notion de patrimoine ayant permis d’y inclure des paysages – et non simplement quelques édifices individuels (Edelblutte, 2009) – l’ensemble urbain de Saltaire étant un parfait exemple de « […] paysage industriel entier […] relativement intact et inaltéré par des intrusions étrangères » (Binney, Fitzgerald, Langenbach, Powell, 1978, p. 5). La cohérence de Saltaire n’a donc pas été sacrifiée, et les mesures prises en matière de conservation ont pu garantir la pérennité d’une ville-usine dont le paysage est constitué d’un tissu urbain relativement dense mais juxtaposé à un environnement rural assez bien préservé et mis en valeur.

D. Réévaluation du patrimoine industriel: une représentation spatiale en demi-teinte

9 Bien que Saltaire soit parvenue à conserver son intégrité jusqu’au début du XXe siècle, les actes de vandalisme constatés sur New Mill dans les années 1980, et le manque de respect à l’égard de restrictions imposées par le classement des différents bâtiments, sont autant d’éléments qui témoignent d’un manque de reconnaissance de l’importance, voire de l’exceptionnalité, de ce patrimoine. Les vestiges industriels représentent un symbole ambivalent, celui d’un passé industriel glorieux reposant toutefois sur des inégalités sociales et un dur labeur, ainsi qu’un déclin économique douloureux pouvant être perçu comme un échec collectif (Veschambre, 2014). L’association Saltaire Village Society, créée en1984, cherchera – entres autres tâches – à promouvoir le patrimoine de Saltaire, afin de faire naître ou renaître un sentiment de fierté chez les habitants à l’égard d’un environnement historique d’exception (Saltaire Village Society, 1984). Or, à cette période, l’ambivalence est de mise vis-à-vis de la mémoire rattachée à l’usine, laquelle a parfois marqué plusieurs générations d’une même lignée d’ouvriers (Myers, 1986). Il semblerait qu’un « processus de deuil » (Strangleman, 2013, p. 28) soit d’abord nécessaire aux habitants avant d’engager une véritable phase de reconversion qui permettrait de rebondir après une phase d’attente et d’incertitudes plus ou moins longue. Si le bâti industriel peut avoir tendance à être mal accepté, voire considéré comme étant « une dépréciation du paysage » (Luxembourg, 2013, p. 3), celui de Saltaire n’était pas nécessairement perçu négativement, en raison de son architecture italianisante donnant une allure de palais aux usines de New Mill et Salt Mill.

10 En attendant de mettre en œuvre une opération de reconversion visant à « refuser la mort » (Luxembourg, 2013, p. 2) de l’ensemble urbain et de voir l’impact positif de cette dernière sur l’environnement urbain, il importait d’engager « un processus de reconnaissance » (Veschambre, 2005, p. 12) via une mise en patrimoine des vestiges de l’industrie. Qui plus est, alors même que des éléments du paysage des villes-usines sont, dans certains cas, rapidement et intentionnellement effacés ou éliminés au moment de la désindustrialisation, les bâtiments industriels alors obsolètes de Saltaire n’ont pas subi le même sort. Le caractère industriel de son paysage ne s’en est donc pas retrouvé altéré. Il sera ensuite question de mettre en valeur l’identité inextricablement industrielle de la ville-usine, laquelle possède, pour reprendre les mots de Corinne

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Luxembourg, « […] une identité qui se territorialise sur l’espace public […] » (Luxembourg, 2013, p. 13). Cependant, il convenait avant toute chose de contrer l’image négative d’une ville-usine en déclin en évitant la dégradation du bâti – qui résulte, en partie, de l’inaction – car cela décourage des investisseurs potentiels et peut compromettre une réutilisation des bâtiments vacants et une reconversion économique qui, elle seule, permettrait de modifier une représentation spatiale négative (Edelblutte, 2009). La réutilisation du complexe industriel s’imposera comme ultime solution revitalisante, même si d’autres aspects rentreront également en ligne de compte.

II. 1987-2017 : la réutilisation de Salts Mill comme catalyseur du renouveau de Saltaire

A. Redynamiser en reconnectant: la question de l’urbanité

11 Avant que l’usine ne ferme définitivement ses portes, l’association Saltaire Village Society tentera de freiner le déclin de Saltaire en militant pour la réouverture de la gare, laquelle avait été fermée dès 1965, mettant à mal l’accessibilité du site (le canal et la rivière ne permettant pas de palier à l’isolation provoquée par l’inutilisation de la voie ferrée). Sa réouverture en 1984 contribuera à redynamiser Saltaire en améliorant son accès et sa connectivité, et en permettant alors à ses résidents de vivre à Saltaire tout en ayant la possibilité d’aller travailler à Bradford et à Leeds sans utiliser la voiture.

Figure 2 : Voie de chemin de fer et église de Saltaire

La ligne ferroviaire permet aux habitants de faire la navette entre Saltaire et leur lieu de travail. En arrière-plan se dresse une ancienne église congrégationaliste datant de la fin des années 1850 ; elle fut construite, à la demande de Titus Salt, en face du complexe industriel, à proximité du canal. Source : A. Caignet, 2015

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12 La survie de l’ancienne ville-usine, qui dépend notamment du maintien de sa population devenue mobile pour profiter des perspectives d’emploi offertes dans les grandes agglomérations environnantes (Del Biondo, Edelblutte, 2016), allait aussi reposer sur la subsistance de son caractère urbain, lequel sera accentué par le phénomène de périurbanisation. Si Saltaire et Shipley constituent deux entités urbaines distinctes au sein de l’agglomération de Bradford, la limite entre les deux localités en continuité urbaine ne se distingue que par leurs différences architecturales. En effet, en devenant un « metropolitan district » en 1974, Bradford s’est agrandie grâce à l’absorption de villes et villages alentours, dont Saltaire (Russell, 2003). S’il peut en résulter une « dépendance inédite de l’ancienne ville-usine vis-à-vis de la grande agglomération voisine » (Edelblutte, 2010, p. 363) accentuée par la disparition des emplois autrefois fournis par l’industrie textile, c’est peut-être davantage une relation d’interdépendance qui s’est établie entre Saltaire et Bradford. Cette dernière doit effectivement en grande partie son entrée dans l’économie du tourisme à l’existence de Saltaire et de son patrimoine industriel remarquable.

13 L’amélioration de l’accessibilité permet ainsi à un espace industriel fonctionnant autrefois davantage en vase clos (Gasnier, 2012) d’être redynamisé : petit à petit, les anciens logements ouvriers, ainsi que les bâtiments économiques et sociaux, seront tous de nouveau occupés, notamment une fois le devenir du site de production assuré (Edelblutte, 2009). Aujourd’hui, cette unité compacte a gardé son urbanité tout en s’apparentant, dans une certaine mesure, à ce que l’on pourrait appeler un ancien « village-usine », notamment en raison de sa petite taille et de l’environnement qui l’entoure. Ainsi, sur une même page du document officiel relatif à l’inscription à l’UNESCO, Saltaire est qualifiée tour à tour de ville industrielle (« mid 19th century industrial town ») et de village industriel (« industrial village of the second half of the 19th century ») (UNESCO, 2001, p. 1). On y trouve un espace central, faisant office de centre- ville, Saltaire étant traversée par l’artère principale qu’est Victoria Road – sur laquelle s’égrènent à nouveau de multiples commerces, de part et d’autre de Victoria Hall et Shipley College – qui mène à l’église, à la gare, et enfin, au grand parc public, en passant par l’ancien complexe industriel. Il semblerait donc que la désindustrialisation n’ait eu qu’un impact limité sur l’urbanisme fonctionnaliste de la ville-usine, en ne conduisant pas « à la perte de tous les avantages liés à la fonction de centralité, à celle d’espace public, à ce qui fait la ville » (Luxembourg, 2013, p. 7).

14 En revanche, se pose la question de l’adaptation du système de circulation de la ville- usine à des circonstances et des besoins nouveaux, ce qui peut passer par une révision du réseau routier (Edelblutte, 2010), sauf lorsque les propositions sont incompatibles avec la préservation du paysage historique comme celui de Saltaire. Un projet de construction d’une route fera ainsi polémique en raison des effets potentiellement dévastateurs que sa création engendrerait : Saltaire aurait été coupée de son parc paysager, ou bien amputée d’une vingtaine de maisons classées le long d’Albert Terrace, une zone adjacente à la voie de chemin de fer (Powell, 1984). Or, il n’était pas question que la renaissance de Saltaire se fasse au détriment de son cadre rural, de son patrimoine bâti et de son organisation spatiale, le tout contribuant à son caractère idiosyncratique, mi-rural mi-urbain. Une fois le projet abandonné face à l’expression d’une vive opposition, le climat d’incertitudes persistera, jusqu’en 1987, en relation cette fois avec la réutilisation du cœur historique de Saltaire, à savoir son usine.

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B. Reconversion : intégrer et mettre en valeur la dimension patrimoniale à des fins de revitalisation territoriale

15 Divers projets de reconversions muséales verront le jour, l’idée étant de parvenir à faire de Saltaire un « prototype » de renouveau basé sur la conservation, la culture, mais aussi le tourisme (Binney, Powell, Linstrum, 1986). Une reconversion implique une réutilisation basée sur une nouvelle activité, d’où la nécessité de requalifier et de réaménager le site concerné (Edelblutte, 2008). Un rapport de SAVE Britain’s Heritage évoquait par exemple la possibilité de transférer à Salts Mill – sa nouvelle appellation – le musée industriel de Bradford jusqu’alors établi dans une ancienne filature soit disant « très ordinaire et non classée » (Binney, Powell, Linstrum, 1986). Or, la transformation d’une usine désaffectée en un musée industriel ne peut être envisagée comme une solution miracle de manière systématique, parce qu’elle conduirait trop souvent à des échecs (Bergeron, 2016). La quantité de sites industriels laissés à l’abandon rendrait une telle mise en patrimoine irréalisable ni même souhaitable. Il sera également question de la reconversion muséale de l’usine en tant que Centre National du Patrimoine – dont le coût était alors estimé à quinze millions de livres sterling – axé sur l’histoire sociale et industrielle, ainsi que d’un réaménagement plus multifonctionnel consistant à transformer Salts Mill en espace de loisirs et de commerces comportant des boutiques d’artisanat et des espaces de restauration (Greenwood, 1987). Les propositions de muséalisation seront finalement abandonnées les unes après les autres, peut-être pour ne pas tomber dans le piège de la dilution du produit patrimonial en créant, par exemple, un énième musée industriel.

16 La question de la viabilité économique d’une réutilisation se pose nécessairement, et il est légitime d’examiner les avantages économiques pouvant découler d’une mise en tourisme : aussi, des membres du Parlement réunis au sein d’un comité gouvernemental – Environment Select Committee – jugeaient, à la fin de l’année 1986, que Salts Mill avait les atouts nécessaires pour faire partie des attractions touristiques les plus convoitées de Grande-Bretagne, et que son pouvoir d’attractivité était pourtant resté totalement inexploité (T&A, 1987). La muséalisation de Salts Mill n’aura finalement pas lieu et une approche revenant à « réintroduire un monument désaffecté dans le circuit des usages vivants, à l’arracher à un destin muséal […] » (Choay, 1992, p. 163) sera adoptée par l’homme d’affaires Jonathan Silver. Faute d’avoir réussi à convenir d’un accord avec la municipalité de Bradford concernant la reprise, par le secteur public, du complexe industriel, celui-ci sera revendu à Salts Estates Limited, entreprise détenue par Silver. Ce passionné d’art originaire de Bradford avait l’intention d’ouvrir une galerie d’art et d’y exposer les œuvres de son ami David Hockney, d’où le réemploi à visée culturelle d’une partie de l’aile sud et l’absence d’interventions structurelles majeures dans le bâtiment.

C. Une réutilisation multifonctionnelle de l’usine

17 La réutilisation de Salts Mill n’a pas découlé d’une volonté de lui attribuer une nouvelle fonction unique. Bien que le projet le plus documenté, le plus visité et le plus admiré ait consisté en la régénération culturelle du bâtiment, celui-ci a aussi été réutilisé pour des opérations commerciales de type industrielles basées sur la haute technologie. Spécialisée dans la fabrication d’équipements technologiques, l’entreprise Pace Micro

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Technology, s’établira dans l’un des bâtiments de Salts Mill à partir de 1990 (UNESCO, 2001). A partir de 1993, l’entreprise investira l’ancienne salle de tissage pour y installer une ligne de fabrication1. Un an plus tard, en 1994, Pace se retrouvait à la tête d’environ 900 employés grâce à l’explosion du marché des hautes technologies relatives aux satellites, modems et décodeurs télévisuels2.

