Questions de communication

24 | 2013 Renouvellement des mises en scène télévisuelles de la politique

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/8630 DOI : 10.4000/questionsdecommunication.8630 ISSN : 2259-8901

Éditeur Presses universitaires de Lorraine

Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2013 ISBN : 978-2-8143-0182-5 ISSN : 1633-5961

Référence électronique Questions de communication, 24 | 2013, « Renouvellement des mises en scène télévisuelles de la politique » [En ligne], mis en ligne le 01 février 2016, consulté le 13 novembre 2020. URL : http:// journals.openedition.org/questionsdecommunication/8630 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ questionsdecommunication.8630

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SOMMAIRE

Comité de lecture

Dossier. Renouvellement des mises en scène télévisuelles de la politique

Quel renouvellement des mises en scène télévisuelles de la politique ? Pierre Leroux et Philippe Riutort

Intégrer les politiques aux divertissements Résistances, coopération et concessions de l’univers politique Pierre Leroux et Philippe Riutort

Investir (sur) le marché politique Enjeux autour de la présence d’Olivier Besancenot dans Vivement dimanche Benoît Lafon

Du traitement journalistique des acteurs politiques dans Le Grand Journal Patrick Amey

« La question qui tue » : l’interrogation politique et l’infodivertissement Frédérick Bastien et David Dumouchel

Parole d’experts, public profane : les mutations du discours politique à la télévision Jeffrey P. Jones

What Renewal for TV staging of Politics Pierre Leroux et Philippe Riutort

Échanges

Classer, marchandiser et manager : quel idéal de l’Université opposer aux dérives en cours ? Arnaud Mercier

Ce que les cultural studies font aux savoirs disciplinaires Paradigmes disciplinaires, savoirs situés et prolifération des studies Éric Maigret

Notes de recherche

Circulation, altération et appropriation d’une information scientifique Quand les silures attaquent les pigeons Robert Boure et Muriel Lefebvre

Des effets paradoxaux de stratégies de communication : quelques réceptions inattendues d’un magazine territorial Jean-Baptiste Legavre

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Notes de lecture

Communication, langue, discours

Jean-Claude ANSCOMBRE, Amalia RODRIGUEZ SOMOLINOS, Sonia GÓMEZ-JORDANA FERARY, dirs, Voix et marqueurs du discours : des connecteurs à l’argument d’autorité Lyon, ENS Éd., 2012, 216 pages Jacques-Philippe Saint-Gerand

Marc ARABYAN, Des lettres de l’alphabet à l’image du texte. Recherches sur l’énonciation écrite Limoges, Lambert-Lucas, coll. Linguistique & sémiotique, 2012, 300 pages Jacques-Philippe Saint-Gerand

Christophe CUSIMANO, La sémantique contemporaine. Du sème au thème , Presses de l’université Paris Sorbonne, coll. Travaux de linguistique et de stylistique françaises, 2012, 204 pages Driss Ablali

Anne-Laure DOTTE, Valelia MUNI TOKE, Jean SIBILLE, dirs, Langues de , langues en danger : aménagement et rôle des linguistes Paris, ministère de la Culture et de la Communication/Délégation générale à la langue française et aux langues de France/Privat, coll. Cahiers de l’Observatoire des pratiques linguistiques, 2012, 176 pages. Accès : http:// www.dglf.culture.gouv.fr/publications/Cahier_Observatoire/Cahiers_3_langues_en_danger.pdf. Jacques-Philippe Saint-Gerand

Paul GHILS, Le langage est-il logique ? De la raison universelle aux diversités culturelles Paris/Louvain-la-Neuve, Éd. L’Harmattan/Academia, 2012, 158 pages Jacques-Philippe Saint-Gerand

Ida HEKMAT, Raphaël MICHELI, Alain RABATEL, coords, « Modes de sémiotisation et fonctions argumentatives des émotions » Semen. Revue de sémio-linguistique des textes et discours, 35, 2013, 200 pages Justine Simon

Magda JEANRENAUD, La traduction. Là où tout est pareil et rien n’est semblable Bucarest, EST-Samuel Tastet Éd., 2012, 341 pages Justine Houyaux

Claudine NORMAND, Estanislao SOFIA, dirs, Espaces théoriques du langage. Des parallèles floues Louvain-La-Neuve, Éd. Academia, 2013, 322 pages Jacques-Philippe Saint-Gerand

Marie-Anne PAVEAU, coord., « Texte, discours, interactions. Nouvelles épistémologies » Semen. Revue de sémio-linguistique des textes et discours, 34, 2012, 202 p. Jacques-Philippe Saint-Gerand

Steven PINKER, L’instinct du langage trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie-France Desjeux, Paris, O. Jacob, 2013 [1994], 495 pages Jacques-Philippe Saint-Gerand

Jean-François SABLAYROLLES, dir., « Néologie sémantique et analyse de corpus » Cahiers de lexicologie, 100, 2012, 254 pages Jacques-Philippe Saint-Gerand

Questions de communication, 24 | 2013 3

Jacky SIMONIN, Sylvie WHARTON, dirs, Sociolinguistique du contact. Dictionnaire des termes et concepts ? Lyon, ENS Éd., coll. Langages, 2013, 434 pages Jacques-Philippe Saint-Gerand

Irène TAMBA, Le hérisson et le renard : une piquante alliance Paris, Klincksieck, 2012, 160 pages Guy Achard-Bayle

Malika TEMMAR, coord., « Les sujets de l’énonciation » suivi de Jean-Marc DEFAYS, Deborah MEUNIER, coords, « La mobilité académique : discours, apprentissages et identités » Le Discours et la langue. Revue de linguistique française et d’analyse du discours, t. 3.2, 2012, 193 pages Sara Ben Larbi

Culture, esthétique

Éric BONNET, dir., Esthétiques de l’écran, lieux de l’image Paris, Éd. L’Harmattan, coll. Eidos, 2013, 186 pages Agnès Felten

Christophe BOURSEILLER, Olivier PENOT-LACASSAGNE, Contre-cultures ! Paris, CNRS Éd., 2013, 320 pages Alexandre Eyries

Brigitte FONTILLE, Patrick IMBERT, dirs, Trans, multi, interculturalité, trans, multi, interdisciplinarité Québec, Presses universitaires de Laval, coll. L’Espace public, 2012, 258 pages Ammar Benkhodja

Hervé GLEVAREC, La culture à l’ère de la diversité La Tour d’Aigues, Éd. L’Aube, coll. Monde en cours, 2013, 112 pages Alexandre Eyries

Françoise MÉNAND DOUMAZANE, Miroirs d’Aline. Ethnocritique d’un roman de C. F. Ramuz Nancy, PUN-Éd. universitaires de Lorraine, coll. EthnocritiqueS, 2013, 349 pages Ammar Benkhodja

Stéphane OLIVESI, L’expérience esthétique. Une archéologie des arts et de la communication Paris, H. Champion, 2012, 451 pages Agnès Felten

Céline PARDO, Anne REVERSEAU, Nadja COHEN, Anneliese DEPOUX, dirs, Poésie et médias : XX- XXIe siècle Paris, Nouveau Monde Éd., Coll. Culture/médias, 2012, 342 pages Sara Ben Larbi

Laurence PIEROPAN, éd., Le monde de Charles Bertin Bruxelles, Éd. Archives & Musée de la littérature, coll. Archives du futur, 2013, 320 pages Katherine Rondou

Martine REGOURD, dir., Musées en mutation. Un espace public à revisiter Paris, Éd. L’Harmattan, coll. Gestion de la culture, 2012, 398 pages Jacques-Philippe Saint-Gerand

Gisèle SAPIRO, dir., Traduire la littérature et les sciences humaines. Conditions et obstacles Paris, La Documentation française, 2012, 397 pages Justine Houyaux

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Histoire, sociétés

Isabelle BARDIÈS-FRONTY, Ann-Elizabeth DUNN-VATURI, éds, Art du jeu, jeu dans l’art : de Babylone à l’Occident médiéval Paris, Éd. La Réunion des musées nationaux, 2012, 160 pages Boris Solinski

Ahmed BOUBEKER, Piero-D. GALLORO, dirs, L’immigration en héritage. L’histoire, la mémoire, l’oubli aux frontières du Grand Nord-Est Nancy, PUN-Éd. universitaires de Lorraine, coll. Interculturalités, 2013, 230 pages Gérald Arboit

Landry CHARRIER, Karine RANCE, Friederike SPITZL-DUPIC, éds, Circulations et réseaux transnationaux en Europe (XVIIIe-XXe siècles). Acteurs, pratiques, modèles Berne, P. Lang, coll. Convergences, 2013, 228 pages Gérald Arboit

Alain CHOUET (entretiens avec Jean Guisnel), Au cœur des services spéciaux. La menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers Éd. La Découverte, coll. La Découverte Poche/Essais, 2013, 324 pages Bruno Ollivier

Olivier DARD, La Synarchie. Le mythe du complot permanent Paris, Perrin, coll. Tempus, 2012 (1998), 408 pages Humberto Cucchetti

Aurélie DUDEZERT, La connaissance dans les entreprises Paris, Éd. La Découverte, coll. Repères, 2013, 128 pages Alexandre Eyries

François FARCY, Jean-François GAYRAUD, Le renseignement criminel Paris, CNRS Éd., coll. Arès, 2011, 132 pages Gérald Arboit

Frédéric Forest, dir., Les universités en France. Fonctionnement et enjeux Mont-Saint-Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2012, 296 pages Christophe Ippolito

Otto B. KRAUS, Le Mur de Lisa Pomnenka, suivi de Catherine COQUIO, Le Leurre et l’espoir. De Theresienstadt au block des enfants de Birkenau Paris, Éd. L’Arachnéen, 2013, 366 pages Carine Trevisan

Pascal PANSU, Nicole DUBOIS, Jean-Léon BEAUVOIS, Dis-moi qui te cite et je saurai ce que tu vaux. Que mesure vraiment la bibliométrie ? Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. Points de vue et débats scientifiques, 2013, 127 pages Claire Peltier

Claude PATRIAT, Isabelle MATHIEU, dirs, L’Université et les formations aux métiers de la culture. La diagonale du flou Dijon, Éd. universitaires de Dijon, coll. U-Culture(s), 2012, 162 pages Jacques-Philippe Saint-Gerand

Enzo TRAVERSO, Où sont passés les intellectuels ? Paris, Éd. Textuel, coll. Conversations pour demain, 2013, 108 pages Sara Ben Larbi

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Médias, journalisme

Marlène COULOMB-GULLY, Jean-Pierre ESQUENAZI, « Fictions politiques » Mots. Les langages du politique, 99, Lyon, ENS Éd., juillet 2012, 158 pages Alexandre Eyries

Amandine DEGAND, Benoît GREVISSE, dirs, Journalisme en ligne. Pratiques et recherches Bruxelles, De Boeck, coll. Info & Com, 2012, 384 pages Alexandre Eyries

Christophe DELEU, Le documentaire radiophonique Paris, Éd. L’Harmattan/Ina, coll. Mémoires de radio, 262 pages Jean-François Tétu

Pierre-Emmanuel GUIGO, « Le chantre de l’opinion ». La communication de Michel Rocard de 1974 à 1981 Paris, Ina, coll. Médias histoire, 2013, 265 pages Alexandre Eyries

Katharina NIEMEYER, De la chute du mur de Berlin au 11 Septembre 2001. Le journal télévisé, les mémoires collectives et l’écriture de l’histoire Lausanne, Antipode, coll. Médias et histoire, 2011, 342 pages Gérald Arboit

Nicolas PÉLISSIER, Marc MARTI, dirs, Le storytelling. Succès des histoires, histoire d’un succès Paris, Éd. L’Harmattan, coll. Communication et civilisation, 2012, 203 pages Justine Houyaux

Sarah SEPULCHRE, dir., Décoder les séries télévisées De Boeck, coll. Info Com, 2011, 256 pages Frédéric Pugnière-Saavedra

Jean STERN, Les patrons de la presse nationale. Tous mauvais Paris, Éd. La Fabrique, 2012, 210 pages Michael Palmer

Adeline WRONA, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook Paris, Hermann, coll. Cultures numériques, 2012 , 441 pages Michael Palmer

Technologies

Julian ASSANGE, Jacob APPELBAUM, Andy MÜLLER-MAGUHN, Jérémie ZIMMERMANN, Menace sur nos libertés. Comment Internet nous espionne. Comment résister Trad. de l’anglais par Abel Gerschenfeld et Anatole Muchnik, Paris, R. Laffont, 2013, 252 pages Gilles Boenisch

Françoise BLUM, dir., Des radios de lutte à internet. Militantismes médiatiques et numériques Paris, Publications de la Sorbonne, coll. Histoire contemporaine, 2012, 272 pages Mohamed Sakho Jimbira

Juan BRANCO, Réponses à Hadopi Paris, Éd. Capricci, coll. Actualité critique, 2010, 96 pages Gilles Boenisch

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Daniel CORNU, Tous connectés ! Internet et les nouvelles frontières de l’info Genève, Éd. Labor et Fides, coll. Le Champ éthique, 2013, 224 pages Yeny Serrano

Jean-François FOGEL, Bruno PATINO, La condition numérique Paris, Grasset, coll. Essais français, 2013, 216 pages Gilles Boenisch

Paul JORION, La guerre civile numérique Paris, Textuel, coll. Conversations pour demain, 2011, 109 pages Gilles Boenisch

Jane MCGONIGAL, Reality is Broken. Why Games make us Better and How They can change the World [La réalité est cassée. Pourquoi les jeux nous rendent meilleurs et comment ils peuvent changer le monde] Londres, Penguin Books, 2011, 400 pages Françoise Lejeune

Anna SAM, Mon tour de France des blogueurs Paris, Stock, coll. Essais et documents, 2011, 216 pages Gilles Boenisch

Livres reçus

Livres reçus

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Comité de lecture

Questions de communication remercie les membres du comité de lecture qui ont contribué à cette livraison : Igor Babou (université de la Réunion) Philippe Chavot (université de Strasbourg) Catherine Ghosn (université Toulouse 3-Paul Sabatier) Anne-Marie Gingras (université Laval, Québec) Bernard Idelson (université de la Réunion) Jean Lagane (université Aix-Marseille) Pierre Lefébure (université Paris 13-Nord) Marc Lits (Université catholique de Louvain, Belgique) Nathalie Nadaud-Albertini (École des Hautes études en sciences sociales) Jacques Noyer (université Lille 3) Caroline Ollivier-Yaniv (université Paris-Est Créteil) Nicolas Pélissier (université Nice Sophia Antipolis) Roselyne Ringoot (université Rennes 1) Virginie Spies (université d’Avignon et des pays de Vaucluse) Aurélie Tavernier (université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis) Christoph Vatter (université de la Sarre (Allemagne)

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Pierre Leroux et Philippe Riutort (dir.) Dossier. Renouvellement des mises en scène télévisuelles de la politique Issue. Renewal for TV staging of Politics

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Quel renouvellement des mises en scène télévisuelles de la politique ?

Pierre Leroux et Philippe Riutort

1 À de très rares et brèves exceptions près, jusqu’à la fin des années 90, la représentation des personnalités politiques s’est organisée sous l’égide des journalistes et des rédactions. La politique est restée le domaine réservé d’un petit nombre de professionnels reconnus partageant avec leurs interlocuteurs politiques la plupart des cadres de « vision et de division » (Boltanski, Bourdieu, 1976) de la politique, autrement dit une même idée de la représentation médiatique de la politique se référant, globalement, à un idéal d’échange centré sur la présentation d’arguments par les principaux acteurs de la démocratie représentative face à des contradicteurs et des questionneurs (opposants politiques et/ou journalistes, puis, plus récemment, citoyens ordinaires encadrés par des journalistes). Déjà amorcée, cette domination du logos (Lochard, Soulages, 2003) est encore plus nettement délaissée avec, à la fin des années 90, l’apparition régulière de professionnels de la politique au sein des premières émissions « conversationnelles »1.

2 Affirmant dès l’origine leur volonté de désacralisation de la politique, ces émissions entendent intégrer les personnalités politiques à des programmes visant spécifiquement les publics a priori les moins intéressés par la politique. Pour appréhender ces nouveaux cadres de réception du personnel politique et les éventuelles transformations de la parole politique, les premières analyses se sont surtout focalisées sur les nombreux éléments qui distinguaient ces émissions des émissions politiques classiques qui les ont précédées en soulignant, notamment (et comparativement), leur faible portée politique2. À l’origine, certains éléments plaident en faveur de cette thèse : l’intégration d’invités politiques en faible proportion comparativement aux personnalités du spectacle, une tendance avérée à une apparente dépolitisation du discours qui ne permettrait pas de leur attribuer une portée politique, le faible écho médiatique des discours politiques tenus dans ces programmes (Leroux, Riutort, 2011) qui pourrait permettre de conclure à leur relative vacuité politique. Dans un état antérieur du rapport émissions politiques/divertissements, cette perspective apparaissait relativement pertinente même si, depuis les années 80, l’hybridation des

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programmes avait déjà largement redéfini le périmètre des émissions politiques (en particulier par la présence d’invités extérieurs au champ politique)3. Mais les évolutions des émissions conversationnelles ont rendu en grande partie caduques certaines des distinctions. D’emblée, les promoteurs des émissions de divertissement se sont situés dans une perspective concurrentielle vis-à-vis des journalistes tandis que beaucoup d’indices témoignent aujourd’hui d’un certain succès des animateurs dans cette redéfinition de statuts. En effet, ces derniers ont réussi à faire apparaître certaines approches alternatives de la représentation politique, débarrassées du projet politique que les journalistes mettent souvent en avant (éclairer les choix démocratiques) pour affirmer un objectif spectaculaire (au sens où il s’agit d’intégrer les politiques et la politique au spectacle télévisuel4). En raison de son histoire politique (Bourdon, 1994 ; Olivesi, 1998), la télévision française était le dernier média à avoir pu préserver le traitement de la politique de toute atteinte à sa majesté, les autres (radio, presse écrite, etc.) ayant largement affaibli les distinctions, que ce soit par les modes de traitement, les approches ou les centres d’intérêt5. Ainsi les émissions conversationnelles prennent-elles place dans un mouvement général d’aggiornamento du traitement médiatique de la politique. Elles ne sauraient avoir à elles seules transformé le rapport de la télévision à la politique, même si elles ont contribué à une évolution des cadres télévisuels de mise en scène de la politique en prenant acte de la désacralisation de la politique dans l’espace public médiatisé. En témoigne la progressive participation de journalistes reconnus aux émissions de divertissement (aujourd’hui généralisées) qui a sans doute joué un rôle décisif quant à leur reconnaissance, sur les plans symbolique et pratique. En conséquence, la frontière entre divertissements et émissions politiques classiques s’en est trouvée plus atténuée tandis que tous les types d’émission peuvent prétendre – avec des succès variés – contribuer à la formation du débat public.

Caractériser les divertissements politiques

3 En France, il faut attendre la fin des années 90 pour voir programmées sur les chaînes privées et publiques les premières émissions de divertissement accueillant des personnalités politiques. Même si le personnel politique n’a jamais – même du temps du monopole public de la télévision – été uniquement présent dans les émissions politiques6, elles introduisent une forme de rupture dans la représentation télévisuelle de la politique. On peut les définir à partir de trois caractéristiques. D’abord, ces programmes sont rattachés à la direction des programmes (et non aux rédactions) et sont donc souvent produits et présentés par des animateurs (plutôt que par des journalistes). Ainsi ces émissions s’autorisent-elles l’affranchissement ostentatoire des règles et codes qui ont auparavant gouverné la relation de la télévision avec la politique (Mouchon, 1998). Ainsi l’élite professionnelle des animateurs – profession devenue un acteur essentiel à la faveur du basculement général en direction de la télévision commerciale au milieu des années 80 (Leroux, Riutort, 2006) – valorise-t-elle symboliquement sa position : l’accès à la sphère politique constituait le dernier terrain (p)réservé des journalistes. Le franchissement de cette frontière offre des perspectives nouvelles, notamment une prétention à apporter une contribution civique au débat démocratique, chose inimaginable dans un état antérieur de la télévision (Chalvon- Demersay, Pasquier, 1990). Deuxième caractéristique, ces émissions intègrent le personnel politique de façon explicite et régulière dans la construction même du

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programme. Les politiques deviennent un ingrédient permanent de l’émission tout en demeurant, certes, minoritaires (à la différence des émissions politiques), mais en occupant progressivement une place incontestable. Enfin, troisième caractéristique, ces émissions ne sont pas conçues spécifiquement pour les politiques. Ces derniers sont tenus de prendre place au sein d’un dispositif7 dont la logique est étrangère à l’univers politique et aux débats sur les affaires publiques et emprunte aux codes du divertissement, rodés depuis longtemps pour recevoir les invités du spectacle. Ainsi la parole politique trouve-t-elle dans ces dispositifs conversationnels une place très différente de celle qu’elle pouvait avoir dans les émissions politiques ou les journaux télévisés. Sa suprématie ne va plus de soi et elle se trouve confrontée, comme jamais auparavant, à un parasitage permanent, pensé comme un outil de déstabilisation, plus ou moins violent et explicite selon les formules, celles-ci étant tributaires des contraintes spécifiques découlant de l’horaire de programmation, du public potentiel et du format. Les rôles dévolu au public (forcément réactif et enthousiaste, et demandeur de moments spectaculaires8), à l’animateur principal et à ses acolytes (chroniqueurs et snipers connu pour leur capacité de réactivité et leurs formules déstabilisantes), aux différentes séquences qui rythment l’émission (qui, dans les faits, viennent contrecarrer les formes conventionnelles du discours politique) et, éventuellement – lorsque l’émission n’est pas diffusée en direct –, le montage ultérieur concourent à la construction d’un spectacle sans cesse renouvelé, évitant plus efficacement tunnels, exposés abscons et développements argumentés que ne pouvaient se l’autoriser les journalistes à l’égard du personnel politique dans les formules classiques de débats et d’échanges9.

4 Sous des formes variées, des animateurs proposent donc les premiers divertissements intégrant le personnel politique. Le Vrai Journal (Canal +, 1996‑2006) comporte une interview d’une dizaine de minutes (à partir d’un entretien réel de 45 à 60 minutes) d’une personnalité politique dans une émission comportant (vrais) reportages et parodies ; Vivement dimanche (France 2, 1998-)10 décline auprès des politiques la formule du dévoilement de l’intimité publique d’un invité principal rodée auparavant avec des personnalités du spectacle (parcours biographique, goûts, « face cachée » des personnalités) et Tout le monde en parle (France 2, 1998-2006) adopte rapidement la formule de l’entretien en plateau d’une personnalité politique autour d’une table parmi des invités issus du monde du spectacle. Ce dispositif sert de patron – avec de nombreuses variantes – pour des émissions comme On ne peut pas plaire à tout le monde (France 3, 2000-2006), T’empêches tout le monde de dormir (M6, 2006‑2008), Vendredi et Samedi pétantes (Canal +, 2003-2006), Le Grand Journal (Canal +, 2004‑) et On n’est pas couché (France 2, 2006-) qui contribueront à banaliser ce cadrage de la politique.

L’heure des bilans ?

5 Dès l’origine, la nouveauté, en France, de ces mises en scène a suscité de nombreuses interrogations et protestations qui posaient la question des transformations des cadres de représentation de la politique « saisie par le divertissement » (Coulomb-Gully M., Tournier M., 2001 ; Réseaux, 2003). Ces émissions conduisaient-elles à la marginalisation, voire au déclin définitif des formes traditionnelles de mise en scène télévisuelle de la politique animées par les journalistes ? La question était posée et ce point de vue a été défendu par les journalistes politiques et certains observateurs de la

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télévision dans une perspective alarmiste : « L’américanisation de la vie politique », le « triomphe du spectaculaire », le « sacre de l’infotainment » étaient évoqués, le mélange politique/divertissement ayant une responsabilité décisive dans une « crise » générale de la démocratie. En les situant dans un mouvement d’ensemble (Sartori, 1989) et en tenant compte des reconfigurations plus larges de la représentation de la politique, il est permis de relativiser la rupture introduite par ces émissions, pour mieux en situer les véritables ressorts et enjeux. En France, il revient à Érik Neveu (1995) d’avoir très tôt posé des jalons permettant de situer dans une continuité l’émergence de nouveau cadres d’expression des professionnels de la politique : les « impasses » (Neveu, 1995), voire « l’échec » (Coulomb-Gully, Tournier, 2001) du spectacle télévisuel de la parole politique ; dans les émissions politiques devait logiquement conduire à des formes de renouvellement et le modèle des États-Unis pouvait logiquement inspirer les professionnels français11. Le même auteur situe aussi les analyses critiques de ces transformations dans le cadre des recherches à l’étranger permettant implicitement d’identifier les spécificités du terrain français… mais aussi le fond commun de certaines oppositions idéologiques qui sous-tendent les analyses et les débats12. Sur le plan des discours et de leur transformation, la révolution de la « néo-télévision » (Casseti, Odin, 1990), celle du rapport à l’intimité (Mehl, 1996) et, plus spécifiquement, de la parole politique (Lochard, Soulages, 2003) soulignent aussi des continuités : le discours politique s’insère dans les transformations plus générales de la parole à la télévision et cet élargissement de la focale permet de prendre la véritable mesure de l’originalité de la mise en scène des politiques au sein des divertissements.

6 La référence à ces travaux permet de situer le propos du dossier qui se fixe pour objectif de questionner l’articulation politique/télévision à travers ces formes de représentation télévisuelle. En d’autres termes, prenant acte de la pérennisation des émissions conversationnelles (elles existent depuis déjà une quinzaine d’années en France), on peut se demander ce qui a permis à celles-ci de perdurer et de définitivement prendre place au sein des mises en scène médiatiques de la politique. Pour le personnel politique de premier plan (quasiment seul convié dans les grands rendez-vous télévisuels), si la participation aux émissions politiques classiques a correspondu – et correspond encore – à un devoir démocratique et à une croyance dans la capacité de ces tribunes à intéresser et convaincre le citoyen-téléspectateur, l’intérêt de la participation aux émissions de divertissement et leur utilité politique ne sont pas allées de soi, du moins, au-delà des cas particuliers et des objectifs généraux (notoriété, rencontre avec un public élargi)13 souvent mis en avant. Mais ces objectifs généraux ne sont pas d’emblée partagés par l’ensemble du personnel politique. Bien plus, la prise de risque inhérente aux formes mêmes de ces émissions, nécessitant des compétences pour partie moins mobilisées dans l’exercice quotidien du métier politique, pouvait rendre problématique le succès, sur le long terme de ces « nouvelles » tribunes. Pourtant, aujourd’hui, alors que l’effet de nouveauté s’est largement émoussé, un premier constat peut être dressé : ces émissions se sont banalisées, elles se sont installées dans l’espace télévisuel comme dans la vie politique : en recevant la plupart des acteurs de premier plan, et à travers l’écho qui leur est donné, elles participent largement à la mise en évidence de la politique, rendue visible et accessible à un large public. Comme un effet de leur institutionnalisation14 en tant que tribune politique d’un genre spécifique, leur présence dans la campagne de l’élection présidentielle française de 2012 s’est réalisée sans débats de fond et sans mise en cause des chaînes qui les programmaient. Bien plus, et à la différence de ce qu’on avait pu observer auparavant,

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notamment lors de l’élection présidentielle de 2007 (soit qu’elles aient été déprogrammées, soit qu’elles durent se limiter dans leurs choix d’invités), les talk-shows – selon la désignation générique – recevant les politiques15 se sont pleinement inscrits dans cette campagne. Ils ont reçu les candidats et leurs représentants qui se sont soumis aux règles de représentation du champ politique édictées par les instances de contrôle de l’audiovisuel16. Pour comprendre ce succès, on doit interroger la dynamique d’évolution de ces émissions. En effet, on ne saurait décrire cette institutionnalisation de façon linéaire et c’est en cela que l’étude de l’articulation politique/télévision paraît pertinente. Les formules ont profondément évolué et, au- delà des changements de programmes (seule Vivement dimanche a survécu jusqu’à aujourd’hui et Le Grand Journal a près de dix ans d’existence), les émissions ont sans cesse été conduites à repenser leur relation à la politique. Bien que la formule conversationnelle semble s’être imposée 17, la mécanique interne des émissions n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle a pu être au commencement. La banalisation de la réception des politiques s’est faite au prix de multiples ajustements et concessions à l’univers politique, innovations et emprunts à d’autres modalités de relation à la politique, qui, voués à l’échec ou au succès d’audience, témoignent de la plasticité d’un genre autant que de sa capacité d’adaptation. Si l’on veut mesurer d’éventuels effets de ces émissions sur la représentation politique, il ne faut sans doute pas l’analyser comme un triomphe général du divertissement dans la mise en scène de la politique (ce qui ne permet guère de conclure à une importation du modèle en vigueur aux États-Unis où ces émissions ont depuis longtemps acquis une place majeure, comparable à d’autres types d’émissions politiques classiques). Les formules plus classiques d’émissions politiques n’ont pas disparu. Elles ont trouvé une place nouvelle, certes sans commune mesure avec celle qu’occupaient les grands rendez-vous politiques d’antan, davantage conséquence de la démultiplication de l’offre de programmes18 que de la concurrence des divertissements accueillant le personnel politique. Ainsi les émissions conversationnelles s’inscrivent-elles comme une offre supplémentaire de mise en scène de la politique, susceptible de réunir un public relativement large sans entamer les performances d’audience des rendez-vous plus classiques soumis, de ce point de vue, aux aléas de la vie politique et à ses temps forts19. La spécificité des émissions conversationnelles d’aujourd’hui doit donc être examinée.

7 L’articulation politique/divertissement est interrogée dans le dossier à partir de plusieurs entrées. Les auteurs du premier article reviennent sur la question de la participation du personnel politique aux divertissements. Prenant acte du fait que l’activité politique en tant que champ existe à travers un certain nombre de positions, d’intérêts, de capitaux propres aux individus, Pierre Leroux et Philippe Riutort posent la question de la relation des politiques aux scènes du divertissement, pour l’inscrire dans la dynamique d’évolution des formes et des discours. Partant de la question de « l’invitation » implicitement lancée aux politiques par les animateurs producteurs des divertissements, les auteurs cherchent à comprendre comment se réalise concrètement au fil du temps, mais de façon différenciée en fonction des programmes, la participation des principaux leaders politiques aux différentes formules. Comment les promoteurs de ces programmes réussissent-ils à imposer de nouveaux modes de représentation de la politique ? De quelles tensions témoignent les difficultés plus ou moins grandes de pénétration de l’univers politique ? Les auteurs montrent que c’est en étudiant la nature du rapport de force entre ces programmes et leurs participants que l’on peut comprendre leur progressive légitimation.

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8 Ce questionnement général est prolongé par Benoit Lafon qui étudie les intérêts et stratégies communicationnelles croisés des acteurs médiatiques et politiques à travers le cas de l’invitation du leader du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) Olivier Besancenot à l’émission Vivement dimanche de Michel Drucker en mai 2008. Considérée comme emblématique des formes nouvelles de communication politique (et de la construction d’une identité politique fortement axée sur des traits de la personnalité), on prête parfois à cette émission une capacité incomparable de valorisation des acteurs politiques et des performances traduisibles en bénéfices électoraux20. Le faible nombre de politiques invités chaque année dans ce programme dominical (à l’opposé des vedettes du spectacle autour desquelles l’émission est construite) et la sélectivité qui en résulte ont contribué à sa renommée. Elle a réussi à s’imposer peu de temps après la réception des premiers interlocuteurs politiques comme un lieu disputé d’apparition du personnel politique et est considérée par les commentateurs comme une version apaisée de divertissement (il suffirait pour le politique de s’y montrer tel qu’il est). Benoit Lafon montre que, plutôt que ces mérites et pouvoirs supposés et au-delà de l’apparente simplicité des contenus, le passage à l’émission emprunte à de nombreux registres (pas seulement à celui du divertissement) et relève d’autres enjeux. Vivement dimanche donne lieu à une intense activité journalistique et est analysée par l’auteur comme un investissement, sur les plans politique et journalistique, dans et sur le marché politique. L’écho dont bénéficie le passage d’un professionnel de la politique à l’émission, nouvelle forme de « pièges à herméneutes » (Champagne, 1990) est ainsi – au moins tout autant que l’audience – un indice de son poids politique et apporte sa contribution à la notabilisation du personnel politique.

9 Patrick Amey analyse ensuite le discours spécifique et la mise en scène de la politique d’une autre émission conversationnelle emblématique, Le Grand Journal (Canal +). En 1984, l’émission prend la suite d’une autre en plateau (Nulle Part ailleurs) qui ne traitait qu’indirectement de la politique (principalement à travers la parodie de journal télévisé, Les Guignols de l’info). Le Grand Journal aménage progressivement des espaces de réception du politique et accède au personnel politique de premier plan, réussissant ainsi à devenir la référence quasi unique en matière d’infotainment à la française. Tout en s’inspirant de modèles étrangers, Le Grand Journal initie à travers un cadrage spécifique de la politique préservant apparemment le politique de la contiguïté avec l’univers du spectacle, tout en l’inscrivant dans un dispositif commun global. Comme le montre l’étude (sur un corpus d’émissions diffusées en 2009), c’est le cadrage de la parole politique par le dispositif qui construit des cadres d’interprétation des actions et de la personnalité politique. L’auteur témoigne d’une période charnière de l’émission alors que les contenus humoristiques les plus attentatoires au politique ont disparu et que ce cadrage est conduit à prendre une nouvelle ampleur. L’évolution ultérieure de l’émission souligne la pertinence de l’analyse du chercheur : l’autonomisation du Petit Journal (à la rentrée 2011) et la valorisation de « La petite question » (posée en plateau) confirme le succès de l’approche du Grand Journal sur le plan public, bien sûr, mais tout autant auprès du personnel politique comme lieu « incontournable » d’une forme de représentation dont Patrick Amey analyse l’ambiguïté.

10 L’étude réalisée par Frédérick Bastien et David Dumouchel porte sur la version québécoise de Tout le monde en parle (Radio-Canada) – qui reprend les éléments du dispositif de l’émission française de Thierry Ardisson – présentée par Guy A. Lepage, comparée ici au Téléjournal. Elle constitue un prolongement pertinent du cas français et

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pose la question de la spécificité du traitement de la politique dans les divertissements. L’observation porte sur une période de campagne électorale. Partant de l’hypothèse d’une différenciation importante entre les types de questionnement des interviews politiques du journal télévisé et celles de Tout le monde en parle, les chercheurs en arrive au constat d’une absence de différences significatives. Les indicateurs retenus pour évaluer la rigueur respective des questionnements (types de question) et les sujets abordés (enjeux, stratégie, vie privée, personnalité) vont dans le même sens. Les pratiques journalistes/animateurs se différencient peu et le spectre traditionnel de sujets (y compris les enjeux pour le divertissement et la vie privée pour les journalistes) semble pouvoir invalider l’hypothèse d’un partage des rôles entre le divertissement et le travail journalistique.

11 Le dernier article permet d’introduire le cas emblématique des États-Unis où la place des talk-shows, quantitativement plus importante qu’en France, est censée avoir fait figure de modèle et, le plus souvent, de repoussoir. Le texte de Jeffery P. Jones présente le grand intérêt de resituer toute la singularité de la situation des États-Unis où la présence déjà ancienne des chaînes d’information en continu, l’institutionnalisation d’émissions de satire politique conviant des invités politiques et l’influence des talk- shows de l’après-midi dessinent un paysage fort différent de celui de la France. Ainsi semblerait-il que les talk-shows américains, loin d’être homologues aux français, seraient davantage « politiques » (à la manière de ceux de Fox News érigés en véritable tribune politique), « divertissants » (au sens où le divertissement y rencontre beaucoup moins de résistances) et « populaires » (puisque les talk-shows de l’après-midi sont spécifiquement destinés aux femmes issues des catégories populaires, encore une différence notable avec les émissions françaises du même type).

Conclusion

12 Les analyses proposées dans le dossier couvrent un spectre qui, sans être exhaustif, est suffisamment large pour tirer quelques conclusions sur le traitement de la politique dans le divertissement dans son ensemble. Elles attirent l’attention sur trois phénomènes : 1) une dynamique d’évolution des cadrages de la politique qui ne se limite pas aux divertissements ; 2) une différenciation moindre que par le passé des approches de la politique élaborées par les journalistes et les animateurs ; 3) un repositionnement global de la télévision à l’égard de la représentation du politique. Nul doute que ces mouvements de fond conduiront, dans les années à venir, à des évolutions de formes, des discours et du rapport des médias à la représentation de la politique.

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NOTES

1. La locution « émissions conversationnelles » désigne les émissions reprenant les codes de la conversation ordinaire dans la forme (interruptions, changement de sujets, interactions multiples) comme dans le fond (faible hiérarchie des intervenants, valorisation des qualités des réparties, des traits d’humour, etc.), distinctes des émissions politiques conçues pour l’exposé d’arguments recourant aux usages traditionnels de la rhétorique en politique. Dans sa contribution au dossier, Jeffrey P. Jones souligne aussi cet aspect (pour les talk-shows des chaînes américaines) qui associe conversation et échanges interpersonnels avec le spectacle médiatisé. Toutefois, il s’agit d’une caractéristique générale et dominante des émissions qui connait de nombreuses variantes d’une formule à l’autre. Dans ces émissions, la parole vise moins à « donner sa vision du monde politique comme fondée, fondée dans l’objectivité » (Bourdieu, 1995), qu’à s’insérer dans une dynamique d’échanges rapides où la place du discours politique n’est pas définie a priori comme dominante (contrairement aux émissions définies par les programmateurs comme « politiques »). 2. Aurélien Le Foulgoc (2007) considère les émissions conversationnelles comme des émissions « hors-cadre » ; Érik Neveu (2003) pointe l’évacuation du politique, Éric Darras (2005) relève l’importance de l’effet de reprise des déclarations dans les émissions politiques, et leur quasi- inexistence dans celles de divertissement. 3. Parmi les programmes ressortissant d’une hybridation politique/divertissement, on relèvera Sept sur Sept (TF1), Les Absents ont toujours tort (La Cinq), L’Hebdo (Canal +) et une grande partie des émissions politiques des années 2000 comme 100 minutes pour convaincre (France 2) ou À vous de juger (France 2) comportant respectivement 39 et 45 % d’invités autres que politiques (Le Foulgoc, 2007), c’est-à-dire aussi bien des célébrités que des experts ou, éventuellement, des anonymes. 4. Le fait que les trois premières émissions de divertissement apparues à l’antenne (Le Vrai journal, Vivement dimanche et Tout le monde en parle) soient des émissions enregistrées puis montées atteste de la visée spectaculaire : il s’agit d’accélérer le rythme des échanges et d’alléger le discours politique des « temps morts », c’est-à-dire le plus souvent, des éléments qui pourraient les rapprocher des thématiques et du discours des émissions politiques classiques. 5. Par exemple, témoignent de l’atténuation des distinctions entre visées politiques et spectaculaires les tranches matinales d’information à la radio, l’emblématique Paris Match pour les magazines de presse écrite, mais aussi les évolutions plus générales qui touchent ces médias

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auxquelles s’ajoutent les modalités spécifiques et multiples utilisées pour aborder la politique sur l’internet. 6. Des Dossier de l’écran (Office de radiotélévision française, puis Antenne 2) dans les années 60-70, aux émissions comme Apostrophes (Antenne 2) ou Droit de réponse (TF1) dans les années 80, on a pu voir que la présence des personnalités politiques ne se limitait pas aux émissions politiques. 7. Sur le concept de dispositif issu des travaux de M. Foucault, voir Noël Nel (1998) qui revient sur cette filiation et son importation pour l’analyse de la télévision. Voir aussi Violaine Appel, Hélène Boulanger et Luc Massou (2010). 8. Le conditionnement préalable du public par le chauffeur de salle l’incite à demander des moments spectaculaires. 9. Cependant, les journalistes sont toujours intervenus pour fluidifier le débat à travers des consignes pour limiter notamment la multiplication de données chiffrées et d’exposés trop longs ou trop techniques. 10. Nous désignerons sous ce titre l’ensemble de l’émission comportant en réalité deux parties : Vivement dimanche (l’après-midi) et Vivement dimanche prochain, le soir avant le journal télévisé. Voir dans ce dossier l’article de B. Lafon sur les contenus de cette émission. 11. Les émissions « forum » et plus généralement la participation des profanes dans les émissions politiques ont pu apparaître à un moment comme une issue à l’« épuisement » de la parole politique. Sur ce point, voir É. Darras (1999), Sébastien Rouquette (2001, 2002) et P. Lefébure (2005). 12. Dans le dossier, notre propos n’étant pas de prendre parti sur l’intérêt démocratique de l’exposition du politique dans les divertissements, nous renvoyons sur ce point spécifique à la synthèse des débats et des analyses anglo-saxonnes présentée par É. Neveu (2001, 2012) et l’échange entre Kees Brants et É. Neveu (2003) résume l’opposition de deux regards, à propos de formes diverses, de contextes différents (les Pays-Bas pour l’un, la France pour l’autre), alors que ces formes n’ont encore que quelques années d’existence. Sur ce point, voir aussi Liesbet Van Zoonen (2004). 13. Sur l’intérêt de la participation à des émissions de divertissement dans le but d’accroître sa notoriété et de rencontrer un public élargi, voir Apolline de Malherbe (2007). D’ailleurs, les données de cette auteure montrent que, bien avant l’existence des premières émissions conversationnelles, quelques personnalités politiques ont participé à de nombreux programmes de toute nature (et continueront par la suite). Ainsi J. Lang – ministre de la Culture (1981-1986), de la Culture et de la Communication (1988-1992), puis de l’Éducation nationale et de la Culture (1992-1993) sous la présidence de François Mitterrand – participe-t-il à 33 émissions avant le lancement des programmes conversationnels – il apparait à Tout le monde en parle dès 1999 et participe à 75 émissions de divertissement sur la période 1986-2006 (ibid. : 223-228). 14. Par le terme « institutionnalisation », nous désignons le fait que, par-delà la disparition des émissions ou leur transformation, la place de ce type d’émission dans les programmes semble définitivement acquise. 15. Aujourd’hui, les talk-shows recevant les politiques sont essentiellement quatre émissions : Le Grand Journal et Le Petit Journal (Canal +, émissions distinctes depuis la rentrée 2011), Salut les Terriens (Canal +) et On n’est pas couché (France 2). 16. En France, la campagne dans les médias audiovisuels est réglée par différents temps se référant à des principes d’équité puis d’égalité parfaite des temps de parole. Sur ce point, voir le site du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Par ailleurs, le cahier des charges des chaînes historiques impose la présence de programmes recevant des interlocuteurs politiques sans précision concernant la forme même des émissions. Ainsi TF1, chaîne privée, se voit-elle obligée par le CSA de diffuser « régulièrement des magazines d’information politique à des heures de grande écoute ». Accès : http://www.csa.fr/Television/Les-chaines-de-television/Les-chaines- hertziennes-terrestres/Les-chaines-nationales-gratuites. Consulté le 01/10/13.

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17. La formule conversationnelle met l’invité politique en relation avec des personnalités du spectacle (souvent grand public) et évite la relation duelle (autrefois présente dans Le Vrai Journal et dans En aparte sur Canal +). 18. Avec la multiplication des chaînes thématiques accessibles au plus grand nombre (télévision numérique terrestre, distribution par les fournisseurs d’accès à internet), largement alimentées par des échanges politiques (chaînes d’information en continu, chaînes parlementaires), le volume global d’offre de programmes intégrant des participants politiques apparaît beaucoup plus dispersé qu’il ne l’était au cours de la période précédente (Le Foulgoc, 2007 ; Eschstruth, 2007). 19. Sans surprise, les émissions politiques classiques sur les grandes chaînes enregistrent leurs records d’audience dès lors qu’elles s’inscrivent dans une compétition électorale disputée (c’est le cas de la présidentielle) et qu’elles reçoivent les représentants les mieux placés dans la compétition. En temps ordinaire, les audiences sont en général dépendantes de la personnalité reçue, de l’attente provoquée par l’émission, de son rapport à l’agenda politique et, enfin, de la concurrence des autres programmes. 20. Selon le publicitaire J. Séguéla dans le documentaire La communication politique sous la Cinquième République (Gaillard, 2005, France 5), « aller faire le beau chez Michel Drucker […] c’est un passage obligé si on veut être président des Français ».

AUTEURS

PIERRE LEROUX Centre de recherche sur l’action politique en Europe Institut d’études politiques de Rennes Université catholique de l’Ouest/L’Université Nantes Angers Le Mans F-49000 [email protected]

PHILIPPE RIUTORT Groupe d’analyse politique Université Paris Ouest Nanterre La Défense F-92000 [email protected]

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Intégrer les politiques aux divertissements Résistances, coopération et concessions de l’univers politique Involving Politicians in Entertainment Programmes. Oppositions, Cooperation and Concessions of the Political Sphere

Pierre Leroux et Philippe Riutort

1 La participation du personnel politique aux émissions de divertissement relève-t-elle d’une simple logique d’invitation émanant des professionnels de la télévision ? En d’autres termes, la réception d’une personnalité politique répond-elle à une simple demande à laquelle les politiques, avides de mise en spectacle, d’exhibition, de cultiver ou d’accroitre leur notoriété et de réaliser des performances d’audience, s’empresseraient de répondre ? Un tel propos rejoint sans doute la vision commune et largement propagée du métier politique qui, en raison de l’omniprésence des discours médiatiques consacrés aux stratégies de communication politique, conduit à appréhender la conquête des mandats et le maintien à des positions de pouvoir comme la construction et l’entretien d’un « charisme » reposant principalement sur la présence médiatique et sur son instrumentalisation. La fin (électorale) justifiant les moyens (médiatiques), « toutes [les] formes de communication sont considérées, par les candidats et leurs conseillers, comme les composantes d’une stratégie multi-médias au sein de laquelle la télévision joue le rôle de navire-amiral » (Cayrol, Mercier, 2002 : 6). En France, le succès rapide des émissions de divertissement accueillant régulièrement des invités politiques, puis leur légitimation comme tribune politique accrédite, en apparence, la thèse selon laquelle les promoteurs de ces émissions partageraient avec le personnel politique le souhait de s’adresser au public le plus large et, si possible, d’enregistrer l’audience la plus importante, quelles que soient les modalités de cadrage à l’œuvre (empruntant au registre classique de l’émission politique ou volontairement en rupture avec elle). Si parler politique (si l’on veut bien prendre le terme dans son sens le plus large) peut représenter un intérêt pour les animateurs, ces professionnels de l’audiovisuel désormais consacrés (Leroux, Riutort, 2006)1 enrichissent leurs registres de prise de parole et entretiennent des relations de proximité avec des responsables

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politiques, ce qui constitue une assurance non négligeable face aux aléas de carrières structurellement instables, voire une revanche symbolique sur le groupe des journalistes politiques qui les a longtemps méprisés. Mais, l’activité politique et ses logiques de champ (positions et intérêts relatifs à celles-ci) ne sauraient mettre l’ensemble des agents politiques face aux mêmes contraintes et attentes à l’égard des médias, ni face aux mêmes enjeux lors des différents moments d’une carrière politique. Cette prise en compte des positions et des capitaux détenus par les personnalités politiques permet préalablement de rompre avec deux illusions. La première est celle d’une attente indifférenciée d’apparitions médiatiques équivalentes quelles que soient les tribunes offertes et les conditions d’apparitions. En un mot, il n’est pas sûr que les politiques sans exception « cherchent [l’]audimat désespérément », selon le titre d’un ouvrage (Malherbe, 2007). La seconde est celle d’une compréhension du recrutement des émissions politiques qui pourrait ne pas tenir compte des capitaux politiques des participants (Le Foulgoc, 2010) et surtout de la valeur mouvante de ceux-ci. En outre, ces émissions s’alignent de plus en plus nettement sur le rythme sans cesse croissant de l’actualité politique et médiatique qu’elles construisent en même temps qu’elles la répercutent.

2 La participation des politiques aux divertissements se présente donc sous des aspects contrastés, comme nous le montrons à travers l’étude du recrutement des invités politiques de ces émissions que nous analyserons en premier lieu sous deux aspects : un aspect synchronique, prenant en compte l’état de l’offre d’émissions et de « scènes » (Balandier, 1992) de représentation de la politique à un moment donné et repérant d’éventuelles différences entre les émissions, un aspect diachronique visant à enregistrer d’éventuelles évolutions (générales ou relatives à une même émission). Nous expliquerons ces évolutions en analysant, d’une part, le poids de certaines variables au sein de la population accueillie par les émissions conversationnelles et, d’autre part, les dynamiques sous-jacentes ayant conduit, dès la fin des années 2000, à la participation quasi généralisée de l’ensemble du personnel politique de premier plan.

Convaincre les politiques

3 La facilité apparente avec laquelle les premières émissions parviennent à s’assurer la présence régulière des responsables politiques tendrait à prouver que, dès l’origine, elles répondaient à des attentes ou des besoins de l’univers politique. Pourtant, si l’on examine dans le détail la capacité des trois émissions conversationnelles pionnières, on remarque que la présence des politiques n’est pas allée de soi. Présentateur et producteur du Vrai Journal (Canal +, 1996-2006)2, Karl Zéro est le premier à intégrer dans son émission l’invitation hebdomadaire d’une personnalité politique. Il semble réussir son pari puisque, les deux premières années, seules cinq personnalités extérieures au cercle des professionnels de la politique (sur 30 en première saison et 39 en deuxième) sont présentes. Une première partie des invités correspond clairement à l’objectif de l’animateur, même s’il ne s’agit pas des représentants les plus légitimes (Lhérault, 2002), puisque ces invités politiques occupent une place relativement marginale au sein de leur propre formation3. Un autre type d’invités vient compléter ce recrutement. Il s’agit de participants dotés d’une certaine notoriété auprès du public, mais ne détenant pas de mandat4, représentants de la société du spectacle plus que de la société civile. Leur propension au scandale, aux révélations ou aux provocations constitue un atout

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susceptible de compenser leur faible poids politique. Mais, l’ambition de l’animateur est bien d’avoir accès à des représentants de premier plan et ces invités ne constituent qu’un pis-aller palliant sa difficulté à mobiliser des personnalités de premier plan. D’ailleurs, ces invités disparaitront progressivement par la suite, en tant que personnes (ils ne seront plus reçus), mais surtout en tant que profil d’invités. Largement inspirée de l’entretien journalistique classique et finalement limitée à quelques audaces formelles5, la formule permet de s’assurer de la présence de personnalités elles aussi marginales, mais dont les prises de position paraissent davantage respectables. Qu’il s’agisse de l’évêque Jacques Gaillot en conflit avec la hiérarchie catholique et, en conséquence, fortement médiatisé pour ses prises de position publiques, ou de Danielle Mitterrand épouse de l’ex-président de la République et militante (invitée la première saison et reçue à nouveau par la suite), ces invités bénéficient d’une réputation moins tapageuse et d’une parole plus mesurée, mais, en contrepartie, incarnent une faible dimension spectaculaire. Les premières personnalités prestigieuses et proprement politiques n’acceptent l’invitation que dans un deuxième temps, dynamique déclenchant par un effet d’entraînement la participation de détenteurs de positions de plus en plus élevées. Le rythme hebdomadaire de l’émission conduit la production à construire un lien constant avec l’univers politique par la collaboration de deux salariés introduits dans l’univers politique – un « à gauche » et l’autre « à droite », visiblement « très bien rémunérés » selon les mots du producteur de l’émission Michel Malaussena (entretien, nov. 2011) – pour s’assurer la présence « du plus connu au bon moment » (idem), les relations personnelles de l’animateur ne permettant pas à elles seules d’alimenter l’émission. Dès la troisième saison, les innovations de l’émission se sont en grande partie banalisées et l’institutionnalisation est confirmée par la participation de certains ténors de la politique 6. Ensuite, deux évolutions notables se font jour. Le nombre des invités extérieurs à l’univers politique augmente (pour atteindre le taux approximatif d’un quart des invités), faisant une large place à l’univers du spectacle, et le cercle des politiques invités se referme en partie à travers la sollicitation des mêmes individus, tout en étant globalement constitué de détenteurs de postes appartenant au premier cercle de la vie politique (ministres, chefs de partis, notamment)7. Certaines personnalités (essentiellement politiques) invitées à de multiples reprises constituent progressivement un cercle privilégié soulignant de nouvelles limites à l’espace des invitations8 : une partie du personnel politique résiste toujours aux sollicitations de l’émission et cette dernière évite les individus potentiellement peu adaptés au dispositif et aux règles spectaculaires tout en favorisant ceux qui s’y prêtent.

4 Si, du fait de sa position de pionnier et de sa forte consommation d’invités, Le Vrai Journal donne une vision assez précise de l’état de la relation champ politique/ télévision, les deux divertissements créés ensuite occupent des positions sensiblement différentes. Vivement dimanche (France 2, 1998‑)9 et Tout le monde en parle (France 2, 1998-2006) avancent des ambitions à la fois plus modestes (par le nombre d’invités politiques sollicités) et plus hautes (les invités s’intègrent à un dispositif plus contraignant, ou pour le moins inusité à l’égard des politiques). Pour Michel Drucker, il s’agit d’appliquer une formule de célébration habituellement réservée aux invités du show business ; pour Thierry Ardisson, il s’agit d’intégrer les politiques à un talk-show programmé à un horaire tardif (ce qui, au regard des conventions de l’époque sur le service public autorise à questionner l’intimité de ses invités).

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5 Rétrospectivement, la réussite de Vivement dimanche paraît exemplaire. L’émission ne présente apparemment aucun risque pour les invités politiques car elle fonctionne sur des valeurs de convivialité, de complicité avec l’équipe de chroniqueurs et sur la valorisation explicite de la personnalité de l’invité. À la longue, elle s’est révélée comme un rendez-vous fréquenté par le personnel politique de premier plan (Premier ministre en exercice, ministres et principaux leaders politiques) d’une façon comparable à celle des émissions politiques traditionnelles les plus prestigieuses. Les invités sont des personnalités ayant accumulé un crédit politique et médiatique d’une importance dépassant souvent celle du mandat détenu au moment de l’invitation. Cependant, il serait erroné de considérer que ces critères proprement politiques (comme la position occupée) dominent strictement les principes de sélection des invités. Pour fonctionner pleinement, le dispositif de l’émission doit, mutatis mutandis, transposer les principes de sélection en vigueur au sein du monde du spectacle : ancienneté de la carrière, traits consensuel de l’image publique passant par la détention de la respectabilité (l’hommage des concurrents dans la famille du show business comme dans celle de la politique est là pour en témoigner) et de fidélité (qui peut tenir à certaines constances apparentes dans les choix et les prises de positions). Potentiellement, l’émission n’a donc pas pour vivier le champ professionnel de la politique, mais celui plus réduit des entrepreneurs politiques consacrés par le temps et la reconnaissance des pairs dont le profil se prête à l’angle d’approche de l’émission. Ainsi, contre une vision simpliste qui ferait de l’émission une valorisation standardisée de ses invités allant de soi pour les producteurs ou les participants, faut-il souligner que l’effort de construction conjoint de mise en récit du parcours, de formatage de la représentation de soi et d’emprunt à des registres variés de conversation ne saurait s’adresser à des invités politiques débutants ou émergents. Bien sûr, dans les premiers temps, la production doit composer avec les résistances et les refus de certains invités politiques, mais le profil de ses premiers invités n’en correspond pas moins au projet initial et au dispositif de l’émission. Parmi ceux qui voulaient bien accepter d’inaugurer cette nouvelle formule, les deux premiers invités en 1999 (Daniel Cohn-Bendit et Arlette Laguiller) sont éloignés du premier cercle du pouvoir, et ce n’est qu’avec la troisième invitée (Martine Aubry, numéro deux du gouvernement au poste de ministre de l’Emploi et de la Solidarité), que le vivier des invités s’élargit : selon l’animateur, il s’agissait alors d’une première prenant valeur de test auprès de l’univers politique et qui permit d’amorcer le recrutement en faisant appel, en premier lieu, aux ressources de son carnet d’adresses (Drucker, 2001). Par son recrutement parmi les détenteurs de positions politiques dominantes, Vivement dimanche pourrait donc être comparée aux émissions politiques au statut le plus élevé, mais c’est surtout la rareté des places disponibles qui conduit à la sélectivité10. L’émission doit s’abstenir de recevoir des invités politiques en période d’élection car le traitement hagiographique des personnalités l’assimile largement à une entreprise de communication politique, mais elle n’est pas assez directement politique (ne serait-ce qu’en raison du faible nombre d’invités politiques) pour assumer – ce que d’autres émissions de divertissement feront ensuite (à la façon du Grand Journal ou d’ On n’est pas couché) – la dimension représentative de la politique en période électorale en adoptant un strict dispositif égalitaire. D’ailleurs, pour les membres du premier cercle politique, elle apparaît vite comme la seule émission de divertissement envisageable dans l’offre existante à l’époque (les deux autres émissions étant Le Vrai Journal sur Canal + et Tout le monde en parle sur France 2)11. Cette sélectivité autorise la production à faire un choix par rapport

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à la demande de participation. Les préférences accordées à certains types d’invité et les modalités de mise en scène participent d’une redéfinition de la représentation télévisuelle de la politique.

Les dispositifs sous tension

6 Le cas de Tout le monde en parle12 (France 2), présentée par Thierry Ardisson, est proche sur le principe et sensiblement différent dans la forme. Après le succès d’audience mitigé d’une première version (autour de « débats de société » thématiques)13, l’émission va s’affirmer comme un divertissement culturel à partir du début de l’année 1999 en posant les fondements d’une formule conversationnelle largement imitée par la suite. L’invitation de politiques (19 invités politiques en 1997, 20 en 1998) prend souvent comme prétexte la sortie d’un livre. L’émission de Thierry Ardisson semble avoir plus difficilement que ses concurrents (Le Vrai Journal, Vivement dimanche) accès à l’univers politique, et ne peut disposer d’invités liés à l’actualité si ce n’est de façon biaisée (notamment pour la promotion d’un livre)14. La présence des politiques, catégories très minoritaire (4 % des invités), ne se concrétise qu’à travers le recours à des élus de second plan – pour moitié des députés et des sénateurs, en l’absence quasi totale de membres du gouvernement (Amey, Leroux, 2012 : 7-20). Si donc, pour la plus grande partie des politiques, la participation à l’émission représente un coût trop élevé (notamment en raison de l’image alors controversée de l’animateur et du privilège accordé à la déstabilisation des invités par le montage), l’émission n’en inaugure pas moins un type de dispositif et un mode de relation à la politique qui fera école dans la première moitié des années 2000 avec la multiplication des émissions conversationnelles organisées sur un principe de tension avec les invités politiques (Leroux, Riutort, 2012). Tandis que le principe de déstabilisation des invités politiques (en particulier grâce à l’instauration d’un mélange des genres qui les place en minorité) est érigée en règle15, la pénétration de l’univers politique ne se réalise encore que très partiellement.

Tableau 1. Le capital des invités des émissions conversationnelles (2001-2006)16.

Nombre Taux d’invitations par rapport au nombre Capital politique d’invitations total d’invités politiques (en %)17

Présidents de la République et 0 Premiers ministres

Ministres d’État et principaux 3 2,4 ministres

Ministres délégués et secrétaires 4 3,2 d’État

Anciens ministres 53 42,7

Chefs de partis 14 11,2

Députés/sénateurs 62 50

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Maires, conseillers municipaux, 16 12,9 généraux et régionaux

Non-élus 23 18,5

Divers (hommes politiques 16 12,9 étrangers, diplomates, etc.)

Total (pour 124 individus invités) 191

7 La prépondérance des invités politiques au sein des émissions conversationnelles relève du « second marché » (Leroux, Teillet, 2006), c’est-à-dire d’un ensemble hétérogène de détenteurs de positions de second plan dans l’espace politique, mais qui, à divers titres, en l’absence de participation des acteurs politique de premier plan, représentent un compromis acceptable pour les producteurs des émissions (visibilité, lien avec l’actualité, dispositions à s’intégrer à ce type de dispositifs). Leur relative faiblesse à l’égard des médias (ils ne sont pas en position d’être invités dans les émissions politiques classiques les plus prestigieuses) s’accorde avec des formes d’expertise ou de responsabilités qui les autorisent à une parole plus libre (que, par exemple, celle d’un ministre en exercice). Pour une faible part, le personnel politique visible dans les émissions conversationnelles comprend les entrants du champ politique (invités en grande partie pour l’originalité de leur positon : le benjamin de l’Assemblée, une députée ordinaire qui exposerait la vérité du terrain), mais surtout des anciens titulaires de positions élevées (anciens ministres) dotés d’une forte notoriété mais souvent écartés des émissions politiques. Ainsi trouvent-ils des tribunes pour un discours qui s’accorde avec le traitement de la politique par ces émissions (par exemple, lors de la parution d’ouvrages à vocation dénonciatrice). La place significative et a priori surprenante occupée par les députés ordinaires se comprend mieux lorsque l’on considère leurs autres attributs18 et leurs dispositions médiatiques. Ainsi le tribun communiste s’insurgeant contre l’appareil, l’ancien présentateur du journal télévisé se portant candidat à l’élection présidentielle et le conseiller régional membre d’un parti conservateur rendant publique son homosexualité apparaissent-ils comme des invités de choix de ces programmes. La présence considérable des élus locaux (tableau 1, 12,9 %), incarnant les territoires ou jouant le rôle de témoin sur une question emblématique, sert à donner une vision moins professionnalisée de la politique : disposés à mettre en évidence leur faiblesse relative de maîtrise du métier politique, ils témoignent d’une certaine proximité avec leurs électeurs… qui les éloignerait des professionnels de la politique. Le nombre élevé de non-élus parmi les invités (tableau 1, 18,5 %) est un signe d’incontestable affranchissement à l’égard du champ politique qui fait écho au souci permanent de promotion de la société civile (si l’on veut bien prendre ce terme dans son acception médiatique et politique) émanant des animateurs- producteurs : du philosophe ou du savant devenus ministres à l’ancien militant humanitaire reconverti, ces invités-là possèdent, en outre, quasiment tous, à un titre ou à un autre, un lien avec l’univers des médias (éditorialiste, collaborateur d’un magazine ou d’une émission de télévision, voire liens familiaux et matrimoniaux).

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Tableau 2. Les invités par affiliation politique19.

Taux en rapport avec le nombre total d’invités Affiliations politiques Nombre politiques (en %)

Extrême droite (FN) 1 0,08

Droite : UMP + UDF (dont 41 (2) 33 UDF)

Gauche : PS + PC (dont PC) 45 (7) 36,2

Les Verts 9 7,2

Extrême gauche (NPA, LO) 12 9,6

Divers 16 12,9

Total 124 100

8 Il est également nécessaire de se livrer à une lecture de la représentativité partisane (voir tableau 2) en intégrant l’emprise de la logique spectaculaire de ces émissions. Si un certain équilibre politique est respecté entre les deux grands blocs du champ politique (la gauche et la droite du gouvernement) – en dépit de notables exceptions20 –, la règle journalistique de représentativité des courants politiques – que suivent les émissions politiques classiques – peut être contournée : le refus explicite d’inviter des représentants de l’extrême droite en témoigne21. De même, la surreprésentation de l’extrême gauche est notable22 : marginalisée dans les émissions politiques classiques, elle se trouve ici créditée d’une utile capacité à cliver les débats.

9 On peut constater que pendant la première moitié des années 2000 les émissions conversationnelles ont largement ouvert leur porte aux invités politiques et que, en ce sens, elles ont élargi la représentation de l’univers politique. Parfois porté à leur crédit sur le plan politique, cet élargissement ne procède pourtant en grande partie que des limites induites par les dispositifs. Comme le montre le succès et la pérennité des deux émissions pionnières, la participation des politiques du premier rang est conditionnée de leur part à une évaluation de type coût/bénéfice : ces deux émissions offrent des garanties d’une prise de risque potentiellement faible (absence d’agressivité, thématiques prévisibles, séquences sans enjeux), et éventuellement des bénéfices escomptées (consécration pour Vivement dimanche, rajeunissement d’image pour Le Vrai Journal). Quoique ces deux modèles ne puissent être dupliqués à l’infini, en raison du lien de la formule de l’émission avec la personnalité de son animateur qui lui permet de se démarquer des modèles existants (l’émission de variété et le magazine de célébration des célébrités pour Vivement dimanche, l’interview politique classique pour Le Vrai Journal) et de s’insérer dans une logique de programmation (le public du dimanche dans les deux cas avec des objectifs d’audience limités pour Le Vrai Journal). Par leur formule même, « les trois cruels talk-shows parisiano-peoplesque » (Anizon, 2002 : 59) 23 construits sur le modèle de tension dans la relation avec les invités politiques, de déstabilisation, de raillerie voire d’humiliation définissent des limites dans l’accès aux responsables politiques, d’autant que ces émissions s’enrichissent de séquences allant

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toujours plus loin dans ce sens24. Les difficultés à atteindre les représentants les plus prestigieux de l’univers politique sont le reflet des contraintes fortes d’un genre qui veut que le politique consente à abandonner potentiellement toute espérance de bénéfice politique direct au profit d’intérêts faibles, marginaux et somme toute hypothétiques, pour le personnel politique dominant. La notoriété résultant de tout passage à la télévision, l’élargissement espéré du public, la démonstration possible de qualités spectaculaires (humour, convivialité, sens de la répartie) n’ont sans doute – hors du temps de campagne électorale – pas un intérêt suffisamment fort pour mobiliser le personnel politique aux affaires.

Une refondation du divertissement politique

10 La rentrée 2006 est marquée par la transformation globale du paysage des émissions conversationnelles avec la disparition de plusieurs émissions25. Le resserrement de l’offre autour de trois émissions phares sur les grandes chaînes s’instaure à travers des formules moins ouvertement transgressives à l’égard de la politique et plus nettement en prise avec l’actualité. Ainsi le passage de Thierry Ardisson de France 2 à Canal + (et le lancement de Salut les Terriens) se fait-il au prix d’un aseptisation relative du dispositif, explicitement imposée par la chaine26, le dispositif du Grand Journal sur Canal +, concomitante de la disparition de 20 h 10 pétantes, ne reprend pas les rubriques mettant explicitement en cause les invités et réserve un temps aux politiques en début d’émission, les confrontant à un journaliste politique27, à l’écart des personnalités du spectacle, tout comme On n’est pas couché qui fait aussi appel à deux intervieweurs spécialisés. Cette concession à l’univers politique permet très rapidement un accès élargi au premier cercle de la vie politique (principaux membres du gouvernement, chefs de partis…). En moins de trois saisons, On n’est pas couché reçoit 80 invités politiques (contre 119 en dix ans pour Tout le monde en parle). Tandis que Thierry Ardisson n’a reçu pour la première fois un ministre en exercice qu’en troisième saison (Jean Glavany, ministre de l’Agriculture), Laurent Ruquier accueille l’un des principaux ministres (Gilles de Robien, ministre de l’Éducation nationale) et cinq autres membres du gouvernement dès la première saison.

Tableau 3. Les invités politiques d’On n’est pas couché, 2006-201228.

Nombre Proportion par rapport au nombre total d’invités Fonctions d’invités politiques (en %)

Présidents et Premiers 0 0 ministres

Ministres d’État et principaux 13 8 ministres

Ministres délégués et 30 18,5 secrétaires d’État

Anciens ministres 14 8,5

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Leaders et porte-parole de 35 21,5 partis

Députés/sénateurs 54 33

Élus locaux 9 5,5

Non-élus 8 5

Total 163 100

Tableau 4. Les invités politiques de Salut les terriens, 2006-201229.

Nombre Proportion par rapport au nombre total d’invités Fonctions d’invités politiques (en %)

Président et Premier ministre 0 0

Ministre d’Etat et principaux 13 7,2 ministres

Ministres délégués et 25 14,4 secrétaires d’Etat

Anciens ministres 19 12

Leaders et porte-parole de 29 35 partis

Députés/sénateurs 69 20,4

Élus locaux 14 4,8

Non élus 5 6

Total pour 223 émissions 174 100

11 Les transformations du Grand Journal sont encore plus notables : sur une saison moyenne (mars 2008-mars 2009), ce ne sont pas moins de 42 ministres et secrétaires d’État, 41 membres de l’opposition, 13 ex-ministres et ex-chefs de partis, ainsi que 20 autres personnalités politiques – soit environ « une personnalité politique pour 10 premières parties d’émissions » selon Patrick Amey (2009)30. Aujourd’hui, l’émission a réussi à accueillir sur son plateau, jour après jour, tous les acteurs politiques de premier plan, à partir du poids qu’elle entend donner aux derniers rebondissements médiatiques de la politique.

12 L’explication tautologique qui voudrait qu’un (re)formatage autour de l’infotainment soit à l’origine de ce nouveau rapport au politique confond la cause et l’effet. C’est précisément parce que les émissions ont changé qu’elles peuvent prétendre instaurer un rapport avec l’actualité politique avec des modalités adaptées à leur projet (celle de

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l’infotainment, si l’on accepte le flou qui entoure cette dénomination). La réorientation du projet éditorial n’a été rendu possible qu’au prix de concessions importantes aux politiques : une séparation (au moins symbolique) avec l’univers du show business (qui était auparavant l’ingrédient principal du mélange des genres), la disparition de séquences attentatoires aux personnalités politiques, l’apparition ou le renforcement du rôle des spécialistes et la potentialité de tenir un discours plus explicitement politique en rapport avec l’actualité du moment font partie des principales transformations des dispositifs31.

13 Lorsqu’elle prend la peine de saisir dans la durée les parcours médiatiques des professionnels de la politique, l’analyse statistique des invitations politiques permet de tirer deux conclusions principales. Toutes les invitations télévisées ne sauraient être équivalentes dans une carrière politique (ce que tend à gommer l’agrégation des invitations pour une personnalité) et, même si désormais les émissions de divertissement sont pleinement intégrées à un dispositif de communication d’un responsable politique32, une présence dans une émission de divertissement ne saurait remplacer une invitation en tant qu’invité principal dans une émission politique de premier plan – le face-à-face avec des journalistes ou des opposants restant toujours plus légitime que la participation à un divertissement. L’emploi des catégories « divertissement » et « politique » – qui ne valent que par l’opposition qu’elles consacrent – tant par les acteurs que par les chercheurs, tend à occulter, lorsqu’elles servent de pierre angulaire au classement statistique, tant les rapprochements non négligeables et croissants observables entre les deux genres de programmes précités (Leroux, Riutort, 2012) que l’apparition de tout un ensemble de programmes invitant des responsables politiques qui empruntent aussi bien au « politique » qu’au « divertissement », sans pour autant pouvoir être confondu avec eux.

14 En effet, les transformations des dispositifs des programmes télévisuels incluant des invités politiques conduisent à l’adoption croissante de formes mixtes alliant, au sein de la même émission, l’alternance de séquences au cours desquelles priment alternativement le sérieux ou la légèreté. Ces évolutions devraient inciter à refuser une fois pour toutes d’envisager l’opposition entre les émissions de divertissement – appréhendées comme un ensemble homogène – et les émissions politiques, qui font également l’objet d’un traitement indifférencié au nom du sérieux qui leur est prêté mais rarement examiné plus avant33. Au contraire, il semble que l’analyse de nouveaux dispositifs de prise de parole télévisée gagnerait à tenir compte de la multiplication des registres d’expression publique qui pourraient être interrogés à partir de la trajectoire politique de l’invité dont l’exposition médiatique est en grande partie redevable.

Dépasser l’opposition entre « sérieux » et « divertissement »

15 L’invitation télévisée ne saurait procéder de la seule volonté de médiatisation émanant du politique ou de la fantaisie des médias dans la mesure où elle découle, la plupart du temps, de la position institutionnelle du politique qui tend à l’instituer en un invité difficilement évitable.

16 L’exemple de Manuel Valls – successivement ou conjointement, député « rénovateur » du Parti socialiste (PS), chargé des questions de sécurité au PS, député-maire d’une ville

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de banlieue parisienne, allié de Ségolène Royal dans sa tentative de prise du contrôle du PS, candidat à la primaire socialiste, porte-parole du candidat François Hollande à l’élection présidentielle –, illustre bien le fait qu’une personnalité politique fait l’objet de séquences (variables) de médiatisation fortement tributaires de sa position occupée dans le champ politique. Si Manuel Valls peut faire figure de responsable politique émergent, doté de caractéristiques originales jusqu’au milieu des années 2000, notamment en raison de certaines prises de position savamment en décalage avec la direction du parti auquel il appartient, et qui s’avèrent bénéfiques, en retour, en termes de visibilité médiatique, celle-ci croît fortement lorsque ses positions s’affirment au sein du champ politique. On peut aussi relever que la visibilité médiatique de Manuel Valls progresse en rapport, tant dans les émissions de divertissement que dans les émissions politiques, à la fin de la période, qui méritent ainsi d’être appréhendées, conjointement et simultanément, comme autant d’opportunités offertes à un moment donné à un professionnel de la politique souhaitant s’exposer médiatiquement et non comme des dispositifs qui seraient a priori exclusifs et étrangers les uns aux autres. En outre, en pratique, la prise en compte de la diversité et de la multiplication récente des programmes susceptibles d’accueillir des invités politiques conduit le chercheur confronté à la taxinomie des programmes télévisés à devoir accroître le nombre des catégories d’émissions, sauf à aplanir tous les obstacles qui se présentent à lui.

Graphique 1. Invitations de Manuel Valls sur les plateaux télévisés34.

Ainsi se sont imposées d’autres catégories, à côté de « politique » (émissions politiques relevant de la direction de l’information et présentées par des journalistes) et de « divertissement » (émissions relevant de la direction des programmes et présentées par des animateurs dans une case réservée), comme35 « débat » ou « culture ». La multiplication des émissions de plateaux entrecoupées de reportages (comme Zone Interdite ou Capital sur M6, Revue et Corrigé sur France 5) au cours desquelles des invités, parfois politiques, sont conviés à réagir constitue bien un genre d’interventions difficilement classable dans le cadre des « émissions politiques » ou du « divertissement » et qui s’apparentent davantage au « débat ». De même, l’expansion d’émissions « culturelles » (Chez FOG sur France 5, Le Bateau livre sur France 5, Semaine critique sur France 2) où les invités politiques sont reçus pour présenter un livre et participer à un débat avec le journaliste et/ou l’animateur, ou encore celle d’émissions de plateau aux thématiques empruntées aux magazines (C à vous, France 5) relèvent d’un dispositif de prise de parole encore différent des précédents où les tonalités sérieuses et de légères alternent d’une séquence à l’autre de l’émission et où certains propos politiques peuvent côtoyer des échanges portant sur des sujets variés, de

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l’exposition de ses goûts littéraires à l’intervention à brûle-pourpoint sur un sujet d’actualité36. Il semble qu’une gradation s’opère entre le sérieux et le léger au sein même des différents programmes, d’une séquence à l’autre, conduisant à instaurer des différences de degrés bien plus que de nature entre ce qui relèverait aujourd’hui du « divertissement » et de la « politique ».

Conclusion

17 Au terme d’un cycle de transformation des émissions conversationnelles qui a duré moins d’une quinzaine d’années, l’accès de celles-ci à l’univers politique dans son ensemble peut être interprété comme une victoire des animateurs sur leurs invités politiques, cependant au prix de concessions non négligeables faites aux membres de l’univers politique. Si les professionnels du divertissement n’ont pas réalisé leur projet initial de désacralisation du politique visant à l’annexer au divertissement, ils sont parvenus à imposer, dans les nouveaux dispositifs, des formes de cadrage du traitement de la politique largement distinctes de ce qu’elles étaient dans les émissions politiques classiques, lors de l’apparition des premières émissions conversationnelles. Face aux détenteurs des plus hautes positions au sein de l’univers politique, les gages donnés (comme la présence de journaliste spécialisés et la disparition des séquences pièges) paraissent insignifiants au regard du prestige et de la distinction apportés par la présence des invités politiques de premier plan, d’autant que ces transformations se sont opérées – pour l’instant – sans mettre en péril l’audience des émissions. La monstration de la politique mise en spectacle télévisuel s’effectue en partie au profit des metteurs en scène, des animateurs-producteurs et de leurs co-animateurs, revanche symbolique indéniable puisque l’accès aux puissants ne leur est plus interdit et qu’ils disposent, en outre, du pouvoir consistant à les rendre visibles auprès du plus large public.

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NOTES

1. En 2005, le président de la République, Jacques Chirac, a eu recours à trois animateurs (et à un seul journaliste) pour présenter un débat « avec les jeunes » avant le référendum sur la ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe. 2. Le Vrai Journal était diffusé le dimanche à l’heure du déjeuner. 3. Michel Charasse, Michel Rocard ou Bernard Tapie (les trois premiers invités, tous affiliés au Parti socialiste – PS) sont dans ce cas, de même que – à des degrés divers – Philippe de Villiers (Mouvement pour la France – MPF), Jean-Claude Gaudin (Rassemblement pour la République – RPR), Bernard Kouchner (PS), Roland Dumas (PS), Jean-Pierre Chevènement (PS) ou Éric Raoult (RPR), invités la première année. 4. Des personnalités comme Jean-Edern Hallier, écrivain polémiste au comportement souvent provocateur lors de ses apparitions à la télévision (quatrième invité), Pierrette Le Pen, ex-femme du leader de l’extrême droite ayant livré aux médias des détails de sa vie avec son ex-mari, ou Christine Deviers-Joncour (invitée à deux reprises) « ex-maîtresse » du ministre Roland Dumas impliquée dans l’affaire Elf (affaire politico-financière ayant éclaté en 1994 et mis au jour un important réseau de corruption au sein de cette entreprise majoritairement contrôlée par l’État) et confiant les détails de sa relation dans des livres et de nombreux médias.

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5. Parmi les quelques audaces formelles dont fait preuve Le Vrai Journal, on relève notamment : l’interpellation par le prénom et le tutoiement de l’invité, une fois son autorisation obtenue devant la caméra ; un questionnement apparemment « sans concession » (selon l’animateur) à travers l’utilisation d’un langage direct ; l’interpellation familière et directe, probablement accentuée par le montage, et le déroulement de cette séquence en public. 6. Parmi les personnalités politiques de premier plan présentes dans la troisième saison du Vrai Journal, on compte Pierre Mauroy, Henri Emmanuelli, Nicolas Sarkozy, Simone Veil, Lionel Jospin, Alain Juppé et François Hollande. 7. Parmi les personnalités politiques de premier plan invitées plusieurs fois, on compte notamment Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal, Simone Veil, Lionel Jospin, Alain Juppé, François Hollande. L’émission offre aussi un large éventail de représentants des organisations partisanes (à l’exclusion de l’extrême droite) : l’extrême gauche, avec Lutte ouvrière et la Ligue communiste révolutionnaire (dès la première saison), le Parti communiste, les diverses tendances écologistes (Brice Lalonde, Corinne Lepage, puis Les Verts en deuxième saison avec Daniel Cohn-Bendit, Dominique Voynet et Noël Mamère), pour des raisons qui tiennent moins à des volontés politiques particulières qu’à la disponibilité de représentants peu sollicités par la télévision. 8. Sur les cinq premières saisons du Vrai Journal, 195 individus sont invités, dont 41 (21 %) à plusieurs reprises. Totalisant 128 invitations, ces individus sollicités plusieurs fois constituent à eux seuls 65 % du total. La moyenne de leur présence est de 3,12 fois, ce qui souligne une clôture sur lui-même du cercle des invités. 9. Vivement dimanche est diffusée le dimanche après-midi 10. Par exemple, pendant les années 2005-2006, seuls cinq professionnels de la politique seront invités sur le plateau de Vivement dimanche. Aux frontières de la politique, et de façon cohérente avec le projet d’ensemble de l’émission, les épouses de l’ancien président de la République (Danielle Mitterrand, 08/01/06) et de celui en exercice (Bernadette Chirac, janv. 2007) sont reçues. 11. Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, ne participe qu’à cette seule émission de divertissement lorsqu’il occupe cette fonction, alors qu’il prend par ailleurs une position publique hostile à l’égard des propositions novatrices de mise en scène du personnel politique. En 2003, il interdit aux ministres de son gouvernement de participer à une émission de télé‑réalité prévue sur TF1 et pour laquelle Jean-François Copé (2006 : 55-57) avait été sollicité. 12. Tout le monde en parle est diffusée de 1998 à 2006 les samedis en deuxième partie de soirée. 13. Selon T. Ardisson (2005 : 331), « l’audience est une déception hebdomadaire qui se répète », l’émission a failli être déprogrammée et a été contrainte de changer de formule. 14. Par exemple, les multiples invitations de Christine Deviers-Joncour durant l’affaire Elf témoignent du lien biaisé à l’actualité. 15. De ce point de vue, les talk-shows à la française ne semblent en rien déroger aux nombreuses expériences étrangères où les invités politiques sont les seuls à subir un traitement défavorable de la part des animateurs (Schütz, 1995). 16. Pour les tableaux 1 et 2, trois émissions conversationnelles obéissant à des logiques spectaculaires proches (en dépit de différences non exposées ici) ont été retenues : Tout le monde en parle de janvier 2001 à mai 2006 ; On ne peut pas plaire à tout le monde (France 3, le dimanche en prime time) de septembre 2004 à mai 2006 ; 20 h 10 pétantes (Canal +, le samedi et le dimanche durant le journal télévisé) de septembre 2004 à mai 2006. Il s’agit de trois talk-shows hebdomadaires recevant plusieurs invités sur leur plateau, où aucun invité ne peut se prévaloir d’un statut d’invité unique ou privilégié. 17. Le total dépasse 100 % car on a choisi d’attirer l’attention sur les titres plus que sur leurs porteurs : ainsi les anciens ministres sont-ils, par exemple, systématiquement comptabilisés (et donc souvent pris en compte deux fois) quelle que soit, par ailleurs, leur fonction au moment de l’invitation (député, par exemple).

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18. Député durant la période étudiée, Jack Lang détient le record d’invitations du corpus, certainement en raison de son capital politique, mais également en raison de son insertion ancienne au sein des univers du spectacle et de la communication. 19. Liste des abréviations utilisées : FN (Front national) ; LO (Lutte ouvrière) ; NPA (Nouveau Parti anticapitaliste) ; PC (Parti communiste) ; PS (Parti socialiste) ; UDF (Union pour la démocratie française) ; UMP (Union du mouvement populaire). 20. On a pu remarquer la surreprésentation des invités politiques classés à gauche dans Tout le monde en parle (Robin, 2006). Ce phénomène pourrait être conjoncturel : il semble plus risqué pour un représentant de la majorité de défendre la politique du gouvernement dans ce type d’émissions qui, en revanche, se prête assez bien à recevoir les critiques. Mais on doit aussi tenir compte du fait qu’une grande partie des interlocuteurs classés dans la catégorie « divers », sans revendiquer d’étiquettes partisanes et de partis pris politiques, pourraient être facilement rangés du côté des personnalités conservatrices. 21. Le seul invité du corpus est, à ce moment, le porte-parole du Mouvement pour la France (MPF) de Philippe de Villiers, Guillaume Peltier, ancien membre du Front national (FN). 22. Dans le corpus utilisé, l’extrême gauche est représentée par Arlette Laguiller (Lutte ouvrière – LO), Olivier Besancenot (Ligue communiste révolutionnaire – LCR) et José Bové (syndicat Confédération paysanne). 23. Emmanuel Anizon fait alors référence à Tout le monde en parle, On ne peut pas plaire à tout le monde et, « dans une moindre mesure [à] On a tout essayé ». Le Grand Journal sur Canal + reprendra globalement le même principe, mais en évoluant progressivement vers une préservation relative de la parole politique. 24. Par exemple, on citera certaines déclinaisons des « interviews formatées » de Th. Ardisson, une parodie de psychanalyse de l’invité et la rubrique « Chez maman », ou la chronique de Stéphane Guillon dans 20 h 10 pétantes, les petites rubriques et séquences comme « La minute blonde » ou « La boîte à question » dans Le Grand Journal qui mettent en cause explicitement les invités politiques. 25. Parmi les émissions déprogrammées en 2006 figurent Tout le monde en parle (France 2), T’empêche tout le monde de dormir (M6) qui avait pris la suite d’On ne peut pas plaire à tout le monde (France 3), Vendredi et samedi pétantes et Le Vrai Journal (Canal +). 26. L’aseptisation du dispositif repris par Salut les Terriens se traduit notamment par la disparition de l’humoriste Laurent Baffie, que sa fonction de sniper (chargé sur le plateau des réparties cinglantes) avait rendu célèbre (entretien avec Stéphane Simon, directeur de Télé Paris – société productrice de l’émission –, novembre 2011). 27. À la rentrée 2011, la séparation, de la rubrique « Le petit journal » du Grand Journal, se fait au prix d’un artifice : la lecture humoristique de l’actualité politique, ainsi reléguée vers la fin de l’émission, peut se réaliser en présence d’un invité politique en plateau, mais sur un mode complice avec celui-ci et qui n’est souvent pas sans rappeler l’humour sans conséquence des chansonniers d’autrefois. 28. La présence massive des leaders et porte-parole de partis est due en grande partie à la saison 2011-2012 précédant l’élection présidentielle. Cette remarque est également valable pour le tableau suivant. 29. Sur la période 2006-2012, 174 invités politiques ont été reçus sur le plateau sur un total de 223 émissions (soit une présence dans 78 % des émissions). 30. Voir les statistiques établies par P. Amey dans le présent dossier de Questions de communication. L’Express (17/02/09) note ainsi l’élévation du niveau des invité reçus : « Sur les 25 premiers numéros de la saison 2008-2009, Michel Denisot en avait reçu 15 ! Parmi eux, les trois ennemis de Reims (Aubry, Delanoë, Royal), deux anciens Premiers ministres (Raffarin et Villepin), les deux “B” anti Sarko (Bayrou et Besancenot), quatre ministres et une première dame ».

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31. Ainsi l’interview des politiques se déroule-t-elle dans une première partie dans Le Grand Journal, et les interactions avec les autres invités sont limitées dans On n’est pas couché (le temps de l’entretien, l’invité quitte la table commune pour s’installer à part dans un fauteuil), tout comme dans Salut les Terriens (et à la différence de Tout le monde en parle dont elle a pris la suite). L’entretien avec des spécialistes est valorisé (avec Jean-Michel Aphatie et Bruno Donnet pour Le Grand Journal, les duos d’intervieweurs d’On n’est pas couché), mettant en partie en retrait les aspects les plus visible du spectacle (les politiques ne participent plus à des séquences humoristiques), tout comme celles qui les raillaient directement (« La minute blonde » dans Le Grand Journal, les interviews formatées de T. Ardisson) n’existent plus. Enfin, l’absence des snipers s’amusant au dépend des invités politiques, ingrédient notable des divertissements de la période précédente, a contribué à transformer en profondeur la relation aux invités politiques. 32. Sur ce point, voir les développements dans P. Leroux et P. Riutort (2013). 33. Sur le sérieux prêté aux émissions politiques mais rarement examiné plus avant, voir P. Leroux et P. Riutort (2013, surtout pp. 195-196). 34. Les invitations politiques de Manuel Valls en plateau ont été reconstituées à partir des données de l’Institut national de l’audiovisuel (Ina) que nous remercions pour leur aide efficace. Les catégories retenues ont été construites empiriquement à partir de la diversité des émissions de plateau. Il n’a pas été possible de reprendre à notre compte les catégories de l’Ina qui ne classent pas les émissions selon des dispositifs et des formats de prises de parole, mais, la plupart du temps, selon des genres d’émission, genres qui s’avèrent, en pratique, fortement hybrides. Nous avons ensuite retenu quatre genres (classification évidemment évolutive et contestable) « politique », « divertissement », « débat », « culture », dans la mesure où les deux principales catégories habituellement retenues (« politique » et « divertissement ») nous ont paru excessivement restrictives. 35. Nous ne tenons pas spécifiquement aux catégories retenues pour elles-mêmes, puisqu’elles pourraient être remaniées au fur et à mesure de l’évolution des dispositifs des émissions. Elles constituent simplement un indicateur des transformations des dispositifs qui tendent à rendre désormais quasiment impossible un classement binaire. 36. L’émission culturelle Semaine critique (France 3, 2010-2011) adjoint au ton sérieux de l’émission un des dispositifs du divertissement en intégrant la séquence de l’humoriste Nicolas Bedos invité, en fin d’émission, à indirectement « tirer le portrait » de certains des invités présents sur le plateau.

RÉSUMÉS

La participation régulière de personnalités politiques à des émissions de divertissement a débuté en France à la fin des années 90. L’invitation des politiques à des mises en scène hors des routines des émissions politiques repose sur des logiques d’intérêts qui sont analysées en mettant en relation les dispositifs des émissions et les caractéristiques de la population de professionnels reçus à différentes périodes. Ce bilan montre la nécessité d’une analyse fine des positions au sein de l’univers politique pour comprendre les résistances, les coopérations et les concessions qui ont marqué la courte histoire de la légitimation de ces nouvelles scènes de la politique, tandis que, à l’issue de l’élection présidentielle française de 2012, la participation de l’ensemble des acteurs politiques aux divertissements semble acquise et ce type d’émissions légitimées.

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French politicians began to regularly take part in entertainment programmes in the late 90s. Inviting politicians to shows outside the usual pattern of political programming was prompted by interest-based rationales that can be analysed by relating the formal structure of such programmes with the characteristics of their guests at different periods of time. These findings reveal the need for a close analysis of people’s positions on the political compass to help us understand the oppositions, cooperation and concessions that typify the recently observed legitimizing process of those new political arenas. Indeed, in the wake of the French presidential election of 2012, the participation of all political actors to entertainment shows now seems to have become a normal practice as such programmes are readily accepted by all.

INDEX

Mots-clés : télévision, politique, talk-shows, discours politique, divertissement, dispositif Keywords : television, politics, talk shows, political talk, entertainment

AUTEURS

PIERRE LEROUX Centre de recherche sur l’action politique en Europe Institut d’études politiques de Rennes Université catholique de l’Ouest/L’Université Nantes Angers Le Mans F-49000 [email protected]

PHILIPPE RIUTORT Groupe d’analyse politique Université Paris Ouest Nanterre La Défense F-92000 [email protected]

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Investir (sur) le marché politique Enjeux autour de la présence d’Olivier Besancenot dans Vivement dimanche Investing (On) the Political Market. The Implications of Olivier Bescancenot’s Presence in Vivement Dimanche

Benoît Lafon

1 Pour un acteur politique, intervenir à la télévision n’est jamais anodin. Il s’agit d’un choix raisonné, stratégique, dépendant de facteurs conjoncturels, professionnels et personnels. Comme le note Éric Darras (1995 : 190), la « loi d’airain de l’oligarchie » impose un recrutement plus « élitiste » aux invités politiques de la télévision : « La participation aux magazines politiques de télévision s’apparente à la fois à une ressource et à un trophée constitutifs du capital politique ». Stratégies d’accès au média télévisuel pour les acteurs politiques, stratégies d’invitations politiques choisies pour les acteurs du média, « le marché des espaces d’expressions politiques est concurrentiel » (ibid. : 194).

2 S’agissant de mobiliser une ressource rare – du temps d’antenne politique – les acteurs politiques n’ont généralement d’autre choix que de multiplier les lieux d’expression, autrement dit de choisir des interventions dans des émissions non politiques à forte audience, évolution qui, comme l’explique Érik Neveu (2003 : 98), se lit « dans la bascule, hautement symbolique, qui s’observe en 2000 : la majorité des invitations de représentants politiques – hors JT – se réalise désormais dans le cadre d’émissions relevant du talkshow ou revendiquant une composante récréative. Le choix de Michel Drucker d’inviter, à partir de septembre 1999, des dirigeants politiques dans son magazine Vivement dimanche a constitué l’expression la plus frappante de ces changements ».

3 Tout au long de la décennie 2000, Michel Drucker a continué à inviter des acteurs politiques, pérennisant cette figure de l’invité politique d’un magazine dominical à caractère familial. Cette institutionnalisation progressive (bien que fragile et dépendant des stratégies de programmation de la télévision publique) a produit une forme de représentation du politique à la télévision spécifique, complémentaire de magazines politiques traditionnels.

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4 Ainsi avons-nous pour objectif de comprendre les stratégies communicationnelles croisées d’acteurs médiatiques et politiques, leurs investissements réciproques visibles par leurs discours : les discours produits par les acteurs des médias – divertissements télévisuels et journalismes politiques – cherchent à maximiser leurs audiences et à se crédibiliser auprès de leurs publics, tandis que partis et représentants politiques cherchent à conquérir de nouveaux électeurs et à incarner un pouvoir accepté.

5 Une étude de cas permet d’observer plus finement ces échanges : la participation d’Olivier Besancenot aux émissions Vivement dimanche et Vivement dimanche prochain du 11 mai 20081 et l’intense activité journalistique en résultant (115 articles répertoriés sur une période de neuf mois). Le travail associe une analyse de contenu des émissions et du corpus de presse écrite à des entretiens avec les principaux acteurs médiatiques concernés (deux entretiens semi-directifs, menés le 19 février 2010 auprès de Michel Drucker et de son assistant, le journaliste Éric Barbette).

6 Cet épisode médiatico-politique permet d’observer trois catégories d’acteurs en interaction : un acteur politique, des acteurs médiatiques du divertissement et des journalistes. Il s’agit de questionner l’activité médiatique – spécifiquement télévisuelle – dans une approche issue des industries culturelles afin de mettre au jour comment l’activité politique partage avec celle-ci des enjeux quantitatifs (audience) et qualitatifs (légitimation). Partant de ce constat, il est intéressant de rapprocher ces deux types d’activité à partir de ce qu’elles ont de commun. Pour ce faire, le concept d’industries culturelles, largement traité par les sciences de l’information et de la communication (SIC), peut être mis en relation avec les notions d’entrepreneuriat et de marché politiques, propres à la science politique. Les questions nées du rapprochement théorique entre industries culturelles et marché politique seront principalement les suivantes : • en se rendant dans l’émission de Michel Drucker, s’agit-il pour Olivier Besancenot, acteur politique doté d’un capital médiatique avéré (notoriété), d’acquérir une forme plus traditionnelle de capital politique (notabilité) ? Ce faisant, quels procédés les industries culturelles mettent-elles en œuvre pour représenter le politique dans ses aspects les plus traditionnels ? • ce divertissement télévisuel constitue-t-il une forme d’action politique ? À ce titre, est-il justifiable d’une approche journalistique ? Plus encore, est-il lui-même partie prenante du discours journalistique ?

7 Avant d’aborder ces questions, un point théorique est nécessaire afin de discuter l’intérêt de la mise en relation des notions de marché politique et d’industries culturelles, à la confluence de la science politique et des SIC.

Investir sur et dans le marché politique

8 De prime abord, un constat s’impose : l’emploi de notions économiques dans le vocabulaire mobilisé par de nombreux chercheurs analysant les logiques et comportements des acteurs politiques (par exemple, Bourdieu, 1981 ; Gaxie, 1993). Capital, ressources, marché politique, second marché politique, entrepreneurs politiques, marque politique, entreprises politiques : autant de termes supposant l’existence d’une industrie politique. Domaine du service public, le politique peut-il être assimilé à une industrie, dont l’entreprise privée constitue l’un des fondements ? Ces termes

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constituent-ils des concepts opératoires ou sont-ils autant de métaphores faisant écran au travail d’analyse ?

9 Afin de clarifier ces usages, on peut remarquer en premier lieu que le champ politique génère une multitude d’actions, de constructions que l’étymologie du terme « industrie » suppose – « industrie » signifiant « activité » est dérivé de « struere », empiler des matériaux, bâtir selon Jacqueline Picoche (2002 : 163). Ainsi le politique est- il régulièrement questionné en termes d’industrie, c’est-à-dire en tant qu’activité fondée sur un savoir-faire, formalisé ou intuitif, impliquant l’usage de techniques et une spécialisation (division du travail social). Pour une part, ce programme est celui de la science politique contemporaine qui entend mener une « analyse sociologique des formes de l’activité politique, c’est-à-dire de toutes les entreprises qui contribuent à la construction sociale de la politique » (Cohen, Lacroix, Riutort, 2006 : 8-9).

10 Cette figure de l’« entrepreneur politique » à l’activité rationalisée (Weber, 1919) conduit à considérer l’action politique de manière concurrentielle. Selon Pierre Bourdieu (1981 : 13) : « Le champ politique est donc le lieu d’une concurrence pour le pouvoir qui s’accomplit par l’intermédiaire d’une concurrence pour les profanes ou, mieux, pour le monopole du droit de parler et d’agir au nom d’une partie ou de la totalité des profanes ». Ainsi un marché politique où des « consommateurs » apparaissent « complètement voués à la fidélité indiscutée aux marques connues » (ibid. : 4) se dessine-t-il. Daniel Gaxie (1993 : 23) en propose une analyse et une définition : « Les champs politiques (en relation avec les autres milieux de spécialistes) apparaissent […] comme la structure d’offre d’un marché politique, c’est-à-dire d’un espace de transactions entre les agents politiquement actifs et les profanes ». S’il y a compétition et transactions, il faut toutefois insister sur le caractère heuristique de ce type d’analyse. D’ailleurs, le même auteur souligne ce point en expliquant que « dans tous les cas, le marché politique est un lieu abstrait, construit pour l’analyse » (ibid. : 24).

11 Simultanément et conjointement à ces « marchés » politiques – entendus comme lieux d’activité et de structuration d’une offre politiques –, se sont développés des marchés médiatiques mêlant une offre de divertissements et d’informations journalistiques, analysés notamment par les SIC. Depuis les années 80, ces marchés ont connu de profondes mutations, des reconfigurations multiples entre « réseaux, matériels et programmes » (Miège, 1997 : 31-43). Aux prises avec un environnement concurrentiel accru, confrontées à des coûts de production et d’achats de programmes croissants, les chaînes de télévision se doivent d’adopter des stratégies de concentration (Bouquillion, Miège, Morizet, 2006). Le secteur public de la télévision se trouve au cœur de ces processus. La constitution du pôle France Télévisions (2002), la réforme de ses modes de financement (2009) et les pressions sur ses fournisseurs de programme forcés de se restructurer (entre autres la société de production de Michel Drucker, DMD) sont des traits saillants de cette logique industrielle.

12 En conséquence, acteurs politiques et médiatiques (du divertissement comme de l’information) se trouvent impliqués dans des logiques croisées et, ce faisant, construisent une activité – ou « industrie » commune –, qu’il s’agit d’analyser avec le cas particulier du passage d’Olivier Besancenot – alors porte-parole de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et en cours de fondation du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) – dans une émission de Michel Drucker, dans la lignée d’une analyse portant sur les enjeux politiques de cette émission d’infodivertissement (Lafon,

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2012). Penser les investissements croisés sur ces marchés revient donc en quelque sorte à identifier des logiques d’acteurs et, avant tout, à mettre en lumière les objectifs des investisseurs, qu’il s’agisse d’acteurs politiques ou médiatiques (acteurs médiatiques du divertissement, journalistes) : les objectifs quantitatifs (logiques croisées de maximisation de l’audience) et objectifs qualitatifs (acquisition de formes de légitimité fondées sur la notoriété, la notabilité ou la crédibilité comme nous l’analyserons).

13 Enfin, par cette analyse de cas, il s’agit de s’intéresser aux investissements des acteurs politiques dans le marché politique, tandis que les acteurs médiatiques investissent pour leur part sur le marché politique (recherche de crédibilité et légitimité). Ainsi, dans un premier temps, est-ce la nature de l’investissement politique recherché par Olivier Besancenot qui est analysée, avant d’aborder les investissements du champ médiatique, qu’il s’agisse de celui de Michel Drucker ou de celui des journalistes politiques relatant l’événement dans d’autres médias.

14 Pour mieux cerner cette question de l’investissement dans et sur le marché politique, il est souhaitable de définir au préalable la notion de capital politique, puisqu’un investissement permet d’acquérir un capital. Pierre Bourdieu (1981 : 14) en proposait cette définition : « Le capital politique est une forme de capital symbolique, crédit fondé sur la croyance et la reconnaissance ou, plus précisément, sur les innombrables opérations de crédit par lesquelles les agents confèrent à une personne (ou à un objet) les pouvoirs mêmes qu’ils lui reconnaissent ». Étant fondé sur la croyance et la confiance, ce capital est spécifiquement labile et nécessite des investissements permanents afin de produire une « accumulation de crédit » (ibid. : 18).

15 Les acteurs politiques investissent donc dans le marché politique dans lequel ils sont insérés, tandis que les acteurs médiatiques peuvent investir sur le marché politique afin de bénéficier d’une forme de légitimation. À présent, il s’agit d’analyser ces investissements en jeu dans l’invitation d’Olivier Besancenot (investissements dans le marché politique pour Olivier Besancenot, investissements sur le marché politique pour Michel Drucker et la presse politique en général).

Olivier Besancenot chez Michel Drucker : un investissement en notabilité

16 En premier lieu, afin d’analyser les investissements réalisés par Olivier Besancenot lors de son passage dans l’émission Vivement dimanche, il s’agit de comprendre le type de capital recherché par l’homme politique. Bien qu’une analyse biographique de l’intéressé puisse être une piste envisageable pour saisir la lente accumulation de son capital propre, nous nous limiterons à une approche conjoncturelle de son invitation médiatique en cherchant à identifier la nature de son investissement à ce moment précis de son parcours politique. Pour ce faire, commençons à opérer une distinction entre deux formes de capital : la notoriété (capital médiatique) et la notabilité (capital politique traditionnel). Pierre Bourdieu (1981 : 18) distingue ces deux types de capitaux : • « Le capital personnel de “notoriété” et de “popularité” fondé sur le fait d’être connu et reconnu dans sa personne (d’avoir un “nom”, une “renommée”, etc.), et aussi sur la possession d’un certain nombre de qualifications spécifiques qui sont la condition de

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l’acquisition et de la conservation d’une “bonne réputation”, est souvent le produit de la reconversion d’un capital de notoriété accumulé sur d’autres terrains » ; • le « capital personnel de notable est le produit d’une accumulation lente et continue qui prend en général toute une vie » (ibid. : 18).

17 La notion de notoriété considérée peut aussi être rapprochée de la notion de « légitimité médiatique » définie par Pierre Leroux et Philippe Teillet (2006 : 440) comme « une notoriété conquise à travers les médias, la réputation de disposer d’un talent certain en ce domaine ». Ce type de capital a fait l’objet de nombreuses analyses, la notoriété se fondant en partie sur les logiques du divertissement médiatique (Réseaux , 2003), dont la « peopolisation » est l’un des registres étudiés (Le Temps des médias, 2008), terme que nous ne retiendrons pas dans le cadre de l’analyse en raison de sa dimension stratégique relevant davantage d’une ressource langagière du champ médiatique que d’un concept scientifique.

18 Si le passage d’Olivier Besancenot sur le plateau de Michel Drucker ne peut guère provoquer un gain significatif de notoriété, quelles nouvelles ressources politiques peuvent alors être acquises via cette émission ? S’il ne s’agit probablement pas de notoriété – déjà acquise par le contexte de « peopolisation » analysé par Jamil Dakhlia (2008) –, il ne peut alors s’agir que d’un type de capital moins instable : la notabilité. En effet, présentant un cursus politique traditionnel déficient sur le plan des mandats électifs locaux, le temps d’une émission télévisée, Olivier Besancenot peut se faire entendre de publics-électeurs potentiels non acquis à sa cause, dans un rapport de proximité familiale et dominicale (voir infra). Sur ce point, l’analyse proposée par Érik Neveu (2003 : 119-120) est éclairante : « On peut objectiver, à partir des sondages, d’enquêtes plus qualitatives, ou des dénonciations “populistes” de la politique, la nature des stigmates imputés au personnel politique : distance aux citoyens ordinaires et au terrain, langue de bois et culture de la dissimulation, clôture dans un microcosme issu de quelques écoles de pouvoir, privilèges indus, etc. Calculées ou spontanées, les mises en scènes identitaires – que la durée et le protocole de Vivement dimanche permettent tout spécialement – opèrent comme autant de démarcations à l’égard de ces images négatives. Le catalogue mis en évidence voici dix ans à propos de Questions à domicile reste transposable. On verra donc se mettre en image et en récit les racines dans le terroir ou la ville, la proximité aux gens simples, l’amour des joies ordinaires, la répugnance à être tout entier pris dans les jeux politiques ».

19 Ce catalogue proposé par Vivement dimanche offre la possibilité à Olivier Besancenot de se mettre en représentation en lien avec un terroir, des racines, ce qui est d’autant plus pertinent que la politique locale apparaît comme un passage obligé pour un acteur politique souhaitant justifier un engagement et une activité quotidienne auprès de ses électeurs. Afin de questionner la permanence de logiques de notabilité qui fondent la légitimité du travail politique (Garraud, 1994), les derniers usages de la notion de proximité (Le Bart, Lefebvre, 2005) peuvent être mobilisés, notamment appliqués aux médias comme le propose Christiane Restier-Melleray (2005 : 259) : « La recherche de proximité peut [donc] être envisagée comme le fruit d’un constat réaliste de nécessaire adaptation des produits à un marché ». De ce point de vue, l’analyse de contenu des émissions de Michel Drucker met en évidence un ensemble de procédés de notabilisation permettant, pour l’invité, un investissement en notabilité que l’on peut scinder en quatre catégories : • la mise en œuvre d’un dispositif protocolaire ;

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• l’utilisation de registres télévisuels valorisants ; • l’appel à la proximité ; • la revalorisation du modèle familialiste.

20 En premier lieu, la mise en œuvre d’un dispositif protocolaire s’observe dans la nature du décor et du dispositif scénographique de Vivement dimanche. Si Érik Neveu et Marie Lhérault (2003 : 203) faisaient référence à un dispositif d’émission de variété nuancé d’une « composante intimiste », les canapés rouges disposés en demi-cercle, l’allée translucide qui y conduit, la symétrie du lieu et les divers éléments de décoration ne sont pas sans rappeler l’imagerie liée à l’aéroport, aux voyages officiels et aux protocoles attenants. En effet, l’arrivée de l’invité se fait par le fond du studio et un plan d’ensemble englobe avec une grande profondeur l’hôte, Michel Drucker, et son invité acclamés par un public debout faisant une haie d’honneur. Ceci pour les deux émissions Vivement dimanche ( VD – diffusée à 13 h 30, durée : 2 heures) et Vivement dimanche prochain (VDP – diffusée à 19 heures, durée : 1 heure).

Images 1. Dispositif scénographique et protocolaire des émissions Vivement dimanche et Vivement dimanche prochain du 11/05/08 : arrivée d’O. Besancenot et M. Drucker sur le plateau (France Télévisions).

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Image 2. Dispositif scénographique et protocolaire des émissions Vivement dimanche et Vivement dimanche prochain du 11/05/08 : arrivée de C. Sérillon saluant O. Besancenot (France Télévisions).

21 Bien rôdé, le protocole de l’émission prévoit l’arrivée et le départ des « témoins », qui saluent l’invité et se succèdent dans le but de le « mettre à l’honneur ». De même, ce protocole s’observe dans la manière dont le journaliste chroniqueur (en l’occurrence Claude Sérillon) arrive et vient saluer Olivier Besancenot, à la manière dont les journalistes se succèdent dans les émissions politiques classiques – L’Heure de vérité (Antenne 2/France 2, 1982-1995), Mots croisés (France 2, 1997‑). Mais, à la différence de ces dernières, l’acteur politique bénéficie d’attentions médiatiques spécifiques avec, en premier lieu, une non-contradiction. Comme le note Érik Neveu (2003 : 112), « Vivement dimanche apparaît comme l’émission la plus “sûre”, où l’invité ne peut craindre que sa propre maladresse ».

22 Cette pacification du discours, cette absence de débat polémique relèvent aussi de la mise en place d’un cadre chaleureux d’interaction favorisé par ce que l’on pourrait appeler la « trêve dominicale ». Le déjeuner dominical étant l’occasion de regroupements familiaux, la programmation se doit d’être consensuelle. Comme le soulignent Guy Lochard et Jean-Claude Soulages (2003 : 84) – notant par ailleurs que, par sa variété, cette émission peine à rentrer dans leur cadre théorique –, « Vivement dimanche est programmé à une heure d’écoute très fédérative, (le dimanche après- midi), donc à un moment correspondant aux réunions familiales, aux visites entre amis aux réunions municipales où les politiques peuvent “se laisser aller” en se montrant sous un autre jour ».

23 L’utilisation de registres télévisuels valorisants relève de cette même logique visant à mettre en confiance l’invité comme les téléspectateurs. Connus de ces derniers, les registres télévisuels mobilisés par VD et VDP ont cette spécificité qu’ils s’éloignent du talk show (successions de chroniques et courts échanges) pour rejoindre des registres journalistiques plus classiques. Les échanges ne sont pas contradictoires. L’invité principal n’intervient que peu durant l’interview des invités secondaires réalisée par Michel Drucker. La règle est la même dans les deux émissions, faisant d’elles des

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magazines télévisuels fondés sur l’alternance d’interviews, reportages, sketchs et chansons. L’analyse du contenu de ces émissions lors de l’invitation d’Olivier Besancenot fait apparaître une répartition équilibrée des registres mobilisés entre information et divertissement (voir graphique 1). Comme pour l’émission Questions à domicile (TF1, 1985-1989), l’utilisation de ces registres télévisuels classiques permet un ancrage (Le Grignou, Neveu, 1997 : 756), puisqu’ils sont connus des téléspectateurs et mobilisés par le meneur de jeu.

Graphique 1. Registres mobilisés dans les émissions Vivement dimanche et Vivement dimanche prochain du 11/05/08.

Pour les émissions étudiées, les registres de l’information sont principalement construits autour de la biographie (témoignages, rappel de faits, interview d’Alain Krivine) et de thématiques politiques et sociales. Voulues par Olivier Besancenot, les thématiques abordées sont au nombre de trois : le travail avec l’interview de deux salariées aux prises avec les plans sociaux, la santé (professeur Marcel-Francis Kahn sur l’hôpital et la pénibilité du travail) et l’immigration et sa mémoire (avec Christiane Taubira et Jean-Claude Tchicaya, du collectif Devoirs de mémoire). Quant aux registres du divertissement, là encore le choix de l’invité marque le contenu. Les chansons populaires sont à forte teneur politique (Jean Ferrat, Bernard Lavilliers, ex-membres de Zebda, Charles Aznavour), tandis que l’humour sert à désamorcer les critiques : l’humoriste Thomas Ngijol pose un regard distancié sur l’invitation d’Olivier Besancenot (voir infra) et Dany Boon critique La Poste dans un extrait de son spectacle. Par ces registres, l’action d’Olivier Besancenot est longuement mise en visibilité et le travail politique représenté comme éminemment respectable car construit sur la durée, ce qui est l’essence même du capital personnel de notable défini précédemment. À cet égard, le reportage de quatre minutes diffusé à deux reprises (dans VD et VDP) présentant le parcours d’Olivier Besancenot est exemplaire. Outre sa teneur biographique retraçant la logique d’un engagement, il est construit autour d’un procédé que l’on peut qualifier d’adresse à Olivier Besancenot : en s’adressant directement à l’invité, ce reportage met en évidence ses réussites et semble lui en rendre grâce. Par exemple, concernant l’épisode du « non » au référendum sur le traité établissant une constitution pour l’Europe, le commentaire précise : « Les Français vous donnent raison à 55 % ». Manifestement, davantage qu’une simple non-contradiction,

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VD propose à son invité une reconnaissance de son action. De fait, ce qui semble se jouer est une intégration par l’instance médiatique de la subordination structurale du champ journalistique par rapport au champ politique (Gaxie, 1993 : 72) : prenant acte de cette situation, les registres mobilisés par VD proposent bien une forme de mise en valeur de l’activité politique, accélérant son processus de reconnaissance et, en conséquence, sa notabilisation. De plus, comme l’explique Michel Drucker (entretien, 19/02/10), la longueur du temps d’antenne mobilisé par l’émission témoigne de la valeur accordée à l’invité : « C’est la seule émission – voilà pourquoi elle est peut-être plus prisée que les autres, c’est la seule émission où quelqu’un qui vient a le temps de dire : vous vous trompez sur moi, ou vous allez à voir la confirmation de ce que vous pensez sur moi. […] C’est une émission qui est le contraire du rythme actuel de la télévision, c’est une émission où on a le temps, c’est une émission où on ne se précipite pas.

24 Cette notabilisation peut aussi être appréhendée par la mise en visibilité d’un cursus honorum pour Olivier Besancenot. Ainsi son ancien professeur souligne-t-il qu’il aurait pu devenir maître de conférences s’il avait choisi cette voie, sa licence d’histoire est maintes fois mentionnée, de même que son travail d’attaché parlementaire et sa stature de présidentiable. De ce fait, le système représentatif et ses institutions (Université, Parlement européen, présidence de la Ve République) sont omniprésents dans le discours, montrant la bonne intégration républicaine d’Olivier Besancenot.

25 Autre procédé de notabilisation, l’appel à la proximité vise à pallier l’absence d’ascension faite par mandats électifs locaux, caractéristique selon Daniel Gaxie (1993 : 78) de l’activité politique des notables : « Honorablement connus localement, disposant de ressources personnelles importantes, ces derniers peuvent solliciter avec succès la confiance de leurs concitoyens sur leur nom propre ». Cet appel à la proximité se rencontre de manière récurrente dans les deux émissions, par une série de thèmes : celui des racines, celui de la vie quotidienne locale et celui des institutions françaises de service public.

26 Les racines d’Olivier Besancenot sont remémorées avec insistance par de multiples questions de Michel Drucker : sur Levallois, d’où sa famille est originaire ; sur Louviers, où il a vécu ; sur Neuilly, où il travaille. L’évocation de ces lieux est l’occasion de rappeler les cultures locales et les manières de vivre associées : ainsi en est-il du monde ouvrier de Levallois. Ces racines ont partie liée avec la vie actuelle de l’homme politique filmé dans ses activités quotidiennes : vie de quartier (le 18e arrondissement parisien), bistrot, pratique du sport (vélo, football, boxe), la boxe et le football étant largement filmés. De même, les institutions françaises de service public sont largement représentées et au premier chef, l’école républicaine (invitation d’un de ses professeurs, Olivier Besancenot évoquant la question des sans-papiers devant une école du 18e arrondissement) et La Poste qui bénéficie d’un traitement de choix par un reportage montrant Olivier Besancenot dans sa tournée, par des questions sur le rôle social du facteur ainsi que par un sketch de Dany Boon sur La Poste (et des références appuyées à son film Bienvenue chez les Ch’tis dont une affiche est projetée, jouant sur le double registre de La Poste et de la proximité régionale). Si ces histoires ordinaires montrent bien la vie quotidienne d’une célébrité (capital personnel de notoriété et de popularité), elles dénotent aussi et surtout l’ancrage territorial, l’implantation sur le long terme d’un acteur politique, ce qui est, avant tout, l’apanage du notable.

27 Quatrième procédé de notabilisation identifié, la revalorisation du modèle familialiste consiste à représenter l’acteur politique dans un cadre discursif consensuel, celui de la

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consommation familiale et dominicale de programmes télévisés (voir supra). Mis en évidence par Patrick Champagne (1971 : 408), ce modèle « familialiste » se fonde sur la constatation de la nature par essence familiale des usages de la télévision : « S’il existe une relation très étroite entre la situation familiale (et notamment la présence d’enfants au foyer) et la possession d’un récepteur de télévision, c’est parce que celui-ci appartient à la catégorie des biens familiaux dont l’usage constitue à la fois un indice et un instrument de l’intégration à la famille. […] La télévision, par opposition à la radio ou à l’électrophone, fait l’objet d’un mode de réception familial ; elle réunit le plus souvent la famille dans la pièce où se concentre l’activité familiale, la cuisine ou la salle à manger dans les classes populaires, le salon dans les classes moyennes. Elle constitue un instrument de loisir profondément intégré à tous les moments de la vie familiale ».

28 Élaboré au début des années 70, ce modèle est repris par Érik Neveu (1997: 753-754) qui montre sa « dévaluation » à l’aune des nouvelles pratiques de programmation- réception du média télévisuel. Si la télévision dans son ensemble propose bien des services et programmes de plus en plus divers (multiplication des cibles et des chaînes), les magazines dominicaux de Michel Drucker ont pour particularité d’avoir fait de ce modèle un produit efficace de mise en valeur des acteurs politiques. Ces émissions sont résolument tout public et jouent de l’attachement des publics à la famille pour faire de celle-ci un leitmotiv.

29 Ainsi le professeur de collège d’Olivier Besancenot, Pierre Vandevoorde, animateur local de SOS-Racisme et militant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), est-il lui- même présenté par ses origines familiales, Michel Drucker l’interrogeant sur le fait que son père était collaborateur de Pierre Mendès-France. De même, les références à la famille d’Olivier Besancenot sont nombreuses et ouvrent les deux émissions. Les thèmes abordés portent tant sur la profession de ses parents, leur mode de vie, que sur l’éducation qu’ils ont donnée à leurs enfants. Une séquence illustre parfaitement bien cette revalorisation d’un modèle familialiste en mettant l’accent à la fois sur les racines familiales et l’histoire de France : l’évocation de la grand-mère de l’homme politique, « maman Berthe », en ouverture de VDP, puis celle de la commune de Paris et de Louise Michel.

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Images 3, 4 et 5. Mobilisation du modèle familialiste dans Vivement dimanche prochain du 11/05/08 : un parallèle entre la grand-mère d’Olivier Besancenot et Louise Michel.

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30 Ces deux séquences illustrent l’utilisation d’un procédé de mise en avant d’une double filiation : filiation entre Olivier Besancenot et sa grand-mère par le passage d’une photographie plein écran de « maman Berthe » à Olivier Besancenot, filiation entre Louise Michel, maman Berthe et Olivier Besancenot par le même procédé quinze minutes plus tard. Ainsi l’ascendance d’Olivier Besancenot est-elle montrée, symbolisée, rendant plus notable encore son engagement politique en l’ancrant dans une tradition familiale et partisane. Enfin, ce modèle familialiste trouve son application dans l’usage fait de photographies d’enfance qui servent de fil conducteur aux deux émissions et répondent aux questions récurrentes de Michel Drucker sur ce thème.

Images 6, 7 et 8. L’utilisation de photos d’enfance dans Vivement dimanche et Vivement dimanche prochain du 11/05/08.

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31 En définitive, l’ensemble de ces procédés de mise en images et en scènes de l’acteur politique Olivier Besancenot construit une représentation classique de ce dernier, proche, ancré dans une tradition et des racines françaises, mais aussi considéré comme légitime et notable dans son action.

Journalismes politiques et divertissements : des investissements en crédibilité

32 Dans les marchés occupés par les industries culturelles comme dans les marchés politiques, la détention de ressources pérennes est un avantage concurrentiel essentiel, comme il vient d’être montré concernant la notabilité sur le plan politique. Ainsi que

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nous l’avions défini dans le premier point, les acteurs politiques investissent dans le marché politique dans lequel ils sont insérés, tandis que les acteurs médiatiques investissent sur le marché politique afin de bénéficier d’une forme de légitimation, favorisant leur crédibilité2. Ainsi Anne-Marie Gingras (2008 : 4) traite-t-elle des « sources de crédibilité » auxquelles les journalistes puisent : « La légitimité s’impose dans les démocraties occidentales par la souveraineté populaire, l’expertise, l’institutionnalisation, la conviction morale, l’efficacité, notamment. Certains de ces éléments rappellent quelques sources de crédibilité utilisées par les journalistes, selon Herbert J. Gans : la représentation, les autorités politiques, les autres autorités, les ressources financières et l’expertise ».

33 En conséquence, le passage d’Olivier Besancenot chez Michel Drucker joue un double rôle. Pour les journalistes politiques de presse écrite – à la fois commentateurs et détracteurs de l’émission –, il est l’occasion de s’interroger sur la démarche du leader de la Ligue communiste révolutionnaire, sur le « non-journalisme » de Michel Drucker (« le plus empathique des animateurs » selon Libération, 08/05/08) et sur les dérives de la « politique spectacle » et de la « peopolisation » – ou « pipolisation » (par exemple, « Besancenot : le facteur people », L’Express, 08/05/08). Pour Michel Drucker et son équipe, recevoir Olivier Besancenot renforce le caractère désormais incontournable et presque institutionnalisé de son émission.

34 Désormais, il s’agit donc d’analyser la manière dont le champ médiatique s’est emparé de manière stratégique et opportune de « l’investissement en notabilité » d’Olivier Besancenot : • par l’analyse de 115 articles de presse recensés, relatant la venue d’Olivier Besancenot dans

vd : la construction d’une typologie montrera les registres d’une décrédibilisation du divertissement (voire la dénonciation d’une concurrence déloyale) et du capital médiatique d’Olivier Besancenot ; • par l’analyse des prises de position de Michel Drucker (déclarations dans la presse, procédés

discursifs de vd) qui entend justifier son action aux frontières – si ce n’est à l’intérieur – du champ journalistique, jouant le rôle de nouvel entrant sur un marché.

35 La question de la définition stratégique du territoire professionnel des journalistes se trouve posée avec acuité par la participation d’Olivier Besancenot à VD. De fait, toute la presse écrite s’en fait l’écho, avant et après l’événement (des articles y font encore référence presque un an plus tard). Assistant de Michel Drucker et lui-même journaliste, Éric Barbette analyse en ces termes sa propre position journalistique et celle de la presse écrite : « On a toujours eu cette démarche-là d’essayer de comprendre, d’expliquer, quelquefois ça tombe même presque dans du pédagogisme, mais on a toujours cette volonté-là. Nos émissions ont toujours été des émissions de divertissement traitées de façon journalistique. On n’a pas dérogé à nos habitudes, là. […] Nos chers confrères y ont vu, et particulièrement sur l’émission Besancenot, une attaque absolument intolérable » (Barbette, entretien 19/02/10).

36 Un corpus de 115 articles publiés sur le thème de cette invitation a été constitué par l’interrogation de la base de données Factiva et la recherche complémentaire sur les sites internet des titres de presse. Cette implication de la presse écrite se double d’un cadrage quasiment unanime sur la question de la politique spectacle et ses dérives, ainsi que sur le paradoxe de voir un « révolutionnaire-trotskiste » (« Olivier Besancenot, le trotskiste pipole », 24 Heures, 03/05/08) user de ce mode de médiatisation. De fait, il est manifeste que la presse écrite dans son ensemble propose à

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cette occasion un « discours de légitimation » (Ruellan, 2007 : 87) qu’il s’agit à présent d’éclairer.

37 L’approche méthodologique retenue a consisté à mener une analyse statistique sur le lexique utilisé par les journaux recensés. Au-delà de cette unanimité de fond, les registres formels des discours de légitimation varient d’un titre de presse à l’autre, en fonction de leur place dans le champ médiatique : en effet, leurs investissements en crédibilité présentent des spécificités. La méthode d’analyse a été la suivante : • les 115 articles recensés dans 18 titres de presse ou ensemble de titres de presse (voir la liste, graphiques 2 et 3) ont fait l’objet d’une comptabilisation de leur lexique (nombre total d’occurrences de chaque mot, comptage réalisé par le logiciel Antconc) au terme de laquelle 48 mots ont été retenus (pour cela, une analyse qualitative du contexte d’utilisation de ces mots dans les articles a été réalisée) ; • un tableau de contingence croisant ces 48 mots avec les 18 titres ou catégories de presse a été réalisé par le logiciel Hyperbase (Brunet, 2006) et ce tableau a ensuite été soumis à un

traitement statistique par analyse factorielle des correspondances (afc – réalisée par Xlstat). 38 Au terme du traitement statistique de ces 115 articles, il apparaît que certains termes récurrents apparaissent de manière indifférenciée sur l’ensemble des titres de presse, par exemple : « facteur », « Neuilly », « anticapitaliste », « people », « populaire », « phénomène », « médiatique ». La presse écrite présente donc globalement un cadrage axé sur les succès populaires du « facteur de Neuilly », le phénomène médiatique qu’il engendre, ses stratégies de constitution d’un parti anticapitaliste et les dérives « people » de sa prestation. Ce faisant, la presse professionnelle (journalisme d’information politique) se crédibilise par une critique du divertissement télévisuel présenté comme illégitime à représenter les enjeux politiques.

39 Cependant, il est intéressant de constater l’utilisation de vocabulaires différenciés dans cette critique par les journalistes, chaque titre de presse écrite privilégiant un « monde lexical » propre. Ainsi que le note Gilles Bastin (2009 : 208) en se livrant à une analyse des codes et codages professionnels dans le monde de l’information journalistique, « les locuteurs (dans un monde de l’information, comme dans la vie courante) sont en concurrence pour des usages “scénographiés” de la langue, c’est-à-dire pour associer en permanence un discours et une situation d’énonciation, ou pour le dire autrement, un monde lexical (qu’ils peuplent de mots) et un monde social (qu’ils parcourent professionnellement) ». La mise en évidence de ces usages scénographiés de la langue peut faire l’objet d’une analyse factorielle – ainsi que l’a d’ailleurs réalisée Gilles Bastin – afin de produire une représentation visuelle et synthétique des « mondes lexicaux » des locuteurs, en l’occurrence les journalistes de presse écrite. Cependant, notre usage de cette technique dans le cadre de l’étude restera exploratoire afin de caractériser globalement les registres des différents titres de presse ; il ne s’agit donc pas d’une analyse de discours correspondant à des ensembles spécifiques de co- occurrences, mais plutôt d’une caractérisation synthétique d’usages scénographiés spécifiques de la langue par les journalistes traitant l’invitation d’Olivier Besancenot dans l’émission de Michel Drucker, dans une perspective interprétative (Brossaud, Demazière et al., 2006 : 16).

40 Deux graphiques ont été construits par la mise en relief de registres différenciés qu’ils mettent en avant, croisant chacun deux facteurs (soit quatre facteurs sur les 17 que compte l’analyse, représentant 49,5 % de la variance totale). Notons enfin que les

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groupements lexicaux représentés sous la forme d’ensembles dans les graphes suivants ont été opérés à la suite de l’analyse approfondie des contributions des modalités.

Graphique 2. Quatre registres éditoriaux de la dénonciation journalistique de l'événement « O. Besancenot chez M. Drucker » (AFC sur facteurs 1 et 2).

41 Le graphique 2 met en évidence quatre registres de traitement journalistique de l’événement. Le premier (illustré par l’ensemble du haut) est celui des titres libéraux et Le Point, privilégiant une approche économique et quantitative (audience, millions de téléspectateurs), de même qu’un rapport distancié à l’animateur – nommé par son prénom et son patronyme –, à la différence de certains autres journaux choisissant un mode plus familier (« Drucker », « Besancenot »). Le deuxième registre (ensemble au centre en bas) s’oppose au premier sur un plan statistique (deux extrêmes du facteur 1). Il est principalement utilisé par l’hebdomadaire conservateur Valeurs actuelles qui privilégie une dénonciation politique du caractère extrémiste, inexpérimenté et révolutionnaire d’Olivier Besancenot : trotsk-(iste, isme, etc.), jeune, Che (Guevara). Dans une moindre mesure, L’Express use aussi de ce lexique. Le troisième registre (ensemble de gauche) regroupe des hebdomadaires et publications de gauche, principalement d’une gauche critique ou altermondialiste : Marianne 2, Politis, Bakchich, Le Nouvel Observateur. La dénonciation est alors celle d’une politique spectacle (spectacle, starisation) sur un mode ironique et familier (« Drucker », « gentil », « canapé »). Le dernier (ensemble de droite) prend un tour plus descriptif en relatant certains aspects du contenu des émissions (« Levallois », « famille », « mère »), non sans s’interroger sur les effets de la communication télévisée (« image », « animateur »). Ce ton est privilégié par des journaux gratuits (24 Heures), étrangers (Tribune de Genève, Le Temps) ou à prétention objective (Le Monde).

42 De manière à affiner encore ces éléments d’analyse, un autre graphique (graphique 3) a été construit en croisant les facteurs 3 et 6, facteurs révélant les positions spécifiques des journaux Libération et Le Monde.

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Graphique 3. Un événement médiatique mis en récit : Libération et la dénonciation, Le Monde-La Croix et l’analyse (AFC sur facteurs 3 et 6).

43 Ce second graphique confirme le registre descriptif et analytique du phénomène médiatique engendré par Olivier Besancenot choisi par le quotidien Le Monde, auquel La Croix fait écho (ensemble du haut). De même, Valeurs actuelles apparaît toujours comme l’hebdomadaire liant de manière familière le « facteur » « Besancenot » à Che Guevara et au trotskisme, rejoint en cela par Le Point et L’Express. Le registre le plus intéressant à souligner est celui mobilisé par le quotidien Libération : par sa médiatisation de la prise de position de Christian Picquet, membre de la LCR, contre la participation d’Olivier Besancenot à VD, ce journal propose une approche originale et fonde une polémique, qui est mise en avant dans ses colonnes la veille de l’émission dans trois articles : « Rouge, la couleur du canapé », « Portrait : Christian Picquet », « Coup de Gueule ». Cette polémique sera reprise par de multiples autres titres de presse. Une fois l’émission passée, Libération propose un article reprenant le lexique général sur cet événement : « Besancenot : un people parle au peuple ».

44 Au terme de l’analyse de ces lexiques spécifiques, il apparaît que, si une grande partie de la presse écrite dénonce les dérives de la « peopolisation » du politique et, plus encore, du « facteur de Neuilly », elle le fait en regard de sa position dans le champ médiatique. Chaque titre prend une position pour maximiser ses chances de crédibilité, usant, pour ce faire, de registres polémiques, familiers, distanciés ou encore experts. Si la presse écrite prend position sans ambigüité sur cet événement dans une logique d’investissement sur le marché politique – qu’elle voudrait réservé à elle seule –, Michel Drucker, en tant qu’entrepreneur médiatique, a fait le choix d’une concurrence sur ce même marché.

45 Depuis plusieurs années, comme le souligne Aurélien Le Foulgoc (2003 : 58), sa stratégie d’invitation d’acteurs politiques a fait l’objet de justifications dans la presse écrite : « Le trait d’humour de Guillaume Durand lors de son journal du 28 août 2002 sur Europe 1, à propos de Michel Drucker, est [aussi] révélateur d’un glissement

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télévisuel : “Je recevrai dans ce journal le nouvel Anne Sinclair de la télévision”. Il est vrai que même si la composante informationnelle en est quasiment absente, l’émission de Michel Drucker rappelle le 7 sur 7 d’Anne Sinclair. Quant aux invitations, elles sont moins nombreuses que dans les autres émissions de divertissement, mais les mandats des invités y sont beaucoup plus importants ».

46 Manifestement, l’invitation d’Olivier Besancenot permet à Michel Drucker de prétendre jouer un rôle politico-médiatique. Comme pour les journalistes politiques, son investissement sur le marché politique vise à lui procurer un capital de crédibilité. Cet investissement est observable par les prises de position de Michel Drucker, qui occupe indifféremment deux postures : celle du journaliste, nouvel entrant dans le champ journalistique et celle d’un relais d’acteurs politiques de stature nationale.

47 Animateur célèbre apparaissant comme nouvel entrant dans le champ journalistique, en réalité, Michel Drucker est journaliste. Comme le montre Denis Ruellan (2007 : 84-85), cette dualité est possible au vu de l’identité professionnelle des journalistes, « une identité professionnelle duale faite, d’une part, de la puissante respectabilité sociale et politique que confèrent un statut exceptionnel et une réputation de compétence soigneusement entretenus et, d’autre part, de la richesse et de l’adaptabilité que permet la fondamentale indéfinition de ses accès, de ses missions et de ses pratiques ». Titulaire d’une carte de presse, Michel Drucker (entretien, 19/02/10) a été journaliste sportif dans les années 60 et revendique ce savoir-faire, cet ethos des journalistes : « Quand je reçois Aznavour, ou quand je reçois un écrivain, ou quand je reçois Jean Daniel le patron de l’Observateur, ça m’intéresse aussi de savoir qu’est-ce qu’il y a derrière ces réussites, derrière ces parcours, derrière ces longs trajets, et comme je suis journaliste que ça m’intéresse beaucoup, il n’y a pas un dimanche qui ressemble à un autre »

48 De fait, les magazines actuels dont il est producteur et animateur lui offrent la possibilité de créer une tribune, un espace médiatique proche de l’information télévisée. L’analyse des registres de VD et VDP précédemment conduite montre cette volonté, de même que certaines possibilités offertes par le dispositif de ces émissions. Ainsi, durant le numéro de Vivement dimanche recevant Olivier Besancenot, Michel Drucker se présente-t-il comme « journaliste sportif » et interviewe depuis Munich les footballeurs Franck Ribéry et Willy Sagnol.

49 Cette présentation de Michel Drucker comme appartenant au champ journalistique est aussi le fait d’une boutade en plateau de l’humoriste Thomas Ngijol qui présente Michel Drucker recevant Olivier Besancenot comme « Zitrone qui interviewe Che Guevara ». Au-delà de son aspect anecdotique, cette phrase a été reprise dans certains titres de presse écrite, les journalistes politiques voyant là matière à débat. En outre, cette phrase humoristique souligne que la position occupée par Michel Drucker, à la fois dans et hors du champ journalistique, n’est pas nouvelle.

50 En 1971, Patrick Champagne (1971 : 421) analysait le rôle multiple de Léon Zitrone en soulignant son écho dans l’« ethos des classes moyennes » : « Un présentateur-vedette comme Léon Zitrone représente sans doute l’image idéaltypique, c’est-à-dire à la fois accomplie et caricaturale, du présentateur. […] Présentateur polyvalent, “il sait tout faire et fait tout avec le même bonheur”. “Homme orchestre” de la télévision, aucun domaine ne lui est inaccessible ; il a tout fait : les sports, les informations générales, les variétés, la politique (bien qu’il reconnaisse lui-même que la politique est difficile et qu’il n’y comprend pas grand- chose).

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Il est “l’homme des réceptions mondaines, celui qui introduit le téléspectateur auprès des “grands de ce monde”, introduction d’autant plus aisée qu’elle est assurée par un personnage familier […]. L’image sociale du journaliste qu’il représente est en affinité profonde avec l’ethos des classes moyennes, dominé par les valeurs de sérieux, d’effort et de courage » (Champagne, 1971 : 421).

51 L’investissement en crédibilité de Michel Drucker se situe donc à ce niveau précis, celui d’une reconnaissance de son rôle journalistique. De ce fait, la polémique journalistique entourant son invitation d’Olivier Besancenot est mise en scène et convoquée à des fins de légitimation de son émission (images 9 et 10).

Images 9 et 10. La mise en scène de la polémique médiatique sur la présence d’Olivier Besancenot dans Vivement dimanche (11/05/08). Images et retranscriptions d’extraits.

M. Drucker : Comment expliquez-vous qu’on parle autant de cette émission et qu’on parle autant de votre venue sur ce canapé rouge ? Apparemment ça a fait polémique au sein de la LCR, mais moi je suis le premier surpris.

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M. Drucker : Il y a des journalistes partout, il y a des radios, il y a des agences de presse, il y a des photographes dans tous les coins, il n’y en a jamais eu autant pour Madonna. Comment vous expliquez ça ?

52 Par cette polémique, Michel Drucker se positionne comme un acteur central de la politique à la télévision et ancre sa stature institutionnelle. Un autre procédé lui permet d’approfondir cette posture : la référence à la presse écrite. Durant VDP, Michel Drucker consacre cinq minutes au thème de la médiatisation d’Olivier Besancenot par la presse écrite. Ce faisant, l’avantage est double. En premier lieu, la présence d’Olivier Besancenot sur le plateau doit répondre aux questions posées dans ces articles. Ainsi Michel Drucker introduit-il l’une des séquences de VDP : « Pour reprendre les questions qui sont à la Une de L’Observateur, de l’héritage de mai 68 aux mouvements sociaux, des médias au Grand Soir, que cherche-t-il, jusqu’où ira-t-il ? C’est à propos de vous, eh bien on va répondre à toutes ces questions en compagnie de Claude Sérillon ». En outre, le fait que la presse écrite évoque ces émissions rend l’invitation d’Olivier Besancenot plus crédible encore. Comme l’analyse Érik Neveu (1997 : 762), « la télévision ne se contente pas d’assurer elle-même sa promotion. Elle compte aussi sur les commentaires du vieux monde de l’écrit […]. La conversion de l’image en écrit ne s’opère pas sans que transparaisse une lutte pour la légitimité dans le champ journalistique ». Michel Drucker ne se prive donc pas d’attester de la légitimité de son émission en convoquant les titres de presse, raillant au passage le manque de sérieux de la ligne éditoriale du magazine Gala pendant qu’il le montre à la caméra.

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Images 11 à 15. La presse écrite convoquée dans Vivement dimanche pour justifier la venue d’Olivier Besancenot (11/05/08).

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53 « Journaliste » populaire et multiforme, Michel Drucker occupe en conséquence une position spécifique à l’égard d’acteurs centraux du champ politique. Elle est symboliquement visible par le lieu même où sont implantés ses bureaux et ses studios, le pavillon Gabriel, sur l’avenue des Champs-Élysées, à quelques dizaines de mètres du Palais de l’Élysée : « Le studio est un studio mythique, qui est dans un lieu mythique [...] à 50 mètres de la plus belle avenue du monde, qui a été conçu pour ce type d’émission. [...] Et c’est un lieu où les gens adorent venir parce qu’on n’a pas à aller à la plaine Saint Denis qui est un no man’s land, qui sont des hangars transformés en studios de télévision [...] et c’est un lieu conçu pour que les gens n’aient aucune appréhension » (Drucker, entretien, 19/02/10). Cette position influente ressort aussi de sa position de fournisseur de programmes au service public de télévision.

54 Enfin, l’animateur-journaliste médiatise les acteurs politiques en leur proposant une denrée rare dans le domaine des industries culturelles et à la télévision : du temps d’antenne (voir supra). Ce capital dont il dispose lui permet de monnayer les interventions politiques dans ses émissions, au point que Le Figaro le qualifiait en 2007 de « pater familias du PAF3 » (Le Figaro, 19/09/07). D’ailleurs, ses interviews accordées à la presse écrite reflètent cette posture, comme celle accordée au Midi libre (17/05/08) le montre à propos de l’invitation d’Olivier Besancenot : « C’est une sacrée aventure. Il y a deux mois je me suis dit. “Tiens, le petit Besancenot quand même, 34 ans...”. Je le voyais régulièrement débattre à la télé. Je l’ai donc appelé sans savoir. Il a été surpris et flatté. On a ensuite préparé l’émission comme d’habitude. Il y a un mois, Laurent Joffrin, le patron de Libération, m’a appelé pour me dire que cette invitation mettait le bazar à la LCR. Ensuite, vos confrères sont entrés en effervescence. Le débat sur sa venue a pris une ampleur qui m’a sidéré ».

55 Cette polémique, légitimante pour Michel Drucker, constitue-t-elle un fait politique ? Selon Aurélien Le Foulgoc (2003 : 55), « pour ces journalistes [les journalistes politiques], les interventions politiques dans les divertissements ne constituent pas un fait politique. Pourtant, l’intérêt qu’ils manifestent lors de l’évocation d’une possible invitation de Lionel Jospin chez Michel Drucker est contradictoire ». Pris au piège d’un

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événement médiatique aux implications politiques (la publicisation d’une parole politique) et bien qu’ils en dénoncent stratégiquement ses prétendues dérives, les journalistes professionnels n’ont, finalement, d’autre choix que de contribuer à légitimer le divertissement télévisuel.

Conclusion

56 Au terme de ces analyses d’investissements croisés entre industrie politique et industries culturelles, on peut s’interroger sur l’existence d’un invariant qui est l’enjeu même de ces activités conjointes : la recherche de valeur. Éric Darras (2008 : 84-88) relève les « incertitudes de la valeur médiatique » qui dépend à la fois de l’état de la concurrence journalistique à un moment donné et de la position de l’acteur concerné dans le champ politique. Cette notion est à rapprocher de celle entrevue de labilité du capital politique.

57 Comme Michel Drucker et les journalistes politiques concernés, Olivier Besancenot dispose de ressources fragiles qu’il convient de pérenniser, consolider ou diversifier. Les échanges entrevus au sein du marché politico-médiatique joueraient alors dans un double sens pour créer de la valeur : les industries culturelles pouvant produire des ressources politiques pour des acteurs présentant des déficits (notabilité par exemple), le marché politique pouvant fournir aux médias (d’information comme de divertissement) une crédibilité nécessaire à la pérennité de leurs audiences.

58 Sur ce point, l’existence de produits médiatiques hybrides tels les magazines dominicaux de Michel Drucker permettent certainement de créer une valeur que le journalisme politique classique ne permet pas de proposer. Apparaissant comme un divertissement, ce type d’émission offre la possibilité aux acteurs politiques de tenir un langage non autorisé dans leur univers discursif de référence et d’investir sur de nouveaux marchés sans produire auprès des consommateurs (militants, citoyens) un malaise conduisant au rejet. Dans le cas analysé, l’invitation d’Olivier Besancenot dans une émission populaire de divertissement lui permet de développer ses thèmes en les adaptant (la révolution par exemple) sans heurter (sauf exception) ses militants. Ce passage par une parole politique prise davantage à la légère permet donc de contourner l’un de problèmes fondamentaux de la représentation politique évoqué par Pierre Bourdieu (1981 : 8-9.), celui d’un « double jeu » ou d’une « duplicité structurale ». Cette duplicité structurale se retrouve dans le fait qu’Olivier Besancenot lutte simultanément pour ses « mandants » (les militants de la LCR) et pour « obtenir l’adhésion du plus grand nombre possible de citoyens » (ibid. : 8). Le détour par le divertissement permet donc à ce dernier de conquérir de nouveaux marchés (d’où l’investissement en notabilité) sans risquer d’être taxé de compromission, autrement dit sans risquer de remettre en cause son capital politique patiemment accumulé.

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NOTES

1. Cette mission dominicale est constituée de deux parties, diffusée depuis 1998 en début d’après- midi pour la première (Vivement dimanche) et en début de soirée pour la seconde (Vivement dimanche prochain), soit 3 heures de programme au total. Elle reçoit régulièrement des acteurs politiques. 2. Sur les questions de crédit-croyance, voir. P. Bourdieu (1981 : 14). 3. Paysage audiovisuel français.

RÉSUMÉS

Durant les années 2000, des acteurs politiques ont continué à être invités dans des émissions de télévision à caractère divertissant. L’article a pour objectif de comprendre les intérêts et stratégies communicationnelles croisés des acteurs médiatiques et politiques via une étude de cas : l’invitation d’Olivier Besancenot dans l’émission Vivement dimanche de Michel Drucker (France 2, 11/05/08). L’analyse du programme et de l’intense activité journalistique en résultant (115 articles répertoriés sur neuf mois) permet d’observer comment industries culturelles et

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activité politique (notions d’entrepreneuriat et de marché politiques) entretiennent des liens de nécessité et d’entente réciproques : les acteurs politiques investissant dans le marché politique (renforcement d’un capital politique trop labile), tandis que, pour leur part, les acteurs médiatiques – journalistes essentiellement – investissent sur le marché politique (recherche de crédibilité et de légitimité).

All throughout the 2000s, political actors have continued to be invited to entertainment television programs. The purpose of this article is to understand the crossed interests and communication strategies of both media and political actors, by studying the invitation of Olivier Besancenot to Michel Drucker’s Vivement Dimanche show (11/05/08). The analysis of this TV program and the resulting intense journalistic activity (115 items listed in nine months) allow to observe how cultural industries and political activity (concepts of entrepreneurship and political market) are tied by necessities and reciprocal agreements: the political actors investing inside the political market (their purpose being to strengthen their political capital), whereas media actors —mainly journalists—are investing for their part on the political market (research for credibility and legitimacy).

INDEX

Mots-clés : communication, politique, média, télévision, journalisme, médiatisation, capital Keywords : communication, politics, media, television, , médiatisation, capital

AUTEUR

BENOÎT LAFON Groupe de recherche et d’études sur les enjeux de la communication Université Stendhal-Grenoble 3 F-38100 [email protected]

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Du traitement journalistique des acteurs politiques dans Le Grand Journal Journalistic Treatment of Political Guests on Le Grand Journal

Patrick Amey

1 Dans le paysage audiovisuel français, où, depuis les années 2000, s’observe une montée en puissance d’émissions conversationnelles qualifiées parfois d’« infotainment », il n’est pas indifférent d’examiner comment ces émissions rendent de plus en plus ténues les frontières entre information politique et divertissement, transformant les modalités d’investissement (en termes de jeu de figuration notamment) des acteurs politiques sur les scènes télévisuelles1. Si les premiers talk shows « people » programmés dès le début des années 2000 (Tout le monde en parle, France 2, 1998-2006 ; On ne peut pas plaire à tout le monde, France 3, 2000-2006) privilégiaient une « parole ornementale » (Lochard, Soulages, 2003 : 82) dans laquelle la politique était quelque peu diluée dans un cadrage à dominante récréative, les acteurs politiques y étant souvent brocardés ou ironisés, dès 2004, le lancement du Grand Journal (LGJ) sur Canal + a marqué un renouveau du talk show à la française. En effet, dès la première année de sa diffusion, LGJ a rompu avec le principe de mixité identitaire qui consistait à inviter sur un même plateau des vedettes du show business et des acteurs politiques : scindée en deux parties 2, l’émission de Michel Denisot confère une certaine autonomie à des séquences d’échanges dont la vocation argumentative est manifeste (chroniques, interviews), tout en pérennisant, par une succession de rubriques, un registre de parole parodique et ludique (Les Guignols de l’info, Canal +, 1998‑). Mais, sous leurs apparentes visées divertissantes, certaines rubriques – « La petite question » ou « Le petit journal » (devenue une émission à part entière en 2011) – ont des effets de cadrage du jeu politique qu’il s’agirait d’examiner.

2 Ensuite, la posture des journalistes et animateurs mérite d’être signalée : ni trublions (voir Laurent Baffie dans Tout le monde en parle ou Guy Carlier dans On ne peut pas plaire à tout le monde), ni arbitres ou modérateurs (voir les émissions politiques),

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certains journalistes (Jean-Michel Aphatie notamment) incarnent une figure d’expertise (commentaires, évaluations) tout en demeurant complices de la visée récréative et du ton décalé préconisé par l’émission, de telle sorte que le « contrat de sérieux » (Charaudeau : 1983 : 127) est tantôt présent, tantôt suspendu, selon les rubriques ou séquences.

3 Depuis son lancement, LGJ a modifié au fil des saisons la composition de l’équipe de journalistes et animateurs présente sur le plateau, mais, finalement, l’espace de parole dévolu à la politique s’est maintenu (l’interview et la chronique de Jean-Michel Aphatie), puisque l’interview de première partie d’émission s’est instituée – et notre analyse le montrera – comme la scène prestigieuse pour Canal + où les politiques se doivent d’être présents, hors campagne ou non. À cet égard, il faut rappeler que, lors de la campagne présidentielle de 2012, et notamment entre le 9 et le 19 avril 2012, dix candidats à l’élection présidentielle se sont rendus sur le plateau de Michel Denisot.

4 Dans l’étude, on rendra compte de la mesure dans laquelle les dispositifs du Grand Journal sont porteurs d’une lecture de la politique, qui se présente comme une alternative légitimante aux formes de railleries et de déstabilisation qui furent en vigueur, par exemple, dans Tout le monde en parle ou dans On ne peut pas plaire à tout le monde. Nous présumons que le dispositif du LGJ est porteur d’enjeux symboliques inhérents à la mise en représentation de la politique. En ce sens, le jeu de figuration et les images (ethos) positives que les invités politiques essaient de donner d’eux-mêmes sont cruciaux, notamment, pour faire fructifier ou entretenir leurs capitaux initiaux de sympathie et de notoriété. Symptomatique de l’hétérogénéité des configurations discursives au sein d’un espace de parole moins homogène qu’il n’y paraît au premier abord, LGJ présente une série de spécificités, notamment énonciatives, qui situent cette émission en phase avec un cadrage plutôt critique, voire désabusé du jeu politique. Se pose alors la question de savoir comment opère la mise en représentation de la politique en vigueur dans LGJ et comment cette émission cadre le jeu politique ? L’hypothèse soutenue est que l’alternance de ces deux postures énonciatives favorise une lecture critique et défiante de la politique et que cette lecture, sous-tendue par un dispositif télévisuel contraignant, rend saillants les « cadres d’interprétation » (Gamson, 1992 ; Iyengar, 1991) à partir desquels les publics sont sollicités à apprécier les actions et la personnalité des acteurs politiques.

5 D’abord, on portera une attention particulière aux logiques de recrutement des invités en repérant les fonctions occupées par les élus politiques invités dans la première partie du Grand Journal. Ensuite, on se focalisera sur les registres qu’impose LGJ à travers certaines de ses rubriques (« Le petit journal », « La petite question »), prenant notamment appui sur un champ notionnel emprunté aux travaux d’Erving Goffman (1955-1964, 1981), pour déceler le jeu de figuration à l’œuvre dans ces rubriques. Quant au corpus d’analyse, il a été constitué de deux émissions du Grand Journal diffusées lors du mois d’avril 2009 (02/04/09 avec Jean-Pierre Raffarin ; 07/04/09 avec Bernard Kouchner) et de trois émissions diffusées entre la fin du dernier trimestre 2009 et le premier trimestre 2010 (le 24/11/09 avec Rachida Dati, le 12/01/10 avec Fadel Amara et le 14/01/10 avec Patrick Balkani).

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Structuration et visées du Grand Journal

6 Privilégiant un « format de production intermédiaires et mixte » (Antona, 1998 : 190), LGJ est fragmentée en plusieurs rubriques. Conçue comme une alternative aux émissions d’information des chaînes généralistes concurrentes, celle-ci s’inscrit en phase avec l’identité de la chaîne, au sens où Canal + cultive depuis de nombreuses années un ton iconoclaste, legs de Nulle part ailleurs (Canal + : 1987-2001). Historiquement, il faut rappeler que la parodie et la dérision (Le Vrai Journal, CANAL International) constituent la valeur ajoutée de Canal +. En se mettant à distance de la rhétorique usuelle en vigueur dans le journalisme politique classique (Leroux, 2001), cette chaîne privée convoque la complicité d’un téléspectateur présumé partager les codes de décryptage des mises en scène de la politique. En outre, LGJ s’inscrit dans une logique de contre-programmation et peut, sur un même créneau horaire, d’une part, opposer aux jeux et aux talk shows des chaînes concurrentes une interview politique (en première partie) et, d’autre part, concurrencer en deuxième partie les journaux des grandes chaînes généralistes (notamment TF1, chaîne repoussoir, et France 2) en proposant les Guignols de l’info et des interviews d’acteurs du monde des spectacles (chanteurs, comédiens, humoristes) venus promouvoir leur actualité artistique.

7 Toutefois, la diffusion en clair dès 19 heures de ce talk show permet à Canal + de viser un public plus large, expliquant en partie pourquoi cette émission se construit à partir d’une forte fragmentation, d’une multiplicité de registres (humoristique, parodique, critique) et autour de l’invitation d’acteurs issus tant du monde du show business que de la sphère politique. De fait, malgré ses parts d’audience plutôt modestes – oscillant entre 7 % et 8 % en 2010 (Médiamétrie, 2010) – Le Grand Journal est parvenu en cinq ans à doubler le nombre de ses téléspectateurs (de 4 % en 2004 à 8 % en 2009) et se présente comme une alternative aux émissions politiques, notamment pour des téléspectateurs rétifs à s’exposer aux journaux télévisés ou peu familiers avec les codes et la rhétorique des émissions politiques.

8 Même si elle est moins portée vers la facétie que Nulle part ailleurs ou moins irrévérencieuse que le Vrai Journal – les deux émissions de Canal + qui l’ont précédée sur le même créneau horaire –, LGJ ne cultive pas la déférence à l’égard du personnel politique : elle privilégie des formes de disqualification du jeu politique qui reposent sur l’utilisation d’images d’archive, de reprises d’articles de presse, de citations ou encore de résultats de sondages. En réalité, ce talk show se situe entre une distanciation parodique et humoristique de l’actualité (les chroniques de Yann Barthez ou de Bruno Donnet) et une expertise journalistique (celle, notamment, de Jean-Michel Aphatie, éditorialiste et chef du service politique de la radio RTL), absente des premiers talk shows programmés au début des années 2000.

9 En outre, LGJ peut être rapproché de certains talk shows nord américains, notamment du Daily Show (Comedy Central, 1999-) au sein duquel un traitement humoristique des politiciens (le portrait ironisant) est privilégié au détriment d’un traitement plus sérieux de l’actualité. À cet égard, il a été montré que ce type d’émission a pour incidence de favoriser des lectures cyniques et sarcastiques de la politique (Baumgartner, Morris, 2006), spécifiquement auprès des jeunes (les « 18-29 ans »). De façon analogue, dans LGJ, le rythme soutenu, les performances d’acteurs des chroniqueurs (par exemple, la rubrique météo décalée et sur-jouée par Charlotte Le Bon) et la multiplication des rubriques traduisent une volonté de l’instance télévisuelle

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d’agréger des audiences soumises à la tentation du zapping. En cela, ce type d’émission d’info-divertissement s’inscrit dans le prolongement d’une stratégie de mise en contact avec les téléspectateurs « jeunes » et, plus généralement, avec ceux qui sont familiers des pratiques délinéarisées de consommation des contenus télévisuels (catch up).

Les invités politiques du Grand Journal

10 Si, comme le montre Aurélien Le Foulgoc (2003), certains politiques sont absents des plateaux des émissions d’info-divertissement (par exemple, Jean-Marie Le Pen et Philippe De Villiers), d’autres sont régulièrement invités (par exemple, Jack Lang et Olivier Besancenot). En conséquence, on rappellera que le degré de visibilité des acteurs politiques sur un plateau résulte de paramètres conjoncturels et structurels : ainsi la saillance d’une actualité impliquant un ministère (grève, mouvement social, réforme), les stratégies individuelles des acteurs politiques (acceptations ou refus répétés d’une invitation), les relations nouées par ces derniers avec l’instance de production ou encore leur capital médiatique (la réputation, les aptitudes communicationnelles) sont-ils autant de raisons susceptibles d’expliquer la surreprésentation de certains d’entre eux dans un talk show.

11 Pour un acteur politique, se rendre dans une émission comme LGJ comporte un indéniable risque en termes de mise en danger et de perte de capital politique bien que, en contrepartie, il puisse tirer des bénéfices (notoriété, popularité) de son passage à l’antenne. Cette variable du « degré de mise en danger des invités politiques » – pointée par Érik Neveu (2003 : 109) au sujet des talk shows apparus dans les années 2000 – conditionne en grande partie la présence ou l’absence d’invités politiques de premier rang. Justement, l’une des spécificités du Grand Journal est de solliciter la présence d’un personnel politique de « premier rang » directement impliqué par l’agenda politique, parvenant ainsi à institutionnaliser sa scène de parole. On peut donc rendre compte de la distribution respective du personnel politique sur les plateaux du LGJ afin de montrer quelles sont les logiques de recrutement des invités qui prévalent dans cette émission.

Tableau 1. Le personnel politique en tant qu’invité principal dans la première partie du Grand Journal entre mars 2008 et mars 2009.

Rapport au nombre total d’invités Nombre d’invités politiques (161 – en %)

Ministres et secrétaires d’État 42 37,2 %

Opposition 41 36,2 %

Ex-ministres 13 11,5 % et ex-chefs de partis

Autres 16 14,6 %

Total 113 70,2 %

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12 D’abord, entièrement consacrée à l’actualité politique du jour, la première partie de l’émission prédispose spécifiquement le personnel politique à accepter une invitation (sept invités sur dix sont hommes ou femmes politiques). On est ici loin de la dissémination de la parole des acteurs politiques qui était en vigueur, par exemple, sur le plateau de Tout le monde en parle – 4 % de politiques parmi l’ensemble des invités (Leroux, Riutort, 2012). Tandis que l’émission de Thierry Ardisson privilégiait l’invitation de personnalités politiques atypiques et/ou ayant un statut de bons clients3 – appartenant aussi le plus souvent à l’opposition –, LGJ est parvenu à s’attacher la présence de ceux qui sont sur le devant de la scène politique nationale.

13 Ensuite, sur la période allant de mars 2008 à mars 2009, une personnalité politique sur trois (37,2 %) invitée en première partie d’émission était ministre ou secrétaire d’État. Certes, on est encore éloigné de la situation des émissions politiques des années 80, notamment de L’Heure de vérité (France 2, 1988-1995) où, comme l’a montré Éric Darras (1995 : 184), près de 90 % des invités étaient membres du gouvernement ou hommes politiques de « premier rang ». Cependant, au regard de la diffusion mensuelle de L’Heure de vérité, celle quotidienne du LGJ conforte l’idée que cette dernière émission s’impose comme la scène télévisuelle incontournable pour des politiques qui ont l’occasion de réagir et de commenter l’actualité politique à chaud : autrement dit, c’est en grande partie la variable capital politique et le suivi de l’agenda qui conditionnent les logiques de recrutement des invités politiques. Enfin, LGJ est un espace de médiation qui respecte une certaine égalité d’accès à la parole pour les politiciens des deux camps, puisque autant d’élus de l’opposition que de membres du gouvernement ont été invités dans la première partie de l’émission. C’est donc l’agenda politique et social qui semble dicter les motifs d’invitation du personnel politique : à titre d’exemple, sept ministres furent invités entre le 3 février et le 25 mars 2009, à une période où les mouvements de contestation de la réforme universitaire et la crise sociale liée aux licenciements massifs dans certaines entreprises étaient à l’ordre du jour des principaux journaux télévisés des chaînes généralistes.

14 Reste que la présence des politiques doit encore être mise en perspective avec la configuration plus générale des invités en présence. Dans LGJ, le personnel politique apparaît en première partie de l’émission, mais est rejoint par un autre invité pendant l’émission. La mise en présence d’un élu et de personnalités du show business n’a pourtant pas cours, comme c’était le cas, par exemple, dans Tout le monde en parle. Dans les faits, ces duos d’invités sont sélectionnés afin de rendre saillants des dissymétries identitaires et des « positionnements énonciatifs » (Amey, 2009) dissemblables. Par exemple, c’est le cas lorsque l’invité politique est mis en présence d’un acteur de la société civile ou un témoin sollicité pour narrer une expérience vécue. Dans ce cas de figure, le témoin et l’invité politique ne s’exprimant pas depuis le même lieu d’énonciation, ne bénéficient pas des mêmes ressources (l’authenticité et l’émotion du témoignage/l’expertise politique rationnelle). De même, mettre en présence Valéry Giscard d’Estaing – personnification de l’ancienne génération d’énarques – avec Rama Yade (20/01/09) – à l’époque, chargée des Affaires étrangères et des Droits de l’homme – participe de ces mêmes effets de contraste qui ont partie liée, cette fois, à l’appartenance générationnelle de ces deux acteurs politiques. Enfin, inviter sur le même plateau Bernard Kouchner et Bruno Julliard (07/04/09) procède d’une logique similaire puisqu’il s’agit d’opposer un ministre du gouvernement actuel, mais ancien ministre au sein des gouvernements socialistes, et un jeune membre actuel du Parti

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socialiste. Dans tous les cas, ces duos prisés par la production du Grand Journal participent d’une intentionnalité manifeste : inscrire l’invité politique dans un « format de production » (Goffman, 1981 : 9) dont il n’a pas la maîtrise, le contraindre à composer avec un invité tiers et une équipe d’animateurs-journalistes prête à lui apporter la contradiction.

La mise en scène du Grand Journal

15 Tout de même, LGJ présente des traits qui le rapprochent d’autres déclinaisons de talk shows, notamment de Tout le monde en parle et d’On n’est pas couché (France 2, 2006‑). Il faut relever la double visée divertissante et informative qu’on retrouve, à des degrés divers, dans certains talk shows de fin de soirée, le dispositif de plateau, puisqu’on y trouve, tour à tour : la présence d’un public-plateau acclamatif (applaudir, huer) plutôt « jeune » et disposé en arrière-plan des invités ; des jingles sonores ou musiques d’accompagnement ; la position centrale légèrement excentrée d’un animateur- journaliste (Michel Denisot). En revanche, LGJ intègre des animateurs-journalistes présents durant toute la première partie de l’émission (Jean-Michel Aphatie, Ariane Massenet à l’époque) et des journalistes- performeurs, qui entrent et sortent par les coulisses afin de présenter une rubrique (Yann Barthès pour Le Petit Journal, la présentatrice de la rubrique météo). De fait, la composition de cette équipe est marquée par l’éclectisme des profils, avec une combinaison de journalistes chevronnés (Michel Denisot et Jean-Michel Aphatie) et de journalistes plus jeunes (Ali Baddou, Ariane Massenet ou encore, depuis 2008, Mouloud Achour, transfuge de MTV), fruit d’une stratégie de positionnement d’une émission qui entend fédérer un large spectre d’audience, en adéquation avec son heure de diffusion.

16 À y regarder de plus près, le dispositif de plateau du LGJ comporte d’autres spécificités. D’abord, un dispositif frontal qui oppose les invités et l’équipe d’animateurs et rend compte d’une grammaire des distances interindividuelles : une telle disposition proxémique et posturale s’inscrit en contrepoint des dispositifs rassembleurs où prévaut un « principe de concentricité » (Nel, 1990 : 100), adopté par exemple dans Tout le monde en parle ou dans On n’est pas couché. De fait, le vis-à-vis mis en place par LGJ convoque davantage des « distances sociales » que « personnelles » (Hall, 1959), permettant de tenir compte du différentiel statutaire entre les protagonistes (invités/ équipe d’animateurs-journalistes) : il ne se prête pas aux logiques de proximisation en vigueur d’habitude dans les talk shows people et préfigure les échanges plus argumentés entre les journalistes et les élus, notamment lors de la séquence d’interview.

17 Ensuite, une seconde spécificité du Grand Journal tient à la présence d’un écran géant disposé en arrière-plan. L’usage de cette interface technologique autorise la mise en connexion de l’espace plateau avec des séquences extraites de l’actualité filmée. Il participe d’un dispositif de polyphonie énonciative par lequel une pluralité de voix, d’extraits de discours d’élus politiques, d’images et de citations reprises de la presse quotidienne confèrent au Grand journal son fort ancrage intertextuel. À la différence des émissions politiques classiques, mais aussi des talk shows de seconde partie de soirée, LGJ rompt de façon plus consistante avec le principe d’unité de lieu et d’action. Ses rubriques facilitent la transition d’un registre discursif à un autre : elles assignent une posture actorielle aux journalistes et placent l’invité politique tantôt au centre du

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dispositif (l’interview, « La petite question »), tantôt à sa périphérie, lui faisant adopter une posture de spectateur amusé (« Le petit Journal », « La météo »).

Le registre ironico-critique : « La petite question »

18 Caractéristique de la pluralité des voix audibles dans LGJ, la rubrique « La petite question » de Bruno Donnet repose sur des séquences filmiques montées et commentées en voix off. Destinée à déstabiliser l’invité politique présent sur le plateau, cette rubrique rapporte des déclarations et montre des images de ses apparitions publiques, le soumettant aussi à une question rhétorique finale. Mais, à la différence du « Petit journal », s’y ajoutent aussi des inserts (inscrire dans le montage un énoncé d’un extrait d’interview d’autres personnalités par exemple) qui, sous le mode de la reprise citationnelle, décontextualisent ces extraits. « La petite question » révèle alors principalement des incongruités ou des contradictions entre les dires et les actions des invités politiques, voire des incohérences entre leur positionnement sur l’échiquier politique et leur cursus politique. À titre d’illustration, lorsque, s’adressant à Rachida Dati (21/11/09), suspectée d’avoir soigné son image publique lors d’un déplacement à Bagdad, la voix off de Bruno Donnet demande « Pourriez-vous nous expliquer ce qui oppose, en Irak, les chiites au sunnites », se joue à l’évidence une tentative de déstabilisation de la députée européenne, celle qui consiste à souligner son incompétence ou, à tout le moins, sa faible maîtrise de ses dossiers. Il y va de l’enjeu qui consiste à lui attribuer une « place en porte-à-faux » en lui récusant le « rapport à la complétude » (Flahault, 1978 : 97) auquel, en vertu de ses fonctions politiques, elle peut prétendre. Dans la même veine, il est demandé à Bernard Kouchner (07/04/09) si son poste aux « Affaires étrangères au sein du gouvernement du Président Sarkozy est compatible avec son ancrage à gauche » ?, alors qu’Olivier Besancenot (06/04/09) est placé devant une apparente contradiction à la suite de l’interdiction qui lui fut signifiée de manifester lors du sommet de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord : « Vous voulez tout péter et appelez à la révolution et vous voudriez qu’on vous laisse manifester […]. Peut-on alors selon vous faire des omelettes sans casser des œufs ? ».

19 Le ton décalé sous-tendu par le relâchement dans le registre de la langue et l’exploitation de procédés rhétoriques – par exemple l’ironie par antiphrase – sont destinés à mettre en demeure l’élu politique et à générer des effets de déstabilisation dans le contexte d’un tournage en direct4. De la sorte, « La petite question » a valeur d’épreuve rituelle pour l’invité politique, non pas tant par la pertinence de la question posée, que par le fait que cette rubrique est un indicateur de l’aptitude de l’invité politique à gérer des attaques personnelles et à se conformer aux dispositions positivement valorisées dans un tel talk show (humour, autodérision). Confronté à ces offensives, l’invité politique est alors contraint soit à manifester de l’amusement, voire de l’ironie – comme François Bayrou (28/09/09) : « C’est une question drôle, maline, fine » –, soit à verser dans le dialogisme en réfutant ou en contestant les propos tenus – à l’instar de Fadela Amara (12/01/10) : « Dans le reportage, il y a quelque chose qui m’agace ». Dès lors, aux mises en péril de la face de l’élu, fondées sur des disqualifications sarcastiques portant sur des attributs personnels ou physiques (arguments ad personam) et qu’on observait, par exemple, dans Tout le monde en parle, se substituent des arguments ad hominem, par lesquels les appartenances à un camp politique, les relations de co-sanguinité suspectes avec d’autres élus ou encore les

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apparentes incongruités, voire les contradictions entre des discours et des actes sont mises en avant.

Le registre ironico-parodique : « Le petit journal »

20 Présenté par Yann Barthès, figure du journaliste un brin moqueur et désinvolte, « Le petit journal » se fonde essentiellement sur un registre parodique en prenant notamment pour cible le personnel politique dont il révèle les ratés interactionnels et les incongruités (tics, impairs, flagornerie) lors des apparitions publiques. Devenue une émission en soi lors de la saison 2011-2012, cette rubrique traite de l’actualité des célébrités du show business et des personnalités politiques dont les apparitions médiatisées sont soumises à un regard amusé, empreint de dérision et de moquerie. Si « Le petit journal » emprunte en partie aux codes du people, c’est pour mieux les parodier. De fait, les saynètes sur lesquelles repose cette rubrique se conçoivent comme un discours de genre second qui opère un « réinvestissement parodique d’un texte afin notamment de disqualifier l’autorité du texte ou du genre source » (Gresillon, Maingueneau, 1984 : 114). Cette posture journalistique ouvre la voie à des lectures d’images qui privilégient le recours à des plans arrêtés, à des ralentis ou à des gros plans, conférant à l’image un prétendu pouvoir performatif (la preuve par l’image). Ainsi ces séquences se donnent-elles à lire comme autant d’énoncés clos et sui-référentiels, dont l’efficacité rhétorique réside dans le fait que, une fois montrées, elles n’appellent aucune glose ou réfutation.

21 Illustrative d’un journalisme s’attachant aux symptômes et aux signes du paraître en public, cette rubrique porte le regard du téléspectateur sur des indices visuels (mimiques, postures) aptes à susciter un comique de situation. Le plus souvent anecdotiques, ces images sont parfois compromettantes, dès lors qu’elles s’accompagnent d’un usage d’enregistrements off the record, où les politiques sont surpris en « flagrant délit » d’apartés ou de relâchements langagiers. Par exemple, cette séquence, passée à la postérité depuis, dans laquelle Rachida Dati (24/11/09), en pleine séance parlementaire européenne, et oubliant la présence d’un micro-cravate, déclare à une amie sur son téléphone portable : « Je n’en peux plus, j’en n’en plus […]. Je suis obligée de rester là, de faire la maligne, parce qu’il y a juste un peu de presse et d’autre part il y a l’élection de Barroso ». Si, dans cet extrait, le désinvestissement pour la chose publique manifesté par la députée européenne prête à sourire, d’autres formes de révélations d’actes traduisant une attitude cynique ou à un opportunisme de la part des acteurs politiques sont parfois aussi à l’ordre du jour. Moins dénoncées qu’ironisées, ces révélations, à force de répétitions, ne donnent pas une image valorisée du jeu politique, comme c’est le cas par exemple dans cette autre séquence où l’on voit et entend Bernard Kouchner dire en aparté à Claude Allègre : « Tu es de gauche toi maintenant ? Est-ce qu’il [le président Sarkozy] va te filer quelque chose ? Toi tu ne demandes rien, d’autant qu’il va te le donner ».

22 Ces intrusions journalistiques dans le « territoire du moi » (Goffman, 1955-1964 : 43 sqq.) sont autant d’atteintes aux « réserves d’informations » (ibid.) que l’acteur politique entend contrôler lorsqu’il est en présence des caméras : elles permettent à l’énonciateur journalistique d’afficher ses distances avec un journalisme de complaisance que certains, officiant par le passé sur la même chaîne (Karl Zéro notamment) reprochaient volontiers aux journalistes politiques des chaînes

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concurrentes. Outre ces intrusions dans les coulisses du pouvoir, « Le petit journal » rend aussi compte des impairs de la communication politique, ceux commis dans des situations où, en présence de journalistes, les acteurs politiques entendent avoir un contrôle sur leur image publique. Dans ce cas, l’ironie de Yann Barthès porte volontiers sur l’inauthenticité, voire le ridicule d’acteurs politiques exerçant avec maladresse l’art, présumé trompeur, du paraître en public. Y sont notamment brocardés les itinéraires programmés des politiques, leur figuration ostentatoire ou encore leurs recherches de poses avantageuses lors des photographies officielles. De la sorte, « Le petit journal » parvient à concilier le ton irrévérencieux de Canal + avec une déclinaison peopolisante d’une émission conçue aussi comme un « divertissement politique », qui mise sur une personnalisation moqueuse de la politique et participe, ce faisant, d’une décérémonialisation du jeu politique à laquelle, d’ailleurs, adhèrent volontiers les invités politiques5.

23 Par le biais de la révélation des ratés ou des travers des apparitions publiques des élus politiques, ce sont bien les activités de figuration et de mise en scène de soi, saisies au prisme des caméras, ou parfois des micros (l’off the record), qu’exploite « Le petit journal ». Ces situations, où la « tenue » et la « déférence » (Goffman, 1955-1964 : 43 sqq.) sont mises en cause, ont un fort potentiel de reprise médiatique (un dialogisme « inter-médiatique »), puisqu’elles se donnent à voir par la suite tant sur le site du Grand Journal que sur ceux de partage en ligne de clips vidéo (YouTube, Dailymotion). Il y va donc de la volonté de Canal + de thésauriser le filon people et d’agréger des audiences composites (les jeunes internautes notamment) tout en se distanciant de la logique d’exhibition et de révélation des scandales privilégiée par les émissions tabloïds des chaînes concurrentes (notamment 50 min inside, TF1, 2007-).

24 Plus généralement, l’usage d’un registre ironique et parodique par lequel le média télévisuel se réfère à lui-même et à son propre discours participe de l’identité de chaîne de Canal + (voir Le Vrai Journal de Karl Zéro, Canal +, 1996-2006, ou le succès pérenne des Guignols de l’info). Ce registre parodique n’est pas sans conséquence sur la façon dont les invités sont appelés à négocier ce type de prestation télévisuelle. Certes, l’accommodation des politiques à l’atmosphère apparemment bon enfant régnant sur le plateau du Grand journal – qui n’empêche pas, on le verra plus loin, des séquences plus contradictoires et menaçantes pour les invités – n’est pas une nouveauté6. En revanche, moins courants sont ces changements de positions (« footing ») sollicités par l’instance télévisuelle, qu’il faut entendre comme des modifications de la place ou de l’identité à partir de laquelle s’exprime un locuteur dans un cadre participationnel donné (Goffman, 1955-1964 : 156 sqq.). Au-delà de ses compétences communicationnelles et de son aptitude à laisser transparaître une sincérité dans son propos, l’invité politique doit surtout être en mesure de s’adapter à ces alternances de registres discursifs (ludique, parodique, critique et argumentatif) qui font partie des règles du jeu de l’émission. De la sorte, si, dans LGJ, les invités politiques paraissent insuffisamment « pris au sérieux » pour générer un discours de la dénonciation (Boltanski, Darré, Schiltz, 1984), comme ce fut le cas dans les forums et débats des années 90 (par exemple avec Médiations, TF1, 1987-1992 et L’Hebdo, Canal +, 1994-1997), ils doivent cependant être en mesure de saisir à quel moment (kairos) il s’agit pour eux de ne pas se prendre au sérieux afin de satisfaire aux attendus d’une rubrique récréative.

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Le registre critique : l’interview de l’invité politique

25 Le Grand Journal ne se construit pas sur le seul registre parodique ou ironique. Les échanges d’arguments et le registre critique y jouent aussi un rôle important. C’est le cas lors de la séquence d’interview politique, au cours de laquelle l’invité politique est confronté aux questions croisées de l’équipe d’animateurs-journalistes ou encore lors des chroniques et commentaires de l’actualité. Journaliste confirmé, Jean-Michel Aphatie fait partie – au même titre qu’Éric Zemmour par exemple –, de ces journalistes qui privilégient le franc-parler et n’entendent pas épargner les politiques lors des interviews : il confère une légitimité journalistique et une expertise politique aux échanges et conduit ce jeu de questions apparentées à autant d’actes de langage indirects qui le conduisent à évaluer, juger, voire à mettre en demeure l’invité politique du jour. À titre d’exemple, après le visionnement d’une séquence filmique dans laquelle le président de la République Nicolas Sarkozy affirmait que « Tout s’est bien passé au G8 », Michel Denisot, intercesseur autoproclamé du public, interroge Jean-Pierre Raffarin (02/04/09) : « Qu’est-ce que ça va changer dans nos vies ? ». Prenant le relais, à son tour, Jean-Michel Aphatie pose une question nettement moins consensuelle : « Ils [les leaders des gouvernements du G8] ont trouvé 5 000 milliards de dollars, expliquez- nous d’où ça sort ? Car c’est l’épargne des Chinois qui paie la dette des américains ». L’invité politique est alors conduit soit à réfuter le propos ou à se justifier (un acte, une position), soit à s’expliquer dans un contexte où les incises et interruptions des journalistes sont constitutives de la mécanique interlocutive. En cela, l’invité n’est pas toujours la personne directement référée par l’énonciation journalistique : notamment durant la chronique de Jean-Michel Aphatie, il endosse, une posture d’épieur (« overhearer » ; voir Goffman, 1981), témoin des disqualifications portées contre un autre acteur politique comme c’est la cas lorsque, devant Jean-Pierre Rafarin, Jean-Michel Apathie commente, images à l’appui, les apparitions publiques de Dominique de Villepin : « Dès fois la politique, c’est amusant. Villepin déjeune avec Royal, il a son bâton de pèlerin. Qu’est-ce qu’il veut de Villepin ? C’est continuer à faire de la politique. Écoutez ce qu’il dit (extrait à l’écran) : il se fout des régionales ».

26 Parmi les techniques argumentatives de disqualification spécifiquement utilisées par Jean-Michel Aphatie, l’« argument de culpabilité par association » (Gauthier, 1995 : 179) tient une place de choix : il permet de « discréditer l’adversaire en le rendant en quelque sorte responsable d’une action supposément répréhensible commise par une autre personne à laquelle on relie l’opposant » (ibid.). Pour illustration, on mentionnera cette séquence où Bernard Kouchner (07/04/09) est interpellé à propos du ministre Éric Besson – que l’on voit, à l’image, conspué lors d’une visite dans un centre d’accueil pour réfugiés –, et invité à se prononcer sur les expulsions des immigrés clandestins décrétées par le gouvernement de l’époque. Les demandes d’appréciation comme les mises en cause de la ligne de conduite des acteurs politiques tendent à contraindre l’invité à prendre position et à se justifier, à l’instar de Bernard Kouchner qui rétorque : « Attendez, attendez […], je détestais l’immigration choisie, maintenant on a l’immigration concertée. C’est pas sympathique, je préférerais que les frontières soient ouvertes, mais on ne peut pas. On n’a pas à rougir de cette politique ». Contraint par ses fonctions ministérielles de défendre la politique du gouvernement, mais n’aspirant simultanément pas à renier publiquement ses principes, Bernard Kouchner doit composer avec ces tentatives de déstabilisation inhérentes à ces arguments ad hominem.

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27 Une seconde stratégie d’argumentation ad hominem à visée disqualifiante et récurrente dans les pratiques des journalistes du LGJ consiste à démasquer les intentions présumées des acteurs politiques : ceux-ci, suspectés d’être dépourvus d’une ligne de conduite ou tenus pour incapables de traduire leur discours en acte, sont partie prenante d’un jeu politique perçu au prisme de la politique tacticienne, faite de conquêtes, d’alliances, de luttes et de positionnements partisans (« horse racing »). Avec cette modalité de cadrage, le discours d’information contribue non seulement à définir un problème ou à attribuer des responsabilités individuelles et collectives aux acteurs du jeu politique (Entman, 1993), mais aussi à suggérer des évaluations qui inscrivent les actions des acteurs politiques dans une grille de lecture moralisante. En cela, LGJ semble être en mesure de fixer les cadres à partir desquels il propose aux téléspectateurs de juger ou d’évaluer un évènement politique (par exemple, la réunion du G8 et l’injection de fonds propres dans les banques par l’État, l’opération de séduction publique d’un élu, etc.). Évoquant le sommet du G8 et prenant appui sur une citation du président de la République d’alors (Nicolas Sarkozy), Jean-Michel Aphatie soulève in abrupto la question des droits de l’homme en Chine : « Vous savez Jean-Pierre Raffarin qu’est-ce qui se passe au Tibet. Vous êtes d’accord ? On abandonne le Tibet ? ».

28 Dans ces grilles de lecture, la politique est présentée comme une suite de faux- semblants, de compromissions et de contradictions. Afin de soutenir un tel cadrage de la politique, l’un des modi operandi privilégié par Jean-Michel Aphatie consiste à basculer d’une énonciation à une autre en procédant à une mise en abyme énonciative : par celle-ci, une parole rapportée est commentée par le chroniqueur qui, à son tour, demande à l’élu de gloser l’énonciation-source attribuable à un autre acteur politique afin d’en apprécier les actions ou les dires.

Conclusion

29 Dans Le Grand Journal, quel que soit leur positionnement sur l’échiquier politique, les acteurs politiques sont en situation d’injonction paradoxale : sommés de répondre au jeu directif de questions-réponses et d’interpellations conduites par l’équipe de journalistes, ils sont aussi invités à se fondre dans le registre ludico-parodique qu’imposent les rubriques récréatives structurant ce talk show. La posture de performeur adoptée par des journalistes prompts à légitimer leurs assertions en prenant appui sur la doxa, les sondages d’opinion et les petites phrases des politiques suggèrent que ces derniers, fussent-ils ministres ou secrétaires d’État, perdent une partie de leur magister dixit en s’engageant dans ces prestations télévisuelles : le prestige et les précautions oratoires se rapportant à la fonction politique ne trouvent alors pas un terrain favorable sur le plateau, notamment parce que les invités politiques sont appelés à adopter tantôt un registre critique où ils sont pris à partie ou conduits à prendre position, tantôt un registre ironico-parodique où ils doivent faire preuve d’humour et adopter une posture de relâchement.

30 À cela s’ajoute le fait que, dans Le Grand Journal, les images montées et le recours aux extraits de discours (les citations in absentia par écran interposé) tendent à décontextualiser le discours d’information et permettent aux journalistes de faire des commentaires à visée disqualifiante qui portent moins sur la personne de l’élu politique que sur ses choix politiques, ses affiliations et l’orientation idéologique de sa classe politique d’appartenance. De fait, on trouve dans cette émission certains ingrédients

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caractéristiques des dernières générations de talk show : familiarité, langue moins guindée, évitement des marques cérémoniales et insistance sur un jeu de figuration, par lequel le personnel politique a tout intérêt à faire valoir un ethos d’authenticité (franc- parler, sincérité) s’il entend satisfaire les attentes des publics zappeurs, notamment celles des jeunes et des téléspectateurs réfractaires aux formes traditionnelles de représentation télévisuelle du politique.

31 On dira que Le Grand journal est sous-tendu par une double logique : une logique de proximisation adoptée par des élus en quête de popularité dans le contexte d’une crise de la représentation du politique et d’une défiance généralisée des publics, notamment populaires, à l’égard du personnel et des discours politiques ; une logique de capture de ces publics par une instance télévisuelle qui souscrit à des impératifs d’audience, afin de satisfaire tant les publics populaires, gros consommateurs de programmes télévisuels (Coulangeon, 2005), que les publics de catégorie socioprofessionnelle supérieure. En fin de compte, ce talk show est parvenu à mettre en scène de nouvelles formes de médiatisation du jeu politique où s’entremêlent à la fois une exploitation décalée du filon people (« Le petit journal ») et un traitement plus sérieux et critique des actes et des discours des acteurs politiques.

32 Si la fragmentation de l’émission en rubriques est un moyen d’éviter la confusion des genres, une telle mise en scène du politique permet d’exploiter la symbiose grandissante entre la télévision et l’nternet (voir le succès des sites de partage de vidéo en ligne), de valoriser le recours à la preuve par l’image et, enfin, de proposer des séquences d’interview contraignantes pour l’invité politique. Toutefois, à force de regarder et de commenter le monde politique par la lucarne de l’anecdotique, des images officielles et d’autres évènements de parole (citations, extraits, petites phrases), Le Grand Journal observe la politique au prisme de la représentation médiatisée des politiques et de leurs activités. Avec ce regard tautologique, les cadrages parodiques, ludiques et critiques de la politique proposés par Canal + ne relèvent-ils pas finalement d’un artefact par lequel les acteurs politiques finissent par être les victimes de leurs propres stratégies de mise en visibilité dans l’espace public ? Qui plus est, en s’accommodant du registre parodique et en acceptant cette hybridation propre au genre info-divertissement, les invités politiques adoptent des postures énonciatives connues d’avance, prévisibles et qu’ils maîtrisent. En cela, la scène d’interlocution du Grand Journal donne lieu à un système gagnant-gagnant : alors que les journalistes parviennent à imposer leur cadrage aux acteurs politiques de premier rang, ces derniers, en acceptant une invitation sur le plateau de Michel Denisot, gagnent en visibilité auprès de publics qui leur échappent en partie dans les émissions politiques (les plus jeunes notamment) et parviennent souvent, au gré du calendrier politique, à imposer leur agenda aux premiers.

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NOTES

1. Note de l’éditeur : Le Grand Journal ayant changé de formule et de présentateur (Antoine de Caunes remplaçant désormais Michel Denisot), l’article traite de l’émission sous la forme qu’elle revêtait jusqu’en août 2013. 2. Diffusée quotidiennement en access prime time, LGJ se déroule en deux parties d’une quarantaine de minutes chacune (19 h 05-19 h 50 et 20 h 10-20 h 50), la première consacrée à l’actualité politique, la seconde à l’actualité artistique. 3. La verve et les emballements d’Arlette Laguiller, le franc-parler et la bonhomie de Claude Allègre, les attaques récurrentes d’Olivier Besancenot contre le patronat ou la posture hétérodoxe de Nicolas Dupont-Aignan en rupture avec son parti (Union pour un mouvement populaire), autant de traits personnels ou statutaires qui renforçaient, à l’époque, le potentiel d’attractivité de ces politiques sur le plateau de Tout le monde en parle. 4. La première partie du Grand Journal est toujours filmée en direct. 5. Par exemple, une suite d’extraits montrant Jean-Louis Borloo (31/03/09) multipliant les demandes de cafés lors d’une conférence de presse conduit le ministre à préciser sur le plateau en fin de rubrique : « D’habitude, on me brocarde pour autre chose » (sous-entendu, pour sa consommation d’alcool). 6. V. Giscard d’Estaing et son interprétation à l’accordéon avait déjà fait jurisprudence dans l’espace télévisuel français (29/09/70), alors qu’on se souvient qu’Yves Mourousi, dans les trois éditions de Ça nous intéresse, Monsieur le Président (TF1, 1984-1985), avait ouvert la voie à des formes de familiarité entretenues à l’époque avec François Mitterrand, notamment en demandant, assis sur le bureau présidentiel, s’il était « un président chébran ».

RÉSUMÉS

L’article examine comment, à travers son dispositif (fragmentation en rubriques, séquences de questions-réponses, reprises citationnelles), Le Grand Journal (Canal +, 2004-) met en scène la politique et les acteurs politiques. Quand bien même se présente-t-elle comme une émission d’info-divertissement, depuis presque une décennie, l’émission est parvenue à accueillir sur son plateau les ténors de la scène politique française. Ayant donné lieu à peu de recherches, l’émission de Michel Denisot est pourtant symptomatique de l’évolution d’émissions tout terrain qui misent sur une hétérogénéité discursive, sur l’alternance de registres de parole (critique, ludique, ironique) et sur la performance actorielle conjointe des journalistes et des politiques. Prenant appui sur un échantillon d’émissions diffusées durant la saison 2008-2009, il s’agit de montrer quels sont les cadrages préconisés et comment est mobilisé un jeu de figuration dans les rubriques « La petite question », « Le petit journal » et lors des séquences d’interview des invités politiques. On montrera que, à travers la posture adoptée par les journalistes, Le Grand Journal est sous-tendu par des lectures critiques et disqualifiantes de la politique. Les résultats interrogent alors plus largement sur les perceptions défiantes de la politique que l’info-divertissement peut induire ou entretenir chez les jeunes et les publics populaires.

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The article examines how Le Grand Journal (Canal +, 2004-) presents politics and political players, with a mechanism based on separate sections, question and answer sequences and TV clips of politicians speaking. Although it positions itself as an infotainment show, it has been attracting the leading lights of French politics to its studio for nearly a decade. The programme, hosted until recently by Michel Denisot, has not been the subject of a great deal of research. Nevertheless, it is symptomatic of the development of shows that cover all topics, centred on discursive heterogeneity, alternating speech registers (critical, playful, ironic) and the collusive actorly performances of journalists and politicians. Drawing on a sample of shows broadcast during the 2008-2009 season, we aim to illustrate the preferred frameworks at play and how representations are mobilised in the “La petite question” and “Le petit journal” sections and during sequences when political guests are interviewed. We will demonstrate that the attitude adopted by the show’s journalists means that Le Grand Journal is underpinned by critical and denigratory interpretations of politics. The results ask broader questions about distrustful perceptions of politics that infotainment can provoke or fuel among young people and the mass audience.

INDEX

Mots-clés : politique, dispositif, registre discursif, journalisme, divertissement, information Keywords : politics, mechanism, discursive register, journalism, entertainment, information

AUTEUR

PATRICK AMEY Medi@lab-Genève Université de Genève CH-1211 [email protected]

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« La question qui tue » : l’interrogation politique et l’infodivertissement “The Killer Question”: Political Interrogation and Infotainment

Frédérick Bastien et David Dumouchel

1 L’expression fréquente de la parole politique dans des émissions d’infodivertissement à la télévision rappelle l’importance de la qualité de l’information comme enjeu de la communication politique. Elle suscite souvent la polémique, notamment par la remise en cause de la valeur de l’information qui y est transmise. Au Québec, depuis la mise en ondes de Tout le monde en parle ( TLMEP) en septembre 2004, le succès d’auditoire de l’émission présence récurrente des politiciens sur son plateau ont déchaîné les passions. Des travaux (Garand, 2005 ; Gingras, 2008 ; Gusse, 2009) lui ont notamment reproché d’offrir aux acteurs politiques une tribune pour présenter leurs idées et programme politique sous un jour favorable sans avoir à répondre à des questions précises, les animateurs et recherchistes ne disposant pas de la culture politique nécessaire à la préparation d’une entrevue serrée. Exprimé à l’égard de plusieurs émissions semblables à TLMEP, nous verrons que ce point de vue est toutefois nuancé, voire contesté, par d’autres chercheurs qui analysent le contenu de cette modalité de la communication politique.

2 Dans la continuité de quelques études empiriques conduites sur les entrevues politiques dans les talk shows, celle-ci a pour objectif de comparer le mode d’interrogation des intervieweurs dans les émissions d’information et d’infodivertissement. Pour ce faire, nous importons dans le champ de la communication politique des concepts affinés par les spécialistes de l’analyse conversationnelle et du journalisme. De façon plus précise, à l’aide d’une analyse de contenu de 17 entrevues conduites avec les chefs des partis canadiens et québécois lors de récentes campagnes électorales, nous cherchons à établir si, dans ces émissions, les intervieweurs emploient des stratégies d’interrogation différentes. Nous constaterons que la propension des animateurs de talk shows et des journalistes à adopter un mode d’interrogation critique – c’est-à-dire la

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fréquence à laquelle ils posent des questions incitant les politiques à répondre de façon plus satisfaisante ou à réagir à des objections – est similaire dans les deux genres de programme. Cette similitude, qui va à contre-courant d’un certain discours critique visant l’infodivertissement, n’est peut-être pas étrangère à des transformations qui entraînent une certaine dépolitisation du journalisme contemporain.

État des connaissances

3 L’inscription de l’infodivertissement dans l’univers des activités de communication politique a stimulé le développement de la recherche empirique sur le contenu de ces émissions, spécifiquement à propos des entrevues politiques. Jusqu’à présent, les analyses de contenu ont surtout examiné les sujets traités afin de déterminer si les thèmes étaient aussi sérieux que dans les émissions d’information. En France, Érik Neveu développa le point de vue selon lequel les talk shows diffusés à la télévision française ne permettent guère aux politiciens qui y sont interviewés d’exposer leurs positions sur les enjeux qui rythment les affaires de la cité. À l’appui, le chercheur présente de nombreux exemples tirés de 16 entrevues présentées à TLMEP, On ne peut pas plaire à tout le monde et Vivement dimanche en 2000-2001. Selon lui, ces émissions marginalisent, voire refusent le discours politique « au sens d’expression de projets ou de positionnement dans les luttes partisanes » (Neveu, 2003 : 102). Elles insistent sur la dimension privée et émotive de la biographie de l’invité qui est conduit à parler d’une succession d’expériences personnelles, de ses goûts et passe-temps sur un ton émotif. Érik Neveu (ibid. : 106) convient qu’il peut y être question de la vie politique, mais en situant ce discours dans la perspective de l’émotion : la joie de la victoire, la déception de la défaite, la difficulté à surmonter des obstacles, etc. Il identifie même les traces d’une « police du discours » qui, par des mises en garde ou des interruptions de l’animateur, met un terme aux propos strictement politiques. Érik Neveu (2012) reconnaît que certaines émissions d’infodivertissement ne s’éloignent guère du format des programmes politiques, mais il demeure perplexe quant à leur capacité à aider le public à saisir la politique.

4 Ces conclusions du chercheur français découlent d’une analyse strictement qualitative et non systématique d’entrevues présentées à la télévision française (Brants, 2003). Par contraste, d’autres analyses, quantitatives et systématiques, ont permis d’obtenir des résultats plus nuancés. Matthew A. Baum (2005) – dont les travaux ont fortement contribué à l’émergence du courant de recherche sur les soft news aux États-Unis – a constaté que les entrevues faites dans des talk shows (tels ceux d’Oprah Winfrey et de David Letterman) avec des candidats à l’élection présidentielle de 2000 étaient moins centrées sur les enjeux que celles conduites dans les émissions d’affaires publiques, mais que de tels sujets étaient néanmoins bien présents (ibid.). Quelques années auparavant, Marion R. Just et ses collaborateurs (1996) avaient observé que dans les entrevues politiques lors de la campagne présidentielle de 1992, au moins la moitié des questions étaient consacrées aux enjeux dans tous les types d’émissions, que ce soit des émissions d’information, d’infodivertissement ou de divertissement. Frédérick Bastien (2009 ; à paraître) a aussi distingué ces trois types d’émissions en examinant le contenu de 89 entrevues politiques diffusées au Québec en périodes non électorales. Il n’a pas observé des proportions aussi élevées que Marion R. Just et ses collègues quant à la place réservée aux enjeux, mais il a constaté que ceux-ci occupaient une place

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importante dans les émissions d’infodivertissement, soit 45 % de la durée des entrevues politiques, comparativement à 61 % dans les émissions d’information et à 15 % dans les émissions de divertissement. Une émission d’infodivertissement, la version québécoise de TLMEP, se distinguait des autres en consacrant aux enjeux 58 % du temps de parole des intervieweurs et interviewés.

5 L’importance accordée aux divers aspects de la vie politique est une dimension de l’information qu’il importe de considérer lorsqu’on évalue les mérites et les limites de différents genres d’émissions télévisées. Le mode d’interrogation privilégié par les intervieweurs en est une autre. Les animateurs de talk shows se distinguent-ils des journalistes en laissant carte blanche à leurs invités politiques, ce qui leur permettrait de véhiculer leurs idées sans être soumis au regard critique qui caractériserait les émissions d’information ? Nous approfondirons cette interrogation en comparant les questions posées par les intervieweurs dans des émissions d’information et d’infodivertissement pendant deux campagnes électorales.

Cadre d’analyse

6 L’interrogation politique a retenu l’attention des chercheurs spécialisés dans l’analyse conversationnelle, mais ceux-ci ont centré leurs travaux sur les entrevues journalistiques, sans égard à certains lieux médiatiques moins conventionnels telles les émissions d’infodivertissement, où la parole politique s’exprime de plus en plus. Leurs travaux présentent l’entrevue politique conduite dans les émissions d’information comme une lutte entre un journaliste qui veut obtenir une information et un politicien qui essaie de communiquer son message à l’auditoire sans perdre la face1. D’une part, la déférence manifestée par les journalistes à l’égard des personnages politiques a cédé la place à un langage adversatif, du moins aux États-Unis (Clayman, Heritage, 2002 ; Clayman et al., 2006). D’autre part, les politiciens usent de stratégies pour faire face à cette adversité et tenter de tourner les entrevues à leur avantage (Elliott, Bull, 1996). Une telle dynamique n’est pas l’apanage des entrevues politiques : elle est courante dans les interviews où la responsabilité des personnalités publiques est interpellée, qu’il s’agisse de leaders de groupes d’intérêts, de dirigeants d’entreprises ou de hauts fonctionnaires (Montgomery, 2007).

7 L’une des stratégies des interviewés consiste à formuler une réponse évasive à certaines questions. Janet B. Bavelas et ses co-auteurs (1990) soutiennent qu’un tel comportement ne découle pas nécessairement d’une mauvaise intention de la part des politiciens, mais qu’ils doivent souvent réagir à des questions dont l’éventail de réponses potentielles les désavantage assurément. De plus, ils sont souvent interrogés sur des sujets controversés qui divisent la société. Ils sont aussi appelés à s’exprimer sur des enjeux complexes dans un temps assez court et il arrive qu’ils doivent protéger des informations confidentielles. Toutes ces conditions peuvent inciter les politiciens à formuler des « non-réponses », pour reprendre la terminologie de Peter Bull (1994) qui guidera une partie de notre méthode d’analyse. De même, nous utiliserons le terme de « réponses intermédiaires » pour désigner les énoncés par lesquels l’interviewé ne répond que partiellement à la question.

8 Lorsqu’un politicien ne répond pas de façon satisfaisante, les normes journalistiques prescrivent de poser une question d’appui afin d’obtenir la réponse. Jacques Larue- Langlois (1989 : 141-142) indique que l’intervieweur doit revenir à la charge pour aider

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l’interviewé à préciser son propos ou à l’y contraindre si l’absence de réponse est volontaire. Ken Metzler (1997 : 128-129) recommande de répéter ou de reformuler la question si la réponse n’est pas satisfaisante. Bruce Porter et Timothy Ferris (1988 : 245-247) indiquent que les journalistes doivent persister jusqu’à ce qu’ils obtiennent une réponse. En abondant dans ce sens, Claude Sauvé (2000 : 177-178) est un peu plus pragmatique en signalant que l’intervieweur devrait toutefois éviter de s’attacher à une question et de s’entêter, qu’il convient alors de constater et d’admettre l’absence d’une réponse claire. Peu importe cette divergence sur le degré d’insistance que les journalistes sont autorisés à manifester, il demeure que la question d’appui est souvent prescrite dans les manuels de journalisme et qu’elle constitue, de ce fait, une norme journalistique. D’ailleurs, elle s’inscrit dans la tendance d’un mode d’interrogation politique plus adversatif observé par Steven Clayman et John Heritage (2002 : 188-237 ; 2006), qui ont relevé une augmentation de la fréquence des questions d’appui posées par les journalistes lors des conférences de presse du président américain.

9 Une autre modalité d’interrogation symptomatique d’une certaine adversité entre les journalistes et les politiciens est la question d’objection. Nous désignons par ce terme inspiré de Jacques Larue-Langlois2 toute question par laquelle le journaliste oppose au discours politique un fait, un argument ou une contradiction qui marque une objection au discours politique. Pour les journalistes, une partie importante du travail préparatoire à une entrevue consiste à envisager de telles questions. Selon Gail Sedorkin (2002 : 96-97), ils doivent jouer l’avocat du diable et mettre à l’épreuve les affirmations faites par les interviewés. Poser des questions d’objection est une pratique périlleuse car si elles ne sont pas fondées, elles peuvent se retourner contre le journaliste en permettant à l’interviewé de le défier et d’ainsi lui faire perdre – momentanément – le contrôle de l’entrevue.

10 La fréquence des questions d’appui et d’objection peut varier selon différents facteurs, notamment le genre d’émission dans lequel l’entrevue politique s’inscrit. On peut s’attendre à ce que les intervieweurs ne se comportent pas de la même façon s’il s’agit de journalistes à la barre d’une émission d’information ou d’animateurs à la tête d’un talk show : « Le talk-show cherche généralement à divertir, distraire, amuser ou surprendre le public. Rarement à l’instruire de faits nouveaux sur l’actualité. En ce sens, il constitue davantage une interview de spectacle (dont l’objectif est de distraire avant d’informer) qu’une interview d’information (dont l’objectif est de renseigner avant de distraire) » (Sauvé, 2000 : 20).

11 Dans les talk shows, l’un des rôles de l’intervieweur est de mettre en valeur son invité et de l’assister dans l’acte de promotion d’un disque, d’un spectacle, d’un livre, d’une cause dont il est le porte-parole (Altheide, 2002 : 417). Nous ajoutons les idées politiques à la liste. Michael Parkinson, un animateur de talk show britannique (Parkinson, BBC1, ITV, 1971-1982, 1998-2007), précise que son rôle consistait à créer une atmosphère propice aux confidences, à donner aux téléspectateurs le sentiment qu’ils étaient invités à tendre l’oreille vers une conversation privée qu’il entretenait avec l’interviewé. L’animateur se pose alors en récepteur attentif aux paroles de l’invité en émettant régulièrement des régulateurs verbaux (« hum hum », « bien sûr », « oui », « ah ! ») et en adoptant une position conversationnelle qui s’éloigne du format question/réponse privilégié par les journalistes (Greatbatch, 1988).

12 Considérant ces différences entre les émissions d’information et les talk shows d’infodivertissement, nous posons l’hypothèse que les intervieweurs privilégient un

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mode d’interrogation plus critique dans les entrevues politiques conduites dans les émissions d’information que dans celles d’infodivertissement. De façon plus précise, nous nous attendons à observer des questions d’appui et des questions d’objection plus fréquemment lorsque les politiciens sont interviewés par des journalistes que lorsqu’ils le sont par des animateurs de talk shows.

Méthodologie

13 Cette hypothèse est testée à l’aide d’un corpus de 17 entrevues conduites pendant les campagnes électorales québécoise de 2007 et canadienne de 2008 sur les ondes de Radio-Canada, la chaîne de télévision publique francophone du Canada. Pendant ces campagnes, des entrevues avec les chefs des partis politiques ont été présentées au Téléjournal et à TLMEP. Produit à Montréal, Le Téléjournal (TJ) est le principal journal télévisé national de la division francophone de Radio-Canada. En plus des reportages et des manchettes sur l’actualité du jour, on y présente aussi d’autres reportages plus longs et des entrevues visant à approfondir certains sujets. Les entrevues avec les chefs de partis ont été conduites pendant la dernière semaine de chaque campagne en face à face par le journaliste Bernard Derome, qui occupait la fonction de chef d’antenne depuis une trentaine d’années. Au cours des deux campagnes électorales étudiées, il a mené des entrevues de plusieurs minutes avec les chefs des principaux partis politiques. Elles avaient été pré-enregistrées à l’extérieur du studio, dans des lieux différents choisis par chaque leader de parti (le Vieux-Port de Montréal, un parc public, le domicile de l’un d’eux, le café favori d’un autre, etc.) ; la seule exception à ce format est l’entrevue conduite avec le Premier ministre du Canada, Stephen Harper (07/10/08), qui eut lieu dans un studio à Toronto. Quant à TLMEP, il s’agit de la version québécoise du talk show français animé par Thierry Ardisson où l’on reçoit des invités de tous horizons (sportifs, artistes, journalistes, politiciens, scientifiques, célébrités, citoyens ayant vécu des événements extraordinaires). L’animateur est Guy A. Lepage, un animateur, comédien et humoriste populaire au Québec. Il est secondé par Dany Turcotte, le fou du roi dont les interventions se caractérisent par la spontanéité et l’irrévérence. Les entrevues s’y déroulent devant un public et les invités sont encouragés à demeurer sur le plateau après avoir été interviewés pour interagir durant les entrevues subséquentes.

14 La campagne électorale québécoise de 2007 a donné lieu au premier gouvernement minoritaire de la province depuis 1878. Le Parti libéral du Québec (PLQ) dirigé par Jean Charest, au pouvoir depuis 2003, y remporta la pluralité des sièges avec 33,1 % des votes. Le Parti québécois (PQ), qui constitue, avec le PLQ, l’un des deux principaux partis depuis 1976, fut relégué au troisième rang des groupes parlementaires et n’obtint que 28,4 % des suffrages exprimés. Cette faible performance du parti souverainiste alors dirigé par André Boisclair est liée à la montée spectaculaire – et momentanée – de l’Action démocratique du Québec (ADQ) dirigée par Mario Dumont, qui recueillit 30,8 % des voix et accéda au statut de parti d’opposition officielle. Cette campagne est aussi caractérisée par l’importance de deux autres partis, le Parti vert (PV) de Scott McKay (3,9 %) et Québec solidaire (QS), codirigé par Françoise David et Amir Khadir (3,6 %) (Bélanger, Nadeau 2009).

15 Au Canada, la scène politique fédérale était dominée par quatre partis lors de la campagne de 2008. Le gouvernement sortant – minoritaire – était formé par le Parti

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conservateur du Canada (PCC), dirigé par Stephen Harper. Il ne réussit pas à obtenir une majorité des sièges en 2008 mais conserva le pouvoir avec 37,7 % des votes. Son principal opposant était le Parti libéral du Canada (PLC) dirigé par Stéphane Dion qui obtint 26,3 % des voix. Le Nouveau Parti démocratique (NPD) de Jack Layton demeurait un tiers parti pancanadien3 n’ayant jamais formé le gouvernement, mais qui bénéficiait d’une proportion substantielle des suffrages (18,2 % en 2008). Le Bloc québécois (BQ) est un parti souverainiste qui présente des candidats seulement au Québec. Il était dirigé par Gilles Duceppe et il n’a remporté que 10,0 % des votes dans l’ensemble du Canada, mais 38,1 % parmi ceux exprimés au Québec. Cette concentration géographique permet traditionnellement4 au BQ d’obtenir un nombre relativement important de sièges au Parlement fédéral (49 en 2008) (Pammett, Dornan 2009).

16 Tous ces leaders furent invités au TJ ainsi qu’à TLMEP pendant les campagnes de 2007 et 2008. Tous acceptèrent sauf le Premier ministre canadien S. Harper, qui déclina l’offre de TLMEP. Combiné à la réalisation en studio plutôt que dans un lieu extérieur de l’interview avec Bernard Derome au TJ, ce refus témoigne, sans doute, de la stratégie communicationnelle du Premier ministre, qui consiste à contrôler minutieusement ses apparitions médiatiques de façon à minimiser les risques encourus5. Les 17 entrevues retenues sont celles impliquant les chefs de ces neuf partis politiques dans chacune des émissions. Elles ont été enregistrées au moment de leur diffusion, puis retranscrites par les auteurs. Le codage a été effectué par les auteurs à partir des verbatim ainsi produits. Les désaccords entre les codeurs ont été l’objet de discussions à mesure que le codage progressait, ce qui a permis d’éliminer ces écarts.

17 Notre unité d’analyse est la question. Puisque nous cherchons à évaluer les différences entre les intervieweurs, nous n’avons retenu que leurs questions. Par conséquent, nous n’avons pas comptabilisé les interactions entre les invités à TLMEP, les questions que les politiciens ont posées aux intervieweurs, ni les régulateurs verbaux (back channel). À l’instar de Peter Bull (1994 : 117), nous avons établi la définition fonctionnelle d’une question comme une demande d’information qui n’exige pas nécessairement de syntaxe interrogative. En effet, certains types de questions, telles celles déclaratives et indirectes, appellent une réplique, même si leur forme n’est pas interrogative. À l’inverse, la syntaxe interrogative ne signifie pas obligatoirement qu’une demande d’information ait été faite. Par exemple, il peut s’agir de boutades. En conséquence, elles ont été écartées de l’analyse. Seuls les énoncés dont l’objectif premier était l’obtention d’une information ont été retenus.

18 Notre ensemble de données est constitué de 506 questions. Dans un premier temps, nous avons dégagé la dimension de la campagne électorale abordée par la question. À cet effet, nous avons identifié quatre catégories. La première renvoie à tout élément en lien avec un enjeu de politique publique, c’est-à-dire la santé, l’économie, l’éducation, l’environnement, les affaires constitutionnelles, les politiques familiales et beaucoup d’autres. Ces enjeux peuvent être abordés à travers la description d’une situation, d’une proposition politique, la présentation d’une réalisation antérieure ou la critique d’une position défendue par les adversaires. La deuxième catégorie incorpore toutes les questions sur la course électorale et l’organisation stratégique de la campagne (horserace questions). Ces questions visent à explorer l’état de la compétition entre les partis, leurs motivations stratégiques, la façon dont ils conduisent leur campagne et les résultats des sondages. La troisième catégorie concerne les questions visant à ausculter les qualités professionnelles ou personnelles des candidats, leurs informations

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biographiques, leurs sentiments quant aux réalités de la politique ou leur vie privée. Cette catégorisation n’est pas mutuellement exclusive : lorsqu’une question touchait à plusieurs catégories, nous l’avons incluse dans chacune. Cette question tirée de l’échange entre Bernard Derome et Mario Dumont (22/03/07) illustre notre propos : « Oui, mais en misant sur le mécontentement, est-ce que ça ne risque pas… Il n’y a peut- être pas un danger de vous accuser d’entretenir des préjugés face aux détenus, par exemple, aux fonctionnaires, aux assistés sociaux ? »6.

19 Cette question s’intéresse autant à la stratégie mise en place par l’ADQ qu’aux positions du parti sur des enjeux de politique publique. Nous l’avons donc codée dans les deux catégories. 22 questions composites comme celles-ci ont été dénombrées, représentant 4,3 % de notre échantillon. Enfin, une catégorie résiduelle rassemble les questions ne touchant à ni l’une, ni l’autre des catégories précédentes. La plupart d’entre elles sont des échanges informels de salutations ou de transition. Elles représentent 5,9 % des questions de notre corpus.

20 Dans un deuxième temps, nous avons évalué les questions des intervieweurs et les répliques des chefs de parti selon le cadre conceptuel proposé par Peter Bull (1994). Nous avons distingué trois types de répliques aux questions : la réponse, la réponse intermédiaire et la non-réponse. Dans le premier cas, l’interviewé fournit l’information qui lui est demandée. La non-réponse est une réplique par laquelle l’information demandée n’est pas donnée. Entre ces deux situations, il existe trois déclinaisons de réponses intermédiaires. La première est la réponse par implication, par laquelle le politicien rend sa position ou son opinion claire sans répondre directement à la question. La deuxième est une réponse incomplète, où l’interviewé ne répond que partiellement à une question qui comporte plusieurs volets distincts (double barreled questions). La troisième est la réponse d’interruption qui survient lorsque l’interviewé est interrompu avant d’avoir fourni l’information demandée. La caractérisation du type de réplique est indissociable de la question. Peter Bull (ibid.) distingue six types de questions – les questions de contextualisation (« wh- questions »), oui/non, disjonctives, déclaratives, indirectes et sans verbe (moodless) –, chacun assorti de règles présidant à la catégorisation des répliques. Ce sont ces règles que nous avons suivies.

21 Chaque fois qu’un politicien ne répondait pas à une question (réponse intermédiaire ou non réponse), nous avons noté si l’intervieweur enchaînait avec une question d’appui. Ces questions sont liées à une question principale précédemment posée et visent à relancer l’interviewé lorsque la réponse fournie est jugée inadéquate. Citons en exemple la confrontation (21/03/07) suivante entre Bernard Derome (BD) et André Boisclair (AB) : « BD : Vous dites : “on veut faire la souveraineté”. Je pense qu’on le sait très bien. Et d’ailleurs, il y a bien des Québécois qui vont dire : “M. Boisclair, pas un autre référendum7 !”. Puis ce n’est pas juste quelques Québécois, ce sont les deux tiers des Québécois. AB : Je comprends que M. Charest a tenu pas mal de référendums sur les défusions8 [municipales]. BD : Je parle de l’autre, du vrai que vous voulez tenir. AB : Mais attention. BD : Pourquoi ? Les deux tiers n’en veulent pas. AB : M. Dumont a dit, lui, qu’il n’embarquerait pas dans une stratégie référendaire. C’est irresponsable de sa part. BD : Je vous pose la question à vous, là. Je vous pose la question à vous, là. Les gens, les deux tiers. Comment pouvez-vous aller à l’encontre des gens ? ».

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22 Dans un troisième temps, nous avons analysé les questions afin de dégager celles qui confrontaient les dires des politiciens. L’objectif de ces questions d’objection est de tester les énoncés des interviewés en les opposant à des faits ou arguments que ces derniers préféreraient éviter. Par exemple, dans une entrevue avec André Boisclair (04/03/07), Guy A. Lepage demande : « Vous voulez injecter 1,1 milliard dans l’éducation. Vous promettez en même temps aux étudiants de maintenir le gel des droits de scolarité. Où allez-vous prendre cet argent-là ? ».

Résultats

Les questions d’appui

23 La première colonne du tableau 1 indique la proportion des répliques qui constituent des réponses intermédiaires et des non-réponses aux questions posées par les intervieweurs des deux émissions, ainsi que les résultats des tests de différence entre ces pourcentages (khi-carré)9. Ces résultats sont légèrement différents entre les deux émissions – il y en a eu davantage à TLMEP qu’au TJ pendant la campagne fédérale de 2008, et vice versa pendant la campagne provinciale de 2007 – mais ces différences ne sont pas statistiquement significatives. Lorsque nous combinons les deux campagnes électorales de notre corpus, on constate que les chefs de partis n’ont pas répondu de façon satisfaisante à 35,2 % des 273 questions posées au TJ et à 33,9 % des 233 questions posées à TLMEP.

Tableau 1. Distribution des questions et des répliques dans les entrevues politiques10.

Non-réponses et réponses Questions Questions

intermédiaires d’appui d’objection

A. Campagne électorale

fédérale

Le Téléjournal 35,0 (117) 35,1 (37) 38,5 (117)

Tout le monde en parle 42,7 (82) 21,2 (33) 25,6 (82)

Signification statistique (p) ,275 ,198 ,058

B. Campagne électorale

provinciale

Le Téléjournal 35,3 (156) 27,5 (51) 25,6 (156)

Tout le monde en parle 29,1 (151) 34,9 (43) 26,5 (151)

Signification statistique (p) ,252 ,437 ,865

C. Combinaison des deux

campagnes

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Le Téléjournal 35,2 (273) 30,7 (88) 31,1 (273)

Tout le monde en parle 33,9 (233) 28,9 (76) 26,2 (233)

Signification statistique (p) ,767 ,809 ,220

24 La deuxième colonne du tableau 1 indique la proportion de ces répliques insatisfaisantes suivies d’une question d’appui. Dans la section C de la seconde colonne, lorsque nous combinons les données observées pendant les deux campagnes, nous constatons que 30,7 % de ces situations ont donné lieu à une question d’appui au TJ comparativement à 28,9 % des cas à TLMEP, une différence qui n’est pas statistiquement significative. Nous constatons un écart plus important – mais toujours non significatif – entre les deux émissions lors de la campagne fédérale, où la proportion de questions d’appui est supérieure de presque 14 points de pourcentage au TJ. Cette situation peut s’expliquer partiellement par l’absence de Stephen Harper à TLMEP. En effet, un examen plus attentif de nos données révèle que les questions d’appui dans les deux émissions sont plus fréquentes lorsque l’interviewé est le chef d’un « grand » parti susceptible de former le gouvernement (PCC, PLC, PLQ, PQ OU ADQ) que lorsqu’il s’agit du chef d’un parti ayant peu de chance de former le gouvernement (NPD, BQ, PV OU QS). Par exemple, à TLMEP, des questions d’appui étaient posées aux premiers dans 31,1 % des cas et aux seconds dans 25 % des cas. Ces résultats ne permettent pas d’accepter notre hypothèse.

25 Toutefois, ces résultats portent sur l’ensemble des données et ne font pas de distinction selon les dimensions de la campagne électorale. Or, il est permis de penser qu’un intervieweur se montrera plus insistant lorsque le sujet abordé entre dans la catégorie des enjeux ou dans celle de l’organisation stratégique de la campagne électorale, plutôt que lorsqu’on discute de la vie personnelle ou de la personnalité du politicien. Le tableau 2 permet d’explorer cette éventualité.

Tableau 2. Distribution des questions et des répliques par dimension abordée11.

Course/ Vie privée/ Enjeux stratégies personnalité

A. Non-réponses et réponses

intermédiaires

37,7 Le Téléjournal 42,9 (77) 31,3 (48) (146)

Tout le monde en parle 29,6 (98) 44,6 (74) 33,3 (60)

Signification statistique (p) ,193 ,830 ,818

B. Questions d’appui

Le Téléjournal 34,0 (53) 17,9 (28) 40,0 (10)

Tout le monde en parle 18,8 (32) 40,0 (25) 30,0 (20)

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Signification statistique (p) ,131 ,074 ,584

C. Questions d’objection

34,9 Le Téléjournal 42,9 (77) 12,5 (48) (146)

Tout le monde en parle 32,7 (98) 31,1 (74) 16,7 (60)

Signification statistique (p) ,713 ,134 ,545

26 La section A du tableau indique que la proportion de réponses intermédiaires et de non-réponses parmi les répliques des interviewés ne diffère pas statistiquement entre les deux émissions, peu importe la dimension de la campagne sur laquelle on les interroge. En outre, on note que les chefs ont un peu plus tendance à esquiver les questions lorsqu’elles portent sur la course et les stratégies de leur parti. Lorsqu’il est question des enjeux et que les interviewés ne formulent pas une réponse, les questions d’appui surviennent un peu plus souvent au TJ (34,0 %) qu’à TLMEP (18,8 %), un écart de 15 points de pourcentage. Cela paraît conforme à la fonction sociale du journaliste. À l’inverse, elles sont cependant posées plus souvent à TLMEP (40,0 %) qu’au TJ (17,9 %) lorsqu’on discute de course et de stratégies. Mais, dans tous les cas, ces différences ne sont pas statistiquement significatives.

27 Traitant des questions d’objection, la dernière colonne du tableau 1 ne permet pas de valider l’hypothèse selon laquelle elles sont plus fréquentes au TJ qu’à TLMEP. Certes, le TJ présentait une fréquence plus élevée de questions d’objection lors de la campagne fédérale de 2008 que TLMEP, mais cette différence n’est pas significative sur le plan statistique. L’absence du Premier ministre Stephen Harper à TLMEP explique aussi une partie de cet écart entre les deux émissions. D’une part, les questions d’objection dans ce talk show étaient posées un peu plus souvent aux chefs des « grands » partis (29,1 %) qu’aux autres (20,7 %). D’autre part, les entrevues conduites avec deux des trois autres chefs fédéraux sont caractérisées par l’importance inhabituelle qu’y ont prises les questions sur la personnalité et la vie privée – 40 % pour l’entrevue avec Jack Layton12 (NPD), 56 % dans l’entrevue avec Gilles Duceppe (BQ). Or, les questions d’objection sont posées moins souvent lorsqu’on discute de cette dimension de la vie politique (section C du tableau 2). Pendant la campagne québécoise, alors que tous les chefs ont été interviewés dans les deux émissions, la performance des intervieweurs est presque identique. Dans tous les cas, il n’y a pas de différence significative entre le TJ et TLMEP quant à la fréquence des questions d’objection, peu importe la campagne électorale et la dimension qui sont abordées.

Les questions d’objection

28 Les questions d’objection sont spécifiquement valorisées par les journalistes contemporains. Ils estiment qu’il est de leur devoir d’interroger le discours politique, de le remettre en question, de souligner ses contradictions, etc. Cependant, ces questions ne forment pas un ensemble homogène. On peut les distinguer selon plusieurs caractéristiques : elles peuvent être spéculatives ou non ; elles peuvent

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reposer sur des faits dont le degré d’exactitude et de précision varie ; elles peuvent souligner des contradictions entre deux éléments qui émanent de l’entrevue elle- même, ou entre deux éléments dont l’un et/ou l’autre proviennent d’une référence externe à l’entrevue.

29 Une question d’objection peut être de nature spéculative. L’intervieweur peut tenter de défier le politicien en spéculant sur ce qu’est (ou sera) la réalité. Cette situation peut survenir lorsque l’intervieweur pose une question spontanée, improvisée, en réaction à une réponse antérieure du politicien. Interrogé au TJ (06/10/08) sur ce qu’il ferait pour combattre la crise économique au Canada s’il était élu, le chef libéral Stéphane Dion (SD) parla de la nécessité de discuter avec les premiers ministres provinciaux, ce qui suscita spontanément une question d’objection de Bernard Derome (BD) qui remit en question l’originalité d’une telle proposition : « SD : On a d’autres gouvernements dans ce pays, on est une fédération, il faut que tous les gouvernements coordonnent leurs efforts et qu’on réunisse les premiers ministres. BD : Je pense bien que les coups de fil se donnent régulièrement entre [la capitale fédérale] Ottawa et les provinces ».

30 Dans un tel cas, l’intervieweur n’est pas en mesure d’affirmer un fait. En spéculant, il reconnaît les limites de ses connaissances et pose une question d’objection au risque de voir la pertinence de celle-ci contestée par l’interviewé.

31 Une question d’objection peut reposer sur des faits que l’intervieweur connaît ou croit connaître. Ces faits peuvent varier selon leur degré d’exactitude et de précision. Si la spéculation sur les faits pose un risque, celui-ci est minimisé du fait que l’intervieweur formule sa question de manière à expliciter son incertitude. Ainsi, dans l’exemple précédent, le journaliste indique-t-il qu’il « pense bien » que les gouvernements fédéral et provinciaux discutent régulièrement de l’économie ; il n’affirme pas que tel est le cas. En revanche, lorsque la question d’objection repose sur un fait inexact, l’intervieweur est en position vulnérable et l’interviewé gagne (au moins momentanément) en autorité. De telles situations ne sont pas fréquentes, mais nous en avons repérées dans le corpus. Pendant la campagne québécoise de 2007, Jean Charest (JC) évoquait régulièrement un manque à gagner de quatre milliards de dollars laissé par ses adversaires du PQ au moment où ceux-ci perdirent le pouvoir au profit du PLQ en avril 2003. Bernard Derome (20/02/07) tenta de le défier sur ce point, mais il invoqua un fait inexact : « BD : Tantôt, on a parlé du trou, là, laissé par le Parti québécois de quatre milliards, et tout… Mais vous parlez pas très souvent du deux milliards et quelques que monsieur Landry [ancien chef du PQ et prédécesseur de Jean Charest au poste de Premier ministre] est allé chercher de monsieur [Jean] Chrétien [Premier ministre du Canada de 1993 à 2003], puis aussi le 4,3 milliards qu’il avait obtenu monsieur [Paul] Martin [Premier ministre du Canada de 2003 à 2004] en 2004 pour la santé. JC : Bien, moi, je suis allé chercher justement ce 4,2 milliards de dollars de monsieur Martin. […] Moi, je suis allé le chercher, oui, le 4,2 milliards. En fait, mon gouvernement a signé pour 14 milliards de dollars d’ententes avec le gouvernement fédéral. C’est quand même un beau, beau bilan en termes de relations fédérales- provinciales ».

32 Les questions d’objection reposant sur des faits se différencient aussi par leur degré de précision. Un intervieweur peut invoquer des faits en entretenant autour d’eux certaines zones d’ombres. Une telle stratégie contribue peu à la crédibilité de l’objection et les interviewés peuvent aisément réfuter l’objection ou éviter de

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répondre à la question. Cette situation est illustrée par cet extrait de l’entrevue menée avec le co-chef de Québec solidaire Amir Khadir à TLMEP (25/02/07) : « Guy Lepage : Selon plusieurs analystes, Québec solidaire est un parti presque uniquement montréalais. Est-ce que c’est le cas ? AK : Absolument pas ! On est implanté dans toutes les régions du Québec ».

33 Au contraire, une question d’objection peut invoquer des faits précis. Elle témoigne alors d’une recherche ou d’une connaissance du sujet plus importante de la part de l’intervieweur, ce qui est susceptible d’accroître la vigueur de l’objection apportée par la question. Cette précision se manifeste souvent par l’invocation de données quantitatives. Les données économiques, fiscales et les résultats de sondage sont souvent utilisés pour étayer une question d’objection. Lors de la campagne québécoise, le PQ accusait un retard sur le PLQ. Au début de son entrevue avec Bernard Derome, André Boisclair (21/03/07) suggérait que son parti bénéficiait pourtant d’appuis importants en invoquant la taille des auditoires lors d’assemblées partisanes (« C’est plus de 1 000 personnes à l’université de Montréal hier, 500 à Gatineau ») et des réactions positives exprimées par divers intervenants (« [J]’arrive tout juste de ma rencontre à la Chambre de commerce de Montréal, où il y a eu un accueil très chaleureux »). Peut-être aurait-il nié, quelques instants plus tard, que son parti était en difficulté si l’animateur n’avait pas été aussi précis. Il choisit plutôt de reconnaître les faits en avançant une réponse à la question plutôt que d’en attaquer la prémisse13 : « BD : Il reste que, bon, vous avez passé le cap des 30 % à peine, là. Mais lorsque monsieur Landry [le chef auquel A. Boisclair avait succédé] est parti, le Parti québécois était à 46 %. Pourquoi ? Est-ce que c’est à cause du chef ou parce qu’il y a moins de souverainistes ? AB : Parce qu’il y a bien des gens qui ont été séduits par monsieur Harper [le Premier ministre canadien qui avait pris des engagements à l’égard des nationalistes québécois], par le chant des sirènes » (21/03/07).

34 Des faits précis de nature qualitative peuvent également être apportés par les intervieweurs pour s’opposer au discours politique. Toujours sur le thème de la popularité d’André Boisclair, Guy A. Lepage l’interrogea (04/03/07) au sujet de l’impact de son orientation sexuelle sur le niveau des appuis obtenus par le PQ en citant un journaliste et un animateur de radio : GL : Dans La Presse du 27 février, Yves Boisvert écrivait : “On chuchote que dans les focus groups, l’homosexualité d’A. Boisclair ressort négativement dans les régions”. […] Les journalistes ont surnommé votre autobus de tournée le Brokeback Express [une allusion au film américain Le secret de Brokeback Mountain, Ang Lee, 2005]. En parlant du candidat péquiste de sa région, Louis Champagne, un animateur de radio à CKRS au Saguenay, a dit cette semaine que jamais les ouvriers de Jonquière [ne] voteraient pour une “tapette”. Vous réagissez comment à tout ça ?

35 Les questions d’objection peuvent aussi relever des contradictions dans le discours politique. Les incohérences les plus simples à relever sont celles qui surgissent entre deux énoncés qui émanent de l’interviewé au cours de l’entrevue elle-même et que l’intervieweur n’a qu’à saisir au bond. Pour être identifiées, d’autres contradictions exigent que l’intervieweur ait effectué des recherches ou qu’il possède une bonne connaissance des dossiers politiques. C’est le cas lorsqu’il s’agit d’opposer deux éléments qui proviennent d’une source externe à l’entrevue, comme le fit l’animateur de TLMEP lorsqu’il questionna le chef du PV Scott McKay (18/03/07) pendant la

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campagne québécoise. Il souligna une contradiction entre l’une de ses positions et un argument émanant d’un autre écologiste : « GL : Monsieur McKay, vous êtes bien sûr en faveur d’une agriculture biologique. Pourtant, certains, comme le prix Nobel Norman Borlaug, considéré comme le père de la révolution verte, pensent que la conversion de la planète à l’agriculture biologique serait une catastrophe écologique et humaniste. Selon lui, il faudrait raser la plupart des forêts du monde pour répondre à la demande bio. Est-ce que vous croyez toujours que la culture bio est la meilleure solution pour nourrir la planète ? ».

L’intelligibilité des questions

36 Au cours de notre codage, il a aussi semblé que le mode d’interrogation des intervieweurs se différenciait par le degré d’intelligibilité des questions, ce qui est pertinent lorsque vient le moment d’évaluer la contribution des talk shows à la communication politique. Au TJ, la nature et le format des entrevues qui sont conduites supposent une bonne connaissance de l’actualité politique. Un individu qui n’est pas à jour à cet égard aura parfois du mal à suivre les échanges et à comprendre la nature des sujets abordés. Par exemple, pendant la campagne québécoise de 2007, Le Téléjournal présentait au début de chaque entrevue un montage récapitulatif de la campagne conduite par la personnalité interviewée. Quand vint le tour de Jean Charest14 (20/03/07), Bernard Derome lui demanda s’il regrettait certaines des choses qu’il avait dites. Le Premier ministre lui répondit : « JC : Ah, mais il y a toujours des moments dans les campagnes où on dit quelque chose, on se trompe, ou un moment cocasse. Il y en a toujours. BD : Des vrais lapsus, là ! JC : Ah ! Des vrais lapsus, il y en a toujours dans les campagnes. BD : Parce que [ce n’en] était pas un, la dernière fois ? JC : Sur l’indivisibilité, c’était un lapsus. BD : Oui ? JC : Mais d’ailleurs, depuis ce temps-là, je me suis repris en rappelant aux gens que je suis, moi, personnellement, indivisible [rires] ».

37 Dans cet échange, la question de Bernard Derome portait sur une déclaration de Jean Charest sur la possibilité que le territoire québécois soit amputé si le Québec se déclarait souverain après un référendum. Il avait déclaré : « Je ne crois pas que le Québec serait indivisible » (Dutrisac, Robitaille, 2007 : A1). Quelques instants plus tard, le PLQ diffusa un communiqué de presse dans lequel le Premier ministre indiquait avoir fait un « lapsus » et réitérait « que le territoire du Québec est indivisible » (ibid.). Un téléspectateur qui n’était pas informé de cette déclaration controversée ne pouvait pas comprendre le sens de l’échange.

38 À TLMEP, les intervieweurs tentent d’atténuer la portée de ce problème à l’aide de longues préfaces qui contextualisent la question. Au cours de la même campagne, l’animateur Guy A. Lepage proposa au Premier ministre (18/03/07) de faire un bilan de son dernier mandat et commença ainsi : « GL : Aujourd’hui, quatre ans après votre élection, les listes d’attente ont diminué pour les chirurgies de la hanche, du genou et de la cataracte, mais il y a encore plus de 30 000 Québécois qui attendent depuis six mois et plus pour une intervention chirurgicale. Au début du mois, le taux d’occupation des urgences de Montréal dépassait les 150 % et 29 % des Québécois [n’]ont toujours pas de médecin de famille, alors que la moyenne est de 17 % au Canada. Ça c’est pour la santé. Vous

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aviez aussi promis des baisses d’impôt de cinq milliards que vous [n’a]vez pas faites. Comment vous pouvez défendre avec fierté un bilan dont les bases [n’]ont pas été respectées ? JC : Bien, d’abord, dans le domaine de la santé, on a fait tout ce qui était humainement possible pour que le système fonctionne au maximum. […] On opère 50 000 personnes de plus par année, puis en même temps, il y a 20 % plus de demandes, incluant dans les urgences ».

39 L’inclusion de ces préfaces favorise probablement la compréhension des questions par les téléspectateurs moins familiers avec l’actualité politique. Les cotes d’écoute du talk show oscillent régulièrement entre 1,0 et 1,5 million de téléspectateurs. On peut avancer l’hypothèse qu’il est dans l’intérêt stratégique des producteurs de l’émission de fournir ces clés de compréhension pour éviter la diminution d’un auditoire sans doute plus hétérogène que celui du TJ, dont l’auditoire est de taille beaucoup plus modeste15.

Conclusion

40 L’objectif consistait à comparer le mode d’interrogation des intervieweurs dans des émissions d’information et d’infodivertissement. Des études antérieures ayant démontré que ces dernières consacraient aux enjeux de politiques publiques une proportion parfois substantielle des entrevues politiques qui y sont présentées, nous voulions examiner les stratégies d’interrogation en portant une attention spécifique aux questions d’appui et d’objection que les normes journalistiques valorisent. Tirées de l’analyse de 17 entrevues présentées au Téléjournal et à Tout le monde en parle avec les chefs des partis politiques à l’occasion de deux campagnes électorales, nos données ne permettent pas d’accepter l’hypothèse que le mode d’interrogation est plus critique dans les émissions d’information que dans celles d’infodivertissement. Les différences observées entre les deux émissions ne sont jamais statistiquement significatives.

41 La portée de l’analyse est évidemment limitée par l’envergure du corpus. Bien que les 17 entrevues totalisent plus de 500 questions, reste qu’elles proviennent de seulement deux émissions et que les entrevues conduites dans chacune l’ont été par les mêmes intervieweurs. Il est possible que les résultats diffèrent pour d’autres émissions d’information ou d’infodivertissement, ou que des intervieweurs différents auraient pu agir autrement. Cependant, la constance de nos résultats et leur cohérence avec une étude antérieure conduite sur un corpus d’entrevues tiré d’une dizaine d’émissions télévisées québécoises en dehors du contexte des campagnes électorales (Bastien, 2009) accréditent l’hypothèse nulle selon laquelle il n’y a pas de différence significative entre ces deux genres de programme.

42 Cette absence de relation entre le mode d’interrogation dans les entrevues politiques et le genre d’émission peut être le fruit de deux dynamiques convergentes et caractérisant l’évolution du journalisme politique et de l’infodivertissement. D’une part, le journalisme politique tendrait lui-même à se dépolitiser, par exemple en offrant plus souvent des articles ou des reportages – qu’Eugénie Saitta (2008) appelle des « récits politiques » – qui privilégient un cadrage de personnalisation désacralisant la fonction politique et favorisant un mode de relation entre les journalistes et leurs sources politiques caractérisé par la proximité, l’entregent, la familiarité et la posture d’écoute16. Érik Neveu (1997) lui-même ne renie pas cette dépolitisation du journalisme et observe que les journalistes politiques revisitent les formes classiques d’interaction avec les politiques, par exemple avec une approche psychologique du personnel

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politique afin d’éviter la marginalisation dans un marché médiatique de plus en plus compétitif. D’autre part, on observe une certaine « mise à niveau » (Fradin, 2010, 2012) des talk shows qui reçoivent des politiques : l’importance non négligeable accordée aux enjeux de politiques publiques pourrait résulter de cette mise à niveau ; nos données sur la fréquence à laquelle on pose des questions d’appui et d’objection à TLMEP révèlent aussi un niveau de préparation certain des intervieweurs.

43 Cette double dynamique atténue les différences entre le journalisme politique et l’infodivertissement, ce qui n’est pas sans soulever un questionnement sur la spécificité du journalisme dans l’espace médiatique contemporain, où de nombreuses catégories de communicateurs se disputent désormais l’attention de l’auditoire – les animateurs de talk shows, les blogueurs et d’autres producteurs de contenus politiques sur le web en sont autant d’exemples. Cette évolution doit aussi conduire à repenser les propositions théoriques existantes, fondées sur les intérêts stratégiques des producteurs de chaque type d’émission, qui prédisent des différences entre les émissions d’information et d’infodivertissement que les données empiriques ne permettent pas toujours de confirmer. Pour ce faire, il semble nécessaire de prendre en compte plusieurs modalités de la communication politique (journalisme, talk shows, blogs, etc.) dans une perspective longitudinale afin de mieux comprendre la dynamique à l’œuvre entre les politiciens, les médiateurs et les citoyens.

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NOTES

1. La communauté journalistique partage cette façon de concevoir l’entrevue politique. Selon une recension effectuée par Akiba A. Cohen (1987), le contrôle de l’interaction entre l’intervieweur et l’interviewé est l’un des sujets les plus discutés dans les manuels portant sur l’entrevue journalistique à la télévision. 2. Dans son manuel, J. Larue-Langlois (1989 : 144-145) distingue les questions d’objection et de controverse. La question d’objection consiste à souligner une erreur, une incertitude ou une contradiction dans le discours du politicien. La question de controverse consiste plutôt à contredire l’interviewé ou à le forcer à s’exprimer sur un aspect d’un problème qu’il préférerait ignorer. Nous regroupons ces modalités sous le concept de question d’objection. 3. Le NPD fît élire suffisamment de députés en 2011 pour former, pour la première fois de son histoire, l’opposition officielle à la Chambre des Communes du Canada. 4. À l’élection fédérale de 2011, la montée néodémocrate au Québec a sévèrement touché le BQ qui n’a fait élire que quatre députés, G. Duceppe étant lui-même emporté par la vague. 5. La stratégie communicationnelle de S. Harper consistant à contrôler minutieusement ses apparitions médiatiques de façon à minimiser les risques encourus n’est pas étrangère à une image répandue décrivant l’homme comme un politicien calculateur, froid et distant (Martin, 2010). Il est aussi vraisemblable que le parti ait estimé que l’auditoire de TLMEP (réputé urbain et progressiste) ne correspondait pas à l’électorat qu’il ciblait, plus régional et traditionnaliste. 6. Alors le chef de parti le plus populaire au Québec (Bélanger, Nadeau, 2009 : 85), M. Dumont était un politicien de centre droit parfois qualifié de populiste. Il combattait cette perception dans plusieurs entrevues politiques auxquelles il participait à l’époque. 7. Le Parti québécois a tenu des référendums sur la souveraineté du Québec en 1980 et en 1995. Le deuxième fut rejeté par seulement 50,58 % des votes. Depuis, le PQ évoque régulièrement l’idée d’un troisième référendum. 8. Le terme « défusion » désigne un processus référendaire instauré par le gouvernement J. Charest en 2006 qui visait à annuler la fusion forcée de certaines municipalités avec leurs centres-villes. F0 2 9. Le test de khi-carré ( 63 ) permet d’établir la probabilité qu’une différence ente pourcentages observée dans un échantillon soit observable dans la population, en d’autres termes que la différence soit statistiquement significative. Par convention, on considère généralement qu’une telle différence est statistiquement significative lorsque la probabilité de ne pas la retrouver dans la population (p) est inférieure à 0,05 (soit 5 %). 10. Les données sont des pourcentages et les chiffres entre parenthèses sont les dénominateurs respectifs. Les seuils de signification statistique (p) correspondent au test d’hypothèse bilatéral du khi-carré.

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11. Les données sont des pourcentages et les chiffres entre parenthèses sont les dénominateurs respectifs. Le nombre de questions comprises dans notre corpus diffère de la somme des questions répertoriées dans ce tableau car certaines appartiennent à plus d’une dimension et que celles classées « autres » ne sont pas comprises. Les seuils de signification statistique (p) correspondent au test d’hypothèse bilatéral du khi-carré. 12. Le ratio important des les questions sur la personnalité et la vie privée ne surprend pas puisque les animateurs de TLMEP aiment échanger des plaisanteries avec J. Layton, lui accolant souvent le sobriquet de « bon Jack », une expression qui souligne les qualités humaines d’un individu. D’ailleurs, un sondage conduit en 2010 le plaça en tête des personnalités politiques avec lesquelles les citoyens aimeraient le plus partager un verre. « Que n’a-t-on dit du charisme de Jack Layton ! » écrira en 2011 une éditorialiste du Devoir, l’influent quotidien québécois (Boileau, 2011). Il mourra trois mois après l’accession de son parti au statut d’opposition officielle en 2011. 13. Élu à la tête du Parti québécois en 2005, A. Boisclair ne parviendra jamais vraiment à maîtriser son image : il apparaît souvent tendu, s’exprime par un registre soutenu et peine à rejoindre les citoyens « ordinaires ». Il se débattra très rapidement contre des commentaires relatifs à son orientation sexuelle et à sa consommation de cocaïne, survenue à une époque où il occupait des fonctions ministérielles. Bélanger et Nadeau notent qu’A. Boisclair n’était guère plus estimé par la population que le premier ministre sortant. Le chef de l’ADQ M. Dumont est celui qui réussit à récolter les dividendes de l’insatisfaction populaire à l’égard du gouvernement libéral. Par exemple, M. Dumont était perçu comme étant le chef le plus compétent, honnête et près des gens par, respectivement, 27 %, 40 % et 57 % des Québécois, alors que ces proportions n’étaient que de 13 %, 13 % et 9 % pour A. Boisclair. Les appuis à J. Charest, sur ces critères, étaient respectivement de 36 %, 10 % et 7 % (Bélanger, Nadeau, 2009 : 85). 14. J. Charest est un politicien tenace qui performe généralement très bien dans les entrevues médiatiques. Habile communicateur, il recoure souvent à l’humour lorsque le contexte lui permet de le faire. 15. Nous ne disposons pas des données sur les auditoires du TJ et de TLMEP pendant ces campagnes électorales. Cependant, à titre de comparaison, le palmarès hebdomadaire – publié par la firme Sondages BBM (2010) – des 30 émissions les plus regardées du marché francophone québécois indique que, pendant les dix semaines où elle fut diffusée à l’automne 2010, l’émission TLMEP a obtenu un auditoire moyen de 1,2 million de téléspectateurs, se classant en moyenne au huitième rang, alors que la 30e émission du palmarès obtenait une cote d’écoute moyenne de 774 000 téléspectateurs ; le TJ ne se classant jamais parmi les 30 émissions les plus regardées, on peut affirmer que l’auditoire moyen de TLMEP est au moins le double de celui du TJ. 16. Les entrevues politiques conduites au Téléjournal pendant ces deux campagnes électorales participaient de ce processus, notamment en tournant dans des lieux de rencontre choisis par les politiciens, en privilégiant une amorce informelle caractérisée par des échanges de propos badins et des souvenirs divers, ainsi qu’en proposant un segment introductif insistant sur la personnalité du candidat.

RÉSUMÉS

La littérature sur les interviews politiques dans les émissions télévisées combinant information et divertissement questionne régulièrement la qualité de l’information que les citoyens peuvent y

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trouver, notamment la rigueur des interrogations conduites par leurs animateurs. En comparant des entrevues menées avec des chefs de partis politiques dans une émission d’information (Le Téléjournal) et un talk show d’infodivertissement (Tout le monde en parle) de la télévision publique canadienne, à l’occasion de deux campagnes électorales, nous examinons l’occurrence de deux modalités précises de l’interrogation politique : les questions d’appui et celles d’objection. Bien que ces genres de questions soient prescrits dans les manuels de journalisme, notre analyse indique qu’elles ne sont pas plus récurrentes dans les émissions d’information que d’infodivertissement. Nous concluons que, lorsque les animateurs de talk shows interrogent des personnalités politiques, ils pratiquent un mimétisme qui les approche des entrevues journalistiques et réduit la spécificité de ces dernières.

The literature about political interviews on TV talk shows combining information and entertainment often fuels debates about the quality of information that people can find in, including the rigor of the host's interrogations. We compare interviews with political parties’ leaders on a TV news program (Le Téléjournal) and on an infotainment talk show (Tout le monde en parle) on a Canadian TV public channel during two election campaigns. We examine the occurrence of two specific forms of the political interrogation: follow-up questions and challenging questions. Although journalism textbooks prescribe these sorts of questions our analysis indicates that they are not more recurrent on TV news programs than on the infotainment ones. We conclude that when talk show hosts interrogate politics they practice a sort of mimicry what brings them closer of journalistic interviews and decreases its specificities.

INDEX

Mots-clés : campagne électorale, entrevue télévisée, journalisme, questions d’appui, questions d’objection, talk shows, Tout le monde en parle Keywords : election campaign, tv interview, journalism, follow-up questions, challenging questions, talk shows, Tout le monde en parle

AUTEURS

FRÉDÉRICK BASTIEN Groupe de recherche en communication politique Université de Montréal [email protected]

DAVID DUMOUCHEL Groupe de recherche en communication politique Université de Montréal [email protected]

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Parole d’experts, public profane : les mutations du discours politique à la télévision From Insiders to Outsiders: The Advent of a New Political Television

Jeffrey P. Jones Traduction : Pierre Bouillon

NOTE DE L’ÉDITEUR

Le présent article est issu du chapitre : Jones J. P., 2005, « From Insiders to Outsiders : The Advent of New Political Television », in : Jones J. P., Entertaining Politics. New Political Television and Civic Culture, Oxford, Rowman and Littlefield Publishers (tous droits réservés). Cette traduction a été réalisée par Pierre Bouillon (université catholique de l’Ouest) et avec l’aimable autorisation de l’auteur et des ayants droit que Questions de communication et les coordinateurs du dossier remercient vivement.

1 De tout temps, la diffusion du discours politique à la télévision s’est fondée sur un principe essentiel : ceux qui prennent la parole sont censés posséder une connaissance incontestable d’experts sur le sujet débattu 1. Pour les producteurs de télévision, cette expertise est la caractéristique inhérente à ceux qui ont la parole, qu’il s’agisse de personnalités politiques occupant le devant de la scène ou bien de leurs conseillers et stratèges, ou bien encore des journalistes et éditorialistes dont le métier est précisément d’analyser et commenter les faits et gestes des premiers. Une telle hypothèse s’appuie sur l’idée que le débat politique est essentiellement destiné à informer ou instruire, écartant, de fait, toute autre fonction de communication politique. Toutefois, ce dogme induit une série de conséquences logiques : les thèmes abordés, les questions à débattre et les acteurs politiques, tout ce qui constitue la structure même de la politique, sont à l’évidence le produit de cette expertise ; le public

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ne jure plus que par l’opinion des experts politiques et toute autre forme de discours politique perd sa légitimité dans la sphère publique qu’est la télévision.

2 À l’évidence, une telle conception, d’une part, des intervenants et, d’autre part, des publics découle d’une culture politique exigeant des citoyens qu’ils soient bien informés, une culture qui a érigé la pensée politique raisonnée en discours de référence2. Par ailleurs, elle est liée à une époque où sociologues, journalistes et même philosophes étaient plus en vue dans le dialogue politique national tenu dans la presse et les magazines de grande diffusion, une époque d’avant l’avènement de la télévision. Comme le rappellent certaines anecdotes du débat politique télévisé, cette vision des choses a son origine dans l’histoire des services d’information des grandes chaînes traditionnelles qui ont créé les talk shows et dans le fait que les journalistes se voyaient en arbitres des discussions et opinions politiques (Alterman, 1999 ; Hirsch, 1991)3.

3 Plus de 30 ans ont passé et ces hypothèses ont évolué. Bien que la parole des experts soit toujours dominante dans les programmes politiques des grandes chaînes traditionnelles et du câble, les années 90 ont vu l’émergence de nouveaux programmes et de nouvelles chaînes du câble proposant des approches clairement inédites du discours politique télévisuel autour de formats originaux4. Ces changements ont été accompagnés d’un nouveau discours produit non plus seulement par des experts politiques, mais aussi par des personnalités éloignées de la logique et des opinions habituelles des élites politiques. Ces voix et ce programme d’un nouveau genre ont bousculé les présupposés sur le savoir des experts, les personnes habilitées à prendre la parole, les questions à aborder et ce qui pouvait être soumis à la critique ou non.

Paroles d’experts à l’ère des grandes chaînes généralistes

4 Dans l’histoire de la télévision, les débats politiques5 se sont généralement inspirés du journalisme, et plus spécifiquement des pratiques d’interview et de rédaction d’op-ed6. Les exemples les plus anciens sur les chaînes traditionnelles sont Meet the Press sur NBC (1947) et Face the Nation sur CBS (1954), émissions dans lesquelles des journalistes de presse et de radio interviewaient des membres du gouvernement et des personnalités du moment (Ball, 1998). À l’évidence, les intitulés de ces émissions montrent que les journalistes, par leur stratégie de questionnement, jouent pleinement leur rôle de porte-parole du grand public et de ses intérêts. Aujourd’hui, cette tradition se perpétue dans ces mêmes émissions et dans celles qui leur ont succédé, comme Nightline ou The NewsHour with Jim Lehrer. L’autre format classique de débat politique télévisé est la table ronde réunissant des journalistes. Cette table fit sont apparition en 1969 avec l’émission Agronsky and Company, animée par le journaliste de radio et de télévision Martin Agronsky diffusée sur la télévision publique. S’inspirant de la tradition journalistique de l’« op-ed », l’émission réunissait autour de Martin Agronsky quatre journalistes qui analysaient les événements de la semaine. Elle partait du principe que les journalistes étaient les observateurs indépendants les plus proches des événements survenant dans l’arène politique. Ils étaient donc à même d’émettre une opinion aussi avertie et impartiale que possible sur les faits. L’émission, qui allait plus tard devenir Inside Washington, a servi de modèle à un plusieurs autres comme Washington Week in Review (1967 sur PBS), The McLaughlin Group (1982 sur PBS) ou The Capital Gang (1988 sur CNN).