18 Si renouveau urbain, changement d’image et construction d’un équipement culturel majeur vont souvent de paire (Bailoni, 2014), dans le cas de Saltaire, ce n’est pas un nouvel édifice mais un Salts Mill réinventé qui devra endosser le rôle de « porte- drapeau » (Guinand, 2015, p. 99). La renaissance culturelle de Salts Mill débutera en novembre 1987 avec l’ouverture d’une galerie d’art baptisée « 1853 Gallery », en référence à la date d’inauguration de l’usine. Cette réinterprétation culturelle a reposé sur un programme de rénovation et de conservation étudié afin d’éviter toute conséquence préjudiciable vis-à-vis de l’architecture, de la structure, ou encore des matériaux originaux ; ainsi, outre le retrait de la plupart des machines, il y aura assez peu de répercussions sur la valeur historique du site à la fois en tant qu’édifice individuel et comme élément constitutif d’un ensemble patrimonial (Thornton, 2014). Non seulement la création d’espaces d’exposition présentait l’avantage de garder des espaces décloisonnés caractérisés par des rangées impressionnantes de colonnes, mais elle permettait aussi de susciter la curiosité des médias, d’attirer l’attention de visiteurs, et de modifier la façon dont l’ancien vestige industriel était perçu, y compris par d’éventuels futurs partenaires commerciaux.

D. Régénération par la culture : effets sur l’identité industrielle du lieu

19 S’il n’y a pas de gommage délibéré de l’ancien usage industrielle de l’usine, Salts Mill ne sera pas restauré dans l’objectif de lui redonner son aspect d’origine, une pratique qui, selon Emmanuelle Real, « exprime de la manière la plus exacerbée le caractère fétiche du patrimoine en le déconnectant du contexte actuel et en privilégiant la forme à l’usage » (Real, 2015, p. 9). La priorité sera donc donnée à une réutilisation qui pourrait être motrice dans le processus de redynamisation territoriale, d’où l’accent sur une reconversion axée en partie sur la culture (Lusso, 2010). Ce phénomène était encore relativement nouveau à la fin des années 1980, et dans la même veine que l’édification de grands équipements culturels contemporains catalyseurs de renouveau urbain (Bailoni, 2014), la dominante culturelle de la réutilisation de l’aile sud de Salts Mill servira à faire de l’ancienne usine un symbole efficace de renaissance. De plus, l’incorporation d’une dimension culturelle a aussi la capacité à modifier la perception et l’image de l’ancienne ville-usine (Tallon, 2010).

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Figure 3 : Cheminée et façade sud de Salts Mill

Cette partie du bâtiment dotée de soixante baies est agrémentée de deux tours carrées symétriques. En étant adjacente à la voie de chemin de fer, l’usine pouvait profiter d’une publicité certaine auprès des voyageurs. Source : A. Caignet, 2015

20 Une telle mutation en termes d’usage et donc d’image n’est pas sans incidence sur l’identité industrielle ayant jusqu’alors caractérisé Saltaire. A l’intérieur de Salts Mill, certaines des salles de production industrielle ont dû être malgré tout divisées afin d’y créer plusieurs pièces et de faciliter une réincarnation qui soit économiquement viable. S’y établiront, en complément de la galerie d’art existante, des magasins de vente de livres et d’arts créatifs, et des espaces de restauration. Cette diversification des usages contribuera fortement à l’accroissement du nombre de visites touristiques et à l’amélioration de l’image du vestige industriel.

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Figure 4 : l’espace librairie de Salts Mill dans l’ancienne salle de filature

Cet espace de production textile a été reconverti en lieu de consommation culturelle, où il est encore possible, néanmoins, de deviner l’activité initiale du bâtiment. Source : A. Caignet, 2015

21 Indirectement, cette forme de tourisme à multiples facettes fera la renommée de Salts Mill, ce qui aura pour conséquence une hausse des prix de l’immobilier dans la zone de conservation, chose inimaginable dans les années 1980 (Select Committee, 2004). Qui plus est, la rénovation de New Mill débutée en 1992 aboutira à une reconversion résidentielle, laquelle induira non seulement la démolition de bâtiments moins anciens pour permettre la création d’un parking, mais aussi le cloisonnement des étages de l’usine afin d’y créer à la fois des bureaux – qui seront occupés par les autorités sanitaires de Bradford – et des appartements de haut standing (Thornton, 2014). La communauté qui vit désormais à Saltaire est en décalage avec l’identité ouvrière qui la caractérisait jusqu’à la fin du XXe siècle ; suite au classement et à la restauration des maisons, un processus de gentrification s’est matérialisé à partir des années 1990 et a contribué à modifier la composition démographique du village (Haughton, 2010).

22 Si des traces de l’ancienne activité industrielle de l’usine subsistent et sont disséminées dans l’espace de vente où se confrontent des représentations artistiques, des sculptures et des éléments industriels, ces derniers sont néanmoins présentés comme s’ils étaient eux-mêmes des œuvres d’art. Le dialogue entre art et machines y est toutefois nettement moins poussé que dans l’ancienne centrale électrique Montemartini dans le quartier d’Ostiense à Rome, laquelle abrite des statues antiques du musée du Capitole. Mais malgré la présence d’artefacts qui signale une mise en valeur du patrimoine industriel textile de Salts Mill, leur signification a toutefois changé et leur fonction est devenue obscure. Leur présence semble incongrue alors qu’ils n’appartiennent à aucun autre lieu. Il semble donc y avoir une crise identitaire.

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Figures 5 et 6 : Machines et œuvres d’art à Salts Mill, Angleterre et centrale Montemartini, Italie

Cette galerie d’art située dans l’aile sud de Salts Mill est propice à susciter l’intérêt des amateurs d’art, d’architecture industrielle et de machines anciennes.

Fermée à la fin des années 1960, la centrale Montemartini a été réutilisée comme lieu d’exposition au milieu des années 1990. La Salle des Machines contient des moteurs diesel inaugurés en 1933, devant lesquels sont alignées des sculptures en marbre héritées de l’Antiquité. Sources : A. Caignet, 2015 et 2017

23 Le changement d’usage du complexe industriel, à savoir sa reconversion culturelle et résidentielle, et l’effacement progressif de son passé industriel, auront été vecteurs de la métamorphose sociale et identitaire de Saltaire, dont la communauté a été impactée par le processus de revitalisation. Comme l’explique la géographe Corinne Luxembourg, « le changement de fonction de l’édifice entraîne la modification du regard et de sa

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perception par la population. […]. Ce sentiment est amplifié lorsque le bâtiment industriel, comme parfois les quartiers ouvriers, sont gentrifiés au point de n’avoir plus que très peu de rapports avec son identité première » (Luxembourg, 2013, p. 13).

III. Inscription de Saltaire au patrimoine mondial de l’UNESCO : résultats mitigés

A. Une ville-usine vivante, preuve d’une patrimonialisation limitée

24 L’aménagement et l’architecture de Saltaire – qui ont exercé une influence sur le développement du mouvement des cités-jardins – expliquent son inscription à l’UNESCO en vertu de la valeur universelle exceptionnelle de cette ville-usine construite ex nihilo durant la seconde moitié du XIX e siècle (UNESCO, 2001). Cette officialisation de Saltaire comme objet patrimonial d’exception n’a pas induit « une mise sous cloche » (Del Biondo, Edelblutte, 2016, p. 478) de cet ensemble urbain. Celui-ci abrite toujours une communauté vivante, qui y vit et, parfois, y travaille. Si Helen Thornton, actuelle « World Heritage Site Officer », ne s’oppose pas à l’idée de créer un jour, si l’opportunité se présente, un centre d’interprétation, elle se félicite du fait que Saltaire n’ait pas été muséifié et que la conservation du village n’a pas compromis l’existence d’une communauté qui puisse à la fois être moderne et fidèle à son patrimoine3.

B. Tourisme culturel et changement d’image: conséquences d’une revitalisation urbaine centrée sur la culture

25 Selon De Silvey et Edensor, « les milieux patrimoniaux, à cause de la compétition accrue avec les autres attractions touristiques […] et le besoin d’être viable, doivent rendre le ‘spectacle’ plus intéressant et plus attrayant » (De Silvey, Edensor, 2013, p. 221). Cependant, l’attraction de visiteurs à Saltaire dépend presque exclusivement des activités proposées dans l’usine reconvertie – et du renouvellement des expositions dédiées à l’artiste David Hockney – ainsi que de manifestations culturelles ponctuelles. En effet, sont organisés des évènements annuels comme Saltaire Festival, un festival inauguré en 2003 à l’occasion du 150e anniversaire de l’ouverture de Salts Mill et qui célébrait en septembre 2017 les trente ans de reconversion de l’usine4, ou encore le Saltaire World Heritage Weekend en avril. Cette « festivalisation de la culture » (Lusso, 2010, p. 9) a non seulement pour mission de rendre l’ancienne ville-usine attractive et dynamique, mais aussi d’encourager des visites propices à promouvoir Saltaire – et par extension Bradford – en tant que destination de choix pour le tourisme culturel.

26 En dépit de son inscription à l’UNESCO et du développement de l’activité touristique, l’histoire de Saltaire n’a pas été institutionnalisée en tant que telle, ce qui est en outre signalé par l’absence d’un musée dédié à son passé industriel. Si la commodification à but touristique des sites industriels (Storm, 2008) est souvent une réalité pouvant découler sur une manipulation et marchandisation de l’histoire, elle contribue néanmoins à améliorer, voire à renverser, l’image négative de ces sites et des espaces dans lesquels ils s’inscrivent (De Silvey, Edensor, 2013). Depuis la reconversion de Salts Mill commencée en 1987, ce vestige industriel devenu lieu culturel est à la fois au cœur de la reconstruction identitaire de Saltaire, de même qu’il demeure l’un des supports

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privilégiés utilisés pour redorer l’image de Bradford, et constitue une ressource pour l’économie locale grâce aux flux touristiques renforcés par l’élévation au rang de patrimoine mondial. On peut imaginer que sans cette protection supplémentaire se traduisant par une conservation patrimoniale plus stricte et ce « label de qualité », le tourisme culturel ne se serait peut-être pas autant développé et l’activité économique issue de cette nouvelle industrie à Saltaire, et dans toute l’agglomération, aurait été moindre.

C. Universalisation et désappropriation du patrimoine industriel

27 Ce label constitue, dans une certaine mesure, une forme d’intervention politique visant à officialiser l’exceptionnalité du paysage industriel, mais aussi à mobiliser la communauté qui y vit autour de sa commémoration. Cela revient à tenter de rendre collective, voire universelle, une mémoire initialement rattachée à un espace géographique précis possédant sa propre identité (O’Keeffe, 2007). Il n’est pas rare que le prestige que symbolise généralement le label UNESCO soit mis en avant comme argument promotionnel, permettant ainsi de distinguer le patrimoine de Saltaire comme faisant partie d’un « […] club unique, des strates supérieures des destinations patrimoniales »5, pour reprendre les mots d’Helen Thornton.

28 En mettant ainsi ce patrimoine local sur un piédestal, et en procédant à une mise en tourisme axée sur cette universalisation du patrimoine industriel, il y a là un risque de désappropriation vis-à-vis de la communauté établie dans la ville-usine. Si la mise en valeur du patrimoine industriel est positive en ce qu’elle peut être un vecteur de rassemblement de la population locale autour d’un bien commun, les habitants deviennent souvent spectateurs de ce qui ressemble à une mise en scène de l’histoire représentée par le bâti. Par conséquent, cela peut avoir une incidence néfaste sur l’affirmation d’un sentiment d’appartenance à un lieu et à une communauté qui leur échappent. En revanche, avec le délitement et le remplacement de la communauté d’origine, issue des dernières générations d’ouvriers de l’usine, la question de la désappropriation ne se posera plus véritablement tant le tissu social aura muté au sein, paradoxalement, d’un patrimoine bâti apparemment immuable.

D. UNESCO : rempart contre un renouveau urbain tenté par la table rase

29 L’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO sert effectivement de bouclier contre des mutations physiques engendrées par un renouveau urbain pouvant donner lieu à une altération, voire à la défiguration, d’un paysage historique. Elle peut alors être également perçue négativement comme un obstacle à la renaissance d’un espace anciennement industriel soucieux de se débarrasser de cette étiquette, parfois en ayant recours à la table rase. A titre d’exemple, la ville de Liverpool, dont le bassin portuaire où sont situés les entrepôts réhabilités d’Albert Dock a été inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2004 (Bailoni, 2014), voit d’un mauvais œil l’interférence de ce label avec des objectifs liés au développement économique et les conflits qu’il accentue entre la conservation patrimoniale, le renouveau urbain et la production architecturale contemporaine (Rodwell, 2015). En jouant un rôle de garde-

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fou contre des dérives potentielles, l’UNESCO peut être perçu comme une entrave à la modernisation et à la revitalisation d’espaces urbains6.