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5 C’est en référence à ce type d’émissions que les critiques ont donné aux participants le sobriquet de « pundits », un mot d’ancien sanscrit signifiant « savant ». Mais, à mesure que le mot entrait dans l’usage courant de la langue anglaise, il fut employé à la fois pour désigner une personne dont l’avis fait autorité, mais aussi pour « railler ceux qui se permettent de critiquer sans cesse les politiques par le moyen d’observations n’ayant rien de secret et déjà largement présentes dans les médias » (Nimmo, Combs, 1992 : 6). Selon leurs critiques, de tels débats d’experts ne se contentent pas de jouer la mouche du coche mais sont par essence quelque peu dangereux ; en effet, les journalistes qui y participent sont enclins à pérorer sur toutes sortes de sujets et d’événements qu’ils connaissent en réalité très peu. Si bien que leur expertise n’est pas celle du penseur mais bien plutôt du beau parleur. Comme le soulignent Dan Nimmo et James E. Combs (1992 : 8) : « Ils contribuent aujourd’hui activement à mettre en place et en forme les opinions, à définir les grandes préoccupations du moment et à les évaluer, au point de transformer les États-Unis en “gouvernement des ‘experts’ [punditocracy]” : un pays où dominent les opinions diffusées par des journalistes célèbres omniprésents dans les médias ».

6 Le dernier type de talk show politique est en quelque sorte un assemblage des deux premiers. Il met en scène un ou deux commentateurs qui discutent avec un invité plus qu’ils ne l’interviewent, créant ainsi un contexte dans lequel les opinions s’expriment librement, tout en se rapportant aux personnalités politiques du moment. L’émission pionnière, et à bien des égards emblématique de ce sous-genre, est Firing Line. Distribuée sous licence et proposée pour la première fois en 1966 par RKO, elle mettait en vedette William F. Buckley Jr (1989), un ultraconservateur, fondateur de la National Review. Des programmes similaires furent créés par la suite, comme Crossfire (en 1982 sur CNN) et, dans une certaine mesure, This Week with Davis Brinkley (en 1981 sur ABC). Dans l’émission Firing Line, William F. Buckley prenait ce concept de débat politique télévisé au sérieux et avait recours à toutes sortes de figures de style (loyales ou parfaitement déloyales) pour avoir le dessus sur ses invités. Le producteur alla même jusqu’à imaginer le débat comme « une version intellectuelle de Friday night at the Fights »7 (Hirsh, 1989 : 13). Le discours politique plus que brutal de William F. Buckley, volontiers parsemé d’injures, de menaces physiques, d’interruptions et de remarques humiliantes, a par la suite servi de modèle à bien des émissions politiques.

7 En fait, si la typologie des talk shows proposée jusqu’ici est fondée sur leurs caractéristiques structurelles et sur le casting des animateurs, une approche plus efficace serait peut-être de classer les débats politiques par catégories selon leurs tendances idéologiques et le style de discours qu’ils offrent. En suivant cette méthode, la progression logique va du formalisme pointilleux et du conservatisme libertarien d’après-guerre à la William F. Buckley jusqu’au style agressif et néoconservateur façon Ronald Reagan de John McLaughlin, en passant par celui bêtement hâbleur et farouchement réactionnaire de Bill O’Reilly (The O’Reilly Factor sur Fox News), le roi du discours politique belliqueux sur la télévision câblée. Cette autre classification permet également de constater un fort déclin de la qualité du discours politique depuis l’époque de Firing Line, auquel s’est ajouté le triomphe idéologique du conservatisme. William F. Buckley, dont la plupart des gens, et même ses pires ennemis, s’accordent à reconnaître la grande intelligence, a engendré Bill O’Reilly qui a réussi, à lui seul, à prouver qu’un présentateur de talk show n’avait besoin d’aucune connaissance pour disserter sur n’importe quel sujet dans la plus parfaite ignorance, mais en attirant

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l’audience la plus importante pour un débat politique télévisé, tout en étant un auteur à succès. Son talk show n’est bien sûr qu’un exemple parmi les nombreuses illustrations du discours politique proposées à la grande loterie des émissions des chaînes câblées : Fox News, MSNBC, CNN et CNBC.

8 Bien que cet inventaire de la catégorie « discours politique d’experts » reste superficiel, les analyses détaillées (Hirsch, 1991 ; Alterman, 1999 ; Nimmo, Combs, 1992) conduisent à trois conclusions majeures sur la nature de ces émissions, leurs participants et le discours proposé. La première, et peut-être la plus importante, est que le point de vue indépendant et impartial que cette forme journalistique prétend avoir à l’égard de la politique n’est en fait ni l’un, ni l’autre. Plus précisément, bien que la plupart des experts tiennent des chroniques dans de grands journaux ou des hebdomadaires d’actualité, leur participation à des débats politiques télévisés a clairement montré qu’ils étaient étroitement liés aux sphères du pouvoir. En effet, plusieurs de ces « experts » éminents (ou leur épouse) ont travaillé pour divers gouvernements8. Ils participent tous activement à la vie politique, utilisent souvent un cadre épistémologique que l’on pourra qualifier de washingtonien et contribuent à l’orthodoxie et à la circulation des messages politiques émanant de la capitale fédérale. Plus accablant encore, ils concourent grandement à la propagation de rumeurs, aux règlements de compte, aux luttes de pouvoirs intra-bureaucratiques, caractéristiques de la vie politique à Washington9. Alice Mundy (1996), reporter à MediaWeek souligne le rôle majeur des débats politiques du dimanche matin dans les intrigues politiques de Washington : « Ces talk shows ne sont pas de simples divertissements, pas plus qu’ils ne se contentent de commenter l’actualité, les hommes et les femmes politiques s’en servent pour faire des annonces, créer des remous, envoyer des signaux à leurs alliés ou à leurs opposants. Ils s’en servent pour tester leurs propres stratégies d’emballage et de marketing de leurs idées ». En résumé, ces « experts » ne sont pas des commentateurs du système, eux et leurs talk shows constituent le système.

9 La deuxième conclusion, en lien avec la première, est que les experts de la télévision ne sont pas de simples journalistes, mais des célébrités à part entière. Comme l’expert Robert Novak le fait remarquer : « Aujourd’hui, lorsqu’on me reconnaît, c’est en tant que célébrité de la télévision, et non pas comme commentateur travaillant à la télévision ! » (Hirsh, 1991). À ce titre, ils fréquentent la bonne société des beaux quartiers de Washington et entretiennent des relations personnelles avec les politiques, et même avec plus d’un président. Non seulement ils reçoivent des salaires beaucoup plus élevés que leurs homologues ne travaillant pas pour la télévision, mais ils profitent de leur célébrité pour réclamer des honoraires faramineux en tant que conférenciers (Nimmo, Combs, 1992 : 43-44). En résumé, ils sont la face visible de l’opinion politique et spécifiquement attentifs à leur image, comme le sont toutes les célébrités, en restant dans le giron du star system qui les a créés10.

10 Le dernier, et crucial, enseignement qui peut être retiré de cette télévision de prétendus experts, est que la réalité tord le cou à la théorie selon laquelle ceux qui ont le plus de connaissances en matière de politique offriraient le discours politique le plus pertinent. La télévision de ces « experts » a clairement démontré que ces mises en scène publiques sont le plus souvent purement et simplement du spectacle. Les envolées rhétoriques de William F. Buckley ont abouti à de véritables spectacles de cirque généralisés, et l’émission McLaughlin Group en est sans doute l’exemple le plus flagrant. Indépendamment des émissions où ils interviennent, la plupart ont tiré les

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leçons des recettes de la « bonne » télévision. Un comportement calme, réfléchi, introspectif et prêt au compromis ne fait pas partie des ingrédients. Le public lui-même admet qu’il y a un côté « spectacle » dans les talk shows, mais les railleries des participants et la connivence qui existe entre eux finissent par lasser le public, sauf ceux qui sont toujours demandeurs d’informations d’initiés et, en outre, sont capables de supporter l’ambiance agressive de ces spectacles.

11 Pour résumer, la forme dominante du discours politique à la télévision n’est plus conforme aux idéaux journalistiques d’objectivité, de pondération, de pensée rationnelle dont ils sont censés être issus. S’y sont substitués des programmes mettant en vedette des célébrités intimement liées au pouvoir en place, participant à un système de réflexion politique étriqué et proposant un spectacle verbeux sans grand intérêt, sauf pour les connaisseurs des choses de l’État ou les accros à la politique. Bien que d’aucuns aient fait observer que ces émissions servaient plus à graisser les rouages de l’establishment qu’à informer et instruire l’électorat, ils représentent l’unique option ou presque dans le paysage audiovisuel en termes de discours politique. À leur tour, les spectateurs et électeurs ont reçu le message des médias : « La politique, tu l’aimes ou tu l’ignores ». Et comme il se doit, le taux extrêmement bas de participation aux présidentielles et aux législatives de 1988 et 1990 a démontré que les gens se désintéressaient massivement de la politique.

12 En conséquence, alors qu’une série de changements intervenait dans le contexte économique et politique des années 80 et du début des années 90, les producteurs de télévision ont pris acte des failles du système pour proposer de nouvelles formules de débats politiques télévisés susceptibles d’intéresser le public. Toute accusation remettant en cause la légitimité de ces nouveaux formats de débats politiques télévisés en raison de leur présentateurs vedettes, du droit de parole donné à des non-experts ou encore de leur ressemblance avec des émissions de divertissement semblait contestable en raison de la nature même de la télévision de ces soi-disant « experts ». Toutefois, avant d’analyser ce genre d’émission, nous devons comprendre les changements politiques, technologiques, culturels et économiques survenus au sein de l’industrie des médias qui furent à l’origine de ces nouveaux formats d’émissions.

Des changements de contexte

13 Le facteur essentiel qui a modelé la politique et la culture politique des années 80 fut l’élection de Ronald Reagan et sa popularité. Cette célébrité d’Hollywood avait su conserver tout le crédit lui permettant de jouer efficacement du décalage que lui autorisait son statut d’outsider, c’est-à-dire de candidat n’appartenant pas au sérail politique, et de lancer sa litanie aux accents populistes selon laquelle l’état n’est pas une des sources de nos problèmes, mais bel et bien LE problème. La popularité de Ronald Reagan s’est construite en majeure partie sur sa prise de position anti- gouvernement – ce même gouvernement étant présenté comme un handicap pour la société américaine – et non sur des politiques ou des programmes bénéfiques pour la grande majorité des Américains qui le soutenaient11. Lors de l’élection présidentielle de 1988, les candidats républicain et démocrate Pat Robertson et Jesse Jackson ont tenté de reprendre le flambeau du populisme de Ronald Reagan en menant des campagnes d’ outsiders (Hertzke, 1993). Leurs campagnes électorales se soldèrent par un échec, mais la rhétorique populiste à laquelle ils avaient eu recours allait refaire surface deux

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années plus tard à l’occasion des élections législatives de mi-mandat : ce malaise d’essence populiste allait, de fait, alimenter plusieurs campagnes sur le thème du « débarrassons-nous de ces voyous » (Oreskes, 1990 ; Dillin, 1990). Deux années plus tard, lors des élections présidentielles, ce malaise populiste fut incarné par l’outsider Ross Perot qui mit en avant une approche du gouvernement dite de « sens commun » lors de réunions publiques locales. Il s’agissait de savoir précisément ce que « le peuple » attendait d’un gouvernement12. Ross Perot fut également le premier à participer à des shows télévisés populaires non politiques et à les utiliser comme principal moyen de communication avec le public. Sa candidature elle-même découlait de son apparition dans l’émission Larry King Live où il déclara aux téléspectateurs que si le peuple américain voulait de lui comme candidat, il était prêt à financer lui-même sa campagne (King, Stencel, 1993). À mesure que la campagne présidentielle avançait, tous les candidats participèrent à des talk shows « populistes » similaires, pour dialoguer en direct avec « le peuple » et éviter les conférences de presse et les questions généralement agressives des journalistes (Dowd, 1992). Deux ans plus tard, de nombreux citoyens américains avaient rejoint le camp républicain qui, entre-temps, avait pris le train populiste en marche en promettant des garanties législatives infaillibles sous forme de « contrats » écrits passés avec le public13 (Mansfield, 1994).

14 Un des éléments de langage de cette vague populiste fut le « sens commun » que citoyens et politiques adoptèrent comme s’il se fût agi du Saint Graal de la crise de la légitimité, la panacée censée ramener les responsables politiques et les technocrates, tous aussi ingérables les uns que les autres, sur la voie de la raison, de la transparence et de l’efficacité (Dionne, 1991 ; Lipset, Schneider, 1987 ; Pharr, Putnam, 2000). Le vice- président Al Gore (1995) s’efforça de convaincre les électeurs de la pertinence de son rapport promettant une meilleure efficacité du gouvernement en reprenant et en singeant une publicité pour une bière : « Le gouvernement du Sens Commun : il travaille mieux tout en coûtant moins cher ». Il fut donc nécessaire d’expliciter clairement cette rhétorique du sens commun qui en vint à constituer le dixième commandement du « contrat avec l’Amérique » du Parti républicain et donna lieu à une loi présentée au Congrès sous le nom de « The Common Sense Legal Reform Act of 1995 » (« Loi de réforme de 1995 sur le sens commun ; The New York Times, 1995 ; Klein, 1995).

15 Une certaine perméabilité entre la sphère politique et les médias vit le jour à cette période. Le traditionnel chassé-croisé entre les personnels du service public et de l’industrie médiatique en vint à concerner des personnes beaucoup plus en vue. Des responsables politiques qui avaient bénéficié de toute l’attention des médias lorsqu’ils occupaient un poste de fonctionnaire d’État ou de candidat d’un parti politique se voyaient maintenant promus au rang de célébrités en quittant leurs fonctions pour rejoindre de grands groupes de médias désireux d’exploiter leurs noms et leurs célébrités. Oliver North14, Mario Cuomo15, Ross Perot16, Jesse Jackson17, Jerry Brown18, Susan Molinari19, George Stephanopoulos20, David Gergen21 et Pat Buchanan 22 entre autres exemples, se sont tous recyclés, d’une manière ou d’une autre, dans les médias. Cependant, cette mue « des responsables politiques en célébrités médiatiques » ne faisait que refléter les difficultés croissantes de la société américaine à s’identifier aux partis politiques et son besoin de plus en plus pressant de pouvoir choisir les responsables politiques parmi des individus qu’elle aurait « appris à connaître » grâce à leur exposition médiatique (Marshall, 1997). Au fur et à mesure que la déception de la société américaine envers le gouvernement augmentait, les responsables politiques

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prenaient leurs distances par rapport aux structures politiques traditionnelles et jouaient du décalage pour se positionner en outsiders politiques, libre de toute contrainte mise à part celle d’obtenir un mandat du « peuple ».

16 En faisant l’inventaire des changements survenus dans la sphère politique pendant les années 80 et au début des années 90, on observe l’imbrication des mondes des people et du personnel politique, l’utilisation du « sens commun » comme élément de langage dans le discours et la pensée politique, et, simultanément, un regain de populisme antipolitique au sein d’une société trouvant le milieu politique de plus en plus détestable. La population s’est donc orientée vers les politiciens qui participaient à des talk shows télévisés parce que ce type d’émission échappait au discours politique sclérosé qu’elle avait pris l’habitude d’entendre. Les téléspectateurs se sont alors rendus compte qu’ils pouvaient eux aussi poser des questions aux candidats et que les réponses étaient beaucoup plus sensées et accessibles que le langage formaté utilisé par les communicants en d’autres lieux23. Dans le domaine technologique, l’inquiétude politique s’est conjuguée avec les attentes sociales et le potentiel d’innovation, le tout débouchant sur une certaine aspiration pour le populisme. Les années 90 ont vu les innovations des années 80 se développer grâce à la révolution du micro-ordinateur et de la télévision câblée. L’internet devenait une réalité commerciale, sociale et politique, notamment pour les citoyens des classes moyennes et aisées de l’époque. L’espoir d’un changement politique orchestré par les médias vit le jour dans un contexte de progrès technologique illustré par 500 chaînes câblées, des réunions publiques locales virtuelles, une communication possible à travers tout le village planétaire, des informations politiques facilement disponibles grâce à des débats présidentiels axés sur les citoyens, la participation des candidats à des talk shows que les auditeurs pouvaient appeler en direct, l’accès aux courriels des membres du Congrès et, enfin, la possibilité de rencontrer des personnes partageant des idées semblables aux siennes dans le cyberespace24. Les limites de l’espace et du temps semblaient avoir été repoussées et le fossé entre le discours des élites et celui des masses comblé. Les problèmes dus à des responsables politiques bornés ou à une bureaucratie tatillonne allaient disparaître à mesure que les gens auraient accès aux nouvelles technologies de communication et ces derniers pourraient donc participer aux décisions régissant leurs vies (ou, tout du moins, faire des choix mieux adaptés dans les menus informatiques proposés)25.

17 Dans le domaine culturel, les citoyens ont conduit des batailles idéologiques dans le cadre de ce qui est souvent appelé des « guerres culturelles » (Gitlin, 1995). Dans les grandes lignes, le terme fait référence aux perpétuels désaccords entre les libéraux et les conservateurs à propos de sujets tels l’orientation sexuelle, l’appartenance raciale, l’égalité d’accès physique, les représentations médiatiques, la religion, la moralité publique et les relations hommes/femmes. Ces batailles ont été livrées au nom de valeurs et de comportements culturels (par exemple, les médias, le langage, le « style de vie », le monde universitaire, la religion) tout autant par des institutions sociales que dans le strict cadre de la vie politique. Pourtant, les terrains d’affrontement sont relativement fluctuants, au point que les conflits culturels peuvent se conduire dans un lieu de parole publique et politique (règlements judiciaires, procédures de destitution, etc.)26 et les conflits politiques l’être depuis une tribune culturelle, par exemple un débat télévisé. Le terme « politiquement correct » fut employé par les conservateurs et les modérés pour condamner sur un ton moqueur les tentatives de la gauche et des progressistes pour faire évoluer ce qui était considéré dans la société comme des agissements dangereux, stéréotypés ou idéologiquement orientés. Selon ces critiques,

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le politiquement correct imposait certains types de comportements et, dans une société américaine fortement individualiste, des voix se sont souvent élevées publiquement, notamment lors de talk shows télévisés, pour condamner ces tentatives.

18 De même, dans le domaine de la culture populaire, les soaps, ces feuilletons à l’eau de rose de l’après-midi, ont cédé la place à des talk shows à thèmes produits sous licence. Ces émissions doivent leurs premiers succès à des animateurs masculins, comme Phil Donahue et Geraldo Rivera dans les années 80, mais c’est la popularité d’Oprah Winfrey, suivie de toute une génération de femmes comme Jenny Jones, Sally Jessy Raphael et Ricki Lake, qui a déclenché l’incroyable essor de ces talk shows de l’après midi au début et au milieu des années 9027. Objets de nombreux travaux de recherche universitaire, en général, ces talk shows traite des sujets touchant au domaine de l’intime, comme l’anorexie, la grossesse chez les adolescentes, l’inceste, l’homosexualité… et font intervenir tout autant des experts que des non-spécialistes dont les échanges sont orchestrés par un animateur. Au cours de l’émission, les téléspectateurs sont invités à participer à la discussion et c’est sur ce point que les chercheurs ont constaté la capacité des non-spécialistes à remettre en cause la parole des experts professionnels (Livingstone, Lunt, 1994 ; Carpignano et al., 1993). Ces émissions ont depuis lors évolué vers ce que l’on appelle la « télé poubelle », où les invités viennent faire des révélations sur leurs déviances sexuelles ou leurs petites fautes personnelles, ou bien se retrouvent face à des membres de leur entourage sous l’œil des caméras afin d’offrir un spectacle insolite. Nombreux sont ceux qui s’accordent à dire que le roi et la reine de la télévision poubelle sont Jerry Springer et Ricki Lake28.

19 S’agissant de la dimension économique de l’industrie des médias, les producteurs se sont rendu compte que la « sagesse populaire » était une valeur sûre qu’ils pouvaient vendre comme un produit de consommation. Le format « débat radiophonique » fut une aubaine pour les radios locales AM dans tout le pays, grâce aux participants et aux auditeurs qui, par un discours politique populiste, contribuèrent à relancer un secteur qui battait de l’aile. L’animateur radiophonique Rush Limbaugh fut pionnier dans ce domaine, et son succès entraîna dans son sillage une foule de disciples à travers tout le pays, comme par exemple Ken Hamblin – « The Black Avenger » (« Le vengeur noir ») –, G. Gordon Liddy et Sean Hannity29. En prenant modèle sur le débat radiophonique tout en exploitant les nouveaux outils interactifs offerts par le boom de l’internet, les promoteurs de la télévision par câble ont alors créé des chaînes de débats et développé des stratégies de programmation visant à cristalliser un malaise aux accents populistes. Pour ce faire, ils donnèrent la parole au sens commun de l’Américain moyen et eurent recours aux technologies interactives pour mieux se rapprocher des téléspectateurs. CNN mit en place une émission quotidienne d’une heure, TalkBack Live (1994). Sur MSNBC, la première émission du genre fut America’s Talking (1994). Multi-Media/Gannett créa le Talk Channel (1994) qui fut rebaptisé NewsTalk Television en 1995. C-SPAN proposa sa tribune libre du matin Washington Journal. Quant aux activistes du Parti républicain, ils créèrent le National Empowerment Television (1993) rebaptisé America’s Voice en 1998, une chaîne qui s’affichait clairement comme « populiste ». À peu près à la même époque, deux humoristes se firent remarquer dans des talk shows qui proposaient un nouveau et inhabituel genre de discours politique tout à la fois sérieux et divertissant : le Denis Miller Live, qui fit son apparition sur HBO en 1994, et Politically Incorrect lancé en 1993 sur la chaîne humoristique Comedy Central, qui fut cédé quatre en plus tard à une grande chaîne traditionnelle.

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20 Pour résumer, dès le début des années 90 existait un contexte dans lequel la logique et la pensée populistes ont pu être largement véhiculées pour traiter les préoccupations politiques. Dans ce contexte, le « sens commun » a servi de solution fourre-tout à tous les problèmes complexes, et la célébrité politique fut le critère d’identification du public, le tout débouchant sur un nouveau style de politique susceptible de proposer des solutions plus séduisantes. Dans cet environnement social, les technologies de la communication ont fait renaître l’espoir et l’optimisme et permis de vaincre la communication à sens unique de technocrates et de dirigeants lointains, en donnant aux gens les moyens de mieux se faire entendre, de mieux comprendre et de mieux choisir. Nous parlons d’un environnement culturel dans lequel les rivalités politiques s’expriment de plus en plus souvent dans des tribunes culturelles tels les talk shows. Simultanément, il s’agit d’un environnement économique dans lequel l’industrie médiatique se livre à une concurrence acharnée pour créer de nouveaux programmes et de nouvelles chaînes au prix le plus faible possible, tout en restant innovants et proches des goûts du public. Il est essentiel de noter à quel point ces processus sont liés entre eux : le désenchantement pour la politique produit des réactions optimistes à la technologie et aux nouveaux médias ; les déceptions engendrées par le gouvernement trouvent une échappatoire dans la culture et notamment dans la valeur cardinale de la culture populaire qu’est la célébrité ; les guerres culturelles deviennent des guerres politiques (et vice versa) et constituent donc un contenu attractif pour des programmes médiatiques ayant le conflit comme fil conducteur. Ainsi la convergence technologique crée-t-elle des opportunités d’exploitation politique et économique, la concurrence économique engendre de nouveaux formats de programmes politiques faisant appel à la technologie.

21 Pour bien comprendre le style d’émissions politiques qui allaient voir le jour dans ce contexte, il est important d’examiner en détail la réaction spécifique de l’industrie télévisuelle devant la concurrence croissante des médias câblés dont l’offre se faisait toujours plus riche. En réalité, il serait plus utile de se demander quelles mesures ont été prises par les producteurs (notamment pour les chaînes câblées déjà existantes ou nouvellement arrivées sur le marché) non seulement pour paraître plus attrayantes auprès du public, mais aussi, du fait de cette attractivité, pour établir une relation inédite avec ce même public ?

Style télévisuel, participation du public et discours de profanes

22 Dans la période qui vit la fin du monopole des chaînes traditionnelles (fin des années 80 et début des années 90), deux événements se produisirent en rapport avec notre sujet. D’une part, l’industrie de la télévision changea le style des programmes pour attirer de nouveaux publics par des moyens inédits et novateurs et, d’autre part, on constata simultanément le succès d’émissions de tribune libre distribuées sous licence et programmées l’après-midi, et leur influence sur l’évolution des idées sur des sujets comme l’autorité, le droit à la parole, l’accès à l’information et la possibilité d’apporter son témoignage sur les enjeux publics à la télévision. C’est sur le fondement de ces deux évolutions majeures que la nouvelle télévision politique s’est créée, accompagnée d’un nouveau genre de programmes permettant à des humoristes ainsi qu’à un public non expert d’exprimer leurs opinions de profanes.

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23 Le premier de ces changements a été provoqué par la concurrence accrue à laquelle les programmateurs du câble se sont livrés envers l’oligopole des grandes chaînes traditionnelles. En effet, le câble a offert aux consommateurs un très vaste choix de chaînes parfaitement ciblées et donc bien adaptées à leurs goûts (sports, musique, informations, etc.). Pour les chaînes câblées déjà existantes ou pour celles nouvellement créées, l’enjeu était de proposer des contenus suffisamment intéressants et attractifs pour inciter les téléspectateurs à abandonner les chaînes historiques et les empêcher de se tourner vers d’autres offres concurrentes sur le câble. Les chaînes traditionnelles se voyaient obligées de mettre en avant une « image de marque » spécifique. En 1993, la course effrénée à l’audience conduisit l’un de leurs dirigeants à déclarer : « La routine ne va pas suffire. Nous devons trouver de nouvelles méthodes pour relancer nos activités si nous voulons survivre à la prochaine décennie » (Caldwell, 1995 : 292). Outre cette concurrence acharnée, l’industrie télévisuelle était confrontée à des bouleversements touchant la production, comme l’arrivée de nouvelles technologies audiovisuelles et le bouleversement des coûts de production. Il fallait donc en passer par une nouvelle esthétique en termes de présentation et de nouveaux critères de séduction pour attirer le public.

24 John Thorton Caldwell livre sans doute l’analyse la plus complète et la plus instructive des réactions stratégiques de l’industrie télévisuelle. Les moyens auxquels les grandes chaînes traditionnelles eurent recours dans cette lutte pour leur survie impliquaient, selon lui, la mise en place d’un plan ambitieux d’innovation et d’évolution du style. Le nouveau look qui en est ressorti est ce qu’il appelle la « télévisualité » (« televisiuality »), un choix esthétique poussant à l’excès de style. « La télévision a abandonné son cadre traditionnel de référence fondé avant tout sur le langage et une transmission par les mots pour adopter un cadre et des usages nouveaux axés sur le visuel, avec une esthétique préoccupée à l’extrême par la recherche d’un style » (ibid. : 4). Ce style est devenu la question centrale, la ligne directrice de la télévision pour se différencier dans la course à l’audience. Cependant, l’excès de style n’est pas qu’un simple phénomène visuel. C’est un moyen d’imprimer un « look » qui donnera aux téléspectateurs l’impression de regarder des émissions originales.

25 La dynamique se cachant derrière ce nouveau besoin d’exhibitionnisme a été l’évolution de la relation entre les téléspectateurs et le produit télévisuel. « L’individuation et l’hétérogénéité sémiotique qui ressortent de cet excès télévisuel indiquent que ces émissions sont dès le départ conçues pour des publics bien ciblés, qui sont séduits par des revendications de différence et de distinction (ibid. : 251) ». Ces nouvelles règles concernent à la fois le public et l’industrie de la télévision, ainsi que les dispositifs qui fondent leur relation. Les téléspectateurs sont considérés par l’industrie comme des consommateurs pleins de jugeote et lucides sur eux-mêmes alors que ces dispositifs « exigent des positions plus affirmées de la part des téléspectateurs » (ibid. : 256).

26 Concomitamment à cette reconfiguration, les émissions à thèmes de plus en plus nombreuses, distribuées sous licence et diffusées l’après-midi, ont connu une popularité grandissante et ont souvent été qualifiées de programmes ouverts à la participation en direct des téléspectateurs. Un large corpus de travaux de recherche universitaires a été consacré à l’analyse de ces programmes et à leur place dans la société. Sur deux points précis, les conclusions des chercheurs méritent toute notre attention. D’une part, ces émissions (en invitant les personnes présentes dans le studio

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à participer à la création même de ces programmes) ont permis au public de remettre en question ce qui constituait jusqu’ici « l’autorité » et « l’expertise » dans les débats télévisés sur des thèmes d’intérêt public, y compris de s’interroger sur la légitimité de celui qui entend parler et être entendu sur ces sujets. D’autre part, la manière dont ce type d’émissions a peu à peu brouillé les frontières entre les différents types d’émissions du genre talk show (dites de « divertissement » ou, au contraire, « sérieuses »). Paulo Carpignano et ses collaborateurs (1993) estiment que les émissions ouvertes à la participation en direct du public « posent le problème de la distinction entre les experts et le public, le professionnel et le non-spécialiste ». D’après ces chercheurs, ces émissions « constituent un “espace de contestation” dans lequel de nouvelles pratiques de discours se mettent en place, différentes des modes traditionnels de représentation politique ou idéologique (ibid). À l’aune de ces échanges qui opposent souvent les « experts » aux « non-spécialistes », les auteurs soulignent le net rejet par le public présent dans le studio (et peut-être également des téléspectateurs) des propos tenus par les personnes faisant autorité : « Ce qui est exprimé ici est un refus non pas du savoir mais de l’expertise. Le talk show rejette l’arrogance d’un discours qui se définit par sa divergence d’avec le sens commun. Dans les débats, l’autorité de l’expert est remplacée par l’autorité d’une parole nourrie par l’expérience vécue » (ibid. : 116-117).

27 De la même façon, dans leur étude sur les talk shows américains et britanniques, Sonia Livingstone et Peter Lunt (1994) arrivent à une conclusion analogue en reprenant la thèse de Jürgen Habermas sur l’opposition entre le monde vécu et le système, à savoir la différence entre le savoir inhérent au vécu et le savoir spécialisé émanant de la logique professionnelle et institutionnelle du système. Ils font valoir que ces talk shows « adoptent un point de vue anti-élitiste qui s’inspirent clairement de traditions épistémologiques alternatives, proposent une réévaluation du monde vécu, refusent les reproches d’incompétence et d’ignorance faits à l’encontre de Monsieur Tout-le- monde, contestent la déférence habituellement réservée aux experts en invoquant leur éloignement du monde vécu et leur appartenance à un système, et revendiquent les mérites des “gens ordinaires” » (ibid. : 102). Ils estiment aussi que cette évolution des schémas traditionnels est d’importance, ayant remarqué dans un grand nombre de médias britanniques l’amorce d’un mouvement « refusant de plus en plus les commentaires et les analyses critiques, au profit d’une parole redonnée aux gens ordinaires en lieu et place d’un réalisme social trop conscient de son œil critique »30.

28 La seconde conclusion issue de ces recherches conduit à considérer les talk shows modernes comme un terrain de médiation spécifique, aux caractéristiques inter et multi-génériques, où la frontière entre le « sérieux », le « populaire » et le « divertissement » est de plus en plus floue (Tolston, 1991 : 198). Wayne Munson (1993) déclare que la raison en est que le talk show a un format aléatoire et flexible et donc, par définition, hybride. L’auteur estime que le talk show « associe deux paradigmes de communication et, comme son nom l’indique, réunit et semble réconcilier deux discours différents, voire contradictoires. En effet, il associe la conversation et les échanges interpersonnels – la tradition orale prémoderne – au spectacle médiatisé né de la modernité » (ibid. : 15). Il offre un espace permettant au public d’établir des critères d’identification multiples et donne également aux producteurs la possibilité de « rafraîchir » le paysage télévisuel. Ainsi Wayne Munson explique-t-il que le talk show réunit, d’une part, le « professionnel » ou « l’expert » et, d’autre part, « l’amateur », un invité ou un quelconque participant, ce dernier étant présent en vertu de son

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expérience personnelle ou simplement en tant que membre de l’auditoire. Il mélange habilement le traditionnel et le populaire avec le grand public, les échanges immédiats et interpersonnels avec les échanges médiatisés pour produire une dialectique efficace qui, simultanément, reflète et créé « un besoin insatiable de changement et d’innovation » d’une économie de l’image, et « d’évolution perpétuelle des règles et de changement de décor » ainsi que le souligne Andrew Ross (ibid. : 15). La conséquence de l’évolution de ces formats et autres réagencements est que le public de ces émissions est de plus en plus « fragmenté ». En écho à ce que dit John T. Caldwell à propos des producteurs de télévision qui se sont efforcés de créer de nouvelles relations avec des publics ciblés en les séduisant avec des arguments de distinction, Andrew Tolson (1991 : 198) affirme « qu’il n’existe plus un public unique pour une télévision à vocation généraliste, ciblé par la publicité de masse, mais bien plutôt une diversité de publics appartenant à des chapelles et à des tribus, caractérisés par différentes sortes de “discernement averti” ».

29 En résumé, ces recherches font la lumière sur des particularités qui pourraient devenir les caractéristiques mêmes de la nouvelle télévision politique. Parmi ces particularités, signalons la construction multi-générique des programmations, l’introduction d’une « parole ordinaire », des points de vue divers exprimés pour interpeller la communauté des « experts », un style d’échanges informel et le recours à une logique de vulgarisation et de « sens commun » sur des questions habituellement abordées avec un langage et une connaissance de professionnel. Ces spécificités ont leur importance car elles offrent une approche qualitative différente du discours politique plus paternaliste proposé par la télévision des soi-disant « experts ». Aux observations de John T. Caldwell sur l’exubérance stylistique de la télévision dans l’ère télévisuelle post- grandes chaînes nationales, s’ajoute le fait que les producteurs des nouvelles chaînes politiques aux accents populistes se sont reposés sur un discours politique d’insatisfaction pour imprimer leur style, proposer une présentation spécifique et tout en excès, le tout emballé dans l’engouement pour les nouvelles technologies de communication et leurs gimmicks. Qui plus est, les téléspectateurs se voyaient flattés par l’argument selon lequel leur voix ne comptait pas pour rien, et que l’Amérique n’attendait que leur opinion. Une nouvelle relation s’établissait autour de la participation du téléspectateur au discours télévisuel. Dans cette relation, le téléspectateur jouait le rôle valorisant du citoyen « engagé » qui contribuait à la création des programmes. Ainsi la recherche d’un style télévisuel, d’un look différent et nouveau, a-t-elle fait surgir de nouveaux modes de discours et de nouvelles formes de participation et de présentation du discours politique à la télévision, qui avaient jusqu’ici été ignorés ou négligés.

Des programmes pour la voix du peuple

30 Au milieu des années 90, est apparue sur le câble une poignée de chaînes offrant un choix éclectique d’émissions dont le discours politique était centré sur le public. NBC, Multi-Media/Gannett, CNN, C-SPAN, et la Free Congress Foundation ont alors consacré des émissions ou même des chaînes câblées entières à une parole politique de « profane » en s’inspirant du style des tribunes radiophoniques31. Avec ces émissions peu chères à produire, les groupes télévisuels surfaient non seulement sur la vague du succès des tribunes radiophoniques, mais également sur celle du discours populiste

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porté par un large mouvement antipolitique et antigouvernemental, tout en profitant de l’engouement pour les nouvelles technologies de communication. En réalité, les producteurs essayaient de répondre à l’insatisfaction des citoyens et des téléspectateurs envers la politique grâce au potentiel des nouvelles technologies de communication. Ainsi ont-ils eu l’opportunité de faire évoluer leur style et les contenus de leurs programmes à peu de frais, en bénéficiant de l’énorme avantage d’avoir un public réel sur les plateaux, ce qui n’était pas le cas des tribunes radiophoniques. Les analyses et les opinions politiques émises par les téléspectateurs pouvaient être exprimées pendant l’émission par courriel, fax, message vocal, appel téléphonique, forum de discussion, visioconférence ou encore par un système d’affichage électronique. Ces programmes, qui se voulaient élégants et de bon goût, étaient mis en scène dans un décor high-tech et donnaient à voir une batterie de gadgets dernier cri : télécopieurs, messages défilants, écrans d’ordinateurs, kiosques numériques dans les galeries et centres commerciaux, et autres écrans de visualisation pour faire entendre « la voix du peuple ».

31 Selon John T. Caldwell, la concurrence sur le marché du câble rendait obligatoire de tels marqueurs de style ainsi que la mise en place de nouveaux liens plus forts avec les téléspectateurs. Cette évolution des programmes câblés a modifié les relations temporelles et spatiales avec les téléspectateurs pour faire entendre « la voix du peuple ». En effet, les chaînes câblées ont encouragé les spectateurs à participer plus largement aux programmes avant, pendant et après leur diffusion, en prenant part aux discussions via des forums, des affichages électroniques, par courriel ou message vocal. Selon les dirigeants des réseaux câblés, le public était lassé d’un discours politique et social centré sur les élites, et désireux de voir apparaître de nouveaux formats de débats télévisés lui permettant de témoigner et d’exprimer ses opinions.

32 Parmi les démarches allant dans ce sens, il faut noter l’initiative de NBC qui a su associer à bon escient la radiodiffusion et le câble en créant, le 4 juillet 1994, America’s Talking, qui allait rejoindre MSNBC deux années plus tard, une nouvelle chaîne dédiée à toutes les formes de talk shows. America’s Talking (AT) permettait à NBC de faire évoluer son concept plutôt étriqué de talk show télévisé diffusé en prime time vers un format plus polyvalent. Avec à l’esprit l’énorme succès des tribunes radiophoniques, la chaîne a engagé Roger Ailes, ancien stratège du Parti républicain et producteur exécutif de la fameuse émission télévisée de Rush Limbaugh distribuée sous licence, pour piloter à la fois America’s Talking et CNBC. Roger Ailes apportait à la nouvelle chaîne le dynamisme qu’il avait déjà testé avec Rush Limbaugh. Il suffisait de regarder la liste des nouvelles émissions et le concept d’ensemble choisi pour la chaîne qui cherchait à reproduire la recette du succès de Rush Limbaugh, de son image d’« homme ordinaire », de sa hargne populiste et de sa colère contre la gauche.

33 Avec des titres comme Pork (sur le gaspillage et la corruption au gouvernement), Bugged ! (présenté comme une « thérapie primale offerte au public par les autoroutes de l’information ») et Am I Nuts ? (sur le stress de la vie quotidienne), Roger Ailes s’est efforcé de créer une chaîne servant d’exutoire à toutes les frustrations de la vie moderne dont étaient censés souffrir les téléspectateurs (Dempsey, 1994). Il insistait également sur le fait que la chaîne « avait à cœur de représenter les vrais gens » (Brown, 1994). AT désirait être la première télévision à afficher sa différence en se fondant sur l’hypothèse selon laquelle le public ne se contentait plus de regarder passivement la télévision, mais désirait participer activement à l’élaboration des

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programmes. Douze des émissions d’AT avaient recours aux écrans d’affichage en ligne, sondages, courriels et autres forums de discussions (Williams, 1994). L’alliance de la technologie et d’une ligne politique populiste était destinée à séduire et à impliquer un certain public, sans attendre que ce dernier ne vienne tout seul à la chaîne, mais en s’efforçant, au contraire, de le créer de toutes pièces.

34 Le même élan populiste put être observé dans la programmation de la National Empowerment Television (NET), une petite chaîne du câble officiellement associée à la Free Congress Foundation, une organisation politique conservatrice fondée par Paul Weyrich, un activiste du Parti républicain. NET fut lancée le 6 décembre 1993 et se présentait comme une association à but non lucratif exonérée d’impôt. L’objectif premier de la chaîne n’était pas de faire des bénéfices, mais de peser sur la vie politique. Sa mission était simple : permettre au public de demander des comptes aux élites politiques (de gauche, cela va sans dire !). Selon ses dirigeants, cet objectif pourrait être atteint, d’une part, en élaborant des programmes qui se passeraient de l’élite médiatique, fournissant aux téléspectateurs des informations « exactes » et « impartiales » leur permettant de détecter les mensonges relayés par les grands médias et les élites politiques et, d’autre part, en mettant à la disposition des citoyens américains des moyens – des émissions interactives à lignes ouvertes – leur permettant de « rembarrer Washington » et donc de « pousser le gouvernement dans ses retranchements » (Wharton, 1993). Vice-président de la chaîne, Burton Pines déclara : « Nous avons un penchant pour le populisme. Les Américains se plaignent de Washington et du gouvernement et nous soutiendrons les Américains, pas Washington » (Moss, 1993). La chaîne voulut donner cette force et ce poids à son public (et s’assurer de sa fidélité), principalement à l’aide de ses programmes dont 80 % avaient recours aux antennes ouvertes aux téléspectateurs. Toutefois, cette chaîne dont l’ascension fut concomitante de celle du populisme conservateur de Newt Gingrich et consorts, et de la « Révolution républicaine » de 1994, subit le reflux de ces mouvements et dut admettre qu’elle ne pourrait se maintenir économiquement. Elle se déclara en faillite en janvier 2000.

35 Le dernier exemple de cette tendance des chaînes du câble à donner la parole aux profanes fut CNN. Dans le souci d’augmenter son audience de l’après-midi, heure à laquelle aucune actualité brûlante ne méritait une importante couverture médiatique, la chaîne lança le 22 août 1994 son TalkBack Live. C’était un talk show d’une heure sur les affaires publiques, diffusé en plein milieu d’après-midi (15 heures, heure de la côte Est), qui se voulait le pendant idéaliste d’une assemblée publique traditionnelle. Lors du lancement, CNN présenta l’émission comme un forum national ouvert au dialogue public, un espace favorisant l’établissement de passerelles susceptibles de rapprocher les gens, un lieu où le public pourrait dialoguer avec les responsables politiques ayant le pouvoir de « changer les choses ». Alors que l’émission America’s Talking avait recours à toute sorte de technologies interactives pour des raisons populistes et de style, TalkBack avait choisi une approche fondée sur un discours d’utopie démocratique – la technologie mise au service de la démocratie pour la revigorer – en donnant au public un accès au pouvoir et en rapprochant les Américains les uns des autres. « L’objectif est de recréer une réunion publique à l’ancienne, mais avec des moyens techniques modernes, pour établir des liens qui, à mon avis, nous font terriblement défaut, » put ainsi déclarer Teya Ryan, productrice exécutive de l’émission (Kloer, 1994). « Les gens

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ne s’intéressent pas simplement à ce que disent les experts, mais également à ce que disent leurs compatriotes » déclara-t-elle par ailleurs (Rice, 1994).

36 À l’instar de America’s Talking, TalkBack utilisait de nombreuses technologies : liaisons téléphoniques, courriels, visioconférences et forums de discussion, pour donner la parole aux gens ordinaires au cours de l’émission. La toute première animatrice de l’émission, Susan Rook, déclara : « C’est comme le jeu vidéo Crossfire mais avec de vrais gens » (Sokolsky, 1994). Le plateau avait été conçu pour représenter la dimension interactive de l’émission et faire fusionner le monde des affaires, de la consommation et de la politique en un ensemble homogène. Installé dans le grand hall d’entrée des locaux de CNN au centre-ville d’Atlanta, le plateau pouvait recevoir 150 personnes parmi lesquelles des touristes aussi bien que des autochtones, des habitants du quartier, des personnes venant y faire des courses ou y travailler. Outre le public assistant en direct à l’émission, les téléspectateurs avaient la possibilité d’intervenir et de faire passer des messages de chez eux, grâce à dix lignes téléphoniques, un télécopieur et un ordinateur installés sur une table au milieu du décor. Depuis les coulisses, les producteurs faisaient parvenir des témoignages et des questions de téléspectateurs par le truchement de vidéos réalisées hors studio et de commentaires postés en ligne, pendant que, sur le plateau, le télécopieur continuait à déverser des fax.

37 Mais à l’aube du XXIe siècle, alors que l’élan populiste et l’engouement du pays pour la technologie marquaient un fort recul, les récriminations non dissimulées d’électeurs mécontents, les réunions publiques locales, la rupture avec Washington et la cyberdémocratie suivirent le même mouvement. Après la disparition de TalkBack Live le 7 mars 2003, il ne restait plus que Washington Journal, une matinale à antenne ouverte proposée par GSPAN et permettant la participation interactive des téléspectateurs 32. Toutefois, la présente analyse met en lumière la volonté des producteurs du câble d’exploiter le contexte et l’humeur du moment, une tentative qui leur a fait, à leur tour, remettre en cause les normes en vigueur quant aux sujets politiques pouvant être débattus à la télévision et aux personnes habilitées à prendre la parole. America’s Talking, National Empowerment Television , et TalkBack Live ont modifié le paysage audiovisuel en imposant l’idée qu’on ne pouvait pas se contenter de s’adresser au public, mais qu’on devait dialoguer avec lui. Ce dernier a donc pu prendre part aux discussions et se voir courtisé non seulement pour ce qu’il savait, mais également pour son discernement et son savoir-faire en matière de connexion aux réseaux et de partage des informations. Enfin, la télévision a démontré que la politique ne se réduisait pas au microcosme de l’administration washingtonienne, mais concernait également les gens ordinaires et leur vie de tous les jours. Selon leurs producteurs, ces chaînes et ces émissions ont permis aux citoyens de s’exprimer et de dialoguer avec des représentants du pouvoir et avec leurs compatriotes, ce qui équivaut à un véritable changement politique. À des degrés différents, ces trois programmes ont fait la promotion d’une certaine posture sur le thème du « nous contre eux », en attirant un public mécontent vers le discours politique.

La transformation de l’information sur le câble

38 L’héritage le plus marquant et le plus durable des programmes du type « voix du peuple » est sans doute l’étonnant succès de Roger Ailes, son influence et celle de ses héritiers sur l’évolution des émissions d’actualité sur le câble. Lorsque America’s Talking

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devint MSNBC en 1996, Roger Ailes quitta la chaîne pour devenir directeur des programmes de Fox News. Alors que ses tentatives de tirer parti d’un discours ronflant, conservateur et populiste, avec le Rush Limbaugh Show et America’s Talking avaient, dans l’ensemble, été infructueuses, il rencontra le succès en drapant ce même discours dans un manteau d’« objectivité » journalistique. En effet, tout en offrant un discours ouvertement conservateur et des reportages d’actualité empreints d’idéologie, la chaîne n’hésitait pas à se présenter comme « honnête et pondérée ». Elle persista dans son engagement « au côté des gens », réminiscence des antennes ouvertes au public de Roger Ailes avec, dans ses bandes annonces, des slogans du type « Les informations, c’est nous, les décisions, c’est vous ». D’une certaine manière, Fox News n’a pas cherché à nier l’étiquette conservatrice que les critiques lui avaient attribuée au prétexte que la chaîne estimait les Américains « persuadés que les médias d’actualités penchent à gauche et que, par conséquent, la chaîne est un moyen de contrebalancer cette tendance » (Trigoboff, 2002).

39 Depuis 1996, Fox News, CNN et MSNBC étaient les principales chaînes à proposer des émissions politiques sur le câble33 et dépendaient essentiellement des débats pour tenir financièrement en raison du fait que la couverture des informations sérieuses coûte cher. Si les chaînes traditionnelles avaient depuis toujours réussi à couvrir les dépenses des programmes d’actualité (ces derniers étaient si déficitaires que les services « information » des chaînes étaient qualifiés de « produits d’appel vendus à perte »), les chaînes d’actualité du câble n’ont jamais bénéficié de ce… luxe. Ainsi, dans un contexte de concurrence croissante entre les trois chaînes, ces dernières se sont-elles orientées vers le talk show qui constituait un moyen économique de remplir une grille de programme 24 heures sur 24 (Quenqua, 2002 ; Rutten, 2002). Pour finir, ces chaînes dites d’actualité ont fini par diffuser plus de talk shows que de véritables actualités.

40 Roger Ailes a déclenché une véritable offensive contre l’idée bien ancrée selon laquelle les actualités télévisées devaient se concentrer sur l’exposé des faits, de manière juste, pondérée et non partisane. Fox News a laissé libre cours à son ambition d’atteindre un très large public et s’est évertuée à promouvoir l’idéologie conservatrice en jouant des peurs du public et de sa volonté de vengeance après les attentats terroristes du 11 septembre 2001. Dans le même temps, la chaîne est devenue la championne des mesures d’audience. L’humeur politique du pays avait changé : le public je-sais-tout vivant dans une Amérique sûre d’elle-même était maintenant composé de téléspectateurs avides d’explications à la suite d’un des événements les plus stupéfiants et traumatisants de l’histoire de leur pays34. En faisant apparaître le drapeau américain à chaque coin de l’écran, Fox News s’appropriait l’emblème et sa revendication patriotique pour faire vibrer la corde émotionnelle des auditeurs, tout en œuvrant pour la cause de l’administration George W. Bush et sa « guerre contre le terrorisme ». Dans cette optique, la chaîne reprit le leitmotiv du « nous contre eux », remontant à l’époque de « la voix du peuple », mais avec, cette fois, un ennemi différent. Bill O’Reilly fut choisi pour incarner la « voix du peuple », avec sa rhétorique du « sens commun » et sa façon bien à lui de dépasser les limites avec des invités qui s’en trouvaient déboussolés. Geraldo Rivera allait aussi incarner la « voix du peuple » : un soi-disant reporter envoyé par Fox News pour aller fouiller les grottes de Tora Bora en Afghanistan, un pistolet à la ceinture, et censé traquer Oussama Ben Laden, rien de moins ! De fait, Fox News avait beau se présenter comme une chaîne « d’actualité », ses programmes bavards et au style propre (le discours des experts, les vociférations des animateurs ou les reporters

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globe-trotters) et son engagement aux côtés du téléspectateur pour mieux le séduire (que ce soit au moyen de stratagèmes comme les courriels, la présence du public sur le plateau, la couleur idéologique ou le zèle patriotique) ne faisaient que refléter un discours politique présenté sous un autre nom.

41 Dès lors que les ravages de l’administration George W. Bush commencèrent à se faire jour aux yeux des citoyens américains, redonnant ainsi une majorité au Parti démocrate à la Chambre des représentants à l’automne 2006, la cote de Fox News commença à suivre la baisse de popularité du président américain et de son vice- président Dick Cheney, une chute qui allait se poursuivre tout au long des années de déclin de l’administration George W. Bush. Lors de l’élection présidentielle de 2008 notamment, les émissions de la Fox œuvrant bruyamment pour la cause républicaine étaient en total décalage avec l’engouement du public pour les deux principaux candidats à l’investiture démocrate (The New York Times, 2008). En 2007, mais surtout en 2008, MSNBC réussit à se forger une belle image de marque en programmant en prime time toute une série de talk shows présentés par des animateurs de gauche, comme par exemple Hardball with Chris Matthews, Countdown with Keith Olbermann et, plus tard, The Rachel Maddow Show35. À sa grande fierté, MSNBC devint alors la tribune privilégiée des téléspectateurs pour exprimer leur mécontentement et leur déception à l’égard de l’administration George W. Bush, ainsi que leur espoir de voir les Démocrates revenir aux affaires. Il fut facile de prétendre, comme le firent un certain nombre de critiques, que MSNBC et Fox représentaient les deux faces d’une seule pièce, car elles proposaient chacune un discours idéologique destiné à séduire leurs publics respectifs en jouant sur la corde sensible des téléspectateurs. Cette évolution vers un manque total d’impartialité allait démontrer qu’aucune des deux chaînes n’était capable de « rendre compte » de la « réalité » politique avec précision et équité (Rutenberg, 2008).

42 La polémique suscitée par l’appartenance manifeste des deux chaînes à l’un ou l’autre camp politique – toutes deux affirmant que cela ne transparaissait que dans les débats en prime time et non dans les journaux télévisés – déborda jusque dans la campagne présidentielle, lorsque les Démocrates refusèrent à Fox News d’accueillir un débat de leur parti en raison de sa partialité présumée (Montopoli, 2007). De même, lors de la Convention républicaine, les délégués et les responsables du parti s’en prirent violemment à NBC News, la maison mère de MSNBC, en déclarant qu’elle était contaminée par les idées de gauche qui régnaient en maître sur la chaîne câblée (Bauder, 2008). En conséquence, tandis que toutes les chaînes du câble bénéficiaient d’une campagne présidentielle qui suscitait un énorme intérêt du public (CNN tout particulièrement), se posait la question de savoir à quoi ressembleraient ces chaînes d’information engagées dans une concurrence idéologique acharnée, une fois la lutte partisane venue à son terme (Carter, 2008). À peu près à la même chose, semble-il.

43 Pendant l’ère Barack Obama, Fox News est remontée au sommet des taux d’audience (ces derniers ayant brièvement été à l’avantage de CNN durant la campagne présidentielle) en livrant une guerre idéologique retentissante contre Barack Obama et son administration quasiment dès son arrivée aux responsabilités en 200836. La chaîne plaça la barre encore plus haut en engageant un animateur xénophobe d’un nouveau genre : Glenn Beck, qui – chose des plus étranges – appela à la rescousse Howard Beale, le personnage dérangé de Network (Lumet, 1976), lequel déclarait dans ce film : « Nous sommes furieux et il n’est plus question de supporter ça ». Glenn Beck faisait là référence à la menace qu’était supposée représenter cette nouvelle administration de

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« socialistes » et de « fascistes » pour la société et les valeurs américaines37. L’animateur fit rapidement grimper l’audience en concoctant très adroitement un mélange efficace de styles télévisuels familiers qui associait la véhémence de Bill O’Reilly, la sensibilité exacerbée du télévangéliste Jimmy Swaggart, la théâtralité de Geraldo Rivera et les techniques de vente de l’info-publicité pour faire passer un message d’apocalypse imminente aux accents hystériques. Le succès de Fox News était d’autant plus surprenant que Glenn Beck ne passait pas en prime time, contrairement aux présentateurs des talk shows des autres chaînes aux tendances politiques ouvertement affirmées, mais à l’horaire habituellement prévu pour les actualités de la journée, 17 heures (heure de la côte Est).

44 Sur MSNBC, la présentatrice – marquée à gauche – Rachel Maddow, ancienne journaliste radio sur Air America et première animatrice d’émission politique à revendiquer son homosexualité, attira un large public avec son talk show lancé en prime time au moment de l’élection de Barack Obama. Sous bien des aspects, Rachel Maddow est l’exact opposé de Glenn Beck. Titulaire d’un doctorat obtenu à Oxford, elle se disait mordue de politique et montra sans tarder qu’elle était capable de conduire toutes sortes de discussions politiques, notamment lors d’une interview avec le président des États- Unis, Barack Obama, durant laquelle ils abordèrent en détail la question de la rénovation du réseau électrique américain. Pour sa part, CNN avait plongé à la quatrième place des indices d’écoute en prime time (derrière sa propre chaîne d’information en continu), prouvant ainsi que sa stratégie modérée, efficace en période d’élection, l’était beaucoup moins au quotidien lorsque les auditeurs habituels du câble allumaient leur télévision le soir pour avoir un résumé des événements de la journée dans une optique partisane.

45 En résumé, les chaînes d’information du câble ont purement et simplement remis en question la vision classique des actualités télévisées. L’idéologie, voire la partialité, y jouent souvent les premiers rôles, mais les débats et les opinions, et non le travail journalistique, constituent leur véritable marque de fabrique. Au lieu de profiter de cette omniprésence sur les ondes (24 heures, contre 30 minutes pour les bulletins d’information des grandes chaînes traditionnelles) pour proposer des analyses pointues, les chaînes du câble ont préféré les débats partisans qui généraient beaucoup plus d’audience. Là encore, comme pendant l’ère de la « voix du peuple », les principaux messages politiques sont émis par des non-spécialistes : Gretchen Carlson, ex-miss America, présentatrice des informations du matin sur Fox & Friends ; Glenn Beck, Sean Hannity et Rachel Maddow, présentateurs de talk shows radiophoniques venus à la télévision ; Bill O’Reilly, ancien présentateur vedette d’émissions à sensation et Keith Olbermann, ancien présentateur sportif. Presque tous ont adopté ce style outrancier décrit par John Thorton Caldwell. De plus, alors que les grandes chaînes traditionnelles ne couvraient pour ainsi dire plus l’actualité politique ordinaire pour se concentrer sur les grands événements, notamment les débats présidentiels, les soirées électorales, et les discours sur l’état de l’Union, les chaînes d’information câblées sont devenues le lieu privilégié des actualités politiques. Finalement, c’est cette nouvelle conception des « actualités » qui est aujourd’hui adoptée par la grande majorité des émissions politiques quotidiennes de l’ère post-grandes chaînes nationales.

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Conclusion

46 L’histoire du discours politique démontre que les frontières arbitraires entre experts politiques et non-experts sont aujourd’hui beaucoup plus floues qu’autrefois. Par ailleurs, les moyens mis en œuvre pour cibler avec précision et séduire le public de telle ou telle émission se sont très largement développés et diversifiés par rapport à ceux des précédentes générations d’émissions politiques. Toutefois, il reste à prouver que l’ambition des producteurs invitant « la voix du peuple » à se faire entendre au milieu des années 90 se soit réalisée, à savoir si elle a responsabilisé les téléspectateurs sur le plan politique en leur permettant de « dialoguer en direct » avec les dirigeants du pays. Quoi qu’il en soit, c’est par cette voie que les producteurs et les téléspectateurs ont pu redéfinir les critères de ce qui pouvait constituer un débat politique télévisé intéressant et attractif. Ainsi le spectacle d’un débat politique militant et hargneux s’est-il enraciné dans le succès de ces chaînes « d’information » métamorphosées.

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NOTES

1. Note de l’éditeur : le présent article est issu du chapitre : Jones J. P., 2005, « From Insiders to Outsiders : The Advent of New Political Television », in : Jones J. P., Entertaining Politics. New Political Television and Civic Culture, Oxford, Rowman and Littlefield Publishers (tous droits réservés). Cette traduction a été réalisée par Pierre Bouillon (Université catholique de l’Ouest) et avec l’aimable autorisation de l’auteur et des ayants droit que Questions de communication et les coordinateurs du dossier remercient vivement. 2. Voir l’analyse de Michael Schudson (1998) sur les périodes de culture civique de l’histoire américaine et, entre autres archétypes, celui du citoyen informé, né des réformes de l’ère progressiste du début du XXe siècle, modèle selon lequel la société américaine fonctionne encore aujourd’hui à bien des égards. 3. Eric Alterman (1999) propose une analyse intéressante de l’histoire de l’expertise politique à la télévision remontant aux écrits de Walter Lippmann dans la presse écrite. Voir aussi Bernard Timberg (2002). 4. Les taux d’audience recueillis par l’institut de sondage Nielsen (Nielsen Media Research) pour les talk shows du dimanche matin révèlent que plus de huit millions d’auditeurs suivent encore ce genre d’émission. À titre d’exemple, le taux moyen d’audience des talk shows d’experts du dimanche matin diffusés dans les programmes télévisés de l’année 2006-2007 a été de 3 millions pour Meet the Press, 2,3 millions pour Face the Nation, 2 millions pour This Week et un million pour Fox News Sunday. 5. L’analyse aborde la question du débat politique télévisé apparu en même temps que la première génération de diffusion de programmes sur le câble, à savoir sur CNN dans les années 80. Bien qu’étant diffusée sur le câble, cette forme de débat politique était très semblable à celle proposée par la télévision publique et les grandes chaînes, mais avec quelques modifications forçant l’aspect spectacle. Ce n’est que dans les années 90, avec l’apparition de nombreuses chaines câblées (ce que j’appelle la seconde génération des programmes sur le câble), que le discours politique d’expert s’est vu concurrencé par d’autres formes de débats et a pu se développer en ayant recours à des caractéristiques similaires à ces dernières. 6. Le terme « op-ed » désigne les articles d’opinion signés publiés sur la page opposée à l’éditorial (note du traducteur). 7. Matchs de boxe diffusés le vendredi soir à la télévision américaine (note du traducteur). 8. Pat Buchanan écrivait les discours de Richard Nixon et a également travaillé pour l’administration George Bush. John McLaughlin était un ami personnel de Ronald Reagan et sa femme a été nommée secrétaire d’État au travail par ce dernier. Chris Matthews a travaillé pour Jimmy Carter. George Will était un ami proche de R. et Nancy Reagan, et sa femme a travaillé pour l’administration R. Reagan à la Maison Blanche et dans l’équipe de campagne de Bob Dole lors de sa candidature à la présidentielle de 1996. 9. Le cas Robert Novak, expert de la télévision et chroniqueur qui a révélé être un agent de la CIA sur l’ordre de certains fonctionnaires « anonymes » de l’administration G. W. Bush en 2003, est sans doute l’exemple le plus récent et le plus flagrant des luttes de pouvoir au sein de la vie politique à Washington. 10. Comme le prédit Alan Hirsch (1991 : 182-183), parce que le succès engendre l’imitation, la plupart des commentateurs se trouvent aujourd’hui sur le chemin de la célébrité et ne tiendront probablement pas compte de l’avertissement du célèbre expert Jack Germond : « Si la célébrité vous empêche de faire votre travail correctement, alors c’est un vrai problème et cela implique d’être extrêmement prudent ». 11. Selon Robert Dallek (1999 : 8, 14, 24) : « Les déclarations de Reagan sur n’importe quel sujet, que ce soit l’avortement ou l’aide sociale, étaient plus symboliques que fondamentales [et

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prouvaient] son extraordinaire maîtrise des symboles nationaux qui trouvaient un écho si retentissant chez des millions d’Américains ». Ses « objectifs pour la nation devaient satisfaire des besoins à la fois psychologiques et matériels ». 12. Pour une analyse du « populiste » R. Perot, voir Dennis Westlind (1996) et Linda Shulte-Sasse (1993 : 91-119). 13. Pour une évaluation plus générale des années 90 perçues comme une époque politique « populiste », voir Sean Wilentz (1995), Paul Piccone et Gary Ulmen (1995). Pour un commentaire sur les accents populistes de la décennie et leur décalage avec la vraie définition du populisme, voir Molly Ivins (1996). 14. Note de l’éditeur (NDÉ) : né en 1943, O. North est un ancien lieutenant-colonel du corps des marines. En 1994, il est le candidat républicain au poste de sénateur de Virginie et, depuis 2001, il anime l’émission War Stories with Oliver North sur Fox News. En outre, il est l’auteur de plusieurs ouvrages. 15. NDÉ : né en 1932, avocat et membre du parti démocrate, M. Cuomo est élu gouverneur de l’État de New York en 1982 et réélu à ce poste en 1986 et 1990. 16. NDÉ : né en 1930, R. Perot est un homme d’affaire milliardaire. En 1992, il se présente en tant que candidat indépendant à l’élection présidentielle des États-Unis d’Amérique. En 1995, il fonde le Parti réformateur et, en 1996, est de nouveau candidat à l’élection présidentielle mais, cette fois, au poste de vice-président. Depuis 2000, il signe et participe à plusieurs ouvrages. 17. NDÉ : né en 1941, J. Jackson est révérend, membre du Parti démocrate et militant pour les droits civiques, notamment ceux des noirs. En 1984 et 1988, il est candidat aux primaires de son parti pour les élections présidentielles. 18. NDÉ : né en 1938, J. Brown est avocat et membre du Parti démocrate. Il occupe les postes de secrétaire d’État de Californie (1970-1975), maire d’Oakland (1998-2006), procureur général de Californie et gouverneur de Californie (1975-1983 ; 2011‑). 19. NDÉ : née en 1958, S. Molinari est membre du Parti républicain et élue à la Chambre des représentants des États-Unis de 1990 à 1997. De 1997 à 1998, elle co-anime l’émission CBS This Morning sur CBS, puis plus tard, The Flipside (Channel 4). 20. NDÉ : né en 1961, G. Stephanopoulos est conseiller politique. Il travaille sur les campagnes présidentielles démocrates de Michael Dukakis en 1988 et de Bill Clinton en 1992. Durant la présidence de B. Clinton, il a occupé plusieurs postes au sein de son administration dont celui de conseiller principal en politique et stratégie. Ensuite, G. Stephanopoulos rejoint ABC News comme analyste politique et correspondant pour l’émission politique du dimanche matin This Week. Depuis 2002, il présente cette émission. 21. NDÉ : né en 1942, D. Gergen rejoint l’équipe en charge des discours du président des États-Unis d’Amérique Richard Nixon (avec notamment Pat Buchanan) en 1971. En 1975, il est nommé directeur de la communication du président Gerald Ford puis, en 1980, conseiller pour la campagne présidentielle de George W. H. Bush. En 1993, il revient à la Maison blanche comme conseiller du président Bill Clinton puis du secrétaire d’État Warren Christopher. 22. NDÉ : né en 1938, P. Buchanan est diplômé en journalisme par l’université de Columbia. Il commence sa carrière journalistique au St. Louis Globe-Democrat avant de devenir conseiller politique de Richard Nixon, puis de Gerald Ford. De 1978 à 1984, il co-présente Buchanan-Braden Progam, intervient souvent pour des chroniques sur NBC et collabore avec la chaîne CNN comme chroniqueur régulier dans The McLaughlin Group, Crossfire et The Capital Gang. De 1985 à 1987 il est directeur de la communication de la Maison blanche sous la présidence de Ronald Reagan puis retourne sur CNN. En 2000, il change de chaîne pour MSNBC et anime Buchanan and Press jusqu’en 2003 avant de devenir analyste politique de la chaîne. En 2002, il co-fonde le magazine The American Conservative.

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23. Lors des élections présidentielles de 1992, Thomas E. Patterson (1993) a comparé dix questions posées par des citoyens américains aux candidats et dix questions posées par des journalistes lors de débats de campagne ou de conférences de presse. L’une de ses conclusions en fut que la presse utilisait un langage totalement étranger aux citoyens et éloigné de leurs préoccupations. 24. Par exemple, John T. Caldwell (1995 : 257) cite un ancien conseiller de la FFC (organisme fédéral de prévisions) et de la Maison blanche, également membre de la National Association : « L’offre pléthorique des chaînes câblées destinées à un créneau particulier du marché permettra de répondre aux besoins spécifiques de tel ou tel groupe culturel de notre société multiculturelle. En plus d’offrir des “possibilités de responsabilisation” aux minorités, ces réseaux câblés aux spécificités culturelles devront posséder des équipes dirigeantes réactives aux besoins de leur public cible ». 25. L’ouvrage d’Howard Rheingold (1991) est un travail très représentatif de cette vision utopiste. Pour une analyse critique des illusions engendrées par les technologies de communication, voir Theodore Roszak (1994). Les divisions entre les partisans de l’utopie et ceux de la contre-utopie devinrent si profondes à la fin de la décennie qu’un groupe de « modérés » a finalement créé ce qu’il a appelé « le technoréalisme », un manifeste ancré dans la « réalité » qui devrait tous nous faire garder les pieds sur terre. Voir Andrew Shapiro (1998). 26. Pour Frank Rich, chroniqueur au New York Times, la procédure d’« impeachment » et le procès du président Bill Clinton sont un exemple de guerre culturelle. Dans le New York Times (19/12/98, A15), il souligne que « les fractures culturelles de l’époque sont les mêmes qu’il y a trente ans, et potentiellement aussi explosives ; autrefois, les boucs émissaires de l’idéologie de droite étaient les hippies à cheveux longs, objecteurs de conscience, aux mœurs sexuelles dépravées (une caricature de la gauche, même à l’époque) et aujourd’hui c’est Bill Clinton, dont la politique opportuniste faites de concessions est en fait plus proche de celle du Parti républicain traditionnel que de la gauche des années 60, mais qui est néanmoins devenu l’emblème de ce que la droite hait le plus dans la révolution sexuelle et sociale des années 60 et 70 ». 27. Pour un échantillon représentatif des recherches universitaires conduites sur les talk shows à thèmes de l’après-midi, voir Wayne Munson (1995), Jane M. Shattuc (1997), Bernard Timberg (2002) et Andrew Tolson (1991). 28. Doug McIntyre, écrivain et invité de l’émission Politically Incorrect, a surnommé ces shows « des combats de coqs humains ». Voir Joshua Gamson (1998), Laura Grindstaff (2002) et Kevin Glynn (2000). 29. Pour des récits sur le succès des débats radiophoniques et les personnalités qui les ont portés, voir Peter Laufer (1995) et Howard Kurtz (1996). Pour une analyse de l’influence supposée des débats radiophoniques sur la politique, voir David C. Barker (2002). 30. S. Livingstone et P. Lunt, (1994) prétendent que ce phénomène se remarque à la télévision britannique, dans les programmes documentaires, d’actualité et de théâtre. 31. Ce passage s’appuie sur une analyse complète de Jeffrey P. Jones (2003). 32. CNN a supprimé TalkBack en 2003, alors que l’Amérique s’apprêtait à entrer en guerre contre l’Irak. La chaîne a précisé que cette décision était motivée par un contexte d’actualités intenses. Pourtant, alors que l’Amérique s’interrogeait sur l’utilité de cet engagement en Irak et que la plupart des alliés désapprouvait cette décision, CNN ne semblait pas intéressée par l’avis des téléspectateurs et du public sur le plateau. L’émission était suivie par 600 à 700 000 téléspectateurs (Wilbert, 2003). 33. Même si, parfois, elle s’est aventurée sur le terrain du discours ouvertement politique (comme avec le show éphémère de Dennis Miller en 2004), la chaine CNBC s’est principalement concentrée sur des actualités et des débats sur le monde des affaires. 34. D. Nimmo et J. E. Combs (1992 : 167-169) concluent que l’expertise présentée dans les talk shows de la télévision américaine subsiste car elle représente une sorte de « guérison

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symbolique » pour les téléspectateurs, une sorte de médecine curative faite de symboles et de mythes en ces temps troublés et complexes. La domination constante de la parole « d’expert » dans les débats du câble prouve le bien-fondé de cette remarque théorique. 35. MSNBC a engagé l’animateur P. Donahue, classé à gauche, au début des années 2000, mais a dû le remercier rapidement lorsque la ferveur patriotique s’est emparée du pays à la suite des attentats du 11 septembre 2001. 36. La meilleure analyse des attaques farouches de Fox News contre la nouvelle administration a sans doute été celle de Jon Stewart du Daily Show dans une rubrique intitulée « Tox News Fear Imbalance ». 37. G. Beck accepte même la comparaison avec H. Beale : voir Brian Stelter et Bill Carter (2009).

RÉSUMÉS

Dans un premier temps, l’article décrit les évolutions du discours politique télévisuel en examinant le débat politique à la télévision depuis l’ère des grandes chaînes traditionnelles jusqu’à la première génération des chaînes câblées (donc jusqu’à la fin des années 80). Dans un deuxième temps, il étudie la manière dont une série de mutations et de changements survenus dans les sphères économique, politique, culturelle et technologique de la société américaine au début des années 90 a constitué un terreau propice à l’avènement de nouveaux programmes politiques. Enfin, la contribution analyse les changements du paysage télévisuel dus à la concurrence acharnée des chaînes câblées et leurs répercussions : prise de risques accrue, adoption de nouveaux formats, mise en place de nouvelles relations avec le public. Les programmateurs des chaînes câblées ont notamment proposé de nouveaux cadres du discours politique télévisé, d’abord sous l’impulsion d’animateurs aux accents populistes imitant le style radiophonique et ouvrant leur antenne à une parole politique profane, parfois même à des citoyens mécontents, sans parler d’autres animateurs, véritables tribuns ultraconservateurs. Ces nouveaux formats télévisuels n’étant pas économiquement rentables, ils ont été supplantés par deux nouvelles chaînes câblées d’information (Fox News et MSNBC) à l’origine d’une nouvelle approche du traitement de l’information caractérisée par l’abandon des traditionnelles émissions d’actualités télévisées au profit de débats marqués par l’idéologie.

This article first examines political talk on television from the network era through the first generation of cable programming to the late 1980s, and then explores how a series of developments and changes in the economic, political, cultural, and technological realms of American society in the early 1990s provided the fertile soil from which new political programming would grow. Included here is a discussion of the changes in television that resulted from increased competition brought on by cable that led to new risk-taking, new programming stylistics, and attempts at new relationships with audiences. In particular, cable programmers offered new forms of political talk television, beginning with the populist talk radio-style imitators that featured outsider political voices-at times, those of “disgruntled” citizens, but also including right‑wing rabblerousing. As these new forms of programming failed economically, what rose in their stead was the creation of two new cable news channels, Fox News and MNBC, both of which led the way in transforming cable news into channels that primarily featured ideologically driven forms of talk programming rather than older-style forms of traditional television news reporting.

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INDEX

Mots-clés : télévision, politique, talk shows, expertise, divertissement Keywords : television, politics, talk shows, pundits, entertainment

AUTEURS

JEFFREY P. JONES Université Old Dominion USA-VA 23529 [email protected]

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What Renewal for TV staging of Politics

Pierre Leroux and Philippe Riutort Translation : Inist

EDITOR'S NOTE

This English translation has not been published in printed form/Cette traduction anglaise n’a pas été publiée sous forme imprimée.

1 Apart from some very rare and brief exceptions, until the end of the 1990s the representation of political personalities was staged under the control of journalists and newsroom editorial boards. Politics remained the preserve of a small number of recognized professionals who shared the same "vision and division" framework references (Boltanski, Bourdieu, 1976) of politics as theipoliticians they interviewed. In other words, they had a shared overall idea of the media representation of politics which referred back to an ideal type of exchanges centred on arguments put forward by the main figures of representative democracy to people with contradictory standpoints or who ask questions (political opponents and and/or journalists, then more recently ordinary citizens supervised by journalists). This domination of logos (Lochard, Soulages, 2003) had already begun to dwindle and this became even more the case at the end of the 90s with the regular appearances of "politics professionals" on the first "conversational shows"1.

2 From the outset, these programmes assert that their aim is to desacralize politics and therefore include political personalities in shows specifically aimed at audiences who are a priori the least interested in politics. To examine these new frameworks for the reception of political figures and the possible transformations of political discourse, the first analyses focused above all on the many elements which distinguished these shows from the more classical political shows which came before by particularly highlighting (using comparisons) their low level of political influence on politics2. At the outset, certain elements support this thesis, for example less politicians being invited than

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entertainment personalities, a clear tendency to "de-politicize" discourse which decreased its political effect, a small amount of media picking up on the political opinions put forward in these programmes (Leroux, Riutort, 2011) which could to the conclusion that they are relatively vacuous from a political standpoint. In the previous state of the political/entertainment shows ratio, this point of view seemed relatively relevant even if since the 80s the hybridization of programmes had already greatly redefined the scope of political shows (particularly with the presence of guests from outside the political sphere)3. However the ways in which conversational shows have evolved has largely made some of these distinctions obsolete. Right from the start, entertainment show promoters saw themselves as competing with journalists while many indicators show that the shows' presenters had a certain success in redefining statuses. Presenters managed to bring to light alternative approaches to political representation which were unhindered by the political objectives journalists often put forward (shedding light on democratic decision-making) and more defined by an entertainment-based objective (insofar as the idea is to integrate politics and politicians into television entertainment4). Television's political history (Bourdon, 1994; Olivesi, 1998) has meant that French television was the last media to manage to preserve the way in which politics was portrayed from any change while other media (radio, the press, etc.) had greatly weakened distinctions through methods of coverage, approaches or centres interest5. Conversational shows thus take their place in a general movement of aggiornamento in the way the media covers politics. These shows could not have changed television's relationship with politics on their own even if they have indeed contributed to bringing about change in the television frameworks for staging politics by integrating the desacralization of politics in the public media space. The continually increasing numbers of recognized journalists talking part in entertainment shows (very widespread nowadays) has probably played a decisive role in these being recognized both in symbolic and practical terms. Consequently, the dividing line between entertainment and classical political shows has become increasingly blurred and all kinds of programmes can claim, with varying degrees of success, to contribute to constructing public debate.

Characterizing political entertainment shows

3 In France it was only in the 90s that the first entertainment shows on private and public channels began to invite political personalities. Although people in politics had never – even in the era of the French public television monopoly – just been present on political shows6, these new programmes introduced a kind of break in the televisual representation of politics. They can be defined based on three characteristics. Firstly these programmes are under the control of the channel's programme management departments (and not newsrooms) and are therefore often produced and hosted by television presenters (rather than journalists). This has meant that these shows take the liberty of freeing themselves from the rules and codes which previously regimented television's relationship with politics (Mouchon, 1998). The professional elite of TV show hosts – a profession which became a vital element when commercial television took the upper hand in France in the middle of the 80s (Leroux, Riutort, 2006) – were thus able to symbolically enhance their position because access to the political sphere had previously been the last preserve of journalists. Crossing this dividing line offered new perspectives, particularly the pretension that presenters make a civic contribution

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to democratic debate which would have been unimaginable in television beforehand (Chalvon-Demersay, Pasquier, 1990). A second characteristic is that these programmes integrate political figures into the very construction of the show in an explicit and regular manner. Politicians have become a permanent ingredient in such shows while remaining in the minority as far as guests are concerned (unlike political shows) but nonetheless becoming something of an unquestionable fixture. Finally the third characteristic is that these shows are not specifically designed for politicians. They need to fit into a construction (or "dispositif" as in Foucault's work)7, the logic of which is foreign to the political universe and into debates on public affairs in shows based partly on codes of entertainment long developed to host show business guests. Political discourse thus finds itself in a very different place in conversational shows from in political shows or news programmes. Politics is no longer necessarily in a state of supremacy and is confronted as never before with permanent sources of interference intended to act as a tool for destabilization with varying degrees of violent and explicitness according to the shows' formulas. Such formulas depend on specific constraints linked to the time of screening, the potential audience and the format. Certain roles are attributed to the audience (who are inevitably reactive, enthusiastic and seeking spectacular events8), the show's main host and his or her acolytes (commentators and snipers known for their talent for reactivity and unnerving phrases), the various sequences which give rhythm to the programme (which in practice actually contradict conventional forms of political discourse) and possibly later editing (if the programme is not broadcast live). All these factors contribute to constructing a spectacle which continually renews itself, more effectively avoiding tunnels, abstruse speeches and arguments which journalists in more classical formulas of debate and exchange would not have allowed themselves to develop9.

4 Television show hosts therefore began screening the first entertainment-based shows including political guests in varied formats. Le Vrai Journal (Canal +, 1996‑2006) included an interview of around ten minutes (cut from a real 45 to 60-minute interview) with a political figure in a programme, made-up (real) reports and parodies; Vivement dimanche (France 2, 1998-the present)10 invites politicians to reveal something of their private lives as the main guest - a formula previously reserved for show business personalities (biography, tastes, "hidden side" of personalities) and Tout le monde en parle (France 2, 1998-2006) quickly adopted the formula of an interview on the TV set with a political personality at a table alongside guests from show business. This format has been a template – with numerous variants – pour other shows like On ne peut pas plaire à tout le monde (France 3, 2000-2006), T’empêches tout le monde de dormir (M6, 2006‑2008), Vendredi et Samedi pétantes (Canal +, 2003-2006), Le Grand Journal (Canal +, 2004‑) and On n’est pas couché (France 2, 2006-), all of which have contributed to the general acceptance of this way of portraying politics.

Time to take stock?

5 From the start in France the novelty of these ways of staging politics led to a lot of questions and protests regarding the transformations of the representational frameworks of politics "seized by entertainment " (Coulomb-Gully M., Tournier M., 2001; Reseaux, 2003). Do these shows lead to the marginalization or even the definitive decline of traditional forms of staging politics hosted by journalists? The question was

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asked and this alarmist point of view argued by political journalists and certain observers of television: "The Americanization of political life", the "victory of the spectacular", the "consecration of infotainment" were all evoked and the politics/ entertainment mix was said to be partly responsible for a general "crisis" of democracy. By situating these shows in a larger overall movement (Sartori, 1989) and in the context of broader reconfigurations of the representation of politics, the break with the past they introduced can be put into perspective to better situate their true mechanisms and stakes. In France, Erik Neveu (1995) very quickly defined markers to help situate the emergence of political professionals' new frameworks for expression in a continuity - the "dead ends" (Neveu, 1995) or even "the failure" (Coulomb-Gully, Tournier, 2001) of the televised spectacle of political speech in political shows should logically have led to forms of renewal and the model of the United States could logically have inspired French professionals11. The same author also situates critical analyses of these transformations in the framework of research work abroad which firstly enable the implicit identification of specific features of the French landscape and also the common basis for certain ideological oppositions which underpin analysis and debate12. Regarding discourse and how it has been transformed, the "neo-television" revolution (Casseti, Odin, 1990), the relationship with the private sphere (Mehl, 1996) and more specifically of political speech (Lochard, Soulages, 2003) also underline continuities. Changes to political discourse are part of more general transformations of the way people speak on television and this broadening of focus enables us to truly take stock of the originality of how politicians' appearances are staged on entertainment shows.

6 Reference to these works helps situate the aim of this file which is to question the political/television articulation through these forms of televisual representation. In other words, as conversational shows have become a fixture on French television (they have existed for around fifteen years), it is worth asking what helped them last so long and gain a permanent place in the way politics is stages in the media. The main political figures (practically the sole guests invited for the major occasions on television) considered that taking part in the classic political shows was – and still is – a democratic duty informed by their belief in the ability of such platforms to interest and convince citizen-viewers but the point of taking part in entertainment shows and their political usefulness did not initially seem self-evident at least beyond particular cases and the more general reasons (becoming well-known, reaching a wider audience)13 which are often put forward. However these more general objectives are not initially shared by all members of the political classes. In fact, the risk element inherent in the very forms of these shows requires talents which are used to a lesser extent in daily political life and might also have caused problems for the long-term success of these "new" tribunes. Nonetheless, currently the novelty effect has worn off and it is still clear that these shows have become widely accepted as part of both television and political life. These shows make an contribute significantly to making politics visible and accessible for a broader audience by inviting most major political figures and through the media echo of those appearances. Their presence in the 2012 French presidential election campaign looked lot like an effect of their institutionalization14 as a political tribune of a specific genre and took place without in-depth debate or criticism of the channels that screened them. Talk-shows – the generic term – with political guests15 were a much more central part of the election campaign which had not previously been the case, notably during the run-up to the 2007 presidential election (they were either cancelled or their choice of guests was limited). They invited the

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candidates and their representatives to appear and they complied with rules regarding the representation of the political field set out by the television authorities16. To understand this success, we need to look at the dynamic of evolution of these shows. A linear description of this institutionalization cannot be given which is why a study of the politics/television articulation seems necessary and relevant. Show formulas have profoundly changed and as well as schedule changes (only Vivement dimanche has survived to the present and Le Grand Journal has now been on screen for ten years), shows have continuously needed to rethink their relationships with politics. Although the conversational formula seems to have become a fixture in the schedules 17, the internal mechanics of these shows are now very different from when the shows began. Political guests have become the norm but this has required many adjustments and concessions to the political universe along with innovations and elements borrowed from other relationship modalities regarding politics which define whether the show is a failure or a success in the audience ratings. These show the malleability of a genre as well as its capacity to adapt. If we wish to measure the possible effects of these shows on political representations, this should probably not be analyzed as an overall victory for entertainment in staging of politics (which hardly means we can conclude that a model has been imported from the United States where for many years these shows have had a major place in the schedules - comparable to other types of classic political shows). The classic political show formulas have not disappeared - they have found themselves a new place which may not be comparable to the place occupied by the major political events on television in the past, although this is more due to the increase in programmes on offer18 than to competition from the added competition of entertainment shows with political guests. Conversational shows are thus part of an increased offer of shows staging politics which can attract relatively large audiences without making any differences to the audience ratings of more conventional political shows which in this respect are affected by the vagaries and major events of political life19. The specific nature of today's conversational shows therefore needs to be examined.

7 The politics/entertainment articulation is discussed in several articles in this file. The authors of the first article return to the question of political figures taking part in entertainment shows. Pierre Leroux and Philippe Riutort note that political activity as a field exists through a certain number of positions, interests and individuals' possessed capital and go on to discuss political figures' relationship with entertainment-based scenes to situate that relationship within a dynamic of evolving forms and discourse. The authors' starting point is the question of the "invitation" implicitly sent to politicians by presenter-producers of entertainment shows and they then attempt to understand how the participation of the main political leaders in shows with different formulas works in real terms over time but in a differentiated manner according to the programmes concerned. How do the promoters of these programmes manage to impose new modes of representation of politics? What tensions reveal the difficulties of varying degrees involved in gaining access to the political universe? The authors show that studying the power struggle between these programmes and their participants is the best way to understand how the shows gradually become legitimate.

8 This general discussion of such questions continues with the work of Benoit Lafon who studies the motives and communicational strategies of media and political figures by focussing on the case of the appearance by the leader of the Nouveau Parti anticapitaliste (NPA, New Anticapitalist Party) Olivier Besancenot on the variety show

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Vivement dimanche presented by Michel Drucker in May 2008. This show is considered emblematic of new forms of political communication (and of the construction of a political identity strongly based on personality traits) and is sometimes considered to possess an incomparable ability to positively promote political figures and their performances on the show which directly translate into favourable election results20. The low number of politicians invited onto this Sunday show each year (compared with the show business stars the programme is constructed around) and the resulting selectiveness therein have both contributed to its renown. Appearances on the show quickly became much sought after by politicians following the first political guests and is considered by commentators as a calmer kind of entertainment show (politicians just need to show themselves as they really are). Benoit Lafon shows that it is less revealing to focus on the show's supposed merits and powers and that beyond the apparently simplicity of content, appearances on the show borrow from many registers (not just entertainment) and involve other stakes. Vivement dimanche gives rise to intense journalistic activity and is analysed by the author as an investment in and on the political market on both the political and journalistic levels. The benefits in terms of media echo for a political figure taking part in the show, a new form of "trap for hermeneuts" (Champagne, 1990), are thus viewed – at least as much as the ratings – as an indicator of the person's political importance and helps make political figures more noteworthy.

9 Next Patrick Amey analyses the specific discourse and staging of politics in another emblematic conversational show, Le Grand Journal (Canal +). In 1984, the show took the place of another live on-set show (Nulle Part ailleurs) which only dealt with politics indirectly (mainly with its "Spitting Image" style parody of a news show Les Guignols de l’info). Le Grand Journal gradually shaped the spaces for the reception of politics and gained access to political figures of the highest level, thus managing to become virtually the unique reference in terms of French infotainment. Taking inspiration from models from other countries, Le Grand Journal was a new departure for such shows with its specific framing of politics seemingly able to preserve politics from the getting too close to the world of show business while still including it in a common overall system. As the study (carried out on a corpus of shows broadcast in 2009) shows, the way political speech is framed by this construction (or "dispositif") constructs frameworks for the interpretation of actions and political personality. The author relates a key period for the show when the most harmful humorous content for politics was cut and the framing of politics thus took on a whole new dimension. The way the show changed later highlights the accuracy and relevance of the researcher's analysis. The autonomy given to the Petit Journal (in September 2011) and importance accorded to "La petite question" (a question asked live on the set) confirms the success of the Grand Journal's approach as far as ratings are concerned of course but also its popularity with political figures as an "unmissable space" for a form of representation of which Patrick Amey analyses the ambiguous nature.

10 Frederick Bastien and David Dumouchel carried out a study into the Quebec version of the French show Tout le monde en parle (Radio-Canada) presented in Canada by Guy A. Lepage. This version uses elements from the French show presented by Thierry Ardisson and was compared here to Téléjournal. It is a valid extension to the French case and questions the specificity of the way politics is handled in entertainment shows. The study covers a period during the election campaign taking as its starting point the hypothesis of a significant level of differentiation between the ways of interviewing

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politicians in television news shows and in Tout le monde en parle and the researchers found an absence of significant differences. The indicators used to evaluate the respective levels of rigorous questioning (types of questions) and the subjects discussed (what is at stake, strategy, private life, personality) were found to follow the same kind of direction. Few differences were found in the ways of working of journalists and presenters and the traditional spectrum of subjects (including the political stakes for entertainment shows and private life for journalists) seems to invalidate the hypothesis of roles being shared between entertainment and journalistic work.

11 The last article deals with the emblematic case of the United States where talk-shows occupy a large space in terms of quantity than in France. US talk-shows are supposed to be a model and most often in negative terms. Jeffery P. Jones' text is particularly interesting because it re-situates the very singular situation in the United States. In the States, there have been non-stop news channels for much longer, political satire shows with political guests have become institutionalized and afternoon talk-shows have more influence which all goes to make up a very different landscape from that of France. Thus it would seem that American talk-shows are far from being homologous with their French counterparts and are in fact more "political" (as is the case of shows on Fox News which have become true political tribunes), "entertainment based" (in the sense that in the States there is much less resistance to entertainment) and "popular" (afternoon talk-shows are specifically aimed at women from the popular classes which is a notable difference from French shows of the same type).

Conclusion

12 The analyses in this file cover a spectrum of subjects which may not be exhaustive but are still sufficiently broad in scope to enable conclusions to be drawn regarding how politics is handled in entertainment show in general. They highlight three phenomena: 1) a dynamic of evolution of the way politics is framed which is not limited to entertainment shows; 2) less differentiation than in the past between the journalists' and presenters' approaches to politics; 3) overall television repositioning itself with regard to politics. There is no doubt that in the years to come these in-depth movements will lead to changes in the forms and discourse and in the relationships the media has with the representation of politics.

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NOTES

1. The phrase "conversational shows" refers to shows based around the codes of ordinary conversation in their form (interruptions, changing subjects, multiple interactions) as well as in their content (low level of hierarchy among participants, emphasis on the quality of replies, humour etc.) as opposed to political shows designed to put forward arguments expressed using traditional forms of political rhetoric. In his contribution to the file, Jeffrey P. Jones also underlines this aspect (for American talk-shows) which combines conversation and interpersonal exchanges with the mediatised show. However this is a general dominant characteristic of such shows although there are numerous variations thereof according to the formula. In these shows, the idea is less for people to "give their vision of the political world as if it was based on objectivity" (Bourdieu, 1995) than to establish a dynamic of rapid exchanges where the place of political discourse is not a priori defined as the dominant factor (unlike show whose programmers define them as "political"). 2. Aurélien Le Foulgoc (2007) considers conversational shows to be "out of context"; Erik Neveu (2003) discusses the way politics is sidelined while Éric Darras (2005) underlines the important effect of political declarations picked up from political shows as compared to the quasi-non- existent effect of statements made in entertainment shows. 3. Among the French TV programmes which derived from this politics/entertainment hybridization, we may cite Sept sur Sept ( TF1), Les Absents ont toujours tort (La Cinq), L’Hebdo (Canal +) and many of the political shows of the 2000s such as 100 minutes pour convaincre (France 2) or À vous de juger (France 2) which respectively had 39% and 45 % of non-political guests (Le Foulgoc, 2007) with celebrities, experts or possibly unknowns on screen. 4. The fact that the three first entertainment shows to be broadcast (Le Vrai journal, Vivement dimanche and Tout le monde en parle) were pre-recorded testifies to the spectacular scope they aimed for - to accelerate the rhythm of exchanges and unburden political discourse of its "down time" namely mostly elements which might link up themes and discourse in classical political shows. 5. Examples of the blurring of lines between aims based on politics and entertainment are morning radio news shows, the emblematic Paris Match among magazines and also more general changes which have affected the media along with the specific and multiple modalities used to cover politics on the internet. 6. From the show Dossier de l’écran (Organisation de radiotelevision française then Antenne 2) in the 60s-70s right up to shows like Apostrophes (Antenne 2) or Droit de reponse (TF1) in the 80s, we

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have seen that the presence of political personalities as guests was not limited to just political shows. 7. For more information on the concept of the "dispositive" derived from the work of M. Foucault, see Noël Nel (1998) who discussed this filiation and how it was used to analyze television. 8. The audience is pre-conditioned by the warm-up presenter or comedian who actually incites them to ask for spectacular moments. 9. However journalists always intervene to keep discussion moving through directives particularly aimed at limiting the use of figures and speeches which are too long or too technical. 10. We shall use this title to refer to all programmes which have two parts in reality - Vivement dimanche (in the afternoon) and Vivement dimanche prochain (in the evening before the news). In this file, please see the article by B. Lafon on the contents of this show. 11. The "forum-style" shows and more generally laymen taking part in political shows appeared a way of avoiding people getting "tired" of political discourse. On this point, see É. Darras (1999), Sébastien Rouquette (2001, 2002) and P. Lefébure (2005). 12. In this file, our aim was not to argue one way or the other on the democratic relevance of politics being included in entertainment shows. On this particular point we refer readers to the synthesis of Anglo-Saxon debates and analyses presented by É. Neveu (2001, 2012) and the exchange between Kees Brants and É. Neveu (2003) sums up the opposition of these two viewpoints on diverse forms and different contexts (the Netherlands for the former and France for the latter) at a time when these forms have only existed for a few years. On this point, also see Liesbet Van Zoonen (2004). 13. See Apolline de Malherbe (2007) on the advantages of taking part in entertainment shows to become better known and reach a wider audience, This author's data shows that even before the first conversational shows, certain political personalities took part in many programmes of all kinds and continued to do so afterwards. J. Lang – Culture Minister (1981-1986), Culture and Communication Minister (1988-1992) then Education Culture Minister (1992-1993) under the presidency of François Mitterrand – took part in 33 shows before conversational shows were launched, appearing on Tout le monde en parle as early as 1999 and taking part in 75 entertainment shows in the period running from 1986-2006 (ibid. : 223-228). 14. By "institutionalization", we are referring to the fact that despite shows being cancelled or changed, this kind of programme now seems a definitive fixture in the schedules. 15. Today there are basically four talk-shows who invite politicians to appear - Le Grand Journal and Le Petit Journal (Canal +, different shows since September 2011), Salut les Terriens (Canal +) and On n’est pas couché (France 2). 16. In France, there are rules on television timing in the campaign in the audiovisual media based on principles of fairness to make sure candidates get exactly the same amount of airtime to speak. On this point, see the website of the French Conseil Superieur de l’Audiovisuel (CSA). The major national channels' regulations stipulate that there must be programmes with political guests without mention of the form of the shows. Thus the CSA made the private channel TF1 broadcast "political information magazines regularly during prime time". Access: http:// www.csa.fr/Television/Les-chaines-de-television/Les-chaines-hertziennes-terrestres/Les- chaines-nationales-gratuites. Consulted on 01/10/13. 17. In the conversational formula political guests share the screen with entertainment personalities (often from the mainstream) and avoid a dual relationship (which was the case with Le Vrai Journal and En aparte on Canal +). 18. There has been a multiplication of mainstream theme-based channels (digital terrestrial television, distribution by internet access providers) whose output is largely made up of political exchanges (non-stop news channels, parliamentary channels) so the overall volume of

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programmes with political guests seems much more scattered than over the schedules than in the preceding period (Le Foulgoc, 2007; Eschstruth, 2007). 19. Unsurprisingly, classical political shows on major channels get the best audiences when there is an election (particularly the presidential election) and when they invite the most popular candidates in that competition. Outside elections, audience ratings generally depend on the guest, the prior interest in the show, its links with the political agenda and finally on competing programmes. 20. According to the advertising executive Jacques Séguela speaking in the documentary La political communication sous la Cinquième Republique (Gaillard, 2005, France 5) "showing off on Michel Drucker's show […] is a must if you want to be the French President".

AUTHORS

PIERRE LEROUX Centre de recherche sur l’action politique en Europe Institut d’études politiques de Rennes Université catholique de l’Ouest/L’Université Nantes Angers Le Mans F-49000 [email protected]

PHILIPPE RIUTORT Groupe d’analyse politique Université Paris Ouest Nanterre La Defense F-92000 [email protected]

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Échanges Exchanges

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Classer, marchandiser et manager : quel idéal de l’Université opposer aux dérives en cours ? Classify, Commodify and Manage: What Ideals of the University oppose to the Ongoing Excesses?

Arnaud Mercier

1 La qualité critique des textes écrits en réaction à notre article (Mercier, 2012) sur le destin des universités, hébergé dans cette rubrique « Échanges », prouve une fois encore que l’enrichissement intellectuel naît de la confrontation des points de vue. Remercions donc les collègues qui ont pris le temps de nous lire et d’alimenter le débat sur la façon d’exercer le métier d’enseignant-chercheur à l’avenir. Au-delà de ce que chacun affirme partager comme similarité dans les constats et analyses proposés, beaucoup ont choisi de développer leur argumentaire en complémentarité avec notre contribution liminaire. Mais, les uns et les autres pointent aussi au passage des désaccords sur l’analyse ou sur certaines idées émises. Nous voudrions donc, à notre tour, mettre en exergue des points d’accord avec certains compléments apportés et prolonger la réflexion, tout en reformulant et défendant parfois plusieurs de nos arguments face aux critiques énoncées. Le propos sera structuré en trois temps : l’un consacré aux classements des universités et à leurs mésusages, un deuxième présentant les méfaits de la marchandisation du savoir sur l’endettement des étudiants en Amérique du Nord, un dernier centré sur les conditions d’engagement des universitaires contre les transformations en cours de l’Université.

Les classements académiques et leurs mésusages : la course erronée au gigantisme

2 Julie Bouchard (2013) apporte un éclairage enrichissant sur les enjeux de gouvernance et médiatiques qui entourent la publicisation des résultats des classements internationaux des universités. Les recherches qu’elle a conduites, avec d’autres

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collègues, sur ce thème donnent un éclairage plus édifiant encore que ce nous percevions comme un problème, en simple qualité « d’usager » des universités. Ses analyses sur les usages autopromotionnels – par les universités elles-mêmes – de ces classements exogènes aux critères souvent assez arbitraires, font froid dans le dos. Pour les universités qui s’en vantent, c’est prendre le risque de se tirer une balle dans le pied ! Car les critères ouvrent grand la porte à des aléas de classement, alors qu’ils assurent la stabilité des universités classées en tête, puisque les critères sont issus de l’observation de leur situation et principes de fonctionnement.

3 Il faut rappeler inlassablement que le « célèbre » classement dit de Shanghai repose sur un modèle d’université à l’américaine et que le système de structuration de l’enseignement supérieur et de la recherche en France le fait d’emblée partir avec un handicap. Enfin, les gouvernants français le disent comme nous le verrons ! Puisque nous avons un grand organisme public de recherche pluridisciplinaire (le CNRS – Centre national de la recherche scientifique) plus d’autres entités comme l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) pour la santé ou l’Ifremer (Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer) pour les océans, puisqu’une partie de la formation des élites est assurée par des « grandes écoles » ou des « grands établissements publics d’enseignement supérieur », avec des étudiants provenant de filières sélectives dissociées de l’Université (les classes préparatoires), le système universitaire français dans son ensemble n’est simplement pas comparable à l’aune des critères retenus.

4 Redisons donc avec force que si les universités françaises commencent à agir principalement en fonction de ces classements, elles prennent le risque d’y perdre une partie de leur âme. Un cas exemplaire de cette dérive liée à l’obsession du classement est la course au gigantisme. On pourrait dire beaucoup de choses sur notre propre université fusionnée (celle de Lorraine), mais, afin de ne pas essuyer le reproche de régler des comptes, nous préférons évoquer le cas des trois ex-universités d’Aix- Marseille. Exposons d’abord quelques extraits du texte de présentation de la nouvelle entité fusionnée1 : « Aix-Marseille Université [ AMU] a été créée par le décret n° 2011-1010 du 24 août 2011. Elle est entrée en vigueur le 1er janvier 2012, se substituant à l’université de Provence, de la Méditerranée et Paul-Cézanne. C’est aujourd’hui une des plus jeunes universités de France, c’est aussi la plus grande de par le nombre de ses étudiants, de ses personnels et par son budget. C’est également la plus grande université francophone. Autant d’atouts, au-delà des résultats d’ores et déjà notables dans le domaine de l’enseignement et de la recherche, qui font d’Aix- Marseille Université un établissement d’enseignement supérieur et de recherche d’excellence […]. Une reconnaissance internationale d’ores et déjà indéniable Lors du dernier classement international de Shanghai, paru le 15 août 2011, Aix- Marseille Université s’est positionnée dans la tranche 102-150 du classement mondial sur 500 universités classées (c’est un progrès notable par rapport au classement des universités évaluées séparément) et dans la tranche 4-6 des universités françaises ».

5 On voit ici que le gigantisme est posé en atout incontestable et qu’il a valeur en soi de « reconnaissance » accrue dans les classements internationaux, dont il convient de se vanter. Mais lorsque le verdict 2013 tombe mi-août, et que l’AMU recule à la 151e place, son président Yvon Berland use sur le site, de circonlocutions pour préciser qu’une involution n’est en revanche pas si grave – « Quelques places simplement ont été

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perdues » – puisque, si l’AMU a changé de tranche (151-200), cela ne représente que six place de moins, car lorsqu’elle se vante sur son site d’être dans la tranche 102-150, ce marketing grossier cache qu’elle était en fait en fin de peloton (à la 145e place). C’est un même désagrément que subit l’université de Lorraine dont la fusion (des trois universités de Nancy et de celle de Metz) devait assurer une montée en puissance dans le classement de Shanghai et qui fait du surplace en légère régression : en 2011, 273e place ; en 2012, 277e ; en 2013 : 278e.

6 La course au gigantisme est encouragée depuis plus de dix ans par les autorités politiques françaises. Un rapport sénatorial (co-rédigé par deux élus, l’une socialiste, l’autre de l’Union du mouvement populaire – UMP) sur le bilan de la Loi relative aux libertés et responsabilités des universités (la fameuse LRU) et du dispositif de rapprochement des universités mettant en commun certaines tâches (dispositifs appelés pôles de recherche et d’enseignement supérieur – PRES) publié en mars 2013, en vient à regretter le manque d’audace de beaucoup d’universités en la matière, même si le mouvement est lancé et irait dans le bon sens car les universités françaises deviendraient enfin assez grosses pour être visibles dans les classements : « Ces regroupements universitaires ont été constitués dans une logique de seuil, par la mutualisation tant des capacités de recherche et de formation que des publics étudiants accueillis. Ils ont permis d’établir des périmètres universitaires plus comparables aux grands ensembles universitaires prestigieux occupant une place de choix dans les comparaisons internationales. À cet égard, il est intéressant de rappeler que l’université de Bologne accueille pas moins de 85 000 étudiants répartis sur de multiples sites, soit deux fois plus qu’une “grande” université française (l’université de Strasbourg compte, après la fusion de ses entités constitutives, 43 000 étudiants) » (Gillot, Dupont, 2013).

7 Cet argument est faux et pire, il est aussi erroné qu’absurde. Le lecteur informé en est réduit aux conjectures pour comprendre comment un tel mensonge est si complaisamment relayé : les politiques sont-ils incompétents sur ce sujet (hélas, on ne peut exclure l’hypothèse quand on voit que le Sénat avait voté en catimini, sans débat, la suppression de la procédure de qualification aux emplois d’enseignants-chercheurs par le Conseil national des universités (CNU), au printemps) ? Sont-ils manipulateurs et osent-ils, du coup, affirmer une contre-vérité en suivant l’adage « plus c’est gros mieux ça passe » ? Ou sont-ils victimes d’une auto-intoxication faisant prendre les représentations culturelles qui traînent pour la vérité, au point de ne pas juger utile de vérifier les données. Apportons à ces deux sénateurs les données qui leur manquent, via ce tableau mettant en relation les douze premières universités du classement de Shanghai 2013 avec leur nombre approximatif d’étudiants.

Tableau 1. Effectifs étudiants des universités en tête du classement de Shangai2.

Rang Université Nombre d’étudiants

1 Harvard 21 000

2 Stanford 15 800

3 Berkeley 35 000

4 Massachusetts Institute of Technology (MIT) 10 900

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5 Cambridge 18 500

6 California Institute of Technology 2 200

7 Princeton 7 600

8 Columbia 28 900

9 Chicago 12 300

10 Oxford 21 500

11 Yale 11 700

12 University of California 40 000

8 Nul besoin de décrypter les chiffres pour comprendre d’un seul coup d’œil que la visibilité dans le classement de Shanghai pour les universités leaders n’a rien à voir avec le nombre massif d’étudiants et la course au gigantisme qu’on impose en France, en la parant de toutes les vertus.

9 Et, s’il faut sacrifier à l’air du temps comparatif et classificatoire, alors comparons les données essentielles des universités en tête du classement avec quelques universités françaises « bien classées » et/ou en proie au gigantisme par fusion. La mise en parallèle du nombre d’étudiants, d’enseignants-chercheurs et des budgets (par indulgence pour les universités françaises, nous avons omis d’intégrer les indispensables personnels administratifs et techniques). Le bilan est sans appel. Cinquième du classement de Shanghai 2013, l’université de Cambridge, fait figure de parent pauvre par rapport à ses rivales, avec un budget par étudiant de seulement 51 000 €, mais à égalité quand même avec Berkeley. En face, les mastodontes universitaires français fusionnés font pâle figure avec une moyenne de 10 000 € par étudiant, loin derrière les 132 000 € par étudiant de la tête de classe : l’université d’Harvard.

Tableau 2. Universités françaises fusionnées et celles en tête du classement de Shanghai : douloureuses comparaisons3.

Nombre Ratio étudiants par Ratio budget Universités d’étudiants enseignant chercheur par étudiant

Université d’Harvard 176 190 $ corps enseignant : 2 100 personnes 21 000 10 (132 000 €) Budget 2012 : 3,7 milliards $

Université de Stanford corps enseignant : 1 995 personnes 80 300 $ 15 800 8 Budget pour la recherche en 2012 : (60 200 €) 1,27 milliards $

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Université de Berkeley 1 582 enseignants temps plein + 500 à 68 500 $ 35 000 16,8 temps partiel (51 300 €) Budget en 2010-2011 : 2,4 milliards $

Massachusetts Institute of Technology (MIT) 1 753 professeurs (tous rangs 247 000 $ 10 900 6,2 confondus) + autres personnels (185 000 €) enseignants Budget en 2012 : 2,7 milliards $

Université de Cambridge 2 845 membres rattachés à la 43 800 £ 18 500 6,5 recherche (51 300 €) Budget en 2012 : 810 millions £

Université Paris-Sud 2 460 enseignants-chercheurs 27 000 11 14 800 € Budget en 2012 : 400 millions €

Université de Lorraine 3 700 enseignants-chercheurs Budget 52 400 14 10 700 € en 2013 : 562 millions €

Université de Strasbourg 2 780 enseignants-chercheurs 43 000 15,6 10 300 € Budget en 2012 : 443 millions €

Aix-Marseille Université 4 600 enseignants-chercheurs 72 000 15,6 9 000 € Budget 2012 : 650 millions €

10 Il faut donc d’urgence réclamer aux décideurs politiques de QUINTUPLER LES BUDGETS des universités françaises pour faire des bonds importants dans le classement de Shanghai ! Et nous attendons avec impatience qu’un décideur universitaire ou politique ose dire que la demande est absurde car ce tableau n’a pas de sens, dès lors que l’on compare des budgets issus de traditions et de modes de financement si différents. Nous serons alors encore plus fondé à leur renvoyer en boomerang que légitimer le gigantisme pour grimper dans le classement de Shanghai est tout aussi absurde, pour les mêmes raisons d’univers incomparables a priori.

11 L’intérêt du texte de Julie Bouchard (2013) tient aussi au rappel que le problème de ces classements académiques tient largement aux usages qui en sont fait : par les universités elles-mêmes ou par les acteurs politiques nationaux, régionaux et locaux, pas toujours versés aux subtilités des problèmes méthodologiques de leur élaboration, pour qui ces classements peuvent apparaître plus objectifs qu’ils ne le sont. Mais, le phénomène le plus pervers est celui décrit par l’auteure qui fait que la contestation des principes du classement contribue, en réalité, à renforcer l’idée du classement en soi : « Ce type d’opposition aux classements partage avec les promoteurs de classements

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existants l’idée selon laquelle il existerait un classement susceptible de bien ou mieux refléter le réel » (Bouchard, 2013 : 191). Et l’on voit que des politiques peuvent intégrer la critique des principes du classement de Shanghai, tout en faisant comme si cela n’était pas si grave et qu’il fallait quand même se réjouir d’y figurer et d’y progresser. Le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Geneviève Fioraso, déclara sur France Info (citée par Reuters, 15/08/13) : « Il faut reconnaître les limites du classement de Shanghai qui a été modelé sur un modèle anglo-saxon mais en même temps la France, petit à petit, globalement, grignote des places dans le classement donc c’est plutôt pas mal ».

12 Pour autant, un point de divergence apparaît avec Julie Bouchard. Critiquer les principes méthodologiques n’est pas forcément participer à la célébration de ces classements, si les attaques visent à écorner leur légitimité même. Et, précisément, les citations que la chercheuse a retenues de notre texte visent à saper leur légitimité et non à les améliorer au nom d’un idéal de classement qui serait meilleur : « Ce classement ne mesure pas la performance de nos établissements mais leur écart à la norme américaine qui a servi à en dicter les critères. Vouloir nous faire croire qu’à coup de meilleures performances ou de fusions, nous entrerons aux meilleures places de ce classement n’est rien d’autre qu’une absurdité » (Mercier, 2012 : 209). Ce disant, notre analyse ne manifeste à l’évidence aucune valeur partagée avec les promoteurs de ce classement. En ce sens, il apparaît que qualifier ces classements de « miroir déformant » n’est en rien incompatible avec la riche conceptualisation de la notion de « classement » proposée par Julie Bouchard (2013), contrairement à ce qu’elle laisse entendre.

La marchandisation de l’enseignement supérieur et le périlleux endettement des étudiants : le syndrome nord-américain

13 Parmi les apports des articles d’Éric George (2013) et de Julien Duval (2013), retenons la dimension économique qui fut, en effet, trop absente de notre démonstration. Économiste de son état, le second auteur pointe avec beaucoup d’acuité le développement chez les décideurs politiques et académiques d’une vision étroite de l’utilitarisme qui sert un schéma d’économisation de l’Université. Travaillant dans les universités canadiennes, le premier met fort bien en exergue une autre dérive, celle des droits d’inscription et de l’endettement des étudiants, singulièrement aux États-Unis – qui est très proche d’une bulle spéculative – mais aussi au Canada. « Ces questions prennent une coloration spécifique dans un contexte d’endettement croissant des étudiants. Ceux-ci apparaissent de plus en plus concernés par des questions matérielles de subsistance : ce qui entraîne soit des emplois du temps particulièrement chargés entre travail, voire petits boulots, et université, soit un endettement considérable qui pèse ensuite pendant plusieurs années ; à moins que les deux soient combinés. On peut comprendre pourquoi, de leur point de vue, l’Université a avant tout pour but de les aider à obtenir un emploi sur le marché du travail capitaliste » (George, 2013 : 245).

14 Et la démonstration conduite par notre collègue apporte une précieuse mise en évidence d’un cercle vicieux : la marchandisation de l’Université, l’orientation vers ce qui devrait devenir sa finalité première, voire unique (la professionnalisation) s’auto- entretient, faisant des étudiants des clients qui estiment à bon droit devoir obtenir des

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résultats tangibles et avérés, bénéficier d’une individualisation de leur parcours, d’autant plus qu’ils paient cher. La logique néomanagériale appliquée dans l’Université tend donc à « exacerber la tendance à l’utilitarisme de la part des étudiants, à la focalisation sur les résultats, sur l’obtention du titre au détriment d’une réelle implication dans le processus d’acquisition des savoirs » (George, 2013 : 245).

15 Revenons donc sur la situation d’endettement des étudiants américains pour voir jusqu’à quelles dérives l’introduction de pratiques ultralibérales peut conduire, à force de tailler dans les subventions publiques aux universités, à les inciter à accroître leurs frais d’inscription, voire à entrer en compétition pour capter des étudiants, leur vendant fort cher un rêve de « diplomation » et d’emploi.

16 Au cours des trois dernières décennies, les coûts d’inscription – jusqu’à l’obtention d’un diplôme de bachelor (équivalent à celui de la licence dans le système licence-master- doctorat – LMD) – ont augmenté de plus de 1 000 % (Johnson, Van Ostern, White, 2012 : 1). En 2011, deux tiers des étudiants qui obtiennent le bachelor en quatre ans l’ont avec une dette moyenne d’un peu plus de 25 000 $. Le total de l’endettement étudiant a atteint la somme astronomique de plus de 920 milliards de dollars, et avec d’autres estimations cela dépasse même déjà les 1 000 milliards. « L’une des principales causes est la diminution constante du financement de l’État pour l’enseignement supérieur, qui avait aidé les colleges à conserver des frais de scolarité abordables. Les coûts d’inscription dans les colleges et universités croissant régulièrement et rapidement, sur tout le territoire, cela a provoqué une hausse spectaculaire de l’endettement des étudiants »4 (ibid.). Ce taux d’endettement est en hausse constante depuis plus de dix ans et se répartit avec l’effet du temps et de l’aide des parents à leurs enfants, sur l’ensemble des générations comme le montre le graphe issu d’une étude publiée en mars 2013 de la Federal Reserve Bank of New York (FRBNY – Lee, 2013 : 4)5.

Tableau 3. Répartition de l'endettement global étudiant par tranches d'âge (source : FRBNY Consumer Credit Panel).

2004 2008 2012

en millions de taux en millions de taux en millions de taux

dollars (en %) dollars (en %) dollars (en %)

< 30 ans 135 41,60 258 39,80 326 33

30-39 ans 102 31,60 204 31,40 326 33

40-49 ans 52 16,20 102 15,80 170 17

50-59 ans 34 10,50 68 10,40 102 12

60 ans et 4 0,10 17 2,60 34 5 plus

Total 325 649 958

17 La dette moyenne par étudiant emprunteur est de 24 000 $, mais cette moyenne est peu significative, car certains ont accumulé des passifs bien plus lourds. Le camembert de

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répartition proposé par la FRBNY est plus parlant (Lee, 2013 : 6). Ainsi découvre-t-on que 40 % ont moins de 10 000 $ de dettes (7 500 €), que 30 % ont entre 10 000 et 25 000 $ (18 700 €, ce qui obère déjà un peu les capacités à vivre bien ses premières années dans la vie active), mais cela signifie donc que 30 % ont plus à rembourser, 27 % devant entre 25 000 et 100 000 $ (75 000 € !). Une pareille somme place les diplômés en situation de risque élevé : il leur faudra absolument trouver du travail, voire en avoir deux ou trois pour cumuler les revenus ; l’accès à d’autres crédits (consommation, logement, santé…) va devenir très difficile au vu du taux d’endettement déjà atteint (ce que remarque la FRBNY dans son étude, s’inquiétant du tarissement à venir de la consommation pour ces nouvelles générations, dont une part importante du revenu servira d’abord à rembourser ces crédits).

Tableau 4. Distribution de la dette étudiante par paliers financiers (source : FRBNY Consumer Credit Panel).

Somme de la dette (en $) Taux d’étudiants (en )

1 à 10 000 40

10 000 à 25 000 29,70

25 000 à 50 000 17,70

50 000 à 100 000 9

100 000 à 150 000 2,20

150 000 à 200 000 0,90

> 200 000 0,60

Total 100

18 Selon cette étude, les raisons de la croissance de la dette par personne et des emprunteurs sont multiples : • plus de gens fréquentent les collèges et font des études supérieures ; • plus de parents inquiets pour l’avenir de leurs enfants prennent des prêts étudiants pour leur permettre de faire des études qu’ils ne suivraient pas sans cette aide familiale ; • les étudiants qui suivent des études supérieures restent plus longtemps à l’Université pensant accroître ainsi leurs chances de trouver du travail à la sortie ; • la baisse des taux de remboursement par les emprunteurs avec la montée des retards de paiements ou des reports, accroît le montant des crédits dus. D’autant que, en 2005, les sénateurs républicains ont inscrit dans une loi l’exclusion des crédits pour étude de la liste des crédits entrant dans la procédure de surendettement et pouvant aboutir à déclarer l’état de faillite personnelle.

19 En effet, il faut relier cette question aux perspectives d’emploi, comme le fait le Project on Student Debt at The Institute for College Access & Success (TICAS), dans une note de 20126 mettant en perspective les faits sur plusieurs années. Le taux de chômage des jeunes diplômés était de 8,8 % en 2011, soit une légère baisse par rapport au record

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de 2010 de 9,1 %. Le constat est que beaucoup plus de jeunes diplômés sont sous- employés, travaillant seulement à temps partiel ou occupant des emplois moins bien rémunérés ne nécessitant pas une formation supérieure. Les étudiants qui ont emprunté pour étudier et qui ont obtenu un bachelor en 2011, l’ont fait avec en moyenne 26 600 $ de dette de prêt étudiant, contre 25 250 $ en 2010, 23 280 $ en 2008 et 17 000 $ en 1996. L’augmentation de 2010-2011 de 5 % est similaire à celle annuelle moyenne au cours des dernières années selon le TICAS. Le rapport (The Institute for College Access & Success, 2012) a également constaté qu’environ deux tiers des étudiants inscrits en 2011 avaient des prêts pour étude, chiffre en croissance constante.

20 On comprend mieux pourquoi le désengagement de la dette après les études devient très difficile et que le solde qui reste aux emprunteurs diplômés s’accroisse alors que le nombre de ceux qui suivent leurs études endettés croît aussi. Selon les données rassemblées par l’American Student Assistance7, sur les 37 millions d’emprunteurs américains qui ont des soldes impayés de prêts étudiants, 14 %, soit environ 5,4 millions d’emprunteurs, ont au moins une ligne de crédit étudiant (il est fréquent qu’ils empruntent à plusieurs organismes) totalement en souffrance et sont, dès lors, considérés comme « delinquents ». Et deux étudiants emprunteurs sur cinq – 41 % – sont en défaillance de paiement à un moment donné, au cours des cinq premières années après le début du remboursement. Et, si tous les étudiants sont plus ou moins fragilisés, il est une catégorie qui devient sinistrée, ceux qui abandonnent leurs études avant le diplôme, alors qu’ils ont emprunté, parfois beaucoup. Selon la chercheuse Mary Nguyen (2012), les tendances sont « inquiétantes » sur ce point : • de 2001 à 2009, le taux d’étudiants qui ont emprunté pour financer leurs études en college est passé de 47 % à 53 % ; • parmi ceux qui ont emprunté, le taux d’étudiants qui ont abandonné entre 2003 et 2009 était plus grand que celui de ceux qui avaient abandonné entre 1995 et 2001 ; • ceux qui ont abandonné ont des taux de chômage plus élevés et gagnent moins d’argent que ceux ayant obtenu leur diplôme. Les emprunteurs qui ont abandonné leurs études avant la fin sont quatre fois plus susceptibles de faire défaut sur leurs prêts ; • les tendances sont plus marquées dans le secteur académique à but lucratif, qui a beaucoup grossi au cours des années 2000, en partie en raison d’un fort recrutement et de l’enrôlement des étudiants de familles à faible revenu en les y encourageant par une politique de crédit alléchante et agressive.

21 Le pire est que tout cela peut être le fruit d’un cercle vicieux très bien décrit ici, et que les syndicats d’étudiants en France dénoncent aussi souvent, même si, aux États-Unis, le phénomène est d’une toute autre ampleur et gravité. « Les données montrent comment les coûts toujours croissants des College mettent de plus en plus d’étudiants entre le marteau et l’enclume : ce qu’ils doivent faire pour éviter d’emprunter trop d’argent, comme l’inscription à temps partiel et des emplois à temps plein en parallèle, rend également plus difficile pour eux l’obtention de leur diplôme. Même si le marché de l’enseignement supérieur devient plus fourni et complexe, les conséquences des mauvais choix sont de plus en plus sévères »8 (ibid. : 1-2).

22 Avec la baisse tendancielle des soutiens publics et la compétition accrue entre les établissements pour attirer les étudiants et accroître leurs ressources propres, la marchandisation à outrance de l’enseignement supérieur s’est faite « grâce » à des tactiques agressives des prêteurs que Richard Cordray, directeur du Bureau de protection financière des consommateurs, a qualifié de tactiques « étonnamment

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similaires » (« strikingly similar », cité in : Johnson, Ostern, White, 2012 : 7) à celles de l’industrie des prêts hypothécaires lorsque les funestes subprimes sont montés en flèche. Le résultat est une augmentation globale de la précarité financière des diplômés et un appauvrissement net des générations sorties sans diplôme avec la création d’une bulle spéculative qui semble ne pas avoir grand-chose à envier aux tristement célèbres subprimes. Selon « le gestionnaire de “fonds de couverture” (hedge-fund) Steve Eisman, s’exprimant devant le Congrès américain […], l’industrie de l’éducation à but lucratif est tout aussi destructrice que l’industrie des hypothèques subprimes. Selon lui, nous assistons aux débuts d’une bulle semblable à la crise des hypothèques subprimes où les établissements, donc les recruteurs, qui sont payés à la commission, se battent pour recruter les étudiant·e·s avant de les jeter à la rue bardés non pas de diplômes, mais de dettes financées par l’État »9.

Idéalisation de l’Université et capacité à (ré)agir collectivement

23 Julien Duval (2013 : 212) souligne avec pertinence que nos descriptions du système universitaire tel qu’il est attaqué et miné de l’intérieur, relèvent parfois du « portrait idéalisé ». Julie Bouchard (2013) va dans le même sens. Cette forme d’idéalisation peut conduire sans doute, quelque fois, à sortir du cadre étroit de l’analyse froide et « objective », propre, dit-on, au jugement scientifique. En ce sens, nous n’avons pas détaillé les rapports de force au cœur du système universitaire, les différences entre les domaines de formation, les statuts, etc. Remercions donc Julien Duval (2013) ou Marc Lits et Évelyne Léonard (2013) de l’avoir fait pour nous. « On a affaire à une organisation qui présente une structuration apparemment forte (hiérarchies, grades, règlements, procédures et tutti quanti) mais qui laisse une large place à d’innombrables champs de force entre les acteurs qui la composent et ceux avec qui elle est en relation (politiques, institutions concurrentes, financeurs, etc.) » (ibid. : 270). Occupé à notre démonstration sur les évolutions (ne faudrait-il pas dire plutôt les involutions ?) de l’Université française, nous avons opté pour une approche idéaltypique à la Max Weber, rassemblant ce qui permet de définir des traits communs plutôt que d’entrer dans les détails de ce qui a toujours fait les ferments d’opposition interne à la communauté universitaire. Nous sommes donc bien d’accord pour affirmer qu’au-delà de ce qui unifie nos destins, l’Université s’apparente, comme l’a si bien décrit Christine Musselin (1997), à une « anarchie organisée » et que c’est aussi dans ces conceptions divergentes qui ont toujours existé que les tenants du néomanagérialisme peuvent trouver des « alliés » en interne, pour appliquer à tous, des préceptes qu’une majorité du corps enseignant rejette pourtant. Car, comme le souligne avec force (véhémence ?) Éric Dacheux (2013), les réformes néomanagériales sont mises en œuvre par des universitaires, et nous sommes donc collectivement responsables de notre malheur, du moins en partie, nuancerions-nous quand même…

24 Cet exercice d’autoflagellation étant réalisé, il faut aussitôt affirmer que nous n’avançons pas honteux. Oui, il y a une part d’idéalisation dans l’opposition binaire proposée entre les divers éléments qui construisent deux conceptions différentes de l’Université. Ce qui n’interdit toutefois pas des combinaisons, des hybridations de modèles, avions-nous pris soin de préciser. Heureusement qu’il y a possibilité d’exprimer, même dans un article académique, une forme d’idéal, car, justement, l’un

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des défis auxquels les universitaires font face est de ne pas laisser les acteurs extérieurs leur imposer, sur le mode de l’évidence, leur propre idéalisation. C’est aussi sur la capacité à définir par nous-mêmes, pour nous-mêmes, notre idéal du métier, que nous sortirons d’une spirale dans laquelle l’application des principes imposés nous enferme. Nous nous sentons donc totalement en phase avec la conclusion de Marc Lits et Évelyne Leonard (2013 : 273) : « L’enjeu consiste donc à refonder un projet commun, dans un contexte où des forces centrifuges sont à l’œuvre, en interne, et des concurrences dures sont en confrontation, dans l’espace national comme devant l’internationalisation croissante ». Notre article se voulait une contribution à la fois à un diagnostic précis et chirurgical et à une définition d’une certaine idée de l’Université.