30 S’il est vrai que les gratte-ciels – comme la Beetham Tower à Manchester, pour ne citer qu’un exemple révélateur – sont de formidables outils de communication pour signifier qu’un territoire donné est résolument tourné vers l’avenir, leur architecture peut en revanche avoir un impact visuel dérangeant sur le paysage historique. L’UNESCO peut alors avoir un rôle de contre-pouvoir en réponse à des projets de régénération dans des secteurs de conservation régis par l’ambition de transformer le paysage urbain – quitte à faire appel à la notion de palimpseste – au détriment de la protection de l’environnement historique existant. Finalement, grâce à son statut patrimonial privilégié, mais aussi à son implantation éloignée de Bradford et de son centre-ville qui n’en finit plus de se métamorphoser à l’exception de quelques bâtiments historiques, la régénération de Saltaire s’est faite non pas en opposition à, mais conjointement avec, l’existant, c’est-à-dire son bâti industriel hérité. Son paysage urbain, issu de l’industrie mais en harmonie avec l’environnement naturel qui a en partie subsisté, est ainsi resté presque inchangé. La question est de savoir si le status quo pourra être maintenu indéfiniment à mesure que le temps passe, que les goûts changent, que les inscriptions au patrimoine mondial de l’UNESCO se multiplient aux quatre coins du monde, et que la nécessité de régénérer à nouveau dans les décennies à venir reste une éventualité.

Conclusion

31 Depuis sa création à partir de 1853, l’objet urbain à part entière que constitue Saltaire fascine par bien des aspects, notamment en raison de la qualité de préservation de son patrimoine industriel, désormais reconnu au plus haut niveau, mais aussi par la renommée atteinte par la reconversion culturelle de son ancien cœur industriel. Elle se démarque d’un autre village industriel modèle inscrit par l’UNESCO la même année : la conservation de l’ancienne ville-usine écossaise de New Lanark, au sud de Glasgow, a impliqué une restauration proche de son état d’origine du patrimoine bâti hérité de la première moitié du XIXe siècle, tandis que des éléments construits au XXe siècle ont été détruits (Edelblutte, 2008). En revanche, la plus ancienne filature de coton, Mill 1, a été reconvertie en hôtel, ce qui rappelle la réutilisation partiellement résidentielle de New Mill. Un centre d’accueil permet aux visiteurs de prendre connaissance des différentes attractions et expositions payantes proposées sur ce site patrimonial, ce qui n’existe pas à Saltaire, où l’activité touristique semble donc moins instrumentalisée. La réutilisation de Salts Mill à des fins culturelles – mais aussi le maintien d’un nouveau type de production industrielle – a largement contribué à la revitalisation de la ville- usine dès la fin du siècle dernier. Si son caractère industriel demeure à travers ses traces architecturales et ses infrastructures de transport, l’image qu’elle renvoie a néanmoins changé, tout comme l’identité de ses résidents et les activités qui s’y déroulent.

32 Malgré les transformations urbaines qui ont eu lieu alentours, et son intégration dans l’agglomération de Bradford, Saltaire est parvenue à garder son intégrité et à conserver son caractère idiosyncratique, à savoir son tissu urbain inséré dans un cadre aux connotations rurales, même si l’écrin de verdure originel a été depuis fortement urbanisé. Bien que la vie de la ville-usine continue de dépendre de l’ensemble manufacturier reconverti, l’économie locale s’est diversifiée et est répartie sur l’épine

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dorsale de l’ancien « village-usine », à savoir Victoria Road. Enfin, les rapports entretenus avec la ville de Bradford indiquent une interdépendance liée au développement d’une industrie de substitution ayant réinvesti les symboles matériels du patrimoine industriel : le tourisme culturel.

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NOTES

1. Près de 270 emplois supplémentaires seront créés ; « Jobs Joy in £5m Boost for Salts Mill », Target, 25 février 1993. 2. Si Pace a été rachetée en 2016 par Arris International, une entreprise américaine spécialisée en technologies du divertissement et des communications, des activités de production industrielle ont été maintenues à Salts Mill. 3. « We need to make sure it’s a modern community whilst staying true to its heritage », entretien avec Helen Thornton, 13 octobre 2016, Saltaire. 4. « New Exhibition Captures Salts Mill 30 Years on », BBC News, 8 septembre 2017, consulté le 28 septembre 2017. URL : http://www.bbc.co.uk/news/uk-england-leeds-40743367 5. « […] a unique club, the top strata of heritage destinations. », entretien avec Helen Thornton, 13 octobre 2016, Saltaire. 6. Suite à l’approbation par la municipalité d’un projet de réaménagement des docks historiques baptisé « Liverpool Waters », et ce en dépit de l’impact irréversible de nouvelles constructions sur le paysage urbain, le port marchand a été inscrit en 2012 sur la liste du patrimoine mondial en péril « avec la possibilité du retrait du bien de la liste […] si le projet actuel devait être approuvé et mis en œuvre » (UNESCO, 2012)

RÉSUMÉS

Considérée comme l’un des joyaux du patrimoine industriel anglais, Saltaire est une petite ville – quoique souvent qualifiée de village – dont l’homogénéité de l’architecture, le plan en damier, et la relation serrée entre les différents bâtiments qui la composent et son usine textile, en ont fait un exemple emblématique de ville-usine planifiée, issue des principes paternalistes avancés de la

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seconde moitié du XIXe siècle. Depuis la fermeture de l’usine et sa réutilisation à vocation culturelle, Saltaire est aussi devenue un modèle de renouveau urbain alliant conservation, patrimonialisation et revitalisation par la culture. Cet article a pour objectif de faire toute la lumière sur la réinvention d’une ville-usine oscillant entre permanence et mutation, dans un tissu urbain fluctuant.

Considered as a jewel of England’s industrial heritage, the town of Saltaire – although it is often referred to as a ‘village’ – is characterised by homogenous architecture, a grid-iron street system and a close connection between its various buildings and its textile mill. These specificities make it a prime example of a planned factory town built in the second half of the 19th century according to advanced paternalistic principles. After industrial production ceased and the mill reopened as a cultural centre, Saltaire has become a model of urban regeneration combining conservation, heritagisation and culture-led revitalisation. This article sheds light on the reinvention of a factory town oscillating between permanence and mutation in a fluctuating urban fabric.

Als eines der Juwele des englischen industriellen Erbgutes betrachtet, ist Saltaire eine Kleinstadt - zwar oft als Dorf bezeichnet - die durch ihre Architekturhomogenität, ihren schachbrettigen Plan, die dichte Zusammenlegung ihrer verschiedenen Gebäude und ihre Textilfabrik, ein emblematisches Exemplar einer planifierten aus den in der 2. Hälfte des 19. Jahrhunderts modernen paternalistischen Prinzipien stammenden Fabrik-Stadt ist. Seit der Schlieβung der Fabrik und seit ihrem neuen der Kultur zugewandten Wiederverwertung ist Saltaire ein Vorbild von städtischer Erneuerung geworden, die Aufbewahrung, Aufnahme in das Kulturerbe und Revitalisierung durch Kultur verbindet. Das Ziel dieses Artikels ist, die Neuerfindung einer Fabrik-Stadt deutlich zu machen, die in einem sich veränderten Stadtgefüge zwischen Beständigkeit und Veränderung schwankt.

INDEX

Mots-clés : patrimoine industriel, paysage industriel, patrimonialisation, tourisme, reconversion culturelle, renouveau urbain, ville-usine Schlüsselwörter : Industrieerbgut, Industrielandschaft, Aufnahme in das Kulturerbe, Tourismus, kulturelle Umgestaltung, städtische Erneuerung, Fabrik-Stadt. Keywords : industrial heritage, industrial landscape, heritagisation, tourism, cultural conversion, urban renewal, factory town

AUTEUR

AURORE CAIGNET EA 1796 - Anglophonie : Communautés et Ecritures (ACE), Université Rennes 2, Place Recteur Henri le Moal, 35000 Rennes, [email protected]

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Comptes-rendus

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Dorel-Ferré Gracia – Éd., 2016, Villages ouvriers et villes-usines à travers le monde, Collection Patrimoines n°6, Chambéry, Université de Savoie Mont-Blanc, 288 p.

Simon Edelblutte

1 Dans un fort volume de 288 pages en format à l’italienne et sous la direction de Gracia Dorel-Ferré, vingt-quatre auteures et auteurs, historiens, architectes et urbanistes pour l’essentiel, présentent des exemples de villages ouvriers et villes- usines de seize pays différents présents sur tous les continents à l’exception de l’Océanie. L’ouvrage est organisé en trois chapitres de tailles inégales, organisés selon une logique chronologique pour les deux premiers (respectivement consacrés à la période XVIIème - début XIXème pour le premier et à la période fin XIXème - première moitié du XXème siècle pour le second) et spatiolo-chronologique pour le troisième, traitant de la diffusion des modèles industrialo-urbains de la fin du XIXème au XXème siècle.

2 Les trois chapitres sont précédés par un avant-propos de D. Varaschin, président de l’Université de Savoie Mont-Blanc qui édite l’ouvrage et, surtout, par une introduction de G. Dorel-Ferré, intitulée « Villages ouvriers et villes-usines, un patrimoine industriel » ; ce titre annonce que l’approche patrimoniale du sujet sera au cœur de

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l’ouvrage. Le texte met en perspective toutes les études de cas qui constituent la très grande majorité du reste de l’ouvrage. Il traite essentiellement du passage du village ouvrier, modèle industrialo-paternaliste dominant dans les débuts de l’industrialisation, à la ville-usine, toujours dans un cadre paternaliste, qui se développe, selon des variantes plus ou moins planifiées, à l’apogée de l’industrialisation à la charnière des XIXème et XXème siècles. G. Dorel-Ferré termine son texte en montrant que le développement de la mobilité individuelle a sonné le glas des systèmes industrialo-paternalistes. Ainsi, « les patrons se sont déchargés avec empressement d’une structure qui leur avait jadis garanti la main d’œuvre, mais dans laquelle ils ne voyaient désormais que des inconvénients » (p. 23). Néanmoins, en conditions extrêmes (hautes altitudes ou latitudes), elle souligne la mise en place récente d’hôtels des ouvriers ou d’hôtels des mineurs, construits par les entreprises et où les équipes se relaient pour des périodes de travail plus ou moins longues. Elle souligne enfin, en conclusion de cette introduction, un point essentiel à l’intérêt patrimonial que ces structures industrialo-urbaines suscitent aujourd’hui : le fait que « la société du village ouvrier forme une famille » (p. 23). Elle évoque un sentiment d’appartenance, une culture commune qui expliquent l’importance de tenir compte de ces structures héritées dans l’aménagement des territoires actuels qui ne peut plus se faire sans la participation et l’assentiment des habitants.

3 Le premier chapitre, intitulé « Des manufactures aux usines (XVIIème siècle - début XIX ème siècle) » cible donc les premières structures industrialo-paternalistes, encore à la limite de l’urbanité, apparues dès le XVIIème siècle (Villeneuvette dans l’Hérault), mais plus souvent au XVIIIème siècle. Il est constitué de 5 contributions, deux sur des exemples espagnols, deux au Royaume-Uni (Écosse) et une au Mexique. Les spécialités évoquées sont caractéristiques des premiers temps de l’industrie : la mine (M. H. García Bravo au Mexique), la petite métallurgie (M. Vera Prieto en Espagne), et le textile (D.J. McLaren et M. Watson en cosse) ; G. Dorel-Ferré balayant toutes ces activités à propos de l’Espagne bourbonienne (XVIIIème siècle). Les efforts architecturaux des patrons en matière de bâtiments industriels, de logements ouvriers et de services sont présentés, ainsi que le contexte historique et, dans certains cas, le devenir de ces ensembles. New Lanark, village ouvrier écossais du textile présenté par les deux auteurs britanniques, est inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.

4 Le second chapitre, intitulé « Du village ouvrier à la cité-jardin (fin XIXème - première moitié du XXème siècle) » est plus long et regroupe sept contributions, qui traitent des évolutions du logement ouvrier et de l’urbanisme industrialo-paternaliste à la charnière de deux siècles. Deux articles sont consacrés au logement en quartiers de cités ouvrières autour d’exemples français (J.-B. Cremnitzer, en Haute-Normandie et G. Dorel-Ferré à Reims). Quatre articles traitent d’exemples précis de villages ouvriers et de villes-usines de l’époque (K. Haoudy en Belgique, J.-L. Rigaud au Royaume-Uni (Angleterre) ; E. Alekseeva & E. Kazokova dans l’Oural en Russie ; T. Matsuura au Japon), tandis qu’un article (P. López Calle) traite plus largement de l’importance de la connaissance de ces ensembles dans l’objectif de leur patrimonialisation. Les contributions de ce chapitre montrent le soin grandissant que beaucoup d’industriels ont mis dans le logement de leurs ouvriers, pour des raisons à la fois pragmatiques de disponibilité et de contrôle de la main d’œuvre, mais aussi dans une optique hygiéniste et avec parfois de réelles motivations sociales.