25 Car les travaux de sociologie des mobilisations enseignent que la capacité à agir et mobiliser repose notamment sur l’aptitude à « construire sa cause », en créant et propageant un idéal à atteindre (des utopies) ou à défendre (des acquis), reposant souvent sur « l’invention d’une tradition » (Hobsbawm, Ranger, 1983), la définition de « mythologies politiques » (Girardet, 1986), la manipulation de symboles et « d’émotions politiques » (Braud, 1996), de « passions politiques » (Ansart, 1983). D’ailleurs, Éric Dacheux (2013 : 203) défend la même idée au sujet de « la tension – nécessaire selon Paul Ricœur (1997) – entre utopie et idéologie » qui a, selon lui, « déserté l’université. Aujourd’hui, 1968 n’est plus qu’un lointain souvenir, le peu de débat contradictoire sur l’intérêt général que connaît notre communauté ne permet pas l’élaboration d’une utopie universitaire qui, à l’image du projet porté par le collectif Sauvons la recherche, pourrait être opposée à l’idéologie libérale qui se déploie dans le monde académique ».

26 Loin de nous l’idée de vouloir devenir la passionaria du futur mouvement universitaire (au risque de désespérer davantage Éric Dacheux), ou de nous prendre pour l’avant- garde éclairée de ce qui serait devenu le prolétariat académique. Il n’en reste pas moins que notre texte est un équilibre assumé entre rigueur analytique et un ton parfois plus engagé défendant une certaine idéalisation, ce que nous avons synthétisé en revendiquant le statut de « pamphlet académique ».

27 À cet égard, dans l’article d’Éric Martin, Gilles Labelle et Maxime Ouellet (2013), nous trouvons de précieuses ressources. À partir de leur exercice ô combien stimulant de cadrage conceptuel sur l’Université comme « institution », ils décrivent une institution comme un mixte entre un monde commun visible, objectivé, et une forme de subjectivité liée aux êtres humains qui composent ce collectif institutionnalisé. « L’institution universitaire, comme toutes les autres institutions, repose sur ce binôme : d’un côté, un commun mis en partage (même incomplètement), un monde commun, qui se rend visible dans des formes qui ont une consistance objective, dans des règles, dans des normes, dans des codes (qui supposent, forcément, des possibilités de sanctions) et, d’un autre côté, un type humain, une forme de subjectivité arrimée à ces formes, baignant dans ce commun, et lui correspondant en quelque façon » (Martin, Labelle, Ouellet, 2013 : 254).

28 Plus loin, ils répondent (sans le savoir) à Julien Duval et Julie Bouchard, en mettant en évidence le fait que les divergences et conflits internes aux universitaires ne leur interdisent toutefois pas de trouver quelques éléments formant point commun, comme nous aspirions à le montrer : « Ces différences quant au sens à donner aux “missions” de l’Université n’ont cependant nullement empêché que soit forgée dans l’histoire occidentale la représentation d’un lieu, précisément désigné comme “institution universitaire”,

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occupant une place distincte dans le tissu institutionnel des sociétés en ce qu’il était censé : a) entretenir les conditions d’une transmission du “haut savoir” à ceux qui n’y avaient pas eu accès jusque-là, de même que b) générer le développement d’un climat favorable aux efforts visant à l’avancement et au “progrès” des connaissances » (ibid.).

29 Sur ce plan de l’idéalisation du modèle universitaire, remercions Éric George (2013 : 246) de nous avoir fait connaître (dans sa conclusion) cette remarquable citation de Cornelius Castoriadis10, qui dépeint mieux que nous n’aurions su l’écrire, l’idéal pédagogique pour l’Université auquel nous aspirons : « Une éducation pour l’autonomie et vers l’autonomie, qui amène ceux qui sont éduqués à s’interroger constamment pour savoir s’ils agissent en connaissance de cause plutôt qu’emportés par une passion ou par un préjugé ».

30 Pour conclure sur ce point, Gilles Labelle, Éric Martin et Maxime Ouellet (2013 : 252) nous apostrophent en introduction : « [L’auteur] nous paraît parfois hésiter entre une analyse évoquant une transformation, en cours présentement, qui changerait l’Université en “autre chose” qu’elle-même et un autre diagnostic évoquant plutôt une sorte de dérapage de l’institution universitaire ». Si des lecteurs aussi attentifs et connaisseurs du sujet ont vu une ambiguïté dans notre position, c’est que nous n’avons pas été assez clair. Alors disons plus explicitement que l’Université subit une somme de transformations, d’inflexions organisationnelles, de révisions de ses priorités, qui vont au-delà de simples dérapages, mais qui remettent en cause un modèle ancestral et qui oblige les universitaires à réagir avant qu’il ne soit trop tard, à reprendre en mains leur destin professionnel, en commençant par faire un effort de lucidité sur le diagnostic, auquel de nombreux travaux déjà parus ou des réflexions en cours contribuent, comme nous l’avons indiqué dans notre précédent article (Mercier, 2012). Puisque plusieurs contributeurs de cette rubrique ont souligné que notre partie conclusive sur les pistes à explorer pour sortir de l’ornière était un peu expéditive, nous profiterons de notre droit de réponse, pour exposer sur un mode plus personnel des éléments programmatiques en quelque sorte. Mais commençons par dire notre relatif désaccord, après une utilisation féconde de la notion d’espace public appliquée aux universités, avec le diagnostic final très sévère dressé par Éric Dacheux (2013 : 206) : « En vérité, si la loi LRU et le new public management on fait si rapidement autant de dégâts, c’est peut- être parce qu’ils ont été, dans les faits, peu combattus et que, depuis longtemps, beaucoup d’universitaires ont renoncé à être des chercheurs libres, préférant s’abriter derrière les dysfonctionnements du système plutôt que de lutter pour le réformer ». Ou encore : « Nous sommes victimes parce que nous n’avons pas eu le courage de nous engager corps et âme dans la lutte ; nous avons perdu la bataille parce que nous avons refusé de mener la guerre » (ibid. : 207). Des mobilisations ont eu lieu à plusieurs reprises dans la communauté universitaire, y compris contre la LRU, mais dans une ampleur insuffisante pour faire bouger les lignes, c’est juste.

31 Récemment encore, en quelques jours, une grande partie de la communauté a su se mobiliser dans l’urgence face à la suppression en catimini, à rebours des engagements pris par le gouvernement, de la procédure de qualification des enseignants-chercheurs au CNU. Cette décision fut votée le 21 juin 2013 au Sénat, à la sauvette, par une poignée de sénateurs, les autres écrasant les universitaires de leur mépris et de leur indifférence, par leur absence massive dans l’hémicycle pour voter la réforme de l’enseignement supérieur. Un groupe de sénateurs verts irresponsables jugea utile de déposer un amendement venant bousculer l’équilibre des recrutements académiques

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sans aucune solution de rechange. Et le professeur Vincent Berger, rapporteur des Assises de l’enseignement supérieur et de la recherche et président de l’université Paris Diderot, défendit, aussi surpris que ravi, ce vote dans une interview à l’Agence éducation et formation (AEF – 25/06/13). Il y déploya une rhétorique qui relèva de la plus pure sophistique. Il se déclara très favorable à la suppression de ce sas de contrôle de la qualification par le CNU, pour trier entre les thèses de complaisance et les bonnes, en faisant semblant de croire que toutes les thèses se valent. Depuis quand croit-il que tous les diplômes se valent, que les masters de toutes les universités, de France et d’ailleurs, se valent ? Depuis quand croit-il que toutes les revues se valent ? Qu’il suffirait d’avoir publié un article scientifique pour qu’il ait la même valeur ?

32 Non, les plus de 15 000 membres de la communauté universitaire qui ont signé en trois jours la pétition lancée par la commission permanente du Conseil national des universités (CP-CNU) « n’avouent pas piteusement », comme Vincent Berger le prétendait avec une ficelle rhétorique, que tous les doctorats ne se valent pas. Au contraire, c’est une réalité que nous ne cessons de rendre publique pour mieux la combattre. Et si la communauté se bat pour une meilleure reconnaissance professionnelle du doctorat, c’est pour les bonnes thèses ! Dans cet entretien, le professeur Berger est bien obligé d’admettre qu’il peut y avoir un risque « d’endorecrutement » au niveau local avec la suppression du filtrage national par le CNU. Tous les communiqués d’associations universitaires (syndicales, disciplinaires, de droite comme de gauche) l’ont dénoncé comme un risque évident de « népotisme » et de clientélisme, tel qu’il exista naguère, avant l’instauration de la procédure de qualification, et qui arrive toutefois à persister encore parfois. Obligé d’admettre l’existence de ce risque, il plaide pour une « évaluation des universités » sur ce point. Autrement dit, chaud partisan de l’autonomie il voudrait instaurer un contrôle de plus. Nouvelle incohérence de cette piètre argumentation.

33 Vincent Berger reprend aussi à son compte l’argument absurde du « temps perdu », « chronophage » disait la sénatrice verte à la tribune. Mais, les comités de sélection locaux doivent trier entre les dossiers de candidature reçus en faisant deux rapports à chaque fois. Le non-filtrage a priori des candidats conduirait des vagues de candidats sur chaque poste, que chaque collègue, chaque université mettrait des heures à traiter dans les services Ressources humaines, à trier, à rapporter, à contacter pour refus d’audition, à payer pour le retour des dossiers envoyés. Supprimer la qualification ce n’est pas libérer du temps de travail pour les universitaires, c’est transférer sur chaque université et chaque comité de sélection ce temps de travail de filtrage réalisé par une poignée de collègues élus ou nommés, mais volontaires, qui acceptent de sacrifier une partie de leur temps de recherche au CNU, pour le bien commun de chaque discipline.

34 Quant à l’idée que cette proposition de suppression était issue des Assises de l’enseignement supérieur, la vérité est que c’était surtout le fruit d’une manipulation des débats de ces Assises. Ces procédures consultatives pseudo-démocratiques sont un piège grossier et désormais bien connu, grâce à de nombreux travaux universitaires (Blatrix, Blondiaux, Fourniau, 2010 ; Monnoyer-Smith, 2011). On réunit des acteurs concernés en leur faisant miroiter la lune en plein jour : « Exprimez-vous », « dites-nous ce que vous avez sur le cœur », « soyez force de proposition ». À la fin, il suffit que quelques personnes aient exprimé une proposition qui est celle que le législateur et le gouvernement voulaient entendre pour qu’elle soit retenue et présentée fallacieusement comme issue de la concertation, alors même (comme c’est le

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cas pour l’abolition de la qualification) qu’une majorité des collègues et des présents aux Assises étaient contre dès le début.

35 Devant l’immédiate et instinctive mobilisation, les trois sénateurs écologistes, apprentis fossoyeurs de l’Université, ont « piteusement » – comme dirait Vincent Berger – rétropédalé dans un communiqué de presse : « Nous pouvons vous rassurer, cette mesure tombera en Commission mixte paritaire mercredi », et une autre sénatrice verte, madame Esther Benbassa, soutenant a priori ce projet funeste a, dans un courriel rendu public, répondu à plusieurs personnes qui l’avait interpelée sur sa messagerie : « La suppression pure et simple, sans contrepartie, de la procédure de qualification était une erreur ».

36 Parmi les milliers de signataires de la pétition certains défendent la qualification parce qu’ils y croient dur comme fer, d’autres parce qu’ils pensent que si le CNU a des défauts, il en a moins que le retour à la situation ex ante. Mais, tous sont convaincus aussi et surtout que l’intrusion de politiciens ignorants des logiques profondes de l’Université dans nos affaires, pour se livrer à un travail de sape de l’Université à l’œuvre depuis plus de dix ans maintenant, par « réformes » successives, est devenue insupportable, que trop c’est trop. Pour autant, la prise de position de Vincent Berger donne pleinement raison à Éric Dacheux ou Julien Duval qui insistent sur le fait que les agents extérieurs bénéficient de la collaboration de collègues sur qui s’appuyer pour entretenir leurs noirs desseins. Des dispositifs qui font relatif consensus (même si les critiques sur le CNU alimentent de nombreux débats en interne) peuvent donc réveiller une réflexion de mobilisation qu’Éric Dacheux décrit un peu trop comme moribonde.

37 À titre plus personnel, notre forme d’engagement passe par l’acceptation de postes en responsabilité pour tenter, ensuite, d’y faire fructifier des principes auxquels nous croyons et qui offrent une résistance aux tendances lourdes (hélas, le succès n’est pas au rendez-vous sur tous les points). Cela implique que nous ne plaidons pas pour une radicalité, avec défense ardente d’un passé révolu, fondée sur l’idée que tout était mieux avant et que toute évolution est néfaste en soi, donc impossible. Nous épousons plutôt la posture réformiste défendue par Marc Lits et Évelyne Léonard (2013 : 272-273). Oui, « des questions se posent sur la structure et l’organisation hiérarchique. Il faut clarifier le choix entre centralisation versus décentralisation et les enjeux d’une réelle subsidiarité (laisser la décision à l’endroit où elle peut être prise de manière efficace et économe) qui définit clairement les lieux de décision ». Oui, « il faut définir des priorités plutôt que démultiplier les attentes sur tout et partout au prix de l’augmentation de la charge de travail ». Oui, il nous faut savoir conduire « une réflexion sur les nouveaux rapports qui se construisent face aux étudiants, aussi bien dans les structures de décision que dans les méthodes d’enseignement ». À chaque fois, l’enjeu est de définir la place des personnels qui font vivre l’Université, qui lui donnent corps, dans le processus de décision.

38 Par exemple, l’idéal de subsidiarité nous semble un principe intangible. La course au gigantisme, la présidentialisation de la gouvernance universitaire sont autant de « bons prétextes » à une centralisation bureaucratique du processus de décision, aspirant des périphéries vers un centre boursoufflé, des forces vives administratives dont l’absence se fait cruellement et rapidement sentir au plus près du terrain. Nous défendons également un idéal de société de confiance. Qu’il nous soit permis de nous citer : « Les modalités participatives internes sont sans aucun doute à repenser pour les revivifier. Il faut sortir d’une société de la défiance, où le principe de contrôle comptable

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bureaucratisé a priori l’emporte. Il faut débrider l’esprit d’initiative, en instaurant un climat de confiance a priori dans la gestion des fonds alloués ou obtenus par contrats extérieurs, avec un système strict de sanction a posteriori si des abus étaient découverts » (Mercier, 2012 : 230). À travers cette proposition qui peut sembler anodine, c’est bien d’un bouleversement qu’il s’agit. Cela voudrait dire pouvoir dépenser librement l’argent dont on dispose, cela voudrait dire pouvoir acheter en ligne au meilleur tarif, plutôt que de passer par des prestataires de service détenteurs d’un « marché public » et qui ont, dès lors, un monopole sur certains types d’achat et nous empêchent de saisir d’intéressantes opportunités, d’acheter le matériel que l’on souhaite, le plus adapté. Cela signifie rompre avec un contrôle budgétaire tatillon, rompre avec le transfert du pouvoir de décider vers d’autres agents que les premiers concernés.

39 Il convient aussi d’entendre les aspirations à une certaine professionnalisation des cursus. Nous y avons nous-mêmes contribué, en portant un projet de création d’une licence professionnelle sur le journalisme numérique, qui reste assez peu fréquent dans le secteur des sciences humaines et sociales. Mais tout ceci peut et doit se faire dans le respect des missions traditionnelles de l’Université. Autorisons-nous une anecdote personnelle à ce sujet. En qualité de directeur d’une Unité de formation et de recherche (UFR), nous avons participé à la cellule de réflexion interne à notre université pour définir les critères dits de performance. Ce fut l’occasion d’un dialogue de sourd stupéfiant, sur deux thématiques que nous avions mises en avant. Alors qu’un air d’évidence accompagnait la proposition de notre président de mettre en place les outils pour mesurer le taux d’insertion professionnelle de nos diplômés, nous demandions comment nous allions mesurer notre « performance » sur la transmission des savoirs (mission multiséculaire des universités !). En réponse un rire étouffé ou nerveux traversa la petite assemblée, comme si nous venions d’énoncer une incongruité. M’insurgeant du fait que l’on mettait en exergue uniquement une des nouvelles missions de l’Université sans valoriser ce qui faisait notre marque de fabrique depuis toujours, j’obtins enfin une réponse courtoise mais ferme : « Non mais ça, c’est une évidence ! ». Fermez le ban ! L’autre sujet concernait la montée du stress au travail, ce que les psychologues nomment la charge mentale. Je défendis l’idée de créer un indicateur de bien-être au travail. Les rires se transformèrent en grimaces, avant d’entendre une incroyable négation du problème, alors même que la somme des transformations subies contribue à une évidente dégradation des conditions de travail de tous les personnels. Redisons-le, chacun doit pouvoir, face à toute situation de travail intolérable engendrée par les nouveaux préceptes du management, réclamer de voir s’appliquer non pas la gestion des ressources humaines, mais bien une gestion humaine des ressources.

Conclusion

40 Au-delà de quelques amalgames et d’un excès de pessimisme, Éric Dacheux (2013) a le mérite de rappeler chacun à sa responsabilité quant au fait de subir ou non notre sort professionnel. De manières diverses, des voies existent pour lutter contre un mouvement que certains présentent comme inexorable et infiniment désirable et pour faire entendre notre voix. On peut le résumer par un triptyque : chercher, faire savoir, s’engager.

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Chercher

41 Comme a tenté de le faire ici Questions de communication, comme le font des collègues en organisant des séminaires, des colloques, des journées d’étude, soyons porteurs d’une démarche autoréflexive. Ne perdons pas de vue collectivement l’obligation qui nous incombe de réfléchir aux enjeux sociopolitiques du système universitaire et aux transformations en devenir qui vont encore bouleverser nos équilibres professionnels. On pense notamment aux MOOC (massive open online course) et à leurs effets induits, évoqués rapidement par Marc Lits et Évelyne Léonard (2013). Les sciences de l’information et de la communication (SIC) sont particulièrement bien outillées conceptuellement pour s’emparer de la question, grâce aux travaux réalisés sur les technologies de l’information et de la communication appliquées à l’éducation (TICE). Dans les appels à financement, proposons des projets de recherche sur l’Université et ses transformations. Non par nombrilisme ou par apparente facilité d’affinité entre le sujet et notre vécu, mais parce que la construction de notre cause dépend aussi de la rigueur de notre discours critique. Et puisque nous sommes aussi dans les comités de financement, intégrons cette exigence éthique et politique, en regardant avec bienveillance de tels projets et défendons des travaux sur les universités dans ces commissions.

Faire savoir

42 Profitons de chaque tribune sur l’extérieur qui nous est donnée (médias, réunions publiques, dialogues avec des citoyens, etc.) pour expliciter la dégradation des conditions de travail subies et pour dénoncer les mensonges et idées fausses prononcées à notre égard. Sans forcer sur le misérabilisme, en nous faisant indûment passer pour des mineurs risquant notre vie au fond de puits dangereux, il est permis d’affirmer haut et fort que la condition des personnels universitaires s’est suffisamment dégradée pour en faire parfois un métier pénible, à l’instar de ce que peuvent vivre désormais les personnels hospitaliers. Tant que cette vérité n’aura pas acquis un caractère d’évidence partagée aux yeux de nos interlocuteurs (élus, bailleurs de fonds, citoyens, étudiants, journalistes…), nous serons en butte à des discours nous présentant comme des privilégiés qui devraient déjà être bien contents du sort qui est le leur, ou pire, qui peuvent bien accepter encore quelques sacrifices, des remises en cause, des tâches en plus, au vu de leurs « privilèges ».

S’engager

43 Bien sûr, la tentation du repli sur soi, dans l’individualisme de nos pratiques, loin de l’espace public académique, est grande. Bien sûr, certains collègues la pratiquent déjà (Éric Dacheux le souligne hélas avec raison). Bien sûr, les schémas simplistes hantent les têtes de nombreux politiciens sur une institution qu’ils ne connaissent pas au mieux, qu’ils méprisent au pire (eux qui ont soigneusement évité l’Université durant leurs cursus) et cela finit par être décourageant. Bien sûr, on peut se replier sur une position de principe visant à ne pas vouloir se prêter au jeu des institutions présidentialisées et centralisées. Mais, si tous ceux qui croient à d’autres idéaux pour l’Université se détournent systématiquement des lieux de débat et de décision, alors

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nous laissons le néomanagérialisme s’imposer sans combattre. Ne fuyons pas trop les lieux de décision dès lors qu’il y reste quand même un peu de marges d’autonomie pour atténuer les effets néfastes, voire pour réussir à pervertir de l’intérieur les logiques politiques à l’œuvre, en profitant de ces lieux de décision (conseils divers…) pour instiller dans le système des principes ou objectifs contraires à l’air du temps. Et si nous-même avons un peu levé le pied après avoir beaucoup donné au collectif (Aeres, direction d’une UFR, tête de liste à l’élection à la présidence de notre université…), nul doute qu’il s’agit d’un cycle logique d’alternance pendant que d’autres collègues prennent leur part de responsabilité. Le combat se poursuit. Il est intellectuel (chercher), communicationnel (faire savoir) et politique et organisationnel (s’engager).

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NOTES

1. Accès : http://www.univ-amu.fr/actualites/presentation-luniversite. Consulté le 20/08/13. 2. Source pour les effectifs : wikipédia (consulté en août 2013), support qui, à défaut d’être absolument fiable, suffit à donner une indication du dimensionnement de ces universités. 3. Sources : sites de chacune des universités (consultés en août 2013). 4. Nous traduisons. 5. Accès : http://www.newyorkfed.org/newsevents/mediaadvisory/2013/Lee022813.pdf. Consulté le 23/08/13. 6. Accès : http://www.ticas.org/files/pub//Release_SDR12_101812.pdf. Consulté le 13/11/13. 7. Accès : http://www.asa.org/policy/resources/stats/. Consulté le 25/08/13. 8. Nous traduisons. 9. Accès : http://www.iris-recherche.qc.ca/wp-content/uploads/2012/03/Note-Endettement- web.pdf Consulté le 23/08/13. 10. Accès : http://www.monde-diplomatique.fr/1998/02/CASTORIADIS/10046.html. Consulté le 26/08/13.

RÉSUMÉS

Pour poursuivre le débat sur les dérives des universités, nous revenons sur les objections formulées par les contributeurs de la rubrique « Échanges ». Cela permet de mieux souligner les

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perversités à l’œuvre dans les usages qui sont faits du fameux « classement de Shanghai » des universités. C’est aussi l’occasion de souligner les dérives financières, causées par une tendance lourde au désengagement des États. En Amérique du Nord, l’endettement des étudiants prend des allures de bulle spéculative qui rappelle dangereusement les excès des tristement célèbres subprimes. Enfin, le texte propose une modeste réflexion sur le type de réponse collective que les universitaires peuvent fournir face aux dérives constatées.

For further discussion on the excesses of universities, we propose to return to the objections raised by the contributors of the “Exchanges” part of this review. This helps to highlight the evils at work in the uses made of the famous “Shanghai ranking” for the universities. It is also an opportunity to highlight the financial excesses due to a trend to disengagement of the States. In North America, student debt looks like a bubble dangerously reminiscent of the excesses of subprime lending. Finally, this paper proposes a reflection on the type of collective response that academics can provide against the excesses observed.

INDEX

Mots-clés : universités, endettement des étudiants, classement de Shanghai, lru, fusion des universités Keywords : universities, student debt, Shanghai ranking, lru, merging of universities

AUTEUR

ARNAUD MERCIER Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine F-57000 [email protected]

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Ce que les cultural studies font aux savoirs disciplinaires Paradigmes disciplinaires, savoirs situés et prolifération des studies What cultural studies do to Disciplinary Knowledge. Disciplinary Paradigms, Located Knowledge and Proliferation of the Studies

Éric Maigret

1 À partir d’un foyer largement anglo-saxon depuis le milieu du XXe siècle mais qui a largement débordé depuis, la multiplication des studies dans le paysage universitaire international peut encore surprendre si ce n’est irriter. C’est en particulier le cas dans les espaces disciplinaires constitués antérieurement comme la sociologie, la science politique ou la psychologie et dans les dispositifs institutionnels nationaux qui ont parfois pu se cristalliser dans une relation privilégiée avec ces disciplines sur le mode de la résistance à l’égard de discours perçus comme menaçants (notamment en France). On connaît la liste des reproches adressés à des studies contagieuses : exagérément liées à un contexte anglo-saxon pour être transposables ailleurs, pas assez précises épistémologiquement et méthodologiquement, ne faisant que réinventer la roue quand elles parviennent à des résultats, trop engagées dans les controverses publiques voire assimilables à un simple militantisme qui détourne de la recherche, à la fois vagues car postmodernes et trop précises car hyperspécialisées… Si l’heure n’est plus aujourd’hui à la défense presque apologétique de recherches qui ont largement prouvé leur productivité face à des discours parfois un peu affolés (Maigret, 2005), il est intéressant d’utiliser ces reproches comme autant d’incitations à interroger le sens des recompositions à l’œuvre dans l’ensemble des sciences humaines, en posant des questions fondamentales comme celle de leur épistémologie, de leur statut social et politique, en bénéficiant du chemin parcouru depuis une soixantaine d’années par les cultural studies. En quoi ces dernières témoignent-elles de l’évolution des disciplines et des conceptions de la recherche dans un univers académique qui n’a pas vu se mettre en place un jeu à somme nulle (où disparaitraient les prétendues « vieilles » disciplines pour que d’autres prennent leur place) ? Comment se situent-elles dans le paysage très large des studies qu’elles ne recouvrent pas ? Les cultural studies s’ordonnent-elles en

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« paradigmes » et suivent-elles un chemin balisé en se constituant finalement en discipline, après avoir souvent revendiqué l’appellation d’« anti-discipline » ? Mais que signifient aujourd’hui cette dernière expression ainsi que celles d’« interdiscipline » et de « transdiscipline » couramment utilisées à leur propos ? Quels sont les gains et les coûts de ne plus revendiquer le principe de « neutralité axiologique » ? Enfin, peut-on saisir la pertinence de la référence à des contextes nationaux et à des situations culturelles nouvelles en analysant au passage ce que révèlent les discours qui la promeuvent ou qui la taisent ? Ce n’est pas le moindre des apports d’un débat approfondi sur les cultural studies que de relancer des interrogations sur l’ensemble du processus scientifique qui ne se réduisent pas à l’empilement des résultats des multiples terrains tout en se nourrissant d’eux.

Les constructions nationales de la science : empirisme « britannique » et rationalisme « continental »

2 Si l’on prend au sérieux l’idée de traditions nationales de recherche, il est possible de considérer l’émergence des cultural studies à Birmingham comme l’efflorescence nouvelle d’un courant philosophique profondément ancré dans une culture britannique. Avec leurs irréductibles spécificités, Raymond Williams (1957, 1961), Edward P. Thompson (1963) et Richard Hoggart (1957) traitent tous de pratiques culturelles traversées par des rapports de pouvoir et choisissent de privilégier une vision expressiviste, anthropologique, renvoyant à la finesse des situations étudiées, sans nécessaire effet de domination vécue, sans intégration dans un modèle « sociologique » global, plutôt qu’une vision polémologique, faite de purs rapports de force. Les références de Raymond Williams (1983) et Edward P. Thompson à David Hume et l’attirance de Richard Hoggart (1957) pour la diversité du sensible traduisent leur préférence pour un empirisme prudent, parfois romantique, au détriment d’une conception rationaliste de la recherche qui suppose l’existence d’un critère simple et universel pour évaluer l’apport des divers modèles employés. On sait que, chez David Hume, la réfutation de la métaphysique ne signifie pas un rejet des sciences, mais un rejet de leur prétention à s’unifier, contrairement au rationalisme. Pour l’essentiel, les connaissances sont un fait de croyance, car c’est dans l’esprit et non dans le réel que la cause et l’effet sont unis, par habitude. La raison n’étant qu’une variété d’instinct, elle ne peut rendre compte de sa propre démarche. C’est le non-rationnel, la répétition par habitude, qui fonde la rationalité et, par conséquent, la science elle-même, de même qu’il produit le moi comme une fiction de l’imagination, par la succession des perceptions multiples. Dans cette conception pragmatique et non spéculative de la science, la vérité est ce qui rend l’action possible et non l’adéquation à un objet.

3 Cette invitation à l’humilité et à la prudence, qui fait croire à la science à l’exclusion de tout principe fondateur dans la science, demeure très distinctement au cœur du projet des cultural studies et, plus largement, du processus d’élaboration des diverses studies qui ne revendiquent pas nécessairement leur appartenance à la mouvance issue de Raymond Williams, Edward P. Thompson, Richard Hoggart puis Stuart Hall. Le savoir scientifique ne peut que se pluraliser et se disséminer en une multitude d’enquêtes partielles, il y a renoncement à l’unité, mais pas à l’extension des connaissances. Cette perspective est assez courante chez des chercheurs en cultural studies qui, pour un

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regard extérieur formé aux divers structuralismes « continentaux », semblent parfois s’éparpiller et s’épuiser dans une infinité de sous-champs d’études, passer d’un modèle théorique à un autre (althussérien, gramscien, barthésien, lacanien, derridien, foucaldien, butlerien…) sans systématiser leurs sources, de façon qui peut paraître utilitaire. De même, l’évocation sans cesse réaffirmée de nouveaux « tournants » qui déplaceraient les enjeux par le truchement de terrains mobiles heurte de plein fouet une vision rationaliste attachée à l’idée de fondation et de système unifié par un progrès rectiligne, mais aussi une vision dite « littéraire », qui partage avec les premières cultural studies un penchant pour l’analyse du sens (le problème étant que l’analyse littéraire n’accepte pas pour autant leur défense d’une inscription dans un savoir scientifique vérifiable). Un tel positionnement épistémologique fait sécession avec le positivisme – ce frère ennemi empiriste – qui provient, lui aussi, de la philosophie humienne. Dans cette dernière, le rejet d’un système a priori unifié des savoirs n’interdit pas l’élaboration a posteriori d’un système complet des sciences incluant les sciences de l’homme, empruntant totalement leur méthode et leur modèle d’intelligibilité à la physique newtonienne (puis aux autres sciences de la nature). Très présent dans les sciences sociales anglo-saxonnes (par exemple, en économie, en sociologie du choix rationnel ou en psychologie cognitive), le positivisme croise la philosophie analytique lorsqu’il se veut effort de rigueur linguistique, identifiant par facilité les cultural studies à un relativisme qu’elles ne défendent ni ne propagent.

4 De ce point de vue, la diffusion des cultural studies aux États-Unis, quoique très originales dans leurs formes, ne brise pas véritablement la trajectoire empiriste britannique, si peu préoccupée par la géométrie classique et les rigidités supposées du réel (selon la belle description de John Law, 2004), quand elle rencontre le pragmatisme philosophique d’un William James ou d’un John Dewey, qui y est solidement implanté. Attentifs à l’expérience et à ses possibilités, à la compréhension mouvante des pratiques plus qu’aux explications dernières, les travaux de James Carey (1977, 1989), pionnier des cultural studies nord-américaines, ou de Lawrence Grossberg (1988, 1992, 1995, 1997, 2011), l’un de ses anciens étudiants passé par Birmingham devenu aujourd’hui la figure de prou du mouvement, contribuent à étendre l’influence d’une certaine façon de faire de la science : par déplacements permanents. Lawrence Grossberg lui a donné un nom, le « conjoncturalisme », et un contenu théorique sur lequel je reviendrai, en s’inspirant de Louis Althusser (1970) et de Stuart Hall (1985). Il a aussi précisé son positionnement politique en défendant l’absence d’engagement dans le clivage politique droite/gauche des chercheurs des cultural studies. Les cultural studies déploient des politiques qui sont trop complexes pour intégrer une activité monodisciplinaire et pour se laisser enfermer dans une polarisation partisane classique, malgré la supériorité numérique très évidente des sympathies « liberales » ou de gauche.

5 Dès ses débuts, cette pratique scientifique est critiquée par des auteurs marxistes déplorant l’absence de méthodologies structurales (positivistes) et, plus encore, le manque d’engagement politique de ceux qui sont pourtant en contigüité avec leur combat. La charge de Perry Anderson (1964, 1968) contre la culture contestataire « médiocre » en Grande-Bretagne, par comparaison celles de la France et de l’Italie, va jusqu’à atteindre Raymond Williams et Richard Hoggart, accusés d’évacuer le conflit de leur pensée. Dans cette exploration des formes culturelles contemporaines, notamment de celles des ouvriers, que sont les premières cultural studies, se manifesterait une affinité avec la structuration politique non révolutionnaire de la Grande-Bretagne, en

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contraste avec une France révolutionnaire1 où la sphère intellectuelle a longtemps valorisé (et continue toujours de valoriser) les ruptures franches – et ceux qui les théorisent. La figure du penseur universaliste, voire absolutiste, et la division rigoureuse de savoirs progressivement intégrés dans une totalité, par hégélianisme devenu marxisme dans les années 50, puis par marxisme évoluant en linguistique structurale dans les années 60-70, règne d’un côté de la Manche là où l’empirisme et le fabianisme politique persistent de l’autre, aboutissant à une figure plus modeste de l’intellectuel (figure dite « organique » chez Stuart Hall, reprenant Antonio Gramsci).

6 On peut penser que cette division trop simple des modes de production scientifique est aujourd’hui entièrement dépassée, mais elle se manifeste toujours, au moins dans les pratiques quotidiennes de recherche, par une tendance à l’émission d’une constellation de studies d’un côté – quand le positivisme anglo-saxon accorde suffisamment d’espace à cette constellation – et par une défense de « disciplines » stabilisées de l’autre, spécifiquement en France, où la définition des savoirs est même garantie de façon para- étatique, via la production d’une séries d’instances. Les Conseil national des universités (CNU), Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES) et autres mécanismes de labellisation, sélection, promotion et contrôle des savoirs et des personnes sont chargés de discipliner le rapport aux hors-disciplines et n’ont pas d’équivalent dans les pays anglo-saxons.

7 Après le triomphe des structuralismes en France, le courant lui aussi largement français de la déconstruction, qui détricote les postures totalisantes et les méthodologies positivistes, a pu faire croire à un rapprochement avec l’empirisme anglo-saxon – Gilles Deleuze (1953) se dit lecteur de David Hume – comme si le cartésianisme et la dialectique hégélo-marxiste s’effaçaient au profit d’une recherche par objets et par enjeux plus locaux. De façon très claire, il relève d’abord d’un reniement tardif du fondement, d’autant plus violent et excessif qu’il vient d’un espace intellectuel qui l’a survalorisé. Dans la vague postmoderniste, pourtant opposée à toute idée de fondation, les penseurs français se présentent encore en position de surplomb, sans la modestie qui sied à des chercheurs spécialisés, se battant pour des vérités partielles. De façon significative, la brouille entre Michel Foucault et Jacques Derrida prend ainsi la forme d’une critique foucaldienne de la déconstruction vue comme mouvement textualiste et immanentiste, détaché de l’empirie donc en partie régressif, et comme une « activité de “restauration” de la tradition universitaire et de l’autorité professorale » (Eribon, 1989 : 214). Surprise (ou pas) des réceptions, le destin de la déconstruction est bien différent aux États-Unis (Cusset, 2003) où les œuvres de Jacques Derrida et Gilles Deleuze viennent nourrir des travaux centrés sur des objets très concrets, par exemple les corps transgenres, et en Grande-Bretagne où Stuart Hall (1998) utilise Jacques Derrida pour énoncer de nouvelles règles méthodologiques (et non tant philosophiques) intégrant la déconstruction dans une palette pluridisciplinaire assez large et assez souple.

La structuration paradigmatique des cultural studies

8 Comme le rappellent ces évocations de réceptions croisées, pour pertinente qu’elle soit, l’identification de trajectoires nationales de recherche se heurte évidemment à des limites. Il existe une scène scientifique plus ou moins globalisée : les auteurs se lisent et les espaces nationaux communiquent, se fertilisent, y compris par le truchement de

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« malentendus » productifs. Le positionnement des trois initiateurs des cultural studies peut sembler idiosyncrasique mais, comme le soulignent désormais de nombreux chercheurs (Gibson, 2007 ; Hesmondhalgh, 2002, 2008), il ne relève pas de l’élaboration d’une britannicité fermée. À l’époque, il s’agit d’assumer tout à la fois une distance à l’égard des marxismes déterministes et élitistes, incarnés par l’école de Francfort, sans rejet du marxisme en tant que tel, et de tenir à distance une vision littéraire opposée à la prise en compte de logiques sociales. Pour ne prendre que lui, Richard Hoggart brise les préjugés les plus répandus sur la massification de la société lorsqu’il établit que les milieux ouvriers sont capables de construire une culture propre, faite de valeurs familiales et de jeux de hasard, de plaisirs immédiats et de discussions ironiques sur les médias. Ce faisant, l’auteur souligne les limites des postures humanistes classiques et des marxismes révolutionnaires qui condamnent la culture de masse et cherchent à éduquer le public en le considérant nécessairement comme aliéné. Si l’on parvient à prouver que les « damnés de la terre », ceux de l’époque industrielle, ne sont pas sous la coupe des médias, alors personne ne l’est. En conséquence, il faut renoncer aux visions élitistes et penser la culture comme quelque chose de très complexe puisque les hiérarchies sociales, le pouvoir, existent bien, sans absolument déterminer les pratiques.

9 Évidemment, la dimension transnationale ressort plus fortement dans les moments de systématisation théorique comme celui offert par Stuart Hall à partir des années 70-80, l’un des plus aboutis de la seconde moitié du XXe siècle dans l’ensemble des sciences humaines. Stuart Hall conserve une partie de l’élan anthropologique fourni par Richard Hoggart et par Raymond Williams, mais il effectue une « importation » des structuralismes et des marxismes « continentaux », de Claude Lévi-Strauss à Louis Althusser en passant par Roland Barthes et Umberto Eco, en se rapprochant des modèles sociologiques qui établissent des liens contraignants entre les diverses sphères de l’existence. La recherche passe par l’identification de systèmes de représentations formant des idéologies, en relation avec des conditions économiques, politiques, genrées, raciales, subculturelles… Les cultures ne flottent pas librement, elles sont notamment reliées aux formes de pouvoir produites par les classes sociales, via des codages et des contre-codages sémiotiques (Hall, 1972). Il s’agit, d’une part, de tenir à distance la théorie adornienne critique, historiquement intéressante parce qu’elle a placé les médias dans l’espace idéologique, mais qui demeure totalement aveugle à l’égard des publics et s’avère trop imprécise sur la définition du pouvoir et, d’autre part, de ne pas verser dans le positivisme américain, « scientiste » (Hall, 1982), qui apporte un contre-point utile sur la question des publics avec Paul Lazarsfeld, mais qui demeure bloqué au stade du pluralisme et du fonctionnalisme si ce n’est à celui du béhaviorisme. Stuart Hall développe un marxisme « humaniste » soucieux de libération, mais opposé à tout regard condescendant sur le peuple (comme Richard Hoggart et Raymond Williams), sur les publics des médias et les diverses minorités. Il fait des médias et des interprétations que les récepteurs en ont un espace de conflits de représentations et non de manipulation, d’imposition, d’obéissance. À la nuance près que les points de vue hégémoniques y sont prépondérants, ordonnés en idéologies, elles-mêmes proches de formes langagières (Roland Barthes et Umberto Eco), tout en étant menacés en permanence par l’instabilité qu’introduit l’antagonisme des points de vue, au centre comme à la périphérie du pouvoir. La théorie gramscienne de l’hégémonie qui aimante le plus profondément la réflexion de Stuart Hall (1977) est interprétée tout autant comme un prolongement du marxisme que comme une sortie

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de ce dernier puisque, avec elle, une dynamique historique non prévisible est introduite. Le pouvoir cesse d’être un fait premier à partir duquel se déduisent les multiples réalités pour devenir un ensemble d’effets engendrés par des alliances conjoncturelles, des conflits de représentations systématiquement produits, mais non unifiés en dernier ressort : il n’y a pas de fondation. Stuart Hall considère que le concept de domination, avec son aspect écrasant, est beaucoup moins pertinent que la palette plus riche et plus souple que sont hégémonie, consentement et conflit.

10 De façon intéressante, Stuart Hall (1980) évoque lui-même l’existence de « deux paradigmes » au sein des cultural studies. Le premier est empiriste et expressiviste, il met l’accent sur l’expérience, mais court le risque du « culturalisme ». Le second est structuraliste, donc en partie kantien, anti-empiriste et marxiste ; il permet de mettre en évidence les « relations déterminées », mais s’expose à une surestimation de l’unité des relations de structure. En reprenant et en se démarquant simultanément des traditions de recherche qu’il évoque2, en passant en revue leurs multiples avantages et défauts au profit d’une théorie de l’« articulation » de moments non déterminés (penchant cependant du côté du marxisme et du structuralisme), Stuart Hall réalise une synthèse théorique qui représente, de fait, le paradigme central des cultural studies pendant deux décennies, du début des années 70 au début des années 90, malgré l’évidente multiplicité de travaux, de tendances et de références qui ont pu déboucher sur des contestations plus ou moins affirmées au nom d’un marxisme plus pur par exemple (Sparks, 1974). Il faut entendre par « paradigme » ce que Thomas Kuhn (1962) définit ainsi : des « matrices disciplinaires » associées à des croyances, valeurs et techniques partagées pendant un certain temps par les membres d’une communauté scientifique. Il ne s’agit pas de cadres objectifs et définitifs qui constitueraient une science non interprétative, ni même de structures inconscientes singulièrement durables comme les épistémès, ce à quoi s’opposeraient tout particulièrement les membres d’une communauté cultural studies attachée à l’absence de référent ultime, à la discursivité des effets de pouvoir et aux déplacements conjoncturels. Par son attachement à la critique de formes hégémoniques « sans garanties », sa centration sur des moments séparés (mais articulés) et sa valorisation de publics actifs, le gramscisme sert de plate-forme commune à des courants de recherche parfois disparates. Avec la reformulation du concept d’« espace public » dans un sens anti-habermassien, Nancy Fraser (1992, 2005) introduit le jeu hégémonie/contre-hégémonie dans une théorie de la reconnaissance des actions des subalternes, élargissant la recherche aux théories de la justice sociale. L’étude des identités de genre peut s’inscrire dans une conceptualisation prévue au départ pour l’espace politique stricto sensu avec le concept de « masculinité hégémonique » de Raewyn Connell (1987). Si Stuart Hall s’engage dans une théorisation du postcolonial, puis du multiculturalisme ainsi que dans une critique acerbe du thatchérisme (Hall, 2008) comme modèle puissamment hégémonique quoique plurivoque, la diffusion de ses écrits aux États-Unis et en Australie va de pair avec l’essor d’un progressisme plus modéré, participatif, puisant dans certaines lectures de Michel de Certeau (1980) des raisons d’émanciper le quotidien d’une structuration de pouvoir, malgré la présence continue du pouvoir, avec John Fiske (1989a, 1989b, 1989c), Henry Jenkins (1992, 2006) ou John Hartley (1996). Contrairement au cliché très répandu, ces auteurs ne sont pas réellement anarchistes ni « populistes », sauf à parler d’un « populisme méthodologique » ou « thérapeutique » (Maigret, 2000) visant à défendre temporairement la cause des publics, même si une interprétation de certains de leurs travaux est possible en ce sens. Le rejet brutal dont ils font l’objet est

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tout autant le révélateur d’une demande préexistante de recentrage sur des effets « durs » de pouvoir qu’une justification de ce recentrage surgissant du champ de l’économie politique de la communication qui entretient des relations simultanément intimes et conflictuelles avec les cultural studies (MacGuigan, 1992 ; Kellner, 1995 ; Grossberg, 1995 ; Hesmondhalgh, 2002), d’une partie de la recherche féministe (Morris, 1990) et, plus largement, des défenseurs des théories alternatives de la gouvernementalité (Bennett, 1998). Car, comme le pressent Stuart Hall (1980) lorsqu’il évoque l’influence de Michel Foucault dans le fameux article sur les deux paradigmes cultural studies, un troisième paradigme se met progressivement en place dès les années 80, qui, pour certains chercheurs, ne fait pas que prolonger ou infléchir sa propre synthèse, mais s’y substitue partiellement.

Le foucaldisme, le féminisme et le postmodernisme : l’orientation anti-disciplinaire

11 Dans les cultural studies, la réception des écrits de Michel Foucault se fait par étapes et de façon non homogène en raison, notamment, du calendrier complexe de publications, en France comme ailleurs, si bien que coexistent plusieurs usages de cet auteur. En premier lieu, l’accent placé sur les discours – entendus comme systèmes de représentations et non simplement comme systèmes de signes – détache l’analyse des significations de la seule linguistique et la confronte à celle des pratiques, historiquement situées. Cette tension très productive entre discours et pratiques s’intègre bien à un espace de recherche qui se donne pour objectif l’examen des relations entre cultures et pouvoirs, que l’on peut souvent considérer comme articulées par des actes communicationnels (en particulier langagiers). Ainsi, après avoir exploré majoritairement le terrain des publics, les cultural studies intègrent-elles à leur panoplie les formations discursives en documentant leurs provenances et leurs transformations, à l’exemple des porn studies initiées par Linda Williams (1989, 2004). En second lieu, l’outillage théorique du « dispositif » permet d’aborder les phénomènes de pouvoir sous un angle plus précis, celui d’une « microphysique » se donnant les moyens de corporaliser les discours. Le dispositif peut être mis au service d’une perspective gouvernementaliste qui n’impute pas les faits de pouvoir aux seules instances étatiques et aux classes sociales, mais à un ensemble de petites disciplines décentralisées, produisant un gouvernement des corps avec les « biopolitiques ». Enfin, l’absorption du « dernier Foucault », celui d’un acheminement complexe vers le sujet par l’analyse du « souci de soi », des « techniques de soi » et de l’« esthétique de l’existence », débouche sur une éthique des moments de suspension plutôt que de sortie du pouvoir (Hunter, 1992).

12 Par son ampleur théorique et méthodologique, il est clair que la pensée de Michel Foucault (1961, 1971, 1976, 1984a, 1984b, 1988) pourrait être érigée en paradigme. Sa diversité interne comme ses appropriations diversifiées réduisent cette possibilité, de même que les résistances à cette tendance. Bien que, sous de nombreux angles, des frottements opèrent avec la théorisation expressivo-structurale qui a constitué le soubassement des premières vagues cultural studies, il n’existe pas, à vrai dire, de paradigme clairement unifié issu des recherches de Michel Foucault se substituant brutalement au double paradigme hallien. Plus précis que le gramscisme dans sa description des effets de pouvoir parce qu’il miniaturise ce dernier et le relie au corps,

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le gouvernementalisme s’avère aussi de portée moins large lorsqu’il s’agit de saisir des jeux de hiérarchie et des « blocs » en voie de constitution. De nombreux débats ont cours sur les désavantages d’une position foucaldienne trop discursive (qui se présente pourtant, au départ, comme connectant pratiques et discours) et oublieuse des agrégats sociaux. Ces débats attestent de l’absence d’une « matrice disciplinaire » au sens de Thomas Kuhn (1962). D’ailleurs, des tentatives de rapprochement entre les deux grands ensembles ne s’avèrent pas impossibles : Stuart Hall (1980, 1997) entretient un dialogue continu assez constructif avec son « concurrent » et les exemples existent d’hybridation, ainsi dans le domaine de l’étude de la masculinité où les avantages de cumuler ou de sélectionner les modèles ont finement été passés en revue (Pringle, 2005). En résumé, un arc pragmatiste de modèles partiellement joints se dessine et non une intégration simple, une unification.

13 Mais, c’est indéniablement la posture poststructuraliste de Michel Foucault qui bouleverse le plus profondément les cultural studies, les guidant hors de l’agencement paradigmatique. L’historicisation radicale et le constructivisme nietzschéen sans concession de l’auteur de La volonté de savoir (1976) conduisent à une critique de l’intrication des niveaux de savoir et de pouvoir qui a pour conséquence un rejet de la prétention disciplinaire scientifique. Tout régime de vérité est nécessairement système d’exclusion discursive et refoulement vital, même s’il est aussi production de savoir (Foucault, 1971). Dès lors, il est préférable d’envisager l’activité scientifique comme une pratique historique sans cesse à interroger et à déconstruire dans ses effets de pouvoir, à l’inverse de la conception wébérienne de la « neutralité axiologique » (Weber, 1919). D’autres savoirs convergent ici vers l’attracteur foucaldien pour en renforcer l’importance. Le postmoderniste philosophique de Jacques Derrida (1968), Jean- François Lyotard (1979) et Gilles Deleuze (1968 ; Deleuze, Guattari, 1980, 1992), est un aiguillon fort de la remise en cause des catégories « naturellement » établies. Les women’s studies, feminist studies, gender studies et queer studies, qui ont leur trajectoire historique propre, croisent les cultural studies à partir des années 70-80, leur fournissent une série de postures nouvelles foncièrement antidisciplinaires, pour ne plus réellement se désintriquer d’elles par la suite3. Leur affirmation dans l’espace nord- américain et le radicalisme de leur démarche intellectuelle tiennent à un phénomène de compensation ou de déplacement désormais bien connu : dépourvue d’une gauche radicale dans l’espace politique aux États-Unis, la scène politique contestataire s’est largement structurée dans le monde académique autour de catégories identitaires, celles de « race » et de « genre » (Davies, 1995 ; Harris, 1992, Brantlinger, 1990). À rebours du pragmatisme modéré et du positivisme conservateur, mais aussi du féminisme britannique (Gibson, 2007), le féminisme américain, à l’instar du mouvement noir, est né de la confrontation directe avec un « establishment » quasiment militarisé issu de la Guerre froide. Il se conçoit comme révolutionnaire avant de s’institutionnaliser en important, dans le monde académique, une vision radicale du pouvoir et une dénonciation du rôle naturalisant des discours qui cherche, par la psychanalyse, à déchiffrer les nœuds intimes de la sujétion et du désir avant de trouver, avec le mouvement queer, dans la déconstruction derridienne et dans la théorie foucaldienne de l’assujettissement, des moyens de saper des ordres culturels hétéronormés.

14 Avec Donna Haraway (1991), les féministes américaines délégitiment le discours universaliste, seul habilité à s’ériger en posture savante rationnelle, non pour défendre un relativisme populaire ou un subjectivisme, mais pour instaurer une épistémologie

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du positionnement où toutes et tous, humains et non-humains, cessent d’être désincarnés et se voient dotés de compétences inégales en fonction de leur accès aux mondes. Il s’agit de valoriser les « savoirs situés », ceux des non-savants, ou ce que Donna Haraway nomme encore la figure du « témoin modeste » face au « privilège de la perspective partielle », lorsqu’une cécité trop grande affecte les savoirs savants comme dans le cas de la structuration patriarcale de la science4. S’il n’existe pas de neutralité scientifique, l’objectivité demeure atteignable par la mise en relation des partialités, socialement constituées et non seulement subjectivement vécues, au cours d’une collaboration produisant le savoir rationnel – la démarche rappelle celle de Bruno Latour (1999, 2006) par influences réciproques. Dans ses ouvrages sur les effets performatifs des discours genrés, Judith Butler (1990, 1997a, 1997b) ne nie en rien l’existence du sexe biologique, mais l’historicise tant sur le plan social que du point de vue d’une nature qui n’est plus essentialisée. La déconstruction ne sert pas à démontrer que tout est discursivement construit, mais que les équivalences entre sexes et genres produisent de l’exclusion et du stigmate, lesquels perturbent, à leur tour, les ordres discursifs en exhibant leur arbitraire. À une profusion de discours normatifs doit répondre une « prolifération » toute foucaldienne d’identités et de contre-discours, y compris dans l’espace universitaire où, par leur attention aux situations vécues, les studies deviennent autre chose que de l’empirisme sauvagement pluriel : un antidote aux formes de pouvoir5. La perspective déborde le pragmatisme et conduit les cultural studies sur la voie d’un constructivisme que l’on pourrait qualifier de « critique » et de « participatif » et non plus de « social » (au sens de Peter Berger et Thomas Luckmann, 1966). Judith Butler (1990) souligne distinctement le fait qu’un décloisonnement opère entre espaces scientifiques et mouvements sociaux, entre recherche et pratique contestataire, ou du moins culturelle, relativisant les efforts d’intégration paradigmatique de Stuart Hall, même si le concept d’« hégémonie » demeure revendiqué (Butler, Laclau, Žižek, 2000) : « La même question se pose inlassablement : celle de savoir si mon travail, ou celui de Homi Bhabha, Gayatri Chakravorty Spivak ou de Slavoj Žižek, relève des cultural studies ou de la théorie critique. Mais le fait de poser pareille question pourrait simplement indiquer que la distinction claire et nette entre ces deux types de projets ne tient plus. On trouvera des théoricien-ne-s pour prétendre que l’ensemble de nos travaux relève des cultural studies, mais on trouvera aussi des spécialistes dans ce domaine pour se définir contre toute forme de théorie (même si de manière significative, ce n’était pas le cas de Stuart Hall, l’un des fondateurs des cultural studies en Angleterre). Mais quel que soit le parti pris dans ce débat, les un- e-s et les autres ne réalisent pas toujours que la théorie a changé de visage en faisant précisément l’objet d’appropriations culturelles. La théorie s’est trouvé un nouvel espace, nécessairement impur, où elle émerge dans et par la traduction culturelle et comme le produit de celle-ci » (Butler, 1990 : 28-29).

Le sens et la portée de l’interdisciplinarité et de la postdisciplinarité

15 Le spectacle donné par les cultural studies dans les années 2000 peut s’avérer surprenant par la coexistence de deux tendances a priori contradictoires. La consolidation disciplinaire se poursuit avec la production de manuels et de synthèses sur l’histoire de la recherche (par exemple : Couldry, 2000 ; Hartley, 2000 ; During, 2005 ; McRobbie, 2005 ; Rojek, 2007 ; Lewis, 2008 ; Walton, 2012). Comme le souhaite Tony Bennett (1998)

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qui plaide pour une codification disciplinaire, une perspective résolument additive sinon intégratrice conduit à canoniser les théories et à associer les références venues de disciplines ou de courants parfois très éloignés : histoire, philosophie, psychanalyse, psychologie, sciences politiques, sémiotique, sociologie… En Australie, une véritable institutionnalisation accompagne ce mouvement sur fond de politique multiculturelle défendue par l’État et de défense du rôle citoyen des industries culturelles, assimilant les cultural studies à des cultural policy studies de plus en plus critiquées pour leur normalisation (During, 2005). Mais, ailleurs, l’implantation est beaucoup plus complexe et des effets de retour en arrière ne sont pas absents, avec la disparition symbolique du centre de Birmingham (Webster, 2004). Sur le plan théorique, le trouble introduit par le postmodernisme, le poststructuralisme et le féminisme tient à distance le spectre positiviste, accentue la fragmentation et le pluralisme des cultural studies, déjà très présents à leurs débuts. La contradiction entre normalisation et déconstruction pourrait mener à un constat d’échec si elle ne se dissipait pas dans une redéfinition des cultural studies non comme discipline installée, mais comme activité d’identification des relations fluctuantes entre pouvoirs et cultures et comme exercice de connexion entre disciplines à mobiliser pour surmonter les nouvelles formes d’assujettissement. Cette orientation transparaît dès le milieu des années 80 des écrits de Stuart Hall (1986, 2007), unissant le marxisme althussérien à ce que l’on doit, nommer faute de mieux, une « anglicité » parfois non contrariée. Il faut rappeler tout à la fois l’urgence de l’action face à un désir de théoriser pouvant tourner à vide, l’autonomie des « conjonctures » sociales, toujours laborieuses à appréhender, et ne pas généraliser à outrance : penseur des « relations déterminées » et importateur du structuralisme, Stuart Hall est en réalité beaucoup plus empiriste qu’il ne le pense ou ne l’avoue. De nouvelles questions émergent sans cesse de « nouvelles conjonctures historiques », nécessitant de nouvelles réponses que les disciplines établies ne peuvent automatiquement apporter. Il faut reconnaître à Stuart Hall (1989, 1992) une mise en adéquation avec cette visée qui aborde, tour à tour, les luttes liées à la race et à l’ethnicité, le multiculturalisme et le postcolonial, dans des contextes britanniques précis, bien avant que les problèmes de racisme et de cohabitation culturelle ne soient placés au sommet de l’agenda de la plupart des sciences sociales établies. Ce que Lawrence Grossberg (1997, 2011) appelle dans la continuité de Stuart Hall une « discipline de contextualité », un « contextualisme radical » ou un « conjoncturalisme » devient l’objet et l’objectif perpétuel des cultural studies, leur visée de savoir-pouvoir et leur style propre. Il soude une communauté scientifique qui ne s’accorde véritablement que sur la possibilité de diverger dans un espace commun aux frontières épistémologiquement floues car productivement contestables, effectuant comme une mise en abîme de la théorie de la sphère publique au sein même de l’espace scientifique qui l’a engendrée. Pour reprendre Ien Ang (2007), les cultural studies interviennent là où sont requis de façon intrinsèque des niveaux d’analyse multidimensionnels, où le contingent et le complexe l’emportent. Elles se présentent comme une pluridiscipline ou, plus précisément, comme une « (inter)discipline postmoderne » au sens de Vincent B. Leitch (2003). Il faut entendre par là une activité de savoir cumulatif6 filtrant des marges et des supposées incompatibilités entre disciplines généralement établies au début du XXe siècle, hybridant les outils de ces dernières lorsqu’ils s’avèrent suffisamment conciliables et féconds. En opérant ainsi, les cultural studies jouent le rôle d’un programme intégrateur sans aller jusqu’à instituer

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une discipline nouvelle prenant la place de celles qui les auraient précédées (Johnson et al., 2004).

16 La redéfinition postdisciplinaire des cultural studies n’intervient pas hors de toute conjoncture universitaire et sociale. Elle répond à un contexte nouveau dont elle est le symptôme et l’un des meilleurs analystes. En effet, on pourrait relire l’histoire des sciences sociales depuis un siècle à l’aune d’une ossification continue des savoirs, après l’effervescence des premiers moments d’exploration et de codification. Également observée dans les sciences de la nature, cette trajectoire banale, « normale » car efficiente, conduit à la séparation progressive de savoirs spécialisés puis isolés. Or, ce processus devient insoutenable à partir du moment où les spécialités sont frappées d’incommunication, où l’ossification devient fossilisation, dans une situation de multiplication de nouveaux phénomènes difficilement appréhendables comme ceux que connaissent les sociétés de la modernité avancée ou seconde (flux transnationaux disjonctifs, identités plus instables voire détachées des ancrages socio-économiques7, variable des classes sociales insuffisante pour expliquer les actions et représentations, loisirs généralisés, etc.)8. Les cultural studies naissent de la chute de rendement scientifique des disciplines. Elles sont en résonance avec le « tournant culturel » qu’elles ont incontestablement identifié, justifiant une appréhension nouvelle de l’empirie contemporaine et, logiquement, un réaménagement trans ou postdisciplinaire. Ce changement avait été anticipé par Edgar Morin qui, dans La méthode (1977), rappelait le contrepoint indispensable d’un travail de spécialisation, la nécessité heuristique mais aussi démocratique de raccorder les savoirs, non pour réinstaller le philosophe dans la position de « Prince de la Science », opérant la grande synthèse, mais pour mettre fin à la violence des discours séparés. « Il s’agit d’en-cyclo- péder, c’est-à-dire d’apprendre à articuler les points de vue disjoints du savoir en un cycle actif » (Morin, 1977 : 19), l’effort portant non sur la totalité des connaissances de chaque sphère, mais sur les « points stratégiques, les nœuds de communication, les articulations, organisationnelles entre les sphères disjointes ». Formulé autrement, avec Joe Moran (2001), une réorganisation des savoirs est requise lorsque les disciplines deviennent excluantes, lorsqu’elles ne sont plus que des chasses gardées défendues par des institutions érigées en systèmes de pouvoir. En termes de sujets abordés comme de méthodes apportées par les réflexions postdisciplinaires, à partir d’interrogations universitaires ou extra-universitaires (les « savoirs situés »), la créativité encourage la communication et de nouvelles alliances entre disciplines ainsi que la critique réflexive. De plus, elle ouvre aux disciplines existantes de nouvelles perspectives, ce qui explique l’absence de substitution entre cultural studies et disciplines, cadres usuels d’organisation des savoirs9.

17 Non sans ironie, la remarque sur l’essoufflement des disciplines peut se révéler pertinente pour la constellation cultural studies elle-même, qui n’échappe pas à l’hyperspécialisation de studies de moins en moins liées entre elles (quelles passerelles entre game studies, nostalgia studies et food studies ?) et à des durcissements conceptuels locaux (dont ont été coutumières les women’s et les feminist studies). Bien peu suffit pour que les chercheurs oublient le défi de l’élaboration de conceptions théoriques intégrant les divers espaces disciplinaires, revenant à une routine bien connue. Les difficultés de la profusion modélisatrice s’ajoutent à celles de la spécialisation outrancière. L’ouverture transdisciplinaire peut pousser à faire circuler des schémas non maitrisés, à manier des concepts qui n’ont pas la même portée et signification d’une discipline à

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l’autre. Pour autant, les risques de confusion généralisée, d’ingestion par une métadiscipline gloutonne ainsi que d’annexion d’une discipline par une autre sont aujourd’hui moins élevés que les risques de solitude perpétuelle et de rejet de l’une par l’autre. En se formant dans les zones entre les disciplines, qui forment un véritable no man’s land depuis une cinquantaine d’années, puis en passant des marges au centre, les cultural studies participent d’un affaiblissement des barrières qui existent entre les diverses sciences de l’homme, donnant un véritable contenu à la fameuse injonction d’interdisciplinarité régulièrement vantée, mais rarement observée en pratique.

Conclusion

18 Dans la contribution, j’ai souvent cherché à souligner ce que les cultural studies doivent à leur lieu de création et à celui de leur propagation première, respectivement la Grande-Bretagne et les États-Unis, non pour verser dans une sorte de culturalisme qui réduirait des savoirs à une structure éternellement contraignante, mais pour comprendre le rôle des facteurs locaux dans la montée d’un savoir à prétention objective. Dans la formulation des enjeux théoriques et méthodologiques, l’empirisme et le pragmatisme, qui ne sont pas sans rapport avec l’absence de tradition révolutionnaire en Grande-Bretagne, ont joué un rôle majeur en contribuant à la définition d’une figure non élitiste de l’intellectuel, sans rupture absolue avec un « peuple » qui serait pour sa part dépossédé de ses expériences de vie. Au contraire, les revendications quasiment révolutionnaires des féministes américaines (et des mouvements Black Panthers, ici non abordés) ont incité à critiquer de façon radicale les effets de naturalisation, sans rompre pour autant avec le primat de l’expérience. Enfin, ce n’est pas un hasard si l’appel d’air postdisciplinaire que sont les cultural studies provient, au départ, des espaces académiques anglo-saxons où les complexes obsidionaux sont moins marqués qu’en Europe « continentale ». Le précédent de la psychologie sociale, qui est née par pragmatisme du constat de l’impossibilité de séparer de façon pure des faits psychologiques réservés au psychologue et des faits sociaux réservés au sociologue, est parlant. Cette grille de lecture par tradition nationale pourrait voir son usage prolongé avec l’évocation toujours pertinente des relations complexes entre l’Australie et la Grande-Bretagne, entre la Grande-Bretagne et ses anciennes colonies, sans négliger les complémentarités et rivalités implicites entre espaces anglo-saxons et français ou encore l’absence de réflexivité de la recherche américaine dans les années qui ont suivi le 11 septembre 2001 puis la crise financière de 2008. Mais, pour conclure, je préfère envisager ce qui ne relève plus du local dans la recherche cultural studies, ce qui est de l’ordre de la montée en généralité, si l’on veut bien accepter qu’une discipline de la conjoncture ne se limite pas à un ensemble de déplacements immanents.

19 Dans cette optique, puisqu’il faut bien naître quelque part, les cultural studies sont nées en Grande-Bretagne de la geste fondatrice de Richard Hoggart dans les années 60, puis du travail d’extension des fondations de Stuart Hall. Mais les cultural studies ne sont plus – et même ne sont pas – une forme de pensée anglo-saxonne représentant une école très institutionnalisée, avec ses figures incontestées et son savoir bien délimité. Si les cultural studies doivent quelque chose à un espace-temps spécifique, comme tout courant de recherche, elles ont depuis longtemps dépassé cet instant zéro en se diversifiant géographiquement et intellectuellement, en s’appropriant également

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l’héritage d’un nombre important de penseurs qui ne relèvent pas de la tradition d’origine, enfin, en refusant l’idée d’un savoir figé, d’une clôture. Cela signifie-t-il alors qu’elles s’éparpillent en tous sens, en perdant toute scientificité ? La réponse est négative. La diversification ne s’est pas faite au détriment d’une véritable logique de recherche unifiée : les cultural studies ne sont pas dépourvues d’idées directrices, ni de méthodes rigoureuses. Leur spécificité est tout simplement de refuser de s’ériger en discipline pour mieux épouser/contrarier la dynamique fluctuante du monde. Elles sont un art de faire et de défaire les pouvoirs et les identités, se donnant pour objectif une émancipation non naïve des formes de vie. Les luttes de représentation sont incertaines dans les médias comme ailleurs et débouchent parfois sur la promotion partielle de points de vue marginaux qui demeurent traversés de points de vue hégémoniques. La pertinence paradigmatique du modèle de Stuart Hall est évidente, modèle peu à peu enrichi et dépassé, y compris par ce même auteur, du terrain des soap operas à celui de la téléréalité, en passant par l’expression sur l’internet ou la pornographie.

20 Intéressées par les médias parce qu’ils sont le grand terrain de jeu de la production des identités et des pouvoirs, les cultural studies ne sont pas pour autant médiacentriques. Elles s’élargissent dans les années 1980-2000 à l’ensemble des revendications culturelles. Il n’existe pas de tabou sur les objets à traiter car il faut saisir l’espace public comme constitué par les conflits de représentation et non comme un espace neutre vers lequel convergeraient les questions politiques. Les quêtes de représentation et de participation des ouvriers, des femmes, des jeunes, des homosexuels, des minorités ethnoraciales, bref de ceux que l’on nomme désormais les subalternes, façonnent et refaçonnent une sphère publique très plastique qui est tout simplement l’ensemble des questions faisant sens à un moment donné dans la société (souvent via les médias de masse). En procédant ainsi, les cultural studies rejoignent ou enfantent en grande partie les gender studies, les postcolonial studies, les queer studies… Elles s’ouvrent aux reformulations des sciences humaines et sociales qui, du poststructuralisme au postmodernisme en passant par la déconstruction, affirment la possibilité d’un jeu ontologique, l’existence d’un principe d’indétermination, donc la possibilité de surmonter une condition de subalterne tout en n’étant pas inféodé en permanence aux identités. La remise en cause des frontières supposées naturelles entre les formes culturelles, entre leurs supports et entre les formes de médiation symbolique devient le plus marquant des mouvements intellectuels des deux dernières décennies. Les segmentations entre œuvres majeures et mineures sont débordées de toutes parts, comme celles entre culture supposée légitime et culture dite populaire, dans un contexte de prolifération des objets dignes d’être étudiés et enseignés. Au-delà, ce sont les frontières jusque-là glacées du masculin et du féminin qui subissent le soupçon et le réchauffement de la controverse publique comme scientifique : les genres et leur dénaturalisation sont devenus des thèmes transversaux autant que des modes de réflexion sur les disciplines elles-mêmes. De la même façon, ancrée dans l’analyse de ce qui ne passe pas dans les relations anciennement coloniales, la critique postcoloniale (Bhabha, 1994) fonctionne à la fois comme démarche herméneutique infléchissant les sciences humaines dans leur ensemble et comme espace empirique, collection de terrains en littérature, en théâtre, en histoire, en communication…

21 En résumé, cet art de faire et de défaire les identités qui est développé par les cultural studies n’est pas seulement un « sport de combat » qui consisterait à lever le voile des illusions pour les mystifiés et à prendre le pouvoir à la façon des penseurs marxistes classiques (de Francfort à Paris pourrait-on dire, c’est-à-dire de Theodor Adorno à

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Pierre Bourdieu). Il s’agit d’apprendre des subalternes, déjà porteurs de sens et de capacités d’agir, et de leur donner les moyens symboliques pour qu’ils se constituent contre ce qui les nie – moment de l’« essentialisme stratégique » théorisé par Gayatri Spivak (1988, 1999), moment du faire de la négritude, des mouvements gays et lesbiens, des publics de fans – avant qu’ils ne rejettent la violence même de leur émancipation – moment du défaire des identités, devenues trop rigides et asservissantes : il n’existe pas de monde noir unifié et essentiel, de lesbianisme ghetto, de catégorie stable de fans. Parfois, le rejet radical de la fondation qui soutient les réflexions des cultural studies est considéré comme une voie sans issue. Comment imaginer un monde commun si rien ne semble tenir ? Tous les critiques ne sont pas des chercheurs nostalgiques du savoir absolu (et de la position qui va avec), cette objection est donc importante. D’ailleurs, elle émane des rangs même des cultural studies où elle joue un rôle très productif. Mais, elle passe sous silence le fait qu’une critique tout aussi importante et parfaitement opposée est aussi régulièrement émise, celle d’adhérer à une théorie du multiculturalisme qui ferait des groupes des identités fermées sur elles-mêmes, essentialisées. Relativistes ou essentialistes les cultural studies ? La véritable question ne se pose pas en ces termes. La plupart des auteurs considèrent tout simplement, à la façon de Donna Haraway et de Judith Butler, qu’il n’y a d’accès à l’universel que par le particulier, et que cet universel n’est pas une totalité ultime. Il faut donc distinguer des cycles : des moments où des définitions essentielles sont imposées aux individus et aux groupes, des moments où l’émancipation peut consister en un cri identitaire essentialisant et des moments de rejet des identités essentielles, tout en n’oubliant jamais les conditions socio-économiques qui aident ou qui contrecarrent ces mouvements, tout en les produisant pour partie (pour partie seulement). Impossible d’oublier que ce sont souvent des minorités aisées qui articulent la parole des subalternes, que des limites matérielles à l’émancipation existent, que les replis identitaires et les politiques racistes changent avec les conjonctures économiques. Il y a donc nécessité de procéder par « anti-essentialisme », mais aussi au moyen d’un « anti- anti-essentialisme » voire d’un « anti-anti-anti-essentialisme », pour reprendre la terminologie de Paul Gilroy (1992, voir aussi 1987, 2004). Sans remettre en cause le projet intellectuel, un ralliement au matérialisme est observé et jugé bienvenu dans les cultural studies début de siècle, avivé par un rejet du postmodernisme 10 et par le sentiment que les points de vue un peu éthérés, « élitistes » ou « eurocentriques » ne peuvent avoir cours par temps de guerre et de crise économique11. Le renouveau de la critique qui escorte cette re-sociologisation n’est pas sans sympathie avec les mouvements anticapitalistes (Gilbert, 2008) et avec l’autonomisme italien (Lazzarato, 2000 ; Hardt, Negri, 2000, 2004) posant la question de l’oscillation permanente entre détermination et compréhension à laquelle seraient vouées les cultural studies ou celle d’une sortie progressive de cette oscillation vers un nouveau paradigme de topologie immanente du social (Baruch Spinoza, Michel Foucault et Gilles Deleuze plutôt qu’Antonio Gramsci et Richard Hoggart) susbstituant l’affect au duo sens/plaisir (Ahmed, 2010 ; Gregg, Seigworth, 2010), non sans un retour à… David Hume. Au cours de ce nouveau « tournant » le projet cultural studies ne semble guère remis en cause, se présentant comme un prolongement et non comme une négation des Lumières, même si l’opposition trop simple entre nature et culture est repoussée vers l’horizon nouveau des minorités non humaines à libérer, s’élargissant par une succession de chocs internes et externes au profit d’un (post)humanisme universel et durable.

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NOTES

1. Le phénomène de valorisation des ruptures franches par la sphère intellectuelle fait-il verser l’Allemagne du côté français ou britannique ? Même si elle n’est pas socialement révolutionnaire du point de vue historique (selon la fameuse démonstration de Theda Skocpol, 1979), la culture intellectuelle allemande est fortement contestataire et bien sûr a engendré le marxisme, en plus des autres théories totalisantes et/ou surplombantes, de Friedrich Hegel à Jürgen Habermas. Mais, l’Allemagne possède également d’importants penseurs de la conjoncture (comme Georg Simmel, repris par l’école de Chicago) et si ses institutions universitaires valorisent des disciplines fortement établies, l’ouverture à la diversité scientifique et aux phénomènes multiculturels y est plus élevée qu’en France. Si bien que se dessine une opposition contestable et a priori désuète entre les « îles » britanniques et un « continent » fait de grands pays européens. 2. Sa recherche de l’équilibre a pu faire dire que S. Hall se présentait en funambule de la théorie culturelle (Macé, Maigret, 2007). 3. La thèse de l’intrication des feminist, queer, postcolonial et cultural studies ne fait pas consensus (Turner, 2011). Pour ma part, je revendique cette thèse car elle me semble indispensable à la bonne compréhension du projet intellectuel. Elle est défendue dans la plupart des pays qui ont développé une tradition forte de recherche dans les deux premiers domaines face à un déterminisme marxiste très hostile aux cultural studies (en France : Burch, Sellier, 2009 ; Bourcier 2001, 2005, 2011 ; Dorlin, 2006, 2008 ; Guénif-Souilamas, Macé, 2006 ; Cervulle, Rees-Roberts,

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2010 ; Cervulle, 2013 ; Quemener, à paraître). Mais, cette thèse peut conduire à ne pas respecter l’autonomie de développement des savoirs comme dans les derniers travaux de Marie-Hélène Bourcier (2011) laissant entendre qu’il est impossible de pratiquer les cultural studies si l’on est homme, blanc et hétérosexuel, dans une vision queer ghettoïsée des cultural studies qui surprendrait R. Hoggart, R. Williams – et S. Hall le premier. 4. Les effets de normalisation produits par la science sont particulièrement visibles sur le terrain transgenre, analysé par Éric Macé (2010). 5. La politique foucaldienne de prolifération d’identités et de contre-discours est également travaillée par Teresa de Lauretis (1987) et Eve Kosofsky Sedgwick (1991). 6. Il faut mesurer ici la proximité et la distance avec Jean-Claude Passeron (1991), dont on connait la description non popperienne des sciences sociales. La postdiscipline cultural studies procède par déplacements, mais elle produit également des fusions conceptuelles et des intégrations paradigmatiques tout en décloisonnant les espaces universitaires et non universitaires. 7. Les affinités entre mouvements culturels et facteurs socio-économiques ne sont plus envisageables comme des corrélations statistiques univoques, mais comme des séries de problèmes en partie autonomes, comme dans le cas du hip hop et du capitalisme contemporain ou dans celui de la culture metal (Guibert, 2000 ; Guibert, Sklower, 2013). 8. Les limites, voire l’épuisement des sciences sociales contemporaines sont bien dessinées par John Urry (2000) ou Michel Wieviorka (2007). Le concept de modernité dite « seconde » ou « réflexive » est issu des travaux d’Anthony Giddens (1990) et Ulrich Beck (1986), celui de « flux disjonctifs » des travaux d’Arjun Appadurai (1996). 9. L’absence de confrontation frontale entre sociologie et cultural studies, au profit d’une succession de moments disciplinaires et interdisciplinaires, a été présentée dans l’épais volume dirigé par Elisabeth Long (1997), regroupant la fine fleur de la sociologie américaine de la culture et des médias. 10. On mesurera le rejet du postmodernisme au gré du chemin parcouru par Angela McRobbie (1994, 2008). 11. Le sentiment que les points de vue « élitistes » ne peuvent avoir cours par temps de guerre et de crise économique n’est pas universellement partagé, y compris par les nouvelles générations qui peuvent considérer que ce back to basics cache une injonction de conformisme qui n’atteint pas son but, saisir les méandres du social et du politique contemporain (Hall, Birchall, 2006).

RÉSUMÉS

Les cultural studies sont le révélateur de phénomènes culturels nouveaux, difficilement analysables par les sciences humaines qui ont été institutionnalisées il y a un siècle. Elles s’ordonnent en « paradigmes », revendiquent l’appellation d’« anti-discipline » lorsqu’elles se tournent vers les feminist et les queer studies, mais se présentent plus fréquemment comme une « interdiscipline » ou une « transdiscipline ». En se formant dans les zones entre les disciplines, qui forment un véritable no man’s land depuis une cinquantaine d’années, les cultural studies participent d’un affaiblissement des barrières qui existent entre les diverses sciences de l’homme, donnant un véritable contenu à la fameuse injonction d’interdisciplinarité régulièrement vantée, mais rarement observée en pratique.

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Cultural studies are revealing new cultural phenomena, which are difficult to analyze by social sciences that have been institutionalized a century ago. They are organized in “paradigms”, but pretend to be an “anti-discipline” when they turn to feminist and queer studies. They more frequently appear to be an “interdiscipline” or a “transdiscipline”. By exploring the areas between the disciplines, which have been a true no-man’s land for fifty years, cultural studies do weaken the barriers that exist between the various human sciences, giving real substance to the famous injunction of interdisciplinary, regularly touted but rarely observed in practice.

INDEX

Mots-clés : cultural studies, médias, féminisme, discipline, interdiscipline, paradigmes Keywords : cultural studies, media, feminism, disciplin, interdisciplin, paradigms

AUTEUR

ÉRIC MAIGRET Communication, information, médias Université Sorbonne nouvelle – Paris 3 F-75005 [email protected]

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Notes de recherche Research Notes

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Circulation, altération et appropriation d’une information scientifique Quand les silures attaquent les pigeons Circulation, Alteration and Appropriation of Scientific Information. “When Catfish attack Pigeons”

Robert Boure et Muriel Lefebvre

1 Le 5 décembre 2012, la revue scientifique internationale de référence en ligne et en libre accès PLOS ONE publie l’article d’une équipe de chercheurs toulousains (Coucherousset et al., 2012)1 révélant, d’une part, que des silures introduits dans le Tarn – rivière du Sud de la France – attaquent des pigeons sur les berges en s’échouant selon la technique du beaching utilisée par d’autres espèces et, d’autre part, que le pigeon est devenu l’élément essentiel du régime alimentaire de certains silures. Aussitôt, « la Toile s’enflamme » – selon l’expression désormais médiatiquement consacrée – au-delà du seul champ scientifique, au grand étonnement de l’équipe de recherche2, peu habituée à ce phénomène que d’aucuns nomment « buzz » ou « emballement médiatique ». Car il est peu fréquent qu’un fait scientifique soit l’objet d’une telle exposition3, phénomène qui affecte surtout – tantôt brièvement, tantôt sur des périodes plus longues – des événements mondains, des affaires politico-judiciaires, des crises sanitaires, des cataclysmes ou, plus trivialement, des vidéo-gags mettant en scène des animaux ou des humains (le Harlem Shake, par exemple). Et lorsque la science est concernée, c’est souvent pour un événement marquant ou présumé tel sur le moment – comme une controverse internationale (les organismes génétiquement modifiés, etc.), une découverte scientifique majeure (virus du SIDA, boson de Higgs, etc.) ou renvoyant aux standards de la science-fiction (planète aux quatre soleils, exoplanète, etc.), une théorie fascinante (Big Bang, etc.).

2 Si le comportement de prédation des silures, révélateur d’une adaptation à un nouvel environnement, n’avait pas encore été scientifiquement observé et analysé chez cette espèce vivant en eau douce, il ne s’agit – de l’aveu même des chercheurs (entretiens) –

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ni d’une découverte « prometteuse » sur les plans économique, sanitaire ou environnemental, ni même de la mise en évidence d’un comportement animal inédit puisqu’on sait que les orques attrapent ainsi des phoques avant de les dévorer dans l’océan. Bref, a priori, il n’y a pas de quoi intéresser et faire réagir des publics larges, souvent très éloignés de la sphère scientifique.

3 Dès lors, il est tentant de s’interroger sur la nature, l’ampleur et les formes de ce phénomène social et discursif, d’autant plus pour le chercheur en sciences de l’information et de la communication (SIC) que ce questionnement sollicite trois champs qui, dans le meilleur des cas, se croisent plutôt deux à deux : la circulation et la réception des faits et des informations scientifiques, le traitement médiatique de l’information (cadrage, mise en récit, construction des événements) et le rôle de l’internet dans la construction sociale de phénomènes, ce qui va au-delà de la sociologie des usages de l’internet. Néanmoins, s’il est indispensable de prendre ce fait médiatique au sérieux à travers son évaluation quantitative et qualitative (quelle est son ampleur et sa durée ? Comment s’est-il diffusé et avec quels effets ?), est-il pour autant nécessaire de faire appel à la notion pour le moins floue, impressionniste et souvent moralisatrice d’« emballement médiatique » pour le qualifier et le comprendre ? Ne vaut-il pas mieux s’orienter vers, d’une part, des travaux qui interrogent les pratiques en ligne des journalistes ainsi que les processus plus généraux de construction médiatique des informations sur l’internet4 et, d’autre part, des objets plus délimités ? Parmi ces derniers, nous citerons : 1. la rumeur (Allport, Postman, 1947 ; Morin, 1969 ; Froissart, 2002 ; Aldrin, 2005), phénomène social présentant – par-delà les positions théoriques divergentes de ceux qui l’ont étudié – quelques similitudes et cousinages (amplification, déformation du message initial, rôle des médias) avec notre objet tout en s’en écartant sur d’autres points (certitude du message initial et de sa source) ; 2. les processus de médiation qui mettent en lumière les pratiques d’acteurs sociaux que l’on désigne sous les vocables de « leaders d’opinion », « relais » ou « médiateurs » ; 3. les espaces sociaux et les dispositifs dédiés à la « communication scientifique » (Kaufmann, 1993 ; Cheveigné, 1997 ; Jacobi, 1999), à la « publicisation de la science » (Pailliart, 2005) et à la « médiatisation de la science » (Fayard, 1988 ; Babou, 2004 ; Charaudeau, 2008), pour reprendre des expressions largement usitées et qui ont en commun de poser les questions de la réception, du public comme construction savante et métaphore de la société ainsi que de l’inscription du discours de et sur la science dans le débat public, y compris dans sa dimension médiatique.

4 Sur le plan méthodologique, cette démarche revient à étudier le phénomène in situ de façon à faire ressortir sa dimension sociale et, plus précisément, ce qu’il dit du lien social, des discours, des représentations, des échanges et des sociabilités travaillés par les rapports sociaux et le dispositif sociotechnique de l’internet. De manière plus précise, il s’agira de s’inscrire plutôt dans la perspective développée par Yves Jeanneret (2008) de la circulation médiatique des « êtres culturels », composites d’idées, d’objets et de représentations (ici un fait scientifique devenu « information ») qui se transforment « en cheminant dans les carrefours de la vie sociale » (ici les dispositifs sociotechniques de l’internet) suscitant au passage, pratiques et discours créatifs d’acteurs multiples et hétérogènes permettant leur appropriation. Elle sera prolongée sur des points spécifiques (le journalisme en ligne, l’économie des médias, la pratiques des internautes) par des approches sociologiques et socio-économiques.

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5 Sur le plan empirique, la recherche combine deux techniques. La première est celle de l’entretien avec ceux réalisés (les 13 janvier et 22 février 2013) auprès de Frédéric Santoul, porte-parole – notamment pour les médias5 – des chercheurs toulousains. La seconde est l’analyse d’un corpus multimodal comprenant deux types de documents, c’est-à-dire 123 sites et blogs français ayant relayé et, pour certains, analysé, interprété et parfois complété l’information à l’aide de documents étrangers à l’article initial (par exemple, des photos et vidéos) et les commentaires des internautes sur ces sites et blogs. Cette liste a été établie à partir des référencements opérés par Google à partir de l’expression « silures et pigeons » dans les 25 premières pages (11 résultats pas page) le 13 janvier 20136. Le deuxième type de documents est représenté par la vidéo annexée à l’article de PLOS ONE ainsi que des douze autres mises en ligne depuis la France (liste établie à la même date).

Une amplification et une altération rapides

6 Parmi ceux qui veulent dépasser les définitions moralisatrices de l’ainsi nommé « emballement », certains ont largement recours à la mesure et à son image d’objectivité. Or, comme toute représentation, un indicateur, un baromètre, n’est pas la réalité, mais une construction de celle-ci de sorte que « le seul moyen d’en [l’emballement] prouver l’existence est d’appareiller le regard et de lui trouver une mesure » (Froissart, 2011 : 147). Nous ne considérerons donc pas les outils de mesure comme le seul ou le principal « appareil » pertinent7… mais ne leur dénieront pas non plus tout intérêt.

7 En effet, le phénomène parle par son nombre et son nombre fait parler ceux qui le font circuler et/ou le commentent. Le nombre de sites et blogs ayant relayé l’article de Julien Coucherousset et de ses collaborateurs (2012) ainsi que celui de leurs visiteurs et commentateurs est donc à considérer pleinement, ce qui suppose qu’on ne le surestime, ni ne le sous-estime. Il est un élément d’appréciation – parmi d’autres – d’un phénomène dans la construction duquel le nombre et l’usage du nombre jouent un rôle certain. Car si seule une poignée de sites avaient relayé l’information scientifique, notre recherche n’aurait eu aucune raison d’être entreprise. Un détour partiel par la métrologie (listes, décomptes, classements…) est donc justifié. Simultanément, le nombre est ambigu. En effet, s’il est bien un élément de preuve, de visibilité et de comparaison, il ne doit pas faire l’objet d’une lecture naïve s’en tenant au seul score. Seul compte l’ordre de grandeur qu’il exprime autant en lui-même que par rapport à d’autres faits de même nature. De sorte qu’il est pertinent de raisonner en termes d’échelles et de seuils à partir desquels les écarts laissent entrevoir des variations qui ne sont pas seulement d’ordre quantitatif. En outre, s’il prétend mesurer une audience, un public en tant qu’entité évidemment quantifiable, il atteste du travail collectif qui a été réalisé pour le construire, sans pour autant éclairer à lui seul ni la dimension sociale de ce travail, ni l’épaisseur sociale de l’objet observé. Il ne peut donc sui generis rendre compte du social, ni dans sa globalité, ni dans son « infini chatoiement » (Vatin, 2010). C’est pourquoi nous avons aussi développé un travail analytique à partir de méthodes qualitatives.

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Une amplification remarquable ?

8 Si l’on s’en tient, dans un premier temps, à une approche plutôt quantitative appuyée sur un corpus que l’on cherche à faire parler sans s’appuyer uniquement sur des algorithmes et des robots, le constat est nuancé : si la circulation de cette information connaît une ampleur sortant de l’ordinaire de la diffusion des informations scientifiques, preuve qu’un seuil a été franchi, elle est très largement cantonnée à la sphère internet et, plus précisément, à certaines régions de cette dernière. Aussi les acteurs qui la relaient ne sont-ils pas seulement nombreux : ils sont hétérogènes, tant du point de vue de leur statut que de celui de leurs pratiques éditoriales.

Une circulation large et accélérée

9 Dès sa mise en ligne par PLOS ONE le 5 décembre 2012, l’article fait l’objet d’un nombre important de visites : alors que le seuil de 8 000 vues n’est atteint que par un petit nombre d’articles, le 13 janvier 2013 celui-ci est consulté plus de 52 000 fois et téléchargé plus de 1 300 fois, ce qui n’est toutefois pas un record. Ainsi l’article relatif à la découverte du singe lesula – publié trois mois auparavant – est-il « cliqué » plus de 105 000 fois et téléchargé plus de 2 500 fois à la même date (rubrique « Metrics » de PLOS ONE). En réalité, depuis la création de la revue (2006), il est en 96e position (sur plus de 77 000 articles), et en dixième si l’on prend en compte les six derniers mois (15 000 articles). Paradoxalement, il ne suscite que trois commentaires sur le site de la revue (contre deux pour l’étude sur le lesula). En outre, la vidéo des chercheurs mise en ligne par Channel Plosone8 reçoit en quelques jours plus d’un million de visites alors que la vidéo la plus regardée n’avait, jusqu’ici, été vue que par quelques 15 000 visiteurs.

10 En France, il est pointé, cité, décrit, déconstruit et commenté par un nombre significatif de sites et de blogs dont l’analyse constituera une première photographie de la circulation, puis de l’altération de l’information. D’autant qu’il est, d’une part, repris par une dépêche de l’Agence France-Presse et, d’autre part, massivement relayé par de nombreux moteurs de recherche et agrégateurs d’informations généralistes (Google actualités, Yahoo actualités, actualités Free, Actu Orange, INNOOO, Voila…) ou spécialisés (Alvinet, Trop geek…). De façon significative, une recherche conduite sur Google France le 20 décembre 2012 à partir de l’expression « silures et pigeons » a obtenu plus de 90 000 résultats (contre plus de 12 000 000 pour l’article sur le lesula). Ce sont donc plusieurs milliers de sites de médias et d’institutions qui publient l’information. À ces derniers, il convient d’ajouter les sites et blogs personnels, les chats, les pages individuelles, les messages postés sur les réseaux sociaux (Facebook, …) accessibles seulement à ceux qui intègrent le réseau de l’auteur, les courriels et leurs listes de diffusion et, enfin, les SMS envoyés depuis les téléphones portables, autrement dit des éléments difficiles ou impossibles à mesurer, en tout cas avec nos moyens. On notera que, selon la rubrique « Metrics » de PLOS ONE, cet article fait l’objet d’un partage à l’échelle internationale sur les réseaux sociaux à près de 500 reprises, dont plus de 400 pour Facebook. Pour s’en tenir au corpus, 123 sites et blogs publient l’information sous la forme d’un texte court ou d’un véritable article, soit 26 médias en ligne, 38 médias natifs du web (appelés aussi pure players), 17 blogs9 et 42 sites d’organisations (associations, administrations…). Très souvent, la vidéo issue de PLOS ONE est jointe ou pointée par un lien, et régulièrement accompagnée de photographies, souvent tirées de

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PLOS ONE ou de saisies d’écran de la vidéo. Par ailleurs, 59,3 % des articles donnent lieu à des commentaires d’internautes, 59 % se situant dans la fourchette d’un à neuf commentaires, 41 % au-dessus (dont un à 111)10.

11 Simultanément, la vidéo accompagnant l’article de PLOS ONE – quelquefois intégrée partiellement à un reportage réalisé par TéléToulouse, France 2 ou France 3 – est mise en ligne douze fois depuis la France (onze sur Youtube et une sur Dailymotion). Le 25 janvier 2013, ces documents audiovisuels ont été visionnés 643 870 fois, dont 609 189 (95,3 % des visites) pour celui mis en ligne par Pierre Barthélémy, journaliste scientifique du Monde et blogueur scientifique 11. Les 23 vidéos (en anglais) ont été regardées 3 603 072 fois et la vidéo allemande 356 fois, soit, toute langue confondue, 4 247 298 visites. Entre le 6 et le 12 décembre 2012, 112 sites sur 121 relaient l’information. Si l’on traçait une courbe, elle prendrait la forme d’une cloche (montée en puissance et décélération fortes et rapides). Dans le même ordre d’idées, on relèvera que 85 % des commentaires des internautes sur les sites sont rédigés avant le 13 décembre 2012. La situation est comparable non seulement sur Youtube et Dailymotion (8 vidéos sur 12 sont mises en ligne entre le 6 et le 12 décembre 2012 et 75 % des consultations sont réalisées les premiers jours), mais aussi pour l’article de PLOS ONE (80 % des visites sont effectuées avant le 13 décembre) et la vidéo de Channel Plosone.

Une circulation limitée à certaines régions de l’internet

12 Spécialisés dans les sciences et/ou les techniques ou non, les médias traditionnels ignorent largement l’article. En raison de leur proximité avec le lieu (le Tarn) et l’équipe de chercheurs, et à l’exception d’un journal télévisé de France 2 et du Zapping de Canal +, seuls quelques médias midi-pyrénéens, publient l’information (Télé Toulouse, France 3 Midi-Pyrénées, La Dépêche du Midi) et la traitent en partie comme une information locale. Les versions en ligne de ces médias sont plus prolixes puisque 26 sites lui consacrent un article, de tailles et de contenus très variables d’ailleurs… quand d’autres, et non des moindres, restent muets. En utilisant la fonction « recherche » ou « archives » désormais présente sur chaque site de média en ligne, nous avons dressé la longue liste de ceux qui ignorent l’information dans les deux mois qui suivent sa parution : • chaines télévisées nationales ayant un journal télévisé et/ou des émissions scientifiques : cinq sur neuf (TF1, Arte, France 5, I-Télé, M6) ; • presse quotidienne nationale : cinq sur dix (Aujourd’hui en France, La Croix, Les Échos, Le Figaro, L’Humanité) ;

• presse quotidienne régionale (pqr) : 19 sur 23 pour les titres dont la diffusion payée est 12 supérieure à 50 000 exemplaires par jour et 47 sur 53 pour l’ensemble de la pqr ; • presse magazine nationale d’actualités : dix sur onze (Courrier international, L’Express, Le Figaro magazine, Marianne, Le Nouvel Observateur, Paris Match, Pèlerin, Valeurs actuelles, La Vie,

vsd) ; • presse magazine dédiée aux sciences : quatre sur cinq (Ça m’intéresse, La Recherche, Pour la science, Science et Vie).

13 De fait, ce sont surtout les médias natifs de l’internet, les blogs et les sites d’organisations qui relaient l’information. Parmi les premiers, on note quelques pure players midi-pyrénéens tels Carré d’info, Millau Live et Toulouse 7. Les médias nationaux les plus importants sont aussi impliqués, qu’ils soient dédiés à l’information générale (il

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ne manque guère que Mediapart) ou spécialisée : par exemple, Buzzmoiça, Divertissons- nous, Gamaniak, Mort de Rire et Koreus (divertissement) ; Futura-Sciences, Le Journal de la science, Maxisciences, Techno science (sciences et techniques) ; Actuzz, Trop geek, Web et Tech (internet) ; Esoxiste, Naturellement pêche et Pêcheur (pêche). Ces 38 médias se répartissent dans les catégories suivantes : information générale ou locale (18), divertissement (cinq), sciences et techniques (quatre), pêche (trois), high tech et internet (trois), mer (un), nature (un), cinéma (un), santé (un), femmes (un). S’ils sont dispersés dans dix catégories, trois groupes concentrent 71 % des sites13.

14 Les 17 blogs se distribuent en six catégories, les trois premières concentrant 70,5 % du total : pêche (cinq), information générale (quatre), insolite (trois), sciences et techniques (deux), univers personnel (deux), femmes (un). Enfin, les 42 sites d’organisations se répartissent en onze catégories, mais de façon déséquilibrée, les deux premières réunissant 59,5 % des sites, et les cinq premières 80,9 % : pêche (18), animaux (sept), nature (trois), sciences et techniques (trois), information générale ou locale (trois), divertissement (deux), commerce (deux), insolite (un), chasse (un), photographie (un), monde rural (un). Pour les 123 sites et blogs, si l’on considère qu’il s’agit initialement de la publication d’une information scientifique, on est conduit à un constat étonnant : d’une part, une dispersion des sites dans 19 catégories différentes – preuve d’une hétérogénéité, source de polyphonie –, certaines inattendues et/ou éloignées de la science ; d’autre part, une forte concentration des sites dans cinq catégories (79,6 %) au sein desquelles « information générale, locale ou pratique » (48) et « pêche » (27) sont surreprésentées, très loin devant « sciences et techniques » (neuf), « animaux » (sept) et « divertissement » (sept).

Polyphonie et altération

15 En termes d’énoncés et d’énonciations, que se passe-t-il quand la littérature profane relaie la littérature scientifique telle qu’elle s’exprime à travers ses produits les plus légitimes, les articles publiés dans les revues académiques ? La réponse est-elle fondamentalement différente selon que l’on se situe peu ou prou sur le plan de la vulgarisation scientifique ou dans une perspective qui n’a pas grand chose à voir avec elle ?

16 Parce qu’elle relève de logiques scientifiques, économiques, informationnelles, médiatiques (Cheveigné, 1997 ; Babou, 2004) et qu’elle s’adresse à plusieurs types de publics (Jacobi, 1999) dont elle a une représentation a priori ou étayée par des études, la vulgarisation scientifique traduit, tout en les interprétant, les travaux de recherche afin non seulement de les rendre accessibles par le langage et l’effort de contextualisation, mais aussi d’accrocher les non-spécialistes, de les faire réfléchir, de les sensibiliser aux enjeux scientifiques, éthiques, économiques ou politiques et, parfois, à leurs limites. Elle n’est pas une reproduction simplifiée, mais une médiation qui propose du sens à travers ses interprétations, ses approches transversales et l’intertextualité qu’elle convoque. Elle traduit, réorganise et recompose en fonction d’éléments qui relèvent des savoirs et savoir-faire (compétences professionnelles) de chaque auteur, de sa subjectivité, de ses valeurs, mais aussi d’une énonciation éditoriale qui a ses objectifs, ses logiques et ses contraintes. Elle ouvre à son tour la porte à une palette d’interprétations par ses publics et donc à d’autres « altérations », au sens exprimé par Yves Jeanneret (2008). Qu’elles soient le fait des commentateurs

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scientifiques ou de leurs publics, ces dernières ne sont pas des « trahisons » du contenu scientifique, mais des appropriations discursives liées aux positions, objectifs et enjeux extrascientifiques de leurs auteurs et manifestant l’autonomie de ces derniers (Veron, 1985 ; Babou, 2004). Finalement, on est bien en présence de cette circulation créative dont traite Yves Jeanneret (2008), source d’altérations inévitables car structurelles.

17 Publié sur le blog du Monde Passeur de sciences dès le lendemain de la mise en ligne de l’article des chercheurs toulousains (Coucherousset et al., 2012), puis cité, pointé, commenté et, quelquefois, partiellement reproduit par plus de la moitié des sites et blogs, l’article de Pierre Barthélémy (2012) s’inscrit incontestablement dans le registre de la vulgarisation scientifique. En témoignent, d’une part, un souci réel d’identifier avec précision le travail de recherche (lien PLOS ONE, contact avec l’équipe, présentation précise de celle-ci…), d’en rendre compte (méthodologie, résultats) et, enfin, d’expliciter ses enjeux scientifiques ; d’autre part, une ouverture sur d’autres horizons, notamment perceptible par le vocabulaire employé (expressions toutes faites, clichés)14 : certaines espèces de requins « mettent » des volatiles « à leur menu » ; les pigeons font un « brin de toilette » ; les silures imitant « sans le savoir » des orques ; 15 attaques sont « couronnées de succès » ; les silures se mettent à chasser « à la tombée du soleil » (ibid.).

18 Une quinzaine d’articles (CNRS, Université Toulouse 3-Paul Sabatier, Sciences et Avenir, Hydrobioloblog, Maxisciences, Slate, Guru méditations, Les Postiers…) sont de même nature. Mais tous les autres s’écartent plus ou moins fortement de ce registre tant du point de vue du contenu que de celui du ton ou de l’usage du matériau linguistique (abondance de poncifs, de stéréotypes, d’expressions toutes faites, références appuyées à des séries télévisées, à des personnalités de la politique ou des arts, à des événements non scientifiques). De fait, cela revient moins à remettre – consciemment ou inconsciemment – en cause une parole d’autorité scientifique, qu’à produire un discours relativement autonome sur ou à partir de la science car l’endroit d’où on parle est éloigné du champ scientifique. Le format de cet article rendant impossible une analyse précise des énoncés et énonciations, nous mettrons en évidence l’altération – au sens défini supra – à travers trois indices : le rubricage, les titres et les commentaires.

19 D’abord, l’altération peut être constatée à partir des rubriques au sein desquelles chacun a placé son article, sachant que si elle est systématique dans les médias, l’organisation en rubriques l’est moins pour les sites d’organisations et, surtout, pour les blogs. En outre, on notera que la plupart des sites d’associations, et notamment celles de pêcheurs, ne sont accessibles qu’aux abonnés, le non-abonné étant renvoyé au seul forum. Si l’on met de côté les forums (27 recensés) qui ne constituent pas à proprement parler des rubriques, les 76 articles « rubriqués » sont répartis dans les catégories suivantes : insolite (18) ; nature, environnement, écologie, planète15 (seize) ; sciences et techniques (onze) ; fun, buzz (six) ; animaux (cinq) ; actualités (cinq) ; Albi, Tarn (cinq) ; pêche (deux) ; zapping (deux) ; vidéos (deux) ; santé (deux), société (un) ; web (un) ; prédation (un). La dimension scientifique de l’article de PLOS ONE (Coucherousset et al., 2012) est donc fortement relativisée. En effet, « sciences et techniques » n’est qu’une rubrique parmi quatorze. De plus, en ne réunissant que 14,4 % des articles, elle se place derrière « nature, environnement, écologie, planète » (21 %) – ce qui n’est guère surprenant – et surtout derrière « insolite » (23,6 % et 31,5 % si l’on ajoute « fun, buzz » d’inspiration voisine), ce qui a priori l’est davantage…

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20 Les titres des articles constituent aussi un indice de l’altération16. La traduction française de l’article publié par PLOS ONE, « avalisée » par l’équipe de recherche, est : « “Les orques d’eau douce” : comportement d’échouage d’un poisson introduit afin de capturer des oiseaux terrestres ». 60 % des articles sont plus ou moins en phase avec la deuxième partie du titre : ils mettent l’accent soit sur l’attaque (« Silures : des pigeons attaqués par des poissons »), soit sur la chasse (« Quand les silures chassent les pigeons » ; « Les silures ont trouvé de nouvelles proies »), soit sur la nourriture (« Des silures qui mangent des pigeons »), soit sur la nouveauté du comportement de l’animal (« Évolution : les silures du Tarn mangent des pigeons » ; « Quand un poisson se met à chasser le pigeon »). Seuls quelques-uns ont recours à un vocabulaire plus spécialisé : « Régime alimentaire surprenant du silure » ; « Adaptation des techniques de chasse du silure » ; « Évolution des mœurs du silure » ; « Des poissons ont modifié leur comportement en chassant des pigeons ».

21 Mais nombre de titres sont décalés, évoquant tour à tour (liste non exhaustive) : • le repas (« À table, silures ! »), les fines gueules (« Des silures amateurs de pigeons ! » ; « Les silures du Tarn aiment les pigeons ! »), la goinfrerie (« Quand les silures bouffent les pigeons ! » – deux sites ; « Le silure bouffe du pigeon ! » ; « Des silures qui sautent sur des pigeons et les dévorent ! ») • le combat (« Silures vs pigeons » – cinq sites) ; • la fable de La Fontaine (Le loup et l’agneau) (« Le silure et le pigeon » – deux sites dont Wapiti, journal pour enfants) ; • la dimension en partie locale de l’événement pour un site midi-pyrénéen (« Le Tarn fait le buzz sur le web ») ; • l’impressionnant (« Les silures attaquent les pigeons : images impressionnantes ! » – trois sites), l’inquiétant (« Le silure, un poisson tueur de pigeons » ; « Les silures, poissons redoutables, gobent les pigeons ! » ; « Dans le Tarn, les silures ne font qu’une bouchée des pigeons »), voire le terrifiant par l’évocation du requin (« Silures : ces requins d’eau douce ! » ; « Le silure, requin d’eau douce, mangeur de pigeons ! » ; « Les silures requins des rivières ») ; • la surprise mêlée de curiosité (« Étonnants ces silures dans le Tarn ! » ; « Dans le Tarn, d’étonnants poissons se mettent à chasser le pigeon ! » ; « Une vidéo surprenante ! ») et donc susceptible de faire le « buzz » (« Les silures chasseurs de pigeons font le buzz ! » – deux sites ; « Buzz : les silures mangeurs de pigeons » ; « Vidéo-buzz : les silures attaquent les pigeons ») ; • l’appât humoristique du pêcheur (« Une bonne mouche pour les silures : le pigeon ! » – site de pêche) ou du lecteur avec un titre sibyllin (« Silures vs pigeons : l’arroseur arrosé »).

22 Ces altérations ne sont pas nécessairement le fait des associations ou des nombreux médias natifs du web spécialisés dans le buzz, voire de la presse traditionnelle souvent soucieuse de faire de l’audience à travers une titraille racoleuse. Ainsi, par exemple, le titre de Sciences et Avenir évoque-t-il explicitement les « tueurs », quand celui d’ Aquaportail (aquariophilie) parle d’adaptation des techniques de chasse, celui de Carnasse Pêche (association de pêcheurs) d’évolution des mœurs et celui de Nous ne sommes pas seuls (paranormal) de modification des comportements.

23 Pour leur part, les commentaires des internautes relèvent de plusieurs registres, eux aussi non nécessairement en phase avec le site qui les publie17. Certains sont proches de l’esprit et/ou de la lettre de l’article initial : « Cette scène reste exceptionnelle car elle établit une connexion inédite entre les chaînes alimentaires et terrestres, un

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phénomène jusques là peu établi en eau douce » (Naturellement Pêche, Joss, 08/12/12). De tels propos auraient pu être tenus par un spécialiste de la vulgarisation ou par les chercheurs eux-mêmes. D’autres s’en éloignent pour mieux surexposer une dimension spécifique, sans pour autant trahir l’article de PLOS ONE. Ainsi la prédation des espèces indigènes renvoie-t-elle à la biodiversité qui, elle-même, interroge la protection de l’environnement : « Peut-être ne fallait-il pas introduire ces poissons trop rapaces dans ces fleuves. Ils ont dû trop vite dévorer les petits poissons et perturber leur cycle de reproduction » (Le Journal du Siècle, Magygaby, 08/12/12). Certains vont plus loin en dénonçant (ou en contestant) la nocivité du silure, voire de ceux qui les ont introduits18 : « Saletés de silures ! Ca fait des années qu’ils sévissent en Moselle, tout ça pour que des vieux boucs puissent profiter de leur pêche “sportive” » (Réponse à Tout !, Anonyme, 11/12/12). Ou en demandant à une fédération de pêche ou à un maire (sic) de le faire interdire dans « nos » rivières et lacs. Plusieurs se situent dans le registre de l’humour, par exemple, en dénonçant la bêtise du pigeon : « C’est là que tu vois que c’est un con. Il voit une grosse tache noire s’approcher, mais il continue à se mouiller le cul et puis il se fait péter le cul » (Divertissons nous, Damien, 11/12/12). Ou encore en plaisantant sur le régime alimentaire du silure : « Un bon repas, quoi ! Il n’y a pas de mal à se caler » (Maxisciences, Vito, 08/12/12) ; « Il est vrai que du poisson, toujours du poisson, ça devient monotone ! » (Maxisciences, Max 84300, 08/12/12) ; « À quand les petits enfants ? » (BFMTV, Djtah, 12/12/12). Quand ce n’est pas en débordant sur celui de l’homme : « C’est pratique ces poissons ! On en pêche un, et avec un peu de chance, il y a tout ce qu’il faut comme accompagnement dans son estomac ! Plus qu’à trouver une poêle à frire assez grande » (Come4news, EricPomme, 12/12/12). Ou encore, en renvoyant de manière décalée à la littérature : « Après le succès de la fable Le corbeau et le renard, l’évolution du repas des renards vers le fromage est bien connue. Renardus souricus mute tranquillement en renardus camembertus (Sciences et Avenir, Daniel Pignard, 15/12/12).

24 Inévitablement, quelques-uns revisitent en l’enrichissant la thématique des dents de la mer : « Ça fait peur ! Qu’en sera t-il si d’autres animaux mutent et attaquent les humains qui se baignent » (Le Journal du Siècle, Messager, 08/12/12) ; quelquefois ironiquement : « Tant qu’ils ne mangent pas les Albigeois… » (La Dépêche, Trabucaire, 11/12/12) ; « Un commentaire dit qu’un plongeur du Rhône fut englouti par un silure qui l’avait sûrement confondu avec un congénère. Je ne sais pas, mais en tout cas, ça génère pas mal de cons » (Esoxiste, Alban, 08/12/12). D’autres transposent la voracité à d’autres champs : « Orange, SFR, Bouygues se sont attaqués pendant des années aux pigeons sans qu’aucun ne réagisse » (Maxisciences, Raudi, 10/12/12) ; « Parmi nos politiques, certains doivent être croisés avec des silures vue leur voracité financière » (Midi Libre, JPP, 09/12/12) ; « C’est loin d’être un scoop. Je peux même vous dire que les silures socialistes préviennent les pigeons avant de les manger et finissent toujours par abandonner leurs proies. Tandis que les silures de droite leur apportent des graines, s’inquiètent de leur santé et certains les aident même à construire leur nid » (Rue 89, Djambo, 08/12/12).

25 Jusque dans leur diversité, ces commentaires sont de même facture que ceux que l’on rencontre sur la plupart des forums, et ce quel que soit l’objet dont on discute : si certains le serrent de plus ou moins près, éventuellement en testant des entrées incongrues, d’autres s’en emparent pour évoquer ce qui leur tient le plus à cœur, pour parler d’eux et/ou rester dans l’entre-soi, car parler sur un forum ou un réseau social

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fait lien, et ce quel que soit le sujet et le type de protagonistes : parler politique en ligne (Réseaux, 2008), discuter entre supporteurs (Boure, 2013) ou entre adolescents sur leurs goûts musicaux (Laplante, à paraître).

26 Une fois encore, une polyphonie se dégage incontestablement et, qui plus est, une polyphonie étendue puisque tout est susceptible d’être mis en rapport avec tout, y compris avec n’importe quoi – au sens non péjoratif de l’expression – par ces énonciateurs multiples et hétérogènes que sont les sites et les blogs, et au-delà par un public d’internautes encore plus large et hétérogène. Un fait scientifique est devenu un événement aux résonances multiples à travers une construction discursive polyphonique, mise en intrigue et en circulation par des acteurs individuels et collectifs multiples qui se répondent, s’opposent, se confortent, se détournent. Dès lors, il sort de « l’ordre des choses scientifiques » pour être propulsé dans d’autres sphères au sein desquelles il entre en résonance avec des enjeux, des intérêts, des valeurs, des représentations propres aux acteurs impliqués. Et cette polyphonie interpelle la science bien au-delà de la vulgarisation et de ses préoccupations stratégiques ou didactiques. Dans la mesure où elle modifie non seulement le rapport et les frontières entre le champ scientifique et d’autres champs – que celui-ci se plait à présenter comme extérieurs –, mais aussi les hiérarchies et catégories que les communautés scientifiques construisent, c’est aux représentations mêmes que la science (se) donne d’elle-même qu’elle s’attaque19. Finalement, à des degrés variables, ces acteurs s’autorisent à faire avec – au sens de Michel de Certeau – l’information scientifique proposée en pratiquant le détournement, le contournement, la surinterprétation, le braconnage.

27 Cette pratique en rejoint une autre développée, par exemple, par Igor Babou et Joëlle Le Marec (2008) à partir d’une enquête sur les banques d’images d’institutions scientifiques françaises : les acteurs scientifiques ne sont plus seulement des producteurs d’énoncés éponymes, mais sont devenus des acteurs, et parfois des représentants « multicartes ». En effet, la sphère scientifique mobilise et agence de plus en plus ses ressources pour se tourner vers l’extérieur, et spécifiquement vers les médias et l’internet, afin de mettre en scène et en visibilité ses institutions, ses chercheurs et ses travaux… ce qui contribue à brouiller les frontières entre le scientifique et l’extrascientifique, les résultats de la recherche et leurs avatars et caricatures médiatiques et donc à inviter le profane à revisiter, à sa manière, la science. D’ailleurs, PLOS ONE, revue électronique en libre accès dont les articles sont sous licence Creative Commons – ce qui rend leur utilisation gratuite et ouverte (commentaires, annotations, évaluations, téléchargements…), y compris à des fins ludiques ou commerciales – est un exemple de ce phénomène. Même si son lectorat habituel est scientifique, elle est potentiellement consultable par un public plus large, voire très large en certaines circonstances, surtout depuis la création de Channel Plosone, accessible sur Youtube. On ajoutera que des mouvements de revendication portés par des chercheurs en faveur du libre accès, plus ou moins structurés mais de plus en plus visibles, tel celui qui a initié la pétition « I love open access » mise en ligne en mars 201320, contribuent à amplifier ce phénomène.

Dispositifs sociotechniques et lien social

28 Puisqu’il est largement limité à la sphère internet, on peut penser que cet « emballement » est étroitement relié aux caractéristiques sociotechniques du web. En

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effet, ce dispositif fait une double promesse à tout producteur de messages ou d’informations : d’une part, la transmission quasiment instantanée à l’échelle mondiale, en première main ou en relais, de tout écrit, son, image fixe ou animée ; d’autre part, la démultiplication de la capacité mémorielle permettant à tout un chacun de consulter, mettre en perspective, vérifier. Encore faut-il que ces potentialités soient exploitées… ce qui est loin d’être le cas, tout message ou information ne donnant pas lieu, loin s’en faut, à une tornade numérique. Par ailleurs, Josiane Jouët (2011 : 73) souligne que « La place du dispositif est cruciale dans la construction des usages sociaux des TIC [technologies de l’information et de la communication]. La culture numérique se ressource dans une dimension pragmatique qui articule le lien entre la matérialité des dispositifs et les modes de faire, la performativité des usages favorisant l’engagement dans de nouveaux régimes d’action ». Aussi faut-il s’interroger sur la participation, voire l’engagement des usagers, ainsi que sur leur capacité non seulement à maîtriser les modes opératoires et communicationnels, mais encore à intervenir sur le lien social et à gérer leur présence et leur visibilité sur l’internet. En conséquence, c’est bien vers l’articulation du social et du technique qu’il faut, une fois encore, s’orienter (Cardon, 2010 ; Lefebvre, à paraître).

Les promesses de la vidéo

29 La présence d’une vidéo attachée à l’article de PLOS ONE (Coucherousset et al., 2012) a incontestablement contribué à la construction du processus d’amplification-altération que nous venons d’expliciter. Il faut se rappeler que se sont souvent des vidéos, spécifiquement quand elles sont mises en ligne sur Youtube, puis reprises et parodiées, qui sont à l’origine de « buzz » planétaires imprévisibles, démesurés et fascinants : Nyan cat – le chat arc en ciel qui rend fou –, Gangnam Style, Harlem Shake21… Dès lors, il est intéressant de vérifier si les caractéristiques de cette vidéo, vue plus de quatre millions de fois à l’échelle mondiale (voir supra) en quelques jours, permettent de comprendre sa circulation. Plus précisément, on se demandera si elle remplit les critères d’une vidéo formatée, consciemment ou non, pour circuler massivement sur le web, tout en sachant que la conformité à ces critères ne garantit nullement une diffusion élargie : • la brièveté. La plupart des vidéos circulant massivement sur l’internet ne dépassent pas trois minutes et sont même plus courtes. Celle-ci dure 34 secondes. Cette caractéristique semble indiquer qu’une longueur excessive pollue l’attention et l’intérêt. D’ailleurs, cette remarque dépasse le web. Ainsi, pour capter et maintenir l’attention des téléspectateurs, la télévision propose-t-elle souvent des formats très courts (par exemple, la série Bref, Canal +, 2011-2012) ; • le décalage. Il résulte de l’originalité de ce qui est montré, le jamais vu étant censé surprendre, voire provoquer un choc. Autrement formulé, ces images ont une forte indicialité : ce sont les seules représentations iconographiques scientifiques circulant sur l’internet du beaching des silures. Elles sont une trace qui atteste du caractère indiscutable du phénomène ; • un sentiment de malaise. Il est d’abord produit par la manière de filmer, comme si la réalité de l’image supplantait l’image de la réalité. Réalisé par les chercheurs, ce film entre dans la catégorie des « productions d’amateurs », omniprésentes sur le réseau car appréciées des internautes et facilement reconnaissables en raison de leur faible qualité technique compensée par le label d’authenticité qui leur est rapidement décerné. Par ailleurs, la manière de filmer est non seulement démonstrative, mais aussi dépouillée : succession

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rapide de plans fixes verticaux (la caméra est sur un pont), certains s’achevant sur un léger zoom avant accompagnant l’attaque d’un silure, absence de commentaires au profit de sons naturels (bruit de l’eau qui coule, puis qui s’agite lors d’une attaque et quand le pigeon se débat)… D’ailleurs, on peut se demander si cette vidéo n’est pas « médiagénique » au sens défini par Philippe Marion (1997), autrement dit si elle n’est pas adaptée à l’internet en raison des spécificités du dispositif sociotechnique et sémiotique de la Toile. Aussi un malaise pourrait-il résulter de l’appel à l’imaginaire : d’abord, à l’imaginaire individuel – le cauchemar, manifestation onirique source d’anxiété, voire d’horreur ; ensuite, à l’imaginaire collectif à travers la réactivation de mythes et de croyances. En effet, dans de nombreuses mythologies, les éléments naturels (l’eau, l’air, la terre et le feu) jouent un rôle essentiel. Ils sont présents dans une multitude de récits dans lesquels ils sont incarnés par des personnages (ici les silures et les pigeons) vivant maintes péripéties et connaissant des fins contrastées. Sur un autre plan, on est en présence d’un phénomène qui interroge la modernité : la réactivation involontaire par la science de croyances qui, en repoussant les limites du concevable, renvoie aussi bien à des peurs (les monstres aquatiques, les mutants) qu’à des aspirations positives (dépasser son milieu naturel ou sa condition et se dépasser, repousser les interdits). Mais, en l’absence de véritables études qualitatives de réception, il ne s’agit que d’hypothèses ; • le relais de la vidéo par des acteurs sociaux individuels et collectifs, influents ou anonymes, jouant le rôle de médiateurs à l’égard de publics larges ou spécialisés.

Le jeu des médiations

30 Quand une information mise en ligne est l’objet d’une circulation massive et accélérée, c’est d’abord vers la visibilité des nombreux acteurs collectifs et individuels qui l’ont relayée, puis vers l’intérêt matériel et/ou symbolique pour agir de ces acteurs, que l’on peut s’orienter pour comprendre pourquoi et comment cela se passe sur le plan de la circulation, mais également sur celui de la construction des multiples sens, décalés ou non par rapport aux sens proposés par les initiateurs.

Une simple question de visibilité ?

31 S’agissant d’une information scientifique, et même s’il est impossible à évaluer avec précision (voir supra), le nombre de médiateurs est élevé. Sont-ils pour autant visibles sur l’internet ? Beaucoup de sites et blogs de notre corpus figurent en bonne place dans les classements du web français22 : 16 se situent entre le premier et le 500e rang, sept entre le 501e et le 1 000e, 22 entre le 1 001e et le 5 000e et 10 entre le 5 001e et le 20 000e. Autrement dit, 55 sites sur 123 sont placés parmi les 20 000 premiers dans un classement qui comporte plus de plus de 450 0000 sites. Si ces sites sont largement consultés, les pages relatives aux attaques des silures ont-elles pour autant été visitées ? On rappellera que, dès le lendemain de la publication de l’article de PLOS ONE, le blog « Passeurs de science » a été cité, pointé, repris et commenté par plus de la moitié des 123 sites et blogs de notre corpus (voir infra), ce qui lui confère une place spécifique dans le processus de circulation de l’information. Mais qu’en est-il des autres ?

32 Avec les outils dont nous disposons, il est impossible de connaître avec précision la consultation par les internautes des articles concernés et, a fortiori, le nombre de visiteurs uniques, sauf pour les rares sites qui affichent le décompte des visites de la page ou de la vidéo23. Ainsi, au 25 janvier 2013, Rue 89 a reçu 84 159 visites, Réponse à

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Tout 7 468, Evilox 7 020, Le Dauphiné libéré 6 791, Com4news 5 691, Vidéo-buzz 1 201, Buzzmoiça 1 064, Aquagora 981, Le Républicain lorrain 498 et Millau Live (site midi- pyrénéen) 308. Parmi les indicateurs possibles, figure aussi le nombre d’internautes qui ont recommandé l’article sur Facebook : parmi les plus actifs, on notera Passeur de sciences (7 200), Midi libre (1 700), La Dépêche (1 131), Rue 89 (863), Pêcheur (725), Le Parisien (633), Le Journal du Siècle (577) Francetvinfo (499), Science et Avenir (405), Futura- Sciences (368), Radio Totem (361), Maxisciences (341), Le Point (294), Fun Buzz (256), Charente libre (162), Atlantico (158)… Si, à des degrés divers, certains de ces sites et blogs sont inscrits dans une logique d’audience (médias, notamment) et cherchent à atteindre de vastes auditoires, d’autres sont plus intéressés par la relation, la co-construction, l’interaction, le partage. Dès lors, la visibilité évaluée à la seule aune de l’audience n’est pas satisfaisante. Et quand recherche d’audience il y a, il convient de s’interroger sur ses causes. C’est-à-dire, qu’est ce qui peut pousser ces sites et blogs, hétérogènes du point de vue de leurs moyens, de leurs objets, de leurs modes de fonctionnement, de leur notoriété, etc. à relayer une information qui, a priori, semble peu susceptible d’attirer l’attention de publics larges ? Il est difficile d’imaginer qu’ils agissent sur le fondement de solidarités, ni même d’intérêts partagés et encore moins de façon concertée. C’est donc vers chaque catégorie d’acteurs qu’il faut chercher. Nous le ferons à travers les cas des médias et des collectifs de pêcheurs.

Intérêt pour agir

33 La socio-économie des médias l’a bien montré, les médias de l’internet sont intéressés par tout ce qui est susceptible de faire de l’audience en raison soit de la thématique et/ ou du sujet, soit de la manière dont le sujet est traité. Cet objectif de maximisation de l’audience pour des raisons essentiellement économiques (Sonnac, 2009 ; Benghozi, Lyubareva, 2012) ouvre en grand la porte au marketing du contenu et à ses pratiques sous-jacentes : sélection des informations et des angles de traitement en fonction des intérêts supposés des publics et des pratiques des internautes, habillage des articles (adjonction de photos, vidéos et de liens, titres accrocheurs, angles adaptés…). Simultanément, le référencement par Google (Rebillard, Smyrnaios, 2009) et, plus généralement, par les agrégateurs impose des normes de publication qui accentuent cette politique éditoriale. D’autant que nombre d’internautes accèdent aux articles moins en allant directement sur le site que par les liens proposés par les agrégateurs, voire par la personnalisation de l’accès à l’information fondée sur les flux RSS accessibles sur beaucoup d’appareils mobiles. Enfin, les médias ont fortement tendance à reprendre ce qui a du succès chez leurs concurrents, voire au-delà, la transhumance d’informations déclinée de l’intertextualité médiatique, devenant un mode normal de fonctionnement, voire une routine journalistique. Dit trivialement, le buzz suscite paresseusement le buzz, ce qui démultiplie le buzz. Parmi les sujets et les angles qui marchent et qui ont donc tendance à être privilégiés par les médias de l’internet, l’insolite occupe une place spécifique, surtout – comme c’est le cas ici – quand il est combiné à l’inquiétant, au spectaculaire (lié largement à la vidéo), au déconcertant, mais aussi à des images déjà vues, car très médiatisées, d’autres animaux pratiquant le beaching (orques, crocodiles…), au problématique du point de vue de l’environnement. L’insolite semble fonctionner comme une promesse d’intérêt pour les récepteurs.

34 Il faut également prendre en compte la manière dont chaque média érige un fait en événement, ce qui renvoie sans doute à ses normes éditoriales, mais aussi à la capacité

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du fait à être mis en récit de manière à accrocher des publics élargis (Recherches en communication, 1997 ; Lits, 2008). Or, c’est bien de cela dont il s’agit dans notre cas : sous le regard des chercheurs et de leur caméra, des êtres réels (les silures et les pigeons) deviennent les personnages d’une histoire mise en scène, avec ses rebondissements, sa fin tragique (le pigeon est dévoré) ou heureuse (le pigeon échappe au prédateur), de sorte que les frontières s’estompent entre factuel et fictionnel, entre information, cognition et émotion, entre observation et imagination. En outre, on notera que le récit se construit non seulement dans chaque média, mais aussi dans plusieurs, à travers les références que les médias font à leurs homologues ainsi qu’à travers la circulation de flux amplifiée par la navigation intersites des internautes, par les réseaux sociaux, les flux RSS et les échanges de courriels.

35 Enfin, les médias doivent occuper leur propre espace, notamment avec des thématiques et des sujets récurrents qu’ils recyclent dans l’espoir de leur donner sinon une nouvelle vie, du moins un nouveau souffle. Or, pour les médias locaux imprimés ou en ligne, la pêche en général et la pêche aux grands carnassiers spécifiquement constituent de véritables marronniers de l’information. Il suffit de consulter les archives d’un média local pour vérifier que le silure est régulièrement présent dans ses colonnes, photos et (plus rarement) vidéos à l’appui. L’information est souvent construite soit comme un événement local (concours de pêche dans un village, pêche record d’un silure…), soit comme l’enjeu d’un débat (pour ou contre le silure) dont les parties prenantes sont locales, mais dont l’enjeu est d’une toute autre dimension (biodiversité, par exemple). Généralement, ce sont des correspondants locaux (quand ils existent) qui réalisent ces sujets. Mais il peut arriver que des journalistes qui alimentant beaucoup les rubriques sciences ou environnement, voire qui écrivent occasionnellement ou non dans un magazine de pêche, soient sensibilisés à ces questions et produisent des articles de fond, et parfois de véritables dossiers24.

36 Le cas des sites et blogs de pêche, dont on rappellera qu’ils sont surreprésentés dans notre corpus, est différent. Ces associations peuvent être analysées comme des collectifs de pratiques (Flichy, 2008 ; Réseaux, 2010) construits moins autour de la résolution de problèmes ou de la réalisation de projets que du partage d’intérêts, de passions, d’émotions, d’activités, de connaissances, mais aussi de l’expression de solidarités et de la construction de sociabilités. Leurs sites et leurs forums sont des lieux virtuels dans lesquels s’expriment autant le faire que l’être des adhérents. Ce sont des espaces communs de rencontres, d’expressions d’appartenance, d’échanges, de mise à disposition d’informations et de débats sur celles-ci, qui plus est, des espaces non uniques car les commentaires révèlent que certains membres se rencontrent, voire se fréquentent dans d’autres espaces virtuels (réseaux sociaux, courriels, SMS) et non virtuels (réseaux associatifs, concours de pêche…). Un regard panoramique et rétrospectif sur quelques sites (Art de la pêche, Gobages, Carnasse pêche, Club des saumoniers, Pêche en Seine, Powerticale, Predators fishing) montre que ces collectifs sont réactifs sur toute information, quelle que soit sa nature ou son origine, à partir du moment où elle a un rapport avec la pêche, les poissons et l’eau, et très réactifs lorsqu’elle questionne le noyau dur de cette activité ludique. Dès lors, il n’est rien d’étonnant à ce que magazines spécialisés, sites, blogs et participants aux forums repèrent, diffusent et commentent, quelquefois de façon experte, une information scientifique qui concerne d’abord un poisson carnassier, introduit – souvent clandestinement – dans les cours d’eau français par des pêcheurs amateurs de pêche

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sportive, dont la morphologie intrigue autant qu’elle attire25 et dont les comportements, très suivis par de nombreux pêcheurs26, font débat au sein même des collectifs. Mais aussi une information relative à l’environnement lato sensu et à ses multiples problématiques adjacentes (de la pollution à la biodiversité, en passant par les écosystèmes).

37 Contrairement aux organisations de chasse, beaucoup d’associations de pêcheurs sont devenues non seulement très sensibles à ces thématiques – peut-être parce que toute atteinte grave au milieu aquatique met directement en danger le poisson et derrière lui la pêche –, mais encore actives sur le terrain, et ce bien au-delà du repeuplement des rivières : sensibilisation des adhérents aux questions environnementales, nettoyage des cours d’eau, actions de découverte de l’environnement aquatique auprès de publics diversifiés, interventions dans les écoles… Sans pour autant négliger le lobbying auprès des autorités nationales et locales, elles sont également engagées dans des pratiques d’expertise et des actions de partenariat avec des associations de défense de l’environnement ainsi qu’avec les pouvoirs publics. Déjà agréée comme des dizaines d’autres au titre des associations de protection de l’environnement, en 2012, la Fédération nationale de la pêche a signé une convention de partenariat avec le ministère de l’Éducation nationale pour l’éducation au développement durable. Dans leurs discours et leurs pratiques, surtout au niveau local (Brun, Pinet, 2002), beaucoup d’associations se sont démarquées, au moins partiellement, d’une posture relevée dans les années 90 par Paulette Lafaye et Laurent Thévenot (1993) : la convocation de la défense de la nature comme simple habillage pour justifier la défense d’intérêts corporatistes. À certains égards, nombre de leurs membres, parfois avec des arrière- pensées opportunistes, sont « non des porte-parole universels dotés d’une compétence généralisée, mais des personnes qui, grâce à la pratique d’un loisir ou à leur engagement sont dépositaires de savoirs et de savoir-faire techniques particuliers, souvent développés dans la proximité, et qui vont pouvoir parler au nom d’entités muettes comme les poissons et les rivières » (Gramaglia, 2008 : 135). De là à s’approprier l’information en y ajoutant un apport personnel, il n’y a qu’un pas… que certains franchissent d’autant plus aisément qu’ils pratiquent régulièrement ou occasionnellement le journalisme participatif comme « action par laquelle un citoyen ou un groupe de citoyens, joue un rôle actif dans le processus de collecte, de communication, d’analyse et de diffusion de nouvelles et d’informations » (Bowman, Willis, 2003 : 9).

Expression, participation et appropriation

38 Pascal Froissart (2007) invite à déconnecter partiellement la rumeur et le « buzz » de la dimension informationnelle en se tournant vers l’expressivité. L’idée est que le succès sur l’internet d’une production est aussi lié à la participation massive et (pro)active des internautes à travers non seulement le journalisme participatif, mais encore et surtout la mise en ligne de répliques parodiques, souvent humoristiques, qui modifient plus ou moins fortement la forme et le fond en proposant des mises en scène rappelant la scénarisation originaire, mais avec « quelque chose d’autre » ou dans lesquelles les auteurs se mettent eux-mêmes en scène de façon décalée, à travers un texte, une photo ou une vidéo. Il y a donc une véritable réappropriation par détournement, non pas tant pour créer que pour montrer sa connivence et la place que l’on accorde à l’entre-soi en participant à « une cérémonie sans enjeu » (ibid. : 84), mais susceptible de déboucher

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sur une surenchère de répliques autant diffuse que confuse. C’est donc bien autour de la question du lien social que le phénomène se construit.

39 Si l’article de PLOS ONE (Coucherousset et al., 2012) et les vidéos de Youtube ne provoquent ni une production de répliques hilarantes, ni même une surproduction de répliques, ils suscitent toutefois de multiples réactions qui méritent d’être relevées et qui prennent la forme de mises en ligne (à leur tour susceptibles de circuler, y compris au-delà des aficionados de la pêche) : • de films personnels montrant des scènes voisines avec d’autres animaux – un caneton, un caniche… –, voire avec un bébé (il s’agit d’un trucage) ou des liens avec des vidéos circulant sur l’internet, parfois depuis longtemps, et qui mettent en scène, avec ou sans trucage, d’autres attaques par beaching de prédateurs aquatiques, voire d’autres types d’attaques dont les pigeons sont victimes (par une tortue, un oiseau de proie, un chat). Aussi évoque et/ ou commente-t-on des vidéos que l’on a vues, des histoires que l’on a entendues dans des conversations entre pairs (« Un collègue chasseur m’a parlé de silures qui attaquent les canards », Aquagora, Itarilda, 12/12/12). • d’images fixes telles des photographies personnelles de pêcheurs de silures photographiés avec leurs prises, devenues trophées, des montages et photographies d’animaux autres que les silures et les pigeons (le 11/12/12, Baguera poste sur Animogen les photos de ses chats) ou encore des photographies trouvées sur l’internet (silure dans son élément naturel, silure mort, pigeon au sol ou en vol). Quelques contributeurs publient en ligne des dessins réalistes de silures, de pigeons ou de leurres de pigeons pour la pêche et, plus rarement, des dessins humoristiques ; • de liens avec des articles ou des vidéos mis en ligne sur plusieurs sites (entrant principalement dans les catégories « pêche », « sciences », « insolite », « humour ») relatifs au silure, parfois au pigeon, et qui peuvent aussi porter sur des questions non soulevées par les chercheurs toulousains (le silure est-il mangeable ?). Plus rarement, des internautes pointent vers d’autres produits ou lieux : la pétition d’un président d’association de pêche pour défendre le silure, un site commercial vendant des articles de pêche adaptés au silure ou un répulsif pour pigeons, la Convention de Berne protégeant le silure, le ministère des Finances pour que les pigeons ne se fassent pas plumer fiscalement par le Bercylure ; • de commentaires construits comme des répliques d’articles de vulgarisation. Par exemple, ces deux très longs commentaires experts d’Alexdeparis (11/12/12), parus sur un site dédié à l’insolite et au buzz (2tout2rien.fr) et s’appuyant sur les travaux de plusieurs disciplines, citent de façon très précise certains d’entre eux et prennent position « scientifiquement » sur le silure (régime alimentaire, nocivité…) ; • d’idées pour des histoires que l’on a envie de (se) raconter ou qu’on laisse à d’autres le soin de développer : « Le poisson chat est un poisson inventé par les chats pour leur plan de domination de la terre » (Gamaniak, Jvoujvpas, 14/12/12), voire pour des écrits de science fiction : « Peu de personnes en France connaissent les Siluriens, une espèce extraterrestre de l’âge classique. C’est une race reptilienne » (Passeur de sciences, Dr Who, 06/12/12).

40 On peut aller plus loin que Pascal Froissart et considérer que la participation au processus de circulation-altération peut aussi être une manifestation de la présentation de soi au sens d’Erving Goffman (1974) et, plus précisément, de la manière dont on entend se mettre en visibilité sur l’internet, surtout quand on est socialement peu audible. Par référence à Dominique Cardon (2010), on se trouverait alors dans le « Web clair-obscur » au sein duquel l’amateur plus ou moins éclairé et le contributeur ordinaire se confondent, le premier ne commentant plus une information parce qu’elle

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fait sens, mais parce qu’elle lui permet de mettre en scène sa vie, son opinion… Dès lors, la tentation est grande de mettre l’accent sur une dimension « personnelle » qui permettra de se démarquer. On en donnera deux exemples. D’abord la mise en avant, par le témoignage – « J’ai été témoin d’une scène approchante sur le Rhône en 1989 » (Passeur de sciences, Fnature, 06/12/12) –, l’évocation d’une expérience personnelle – « J’ai mangé du silure pêché sur le Rhône et je trouve ça bon » (Passeur de sciences, Fred, 06/12/12) –, l’exposition de ses goûts – « Passionné d’eaux vives et de salmonidés, j’aime particulièrement pêcher dans les ruisseaux à l’ultra-léger » (Naturellement Pêche, Jérôme, 08/12/12). Ensuite, l’adoption d’une posture particulière, celle de l’expert (en science, animaux, pêche…) plus ou moins distancié, par exemple en étalant des connaissances présentées comme avérées, ou du régulateur du débat– « Dommage. Il manque beaucoup d’informations importantes dans ce journal, ce qui tempérerait certaines réactions des lecteurs » (Midi libre, Stef 34), « Un peu de calme, Petit Motard, tu sembles prendre les messages pour toi alors qu’ils ne te sont pas adressés (Humminbird, Fabien 14, 11/12/12) – voire du donneur de leçons – « Vous êtes un doux rêveur. Le silure ne joue pas, il bouffe […]. Quand les apprentis sorciers comprendront- ils qu’il faut arrêter de jouer avec le feu ? » (Le Journal du Siècle, Besse JP, 18/01/13), « Je ne veux pas vous faire la leçon, mais enfin… » (La Dépêche, Janjan 666, 07/12/12).

Conclusion

41 Au terme de cet accompagnement distancié d’un article scientifique dans ses pérégrinations sur l’internet qui, usage après usage, de commentaire plus ou moins expert en retraitement ouvertement profane, l’ont conduit bien au-delà de la sphère scientifique, les interrogations restent nombreuses et appellent des investigations complémentaires. L’une d’elle est lancinante, en tout cas pour celles et ceux qui prennent la culture scientifique au sérieux : le processus de socialisation complexe et hétérogène des connaissances que nous venons de déconstruire à travers l’étude d’un cas (encore ?) peu ordinaire s’inscrit-il dans un processus plus large de démocratisation qui, in fine, placerait les acteurs individuels et collectifs du réseau au cœur d’un dispositif sociotechnique incitant à la participation ? Ou ne traduit-il pas plutôt le renforcement du rôle et de la légitimité des médiateurs, ce fameux « tiers » de la vulgarisation scientifique du siècle dernier ? Mais d’un tiers singulièrement composite, polyphonique et inventif pour lequel la culture scientifique est une préoccupation très inégalement partagée et dont la production fait néanmoins culture, puisque les objets initialement construits par les chercheurs deviennent culturels du fait même de leur circulation créative (Jeanneret, 2008).

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NOTES

1. L’équipe rassemble des chercheurs relevant du Laboratoire évolution et diversité biologique (CNRS, Université Toulouse 3-Paul Sabatier, École nationale de formation agronomique) et du Laboratoire d’écologie fonctionnelle et environnement (CNRS, Université Toulouse 3-Paul Sabatier, Institut national polytechnique de Toulouse, Institut national de la recherche agronomique). 2. L’origine de notre article est une demande des auteurs de la publication (Coucherousset et al., 2012) adressée au Laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences sociales (LERASS) en décembre 2012. Ils souhaitaient comprendre une situation pour eux inédite et qu’ils n’avaient pas concrètement provoquée puisque leurs contacts avec les médias furent postérieurs au « buzz » (entretiens). Preuve de leur motivation, ils ont mis à notre disposition : d’une part, une base de données préliminaire portant sur 133 sites et blogs internationaux (dont 61 français) ayant relaté la publication et répertoriant pour chacun la date de publication, le pays, l’auteur, la source, l’éventuel contact avec l’équipe de recherche et l’URL ; d’autre part, une première liste des vidéos mises en ligne sur Youtube et Dailymotion. Cette recherche a été réalisée dans le cadre d’un projet ANR portant la référence : RESOCIT projet ANR- 11-BSH1-0013. 3. Si un fait scientifique est peu fréquemment l’objet d’une telle exposition, cela n’est pas non plus exceptionnel. Ainsi, et pour s’en tenir à la seule revue PLOS ONE, le 12 septembre 2012, la publication d’un article sur la découverte du singe lesula provoque-t-elle un phénomène de même type et de plus vaste ampleur (voir infra). 4. Amandine Degand et Benoît Grevisse (2012 : 329-352) donnent une bibliographie permettant d’aborder ces questions dans ses multiples dimensions et par plusieurs approches. 5. Notre article exploite surtout les éléments d’information factuelle recueillis lors des entretiens. Les dimensions plus analytiques (discours du chercheur sur les pratiques scientifiques

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et de communication ou sur les valeurs et l’éthique, représentations…) seront davantage mobilisées dans des travaux ultérieurs. 6. Nous sommes conscients que cette liste s’appuie sur les artefacts de Google, notamment sur les algorithmes du pagerank qui hiérarchisent les sites en fonction de leur notoriété mesurée au nombre de liens et de citations (Réseaux, 2013). Non seulement la prudence s’imposera quand il s’agira d’interpréter les résultats, mais il sera surtout indispensable de développer des approches qualitatives. 7. Parmi ces « appareils » pertinents, citons, par exemple : l’unité de bruit médiatique ( UBM) – définie par Kantar Media et Médiamétrie – qui mesure la présence médiatique d’un sujet sur une période donnée en multipliant l’audience telle que calculée par Médiamétrie par le volume (en fait l’espace rédactionnel : une page internet, une minute d’un reportage vidéo, etc.) ; l’unité de visibilité internet (UVI) de l’Institut Trendy Buzz destinée à mesurer la visibilité d’une personnalité, d’un thème ou d’une marque – il est calculé selon le nombre de citations et l’influence des sources émettrices (un panel de 1 200 000 sources a été constitué), le tout rapporté au volume de données indexé au cours d’une journée. 8. Accès : http://www.youtube.com/watch?v=g1y7ASI3ZkQ. Consulté le 13/01/13. 9. Si les blogs sont moins représentés, cela tient essentiellement au mode de référencement de Google qui les défavorise par rapport aux sites des médias et des grandes organisations. 10. Si cette information est davantage commentée que la plupart des informations scientifiques, il convient de souligner que le nombre de « posts » reste modeste par rapport à d’autres produits. Ainsi un seul article sur un match de football ou de rugby peut-il générer en quelques heures plus d’un millier de commentaires. 11. Le 9 décembre 2012, Nbekblog signale que la vidéo de P. Barthélémy a déjà été visionnée plus de 230 000 fois. 12. Il s’agit de L’Alsace, Le Courrier de l’Ouest, Le Courrier picard, Dernières Nouvelles d’Alsace, L’Est républicain, Le Journal de Saône et Loire, La Montagne, Nice Matin, La Nouvelle République du Centre- Ouest, Ouest France, Paris Normandie, Le Progrès, La Provence, Sud Ouest, Le Télégramme, L’Union- L’Ardennais, Var Matin et La Voix du Nord. 13. La dispersion thématique est moins importante pour les versions en ligne des médias traditionnels et la concentration s’opère au profit des médias d’information générale ou locale, ce qui est logique compte tenu du rôle central qu’ils assurent dans le traitement et la circulation d’informations de toute nature : information générale, locale ou pratique (22), sciences et techniques (un), pêche (un), cinéma (un), étudiants (un) et enfants (un). 14. On notera que le recours aux stéréotypes et aux figures de style peut aussi être le fait des chercheurs eux-mêmes dans leurs propres articles. Igor Babou et Joëlle Le Marec (2008) y voient l’interpénétration croissante des champs scientifique et communicationnel. 15. Nous avons réuni dans une seule catégorie les rubriques appelées par les sites « environnement », « nature », « planète » ou « écologie » (quand il ne s’agit pas de la discipline scientifique) car leurs contenus sont souvent très proches. 16. En n’utilisant pas le terme « silure » (« catfish ») pour désigner les poissons et en évoquant les « orques d’eau douce », la première partie du titre de l’article de PLOS ONE est déjà une altération susceptible d’en encourager d’autres. 17. Il n’est pas rare que les auteurs des commentaires sur les sites de pêche ou dédiés aux animaux aient une plus grande proximité avec les chercheurs que ceux qui produisent des commentaires sur des sites scientifiques (voir infra). 18. Quelquefois, les commentateurs des sites internet dénoncent les chercheurs : « Six chercheurs pendant des heures sur un pont et en 24 séances… Un beau métier ! J’ai quand même l’impression que les pigeons ne sont pas seulement dans la vidéo » (Sciences et Avenir, Harry Vederci, 15/12/12). Ou « la science » : « Des scientifiques l’ont filmé, alors c’est une réalité qui

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peut être admise par tous. Alors que les observations des pêcheurs… » (La Dépêche, Tier, 08/12/12). 19. Ainsi que le souligne Johannes Angermüller (2011), les moteurs de recherche et autres agrégateurs accentuent ce phénomène en mélangeant, à l’aide d’algorithmes inconnus des utilisateurs, références scientifiques et références profanes. 20. « La connaissance ne saurait être traitée comme un bien classique et la circulation des savoirs est aujourd’hui plus que jamais un enjeu de société : il est possible de mettre en œuvre une révolution dans la démocratisation de l’accès aux résultats de la recherche. Un savoir enfermé derrière des barrières et accessible aux seuls happy few des universités les plus riches est un savoir stérile, et pour tout dire confisqué, alors qu’il est produit grâce à des financements publics ». Accès : http://iloveopenaccess.org/open-access-manifesto/. Consulté le 03/10/13. 21. À la mi-février 2013, la version originale de Gangnam Style a été vue près de 1 500 000 000 de fois. 22. Le classement des sites internet français utilisé est celui d’Urlmetriques (31/01/13). Il est réalisé à partir d’un mode de calcul non explicité, mais qui prend en partie en compte le nombre de visites mensuelles et de pages mensuellement consultées. Nous l’avons comparé au classement établi le même jour par Alexa, dispositif dont les modes de calcul sont différents (décomptes journaliers), mais tout aussi confidentiels. À l’exception de deux sites pour lesquels les écarts sont très importants (Bluzzin et Gobages, pour lesquels nous avons neutralisé le classement), les résultats s’inscrivent dans des ordres de grandeur voisins (par exemple, Urlmétriques place Canal + au 116e rang et Alexa au 141e). Si les 5 000 premiers sites sont dans une situation oligopolistique, les autres sont cependant largement consultés. Ainsi Actualités News environnement, classé 16 128e par Urlmétriques, reçoit-il plus de 110 000 visites mensuelles. 23. La vidéo mise en ligne sur You Tube par Pierre Barthélémy a ainsi été vue plus de 600 000 fois (cf. supra). 24. Ainsi La Dépêche du Midi du 24 février 2013 (versions papier et en ligne) publie-t-elle un dossier d’une page (trois articles, trois encarts et sept photographies) sur le retour des poissons carnassiers. 25. La popularité du silure dépasse le monde de la pêche : quand on tape le mot « silure » sur Google images, on obtient environ 114 000 résultats (25/01/13). Ce constat est aussi celui de Venere (Divertissons nous, 11/12/12) : « Les silures, ils vivent dans Google, plus précisément au niveau de Wikipedia, Youtube et Dailymotion ». 26. Les chercheurs toulousains (Coucherouset et al., 2012) confirment une information donnée sur plusieurs sites du corpus : ce sont des pêcheurs, avec lesquels ils ont des contacts anciens et plus ou moins réguliers, qui les ont avertis des modifications de comportement des silures à l’égard des pigeons (entretien).

RÉSUMÉS

L’article tente de comprendre comment, pourquoi et avec quelles conséquences une publication de chercheurs français – mise en ligne en décembre 2012 par la revue scientifique électronique américaine PLOS ONE – est l’objet sur l’internet de ce que le langage courant désigne par le terme « buzz », alors que la circulation de littérature scientifique ne dépasse guère le champ académique. Sur le plan théorique, il s’inscrit dans une approche fondée sur la mise en perspective des

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travaux d’Yves Jeanneret (2008) relatifs à la « circulation des êtres culturels » hors de leur sphère d’origine, des recherches sur les pratiques sociales et discursives sur l’internet et, enfin, des travaux sur la vulgarisation scientifique, notamment ceux traitant des médiations.

This paper analyzes how, why and with which consequences a French paper edited by PLOS ONE, an online American scientific journal, “did create the buzz”. This situation is very surprising, because scientific papers usually only circulate in the academic field. From a theoretical point of view, this paper is connected with research from Yves Jeanneret (2008) dealing with “the circulation of cultural beings”, including research on online social uses and with scientific works analyzing mediations.

INDEX

Mots-clés : articles scientifiques, revues, Plos One, internet, circulation, altérations, appropriations, médiations, usages Keywords : scientific papers, journals, Plos One, web, circulation, deteriorations, appropriations, mediations, uses

AUTEURS

ROBERT BOURE Laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences sociales Université Toulouse 3-Paul Sabatier F-31077 [email protected]

MURIEL LEFEBVRE Laboratoire d’études et de recherches appliquées en sciences sociales Université Toulouse 1 Capitole F-31077 [email protected]

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Des effets paradoxaux de stratégies de communication : quelques réceptions inattendues d’un magazine territorial About Paradoxical Effects of Communication Strategies: Some Unexpected Receptions of a Territorial Magazine

Jean-Baptiste Legavre

1 Le journal territorial a beau être considéré par les communicants1 comme le fer de lance de la communication locale (Saurat, Renac, 2009 : 16), il a beau avoir suscité de nombreuses recherches académiques sur ses contenus et sur ses fonctions (Dauvin, 1990 ; Dauvin, Le Bart, 1991 ; Leroux, 2000 ; Le Bart, 2000)2, ses modes de réception constituent encore un point aveugle. Quelques très rares sondages nationaux ont été réalisés, mais leurs commanditaires – ayant intérêt à penser que le magazine territorial est plébiscité – ne se privent que rarement d’agréger des réponses dissemblables, pour convaincre et se convaincre3. Le reste est confidentiel, le plus souvent produit par des agences à la suite de commandes de collectivités, du sondage localisé au focus group très en vogue…

2 Effectuée à la demande d’une collectivité territoriale, une enquête qualitative par entretiens permet de questionner quelques évidences partagées. Le magazine étudié – un mensuel tiré à 65 000 exemplaires proposant à chaque numéro un dossier thématique (l’eau, les transports, le logement, l’emploi, etc.) et un supplément culturel détachable – est celui d’une communauté urbaine, l’une des cinq villes nouvelles d’Île- de-France, dirigée par une majorité politiquement marquée à gauche. Cette communauté regroupe moins de dix communes, au total peuplées de près de 150 000 habitants. L’espace est vaste et contrasté. À quelques kilomètres de distance, se côtoient des résidences très privilégiées, des espaces verts étendus et des zones urbaines dites « sensibles », spécifiquement celles d’une ville de 30 000 habitants considérée comme « difficile », en pleine rénovation urbaine et disposant encore de

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plus de 60 % de logements sociaux. L’ensemble du territoire accueille une population plus jeune que la moyenne nationale. Une université se situe juste à côté d’un immense centre commercial et de sièges sociaux d’entreprises.

3 35 entretiens qualitatifs ont été réalisés, en face à face ou au téléphone, avec une durée variable d’une vingtaine de minutes à 45 minutes4. Plusieurs ont été complétés par des échanges de courriels avec les personnes enquêtées ou des appels ultérieurs pour préciser un point resté en suspens. Le mode de constitution de l’échantillon est dit « en boule de neige », les répondants ayant été présentés par des connaissances habitant l’une des communes du territoire, eux-mêmes pouvant en solliciter d’autres, etc. Un tel échantillon n’interdit pas la diversité – par exemple, un kinésithérapeute appelé par le truchement d’une secrétaire déjà interviewée a pu indiquer deux contacts potentiels, un professeur des écoles et une directrice de communication. Sur les 35 personnes, dix ont été contactées sans intermédiaire et peuvent être considérées comme des relations personnelles. Le trait ne signifie pas un lien fort. Ainsi, parmi d’autres exemples, un restaurateur (présentant lui-même plusieurs connaissances) et une serveuse fréquentés de temps à autre le temps d’un repas... Une tentative d’accès en aveugle montre les limites d’une telle stratégie empirique : les refus sont quasiment systématiques. Il est difficile de recueillir des propos de non-lecteurs (pourquoi accorder un entretien pour parler d’une non-pratique ?), voire de lecteurs épisodiques du magazine (qu’avoir à dire à un enquêteur sur un média peu familier ?) ou, plus largement, d’imaginer que les motivations sont importantes pour offrir du temps à un enquêteur inconnu, y compris pour un lecteur du magazine mais questionné alors qu’une autre activité l’occupe... La notation n’est pas surprenante : à titre d’illustration, un précédent rapport commandé à une agence par la même collectivité territoriale pour mieux saisir les lectures de ses revues avait nécessité plus de 1 200 appels téléphoniques pour recueillir 320 contacts dits « utiles », débouchant sur 95 réponses à un questionnaire et, finalement, seules 18 personnes avaient accepté de se déplacer pour des entretiens de groupe.

4 Le questionnaire principal était composé de 45 questions très diverses, ne portant pas exclusivement sur le média territorial en tant que tel. Sans doute s’agissait-il de repérer les usages du magazine (temps passé, prises en main, rubriques fréquentées, appréciation de la maquette, désirs de changement, etc.), mais à condition de mieux situer l’enquêté non seulement d’un point de vue sociodémographique, mais aussi dans son environnement territorial (type de logement, type d’insertion territoriale…), médiatique (types de fréquentation du journal municipal, des télévision ou radios locales, des autres médias locaux et nationaux…) ou politique (positionnement sur un axe droite-gauche, participations aux élections nationales et locales, à des associations, etc.).

5 Il serait illusoire d’attendre de chacun plus que des réponses rapides à un questionnaire dont une partie des items était pourtant susceptibles de réponses développées, accompagnées de relances potentielles. Tous les enquêtés n’ont pas les mêmes capacités et envies de verbaliser leurs investissements médiatiques et politiques ou, pour être prudent, « présumés politiques » (Mauger, Fossé-Poliak, 1991), le magazine territorial n’étant pas identiquement considéré comme « politique ». Réponses de bonne volonté, lieux plus ou moins communs, opinions non toujours constituées, volonté de ne pas trop s’engager ou de ne pas perdre la face en coupant court sont loin d’être marginaux lorsque sont abordés des sujets de ce type, spécifiquement dans des milieux dotés de faibles ressources culturelles (Gaxie, 1978). L’enquête n’autorise sans

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doute pas les conclusions que des investigations au long cours en immersion ou par entretiens approfondis rendent possible (spécifiquement Gaxie, 2003 ; Goulet, 2010). Mais, les sens donnés par les agents à leur pratiques et les types de classements qu’ils peuvent effectuer perturbent suffisamment les représentations solidifiées des professionnels pour avoir un intérêt. En effet, l’enquête permet de constater, sur ce cas d’espèce, que les stratégies mises en œuvre par les communicants sont susceptibles de réceptions sinon contre-intuitives, du moins étonnantes, en fait paradoxales. Dans les années 30, le sociologue Robert K. Merton (1936 : 894) avait désigné d’une heureuse formule ce type de processus : il y voyait des « conséquences inattendues de l’action ». Distribué gratuitement dans les boîtes aux lettres, ce journal territorial peut se lire comme un média reflet , un média apaisé , un média dilué. Un média reflet ? Certes, puisqu’il s’agit de mettre en scène le territoire sur lequel vivent les citoyens concernés. Un média apaisé ? Certes aussi, puisque, depuis les années 80, les stratégies des communicants ont consisté à positiver l’espace local en évitant de le donner à lire comme structuré par des luttes proprement politiques. Un média dilué ? Certes encore, puisque les stratégies des communicants visent le plus souvent à offrir des médias ressemblant le plus possible aux autres médias, des médias « Canada dry » comme peuvent parfois le dire avec distance certains d’entre eux (Legavre, à paraître).

6 Pourtant, ce type de magazine constitue un média tellement reflet qu’il paraît susciter l’adhésion d’abord de ceux qui sont déjà insérés dans le territoire. Un média tellement apaisé qu’il peut être plébiscité d’abord par les récepteurs opposés à l’équipe politique en place. Un média tellement dilué qu’il peut n’être même plus appréhendé comme spécifique et dont les enjeux politiques ne sont plus forcément perçus par les profanes. En d’autres termes, les écarts et distorsions sont loin d’être anecdotiques entre les désirs des producteurs et les usages que les récepteurs peuvent en faire.

Un média reflet

7 À la lecture croisée des entretiens, tout donne à penser que ce ne sont pas, en elles- mêmes, les variables classiques (sexe, âge, diplôme, situation professionnelle…) ou des variables construites pour l’occasion (comme l’exposition aux médias mesurée par le nombre et le type de médias appartenant à l’environnement de l’enquêté) qui expliquent le mieux les comportements des lecteurs étudiés. La variable la plus discriminante paraît être le sentiment d’intégration territoriale. En ce sens, le journal territorial s’apparente à un média miroir, apprécié par ses usagers pour autant qu’ils s’inscrivent positivement dans leur territoire. L’attachement au territoire – et l’attachement hic et nunc – paraît être une variable explicative et pas seulement tautologique. La leçon pourrait sembler évidente. Elle est pourtant loin de l’être.

8 La première raison est qu’elle va à l’encontre des quelques leçons que les rares chercheurs ayant travaillé sur cette question ont proposées. Ainsi, pour Christian Le Bart (200 : 180), le magazine territorial peut-il procurer une identité de substitution aux individus dominés. Il formulerait « une offre identitaire » d’abord susceptible d’appropriation par ceux-là mêmes qui « ne sont pas en situation d’en trouver par ailleurs de plus valorisantes ». Sans doute, cette hypothèse non empiriquement étayée par le chercheur complexifiait l’idée que la plupart se font des stratégies de communication territoriale. En effet, il est souvent admis que ces dernières visent d’abord à produire de l’identité territoriale plus unifiée et unifiante (spécifiquement

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dans les zones travaillées par de l’intercommunalité ou celles marquées par des clivages ou de la diversité territoriale ou sociale), qu’elles permettent, aussi, de positiver l’espace local de telle sorte qu’une bonne image soit imputable à l’équipe en place lors des élections à venir. En d’autres termes, l’enjeu est de faire parler la ville sous tous ses aspects (et non d’abord proprement politiques, en tout cas partisans), de telle sorte que chacun en vienne à imaginer l’équipe municipale et son maire comme une métonymie valorisante de l’espace local (Le Bart, 1992).

9 Or, que donnent à entendre les personnes enquêtées ? Que le journal territorial fonctionne positivement d’abord pour ceux qui, d’une part, disposent d’autres identités solidifiées et, d’autre part et surtout, pour ceux qui ont des chances d’y adhérer parce qu’ils aiment leur lieu de vie. Le magazine est bien un miroir et ne paraît d’abord fonctionner que pour ceux qui s’y regardent avec attrait. Tout se passe comme si les enquêtés ne pouvaient remettre en cause cette équivalence qu’il est possible de formuler comme suit : « J’aime mon territoire, j’aime donc le journal territorial » ou, dans un ordre différent : « J’aime le journal territorial puisque j’aime mon territoire ».

10 Le constat d’un média miroir pourrait donc susciter questionnement des principaux financeurs. Pourquoi continuer à mettre autant d’énergie et de moyens dans un média qui a des chances de fonctionner, d’abord, pour ceux qui sont prédestinés à l’apprécier ? Cependant, une réponse – double – peut être fournie, même s’il est impossible de la systématiser empiriquement dans la contribution. Rien n’interdit de penser que ces lecteurs qui sont déjà bien inscrits dans le territoire se servent du média comme d’une prise leur permettant de conforter leur bien-être territorial. Mais, le dire suppose d’admettre une ambition beaucoup plus modeste : un média territorial paraît entretenir des identités déjà là plus qu’il ne semble participer à leur émergence. Il est aussi possible que, selon un schéma classique, ces lecteurs qui aiment leur cadre urbain puissent faire fonction de leaders d’opinion, offrant à d’autres habitants des modèles de conduite ou des idées en quelque sorte prémâchées qu’ils pourront plus aisément s’approprier – sur le mode classique décrit par Elihu Katz et Paul L. Lazarsfeld (2008 : 199-279). Mais le constat – optimiste – doit être relativisé car, contrairement à d’autres médias, le magazine territorial ne paraît pas être un objet de sociabilité très poussée5. En tout cas, la quasi-totalité des enquêtés déclare ne pas en parler à des tiers, y compris dans la même famille. La question semble même étonner…

11 Deux entretiens avec des jeunes enquêtés suffiront à se persuader de l’importance d’un ancrage positif dans l’espace local. Les jeunes sont d’autant plus utiles à questionner qu’ils sont souvent considérés comme rétifs à la lecture des journaux territoriaux par ceux qui les conçoivent – de manière significative, et non isolée, les commanditaires de l’enquête avaient pu insister sur le peu d’importance de réaliser des entretiens avec des « jeunes », typifiés comme non-lecteurs, se disant que leurs « cibles » sont plus âgées, spécifiquement dans cet espace urbain où les familles avec jeunes enfants sont nombreuses. Or, tout donne à penser que le fait qu’ils soient jeunes ne dit rien en soi de leur lecture ou non-lecture – pour paraphraser Pierre Bourdieu (1992 : 143-154), la catégorie « jeune lecteur » n’est qu’un « mot ». Ce qui semble expliquer un comportement de lecture est d’abord l’ancrage territorial.

12 Appelons-le Ali (entretien 19). Il vit depuis 1991 dans une commune du territoire intercommunal. Ali l’appréhende comme reléguée et hors de l’espace urbain valorisé – une zone pauvre avec des quartiers difficiles, un nombre de logements sociaux très importants, des habitants issus de l’immigration, etc. Il confie que ses parents, d’origine

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étrangère, n’ont pas choisi d’y habiter, alors qu’ils vivaient à Paris, dans le XIXe arrondissement et que leur immeuble ancien a été détruit – « Ce n’était pas un choix. On nous l’a imposé […]. On a refusé, on voulait rester sur Paris. Et finalement, ils nous ont pris de force en nous amenant ici ». Aujourd’hui, Ali est « assistant d’éducation » dans une école d’une commune voisine plus favorisée. Il a 25 ans. Il dit qu’il se « plai[t] moyennement oui [dans sa commune]. On devient un nom et un prénom à connotation maghrébine… [c’est] pas trop [ça] dans une recherche d’emploi […]. C’est dans l’inconscient […]. Là, on est en train de chercher un logement ailleurs ». Il a beau avoir vécu l’essentiel de sa vie dans cette ville, il se dit « parisien de cœur » et voit rétrospectivement comme un âge d’or la vie de ses parents à cette époque. « Mais ça ne me gênerait pas du tout [de rester non loin]. Moi, je veux juste quitter [cette ville] [rires] ». Il ne lit plus le journal territorial. Il l’utilisait quand, lycéen, il devait faire ses devoirs et trouver des exemples à développer ou des exposés – « il y a[avait] une période où je le lisais complètement ». « Je ne m’y intéresse pas trop [aujourd’hui]. Je ne le lis quasiment jamais […]. Je ne peux pas vous dire si c’est un hebdomadaire, si c’est un bimensuel, un trimestriel, je ne peux pas vous dire ». L’ambivalence ressentie envers l’espace local paraît produire des effets sur sa position de lecteur alors même qu’il dit lire systématiquement des revues que lui prête son voisin de palier, dont Courrier international.

13 Second exemple : appelons-là Victoire (entretien 35). Elle est étudiante. Elle a 25 ans. Ses parents sont aussi issus de l’immigration. Durant tout l’entretien, elle dit et redit son penchant pour le mensuel, le temps passé à le lire en étant l’un des indicateurs (« 45 minutes, une heure ») : « – Si le journal territorial n’existait plus, il vous manquerait ? – Ah oui ! Parce que je l’attends, quand même ! Je ne sais pas exactement à quelle période il va arriver mais je sais à peu près à qu’elle période […]. C’est vrai que quand je rentre, je le vois, je m’assieds et… je me vois même clairement rentrer, pas même enlever mon blouson, être assise sur le coin du canapé et prendre les pages que j’ai l’habitude de prendre… avant d’aller faire ce que j’ai à faire. – C’est vraiment un rendez-vous que vous attendez… – Oui » !

14 Victoire développe aussi son attachement au territoire – et d’autant plus qu’elle a déménagée, qu’elle habite désormais dans le centre de l’espace urbain, juste à côté d’un grand centre commercial autour duquel se sont adossés de nombreux commerces. Socialement, elle n’appartient pas à un monde en tout point opposé à celui d’Ali – il a aussi fait des études supérieures ; le père de Victoire, divorcé, est éboueur ; ses parent sont originaires d’Afrique noire. Victoire vivait auparavant dans la même commune qu’Ali. Sa mère est vendeuse au centre commercial. La grande différence est le passé familial sans doute, mais surtout le regard positif qu’elle porte sur son lieu de vie. Et le fait d’avoir quitté la zone urbaine la plus défavorisée pour une autre limitrophe ne fait que renforcer son sentiment d’appartenance à l’espace local. Elle trouve « très très très différents » les deux espaces. Elle est satisfaite d’en avoir changé. Ainsi indique-t-elle ce qu’elle appelle les « pressions » qu’elle ressentait dans son ancienne commune défavorisée pour pouvoir s’habiller librement et qu’elle éprouve encore aujourd’hui lorsqu’elle s’y rend. « – Le passage d’une commune à l’autre est très marquant. Je vois par exemple vestimentairement, quand je passe… quand j’y vais, il y a certaines tenues que… je sais que je ne m’habillerais pas d’une certaine manière si j’y vais. – Parce que ?

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– Parce qu’on sent une pression quand même sociale vis-à-vis des gens, une pression religieuse aussi. Même si ce n’est pas omniprésent, on voit quand même que voilà au niveau de… les critères ne sont pas les mêmes qu’ailleurs. – Vous vous sentiez très contrôlée ? – Quand même, oui. – Donc c’était plutôt un soulagement de partir ? – Tout à fait, oui. – Vous vous plaisez ici ? – Ah oui ! Oui. Carrément. C’est… dans la famille, dans la maison [un appartement], tout le monde est très content d’être ici. Déjà, de par là où on habite, on est à proximité de la gare, notre appartement est très bien placé, on a des bus, le centre commercial est juste en dessous, on est à cinq minutes du grand centre commercial à pied, la gare est à douze minutes à pied, l’université à côté, les écoles, le collège, tout quoi. – Quand vous étiez dans cette commune [limitrophe] que vous avez quittée, vous aviez l’impression d’être dans la même agglomération ? – Non. Non ».

15 Visiblement, Victoire est très attachée au magazine territorial. Elle lit « presque tout », sauf les rubriques qu’elle appelle « politiques » – en fait, l’éditorial et les tribunes politiques (« Je sais qu’il y a une tribune, il y a trois colonnes là, je ne l’ai jamais lue »). Pour elle, le mensuel n’est pas un magazine politique (« Ah non ! »). Du coup, le décalage entre les rubriques « politiques » et le reste la frappe : « – Le [journal territorial], il donne des informations sur tout, sur la vie de [l’agglomération] ce qui se passe, les activités, ce qu’on fait, les sujets d’actualité, etc., et que ces tribunes enfin c’est juste des personnes qui s’expriment sur… ça paraît politique alors que le magazine n’est pas politique. – Vous trouvez que ce n’est pas un magazine politique ? – Ah non ! Du tout ! Pour moi pas du tout ».

Un média apaisé

16 S’il est une autre caractéristique du média territorial, c’est bien d’être apaisé. Ne pas mettre en scène des conflits. Apporter des réponses plus que soulever des questions. Valoriser l’espace local et ses habitants. En d’autres termes, les communicants se proposent de dépolitiser le message ou, plutôt, d’éviter le plus possible de donner à voir des clivages proprement politiques, en tout cas proprement partisans (c’est-à-dire « politiciens », comme le dit le langage courant). La communauté d’agglomération dont il est question est dirigée par une majorité de gauche, mais des postes de vice- présidents, comme souvent dans pareil cas, sont offerts à l’opposition. En définitive, hors conjoncture électorale ou dossier trop clivant, les acteurs tentent de produire du consensus quand ils ne sont pas sous les regards directs des citoyens. C’est dire que la propension des journaux territoriaux à construire une cité sinon idéale, du moins sans tensions exacerbées est encore plus la norme que d’ordinaire. Comme le disent dans un opuscule deux communicants reproduisant l’idéologie professionnelle partagée : « Le message […] sera d’autant plus efficace que la publication ne cèdera pas aux lourdeurs de la propagande » (Saurat, Renac, 2009 : 15). Des réceptions pourraient cependant en surprendre plus d’un.

17 En ce sens, retenir des entretiens de femmes lectrices du journal territorial est suggestif. Pas tant (ou pas d’abord) parce qu’il y aurait un effet de genre univoque – toutes les femmes interviewées n’aiment pas le journal territorial6. Mais, lorsqu’elles

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sont questionnées, elles sont plus souvent enthousiastes, moins souvent dans la retenue, plus franchement dans l’évaluation positive du média. Faut-il alors parler de différentiel d’affects ? Peut-être si l’on entend par là qu’elles paraissent pouvoir plus aisément accepter de s’approprier le média sans réserve devant un tiers enquêteur. En tout cas, les répondants les plus enthousiastes sont des femmes (sans que la variable socioprofessionnelle ne vienne parasiter le constat). Les lecteurs usant plus facilement de possessifs, d’interjections ou de phrases impératives sont des lectrices. Elles disent aussi avec plus de véhémence le manque qu’elles éprouveraient s’il venait à disparaître ou le sentiment positif qu’elles ressentent à chaque livraison7. Il en va ainsi avec cette secrétaire (entretien 14) qui garde la collection depuis le premier numéro et qui nomme son magazine territorial « le journal » : « – Le [journal territorial], vous le lisez à chaque fois ? – Oui, oui ! – C’est un rendez-vous ? – Oui, oui ! Je le trouve dans ma boîte aux lettres et quand je ne l’ai pas, je n’aime pas trop. D’ailleurs une fois, j’ai téléphoné à la maire : “Je n’ai pas eu le journal ! parce que la mairie […]”. – Et, vous en discutez avec des proches ? – Oui, X [sa collègue de bureau]. On discute pas mal, oui. – “Oui, j’ai vu cet article”… – Oui, oui… [imitant sa collègue] : “Tiens ça y est ! J’ai eu le journal dans la boîte aux lettres”. Alors évidemment, moi je suis toujours la deuxième, alors je dis : “Bon, eh bien tant pis !” ».

18 L’exemple des femmes retenues est intéressant pour saisir que le média ne suscite pas rejet de la part d’électeurs de droite. Les enquêtés qui se donnent à voir comme les soutiens les plus forts du journal territorial se situent d’ailleurs le plus souvent, dans l’échantillon, sur la droite de l’échiquier politique. Cette même enquêtée (entretien 14) dit aimer feuilleter les livraisons rétrospectivement pour voir les fortes transformations de l’espace urbain. « – Dès que je le reçois je le lis tout le temps… ah oui, oui, oui, ça oui ! Pas tous les articles quand je le reçois… dès fois je le mets de côté pendant 15 jours mais je vais le lire… ça c’est sûr. – Vous y tenez à votre journal ! – Ah oui, oui, oui ! ».

19 Cette enquêtée habite sa commune depuis plus de 25 ans. D’ailleurs, elle se définit par sa commune plus que par l’agglomération. Elle a aussi un discours très négatif sur la gauche (responsable, veut-elle croire, de la construction d’espaces urbains « très laids », quand la droite aurait l’exclusivité du « bon goût »). La gauche locale majoritaire au niveau de l’agglomération paraît être comme « mise entre parenthèses », même si elle vote pour la droite aux échelons local comme national. Elle ne trouve pas le journal territorial orienté politiquement. « Non, non, moi je trouve que c’est objectif ».

20 Comment une électrice de droite, habitant une ville votant majoritairement à droite, peut-elle être aussi attachée à son média d’agglomération, le trouver « objectif » – assure-t-elle – et aucunement l’aborder comme un vecteur de communication politique d’une communauté d’agglomération dont la majorité est marquée à gauche ? En fait, une piste étayée par plusieurs entretiens (spécifiquement cinq entretiens : 4, 8, 14, 22 et 23) peut en fournir plus qu’un début d’explication. En entretien, ces femmes disent rejeter la politique – trois votent systématiquement, mais l’une ne vote

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qu’occasionnellement. Elles mettent aussi à distance les médias d’information politique et générale. Ils seraient des messagers de mauvaises nouvelles. C’est ce qu’avance notamment cette enquêtée qui, en conséquence, préfère lire le journal territorial : « – Elles ne vous attirent pas tellement en ce moment les infos nationales… – Eh bien non parce que… comme beaucoup de gens diraient que ce n’est que du négatif et moi le négatif… – Ah oui, vous trouvez qu’elles sont toujours négatives ? – Oui… alors que je suis sûre qu’il y a beaucoup de choses positives mais on n’en fait pas cas. Alors moi, je préfère lire le journal territorial et même le relire… – Parce que ça ne vous semble pas toujours une façon négative de voir… – Mais au contraire c’est positif moi je trouve parce qu’il y a beaucoup de choses et on en fait de plus en plus et on ne laisse personne à l’écart. Il peut très bien y avoir un reportage sur le troisième âge, cinq pages sur le troisième âge, enfin j’exagère peut-être en disant cinq, mais bon tout le monde est concerné… – Mais vous trouvez qu’à la télévision ou ailleurs, les médias sont trop négatifs ? – Oui. Ah oui, alors là oui ! Je suis catégorique. C’est négatif. – ça vous déplaît… – Oui… je crois que cela a un impact sur… enfin, c’est stressant. Les mauvaises nouvelles sont stressantes ! Comme il y en a beaucoup de mauvaises nouvelles, je ne dis pas qu’il ne faut pas se tenir au courant de ce qui se passe, ce n’est pas la question… mais moi je peux très bien aussi acheter un autre magazine à l’occasion… je ne sais pas, même un magazine télé comme Télérama, pourquoi pas. – Vous lisez des magazines ou des journaux… ? – Alors… ça m’arrive d’acheter un Paris Match ou un truc comme ça, s’il y a un événement qui s’est produit ou qui m’intéresse. – C’est fréquent ? – Non… ».

21 Une retraitée qui continue de travailler en gardant des enfants après l’école adopte un discours assez proche (entretien 4). Elle ne lit aucun média en dehors de ses deux magazines territoriaux (celui de la commune et celui de la communauté d’agglomération) qu’elle regarde dès qu’elle les reçoit. Elle paraît avoir de plus en plus de mal à regarder aussi les informations télévisées qu’elle consomme une fois par jour : « C’est trop triste, on ne voit que des mauvaises nouvelles, c’est vrai ! Un peu de gaîté franchement, cela ne ferait pas de mal… ils n’annoncent que des mauvaises nouvelles et moi cela ne m’intéresse pas ».

22 Mais ce n’est pas tout. Si non seulement son appréciation du média territorial paraît être en lien étroit avec son rejet des autres médias qui apportent des « mauvaises nouvelles », c’est aussi qu’elle n’aime pas la politique abordée comme un espace de « mensonges » profitant à ceux qui occupent les « places ». Elle ne lit d’ailleurs pas les tribunes politiques et rarement les éditoriaux publiés par le mensuel territorial : « – Pour moi, ils [les hommes politiques] se valent tous, c’est toujours pour les mêmes, c’est… – Vous n’aimez pas la politique… – Pas du tout parce qu’il n’y a aucune aide pour nous… il n’y a vraiment rien […] que ce soit la droite ou la gauche, on est au même stade » (dit cette femme qui précisera à la fin de l’entretien qu’elle vote en fait à droite).

23 En conséquence, en offrant une vision de l’espace local sans conflits, le mensuel pourrait susciter une adhésion plus « évidente » à des agents sociaux moins adeptes de conflits et se positionnant à droite de l’espace politique. Loin de la politique politicienne qui divise. Le mensuel leur convient d’autant plus qu’il se positionne à travers, d’abord, ce que les Anglo-saxons appellent des soft news, en tout cas un traitement de l’information qui n’appréhende pas le monde au prisme de ses dysfonctionnements et

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autres discontinuités du monde social telle la presse dite de « qualité » l’envisage le plus souvent (les hards news)8.

24 Le cas d’une autre femme secrétaire plus jeune d’une bonne quinzaine d’années renforce cette appréciation (entretien 23). Elle appartient aux milieux sociaux dominants, moins par ses diplômes, activité professionnelle (bien qu’elle ait auparavant été « responsable d’une boutique » dans la « gastronomie de luxe ») ou le lieu d’exercice de sa fonction professionnelle, que par son mariage et son lieu d’habitation. Son mari est cadre supérieur et elle qualifie son milieu social de « très bien, un milieu de quand même favorisé, il ne faut pas se voiler la face. Maintenant […] ce n’est pas parce qu’on habite dans un quartier un peu favorisé que l’on oublie les autres ». Le couple est propriétaire d’une maison individuelle dans un des quartiers les plus réputés de l’espace territorial. Elle est visiblement peu à l’aise avec la politique, ses modes de classements et les potentiels conflits qu’elle peut susciter – à plusieurs reprises, cette femme exprime sa gêne au cours de l’entretien soit par le rire contraint, soit en avançant : « C’est vraiment très indiscret. Oui, c’est très indiscret [ces questions posées]. […] Alors… c’est vrai, la politique c’est un sujet… presque tabou entre guillemets [rires] ». Elle est particulièrement gênée lorsqu’il lui est demandé de s’autopositionner sur un axe droite-gauche, comme de situer socialement son milieu d’origine autant qu’actuel. Elle se place « plus [à] droite effectivement ». Cette secrétaire finit par répondre à la question : « Vous le trouvez orienté (le journal territorial) ? », « Je vais vous dire. Je me sens détachée de la politique, parce que peut- être suite à des déceptions [elle se situe à droite, mais n’apprécie pas en tout point Nicolas Sarkozy, président de la République au moment de l’enquête]… mais c’est vrai qu’il est quand même orienté [vers la] droite ».

Un média dilué

25 Un média de communication appréhendé comme un média ordinaire par les profanes produit-il les effets escomptés par ses producteurs ? Le plus optimiste des communicants rétorquera que l’objectif sera précisément atteint si le média territorial se fond dans le paysage médiatique. Le média donnera une bonne image de l’espace local ; à terme, l’équipe politique en tirerait des soutiens. Le sociologue plus pessimiste (ou réaliste ?) n’hésitera pas à poser une question subsidiaire : mais qu’en est-il si le média n’est même plus guère appréhendé, à tout le moins par une fraction de récepteurs, comme un média de l’institution qui le finance ? En d’autres termes, il se pourrait que les producteurs de médias de communication soient dépassés par leurs propres créatures, le média territorial étant perçu de facto comme un média territorial parmi d’autres, et comme un média gratuit parmi d’autres et, plus largement, comme un média parmi d’autres médias. C’est que la boîte aux lettres de chaque citoyen est aujourd’hui peuplée de nombreux magazines territoriaux (de la commune à l’agglomération, au département, voire de la région…) sans compter que beaucoup d’urbains disposent de journaux gratuits dans les gares, métros et autres lieux publics. En plus de la presse quotidienne régionale – et, spécifiquement, Le Parisien, très lu dans ce département de l’Île-de-France –, ils apportent, eux aussi, des informations locales. Plus largement, les récepteurs des magazines territoriaux peuvent aussi lire d’autres médias…

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26 Le journal territorial est bien un outil de communication : le constat réaliste est, en même temps, trivial. Cependant, il est utile de le rappeler : les médias d’organisation (magazine de ville, magazine d’entreprise, lettres de donateurs d’associations caritatives, etc.) ont tendance à mimer pour mieux masquer ou, à tout le moins, pour mieux s’insérer. La stratégie des communicants vise à adopter les codes de la presse ordinaire – visuels, « chemin de fer », mise en page, etc. « À la manière de… », conseillent les experts9. Il s’agit bien de fondre le média territorial dans l’ensemble des médias de sorte qu’il suscite une adhésion perçue comme plus naturelle. Parce que les communicants considèrent que la politique a toutes les chances d’être vue comme politicienne par les lecteurs potentiels, ils tentent de transformer le journal territorial en « magazine de ville », comme ils les nomment parfois (l’ancien « bulletin municipal » sera symétriquement perçu comme archaïque et le magazine comme un indicateur de « professionnalisation »). Le projet consiste à accorder une place sans doute importante aux politiques publiques – mais sous un angle concret, dépris de clivages proprement politiques et en tant qu’elles produisent des effets pratiques sur les citoyens. Il vise aussi, et parfois d’abord, à mettre en scène des habitants typiques ou originaux et les activités culturelles de l’espace local (par exemple, un guide culturel est inséré dans le magazine territorial), en d’autres termes à positiver l’espace local pour escompter une prochaine imputation à l’équipe municipale, rendre compte des activités associatives et culturelles qui se tiennent au niveau local pour donner à penser que le maire en rend possible l’épanouissement…

27 En conséquence, les luttes politiques sont cantonnées aux tribunes politiques, rendues obligatoires par la loi qui impose de donner la parole aux groupes politiques présents dans les conseils. De même, lorsque les communicants sont en position de le faire ou lorsque le maire ou président de Conseil est sensibilisé à la question, si l’éditorial n’est pas dépolitisé, du moins ses aspérités sont le plus possible gommées. D’ailleurs, marginaux sont les lecteurs questionnés qui déclarent lire les tribunes politiques reléguées en fin de magazine. Minoritaires sont ceux qui disent lire les éditoriaux – certains n’ont même pas conscience, y compris parmi les lecteurs les plus attentifs au média, y compris parmi les lecteurs usagers de médias écrits ordinaires, de l’existence d’un éditorial signé par le premier édile local...

28 Il arrive aux lecteurs d’identifier spontanément l’émetteur, la communauté d’agglomération (d’ailleurs, ils peuvent avoir du mal à identifier son signataire – est-il maire ? quel est son nom ?...). Et le constat ne touche pas que les catégories populaires. En témoigne un universitaire (entretien 21) et ce, même s’il ne l’exprime pas avec les mêmes mots et de la même façon que d’autres enquêtés. Il habite depuis huit ans une des grandes communes de l’agglomération. Il se positionne au centre droit de l’espace politique. Il vient d’avancer qu’il ne trouvait « pas du tout, pas du tout », le magazine engagé politiquement. « – Les pages politiques, tu ne les lis pas ? – Je n’y fais pas attention. J’avoue que là ça me passe au-dessus de la tête. C’est vrai que moi, je le perçois plus comme un magazine d’informations pratiques. Et c’est vrai que sur les débats éventuels de fond, ça me passe vraiment au-dessus de la tête. Mais je reconnais aussi que j’ai du mal à m’impliquer concrètement et même émotionnellement dans ce qui se passe ici. – Et l’éditorial du président de la communauté de l’agglomération ? – Par accident à un moment où j’ai vraiment le temps et où je décide, mais ce n’est pas fréquent, de le lire de A à Z… et là je peux commencer par l’éditorial. Mais tout dépend du type de l’éditorial. Là, dans le dernier [il le prend en main], “un territoire

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culturel riche” [rires], ça n’a pas retenu mon attention et spontanément je suis passé à la suite… – Tu ne cites pas le nom du signataire, tu ne connais pas le nom du président de l’Agglomération ? – Je rigole toujours à la télé quand ils posent des questions sur les élus et que les gens sont incapables de répondre et c’est bien de rire… mais quand on est concerné [rires]… Joker ! Je ne sais plus » !

29 Comme beaucoup d’autres, cet enquêté ne perçoit pas le magazine territorial comme délivrant un message politique mais comme « un magazine d’informations pratiques », une sorte « d’outil de veille » des activités au local, comme il le dit plus loin dans l’échange. D’ailleurs, imaginer des agents sociaux maîtrisant tous d’une égale manière les distinctions entre « information » et « communication » serait une erreur. Le mot même de « communication », voire de « propagande » ou autre « démarche commerciale », n’est retenu que par une petite fraction d’enquêtés – composée de deux populations plutôt rétives au média territorial, y compris quand ils en sont politiquement proches, les militants politiques (dont ceux se situant à gauche) et ceux qu’il serait possible d’appeler les « artistes » (c’est-à-dire ayant un engagement artistique à titre professionnel principal ou secondaire, passé ou présent). Mais, la plupart des enquêtés ne paraissent pas se poser la question d’une lecture potentielle à l’aune de cette opposition structurante – au moins dans l’espace des initiés (Legavre, 2011) – entre journalisme et communication. En définitive, ils ne semblent pas appréhender le média territorial comme un média de communication. La notation n’est pas aussi surprenante qu’il y paraît. Du moins, une équipe de chercheurs (Croissant et al., 2005) avait fait le même constat avec un média de communication, le magazine culturel de la FNAC, Epok. Réalisant une enquête de réceptions auprès de lecteurs de ce magazine de marque, elle notait l’« intériorisation d’une vision très vaste et corollairement peu discriminante de “l’information” ». Et d’ajouter : « Que celle-ci puisse avoir une finalité promotionnelle (comme dans la communication d’entreprise), ou non (comme dans le journalisme), a finalement peu d’importance pour les lecteurs. Leur conception de “l’information” est beaucoup plus large ». De telle sorte que les usagers de ce magazine culturel tendaient à « se plac[er] dans leur grande majorité en surplomb de cette opposition » (Croissant et al., 2005 : 82-84).

30 Puisque les notions d’information et de communication n’ont guère de sens pour la plupart des enquêtés, c’est autour de l’engagement du média, de son orientation politique que des questions ont été posées (« Est-ce que vous trouvez que [nom du journal territorial] est engagé, orienté politiquement ? »). Typique de ce point de vue, un homme travaillant comme ingénieur-qualité (entretien 10) – se classant lui-même à droite – avance : « Je ne sais pas dire parce que la politique ne m’intéresse pas non plus donc même si c’était marqué politiquement de par les propos, peut-être que je ne ferais pas l’analyse de dire : “Tiens, on voit transparaître tel ou tel mouvement politique” ». De même, une femme médecin (entretien 8), qui se positionne aussi à droite, avance spontanément : « Je trouve que c’est neutre politiquement. Peut-être que je me plante, mais moi je trouve que c’est le cas. Comme ce n’est pas du tout ce que je recherche [la politique] dans ce journal-là… ».

31 Cette impossibilité à verbaliser ou à s’appuyer sur des classements communs aux producteurs de supports d’information ou de communication touche – contre toute attente – l’ensemble des catégories de lecteurs10. Y compris quand les enquêtés lisent des médias d’information qui pourraient les sensibiliser à produire de la différence et

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appliquer les classements ordinaires à ses producteurs. On peut lire Libération ou Le Nouvel Observateur et ne pas distinguer le média territorial en tant qu’il serait, contrairement aux autres médias fréquentés, un média visant à promouvoir la communauté d’agglomération, son territoire et l’action de ses élus. On peut lire Télérama, Le Parisien, Le Figaro ou Marianne et attendre son journal territorial, et y marquer un attachement. D’ailleurs, deux enquêtés (entretiens 8 et 14) considèrent le média visé spontanément comme un journal de la presse quotidienne régionale. Par un apparent paradoxe, le trait paraît d’autant saillant que les enquêtés résistent aux messages proprement politiques. En d’autres termes, les messages explicitement politiques, incarnés dans le média territorial par des élus identifiables ne sont pas forcément vus, en tout cas retenus comme dignes d’intérêt par tous les lecteurs. Comme l’écrit le sociologue Richard Hoggart (1957 : 296) dans un tout autre contexte, « ils ne lisent […] que d’un œil ».

32 Ce constat pourrait faire penser qu’un concept à succès, l’attention dite oblique, ou le « regard oblique » (ibid.), rend bien compte de catégories de pratiques ou, en tout cas, du discours sur ces pratiques. Mieux, il semble devoir dépasser le seul cas des groupes socialement dominés. Le concept, proposé par Richard Hoggart dans un livre déjà ancien est devenu classique. La Culture du pauvre visait à montrer que les classes populaires étaient loin d’être passives à l’égard des messages émis, par la publicité ou, plus largement, par ceux qui souhaiteraient les « conditionner » à travers « la presse populaire », « la presse de grande diffusion » ou « à scandale » (l’enquête se situe au Royaume-Uni), pour reprendre les termes datés de l’auteur. Pour le sociologue, les membres des classes populaires produisent ainsi une forme de « résistance », pas forcément consciente et maîtrisée, contribuant à « neutraliser les aspects les plus virulents du message ». Richard Hoggart (ibid. : 296-295) retient aussi une autre expression : une « consommation nonchalante ».

33 Pourtant, la situation parait ici plus complexe. D’une part, les lecteurs questionnés semblent certes « résister » à l’emprise politique ; d’autre part, ils paraissent le plus souvent ne pas non plus maîtriser le positionnement latent du vecteur de communication. En définitive, ils mettent à distance la politique ordinaire – des prises de positions clivées, des signes extérieurs d’existence (des élus éventuellement identifiables sur des photos ou ayant des titres à parler). Mais ils ne voient pas forcément le reste… Il y aurait, en quelque sorte, la politique politicienne – celle des luttes politiques ou celles d’élus prenant la parole en nom propre et essentiellement appréhendées par l’éditorial et les tribunes politiques, du moins quand ils sont « vus » comme tels – et « tout » le reste du magazine qui ne parait pas immédiatement pensé par les lecteurs comme politique. Du coup, pour eux, il n’y aurait guère de différence entre le journal territorial et les autres médias d’information politique et générale. Ou, plus précisément, les lecteurs questionnés peuvent produire des différences entre vecteurs de diffusion, mais pas là où il pourrait être attendu…

34 Pour s’en persuader, et après quelques entretiens, il avait été décidé que, lorsque la personne interviewée indiquait qu’elle lisait d’autres médias d’information politique et générale, nous lui demanderions systématiquement de les comparer au magazine territorial. L’exercice est artificiel – les enquêtés ne le font pas d’eux-mêmes –, mais il a le mérite de montrer que les rationalisations produites ne se fixent que rarement sur les catégories des experts (communicants, journalistes, chercheurs…). Certes, une petite fraction des lecteurs distingue une presse qu’elle va alors qualifier de « presse

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institutionnelle » ou de « magazine institutionnel ». Mais ces répondants sont très typés : ils sont élu, ex-militant, communicant, universitaire, cadre de l’administration de la communauté d’agglomération… Pour les plus nombreux – d’appartenances sociales très diverses –, deux options sont repérables. La première leur permet de classer tous les médias comme étant « engagés », le journal territorial ne faisant pas exception. La « communication » serait alors une forme d’engagement parmi d’autres. Elle ne nuit donc pas, en elle-même, à la lecture de chacun. Cette position très minoritaire, en tout cas très rarement verbalisée comme telle, est retenue par un kinésithérapeute (entretien 24). Il dit lire deux quotidiens par jour et au moins un hebdomadaire par semaine. Il se positionne « plutôt à droite », « mais c’est très complexe, surtout en ce moment », ajoute-t-il. Il lui est d’abord demandé s’il trouve que le journal territorial « est engagé du point de vue politique ». Il répond par la négative : « Je n’ai pas cette impression ». Il précise seulement qu’il ressent dans le traitement de l’information une rivalité entre les deux grandes villes de l’agglomération – dont la ville qu’il habite et dirigée par une équipe du centre droit, contrairement à la plupart des autres communes de l’agglomération. Lorsqu’il lui est demandé s’il peut en être gêné, il répond : « Non. Cela ne me gêne pas parce qu’au niveau national, il n’y a pas un seul journal qui n’est pas engagé ». Ensuite, l’homme ajoute qu’il lit « peu, [en fait] non [l’éditorial du média territorial] » et pas plus les tribunes politiques (« Non plus »). Seconde solution retenue plus souvent par les enquêtés, sans qu’il y ait apparemment un lien évident avec le milieu socioprofessionnel ou les ressources culturelles : ils proposent des distinctions entre types de médias fondés non sur la nature de l’émetteur ou du message, mais sur la zone couverte, la fréquence de parution ou les thématiques retenues. Dans cette optique, Libération est différent du média territorial, mais parce qu’il est quotidien et traite de l’actualité nationale et internationale. Le Parisien est différent du média territorial mais parce qu’il est quotidien, qu’il traite de l’Île-de- France et qu’il se focalise sur les faits divers, etc. Plusieurs illustrations peuvent être retenues, cette prise de position n’étant pas corrélée (en tout cas dans l’échantillon retenu) à la détention de ressources culturelles ou sociales. Elle peut prendre des formes distinctes : quatre peuvent être présentées.

35 Ainsi une femme, commerciale, de 44 ans (entretien 13) habite depuis 30 ans dans la plus grande commune de l’agglomération. Ses parents y vivaient déjà quand elle était enfant. Elle a fait une « petite » école de commerce et occupe une position plutôt basse dans l’espace de sa profession. Elle est mariée à un chauffeur de taxi. Elle est issue d’un milieu ouvrier et continue d’ailleurs encore aujourd’hui de se qualifier d’« ouvrière », même si ses enfants indique-t-elle n’aiment pas ce terme – « Moi, par rapport à mes parents, je reste ouvrière ». Elle lit Libération tous les jours (elle l’achète, dit y être « très attachée » ; elle le lit depuis 15 ans) et parcourt Le Parisien (« au travail ») irrégulièrement, elle achète Elle et des magazines de décoration de temps à autres. Elle donne à voir à l’enquêteur des signes extérieurs de politisation. Elle se positionne à gauche (« Je suis de gauche, moi ! »). Elle se dit nostalgique de mai 68 qu’elle n’a pas vécu (« J’aurais aimé connaître mai 68 […], je trouve que les gens de ce temps-là avaient plus de poigne, ils savaient ce qu’ils voulaient alors que maintenant les gens [...] sont plus individualistes, chacun pour soi »). Elle lit le magazine territorial, mais sans grande intensité. Elle répond par la négative quand il lui est demandé si elle le trouve « marqué politiquement ». « Non, non », indique-t-elle. Elle ne lit jamais l’éditorial, ni les tribunes politiques.

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« – Quand vous comparez Libération et [le magazine territorial], vous vous dites quoi ? Je trouve que ce n’est pas comparable. Pourquoi ? – Parce que Libé c’est ce qui se passe dans le monde, politiquement, alors que [le magazine territorial] c’est local. On ne peut pas comparer les deux. Pour vous la différence, c’est moins dans le traitement de l’information que dans la zone couverte ? Voilà ». Deuxième illustration : l’entretien effectué auprès d’un cadre supérieur de France Telecom (entretien 16). L’homme est autodidacte et a passé des concours internes lui permettant de progresser dans la hiérarchie. Il a 47 ans, il est gros consommateur de médias, en particulier écrits (surtout des magazines) et lit souvent Le Parisien. « – Si vous aviez à comparer Le Parisien et [le magazine territorial], qu’est ce que vous diriez ? – Rien ! Ils ne sont pas comparables. – Pourquoi ? – Ce n’est pas la même approche. Le Parisien, ça reste un journal d’informations générales, même s’il y a des articles sur la région ; ça reste général. [Le magazine territorial] est plus profond, au sens où l’on rentre un peu plus dans le cœur de la ville. – Donc c’est plus une question d’espace géographique pour… – Oui. – Dans le traitement de l’information, ça ne vous semble pas foncièrement différent ? – Je n’ai pas forcément été attentif pour répondre de manière… Non, je ne sais pas. Je ne peux pas vous répondre là-dessus. À la limite… pour moi, c’est différent. Et donc à partir du moment où je me suis mis dans mon esprit que c’est différent je ne vais pas forcément chercher à les comparer ».

36 Troisième exemple, l’entretien réalisé avec une jeune retraitée de 55 ans (entretien 26). Cette ancienne cadre à La Poste est aussi abonnée à Marianne, Télérama, Le Parisien. Son mari achète Le Canard enchaîné. Elle dit se procurer tous les 15 jours Le Monde. Là encore, et même si elle distingue pour une part un mode de traitement (Le Parisien traite des faits divers), elle ne s’appuie pas sur la nature du média – un journal de communication – pour expliquer ce qui lui semble aller de soi : « Ce n’est pas pareil ». Le Parisien est quotidien, il parle des « chiens écrasés », propose des articles nationaux, il n’a en commun avec le média territorial que certains thèmes (des résultats sportifs et une actualité économique localisée). « – Si vous aviez à comparer Le Parisien et [le magazine territorial] ? – Ce n’est pas pareil quand même… ah non ! – Pourquoi ? – Le Parisien, il y a quand même… d’abord c’est national, il y a quand même des articles nationaux. Après quand on prend sur les communes du coin, c’est quand même, la rubrique des chiens écrasés. Peut-être quand même le côté sportif… on voit que [cite une commune] a gagné au foot contre [une autre commune du département] comme la semaine dernière. On va le savoir sur [le journal territorial] peut-être. Il y a certaines rubriques que l’on va retrouver mais je trouve que ce n’est pas du tout pareil quand même. Après, peut-être dans Le Parisien-économie, on va retrouver des choses du [journal territorial] sur des thèmes spécifiques. Et puis il y en a un qui est quotidien et donne des nouvelles au jour le jour ».

37 Le dernier exemple proposé pour indiquer la variété des prises argumentatives des enquêtés sur ce point est offert par un enseignant (en sciences) de collège

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(entretien 24), ayant la cinquantaine. Il vient de préciser que Le Parisien, c’est « mon journal ». La différence est cette fois-ci la périodicité : « Si vous aviez à comparer [le magazine territorial] et Le Parisien ? – Ce n’est pas du tout pareil. Il y en a un, un quotidien qui traite des faits divers, l’autre c’est plutôt pour l’information de la ville. – Pour vous, la différence, ça serait le territoire traité ? – Oui, oui. Je ne sais pas… [le magazine territorial], il sort tous les mois, non ? – Oui. – Donc ça n’est pas pareil » !

Conclusion

38 Des initiés pourront trouver à bon droit que ce qui précède n’est pas si surprenant. En effet, nombreux sont les travaux en sciences sociales qui rappellent que « l’étude des réceptions enseigne à accepter le désordre du présent et du quotidien, à résister à la tentation d’une explication unique et “évidente” » (Le Grignou, 2003 : 213 ; Rieffel, 2005). N’y a-t-il rien d’étonnant alors que certains croient construire un média producteur d’identités quand il entretient pour beaucoup du déjà là, faisant fonction de média miroir ? N’y a-t-il rien d’insolite si le magazine, tellement « apaisé », semble plus aisément approprié et plébiscité par une fraction de lecteurs (de droite) ayant peu de chance de soutenir les commanditaires (de gauche) ? N’y a-t-il rien d’inattendu si ce média dilué peut ne même plus être perçu pour ce qu’il est, soit un média produit justement par des acteurs politiquement situés dans l’espace local ? Peut-être. De fait, le média magazine territorial s’est installé comme une évidence parmi les outils des communicants, de telle sorte qu’il constitue désormais un « genre » peu questionné au sein duquel les écarts de contenus ou de maquettes paraissent finalement assez faibles, chacun semblant persuadé que ses propres stratégies de communication imprimée sont sinon efficaces, du moins conformes. Mais, après tout, comme le soulignait fortement Robert K. Merton (1936 : 898, 901) constatant que les mauvaises anticipations ont le plus souvent pour cause un défaut de connaissance, les acteurs tendent à se focaliser sur les effets immédiats des décisions prises, en excluant d’autres conséquences plus complexes à appréhender et souvent plus tardives…

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NOTES

1. Par le terme « communicants », nous entendons les « dircoms », chargés de communication et autres consultants en la matière. 2. L’analyse des producteurs a été délaissée. Pour une exception, voir Philippe Teillet (2000). 3. On trouve régulièrement des sondages nationaux sur la réception des journaux territoriaux sur le site de l’association qui fédère les communicants publics, en fait territoriaux, Cap’com. Accès : http://capcom.cap-com.org. 4. Dans l’article, les entretiens réalisés ne sont mobilisés que très partiellement. Ceux-ci étaient couplés (mais non retenus d’une manière explicite dans la présente démonstration) à une centaine d’autres effectués et retranscrits par des étudiants de licence réalisant cette recherche collective dans le cadre d’un séminaire de méthode en sciences sociales. Les résultats de l’enquête étudiante étant stimulants, en 2008, nous avions proposé à la direction de la communication de la collectivité territoriale concernée de conduire une enquête ad hoc confidentielle, ce qu’elle avait accepté. Nous lui en sommes très reconnaissant et souhaitons la remercier de sa confiance. Merci aussi à Pascal Dauvin d’avoir relu une version antérieure de l’article. Le texte est issu d’une communication à une journée d’étude tenue à l’Institut d’études politiques de Paris (Legavre, 2010). 5. Pour des cas inverses de sociabilité poussée, voir Dominique Boullier (2004). Voir aussi l’enquête de Vincent Goulet (2010). 6. Sur les effets de genre en matière de lecture de presse quotidienne régionale, voir Sylvie Debras (2003). 7. Cependant, il est possible qu’un effet de genre spécifique se repère, les hommes questionnés ayant plus souvent tendance à dire, lorsqu’ils sont en couple, que le journal territorial est d’abord lu par leurs femmes, sachant que plusieurs femmes disent sélectionner les sorties culturelles du couple ou de la famille à partir d’une lecture du média. L’opposition entre le « dedans » et le « dehors » analysé par P. Bourdieu (1998) dans La Domination masculine se rejouerait d’une autre manière : non plus l’espace public à l’homme et l’espace privé à la femme mais, en quelque sorte, l’espace local à la femme et sous une forme non proprement politique. Voir aussi l’enquête de V. Goulet (2010) qui va dans le même sens lorsqu’elle analyse les usages des médias par les classes populaires. 8. Il pourrait être objecté que le magazine a d’autant plus de chance d’être consensuel que les communautés d’agglomération sont souvent gérées d’une manière moins conflictuelle que les communes où les clivages droite-gauche sont plus visibles et très souvent réactivés par les élus, au moins dans les grandes villes. Mais, d’une part, la communauté d’agglomération étudiée est celle d’une ancienne ville nouvelle disposant historiquement de pouvoirs propres beaucoup plus importants du fait d’une législation spécifique et, d’autre part, le magazine en tant que tel n’est guère différent dans ses formes et contenus que celui d’un magazine communal ordinaire. 9. Même si T. Saurat et L. Renac (2009 : 47) peuvent ne pas oublier l’objectif qu’ils qualifient d’hybrides, « il [le journaliste territorial] écrit à la manière de, pour une publication à la manière de, mais avec un objectif à la fois informatif et communicant ». 10. Cette fois, le résultat est inverse de celui de l’étude portant sur Epok (Croissant et al., 2005) puisque ses auteurs observaient que les lecteurs disposant de ressources culturelles n’adoptaient pas en tout point le même discours que les autres enquêtés.

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RÉSUMÉS

L’analyse des réceptions des magazines territoriaux constitue un point aveugle. Une enquête qualitative par entretien auprès de lecteurs d’un magazine d’une communauté d’agglomération de la banlieue parisienne permet d’observer que les stratégies mises en œuvre par les communicants sont susceptibles de réceptions sinon contre-intuitives, paradoxales. À la suite de Robert K. Merton (1936) qui nommait ce type de processus des « conséquences inattendues de l’action », l’enquête permet de questionner des évidences partagées. En effet, le média territorial peut être analysé comme un média reflet, apaisé, dilué. Mais un média tellement reflet qu’il paraît d’abord susciter l’adhésion de ceux qui sont déjà insérés dans le territoire. Un média tellement apaisé qu’il peut être d’abord plébiscité par les récepteurs opposés à l’équipe politique en place. Un média tellement dilué qu’il peut n’être même plus appréhendé comme spécifique et dont les enjeux politiques ne sont plus forcément perçus par les profanes. Autant de constats qui pourraient remettre en cause de nombreuses stratégies de communication territoriale.

The analysis of the reception of territorial magazines is a blind spot. A qualitative interview survey among readers of a Paris suburban town community magazine, reveals that the strategies implemented by communicators may lead to paradoxical if not against-intuitive receptions. Following Robert K. Merton (1936) who named such a process the “unexpected consequences of action”, the survey questions shared assessments. Indeed, the territorial media can be analyzed as a reflected, peaceful, diluted media. But it seems so reflective that it first attracts the accession of those already inserted in the territory. A so soothed media that it can be first praised by the opponents of the political team in power. A so diluted media that it may not even be understood as specific and its political stakes are no longer perceived by the uninitiated. Many observations that could jeopardize numerous strategies of territorial communication.

INDEX

Mots-clés : magazine territorial, communicant, réceptions, entretiens, effets paradoxaux Keywords : territorial magazine, communicator, receptions, interviews, paradoxical effects

AUTEUR

JEAN-BAPTISTE LEGAVRE Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias Université Panthéon-Assas F-75006 [email protected]

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Notes de lecture Book Reviews

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Notes de lecture

Communication, langue, discours

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Jean-Claude ANSCOMBRE, Amalia RODRIGUEZ SOMOLINOS, Sonia GÓMEZ- JORDANA FERARY, dirs, Voix et marqueurs du discours : des connecteurs à l’argument d’autorité Lyon, ENS Éd., 2012, 216 pages

Jacques-Philippe Saint-Gerand

RÉFÉRENCE

Jean-Claude ANSCOMBRE, Amalia RODRIGUEZ SOMOLINOS, Sonia GÓMEZ-JORDANA FERARY, dirs, Voix et marqueurs du discours : des connecteurs à l’argument d’autorité, Lyon, ENS Éd., 2012, 216 pages

1 Les qualités de soin et d’acribie d’ENS Éditions étant bien connues, et compte tenu de l’intérêt intrinsèque des contributions composant le volume, on peut sans crainte prédire un beau succès et un bel avenir à la publication. Abordant de manière concrète et à l’aide d’études de cas parfaitement conduites l’épineuse question du statut et des modes d’existence de la sémantique aujourd’hui, l’ouvrage se situe à l’opposé des spéculations métathéoriques ou épistémologiques sans, pour autant, négliger les vertus de la mise en perspective critique et de la rigueur épistémique. À cet égard, le propos introductif (pp. 7-13) de Jean-Claude Anscombre est très clair. Il s’agit d’embrasser le spectre des recherches ouvertes et couvertes par la sémantique dans l’ensemble des recherches en sciences du langage. Sans souci d’exhaustivité, mais avec l’exigence de replacer la sémantique dans un cadre global, « composante autonome de la description linguistique » (p. 8), certes, « interdépendante avec d’autres composantes, mais non plus à la remorque d’une syntaxe régnant en maître absolu et imposant sa loi » (ibid.).

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Résultat d’un colloque qui s’est tenu à l’université Complutense de Madrid en mars 2008, le volume s’organise en quatre sections ou quatre axes qui balisent synthétiquement les champs d’étude contemporains en sémantique : « Polyphonie » (pp. 17-49) ; « Connecteurs et particules » (pp. 51-119) ; « Formes sentencieuses » (pp. 121-207) ; « Voix du récit et autorité discursive » (pp. 209-274).

2 Dans la première section, l’accent est mis sur l’hétérogénéité constitutive de tout discours en dépit de l’unicité de l’entité physique qui le produit, de sorte que le sens n’apparaît plus comme le rapport d’un discours au monde qu’il décrit, mais comme un réseau de relations à d’autres discours. Maria Luisa Donaire – « Un point de vue polyphonique sur le point de vue » (pp. 17-29) – étudie la relation de la polyphonie au point de vue et montre que la première et le rôle de son locuteur doivent être définis en termes de stratégie discursive et de point de vue. Pour sa part, Pierre Patrick Haillet – « Points de vue et discours rapporté : une approche polyphonique des énoncés interrogatifs » (pp. 31-49) – voit dans le discours une mise en scène de points de vue qui concourent à produire un ensemble de représentations. Mais, bien sûr, la polyphonie n’est qu’un des aspects des problèmes que pose de manière générale la sémantique des énoncés. Lorsqu’elle rencontre la pragmatique intégrée, ce sont les connecteurs et les particules pragmatiques du discours qui, immédiatement, se manifestent comme items fonctionnels difficiles à départager. En étudiant l’adverbe « justement » en français contemporain et son correspondant espagnol, Sonia Gómez-Jordana Ferary – « L’évolution de justement/justamente en français et en espagnol : coïncidence, polyphonie et inversion argumentative » (pp. 51-69) – montre que la forme française est originellement un adverbe de manière ; la période classique le voit assumer progressivement le rôle d’un adverbe de phrase, marqueur de coïncidence ; à l’époque moderne, et dès le début du XIXe siècle, c’est la valeur d’adverbe inverseur qui tend à s’installer dans les textes ; enfin, plus rarement, à cette époque comme à l’époque contemporaine, justement peut être utilisé comme un adverbe de constituant, ayant le sens de de façon exacte. Ce n’est pas la même histoire que développe la langue espagnole qui ne fait pas vraiment apparaître l’inverseur. Quand un sujet parlant exprime son attitude envers son propre dire, il a recours à des adverbes d’énonciation, mais le niveau énonciatif n’est pas homogène. Dans « Une approche polyphonique de deux adverbes d'énonciation, franchement et sincèrement » (pp. 71-85), Adelaida Hermoso Mellado étudie dans ce cadre le fonctionnement de franchement et sincèrement, et parvient à la conclusion que ces adverbes « cachent des unités avec des comportements syntaxiques et discursifs très divers » (p. 84) que la polyphonie contribue à rendre plus complexes. Marie-Pierre Lavaud-Verrier – « La reformulation par al fin y al cabo et en fin » (pp. 87-101) – s’attache à l’étude de al fin y al cabo (qui situe en contiguïté avec la limite et introduit un parcours délibératif) et en fin (qui ouvre un espace mental englobant la séquence introduite et sélectionne souvent une nouvelle topique). Ainsi montre-t-elle que les prépositions à et en entraînent un jeu instructionnel différent pour chaque marqueur. En choisissant le connecteur additif además (« en plus »), José Portolés – « Les échelles additives avec además » (pp. 103-119) – fait ressortir le caractère scalaire de ce connecteur et utilise à cet effet l’expression très juste d’échelle additive (renforcement de l’orientation argumentative) tout en montrant en quoi il se distingue de encima qui assume bien une égale fonction additive à la différence près que, dans ce cas, la conclusion est contraire aux arguments présentés. Une troisième section de l’ouvrage est consacrée aux textes parémiologiques dont Jean-Claude Anscombre rappelle l’importance pendant longtemps négligée pour l’étude de la

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polyphonie, de la généricité, de la gnomicité. Le domaine espagnol a déjà été bien exploré par Sonia Fournet-Peyrot (Étude descriptive des proverbes dans la littérature hispanique médiévale et pré-classique et de leur fonctionnement au sein des mécanismes de l’argumentation, thèse en espagnol, Limoges, Université de Limoges, 2005), mais ici, se fondant sur une analyse de proverbes antonymiques (La fortune sourit aux audacieux/Qui ne risque rien n’a rien), Jean-Claude Anscombre – « Le problème de l'antonymie dans le champ parémique » (pp. 121-140) – fait la démonstration que le sens de ces formes passe par la distinction et l’articulation des concepts de contenus stéréotypiques et de pivot implicatif selon le terme de Martin Riegel (« “Qui dort dîne” ou le pivot implicatif dans les énoncés parémiologiques », pp. 85-99, in : Martin Riegel, Irène Tamba, éds, L’implication dans les langues naturelles et les langages artificiels, Paris, Klincksieck, 1987). Pour sa part, Georges Kleiber – « Sur le chemin des proverbes : questions de classification » – se livre à une critique très constructive de la thèse développée en 2004 par Silvia Palma, à l’occasion de son habilitation à diriger des recherches (université de Reims Champagne-Ardennes) : Pour une théorie de la polarité : locutions à polarité et proverbes. Étude comparative français-espagnol. En faisant ressortir les limites, mais aussi les aspects intéressants de l’opposition entre proverbes doxaux et paradoxaux, Georges Kleiber propose des éléments nouveaux de réflexion concernant l’articulation de la forme proverbiale et du sens proverbial. La contribution de Laurent Perrin, « Ιdiotismes, proverbes et stéréotypes » (pp. 165-183), envisage la nature idiomatique et polyphonique des proverbes dont « le rôle fondamental consiste à contrer un stéréotype à l’aide d’un idiotisme » (p. 182). La question de la vérité générale des proverbes (leur gnomicité) a souvent été posée. Pour certains (Serge Meleuc, Paul Zumthor, etc.) les proverbes dénommeraient une situation, pour d’autres (Georges Kleiber, Jean-Michel Gouvard, etc.), ils seraient l’écho d’une parole collective. Irène Tamba – « Vérité générique et vérité proverbiale : on dit face à on dit proverbialement, le proverbe dit » (pp. 227-240) – propose de leur appliquer une structure sémantique variable selon leurs moules phrastiques : par induction, par analogie ou par principe, ce qui conduit finalement à questionner l’autorité proverbiale. Après ces trois premières sections se situant dans une perspective théorique, la quatrième et ultime section présente une perspective pratique qui confronte des textes effectivement produits aux manières dont les théories prétendent les appréhender. Ainsi, dans Cinco horas con Mario, de Miguel Delibes (1966), Bernard Darbord – « Les marques du savoir dans le discours de Carmen Sotillo » (pp. 209-226) – étudie dans le discours à visée persuasive de la protagoniste principale, Carmen Sotilo, les divers recours à des proverbes. Amalia Rodríguez Somolinos (« Les voix du récit : fonctions textuelles et énonciatives des localisations spatio-temporelles dans le récit, pp. 209-225) étudie les localisations spatiotemporelles comme formes structurantes du récit, indicatives de changements des contraintes textuelles et narratives, et prend comme exemple les minutes du procès en sorcellerie de Madeleine Delmas à Rieux en Cambrésis (26 août 1650). Dans « De la citation à l'autorité : liberté et contrainte dans le discours argumentatif » (pp. 253-274), Renaud Cazalbou expose les liens complexes entre citation et autorité, légitimité et crédibilité dans le discours argumentatif et montre que le discours rapporté fait alors partie du processus argumentatif, de sorte que le locuteur ne soit plus le seul responsable de son dire. Enfin, Manuel Casado Velarde, dans « Polyphonie et métalangage de l’espagnol. La désautorisation du discours rapporté » (pp. 253-274), traite des expressions métalinguistiques faisant référence au discours de l’autre en espagnol (sedicente, entre comillas, dizque, así se escribe la historia, etc.) et montre que ces

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formules qui permettent au locuteur de se distancier ou de diverger des énoncés d’autrui entrent de plein droit dans la catégorie des marqueurs de polyphonie discursive.

3 Le grand intérêt de ce volume parfaitement organisé est de proposer des contributions très stimulantes qui balaient toute l’étendue des questionnements théoriques et pratiques que soulève l’étude sémantique des voix et marqueurs de discours. Chaque contribution est suivie de sa propre bibliographie, soigneusement mise à jour, et si l’on regrette, peut-être, l’absence terminale d’un index rerum , on pourra toujours se satisfaire d’avoir dans l’ouvrage une somme d’idées passionnantes, autant pour ce qu’elles permettent d’éclairer que pour ce qu’elles font rebondir en termes d’approfondissement critique au meilleur sens du terme.

AUTEURS

JACQUES-PHILIPPE SAINT-GERAND CeReS, université de Limoges, F-87036 [email protected]

Questions de communication, 24 | 2013 231

Marc ARABYAN, Des lettres de l’alphabet à l’image du texte. Recherches sur l’énonciation écrite Limoges, Lambert-Lucas, coll. Linguistique & sémiotique, 2012, 300 pages

Jacques-Philippe Saint-Gerand

RÉFÉRENCE

Marc ARABYAN, Des lettres de l’alphabet à l’image du texte. Recherches sur l’énonciation écrite, Limoges, Lambert-Lucas, coll. Linguistique & sémiotique, 2012, 300 pages

1 Marc Arabyan se définit lui-même comme n’étant pas publiant, au moins selon les critères de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aeres). Cependant, il est un éditeur avisé (Lambert-Lucas) et l’ensemble des articles qu’il a remaniés et réunis pour constituer le volume le montre. C’est un éditeur qui n’ignore rien de la typographie, de sa sémiotique visuelle, de l’histoire de la ponctuation et des découpages textuels en alinéas. Divisé en trois grandes sections, l’ouvrage offre 18 études de sémiolinguistique portant sur des aspects relativement peu étudiés de l’écriture imprimée et de l’énonciation éditoriale. La première (pp. 13-105), sobrement intitulée « Structures de l’écriture et lettres de l’alphabet », se compose de sept articles centrés sur l’étude de l’écriture latine et passe d’une sémiotique de l’alphabet à une sémiotique de la lettre (texte inédit). On voit là s’esquisser une riche réflexion concernant les concepts de type et token, empruntés à Charles S. Peirce, fondement sur lequel s’édifie – entre linguistique et sémiotique – le massif des variations typographiques que l’auteur étudie en analysant les sept paramètres du dessin d’une police de texte. Dans la seconde section (pp. 107-163), « Questions de lecture », quatre articles prolongent la réflexion précédente en proposant une étude du jeu des rapports unissant écriture et lecture, onoma et séma... et une révision du mythe des origines de la lecture silencieuse dont l’historicisation est ici critiquée à partir de l’observation des multiples niveaux et types de lecture, et des ambiguïtés dont le mot

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lettre est l’objet jusqu’au XVIIIe siècle, entre sonum, littera et figura, littera scripta, raison pour laquelle la Grammaire de Port Royal (Antoine Arnauld, Claude Lancelot, 1660, Grammaire générale et raisonnée contenant les fondements de l'art de parler, expliqués d'une manière claire et naturelle, Paris, Prault) préfère le terme de caractère au sens de lettre de l’alphabet. Quant à la troisième section (pp. 165-270), « Mise en paragraphes et image du texte », en sept articles, elle propose un approfondissement du concept sémiolinguistique d’énonciation éditoriale élaboré à propos du paragraphe narratif. En effet, l’observation des modes d’édition du paragraphe et des éléments de discours direct à partir de documents allant de Jean Joinville (La vie de Saint-Louis, éd. et trad. par Jacques Monfrain, Paris, Dunod, 1995) et Jean Froissart (Chroniques. Livres I et II, éd. et trad. par Peter F. Ainsworth et George T. Diller, Paris, Le Livre de poche, 2001) à Alphonse Allais (« Un drame bien parisien », pp. 187-196, in : Alphonse Allais, Œuvres anthumes, Paris, R. Laffont, 1989) en passant par Jean-Léonor Le Gallois de Grimarest (Traité sur la manière d’écrire des lettres, Paris, Veuve Estienne, 1735) et la Princesse de Clèves (Marie-Madeleine de Lafayette, Paris, C. Barbin, 1674) – pour ne citer que quelques titres – montre que, selon les époques, les auteurs et les éditeurs ont eu diverses approches de cette unité textuelle. Or, d’une part, celle-ci est profondément affectée par les « variations et la complexification du matériel ponctuationnel » (p. 275) et, d’autre part, elle voit « l’influence indéniable sur sa composition syntaxique est stylistique » (p. 276) de la configuration matérielle du texte, ce que l’auteur résume dans l’expression de « machinerie textuelle ». On voit ici tout ce que les textologues et les stylisticiens peuvent tirer de ces remarques très pertinentes. De plus, des « Référence et indications bibliographiques » abondantes et précises aident le lecteur à se repérer dans un ensemble de réflexions très originales et à les prolonger selon l’excellente formule des anciens : « Pro captu lectoris habent sua fata libelli » (« La destinée des livres dépend de l’intelligence du lecteur »).

AUTEURS

JACQUES-PHILIPPE SAINT-GERAND CeReS, université de Limoges, F-87036 [email protected]

Questions de communication, 24 | 2013 233

Christophe CUSIMANO, La sémantique contemporaine. Du sème au thème Paris, Presses de l’université Paris Sorbonne, coll. Travaux de linguistique et de stylistique françaises, 2012, 204 pages

Driss Ablali

RÉFÉRENCE

Christophe CUSIMANO, La sémantique contemporaine. Du sème au thème, Paris, Presses de l’université Paris Sorbonne, coll. Travaux de linguistique et de stylistique françaises, 2012, 204 pages

1 L’ouvrage de Christophe Cusimano se présente comme un panorama des théories sémantiques actuelles qui vise à réorienter l’analyse du sens vers la prise en compte de la variation individuelle. Il s’agit donc d’une synthèse théorique dont l’objectif est d’explorer le champ de la sémantique sur le fondement des acquis de la sémantique cognitive, la sémantique interprétative et la sémantique lexicale et, de façon plus générale, de jeter un pont entre sémantique et littérature. Par ailleurs, il s’agit d’une étude détaillée d’un corpus de textes de Franz Kafka et de Daniil Harms que l’auteur analyse à partir du thème de l’absurde. On l’a compris, ce travail ne se contente pas de dresser les concepts phares de chaque théorie sémantique, mais constitue une véritable réflexion sur les fondements épistémologique et sur la portée heuristique des trois théories sémantiques : « D’une manière plus générale, cet ouvrage tente donc de relier l’analyse sémantique aux sciences de la culture et ainsi de renouer avec une philologie en danger dans l’univers francophone » (p. 10). L’ouvrage comporte cinq chapitres : les trois premiers problématisent des questions théoriques, les deux derniers relèvent de l’analyse empirique.

2 Intitulé « Objections post-structuralistes en sémantique » (pp. 13-30), le premier chapitre est essentiellement centré sur la notion de polysémie – déjà présente dans les travaux antérieurs de l’auteur (La polysémie. Essai de sémantique générale , Paris,

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Éd. L’Harmattan, 2008) – qu’il aborde dans une visée théorique pour dessiner ses contours linguistiques allant du signifié saussurien à ce qu’il nomme la « parole effective ». Mais, entre ces deux pôles, d’autres problèmes liés à la « virtualisation », à la « non-actualisation » et à l’« actualisation » des sèmes en contexte (François Rastier, Sémantique interprétative, Paris, Presses universitaires de France, 2007 ; Henning Nolke, Le regard du locuteur 2. Pour une linguistique des traces énonciatives, Paris, Kimé, 2001 ; Eugenio Coseriu, L’homme et son langage, Louvain/Paris/Sterling, Peeters, 2001) sont traités pour défendre un compromis bien précis : « Sauver la structure en admettant l’existence d’un virtuel qui explique de nouveaux emplois et justifier la pertinence de la pragmatique en montrant comment le virtuel, l’insignifié, participent de son objet d’étude » (p. 30).

3 Ainsi le problème qui est l’objet du deuxième chapitre, « Dire le synesthésique » (pp. 31-58), est-il indissolublement noué au précédent. En ce point, on voit immédiatement surgir le cas de la « synesthésie » examinée d’un point de vue cognitif et linguistique pour expliquer les conditions sémantiques des emplois synesthésiques lorsque l’on recourt au virtuel dans l’analyse des observables. L’auteur résume ainsi : « Pour dire les choses plus clairement, pourquoi certains lexèmes, certains adjectifs notamment, sont-ils sujets plus que d’autres à entrer dans un emploi synesthésique ? » (p. 31). Restent à étudier les modalités selon lesquelles s’institue ce lien entre la perception de la synesthésie et les propriétés physiologiques du lecteur. C’est ici qu’intervient l’impact des travaux en sciences cognitives sur la réflexion de Christophe Cusimano dans l’étude la synesthésie. Mais, se fait jour une autre conception linguistique de la synesthésie que l’auteur développe pour mettre en garde contre le silence de certains travaux (Dominique Legallois, « Synesthésie adjectivale, sémantique et psychologie de la forme : la transposition au cœur du lexique », pp. 1-14, in : Jacques François, dir., L’adjectif en français et à travers les langues, Caen, Presses universitaires de Caen, 2005 ; Pascal Vaillant, Interactions entre modalités sémiotiques, thèse en sciences cognitives, université Paris Sud, 1997 ; François Rastier, Sémantique et recherches cognitives, Paris, Presses universitaires de France, 1994 ; Peter Holz, « Cognititon, Olfaction and Linguistic Creativity », pp. 185-202, in : Martina Holz, Peter Holz, éds, Speaking of Colors and Odors, Amsterdam, J. Benjamin, 2007) à l’égard de l’emploi sémantique et pragmatique des lexies synesthésiques. Et c’est dans cette perspective que le chercheur essaie de combler ce vide en développant une réflexion articulant constamment niveau local et dimension discursive globale pour comprendre les contraintes qui pèsent sur l’emploi synesthésique des adjectifs.

4 Dans le troisième chapitre, intitulé « Sémantique cognitive, images schématiques et articles en français » (pp. 59-115), une nouvelle catégorie grammaticale, l’article défini et indéfini, est soumise à l’analyse pour « montrer en quoi les images schématiques peuvent réduire de solides difficultés sémantiques » (p. 61). L’idée de l’auteur consiste – à partir des travaux de Mark Johnson (The Body in the Mind, Chicago/Londres, Chicago University Press, 1987), appuyée parfois par Antoine Culioli (Pour une linguistique de l’énonciation. Opérations et représentations, Paris, Ophrys, 1990), Ronald W. Langacker (Foundations of Cognitive grammar, vol. II, Stanford, Stanford University Press, 1991), George Lakoff (Women, Fire & Dangerous Things. What Categories reveal about the Mind, Chicago, Chicago University Press, 1987), Louis Hjelmslev (La catégorie des cas. Étude de grammaire générale, Munich, W. Fink, 1935) et Franz Wüllner (Üeber Ursprung und Urbedeutung der sprachlichen Formen, Munster, 1831) –, à expliquer que l’emploi des éléments grammaticaux dans une langue est soumis à une combinaison de conditions

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mentales. Avant de poursuivre, il convient de mentionner l’appui que fournissent les travaux de la linguistique folk (« populaire ») pour comprendre l’identité conceptuelle et sémantique des articles en français.

5 Le passage au quatrième chapitre, « Visée interprétative » (pp. 117-138), correspond non seulement à un changement de paradigme, en passant de la sémantique cognitive et de la linguistique folk à la sémantique interprétative, mais aussi un changement au niveau des observables : le passage des lexies aux isotopies. Cet intérêt pour les isotopies dans les textes de Franz Kafka a pour vocation de traiter des « virtualités qui entourent les textes et, de façon plus originale, le montrer en pratique ». (p. 117). Pour résumer les grandes lignes des analyses de Christophe Cusimano, on peut considérer que son objectif ne consiste pas, comme le fait François Rastier (Arts et sciences des textes, Paris, Presses universitaires de France, 2001) à interpréter un texte dans un genre, lui-même relié à un discours, mais à montrer le « dialogisme » qui s’opère entre plusieurs extraits analogues d’un même texte. Le débat autour des notions de « terme marqué »/« terme non-marqué », de l’« abduction » est l’échafaudage que l’auteur met en place pour montrer que c’est l’angle de lecture qui fait le texte.

6 « La sémantique des thèmes » (pp. 139-168) est le titre du dernier chapitre qui se limite à une acception restreinte du signifié pour explorer le thème de l’absurde dans un court texte de Franz Kafka, tiré de la Muraille de Chine (Paris, Éd. Le Seuil, 1944). Après plusieurs analyses qui passent par les « isotopies génériques », les « isotopies spécifiques », l’« espace » et le « danger », Christophe Cusimano arrive à la conclusion selon laquelle « l’absurde est une couche de lecture, une interprétation, plus qu’une thème convaincant ». (p. 149). C’est le même thème, l’absurde, dans un texte de Daniil Harms, que l’on lit dans le dernier chapitre dont les analyses ont permis à l’auteur d’affirmer que c’est bien par abduction que les thèmes emplissent les textes.

7 Le livre s’achève par une série d’exercices – accompagnés de corrigés – qui pointent tous la même question : c’est la place du locuteur dans l’interprétation du sens, comme le montre toute la réflexion, autour des virtualités des signifiés, des images schématiques, du ressenti synesthésique et de la contextualité des articles, qui le conduit à alléguer que l’interprétation est non seulement en rapport direct avec l’encyclopédie du locuteur, mais aussi et surtout avec la maitrise des rouages de la langue.

8 On peut regretter que les études exhaustives réalisées se soient toujours appuyées sur des textes de petite taille. On aurait sans doute également apprécié que les analyses de l’auteur, souvent ancrées dans les travaux de François Rastier, soit pour émettre quelques critiques à l’égard de son appareillage conceptuel, soit pour corroborer certaines de ses analyses, lient davantage la question du sujet parlant à l’analyse des grands corpus. Lorsqu’il affirme, à la dernière page de l’opus, que « l’environnement de la lexie est le texte » (p. 171), Christophe Cusimano fait complètement abstraction du grand débat qui agite les sciences humaines sur la place des corpus comme observatoire des pratiques langagières, car, lorsqu’on travaille sur des corpus, l’environnement d’une lexie déborde le texte et son sens n’est pas que dans le contexte linguistique naturel immédiat, mais dans tous les co-occurrents qui l’entourent dans différents textes du corpus. La notion de « passage », telle qu’elle a été théorisée par François Rastier (« Passages », Corpus, 6, 2007, pp. 25-54), et les différents travaux de Damon Mayaffre (Mesure et démesure du discours. Nicolas Sarkozy (2007-2012), Paris, Presses de Sciences Po, 2013) sur la co-occurrence dans les corpus politiques montrent clairement

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que les mises en réseaux doivent privilégier les co-occurrences aux occurrences, le corpus à son ensemble sur le texte. On aurait aimé savoir plus de choses sur le rapport entre le local et le global, entre le sème, le thème du texte et le genre et les discours qui les englobent. Car comme l’écrit Friedrich Schleiermacher (Herméneutique, Genève, Labor et Fides, 1987, p. 34), « Toute compréhension du détail est conditionnée par une compréhension du tout ». Or, dans la réflexion de Christophe Cusimano, le tout ne franchit pas les limites du texte. À cet égard, qu’en est-il, par exemple, du rapport entre variation individuelle et genres de texte ? Cette variation est-elle conditionnée par l’appartenance de tel texte à tel genre ou non ? Et sur la question des isotopies : est-ce que c’est la variable auteur, Franz Kafka par exemple, qui a un impact sur les connexions entre les isotopies, ou est-ce l’inscription des isotopies dans telle ou telle praxis (littéraire, politique, journalistique) qui conditionne ces liens ?

9 Mais, en montrant que la question de la variation individuelle est loin d’avoir livré tous ses secrets, ces quelques remarques ne légitiment que plus pleinement le projet de l’auteur et la pertinence de son propos car ce qui rend l’ouvrage remarquable est la coprésence de deux volontés complémentaires. En effet, c’est l’une de ses forces et l’une de ses originalités, l’une est liée à la réflexion théorique et à la conceptualisation, l’autre proche de la vulgarisation scientifique et de l’application, les deux permettant la traçabilité du raisonnement et de la démonstration. Pour terminer, on ne peut que conseiller la lecture de cet ouvrage comme un fort bel exemple d’un travail cohérent en sémantique qui permet d’allier, de manière méthodique, des postulats théoriques à la démonstration argumentée et exemplifiée.

AUTEURS

DRISS ABLALI CREM, université de Lorraine, F-57000 [email protected]

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Anne-Laure DOTTE, Valelia MUNI TOKE, Jean SIBILLE, dirs, Langues de France, langues en danger : aménagement et rôle des linguistes Paris, ministère de la Culture et de la Communication/Délégation générale à la langue française et aux langues de France/Privat, coll. Cahiers de l’Observatoire des pratiques linguistiques, 2012, 176 pages. Accès : http://www.dglf.culture.gouv.fr/publications/ Cahier_Observatoire/Cahiers_3_langues_en_danger.pdf.

Jacques-Philippe Saint-Gerand

RÉFÉRENCE

Anne-Laure DOTTE, Valelia MUNI TOKE, Jean SIBILLE, dirs, Langues de France, langues en danger : aménagement et rôle des linguistes, Paris, ministère de la Culture et de la Communication/Délégation générale à la langue française et aux langues de France/ Privat, coll. Cahiers de l’Observatoire des pratiques linguistiques, 2012, 176 pages. Accès : http://www.dglf.culture.gouv.fr/publications/Cahier_Observatoire/ Cahiers_3_langues_en_danger.pdf.

1 La Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) a organisé à Lyon, les 22 et 23 janvier 2010, deux journées d’étude sur le thème servant d’intitulé à l’ouvrage et le volume présente les résultats de ces journées. Les deux premières contributions ont pour thème les langues en danger. Dans « Langues en danger, idéologies, revitalisation » (pp. 15-32) Colette Grinevald et Michel Bert étudient le cas du rama, au Nicaragua, et montrent la force de l’impact idéologique sur les procédures d’analyse et de revitalisation des langues en danger : la reconnaissance du caractère multiethnique et plurilingue du Nicaragua, la reconnaissance d’un gouvernement

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autonome pour les Ramas, ces faits ont fortement contribué à revaloriser les droits linguistiques de ce peuple. Dans « Langues en danger et écologie du langage » (pp. 33-40), Nadège Lechevrel note que, depuis un peu plus d’une vingtaine d’années, la métaphore écologique est devenue d’une banalité confondante lorsqu’on traite des langues en danger. Selon Einar Haugen (Studies by Einar Haugen : Presented on the Occasion of his 65th Birthday, La Haye, Mouton, 1972), le promoteur de cette notion, il s’agissait de convoquer autour de l’étude des langues en danger l’ensemble des disciplines que l’on a l’habitude de référencer sous l’intitulé linguistique externe : ethnolinguistique, sociolinguistique démolinguistique, dialectologie, linguistique historique... Mais, depuis lors, la métaphore écologique est susceptible de prendre deux sens distincts. Dans le premier cas, est souligné le lien étroit existant entre la perte de la diversité linguistique et la crise écologique générale (protection, biodiversité, équilibre et développement durable, etc.). Dans le second, ce sont plutôt la politique et la planification linguistique qui sont convoqués (écosystème, coévolution, exaptation, sélection, etc.). Dans les deux cas, le résultat est que, au lieu d’être l’observateur impartial des faits, le linguiste devient « la main invisible agissante qui permet l’homéostasie des écosystèmes linguistiques » (p. 35). Toutefois, les métaphores écologiques font courir le risque d’accentuer la focalisation des études sur le seul aspect de la mondialisation et de la modernité au détriment de l’étude des situations d’attrition ou de pertes linguistiques anciennes. En outre, ces métaphores tendent à expulser les locuteurs de leurs langues puisqu’elles donnent l’impression que ces langues ont leur existence autonome et constituent des objets indépendants ayant leur propre évolution. La conclusion de l’auteur est alors sans appel : « Les travaux d’écologie des langues dans le domaine des langues en danger vont vers la recherche d’un équilibre linguistique, qui, pour être atteint, nécessite une part d’intervention ou des formes d’action de la part des linguistes » (pp. 37-38). Il est donc nécessaire de ne plus envisager le linguiste comme seul et simple expert, mais il faut que celui-ci – sous réserve de la définition d’une éthique pour l’écologie des langues – réfléchisse aux conditions dans lesquelles il peut agir entre « militantisme pour les langues minorisées » et « participation aux politiques linguistiques » (p. 38). Comme on le voit, cette étude a le mérite de poser franchement des questions fondamentales que les linguistes ne peuvent plus occulter.

2 Ensuite, le spectre de la réflexion se rétrécit avec des articles traitant de différentes « langues de France ». Dans « Le picard est-il bienvenu chez les Chtis ? Identité(s) régionale(s), marketing et conscience linguistique dans le Nord de la France », Alain Dawson (pp. 41-53) traite des rapports brouillés entre le picard et le chtimi et montre comment et combien le Nord-Pas de Calais constitue un milieu « hostile » au linguiste en raison de la force des fausses représentations dont sont victimes ses diverses formes de parler. Dans « Langues et dialectes en Suisse : les rapports entre langue standard et dialecte en domaine roman et germanique » (pp. 55-64), Marc-André Hinzelin franchit la frontière, non seulement géographique mais également disciplinaire, puisqu’il se livre à une étude du statut des quatre langues nationales que sont le français, l’allemand, l’italien et le romanche, dans laquelle il montre que la vitalité des dialectes en Suisse est étroitement dépendante de l’attitude des locuteurs par rapport à la culture qu’ils supportent. En Suisse alémanique, par exemple, la préférence du dialecte repose sur le rejet de l’hégémonie de l’Allemagne, tandis que, en Suisse romande, le français a toujours bénéficié d’un réel prestige. Michel Bert et Jean-Baptiste Martin traitent de la « Genèse d’une politique linguistique régionale : le projet FORA (Francoprovençal-Occitan-Rhône-Alpes) » (pp. 65-77). Il s’agit là d’un état des lieux de

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la vitalité des langues régionales en Rhône-Alpes, de leurs représentations et de leurs implications tant culturelles qu’idéologico-politiques. Dans « L’implication du sociolinguiste “périphérique” », (pp. 77-86) abordant la redoutable question des relations catalano-occitanes, Henri Boyer montre qu’il est impossible au linguiste de ne pas être impliqué dans les aspects idéologiques et politiques de sa recherche et doit, par conséquent, refuser de céder à la tentation d’une fausse neutralité. Le domaine occitan fait également l’objet de la contribution de Patrick Sauzet : « Occitan : de l’importance d’être une langue » (pp. 87-106). L’auteur revient sur le statut de « langue nue » conféré à cet objet que rien d’externe ne parvient à définir, mais qui a toujours connu une extension massive aussi bien comme vernaculaire que comme langue littéraire. Longtemps concédée à l’occitan, la dénomination de « patois » a réduit celui-ci à un statut ancillaire que les articles publiés en français par Charles de Tourtoulon et Octavien Bringuier (Étude sur la limite géographique de la langue d’oc et de la langue d’oil, Paris, Impr. nationale, 1876), à la fin du XIXe siècle dans la Revue des langues romanes, n’ont pu neutraliser.

3 Dans « Mythologie(s) occitane(s) et figures de l’autorité ; le rôle du linguiste dans l’imaginaire de l’aménagement linguistique » (pp. 107-117), James Costa analyse avec acuité la perte de crédit progressive du linguiste et du sociolinguiste dans les discours militants au bénéfice des professions médicales qui ont l’avantage de produire un discours social sur la langue plus facilement compréhensible. Dans « De quoi breton est-il le nom ? » (pp. 119-128), Ronan Calvez prend l’exemple par excellence d’une langue de France non gallo-romane et montre que, derrière le fort contraste de ses représentations épilinguistiques, le breton reste toujours le modèle d’une langue populaire qu’il faut soit mépriser, soit exalter.

4 Mais il est des langues de France parlées hors du territoire métropolitain. Ainsi les parlers de Guyane et de Nouvelle-Calédonie sont-ils les objets d’étude de Michel Launey (pp. 129-140) et de Claire Moyse-Faurie (pp. 141-152). Dans le cas de la Guyane, l’auteur souligne les relations ambiguës et complexes ayant opposé ou rapproché sur le territoire les linguistes de terrain et l’institution scolaire ; dans le second cas, c’est la langue haméa qui est explorée alors qu’elle est à la fois réduite à une aire géographique de plus en plus petite et victime du danger de la colonisation qui a fragilisé tous les savoirs traditionnels et, conséquemment, le vocabulaire attaché, tandis que « les langues kanak sont, avec le français, des langues d’enseignement et de culture en Nouvelle-Calédonie » (p. 152). L’avant-dernier article, de Kamal Naït-Zerrad, « Le berbère, l’aménagement linguistique et les linguistes » (pp. 153-159) montre le statut différent des langues berbères selon les pays dans lesquels elles se déploient. Pour lutter contre l’absence de prise en charge de ces langues par les institutions et l’intrusion par les médias de la langue dominante dans les foyers, le rôle des linguistes est primordial, mais leurs possibilités de travail sont aujourd’hui fortement limitées par l’insécurité politique et djihadiste. Enfin, dans une contribution quelque peu marginale par rapport à l’ensemble, Agnès Millet et Isabelle Estève (pp. 161-175) abordent la question de la langue des signes et, face aux dangers qui menacent sa stabilité, les auteures suggèrent de ne pas diaboliser, ni béatifier, ni sanctuariser la langue des signes française (LSF) afin de « la proposer aux enfants sourds comme une ressource à disposition parmi d’autres » (p. 174).

5 Avec le volume, la DGLFLF propose quelques éléments de réflexion enrichissant la question des langues en danger. Toutefois, dans l’ensemble, on reprochera à ces

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contributions de s’intéresser plus au statut des langues qu’à leur véritable nature, d’où l’impression de toujours rester un peu à la surface des choses en dépit d’informations quantifiées abondantes. Mais n’est-ce pas finalement le destin de ces travaux qui s’inscrivent dans le cadre de l’étude des langues de France, toujours placées dans le sigle même de l’institution qui les sauvegarde, comme un écho affaibli de la langue française ?

AUTEURS

JACQUES-PHILIPPE SAINT-GERAND CeReS, université de Limoges, F-87036 [email protected]

Questions de communication, 24 | 2013 241

Paul GHILS, Le langage est-il logique ? De la raison universelle aux diversités culturelles Paris/Louvain-la-Neuve, Éd. L’Harmattan/Academia, 2012, 158 pages

Jacques-Philippe Saint-Gerand

RÉFÉRENCE

Paul GHILS, Le langage est-il logique ? De la raison universelle aux diversités culturelles, Paris/Louvain-la-Neuve, Éd. L’Harmattan/Academia, 2012, 158 pages

1 Quiconque a été sensible aux sketches désopilants et pourtant si profonds de Raymond Devos est à même de répondre à la question posée par le titre du présent ouvrage. La conversion du langage en discours fait constamment apparaître les deux faces de ce Janus éternel : d’une part, une logique implacable et, d’autre part, une flagrante tentation de pencher vers la déraison. Cependant, Paul Ghils aborde évidement la question d’un point de vue éminemment plus sérieux et circonstancié que l’humoriste. Et pour cela, il dispose d’une érudition, probablement quelque peu déconcertante pour un public d’honnêtes gens du XXIe siècle, qui lui permet de maîtriser aussi bien les faits de culture chinoise que ceux des civilisations indo-gangétiques, ou du Moyen-Orient, en parallèle avec les origines sanscroutanes, comme on disait encore au début du XIXe siècle, de notre culture indo-européenne. Le propos de l’auteur est clair dans son principe et l’architecture du volume rend parfaitement compte de son objectif démonstratif. Il s’agit de valider l’hypothèse selon laquelle, en Occident, le langage et la logique – de même origine, mais diversement conçus par Héraclite et Aristote – ont été au fondement de représentations du monde souvent antonymiques. Il n’est que de se rappeler la vieille opposition de l’esprit de finesse et de celui de géométrie, alors que ces deux esprits se développent finalement dans un même espace qui est celui du langage, le langage naturel d’une part, celui symbolique de l’autre, tandis que la rationalité gouverne autant l’un et l’autre. Or, ces représentations opposées que livrent

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l’objectivité scientifique et le monde perçu, vécu et agi par le sujet, ont toutes l’ambition d’atteindre à la réalité d’une vérité que le langage et les langues ont pour responsabilité d’énoncer. Dans ces conditions, qu’en est-il du statut de l’humain et des cultures qui l’ensorcellent par la prégnance de leurs structures ?

2 Une première partie de sept chapitres, « Parler et penser, hier et aujourd’hui » (pp. 29-89) propose une vision panoramique et panchronique du rapport de l’activité de parole à celle de penser. Tandis que les habitudes culturelles indo-européennes penchent plutôt vers un binarisme manichéen, Gustave Guillaume, l’un des premiers, envisageait des schèmes ternaires. Parcourant la voie chinoise, les développements observés au Moyen-Orient et les dialogiques extra-européennes, Paul Ghils propose une réflexion sur la place de la philosophie dans ces différents univers de langage, dont il ressort – de son point de vue – que celle-ci reste et est restée toujours inféodée à la théologie, aux sciences contemporaines, ou, pire encore, à des « impératifs financiers ou politiques » (p. 88). Ce qui a fortement contribué à sa décrédibilisation comme mode d’approche de la vérité.

3 La seconde partie de l’ouvrage (pp. 91-142) envisage la question de la priorité du langage et d’une rationalité universelle. L’auteur y aborde de front la question de la rupture radicale que Ludwig Wittgenstein opère dans l’épistémologie du langage avec la publication posthume en 1953 des Investigations philosophiques qui dissocie l’expression des connaissances et les concepts scientifiques qu’elle désigne, d’où une conception désormais dynamique des « jeux de langage » par lesquels s’organise la vie de l’être au monde. En développant cette idée à travers l’étude des paradoxes des linguistes et des transformations de la logique, Paul Ghils met en évidence ce qu’il nomme le flou de la vérité – dépendante des points de vue sous lesquels on l’envisage – et la vérité du contradictoire – le « formalisme indécidable » du langage poétique selon Julia Kristeva (« Du sujet en linguistique », Langages, 24, 1971, pp 107-126). On pourrait considérer cette aporie comme le point indépassable de toute réflexion philosophique sur le langage et de tout discours s’essayant à la philosophie, tant les rapports du pensable au pensé sont inextricables dans l’acte de penser quoique conditionnés par les possibilités sémiotiques de chaque langue. Paul Ghils choisit une voie intermédiaire qui permet de concilier « la recherche d’une réalité objective dont la science ne fait plus un absolu » et « la subjectivité plurielle » (p. 140) qu’assument les individus et les cultures et plaide en faveur d’un « monde intermédiaire » régi par la dialectique perverse de la communication/incommunication qui tend de plus en plus à dominer le monde. Chacun jugera de la validité de cette thèse en fonction de ses propres intérêts, mais l’on s’accordera au moins à reconnaître à l’ouvrage de Paul Ghils une hauteur de vue dont témoigne à coup sûr l’index des auteurs cités (272 noms en 149 pages) qui balaie et balise tout cet univers de réflexion d’Abraham Aboulafia à Zhuang Zi en passant par Sylvain Auroux, Confucius, Boris Cyrulnik, Jean Guénolé, Louis Marie Daniélou, Albert Einstein, Roger Frison-Roche, Ferdinand Gonseth, Héraclite, Michel Maffesoli, Ménon, Thierry de Montbrial, Alexis Prigogine, Philippe Solers, et bien d’autres...