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5 Le troisième chapitre, intitulé « L’exportation des modèles (fin XIXème - XXème siècle) », est le plus long avec onze contributions. Comme le précédent, il rassemble essentiellement des études de cas à plusieurs échelles (du logement au paysage en passant par la ville-usine elle-même), mais cette fois de réalisation un peu plus récentes et, surtout, tout au moins dans certains articles, avec une étude des mesures de protection et de conservation récemment prises. L’habitat ouvrier est étudié en Egypte par Cl. Piaton, au Brésil et aux États-Unis (Texas) par G. Campagnol, au Canada (Québec) par L.K. Morisset ; les villes-usines sont présentées au Chili (V. Aldebert), en Argentine (M. Ferrari), en Uruguay (R. Boretto Ovalle), en Russie (N. Melnikova), en Iran (P. Hanachi & S. Taymourtash) ; les mesures de conservation de ces patrimoines sont évoquées au Brésil (V. Gayego Bello Figueiredo) et en Chine (Xiang Mingming & Li Guo). Le chapitre est ainsi une très belle ouverture à des parties du monde où le patrimoine industriel est encore peu mis en valeur, ou tout au moins peu connu et peu étudié en Occident. Cette ouverture montre que, comme le précise le titre de l’ouvrage, ces formes industrialo-urbaines se sont diffusées partout dans le monde sous des régimes et des latitudes très variées, reproduisant des modèles, certes nuancés, qui sont présentées et détaillées dans les contributions.

6 Les points forts de l’ouvrage (la qualité des textes, la variété des branches industrielles et des formes industrialo-urbaines étudiées, la pertinence de l’introduction qui replace parfaitement en contexte les contributions, etc.) sont nombreux, mais deux doivent être en particulier soulignés :

7 - tout d’abord, l’exceptionnelle iconographie, magnifiée par le format à l’italienne qui permet la reproduction d’impressionnantes photos aériennes obliques (p. 15, 43, 46, 84, 86, 106, 112, 168, 210, 226, 236, 262, 276) ou de planches, cartes et plans anciens tout aussi intéressants que pertinents et, qui plus est, esthétiques (p. 4, 25, 26, 31, 109, 172, 213, 225, 272, 277). Cela fait de cet ouvrage une formidable mine de documents scientifiques utiles à la recherche, mais aussi à la transmission en matière de patrimoine industriel ;

8 - ensuite, la variété des exemples dont de nombreux sortent des sentiers battus. Les exemples chinois, japonais, iraniens, égyptiens, russes sont relativement rares en français dans les domaines du patrimoine industriel (bien que de chercheurs de ces pays travaillent déjà depuis plusieurs décennies sur ces thématiques) et enrichissent grandement cet ouvrage.

9 Quelques regrets cependant, notamment du point de vue du géographe, peuvent être évoqués, par exemple sur des mises en contexte territoriales et paysagères un peu légères. En effet, l’échelle d’étude est majoritairement très locale (celle du quartier, parfois même de la maison seule), même si certaines contributions (L.K. Morisset sur Arvida, G. Campagnol sur l’habitat sucrier au Brésil) pratiquent un emboitement d’échelles bienvenu et très géographique. De même, si les cartes sont très présentes, ce sont souvent, mises à part quelques exceptions, des cartes anciennes d’archives, même dans les articles présentant des exemples de reconversion et de mise en valeur. Enfin, si les paysages présentés sont nombreux, ils ne sont pas étudiés en tant que tels. Ainsi, les paysages présentés sur les quelques photos aériennes obliques, ne sont pas, pour la plupart, assez explicités et commentés et sont insérés comme de simples illustrations et non comme de réelles contributions au questionnement ; à part en tout début des trois chapitres ou des dessins et photos sont commentés en quelques lignes (p. 25, p. 73, p. 157).

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10 Un autre regret est lié au type de formes industrialo-urbaines présentées dans ces vingt-trois contributions. En effet, il s’agit toutes de villages ouvriers et villes-usines très planifiées, qui sont forcément les plus visibles et les plus spectaculaires. Les villes- usines non-planifiées, « zone grise » de la thématique, sont construites progressivement et sans planification, autour de plusieurs établissements industriels et ne sont pas présentes dans l’ouvrage. Cependant, les diverses contributions tiennent compte de l’évolution habituelle des villes-usines initialement planifiées vers une organisation moins rigoureuse et donc vers une non-planification grandissante.

11 Enfin, l’ouvrage, malgré sa brillante introduction, reste quand même principalement une compilation d’études de cas (seul l’article de P. López Calle offre une vision générale des colonies industrielles / villages ouvriers dans la thématique), certes très bonnes, pertinentes et documentées, mais il manque donc des approches plus généralistes et, peut-être, une synthèse finale, même si l’article introductif en tient, de fait, lieu.

12 Finalement, ce superbe et riche ouvrage préfigure ce numéro de la Revue Géographique de l’Est, lorsque G. Dorel-Ferré conclut : « l’étude que nous venons de présenter est très incomplète mais, du moins, la richesse du sujet est-elle mise en évidence. Nous n’avons fait qu’ouvrir des pistes, pour de futurs travaux. » (p. 23).

AUTEUR

SIMON EDELBLUTTE Université de Lorraine, LOTERR, Campus Lettres et Sciences Humaines, 23, boulevard Albert Ier , 54000 NANCY - [email protected]

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Dorel-Ferré Gracia – Éd., 2019, Le patrimoine industriel dans tous ses états. Un hommage à Louis Bergeron, Collection Patrimoines n°7, Chambéry, Université de Savoie Mont-Blanc, 463 p.

Simon Edelblutte

1 Dans un gros volume de 463 pages au format à l’italienne, d’une qualité de reliure et d’impression exceptionnelle, G. Dorel-Ferré a rassemblé trente-sept contributions de spécialistes, chercheurs, enseignants-chercheurs et professionnels de la conservation, des archives, de l’inventaire et de l’aménagement du territoire, sur le sujet du patrimoine industriel « dans tous ses états ». Cette expression est particulièrement bien représentative de l’ouvrage, car il résume la variété du patrimoine industriel en matière de types, de formes, de sources, de méthodes, de localisations, de tailles et de transmissions. L’ouvrage est le produit d’un colloque qui s’est tenu en juin 2017 pour les vingt ans de l’Association pour le Patrimoine industriel de Champagne-Ardenne (APIC) à Charleville-Mézières. Il est aussi l’occasion d’un hommage à l’œuvre de Louis Bergeron, historien pionnier de la recherche sur le patrimoine industriel en France. En effet, « il participa […] avec son ainé Maurice Daumas (1910-1984) à ouvrir la voie féconde de l’histoire des « logiques techniques » puis, à partir des années 1970, contribua plus que d’autres grands historiens de l’économie à faire

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émerger un nouveau territoire scientifique, l’anglaise « archéologie industrielle », qui aura muté en « patrimoine industriel », mais aussi en un objet incertain devenu discipline universitaire » (Varaschin, p. 9).

2 Fruit de ces deux évènements (les vingt ans de l’APIC et l’hommage à L. Bergeron), l’ouvrage est un mélange, à la fois original et pertinent, de contributions d’auteures et d’auteurs reconnus dans le domaine du patrimoine industriel, tant en France qu’à l’étranger (G. Dorel-Ferré elle-même, Fl. Hachez-Leroy, E. Alekseeva, P. Lopez Calle, J. Migone, E. Casanelles, D. Worth, etc., pour la majorité membres du Comité international pour la conservation du patrimoine industriel – The International Committee for the Conservation of Industrial Heritage – TICCIH) et de contributions de membres de l’APIC qui livrent, pour certains des articles scientifiques « classiques » (J.- P. Marby, Ch. Werny, M. Baudson, etc.) et, pour d’autres, des témoignages à la fois utiles et touchants (C. Correaux, par exemple).

3 Le livre est divisé en trois parties inégales en taille (la première fait 93 pages, la deuxième 169 pages et la troisième 177 pages), ouvertes chacune par un article introductif assuré par G. Dorel-Ferré. L’ensemble est précédé d’une courte préface de G. Doret-Ferré, qui rappelle l’importance de l’atlas et de l’inventaire du patrimoine industriel de Champagne-Ardenne réalisés par l’APIC depuis 1997, et d’un texte d’hommage à l’œuvre de L. Bergeron par D. Varaschin, président de l’Université de Savoie Mont-Blanc qui édite l’ouvrage.

4 La première partie, intitulée « Épistémologie du patrimoine industriel » est essentielle pour remettre en perspective cette nouvelle discipline. Elle est introduite par G. Dorel- Ferré dans un article intitulé « Genèse, méthodes et outils du patrimoine industriel », dans lequel l’auteure insiste, en référence à L. Bergeron et S. Chassagne, sur l’extension conceptuelle (p. 24) d’une notion qui va bien au-delà de la seule usine et englobe les ensembles paternalistes, les machines, l’art et la culture, dans des développements transdisciplinaires croissants. L’évolution sémantique même de la discipline, de l’archéologie industrielle, appellation née au Royaume-Uni au milieu du XXème siècle mais vite considérée comme trop restrictive, au patrimoine industriel, illustre cet élargissement du champ d’études, tant spatialement que chronologiquement. Cela l’a ouvert à la géographie – ou a permis à la géographie de s’y intéresser. Dans cette partie, six auteurs traitent soit des méthodes et des sources du patrimoine industriel, notamment en matière d’inventaire et en lien avec les archives, soit d’études de cas. La dernière contribution de la partie est un témoignage, particulièrement émouvant et un beau complément aux articles scientifiques, d’une habitante du Chemin Vert, cité- jardin rémoise.

5 La seconde partie, intitulée « Pour un patrimoine industriel sans rivages », est divisée en quatre sous-parties que G. Dorel-Ferré présente dans une introduction. Elle y insiste sur l’intérêt d’une approche globale du patrimoine industriel qui doit sortir de l’étude de la seule usine en explorant les volets sociaux, les innovations techniques et leur transmission, les branches industrielles relativement peu étudiées (agro-alimentaire, par exemple), sans oublier les aspects très géographiques des territoires construits par l’industrie, tels les villages ouvriers et les villes-usines qui sont l’objet de la quatrième sous-partie. On retrouve dans ce chapitre à la fois le mélange de spécialistes reconnus et étrangers (E. Aleksseva et Vl. Mikitiouk sur l’Oural ou P. Lopez Calle sur les villages ouvriers) et de membres de l’APIC (J.-L. Humbert sur Troyes ou M. Baudson sur les magasins à succursales multiples) et le mélange d’étude de cas (L. Groznykh sur le silo

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de Novorossyisk ou P. Thiébaut sur Jœuf) et de propos plus larges (B. Vergé sur le patrimoine social de l’industrie ou F. Schwartz sur les isolats industriels).

6 La troisième partie est consacrée à la mise en valeur et à la didactique du patrimoine industriel, sous le titre « Connaitre, transmettre ». Ce sont des thématiques habituellement moins traitées, bien que G. Dorel-Ferré, dans trois dossiers spéciaux qu’elle a dirigés sur le patrimoine industriel dans la revue Historiens et Géographes en 2007, 2008 et 2009, leur ait déjà fait une place substantielle. Sous le titre « Une mobilisation citoyenne en progrès », G. Dorel-Ferré introduit la partie autour du constat positif d’une plus grande prise en compte du patrimoine industriel par les différents acteurs, toutefois plus souvent en milieu urbain que rural (p. 277). Elle intègre à son introduction un dialogue entre F. Bliaux, historienne, et le maire de Saint- Gobain, F. Mathieu, sur les arcanes des montages financiers et la gestion complexe du fort patrimoine industriel d’une petite ville consciente de son importance.

7 Cette troisième partie est divisé en trois sous-parties. La première fait la transition avec la précédente autour du patrimoine industrialo-urbain et traite de son intégration dans la dynamique générale du renouveau urbain, pas seulement dans la simple idée de conservation et mise en valeur patrimoniale. Les exemples sont tous étrangers : l’Afrique du Sud par D. Worth, le Chili par J. Migone, l’Allemagne par une membre de l’APIC, Ch. Werny, la Belgique par J.-L. Delaet.

8 La seconde sous-partie, intitulée « La médiation du patrimoine industriel », est consacrée, à partir de villes (Sedan par M. L’Hénoret), de territoires plus larges (la zone minière de Real del Monte et Pachuca au Mexique par B. Oviedo Gamez et M. A. Hernandez Badillo) ou de réseaux (le musée des sciences et des techniques de Catalogne par E. Casanelles), à la mise en valeur muséale, touristique et culturelle du patrimoine industriel. Cette fois et contrairement à la partie précédente, les exemples champardennais sont alternés avec les exemples étrangers. L’ouverture nécessaire du musée classique à la pédagogie, au tourisme et aux loisirs, à la culture en général, est soulignée dans la plupart des articles. Elle est d’ailleurs reprise par Fl. Hachez-Leroy dans la conclusion générale de l’ouvrage : « l’une des tendances fortes du XXIe est de concevoir les musées techniques comme des lieux de vie des communautés installées autour et pas seulement des lieux dédiés au touristes : c’est un changement notable. » (p. 453).

9 La dernière sous-partie de la troisième partie, intitulée « Enseigner le patrimoine industriel », constitue un pont avec ce que G. Dorel-Ferré avait initié dans les dossiers de la revue Historiens et Géographes évoqués plus haut. Sont en effet présentées cinq séquences réalisées par des enseignants de Champagne-Ardenne sur le thème du patrimoine industriel. Les séquences sont classées par niveau, de l’école élémentaire au lycée en passant par le collège. L’intérêt pluridisciplinaire de l’étude du patrimoine industriel, en même temps que l’importance de l’ancrage local de ces travaux (avec la question très géographique du terrain et celles des témoignages), sont soulignés par les auteurs autour d’exemples variés (tuilerie, batellerie, docks rémois, machine à vapeur, ardoisières). Les exemples présentés, autour de méthodologies, d’approches et d’exemples d’exploitations possibles de la thématique sous forme de posters, plans, tableaux, comptes rendus rédigés et frises chronologiques, constituent un ensemble de pistes essentiel pour des enseignants désirant transmettre cette thématique aux élèves, notamment à ceux qui vivent au milieu de ces héritages plus ou moins bien mis en valeur.

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10 Enfin la conclusion de l’ouvrage, rédigée par Fl. Hachez-Leroy, historienne présidente du Comité d'information et de liaison pour l'archéologie, l'étude et la mise en valeur du patrimoine industriel (CILAC) et organisatrice du TICCIH 2015 à Lille, célébrant l’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO du bassin minier du Nord- Pas-de-Calais, revient sur la multiplicité des acteurs du patrimoine industriel : les associations, les enseignants, les collectivités locales, les institutions publiques (en particulier les archives), les structures muséales, les entreprises… Ces dernières, souvent peu présentes sur la question, ne sont pas encore assez sensibilisées à l’intérêt de la démarche patrimoniale, pourtant capitale pour elles en matière d’image et d’ancrage territorial, à une époque où les thématiques de production locale et de relocalisation sont sur le devant de la scène. Enfin, Fl. Hachez-Leroy ouvre la thématique vers d’autres perspectives, autour des questions de genre (présentes dans l’ouvrage avec l’article de J.-L. Humbert intitulé « Réguler le travail des filles : les ouvroirs de Troyes ») ou autour des questions très géographiques du développement durable, de la transition énergétique, des humanités environnementales et de la résilience des territoires, question très présente dans ce numéro de la Revue Géographique de l’Est.

11 L’ouvrage est magnifié par l’exceptionnelle qualité d’impression et de reliure qui met particulièrement en valeur sa riche iconographie, avec des planches de photographies anciennes, des photographies aériennes obliques, des reproductions de dessins, de gravures, de plans d’architectes et d’urbanistes, etc. La présence d’une riche bibliographie finale, classée et commentée, renforce l’intérêt du livre. La variété et le croisement des regards entre les spécialistes étrangers et nationaux et les auteurs locaux de l’APIC sont particulièrement enrichissants et sortent des sentiers battus des actes de colloques habituels. Ce travail est ainsi un apport essentiel qui ancre la thématique du patrimoine industriel non seulement dans l’actualité de l’aménagement du territoire, mais aussi dans la prospective, avec la nécessaire transmission aux jeunes générations qui seront en charge de la prise en compte d’un héritage encore largement sous-estimé et sans cesse renouvelé.

12 Certes, l’absence de géographes parmi les auteurs se ressent dans un traitement plus rare de la petite échelle (vallée, bassin, paysage…), même si l’échelle urbaine, longtemps un peu oubliée par les spécialistes, est ici très largement étudiée (parties 2.4 et 3.1). Cependant, la cartographie s’étend rarement au-delà du site industriel lui- même, ce qui en minore la portée. Les paysages sont certes présents, notamment aériens, mais trop souvent illustratifs et pas étudiés en tant que tels, sur l’exemple de ce que fait P. Lopez Calle page 245. La photographie est en effet incrustée de vignettes précisant la fonction des bâtiments et explicitée et commentée dans un encadré. Dernier regret : les habitants, passés et actuels, acteurs pourtant majeurs du patrimoine industriel, sont trop peu présents, excepté à travers le témoignage de C. Correaux sur la cité de Chemin Vert à Reims ; Fl. Hachez-Leroy elle-même ne les mentionne pas dans sa liste des acteurs patrimoine industriel, en conclusion. Ces quelques remarques ne minimisent en rien la qualité d’un ouvrage qui constitue, dans ce domaine du patrimoine industriel, une nouvelle pierre à l’édifice que G. Dorel-Ferré construit patiemment, avec ténacité, rigueur et enthousiasme.

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AUTEUR

SIMON EDELBLUTTE Université de Lorraine, Loterr – Centre de recherche en géographie, Campus Lettres et Sciences Humaines, 23, boulevard Albert Ier , 54000 NANCY - [email protected]

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Raggi Pascal, 2019, La désindustrialisation de la Lorraine du fer, Paris, Classique Garnier, collection Histoire des techniques n° 16, 506 p.

Jean-Pierre Husson

1 Maitre de conférences Habilité à Diriger des Recherches (HDR) en histoire contemporaine à l’Université de Lorraine à Nancy et membre du Centre de Recherche Universitaire Lorrain d'Histoire (CRULH), Pascal Raggi est spécialiste d’histoire industrielle, plus particulièrement de la sidérurgie. Il s’intéresse également aux Hommes qui animèrent ce secteur productif. Il se penche aussi sur l’évolution des techniques appliquées à cette succession d’activités longtemps essentielles et représentatives de l’économie lorraine. Compétitif, renouvelé par les progrès associés au secteur de recherche placé en amont et encore identitaire du territoire, le secteur de la mine, des forges et laminoirs était l’image la plus couramment associée à la Lorraine, au plateau du bajocien piégeant la « minette », avec ses continuités vers le Luxembourg et le Luxembourg belge. La saga

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séculaire portée par l’activité extractive et la forge anima les quatre bassins de Nancy, de l’Orne, de la Fensch et de Longwy. Des paysages ruraux furent en quelques décennies transformés en érigeant d’énormes installations : d’abord les carreaux de mine surmontés des chevalements puis les emblématiques batteries de hauts fourneaux (les J1 et J2 de Jœuf mis à feu en 1961 et 1964, avec un creuset de 8,8m de diamètre), les laminoirs, tréfileries et cimenteries. Le tout était installé dans des vallées parfois assez étroites, inconfortables où les espaces plans furent cédés aux usines. Cœur palpitant d’un système bruyant, polluant, rougeoyant, l’espace dédié à la production s’intriquait avec les entrelacs ferroviaires, parfois des canaux. S’ajoutèrent les différentes générations de cités et encore tout ce qui fut construit au nom du paternalisme industriel : écoles, églises, dispensaires, économats, voire châteaux, grands bureaux, etc. Nous sommes ici dans l’univers des cités, des tubulures, chargeurs, convertisseurs et crassiers de l’auteur de bande-dessinée Baru. Cet ensemble complexe et énorme s’articule autour de plusieurs dates phares. D’abord la mise dans le domaine public (1894) du procédé Thomas-Gilchrist de déphosphoration (1877) permettant de traiter l’immense potentiel de ressource en minerai de fer. Ensuite, l’adossement des usines sur des frontières mobiles, guerrières. Enfin, l’essor rendu possible par la réconciliation, la paix, avec le fonctionnement de la Communauté Économique du Charbon et de l’Acier (CECA) en préalable du Marché commun, future Union Européenne (UE). Ces données sont bien connues. La prospérité à éclipses née de la valorisation de la ressource dure environ un siècle et trouve son sommet au début des Trente Glorieuses. À ce propos, l’expression « Texas français » né sous la plume du journaliste Raymond Cartier dans l’hebdomadaire Paris Match daté du 24 juin 1961 fut amplement utilisée, répétée.

2 Pour établir son récit historique à propos d’un monde industriel délité puis effondré, P. Raggi bénéficie du recul nécessaire pour traiter différemment de ses prédécesseurs du couple construction/déconstruction du géosystème industriel ancien arrivé à sa fin avec l’arrêt du haut-fourneau de Florange (2013). En effet, notre époque place en avant les questions environnementales et énergétiques dans les stratégies industrielles arrêtées, ce qui a aussi disqualifié la sidérurgie lorraine. L’actuel clôture la période du deuil industriel débutée en 1963, avec des crises à répétition qui enflent en intensité. En 1984, la fermeture de la Société Nouvelle des Aciéries de Pompey (SNAP) symbolisa la désindustrialisation régionale. Aujourd’hui, la colère s’est atténuée. Les démolitions d’usines fermées depuis peu ou rouillées sont finies. Nous en conservons les clichés en noir et blanc, pris frontalement par Berndt et Hilla Becher. Ces destructions se firent parfois, parfois jusqu’à la tabula rasa initialement préconisée par l’Établissement Public de la Métropole Lorraine (EPML), devenu en 2000 Établissement Public Foncier de Lorraine (EPFL), là où les sols étaient très pollués (huiles, métaux lourds, etc.). Aujourd’hui, nous sommes soumis aux évolutions dictées par la globalisation. Elles sont devenues une évidence incontournable et la dynamique régionale est dominée par le Luxembourg qui offre de l’emploi souvent très qualifié. Dans le même temps, par les emplois offerts, la Lorraine du fer n’est plus que l’ombre d’elle-même (80 000 emplois vers 1960, 4 000 en 2013) (p. 20) et nous avons assisté à la fin d’une forme de culture du travail.

3 Cet ouvrage, préfacé par Ph. Mioche et comportant 83 pages d’annexes (cartes, tableaux, croquis, glossaire), une bibliographie très exhaustive et l’index des noms propres et de lieux, reprend les résultats de l’Habilitation à Diriger les Recherches

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(HDR) présentée en 2017 devant l’université d’Aix-Marseille, avec pour garant le professeur Ph. Mioche. La démonstration est construite en six chapitres. Elle instaure une approche renouvelée des faits, de la vie de ceux qui sont restés malgré des solidarités fragmentées par les effets de la « défaisance » industrielle, les très nombreuses préretraites obtenues, les reconversions vers d’autres emplois. Les crises furent à la fois subies, accompagnées, anticipées et encore annoncées par d’exceptionnels gains de productivité provoqués par l’automatisation relayée par la digitalisation. L’auteur brosse un demi-siècle de dégringolade sidérurgique entamé avec les grèves des gueules jaunes à Trieux, en 1963. 2013 est le point d’orgue de ce système industriel du passé qui permit la reconstruction de l’Europe après 1945. Ce modèle s’en va mais reste marqueur de paysages, de nostalgie et encore d’images pour les quatre bassins mono-industriels lorrains situés au cœur de l’Europe initiale des Six. L’historien interroge la position des syndicats (Confédération Générale du Travail – CGT ; Confédération Française Démocratique du Travail – CFDT) face à la mondialisation, analyse les attitudes de l’État, le passage à Mittal et propose des comparaisons avec les positions anticipatives prises par le Luxembourg.

4 Dès l’introduction, l’auteur plonge « au cœur du réacteur de la désindustrialisation » (Ph. Mioche). D’abord, il fait le constat d’un monde de labeur et d’une « forteresse ouvrière » (p. 18) disparus sous les coups répétés d’un demi-siècle (1963-2013) d’épisodes de déstructurations violents, archétypaux si l’on se réfère par exemple au SOS planté sur le crassier de Longwy ou encore aux lingots de fonte en fusion déversés sur les voies ferrées. Actuellement, la Lorraine ne produit plus ni minerai de fer ni fonte. Cette évolution a sonné le glas d’une certaine culture de travail étudiée ici sous l’angle du déclin d’un système global mal préparé à résister et à répondre aux effets de la mondialisation. Cet ensemble assez monolithique, construit et ayant évolué sur un siècle a été porté par des considérations techniques, économiques démographiques, et sociales spécifiques. Sa trajectoire fut faite de permanences, par exemple la constante croissance des gains de productivité (baisse des effectifs de 55% entre 1960 et 1970 alors que la production recule de 14%) et de bifurcations, rebondissements, voire de parenthèses qui ont déstabilisé le système. Dès 1978, le plan Barre et la prise en charge des dettes de la sidérurgie par l’État relevait de la quasi-nationalisation. Celle-ci est opérante pour les mines de fer entre 1982 et 1993. La sidérurgie est privatisée en 1995. En 2006 est la créé le groupe ArcelorMittal, avec une direction désormais bien éloigné de la Lorraine.