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AUTEURS

JACQUES-PHILIPPE SAINT-GERAND CeReS, université de Limoges, F-87036 [email protected]

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Ida HEKMAT, Raphaël MICHELI, Alain RABATEL, coords, « Modes de sémiotisation et fonctions argumentatives des émotions » Semen. Revue de sémio-linguistique des textes et discours, 35, 2013, 200 pages

Justine Simon

RÉFÉRENCE

Ida HEKMAT, Raphaël MICHELI, Alain RABATEL, coords, « Modes de sémiotisation et fonctions argumentatives des émotions », Semen. Revue de sémio-linguistique des textes et discours, 35, 2013, 200 pages

1 La 35e livraison de la revue Semen est consacrée à l’étude du discours émotionné en lien avec la question de l’argumentativité. Elle met en valeur une partie des débats qui ont eu lieu lors des deux journées d’étude sur la question de « l’émotion argumentée », les 6 et 7 septembre 2012, à l’université Claude Bernard Lyon 1 organisées par Ida Hekmat (Interactions, corpus, apprentissages, représentations, université Lumière Lyon 2), Raphaël Micheli (université de Lausanne) et Alain Rabatel (Interactions, corpus, apprentissages, représentations, université Claude Bernard Lyon 1). L’ensemble des travaux traitant particulièrement des émotions argumentées dans les médias a fait l’objet d’une publication parallèle dans la revue Le discours et la langue (Ida Hekmat, Raphaël Micheli, Alain Rabatel, coords, « Les émotions argumentées dans les médias », Le discours et la langue. Revue de linguistique française et d’analyse du discours, t. 4.1, 2013). À travers cette livraison, les contributeurs tentent de répondre à un double problème essentiel en sciences du langage : celui de l’observabilité des émotions dans le discours et celui de l’interpénétration de celles-ci dans la construction d’une argumentation.

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2 Les émotions, tant positives que négatives, traversent le discours. Leur gestion est difficile : parfois inconsciente, souvent à construire. User du pathos pour persuader est une méthode usuelle décrite depuis la rhétorique aristotélicienne. Les émotions font douter la raison. Les affects sont des outils essentiels pour convaincre. Pour Christian Plantin (« Sans démontrer ni (s’)émouvoir », in : Michel Meyer, coord., Perelman. Le renouveau de la rhétorique, Paris, Presses universitaires de France, 2004, pp. 65-80), il est essentiel de les prendre en compte dans la situation de parole, qu’elles soient associées à la personne de l’orateur (ethos) ou que les émotions soient créées et maniées au fil du discours (pathos). Toujours selon le même auteur, les émotions sont les grandes absentes des travaux qui marquent la refondation moderne de l’argumentation en tant que discipline. Le collectif contribue à combler ce manque et se situe dans la lignée de travaux récents inspirés de l’analyse de situations argumentatives authentiques (Christian Plantin, Marianne Doury, Véronique Traverso, éds, Les émotions dans les interactions, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000 ; Raphaël Micheli, L’émotion argumentée, Paris, Éd. du Cerf, 2010 ; Christian Plantin, Les bonnes raisons des émotions. Principes et méthode pour l’étude du discours émotionné, Berne, P. Lang, 2011).

3 Bien qu’adoptant des approches méthodologiques variées et qu’explorant des corpus très divers, les six articles de la livraison proposent des analyses autour d’un objet commun : les émotions, leurs modes de sémiotisation et leurs fonctions argumentatives.

4 Dans le premier article, Raphaël Micheli (pp. 17-39) étudie le problème de l’observabilité des émotions. L’auteur cherche à établir certains critères relevant du verbal et du co-verbal (prosodique et posturo-mimo-gestuel) permettant de définir l’émotionnel. Pour ce faire, il propose une typologie des modes de sémiotisation de l’émotion définis en tant que « manières selon lesquelles l’émotion peut être rendue manifeste au moyens de signes » (p. 18). Pour Raphaël Micheli, il existe trois grands modes de sémiotisation de l’émotion : premièrement, dire l’émotion ; deuxièmement, montrer l’émotion ; troisièmement, étayer l’émotion. Ces trois modes renvoient à la structure générale de l’article. L’émotion dite – ou désignée – peut d’abord se faire au moyen d’unités lexicales propres à l’émotion (noms, verbes, adjectifs, adverbes). L’auteur souligne qu’il existe une combinatoire entre ces unités et leurs positions syntaxiques. Il insiste également sur « l’entité humaine affectée » (p. 22), c’est-à-dire sur la personne dont l’énoncé dit qu’il est affecté. L’émotion montrée – ou inférée – ne dépend pas de ces critères lexicaux et syntaxiques, mais se fonde sur un fonctionnement indiciel, en référence à la définition sémiotique peircienne. Ce deuxième mode de sémiotisation implique un mode d’inférence spécifique de la part de l’allocutaire. Au niveau lexical, cela peut se traduire par la présence d’interjections primaires de type « Ah ! » et, au niveau syntaxique, par la présence d’énoncés exclamatifs par exemple. Au niveau énonciatif, la lecture indicielle d’énoncés de ce type se caractérise par une « délégation énonciative » (p. 31). Raphaël Micheli met en lumière la distinction posée par Alain Rabatel entre locuteur et énonciateur en expliquant que l’émotion n’est pas produite par le locuteur, c’est-à-dire par l’instance première qui énonce, mais elle est attribuée à l’énonciateur, l’être qui est à la source du point de vue manifesté. Enfin, l’émotion étayée – ou inférée – à partir de la schématisation est fortement liée à ce qu’Aristote appelait la topique des passions. C’est à partir d’une définition relativement stable de types d’émotions au sein d’un groupe social et de situations-types que Raphaël Micheli décrit le fonctionnement de l’émotion

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étayée. Celle-ci est associée à des situations socioculturellement normées qui vont déclencher des affects déterminés.

5 Proposé par Claire Polo, Christian Plantin, Kristine Lund et Gérald Niccolai, le deuxième article (pp. 41-63) présente une analyse d’interactions de participants à un débat. Le cas présenté est celui d’un café-débat conduit dans un établissement scolaire mexicain sur l’accès à l’eau potable. Comme le montrent en détails les auteurs, les collégiens élaborent des schématisations – au sens de Jean-Blaise Grize (Logique naturelle et communication, Paris, Presses universitaires de France, 1996) – chargées émotionnellement et argumentativement. La construction discursive des émotions à visée argumentative est analysée à travers la catégorie du thymique. Celui-ci renvoie à un état émotionnel relativement stable, présent en toile de fond des événements émotionnels. La tonalité thymique présente lors du débat est particulièrement « grave » car le positionnement des participants se fait sur un axe vie-mort, compte tenu du risque sérieux de manque d’eau dans la région. La gravité de la situation impose aux participants une prise au sérieux facilitant l’exploitation des émotions comme ressources pour argumenter. L’article montre que les intervenants construisent une position émotionnelle cohérente avec la conclusion argumentative qu’ils défendent. Grâce à cette étude, les auteurs insistent sur l’impossibilité, dans les discours authentiques, de séparer émotion et raison.

6 Dans le troisième article (pp. 65-82), Alain Rabatel prolonge une étude récente (« Empathie, points de vue, méta-représentation et dimension cognitive du dialogisme », Études de linguistique appliquée, à paraître) sur l’empathie en contexte écrit. Dans un cadre méthodologique de la linguistique énonciative, l’empathie renvoie au fait qu’un locuteur prête sa voix à un autre pour envisager une situation à sa place. Ainsi l’analyse porte-t-elle sur la manière dont un locuteur peut représenter les émotions d’autrui sans pour autant qu’elles ne soient désignées au moyen du lexique et attribuées de façon spécifique. L’auteur souligne un « paradoxe émotif » (p. 65) en mode empathique qui revient à dire que le locuteur qui parle – l’empathiseur – n’est pas celui qui prend en charge les émotions et que l’énonciateur second – l’empathisé –, qui est censé les prendre en charge, n’est pas celui qui parle. Dans cette perspective, la dimension interprétative est essentielle. Certaines émotions sont dites, d’autres inférées. Ainsi font-elles partie d’une « mise en spectacle discursive » (p. 73). L’empathie se noue donc avec la question de l’argumentativité du discours car elle constitue un moyen d’accréditer ou de légitimer les émotions. Le point de vue de l’empathisé est au cœur de la mise en spectacle. En d’autres termes, la position de « surplomb dialogique » (p. 78) peut permettre à l’empathiseur de justifier le bien- fondé de l’émotion de l’empathisé – voire de la partager. Enfin, l’auteur insiste sur le rôle des destinataires directs ou indirects de cette mise en spectacle car l’empathie peut devenir un moyen stratégique pour argumenter à partir des émotions des autres en fonction de ses propres intérêts.

7 Le quatrième article touche également à la question de l’empathie. Domitille Caillat (pp. 83-100) s’intéresse au matériau co-verbal dans le cadre de l’étude du discours rapporté en style direct à l’oral. L’auteure y décrit comment l’usage de supports prosodiques et mimo-posturo-gestuels permet au locuteur de sémiotiser une émotion qui peut être concordante ou discordante par rapport à la teneur des paroles qu’il rapporte. La chercheuse se sert du cadre théorique de Ruth Amossy (L’argumentation dans le discours. Discours politique, littérature d’idées, fiction, Paris, Nathan université, 2000)

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de dimension argumentative du discours pour décrire les différentes attitudes émotionnelles utilisées par le locuteur citant visant à valoriser ou, au contraire, à dévaloriser le discours qu’il représente, cela en vue de tenter d’orienter la manière de percevoir son interlocuteur. Dans un premier cas, l’augmentation du volume de la voix ainsi que l’accompagnement de gestes peuvent, par exemple, servir à créer de l’empathie en mettant en valeur l’expressivité du discours rapporté. Il s’agit là d’un procédé d’« amplification émotionnelle » (p. 87). Au contraire, dans le deuxième cas, un sourire peut représenter de manière décalée le contenu des propos cités. Ces deux attitudes émotionnelles – émotions concordante et discordante – sont illustrées par de nombreux exemples et l’analyse montre que le co-verbal est le niveau privilégié consacré au marquage des émotions.

8 Le cinquième article (pp. 101-121) est une contribution à trois voix et fait dialoguer des approches théoriques spécifiques : la linguistique, la psychologie et l’intelligence artificielle. Annie Kuyumcuyan, Daniel Coulon et Michel Musiol présentent l’étude d’un entretien thérapeutique. Le corpus d’investigation est une retranscription d’entretiens cliniques avec des patients souffrant de schizophrénie. Cette approche cognitivo- dialogique permet de mettre au jour différents marqueurs associés à l’expression des affects : à leur libération et à leur atténuation. Le thérapeute joue un rôle essentiel d’incitation à la reformulation. Les auteurs analysent l’émotion dite par le patient et mettent en valeur le fait que cette désignation verbale ne constitue que la dernière étape d’un travail interactionnel de co-construction de l’affect.

9 Enfin, la contribution de Nicole Biagioli (pp. 123-149) dépasse les frontières du code linguistique proprement dit en s’intéressant au « langage des fleurs ». Elle décrit le fonctionnement sémiotique de ce « code symbolique floral » (p. 123) au service de l’expression d’émotions. L’auteure s’appuie sur l’analyse de dictionnaires symboliques, de cartes postales symboliques et de textes littéraires à intertexte symbolique. La réflexion engagée prend soin de montrer en quoi le recours au langage des fleurs lors de transactions implique toujours le recours au langage naturel – grâce à une émotion nommée. Mais, l’émotion est également inférée par le truchement de savoirs botaniques et à travers l’interprétation de tropes métaphoriques ou métonymiques, de mythes et légendes, de tropes catachrétisés où la citronnelle est, par exemple, synonyme de douleur. Par sa valeur illocutoire, le code symbolique floral entre de plus en lien avec la dimension argumentative. Ainsi, pour l’auteure, chaque transaction situationnelle a-t-elle sa propre argumentation émotionnée.

10 La qualité de la livraison de Semen repose sur le mérite de mettre en avant cet objet sensible qu’est l’émotion dans une perspective discursive et argumentative. La construction argumentative des émotions en discours constitue de plus en plus une problématique essentielle, aussi bien dans le cas où le locuteur argumente au moyen des émotions ou dans celui où il argumente à leur propos. Les études empiriques présentées offriront aux spécialistes de l’analyse du discours et aux théoriciens de l’argumentation des pistes de recherche variées, originales et captivantes permettant de prolonger le débat sur la question de l’émotion argumentée.

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AUTEURS

JUSTINE SIMON CREM, université de Lorraine, F-57200 [email protected]

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Magda JEANRENAUD, La traduction. Là où tout est pareil et rien n’est semblable Bucarest, EST-Samuel Tastet Éd., 2012, 341 pages

Justine Houyaux

RÉFÉRENCE

Magda JEANRENAUD, La traduction. Là où tout est pareil et rien n’est semblable, Bucarest, EST- Samuel Tastet Éd., 2012, 341 pages

1 « Encore un livre sur la thématique de la traduction ! », s’écrie rhétoriquement Claude Hagège en ouverture de la préface (p. 7), et on serait tenté de lui donner raison. Il existe un nombre incalculable d’ouvrages consacrés à la traduction et il arrive souvent que les lecteurs soient perdus face à la masse de références. Or, le livre de Magda Jeanrenaud présente une différence considérable avec les aux autres travaux du même genre : l’auteure s’intéresse très majoritairement à la langue roumaine (à part quelques exemples tirés de l’anglais, du russe et de l’allemand). Les cas qu’elle étudie sont issus d’œuvres classiques et contemporaines d’expression roumaine qu’elle compare avec leurs traductions françaises.

2 L’ouvrage se découpe en sept chapitres. Le premier, « Traducteur-auteur : une relation décalée » (pp. 33-47), s’intéresse à l’effritement de la notion d’auteur, avec Roland Barthes, d’abord, l’intentional fallacy lancée par le New Criticism américain ensuite, et la valorisation du rôle du lecteur. Magda Jeanrenaud expose ensuite les deux théories ayant contribué à dédramatiser, sans pour autant l’atténuer, la tension entre auteur et traducteur, à savoir le polysystème de Gideon Toury (Descriptive Translation Studies and Beyond, Amsterdam/Philadelphie, J. Benjamins, 1995) et la théorie du Skopos d’Hans Vermeer et de Katerina Reiss (Problématiques de la traduction, trad. de l’allemand par C. Bocquet, Paris, Economica, 2009). De cette tension naît le décalage « du dédoublement de l’intentionnalité, décalage entre les contraintes du texte et l’horizon d’attente du

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contexte d’accueil, décalage entre la disponibilité du texte d’origine et le désir du traducteur de le rendre compréhensible » (p. 47).

3 Ensuite, vient « Francophonie, bilinguisme et traduction » (pp. 49-76). Ce deuxième chapitre présente une métaphore filée fort intéressante sur la francophonie, tantôt vieille bourgeoise maussade et jalouse, tantôt jeune femme curieuse et ouverte aux échanges culturels, dont les deux visages posent des problèmes de transposition que, selon l’auteure, ne connaît pas la culture roumaine. Le troisième chapitre, « Les sept procédés de Vinay et Darbelnet pour mieux se comprendre… » (pp. 77-100), plonge dans l’étude des claques et des idiotismes, notamment en rappelant les trois degrés de traduction de John C. Catford (A Linguistic Theory of Translation, an Essay in Applied Linguistics, Oxford, Oxford University Press, 1965) et s’intéresse aux emprunts de la langue roumaine à la langue française.

4 Le quatrième chapitre, « La troisième langue de la traduction : Ion Luca Caragiale en français » (pp. 101-190), s’attache aux cas d’Eugène Ionesco et des traductions de ses œuvres, de Monica Lovinescu et de l’histoire d’une traduction publiée tardivement, pose la question de la traduction ou de l’adaptation du théâtre pour se diriger vers le cas concret de la traduction du théâtre de Ion Luca Caragiale à travers une étude de la langue roumaine pendant la première moitié du XIXe siècle. Puis, l’auteure expose le dilemme éternel de la traduction des répétitions, après une parenthèse sur la traduction des didascalies et la problématique de la traduction des références culturelles, des noms propres, des sobriquets et des formules d’adresse affective, ainsi que la « traduction » (qu’elle-même met entre guillemets) des interjections et de la ponctuation. Elle conclut sur la troisième langue de la traduction, celle qui permettrait de conserver l’altérité du texte, sa différence par rapport à la langue standardisée.

5 « Quelques réflexions en marge des auto-traductions de Panaït Istrati » (pp. 191-242), cinquième chapitre, indique les motivations de Panaït Istrati lorsqu’il décide de s’auto- traduire, mais aussi les affres de la langue d’emprunt auxquels il sera confronté. Magda Jeanrenaud pose la question de ce qu’est l’auto-traduction, entre traduction, recréation, adaptation ou version remaniée. Dans ces quelques réflexions, elle couvre aussi la visée de l’auto-traduction istratienne, le niveau macrotextuel et le niveau textuel, nourrissant son étude de très nombreux exemples. L’auteure tente ensuite de définir l’auto-traduction et s’intéresse, entre autres sujets, aux calques du français présents dans le texte de Panaït Istrati.

6 Le sixième chapitre, « Les universaux de la traduction » (pp. 243-296), expose de manière nuancée le débat, sans pour autant le résoudre de façon définitive, des universaux de la traduction et prend position en faveur d’une discipline à la fois traductologique et éthique qui « porte le nom de critique et évaluation des traductions » (p. 296). Septième et dernier chapitre, « Les réticences de la traduction » (pp. 297-329) a pour sous-titre « Comment on [n’] a [pas] traduit en français les œuvres roumaines de Cioran ». Il porte sur les mutilations qu’ont subies, en français, les textes d’Emil Cioran, au nom du style et au détriment du sens, du ton, de la passion et de l’exaltation de l’original, jusqu’à ne produire finalement que la traduction française d’un texte qui n’existe pas réellement en roumain.

7 De Roman Jackobson à Hans Vermeer en passant par Michel Ballard, Mona Baker, Lawrence Venuti et Tzvetan Todorov, toutes les références de la traduction y passent, et plus encore, sous l’angle original de la langue roumaine, mais aussi à l’éclairage de la méticulosité de la plume de Magda Jeanrenaud. Les références littéraires ne sont pas

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non plus en reste puisque l’auteure file avec légèreté de Voltaire à Milan Kundera en passant par Amélie Nothomb et Romain Rolland. Dire que La traduction. Là où tout est pareil et rien n’est semblable est un ouvrage érudit est un euphémisme. À la fois réflexion sur la traduction et histoire par la bande de la pensée, l’ouvrage offre une synthèse originale et décalée des théories de la traduction de ces 60 dernières années, qu’il conviendrait presque de mettre entre les mains de tous les étudiants en traduction. Seul bémol, l’absence d’une table des matières qui aurait permis de mieux manipuler le livre de référence, mais cette lacune est en partie compensée par l’index des noms d’auteurs, auquel on aurait bien voulu voir adjoint un index des concepts cités. Outre son florilège d’exemples, sa longue bibliographie et ses nombreux tableaux, il s’agit d’un ouvrage fascinant, que l’on relira sans doute à plusieurs reprises au fil des années pour mieux en appréhender le contenu, mais aussi, sûrement, pour y puiser l’inspiration d’une démarche d’analyse traductologique idéale. En effet, si la précision avec laquelle Magda Jeanrenaud expose une étude de deux langues spécifiques peut sembler très ponctuelle, l’auteure n’en parvient pas moins à mettre le doigt sur les problèmes universels de traduction. En outre, et c’est assez rare pour être souligné, on prendra certainement un grand plaisir à lire ce texte élégant qui réussit le tour de force d’évoquer tout en légèreté des problèmes plus souvent complexes qu’à leur tour. Le lecteur féru de traduction refermera ce livre passionnant avec un seul regret, celui de n’avoir pas eu le talent de l’écrire lui-même. « Encore un livre sur la thématique de la traduction », certes, mais s’il n’en était qu’un à lire cette année, ce serait celui-là.

AUTEURS

JUSTINE HOUYAUX Université de Mons, B-7000 [email protected]

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Claudine NORMAND, Estanislao SOFIA, dirs, Espaces théoriques du langage. Des parallèles floues Louvain-La-Neuve, Éd. Academia, 2013, 322 pages

Jacques-Philippe Saint-Gerand

RÉFÉRENCE

Claudine NORMAND, Estanislao SOFIA, dirs, Espaces théoriques du langage. Des parallèles floues, Louvain-La-Neuve, Éd. Academia, 2013, 322 pages

1 Notre regrettée Claudine Normand est décédée le 4 décembre 2011 (voir l’hommage de Michel Arrivé : http://www.cairn.info/revue-langages-2012-1-page-141.htm) et il s’agit du dernier ouvrage qu’elle a dirigé et auquel, par une brillante contribution dont elle avait le secret, elle a pu collaborer. L’auteure avait dû s’adjoindre l’aide d’Estanislao Sofia pour achever l’organisation du volume au titre intelligemment œcuménique en dépit de son sous-titre énigmatique. En effet, si l’on comprend aisément l’orientation générale de la problématique, l’indication « Des parallèles floues » intrigue et nuance l’assurance du titre principal. Qu’en est-il dans les faits ? On se trouve là face à un ensemble de onze contributions d’inégales longueurs balayant l’ensemble des sciences du langage, de la linguistique saussurienne à la sémiotique de l’École de Paris. Un ensemble assurément destiné à faire prendre conscience des différents paramètres épistémologiques conférant un statut scientifique aux diverses études dont le langage est l’objet depuis le début du XXe siècle.

2 À tout seigneur tout honneur, c’est à Ferdinand de Saussure que, en liminaire, Claudine Normand consacre son étude « Saussure : une épistémologie de la linguistique » (pp. 11-27). Le terme d’épistémologie est évidemment anachronique pour Ferdinand de Saussure, et Claudine Normand le savait bien, mais elle montre que l’ontologie négative dont témoigne l’effort du linguiste pour dégager les dichotomies fondatrices de sa

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pensée du langage est en quelque sorte une approche personnelle de la méthodologie et de la théorie auxquelles doit se soumettre une véritable science du langage. Dans une riche et abondante étude, Estanislao Sofia retrace une « Petite histoire de la notion saussurienne de valeur » (pp. 29-64) et rappelle les différentes interprétations dont ce terme de valeur a été l’objet. Ernst Frideryk Conrad Koerner (Ferdinand de Saussure. Origin and Development of his Linguistic thought in Western Studies of Language, Braunschweig, Viewieg, 1973), Pierre Swiggers (« De Girard à Saussure. Sur l’histoire du terme valeur en linguistique », Travaux de linguistique et de littérature, 1, vol. XX, 1982, pp. 325-331), Sylvain Auroux (« Deux hypothèses aux origines de la conception saussurienne de la valeur linguistique », Travaux de linguistique et de littérature, 1, vol. XXIII, 1985, pp. 295-299), Françoise Gadet (Saussure, une science de la langue, Paris, Presses universitaires de France, 1987) ont confronté leurs arguments à ce sujet sans qu’il soit possible d’affirmer la validité supérieure d’une de leurs explications. C’est pourquoi, afin d’établir si la notion de valeur a effectivement un fondement économique, l’auteur choisit de revenir à l’abbé Gabriel Girard (Les vrais principes de la langue française, Paris, Le Breton, 1747) et à Nicolas Beauzée (« Lexicologie », in : Denis Diderot, Jean Le Rond D’Alembert, dirs, Encyclopédie, t. 9, p. 451) avant d’aborder Ferdinand de Saussure. Et de conclure sobrement et sagement que le linguiste suisse n’a pas toujours conféré la même valeur au terme de « valeur », selon qu’il traite d’un problème de phonologie ou de sémantique. Ensuite, Anne-Gaëlle Toutain choisit d’aborder la question de l’entité sous l’angle du structuralisme (européen) et de la diachronie (pp. 65-86). À ce sujet, elle montre que la lecture structurale de l’opposition synchronie/diachronie modifie considérablement la valeur de cette dichotomie dans l’univers de pensée de Ferdinand de Saussure, puisqu’elle occulte le fondement discontinuiste de cette dernière au profit d’une vision continuiste corrélative de la présupposition d’une entité imaginaire panchronique. Ce qui lui permet de poser, in fine, la distinction intéressante, quoique à approfondir encore, d’une linguistique, science de la langue, et d’une idiomologie, science des idiomes. Dans « Sujet de l’énonciation et ébauche d’une réflexion sur la singularité énonciative » (pp. 86-128), Valdir do Nascimento Flores soumet la théorie de la subjectivité énonciative telle qu’elle a été formulée par Émile Benveniste (Problèmes de linguistique générale, I, Paris, Gallimard, 1966, pp. 49-55) à l’épreuve de la psychanalyse lacanienne et propose une ébauche des principes de ce qu’il nomme une syntaxe de l’énonciation remettant en question le statut de l’homme, du locuteur et du sujet. Après ces réflexions, il est naturel de trouver, sous l’intitulé « Un témoin étonné du langage » (pp. 128-172), l’interview que Dominique Ducard a réalisée auprès d’Antoine Culioli. Cette réflexion est capitale pour comprendre le sens, l’intérêt et les fondements épistémophilosophiques sur lesquels se fonde la démarche du créateur de la théorie des opérations énonciatives. En effet, si la linguistique pratiquée par Antoine Culioli est une étude de l’activité de langage saisie à travers la diversité des langues, des textes et des situations, cette linguistique ne peut que se fonder sur la prise en compte du langage comme activité symbolique de représentation dont la finalité essentielle est de combler des hiatus entre le monde existant et les sujets qui le perçoivent. Jean- Claude Coquet prolonge la réflexion impliquant cette double dimension sémiologique du langage et sémiotique de la langue dans son article « Phusis et logos : un nouveau paradigme linguistique ? » (pp. 173-184), tout en la faisant dévier des objectifs d’Antoine Culioli par le recours à la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945) très éloignée des fondements philosophiques de la pensée d’Alfred North Whitehead (Modes of Thought, Londres/New

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York, Macmillan, 1938). D’ailleurs, cet article marque un tournant résolument philosophique dans l’organisation du volume puisque la réflexion de Pierre Caussat, « Crise de la raison-logos et invention de la raison-langue » (pp. 187-222), retrace, d’Emmanuel Kant (Critique de la raison pure, 1781, Riga J. F. Hartknoch) à Alexander von Humboldt (Œuvres complètes, t. III, Schriften zur Sprachphilosophie, Stuttgart, 1983 [1960-1981]) en passant par Johann Gottfried von Herder (Sprachphilosophie, Hambourg, Heintel, 1960), les tribulations de la rationalité après la révolution copernicienne conférant à la métaphysique toutes les prérogatives d’une science tout en faisant du langage, comme problème, « la croix des philosophes » (p. 220). En miroir à cette analyse, Herman Parret propose une étude historique des théories de la sensation et de la perception qui gouvernent la dialectique de « La raison-langue et la langue-corps » (pp. 223-255) : Johann Georg Hamann (Schriften zur Sprache, Frankfurt am Main, Luhrkamp, 1967) et Johann Gottfried von Herder (Traité de l’origine du langage, Paris, Presses universitaires de France, 1992 [1772]) sont convoqués pour démêler les rapports complexes de l’esthétique et de la physique dans l’appréhension des phénomènes langagiers. Dans son étude « Grammaire des concepts, opérations sur les notions » (pp. 257-278), Michael A. Soubbotnik exploite la même veine, ou presque, autour de Ludwig Wittgenstein, la théorie des opérations énonciatives et Antoine Culioli, et, s’il a recours en conclusion à la médiation de Jean-Claude Milner (Introduction à une science du langage, Paris, Éd. Le Seuil, 1992) et Sylvain Auroux (La raison, le langage et les normes, Paris, Presses universitaires de France, 1998), c’est pour mieux souligner que cette théorie est susceptible de deux approches différentes : l’une transcendentale, qui conduirait à une philosophie du langage, et l’autre, bien plus empirique, limitée à la substance contingente des langues naturelles. Bien sûr, pour l’auteur, il revient à la sémiotique d’articuler ces deux approches et c’est ce que l’on trouve dans l’article de Sémir Badir : « Sémiotique et langage : une présentation historico-épistémologique » (pp. 279-299). Ce dernier décrit les conditions sous lesquelles – à l’ère du structuralisme dominant – les objets de la communication de masse ressortissent de langages avant de s’interrompre sur un doute : « La sémiotique est-elle véritablement à même de présenter une théorie cohérente du langage, capable de contenir toutes les formes et toutes les manifestations que revêt un tel objet ? ». C’est alors à Driss Ablali d’apporter sinon le point final, du moins le point d’orgue du volume en étudiant un certain « Malaise dans les frontières » (pp. 301-317) à travers l’analyse de l’écart irréductible opposant linguistique et sémiotique en dépit des efforts d’Algirdas Julien Greimas (Du sens, Paris Éd. Le Seuil, 1970 ; Du sens II, Paris, Éd. Le Seuil, 1983) qui se revendiquait linguiste et épistémologue dans la conduite du cheminement de sa pensée.

3 Tel quel, le volume peut être considéré comme un bel hommage à la mémoire de Claudine Normand et comme une tentative réussie de sonder, dans l’histoire et au présent, les différentes problématiques scientifiques ayant voulu aligner le fonctionnement des langues sur un modèle de langage fortement imprégné par les opérations conceptuelles de la philosophie. Le lecteur en ressort nécessairement éclairé.

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AUTEURS

JACQUES-PHILIPPE SAINT-GERAND CeReS, université de Limoges, F-87036 [email protected]

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Marie-Anne PAVEAU, coord., « Texte, discours, interactions. Nouvelles épistémologies » Semen. Revue de sémio-linguistique des textes et discours, 34, 2012, 202 p.

Jacques-Philippe Saint-Gerand

RÉFÉRENCE

Marie-Anne PAVEAU, coord., « Texte, discours, interactions. Nouvelles épistémologies », Semen. Revue de sémio-linguistique des textes et discours, 34, 2012, 202 p.

1 La 34e livraison de Semen propose sept articles répartis en deux sections traitant de la question d’une révision critique des principes épistémologiques guidant la recherche en linguistique, plus spécifiquement en analyse des discours et en didactique interculturelle. La présentation du dossier thématique ainsi constitué par Marie-Anne Paveau donne à lire et comprendre les raisons de sa constitution. L’entrée dans une ère d’humanité augmentée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) oblige à prendre en considération le fait que la crise de densité des sciences humaines et sociales (SHS) nous a fait revenir sur les notions de dualisme, structuralisme et disciplinarité, que nous pouvons désormais envisager du point de vue d’observateurs ayant dépassé les binarismes fondateurs primaires. En effet, comme le montre globalement ce volume, les avancées du savoir se réalisent aujourd’hui non plus au cœur des disciplines, ce qui est particulièrement vrai pour les SHS, mais à leurs carrefours, ou plutôt dans l’échange et le dialogue entre les disciplines. Divisé en deux parties – « Disciplines et paradigmes » (pp. 19-70) et « Réalités, techniques, cultures » (pp. 71-157) –, le présent volume offre ainsi un large panorama de cette épistémologie critique que réclame Marie-Anne Paveau dans son texte liminaire (pp. 7-17), c’est-à- dire cette « nécessité de (re)penser nos disciplines par rapport à des réalités évolutives, réalités tant des dispositifs théoriques et des postes d’observation des sciences

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humaines que du monde et des environnements désormais complexes qui le constituent » (p. 10). L’idée n’est pas nécessairement originale, mais, bien formulée et bien posée, elle permet d’envisager des développements substantiels. Ainsi, à l’heure du postdualisme, du poststructuralisme et de la postdisciplinarité, convient-il de songer à fonder « une intersdisciplinarité a-disciplinaire » tenant compte des acquis de la cognition dans l’approche des faits sociaux, et c’est là que les disciplines du texte, du discours et de l’interaction (TDI) peuvent aujourd’hui faire valoir leur intérêt et leur force.

2 Dans la première partie, Emmanuelle Danblon – « La rhétorique ou l'art de pratiquer » (pp. 19-34) – revient sur la rhétorique comme mode de repenser l’épistémologie des disciplines des SHS en ce sens qu’elle permet « la mise en commun pratique et dynamique » (p. 32) des éléments de la raison qui sont le propre de l’homme. C’est encore la rhétorique que travaille Maria Zalęska – « Ordre et chaos dans les disciplines. L’exemple de la rhétorique » (pp. 35-50) – pour montrer que « les conceptualisations sont des manières de se débrouiller sémiotiquement avec » ce qu’elle nomme le « chaordre » (p. 48), en d’autres termes « la chaotisation de l’ordre disciplinaire […] regardée comme une source de créativité intellectuelle » (ibid.). Il n’est pas certain que derrière ces néologismes s’affirment la puissance et la nouveauté d’une pensée stabilisée, mais l’effort est valeureux. Enfin, s’appuyant sur les travaux de Ron Scollon (1998, Mediated Discourse Analysis, Londres, Longman), Ingrid de Saint-Georges détaille de « Nouvelles épistémologies en analyse du discours et des interactions » (pp. 51-69) qui reposent sur trois mutations actuellement en cours dans le secteur de l’étude des interactions : l’ouverture à la multimodalité, car l’étude des seuls énoncés verbaux est insuffisante pour traiter des interactions ; la tagmémique de Kenneth L. Pike, en un sens, me semble-t-il, l’avait déjà fait sentir tout comme la praxémique de Robert Lafont le sous-entendait ; l’ouverture à l’histoire qui permet de recontextualiser les ensembles discursifs ; enfin, l’ouverture à l’expérience corporelle sans laquelle l’interaction demeure abstraite. C’est dans ce cadre que la théorie du discours médiatisé prend tout son sens en permettant de repenser « la contribution des realia, des médiations et des productions verbales.

3 Articulée autour de « Réalités, techniques, cultures » (pp. 71-157), la seconde partie du volume s’ouvre sur la très stimulante et pertinente analyse de Guy Achard-Bayle consacrée à « Vérité-Réalité-Naturalité : la Relation et l’Ancrage » (pp. 71-93). Au terme de son analyse, ayant « parcouru le chemin du vérisme au naturalisme dans un sens puis dans l’autre » (p. 71), l’auteur revient à John Searle et à son ouvrage de 1995 sur La construction de la réalité sociale (trad. de l’anglais par Claudine Tiercelin, Paris, Gallimard, 1998) qu’il rapproche judicieusement du texte fondateur du constructivisme sociologique de Peter Berger et Thomas Luckmann (La construction sociale de la réalité, Paris, A. Colin, 1996 [1966]) pour montrer combien le social est dépendant de l’humain. Ce qui l’autorise à voir le langage « comme source ou vecteur de l’humain dans l’évolution biologique » (p. 91), et, partant, lui donne l’occasion de « réconcilier » les positions antagonistes que Michel de Fornel et Cyril Lemieux exposaient dans leur contribution syncrétique à Naturalisme versus Constructivisme ? (« Quel naturalisme pour les sciences sociales ? », pp. 9-25, in : Michel de Fornel, Cyril Lemieux dirs, Naturalisme versus constructivisme ?, Paris, Éd. de l’EHESS, 2007). Revenant sur les rapports de la réalité et de la discursivité, Marie-Anne Paveau propose (p. 93) d’autres dimensions pour la théorie du discours puisqu’elle-même et Guy Achard-Bayle « ont en commun de

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considérer la réalité comme une donnée secondaire de la construction des discours ». En conséquence, elle propose de remettre en cause les grands dualismes (esprit/monde, intellect/affect, etc.) et note qu’aujourd’hui « les conceptions externalistes de l’esprit présentent ce dernier comme distribué dans les environnements » (p. 96). Ainsi, par exemple, les émotions. À cet égard, on s’étonne de ne pas trouver mention de la sémiotique des passions de Algirdas Julien Greimas et Jacques Fontanille (Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Paris, Éd. Le Seuil, 1991). L’idée générale qui résulte de cette analyse est que le discours est essentiellement un matériau composite. Lui adresser la question du paramètre moral (« la vertu [?] discursive ») comme critère d’évaluation du discours donne des arguments supplémentaires au besoin de décloisonner les disciplines, mais, à condition, bien sûr, de distinguer fermement entre « morale » et « éthique », ce qui déplace le problème à l’intérieur de la catégorie des discours. Dans une perspective « sciences de l’information et de la communication », Olivier Le Deuff – « Humanisme numérique et littératies » (pp. 117-133) – revient sur la question de l’interaction homme-machine, le technohumanisme d’Ann Balsamo (« Technohumanism and the Rise of Digital Humanities », in : William Aspray, dir., Digital Media : Technological and Social Challenges of the Interactive World, Lanham, Scarecrow Press, 2011, pp. 213-226), pour poser le problème des rapports de l’humanisme numérique et des litteraties telles que Jack Goody les entend. Et l’auteur souligne très justement le danger de l’instrumentalisation qui résulte des formations (brevet informatique et internet – B2i –, certificat informatique et internet – C2i) pratiquées de nos jours, lesquelles ne permettent pas aux usagers de « comprendre les relations qui existent entre l’homme et les objets techniques » (p. 122), de sorte que ces derniers ne sont plus en mesure d’instrumenter le savoir afin de donner cet accès automatique à l’information raisonnée que devraient permettre les nouvelles technologies. D’où la nécessité de « définir les humanités numériques comme une transdiscipline » (p. 123) susceptible non seulement d’observer et penser le monde, mais aussi capable de l’améliorer et le faire changer (p. 132). Les questions que posent ces recherches sur de nouvelles épistémologies critiques trouvent une nouvelle dimension dans la contribution de Fred Dervin et Céline Tournebise , « Rendez-vous ratés de l’interculturel en éducation ? Une étude de cas de l’éducation à la communication interculturelle en Finlande » (pp. 135-157), qui fait état de l’éducation à la communication interculturelle en Finlande, car l’expérience internationale vécue apporte un supplément d’intérêt à la discussion d’objets qui peuvent souvent paraître métathéoriques. En effet, la conclusion décevante de cette étude de cas montre bien que cette notion d’interculturalité demeure très floue, labile et instable dans l’esprit des enseignants finnois qui l’utilisent de sorte que « les spécialiste ne partagent pas toujours les mêmes discours, même s’ils utilisent les mêmes mots » (p. 152).

4 Mais, finalement, n’est-ce pas l’ensemble des recherches développées dans ce volume qui s’avère déceptif tant on peut avoir l’impression que la louable volonté de trouver des fondements épistémologiques sains et stables à l’analyse des productions discursives se heurte constamment aux leurres que proposent les constructions verbales des langues naturelles, tout à la fois objets d’étude dans les rapports qu’elles entretiennent avec le monde extérieur et formes obligées d’analyse de ces objets. En tout cas, le mérite de la livraison est d’offrir quantité d’arguments – de la rhétorique aux nouvelles technologies – pour penser ces rapports inédits. La rubrique « Varia » (pp. 159-171) donne à lire deux articles d’Alice Krieg-Planque (pp. 173-187, sur Denis Stoyanne, Petit glossaire de la guerre civile yougoslave, Lausanne, Éd. L’Âge d’homme, 1994)

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et de Stéphanie Kunert (« Dégenrer les codes, sémiotique du défigement », pp. 189-191), tandis que deux comptes rendus de lecture (pp. 193-198) – Alice Krieg-Planque, Caroline Ollivier-Yaniv , coords, « Les “petites phrases” en politique », Communication & Langages, 168, juin 2011 et Émile Benveniste, Dernières leçons. Collège de France 1968 et 1969, Paris, Éd. de l’EHESS /Gallimard/Éd. Le Seuil, 2012) complètent l’organisation du volume.

AUTEURS

JACQUES-PHILIPPE SAINT-GERAND CeReS, université de Limoges, F-87036 [email protected]

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Steven PINKER, L’instinct du langage trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie-France Desjeux, Paris, O. Jacob, 2013 [1994], 495 pages

Jacques-Philippe Saint-Gerand

RÉFÉRENCE

Steven PINKER, L’instinct du langage, trad. de l’anglais (États-Unis) par Marie-France Desjeux, Paris, O. Jacob, 2013 [1994], 495 pages

1 Il s’agit là de la réédition en format de poche du livre que ce chercheur canado- américain (Steven Pinker est né à Montréal) a publié il y a bientôt 20 ans… À l’époque de sa parution, l’ouvrage avait jeté quelque trouble dans la communauté scientifique, notamment chez les linguistes, les sociologues et même chez quelques psychologues en raison de la thèse innéiste ou nativiste que l’auteur soutenait en bon disciple des travaux de Noam Chomsky : « Le langage n’est pas un produit culturel qui s’apprend comme on apprend comment dire l’heure ou comment fonctionne le gouvernement de son pays. Au contraire, c’est une partie distincte de la structure biologique de notre cerveau. Le langage est un savoir-faire complexe et spécifique qui se développe spontanément chez l’enfant, sans effort conscient et sans apprentissage formel, qui s’articule sans qu’il en connaisse la logique sous-jacente, qui est qualitativement le même chez tous les individus et qui est distinct d’aptitudes plus générales pour traiter les informations ou se comporter avec intelligence. C’est ainsi que certains spécialistes de sciences cognitives ont décrit le langage comme une faculté psychologique, un organe mental, un système de neurones et un module de traitement de données, mais je préfère le terme, archaïque je l’admets, d’instinct. Il rend l’idée que les gens savent parler plus ou moins dans le sens où les araignées savent tisser leur toile » (p. 15).

2 Et l’on reconnaîtra dans ces lignes la force d’une pensée qui fut novatrice à son époque. En effet, comment ne pas reconnaître dans l’écriture de Steven Pinker – que souligne bien ici la traduction de Marie-France Desjeux – une alacrité de pensée susceptible d’emporter immédiatement l’adhésion de ses lecteurs ? Mais, depuis et au-delà ?

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Composé de treize chapitres, l’ouvrage posait en thèse liminaire que l’homme disposait d’un instinct pour acquérir un art, celui du langage et des langues. Et, après une brillante déambulation à travers les moulins à paroles, le mentalais, les fonctionnements du langage et les mots, le silence, Babel, les bébés, les organes du langage et les « gènes de la grammaire », le big bang, le purisme linguistique, l’auteur arrivait à dégager – conformément aux objectifs du cognitivisme – tout simplement la structure de l’esprit.

3 Les comptes rendus de l’époque témoignaient de l’impact d’une telle réflexion sur un milieu académique dans lequel se déchiraient des chercheurs aux objectifs et aux ambitions diverses (Ray Jackendoff, André Joly, Ronald Langacker, Sylvain Auroux, Jerry Fodor, etc.), ou se contentaient de s’étonner des idées développées dans l’ouvrage (Libération, 27/04/99, accès : http://www.liberation.fr/sciences/1999/04/27/ linguistique-selon-steven-pinker-le-langage-est-un-instinct-pas-un-apprentissage-les- genes-de-la-gra_269662, consulté le27/09/13 ).

4 Aujourd’hui, cette ambition magnifique se trouve confrontée à de nombreuses formes de contestation. Une des plus argumentées et des plus fortes est incontestablement celle de Jean-Michel Fortis (« Le langage est-il un instinct ? Une critique du nativisme, de Chomsky à Pinker », Texto ! Textes et cultures, 4, vol. 13, 2008, accès : http:// www.revue-texto.net/docannexe/file/1870/fortis_le_langage_est_il_un_instinct.pdf, consulté le 27/09/13) parue en 2008 dans la revue électronique Texto ! qui montre bien comment l’épreuve des faits met à mal certaines thèses de Steven Pinker, qui n’étaient au fond que des hypothèses ou, pire, des postulats. Ainsi la « découverte » du gène de la grammaire, permettant de poser l’existence d’une grammaire universelle, a-t-elle pu faire plus voir en Noam Chomsky un prophète et en ses disciples des « évangélistes » attentifs, qu’un scientifique à l’épreuve de la réalité des phénomènes. Mais, depuis la publication de récents travaux concernant l’énigme la plus importante de la science contemporaine (Merritt Rühlen, The Origin of Language : Tracing the Evolution of the Mother Tongue, 1994, New York, J. Wiley & Sons ; Terrence W. Deacon, The Symbolic Species : The Co-evolution of Language and the Brain, New York, W.W. Norton, 1997 ; Peter MacNeilage, The Origin of Speech, Oxford, Oxford University Press, 2008 ; etc.), il semble que les débats autour de l’origine du langage aient réinjecté dans le circuit des arguments nouveaux qui remettent en question les postulations brillantes de Steven Pinker. C’est pourquoi on accueillera avec plaisir cette réédition au format de poche qui, permettant une plus large diffusion de l’ouvrage, saura stimuler la réflexion sur la question de savoir s’il existe des structures universelles – au sens d’entités autonomes de dépendances internes – du langage, si les fondements de ce dernier sont réellement biologiques et si, par l’existence de gènes de la grammaire, il est envisageable de recréer le langage humain avec ses roueries, ses points aveugles, par l’application de l’intelligence artificielle.

5 Comme on le voit, l’ouvrage qui a fait date et qui, par conséquent, est aujourd’hui daté, trouve en cette réédition une occasion inédite sinon de surprendre, du moins d’étonner encore des conceptions spontanées moins argumentées du langage, de son origine et de sa nature, qu’il force à justifier.

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AUTEURS

JACQUES-PHILIPPE SAINT-GERAND CeReS, université de Limoges, F-87036 [email protected]

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Jean-François SABLAYROLLES, dir., « Néologie sémantique et analyse de corpus » Cahiers de lexicologie, 100, 2012, 254 pages

Jacques-Philippe Saint-Gerand

RÉFÉRENCE

Jean-François SABLAYROLLES, dir., « Néologie sémantique et analyse de corpus », Cahiers de lexicologie, 100, 2012, 254 pages

1 De la rencontre des tendances nouvelles en recherche sémantique avec l’intérêt porté aux corpora d’étude, que soutiennent globalement les avancées des nouvelles technologies informatiques, est née l’idée de cet intéressante livraison des Cahiers de lexicologie. Bien sûr, il n’y a rien de fortuit dans cette rencontre et ce sont d’abord des hommes qui ont impulsé le projet. On trouvera donc les propositions de quatorze acteurs de ce champ de recherche qui tous font preuve à la fois d’originalité, de rigueur dans l’analyse et de conscience critique dans leur souci d’étayer solidement leur argumentation sur des fondements épistémologiques sains. Il est loin le temps où le sens pouvait se comprendre et s’interpréter sur des bases intuitives à partir de fondements non explicites. Ludwig Wittgenstein pouvait bien dire que les mots n’ont pas de sens, mais n’ont que des emplois et John Ruppert Firth de surenchérir par « You shall know a word by the company it keeps » (« Vous devriez connaître un mot par ce qui l’ accompagne »), nous n’en sommes plus – heureusement – à l’âge où la sémantique de Michel Bréal avait maille à partir avec l’étymologie et la morphologie lexicale de James Darmesteter. La néologie sémantique affronte aujourd’hui bien d’autres et de bien plus complexes difficultés.

2 Dans leur introduction (pp. 11-35), Christophe Gérard et Johannes Kabatek balaient en un large panorama toute l’extension problématique du champ couvert par cette

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dénomination de néologie sémantique. Ils s’interrogent à juste titre sur les bornes de cette dernière. Tout usage conduit-il à une variation néologique ou, inversement, la stabilité du corps de la langue interdit-il l’éclosion singulière d’un hapax néologique ? Cette double interrogation conduit les auteurs à poser la question du format sémiologique de la néologie : si, naturellement, le format élémentaire de la néologie est la lexie simple, il convient, par ailleurs, de ne pas négliger le cas des lexies composées et complexes (non phrastiques) qui soulèvent le problème de la distinction entre création proprement dite et simple innovation, elle-même dépendante des niveaux de langue, des variations sociolinguistiques et diachroniques. Ayant débrouillé ces requisits préliminaires, les directeurs de la publication abordent la question des dimensions du texte interrogeables aujourd’hui (p. 13). « Pour être identifiée et comprise comme telle, toute création verbale fait nécessairement l’objet d’une interprétation située : les co- textes ne sont pas seulement livrés à des fins documentaires, mais aussi parce que de nombreuses créations lexicales nous apparaîtraient sinon hermétiques du moins trop faiblement intelligibles » (p. 26). Intervient ici le point de méthode impliqué par les avancées contemporaines de la fouille de textes et de l’étude sur corpus. En dépit de la diversité potentielle de ces modes d’approche, les auteurs argumentent en faveur de deux grandes approches complémentaires et d’ailleurs entremêlées de la néologie sémantique : d’une part, une approche interprétative qui a besoin du repérage d’indices pertinents et, d’autre part, une approche technologique qui s’appuie sur une implémentation toujours plus fine des logiciels d’analyse. Dans « Extraction automatique et types de néologismes : une nécessaire clarification » (pp. 37-54), Jean- François Sablayrolles pose les fondements de la réflexion nécessaire à la distinction par la machine des néologismes sémantiques et formels. Les premiers relèvent d’innovations syntactico-sémantiques, d’emplois figurés qu’il reste toujours difficile d’identifier automatiquement. Esme Winter Frömmel (pp. 55-79) étudie le cas des emprunts entre langues dans « Néologie sémantique et ambiguïté dans la communication et dans l’évolution des langues : défis méthodologiques et théoriques ». People, grappa, flipper , notamment, lui servent d’exemples grâce auxquels elle peut distinguer entre deux formes d’ambiguïté : l’ambiguïté dans le discours (qui rend si riche l’étude de la langue et si subtile celle des discours) et celle dans le système même de la langue. Dans « Néologie sémantique et néologie catégorielle » (pp. 81-104), Michelle Lecolle envisage de manière circonstanciée et très pertinente la nominalisation d’adjectifs par conversion sous l’angle d’une procédure de néologie sémantique potentielle, ce qui lui permet de clarifier les notions de conversion, trans- catégorisation, distorsion catégorielle dans le cadre conceptuel de la néologie sémantique. Cette partie théorique et métathéorique est suivie d’une application à un corpus d’adjectifs dérivés en -aire extrait de la base de données Frantext, dont l’auteure tire l’enseignement que les cas réels de néologie sémantique, plus rares qu’il n’y paraît, exposent une valeur nominale nouvelle opérant comme désignateur stable d’une classe sémantique sociolinguistiquement pertinente. L’article rédigé en allemand (mais traduit par Antoine Aufray) par Lothar Lemnitzer « Mots nouveaux et nouvelles significations : que nous apprennent les mots composés ? » (pp. 105-116) analyse le fonctionnement d’un logiciel allemand de veille en ligne dédié aux néologismes Wortwarte. Ce dernier explore quotidiennement un ensemble de textes de presse germanophones et y repère les néologismes formels, mais s’avère dans l’incapacité de cerner l’apparition de nouvelles significations. Toutefois, l’auteur montre que ces néologismes peuvent servir à mettre en évidence les changements sémantiques

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affectant ces néologismes formels lorsque ceux-ci entrent dans la constitution de mots composés inédits. Ce qui conduit l’auteur, en conclusion, à se demander sous quelles conditions il serait possible de traiter automatiquement ce genre de problèmes. Le temps, sa nature, sa mesure, son impact, étant probablement des questions philosophiques les plus essentielles pour la constitution du sujet fini que nous sommes, Armelle Boussidan, Anne-Lyse Renon, Charlotte Franco, Sylvain Lupone et Sabine Ploux (pp. 117-136) s’attachent à en cerner les contours dans la complexité des phénomènes de néologie sémantique. Dans « Vers une méthode de visualisation graphique dynamique de la diachronie des néologies » (ibid.) les auteurs s’appuient sur le programme ACOM, un des avatars des atlas sémantiques, dont l’objectif est de reconnaître automatiquement les modèles organisationnels des contextes, pour développer une extension qui permettra de filtrer objectivement et dynamiquement les processus de réorganisation structurale de la polysémie d’un terme dans le temps. Dans « Propositions pour la détection automatique de la néologie sémantique » (pp. 137-159), Coralie Reutenauer revient sur la difficulté de traiter automatiquement les faits de la néologie sémantique. S’inscrivant dans la mouvance rastiériste des études de sémantique textuelle, et appliquant la méthode d’analyse sémique à l’adjectif « toxique », elle propose une procédure informatisée de repérage mettant en jeu une annotation de corpus en traits sémantiques qui permet de repérer des faits de néologie sémantique. Comme en tout fait d’annotation du corpus, la difficulté relève des principes épistémologiques guidant cette annotation. C’est-à-dire, en fin de compte, de l’homme derrière la machine. Anne Condamines, Nathalie Dehaut et Aurélie Picton (pp. 161-184) reviennent sur « Le rôle du temps et de la pluridisciplinarité dans la néologie sémantique en contexte scientifique. Études outillées en corpus » et proposent à l’examen un corpus scientifique donnant lieu au repérage d’indices quantitatifs, formels (variations comprises) et environnementaux. En traitant du projet DORIS élaboré au Centre national d’études spatiales (CNES) et des recherches sur l’exobiologie (origines de la vie sur terre et possibilités de sa réalisation en d’autres lieux), les auteures mettent en évidence l’importance de l’évolution du temps et de la pluridisciplinarité dans la construction de l’interprétation néologique. Enfin, Sylvain Loiseau – « Un observable pour décrire les changements sémantiques dans les traditions discursives : la tactique sémantique » (pp. 185-201) –, met l’accent sur la particularité du signifié ou de l’emploi de certaines unités lexicales à dépendre de leur position dans le texte. En utilisant les mesures d’attirance lexicale sur un corpus d’articles de journaux (norme sociolectale) et sur un corpus d’essais philosophiques (norme idiolectale), il étudie ces variations d’emploi en soulignant que les modèles actuels de contexte sémantique demeurent trop simples et demandent à être approfondis.

3 Comme on l’aura pressenti, l’ensemble de ces contributions est d’un haut niveau heuristique et l’on se réjouira que ces recherches soient étayées par des analyses concrètes de corpora en général bien choisis. Sémantique et néologie n’ont pas fini d’entretenir un dialogue complexe mais fructueux aussi bien pour le morphologue, que le lexicologue, le sémanticien et l’historien de la langue. Enfin, deux articles hors thématique complètent la livraison et traitent d’aspects de la lexicographie portugaise du XVIIIe siècle. Ana Margarida Borges (pp. 203-218) étudie les dictionnaires de Pedro Jose da Fonseca qui, globalement, constituent une réponse au besoin de renouvellement et d’accroissement de la scolarisation de l’époque. Ou de cohésion textuelle, comme le fait Ramona Pauna avec « L’expression de l’anaphore dans la presse économique »

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(pp. 219-233). Parfaitement documenté, soigné dans sa réalisation matérielle, ce volume des Cahiers de lexicologie, indépendamment des positions que chacun peut avoir en face du recours au traitement informatique des données langagières, propose un état des lieux intéressant d’une réflexion en devenir qui ne cesse de soulever quantité de problèmes auxquels n’aurait guère songé une conscience plus affine avec des traitements empiriques. Et c’est bien là son plus grand et remarquable mérite.

AUTEURS

JACQUES-PHILIPPE SAINT-GERAND CeReS, université de Limoges, F-87036 [email protected]

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Jacky SIMONIN, Sylvie WHARTON, dirs, Sociolinguistique du contact. Dictionnaire des termes et concepts ? Lyon, ENS Éd., coll. Langages, 2013, 434 pages

Jacques-Philippe Saint-Gerand

RÉFÉRENCE

Jacky SIMONIN, Sylvie WHARTON, dirs, Sociolinguistique du contact. Dictionnaire des termes et concepts ?, Lyon, ENS Éd., coll. Langages, 2013, 434 pages

1 Un dictionnaire, direz-vous, un dictionnaire de linguistique, de sociolinguistique plus précisément avec quelques teintures de sociologie linguistique, en quinze articles ! ? Eh bien oui ! Derrière l’apparence surprenante du volume se construit naturellement, grâce à la compétence des directeurs de publication et de la cohorte de leurs 18 autres collaborateurs, un ouvrage qui peut prétendre au titre de dictionnaire même si son organisation ne répond que de loin à l’ordinaire listage des œuvres lexicographiques. Comme l’expliquent les auteurs, c’est en quelque sorte la nature même de l’objet dont ils traitent qui a conduit à ce choix.

2 En effet, la sociolinguistique de contact ne cesse de remettre en question la légitimité épistémologique d’une linguistique fondée sur la rationalité européenne des Lumières, laquelle ne peut envisager d’étudier scientifiquement que des données stabilisées. Or, le contact linguistique croisant les diversités sociologiques (ethniques, culturelles, etc.) met en évidence à chaque instant l’instabilité des observables qui impose de revenir sur la configuration idéologique de l’observatoire à partir duquel se réalise l’observation et la nature même des observés. À titre personnel, je rappellerai que la position défendue par Antoine Meillet, en 1918, dans Les langues dans l’Europe nouvelle (Paris, Payot), bien qu’elle provienne d’un linguiste en tous points émérite, initiateur des études de sociologie linguistique, reproduit spontanément cette idée selon laquelle le langage

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reste un moyen essentiel d’exercer un contrôle sur les populations et sur leurs relations en les projetant sur des aires géographiquement délimitées. D’où les remarques méprisantes sur le hongrois parlé par des magyars inféodés à l’Autriche jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. Les directeurs de la publication expliquent très bien que les situations de langues en contact favorisent la création d’espace d’échanges à l’intérieur desquels se dessinent trois courants majeurs d’analyse. Mêlant structuralisme et générativisme, le premier s’inscrit dans une dynamique universaliste. Faisant siens les acquis de la linguistique interactionnelle, le second cherche plutôt à étudier le discours en situation dialogale ou polylogale. Enfin, le troisième revendique une dominante sociopolitique et critique qui cherche à déconstruire les fondements idéologiques de la linguistique occidentale en mettant en relation les faits de contacts de langues avec les mutations actuelles des sociétés. Et ce sont bien ces diverses approches que le volume expose à travers des réflexions réticulaires dans les quinze articles qui composent ce dictionnaire. En effet, chacune des contributions approfondit-elle un point spécifique des problématiques liées à la question des langues en contact tout en ouvrant des perspectives avec les articles connexes du volume, d’où, à l’inverse d’une crainte justifiable, ressort l’image d’un tout cohérent offrant les moyens d’analyser en profondeur les pratiques sociolangagières liées aux mutations sociétales dont est témoin le monde contemporain. C’est ainsi que l’ouvrage ne prétend pas présenter une théorie unifiée fondée sur un consensus terminologique, mais plutôt un panorama informé et objectif d’un domaine complexe à l’intérieur duquel prennent place des travaux foisonnants.

3 En ouverture, Jacky Simonin et Sylvie Wharton (pp. 13-18) détaillent les modes d’approche sociolinguistiques des contacts de langues qui composent finalement le corps du volume. Anna Ghimenton et Sylvie Wharton (pp. 19-42) reviennent sur la question du plurilinguisme sous l’angle de l’acquisition et du développement en déplorant que trop rares soient les ouvrages qui traitent des rapports du processus d’acquisition du langage et des langues avec les contextes sociaux de leur développement. Sophie Alby (pp. 43-70) traite de l’alternance et des mélanges codiques (code switching, code mixing, extra-sentential code switching, flagged switching, dans les terminologies anglo-saxonnes) en prenant l’exemple de deux variétés de langue, le kali’na et le français (en Guyane française). Son analyse montre l’intérêt de distinguer entre des alternances qui relèvent de la nécessité d’interpréter les compétences linguistiques respectives des interlocuteurs et celles qui sont simplement l’expression du mélange des langues et d’un parler bilingue. Ce sont précisément les rapports de ce bilinguisme et du plurilinguisme qui font la matière de l’article du regretté Bernard Py et de Laurent Gajo (pp. 71-93) ; les auteurs y montrent qu’une certaine prudence est nécessaire pour appréhender des faits délicats qui mettent en jeu non seulement des compétences linguistiques, mais aussi des compétences culturelles. Cyril Trimaille et Marinette Mathey (pp. 95-121) saisissent cette difficulté et en font le point de départ de leur article sur les catégorisations : « Aucun sujet, aucun objet, aucun phénomène n’échappe en effet à l’activité classante et désignante des êtres humains. Les ressources et les pratiques langagières font partie de cet environnement, et font elles-mêmes l’objet de catégorisations, tout en contribuant à configurer ces environnements » (p. 95). Et ils appliquent cette observation aux aspects historiques et épistémologiques de la catégorisation des langues en familles puis en types, en montrant que cette activité repose toujours sur « des finalités pratiques et souvent idéologiques impliquant des dimensions psycho-sociales » (p. 117). Logambal Souprayen-Cavery et Jacky

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Simonin (pp. 132-142) envisagent la question du continuum linguistique à propos du créole et de la langue standard à la Jamaïque. Dans le cas de la Réunion, ils proposent que la notion d’interlecte, comme processus dynamique, puisse rendre compte du contact des langues en ce milieu, puisque le créole comme le français y partagent des formes linguistiques résultant de la rencontre de ces deux langues, la première dépourvue de normes linguistiques établies, la seconde, au contraire, fortement normalisée et contrainte. Il revient à Georges Daniel Véronique (pp. 143-177) de traiter de la créolisation et des créoles ayant comme langues lexificatrices l’anglais, le français, le portugais, l’espagnol, ou le néerlandais. Et, à travers un développement fermement articulé, historiquement argumenté et exposant toutes leurs caractéristiques, l’auteur montre très bien que « les langues créoles, à cause des conditions mêmes de leur apparition, sont au carrefour des recherches sur l’acquisition et le contact des langues, ainsi que sur la typologie linguistique. Leur insertion dans des formations sociales qui s’interrogent, peu ou prou, sur leur statut dans l’éducation, et dans d’autres sphères sociales, concerne particulièrement la sociolinguistique et la didactique des langues » (p. 172). Dans « Didactique(s) du (des) plurilinguisme(s) » (pp. 179-221), Michel Candelier et Véronique Castellotti envisagent la question des apprentissages des langues étrangères ; à l’issue de leur exposé qui envisage l’ensemble des aspects liés à cet objet, et démarquant un aphorisme de Jean-Baptiste Marcellesi en forme de paradoxe, les auteurs en viennent à conclure que « si la compétence plurilingue est chose éminemment globale, n’est-on pas en droit d’estimer qu’il n’y a pas de véritable didactique des langues sans didactique du plurilinguisme et que, de ce fait, la didactique du plurilinguisme est la didactique des langues véritables » (p. 212). Les didacticiens des nouvelles écoles supérieures du professorat et de l’éducation (ESPE) apprécieront en fonction de leur propre vision des choses… « Riche d’une histoire qui en fait un concept incontournable dans les problématiques sociolinguistiques » (p. 223), la question toujours pendante de la diglossie est l’objet qu’envisagent Jacky Simonin et Sylvie Wharton, et, à partir de Charles Ferguson (« Diglossia », Word, 15, 1959, pp. 325-340) les auteurs en retracent le développement et les avatars chez Joshua Fishman (« Diglossia and Societal Multilinguism : Dimensions of Similarity and Difference », International Journal of Sociology of Language, 157, 2002, pp. 93-100), Jean- Baptiste Marcellesi (« Bilinguisme, diglossie, hégémonie : problèmes et tâches », Langages, 61, 1981, pp. 5-11), Georg Lüdi (« Un modèle consensuel de la diglossie ? », pp. 88-93, in : Marinette Mathey, éd., Les langues et leurs images, Lausanne/Neuchâtel, IRDP, 1997), y compris jusqu’en celui de « diglossie littéraire » (Michel Beniamino, Lise Gauvin, Vocabulaire des études francophones, concepts de base, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2005). Dans tous les cas, ce concept met en opposition un objet « mineur » avec un objet « dominant », dont l’effet est de contraindre le sujet à choisir une posture d’assimilation au modèle « dominant » ou, au contraire, une posture de rupture et d’exhibition de la différence. En abordant le domaine des écrits plurilingues, Cécile van den Avenne (pp. 245-261) ouvre un champ de recherche relativement nouveau en sociolinguistique. Mais, elle montre qu’il est possible de transposer les principaux concepts de l’oral à l’écrit sous réserve d’accommodation : « La ressource sémantique que constitue le contraste de code, bien décrite par Gumperz (1982) sur des corpus oraux est également ressource à l’écrit » (p. 252). Ce qui est une manière de déjà interroger la matière de l’article suivant, confié à Robert Nicolaï et Katja Ploog : « Question(s) de frontière(s) et frontière(s) en question(s) : des isoglosses à la mise en signification du monde » (pp. 263-288). Dans ce cadre Katja Ploog s’est

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spécialement chargée de l’étude de la dialectologie – déjà documentée en 1987 dans les actes de la quatrième conférence internationale ICHOLS (Jacques-Philippe Saint-Gerand, « Des Cacologies à la Dialectologie en France, au XIXe siècle », pp. 245-254, in : Actes de la quatrième conférence internationale ICHOLS, vol. II, Trèves, Benjamins, 1990) et dans The Volney Prize (Jacques-Philippe Saint-Gerand, « La place des études de dialectologie dans le déroulement du Prix Volney de l’Institut de France, entre 1822 et 1878 », pp. 752-767, in : Joan Leopold, The Volney Prize. Études sur son histoire, ses transformations, son impact en relation avec le développement de l’étude des langues et du langage aux XIXe et XXe siècles, Los Angeles/Amsterdam, Kluwers, 1999) – qui pose directement la question de la distinction des aires linguistiques en relation avec la géographie des langues et l’écologie linguistique. Pour sa part, Robert Nicolaï s’est plutôt attaché à la notion générale de frontière, matérielle ou conceptuelle, dont il entend montrer qu’il n’existe pas d’objectivité qui rende compte de la frontière en tant que celle-ci constitue à ses yeux « une non-notion, une nécessité, un outil, un fait incontournable », une « matérialité conjoncturelle » (p. 283) dont l’unique intérêt est de focaliser l’attention sur les acteurs de ces découpages. Ainsi, dans « Identités plurilingues et pluriculturelles » (pp. 289-315), Danièle Moore et Claudine Brohy insistent-elles sur « les locuteurs qui utilisent les langues et les formes culturelles de leur répertoire, les affichent, les cachent, les mélangent pour exprimer et affirmer leurs identités ou résister à celles qu’on cherche à leur attribuer » (p. 289). Après avoir retracé l’historique de cette notion d’identité, les apports de la sociolinguistique et la dialectique éternelle de l’identité/altérité, les chercheuses concluent en mettant en valeur que les approches contemporaines de cette notion complexe, fondées sur une représentation fluide et dynamique de leur système, « exemplifient de nouvelles formes de critique sociale, de questionnements épistémologiques, d’engagement intellectuel » (p. 311). D’ailleurs, ce sont ces interactions, « concept nomade » (p. 317), dont l’auteur ne retient que l’aspect d’interactions sociales, qui sont au cœur de l’article de Jacky Simonin (pp. 317-347). Celui-ci s’étonne à juste titre de l’absence, ou tout au moins de la place infime, de la linguistique interactionnelle dans la recherche française et justifie cet évitement par le fait que ce type d’approche induit une « perspective crypto-critique des théories linguistiques établies » (p. 318). Or, ce que la linguistique met en évidence, c’est le caractère plurisémiotique des échanges langagiers, lequel repose plus sur « les pratiques des participants que sur les formes qu’elles mobilisent » (p. 342), de sorte que la recherche ne peut, là, que se retourner vers la question plus générale du contact des langues. Didier de Robillard (pp. 349-373) revient alors sur la notion d’interlecte, « un outil ou un point de vue autre sur “la” linguistique et les langues ? Sémiotique ou herméneutique ? », qui est une analyse approfondie des thèses soutenues dès 1980 par Lambert-Félix Prudent (Lambert-Félix Prudent, Frédéric Tupin, Sylvie Wharton, éds, Du plurilinguisme à l’école. Vers une gestion coordonnée des langues en contextes éducatifs sensibles, Berne, P. Lang, 2005) et confortées en 1993 par son doctorat d’état : Pratiques langagières martiniquaises : genèse et fonctionnement d’un système créole. Il s’agit rien moins que de remettre en question l’idée d’une pureté linguistique. En 1982, Alain Berrendonner (L’éternel grammairien, Berne, P. Lang, 1982) dénonçait déjà l’éternel grammairien qui subsiste en chaque linguiste. Lorsque Gudrun Ledegen (pp. 349-374) présente le concept de norme, et sa matérialisation plurielle : normes (objectives, descriptives, prescriptives, évaluatives, fantasmées), elle ouvre alors, en quelque sorte, la boite de Pandore... mais elle montre bien que les approches non mononormatives ne constituent jamais, et en aucun cas, un

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obstacle à l’appropriation et à l’usage des normes dominantes. Car les « Variations et changements linguistiques » qu’exposent, in fine, la même Gudrun Ledegen et Isabelle Léglise (pp. 399-417), ne peuvent être définis que par référence à des facteurs linguistique stables dont il est difficile d’identifier la nature intrinsèque puisque ces éléments résultent d’une interaction complexe d’éléments sociaux, attitudinaux et sémiotiques. Dans la postface (pp. 419-427) de ce volume, les directeurs de la publication reviennent sur la grande absente du volume, la typologie, parfois évoquée, rarement convoquée, presque toujours négligée au motif « qu’elle vient en surplomb des différentes facettes que les contributeurs ont explorées » (p. 419) et plaident à juste titre, avec de bons arguments, en faveur de l’ouverture d’une voie sociolinguistique à l’entreprise typologique, et c’est évidemment là qu’il faudrait pouvoir rappeler les travaux de François Jacquesson (L’Anti-code, Paris, H. Champion, 2008).

4 En résumé, chaque contribution étant, d’une part, accompagnée d’une substantielle bibliographie et, d’autre part, fortement soucieuse de tisser des liens avec les autres composantes du volume, compte tenu, également, du soin typographique extrême auquel nous ont habitué ENS Éditions, nous tenons là un ouvrage singulier, suggestif et stimulant dont le principal mérite est d’ouvrir constamment des pistes pour la discussion et le démantèlement critique des idées toutes faites sur les aspects du langage et des langues qui dérangent le conditionnement idéologique dominant des linguistiques soi-disant objectives parce que simplement descriptives.

AUTEURS

JACQUES-PHILIPPE SAINT-GERAND CeReS, université de Limoges, F-87036 [email protected]

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Irène TAMBA, Le hérisson et le renard : une piquante alliance Paris, Klincksieck, 2012, 160 pages

Guy Achard-Bayle

RÉFÉRENCE

Irène TAMBA, Le hérisson et le renard : une piquante alliance, Paris, Klincksieck, 2012, 160 pages

1 Répondre à la question « Que veut dire l’assimilation des philosophes à des hérissons et des anthropologues à des renards ? » est l’objet et la visée inattendue de l’ouvrage animalier. Donnée en conclusion (p. 143), la réponse est la suivante : « Les hérissons sont le symbole d’une pensée unitaire, qui ramène tout à un unique principe d’explication. Les renards, eux, symbolisent une pensée souple et diversifiée qui s’accorde à la multiplicité des phénomènes ». Soit, mais nombre d’autres questions surgissent immédiatement à l’esprit et suscitent la curiosité : la symbolique animale évoquée semble assez obscure, pour le sens commun s’entend ; même celle du renard – le rusé – qui est le plus familier des deux animaux concernés…

2 L’auteure en convient : pour arriver à ses fins, à cette fin, autrement dit « pour élucider le mystère de ce couple imagé », il lui aura fallu une « enquête quelque peu tortueuse » (ibid.). La source est un proverbe grec attribué à Archiloque (Archiloque, Fragments, trad. du grec et commenté par A. Bonnard, Paris, Les Belles Lettres, 2002) : « Il sait bien des tours le renard. Le hérisson n’en connaît qu’un ». On y voit un peu plus clair : le renard est rusé. Certes, mais tout aussi avisé… Quant au hérisson ? Pour lui, il faut attendre une glose du second siècle de notre ère pour trouver une explication : « L’unique stratégie défensive du hérisson – qui se protège derrière ses piquants en s’enroulant sur lui-même – l’emporte sur la multiplicité des ruses qu’invente le malin renard » (ibid.).

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3 On connaît Irène Tamba pour ses travaux et ouvrages qui font référence en matière de sémantique, qu’il s’agisse de lexicologie et de sémantique générale (La sémantique, Paris, Presses universitaires de France, 2005), ou d’idiomaticité (Le sens figuré, Paris, Presses universitaires de France, 2011 [1982]) : le présent ouvrage s’inscrit dans cette lignée. Pourtant, il étonne et même détonne un peu dans ladite lignée, au vu de la multiplicité des motifs qu’il déploie. Il s’agit d’abord, versant ou facette anthropologique, d’un ouvrage sur la symbolique du monde animal, mais aussi, facette zoologique, sur le monde animal, tant l’histoire naturelle, d’Aristote (Histoire des animaux, Paris, trad. du grec par J. Bertier, Gallimard, 1994) à Buffon (Histoire des animaux, 1749-1789, cité in : François Dagognet, Le catalogue de la vie, Paris, Presses universitaires de France, 1970, p. 72), nourrit cette symbolique, quand elle ne s’en imprègne pas. Il s’agit encore d’un ouvrage d’épistémologie ou d’histoire des sciences, puisque l’énigme à résoudre est, comme on l’a dit, celle de l’assimilation de champs du savoir ou de disciplines scientifiques, à travers ceux qui les incarnent, à des catégories ou des espèces animales : philosophes-hérissons, anthropologues-renards ; assimilation, que l’on doit, au XXe siècle, au grand anthropologue (ceci explique cela) Clifford Geertz (Savoir local, savoir global, trad. de l’américain par Denise Paulme, Paris, Presses universitaires de France, 1999 [1983]). Enfin, et peut-être surtout tant « l’enquête tortueuse » suit des méandres et s’attarde dans des contrées linguistiques, il s’agit d’un ouvrage sur le lexique et le sens… Essayons de refaire, brièvement, ce chemin.

4 L’ouvrage est composé de sept chapitres regroupés en trois parties. La première (pp. 13-43) comprend deux chapitres, tous deux consacrés à la « résurrection » du proverbe grec au XXe siècle (voir supra) : le premier – « Le couple métaphorique du renard et du hérisson chez Clifford Geertz » (pp. 15-26) – présente les travaux de Clifford Geertz, le second – « Stephen Jay Gould et le couple humaniste du renard et du hérisson » – (pp. 27-43) ceux de Stephen J. Gould (Le renard et le hérisson, trad. de l’américain par Nicolas Witkowski, Paris, Éd. Le Seuil, 2005 [2003]). Cette partie relèverait donc comme, on l’a dit, de l’histoire des sciences. Mais, nous en retenons aussi la démarche de l’auteure qui n’oublie pas pour son « enquête » sa méthode originelle : la chercheuse enquête donc, mais en linguiste, relevant pour commencer, chez Clifford Geertz (1999), les « occurrences du couple [lexical] renard-hérisson » (ch. I, p. 15). Elle en fait ensuite l’interprétation en contexte : les occurrences relevées sont citées dans des extraits de trois à six lignes ; cette interprétation textuelle et contextuelle lui permet de donner à son travail – proprement herméneutique – une dimension philologique : dans quels ouvrages ou quels textes, et particulièrement les dictionnaires de locutions, les recueils de fables et de contes, trouve-t-on la trace de ce couple animalier ?

5 Nulle part, ou tout comme, pour le Moyen Âge européen (p. 41, l’auteure a consulté la Base textuelle du moyen français – XIV-XVe siècle) ; jusqu’à ce qu’Érasme rappelle le proverbe grec dans ses Adages (Jean-Christophe Saladin, dir., Paris, Éd. Les Belles Lettres, 2011 [1515])… C’est ainsi qu’on peut dire, telle Irène Tamba, qu’Isaiah Berlin (Le hérisson et le renard, 1953, repris in : Isaiah Berlin, Les Penseurs russes, trad. de l’anglais par Olivier Dara, Paris, A. Michel, 1984) « ressuscite » l’image ou l’imagerie grecque au XXe siècle. Dans les milieux académiques anglo-saxons en l’occurrence, cette résurrection tardive permet à l’auteure de se poser une autre question qui ouvre un nouvel horizon linguistique et, plus exactement, soulève de nouvelles interrogations sur les relations langue(s)-culture(s). Car il s’agit d’envisager les langues et les

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significations qu’elles véhiculent et transmettent dans leur relation très étroite avec les cultures et les mentalités collectives : qu’est-ce qui explique qu’un proverbe ou un énoncé proverbial disparaît et réapparaît ainsi (accès : http://aliento.msh-lorraine.fr/? q=fr/node/63, consulté le 01/11/13) ?

6 Bien entendu, il est difficile de répondre à la première question, celle de la disparition. Pour la résurrection du proverbe à la Renaissance, elle s’explique aisément par le retour des humanistes aux textes de l’Antiquité gréco-romaine. Quant à sa réapparition au XXe siècle, elle est, on l’a vu, l’œuvre d’Isaiah Berlin (op. cit., p. 57), qui tente de catégoriser « les écrivains, les penseurs et peut-être les êtres humains en général » par l’opposition, voire le « grand abyme qui sépare ceux qui, d’une part, rapportent tout à une seule grande vision centrale […] d’autre part, ceux qui poursuivent plusieurs fins ». Quant à Stephen J. Gould (2005, p. 15), il témoigne du succès (anglo-saxon) de cette catégorisation quand il écrit : « Il est dès lors devenu commun, chez les étudiants, de qualifier leurs artistes favoris (ou détestés) soit de hérissons tenaces […] soit de renards à la curiosité inassouvie ».

7 Ainsi, si l’on laisse de côté la question de savoir pourquoi notre Moyen Âge, mais aussi nos XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles n’ont rien retenu du hérisson, voit-on que la figure ou la symbolique (occidentale) du renard n’est pas uniforme : celui-ci incarne, tour à tour ou à la fois, ruse, intelligence, curiosité… Or, il a pu en aller de même pour le hérisson des Anciens. C’est donc à « démêler les composantes réalistes et mythiques qui s’entrecroisent dans les représentations collectives du renard et du hérisson et leur variation au cours du temps » (p. 43) qu’Irène Tamba consacre la suite de son ouvrage, en « part[ant] des stéréotypes lexicaux actuels du renard et du hérisson [pour les comparer] aux images attachées à leurs ancêtres latins – echinus, vulpes – et grecs – echinos, alôpex –, tout en [s]’intéressant aux questions transversales posées par la classification des animaux et la motivation de leurs noms dans les nomenclatures savantes et folkloriques contemporaines et dans l’Antiquité gréco-latine » (p. 43).

8 La deuxième partie (pp. 45-113) commence donc par un chapitre (III, pp. 47-75) consacré aux « appellations et représentations actuelles » qui se fonde sur une étude de définitions en français, notamment dans le Dictionnaire Hachette 2006. Là encore, si l’on peut dire, le renard se fait remarquer, car le propos est de montrer, par ce biais lexical, que les définitions elles-mêmes véhiculent (reposent sur) des stéréotypes ; plus exactement, dans le fin travail sémantico-lexical qui est conduit, l’auteure fait remarquer que les stéréotypes sont précisément attachés aux noms d’espèce : si rusé comme un renard est acceptable, rusé comme un fennec ne l’est pas. Le chapitre est donc l’occasion pour l’auteure de reprendre ou d’approfondir ses/les recherches (Georges Kleiber, La sémantique du prototype, Paris, Presses universitaires de France, 1990 ; Problèmes de sémantique, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999 ; Georges Kleiber, Irène Tamba, « L’hyponymie revisitée : inclusion et hiérarchie », Langages, 98, pp. 7-32) sur la catégorisation, ou les niveaux de catégorisations lexicales, ici dans leur relation aux classifications zoologiques. Pour autant, à la fin du chapitre (pp. 72-75), l’auteure, qui compare la fiche zoologique de Vulpes vulpes dans Wikipédia et la description lexicographique de Renard dans le Dictionnaire Hachette de 2006, montre que « les dénominations et les classifications des animaux relèvent […] bien de deux systèmes distincts » (p. 73, en référence à Conrad Gesner) : « Les unités taxonomiques sont, par principe, monosémiques […] loin des multiples valeurs que peuvent prendre les unités lexicales plurivoques ou polysémiques, comme hérisson ou renard… ». C’est

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que, en effet, les dénominations, par leur origine et leur usage, que l’on peut dire « vulgaires » (au sens de « folk » ou de « populaire » comme dans Nancy A. Niedzielski, Dennis R. Preston, folk linguitics, Berlin, W. de Gruyter, 2000, ou Guy Achard-Bayle, Marie-Anne Paveau, coords, « Linguistique populaire ? », Pratiques, 139-140, 2000), « non seulement cristallisent des images […] disparates et changeantes au fil du temps, mais en valorisent certains aspects par des transferts métaphoriques ».

9 Les deux chapitres suivants (pp. 77-89, 91-113) sont consacrés aux « ancêtres » grecs et romains du renard et du hérisson. Irène Tamba suit la même méthode, partant de dictionnaires (le Bailly, le Gaffiot) pour passer ensuite à la comparaison/confrontation lexicographie-zoologie (via, par exemple, L’Histoire des animaux d’Aristote) et arriver finalement au symbolisme animal (dans la Rhétorique du même ou encore les Adages d’Érasme). Ainsi peut-on expliquer le sens du proverbe ancien, d’Archiloque à Erasme : les animaux étudiés ici incarnent bien « deux types de savoirs antithétiques » (p. 87). Cette partie centrale de l’enquête (pp. 87-89) se fait réflexion sur le figement en général et les proverbes en particulier, et sur le rapport métaphorique fondamental que ceux- ci, comme les fables, instaurent entre mondes humain et animal. À ce moment-là, une explication de la « disparition » du hérisson de nos imaginaires et de nos énoncés sapientiels européens est avancée par Irène Tamba : « [À] y regarder de plus près, le proverbe imbrique deux caractéristiques du hérisson : celle de se protéger en se roulant sur lui-même parce qu’il est recouvert de piquants […]. Or seul le repli sur soi est commun aux hérissons et aux hommes, à qui il est difficile de se couvrir de piquants protecteurs même par métaphore ! C’est là, pourrait-on dire, le défaut de la cuirasse symbolique de ce proverbe, qui a dû en freiner l’extension ». Cette deuxième partie à deux pôles, dénominations et représentations actuelles versus anciennes (gréco- latines), se termine par un bilan comparatif : les deux pôles se rejoignent sans conteste pour le renard, tant en termes de référence (désignation d’une même espèce de mammifère dans les diverses langues-cultures), que de symbolique ; tandis que, avec le hérisson, les noms sont multiples, les référents se confondent (le hérisson et l’oursin sont désignés en grec par un même echinos)… Et, non sans humour, Irène Tamba de conclure : « On retrouve bien la dichotomie classificatoire de Berlin, mais en quelque sorte inversée : le hérisson est un renard au sens de Berlin, en raison de la pluralité de ses appellations, de la diversité des animaux auxquels il est assimilé et de l’hétérogénéité de ses représentations symboliques. Et, de son côté, le renard est un hérisson dans la classification de Berlin, lui qui reçoit une appellation unique, désigne primitivement une seule espèce de mammifère terrestre et est l’archétype animal de la ruse » (p. 113). Ce pourrait être le mot de la fin. Mais la question de la diversité des appellations et la question corrélative – et inverse – de la diversité des espèces auxquels un nom d’animal est « assimilé », ouvre à une autre problématique : l’homonymie dans la désignation des animaux. C’est l’objet de la dernière partie (pp. 115-142).

10 Comme la première, celle-ci comporte deux chapitres (pp. 117-125, 127-142) : relativement court, le premier est un traité de sémantique « concentré » en quelques pages, la question des « noms d’animaux » (titre du sixième chapitre) n’étant véritablement abordée que dans le suivant. Celui-ci n’en est pas moins indispensable pour clarifier, d’un point de vue métalinguistique, la question de la dénomination des espèces animales : c’est pourquoi il sert en quelque sorte d’introduction méthodologique ou épistémologique au suivant ; d’ailleurs, il est l’occasion (pour Irène Tamba) de rappeler l’importance des travaux pionniers de Michel Bréal (Essai de sémantique, Limoges, Lambert-Lucas, 2005 [1897]) en matière de sémantique, à la fin du

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XIXe siècle et au début du XXe : d’ailleurs, Michel Bréal en est l’inventeur, si l’on veut, puisqu’il crée le terme même dans et pour son Essai, fondateur de la discipline ; fondateur, si l’on considère ce que cet Essai apporte de nouveau par rapport à la linguistique historique alors dominante, qui ne s’intéresse alors qu’à l’étymologie des mots. Michel Bréal, lui, consacre ses travaux, entre autres, mais notamment, à la polysémie ; ce qui ramène à notre sujet : un nom d’animal (zoonyme) peut désigner diverses espèces (homonymes) ; les espèces peuvent être désignées de diverses manières (polyonomie).

11 Voilà donc l’objet de l’ultime chapitre (pp. 127-142). On trouve dans l’Histoire des animaux d’Aristote, suivant les estimations, quelque 500 zoonymes parmi lesquels une vingtaine de polyonymes contre 140 homonymes. Cela permet à Irène Tamba (p. 130, suivant Janine Bertier, « Introduction », pp. 11-56, in : Aristote, Histoire des animaux, Paris, Gallimard, 1994) d’introduire la notion d’homonymie métaphorique qui fonde toute une partie de son travail et de ses chapitres antérieurs : « Le bœuf marin est un “squale” [bous] On suppose que l’aspect de sa tête a pu contribuer à sa dénomination. Même situation pour le “sanglier” [kapros] réputé émettre un grognement » (Aristote, Histoire des animaux, IV 9, 535b, 18, 1994). On retrouve le procédé métaphorique chez le latin Varron (Lingua latina) : cuculus (le coucou), ulula (la hulotte)… On peut en tirer divers enseignements : notamment qu’il « existe des matrices dénominatives plus ou moins productives [comme] le cri ou le chant, la couleur [enfin] le transfert métaphorique des noms d’animaux terrestres à des animaux aquatiques » (p. 133), comme pour le hérisson des mers (oursin) chez les Grecs…

12 Ensuite, se référant aux travaux du lexicologue Pierre Guiraud (Structures étymologiques du lexique français, Paris, Payot, 1986), qui parle de « sèmes lexicogéniques », Irène Tamba dégage les principales caractéristiques de l’homonymie métaphorique : le transfert se fait généralement de la terre vers la mer, mais aussi, plus rarement, vers les airs ; par contre, des noms d’oiseaux (mais non injurieux !) peuvent être donnés à des animaux marins ; inversement, aucun nom d’animal terrestre ne tient son nom d’un animal marin… Dernière caractéristique : comme la plupart des motivations, l’amorçage métaphorique finit par se perdre ; qui s’en souvient ou s’en soucie pour le poisson appelé mulet, voire le loup (qui est lui un « poisson spécifié par le sème “voracité” » suivant Pierre Guiraud (ibid., p. 234) ?

13 Ainsi rejoint-on la problématique plus générale du figement ou de l’idiomaticité « où le rapport entre la forme et le sens n’est plus perceptible » (p. 138). Mais pour finir, Irène Tamba – suivant encore François Dagognet (Le catalogue de la vie, Paris, Presses universitaires de France, 1970) et Pierre Guiraud, et celui-ci Claude Lévi-Strauss (La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962) – rappelle que, au-delà du métaphorique, ce mode de désignation « constitue le code d’un système de classification » (Pierre Guiraud, op. cit., p. 223) ; c’est donc une caractéristique dénominative qui « fonde les divisions entre les vivants [un] index [de] partition » (François Dagognet, op. cit., p. 175).

14 Par ce final, on voit combien les intérêts et la méthode d’Irène Tamba sont ouverts à la diversité des sciences et combien l’auteure, via la « double fonction appellative et classificatoire » (p. 141) des zoonymes, tient à rappeler l’importance de la relation mots-monde. Pour le lecteur, cet attachement au réel et à ses dénominations dans toutes leurs motivations, mais aussi dans les caprices de leur fortune diverse, est la garantie d’un beau « voyage accompagné » : « tortueux » certes, comme l’écrit

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l’auteure, mais également maîtrisé, curieux et érudit, entre nature et culture. Il pourra donc facilement intéresser d’autres lecteurs ou spécialistes que les linguistes.

AUTEURS

GUY ACHARD-BAYLE CREM, université de Lorraine, F-57000 [email protected]

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Malika TEMMAR, coord., « Les sujets de l’énonciation » suivi de Jean- Marc DEFAYS, Deborah MEUNIER, coords, « La mobilité académique : discours, apprentissages et identités » Le Discours et la langue. Revue de linguistique française et d’analyse du discours, t. 3.2, 2012, 193 pages

Sara Ben Larbi

RÉFÉRENCE

Malika TEMMAR, coord., « Les sujets de l’énonciation » suivi de Jean-Marc DEFAYS, Deborah MEUNIER, coords, « La mobilité académique : discours, apprentissages et identités », Le Discours et la langue. Revue de linguistique française et d’analyse du discours, t. 3.2, 2012, 193 pages

1 La Revue de linguistique française et d’analyse du discours a pour ambition d’englober les travaux de recherche en français et sur la langue française depuis les sciences du langage jusqu’à la didactique dans une perspective de linguistique discursive. Pour cette livraison semestrielle, elle a privilégié les théories de l’énonciation. Ne dépassant pas les 200 pages, elle se veut légère. La rédactrice en chef est Laurence Rosier. Grâce à un comité de rédaction internationalement connu (voir Catherine Détrie, Dominique Maingueneau pour la France et Jean-Marie Klinkenberg pour la Belgique), elle veille à sa qualité bien avant sa diffusion. Le choix de l’éditeur, les Éditions modulaires européennes s’explique par le souci de préserver les mots de la langue, lesquels

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acquièrent leurs significations au fil des articles proposés à chaque livraison. Cette fois, ils donnent à lire des réflexions prenant position dans les débats actuels d’une part, sur l’énonciation et, d’autre part, sur la mobilité académique.

2 Comment détecter le dire, en tant que sujet de l’énonciation ? En linguistique, le sujet varie selon la perspective que privilégie l’approche ciblée : la langue, l’énonciation, le discours, etc. Les douze contributions font de ce numéro une interrogation sur la notion de sujet prenant en compte la langue et le discours en élucidant les attributions du dire (l’auctorialité). Ces réflexions s’insèrent dans le développement de la linguistique avec l’« intersubjectivité » (Antoine Culioli, « Valeurs aspectuelles et opérations énonciatives : l’aoristique », pp. 182-193, in : Jean David, Robert Martin, dirs, La notion d’aspect, Metz, Université Paul Verlaine-Metz, 1980) et le sujet polyphonique (Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Éd. de Minuit, 1984). Elles interrogent aussi les « scènes énonciatives » (Dominique Maingueneau, Approche de l’énonciation en linguistique française, Paris, Hachette, 1981) et les genres discursifs. C’est parce que l’énonciation est liée au lieu, au destinataire et aux visées que les articles reviennent sur les différents courants en abordant le sujet énonciatif (Antoine Culioli, op. cit ; Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 2 tomes, Paris, Gallimard, 1966-1974 ; Oswald Ducrot, Les mots du discours, Paris, Éd. de Minuit, 1980). Dans sa contribution, « Sujets modaux, instances de prise en charge et validation » (pp. 13-36), Alain Rabatel analyse le fonctionnement de la prise en charge en prenant en compte le dialogisme lié au discours et à la pluralité des instances d’énonciation. En étudiant les enchâssements discursifs d’énonciateur qu’il repère à partir de la référenciation des points de vue, il parvient à distinguer deux « sujets modaux » : la prise en charge et l’instance de validation. Selon le chercheur, la prise en charge est perçue dans la Théorie scandinave de la polyphonie (Scapoline). Dans sa réflexion, « Formes et fonctions d’un discours objectivé : le cas des notes biographiques en anglais » (pp. 37-55), Lucie Gournay analyse les notes biographiques, ou paperbacks, comme genre discursif spécifique et se traite des encodages grammaticaux afin d’explorer les traces de subjectivité. L’auteure montre comment agir sur le lecteur afin de lire et d’acheter l’ouvrage. Elle allie les formes objectives et subjectives et manie les concepts d’énonciateur, de prise en charge et de discours objectivé.

3 Dans « Au nom de Tarde ou selon Durkheim ; citation et subjectivité dans le discours académique » (pp. 55-80), Johannes Angermüller interroge la place de la citation dans le discours académique, car la citation est la marque de la véracité scientifique. Quant à Malika Temmar, la coordinatrice analyse la prise en charge énonciative liée aux nouveaux outils numériques médiatiques en faisant ressortir le pseudonyme dans l’espace interactif des commentaires du blog littéraire. Elle montre les effets pragmatiques liés aux pseudonymes et mettant en valeur l’auctorialité poséé par ces procédés. Le pseudonyme garde des propos indéterminés au regard de l’instance de production. Enfin, par une approche sémiolinguistique, dans sa contribution intitulée « Le sujet de la plainte phénoménologique et linguistique » (pp. 81-92), Dominique Ducard analyse l’énoncé de la plainte et montre en quoi le sujet de l’énonciation s’identifie à l’énoncé.

4 Néanmoins, pourquoi évoquer la mobilité académique ? La revue prolonge la réflexion conduite durant la journée d’étude du 21 mai 2010 à l’université de Liège sur les représentations liées aux langues, aux cultures, aux apprentissages en contexte de mobilité académique et répond à cette problématique. Certains chercheurs soutiennent

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la mobilité étudiante, voire le séjour Erasmus. En revanche, d’autres y sont défavorables car, selon eux, ces expériences incarnent « un tourisme universitaire » coûteux (p. 96) pour la collectivité aussi bien que pour la famille de l’étudiant. Concernant l’analyse des discours et la didactique des langues, les six derniers articles sont fondés sur l’analyse des représentations des différents acteurs de la mobilité universitaire (les étudiants Erasmus, les enseignants-chercheurs et l’institution) et sur les images de soi, des autres, de leurs langues qui reflètent leurs discours. Parler et pratiquer une autre langue posent des questions identitaires, des autocritiques, des réévaluations dont le discours porte les traces. Dans « La mobilité d’hier et d’aujourd’hui, entre cosmopolitisme et employabilité » (pp. 101-115), Jean-François Dupeyron part de la citation d’Erasme, « Je veux être un citoyen du monde entier et non d’une seule ville » (p. 101), afin d’aborder les profondes mutations qu’a subi la « mobilité étudiante » à travers le programme d’échange Erasmus. Si la nouvelle perspective éducative devient économique au sein de l’école de l’Europe néolibérale visant à « une culture du marché » et si, selon Jean-François Dupeyron, ces échanges ne produisent pas toujours l’acquisition linguistique, on ne s’étonnera pas de la naissance du globish, qui est « ce mauvais anglais que tout agent économique de la planète est censé pratiquer […]. Le globish est devenu la référence linguistique (et culturelle) dominante… C’est aussi la langue presque unique de communication entre étudiants » (p. 112). L’auteur déplore la mobilité étudiante accentuée, car la promesse d’interculturalité est loin d’être réalisée selon l’optique d’un idéal humaniste. Jean- François Dupeyron insiste sur la complexité des représentations, voir les projets européens actuels de mobilité entre humanisme et employabilité, entre enracinement et déracinement culturels, concurrencés par une nouvelle version de la mobilité : le « tourisme festif subventionné » (p. 114).

5 Dans la même veine d’idées, Deborah Meunier – « Erasmus, une culture discursive mobile » (pp. 133-151) – analyse le discours des étudiants Erasmus dans une perspective non pas interculturelle et identitaires, mais sociolinguistique, c’est-à-dire relative à la langue, à son apprentissage et à sa pratique. L’auteure s’intéresse à un cas de pratique langagière, le français « inter-Erasmus », français langue véhiculaire ou lingua franca comparativement à celui du français « Erasmus-francophone » (voir les échanges exolingues). Sa réflexion porte sur les représentations de ces pratiques, si elles sont construites et partagées par les étudiants durant le séjour. Sa méthodologie part d’un corpus constitué de questionnaires envoyés aux étudiants Erasmus. L’étude du corpus suit une analyse comparative à deux niveaux. Afin de défendre sa position, Deborah Meunier part de l’analyse discursive des étudiants Erasmus et des représentations des deux pratiques langagières comparées, la pratique du français avec les natifs et celle du français comme langue véhiculaire au début et à la fin du séjour.

6 Quant à Véronique Castellotti et Emanuelle Huver – « Mobilités et circulations académiques : dynamiques, catégorisations, évaluations ou “bougez, il en restera toujours quelque chose” » (pp. 117-132) – elles étudient la mobilité académique afin d’explorer les représentations qu’elles véhiculent chez les étudiants, les enseignants mobiles et chez les institutions d’accueil et d’envoi. Les chercheuses abordent la reconnaissance des compétences linguistiques interculturelles, disciplinaires au regard de l’articulation entre évaluation, diversité des parcours et uniformisation due à la norme. Or, comment envisager les compétences et la formation des enseignants ? Étymologiquement, la mobilité, notion pluridimensionnelle, renvoie à l’inconstance et à l’instabilité. Selon le Trésor de la langue française, la mobilité signifie « passer

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rapidement d’un état à un autre ». La mobilité devient un concept clé des sciences humaines et sociales (voir les géographes, les sociologues, les anthropologues). Cette notion a essaimé dans d’autres disciplines comme en éducation, en didactique des langues et des cultures, où des mutations ont porté un regard différent sur les diverses formes de migrations. La mobilité s’impose comme une forme tirant vers la généricité. Le concept de mobilité est pertinemment choisi parce qu’il est plus précis que certains mots de la langue comme « déplacement » ou « circulation » et moins connoté que d’autres tel « migration ».

7 Cependant, Véronique Castellotti et Emmanuelle Huver partent des personnes mobiles, des représentations engendrées par cette caractéristique et des compétences qu’elle permet de construire en s’interrogeant sur des éléments de la mobilité et sur leur intérêt dans la formation des enseignants. Ainsi, selon Elisabeth Murphy-LeJeune (L’étudiant européen, un nouvel étranger, Paris, Didier, 2003) et Nathalie Thamin (Dynamique des répertoires langagiers et identités plurilingues de sujets en situation de mobilité , thèse en sciences du langage, sociolinguistique et didactique des langues, Grenoble, université Stendhal-Grenoble 3, 2007), la personne « mobile » « est perçue comme quelqu’un acceptant de se déplacer (ou de changer) et, surtout, capable de s’adapter à un environnement différent, de quelque ordre que soit cette différence » (p. 119). Les auteurs ont aussi exploré le concept du « capital de mobilité » qui recèle les ressources capitalisables, la compétence de mobilité et la disposition à la mobilité selon Bernard Lahire (Portraits sociologiques, Paris, Nathan, 2002, p. 3). La disposition se définit comme des manières « de penser, sentir et agir qui sont les produits de ses expériences socialisatrices multiples » (p. 120). Il s’agit de la construction d’une posture renvoyant aux « acquis de sa propre histoire et la capacité à accueillir, intégrer et construire de nouvelles ressources » (p. 120).

8 Or, attribue-t-on la même valeur à telle ou telle qualité, selon qu’elle est manifestée par un étudiant, un diplomate, un voyageur ? De ces travaux conduits sur la mobilité des étudiants ou des enseignants, il ressort que l’on s’intéresse aux dispositifs d’échange et donc au séjour à l’étranger plus qu’au travail réflexif qui prépare et accompagne ce séjour. Le domaine linguisticoculturel et les apprentissages qui s’y préparent se veulent une réponse à ces questions, car la mobilité est au cœur de l’apprentissage des langues. Les recherches se sont limitées à l’impact et aux effets provoqués par les capacités langagières dans une conception monolingue et additive sans pour autant « s’interroger sur l’articulation et l’intégration des ressources pouvant être construites dans une perspective inter- et translinguistique, et bien au-delà des contacts entre une langue “de départ” et “une langue cible” » (Castellotti, « Attention ! Un plurilinguisme peut en cacher un autre. Enjeux théoriques et didactiques de la notion de pluralité », Les Cahiers de l’Acedle, 7, 2010, pp. 191-207, accès : http:⁄ ⁄: acedle.org⁄spip.php? article2864, consulté le 14/11/13). D’autres travaux récents sur la mobilité séparent les deux dimensions : le linguistique et le culturel. Or, articuler les deux dimensions linguistique et culturelle densifie les caractéristiques de la compétence de médiation, car en réinterprétant cette compétence, on remet en question les « objets langues » fixes et distincts tels le travail critique dans le domaine culturel qui est l’apanage de la pensée de Fred Dervin (« Pistes pour renouveler l’interculturel en éducation », Recherche en éducation, 9, 2011, pp. 32-42) et la perspective « alterlinguistique » de Didier Robillard (Perspectives alterlinguistiques, Paris, Éd. L’Harmattan, 2008). Œuvrer à construire et à développer une telle compétence au niveau des programmes universitaires ou d’échanges, c’est agir sur la formation des enseignants. L’article pose

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la problématique suivante : comment imaginer que les futurs enseignants, formés au mieux de cette manière, puissent interroger, voire remettre en cause ces préconstruits et penser autrement la mobilité ?

9 Certes, la mobilité se résume en un capital, une compétence, une posture et un vecteur de construction d’une compétence. C’est s’assigner un objectif, un élément constitutif des parcours académiques et professionnels, ce qui pose son évaluation, voire sa certification. « L’évaluation se fonde sur un processus de sélection d’éléments jugés pertinents au sein d’un ensemble multidimensionnel et complexe de phénomènes plus ou moins tangibles » (p. 123). Cependant, dans leur contribution, Véronique Castellotti et Emmannuelle Huver fondent leur réflexion sur la représentation positive intégrative impliquant l’inter/trans de cette expérience car, selon eux : « Enseigner n’est pas apprendre, et […] les apprentissages effectifs ne se laissent pas réduire aux contenus de la formation, qu’ils dépassent et parfois transgressent » (p. 125). Tout bouge, étudiants comme enseignants prennent en compte la diversité et tentent de s’y adapter.

10 Fred Dervin (art. cit.) interroge les concepts de communauté et de groupalité à la lumière des représentations d’une étudiante française en mobilité Erasmus en Finlande. L’auteur pose un regard critique sur les deux concepts clés de sa réflexion. Il suggère un guide de lecture de la socialité Erasmus en examinant les représentations discursives de l’étudiante et propose d’appréhender la socialité en contexte de mobilité étudiante. L’approche de Fred Dervin (ibid., p. 154) prend corps dans « l’interculturel sans culture ».

11 Toutefois, Laurence Rosier – « Le purisme, une compétence culturelle ? Quand les représentations se mêlent d’apprentissage… » (pp. 167-177) – interroge les représentations puristes de la langue française chez les locuteurs non francophones. Pour elle, le purisme est « une activité métalinguistique à tendance prescriptive et proscriptive » (p. 167). Ou plutôt, le purisme serait une « compétence culturelle » (p. 171) qu’il faudrait prendre en compte dans l’enseignement-apprentissage du français langue étrangère. Théoriquement, le purisme est un discours sur les normes de la langue, normes linguistique, grammaticale, sociale. Laurence Rosier tente d’asseoir ses idées sur la perspective didactique du français langue étrangère. Au-delà de la maîtrise linguistique, l’acquisition d’une « compétence culturelle » est nécessaire, dont le purisme fait partie intégrante. D’ailleurs, dans les cours de langue ou des conversations spontanées, on se réfère à ce qui ce dit par rapport à ce qui ne se dit pas. On retrouve la matrice du discours puriste dans son versant prescriptif et ou proscriptif. Pour des communautés d’internautes sur des blogs et des forums, la pratique « à la française » est intégrée par les locuteurs allophones : ils développent des « pratiques correctives » (p. 174). Enfin, la réflexion d’Aleksandra Ljalikova et Merilyn Meristo intitulée « Les enseignants-chercheurs en mobilité : conceptualisations et représentations croisées » (pp. 179-193) est consacrée à la mobilité académique dans les esprits universitaires de l’Estonie. Les chercheuses interrogent le devenir de l’homme, du monde, de l’humanité. La mobilité académique est abordée « non pas comme objet d’étude, mais comme un mode d’être, un esprit du temps » (p. 180). Au sujet de la mobilité académique, Geneviève Zarate, (« La circulation internationale des idées en didactique des langues dans le triangle France, Europe, États-Unis », Le Français dans le monde. Recherches et applications, 46, 2009, p. 21) écrit : « la mobilité des étudiants et des chercheurs n’est plus une initiative individuelle, mais un objectif pris en charge par les universités des États européens et par l’Union européenne » (p. 180). Ainsi la mobilité

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académique en tant que phénomène philosophique, anthropologique, sociologique et idéologique est-il l’intérêt de cette réflexion. Néanmoins, les chercheurs limitent leur réflexion à des universitaires du troisième cycle voyageant dans un pays étranger pour une longue durée soit une année. Ils confrontent la conception institutionnelle aux celles individuelles des enseignants sur la mobilité académique.

12 Pour autant, il est indubitable que les douze articles font découvrir une science contemporaine, la linguistique. Celle-ci se situe par rapport à d’autres disciplines, qui s’intéressent également au langage, à la langue, au discours, aux étudiants et aux enseignants-chercheurs : la didactique, la pragmatique ou la sociolinguistique. La revue présente la théorie de l’énonciation et la mobilité académique perçue dans le dynamisme d’un concept en gestation, puisque c’est en fonction des domaines et des disciplines que la mobilité varie. En sociologie, la mobilité s’oppose à l’émigration et à l’immigration (Gisela Baumgratz-Gangl, Compétence transculturelle et échanges éducatifs, Paris, Hachette, 1993 ; Klaus Fischer, « Identification of Imigration-Induced Scientific Change », pp. 23-47, in : Mitchell G. Ash, Alfons Söllner, dirs, Fordes Migration and Scientific Change. Emigre German-Speaking Scientists and Scholar after 1933, Washington, German Historical Institute, 1996). En économie, elle se définit comme une globalisation du marché du savoir et de l’efficacité des universités (Behmard Dachs, Sami Mahroum, Brigitte Nones et al., Policies to benefit from the Internationalisation of R&D, 2005, accès : http://www.tip.ac.at/publications/ TIP_policies_tow_international_endnotelos_dachs.pdf, consulté le 13/11/13). En pédagogie, elle est une mise en œuvre d’une politique éducative et linguistique (l’Union européenne et le Conseil de l’Europe). La synthèse des réflexions éclaire le rôle du langage dans l’expérience humaine. Toutefois, soulevons un point critique au sujet des échanges Erasmus. L’ambition politique semble l’emporter sur l’échange culturel puisque ces échanges se révèlent traiter d’affaires internationales plutôt que d’un « cosmopolitisme pacifiste » (p. 113). Le fait que cette mobilité étudiante ne produise pas toujours l’acquisition linguistique constitue va à l’encontre du but recherché. Dans sa première conférence – Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement –, le philosophe Friedrich Nietzsche a décelé la transformation de l’éducation en industrie en réduisant les humains à des sortes de « monnaie courante » pour l’économie. À ce propos, il écrit : « La véritable tâche de la culture serait alors de créer des hommes aussi courants que possible, un peu comme on parle d’une “monnaie courante” » (p. 113). Pour notre part, nous pensons que le libéralisme universitaire favorise certainement l’échange, mais qu’il n’a pas à uniformiser les pensées ou à réduire les langues pratiquées dans l’enseignement supérieur. L’ensemble des contributions dénotent la diversité qui ne peut qu’enrichir et élargir la vision de l’objet en question. La revue conduit à poser une nouvelle problématique : dans quelle mesure l’École saura-t-elle préservée la langue source ? Quelle sera la configuration des universités et de quelle posture auront les étudiants et les universitaires à l’avenir ?

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AUTEURS

SARA BEN LARBI CREM, université de Lorraine, F-57000 [email protected]

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Notes de lecture

Culture, esthétique

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Éric BONNET, dir., Esthétiques de l’écran, lieux de l’image Paris, Éd. L’Harmattan, coll. Eidos, 2013, 186 pages

Agnès Felten

RÉFÉRENCE

Éric BONNET, dir., Esthétiques de l’écran, lieux de l’image, Paris, Éd. L’Harmattan, coll. Eidos, 2013, 186 pages

1 L’ouvrage tente de définir les lieux de l’écran. Il s’agit d’un ensemble de douze articles écrits à la suite d’une journée d’étude sur ce thème. Organisé en quatre grandes parties, le volume propose de répondre à cette question : la généralisation des écrans a-t-elle modifié la conception de la surface picturale ? Chaque protagoniste a la double casquette, celle de théoricien et d’artiste. Les contributions n’ont pas pour but de parler de l’expérience personnelle de chacun des auteurs, mais l’enrichissement par la pratique permet un regard plus aiguisé sur la pratique des autres artistes. L’écran est une matière à la fois concrète et imaginaire qui produit un espace dans lequel peuvent se dessiner des figures. Il faut se demander aussi quelle place occupe la peinture et où se situe le corps du peintre dans la création.

2 Dans le premier chapitre (pp. 13-24), Éric Bonnet – organisateur de la journée d’étude et directeur de la publication – se focalise sur les œuvres de Jean Degottex. Il s’agit de mettre en évidence que l’utilisation de nouveaux matériaux apporte une nouvelle définition de l’écran. Ces technologies conduisent à une hybridation de l’art. L’écran permet deux principes artistiques : celui d’évidement et celui d’attente. L’artiste peut redéfinir la position de son corps par rapport à l’écran. Dans le deuxième chapitre (pp. 25-38), François Soulages évoque l’écran en tant que lieu du rêve. Sa contribution repose sur quelques notions psychanalytiques. L’auteur part du postulat que l’écran n’est pas un tableau, même si les deux supports ont de nombreux points communs. L’espace du rêve fait intervenir l’inconscient. Selon Sigmund Freud (Case Histories II,

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Harmondsworth, Penguin, 1979 [1955], p. 132), la projection est du côté de la paranoïa. Il faut aussi se méfier des dangers du projeté. Il ne faut pas nier l’altérité et il faut repenser les rapports entre l’homme et l’écran. On doit aussi s’interroger sur la fonction de transfert de l’écran. Ainsi la pratique de l’écran autorise-t-elle une double confrontation. L’auteur arrive à la conclusion que l’écran ne doit pas être mythique ou religieux, mais extraordinaire et prophétique.

3 Dans le troisième chapitre (pp. 39-50), Yves Schemoul s’intéresse à l’écran en tant que traversée, échange et milieu. Le chercheur et artiste interroge l’écran en tant qu’outil. Au début de sa contribution, il propose cette définition de l’écran le voyant comme un élément constitutif et dispositif de production. La démarche de l’auteur est de croiser peinture et photographie. Comme agent, l’écran rend visible et actualise la lumière. Il est la concentration d’échanges. Yves Schemoul prend l’exemple du plasticien Pierre Bismuth qui pratique la superposition d’images, donc d’écrans. Pour illustrer la théorie du milieu, il s’appuie sur les travaux de Jean-Pierre Bertrand qui utilise le Plexiglas, permettant ainsi de jouer sur l’imprégnation, dans lesquels le spectateur devient lui- même un écran face à son œuvre. Au terme de son article, l’auteur redéfinit l’écran comme le lieu actif d’émergence et de relations spécifiques régissant l’image et son support. Ainsi l’écran permet-il de se réaliser à travers l’hybridation et la subversion. Dans le quatrième chapitre, Christophe Viart tente d’articuler l’analyse théorique et la pratique de l’expérience dans sa démarche esthétique. « D’après et après » résume sa pensée. Il consacre son étude à un travail de Sarkis pour lequel l’artiste s’enregistre en train de peindre des reproductions de Caspar David Friedrich. Cette peinture s’inspire du peintre romantique allemand et Sarkis veut montrer sa démarche a posteriori. Cette recherche interroge le rôle du spectateur. Le peintre romantique la posait déjà en plaçant souvent ses personnages de dos. Dans le cinquième chapitre (pp. 65-78), d’emblée, Patrick Nardin interroge toutes les possibilités du titre qu’il a choisi, « Un cinéma en pièces détachées », et réfléchit au terme « détachées ». En effet, le film contemporain n’est plus une simple succession d’images coordonnées de séquences. Le montage permet de redéfinir la notion d’écran. Les cinéastes contemporains proposent de mettre le film en pièces, ce qui engendre un changement de fonction de l’écran qui devient un espace de réception. L’auteur interroge ensuite sur ses propres réalisations. En conclusion, il fait une comparaison intéressante entre le film et l’automobile. Le déplacement est de même nature. L’écran possède donc une fonction « véhicule » qui sera définie dans d’autres contributions.

4 Ensuite, dans le sixième chapitre (pp. 79-86), Sergio Rojas aborde la notion d’écran par le truchement de la philosophie et de l’esthétique. Il pose la question du « coefficient interprétatif » de l’art, c’est-à-dire de sa capacité à refléter les codes de représentation du monde. L’auteur interroge donc les relations entre peinture et écran à travers cette question centrale. Contrairement à la peinture moins récente et moins porteuse d’enjeux réflexifs, la peinture contemporaine montre ses limites en indiquant les matériaux qu’elle utilise. Elle atteint un fort degré de subjectivité, de plus en plus présent également. Aussi l’auteur rappelle-t-il que l’enjeu de l’œuvre d’art a été remis en cause à la Documenta de Kassel et que, pour cette question, il a été proposé d’abandonner l’œuvre pour se focaliser sur les pratiques artistiques. Il faut donc s’interroger sur la condition d’historicité de l’œuvre d’art. La position du spectateur est ambiguë et elle induit aussi la démarche de l’artiste. En effet, par ses attentes fortes, il est un vecteur indispensable pour l’artiste. Dans la notion de subjectivité de l’art, qui semble très importante pour Sergio Rojas, il faut aussi prendre en compte la

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perspective d’indétermination qui est de plus en plus importante dans l’art au fur et à mesure du temps. Ce flou, cette absence relativement directe de référencement marque un passage du subjectif, de plus en plus important dans l’art. Aujourd’hui, la société contemporaine avec ses travers et ses objectifs apparaît de manière évidente dans l’art. Serait-ce le signe d’un abandon, ou d’un renoncement provisoire du recours à la subjectivité ? Le passage par l’abstraction qui caractérise le XXe siècle montre cette volonté de donner son autonomie à l’art en intégrant la subjectivité. L’œuvre porte en elle la trace de ses origines et de sa réflexion. Selon Sergio Rojas, cette autoréflexivité de l’œuvre provient des théories kantiennes. Selon certains critiques, l’œuvre d’art aurait dû s’épurer et constituer des limites entre les différents supports utilisés. Actuellement, toujours selon l’auteur, l’art déborde de ses limites et la contamination d’un art vers l’autre paraît évidente. Tout le monde est conscient de la médiation de l’art, ce qui change les pratiques artistiques. En conséquence, Sergio Rojas s’intéresse à cet épuisement de la représentation et à la façon dont l’art s’empare de cet épuisement. Sa thèse peut se formuler ainsi : la condition historique de l’art actuellement consiste à développer jusqu’au bout ce principe d’épuisement des procédés et des matériaux de représentation et de signification. L’art contemporain est traversé par la représentation de l’excès du monde et aspire à une expérience sans sujet, voire à une image sans expérience. Ensuite, Sergio Rojas pose la question du corps dans la peinture. Les artistes contemporains tendent à montrer que celui-ci est imprésentable. La représentation prend actuellement tellement de pouvoir qu’elle est en train de supplanter l’œuvre elle-même. Ainsi Sergio Rojas arrive-t-il à la conclusion que la peinture souligne le simulacre et l’illusion représentative. La peinture peut encore tendre à la représentation si elle se consacre à l’« imprésentable ». Dans le septième chapitre (pp. 87-108), Céline Leturcq propose aussi une esthétique et une position critique de l’art contemporain. Elle choisit de fonder son analyse sur des peintres qui ne lui semblent pas assez mis sous le feu des projecteurs. Ses trois exemples principaux sont Joel Kermarrec, Alix Le Meleder et Christian Bonnefoi. Chez le premier peintre, l’écran est vu à travers les phylactères. L’auteure rappelle l’origine biblique de ces petits papiers qui donnent du sens à l’œuvre, une fois repris par l’art contemporain. Elle étudie les titres des œuvres de Joel Kermarrec qu’elle compare à Jason Johns. La deuxième artiste se rapproche des peintures ascétiques. Elle pratique toujours ou presque le même geste. Elle est obsessionnelle. La forme de l’écran est carrée. Elle peint d’un geste vertical et toujours dans les coins. Cette technique est très surprenante et plutôt inédite. L’écran est revisité. L’aspect mis en évidence quant au travail de Christian Bonnefoi est son travail effectué à partir des romantiques allemands. Le secret est sans doute de ce côté. Dans le huitième chapitre, Raphaël Gomérieux concentre ses recherches autour de la poïétique. Sa méthode de travail repose en grande partie sur les écrits de Claude Levi-Strauss, que, d’ailleurs, il cite. L’auteur de la contribution s’intéresse aux contextes théoriques des créations artistiques et, plus spécifiquement, au post-modernisme. Il montre comment la peinture actuelle s’empare de matériaux plus anciens. Certaines scènes de genre se transmettent de peintre en peintre, et de génération en génération, quelles que soient les époques. Il qualifie l’artiste qui reprend l’art du passé et certaines conventions de rhyparographe et veut montrer que le principe du paragone perdure depuis sa définition établie par Léonard de Vinci – ce dernier considèrant le paragone comme un discours mettant en rivalité plusieurs peintres. Raphaël Gomérieux prend différents exemples de paragonnages afin de mettre en évidence la puissance de rayonnement de l’art. Il s’appuie sur deux pistes

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principales : d’une part, le commerce des nouveaux médias et, d’autre part, l’artefact. Le terme d’artefact désigne l’œuvre d’art créée par l’homme de manière générale. Ainsi les artistes contemporains reviennent-ils à des formes antiques, voire préhistoriques. Ils s’intéressent aux déchets, aux rebuts, à ce qui est raté. Leur objectif est le « memento mori », d’où l’intérêt de la nature morte et de son renouvellement incessant. Raphaël Gomérieux étudie spécifiquement les œuvres de Philippe Hurteau, de Gerhard Richter et de Johannes Karhs. Les deux derniers sont des peintres allemands contemporains qui n’œuvrent pas tout à fait dans le même sens. Gerhard Richter reconnaît s’approprier les ratés de la photographie, alors que Johannes Kahrs travaille aussi avec les nouveaux supports numériques. Gerhard Richter s’intéresse aux effets de saturation de l’image et montre l’intérêt du flou dans les vidéos. En conclusion, l’inspiration des peintres contemporains se fait selon le même processus que celui des peintres beaucoup plus anciens. Ils s’efforcent de recycler en quelque sorte ce qui leur paraît intéressant. L’auteur de la contribution montre que les images déficientes et parasitaires sont des fondements solides dans la création contemporaine. Ainsi le projet de l’écran est-il de donner aux rebuts et à différents autres ratés une valeur artistique.

5 Dans le neuvième chapitre (pp. 129-142), François Jeune s’intéresse aux champs d’analyse des processus de création dans la peinture d’aujourd’hui. Il met en rapport des œuvres contemporaines et des œuvres primitives. L’auteur opère différents rapprochements entre les œuvres. Sa problématique consiste à se demander quel intérêt possède l’image en tant que support dans toutes les œuvres, comprenant les œuvres les plus anciennes. L’image est déjà là et antérieure à la création. Elle constitue une base de travail intéressante. C’est pourquoi l’écran est fait de ces images déjà là. François Jeune étudie le terme de transfert et d’influence qu’il trouve un peu trop connoté. En effet, l’influence serait une relation établie à sens unique, il lui préfère le terme d’interaction qui souligne la réciprocité du lien entre les œuvres. La transformation de tableaux qui existent déjà peut être envisagée comme une influence. Il étudie donc les ressemblances et les convergences. Dans le dixième chapitre (pp. 143-156), Philippe Baryga présente un regard intéressant sur les échanges dans l’art. Il explique en quoi la collaboration est importante, surtout en art. Pour justifier son intérêt, il part d’un exemple personnel, quand son fils a gribouillé sur une toile qu’il a faite. Cette aventure lui permet de rappeler la double définition de l’écran. Il protège et il projette. La collaboration a une fonction liée à la recherche artistique. Les anciens, comme les modernes la pratiquent. Philippe Baryga évoque aussi la collaboration horizontale. Dans le onzième chapitre (pp. 157-166), Agnès Foiret part de la notion de « subjectile » pour préciser la fonction de l’écran. En effet, le « subjectile » est le fond, ce qui est en-dessous, une sorte de surface primitive destinée à être peinte. Cette première couche fonctionne comme un révélateur. En tant qu’auteure d’une thèse sur l’huile comme medium en peinture, Agnès Foiret s’intéresse aux différentes techniques contemporaines utilisées par les peintres. Dans le douzième chapitre, Germain Rœsz traite de l’archéologie du signe. Le titre, « Entre les écrans. Antre », qui joue sur l’homonymie du mot « entre » insiste sur le caractère englobant de l’écran. Ainsi que nous l’avons du dans une autre contribution, on peut considérer l’écran de manière psychanalytique est assimilable au sein maternel. Pourquoi ne pas l’envisager aussi comme un endroit magique dans lequel toutes les potions sont envisageables ? Dans son introduction, Germain Rœsz rappelle les trois fonctions de l’écran qui consistent à s’interroger, recevoir et révéler. Selon lui, le monde rencontré par un écran doit être écrit. Il propose de faire des distinctions entre les écrans en

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s’intéressant à leurs différents formats. Il s’agit donc de considérer les formats normés (marine, figure, portrait…) et les ceux découpés. Le rôle du public dans la relation avec l’écran est primordial. Souvent, l’écran peut être perçu comme une réduction d’un écran de cinéma. Il existe actuellement de nombreuses formes hybrides. Les écrans peuvent être complexes, conçus par adjonction. Comme pour les tableaux, on peut avoir des diptyques ou des triptyques. L’art s’interroge sur les formes en créant, par exemple, des séries ou des suites, ce qui permet de créer des relations entre les objets. Actuellement, les peintres choisissent des supports épais et salissants. Quant à l’écran, il est devenu un moyen de faire disparaître le monde, mais aussi de le matérialiser. L’inachevé de l’écran est donc l’interrogation sur l’épaisseur de ses significations. L’œuvre n’est ni une réponse, ni une vérité, mais bien plus un questionnement. Et surtout elle est un échange avec son public. Elle correspond donc aussi à la temporalité de celui qui regarde. Cette double temporalité la rend riche. Ainsi l’écran est-il un support riche et polysémique.

6 L’ouvrage est donc une présentation des interrogations actuelles sur l’écran. Les douze contributions s’appuient toutes sur des exemples contemporains, mis parfois en regard avec les œuvres fondamentales du passé. D’un point de vue synthétique, on pourrait dire que les quatre grands axes étudiés proposent chacun des pistes qui se complètent. D’abord, le premier axe (pp. 13-38) envisage l’écran selon son degré d’activité et sa faculté de projection. En ce sens, il manifeste une possibilité de prolonger le corps de l’artiste. Il est aussi l’endroit du rêve, et donc cette fois un prolongement de la conscience humaine et artistique. Ensuite, le deuxième axe (pp. 39-78) s’intéresse à l’antagonisme du révéler et du montrer. L’écran est transperçable par le regard et masque aussi. Ses jeux liés à la monstration, voire à la démonstration s’enrichissent des perspectives qui, au contraire, s’attachent à cacher. La peinture est de l’ordre de l’ésotérisme et, parfois, le spectateur doit entrer dans une démarche herméneutique, induite par le peintre lui-même. Quant au troisième axe (pp. 79-128), il s’intéresse aux écrans picturaux. L’écran est un lieu d’échanges entre l’artiste, son public et les œuvres artistiques qui existent déjà. En effet, la peinture contemporaine considère comme un lieu d’inspiration les « tableaux » du passé que l’on peut considérer comme des écrans primitifs et ancestraux. Le quatrième axe (pp. 129-174) aborde la problématique de l’inachevé en art. L’écran semble sans limite et s’inscrit dans un contexte riche en échanges. L’art écranique se nourrit de pratiques plus anciennes. Ainsi la position contemporaine des peintres est-elle de se placer sous le signe de la collaboration.