5 Ce livre s’inscrit à la suite d’illustres prédécesseurs. Parmi ceux-ci, citons les travaux du père Serge Bonnet (L’homme du fer, 1986), de Jean-Marie Moine (les Barons du fer, 2003) ou de Gérard Noiriel (Longwy, immigrés et prolétaires, 1984). L’auteur invite en priorité à mettre en récit, en actes, en révoltes les phases de la désindustrialisation débutées dès 1963, dans le contexte dirigiste de l’époque gaullienne, au tournant de la reconstruction et du début des Trente Glorieuses caractérisée par le plein emploi. Sa démonstration est établie en six chapitres. L’analyse des faits est renouvelée et insiste sur des angles d’approches originaux : la vie de ceux qui sont restés malgré des solidarités fragmentées, les effets du recul industriel à la fois subi, accompagné, anticipé, le paradoxe des exceptionnels gains de productivité qui conduit à la disparition. Ainsi, en deux décennies (1973-1993), on passe de 11 heures de travail pour produire une tonne d’acier à moins de 3 heures (p. 98).

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6 En premier, l’auteur brosse cet emblématique espace industriel établi sur une triple voire quadruple frontière d’affrontements où se sont déroulés des combats, exercé des pillages et destructions (1,6 Mt d’acier produit en 1945 contre 7,95 en 1939). En dehors du bassin de Nancy et de la partie amont de l’Orne (Jœuf), les populations eurent à y subir les effets d’un double épisode d’annexion (Moselle). Au cours de leur histoire, ces bassins où la prospection ferrifère s’étendit sur 100 000 hectares profitèrent et subirent l’alternance d’intenses phases de prospérité et des crises tout aussi draconiennes dans leurs effets. La Lorraine du fer nait « d’un Far West capitaliste et industriel » (p. 43) développé avant la Grande Guerre. Dès 1913, de part et d’autre de la frontière, la Lorraine réalisait déjà 10% de la production mondiale de fonte et d’acier. Cette performance a expliqué l’attractivité du territoire et fit arriver sur place une foule d’étrangers, au premier chef des Belges, des Italiens, des Polonais, etc. qui s’enracinèrent. En 1913, ils représentaient 57% de la population de l’arrondissement de Briey. La principale phase de croissance accompagne la réconciliation et le temps de la reconstruction, avec la Société Lorraine de Laminage Continu (SOLLAC) à Sérémange- Erzange et Florange et ses fours Kaldo (p. 152). Cette usine emblématique participa à notre insertion dans la société de consommation, avec la production de biens d’équipements accessibles à une part croissante des Européens.

7 Le chapitre 2 étudie le recul en décalé des effectifs sur les sites miniers puis sidérurgiques. Plusieurs causes sont avancées : la conjonction des gains de productivité résultant de la mécanisation intégrale, l’abandon de la « minette », la concurrence de la sidérurgie sur l’eau, l’obligation de s’adapter à des métiers de techniciens (postes de régie au détriment de l’abattage) où l’endurance et la force ne comptaient plus. La profession qui avait contribué à créer un melting pot démographique évolue vers peu d’emplois confiés à des étrangers. Dans le même temps, le concept schumpétérien de destruction créatrice de l’emploi au profit de nouvelles activités s’est peu ou pas assez produit (p. 93). La mono-industrie du fer a subi un processus de « destruction destructrice » (p. 94). La sidérurgie a cessé d’être une industrie de main-d’œuvre pour devenir une activité de techniciens qualifiés (p. 75).

8 Le chapitre 3 souligne que le processus de désindustrialisation s’est accompagné de la poursuite d’innovations techniques à la fois traduites en gain de productivité et de qualité des produits. En amont de la filière, ces efforts ont été portés par les laboratoires de recherches. Créé en 1946 sur le site de Maizières-lès-Metz, l’Institut de Recherche de la Sidérurgie (IRSID), aujourd’hui ArcelorMittal Maizières Research SA, avait été conçu pour être un service commun à la profession (p. 149). Constamment, des expérimentations pratiques sont réussies malgré un contexte économique et social préoccupant, voire ensuite désespéré. Pour les mines, il faut citer la méthode extractive par chambres, le boulonnage des parois des galeries, l’extraction par tunneliers, les haveuses et le soutènement marchand, les bandes transporteuses. Entre 1963 et 1992, le rendement de l’abattage passe de 45 à 210t/poste (p. 98). Dans la sidérurgie, c’est l’utilisation de l’oxygène pur, l’essor de la filière électrique, la généralisation de la coulée continue vers 1990, les projets de haut fourneau Ultra Low CO2 Steelmaking – Blast Furnace (ULCOS-BF), c’est-à-dire de recirculation des gaz de gueulard afin de maintenir la filière chaude à Florange. Dès 1980, le procédé Martin avait disparu. En 1990, le procédé Thomas pourtant modernisé n’est plus apte à produire des aciers concurrentiels en utilisant la « minette ». Toutes ces évolutions sont génératrices de performances. Ainsi, de 1971 à 1993, on passe de 150t d’acier brut/an/salarié à 688t.

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Elles ont également réduit l’exposition aux risques et les accidents (p. 183). Les innovations ont métamorphosé en peu de temps l’activité minière et sidérurgique. Elles purent être approchées comme une « redistribution de l’intelligence et du pouvoir concret dans la production » (p. 179)

9 Le chapitre 4 est intitulé « Des solidarités fragmentées ». Il traite des fermetures, des pré- retraites, reclassements et reconversion en application de la Convention Générale de Protection Sociale (CGPS) signée le 24 juillet 1979 (p. 296). Désormais, l’homme du fer n’existe plus in situ, n’est plus isolé, attaché à sa mine, son haut-fourneau, son laminoir mais au contraire dilué, essaimé (p. 209), réorienté vers le travail à la chaine. Dans le contexte des années 1986, G. Noiriel parlait d’une « classe ouvrière en éclat » (p. 223). Vingt ans avant, la convention État-Sidérurgie du 29 juillet 1966 a inauguré l’affichage d’une rationalisation de la production et d’une redistribution entre les sites sur mines et les emplacements sur l’eau (Fos-sur-Mer, Dunkerque). 2100 emplois de sidérurgistes lorrains sont partis à Fos. Cette évolution s’accompagne de l’essor des sous-traitances et des postes d’intérim. L’auteur laisse la parole à des témoins qu’il a enquêtés et souligne l’importance salvatrice de la formation initiale et continue dans les jeux étroits de réinsertion sociale qui s’opèrent dans le contexte de nouvelle révolution technologique où l’emploi est essentiellement ailleurs, où les tâches sont externalisées (p. 217).

10 La désindustrialisation complique l’action syndicale (p. 225) dans son avancée de contre-propositions. Le chapitre 5 interroge les deux centrales syndicales les plus en vue dans cette branche productive. Ce sont la CGT et la CFDT, avec des périodes d’unité d’action, des temps de combats fratricides, de nombreuses phases où alternent espoir et déception (le plan Barre de 1978, l’alternance présidentielle de 1981, le plan acier dicté de Bruxelles en 1984), enfin des opérations « coup de poing » parfois épidermiques. Face à ces terribles changements accompagnés de grandes grèves (Trieux en 1963), leurs actions alternent entre les réponses aux désarrois des populations et ce que dicte l’économie de plus en plus mondialisée. Leurs positions changent, sont souvent inconfortables avec les changements de majorité et les périodes de cohabitations qui fragilisent à plusieurs reprises l’exécutif. Le contexte économique fait disparaître l’emploi à vie, voire sur plusieurs générations (mineur de père en fils). Le recul industriel est situé autour de trois pôles : les décisions du patronat, l’État et l’opinion publique. Dans le malström économique subi, la CFDT (É. Maire, J. Chérèque nommé préfet délégué à l’aménagement du territoire en 1984) apparait à la fois comme partenaire et veilleur social (p. 257). Elle fait entre autres sienne des slogans qui firent florès : « Vivre et travailler au pays » ou encore « L’emploi au cœur ». La CGT avança l’idée de promouvoir une organisation globale de la sidérurgie (1979) avec réflexion sur les conditions de travail, l’amélioration des produits et encore l’économie d’énergie (p. 237) pour être force de proposition (G. Séguy, H. Krasucki, plus près de nous É. Martin). Tâche difficile que d’accompagner la sortie du monde industriel ancien (p. 259) !

11 Le dernier chapitre traite des positions, permanences et voltefaces des États par rapport à la désindustrialisation, avec la double approche par la chronologie des événements et la comparaison avec le Grand-Duché, avec des temps importants consacrés au plan Barre, au plan Davignon de 1984, au retour à la privatisation, aux promesses des présidents (p. 346). P. Raggi divise son analyse en trois phases. D’abord, le temps assez aisé des États planificateurs servis par le plein emploi et l’optimisme

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porté par la fin des Trente Glorieuses. L’État gère la première phase des fermetures, principalement des mines où chaque licencié a la possibilité d’obtenir un poste dans la sidérurgie (1963, p. 267). Le volet social amortit les pertes d’emplois. Treize mines ferment entre 1963 et 1969 (dont Maxéville, 1966). L’Association pour l’Expansion Industrielle en Lorraine (APEILOR) et l’Institut de Développement Industriel (IDI) font le constat que la diversification industrielle tarde et avance peu alors qu’elle est beaucoup plus avancée chez le voisin luxembourgeois. Entre 1974 et 1984, les États sont visiblement pris de court face à la grande crise (p. 291). L’insécurité monétaire pénalise les investissements. La signature de la CGPS atténue les effets désastreux de cette crise et démobilise des travailleurs. La nationalisation (1981) est accompagnée du rapport Judet résumable en trois points : adapter les productions aux conditions du marché, poursuivre la concentration, rationaliser. Bien vite, le constat est que la Lorraine peut difficilement devenir une sidérurgie forte, moderne, dynamique (p. 315) car le marché mondial et communautaire ne sont pas sur la ligne de production qui existe localement. On attend le plan Davignon de 1984. C’est le temps où Gandrange se modernise, où Longwy espère dans le Pôle Européen de Développement (PED, p. 325). La fin de la crise (1990-2013) est à associer au boom chinois, avec en toile de fond la poursuite des suppressions d’emplois. Par exemple, l’aciérie de Neuves-Maisons passe de 2280 emplois à 558 entre 1984 et 1988 (p. 335). Restait à évoquer les promesses des présidents N. Sarkozy puis F. Hollande (p. 346), avec le mot lapidaire d’É. Martin (8 décembre 2012) : « Nous avons deux ennemis, Mittal et le gouvernement » (p. 349).

12 P. Raggi conclut que son livre n’est pas un requiem. L’homme du fer a été un grand repère dans la construction de l’identité régionale. Les changements macroéconomiques et technologiques majeurs ont gommé l’univers minier et sidérurgique après un siècle de combats, d’adaptations, d’inventivités technologiques et de savoir-faire. Hélas, on peut déplorer le caractère inabouti des démarches de réindustrialisation en profondeur du territoire (p. 359) malgré quelques grands succès comme la reconversion de Ban-la-Dame à Pompey et Frouard.

13 Cet ouvrage qui est le récit d’un modèle industriel ancien délité puis disparu est à lire pour comprendre l’esprit lorrain et les legs transmis dans la mémoire des territoires et des Hommes. Ces belles pages invitent à réfléchir sur l’évolution industrielle et sociale de notre région transfrontalière. P. Raggi a raison de terminer son propos sur ces mots « Si le corps de cet espace géo-historique est mort, son âme lui a survécu » (p. 364).

AUTEUR

JEAN-PIERRE HUSSON Université de Lorraine, Loterr – Centre de Recherche en Géographie, Campus Lettres et Sciences Humaines, 23, boulevard Albert Ier, 54000 NANCY - [email protected]

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Raggi Pascal – Dir., 2019, Un après- mine imprévu. Entre craintes et attentes, quand l’exploitation du sous-sol redevient d’actualité en Lorraine, Nancy, PUN - Éditions Universitaires de Lorraine, Collection MSH Lorraine, 151 p.

Simon Edelblutte

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1 Dans cet ouvrage collectif publié par les PUN - Éditions Universitaires de Lorraine avec le soutien de la Maison des Sciences de l’Homme de Lorraine (MSH Lorraine), cinq auteures et auteurs de l’Université de Lorraine présentent les résultats de leur recherche effectuée dans le cadre du projet de recherche Après-Mine (APREM), financé par la MSH Lorraine en 2016 et 2017 et traitant « De l’après-mine au renouveau minier ; résilience et résistance au changement dans un ancien bassin minier transfrontalier face à un nouveau projet d’exploitation industrielle du sous- sol ». Ce projet de recherche fait suite au projet Gazhouille (approche territoriale des acteurs face à un projet de transition énergétique : le gaz de houille) courant de 2013 à 2015. Ces deux actions de recherche sont liées aux projets d’exploitation, dans l’ancien bassin houiller lorrain, du gaz de houille, gaz de charbon, gaz de couche ou, plus précisément, gaz de couches de charbon, à ne pas confondre avec le gaz de schiste issu des techniques de fracturation, interdites en France. Les deux types d’exploitation sont regroupés sous le vocable « gaz non-conventionnels ». Ce projet est porté, autour de deux permis couvrant 790km², par l’entreprise La Française de l’Énergie qui évalue donc la possibilité d’exploiter le gaz contenu dans les couches de charbon de l’ancien bassin. Ce retour vers l’exploitation du sous-sol, « que personne n’aurait imaginé il a y vingt ans » (p. 8), détermine le nom du projet et le titre de l’ouvrage, « Un après-mine imprévu ». Cependant, comme l’écrit dans la préface Y. Gunzburger, géologue du laboratoire Géoressources de l’Université de Lorraine, il s’agit, au delà des seuls critères de faisabilité technique et de rentabilité économique qui relèvent de l’entreprise, de mesurer si « le sous-sol pourrait […] ainsi contribuer à une redynamisation industrielle locale ? » (p. 7).

2 Le rappel du cadre de cette publication est important car il permet de mieux en comprendre l’apparente hétérogénéité. En effet, l’ouvrage rassemble, y compris la préface, l’introduction et la conclusion, huit contributions qui, de l’Allemagne au bassin houiller lorrain en passant par le Royaume-Uni, sont le fruit de géographes, historien, géologue et psychologue. Les angles d’approches sont donc multiples tout autant que les terrains, mais ce choix de varier les échelles et les disciplines est particulièrement pertinent dans le cadre de l’objectif essentiel d’APREM qui est « d’être un appui à la décision sur cette problématique » (p. 12). En effet et pour cela, il est nécessaire, comme le pose Y. Gunzburger en guise de problématique de l’ouvrage, de savoir comment les pays voisins, confrontés à des évolutions similaires, ont réglé leur après-mine et notamment cette question de l’utilisation ou non de ces nouvelles ressources que sont les gaz non-conventionnels. Par ailleurs, les populations, tout comme les mentalités et les attentes, ont changé depuis l’époque de la fin de l’exploitation du charbon en

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Lorraine, il y a plus de 15 ans (2004). Il est donc essentiel d’essayer de mesurer, auprès de cette population, l’acceptabilité d’une nouvelle exploitation des ressources du sous- sol et les représentations développées autour de ce projet.

3 P. Raggi, porteur du projet, est historien, chercheur au Centre de Recherche Universitaire Lorrain d'Histoire (CRULH) et spécialiste d’histoire industrielle et sociale. Il a donc rassemblé une petite équipe constituée d’ « une psychologue sociale, trois géographes, un géologue et un historien, avec l’appui d’étudiants de Master en psychologie de l’Université de Lorraine » (p. 13). Il intervient lui-même par une introduction assez longue qui constitue quasiment un article à elle seule et aurait mérité un titre plus explicite. Spécialiste de l’histoire de la désindustrialisation, en particulier de la Lorraine sidérurgique, il revient sur la perte d’activité économique et d’emplois mais surtout sur le traumatisme subi par les populations de ce bassin « une des régions françaises emblématique du processus de désindustrialisation » (p. 13). Il développe ensuite le concept de résilience, venu de la psychologie et « aussi applicable aux populations et aux territoires qui ont subi la désindustrialisation et qui voient arriver de nouveaux acteurs économiques » (p. 14). Il présente enfin les cinq contributions qui forment les chapitres de l’ouvrage, ordonnés dans un emboîtement d’échelle très géographique, partant de l’Europe, puis ciblant un État (le Royaume-Uni) et, enfin, traitant de l’ancien bassin houiller lorrain et sa population.

4 Le premier chapitre, intitulé « Les bassins houillers européens : déclin, problèmes et potentiels de régions post-minières » est assuré par le géographe M. Deshaies, chercheur au Centre de Recherche en Géographie de l’Université de Lorraine (Loterr) et spécialiste de la géographie minière et énergétique. Il brosse le portrait de l’Europe du charbon, marquée, à la fin des années 2010 et dans sa partie occidentale, par la fermeture des dernières mines profondes (2015 au Royaume-Uni, 2018 en Allemagne). Si l’extraction à ciel ouvert se poursuit néanmoins et que quelques mines profondes fonctionnent encore en Europe orientale, notamment en Pologne, le constat de ces fermetures ouvre une première partie présentant le déclin déjà long de l’extraction charbonnière en Europe occidentale, en lien avec la réduction des usages de cette source d’énergie. Les à-coups de ce déclin sont rappelés ainsi que les différences entre, d’un côté la France et le Royaume-Uni qui ont pratiquement abandonné le charbon pour produire de l’électricité (mais dans des temporalités différentes) et, de l’autre, l’Allemagne qui continue à l’utiliser et a recours de plus en plus aux importations. Il évoque ensuite l’ampleur, dans tous les bassins charbonniers d’Europe, des tâches de reconversion à effectuer, alors que ces territoires sont durablement affectés, malgré les aides et les diverses politiques d’accompagnement, par la pauvreté, le chômage et le déclin démographique ; la Ruhr ayant perdu, entre 1965 et 2014, 12% de sa population, passant de 5 756 623 habitants à 5 054 534 (p. 33). Il termine enfin sa contribution en évoquant la seconde phase de la reconversion, qui s’apparente plus à un redéveloppement territorial. C’est-à-dire qu’au-delà de la reconversion économique proprement dite, il ne faut pas négliger « une certaine réhabilitation du cadre de vie et de l’image de ces régions » (p. 35). Il développe ainsi les thématiques de la réhabilitation des paysages miniers et de la mise en valeur des héritages par la reconnaissance patrimoniale, non seulement des plus spectaculaires d’entre eux (le siège de la mine Zollverein XII à Essen dans la Ruhr, ou encore les terrils du bassin minier du Nord-Pas- de-Calais, inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO), mais aussi des plus vernaculaires (cités minières par exemple). Néanmoins, ce travail mémoriel et patrimonial, utile en matière de changement d’image, ne suffit pas, conclut-il p. 45, à

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relancer économiquement ces anciens bassins houillers et les projets d’exploitation des gaz de couche, à l’œuvre en France comme au Royaume-Uni, peuvent apparaître comme de nouvelles opportunités de redéveloppement.

5 Le second chapitre, intitulé « Opportunités et acceptabilité de l’exploitation des gaz non-conventionnels au Royaume-Uni : un débat géopolitique » est une contribution de M. Bailoni, géographe chercheur au Loterr et spécialiste de géopolitique interne et locale du Royaume-Uni. Il retrace dans un premier temps la situation énergétique du Royaume-Uni, entre le déclin inéluctable du charbon, source d’énergie emblématique des révolutions industrielles qui sont nées dans ce pays, présence de ressources en hydrocarbures dans la Mer du Nord et choix du nucléaire. Cela a conduit les autorités du pays à utiliser une acrobatie de vocabulaire en lançant une « « low carbon transition » plutôt qu’une véritable transition énergétique » (p. 50) ; cette dernière aurait en effet impliqué une sortie du nucléaire, non souhaitée par les autorités. Parallèlement, M. Bailoni explique que cette politique conduit certes au développement des énergies renouvelables, mais a aussi ouvert la porte à la volonté d’exploiter les gaz non- conventionnels, gaz de couche comme gaz de schiste issu de la fracturation. L’auteur en arrive ainsi à décortiquer les conflits autour de l’exploitation de ces gaz, analysant le jeu des acteurs de la contestation, entre habitants directement touchés par les projets et « activistes davantage politisés, originaires de tout le pays et qui semblent passer d’un conflit à un autre » (p. 69). Il aborde la dimension multiscalaire de la question, autour d’exemples analysés dans le Nord de l’Angleterre où les gisements potentiels croisent urbanisation dense, vastes espaces protégés, et territoires hérités des exploitations charbonnières de deux révolutions industrielles (carte p. 65). Il évoque la constitution de sortes de camps où les protestataires s’organisent de façon communautaire (p. 68-69), à l’instar des Zones À Défendre (ZAD) françaises. Cependant, la similarité d’organisation ne fait pas la similarité des conflits ; en effet, l’auteur conclut aux différences fondamentales entre les situations du Royaume-Uni et de la France, où la fracturation n’est pas autorisée et très peu soutenue politiquement. Cette mise en perspective des situations française et britannique se termine sur la question de l’acceptation par les populations des nouvelles exploitations de gaz non-conventionnels et fait donc le lien avec le chapitre suivant.

6 Se rapprochant du territoire principal d’étude du projet APREM, l’ancien bassin houiller lorrain, Y. Beauloye, doctorant géographe chercheur au Loterr, brosse, dans cette contribution intitulée « De la fin des Houillères du Bassin de Lorraine (HBL) à l’avènement de l’Euro-district Saar-Moselle, une image à reconstruire », le portrait du territoire en question, marqué par l’arrêt récent (2004) de sa raison d’être pendant plusieurs décennies, l’exploitation du charbon. Il insiste ensuite sur les conséquences négatives, tout au long de décennies de déclin et durant l’après charbon, de ce bouleversement, malgré l’anticipation de la fermeture, de nombreux plans et aides et l’installation de nouvelles entreprises (Smart à Hambach en 1999). Ces conséquences sont démographiques (perte de 12 941 habitants entre 1968 et 2013, soit -7%, p. 89), socio-économiques (les 42 communes de l’ancien bassin houiller, sauf deux, ont un taux de chômage supérieur à la moyenne départementale, p. 96) mais touchent aussi l’image et l’attractivité du territoire, fortement dégradées. En effet, la fin de l’exploitation a laissé de nombreuses friches et a plongé la population de l’ancien bassin houiller dans une phase de deuil qui ne semble pas encore terminée comme le montre, au contraire d’autres territoires comme la Sarre voisine, l’insuffisante valorisation du patrimoine industriel (p. 82) et le peu de cas fait par les collectivités locales, dans leur

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communication sur internet, du passé et des héritages miniers pourtant ici fondateurs (p. 80-81). L’auteur insiste sur la difficulté de polariser et de hiérarchiser un territoire constitué de villes minières chacune développée autour de son ou ses carreaux miniers et où aucune (ni même Forbach et Saint-Avold) ne s’impose réellement aux autres. Il évoque ainsi une « entité géographique contestable » (p. 86), dont le redéveloppement territorial n’est amorcé que grâce à sa situation frontalière avec l’Allemagne, qui absorbe quotidiennement 14 600 travailleurs de l’ancien bassin houiller lorrain (chiffres 2005, p. 83). De plus, des actions de coopération concrètes sont développées avec l’Allemagne, comme la création d’un Groupement Européen de Coopération Territoriale (GECT), l’Euro-district Saar-Moselle et une Zone d’Aménagement Concertée transfrontalière, le Warndt Park à Creutzwald. Finalement, ce territoire apparaît aujourd’hui polarisé par la ville allemande de Sarrebruck qui absorbe l’essentiel des frontaliers et domine largement, démographiquement et économiquement, l’ancien bassin houiller lorrain.

7 Cette présentation du territoire d’étude permet à Y. Beauloye, dans le chapitre suivant intitulé « L’acceptabilité sociale d’un projet industriel », d’analyser la question de l’acceptabilité sociale, essentielle à la réussite du projet d’exploitation des gaz de couche porté par La Française de l’Énergie. Ce concept récent (la plupart des références citées par l’auteur datent des années 2010) est toutefois ancré dans des recherches anciennes sur la valeur et les croyances (fin XIXème siècle et tout au long du XX ème siècle) qui déterminent, in fine, l’acceptabilité sociale. Celle-ci s’apparente donc à une sorte de permis social d’opérer qui complète la licence légale attribuée par une autorité politique (p. 103). Y. Beauloye pointe néanmoins les ambiguïtés de la notion, avec « un risque de perversion du concept […] qui peut dans certains cas permettre de faire accepter des projets qui pourraient desservir les intérêts de la population » (p. 108), sorte de socialwashing à l’image du greenwashing bien connu. L’acceptabilité sociale doit donc rester « une plus- value réciproque au territoire et à l’entreprise » (p. 108) qui minimise ainsi les risques qu’elle prend en investissant tandis que la population est intégrée sincèrement au projet. L’auteur développe ensuite les éléments concrets de mise en œuvre de ce processus d’acceptabilité sociale qui ne peut se construire que sur le temps long et dont le plus haut degré consiste en l’appropriation d’un projet par la population (p. 109). Il termine sur l’évolution de cette acceptabilité, en évoquant l’étude de deux comtés texans marqués par l’exploitation des gaz de schiste, mais sur des temporalités différentes. Il en ressort que, dans le comté plus récemment exploité, l’acceptabilité de l’exploitation est forte, alors que dans le comté le plus anciennement exploité, l’acceptabilité n’a fait que décroître, les habitants considérant finalement que les inconvénients l’emportent sur les avantages. Cela conduit Y. Beauloye, s’appuyant sur les travaux de P. Batellier en 20161, à une conclusion relativement pessimiste quant à cette notion d’acceptabilité sociale qui, si elle n’est pas rigoureusement pratiquée, « ne serait qu’un « terme-valise », un outil au service de l’industriel dont la finalité n’est autre que de faire accepter un projet qui ne servirait pas forcément les intérêts du territoire et du public » (p. 114).