7 Cette journée d’étude s’inscrit dans le cadre des recherches sur la notion d’art contemporain. L’art a dépassé de nombreuses limites et il devient difficile de l’appréhender et même de le classer. Ainsi l’esthétique peut-elle se concentrer sur certaines notions clés et l’écran est-il considéré comme un élément fondamental de la création plastique. L’écran est tableau, support intéressant et étant complètement remis en cause par les artistes contemporains qui le montrent, le démontent, le déstructurent et peignent même sur l’envers du châssis. Ces contributions trouvent leur pendant dans un autre recueil qui s’est intéressé à la même notion capitale, mais à des époques antérieures : L’écran de la représentation. Théorie littéraire. Littérature et peinture du XVIe au XXe siècle (Stéphane Lojkine, dir., Paris, Éd. L’Harmattan, 2001). Dix ans plus tard, la problématique de l’écran est toujours d’actualité, mais la contemporanéité aborde un fond plus riche, plus réflexif et nourri de toutes les interrogations précédentes. La fonction de palimpseste des œuvres se trouve placée au premier plan. Il

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est impossible de créer en faisant abstraction du passé et l’écran a surtout un intérêt parce qu’il projette la globalité de toutes les interrogations liées à l’art.

AUTEURS

AGNÈS FELTEN CREM, Université de Lorraine, F-54000 [email protected]

Questions de communication, 24 | 2013 292

Christophe BOURSEILLER, Olivier PENOT-LACASSAGNE, Contre-cultures ! Paris, CNRS Éd., 2013, 320 pages

Alexandre Eyries

RÉFÉRENCE

Christophe BOURSEILLER, Olivier PENOT-LACASSAGNE, Contre-cultures !, Paris, CNRS Éd., 2013, 320 pages

1 Pendant des siècles, l’idée de culture a été considérée comme l’ensemble des moyens mis en œuvre par l’homme pour accroître ses connaissances, développer et améliorer ses facultés intellectuelles (jugement, goût). Elle a également été appréhendée comme une entité formée de valeurs abstraites qui éclaire l’homme sur lui-même et sur le monde et lui permet de progresser. Enfin, elle a été définie comme la possession par un individu ou un groupe social d’un savoir étendu, encore fécondé par l’expérience personnelle. Pourtant, force est de constater que la seconde moitié du XXe siècle a rapidement fait voler en éclats cette vision globalisante de la culture en cédant la place à une série de contestations et de ruptures culturelles qui n’ont cessé d’agiter et de bouleverser ce champ spécifique depuis. L’ouvrage collectif dirigé par Christophe Bourseiller – journaliste, écrivain, chargé de cours à l’Institut d’études politiques de Paris et doctorant en histoire contemporaine à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne – et par Olivier Penot-Lacassagne – maître de conférences en littérature française – propose une réflexion novatrice sur un phénomène pluriel, sur des manifestations riches et éclectiques portées par le désir d’une transformation radicale de la société : les contre-cultures. Dans l’avant-propos (pp. 3-19) intitulé « Qu’est-ce qu’une contre- culture ? », Olivier Penot-Lacassagne rappelle que, dans le langage journalistique, à force de mésusages, d’altérations et d’affaiblissements, le terme « contre-culture […] devient généralement un simulacre plus ou moins audacieux de contestation, un

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défoulement obscur mais sympathique, une tendance anodine, un amusement banalisé » (p. 4).

2 Dépassant ce premier niveau – insatisfaisant – de définition, Olivier Penot-Lacassagne propose une analyse plus approfondie du phénomène contre-culturel. L’auteur explique que la contre-culture questionne le « sens du monde » et le « sens de la vie » : « Elle trouve en ce questionnement sa définition et son orientation. Complexe, plurielle, une contre-culture reconsidère les rapports du passé, du présent et de l’avenir, et se demande où “nous” allons. En elle, se tiennent les possibilités inabouties des sociétés dans lesquelles nous vivons » (ibid.). Dès ses prémisses américaines avec la beat generation, la contre-culture a dû affronter le cynisme de la culture dominante et surmonter ses propres errements. Ainsi la contre-culture se donne-t-elle à voir comme une « “totalité culturelle” qui a son style de vie, ses médias, ses rites, sa littérature, mais aussi ses “fondements ontologiques”, ses structures sociales, son économie » (p. 9). La contre-culture forme donc une alternative, et non seulement une alternance ponctuelle. Dans le texte liminaire intitulé « C’est en secret que tout repousse » (pp. 21-29), Christophe Bourseiller écrit : « La contre-culture tire sa force du secret. Elle se veut souterraine, clandestine, underground. En se dissimulant, elle espère échapper le plus longtemps possible à la récupération. Elle maintient son intégrité » (p. 24). C’est sous cet angle souterrain et clandestin que le concept de contre-culture a prospéré tout en mutant pour parvenir jusqu’à aujourd’hui. L’organisation du livre en quatre parties – respectivement intitulées « Contre-culture et avant-garde » (pp. 31-120) ; « Révolution politique, révolution culturelle » (pp. 121-208) ; « Ruptures contre- culturelles : blank generation et new wave » (pp. 209-256) ; « Le temps du pluriel » (pp. 257-304) – permet d’appréhender dans leur diachronie et dans leur synchronie les ruptures et contestations qui ont nourri les contre-cultures. Dans un texte intitulé « L’extrême gauche léniniste face à la contre-culture » (pp. 179-182), Christophe Bourseiller écrit : « Les groupes trotskistes n’ont que mépris pour la contre-culture. Si la Ligue communiste et l’Alliance marxiste révolutionnaire la tolèrent sans véritablement y participer, comme on sourit avec indulgence aux frasques d’un adolescent, l’Organisation communiste internationaliste marque son ferme rejet du débraillé hippie » (p. 179).

3 Certains des membres de ces groupes prônent avec humour la révolution de la vie quotidienne et se réclament de la contre-culture, mais sans pouvoir faire évoluer la structure militante. Le petit groupe appelé Vive la Révolution (dont les membres les plus connus sont Roland Castro, Christian de Portzamparc, Leslie Kaplan, etc.) demeure une anomalie remarquable par rapport à l’organisation classique de l’extrême gauche et apparaît comme une authentique expérience contre-culturelle. Olivier Penot- Lacassagne (« Tribus et contre-cultures », pp. 259-262) choisit de considérer les contre- cultures à la lueur des nouvelles formes de tribalisme analysées par le sociologue Michel Maffesoli : « De petites entités locales, micro-groupes ou corporations affectives, se forment ainsi, communautés émotionnelles instables, ouvertes et fluctuantes, agrégations ponctuelles ou durables vivant intensément le présent » (p. 259). Ces nouvelles tribus sont héritières des communautés hippies apparues dans les années 60 et plus spécifiquement aux alentours de 1968. Ces communautés de goûts (notamment en matière de musique) constituent des tribus contre-culturelles. Ensuite, dans une contribution intitulée « Vers une contre-culture “brune” ? » (pp. 263-265), Christophe Bourseiller se demande si l’on peut prendre en compte l’apparition d’une culture

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d’extrême droite structurée comme un modèle alternatif de société. L’auteur rappelle que, dans les années qui suivent mai 68, les néofascistes vivent une période spécifiquement sombre et n’ont jamais été aussi minoritaires. Ils s’assemblent et se désassemblent dans des poussières de groupuscules. Après une phase de reconstruction doctrinale, à défaut de conquérir le champ culturel, l’extrême droite a généré une contre-culture nourrie de racisme, de populisme et d’anti-mondialisme : « L’extrême droite a senti dès l’origine qu’elle devait principalement séduire les jeunes. C’est pourquoi elle a provoqué l’émergence d’un rock de droite, qui s’est cantonné dans un premier temps à la culture skinhead » (p. 264). Dans les marges du Front national, s’est développé ce qu’on appelle le rock identitaire français (RIF) dont les représentants sont principalement In Memoriam, Vae Victis, Île de France, Hacktivist, Fraction et Les Joyaux de la princesse. Christophe Bourseiller recense également une cinquantaine de maisons d’édition d’extrême droite (dont Dualpha et Godefroy de Bouillon), ainsi que deux restaurants d’extrême droite, rien que sur la place de Paris.

4 À n’en pas douter, cela atteste de la volonté affichée par l’extrême droite de proposer un contre-modèle sociétal et politique. Cette contribution est à l’image du livre entier : elle propose une plongée et une investigation dans les milieux les plus divers, dans les mouvements politiques, groupements associatifs, coopératives culturelles qui, tous à leur manière, ont été les témoins ou les acteurs principaux d’une utopie consistant à se donner les moyens de changer la vie à la manière d’Arthur Rimbaud. Ce livre, riche, éclectique et iconoclaste offre une réflexion innovante et approfondie sur les contestations et ruptures culturelles passées, présentes et à venir. À ce titre, il constitue un ouvrage de tout premier plan pour décrypter les épiphénomènes et les manifestations qui constituent les contre-cultures.

AUTEURS

ALEXANDRE EYRIES I3M, université Nice Sophia Antipolis, F-06200 [email protected]

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Brigitte FONTILLE, Patrick IMBERT, dirs, Trans, multi, interculturalité, trans, multi, interdisciplinarité Québec, Presses universitaires de Laval, coll. L’Espace public, 2012, 258 pages

Ammar Benkhodja

RÉFÉRENCE

Brigitte FONTILLE, Patrick IMBERT, dirs, Trans, multi, interculturalité, trans, multi, interdisciplinarité, Québec, Presses universitaires de Laval, coll. L’Espace public, 2012, 258 pages

1 Placé sous le patronage scientifique de deux professeurs de l’université d’Ottawa, l’ouvrage Trans, multi, interculturalité, trans, multi, interdisciplinarité s’engage dans un important mouvement de reconsidération épistémologique reliant judicieusement productions culturelles et conjoncture politico-économique néolibéraliste. L’ensemble des voix de l’ouvrage se demande si, au fond, les théoriciens littéraires et les ceux de la culture ne sont pas, eux aussi, des « postmodernes néolibéraux, incapables d’échapper à la tentation de pratiquer autre chose que l’ambition de la réussite, même en faisant de la théorie littéraire, et même en tentant de critiquer le système capitaliste auquel ils tentaient par tous les moyens d’échapper » (p. 11).

2 L’ouvrage s’organise en quatre sections. Après la préface intitulée « Vers la néodisicplinarité » (pp. XII-XV) d’Yves Laberge qui pose le contexte scientifique de cette réflexion plurielle, Brigitte Fontille et Rachel Van Deventer en présentent le cadre conceptuel et théorique dans une ouverture introductive portant le titre « La Culture indisciplinée » (pp. 1-15).

3 La première section, « Culture et disciplines : réflexions théoriques sur l’inter, le multi et le trans » (pp. 19-112), est ouverte par Michael Finkenthal avec une réflexion sur le

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multiculturalisme en tant que phénomène complexe (pp. 9-34). À cet effet, l’auteur commence par interroger la notion de complexité intrinsèque au monde avant d’orienter sa réflexion vers la notion de complexité en soi. Partant de l’hypothèse que l’homme contemporain est sans cesse confronté au besoin d’appréhender et de comprendre sa réalité faite d’interaction et, de ce fait, complexe, Michael Finkenthal pose la nécessité d’un mode d’appréhension interdisciplinaire de cette réalité complexe. L’auteur s’interroge également sur la possibilité d’appréhender la complexité d’une manière englobante et dans différentes disciplines. À cet égard et selon un mode méthodologiquement original, il propose de penser un concept aussi complexe que le multiculturalisme. Dans ce même élan méthodologique, dans sa contribution intitulée « Pour une mutation épistémologique des sciences de l’homme » (pp. 35-53), Pierre Lévy réfléchit étudie les problèmes de l’ouverture et de la coordination entre les disciplines des sciences humaines et sociales (SHS). D’abord, le chercheur pose le problème de la difficulté dans la gestion des connaissances des sciences de l’homme comme résultat de la fragmentation des disciplines des SHS, de leur faiblesse méthodologique et de l’incoordination de leurs connaissances. Selon lui, cette situation est source de discordes paradigmatiques. Afin de pallier ce problème, Pierre Lévy propose de recourir aux technologies de l’information et de la communication (TIC), en l’occurrence, à l’internet. Profitant déjà à bien des sciences, cette technologie permettrait non seulement d’observer la vie symbolique humaine en pleine activité, mais aussi et surtout de faciliter le dialogue et le partage des données et des résultats entre chercheurs en SHS, en vue de créer un métalangage commun calqué sur le modèle des sciences dites « dures ». S’ensuit la contribution de Patrick Imbert intitulée « Transactions/trans-actions », (pp. 55-79) qui replonge dans une réflexion sur la notion de complexité. Se focalisant sur les notions de « multi » et d’« inter », Patrick Imbert présente sa conception de la « transdisciplinarité » et de la « transculturalité » comme une rencontre de contenus hétérogènes placée sous le signe de l’altérité, évinçant l’homogénéisation au profit de la diversité et de la simultanéité. Quant à Afef Benessaieh (pp. 81-98), la chercheuse propose de parcourir les notions de « multiculturalisme », d’« interculturalité » et de « transculturalisme » au Québec. Prenant comme corpus d’étude les 843 rapports de la commission de consultations « Bouchard-Taylor », Afef Benessaieh redéfinit le concept d’« interculturalisme » dans le contexte québécois en se focalisant plutôt sur les dynamiques culturelles, parfois traversées de contradictions (continuité et pluralisme, héritage et avenir…), qui caractérisent la société québécoise. Enfin vient la contribution de Klaus-Dieter Ertler qui clôt cette première section (pp. 99-112). L’auteur y revisite les théories de communication de Niklas Luhmann à l’aune du « transculturel », en partant de la caducité des anciens modèles binaires de communication dans l’appréhension des nouvelles tendances culturelles des sociétés émergeantes dans toute leur complexité. Il démontre également à quel point le modèle proposé par Niklas Luhmann était précurseur du discours tenu aujourd’hui sur les notions de « trans », « multi » et « inter ».

4 Intitulée « Dualisme et tiers : reconnaissance et transitions dans les Amériques » (pp. 115-177), la deuxième section est ouverte par Amy-Diana Colin qui étudie le phénomène de binarisme. D’abord, l’auteure le présente comme étant un prisme analytique dangereux avant d’en souligner l’importance. En explorant les œuvre littéraires de Wole Souyinka, de Singer (son prénom n’est pas indiqué) et de Charles Taylor sur le multiculturalime, Amy-Diana Colin relève l’importance, pour ces auteurs,

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de dichotomies telles « public/privé » et « personnel/universel » dans leur appréhension des phénomènes socioculturels. Ainsi démontre-t-elle que ces auteurs sont à même de dépasser les limites que fixent la nationalité et les phénomènes culturels. À son tour, Fernando Andacht (pp. 131-153) pose la question de la représentation de l’identité culturelle, cette fois dans le cas de la musique populaire uruguayenne. En démontrant le réductionnisme propre à la dichotomie critique relative à la création musicale « locale/étrangère », Fernando Andacht souligne que cette chanson populaire est vectrice d’une représentation « transculturelle » de l’identité uruguayenne. Quant à Zila. Bernd (pp. 155-163), elle offre un fabuleux panorama des cultral studies canadiennes au Brésil. Avant tout, ces dernières se veulent signe de la reconnaissance de l’altérité sans référence obligatoire aux canons culturels et théoriques européens, déconstruisent la dichotomie « centre/périphérie ». Ce qui, selon l’auteure, ouvre la voix à une nouvelle conception du « Nord » perçu dans sa dynamique « transaméricaine ». La contribution de Winfried Siemerling vient clore cette section examinant les perspectives binaires. Sa contribution intitulée « Mary Ann Shadd, la diaspora africaine et les Amériques » (pp. 165-177) est une réflexion sur une étude « multiculturaliste » de Mary Ann Shadd. Cette optique « transnationaliste » dans laquelle s’engage l’auteure la fait se confronter à d’autres questions terminologiques telles celles posées par les concepts de « cosmopolite », de « diaspora » ou encore de « postcolonial ». À bien des égards, sa réflexion permet de mettre à l’épreuve les usages et les limites de ces notions.

5 La troisième section de l’ouvrage porte le titre « Inclusions/exclusions » (pp. 181-217). C’est au mécanisme du discours politique de l’Amérique latine que s’intéresse Isaac Nahon Serfaty (pp. 181-204) dans l’étude qui l’ouvre. L’auteur interroge le cas vénézuélien et étudie de manière très judicieuse la réintroduction des éléments mythiques dans ce discours, le rendant « néomythique » sur l’identité et l’appartenance nationale dans un contexte de modernité et de mondialisation, reconnaissant au mythe sa force constructive de sens. Maria Fernanda Arentsen (pp. 205-217) termine la section en analysant le concept d’« exclusion », en illustrant sa réflexion par l’exemple du handicap comme différence visible. Selon l’auteure, l’exclusion résulte d’une conception de l’humanité structurée par le rapport « dominant/dominé » et pose l’hypothèse selon laquelle seul un contexte « transculturel » peut éliminer la hiérarchie et sa logique exclusive.

6 La quatrième et dernière section porte le titre « Appartenances spécifiques et contexte global » (pp. 212-241). N’y figure qu’une seule contribution, celle de Boulou Ebanda De B’béri. L’auteur réfléchit sur les films de Raoul Peck, Abderrahmane Sissako et Jean- Marie Téno dans une perspective dite « transgéographique ». Il souligne et analyse pertinemment les énoncés idéologiques que ces films véhiculent et constate que ces production cinématographiques sont des médiateurs permettant de véhiculer une mythologique « transgéographique » : celle de l’africanité. Ainsi cette conception « a- nationale » de l’« appartenance » rejette-t-elle l’idée des « identités nationales africaines » issue de la colonisation.

7 Ensemble de réflexions aussi originales les unes que les autres, l’ouvrage a le mérite de conceptualiser les termes de « trans », « multi » et « inter » tout en faisant éclater les frontières entre les disciplines et la culture, faisant ainsi converger science, société et esthétique dans une réorganisation alimentée directement par un contexte de mondialisation effaçant les contours usuels.

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AUTEURS

AMMAR BENKHODJA CREM, université de Lorraine, F-57000 [email protected]

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Hervé GLEVAREC, La culture à l’ère de la diversité La Tour d’Aigues, Éd. L’Aube, coll. Monde en cours, 2013, 112 pages

Alexandre Eyries

RÉFÉRENCE

Hervé GLEVAREC, La culture à l’ère de la diversité, La Tour d’Aigues, Éd. L’Aube, coll. Monde en cours, 2013, 112 pages

1 D’emblée, l’ouvrage présenté par Hervé Glevarec, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique et chercheur au Laboratoire communication et politique, s’impose par son angle d’attaque et par la richesse de la problématique qui en structure les analyses. En effet, en tant que spécialiste reconnu de la sociologie de la culture et des médias, l’auteur choisit de réinterroger, 34 ans après, la postérité d’un livre publié en 1979 par Pierre Bourdieu (La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit) et qui est toujours considéré comme l’acte fondateur d’une discipline qui en était encore à ses balbutiements : la sociologie de la culture.

2 Cependant, depuis, le développement et la diversification du champ des biens culturels ont provoqué un grand nombre de bouleversements dans la structuration et la signification même des goûts et des pratiques culturelles. La principale originalité de l’essai d’Hervé Glevarec provient de sa volonté de rendre compte le plus précisément possible des pratiques émergentes en matière de consommation culturelle afin d’en dessiner un état des lieux fidèle. Comme le rappelle l’auteur, les sociologues ont principalement vocation à rendre compte de la place de plus en plus prépondérante prise, dans les pratiques des individus (et le plus souvent des catégories les plus diplômées), par des genres culturels « n’appartenant pas à la culture classique comme les musiques jazz, rock, électroniques, la littérature policière, la bande dessinée, les jeux vidéo, les séries télévisées, etc., mais aussi de la […] baisse de […] la fréquentation

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de l’opéra, de la musique classique, des émissions culturelles ou encore de la littérature » (pp. 7-8).

3 Ces deux évolutions ont été décrites par certains sociologues (par exemple, Richard Peterson, « Understanding Audience Segmentation: Fromeline and Mass to Omnivore and Univore », Poetics, 21, 1992, pp. 243-258), d’une part, en termes d’éclectisme et, d’autre part, en termes d’affaiblissement de la légitimité culturelle de la culture classique. Le concept d’éclectisme culturel permet de désigner la superposition « de genres culturels anciennement populaires aux portefeuilles de goûts classiques des catégories supérieures et diplômées, tandis que la dévaluation de la culture classique a été mise au compte d’un plus faible rendement de l’affichage culturel » (p. 8). Pour séduisante et opératoire qu’elle soit, cette théorie n’en demeure pas moins une tentative de concevoir une taxinomie destinée à classer les pratiques culturelles en fonction de variables. Néanmoins, l’apport de cette proposition théorique de Richard Peterson (ibid.) doit être soumis à une analyse critique des plus rigoureuses. En effet, dans son développement, le sociologue américain occulte certaines catégories socioprofessionnelles pourtant riches d’enseignements. Il semble méconnaître l’accroissement pourtant significatif des pratiques culturelles des jeunes générations (spécifiquement des femmes) et des catégories populaires. C’est ce réexamen critique que prend en charge Hervé Glevarec, montrant que, en matière de sociologie culturelle, « les biens culturels peuvent […] changer sans qu’aux yeux de certains [ne] bouge le contenant, à savoir la structure – maintenue –, la légitimité – reconduite – et l’explication par la distinction – défendue » (p. 13).

4 Dans la première partie de l’ouvrage, intitulée « Reconduction et déni » (pp. 19-44), l’auteur montre la difficulté inhérente à toute tentative de cartographie des pratiques culturelles des Français et la récurrence (pour ne pas dire l’omniprésence) de certains lieux communs propres à la définition du rapport des individus à la culture. Il souligne avec finesse que la culture populaire contemporaine se voit le plus souvent minorée, décrédibilisée, voire occultée tant par les institutions que par les chercheurs qui la prennent pour objet d’étude. Simultanément, la légitimité de la dite « haute culture » tend à s’affaiblir de plus en plus. Il semble donc que « l’arbre de la légitimité classique vient occulter la forêt des éclectismes culturels des catégories supérieures » (p. 31). Cela signifie qu’il n’y a pas d’automaticité entre la catégorie socioprofessionnelle d’un individu et les choix qu’il opère dès lors qu’il doit regarder un film au cinéma ou une émission de télévision à son domicile, visionner un DVD ou assister à une représentation théâtrale.

5 Même si elles s’en défendent avec véhémence, les catégories socioprofessionnelles les plus élevées « ont regardé de façon massive les films “Titanic”, “Les Visiteurs” et “Les Bronzés” » (p. 32). Cet état de fait paradoxal s’explique par le concept de réalisations culturelles « omnibus » qui sont consommées indifféremment par différentes catégories sociales. Ainsi le cinéma indépendant et/ou d’auteur – La Vie des autres (Henckel, 2006), Le Secret de Brokeback Mountain (Lee, 2005), etc. – n’est-il pas l’apanage des catégories supérieures, non plus que les blockbusters spectaculaires et pleins d’effets spéciaux – Star Wars (Lucas, 1977-2005), Le Seigneur des anneaux (Jackson, 2001-2003), etc. – ne sont celui des classes populaires. La réalité est plus complexe et plus nuancée : « Les individus diplômés formulent des jugements d’indifférence et de tolérance bien plus prononcés que la condescendance ou la pratique feinte à propos des pratiques populaires contemporaines qu’ils ont ou n’ont pas » (p. 35). Hervé Glevarec ne se limite

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pas à une analyse sociologique superficielle des pratiques culturelles assimilant les amateurs d’opéra ou de théâtre à des personnes vaniteuses. Il va beaucoup plus loin que le voile des apparences. Les dernières enquêtes (Olivier Donnat, Les pratiques culturelles des français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris, Éd. La Découverte/ministère de la Culture et de la Communication, 2009) sur les pratiques culturelles ont révélé une montée considérable des genres populaires contemporains et une baisse des genres classiques parmi les jeunes générations. Le sociologue de la culture consigne « la perte d’audience des genres de la musique classique, du théâtre et de l’opéra et le gain d’audience des genres de la visite au musée, de la fréquentation du cinéma, des concerts de musique rock et, enfin, l’apparition de l’ordinateur dans les pratiques » (p. 37).

6 Dans la deuxième partie de l’ouvrage (« Diversité culturelle », pp. 45-62), l’auteur rappelle que l’évolution des pratiques culturelles a été accompagnée par l’extension et la diversification du champ culturel à partir des années 60 qui ont vu le déploiement des dispositifs médiatiques et des supports matériels de la culture de masse. L’offre culturelle institutionnelle s’est aussi diversifiée par l’intermédiaire des décisions étatiques et territoriales qui, ensuite, ont entamé un processus de « légitimation par les politiques culturelles des pratiques infraculturelles (rock, bande dessinée) mais aussi des goûts d’avant-garde » (p. 51). L’extension considérable du nombre des genres culturels et du volume des œuvres est allée de pair avec une meilleure accessibilité des publics aux biens culturels de masse par les moyens techniques. En conséquence, les formes de la consommation culturelle « ont […] évolué dans le sens de pratiques moins conventionnelles, plus ludiques, festives, participatives » (p. 55). La transmission de la culture passe par un double mouvement de dissociation : d’une part, des scènes institutionnelles comme l’école ou le marché du travail et, d’autre part, des scènes sociales ordinaires de la sociabilité, celles des pairs. On explique ce mouvement de dissociation par une dialectique entre une culture de l’affichage et de la scène publique et entre une scène intime des goûts et des écoutes réelles plus éclectiques.

7 Dans la quatrième partie (« Faiblesses légitimistes », pp. 81-94), l’auteur pose la question de la légitimité des cultures contemporaines et prend l’exemple du rock : « l’assignation du rock à la catégorie des genres à moyenne légitimité culturelle [méconnaît] que le rock est dorénavant légitime parce que écouté par des catégories diplômées […] et institutionnalisé aux yeux de certains » (p. 83). En conclusion, Hervé Glevarec (p. 95) souligne « l’hétérogénéité qu’il y a entre la culture et le savoir, entre le fait d’être cultivé et le fait de produire du savoir ». Cette analyse, éclairante à plus d’un titre pour le chercheur en sciences humaines et sociales, ouvre des perspectives nouvelles.

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AUTEURS

ALEXANDRE EYRIES I3M, université Nice Sophia Antipolis, F-06200 [email protected]

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Françoise MÉNAND DOUMAZANE, Miroirs d’Aline. Ethnocritique d’un roman de C. F. Ramuz Nancy, PUN-Éd. universitaires de Lorraine, coll. EthnocritiqueS, 2013, 349 pages

Ammar Benkhodja

RÉFÉRENCE

Françoise MÉNAND DOUMAZANE, Miroirs d’Aline. Ethnocritique d’un roman de C. F. Ramuz, Nancy, PUN-Éd. universitaires de Lorraine, coll. EthnocritiqueS, 2013, 349 pages

1 On s’est longtemps habitué à lire Aline, premier roman de Charles-Ferdinand Ramuz (Lausanne, Payot, 1905) comme la tragédie d’un personnage victime d’un innocent amour passionnel. Mais, à la lecture pluridisciplinaire, au carrefour des sciences des textes littéraires et de l’ethnologie du symbolique qu’en propose Françoise Ménand Doumazane, on apprendra vite que l’enjeu esthétique et poétique dépasse le cadre réaliste d’un drame amoureux. En effet, la chercheuse en révèle l’agora et l’architecture des voix culturelles qui s’y jouent et s’y orchestrent.

2 Cette professeure agrégée de lettres classiques et docteure en langue et littérature françaises explore donc l’esthétique et la poétique de Charles-Ferdinand Ramuz. Rencontrant l’esthétique picturale de Lorenzo Lotto dès la première scène du roman d’ Aline, cette poétique se révèle petit à petit au long de ce parcours analytique qu’on a tant plaisir à lire grâce à un jeu de miroirs qui renvoie aux expériences sociales et scripturales de l’auteur tout en les faisant s’entrecroiser. Miroirs d’Aline s’ouvre sur une première partie intitulée « Aline en miroir » (pp. 21-114). Dans ses huit chapitres, la critique tente un parcours « ethnobiographique », explorant les « commencements » de l’auteur. Ses 27 premières années sont parcourues : sa naissance et son enfance, son parcours à l’école préparatoire et ses années de collège jusqu’au moment où il

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commence l’expérience scripturale d’Aline. De cet ensemble d’« expériences », la chercheuse sélectionne des biographèmes dont elle propose une lecture culturelle qui fait ressortir trois mots clés : « circulations », « passages » et « transactions ». Ainsi l’ethnocritique éloigne-t-elle son approche des lectures biographiques classiques tout en mettant « en miroir récit romanesque (1re édition d’ Aline en 1905) et récit autobiographique (1re édition de Découverte du monde en 1993) » (p. 22). Conformément à la démarche ethnocritique, elle permet aussi de conjoindre littérature et sciences humaines. Françoise Ménand Doumazane relève aussi tous les croisements qui existent entre le texte de Charles-Ferdinand Ramuz et d’autres auteurs, tels François-René de Chateaubriand, John Berger…

3 La deuxième partie, « Aline au miroir » (pp. 119-225), fait structurellement écho à celle qui la précède : elle est pareillement composée de huit chapitres. Ici, le miroir est orienté vers le matériau textuel qui se révèle être riche en éléments culturels. Données culturelles et symboliques que « Ramuz, par un travail d’écriture en spirale, s’approprie, réélabore et se réapproprie » (p. 119). Ainsi, s’agissant avant tout d’une étude tournée vers la littérarité du texte, l’auteure commence-t-elle par en étudier les grandes catégories narratives : espaces-temps, parcours actantiels des personnages et structure de l’intrigue y sont judicieusement décortiqués et, par la prouesse méthodologique que permet l’ethnocritique de la littérature, la chercheuse met au jour la polyphonie culturelle en œuvre. Catégorisant et nommant la configuration spatiale du roman grâce à des concepts empruntés à l’anthropologie, Françoise Ménand Doumazane a mis au point une structure ternaire lui permettant d’approcher anthropologiquement la réélaboration fictive de l’espace : la domus (espace familier et domestique), le saltus (terres incultes et abandonnées à la végétations) et le campus (terres maitrisées et cultivées par l’homme) s’imbriquent avec une structure temporelle cyclique condamnant le personnage d’Aline à un destin manqué et inachevé à bien des égards. Aussi, tout au long de son parcours, une figure semble être révélatrice du destin comme de la poétique du personnage et de la culture à l’œuvre : celle de la taupe et du taupier. Le croisement du fil métaphorique qui animalise Aline et du fil symbolique de la figure de la taupe fait entendre Aline à la critique comme une passante au destin manqué, un personnage liminaire, bloqué au seuil d’un destin manqué.

4 La troisième partie, « Aline, livre-miroir » (pp. 229-326), est un retour autoreflexif tourné en une « auto-ethnologie » de l’analyste elle-même. Elle est composée de l’ensemble des notes de lectures qui figure le déroulement de son itinéraire analytique, et cela de mi-janvier 2004 à septembre 2010. Ce chapitre rend non seulement compte de l’expérience de Françoise Ménand Doumazane en tant que chercheuse, mais aussi et surtout de son expérience en tant que lectrice traversant les « champs contemporains du savoir et de la société » (p. 323), et avançant à contre-courant d’une « auto- subjectivation ».

5 La prouesse de la lecture érudite de Françoise Ménand Doumazane réside non seulement dans son attention minutieuse au détail de l’œuvre qui fait « surgir toute l’œuvre » (p. 322), révélant ainsi la richesse des univers orchestrés par l’écriture de Charles-Ferdinand Ramuz, mais aussi et surtout dans la finesse d’une herméneutique qui révèle l’insolite là où l’on ne voit que du commun, du banal.

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AUTEURS

AMMAR BENKHODJA CREM, université de Lorraine, F-57000 [email protected]

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Stéphane OLIVESI, L’expérience esthétique. Une archéologie des arts et de la communication Paris, H. Champion, 2012, 451 pages

Agnès Felten

RÉFÉRENCE

Stéphane OLIVESI, L’expérience esthétique. Une archéologie des arts et de la communication, Paris, H. Champion, 2012, 451 pages

1 Le terme « archéologie » utilisé dans le sous-titre renvoie à une démarche d’historien. C’est pourquoi l’histoire de l’art est presque née en même temps que l’art lui-même. Elle s’est généralisée grâce à l’esthétique de Friedrich Hegel et le XIXe siècle a commencé à systématiser à la fois la critique et les approches historiques liées à un besoin de classement et à une volonté de mettre de l’ordre là où il ne semble pas y en avoir. Ce terme d’archéologie renvoie à Michel Foucault, dont l’auteur a analysé la méthode dans un article « User et mésuser… » (accès : http://w3.u-grenoble3.fr/les_enjeux/2004/ Olivesi/olivesi.pdf, consulté le 30/08/13). Dans cet article, on retrouve déjà la même méthode utilisée dans l’ouvrage. En choisissant une démarche scientifique qu’il considère comme positiviste, l’auteur explore toutes les pistes de manière objective et rationnelle. Ce qui le conduit aussi à imaginer les limites de ce qu’il avance. Il offre à penser et, ensuite, invite à critiquer en proposant une forme de dialectique habilement structurée. Cette progression heuristique le conduit d’un postulat de départ à une thèse finale qui est loin d’être une opinion figée. L’image de l’archéologie renvoie à une esthétique organique, une stylistique imagée qui repose sur une vue originale de l’art et de sa critique. Elle est donc intéressante à commenter. Elle renvoie aussi à une sorte d’architecture qui relèverait d’une vue de l’esprit à même d’assembler divers éléments composites afin de structurer un édifice cohérent. Les constituants de cet édifice sont

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l’histoire, le langage, l’approche de l’auteur, le génie, les sens, l’émotion, l’expérience, voire les expériences et sa dynamique.

2 Dans l’introduction (pp. 7-15), l’auteur du livre présente la sociologie contemporaine. Elle est un outil qui permet d’élargir la compréhension des universaux impliqués dans l’expérience artistique. L’auteur tente de définir avec une méthode imparable et une logique forte. Le livre aborde le thème selon différents points de vue. En effet, l’auteur étudie plusieurs perspectives. Il se place tantôt en philosophe, renonçant à certaines théories de la phénoménologie, tantôt en sociologue ou en historien. Ainsi précise-t-il son projet de départ. Pour lui, l’expérience esthétique est une énigme. Plusieurs rencontres en sont à l’origine. Il s’agit de la rencontre entre auteur et spectateur et de celle entre le créateur et son public. Les différents objets ont presque tous leur singularité. C’est pourquoi l’établissement de règles qui permettent de comprendre l’expérience esthétique doit se faire avec prudence. Quelles sont les approches les plus pertinentes ? Y en a-t-il de vraiment pertinentes ? Faut-il en éliminer certaines ? Se questionner sur l’expérience esthétique demande aussi de s’interroger sur les catégories esthétiques dont nous disposons tous. Doit-on faire un choix ?

3 Même si l’ouvrage est très synthétique et aborde une quantité d’œuvres non négligeable, Stéphane Olivesi a éliminé certaines approches. Il n’oublie quasiment aucune période ou tout au moins s’intéresse aux mouvements essentiels, comme la Renaissance, le Baroque, les avant-gardes, le Romantisme, etc. Il s’oblige aussi à remettre en question les différentes catégories. Ainsi explore-t-il toutes les formes d’approche critique, de la plus subjective à la plus objective. Les exemples sont nourris et nombreux pour chaque sous-catégorisation. L’auteur reconnaît un des travers majeurs – dans lequel il ne tombe pas –, il s’agit d’une théorisation excessive. Dans le volume, le cheminement est aisé car l’argumentation repose sur des exemples précis qui illustrent bien les thèses avancées. Les méthodes adoptées sont diverses. L’organisation permet d’envisager plusieurs démarches. L’auteur envisage les pistes historiques, critiques, sémantiques, auctoriales et philosophiques et étudie le langage de l’art, sa finalité et les différentes approches esthétiques. Il a sélectionné certains aspects éclairants dans le domaine de l’esthétique.

4 Le premier chapitre (pp. 17-63) s’intéresse aux liens entre l’histoire et l’art. Selon lui, l’esthétique de Friedrich Hegel a eu le mérite d’introduire la notion historique. Auparavant, les critiques d’art ne se focalisaient pas sur ce point. Le contexte historique est primordial pour étudier l’esthétique d’une œuvre. C’est pourquoi l’histoire et l’historicité permettent aussi de déterminer une approche esthétique de l’œuvre. La société apporte un regard intéressant sur les œuvres et permet de les contextualiser. L’intérêt est de pouvoir établir des critères communs permettant justement de mettre en place la singularité de l’œuvre. Justement, on peut se demander quels sont les atouts de l’histoire par rapport à l’art et quel rôle elle joue. Elle permet d’étudier les logiques et les spécificités de l’œuvre. Intégrer le passé et envisager le futur est nécessaire pour comprendre une œuvre. La notion d’historicité devient importante au XIXe siècle. L’historisation a donc une fonction critique.

5 Le second chapitre (pp. 65-117) se consacre à étudier l’expérience esthétique en se demandant quel type de jugement il est possible de formuler sur l’œuvre. Le jugement repose sur l’idée de beau. Cette notion est fondamentale en esthétique. Elle est même le but ultime de nombreuses œuvres. Celles qui avouent de manière ostentatoire ne pas s’intéresser au beau, lui reconnaissent tout de même une existence propre car il est une

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sorte de référence implicite, ancrée dans chaque esprit créateur. Prôner une esthétique du laid revient presque à la même démarche. Le contraste est fort, mais le beau reste sous-entendu. La classification est nécessaire devant la multitude des œuvres d’art. Le classement est commode au sens où il permet d’établir des points communs entre elles afin de pouvoir les étudier dans une démarche comparatiste. Bien sûr, les catégories ne réussissent pas complètement à définir les œuvres qu’elles englobent. C’est pourquoi il faut envisager de créer des sous-catégories afin d’affiner ce classement. Cette tentative permet donc de voir les constantes et aussi de mesurer les écarts. Parmi ces catégories, on trouve les genres et les mouvements. Selon Stéphane Olivesi, le genre, peut être considéré comme un prétexte. Il peut être détourné ou mélangé. Cette catégorie floue permet de choisir une base de travail à partir de laquelle orienter son œuvre. La catégorie ou le label sont des choix terminologiques flous et parfois incomplets. Les mots « art contemporain » désignent par exemple de multiples œuvres. Ce terme renvoie plus à une époque qu’à un effort de classification. L’art a tant évolué qu’il devient presque impossible de le catégoriser. Il convient tout de même d’opérer des classements opérationnels. L’importance de classer les œuvres n’est plus à démontrer. Il est donc nécessaire de l’aborder par l’historicité. Firedrich Hegel et, ensuite, le XIXe siècle ont mis en place une étude systématique qui permet de classer les œuvres. La première approche logique est de trouver l’appartenance d’une œuvre et essayer de lui attribuer une catégorie sans nécessairement passer par l’attribution d’une étiquette qui empêcherait de considérer tous ses aspects propres.

6 Le troisième chapitre (pp. 119-189) présente la notion de sujet. Car l’auteur est le fondement de l’œuvre. Il existe une défiance à l’égard de cette notion dont certains auteurs eux-mêmes se méfient. C’est pourquoi ils se permettent de ne pas se montrer dans leurs œuvres et communiquent le moins possible sur ce qu’ils font. La personnalité d’un créateur intéresse de nombreux critiques au moins autant que leurs œuvres. Même une façon de se cacher peut dévoiler encore davantage. Le sujet invite naturellement à s’interroger sur la notion de génie, fondamentale en esthétique. Elle permet aussi d’expliquer que la faculté d’un homme à créer doit être mise en relation avec le contexte. Il ne suffit pas de découvrir les critères établissant le potentiel de caractères exceptionnels propres au créateur. Ces signes intrinsèques n’ont de sens que mis en rapport avec ceux des autres créateurs. Certes, considérer que Vincent Van Gogh et Wolfgang Amadeus Mozart sont des génies et tenter d’expliquer pourquoi est une démarche intéressante, mais elle ne suffit pas. Les limites sont vite perceptibles. La difficulté d’analyser une œuvre provient de cette difficulté à cerner les différents contextes. Ils ne sont pas tous évidents au premier abord. L’exigence de rendre compte de manière la plus neutre qui soit, implique de multiplier les approches.

7 Par le renversement de la problématique, le quatrième chapitre (pp. 191-242) permet à l’auteur de démontrer que l’art est prétexte de socialisation. Il s’interroge sur le mode de socialisation constitutif d’un univers de la production et de la réception dans le domaine artistique. Il convoque les théories psychanalytiques de Sigmund Freud pour élaborer une approche de l’expérience esthétique et analyse en profondeur les langages de l’art. Il traite donc des composants sémiotiques de l’œuvre et se fonde sur les exemples du langage cinématographique avant de s’intéresser aussi aux rituels en art. Ce qui, en définitive, retient son attention est la socialisation de l’art. Car le rapport à l’art est tout autant intime, privé que social.

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8 Le cinquième chapitre (pp. 243-339) se focalise sur la représentation, la narration et l’expression. La plupart des œuvres, y compris les œuvres abstraites, racontent quelque chose. C’est pourquoi la narration est le centre de la production. Son absence, comme dans le cas de l’art abstrait, est même significative. Le refus du narratif constitue en quelque sorte aussi une démarche narrative. Les critiques se sont toujours efforcés d’être les plus précis, les plus objectifs possible. Cette perspective est considérée comme positiviste par Stéphane Olivesi. Dans la narration, la dimension imaginaire et anthropologique est très importante. Une œuvre vient forcément d’une personne et de son inconscient. Il faut envisager à partir du réel de reconstruire une œuvre qui fait appel à l’imaginaire. Pour ce faire, il faut mobiliser le savoir pour représenter au mieux en tenant compte de contrastes sophistiqués. L’image renvoie aussi au sacré et à dieu. La représentation passe par l’imitation, mais la dépasse largement. Dans une perspective plastique, il est intéressant de se demander quel rapport entretient la forme avec la couleur. L’expérience esthétique passe par une multitude de voies et de voix. Il s’agit de les regrouper afin de finaliser une approche la plus esthétiquement complète. Tous les critères habituels d’approche peuvent être convoqués. C’est pourquoi Stéphane Olivesi se montre le plus complet possible et envisage de nombreuses pistes d’approche. Il se concentre moins sur l’auteur que sur d’autres critères. Ceci s’explique par la perte de vitesse des approches auctoriales. Le XXIe siècle est loin des critiques tel Charles-Augustin Sainte-Beuve. Chez l’auteur qu’il abandonne au profit des classements, du langage de l’art ou des dynamiques esthétiques, il considère la notion de génie. Celle-ci a toujours été observée, voire jalousée. En effet, il est de bon ton de considérer que les créateurs sont naturellement disposés à être des génies. Cette explication sur l’expérience esthétique est la plus simple et la plus évidente. Stéphane Olivesi veut aussi aborder une multiplicité d’œuvres afin d’établir l’expérience esthétique. Le terme « expérience » est relativement neutre car il aborde bel et bien la critique comme une démarche positiviste dont il s’agit de trouver les tenants et les aboutissants. L’œuvre d’art est un ensemble de facteurs mis en œuvre de manière complexe. Éprouver son esthétique, la mettre à l’épreuve met en jeu également de nombreux phénomènes complexes. Les pistes d’approches relèvent de l’histoire, de la philosophie, de la phénoménologie. Il faut aussi étudier les matériaux et le langage qui reste le fondement de toute création artistique. C’est pourquoi la narration révèle son importance elle aussi.

9 Le sixième chapitre (pp. 341-406) étudie plus spécifiquement les dynamiques de l’expérience esthétique en s’appuyant sur l’exemple des avant-gardes. Celles-ci sont des jalons qui datent historiquement la production esthétique, mais qui sont aussi des avancées provocatrices vers une définition possible de l’art. Les critères qui permettent de les jauger sont fondés sur leur capacité à innover. Comment ne pas se fonder sur la tradition ? L’étude se termine par la valorisation de l’expérience esthétique et attire l’attention sur l’aspect sacré de l’œuvre.

10 En conséquence, les intérêts de l’ouvrage sont multiples. L’auteur veut présenter un point de vue original sur les expériences esthétiques. Il s’intéresse à de nombreuses œuvres. Il repense les formes classiques d’histoire de l’art et propose des catégories plus générales et moins fermées. Sa passion pour l’art se traduit par la mise en valeur des œuvres. Son extrême érudition se montre dans la connaissance très précise de grandes références dans l’esthétique. Le style permet d’éviter les écueils d’une abstraction trop forte. Dans l’ouvrage, le cheminement permet de se faire une idée

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claire sur l’état actuel de la critique en matière d’art. Différents points de vue viennent se mêler, mais seule la voix de d’art domine, l’auteur s’effaçant derrière les œuvres. Ainsi l’ouvrage nourrit la discussion autour des notions capitales en matière d’art. La définition que propose Stéphane Olivesi se veut multiple et, surtout, ouverte. C’est pourquoi, chacun peut diversement apporter sa pierre à l’édifice en s’interrogeant sur l’intérêt des œuvres qu’il rencontre. La notion de rencontre est capitale. Stéphane Olivesi la résume en quatre étapes simples et révélatrices de cette expérience esthétique qu’il convient de définir en termes d’actions, de dynamiques, selon le terme qu’il adopte dans le dernier chapitre. Ces quatre phases sont le choix d’un livre, l’écoute d’un concert, le plaisir de regarder une toile et l’intérêt des œuvres. L’auteur démontre sa faculté à observer les limites de ses propos. C’est pourquoi le volume sur l’esthétique est capital car il synthétise d’autres ouvrages de référence, parce qu’il expose des positions très originales et qu’il s’intéresse aussi aux avant-gardes artistiques.

AUTEURS

AGNÈS FELTEN CREM, Université de Lorraine, F-54000 [email protected]

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Céline PARDO, Anne REVERSEAU, Nadja COHEN, Anneliese DEPOUX, dirs, Poésie et médias : XX-XXIe siècle Paris, Nouveau Monde Éd., Coll. Culture/médias, 2012, 342 pages

Sara Ben Larbi

RÉFÉRENCE

Céline PARDO, Anne REVERSEAU, Nadja COHEN, Anneliese DEPOUX, dirs, Poésie et médias : XX- XXIe siècle, Paris, Nouveau Monde Éd., Coll. Culture/médias, 2012, 342 pages

1 Les actes du colloque Poésie et médias tenu à l’université Paris-Sorbonne réunissent quinze contributions pour l’essentiel dues à des universitaires. L’ouvrage puise dans une perspective interdisciplinaire : la littérature et les sciences de l’information et de la communication. Gérard de Nerval écrit dans certains de ses sonnets « perdraient de leur charme à être expliqués, si la chose était possible ». L’imaginaire et la pensée des médias comme les circulations médiatiques de la poésie articulent l’ouvrage. Le développement des inventions technologiques et médiatiques – le cinéma et la photographie, le développement des moyens de diffusion massive (presse, radio, disque, télévision et internet) – ont permis de nouvelles représentations de la poésie et suscité de nouvelles pratiques d’écriture. Face aux évolutions technologiques et à l’usage des nouveaux médias, l’ouvrage traite de la problématique suivante : quelle est la place de la poésie dans un nouveau contexte communicationnel de médias informatisés ? La poésie est-elle en survivance ou en mutation, et comment peut-on l’appréhender ? Sur une veine poétique, les chercheuses Céline Pardo, Anne Reverseau, Nadja Cohen et Anneliese Depoux observent : « Cette activité [la poésie] est essentiellement une activité de médiation : la poésie ne prend pas la parole, elle donne la parole. Elle s’offre comme une médiation entre moi et mon langage, qui me fuit, moi et les autres, qui m’échappent, moi et le monde, moi et moi – ma souffrance et ma joie

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indicibles » (p. 21). Longtemps cantonnée et restreinte à la « littérarité », la littérature est ici plutôt envisagée comme acte de communication. Trois volets structurent le volume : le premier est « Imaginaire et pensée des médias à l’œuvre » (pp. 27-173). Le deuxième volet préfère la métaphore « Quand les poètes sortent du livre » (pp. 177-247) et le dernier se penche sur les « Circulations médiatiques de la poésie » (pp. 251-330). Toutefois, notre lecture articule deux parties : la première présente l’ouvrage et la deuxième le commente et le discute brièvement.

2 Comment étudier et concevoir la poésie comme acte de communication ? L’ouvrage montre la mise en relation de la poésie avec les médias et comment ceux-ci contribuent au travail de l’écriture poétique en engageant une poétique originale. Son champ d’investigation est lié à une nouvelle ère historique : la poésie dans sa relation avec les médias et la technologie. Le livre est composé de trois parties. La première, « Imaginaire et pensée des médias à l’œuvre » (pp. 27-173), est alimentée par ces sept chercheurs : Philippe Ortel (pp. 27-52), Anne Reverseau (pp. 53-74), Nadja Cohen (pp. 75-90), Céline Pardo (pp. 91-112), Gaëlle Théval (pp. 113-130), Carrie Nolland (pp. 131-154) et Jean-Pierre Bobillot (pp. 155-173). Le premier, Philippe Ortel – « L’envers du cinéma dans la poésie de Pierre Reverdy » (pp. 27‑52) –, a réfléchi sur l’invention cinématographique dans l’œuvre de Pierre Reverdy. Étudiant le recueil de Philippe Soupault dans « Photographies animées ou les enjeux poétiques d’un titre : emprunts et transferts » (pp. 53-74), Anne Reverseau place les enjeux poétiques de photographies animées au cœur de ses réflexions. Cinq poèmes de photographies animées pourraient bien être perçus comme les cinq pages successives d’un album de photographies. Quant à Nadja Cohen, avec « La Bréhatine, un scénario trop tournable de Guillaume Apollinaire » (pp. 75‑90), la chercheuse met en lumière La Bréhatine, un scénario du poète Guillaume Apollinaire dont l’attrait pour le cinéma est lucide : « Je m’intéresse avant tout au progrès. Toute invention trouve en moi un admirateur éclairé, du moins enthousiaste. D’autre part, Les Lettres et les arts sont ma consolation et satisfont mon amour de ce qui est beau, de ce qui est sensé. Après cela, on imagine sans peine que le phonographe et le cinématographe ont pour moi un attrait sans pareil. Ils satisfont tout à la fois mon amour pour la science, ma passion pour les lettres et mon goût artistique » (p. 75). Nadja Cohen explique la cause principale de l’intérêt du poète pour le cinéma par ce que « le cinéma synthétise l’expérience de la modernité qui fascine Apollinaire, une expérience de la vitesse, du choc et de l’image en mouvement » (p. 78). Cependant, Céline Pardo – « La mise en livre du Savon de Francis Ponge » (pp. 91‑112) – pense l’écriture du recueil poétique de Francis Ponge, Le Savon, lequel s’est étendu sur 25 années et migre de medium en medium pour devenir un livre en 1967. En revanche, Gaëlle Théval montre « Les transferts intermédiatiques dans la poésie ready-made » (pp. 113-130), poésie inventée par Marcel Duchamp en 1915. Pour elle, le ready-made se définit comme étant « un type d’œuvre d’art qui s’incarne dans un objet manufacturé : un porte-bouteilles, un portemanteau (Trébuchet) ou encore une pelle à neige (In advance of the broken arm) » (p. 113). « Le poème ready-made est un poème dont la totalité du contenu est empruntée. Ce contenu peut être de diverses natures : linguistique, iconique, objectal ou encore sonore (p. 114) ». Gaëlle Théval pose la problématique suivante au cœur de sa réflexion : comment le ready-made, en tant que dispositif, met-il à nu le rôle du medium ? Pour sa part, Carrie Noland, enseignante de littérature comparée à l’université de Californie, trouve son engouement dans sa contribution « Poésie et typosphère chez Léon‑Gontran Damas » (pp. 131‑154) consacrée à la poésie noire et à la typosphère chez le poète guyanais Léon-Gontras

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Damas. Poésie noire ou celle de la négritude, néologisme d’Aimé Césaire, selon Carrie Noland, Léon‑Gontran Damas « s’est emparé des possibilités graphiques de la presse, de l’espacement et de la typographie, pour élaborer une poétique de la négativité capable de saisir l’expérience de la facticité noire » (p. 138). Argumentant en faveur de l’écriture sans frontière, dirons-nous, elle conclut sur ces vives paroles : « L’accomplissement de Damas est d’avoir écrit un poème, et ce poème n’est ni africain, ni français, ni noir, ni blanc, ni tam-tam, ni orchestre, mais plutôt un phénomène singulier actualisé et actualisable sur plusieurs registres dans toute la plénitude de notre esthétosphère métissée » (p. 154). Enfin, avec « Naissance d’une notion : la médiopoétique » (pp. 155‑173) créant la notion de « médiopoétique », Jean–Pierre Bobillot élucide le rapport des poètes aux conditions matérielles de l’écriture.

3 Ensuite, abordant les pratiques poétiques, la deuxième partie vise à atteindre la métaphore « quand les Poètes sortent du livre ». De fait, les poètes explorent divers supports, langages, dispositifs et montrent que les médias non livresques informent le travail poétique. Ainsi, quatre chercheurs réfléchissent-ils à ce sujet : Olivier Belin – « “Le cinéma n’est pas un art” : René Char et la tentation cinématographique » (pp. 177‑197) – analyse la double facette de René Char : son expérience cinématographique (jusqu’au réquisitoire de 1950 contre le cinéma) et le « recyclage » du modèle cinématographique dans le théâtre. Dans « Poésie sonore et culture de masse en France et aux États‑Unis : B. Heidsieck et J. Giorno » (pp. 199‑216), Clémentine Hougue compare la poésie sonore et la culture de masse. La poésie sonore, née à Paris en 1959, a pour représentant Bernard Heidsieck qui, avec son magnétophone, crée des poèmes. Pionnier de la poésie sonore américaine, Brion Gysin invente la permutation à partir de la technique du cut- up : d’une phrase, le poète permute des mots en percevant « toutes les combinaisons possibles » (p. 202). De l’approche comparatiste entre la poésie sonore et la culture de masse en France et aux États-Unis et partant de deux poètes, Clémentine Hougue distingue les rapports des poètes sonores avec les médias, comment ils intègrent ou détournent dans leur écriture poétique leurs codes, références et modalités de fonctionnement. C’est sur les travaux d’enregistrement que l’œuvre poétique a marqué un tournant, car innovant. Travaillant avec la bande magnétique, Bernard Heidsieck décrit son travail de la sorte : « Le poème […] dans son perpétuel souci de communication [...] a utilisé les moyens, les techniques électriques, électroacoustiques, qui se sont offertes à lui et qui sont celles de notre bain sonore quotidien » (p. 207). Interrogeant le statut du poète, celui-ci perçoit le poème comme en prise directe avec le cosmos ; pour lui, « le poème sort de sa béatitude […], réintègre la société […], la sollicite sans se priver du droit de la fustiger […], la mer, la masse, le multiple, la foule, le vulgaire et la multitude » (p. 208). La différence entre John Giorno et Bernard Heidseick est que l’un renouvelle la poésie de l’« intérieur », tandis que l’autre perçoit le renouveau des rapports avec le public. John Giorno, dont le discours est provocateur et contestataire, use du téléphone, médiatise la poésie pour la rendre immédiate. En revanche, Bernard Heidseick réfléchit au langage et à la communication à l’ère des mass medias et pose le caractère immédiat de l’information. Les deux poètes s’accordent à livrer un discours critique sur le monde et la société de consommation dont la culture de masse est le corollaire direct. En outre, limitant sa réflexion à un cas d’écriture télévisuelle dans « La tour et le cagibi : Beckett lecteur de Yeats pour la télévision » (pp. 217‑234), Anne-Cécile Guilbard montre que le dispositif du téléfilm … que nuages… (Beckett, 1977) renouvelle le fonctionnement de l’image poétique et témoigne du travail lassant des mots chez Samuel Becket. Le travail d’Alessandro De

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Francesco – « Les environnements de lecture » (pp. 235‑247) – consiste à confronter les poèmes et les nouvelles technologies pour le traitement du son. Grâce « au medium numérique », l’auteur montre qu’« il est possible de créer des formes d’interaction entre la voix et la poésie » (p. 236).

4 Enfin, la troisième partie analyse la circulation médiatique de la poésie à travers quatre contributions de Mathilde Labbé, Anneliese Depoux, Étienne Claudel et Georges Mathieu. D’abord, dans « “Chers auditeurs”, “Cher Charles” : réception de l’œuvre de Charles Baudelaire à travers deux récits radiophoniques » (pp. 251‑269), Mathilde Labbé s’intéresse à la réception de l’œuvre de Charles Baudelaire dans deux séries radiophoniques diffusées sur Arte radio (émissions réalisées par Thomas Guillaud- Bataille) et France culture (émissions de Raphaël Enthoven). Quant à Anneliese Depoux, « Des livres aux murs de la ville : métamorphoses médiatiques et circulation de la poésie dans le paysage urbain contemporain » (pp. 271‑288), la chercheuse interroge la circulation des représentations de la poésie dans l’espace public et les musées, son travail est focalisé sur deux poètes, Francis Combes et Gérard Cartier, qui ont œuvré à l’affichage d’une centaine de poèmes sur les quais et les rames du métro parisien. Anneliese Depoux montre comment, de 1993 à 2007, cette pratique a participé d’un acte éditorial et a redéfini les frontières du genre littéraire parce que le dispositif de l’affiche crée un nouvel espace littéraire. Étienne Candel – « Une esthétique du média ? La poésie comme appropriation d’Internet » (pp. 289‑312) – met en lumière la poésie comme appropriation de l’internet. Ainsi, plaçant l’étude de la poésie dans un contexte médiatique en vif essor, le rapport poésie-internet permet-il une publication et une diffusion plus aisées et jette les fondements d’un terrain sémiotique nouveau pour l’élaboration d’une poésie numérique à travers la pratique d’édition en ligne. Enfin, réfléchissant sur le statut de la poésie, le quatrième et dernier chercheur, Georges Mathieu – « La poésie des rencontres » (pp. 313‑330), tente de mettre au jour quelle vision de la poésie est portée, privilégiée, construite par ces « rencontres » périodiques. Ses cas à l’étude relèvent de lectures publiques de poésie dans la région lyonnaise (Les salles à Lyon et la Bibliothèque lyonnaise de la Part-Dieu). Définissant la poésie, l’auteur écrit : « La poésie consiste dans le fait de dire ou de paraître dire quelque chose dans un mode sacralisé – par le rythme, le vocabulaire, la syntaxe, la disposition graphique –, un discours qui actuellement relève majoritairement de l’intime, mais aussi, traditionnellement et encore aujourd’hui de façon non négligeable, du collectif : national, religieux, moral » (p. 313). Après avoir rappelé que la poésie est une activité culturelle, personnelle et sociale, il justifie sa place au sein du nouveau contexte en argumentant : « C’est dans la logique même de cette activité qu’ elle donne lieu à des réunions d’audition réciproque ou d’écoute collective, voire à des ateliers d’écriture » (p. 314). La pensée de Georges Mathieu interroge de pertinentes questions. Pourquoi dire des poèmes ? Pourquoi les entendre et pourquoi les faire entendre ? Sur quels critères les organisateurs des rencontres poétiques choisissent-ils les poètes ? Comment parvenir à médiatiser les lectures publiques, quelle publicité en est faite ? Rituels vivaces de l’époque actuelle, ces lectures confèrent aux poètes et à la poésie une visibilité sociale et préservent, par conséquent, leur valeur, leur sacralisation et par là leur vulgarisation.

5 L’ouvrage est une réflexion approfondie sur l’interdisciplinarité : la littérature et la communication. Il est axé sur la poésie en confrontation avec les sciences de la communication et de l’information. Les contributions ont pris le cas de la poésie face au développement des médias. Loin de répondre aux questions « qu’est-ce que la

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poésie ? », « comment la lire ou comment la comprendre ? », l’étude présente des réflexions sobres, de quoi aiguiser le sens critique. De plus, une introduction (pp. 7-24) ainsi que les remerciements (p. 331) et la liste des auteurs (pp. 333-340) précisent certains aspects formels de l’ouvrage.

6 Un pan de recherches en sciences de l’information et de la communication développe ses approches documentaires d’ordre historique. En 1970, Roger Fayolle (in : Jacques Bersani et al., éds, Comment la littérature nous arrive, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2009) pose le littéraire sous l’optique de sa médiation. Malgré la convergence des deux disciplines que sont la littérature et la communication, une tension émerge, ce qui a conduit Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier (« Littérature et trivialité », Communication & langages, 135, 2003, pp. 25-26 ; « “La valeur” de la médiation littéraire », Communication & langages, 150, 2006, pp. 35-44) à écrire : « La notion de littérature n’a de sens que dans l’espace social où elle se déploie, et en même temps elle a tendu, depuis deux siècles, à se poser de plus en plus en antithèse de la communication sociale. Tension sans cesse réitérée de la valeur littéraire : la littérarité s’affirme dans la coupure, mais émane des circuits de légitimation et de commentaire des textes » (p. 11).

7 Les contributions des chercheurs présentent les concepts, les théories, les approches communicationnelles au cours des XX et XXIe siècles. Elles posent la problématique suivante : quel est le devenir de la poésie au sein des médias informatisés dont l’internet ? Comment la poésie sera-t-elle appréhendée à l’avenir ? Illustré par des exemples, l’ouvrage se veut une fine analyse de la poésie éclairant le rôle joué par les médias dans l’expérience tant poétique qu’humaine par un large spectre de recherche puisant dans des articles depuis Guillaume Apollinaire aux pratiques de la poésie contemporaine dans la Cave littéraire (1983) auxquelles Georges Mathieu adhéraient et qu’il animait durant la période 1996-2005. Toutefois, deux points méritent d’être soulevés. Le premier relève de la réflexion de Georges Mathieu sur la poésie des « rencontres ». Pour intéressante qu’elle soit, la contribution s’est restreinte à une poésie régionale de Lyon, la Bibliothèque de la Part-Dieu, le Petit Théâtre lyonnais, le « Café poétique », l’Agora Tête d’Or (lieu de conférences et de débats dans un couvent dominicain), et l’espace Pandora (dont la vocation est l’édition avec les Éditions La Passe du vent), à l’exception de la Cave littéraire de Villefontaine, située en Isère, où l’association Poésie vive organise ces rencontres depuis 2000. Or, il semble que ces lectures-rencontres seraient plus vives encore avec l’ouverture sur d’autres poètes venus d’horizons divers, car on a longtemps reproché à ces lectures leur sectarisme (puisque ce sont toujours les mêmes poètes qui sont invités !). Cependant, la liste des auteurs et la participation de doctorantes, placées dans les remerciements, font des contributions un ouvrage de référence destiné aux étudiants et chercheurs car revalorisant la place de la littérature dans les médias. Explorés sous l’angle communicationnel et perçus sous un nouveau jour, les territoires de la poésie permettent d’historiciser le littéraire, de le produire, le diffuser et le vulgariser parce que l’œuvre littéraire est une fenêtre ouverte sur des écrits, sur des pratiques non livresques (la création radiophonique…). Enfin, le deuxième point critique, par lequel nous terminons, renvoie au volume de l’ouvrage. Ainsi 342 pages auraient-elles pu être organisées en deux axes : l’imaginaire des médias à l’œuvre et la diffusion de la poésie. Pour notre part, le livre n’est pas le palmarès des bons poètes, mais, en rendant à la poésie, en tant qu’actes et formes de militantisme, sa densité textuelle, son espace visuel et

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auditif, son action et sa mémoire rhétoriques, nous favorisons aisément sa transmission.

AUTEURS

SARA BEN LARBI CREM, université de Lorraine, F-57000 [email protected]

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Laurence PIEROPAN, éd., Le monde de Charles Bertin Bruxelles, Éd. Archives & Musée de la littérature, coll. Archives du futur, 2013, 320 pages

Katherine Rondou

RÉFÉRENCE

Laurence PIEROPAN, éd., Le monde de Charles Bertin, Bruxelles, Éd. Archives & Musée de la littérature, coll. Archives du futur, 2013, 320 pages

1 L’ouvrage réunit des études consacrées à l’écrivain belge Charles Bertin (Mons 1919- Rhode-Saint-Genèse 2002). Poète, romancier, dramaturge et essayiste, le neveu de Charles Plisnier, élu membre de l’Académie royale de langue et littérature française de Belgique en 1967, est une figure majeure du paysage culturel belge. Après des études de droit et de sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles, Charles Bertin renonce rapidement au barreau et s’engage dans une carrière administrative afin de bénéficier de suffisamment de temps libre pour se consacrer à l’écriture, collaborer avec de nombreux journaux et travailler occasionnellement pour la radio et la télévision. Écrivain néoclassique actif dès la fin des années 30, Charles Bertin participe au renouvellement des Lettres belges de langue française entre 1945 et 1960. Il obtient de nombreux prix en Belgique – prix Victor Rossel et prix triennal du Roman de la Communauté française de Belgique pour Le Bel Âge (Paris, A. Michel, 1964) etc. – et à l’étranger – prix Italia pour son œuvre télévisuelle Christophe Colomb (1953), grand prix de la Société des gens de Lettres pour le roman Les Jardin du désert (Paris, Flammarion, 1981), etc. Ces récompenses témoignent du rayonnement d’une œuvre qui mérite l’attention des spécialistes de la littérature francophone. Toutefois, l’attachement viscéral de Charles Bertin à la culture – et plus spécifiquement à la culture française (l’écrivain ne reconnaît pas de légitimité à la notion de belgitude) – ne se limite pas à ses publications. Particulièrement sensible aux problèmes linguistiques qui secouent la Belgique à partir des années 60, il s’investit dans la défense des droits linguistiques des

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francophones de Belgique. En 1971, par exemple, il fonde l’Association culturelle de Rhode-Saint-Genèse, qui cherche à promouvoir la culture francophone au sein de cette commune à facilités de la banlieue bruxelloise. Il en deviendra rapidement le président et permettra, en 1979, la reprise, par l’association de l’ancienne bibliothèque publique francophone de la commune, fondée en 1938. La bibliothèque porte aujourd’hui son nom, afin de rappeler l’engagement constant de l’écrivain dans la promotion de la culture française.

2 Le rayonnement de Charles Bertin ne se limite donc pas à la Belgique. Outre les prix mentionnés plus haut, Charles Bertin est le premier Belge à remporter le prix Goncourt, en 1937. Il est également membre de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) depuis 1947 et président du comité belge d’octobre 1971 à novembre 1989. Il en devient ensuite président d’honneur.

3 Par conséquent, l’œuvre bertienne mérite une étude minutieuse en raison de ses qualités artistiques et de la place de l’auteur dans le champ littéraire. Toutefois, la critique passée s’est essentiellement intéressée à ses premiers effets éclatants, laissant de côté certaines nuances. Une lacune que Laurence Pieropan se propose de combler, par cet essai constitué de multiples sources et témoignages. Entre autres travaux, certains collaborateurs proposent une étude minutieuse des archives de l’auteur, accessibles depuis 2006 : le fonds d’archives Charles Bertin, conservé aux Archives & Musée de la littérature, et le don à la bibliothèque précieuse du Musée royal de Mariemont. Le monde de Charles Bertin invite le lecteur à (re)découvrir une œuvre importante de la Belgique littéraire de la seconde moitié du XXe siècle et à mieux cerner les rapports de Charles Bertin avec la France et la culture française. Les textes rassemblés par Laurence Pieropan précisent la trajectoire d’un écrivain lié à l’institution littéraire et à d’autres associations, contribution non négligeable à l’histoire littéraire et à celle des idées.

4 L’ouvrage s’articule en cinq parties, constituées tantôt d’études scientifiques de spécialistes de la littérature belge – Catherine Gravet (université de Mons), Marie-Ange Bernard (présidente de l’association Charles Plisnier), Heinz Klüppelholz (université de Duisbourg), etc. – tantôt de témoignages de proches ou collègues – Claude Brulé (ancien président de la SACD), Pierre Laroche (metteur en scène et acteur), etc. Cette diversité d’approches garantit une vision globale de la place de Charles Bertin dans le champ littéraire belge.

5 À travers diverses exégèses, la première partie, « Aux sources de la vie » (pp. 13-91), dévoile le questionnement religieux permanent de l’écrivain et sa réflexion récurrente sur la condition humaine. Indubitablement, elle permet une meilleure connaissance des assises psychologiques et esthétiques de l’écrivain. La deuxième partie, « Premières pièces, premiers romans » (pp. 93-149), étudie les premières créations de Charles Bertin, terrain d’expérimentation où l’auteur se joue des codes littéraires. Cette mise à plat dégage la réelle cohérence de fond d’une œuvre qui peut sembler disparate en raison de sa grande diversité de thématiques et de registres. Ces textes révèlent également un esprit du temps, littéraire et socioculturel. La troisième partie, « Une décennie à l’enseigne théâtrale ? Une vie » (pp. 151-216), précise les nouvelles convictions et les choix esthétiques de l’auteur en matière théâtrale, au début des années 60. La production de cette décennie se caractérise par une écriture plus métaphorique, sans que Charles Bertin ne s’en explique. Les études de cette section invitent le lecteur à envisager un effet de compensation en réaction à une matérialité

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scénique soudainement perçue comme trop envahissante, ou une recherche de nouvelles voies/voix pour le personnage théâtrale. Dans les années 70, la vie et l’œuvre de Charles Bertin connaissent d’importants bouleversements dont témoignent les études de la quatrième partie de l’ouvrage, « L’heure des engagements » (pp. 217-271), qui soulignent spécifiquement l’investissement de Charles Bertin dans la défense de la langue et de la culture française. À une époque où la Belgique se fédéralise, où les tensions linguistiques se font chaque jour plus sensibles, l’écrivain revendique son appartenance à la culture française et rejette résolument le concept de belgitude. Il s’investit dans l’Association culturelle de Rhode-Saint-Genèse (il habite cette commune depuis 1956) et explore, de manière plus radicale, certaines virtualités de l’écriture romanesque avec Les Jardins du désert (le premier manuscrit du roman date du 30 décembre 1970). C’est également à cette époque que Charles Bertin considère le roman et le théâtre comme les éventuels relais d’une réflexion sur la nécessité d’un monde à reconstruire, puisque les dangers d’une nouvelle catastrophe, humaine ou naturelle, ne peuvent être exclus. Charles Bertin renonce à l’idéologie véhiculée par ses premiers personnages dramatiques et dénonce les mensonges et les impasses du sens. Désormais, l’écriture bertienne traduit la tension entre, d’une part, la réflexion sur les manifestations du pouvoir, la fin de l’Histoire et de la création artistique, la vanité des entreprises humaines face aux forces naturelles et, d’autre part, l’aspiration du poète à une cité idéale. Les études de cette section contribuent à révéler l’humaniste que fut Charles Bertin. Enfin, la dernière partie, plus émouvante parce qu’elle dévoile davantage l’homme que l’artiste, « Adieux, legs et présence vive » (pp. 273-293), évoque le souvenir laissé par l’écrivain auprès de certains interlocuteurs. Elle comporte également une brève présentation du contenu du fonds Charles Bertin aux Archives & Musée de la littérature ainsi que de précieuses indications quant à l’élaboration de la collection léguée par le couple Bertin à la Réserve précieuse du Musée royal de Mariemont, magnifique témoignage de la passion de bibliophile de l’auteur de La Petite Dame en son jardin de Bruges (Arles, Actes Sud, 1996).

6 À la fois recueil de témoignages inédits et analyse renouvelée des œuvres connues et moins connues de l’auteur, Le monde de Charles Bertin constitue sans nul doute une contribution importante à l’étude des Lettres belges et de la littérature de langue française de la seconde moitié du XXe siècle.

AUTEURS

KATHERINE RONDOU Université libre de Bruxelles, B-1050 [email protected]

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Martine REGOURD, dir., Musées en mutation. Un espace public à revisiter Paris, Éd. L’Harmattan, coll. Gestion de la culture, 2012, 398 pages

Jacques-Philippe Saint-Gerand

RÉFÉRENCE

Martine REGOURD, dir., Musées en mutation. Un espace public à revisiter, Paris, Éd. L’Harmattan, coll. Gestion de la culture, 2012, 398 pages

1 À l’initiative de Martine Regourd, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’Université Toulouse 1 Capitole (Institut du droit de la communication), un colloque fut organisé en cette ville pour étudier les différents aspects contemporains du renouvellement de la forme institutionnelle et de la vie des musées. Ce colloque fut résolument pluridisciplinaire en raison de la nature même de son objet qui touche autant au droit qu’à l’histoire, l’économie, la sociologie, la gestion et, naturellement, les sciences de l’information et de la communication. La sélection de cinq axes prioritaires fonde l’organisation de ce volume et permet de couvrir l’ensemble des problématiques développées par les intervenants.

2 Ouvrant la discussion, l’axe juridique (pp. 47-155) rassemble cinq communications qui s’interrogent sur les modes de fonctionnement des musées au regard du cadre normatif dans lequel s’inscrit l’institution muséale, puisque l’ordonnance du 13 juillet 1945 a été remplacée par la loi du 4 janvier 2002 qui définit les contours légaux et les conditions d’application de l’appellation « musée de France ». Comme le constate Jean-Marie Pontier (pp. 49-85), ceci revient à se poser la question de savoir « ce qu’implique le service public dans le domaine culturel » (p. 59) et « ce qu’il interdit » (ibid.)… Et l’on sait que dans de nombreux petits musées en région, obligés de faire recette en attirant le public, cela pose souvent de redoutables difficultés, ce qu’analyse Annie Héritier (pp. 87-110) avec finesse dans la dimension historique. Prenant comme exemple la décentralisation du musée Guggenheim à Bilbao, Florence Crouzatier-Durand

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(pp. 111-125) met très justement l’accent sur les attentes souvent mal fondées des élus et, de ce fait, non moins souvent déçues par une réalité que limitent les compétences effectivement transférées aux collectivités dans le cadre de la loi. En montrant les contours flous de la notion de « valeur culturelle », Fabrice Reneaud (pp. 139-155) souligne pour sa part les aspects incertains du principe d’inaliénabilité dès lors que celui-ci peut-être subverti par des considérations portant sur la valeur éthique des biens, opposée à leur « valeur culturelle »… Quant à Xavier Daverat (pp. 127-138), il s’attache à montrer que l’institution muséale est de moins en moins protégée (« sanctuarisée » selon son propre terme) par la « fonction patrimoniale » qui lui est dévolue, car les outils de communication qui lui sont attachés la font de plus en plus pencher vers une sorte de privatisation « au profit de l’auteur » dont la contrepartie est une marchandisation galopante. Avec beaucoup de justesse critique, ces contributions mettent en lumière les complexités créées par l’imposition de cadres juridiques à la fois rigides dans leur énonciation et assez flous dans leurs prémisses. Cela nécessairement des incidences sur la gestion même des musées. Tel est le deuxième axe développé dans le volume.

3 Cette deuxième partie (pp. 157-210) fournit l’occasion de mesurer l’impact des « logiques » budgétaires appliquées aux choses et aux métiers de la culture. Quatre contributions détaillent ces différents aspects. Étudiant la logique des gestions muséales, François Mairesse (pp. 159-172) insiste sur l’aspect hybride de la nature des musées qui font se croiser les logiques publiques du don et du marché, pas toujours pour le meilleur développement des musées. Pascale Amans et Jean-Michel Tobelem (pp. 173-186) s’attachent à étudier les effets de l’implantation de nouveaux outils de gestion que les conservateurs ne sont pas toujours en état de maîtriser en raison de la complexité organisationnelle et institutionnelle du champ muséal. Quels enjeux en découle-t-il pour la formation des personnels scientifiques des musées ? Mathilde Gautier (pp. 187-196) étudie avec finesse le développement des secteurs commerciaux attachés aux musées : librairies, boutiques, produits dérivés, etc., et préconise d’éviter une « commercialisation tous azimuts » (p. 189) au profit d’une stratégie d’image qui préserve et valorise la nature de l’institution. Dans le cas d’un musée d’entreprise, comme le musée Haribo à Uzès (300 000 visiteurs par an), qu’étudie Caroline de Montety (pp. 199-208), c’est la porosité des frontières entre le culturel et le marchand qui est mise en évidence dans une société qui a fait de la consommation un fait et une valeur culturels. La question se poserait peut-être différemment dans le cas d’un musée comme L’Aventure Michelin, à Clermont-Ferrand, car, si « Haribo macht die Kinder froh und die Eltern ebenso » (« Haribo rend heureux les enfants comme les parents ») parce qu’il s’agit de confiseries, l’offre commerciale ne s’adresse pas aux mêmes publics avec les mêmes intérêts et enjeux.

4 Ensuite, le troisième axe (pp. 211-280) structurant le volume est consacré à cet aspect – aujourd’hui essentiel de la vie des musées – que représente la médiation. Aujourd’hui, on n’imagine plus un musée qui ne possède pas son propre service de médiation. À ce sujet, Bernard Schiele (pp. 213-228) remarque que les musées sont éminemment sensibles à leur environnement dont « ils absorbent et restituent les changements » (p. 225). L’entrée des musiques actuelles au musée – comme le MuPop ouvert le 20 juin 2013 à Montluçon – permet de comprendre l’impact de ce phénomène que Gaëlle Crenn (pp. 229-242) illustre par le phénomène du rock. Celui-ci y trouve sa consécration tandis que le musée se saisit de l’occasion pour renouveler ses publics et sa légitimité. Afin d’être au plus près de ce contact avec le public visiteur, certains

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musées ont même misé sur le « panneau du discours des visiteurs » (p. 236), qui place ces derniers au centre de la proposition expographique. Marie-Sylvie Poli (pp. 243-254) étudie les conséquences de cette stratégie qui impliquent de considérer les visiteurs comme des interlocuteurs à part égale ; ce qui n’est manifestement pas encore le cas en tous lieux. « Il est interdit de photographier », cette affiche est souvent placardée à l’entrée des musées ; Mélanie Roustan (pp. 255-262) prend acte de ce que cette interdiction se voit progressivement levée en certains lieux et se demande si, hors les conditions techniques à respecter (absence de flashs, etc.) le fait de prendre des photographies dans un musée ne constitue pas une forme de médiation de l’expérience de la visite, tant en la fixant dans la mémoire qu’en favorisant le dialogue et l’échange ultérieurs (blogs, etc.). En clôture de cette section, Florence Abrioux (pp. 263-280) envisage le cas des maisons d’écrivains et de l’usage que font celles-ci des nouveaux modes de médiation numérique et constate que les visiteurs sont, là encore, assez partagés sur l’utilité du recours à ces technologies. Certains déplorent la désacralisation des lieux qu’elles induisent quand d’autres apprécient la meilleure appropriation qu’elles permettent. Outre la Maison de Balzac à Paris, le musée des Écritures du monde à Figeac (Champollion) et la maison de Rimbaud à Charleville- Mézières, l’auteure aurait pu citer le cas de la maison de Barbey d’Aurevilly, à Saint- Sauveur le Vicomte (Manche) dans laquelle la consultation des manuscrits colorés et dessinés par le romancier est grandement facilitée par l’usage de l’informatique.

5 Aussi, face à la prolifération d’institutions muséales en France – par exemple l’ouverture à Nevers, en octobre 2013, d’un musée de la faïence – était-il normal qu’un axe du volume fût consacré à la notion de territoire, non seulement en raison des politiques de décentralisation (Le Louvre à Lens et Abu-Dhabi, le centre Pompidou à Metz), mais aussi en raison de la volonté des collectivités territoriales de sauvegarder leurs patrimoines alors que nombre d’entre elles sont particulièrement mal équipées pour le faire. Valérie Colomb (pp. 283-292) s’attache au cas du musée des Confluences à Lyon dont elle souligne le caractère publicitaire et spectaculaire destiné à l’identification d’un territoire. En dehors des « musées de France », créés dans le cadre de la loi de 2002, il existe nombre de musées qui ne répondent pas aux critères d’éligibilité de cette appellation. C’est à eux que s’intéresse Célia Fleury (pp. 309-322) dans une contribution qui montre qu’ils participent eux aussi, à leur échelle, à « animer » les territoires sous réserve que leur objet bénéficie d’une reconnaissance minimale. Avec la rénovation, entre 2008 et 2010, du musée Courbet d’Ornans, Bernard Lyonnet (pp. 323-334) commente l’exemple du département du Doubs désireux de faire se superposer des paysages, des habitudes et coutumes régionales avec la représentation qu’en a donnée le grand peintre. Ainsi le pays d’Ornans est-il devenu le « Pays de Courbet »…

6 Dernier axe constitutif de cet intéressant ouvrage, l’axe international (pp. 335-398) ; un axe aujourd’hui inesquivable puisque la mondialisation s’est emparée de quasiment tous les secteurs de l’activité humaine. Bernadette Dufrêne (pp. 337-352) revient sur le terme de « musée universel » qui a servi d’étendard aux discussions conduisant au partenariat du Louvre avec les Émirats arabes unis. L’auteure souligne que, en dépit des apparences d’une « simple opération touristiques » (p. 339), il peut y avoir derrière l’opération une manière de revenir à « l’idéal-type » – selon la formule de Max Weber (Essais sur la théorie de la science, trad. de l’allemand par Julien Freud, Paris, Plon, 1965 [1904-1917]) – du musée universel envisagé au siècle des Lumières. À voir… Lorsque les territoires sont soumis à des séismes politiques, idéologiques et culturels, la mission

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des musées devient quasiment impossible comme Catherine Roth (pp. 3553-376) le montre au sujet du musée Brukenthal de Sibiu, ville de Transylvanie (en allemand « Hermannstadt », en hongrois « Nagyszeben »), appartenant à un pays, la Roumanie, avec des minorités saxonnes et désormais porteuses d’un projet européen… Pour son compte, Laurent Gosselin (pp. 377-386) étudie les développements de l’activité internationale du musée de l’Ermitage à Saint-Petersbourg qui n’a cessé de déployer une politique de satellites (« Spoutnik ») bien au-delà des frontières de la Russie (Guggenheim, Hiroshima, Vérone, Padoue, etc.). D’ailleurs, c’est cette politique réticulaire qu’étudie Anne-Marie Bouttiaux (pp. 387-398) à travers l’ensemble des musées d’ethnographie ayant souscrit au projet RIME (Réseau international des musées d’ethnographie). Pour ses participants, il s’agit de rendre leurs richesses accessibles au public et à l’ensemble de la communauté scientifique au-delà des problèmes de frontières et de droits. Et subsidiairement de « revoir la modernité en tant que concept » (p. 389) afin de le critiquer.

7 Comme on le voit par ce rapide résumé, la richesse du volume apparaît dès le premier coup d’œil. Traitant d’un sujet pluridimensionnel doté d’une actualité souvent génératrice d’interrogations fondamentales sur la nature des rapports entre les arts, la culture et la société, l’ouvrage magistralement organisé par Martine Regourd ne manquera pas de retenir l’attention et de fournir à l’ensemble des lecteurs une quantité de faits, d’informations et de réflexions qui aideront indubitablement à nourrir très positivement un débat sociétal de fond.

AUTEURS

JACQUES-PHILIPPE SAINT-GERAND CeReS, université de Limoges, F-87036 [email protected]

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Gisèle SAPIRO, dir., Traduire la littérature et les sciences humaines. Conditions et obstacles Paris, La Documentation française, 2012, 397 pages

Justine Houyaux

RÉFÉRENCE

Gisèle SAPIRO, dir., Traduire la littérature et les sciences humaines. Conditions et obstacles, Paris, La Documentation française, 2012, 397 pages

1 L’ouvrage dirigé par Gisèle Sapiro – par ailleurs, directrice de recherche au CNRS et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales – s’inscrit dans le prolongement d’enquêtes conduites par le Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS) afin de déterminer les enjeux de la traduction de la littérature et des sciences humaines et sociales. Partant du constat que le nombre d’œuvres traduites en français a doublé depuis 30 ans, mais qu’il existe une déséquilibre sur le marché de la littérature traduite qui se manifeste par une dominance de l’anglais, l’œuvre pose la question des obstacles à la traduction, car ceux-ci ne sont pas uniquement d’ordre linguistique. Certes, l’obstacle économique (une traduction a un coût dont les éditeurs préfèreraient se passer) est évident, mais, comme le souligne Gisèle Sapiro, il en existe également d’autres d’ordre culturel qu’elle qualifie de « plus profonds » (p. 15).

2 Dans l’introduction, « Les obstacles économiques et culturels à la traduction » (pp. 25-53), la directrice de l’ouvrage met en exergue deux des trois principaux obstacles à la traduction, le politique ayant été laissé de côté car, un seul cas de censure ayant été recensé, ce paramètre semble marginal. Restent donc, d’une part, les entraves économiques et, d’autre part, celles culturelles. Riches de nombreux exemples, ces deux parties de l’introduction permettent sans nul doute de mieux appréhender le processus éditorial ainsi que les embûches qui se dressent entre une œuvre et son public.

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3 Intitulée « Présence du livre français à l’étranger : le poids des cultures nationales » (pp. 55-97), la première partie est divisée en quatre chapitres dont le premier, « Revaloriser la traduction dans un environnement hostile : le marché éditorial aux États-Unis » (pp. 57-108) de Gisèle Sapiro, s’intéresse à la marginalité des traductions d’œuvres françaises sur la marché domestique américain. Ce chapitre est augmenté d’un encadré intitulé de Jill McCoy, « Un succès américain non-commercial : le cas de Jean-Philippe Toussaint » (p. 84), et d’une annexe écrite par l’auteure principale, « De l’appropriation fragmentée au programme de recherche : la réception de Bourdieu aux États-Unis » (pp. 102-108). Dans la contribution suivante, « L’invisibilité de la contemporary fiction de langue française dans le marché britannique de la traduction » (pp. 109-136), Marcella Frisani vise à « expliquer l’invisibilité dont souffre la traduction sur [le] marché [britannique] » (p. 109) à travers une analyse des rapports de force de ce même marché qui est, ne l’oublions pas, un tremplin vers le marché américain d’expression anglaise. Fruit de la collaboration entre Marjolijn Voogel et Johan Heilbron, le troisième chapitre intitulé « Le déclin des traductions du français aux Pays- Bas » (pp. 137-162) montre que, aux Pays-Bas comme en France, la traduction profite surtout aux œuvres rédigées en anglais, notamment en raison de l’évolution du marché international, et ce bien que l’attitude néerlandaise vis-à-vis de « la reconnaissance symbolique de la part des acteurs français » (p. 162) évolue. Le texte est accompagné de nombreux graphiques qui illustrent à la perfection la problématique développée par les auteurs. Dans le quatrième chapitre concluant la première partie de l’ouvrage, « Le reclassement d’une tradition : la traduction du français dans le marché éditorial brésilien » (pp. 163-197), Marta Pragana Dantas et Artur Perrusi s’intéressent à la traduction et aux tensions dans un pays émergent, à la globalisation et aux nouvelles formes de dépendance à travers quelques données sur le marché éditorial brésilien, à la place des traductions dans le marché éditorial brésilien, au déclin de l’influence de la culture française. Les auteurs posent aussi la question de l’hégémonie linguistique anglophone et présentent le rôle de soutien du Bureau du livre de l’ambassade de France.

4 La deuxième partie, « Les traductions en français : obstacles éditoriaux et génériques » (pp. 199-295), s’ouvre sur une contribution de Gisèle Sapiro, « Gérer la diversité : les obstacles à l’importation des littératures étrangères en France » (pp. 201-248). Ce chapitre comporte deux encadrés – « Les libraires et la valorisation de la littérature traduite » (p. 225) par Cécile Balayer et « Les obstacles à la traduction d’une très grande œuvre : le cas de David Foster Wallace en France » par Gill Mc Coy (p. 231) – ainsi qu’une annexe, « Comment faire découvrir une littérature inconnue ? Les traductions du néerlandais en France » (pp. 233-248), par Marjolijn Voogel et Johan Heilbron. De Sylvie Bosser, le sixième chapitre, « Pratiques et représentations de la traduction en sciences humaines et sociales : éditeurs généralistes et maisons d’édition savantes » (pp. 249-271), expose les obstacles à la traduction en français parmi lesquels le plus évident est le coût de traduction. Viennent ensuite la gestion de l’altérité linguistique et le système d’intermédiation et deux encadrés, « Produire et traduire la science sociale dans un petit pays : le cas d’Abram de Swaan » (p. 263) par Johan Heilbron et « Une politique volontariste : la collection NRF essais chez Gallimard » (pp. 269-271) par Gisèle Sapiro. Ensuite, Sophie Noël – « L’engagement par la traduction. Le rôle des petits éditeurs indépendants dans l’importation des ouvrages de sciences humaines » (pp. 273-295) – identifie également le coût de traduction comme frein principal à l’importation de littérature de sciences humaines, mais met aussi en avant les

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mécanismes par lesquels les petites maisons d’édition peuvent contourner cette difficulté ainsi que le renouveau de l’édition du domaine qui laisse entrevoir un certain espoir.

5 Comme son titre l’indique, la troisième partie comporte « Trois études de cas » (pp. 297-367). Dans la première, « La grande œuvre méconnue : Norbert Elias en France » (pp. 299-319), Marc Joly s’intéresse à la traduction de Was ist Soziologie ? (Munich, Juventa Verlag, 1970) et à sa réception (ou absence de réception, à ses débuts) en France. L’intérêt particulier du chapitre est de présenter une analyse du parcours d’une œuvre en prenant en compte le caractère individuel de la reconnaissance que l’on attribue à un auteur. Neuvième chapitre, « La philosophie peut-elle être américaine ? Les obstacles à l’importation du pragmatisme en France » (pp. 321-342), de Romain Pudal, part d’une définition du pragmatisme, montre la conviction française selon laquelle l’Amérique « n’est pas une terre de philosophes » (p. 326) et expose la différence existant entre les deux traditions philosophiques, de part et d’autre de l’Atlantique, qui ont des conséquences sur les politiques éditoriales. Cette contribution a pour annexe un « Tableau comparatif des traductions françaises d’ouvrages pragmatistes » (pp. 341-342) du même auteur. Dans le dixième et dernier chapitre, « Une réception politisée. La traduction de John Rawls et de la philosophie politique et morale anglophone en français » (pp. 343-367), Mathieu Hauchecorne se pose dans la continuité de Romain Pudal en abordant la traduction de la philosophie politique des États-Unis en tant qu’« investissement à risque » (p. 349).

6 Factuel, informatif, documenté et très fouillé, parce qu’il repose sur des entretiens, Traduire la littérature et les sciences humaines. Conditions et obstacles est particulièrement intéressant car il comporte de très nombreux témoignages d’acteurs du marché. De plus, l’ouvrage comporte un avant-propos (pp. 9-13) de David Fajolles, une enquête portant sur les « Éléments de méthodologie. L’enquête par entretiens » (pp. 381-386), une table des tableaux et graphiques (p. 387) ainsi qu’une courte biographie de chaque auteur (pp. 389-392).

AUTEURS

JUSTINE HOUYAUX Université de Mons, B-7000 [email protected]

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Notes de lecture

Histoire, sociétés

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Isabelle BARDIÈS-FRONTY, Ann- Elizabeth DUNN-VATURI, éds, Art du jeu, jeu dans l’art : de Babylone à l’Occident médiéval Paris, Éd. La Réunion des musées nationaux, 2012, 160 pages

Boris Solinski

RÉFÉRENCE

Isabelle BARDIÈS-FRONTY, Ann-Elizabeth DUNN-VATURI, éds, Art du jeu, jeu dans l’art : de Babylone à l’Occident médiéval, Paris, Éd. La Réunion des musées nationaux, 2012, 160 pages

1 Du 28 novembre 2012 au 4 mars 2013 s’est tenue dans le cadre prestigieux du frigidarium des thermes de Lutèce, au musée de Cluny, l’exposition Art du jeu, jeu dans l’art : de Babylone à l’Occident médiéval. Son catalogue éponyme en constitue simultanément le complément et le reflet. Complément au sens où un éclairage sur certains sous-entendus de l’exposition sont appréciables ; reflet parce que l’on retrouve logiquement dans le catalogue les limites et les partis pris de l’exposition qui l’inspire. Ainsi, dans le catalogue, et à l’instar de l’exposition qui fait le grand écart entre l’objet et sa symbolique (l’amour, l’art divinatoire, le champ de bataille ou les jeux de hasard…), l’organisation de la matière hésite-t-elle entre des chapitres non corrélés aux registres différents : « Jouer par terre » (p. 20), « Le senet » (p. 46), « L’archéologie du jeu » (p. 100), « Le jeu de cartes » (p. 84), « Un jeu sérieux » (p. 126), « Le refus du hasard » (p. 140)… Les auteurs catégorisent une pratique, un objet, un terrain disciplinaire, un ensemble ludique, une attitude ou encore une symbolique en les plaçant à un même niveau d’analyse. Il en ressort l’impression confuse d’un inventaire à la Prévert, sans fil conducteur.

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2 On retrouve de nombreux éléments issus de catalogues, de collections ou d’expositions antérieures qui, curieusement, semblent restreindre le champ archéologique du jeu à quelques objets phares : le jeu royal d’Ur, un jeu du serpent avec un « œil » en son centre, un jeu des 58 trous en forme d’hippopotame ou surmonté d’un palmier (sur l’affiche de l’exposition) et des vases antiques, déjà croisés dans l’exposition Jouer dans l’antiquité qui s’est tenue au musée d’archéologie méditerranéenne de Marseille du 22 novembre 1991 au 16 février 1992 ; un plateau de jeu de senet en pierre et un autre, iranien, issus des collections du Musée suisse du jeu (dont le catalogue des collections permanentes a été publié en 2009 sous le titre Jeux de l’humanité : 5 000 ans d’histoire culturelle des jeux de société) ; une valve de miroir gravée d’une partie d’échecs disputée par Huon de Bordeaux, une enluminure de Renaud de Montauban, autant de pièces déjà mises en valeur par l’exposition Jeux de princes, jeux de vilains organisée à la bibliothèque de l’Arsenal par la Bibliothèque nationale de France du 17 mars au 21 juin 2009… C’est d’autant plus dommage qu’il existe, pour certains jeux présentés, nombre d’exemplaires différents dans les musées du monde, alors même que l’accent est encore et toujours mis sur les mêmes pièces d’art.

3 L’art du jeu est ici essentiellement entendu d’un point de vue matériel : les plateaux de jeux ornementés l’emportent sur ceux qui enrichissent la connaissance du jeu, les objets d’art représentant des joueurs priment sur l’acte de jeu et son traitement dans l’art. Ainsi tel jeu de senet trouve-t-il sa place dans l’exposition pour la beauté du bleu de cobalt de son émail, tel jeu d’échecs dit « de Saint Louis » parce qu’il est en cristal de roche, quartz et or. Mais pourquoi tant d’exemplaires en sont présentés alors que sont passés sous silence le jeu du cottabe, si typiquement hellénistique, de même que le loculus archimedius, ainsi que le gwyddbwll écossais ou l’alquerque décrit par le Livre des jeux d’Alphonse X le Sage. En outre, à l’instar de l’exposition Des jouets et des hommes, qui s’est tenue au Grand Palais du 14 septembre 2011 au 23 janvier 2012, il est impossible de jouer, ni même seulement de connaître les règles des jeux présentés dans les vitrines. Seule la cour du musée offre un exemplaire démesuré d’échiquier en plastique… c’est peu. Pourtant l’excellent ouvrage de Catherine Breyer, Jeux et jouets à travers les âges (Bruxelles, Safran, 2010), livrait toutes les règles des jeux exposés qui auraient pu être pleinement exploitées au prix d’une légère entorse à la rigueur scientifique. Que penser d’une exposition sur le jeu où l’on ne peut ni jouer, ni même, à défaut, accéder au sens des jeux présentés, relégués ainsi au rang de simples objets décoratifs mais muets ?

4 De même, si le catalogue cite avec bonheur l’éloge de Pison du pseudo-Calpurnius Siculus, si bien exploité pour la reconstitution des règles des latroncules par Louis Becq de Fouquières dans Les jeux des Anciens (Paris, 1831), les mentions littéraires à propos des jeux sont rares, et Horace, Ovide, Sénèque, Martial, Plutarque, Minucius Felix, Ausone, Sidoine Apollinaire, Omar Khayam voire Adam de la Halle auraient pu être cités fort à propos. Aussi notera-t-on que ni jeux d’adresse (noix, paume, quilles, soule…), ni jeux d’astuce (devinettes, énigmes, mourre…), ni jeux publics (compétitions grecques, jeux du cirque ou de l’amphithéâtre) ne sont représentés. Les lieux du jeu auraient également pu être détaillés davantage : tables de tavernes gravées du jeu des douze lignes, ou mentions de tabliers de jeux dessinés à même le sol sur les parvis des églises et les places des villes. L’analyse ludique est souvent minorée au profit de considérations sur l’origine de l’objet et quand, dans les quelques articles qui introduisent le catalogue des hypothèses sont émises, on est souvent frappé par leur caractère audacieux : « La plupart des jeux-graffiti apparaissent en effet dans des

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espaces très fréquentés (rues commerçantes, places, théâtres, stades, thermes, etc. preuve que les joueurs voulaient être vus » (p. 22). En effet, il est plus probable que les parties de jeu étaient établies à l’endroit ou se trouvaient rassemblés des partenaires potentiels. Souvent, pour les jeux égyptiens (senet, mehen…), il est mentionné leur caractère funéraire sans qu’aucun parallèle critique ne soit établi avec les jeux funéraires romains à caractère sanglant. On ne trouve également que fort peu de mentions d’interdits frappant le jeu, alors qu’ils furent nombreux dans l’espace romain comme au Moyen Âge.

5 Ainsi, à l’instar de l’exposition, le catalogue reflète-t-il la vision des conservateurs qui l’ont dirigée plus qu’il ne répond aux interrogations du public susceptible de s’y intéresser. La plupart des mentions de l’ouvrage énoncent encore trop souvent des problématiques de nature, d’origine, de datation, qui relèvent de soucis de conservation et d’indexation plutôt que de diffusion à travers la fonction et la signification des objets, voire des pratiques que ces derniers sous-tendent. De façon symptomatique, chaque objet est minutieusement enfermé dans une case avec un texte en regard digne d’un cartel, au mieux précédé d’une note introductive sur sa catégorie similaire à celle qu’on pourrait trouver sur un panonceau. La composante artistique semble en permanence l’emporter sur celle ludique, puisque les techniques artistiques sont toujours détaillées, alors que les fonctions ludiques ne le sont que trop rarement : « Dans le système d’origine, au IIIe millénaire avant J.-C., chaque joueur est certain de l’emporter dès lors que le dernier point l’amène au bout du jeu, mais cette règle trop facile est abandonnée vers 2000 avant J.-C. et remplacée par des règles plus complexes, qui font que le joueur qui est près de gagner peut être dépassé à la dernière minute » (p. 52). Il est dommage que les règles du jeu des vingt cases n’en soient pas décrites pour autant, voire que les composantes ludiques des jeux de poursuite n’en soient extraites. À l’ère de la transdisciplinarité, le catalogue convie exclusivement des conservateurs à s’exprimer, tandis que les catalogues antérieurs laissaient au moins une place aux historiens indépendants comme Thierry Depaulis ou Jean-Marie Lhôte.

6 L’exposition Game story (présentée au Grand Palais du 10 novembre 2011 au 9 janvier 2012) qui retraçait l’histoire des jeux vidéo avait récolté un beau succès en conviant ses visiteurs, comme dans une salle d’arcade, à jouer sur les machines qui avaient fait le succès des jeux retenus, à défaut de les faire penser sur le jeu vidéo. L’exposition du musée de Cluny avait l’occasion d’inventer une passerelle entre ces deux approches, d’autant que des associations comme Archéolo-J ou Jocari, qui ont nourri l’ouvrage de Catherine Breyer, ont prouvé qu’il est possible de concilier les approches ludique et historique. Même si la passion du jeu ne transpire guère des pages en papier glacé, demeurent dans ce superbe catalogue, au diapason de son ambition artistique, quelques belles sentences inspirées par un intérêt sincère pour la chose ludique : « Ainsi, par le truchement du mythe, le jeu est-il élevé au rang d’allégorie d’un monde dans lequel, si le roi joue, tout est en ordre, même le hasard » (p. 106).

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AUTEURS

BORIS SOLINSKI CREM, université de Lorraine, F-5700 [email protected]

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Ahmed BOUBEKER, Piero-D. GALLORO, dirs, L’immigration en héritage. L’histoire, la mémoire, l’oubli aux frontières du Grand Nord-Est Nancy, PUN-Éd. universitaires de Lorraine, coll. Interculturalités, 2013, 230 pages

Gérald Arboit

RÉFÉRENCE

Ahmed BOUBEKER, Piero-D. GALLORO, dirs, L’immigration en héritage. L’histoire, la mémoire, l’oubli aux frontières du Grand Nord-Est, Nancy, PUN-Éd. universitaires de Lorraine, coll. Interculturalités, 2013, 230 pages

1 Décidément, en France, histoire, mémoire et immigration ne constituent pas des thématiques consensuelles. Le livre en fait la démonstration. D’apparence œuvre de scientifiques avec sept sociologues (dont un qui se revendique aussi historien), cinq historiens, deux ethnologues, deux spécialistes d’esthétique et des médias, il présente, en trois parties – « De l’histoire coloniale à un patrimoine de luttes » (pp. 15-69), « Les oubliés de la mémoire des oubliés de l’Histoire » (pp. 71-122) et « La République et ses non-lieux de mémoire » (pp. 123-206) –, onze communications inégales. Le titre annonce un propos traitant de « l’immigration en héritage », les textes offrent une tonalité diverse, où l’immigration, pourtant dans un « Grand Nord-Est » offrant une diversité de peuplement et une longue expérience multiséculaire des migrations, est comprise comme seulement d’origine « coloniale » et, moins africaine ou nord- africaine, uniquement algérienne, sinon « musulmane » (p. 200). L’impression de combat qui émane de l’ouvrage rappelle les années 70-80, lorsque les sciences humaines et sociales prétendaient être des sciences « dures », tout en revendiquant de changer la société en portant haut l’idéal post-soixante-huitard. Ici, nulle ambition comparable,

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mais une constante mémorielle cherchant à s’inspirer de l’exemple de la « marche des beurs de 1983 », dont l’édition de ces actes de colloque fête opportunément le 20e anniversaire… alors que ledit colloque a eu lieu en mai 2008. Il est important de faire un peu d’histoire pour prendre la mesure de l’entreprise. Le 10 octobre 2007, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration ouvrait ses portes au Palais de la Porte dorée, à Paris ; sa communication était alors fondée sur l’idée que « leur histoire est notre histoire ». En plein quinquennat sarkozyste, les organisateurs du colloque de « Talange, Metz et Dudelange (Luxembourg) » (p. 14) ont vu dans l’argument « un mot d’ordre » (p. 210) et dans l’institution, qui est devenue un musée depuis, « non pas comme une injonction d’intégration au gré du roman national mais plutôt comme le don des clefs de notre propre récit » (p. 210), notent, en guise de conclusion, les deux maîtres d’œuvre de l’ouvrage. Parce que « leur histoire est notre histoire » est le leitmotiv des diverses communications (pp. 7, 210), le glissement sémantique est visible : les auteurs se placent sur la rive des témoins – Nacira Guenif, « Le républicanisme aristocratique et la nouvelle société de cour » (pp. 125-147) – pour démontrer les « non-lieux de mémoire » de l’immigration en France. Ils entendent raconter l’histoire des invisibles, mais celle-ci est en prise directe avec une seule mémoire qui, justement, n’est pas oubliée – auquel cas elle aurait laissé la place à l’histoire –, mais ressassée, raccrochée à cette injonction, bien réelle celle-là, de « devoir » de mémoire adressée aux historiens, définissant leur fonction sociale et nourrissant l’« introduction » (pp. 5-14) du sociologue Ahmed Boubeker. Souvent évoqué dans ses travaux, son crédo est l’invisibilité d’une communauté issue de l’immigration, celle d’Algérie. Ici, ce n’est pas « le Front national qui a gagné “la bataille des esprits” » (p. 6) en matière d’histoire de l’immigration, pas plus que ses habitants n’en sont « encore […] au stade de l’alphabétisation » sur cette question. Akmed Boubeker pointe « l’heure où le “devoir” vire “marketing mémoriel” » (p. 7), mais ouvre un livre de mémoire, et non de mémoires, dont Alain Battegay – « “Cadres sociaux et cadres publics”. Les mémoires de l’immigration dans le redéploiement des mémoires » (pp. 193-206) – affirme qu’elle « est loin d’être centrale dans le paysage mémoriel officiel en France » (p. 193). Peut- être parce qu’elle est « un sujet relativement chaud au regard de l’actualité politique et institutionnelle » (p. 200) ?

2 S’inspirant des post-colonial studies, l’ouvrage laisse la place à deux de ses théoriciens français, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel, rejoints pour l’occasion par Éric Deroo. Leur contribution, « Le poids de l’histoire coloniale dans le Grand Nord-Est » (p. 17-31), illustre le glissement sémantique qui fait oublier le « Grand Nord-Est » multiculturel pour une caricature traversée par des « soldats coloniaux » (p. 17) devenus des immigrants de travail « majoritairement dominé[s] par des travailleurs algériens et marocains » (p. 25), en butte au « racisme “anti-arabe” » depuis 1969-1972 (p. 29). Quid des Italiens et des Polonais, sans parler des Anglais qui permirent l’implantation de cette grande industrie qui appela tardivement cette immigration coloniale qui préoccupe tant les auteurs du volume. « Pour sortir [celle-ci] de l’invisibilité » (p. 30), ils vont jusqu’à faire disparaître celle-là qui est majoritairement et durablement implantée dans l’espace régional qui les préoccupe ! En fait, l’immigration devient un prétexte à un procès du colonialisme, conforme à la compréhension française des études postcoloniales, alors que la tendance anglo-saxonne vise à voir au-delà dans la droite ligne de l’orientalisme d’Edward Said (L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Éd. Le Seuil, 1978). D’où des prétentions de « reconnaissance » afin de lui faire gagner une « visibilité autant qu’[une] consistance historique ou [des] connaissances

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localisées » (p. 206). L’exemple même de cet état d’esprit est l’article de Saïd Bouamama, « Le patrimoine des luttes des héritiers de l’immigration » (pp. 57-69). Par un point de vue plutôt qu’à travers un postulat scientifique, le sociologue voit des luttes postcoloniales là où un historien aurait vu des luttes syndicales. Pour étayer son propos, Saïd Bouamama fait de « l’immigration [la] fille de la colonisation », son héros étant le « nationaliste ouvrier et immigré » (p. 59) et non « l’O.S. syndiqué » (p. 60). Pourtant, en Lorraine, le premier procède du second et non l’inverse. Quant à ce « sentiment d’extériorité […] (les projets de vie s’inscrivant dans l’idée d’un retour dans des pays enfin indépendants) » (p. 60), il oublie qu’il a été celui de tous les immigrés venus en Lorraine, d’abord en célibataire, renvoyant l’argent au pays, ensuite en famille, quand ils fuyaient une oppression qui n’avait rien de colonial dans la majorité des cas, à moins de considérer les pouvoirs allemands et russes en Pologne comme colonialistes. Tous conservaient la foi de retourner au pays, « isolés en France […] exclus de toute forme de citoyenneté » et en butte au « faible intérêt des pays d’origine pour » eux (p. 179), jusqu’à ce qu’ils fassent leur vie sur leur lieu de travail. « Le sentiment d’intériorité [s’est ensuite] construit avec l’enracinement » (p. 60) pour eux- aussi, peut-être dans des conditions économiques plus favorables, facilitant également une intégration par le travail devenue difficile après 1973. Cet héritage commun est bien présenté par Jean-Marc Leveratto et Fabrice Montebello – « De la mémoire ouvrière à la mémoire de l'immigration » (pp. 33-56) – ainsi que par Piero-D. Galloro – « L’université : des épreuves de la reconnaissance publique » (pp. 165-177). Mais, alors que les premiers en viennent à présenter un « imaginaire italien positif » (p. 53), le second ne dépasse pas la dimension des « chercheurs “engagés” » (p. 173) qui sortirent, seulement à l’horizon 2000, l’immigration du trou noir des sciences sociales où elle était enfouie. On ne sait si le sociologue pensait à ces « oublié[e]s de l’histoire » que sont les femmes, « figure[s] maternelle[s] […], à la fois pilier du foyer, avec sa force de travail dans et hors de la sphère domestique » (p. 108). C’est cette même méditerranéité alimentant l’imaginaire italien que mettent en évidence Magali Demanget – « Les femmes à l’épreuve de la mémoire » (pp. 73-87) – et Virginie Vinel – « Femmes immigrées en Lorraine » (pp. 89-108) –, qui aurait pu être magnifiée si la problématique du livre n’avait été d’en faire des victimes des hommes comme de la France. Quant à Sylvie Thiéblemont-Dollet – « L’expérience des Foutanckaises de Saint-Dié-des-Vosges » (pp. 109-122) –, elle s’en émancipe avec ses filles du fleuve Sénégal promues au rang de « spécificité de la Lorraine qui, du point de vue du brassage des populations, se distingue des autres régions. Dès lors, chacune des vagues d’immigration qui s’y est produite a contribué à son enrichissement interculturel, pluriel et mémoriel, tant du côté des populations que des modes d’expression qui s’y rattachent » (p. 122). Puisque les historiens n’avaient pas voulu le voir, il est bon que la chercheuse le rappelât. De la même façon, l’historien Yvan Gastaut – « La littérature, témoin de parcours migratoires, le cas français depuis 1945 » (pp. 179-191) – rappelle que la littérature permet « de connaître et comprendre son histoire par un jeu de miroirs » (p. 191).

3 En revanche, on peut s’interroger sur les propos de Benoît Falaize – « L’École et les manuels scolaires » (pp. 149-163) – qui, au prétexte de traiter des ouvrages scolaires du secondaire, livre la plus juste des critiques du livre dans lequel sa contribution est publiée. Comme de juste, il estime que « l’histoire de l’immigration n’est pas tant l’histoire des immigrés mais bien l’histoire de la France toute entière, dans sa construction, ses modalités de définition juridique du national (loi sur la nationalité de 1889) comme sa culture propre » (p. 150). Cela lui permet de pointer cet

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« aveuglement non pensé » (p. 150) des enseignants du secondaire comme des concepteurs de l’ouvrage, qui lui « apparaît très nettement […] obérer toute analyse historique » (p. 151) à cause d’un excès de présentisme. « Lorsque la colonisation est sollicitée, c’est plutôt du point de vue d’une mémoire traumatique que d’un point de vue historique permettant de resituer la spécificité de ce lien historique » (p. 156). Et de rappeler la posture de plusieurs des auteurs du livre pour qui « ce n’est pas l’histoire de l’immigration qui est sollicitée explicitement, mais bien le fait que ce soit la part d’histoire familiale issue de l’immigration des parents ou grands-parents, ou arrière- grands-parents […] dans sa dimension identitaire » (p. 157). Finalement, on referme l’ouvrage avec un regret lié à son « ethnocentrisme […] qui dit le singulier, l’altérité, en lieu et place d’une histoire commune, qui survalorise la “différence” » (p. 162). Mais les maîtres d’œuvre voulaient autant « décentrer l’histoire de l’immigration de celle du monde ouvrier » (p. 209) que montrer que « l’exception française […] ne parvient plus aujourd’hui à planquer les cadavres dans les placards de l’histoire » (p. 11). C’est-à-dire de « sortir de la blessure immémoriale, échapper à une temporalité figée pour commencer à écrire l’Histoire » (p. 13). Il n’est pas certain que l’objectif soit atteint avec ces actes de colloque, ni d’ailleurs qu’on les ait attendus pour s’en préoccuper… notamment pour cette immigration qui a « pu disparaître dans le creuset français » (p. 11).

AUTEURS

GÉRALD ARBOIT CRULH, université de Lorraine, F-54000 [email protected]

Questions de communication, 24 | 2013 336

Landry CHARRIER, Karine RANCE, Friederike SPITZL-DUPIC, éds, Circulations et réseaux transnationaux en Europe (XVIIIe-XXe siècles). Acteurs, pratiques, modèles Berne, P. Lang, coll. Convergences, 2013, 228 pages

Gérald Arboit

RÉFÉRENCE

Landry CHARRIER, Karine RANCE, Friederike SPITZL-DUPIC, éds, Circulations et réseaux transnationaux en Europe (XVIIIe-XXe siècles). Acteurs, pratiques, modèles, Berne, P. Lang, coll. Convergences, 2013, 228 pages

1 L’ouvrage collectif est le résultat de deux journées d’étude organisées en 2010 à la Maison des sciences de l’homme de Clermont-Ferrand et cherchant à « poser les jalons d’une perspective qui transcenderait le cadre national, tout en l’investissant lorsqu’il s’avère pertinent » (p. X). Pour cela, trois thèmes ont été retenus : migrations – « Circulation des acteurs » (pp. 1-68) –, « Circulation des modèles politiques » (pp. 71-142) et « Circulation des idées culturelles » (pp. 143-216). Cette « réflexion sur la transnationalisation des idées, modèles et pratiques politiques en Europe » (p. 45) dans le cadre chronologique des époques moderne et contemporaine se compose de quinze études se jouant des échelles micro et macro-historiques entre des exemples locaux (Trieste, Clermont-Ferrand, Bruxelles, Anvers), nationaux – malgré tout – (Espagne, Saxe, Suisse, Norvège) et globaux (suffragistes, hybridation et constitutionnalisme). Aucune référence n’est faite à la « République des Lettres » – qui se situe pourtant au début de l’époque moderne. À la Renaissance, elle constituait une « communauté

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imaginée » (autour du latin et de valeurs partagées), selon les critères du transnationalisme définis par Steven Vertovec (« Conceiving and Researching Transnationalism », Ethnic and Racial Studies, 22, 2, 1999, pp. 447-462, ici p. 494), maître à penser des éditeurs de l’ouvrage. Tout juste l’étude de Friederike Spitzl-Dupic – « La transnationalisation du concept de génie de la langue et ses traits en pays germanophones » (pp. 157-171) – en montre-t-elle la fragmentation à travers l’exemple de la transformation du « génie de la langue », cher à l’Académie française, par le concept national dans une Europe prérévolutionnaire pour constituer un espace germanophone se nourrissant d’un imaginaire social. Francesca Zantedeschi – « L’invention d’un espace transnational : l’idée latine dans la renaissance littéraire en langue d’oc 1860-1880 » (pp. 173-185) – et Hendrikje Hartung – « “Accordez au Norvégien le droit de parler le norvégien et pas le danois ou le suédois”. Quelques réflexions sur l’idée et l’évolution de la langue nationale dans la Norvège du XIXe siècle » (pp. 187-200) – ne procèdent pas différemment en présentant qui l’affirmation centripète de la latinité dans la Provence et le Languedoc d’après 1870, qui l’antagonisme linguistique autour duquel se bâtit la Norvège pendant tout le XIXe siècle.

2 De fait, le cadre épistémologique de l’ouvrage traite plus largement de la nation, tandis que la chronologie se trouve contrainte par la Révolution française (53 % des études), la Restauration [française s’entend] (27 %), les années 1860-1890 (13 %) et la Première Guerre mondiale (27 %), soit 1763-1932 en Europe. Friedemann Pestel – « Les monarchiens – acteurs français et européens. Aspects transnationaux de l’émigration française après 1789 » (pp. 31-44) – et Amandine Fauchon – « Les réseaux maçonniques d’un émigré français à Trieste. Analyse des processus de transnationalisation des pratiques de la franc-maçonnerie sur les rives de l’Adriatique » (pp. 45-56) – évoquent les émigrés français partis se réfugier dans une Europe encore d’Ancien régime où le français était encore la lingua franca. Quant à Dorit Kluge – « Une œuvre d’art comme bien économique ? La politique artistique, les arts et la critique d’art en Saxe dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle » (pp. 145-155) –, Antoine Renglet – « Transnationaliser l’ordre révolutionnaire ? Les fêtes républicaines à Bruxelles et Anvers en l’an III » (pp. 71-88) – et Jean-Philippe Luis – « Le premier constitutionalisme espagnol et la circulation des modèles politiques dans l’Europe du début du XIXe siècle » (pp. 89-101) –, ils montrent comment s’opère le transfert culturel dans des espaces conquis aussi bien par un « ailleurs » économique, la France des Lumières, que par les armées françaises de la Révolution et de l’Empire, qu’il s’agisse de la Saxe d’après 1763, de la Belgique de l’An III (1794-1795) ou de l’Espagne de 1808-1812. Delphine Diaz, avec « Les sociabilités politiques des réfugiés libéraux dans la France des monarchies censitaires : des pratiques aux dimensions transnationales ? » (pp. 3-16), et Karine Rance, avec « Les réfugiés politiques à Clermont-Ferrand au XIXe siècle : une communauté transnationale ? » (pp. 17 29), montrent deux dimensions de l’immigration libérale fuyant la répression contre-révolutionnaire d’Espagne (1823) et de Pologne (1830), l’une au niveau du banquet « républicain » qui permettrait une sociabilité transnationale, l’autre au niveau des regroupements par nationaux au sein d’espaces publics clivés par la réalité économique des villes de province où étaient exilés les réfugiés.

3 Les mutations politiques et économiques du second XIXe siècle autour du suffragisme – Malcolm Crook, « L’avènement du suffrage féminin dans une perspective globale (1890-1914) » (pp. 57-68) –, du naturisme nourrissant la social-démocratie (Anne Desffarges, « Naturalisme et social-démocratie : chassés-croisés entre littérature

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française et politique allemande à la fin du XIXe siècle », pp. 103-116), de l’hybridation des pratiques politiques, c’est-à-dire adaptation de modèles importés autant qu’acculturation réciproque (Christina Reimann, « L’hybridation des pratiques politiques européennes », pp. 117-130), sont mieux perçues dans une véritable dimension transnationale. Les circulations entre le centre et les marges apparaissent, toujours, de manière non linéaire à travers le monde occidental (en raison de l’expansion coloniale) ; elles peuvent aussi apparaître à travers des espaces plus restreints, comme dans les bordures frontalières (France-Allemagne, France-Belgique). Entre ces deux dimensions, s’insère l’Europe, autant comme « concept » que comme « idée », « c’est-à-dire [passant] de l’état de produit de la démarche cognitive, d’acquisition de l’intellect, à celui de la valeur, du statut de notion à celui d’aspiration et de volonté » (p. 216). Pourtant, elle n’est perçue que comme le même biais du même rapport bilatéral que celui des autres études. Landry Charrier – « Le modèle suisse et l’Europe à (re)construire au cours du “premier âge d’or de l’engagement européen” » (pp. 131-141) – et Jean-Daniel Olivieri – « L’européisme de la revue Il Baretti (1924-1928) » (pp. 201-216) présentent chacun un européisme de convenance, motivé par un idéal postnational, tant en Suisse, au moment du « “premier âge d’or de l’engagement européen” (1916-1932) » (p. 131), qu’en Italie à l’époque de la lutte contre le fascisme (1924-1928).

4 On regrettera que le journalisme n’ait pas figuré au catalogue des intervenants. Pourtant, « les journalistes sont au cœur des réseaux de soutien aux réfugiés » (p. 24) à l’époque de la Restauration (pp. 24-28). Ils deviennent même des acteurs sociaux amplement transnationaux au cours des époques suivantes figurant au sommaire de l’ouvrage. Peut-être cela tient-il à une faiblesse conceptuelle initiale de la définition du « transnationalisme » et de la « transnationalisation » ? Les éditeurs se focalisent moins sur la notion d’échelle que sur celle « de [la] circulation et [de] l’échange » (p. IX). Ils privilégient « le comparatisme, l’étude des transferts culturels, l’histoire croisée, l’histoire connectée » (p. IX) et font reposer leur mise en avant des « circulations et réseaux transnationaux en Europe (XVIIIe-XXe siècles) », de ses « acteurs, pratiques, modèles » sur « des études de cas » qui, contrairement à leur sentiment, ne « surévalu[ent pas] la dimension transnationale » (p. IX). Au contraire, il apparaît que la transnationalisation est prise dans les seuls sens d’acculturation, plutôt que comme communauté (d’origine, de culture, d’idée, de travail…), et d’espaces publics clivés. Loin du concept de multiperspectivité, cher au Conseil de l’Europe (Robert Stradling, La multiperspectivité dans l’enseignement de l’histoire : manuel pour les enseignants, Strasbourg, Conseil de l’Europe/Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est, 2001), dépassant même la conception anglo-saxonne du transnationalism (globalisation et migration) qu’ils prennent pour modèle, les éditeurs livrent une série d’études de cas inégales sur le fond.

Questions de communication, 24 | 2013 339

AUTEURS

GÉRALD ARBOIT CRULH, université de Lorraine, F-54000 [email protected]

Questions de communication, 24 | 2013 340

Alain CHOUET (entretiens avec Jean Guisnel), Au cœur des services spéciaux. La menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers Éd. La Découverte, coll. La Découverte Poche/Essais, 2013, 324 pages

Bruno Ollivier

RÉFÉRENCE

Alain CHOUET (entretiens avec Jean Guisnel), Au cœur des services spéciaux. La menace islamiste : fausses pistes et vrais dangers, Éd. La Découverte, coll. La Découverte Poche/ Essais, 2013, 324 pages

1 Quel rapport entre les sciences de l’information et de la communication (SIC) et le travail des services spéciaux français regroupés dans la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), vulgairement et bien rapidement appelés services de renseignement ? La question est bien moins anodine qu’il n’y paraît à lire l’ouvrage d’entretiens dans lequel Alain Chouet offre des clés pour comprendre – pour ne prendre que des exemples récents –, au niveau international, la guerre en Syrie, la situation au Mali ou le coup d’État en Égypte, ou, sur le plan purement français, les événements dans certaines banlieues avec le rôle joué par l’Union des organisations islamiques de France (UOIF). Depuis un point de vue extérieur au champ académique, l’auteur questionne la production des médias, le rôle des experts dans ces mêmes médias, le manque total de connaissance des autres cultures, les stratégies de communication mises en œuvre par les gouvernements et les groupes terroristes, l’utilisation des médias qu’elles développent, voire, in fine, les conditions d’existence de la démocratie.

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2 Après des études de lettres classiques, Alain Chouet apprend l’arabe afin de « maitriser les langues du pourtour de la Méditerranée ». Il complète ce cursus par un diplôme de droit mais, par refus de la hiérarchie parfois totalitaire qui règne dans certaines ambassades, ne souhaitera pas intégrer le ministère des Affaires étrangères. À la fin de son service militaire, en 1972, il se présente avec une lettre scellée au Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE – maintenant DGSE) qui le recrute immédiatement et où il deviendra chef de service pour le Moyen-Orient.