8 La dernière contribution, intitulée « Effet de la pratique sur les représentations sociales ; l’exemple du renouveau minier en Lorraine », est l’œuvre de M.-F. Agnoletti, psychologue sociale du laboratoire Psychologie Ergonomique et Sociale pour l'Expérience Utilisateurs (PERSEUS). Il s’agit ici, toujours en lien avec le projet d’exploiter les gaz de couche et donc de renouer, en quelque sorte, avec le charbon, d’étudier les représentations sociales des habitants du territoire quant au projet

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(p. 115). L’auteure revient dans un premier temps sur la théorie des représentations sociales, définies comme un savoir de sens commun à propos d’objets qui peuvent être concrets ou abstraits : « ce savoir permet à des individus appartenant à un même groupe de se reconnaitre dans la façon de penser cet objet et conséquemment de se différencier de la pensée d’autres groupes » (p. 116). Dans le cadre d’APREM, l’idée est ici d’étudier les représentations sociales autour de l’objet « après-mine » (c’est-à-dire l’exploitation projetée des gaz de couche) auprès de plusieurs groupes déterminés en fonction de leur lieu d’habitation (zone ou non touchée par la future extraction) et en fonction de leur histoire personnelle (concerné ou non par l’ancienne exploitation minière du charbon). Elle présente ensuite la méthode, autour de questionnaires envoyés à 80 personnes et traités statistiquement. Les résultats de l’étude sont particulièrement intéressants sur deux questions. Ainsi, les représentations sociales de l’après-mine sont plus marquées chez les anciens mineurs que chez les personnes qui n’ont pas une histoire liée à la mine et elles sont indifférenciées géographiquement, c’est-à-dire qu’elles ne varient pas en fonction de la proximité ou non des futures exploitations (p. 129). Cela rejoint d’ailleurs les constatations effectuées par M. Bailoni en Angleterre sur l’acceptabilité des projets (p. 71). Pour finir, M.-F. Agnoletti évoque les limites de son étude (le faible nombre de personnes questionnées) et le nécessaire complément des questionnaires par des entretiens plus nombreux que ceux présentés en fin de contribution. Ces derniers permettent néanmoins de différencier, une fois de plus, les anciens mineurs, plutôt favorables à l’exploitation des gaz de couche et les autres, clairement défavorables.

9 Au final, il faut souligner ici l’importance du croisement des regards scientifiques transdisciplinaires portés par un sujet fédérateur et d’actualité qui, en emboîtant les échelles, fait quand même la part belle à la géographie et aux géographes. Néanmoins si l’hétérogénéité disciplinaire autour d’une thématique claire et homogène est bienvenue d’un point de vue scientifique et se trouve finalement la raison d’être du projet APREM, elle se transcrit malheureusement dans une mise en page et une réalisation formelle de l’ouvrage tout aussi hétérogène. En effet, la cartographie de l’ouvrage est chaotique en matière de présentation (polices, cadres, taille des cartes, figurés, etc.) et fait cohabiter d’excellentes cartes (p. 39, p. 65), d’autres a priori très bonnes mais peu lisibles car top petites (p. 89) et d’autres encore, bâclées (p. 9), ou encore ne correspondant pas au titre (p. 85). Cette mise en page déficiente apparaît aussi dans la présence de fautes un peu trop nombreuses et d’une étrange bibliographie « double », à la fois placée en notes de bas de page et en fin d’ouvrage.

10 Concluant l’ouvrage, P. Raggi reprend les principales conclusions de ses contributeurs et les résume en une remarque pessimiste quant à l’acceptabilité de la mise en œuvre du projet d’extraction des gaz de couches de charbon : « Une forme de résilience vis-à-vis de l’ancien univers charbonnier a certainement eu le temps de s’installer profondément dans cette partie de la Moselle. Finalement […], toute une région s’est faite à l’idée d’une disparition inéluctable de l’exploitation industrielle du sous-sol au profit d’une forme d’industrie « 4.0 ». […]. Ressuscitée sous la forme de l’exploitation gazière, l’emploi des ressources du sous-sol serait ainsi à contre-temps d’une évolution de la demande énergétique moins centrée sur les énergies fossiles qu’auparavant » (p. 135). Ce constat complète donc les études techniques et économiques réalisées par l’entreprise et montrent l’importance, dans la réussite et l’aboutissement d’un projet, de l’insertion de travaux en sciences humaines, trop longtemps laissés de côté, dans le processus de prise de décision, au profit des seuls déterminants politico- économiques. Le constat est néanmoins tempéré par P. Raggi qui signale le fort

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caractère évolutif de la conjoncture politique, stratégique (volonté d’autonomie de l’approvisionnement en énergie), environnementale et technologique (innovations décisives concernant les énergies renouvelables) ; tout cela pouvant faire évoluer rapidement, dans un sens ou dans l’autre, les représentations et l’acceptabilité vis-à-vis de l’exploitation des gaz de couche.

NOTES

1. Batellier P., 2016, Acceptabilité sociale des grands projets à fort impact socio-environnemental au Québec : définitions et postulats, VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Volume 16 Numéro 1. http://journals.openedition.org/vertigo/16920

AUTEUR

SIMON EDELBLUTTE Université de Lorraine, Loterr – Centre de Recherche en Géographie, Campus Lettres et Sciences Humaines, 23, boulevard Albert Ier, 54000 NANCY - [email protected]

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Vandermotten Christian, 2020, La Belgique. Paris, PUF, Que sais-je, n° 4156, 127 p.

Jean-Pierre Husson

1 Définir la Belgique comme une construction politique récente (1830) et improbable invite à argumenter, expliquer, éclairer la « belgitude » parfois portée par le scepticisme et le goût à l’autodérision (p. 120). L’auteur, professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles aborde ce sujet par une analyse géographique, historique, diplomatique, économique, démographique et sociétale du pays. Situé au cœur de l’Europe, bénéficiant d’une façade maritime sur le « rail », le royaume revêt une dimension internationale exceptionnelle en abritant à Bruxelles les instances européennes. Ce petit pays densément peuplé (30 528 km2, 11,43 M d’habitants contre 3,78 M en 1831) vit et assume paradoxes, discordes, asymétries et crises prenant pour cadre la délicate cohabitation de deux groupes linguistiques, deux cultures. Pays des compromis et des coalitions, la Belgique est formée d’entités fédérées possédant chacune son parlement et son gouvernement, avec trois régions et des communautés (dont la minorité allemande d’Eupen et Saint-Vith). Cette fragile complexité explique par exemple l’existence de trois législations forestières, ce qui peut surprendre le jacobin voisin français ! Avec un PIB supérieur de 32% à la moyenne de l’UE, le pays est

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prospère. Il a réussi ses transitions économiques. Parti d’une économie industrielle classique (charbon, sidérurgie, textile) qui fit majoritairement la fortune passée de la Wallonie, le pays s’est adapté à une économie de services et de brassage des flux visibles (conteneurisation dans les grands ports) et invisibles. Ceci s’est traduit par des translations géographiques au profit de Bruxelles à la fois cosmopolite, ciment et pomme de discorde (p. 119) mais aussi du littoral courant de Bruges à Anvers, enfin des villes flamandes.

2 Pour établir sa démonstration, nourrir le paradoxe force/fragilité l’auteur a conduit un diagnostic interrogatif du pays autour de la question « Pourquoi l’existence de la Belgique ? ». Le chapitre 2 tente une approche de géographie régionale classique qui ne satisfait pas à la réponse tant Basse, Moyenne et Haute Belgique sont différentes. La recherche de fondements historiques éclaire un peu plus le sujet, le pays ayant été traversé par des temps forts de prospérité, des périodes de résistance et encore la construction de contre-pouvoirs urbains associant ou affrontant patriciens et populaces. Ainsi, la victoire des Éperons d’or (1302) sur Philippe IV le Bel est devenue la date de la fête nationale flamande. L’ambition de créer un grand état bourguignon s’effondre avec la mort du Téméraire (1477). Suivent plusieurs siècles d’occupation. Le pays est dirigé à partir de Madrid, de Vienne (les Pays-Bas autrichiens sont cartographiés dans l’atlas de Ferraris voulu par Marie-Thérèse) puis de Paris (la Révolution divise le pays en 9 départements). Au XVIIe siècle, Réforme et Contre- Réforme créent un nouveau cadre alors que la frontière méridionale est dictée arbitrairement par les conquêtes de Louis XIV. Après le traité de Vienne, le royaume uni de Hollande dure peu. En 1830, la diplomatie internationale apprécie la création d’un état tampon neutre. La couronne échoit au prince de Saxe-Cobourg-Gotha.

3 La Belgique suit le modèle anglais d’industrialisation précoce. La ligne ferroviaire Bruxelles- Malines est inaugurée dès 1834. L’histoire explique à la fois l’asymétrie et la complexité (p. 43) du processus de naissance et d’évolution du pays ou plutôt la capacité des régions à vivre et à se projeter ensemble. La vie politique n’est pas évidente à saisir du dehors et les schémas assez simples du passé se délitent après 1960. La Wallonie était sous hégémonie socialiste, la Flandre catholique et nataliste, Bruxelles libérale. Après 1980, les politiques keynésiennes sont mises à mal par la crise. La représentation proportionnelle impose comme norme des gouvernements de coalition (complexité des alliances, oppositions Nord-Sud, p. 53). À cela s’ajoute un très dense réseau associatif, et également fort longtemps une guerre scolaire entre cléricaux et anticléricaux.

4 État neutre, espace tampon, pays ayant peu d’armée, la Belgique eut à souffrir des turbulences des deux derniers siècles mais réussit cependant à créer, sous l’égide de Léopold II, le vaste état du Congo reconnu par la conférence de Berlin de 1885, accédant à l’indépendance en 1960. Avec la Grande Guerre qui lamine le pays (les gaz sont expérimentés à Ypres), Albert Ier devient le roi preux. Après la Seconde Guerre, Léopold III doit abdiquer à la majorité de Baudouin (1951). À la même époque, P.-H. Spaak est un des pères de l’Europe des Six, de la Communauté Économique du Charbon et de l’Acier (CECA), du Benelux.

5 L’unité n’apparait pas dans le déroulé de l’histoire économique de cette grande puissance industrieuse et inventive. Alternance et asymétrie arbitrent les évolutions des trois territoires. La forge, le chemin de fer et la chimie ont fait la force de la Wallonie. Après 1945, la reprise est rapide mais change de lieux, ce qui s’accélère avec

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la dérégulation à partir de 1980. La compétitivité est cependant conservée grâce à un exceptionnel niveau de productivité (p. 81).

6 Population et armature urbaine soulignent l’intense périurbanisation encouragée par l’essor des navettes et encore la solidité de la hiérarchie urbaine, en particulier en Flandre. Les statistiques démographiques montrent encore des différences fortes, des évolutions discordantes et le rajeunissement de Bruxelles, principal réceptacle de l’accueil des étrangers nantis ou pauvres.

7 Pour finir, l’auteur tente avec succès de trouver dans l’art, les lettres, la poésie et la créativité un « melting pot » belge. L’aire culturelle partagée est incontestable, nourrie du roman rhénan puis scaldéen, avec pour relais les bâtiments édilitaires (halles, hôtels de ville, beffrois tintinnabulants) qui symbolisent la réussite des cités. Les XVe et XVIe siècles sont très créatifs : les primitifs flamands, les peintres et éditeurs de la Renaissance (Plantin à Anvers). Une pléiade d’artistes et créateurs s’illustrent aussi entre la fin du XIXe siècle et l’actuel. Pêle-mêle Magritte, Ensor, Simenon, Brel, Amélie Nothomb ; bien sûr tous les dessinateurs de bandes dessinées qui firent le renom de Casterman et Dupuis (Hergé, Edgar P. Jacobs, Morris, Franquin, Bob de Moor, Geluck) et encore le cinéma où brillent, entre autres, les frères Dardenne. Ce florilège montre une concentration créatrice variée et exceptionnelle pour un pays somme toute modeste par sa taille.

8 Au total, un bel essai qui éclaire un pays à la fois inquiet et plein de potentiel.

AUTEUR

JEAN-PIERRE HUSSON Université de Lorraine, Loterr – Centre de Recherche en Géographie, Campus Lettres et Sciences Humaines, 23, boulevard Albert Ier , 54000 NANCY - [email protected]

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