3 L’ouvrage est constitué de quinze entretiens qui, du 11-Septembre aux printemps arabes, des régimes arabes laïques à la construction du Pakistan, de la guerre de 1914-1918 au nucléaire iranien, offrent des clés de compréhension, au delà de ce que donnent les médias de masse, sur ce que sont le djihad, Al-Qaïda, la famille des Saoud, les attentats suicide, les Frères musulmans ou les conflits entre sunnites et chiites.

4 Pour comprendre l’autre, connaissez sa culture. Le livre montre une connaissance certaine des perspectives interculturelles qui passe par une maîtrise des langues, nécessaire à toute interprétation de la communication. En la matière, Alain Chouet donne de nombreuses leçons aux experts des médias. Ainsi, quand les Iraniens ont lancé leur premier missile longue portée, les médias occidentaux, utilisant cartes et compas, ont fait leurs titres sur la possibilité qu’avait Téhéran de bombarder Vienne ou Budapest. Pas un n’a relevé que ce missile s’appelait Sejil, du nom « des pierres avec lesquelles des oiseaux au service de Dieu ont dispersé l’armée d’un méchant roi de la péninsule arabique qui voulait s’emparer illégitimement de la Mecque » (p. 178), ni que la famille Saoud – liée en tant que famille (et non en tant que pays) aux les États-Unis d’Amérique par un traité d’assistance de 60 ans (signé en 1945 et renouvelé pour 60 ans en 2005) – est considérée comme illégitime par de nombreux musulmans parmi lesquels les chiites… Aucun expert des médias n’avait pris la peine d’ouvrir une encyclopédie du monde musulman. Pour l’auteur, la stratégie des « fous de Dieu » (les Frères musulmans et l’Arabie saoudite) vise à transformer les représentations que les mondes musulman et les occidental ont l’un de l’autre et à provoquer des coupures et une suspicion généralisée envers les musulmans qui susciteront, en retour, une haine des Occidentaux. Alain Chouet repère les résultat de cette stratégie dans les attentats terroristes comme dans l’action des fondations et mouvements qui luttent pour imposer le voile aux femmes dans tous les pays.

5 Mais d’autres acteurs que ces fous de Dieu ont aussi intérêt à ce que tout musulman soit considéré comme suspect ou marginal en Occident. Dès 2001, les stratégies de communication utilisées par les services des États-Unis le montrent avec leur guerre à la terreur. Parler de « guerre à la terreur » (« Global War on Terror » – GWOT – est un concept imposé par les néoconservateurs états-uniens) n’est pas la même chose que parler de « guerre aux terroristes ». S’attaque-t-on à un sentiment ou à des individus ? Dans un cas, on ne gagnera jamais, dans l’autre, on sait où l’on va. Ce qui fait peur aux Japonais n’est pas ce qui fait peur aux Africains. À n’importe quel moment, tout le monde peut être terrorisé par quelque chose (la bombe atomique, un séisme, la catastrophe de Fukushima…). La « guerre à la terreur » n’a ni objectif précis, ni fin possible. C’est un slogan qui donne blanc-seing aux politiques néoconservatrices et transforme tous les musulmans en suspects potentiels.

6 Aussi Alain Chouet montre-t-il comment les stratégies de plusieurs acteurs concourent à la même construction de l’image d’un Oussama ben Laden tout puissant. Les fous de Dieu, les États-Unis et les pouvoirs en place dans les pays arabes (Lybie, Tunisie,

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Algérie, Égypte, etc.) qui utiliseront cet alibi en se présentant comme les seuls remparts contre le « terrorisme » ont le même intérêt. Dans cette entreprise de communication qui vise à créer de la méfiance et de l’incompréhension, les médias sont des vecteurs de choix., chacun des acteurs en jouant. Actifs en Égypte ou en Turquie, mais aussi en France, via l’UOIF, les Frères musulmans « ont compris deux choses très importantes en matière de propagande. Soumis à une logique financière et comptable, les médias occidentaux sont contraints de jouer sur le passionnel, l’émotionnel, qu’ils doivent illustrer avec des images. On leur en donnera de bien spectaculaires, bien sanglantes, bien “gore” et par tous les moyens […] dont Internet [...]. Second point important : ils ont parfaitement évalué le taux de résilience des émotions publiques et la durée de rémanence des informations en Occident. Elle est d’environ 90 jours. Inutile donc de se fatiguer à multiplier les actions. Une opération bien médiatisée tous les trois mois suffit, d’autant qu’elle est longuement déclinée en boucle par les chaînes d’information continue ».

7 Par ailleurs, après le 11 septembre 2001, l’hystérie des médias occidentaux est totale et une gigantesque opération de propagande naît. « Des hebdomadaires à grand tirage […] publient des schémas et croquis commentés et en couleurs du complexe de commandement de Ben Laden dans les montagnes d’Afghanistan, qui n’aurait rien à envier au repaire du Docteur No ou au PC du Strategic Air Command dans les Montagnes Rocheuses. On peut y voir des silos de missiles à longue portée, des hangars de réserves d’armes nucléaires, bactériologiques ou chimiques, des salles opérationnelles d’où une armée de techniciens en blouse blanche, installée devant des écrans, surveille toute la planète et distribue des ordres du grand barbu [de] frapper ici ou là. Tout ce délire est diffusé en boucle, relayé et martelé sur les plateaux télés par les dizaines de savants Cosinus du terrorisme islamique […] dont les médias se disputent l’“expertise” sans même chercher à savoir d’où ils sortent, le plus apocalyptique étant toujours le bienvenu » (p. 122). Matrices narratives, intertextualité avec le cinéma, instrumentalisation des médias, problème de la légitimation des experts dans les médias noterait un spécialiste en communication. Les attentats sont des actes de communication destinés à circuler sur les médias occidentaux. Il en va de même avec l’envoi de missiles, destiné à obtenir des effets pragmatiques. Traitant de la guerre entre le Hamas et Israël et des missiles lancés depuis Gaza ou le Sud du Liban, Alain Chouet note que « la guerre des missiles, c’est d’abord une guerre médiatique : elle ne vise pas à obtenir un avantage tactique sur le terrain, mais un avantage stratégique dans les instances politiques internationales » (p. 196). Et la possibilité d’avoir des armes chimiques « est le seul moyen pour eux d’avoir une capacité de dissuasion un peu efficace et d’arriver aux tables de négociation avec quelques arguments vendables dans leur besace. La Syrie ne fait pas exception » (ibid.). Sur les plans politique, militaire, religieux, la communication et la guerre sont intimement liées. Pour paraphraser Carl von Clausewitz, si la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, elle est aussi la continuation de la communication par d’autres moyens, voire un des outils au service des stratégies de communication.

8 L’auteur note que, avec l’aide armée des Occidentaux, les régimes laïques qui permettaient que vivent ensemble des populations aux croyances et aux origines diverses ont été remplacés par des régimes qui fonctionnent sur des bases ethniques et religieuses. Les États-Unis ont armé et financé les talibans pour renverser le régime laïc afghan, accusé d’être communiste, et ont contribué à l’encerclement de l’URSS par des

Questions de communication, 24 | 2013 343

régimes religieux. Après avoir été utilisé pour conduire une guerre contre l’Iran, le régime de Saddam Hussein – qui permettait la coexistence de populations Druzes, sunnites, alevis, etc. dans le même État – a été renversé par les Occidentaux pour voir le pays sombrer dans les conflits religieux. Dès qu’il s’est doté d’une constitution et d’un système électoral permettant le pluralisme, l’émirat de Bahreïn a été envahi par l’Arabie de la famille Saoud qui a renversé le régime élu (sans que les médias occidentaux ne s’en émeuvent). La Syrie risque de se voir transformée en une mosaïque de pays construits sur des fondements confessionnels… Pourquoi ces stratégies des Occidentaux ? Sans doute parce qu’ils préfèrent avoir comme interlocuteurs des petits États ethniques et confessionnels que de grands États laïcs. C’est ce qu’ils ont montré en Yougoslavie. L’argument qu’ils mettent en avant dans leur communication est celui de la démocratie, au nom de laquelle ils renversent les régimes en place. Alain Chouet montre l’hypocrisie de ces positions.

9 Dans ce cadre général, les médias des pays occidentaux apparaissent comme totalement instrumentalisés. Du manque de culture de leurs journalistes à leur besoin de vendre de l’émotion, de la mise en avant d’experts qui ne le sont pas à la recherche d’images frappantes, ils se transforment en outils de stratégies mondiales de désinformation qu’ils ne semblent pas percevoir. Quant à la démocratie, est-elle réservée aux pays où la certitude de disposer de systèmes d’éducation et de santé permet d’échapper aux mafias et aux emprises féodales et religieuses (p. 102) ? Alain Chouet pose que « Le vrai prix, la vraie condition de la démocratie, c’est un minimum de redistribution anonyme, dépersonnalisée, des richesses produites au sein d’une société donnée qui garantisse son autonomie politique à l’individu. Les dictateurs arabes, les Saoud, les Frères musulmans sont viscéralement opposés à cette redistribution anonyme qui les priverait de leurs leviers d’action et de pouvoir » (p. 103). Dès lors, la laïcité, les systèmes de redistribution anonyme des richesses semblent être des enjeux fondamentaux face à des acteurs étatiques (Arabie saoudite, Qatar…), associatifs (Frères musulmans…) ou mafieux (groupes dans le Nord du Mali) dont Alain Chouet montre la nature historique et sociale, tout en démontant leurs stratégies de communication.

10 Facile à lire, documenté et écrit sous la forme d’entretiens, l’ouvrage permet de mieux connaître les questions liées au terrorisme, les pays concernés, leur histoire, leurs cultures. Il donne le point de vue d’un expert du renseignement sur les stratégies politiques et de communication. Il montre comment la communication est le maître mot de ces stratégies et comment les médias de masse se transforment en outils de communication qui permettent d’obtenir des effets politiques bien éloignés de ce que les spécialistes en éthique du journalisme proposent. Ils deviennent les outils de la haine et de la méfiance généralisée. De quoi faire réfléchir tout citoyen, et les spécialistes des médias et de la communication avant tout.

Questions de communication, 24 | 2013 344

AUTEURS

BRUNO OLLIVIER CRPLC, université des Antilles et de la Guadeloupe, F-97275 [email protected]

Questions de communication, 24 | 2013 345

Olivier DARD, La Synarchie. Le mythe du complot permanent Paris, Perrin, coll. Tempus, 2012 (1998), 408 pages

Humberto Cucchetti

RÉFÉRENCE

Olivier DARD, La Synarchie. Le mythe du complot permanent, Paris, Perrin, coll. Tempus, 2012 (1998), 408 pages

1 « À chacun sa synarchie ». Avec cette formule (p. 177), nous pourrions résumer l’une des idées centrales développées par l’historien Olivier Dard dans la réédition (actualisée) de son ouvrage paru en 1998 et qui explore la survivance, de la France de Vichy à nos jours, de lectures sur l’existence d’un complot synarchique dans la sphère politico-intellectuelle française. Mais, l’auteur ne s’arrête pas là. Il s’intéresse également au phénomène de la synarchie au-delà des limites hexagonales, ce qui constitue une approche prometteuse pour une analyse comparative de la portée des représentations conspirationnistes sur une plus grande échelle.

2 Selon l’analyse d’Olivier Dard, ses lectures ainsi que les auteurs, les acteurs et les milieux politico-intellectuels qui les ont diffusées (et continuent de les diffuser) instruisent toujours sur le caractère hétérogène et transversal des discours antisynarchiques. La lutte contre la synarchie, supposée entité occulte, secrète, aux ramifications internationales inavouables, n’a pas été la propriété exclusive d’une quelconque faction idéologique. Son origine en tant que pièce maîtresse de dénonciation de conspirations et infiltrations politiques (premier chapitre, pp. 7-49) révèle une partie appréciable des tensions et des intrigues qui sévissaient parmi les différents milieux qui pullulaient à Vichy et au cœur de la collaboration parisienne. Successeur de Pierre Laval, l’amiral François Darlan et ses polytechniciens sont vivement contestés et l’idée d’un « complot contre l’État » gagne en vigueur. Groupe financier important, la banque Worms aurait trempé dans une machination où le

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« mystérieux » Jean Coutrot, qui était à la tête du Mouvement synarchique d’Empire (p. 38), aurait trouvé une mort suspecte, scandale qui ne fit que confirmer les rumeurs de l’existence de forces occultes. Les conflits entre différents protagonistes du gouvernement vichyssois et de la collaboration (où émerge également l’antagonisme entre Marcel Déat et Jacques Doriot) ne sont pas un frein à la diffusion de la (thématique de la) synarchie qui atteint ses sommets pendant les années d’occupation – L’Humanité et Franc-Tireur vont reprendre à leur compte, avec des connotations évidemment différentes, cette idée d’« existence » d’un complot de caractéristiques comparables (pp. 46-47).

3 Ces campagnes antisynarchiques sont à 1 000 lieues des idées de Saint-Yves d’Alveydre, inspirateur de la synarchie vue comme un projet de réforme à la fin du XIXe siècle (deuxième chapitre, pp. 51-93). Éminente figure de l’ésotérisme français, ce penseur l’avait envisagée comme une voie de solution des problèmes européens et un instrument pour assurer la paix entre l’Occident chrétien et l’islam (p. 58). Étranger à toute intrigue de palais, Saint-Yves d’Alveydre avait voulu faire comprendre et accepter ses objectifs par l’opinion publique. Son nom fut récupéré par les communautés ésotériques et occultistes. Cependant, dans l’entre-deux-guerres, il y eut des tentatives organisationnelles synarchiques (les états généraux de la jeunesse européenne des années 30), caractérisées par des rassemblements politiques transversaux (p. 85) ; ses dirigeants se reconnaissaient dans la mouvance radicale, bien que gravitant de façon très marginale dans ce parti (pp. 90-92).

4 La trajectoire de Jean Coutrot qui fut un tremplin pour les thèses complotistes de la France de Vichy est analysée à partir de l’évidence empirique, ce qui permet de constater à quel point était grande l’absurdité de le présenter comme une figure majeure de la synarchie (troisième chapitre, pp. 95-124). Ces pages renseignent sur les limites de Jean Coutrot (pp. 109-111), ingénieur, entrepreneur multiple et polytechnicien, qui vit dans la défaite de 1940 une opportunité politique pour mener à bien ses objectifs technocratiques, une initiative qui se solda par un échec retentissant.

5 Toutefois, le terme de synarchie n’inaugure pas les visions complotistes puisqu’il existe un long inventaire de discours centrés sur le pouvoir abusif de groupes dont le moteur commun serait d’alimenter dans l’ombre des complots politiques (quatrième chapitre, pp. 125-165). En effet, diverses conceptions politiques ont trouvé dans cette doctrine – évoquant des ingérences conspiratives déterminées – un moyen de réduire les avatars d’une société nationale. L’histoire est longue et déborde largement les frontières de la France du XXe siècle. Elle nourrit un large éventail de thèses complotistes très en vogue à la fin des années 30, inspirées par l’antimaçonnisme, l’antisémitisme et les tenants d’un complot de la finance internationale (p. 140). On ne saurait omettre l’essor, sous la Révolution nationale, d’une « nouvelle vague » de techniciens – aboutissement d’un processus déjà amorcé après la fin de la IIIe République (p. 163) – considérés comme de nouveaux agents, animés par des intérêts occultes, infiltrant les strates de l’État. Dans un contexte de crise croissante, ces éléments font que la synarchie apparaît comme une conspiration majeure, agglutinante, « syncrétisme des complots antérieurs » (p. 142) qui permet de rassembler dans une même accusation toutes les coalitions d’ennemis.

6 Des inconsistances du rapport de police (rapport Henri Chavin, 1941) à l’impossibilité de prouver que Jean Coutrot avait été à la tête d’une entente secrète réunissant des technocrates désireux d’infiltrer le pouvoir politique, rien ne fait barrage aux discours antisynarchiques qui jouissent d’une belle santé depuis la Libération (cinquième

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chapitre, pp. 167-217). À partir de cette époque, la théorie se délocalise plus encore. Les sociétés secrètes du fascisme français (avec une nouvelle mise en cause de Jean Coutrot) et l’infiltration cléricale (les jésuites toujours en ligne de mire des antisynarchistes de gauche comme de droite) sont pointées du doigt. Le communisme (pp. 172-176), d’abord, dans les colonnes d’Action, découvre dans la synarchie l’ennemi par excellence, qui s’oppose à ses intérêts et à ceux de la France (le Vatican, les réactionnaires anglo- saxons, les socialistes, Charles de Gaulle).

7 Les forces synarchiques continuent donc à opérer – la commission Trilatérale fut une de leurs expressions et fut attaquée par un antimondialisme très présent sur l’échiquier politique. Et nombre des épisodes fondateurs furent réactualisés, sans grande originalité, pour confirmer la réalité de son influence décisive au sein des hautes sphères du pouvoir. L’extrême droite la brandit avec des auteurs comme Henry Coston et Louis Daménie – dans ce dernier cas, il était nouvellement fait référence à Jean Coutrot (pp. 192-193), tandis que la gauche anticapitaliste s’en empare pour expliquer les événements politiques dominants – nouvelle apparition de Jean Coutrot – pour expliquer l’influence de la grande banque internationale dans la désignation d’importantes autorités politiques dans des pays européens (pp. 219-220).

8 La minutieuse reconstruction d’Olivier Dard met en évidence les difficultés rencontrées à l’heure du bilan pour les sphères du pouvoir (p. 225). La synarchie constitue une simplification politique (comme instrument de déqualification), mais également intellectuelle – grille de lecture qui, comme il ressort du texte, n’a pas été sans intérêt dans la littérature académique (pp. 212, 216-217). Le recours à cet instrument semble également être dépendant de conditions externes, les périodes de crise étant les plus favorables (pp. 133, 141-142, 219). Ayant accumulé des décennies d’évolution de la culture technocratique dont les limites se sont vérifiées, le contexte actuel ne rend pas nos sociétés imperméables à la prolifération de ces manifestations de mythologie politique. L’auteur n’est pas persuadé qu’elles ne puissent ressurgir au sein de sociétés déboussolées par le spectacle de l’impotence des élites politiques et par le consensus sur des décisions difficilement acceptées socialement. Ainsi « le présent serait[-t-il] un vivier enrichissant et le passé un réservoir inépuisable de références » (p. 232). Loin de réduire la compréhension du phénomène aux interminables « fables » des protagonistes, Olivier Dard présente la synarchie comme une représentation enracinée, c’est-à-dire comme un phénomène de croyance, producteur de sens (pp. 125, 127, 177). Sa conclusion (pp. 219-232) approfondit cette clé de lecture qui, intégrant les récits rapportés, les déborde amplement pour atteindre des dérivations problématiques d’une rare profondeur… et d’une rare contemporanéité.

AUTEURS

HUMBERTO CUCCHETTI CEIL, Conseil national de recherches scientifiques et techniques, AR-C1083ACA [email protected]

Questions de communication, 24 | 2013 348

Aurélie DUDEZERT, La connaissance dans les entreprises Paris, Éd. La Découverte, coll. Repères, 2013, 128 pages

Alexandre Eyries

RÉFÉRENCE

Aurélie DUDEZERT, La connaissance dans les entreprises, Paris, Éd. La Découverte, coll. Repères, 2013, 128 pages

1 Le livre d’Aurélie Dudezert, maître de conférences habilitée à diriger les recherches en sciences de gestion à l’École centrale de Paris et responsable de l’équipe de recherche EPOCC (Équipe de recherche en économie et gestion sur les politiques de croissances fondées sur la connaissance) – lève le voile sur un aspect peu connu mais pourtant d’une importance capitale dans la vie d’une organisation (qu’il s’agisse d’une administration ou d’une institution) : la gestion des connaissances sous toutes leurs formes, connaissances qui excèdent d’ailleurs largement les frontières du droit de la propriété intellectuelle et industrielle. Dans le monde économique actuel, la création de valeur découle en majeure partie de l’exploitation de la connaissance de l’entreprise et non plus, comme autrefois, de l’exploitation et de la transformation de ressources naturelles. Dans cet environnement hyperconcurrentiel, les connaissances de l’entreprise (produites, transmises ou capitalisées par elle) sont une ressource capitale à protéger pour conquérir un net avantage sur les concurrents directs du même secteur de marché.

2 Cependant, la connaissance n’est pas une ressource tout à fait comme les autres. L’un des mérites de l’ouvrage d’Aurélie Dudezert est de donner des clés de compréhension des modalités managériales émergentes spécifiques à la gestion de la connaissance, les nouveaux enjeux induits par celle-ci ainsi que les nouvelles formes d’entreprise et d’action collective qui sont esquissées. Le livre structuré en trois chapitres – respectivement intitulés « La connaissance organisationnelle : gérer l’ingérable »

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(pp. 9-38), « Le système de gestion des connaissances comme mode de gestion “classique” de la connaissance » (pp. 39-68) et « Réinventer l’organisation : le modèle de l’entreprise centrée connaissance » (pp. 69-98) – présente de manière synthétique et rigoureuse les évolutions de la gestion des connaissances, les resitue dans l’histoire des approches et des pratiques du management et tente d’en évaluer les conséquences sur le plan socioéconomique.

3 Dans l’introduction (pp. 3-8), l’auteure rappelle que le monde est entré, depuis la fin des années 90, dans une économie dite de la connaissance qui se caractérise par le fait que la part des emplois intensifs de ce secteur s’est considérablement accrue, le poids économique des secteurs d’information est devenu déterminant et la part du capital intangible a dépassé celle du capital tangible. Dans cette économie contemporaine, « la connaissance est un actif déterminant sur le marché concurrentiel et une ressource clef pour les entreprises » (p. 3). D’abord, la production de connaissances devient un enjeu pour construire une nouvelle politique industrielle capable de lutter contre la désindustrialisation touchant de nombreux pays dans le monde (notamment occidentaux). C’est ainsi que, selon la chercheuse, « les organisations traditionnellement créatrices de connaissances comme les centres de recherche, les universités, les établissements d’enseignement supérieur deviennent les acteurs clefs de cette transformation industrielle. Elles sont invitées non seulement à confirmer et accroître leur niveau de production de connaissances, mais également à travailler leur transférabilité vers le monde économique » (pp. 3-4). Cela conduit naturellement les entreprises à prendre progressivement conscience de l’évolution économique notable faisant de la connaissance une ressource cruciale pour assurer la compétitivité de l’entreprise sur les plans national et international ainsi que pour garantir la qualité constante des services qu’elle offre à ses clients. « Dans tous ses domaines de compétence (recherche et développement ou R&D, production, marketing, comptabilité, finance, etc.), [les compétences de l’entreprise] deviennent une ressource à gérer au même titre qu’un parc de machines ou que les compétences des salariés » (p. 4). Pour faire face à ce nouvel enjeu, les entreprises sont confrontées à la recherche de démarches spécifiques de gestion des connaissances, que l’on désigne le plus souvent sous le nom de knowledge management. La connaissance n’étant pas une ressource classique, elle entraîne de profonds bouleversements dans les logiques organisationnelles plus traditionnelles.

4 Dans le premier chapitre (pp. 9-21), l’auteure tente de définir au plus près ce qu’est la connaissance organisationnelle qui est, pour certains, « une information à valeur ajoutée (par exemple un document scientifique ou technique) ; pour d’autres […] un savoir-faire, un tour de main propre à l’individu et difficilement explicitable ; pour d’autres, enfin, […] une pratique de travail développée par un individu dans un poste donné » (p. 10). Si l’on considère différents travaux de référence, la connaissance serait d’abord un objet à situer par rapport aux données et aux informations. Pour d’autres chercheurs (Dzinkowski, « The Measurement and Management of Intellectual Capital : An Introduction », Management Accounting, vol. 78, 2000, pp. 32-26), elle serait un stock ou un patrimoine apparenté à des actifs de l’entreprise. A contrario, certains (Schubert et al., « A Global Knowledge Medium as a Virtual Community : The Netacademy Concept », pp. 618-620, in : Ellen D., Hoadley, Izak Benbasat, dirs, Proceedings of the Fourth Americas Conference on Information Systems, Baltimore, Association for Information Systems, 1998) y voient une condition d’accès à l’information et un processus permettant de savoir pour agir. D’autres (Jean-Marc Charlot, Agnès Lancini, « De la

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connaissance aux systèmes d'information supports », pp. 139-159, in : Frantz Rowe, dir., Faire de la recherche en systèmes d'information, Paris, Vuibert, 2002) font de la connaissance des individus un ressort de la productivité et de la compétitivité de l’entreprise. Des études (Chris Argyris, Donald Schön, Organizational Learning. A Theory of Action Perspective, Reading, Addison-Wesley, 1978) ont considéré la connaissance comme un processus organisationnel spécifique liant l’individu à l’organisation. Une perspective interactionniste (Ikujiro Nonaka, Hirotaka Takeuchi, The Knowledge-Creating Company, New York, Oxford University Press, 1995) perçoit la connaissance comme le produit d’une interaction entre l’individu et l’organisation. Pour synthétiser ces différentes définitions, on considèrera que la connaissance est transmise entre individus ou de l’individu à l’organisation via l’information (soit gestuelle, soit orale, soit écrite). Dans le second chapitre de l’ouvrage (pp. 21-29), Aurélie Dudezert précise que, en matière de gestion des connaissances, les entreprises font souvent preuve d’un incroyable opportunisme managérial : « L’idée qui prévaut aujourd’hui est qu’il n’y a pas une “boîte à outils” de la gestion des connaissances qui permettrait de piloter la connaissance de manière optimale dans n’importe quelle organisation, mais qu’au contraire à chaque organisation correspond un mode de gestion des connaissances particulier » (p. 47). La gestion des connaissances étant une procédure de gestion très spécifique, elle demande à chaque entreprise une grande souplesse managériale et une grande capacité d’adaptation. Dans le troisième chapitre (pp. 30-38), l’auteure explique que les entreprises faisant le pari de centrer leurs activités autour de la connaissance sont obligées de réinventer de nouvelles modalités organisationnelles : « Le concept de l’entreprise centrée connaissance (knowledge-centric enterprise), aussi appelé organisation 2.0 s’est développé, […] inspiré d’analyses théoriques de l’évolution de la gestion des connaissances et des organisations, mais aussi d’analyses de choix stratégiques et structurels de certaines entreprises » (p. 69). Ensuite, l’auteur prend l’exemple de la société Google qui, par son positionnement professionnel, valorise la connaissance de ses salariés qui sont tous, sans exception, considérés comme détenteurs de connaissances inestimables pour l’entreprise. Cela renforce encore la légende qui veut que, « chez Google, l’efficacité de l’entreprise repose sur l’ambition, la créativité, la liberté, le bien-être des salariés, la satisfaction du client et l’éthique » (p. 78). Ce sentiment d’appartenance est encouragé et recherché par les recruteurs de la société américaine qui vérifient scrupuleusement que leurs futurs salariés seront en totale adéquation avec le mythe et la culture Google.

5 Dans la conclusion de l’ouvrage (pp. 99-108), Aurélie Dudezert insiste sur le fait que l’émergence de la ressource connaissance dans les organisations – ressource qui n’est pas un phénomène naturel, mais un construit social – remet au cœur de l’organisation la question de l’action collective et la dimension sociale de la technologie. C’est là l’apport considérable de ce livre qui intéressera tous ceux (étudiants, futurs salariés, managers, chercheurs, etc.) qui s’intéressent de près aux mutations organisationnelles.

Questions de communication, 24 | 2013 351

AUTEURS

ALEXANDRE EYRIES I3M, université Nice Sophia Antipolis, F-06200 [email protected]

Questions de communication, 24 | 2013 352

François FARCY, Jean-François GAYRAUD, Le renseignement criminel Paris, CNRS Éd., coll. Arès, 2011, 132 pages

Gérald Arboit

RÉFÉRENCE

François FARCY, Jean-François GAYRAUD, Le renseignement criminel, Paris, CNRS Éd., coll. Arès, 2011, 132 pages

1 Il est des livres comme des régimes qualifiables d’« Ancien régime ». Celui de François Farcy et Jean-François Gayraud appartient à cette catégorie tant on comprend qu’il est spécialement écrit pour nourrir le corpus scientifique de la contestée 75e section du Conseil national des universités de « criminologie », créée le 13 février et supprimée le 6 août 2012. L’entreprise de légitimation est doublement signée : une publication dans la collection dirigée par Xavier Raufer et une préface rédigée par Alain Bauer (pp. 9-11). Ce dernier y vante ce « nouveau paradigme » (p. 10) que serait le renseignement, d’un point de vue analytique autant qu’opérationnel, pour la police. Depuis les séminaires de l’amiral Pierre Lacoste, au milieu des années 90, et notamment les constats de Jean-Marc Berlière (Le renseignement à la française, Paris, Éd. Economica, 1998, pp. 9-27, ici pp. 13-20), il est admis que la police, comme les douanes, participent du renseignement de sécurité et font preuve, autant que faire se peut, d’anticipation et de pro-activité.

2 Cela dit, le cours ouvrage des deux commissaires belge (François Farcy) et français (Jean-François Gayraud) se décline comme une dissertation d’étudiants… en « criminologie ». Après une longue introduction (pp. 13-24) destinée à présenter l’« approche géopolitique et globale des études criminelles » chère à Alain Bauer et Xavier Raufer (et Yves Roucaute, « Une vocation nouvelle pour la criminologie », Sécurité globale, 5, automne 2008, pp. 89-93, ici p. 91), s’enchaînent deux chapitres déséquilibrés, présentant le renseignement et son acception criminelle – « Qu’est-ce

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que le renseignement criminel et à quoi sert-il ? » (pp. 25-64) – et expliquant comment en faire – « Comment fait-on du renseignement criminel » (pp. 65-93). Logiquement, une courte conclusion – « Contre la résilience criminelle, la profondeur du renseignement d’intérêt criminel » (pp. 95-96) – rappelant que le « renseignement inscrit l’activité policière dans le qualitatif et le moyen terme (“l’efficacité”), non dans le quantitatif et le court terme » (p. 95) vient clore la démonstration et ouvre sur une suite de quatre annexes présentant l’état actuel du renseignement criminel dans le monde anglo-saxon (pp. 99-102), en France (pp. 103-109), en Belgique (pp. 111-125) et un cas pratique tiré de l’actualité des subprimes (pp. 127-128).

3 L’objectif affirmé du livre est de « proposer un nouvel outil » (p. 23) aux décideurs politiques et administratifs, à savoir le « renseignement criminel, une notion encore balbutiante » (p. 21). Pour l’atteindre, les auteurs mobilisent les expériences anglo- saxonnes de community policing (« police de proximité ») et d’intelligence led policing (« fonction policière guidée par l’information »), remontant aux années 70-80, mais surtout de l’expérience belge, élaborée empiriquement suite aux différentes affaires judiciaro-médiatiques (commandant François, 1980 ; Rebelle, 1992-1996 ; Dutroux, 1996-1998 ; Brabant Wallon, 1997) et une adaptation à l’environnement international (trafic de drogue, crimes organisés turc et kurde, terrorisme) (pp. 79-93). Toutefois, cette polyvalence des menaces intérieures, dont les premiers signes apparaissent en Europe dès la fin des années 60, constitue pour les auteurs « la globalisation la plus aboutie depuis la fin de la guerre froide » (p. 19). Selon eux, « la prise de conscience de l’importance du “réel criminel” dans nos société est si lente » que la transnationalisation du crime est devenu un phénomène « massif […], enraciné territorialement […], organisé […], résilient […], destructeur […], ou encore hybride […], corrupteur » (p. 20). Chose que le crime a toujours été, comme le montre la société européenne de l’entre-deux-guerres où les criminels, jamais réellement solitaires si l’on compte les réseaux de soutien qu’ils utilisaient, se jouaient déjà des frontières. Le même postulat de nouveauté conféré au renseignement criminel (pp. 18-21) apparaît aux yeux des recherches récentes comme largement anhistorique (Frédéric Lemieux, Normes et pratiques en matière de renseignement criminel : une comparaison internationale, Québec, Presses de l’université Laval, 2006 ; pour une mise en perspective historique, Hélène L’Heuillet, Basse politique, haute police. Une approche historique et philosophique de la police, Paris, Fayard, 2001 ; Jean-Marie Berlière, « Police et renseignement », pp. 9-27, in : Pierre Amiral, Pierre Lacoste, dirs, Le Renseignement à la française, Paris, Economica, 1998 ; Gérald Arboit, Des services secrets pour la France, Paris, CNRS Éd. 2014). Mais, les auteurs tiennent trop à provoquer un « choc culturel » (p. 23) pour s’en soucier. Ils cherchent – et l’on ne les en blâme pas – à extirper « le concept même de “renseignement” […] du monde du secret (des “services secrets/spéciaux”) afin de pouvoir devenir un principe de management » (p. 23). Or, définir le renseignement est toujours difficile, surtout si on doit le rendre intelligible au grand public – ce à quoi, d’évidence, le livre ne s’attèle pas –, et les auteurs recourent à un habillage souvent habile, comme celui contestant la définition totalisante de Carl von Clausewitz – puisée dans l’Espion d’Alain Dewerpe (Paris, Gallimard, 1994) plutôt que dans le texte original où le penseur prussien se montre plus péjoratif à l’égard du renseignement – pour en arriver à paraphraser Simone de Beauvoir : « On ne “naît” pas renseignement, on le devient » (p. 27). Soit ! Lorsqu’ils se contentent de cerner cet objet spécifique, les deux policiers lui apportent pourtant une lecture intelligente. Le secret en est réduit à sa dimension résultante plutôt qu’à « une donnée a priori » (p. 28), tandis que le

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renseignement est présenté comme un cycle – recherche (pp. 42-50), analyse (pp. 50-57), diffusion stratégique aux décideurs politiques et tactique aux services de police (p. 59) – et non comme une rareté de l’information ou d’une émotion de l’opinion publique (pp. 29-30). De cette « notion si abstraite de “renseignement” » (p. 35), les auteurs tirent une « conception étroite, le renseignement criminel [qui] répond strictement à l’objet de police judiciaire » (p. 37). Cette construction du renseignement de sécurité, ainsi qu’on le qualifie généralement, semble prendre modèle sur le « Renseignement d’intérêt militaire » élaboré au milieu des années 90 en France afin d’élargir le strict concept militaire, c’est-à-dire de champ de bataille, pour en faire un outil de décision politico-militaire convenant mieux au nouveau concept opérationnel post-Guerre froide. De ce point de vue, la nouveauté paradigmatique contenue dans l’ouvrage apparaît plus intelligible, tant « les services de police ont par tradition une habitude à s’orienter eux-mêmes » (p. 52). Or, en matière de renseignement, l’orientation, c’est-à-dire l’action consistant à indiquer aux différents services de recherche les informations à rapporter, les lieux où les trouver et les conditions dans lesquelles ils peuvent agir, est une étape fondamentale. Pour les auteurs, cette tradition policière serait le « trait commun et banal à la sous-culture policière », tant « il est sain en démocratie que les choix fondamentaux de politique anticriminelle relèvent explicitement du pouvoir politique et non subrepticement de l’administration » (p. 52). En démocratie, ces choix ne s’expriment-ils pas par la loi, qui constitue une orientation importante ?

4 Les auteurs connaissent trop le fonctionnement de la police pour croire réellement ce qu’ils écrivent, conscients que « l’information existe mais la bureaucratie ignore qu’elle sait » (p. 59). Aussi se demandent-ils si ce nouveau paradigme ne serait autre chose qu’un « réflexe professionnel à généraliser ? ». Le livre dérive alors du concept prétendument novateur du renseignement vers d’autres questions, celle du « management et de l’organisation administrative » (p. 59) d’abord, celle de la politique anticriminelle ensuite. Dans un cas, ils plaident pour une meilleur « implication sur les modes de fonctionnement (gestion, management) et de ce fait sur la “culture” des services » (p. 102). Dans l’autre, ils se demandent « qui […] souhaite savoir réellement la totalité de la vérité ? Le public peut-être, les autorités publiques, plus épisodiquement » (p. 64). À cet aveuglement plus ou moins voulu des décideurs s’ajoutent « des obstacles financiers » (p. 72). Les auteurs semblent ne pas vouloir comprendre que le principal problème est la nécessité du partage de l’information au-delà des logiques de service, occasionnant ce qu’ils nomment justement des « guerres des polices » (p. 83). La grande leçon du 11 septembre 2001, dont ils usent et abusent comme exemple, est justement cette difficulté à reconnaître l’information utile et à bien la faire remonter vers ceux qui en ont réellement besoin.

5 Puis, ressortent les clivages entre « cousins », ces « services intérieurs et extérieurs, civils et militaires » (p. 69) qui se complairaient encore trop dans « leurs domaines habituels (espionnages et terrorisme) » (p. 69) pour se soucier de la criminalité transnationale, alors qu’elle est devenue leur priorité depuis les années 80 au moins. Mais il est vrai que la vision du renseignement, au niveau de « l’ilotier ou agent de quartier, figure centrale d’une police de renseignement » (p. 71), dont la finalité reste l’arrestation, peut sembler incompatible avec une finalité tout autre, résidant dans l’identification des réseaux et la pénétration des filières pour les démanteler. Et pas nécessairement les juger ! Cette incompréhension se trouve contenue dans l’expression « cadre légal » (p. 75), que les auteurs envisagent en réalité comme un cadre juridique

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(pp. 75-77) permettant aux forces de sécurité d’intervenir sur le territoire national alors que la finalité du renseignement extérieur est uniquement le décideur politique ou militaire.

6 Pourtant écrit par deux spécialistes du genre, de ce plaidoyer en faveur du « renseignement criminel », il ressort un texte mal ciblé. Il est trop partiel pour les spécialistes du renseignement, quel que soit leur genre, et trop spécialisé pour un grand public largement ignorant des subtilités du genre. D’autant que, ça et là, apparaissent des allusions au débat public des années Nicolas Sarkozy, comme le « décèlement précoce », un autre concept sorti de la boîte à outil de la « criminologie » signalé comme venant de Xavier Rauffer (p. 53, note 17). En réalité, comme beaucoup de livre du même genre, il reste un livre daté, difficilement utilisable pour le chercheur.

AUTEURS

GÉRALD ARBOIT CRULH, université de Lorraine, F-54000 [email protected]

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Frédéric Forest, dir., Les universités en France. Fonctionnement et enjeux Mont-Saint-Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2012, 296 pages

Christophe Ippolito

RÉFÉRENCE

Frédéric Forest, dir., Les universités en France. Fonctionnement et enjeux, Mont-Saint- Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2012, 296 pages

1 L’ouvrage collectif ressemble à son sujet, ce qui ne saurait surprendre dans la mesure où ses auteurs ont tous en commun une expérience administrative significative à l’Université. La moitié des seize administrateurs sont issus du professorat, quatre étant présidents d’université. Il aurait pu être intéressant d’intégrer des non- administrateurs, des étudiants (sur leur pratique de l’institution), voire des entrepreneurs ou des consultants (sur leurs interactions avec les universités, le marché de l’emploi, les structures de gouvernance) ou des figures représentatives des grandes écoles. Aussi fallait-il donner la même place (une contribution) à des catégories comme, d’une part, la recherche et les finances et, d’autre part, le patrimoine immobilier, la politique documentaire ou les ressources humaines ? On peut en douter. En outre, on reste sur sa faim aussi bien en matière de finances que de recherche. Le lecteur pourra être rebuté par le code administratif qui prévaut dans ce champ, par ce qu’il verra parfois comme de la langue de bois, et par de nombreuses répétitions ; il est invité à préalablement lire la liste des sigles (pp. 285-290) et prendra connaissance avec profit des tableaux qui présentent des données quantitatives fort utiles. Avant tout, l’ouvrage est une synthèse descriptive et ne fait pratiquement aucune place au débat, ou ne s’engage que rarement. Il s’agit d’un livre sage ou, comme l’annonce la quatrième de couverture, d’un état des lieux. Mais, si l’on s’attelle à lire sous le code, parfois le simple déplacement d’un mot ou l’ordre des arguments peut signifier un pas de côté, voire une

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prise de position. Cependant, l’épilogue de l’éditeur oriente la synthèse vers quelques perspectives d’avenir.

2 L’introduction de Frédéric Forest (pp. 9-10) présente le livre comme un instrument pour des réformes nécessaires. Sous la plume de Christine Musselin, le premier chapitre (pp. 13-25) décrit l’histoire des universités depuis 1789 (mentionnant la suppression des universités sous la Révolution française) jusqu’à aujourd’hui, en insistant sur quelques points significatifs : le fait que les élites ne sont le plus souvent pas formées dans les universités, l’absence de décision qui caractérise ces dernières, la logique disciplinaire qui entrave – moins aujourd’hui – le processus d’autonomisation, la loi de 1968 (en avance sur son temps), la Loi relative aux libertés et responsabilité des universités (LRU) et son impact, et les politiques actuelles d’excellence. Dans le second chapitre (pp. 27-45), Éric Piozin décrit la complexité de l’environnement institutionnel, la diversité et les disparités du réseau (voire du maquis) formé par les établissements, et les tentatives de rapprochement et de pilotage. L’auteur rappelle certains faits : deux tiers des étudiants seulement sont à l’Université, les publications sont en déclin. Parmi les faits plus positifs, le texte note la contribution de la mastérisation au rapprochement entre universités et (grandes) écoles, la constitution des pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES), les fusions récentes (telles en Alsace et en Lorraine), la contractualisation (inaugurée dès 1984 sous le ministère de l’Éducation nationale d’Alain Savary) qui couvre aujourd’hui une large part des activités. Ce chapitre traite utilement des financements de l’Université, partis de très bas mais aujourd’hui en hausse. Le rattrapage prendra du temps : en France, les dépenses pour l’enseignement supérieur sont encore inférieures aux dépenses pour le secondaire, mais on a observé une prise de conscience générale de la nécessité de refinancer (et de refinancer autrement) l’Université. Dans le troisième chapitre (pp. 47-67), Jean-Pierre Finance traite de façon relativement claire de la gouvernance et de l’organisation des universités et s’attache à mettre en évidence certaines démarches cohérentes visant le bon fonctionnement du système, avec un regard sur l’avenir. Le texte comporte plus de langue de bois que les autres chapitres, de façon peut-être inévitable. Parmi les changements relevés, notons que des universités plus autonomes et responsables peuvent aujourd’hui transformer des emplois d’enseignants en emplois techniques et vice versa. Le chapitre aborde en particulier les dysfonctionnements de la gouvernance, les batailles entre différentes hiérarchies, et les différentes logiques (disciplinaires, professionnelles, mixtes) ; il comporte une présentation succincte, mais bien venue, des laboratoires et écoles doctrinales, des services et livre, enfin, une analyse pertinente des changements, depuis la loi Edgar Faure jusqu’à la LRU, ses forces et ses faiblesses.

3 Dans la seconde partie, le quatrième chapitre de Daniel Filâtre (pp. 71-97) présente la formation des étudiants, leur répartition par territoires et disciplines, le rôle déterminant joué par le processus de Bologne et la généralisation des formations LMD (licence, maîtrise, doctorat), les différences selon les types d’établissements, les réformes du diplôme d’études universitaires générales (DEUG) des années 90, les différentes étapes de la mise en œuvre de la réforme LMD et la formation continue. L’auteur analyse notamment les conséquences de la contractualisation et la réussite en licence. Dans le cinquième chapitre (pp. 99-126), Jean-Richard Cytermann aborde la recherche et les spécificités du système français dans ce domaine, notamment dues au fait qu’une grande partie de la recherche académique se fait en dehors de l’Université. Dans les années 80, la séparation de l’enseignement supérieur et de la recherche était

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encore généralisée, mais, aujourd’hui, 80 % de l’activité des chercheurs au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) se fait dans les universités ainsi que dans les unités mixtes de recherche (UMR ). Cependant, on est loin de la prépondérance des universités comme au Royaume-Uni surtout et comme ailleurs en général. Le chapitre montre combien la recherche souffre d’un manque de visibilité et combien il est difficile de la mesurer, en raison notamment des doubles appartenances (par exemple à une université et à une grande école). Il montre également comment on s’efforce aujourd’hui de mettre l’Université en position d’« arbitre entre enseignement et recherche » (p. 112), au cœur de la recherche, et combien la mise en œuvre des évaluations par l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES) a été décisive. Parmi les changements facilitateurs d’excellence, figurent aussi une redistribution plus cohérente des structures ministérielles, de nouvelles modalités de pilotage des établissements, une généralisation de la contractualisation, de nouvelles formes de collaboration avec les organismes extérieurs à l’Université et les initiatives d’excellence. Pour autant, la valorisation de la recherche reste notoirement insuffisante. Le chapitre suivant (pp. 127-143) permet à Guillaume Houzel de traiter de la vie étudiante, et de notamment relever la massification, les différenciations selon l’origine sociale et le sexe (les hommes prenant l’avantage sur les femmes au milieu des études supérieures). Le chercheur analyse le budget étudiant et la politique universitaire pour celui-ci (aide au logement, centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires – CROUS), caractérisée par une montée en puissance du rôle des collectivités locales. Le septième chapitre (pp. 145-159) porte sur l’international. Éric Froment revoit les conditions de mise en place des accords et les programmes tels Erasmus qui incitent à la mobilité des étudiants. Consulter le tableau présent en page 152 permet de constater que la France se situe au quatrième rang mondial pour les étudiants internationaux (un gros tiers de ces étudiants étant d’origine africaine), au même niveau environ que l’Allemagne, mais derrière le Royaume-Uni et loin derrière les États-Unis. Le texte signale que le contrôle qualité est loin d’être parfait, que la gouvernance est distante, et que l’international n’est pas au centre des préoccupations des universités. Le chapitre huit de Pierre Carbone (pp. 161-173) sur la politique documentaire détaille les relatives améliorations de celle-ci (les learning centres créant plus d’interactions parmi les étudiants en étant un exemple).

4 Dans la troisième partie, le neuvième chapitre de Claude Ronceray (pp. 177-189) traite de la gestion et des systèmes d’information, et mesure les changements importants qui résultent du transfert de la masse salariale de l’État aux établissements. Il étudie le rôle structurant de la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) et de la révision générale des politiques publiques (RGPP), de l’importance d’un plan et d’un pilotage stratégiques prenant en compte les facteurs clés de succès dans chaque université, et de l’accent mis plus fréquemment sur le contrôle qualité. Il résume également ce qui touche aux services informatiques et leurs réussites quand réussite il y a. Dans le dixième chapitre, Jean-Sébastien Valet et Gwenaëlle Verscheure (pp. 191-209) étudient les finances, et spécifiquement la façon dont les budgets sont préparés, les acteurs du financement, les nouvelles modalités du financement public, les conséquences de la LRU en matière de financement, la répartition des moyens à l’intérieur des universités, les nouveaux dialogues dans le domaine de la gestion et la professionnalisation des équipes budgétaires. Les auteurs relèvent que les avantages fiscaux (demi-part, par exemple) ne

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sont pas pris en compte dans le financement des universités, mais constituent une contribution non négligeable à leur financement, que l’hébergeur (souvent l’université) gère dorénavant l’ensemble des crédits de recherche et que la répartition des crédits se fait à un 1/5e en fonction de la performance – chiffre situé dans la fourchette haute de la moyenne européenne. On ne peut que déplorer le fait que le financement privé, la valorisation de la propriété intellectuelle, les contrats avec les entreprises, et le rôle des fondations soient si limités. Aussi la contribution plaide-t-elle pour une gestion pluriannuelle plus active. Le onzième chapitre de Frédéric Forest (pp. 211-224) traite des ressources humaines et des difficultés engendrées par la dispersion des établissements. Il montre la répartition entre professeurs et autres personnels d’après des statistiques récentes, analyse brièvement les missions, les carrières et les rémunérations des enseignants-chercheurs et des autres catégories de personnels. Le chapitre douze de Nicolas Gaillard et Franck Joyeux (pp. 225-243) traite du patrimoine immobilier, souvent en mauvais état et difficile à gérer, des débuts de la dévolution de la propriété immobilière aux universités, de la rénovation prioritaire de certains pôles d’excellence et de campus innovants (moins de 10 % des sites).

5 L’épilogue de (Frédéric Forest (pp. 245-259) présente l’Université comme un réseau reliant des points du système (acteurs, institutions) et animé par des flux (notamment financiers) dont la régulation a récemment évolué. Il donne certaines orientations générales et transversales et insiste sur l’importance accrue de l’international, de la compétition, sur la question de l’égalité entre étudiants, sur les changements des flux financiers que régulent de plus en plus les universités et, enfin, sur la nécessité de continuer à changer le système.

AUTEURS

CHRISTOPHE IPPOLITO Écritures, université de Lorraine, F-57000 [email protected]

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Otto B. KRAUS, Le Mur de Lisa Pomnenka, suivi de Catherine COQUIO, Le Leurre et l’espoir. De Theresienstadt au block des enfants de Birkenau Paris, Éd. L’Arachnéen, 2013, 366 pages

Carine Trevisan

RÉFÉRENCE

Otto B. KRAUS, Le Mur de Lisa Pomnenka, suivi de Catherine COQUIO, Le Leurre et l’espoir. De Theresienstadt au block des enfants de Birkenau, Paris, Éd. L’Arachnéen, 2013, 366 pages

1 « La guerre que fit Adolf Hitler à la plupart des pays européens pour imposer “l’ordre nazi” […] fut également la première guerre de l’histoire consciemment livrée aux enfants » (Félix Tych, Archives clandestines du ghetto de Varsovie, Paris, Fayard/BDIC, 2007, cité in : Catherine Coquio, Aurélia Kalisky, L’Enfant et le génocide, témoignages sur l’enfance pendant la Shoah, Paris, R. Laffont, 2007, p. 15). Co-auteure avec Aurélia Kalisky d’une monumentale anthologie publiée sous le titre L’Enfant et le génocide, témoignages sur l’enfance pendant la Shoah, Catherine Coquio commente ici, dans la continuité de l’intérêt qu’elle porte au sort faits aux enfants sous l’Allemagne nazie, un texte d’Otto B. Kraus : Le mur de Lisa Pomnenka. Le livre se situe entre le témoignage et la fiction. Il raconte la façon dont des enfants, destinés à la mort dans le camp de Birkenau, ont vécu quelques mois « à l’ombre » des crématoires presque comme si de rien n’était. Ces enfants ont développé une étonnante capacité à jouer, à rêver – « une autre liberté dont les SS ne pouvaient les priver était celle de rêver » (p. 117) –, une curiosité et un désir d’apprendre – « Ici le prisonnier n° 170 563, qui joue aux billes ou saute à la corde ou apprend les noms des jours de la semaine en allemand » (pp. 112) –, élans entretenus par des « éducateurs », eux-mêmes voués à être exterminés. Dans le « block des

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enfants » de Birkenau, les jeux, les spectacles de théâtre, les activités poétiques étaient autorisés, mais on y interdisait toute forme d’enseignement. Les enfants qui n’étaient pas orphelins pouvaient rejoindre, pendant la nuit, leurs mères dans un bloc voisin. Comme le note Catherine Coquio dans l’essai remarquablement documenté qui accompagne le texte, ce bloc des enfants avait l’aspect d’une sorte d’île ou de bateau en naufrage dont les passagers feignent d’ignorer ce qui les attend. Une feinte « entre le leurre et l’espoir », pour reprendre son expression.

2 Le leurre apparaît très vite comme celui qui est imposé par les nazis. Le bloc des enfants de Birkenau a été conçu, dans l’attente d’une visite de la Croix-Rouge, comme le prolongement du ghetto-vitrine de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie. L’histoire est connue, on en a fait un film de propagande, tourné en 1944, sous le titre Le Führer offre une ville aux Juifs (Kurt Gerron). Le ghetto de Terezin – où étaient entassées 50 000 personnes – fut embelli fin 1943, les déportés les moins « présentables » furent soustraits aux regards. On fit ouvrir un jardin d’enfants, jouer un opéra d’enfants, genre qu’appréciaient particulièrement les nazis, comme le note Catherine Coquio. Des extraits de ce film ont été magnifiquement commentés par l’écrivain Winfried G. Sebald dans Austerlitz (trad. de l’allemand par Patrick Charbonneau, Paris, Gallimard, 2006 [2001]), où il cherche à retrouver le visage de sa mère, déportée dans ce ghetto.

3 À Birkenau, il semble que l’espoir prévale sur le leurre. Lisa Pomnenka, qui donne son titre au livre, est une jeune femme juive qui, en échange de portraits de tsiganes et d’arbres généalogiques que lui commande Josef Mengele (« médecin » du camp, qui pratique, on le sait, la vivisection sur les corps humains) obtient les matériaux nécessaires pour peindre un mur du bloc des enfants. Un mur où elle tente de faire exister ce que les enfants n’ont jamais vu : des arbres, des chats, des vaches, des poules, des oiseaux, des fleurs. « Je peindrai, dit Lisa, tout ce qui nous manque ici » (p. 76). Auprès de ce mur, est créée une « bibliothèque ambulante ». Les adultes s’occupant des enfants tentent de se remémorer les livres qu’ils ont lus, qu’ils leur racontent – on songe ici à Farenheit 451 (Ray Bradbury, trad. de l’américain par Henri Robillot, Paris, Denoël, 1955 [1953]) où la question se pose de savoir que faire quand il n’y a plus de livres, chacun explorant sa mémoire des livres lus. Un extraordinaire art de la pénurie s’invente, développé par les adultes, encouragé par les enfants.

4 Les pages sans doute les plus bouleversantes de l’ouvrage sont celles du récit de la célébration de Pessah, fête juive commémorant la sortie d’Egypte, le passage, pour les Juifs, de l’esclavage à la liberté. Pour cette célébration, les gâteaux sont faits de confiture de betteraves. Le thé fait office de vin. Les enfants détenus chantent l’Ode à la joie de Beethoven : « À ce moment précis, ils avaient vaincu les Allemands » (p. 95). L’île de Birkenau devient « l’île de Robinson » : la preuve d’une extraordinaire capacité de résistance. La vitalité étonnante des enfants semble alimenter celle des adultes chargés de s’occuper d’eux : ils préparent une révolte, ils gardent la capacité d’être amoureux et désirants.

5 Reste que les enfants ne sont pas dupes. Ils savent qu’ils vont mourir et que tout le monde fait « comme si… », sur le modèle, peut-être, d’Alice au Pays des merveilles : « let’s pretend… » Certains enfants font « comme si… », mais d’autres renoncent à l’illusion : ainsi le petit Adam qui, pour survivre, devient Piepel (objet sexuel du kapo) tout en écrivant des poèmes fait-il songer à ceux qu’évoque Jean Cayrol dans « les rêves concentrationnaires » (Les Temps modernes, 36, sept. 1946, pp. 520-535), des rêves de couleur : « Un monde vert/Avec une porte verte/et un oiseau au plumage vert » (p. 82).

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À la fin d’un conte triste, la petite fille note-t-elle : « Ils n’étaient pas pauvres. Ils pouvaient marchander leur pain et leurs lentilles » (p. 109). La première prière juive que ces enfants entendent est celle du kaddish, la prière pour le mort…

6 Dans l’essai qui accompagne ce texte, Le leurre et l’espoir. De Theresienstadt au block des enfants de Birkenau, Catherine Coquio fait une histoire très précise de ce livre paru à Prague en 1993 sous le titre Mon frère en fumée, puis en Israël, en 1995, sous le titre The Painted Wall. L’auteur, jeune homme juif tchèque a vécu de décembre 1943 à juillet 1944 dans le bloc des enfants de Birkenau, où il était chargé de les encadrer. Le camp, et en particulier ce bloc, était contrôlé par Josef Mengele avec l’approbation d’Adolf Eichmann. Les enfants ont été « liquidés » six mois après leur arrivée, en juillet 1944. Otto B. Kraus écrit un journal fictif, sous le couvert d’Alex Ehren, exécuté lors d’une marche de la mort.

7 Catherine Coquio, et c’est là l’un des aspects les plus intéressants de l’essai, montre combien le texte d’Otto B. Kraus est important parce qu’il touche non seulement le sort des enfants au XXe siècle, mais « la mémoire plombée du génocide » (p. 232) dans les « démocraties populaires » (ibid.) sous l’égide du communisme soviétique. En 1959, sur l’un des murs d’une synagogue de Prague furent gravés les noms de 77 297 juifs tchèques assassinés. En 1968, après l’invasion soviétique, ces noms furent effacés…

AUTEURS

CARINE TREVISAN CERILAC, université Paris Diderot-Paris 7 [email protected]

Questions de communication, 24 | 2013 363

Pascal PANSU, Nicole DUBOIS, Jean- Léon BEAUVOIS, Dis-moi qui te cite et je saurai ce que tu vaux. Que mesure vraiment la bibliométrie ? Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. Points de vue et débats scientifiques, 2013, 127 pages

Claire Peltier

RÉFÉRENCE

Pascal PANSU, Nicole DUBOIS, Jean-Léon BEAUVOIS, Dis-moi qui te cite et je saurai ce que tu vaux. Que mesure vraiment la bibliométrie ?, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. Points de vue et débats scientifiques, 2013, 127 pages

1 À la lecture de l’ouvrage, on ne peut s’empêcher de penser à la difficulté évoquée par Pierre Bourdieu dans Homo academicus (Paris, Éd. de Minuit, 1984, p. 11) de conduire une réflexion critique et distanciée au sujet d’« un monde social dans lequel on est pris ». C’est pourtant l’exercice auquel se prêtent Pascal Pansu, Nicole Dubois et Jean-Léon Beauvois dans le livre, même si celui-ci constitue plus un état des lieux des principes qui gouvernent la scientométrie, qu’une diatribe sociologique. Pourtant, on y trouvera non seulement de quoi nourrir une réflexion questionnant le sens d’une course effrénée à la publication qui régit de longue date le monde académique, mais également quelques réponses concrètes. Dès l’introduction (pp. 5-8), les auteurs annoncent la position qui sera la leur : une position nuancée qui ne conteste pas la nécessité de l’évaluation de la recherche universitaire, mais qui entend poser un regard éclairé et critique sur les modalités de cette évaluation. D’emblée, la posture de détracteurs farouches du facteur d’impact et d’autres indicateurs bibliométriques est donc rejetée.

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2 Dans le premier chapitre, « L’évaluation comme nécessité organisationnelle » (pp. 9-16), l’évaluation est présentée comme une « nécessité sociale » dans la mesure où les chercheurs, en tant qu’« agents sociaux en relation d’équivalence » (p. 11), forment un pouvoir social qui doit se laisser évaluer. Si l’évaluation répond à des besoins organisationnels, mais aussi à des besoins institutionnels de compétitivité, elle nécessite que chacun « entre dans le jeu », selon la formule de Pierre Bourdieu (op. cit., p. 117) et en accepte les règles. Dans cette perspective, elle se doit d’être efficace et objective. À ce titre, les auteurs énoncent les différentes questions qui fondent la trame de l’ouvrage : qui doit évaluer la recherche ? À quel rythme ? Sur quels critères ? Enfin, que doit-on évaluer ? En réponse à ces questions, les auteurs proposent un état des lieux des outils et des pratiques liées à la bibliométrie d’impact.

3 De manière synthétique mais complète, le deuxième chapitre, « Une introduction à la bibliométrie d’impact » (pp. 17-44), présente les fondements et le fonctionnement de la scientométrie, discipline qui trouve son origine à l’orée du XXe siècle et connaît un essor important à partir années 50 aux États-Unis. Fondée sur des méthodes statistiques et mathématiques, la scientométrie permet de mesurer la productivité des chercheurs. Elle se décline en deux volets : l’un descriptif et l’autre évaluatif. La scientométrie descriptive rend compte de la production d’un chercheur dans un domaine donné au cours d’une période déterminée, en fonction de ce que les autres chercheurs ont publié dans ce même domaine au cours de cette même période. Cette approche descriptive n’implique donc pas de jugement de valeur. En outre, elle permet de faire émerger les réseaux disciplinaires par repérage des co-citations et de montrer « la façon dont un champ scientifique se structure et évolue » (p. 43). Quant à la bibliométrie d’impact, elle constitue le volet évaluatif de la scientométrie. En effet, on ne peut évaluer la productivité des chercheurs à l’aune du seul nombre d’articles publiés. Il importe également de croiser cette information avec d’autres indicateurs tel le prestige de la revue par exemple. La bibliométrie d’impact étudie l’influence scientifique des chercheurs et l’impact sur leurs pairs en mesurant, par exemple, pour une période donnée, le nombre de citations des articles publiés dans une revue par rapport au nombre total d’articles publiés dans cette même revue – le fameux facteur d’impact. Développées et commercialisées par l’Institute for Scientific Information (ISI), puis par Thomson Reuters, les bases de données bibliographiques Current Contents, Science Citation Index, Social Citation Index, ou encore le Journal Citation Reports constituent autant de produits qui permettent d’évaluer la consommation scientifique par la combinaison de différents indices dont l’ensemble est détaillé dans ce deuxième chapitre (pp. 32-40).

4 Ce que l’ouvrage aborde peu, mais qui apparaît pourtant en filigrane, consiste en la manne économique du marché de l’information scientifique et le quasi-monopole de sociétés comme Thomson Reuters sur la bibliométrie d’impact et qui pourrait expliquer l’énergie déployée pour sa promotion. Si les auteurs mentionnent l’existence de bases de données concurrentes – telles Scopus, développée par Elsevier à partir de 2004, ou encore Google Scholar en 2004 –, ils ne précisent pas que, à l’exception du produit développé par Google – dont la fiabilité, voire la pertinence est sujette à caution –, l’accès est payant et se fait, le plus souvent, par l’intermédiaire des services documentaires des universités. Nous l’avons souligné, les auteurs ne remettent pas en cause l’intérêt des indicateurs bibliométriques pour évaluer la recherche scientifique, mais en relèvent les principales limites. Selon eux, l’une d’entre elles est liée à une

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mauvaise compréhension de ce que mesure vraiment le facteur d’impact. En effet, on lui attribue la prétention d’être un indicateur de qualité. Or, cette représentation s’avère quelque peu faussée pour les raisons suivantes (pp. 31-32). D’abord, à cause de la surreprésentation des revues anglophones dans l’index des bases des données bibliographiques précitées. Ensuite, parce que la période de deux à cinq ans prise en compte pour calculer le facteur d’impact d’une revue peut ne pas s’avérer suffisante pour rendre compte de la production d’articles dans des disciplines où les recherches se développent lentement. Enfin, parce que le facteur d’impact passe sous silence les sources antérieures à 1975, ainsi que les nouveaux titres de revue, qui doivent attendre cinq ans avant d’être pris en compte. Il en est de même pour les revues dont les titres changent, ce qui, dans la vie d’un périodique scientifique, arrive relativement souvent.

5 Au fil du temps, de nombreux indices sont venus compléter le facteur d’impact afin de pallier certaines de ces limites. Les auteurs en dressent la liste (pp. 32-33). Au sein de celle-ci, le SCImago Journal Rank Indicator (SJR) constitue un indice jeune (2007) intéressant car il prend davantage en compte les revues non anglophones et est pondéré par la réputation de la revue, calculée à partir d’un autre indice, l’eigenfactor. Un autre de ces indicateurs, l’indice h (2005), intégré aux principales bases de données, présente la particularité d’être calculé « à partir du classement de toutes les publications d’un chercheur donné, par ordre décroissant, en fonction du nombre de citations auxquelles elles ont donné lieu » (p. 36). Pourtant, tout comme le facteur d’impact, l’indice h présente un certain nombre de limites. Tout d’abord parce que la pratique de la citation diffère d’une discipline à l’autre : elle est très utilisée dans les sciences médicales et moins en philosophie, par exemple. Ensuite parce que l’indice h ne tient pas compte du positionnement de chaque chercheur dans la liste des auteurs. En conclusion, les auteurs soulignent qu’« aucun [de ces indicateurs] n’est vraiment satisfaisant et [qu’]aucun ne doit être utilisé seul » (p. 39).

6 Dans le troisième chapitre, « Aperçu dans le paysage scientifique français » (pp. 45-72), les auteurs rendent compte d’une enquête par questionnaire effectuée entre 2011 et 2012 qui constitue un état des lieux « des pratiques de publication et d’évaluation des chercheurs » (p. 45). Au-delà des pratiques, cette enquête avait également pour objectif d’évaluer les attitudes des chercheurs français vis-à-vis de la bibliométrie. Les questions portaient notamment sur la langue de publication privilégiée, le facteur d’impact et l’indice h. D’autres questions cherchaient à connaître « la manière dont les chercheurs utilisent ces indicateurs bibliométriques dans leur pratique quotidienne et l’importance qu’eux-mêmes et leur institution leur accordent » (p. 48). Les résultats rapportés font apparaître un important clivage en termes de pratiques professionnelles et de publication, de connaissance des indices de bibliométrie et d’attitudes à l’égard de ces derniers, entre les chercheurs évoluant en sciences de la vie, en sciences de la nature et en psychologie et ceux des sciences humaines et sociales (SHS). Les premiers présentent un débit de publication plus rapide (au moins trois articles publiés durant l’année en cours). Ces articles sont généralement publiés en langue anglaise dans des revues à haut facteur d’impact. En sciences humaines et sociales, le débit de publication est moindre et se présente souvent sous forme de chapitres d’ouvrages, rédigés en langue française. Ce clivage se retrouve dans la connaissance des indicateurs bibliométriques ; les chercheurs en SHS s’en montrant moins préoccupés que ceux des sciences dites « dures » et en psychologie (p. 55).

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7 S’agissant de leur attitude à l’égard de la bibliométrie, les chercheurs interrogés reconnaissent que les indicateurs bibliométriques permettent de « faire connaître la valeur scientifique d’une revue » et d’aider « le chercheur dans ses choix de soumission et de lecture » (p. 58). Ainsi la valeur des indices pour quantifier l’influence des chercheurs est-elle reconnue. Toutefois, les chercheurs en sciences dures et en psychologie se montrent plus enclins à reconnaître l’intérêt de la bibliométrie d’impact que les chercheurs en SHS qui montrent une certaine hostilité à son égard, bien que la méconnaissance semble expliquer, en partie, cette réserve. Ceux-ci lui préfèrent d’autres critères comme la « bonne réputation » de la revue auprès des collègues par exemple ou encore la présence de la revue dans la liste de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Aeres).

8 Les chapitres quatre – « Perspectives critiques des pratiques évaluatives de la recherche » (pp. 73-90) – et cinq – « Pour une évaluation bibliométrique non inféodée (pp. 91-106) » – établissent une critique sans complaisance mais constructive des dérives de la bibliométrie. En préambule, les auteurs s’inquiètent de ce que les indicateurs ne mesurent pas ce qu’ils sont censés mesurer, à savoir « l’influence scientifique d’une source », mais plutôt « la pénétration d’une source dans un réseau de chercheurs » (p. 86). Rejoignant l’opinion des chercheurs interrogés lors de l’enquête présentée dans le troisième chapitre lorsqu’ils considèrent que les indices « incitent au conformisme, entravent la créativité, poussent à publier dans des revues généralistes au détriment des revues spécialisées […], empêchent la reconnaissance des revues nouvelles, encouragent la compétition plus que la coopération entre les revues et poussent à la création de réseaux de chercheurs s’auto-citant » (p. 58), les auteurs plaident « pour une évaluation bibliométrique non inféodée » (p. 91). Pour ce faire, ils proposent plusieurs critères permettant de considérer les indicateurs comme de bons instruments de mesure et relaient certaines des recommandations établies par l’Académie des sciences en 2011 (p. 92). Enfin, en conclusion (pp. 107-110), les auteurs formulent des propositions concrètes, en posant notamment les grands principes d’une base de données internationale qu’ils appellent de leurs vœux et qui intègrerait, en plus des indicateurs bibliométriques, des indicateurs qualitatifs (pp. 94 sq.).

9 Ni pamphlet, ni état des lieux stérile, le petit ouvrage contribue à la démytification, voire à la démystification d’indicateurs statistiques auquel certains accordent une importance démesurée. Par certains aspects, l’ouvrage semble s’inscrire dans le mouvement Slow Science qui plaide pour une redéfinition des critères de qualité et pour la nécessité de porter un autre regard sur la recherche. Enrichi de nombreuses références, l’ouvrage constitue en tout cas un excellent point d’entrée pour aller plus loin dans cette direction.

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AUTEURS

CLAIRE PELTIER TECFA, université de Genève, CH-1211 [email protected]

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Claude PATRIAT, Isabelle MATHIEU, dirs, L’Université et les formations aux métiers de la culture. La diagonale du flou Dijon, Éd. universitaires de Dijon, coll. U-Culture(s), 2012, 162 pages

Jacques-Philippe Saint-Gerand

RÉFÉRENCE

Claude PATRIAT, Isabelle MATHIEU, dirs, L’Université et les formations aux métiers de la culture. La diagonale du flou, Dijon, Éd. universitaires de Dijon, coll. U-Culture(s), 2012, 162 pages

1 Enfin un ouvrage qui traite d’une question d’actualité brûlante et qui fait l’économie de la langue de bois en osant poser les questions fondamentales dans la crudité de leur violence. En effet, comme le notent les éditeurs, « la malédiction des métiers de la culture tient au fait qu’ils se trouvent par nature placés à l’intersection de l’art, de la culture et de la société : l’art, qu’ils ont pour mission de mettre en culture, la culture, qu’ils ont pour mission de mettre en société » (p. 11). Ce qui pose la question de la définition d’un champ professionnel qui, aujourd’hui encore, n’est toujours pas nettement défini. De cette nébulosité résulte que toutes les formations académiques à vocation professionnalisante rencontrent, à un moment ou à un autre, la difficulté de l’insertion réelle de diplômés formés de manière beaucoup plus générale que les demandes locales et souvent selon des manières de faire relevant de moyens et nécessités étroitement dépendants de chaque milieu universitaire. Deux chiffres significatifs fixent les idées : en 1988, on comptait quatre formations dédiées aux métiers de la culture (deux universitaires et deux conventionnées par le ministère de la Culture). En 2010, ce chiffre s’élevait à plus de 200, selon un processus de « parthénogénèse incontrôlée », selon l’heureuse formule de Claude Patriat (p. 9). À cet égard, les auteurs regrettent que le dialogue entre le ministère de l’Enseignement

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supérieur et de la Recherche et le ministère de la Culture et de la Communication soit si faible, et c’est en quelque sorte ce constat qui décide de l’organisation du volume : une première partie consacrée aux universités intitulée « Du savoir au savoir-faire » (pp. 17-55) et une seconde dévolue à « La Culture en métiers » (pp. 57-117), suivies d’une coda titrée « Repérages » qui remet « la culture sur le métier » (Isabelle Mathieu, p. 121) et propose une très intéressante et utile liste des diplômes professionnels universitaires par région. Dans « L’université et la formation professionnelle, une (re)conversion tardive » (pp. 19-27), Gilles Bertrand, ancien président de l’université de Bourgogne et du Comité national d’évaluation, excipant justement de ses anciennes fonctions, propose une analyse critique très documentée de la situation actuelle de ces formations professionnelles. Il montre spécifiquement l’émiettement de l’offre, la ténuité du lien de ces formations avec la recherche, les effets dommageables de parcours d’études qui s’empilent plus qu’ils ne se complètent et qui, en conséquence, ne garantissent pas l’absence de lacunes dans la formation. L’auteur identifie la cause de ces maux comme étant le fait que ces diplômes sont le plus souvent l’œuvre d’enseignants se considérant comme des « entrepreneurs »...

2 En conclusion, l’élargissement de la réflexion à l’échelle internationale incite à souhaiter « des articulations plus convaincantes entre formations générales et formations professionnelles » (p. 27). Ancien vice-président de l’Association technique pour l’action culturelle du ministère du même nom, Daniel Girard (pp. 31-40) prend le relais pour exposer la question de la formation des acteurs culturels en plaidant pour une meilleure coordination des structures universitaires avec le milieu culturel afin d’améliorer les dispositifs de formation continue au motif évident que la culture elle- même ne cesse d’évoluer. Dans « Emploi culturel et formation, une équation à deux inconnues », Jean-Pierre Saez (pp. 45-55), directeur de l’Observatoire des politiques culturelles, met à profit son expérience pour souligner le fait que les collectivités territoriales ont tendance à considérer les emplois culturels comme le moyen de développer une politique de proximité guidée par des intérêts souvent éloignés du domaine culturel, et la disparité existant dans ce secteur entre les emplois stables (contrats à durée indéterminée) – autour de 4,4 % des effectifs globaux de ces collectivités – et un peu plus de 45 % d’emplois précaires (contrats à durée déterminée) liés à la dimension événementielle des politiques locales (programmation artistique, salons, festivals, etc.). Reste que la très grande variété des métiers liés à la culture (au moins 250 métiers différents pour le seul secteur du spectacle vivant !) fait obstacle à une vision claire de la situation générale, d’où résulte que la seule formation universitaire doit être sanctionnée une seconde fois par un concours administratif, sauf à accepter que la construction d’une carrière professionnelle passe d’abord par l’épreuve de la précarité, et ce en dépit d’une formation professionnalisante ayant ouvertement comme objectif de lutter contre le chômage des jeunes diplômés.

3 C’est justement cet aspect paradoxal des formations que Claude Patriat (pp. 59-68) analyse avec une grande lucidité dans sa contribution, « La spécialité du général ». Revendiquant une articulation plus étroite des compétences pratiques acquises dans ces formations avec les connaissances assimilées dans les cursus généralistes, l’auteur s’inquiète de voir que les universités ne proposent, le plus souvent, qu’un « ravalement de façade » au lieu d’une offre véritablement construite, particulièrement dans le domaine de la culture. Car la formation aux métiers de la culture doit et ne peut que s’inscrire dans une éthique plus générale de l’action culturelle. À cet égard, le

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témoignage du directeur du Jardin de verre de Cholet, François Gabory, est spécifiquement intéressant. Il note : « Je suis confronté à des étudiants qui ne se cultivent pas ou peu, ne lisent pas et sont souvent éloignés de toutes préoccupations politiques. Ils se forment à être des techniciens de la culture en quête de compétences pratiques : “On veut du concret”, disent-ils. Certains sont rapidement dépassés par l’exigence “critique” » (p. 69). En soulignant ainsi les limites de ces formations spécialisées qui, contraintes par les statistiques de réussite aux diplômes, délivrent des parchemins de même intitulé, mais de valeur variable selon les individus. Dans « Du conservateur au médiateur. Les universités face aux transformations des métiers du patrimoine et des musées » (pp. 71-88), Daniel Jacobi dresse un constat sans concession de l’état actuel de musées saisis par la déferlante médiatrice grâce à laquelle on pense pouvoir ramener vers eux tous ceux qui, à un titre ou un autre, s’en étaient éloignés au motif du déphasage sociétal de la plupart de ces institutions. Mais, apparaît vite un clivage net sous cette vague communicationnelle entre les grands équipements d’État et les petits et moyens musées relevant de collectivités territoriales. Tandis que les premiers embauchent, aménagent, transforment et développent des services annexes très rentables, les seconds ne restent, pour leurs politiques locaux, que des gisements d’emplois réservés. Évidemment nous sommes là dans une totale contradiction. Le regretté Cécil Guitart (pp. 89-97) enfonce en quelque sorte le clou un peu plus profondément lorsqu’il évoque « Les enjeux culturels de la formation des bibliothécaires », car son analyse critique montre que dans le paysage actuel des activités culturelles qui voit l’information et les savoirs doubler tous les ans, s’il revient aux chercheurs de transformer ces informations en savoir et aux pédagogues de transformer ces savoirs en connaissances, il revient aux bibliothécaires de transformer ces connaissances en dynamique de culture puisque celle-ci ne cesse d’évoluer. Or, d’une part, la formation continue des bibliothécaires tend à privilégier des professionnels de catégorie B, souvent surdiplômés par rapport à leurs fonctions, au détriment des catégories A et C tout autant concernées par l’évolution de leur institution. D’autre part, la formation elle-même des étudiants ne donne pas une place suffisante à la documentation dans les dispositifs d’enseignement et de recherche. De ce double constat résulte que la vie des bibliothèques, stimulée par la demande sociale, éprouve toujours quelque peine à être en phase avec l’évolution du monde.

4 Avec « La médiation scientifique » (pp. 99-105), Olivier Laügt aborde un autre aspect de la relation existant entre la société et la représentation des savoirs. La Science, avec un grand « S », joue dans nos sociétés un rôle d’argument d’autorité. Mais encore faut-il donner un accès aisé à cette autorité capable de traiter aussi bien les catastrophes de l’industrie chimique, les mensonges pharmaceutiques que les accidents écologiques. Et il faut là des instances susceptibles de vulgariser, dans le meilleur sens du terme, des phénomènes et des objets complexes ayant une incidence sociétale immédiate. Ce sont ces instances de médiation que préparent les masters universitaires, avec la difficulté de leur insertion dans un paysage académique encore trop marqué par l’opposition de l’esprit de géométrie et de l’esprit de finesse. Ainsi Olivier Laügt émet-il le souhait de réviser fortement les processus de formation en communication en proposant une ouverture plus franche à l’histoire des sciences et à ses annexes philosophiques. Dernier secteur envisagé dans le volume, celui du tourisme et de la formation des guides professionnels. C’est l’objet du texte d’Odette Balandraud (pp. 109-117) car la profession de guide-conférencier donne rapidement l’impression d’un métier éclaté du fait des objets que ses personnels doivent présenter. Il a fallu que les ministères du

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Tourisme, de la Culture et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche se réunissent pour procéder à des arbitrages donnant une plus grande clarté à la définition de ce métier à partir de 2012 et de l’application de leurs préconisations communes. Mais, en dépit de cette clarification, subsiste toujours la double question de l’affichage d’un diplôme plus ou moins théorique ou de compétences appliquées, et de la formation initiale ou permanente nécessaire à l’évolution d’une demande multiforme aux origines – privées ou institutionnelles – également opaques, étant la plupart du temps le fruit des circonstances.

5 Il revient alors à Isabelle Mathieu, enseignante-chercheuse à l’université de Bourgogne et animatrice du site cortex-culturemploi.com, de dresser le bilan de ces différentes enquêtes et d’esquisser quelques pistes pour l’avenir sous l’intitulé « La culture sur le métier » (pp. 121-139). Et sa conclusion est teintée de pessimisme. Selon elle, la cause de l’éclatement des formations ne doit pas être recherchée du côté de l’adaptation réelle au marché de l’emploi, elle est plutôt l’effet pervers induit par une hyperspécialisation scientifique des enseignants-chercheurs qui, du même coup, laisse à la marge la prise en compte des besoins réels. En résulte que la culture se présente aujourd’hui comme un territoire démembré, reconnaissable à l’enchevêtrement des domaines scientifiques de référence (p. 134), à l’hétéroclitisme des intitulés de diplômes, à la surévaluation du besoin de techniques de communication, au déséquilibre patent entre les niveaux de formation, et à la sur-représentation des diplômes de niveau Bac + 5 (/20 ?)... Dès lors, la conclusion s’impose d’elle-même : il faut rapidement coordonner ces cursus disparates pour désigner une discipline de référence susceptible de fournir un réel centre de gravité à une organisation cohérente du dispositif de formation sur l’ensemble du territoire, faute de quoi on continuera d’assister à une regrettable dissémination de savoirs et de compétences sans réelle utilité pour la Culture.

6 À la suite de ces contributions très éclairantes et bien informées, une cartographie des diplômes professionnels par région (pp. 141-159) contribue à donner un supplément de qualité et d’intérêt à ce volume courageux et très réussi que nombre de professionnels de la culture, d’universitaires, d’institutions et collectivités territoriales devraient lire attentivement et méditer afin d’essayer de sortir des embarras dans lesquels plonge le plus souvent la relation de la culture à la société.

AUTEURS

JACQUES-PHILIPPE SAINT-GERAND CeReS, université de Limoges, F-87036 [email protected]

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Enzo TRAVERSO, Où sont passés les intellectuels ? Paris, Éd. Textuel, coll. Conversations pour demain, 2013, 108 pages

Sara Ben Larbi

RÉFÉRENCE

Enzo TRAVERSO, Où sont passés les intellectuels ?, Paris, Éd. Textuel, coll. Conversations pour demain, 2013, 108 pages

1 D’emblée, les conversations de Régis Meyran et Enzo Traverso oriente le débat vers la problématique suivante : où sont passés les intellectuels ? Dans une écriture sobre et fluide, à partir d’instruments d’information et de réflexion, Enzo Traverso construit son plan autour de trois axes remarquables dans le développement de la posture de l’intellectuel, moments marqués par l’invention de concepts, de modèles, de théories. Le premier axe (pp. 13-45) porte sur la définition de l’intellectuel, sa naissance et sa place dans l’histoire jusqu’à son éclipse. Le deuxième axe (pp. 49-75) est consacré à l’essor des néoconservateurs et le dernier (pp. 79-102) s’interroge sur les alternatives futuristes. Cependant, la présente note de lecture s’organise en deux parties : la première présente l’ouvrage et la deuxième le commente et le discute succinctement.

2 Où sont passés les intellectuels ? constitue une conversation entre Régis Meyran et l’auteur qui plaide pour réinventer l’intellectuel au XXIe siècle. D’ailleurs, la prolifération de ses ouvrages sur l’histoire, les guerres et les révolutions en Europe (par exemple, 1914-1945 : la guerre civile européenne, Paris, Hachette, 2009) le place bien pour aborder l’histoire des intellectuels. Enzo Traverso décrit les principaux faits qui ont jalonné l’histoire de l’intellectuel en comparant les cas français, allemands et italiens. Selon lui, l’histoire de l’intellectuel a traversé trois moments forts : la première ère est marquée par l’« intellectuel engagé ». La deuxième concerne la vague des néoconservateurs incarnés par des figures communistes et la dernière est celle de l’intellectuel « spécifique ».

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3 Selon l’historien Enzo Traverso, l’intellectuel « engagé » trouve son fondement dans la figure des littérateurs de combat avec les philosophes des Lumières, dont, par exemple, Voltaire (Les Lettres philosophiques), mais la figure de l’intellectuel se concrétise avec l’affaire Dreyfus, car les Français luttaient contre le fanatisme et l’intolérance. Or, la distinction entre l’intellectuel du XVIIIe siècle et celui du XXe siècle tient au fait que l’un se positionne par rapport à la cour de Versailles, donc au roi, tandis que l’autre agit dans une société articulée, son champ politique est tiraillé entre une gauche et une droite. Le statut de l’intellectuel traduit un changement sociétal concomitant de l’industrialisation dans les sociétés européennes, de la naissance de la société de masse avec la presse, le développement des médias et de l’édition. De plus, lorsque la presse s’impose comme industrie, en tant que « type social », le journaliste tend à former l’opinion en devenant un vecteur d’émancipation. Cette formation de l’opinion s’est aussi construite grâce à l’émancipation de la femme animant notamment les salons littéraires de Berlin à Paris. Or, cette modernité a fait naître des contradictions. Dans Le Manifeste du Parti communiste (1848), Karl Marx et Friedrich Engels dénonçaient l’aliénation que le capitalisme a créée. En Italie, Antonio Gramsci, fondateur du Parti communiste italien, élabore une théorie des intellectuels les distinguant en deux catégories : les intellectuels « traditionnels » qu’il oppose à ceux « organiques ». Pour lui, l’intellectuel ne dépend ni d’une classe, ni d’une structure économique ou sociale ; c’est plutôt un créateur d’idées qui vise à élaborer la vision du monde des classes sociales. Avec la montée en puissance de Benito Mussolini, les intellectuels se divisent en deux camps : les uns pour le régime, les autres contre le fascisme. Dans l’entre-deux- guerres, l’intellectuel s’identifie à la gauche. Enzo Traverso prend l’exemple, en France, de Jean-Paul Sartre qui incarne la figure de l’intellectuel par excellence pour étayer sa démonstration bien que l’intellectuel sartrien ne soit ni « gauchiste », ni inféodé à un parti. Au contraire, c’est un esprit libre parce qu’il peut critiquer la pensée de droite comme celle de gauche. Aussi, avec la crise du conflit mondiale étalé sur trente ans, un nouveau contexte naît-il, puisque l’intellectuel s’est remis en question. Après l’ébranlement et les secousses de la guerre, le pacifisme s’installe en Europe. Malheureusement, les pays signent des pactes vains. Exilé aux États-Unis, Albert Einstein craint les avancées technologiques de l’Allemagne nazie et convainc Franklin Roosevelt de créer une bombe atomique. La figure de l’intellectuel tient aussi à des mutations historiques profondes grâce à l’Université. Une nouvelle posture voit le jour : l’« expert » veut apporter son aide au pouvoir politique et joue un rôle idéologique, par exemple, les économistes néolibéraux. Le langage de l’entreprise tend à se généraliser. Dans les universités, le savoir s’est spécialisé et massifié. Les masters forment des techniciens plutôt que d’élaborer une pensée critique, d’où la disparition de l’intellectuel « éducateur ». La configuration de l’Université a donc changé, puisque la rentabilité, la production et la gestion deviennent ses préoccupations. Enzo Traverso fait le bilan de ce constat en définissant la nouvelle figure de l’intellectuel en ces termes : « L’intellectuel [est] un universitaire, et non plus un écrivain ou un journaliste, comme il y a un siècle, mais il n’est plus “chez lui” à l’université, qui est devenue un lieu de fabrication d’“expert” » (p. 40). Le développement de l’industrie culturelle et l’Université de masse ont bien déclassé l’intellectuel. Sa figure s’est vue écrasée par la puissance des médias. Philosophe et fondateur de l’université populaire de Caen, Michel Onfray devient omniprésent dans les médias. Selon Enzo Traverso, il est « l’expression […] d’un processus généralisé de réification de la culture » (p. 50). Plusieurs intellectuels ont conduit un combat contre la domination – voire les anti de

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toutes sortes (racistes, fascistes, communistes…). De surcroît, les mutations technologiques ont affecté la pensée des intellectuels. Or, de telles critiques sont-elles aujourd’hui retentissantes ? L’auteur démontre comment la notion de l’intellectuel varie selon le contexte historique : depuis 1980, l’intellectuel critique s’est cantonné à célébrer le passé et à élaborer la mémoire ; les intellectuels « mémoriels » sont nés. Dans quelle mesure Enzo Traverso perçoit-il l’intellectuel comme quelqu’un qui produit des savoirs, critique le pouvoir et s’engage politiquement au plus profond de son être ? L’intellectuel est-il cet idéal irréaliste ou, au contraire, comme le conçoit Enzo Traverso, une figure engagée politiquement, en perpétuelle interrogation, contestation, provocation du pouvoir politique sachant placer sciemment son point de vue critique et ayant un esprit libre ? Empruntant les termes de Jean-Paul Sartre (« Plaidoyer pour les intellectuels », p. 221, in : Jean-Paul Sartre, Situations philosophiques, Paris, Gallimard, 1990 [1966]), l’auteur perçoit l’intellectuel comme « quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas » (p. 34). Parce que, pour lui, l’intellectuel est celui qui se positionne dans la société. Enzo Traverso résume sa thèse avec une touche de créativité, il écrit : « Je comprends le besoin de redéfinir le rôle de l’intellectuel à la lumière des mutations historiques de nos sociétés, mais je ne suis pas d’accord pour décréter la fin de l’intellectuel critique, qui n’aurait supposément plus aucun rôle à jouer… L’intellectuel d’aujourd’hui qui, le plus souvent, n’est pas un écrivain, mais plutôt un chercheur, doit être à la fois spécifique et critique. La domination, l’oppression, l’injustice n’ont pas disparu. Le monde ne serait pas vivable si personne ne le dénonçait » (p. 87). Le livre se lit d’une même traite, il est fluide, simple à lire, aisé à comprendre. La position de l’auteur traduit sa pensée, la visée de l’ensemble de sa conversation. Lorsque la culture est devenue une marchandise, quand la jeunesse est déboussolée et que le monde passe par des mutations technologiques dont la micro-informatique et l’internet, que peut alors l’intellectuel ? En fin de parcours, la question se pose de savoir si l’intellectuel continuera à jouer un rôle majeur à l’avenir.

4 Certes, l’ouvrage est une conversation entre Régis Meyran et Enzo Traverso. Les réponses d’Enzo Traverso sont bien argumentées, claires, précises et permettent une pertinente lisibilité de l’ossature textuelle. La préface (pp. 7-9) de Régis Meyran, les titres et les citations clés permettent de repérer chaque début d’axe bien avant de l’aborder. À la fin de l’ouvrage, les notes (pp. 105-108) conduisent, une fois de plus, le lecteur à approfondir sa lecture. D’ailleurs, Enzo Traverso tente de convaincre en illustrant ses idées par des exemples vivants, crus, tirés de l’histoire, par exemple, des conflits mondiaux de la Guerre froide, en donnant des dates... L’auteur ne manque pas de se référer à une cinquantaine d’auteurs environ encourageant le lecteur à approfondir certains points qu’il a passés sous silence. Pour le lecteur avisé, et notamment expérimenté, de telles références permettront de confronter ses analyses à celles d’Enzo Traverso afin d’en tirer probablement de nouveaux horizons de recherche. D’emblée, le titre de l’ouvrage pose une problématique lancée au cœur de la scène de lecture : Où sont passés les intellectuels ? Linguistiquement parlant, la question posée n’est pas rhétorique, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une question oratoire, c’est plutôt ce que la grammaire traditionnelle nomme « une interrogation partielle » dont l’objectif essentiel est d’apporter des éléments de réponse. C’est une question immédiate, directe, crue qui sème l’inquiétude du penseur qui s’interroge, cherche une réponse satisfaisante. Sémantiquement, cette question en présuppose une autre : « Existe-t-il encore des intellectuels ? ». Car, auparavant, il existait des intellectuels, mais, à présent, ceux-ci commencent soit à s’estomper, soit à s’éclipser. Après la

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lecture, nous comprenons mieux la notion d’intellectuel. Certes, une telle notion occupe une place de choix par le rôle qu’elle joue dans les discours politique, historique, littéraire, et à travers les contextes historiques, géographiques, les avancées technologiques. Formulé en une question, le titre de l’ouvrage renvoie au statut de l’intellectuel au XXIe siècle qui reste à redéfinir, à repenser et à replacer dans le contexte actuel : la crise économique mondiale, les révolutions ou les mouvements du printemps arabe… Où Enzo Traverso, cet intellectuel, se place-t-il et quel sera son rôle à l’avenir ? L’historien interroge la notion d’intellectuel sous toutes ses facettes, sous tous ses angles, il démontre comment sa perception varie selon les contextes historiques. Nous apprécions les conversations d’Enzo Traverso et son érudition historique. L’auteur veut faire entendre sa voix car c’est manier la langue et le discours, c’est aussi manier sens et idées.

5 L’ouvrage capte l’intérêt du lecteur curieux, de l’intellectuel qui sait interroger le pouvoir politique, qui apprend mieux à appréhender le réel en contestant tout discours dominant, tout débat stérile afin d’insérer subtilement sa position critique. Aujourd’hui, le mot intellectuel tend à être galvaudé. C’est pourquoi le volume constitue un plaidoyer pour redéfinir et réinventer l’intellectuel au XXIe siècle. Il propose une pensée sur l’intellectuel et sa réflexion confine à un essai. Historien qui a enseigné les sciences politiques, Enzo Traverso montre que l’intellectuel nourri d’esprit critique, avoue la vérité toute crue et sait dire non au pouvoir en place. La figure de l’intellectuel qui a traversé le XXe siècle tend à disparaître au XXIe siècle, car il n’est plus orienté par une vision de classes ou liés à des partis. Le capitalisme, ou démocratie libérale, et l’économie de marché s’imposent. En 1989, la chute du mur de Berlin annonce la défaite historique du communisme, système de pouvoir et l’une des grandes utopies du XXe siècle. Enzo Traverso considère également l’intellectuel qu’il soit politiquement engagé ou non. Les pages d’histoire, que livre Enzo Traverso, orientent vers un passé proche ou lointain et constituent un fond documentaire indubitable bien argumenté qui rappelle que l’histoire ne s’écrit pas avec du sang, mais avec des cerveaux ou, mieux encore, avec des idées que l’intellectuel incarne. La voix de l’intellectuel résonne bien afin de critiquer les régimes politiques. Tout intellectuel, y compris le poète qui sait dire non, est aussi celui qui provoque la discorde afin d’insérer son point de vue critique. À lire la conversation entre Régis Meyran et Enzo Traverso, nous sommes submergée par les traces de l’intellectuel que nous avons suivies pas à pas. Toutefois, deux points méritent d’être soulevés pour être rectifiés. Le premier concerne la Tunisie et le deuxième la xénophobie. D’abord, en Tunisie, ce ne sont pas les intellectuels qui ont préparé la révolution, mais les mineurs de Gafsa, en 2008, auxquels l’État tunisien a répondu en assiégeant la ville. À la suite, les événements de Ben Guerdane, en 2009, et, enfin, le suicide d’Ahmed Bouazizi s’immolant devant le gouvernorat de Sidi Bouzid, le 17 décembre 2009, ont permis à la contestation de prendre corps dans toutes les couches sociales et, enfin, parmi les intellectuels : les blogueurs, les professeurs, les médecins et les avocats descendant dans les artères des villes du pays. Quant au deuxième point, la dimension religieuse et sa relation avec l’intellectuel que souligne Enzo Traverso mérite d’être plus approfondie par l’auteur, car il décrit l’islamophobie comme la xénophobie du XXIe siècle sans étayer davantage ce point de vue, lequel est étroitement lié au terrorisme, débat actuel. Quelle est donc la position de l’intellectuel face au terrorisme ? Qu’y peut-il ?

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6 Pour notre part, plusieurs questions se posent. À qui l’avenir appartiendra-t-il : aux « intellectuels spécifiques » (les universitaires) ? Avoir une posture à la Jean-Jacques Rousseau, à la Denis Diderot, à la Michel Foucault serait-il encore possible ? Le monde d’aujourd’hui oscille entre le rejet du passé et l’absence d’avenir, une telle oscillation installe le doute, l’inquiétude chez tout intellectuel, le monde va-t-il alors inventer de nouvelles utopies pour de nouveaux intellectuels ou l’intellectuel lui-même va-t-il « se réinventer » à la manière d’Enzo Traverso ? Articulant les réponses fluides d’Enzo Traverso et les pertinentes et précises questions de Régis Meyran, le livre constitue un ouvrage de référence destiné à tout étudiant, à tout chercheur passionné de mots et d’idées, apprenant mieux à interroger la politique, à critiquer le pouvoir et à élargir le débat à d’autres disciplines comme la politique linguistique.

AUTEURS

SARA BEN LARBI CREM, université de Lorraine, F-57000 [email protected]

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Notes de lecture

Médias, journalisme

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Marlène COULOMB-GULLY, Jean-Pierre ESQUENAZI, « Fictions politiques » Mots. Les langages du politique, 99, Lyon, ENS Éd., juillet 2012, 158 pages

Alexandre Eyries

RÉFÉRENCE

Marlène COULOMB-GULLY, Jean-Pierre ESQUENAZI, « Fictions politiques », Mots. Les langages du politique, 99, Lyon, ENS Éd., juillet 2012, 158 pages

1 Tandis que de nombreuses chaînes programment des séries télévisées françaises et surtout américaines qui explorent les marges du surnaturel, les frontières du fantastique et de la science-fiction, d’autres, au contraire, prennent le parti de traiter de phénomènes et de questions proprement politiques. Bien que cette pratique ne soit ni véritablement nouvelle, ni encore très répandue, force est de constater que, depuis quelques années, le développement des fictions politiques dans un contexte national réputé frileux face à ce types de productions télévisuelles est une niche en constante évolution. La livraison de la revue Mots. Les langages du politique, dirigée de concert par Marlène Coulomb-Gully – professeure en sciences de l’information et de la communication (SIC) à l’université de Toulouse 2-Le Mirail – et par Jean-Pierre Esquenazi – professeur en SIC à l’université Jean Moulin-Lyon 3 –, consacre son dossier aux fictions télévisuelles dont les intrigues traitent largement de la vie politique.

2 Dans l’introduction, les coordinateurs rappellent que de nombreux téléfilms portant sur des personnalités politiques de premier plan ou sur des affaires sensibles ont été diffusés : « Ainsi des Prédateurs, de Lucas Belvaux, sur l’Affaire Elf, produit par Canal Plus et diffusé en 2007, ou encore de L’École du pouvoir, sur la fameuse promotion Voltaire de l’ENA où se côtoyèrent François Hollande, Ségolène Royal ou Dominique de Villepin, toujours produit par Canal Plus et diffusé en 2009. Durant la récente campagne présidentielle de 2012, le succès […] des Hommes de l’ombre, […] mettant en scène des

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femmes candidates et leurs conseillers en communication, confirme cette tendance » (p. 5).

3 Selon les deux auteurs, le cinéma – qui avait un temps paru aux antipodes des problématiques politiques – renoue depuis peu avec ce genre spécifique « comme en témoigne l’emblématique Conquête, de Xavier Durringer (2011) ou L’Exercice de l’État de Pierre Schoeller (en 2011 également) » (ibid.). Ces éléments attestent d’une très grande visibilité de la politique (qui est ici comprise dans un sens restreint de « mise en scène de professionnels de la politique ») dans les médias. Mais, ceci ne doit pas faire oublier que le roman et le théâtre contemporains – pour ne citer que ces genres littéraires – se sont récemment appropriés les questions politiques, contribuant beaucoup à renforcer le sentiment d’un renouveau des fictions politiques. De ce fait, comment expliquer la multiplication de ces fictions politiques ? Un premier élément d’explication provient du statut même de leurs auteurs qui « sont des insiders, pour emprunter au jargon contemporain : des journalistes ou des politiques qui ressentent le besoin d’exprimer leur vérité sous le masque de la fiction, ce qu’ils ne pourraient effectuer […] dans l’exercice “normal” de leur métier ou compte tenu de leurs fonctions » (p. 6). Les coordinateurs du dossier citent, entre autres exemples, Eva Joly (candidate à l’élection présidentielle de 2012 et ancienne magistrate), Dominique Paillé (ex-conseiller de Nicolas Sarkozy) ou encore Jean-Louis Debré (président du Conseil constitutionnel et auteur de romans noirs). Tous font mention d’une « plus grande liberté [offerte] par un texte de fiction, pour évoquer une vérité impossible à dire dans le cadre d’un discours réputé vrai » (ibid.). Les fictions politiques ont vocation à combler les non-dits des discours informationnels, à tel point qu’elles finissent par apparaître plus vraies et plus crédibles qu’eux. En outre, cette inversion paradoxale des polarités est considérablement renforcée par les opérations de storytelling et de scénarisation de la vie politique. D’une manière générale, notre époque semble redécouvrir les vertus heuristiques de la fiction, aussi bien en histoire, que dans l’ensemble des domaines scientifiques. Le dossier explore donc les soubassements politiques et, plus largement, sociétaux des fictions télévisuelles contemporaines.

4 Dans sa contribution, Camille Baurin (pp. 45-60) explore les fictions américaines mettant au premier plan des super-héros contemporains qui sont nés en 1938 avec Superman et se sont rapidement ancrés dans l’histoire politique des États-Unis. Lors de la Seconde Guerre mondiale, le super-héros « a été érigé en modèle exemplaire, à l’image de Captain America qui engageait les lecteurs à participer à l’effort de guerre et à défendre les valeurs américaines » (p. 45). La chercheuse s’intéresse essentiellement aux récits uchroniques qui postulent qu’un évènement historique se serait déroulé d’une manière différente de la réalité, entraînant une chronologie parallèle et une réinterprétation de l’Histoire par le truchement de la fiction : « Ainsi Watchmen d’Alan Moore et David Gibson (1986-1987) présente un univers où, grâce à des super-héros, les États-Unis ont remporté la guerre du Vietnam. Mark Millar et Bryan Hitch racontent avec Ultimates (2002-2007) les aventures d’une équipe de justiciers formée par le gouvernement Bush Jr et composée, entre autres, de versions actualisées de Captain America, Iron Man et Thor » (p. 45). Dans tous ces récits, l’uchronie permet de dévoiler les ressorts du système idéologique que donne à voir le super-héros et en fait un témoin oblique de l’Histoire américaine. Elle est un moyen d’imposer une distance par rapport à l’Histoire et la politique telles qu’elles sont présentées dans les discours officiels.

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5 Pour sa part, Céline Bryon-Portet (pp. 97-112) s’intéresse à la dimension politique de la série Plus belle la vie (France 3, 2004‑) et à la manière dont elle se fait l’écho des polémiques qui agitent l’opinion publique et des problèmes qui concernent toute la société. En France, la fiction télévisée a souvent eu mauvaise presse, étant aussi bien méprisée par les universitaires que par les journalistes spécialisés plus concernés par le cinéma. L’auteure souhaite montrer que le point de vue négatif ou réducteur ne s’applique pas à l’ensemble des fictions diffusées sur le petit écran : à partir d’une étude de cas relative à la série Plus belle la vie, elle montre « que certaines fictions proposent une lecture politique des problématiques citoyennes et des débats socioculturels qui traversent notre espace public, dans laquelle on peut voir une tentative de sensibilisation, voire d’éducation à destination des téléspectateurs » (p. 97). L’article propose une réflexion sur le rôle que peuvent jouer les industries culturelles dans la diffusion de messages politiques et, plus largement, l’influence qu’une fiction peut avoir sur la construction des représentations symboliques. Dès l’origine, la série représente la diversité culturelle à travers la vie des habitants du quartier imaginaire du Mistral et valorise la mixophilie, en d’autres termes le brassage identitaire, social et culturel : « Cette mosaïque sociale induit des problématiques identitaires et permet à la série d’aborder une réflexion autour de l’altérité, de l’acceptation ou du rejet de la différence, de la tolérance et de l’intolérance » (ibid.). Dans la série, l’accent est clairement mis sur un lieu spécifique du quartier, la place centrale du Mistral, qui en constitue le cœur vivant et autour de laquelle la vie s’organise. Les personnages vont et viennent, les intrigues se structurent : « Espace de convivialité, voire de sociabilité, la place du Mistral est aussi un espace public où des individus débattent de sujets d’actualité, relatifs à des évènements ponctuels et éphémères, et de problèmes de société davantage intemporels » (ibid.). Ainsi s’apparente-t-elle à une agora qui favorise toutes les discussions (même les plus difficiles) et réserve le meilleur accueil aux problématiques sociétales. Ce faisant, la série développe – notamment en direction des plus jeunes – une véritable éducation au politique et à la politique.

6 Par l’étendue des problématiques qu’il embrasse, par la finesse des analyses qu’il permet de développer, ce dossier s’impose comme un outil de référence pour tous ceux qui s’intéressent à la politisation grandissante des séries télévisées – qu’elles soient diffusées sur des chaînes privées ou répondent à une mission de service public – et devrait, à cet égard, toucher un large public parce qu’il fournit de nombreuses clés et ouvre des perspectives fécondes pour analyser ces séries à la lueur de leur substrat politique.

AUTEURS

ALEXANDRE EYRIES I3M, université Nice Sophia Antipolis, F-06200 [email protected]

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Amandine DEGAND, Benoît GREVISSE, dirs, Journalisme en ligne. Pratiques et recherches Bruxelles, De Boeck, coll. Info & Com, 2012, 384 pages

Alexandre Eyries

RÉFÉRENCE

Amandine DEGAND, Benoît GREVISSE, dirs, Journalisme en ligne. Pratiques et recherches, Bruxelles, De Boeck, coll. Info & Com, 2012, 384 pages

1 L’apparition du web 2.0 et la croissance exponentielle des technologies de l’information et de la communication ont profondément impacté et transformé les façons d’être au quotidien, les modalités relationnelles interpersonnelles, les manières de consommer, les pratiques aussi bien privées que professionnelles. Une catégorie socioprofessionnelle a été spécifiquement touchée par la transformation de la société sous l’influence des dispositifs sociotechniques numériques, il s’agit du milieu journalistique. En effet, il apparaît que le journalisme en ligne, plus qu’une simple innovation technologique, bouscule en profondeur les repères des professionnels de l’information et à faire évoluer sensiblement aussi bien leurs pratiques professionnelles que leurs stratégies rédactionnelles. L’ouvrage dirigé par Amandine Degand – journaliste, docteure en sciences de l’information et de la communication (SIC), membre de l’Observatoire du récit médiatique (ORM) – et Benoît Grevisse – professeur en SIC à l’université catholique de Louvain, directeur de l’École de journalisme de Louvain et aussi membre de l’ORM – fournit des clés essentielles pour comprendre les métamorphoses rapides du journalisme en raison des nouveaux outils numériques, décrit la vie quotidienne des rédactions internet, précise la somme de compétences nouvelles que doivent acquérir et mobiliser les praticiens de ce journalisme en prise directe avec l’immédiateté.

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2 Dans sa préface (pp. 5-9), Jane B. Singer, professeure en journalisme à l’université de l’Iowa, souligne que l’apparition des technologies de l’information et de la communication (TIC) a contraint les journalistes à s’adapter à de nouveaux outils. Avec l’internet, ceux-ci ont changé de statut : ils « sont devenus une partie du public tout en restant au service de celui-ci » (p. 6). De plus, les professionnels des salles de rédaction considéraient les blogueurs comme des imposteurs et des intrus qui n’avaient pas leur place dans le monde journalistique, ils percevaient les comptes rendus trouvés sur les réseaux sociaux comme sujets à caution. Ce temps est aujourd’hui révolu : « Ils ont cependant rapidement réalisé que les plate-formes de microblogging et de “réseautage social” sont des outils de reportage extraordinaires. Et il est devenu difficile d’imaginer s’en passer pour suivre les dernières nouvelles et les tendances de l’actualité » (p. 9). Dans leur introduction (pp. 11-19), les responsables de l’ouvrage rappellent que les premiers travaux sur la presse en ligne prennent corps dans la vague d’études s’intéressant à l’informatisation de la presse (Éric Dagiral, Sylvain Parasie, « Presses en ligne : où en est la recherche », Réseaux, 160-161, 2010, pp. 13-42). À la fin des années 90, les journalistes prennent lentement conscience du formidable potentiel de l’internet en tant que source d’information. L’optimisme débordant pour les premières expériences de journalisme digital (ou numérique) « s’accompagne d’un certain déterminisme technologique, d’une “utopie communautaire et techniciste liée à l’irruption des nouvelles technologies” » (p. 12). Mais, très vite, selon Amandine Degand et Benoît Grevisse, les prophéties annonçant des lendemains technologiques chantants atteignent leurs limites et tournent court : « Pour Nicolas Pélissier, la révolution annoncée n’aura pas lieu. Il dénonce un sentiment de déjà vu face aux prétendus bienfaits d’Internet. “Et si la technique, contrairement aux prévisions, se révélait être un facteur d’irrationalité, de conflictualité, de complexification, voire de repli sur soi ?” » (Nicolas Pélissier, « Les mutations du journalisme à l’heure des nouveaux réseaux numériques », Annuaire français des relations internationales, 2001, vol. 2, pp. 912-930, p. 7 cité p. 12).

3 Bien structuré, l’ouvrage se compose de douze chapitres visant à donner la vision la plus complète possible. Après une contextualisation historique, il traite sur des stratégies organisationnelles, des pratiques émergeant grâce à l’internet, des nouveaux enjeux économiques et de la méthodologie spécifique. Dans le premier chapitre (pp. 19-34), Jean-Marie Charon (Centre national de la recherche scientifique, École des hautes études en sciences sociales) brosse un historique détaillé du journalisme en ligne. Il précise que, dans les années 2003-2005, avec l’apparition du web 2.0 et la montée en puissance des moteurs de recherche et, notamment, de Google, les journalistes se sont retrouvés en possession de nouveaux outils qu’il leur a fallu apprendre à utiliser (les réseaux sociaux, principalement Facebook et Twitter, qui transforment l’accès aux contenus). Ces outils accompagnent la recherche d’une écriture multimédia qui combine le texte, le son, la vidéo, ainsi que toutes formes d’images (dessin, infographie, photographie). Trois autres manières de pratiquer le journalisme sont induites par le web 2.0 : « Veille de l’information appuyée sur les sources et ressources numériques ; écriture et narrations “multimédias” (combinant texte, son, image, liens) ; interrelation en continu avec le public » (p. 34). Dans le sixième chapitre (pp. 115-132), Alfred Hermida (université de Colombie britannique, Canada) s’intéresse au journalisme participatif qui est apparu en 2004 à l’occasion du Tsunami qui a ravagé l’Asie ou lors des manifestations qui ont bouleversé la Syrie en 2011. Lors de ces deux évènements (forts différents dans la nature, mais identiques

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sur le plan de la violence), « les images vidéos filmées par des citoyens avec leur téléphone mobile ont permis de saisir et de partager les moments les plus mémorables et les plus dramatiques qui ont marqué le début de ce nouveau siècle » (p. 115). Une révolution copernicienne s’est alors opérée avec l’apparition des TIC qui ont transformé en profondeur l’organisation des entreprises de presse et les conditions d’exercice du métier de journaliste : « Grâce aux outils du Web, à l’amélioration de la connectivité et aux nouveaux appareils mobiles, des fonctions de communication qui, jusqu’alors, étaient principalement contrôlées par des institutions médiatiques sont aujourd’hui à la portée de citoyens et d’organismes communautaires » (ibid.). Ce journalisme participatif se voit fréquemment paré d’attributs démocratiques puisque les espaces numériques sont censés être ouverts à tous.

4 La réalité est simultanément plus complexe et plus nuancée. Dans la pratique, les journalistes professionnels ne sont pas toujours disposés à ouvrir le processus d’élaboration de l’information aux utilisateurs car cela exige des moyens en personnel, en espace et en temps. Face à la montée en puissance du journalisme participatif, le défi consistera à trouver leur place dans une culture médiatique collaborative où le journalisme n’est pas perçu comme un métier à défendre, mais comme une pratique à partager. Avec le journalisme participatif, l’importance des réseaux et des médias sociaux dans le monde de l’information et de la communication s’est encore accrue et pose aux journalistes de nouveaux problèmes, leur fixent de nouvelles limites et de nouvelles contraintes. C’est ce qu’analyse Valérie Jeanne-Perrier (Université Paris- Sorbonne) dans le septième chapitre (pp. 133-157). L’auteure montre que « les journalistes doivent alors apprendre à maîtriser les contraintes portées par ces nouveaux intermédiaires de la production de l’information, lorsqu’ils sourcent un document, mènent une veille sur sujet, dialoguent avec leurs pairs ou leurs publics » (p. 133) en utilisant ces réseaux sociaux qui sont à la fois des sources (crowdsourcing) et des ressources pour les journalistes et les médias. Les journalistes recourant aux réseaux sociaux sont obligés de mobilisés des tours de mains informationnels : « Veiller, recouper, interpeller, critiquer, interagir… […] Tous ces gestes relèvent d’un savoir-faire, d’un savoir-être et d’un savoir-faire-savoir » (p. 157).

5 À plusieurs égards, ce remarquable ouvrage constitue un document de référence, parce qu’il est extrêmement bien conçu, qu’il se montre très didactique et qu’il fournit de nombreux éclairages sur le journalisme en ligne et sur ses principales répercussions identitaires, professionnelles, culturelles et économiques. Pour les étudiants, les chercheurs et les journalistes, il s’agit d’une véritable bible méthodologique, livrant des données empiriques et de nombreuses pistes de réflexion.

AUTEURS

ALEXANDRE EYRIES I3M, université Nice Sophia Antipolis, F-06200 [email protected]

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Christophe DELEU, Le documentaire radiophonique Paris, Éd. L’Harmattan/Ina, coll. Mémoires de radio, 262 pages

Jean-François Tétu

RÉFÉRENCE

Christophe DELEU, Le documentaire radiophonique, Paris, Éd. L’Harmattan/Ina, coll. Mémoires de radio, 262 pages

1 Le documentaire existe-t-il à la radio ? C’est à cette question redoutable que tente de répondre Christophe Deleu qui est à la fois responsable de la formation radio au Centre universitaire d’enseignement du journalisme de Strasbourg (CUEJ) et producteur délégué à France Culture depuis plus de 15 ans. Cette double appartenance à l’Université et au monde professionnel de la radio explique la double face du livre, réflexion théorique sur le « genre » radiophonique un peu introuvable qu’est le documentaire : d’une part, enquête historique sur son surgissement et ses différentes formes et, d’autre part, analyse approfondie d’une foule considérable d’émissions et du travail des producteurs et réalisateurs.

2 Un chapitre préliminaire de près de 25 pages, « l’étude du genre » (pp. 15-37) ancre l’ouvrage dans la question par où nous commençons. Pour tenter d’en donner une définition acceptable, Christophe Deleu s’appuie sur quatre types de réflexions : Patrick Charaudeau (notamment Les médias et l’information, Bruxelles, De Boeck, 2005) ; Jean- Marie Schaeffer (et non Pierre), largement sollicité et cité (Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Éd. Le Seuil, 1989) ; Guy Lochard et Jean-Claude Soulages (La communication audiovisuelle, Paris, A. Colin, 1998) ; enfin, Roger Odin (De la fiction, Bruxelles, De Boeck, 2000). Ces auteurs permettent de fonder cette interrogation sur la théorie littéraire, bien entendu, mais aussi et surtout sur la partition des genres à la télévision, où ils sont fortement distincts dès l’origine et dont le documentaire radiophonique, tardif, s’est fortement inspiré à ses débuts.

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3 Car le documentaire vient très tard à la radio – après la Seconde Guerre mondiale – et ne peut se construire qu’en empruntant à d’autres genres radiophoniques préexistants et en les mêlant comme il le fait avec le radioreportage, l’entretien, la causerie, plus tard devenue chronique, le débat, la lecture de textes, mais aussi la fiction et ce genre peu fréquent en France qu’est le hörspiel (« théâtre radiophonique »), dont l’auteur précise les parts respectives (pp. 66-84). Si l’on veut bien considérer que, filmant la sortie des ouvriers de leurs usines, les frères Lumière ont inventé le documentaire en même temps que le cinéma, la radio a mis très longtemps à y venir. Parce que la radio est d’abord le media du direct et, pendant plusieurs décennies, un direct de studio. Autre anomalie, le documentaire radiophonique ne s’est développé qu’au sein de la radio publique, aujourd’hui sur les antennes de Radio France surtout sur France Culture, France Inter et France Bleu et, depuis 2002, sur Arte Radio, également publique – dans un tableau (pp. 83-84), l’auteur indique les principales émissions documentaires qu’il a étudiées. Au fait que France Info n’en diffuse pas, on voit bien que la radio est d’abord restée le media d’informations en direct, ce qui l’a d’abord différenciée de la presse imprimée, et ce qu’elle est restée après l’arrivée de la télévision.

4 Très tôt, la radio avait adopté des dispositifs que Christophe Deleu qualifie de « rudimentaires » (p. 11) et qui ont perduré, du moins sur les radios de forte audience : présence constante du représentant de la radio à l’antenne, journaliste, animateur ou producteur, qui s’adresse directement à l’auditeur ; de là vient la part considérable d’émissions construites autour de monologues (le flash d’infos en est le prototype) ou d’entretiens avec des invités : le manque d’images impose la présence d’un médiateur qui apporte les repères dont l’auditeur a besoin. Le documentaire est donc fortement minoritaire, et cela d’autant plus que, contrairement à la télévision qui a externalisé la production de ses programmes, la radio produit toujours l’ensemble de ses émissions. Mais, si l’on constate aujourd’hui une croissance du documentaire, c’est sans doute aussi l’effet du streaming (écoute à partir du site internet de la radio) et du podcast (programme téléchargé sur l’ordinateur de l’auditeur) qui ont modifié le rapport temporel à l’écoute de la radio, alors que l’enregistrement sur cassette – destiné à une écoute différée et fortement développé pour la télévision – ne s’est jamais développé à la radio. Et ce changement technique de l’écoute favorise le genre documentaire.

5 Pour établir la genèse du genre documentaire, d’abord, Christophe Deleu développe en deux chapitres – « La définition du documentaire radiophonique » (pp. 39-84) et « Les spécificités de l’espace sonore » (pp. 85-125) – les conditions professionnelles et techniques de son développement, ce qui ancre cette histoire dans une double culture, celle des responsables, des concepteurs et des institutions des émissions, et celle de l’instrument radiophonique et de ses contraintes techniques ou de ses possibilités. S’il est toujours difficile d’établir une histoire de la radio dont de très nombreuses émissions n’ont pas été conservées, on en retiendra pourtant les points suivants. D’abord, le documentaire radiophonique, comme celui télévisé, poursuit une visée « explicative » du monde qui vient compléter la visée « informative » des journaux, et cela sur le mode « authentifiant » (François Jost, La télévision du quotidien. Entre réalité et fiction, Bruxelles/Paris, De Boeck/Ina, 2001, p. 19) bien qu’on y trouve aussi des formes des modes « ludique » – « Le documentaire poétique » (pp. 161-198) –, et fictif – « Le documentaire fiction » (pp. 207-239). Ensuite, si le « documentariste » n’appartient pas à la terminologie journalistique, les distinctions professionnelles sont assez subtiles : « À Radio France, ceux qui réalisent ces émissions sont des “chargés de réalisation” et

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non des “réalisateurs”, terme réservé à la fiction radiophonique » (p. 54) ; cette rapide incursion dans la sociologie de la profession montre surtout la part de la subjectivité qui entre dans les catégorisations : l’auteur du documentaire est un « auteur », contrairement au journaliste (et au reportage) qui se contente d’enregistrer des « faits » (pp. 55 sqq.) ; cette distinction est intéressante en ce qu’elle permet de penser le rapport du documentaire à la fiction. En résumé, le documentaire montre une mutation des genres préexistants (pp. 79 sq.) qui s’appuie sur les ressources propres à l’espace sonore qui donne à l’auteur l’occasion d’explorer les « strates sonores », le terme de « strate » étant emprunté à Jean-Claude Soulages (pp. 89-125, avec un tableau récapitulatif p. 125).

6 La seconde moitié de l’ouvrage est consacrée à l’analyse d’un nombre considérable d’émissions d’hier et d’aujourd’hui, où chaque lecteur pourra retrouver ses moments privilégiés, et qui sont regroupées selon quatre catégories : le « documentaire d’interaction » (chapitre 3, pp. 127-160), « le documentaire poétique » (chapitre 4, pp. 161-198), « le documentaire d’observation » (chapitre 5, pp. 199-206) et, paradoxalement, le « documentaire fiction » (chapitre 6, pp. 207-240 – tableau récapitulatif p. 239). À eux seuls, ces quatre chapitres constituent une somme impressionnante de références où peut se lire l’héritage des grands ancêtres ou des pionniers de la radio.

7 Évidemment, l’origine est du côté du radioreportage qui ne comporte, au départ, qu’une voix, celle du reporter qui commente ce qu’il voit : le journaliste y occupe donc un rôle central qu’il a conservé, mais, devenant médiateur, il permet à la radio de quitter le studio pour s’immerger dans le réel et, devenant documentariste, il disparaît (même si sa parole revient plus tard, au montage, dans le studio, par l’héritage, cette fois, du documentaire cinématographique). Quelques gros plans permettent d’affiner l’analyse comme le fait l’émission Interception (France Inter), qualifiée par elle-même de « magazine », qui « s’appuie sur un dispositif qui rappelle l’émission de studio : dénomination des locuteurs, traces de la médiation sonore, recontextualisation permanente, montage linéaire, absence d’autonomie des sons » (p. 141). Ainsi Interception apparaît-elle comme « l’ultime avatar du radio reportage d’avant guerre » (p. 143) tandis que Daniel Mermet, avec son approche résolument subjective dans Là bas si j’y suis (France Inter), rapproche le documentaire de la chronique et combine le contrat d’information avec un autre de divertissement.

8 L’apport de Roger Odin est souvent très fécond pour comprendre les distinctions que fait Christophe Deleu, grâce à lui, notamment sur la relation entre énonciateur et source dans le documentaire biographique (p. 159), et bien davantage encore dans l’articulation du documentaire et de la fiction (pp. 243 sq.). Et, naturellement, on retrouve les grands noms de l’invention radiophonique dans le documentaire « poétique » avec de grandes figures comme celle de René Farabet (et Yann Parantoën) et son Atelier de création radiophonique (France Culture), Sylvain Gire, etc.

9 L’ouvrage repose sur une bibliographie riche dans laquelle on trouve naturellement les références des ouvrages qui ont, les premiers, permis de comprendre l’univers radiophonique, Étienne Souriau, Jean Tardieu, Pierre Schaeffer, bien sûr, et, plus récemment, Hervé Glevarec, Cécile Méadel, et tant d’autres. Il reste que la radio est beaucoup moins bien connue et explorée que la presse ou la télévision, et c’est l’intérêt de l’ouvrage que de combler une sorte de page manquante, même si la tentative très insistante de définir le documentaire comme genre reste à nos yeux un peu artificielle

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tant le mélange des genres reste constitutif des variations du documentaire radiophonique.

AUTEURS

JEAN-FRANÇOIS TÉTU ELICO, université Lumière Lyon 2 [email protected]

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Pierre-Emmanuel GUIGO, « Le chantre de l’opinion ». La communication de Michel Rocard de 1974 à 1981 Paris, Ina, coll. Médias histoire, 2013, 265 pages

Alexandre Eyries

RÉFÉRENCE

Pierre-Emmanuel GUIGO, « Le chantre de l’opinion ». La communication de Michel Rocard de 1974 à 1981, Paris, Ina, coll. Médias histoire, 2013, 265 pages

1 Que la vie politique française et internationale soit, ces dernières années, de plus en plus fréquemment traversée par des pratiques communicationnelles, cela n’a échappé à personne. Pas plus que le rôle accru des hommes de l’ombre (les fameux spin doctors ou conseillers en communication), la dimension croissante prise par les études d’opinion et les sondages ainsi que l’importance de l’image publique véhiculée par les personnalités politiques, image soigneusement (re)travaillée et retouchée par les conseillers en communication. Ces éléments sont tellement intégrés à la vie politique moderne qu’ils semblent être une évidence, comme si ces phénomènes avaient toujours existé. Or, il n’en est rien. La communication politique professionnelle est une activité relativement récente – comme le marketing politique auquel Philippe J. Maarek a consacré un remarquable ouvrage (Communication et marketing de l’homme politique, Paris, Lexis Nexis, 2007).

2 Si la pratique est donc peu ancienne, on peut retrouver, dans l’histoire politique française contemporaine, un jalon important de ce qui va devenir la communication politique moderne. Il s’agit de Michel Rocard qui, par ses idées et son parcours, fut un pionnier de cette nouvelle communication politique et dont on n’avait pas, jusqu’alors, mesuré l’importance dans cette histoire politique. Le principal mérite de l’ouvrage de Pierre-Emmanuel Guigo – agrégé d’histoire et doctorant à l’Institut d’études politiques

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de Paris – est de reconstituer une généalogie, de donner à voir le parcours significatif (même s’il est entaché d’un échec à l’élection présidentielle de 1969) d’un homme qui a fait basculer la communication politique de la gauche française dans la modernité. Ainsi que l’écrivent Alain Bergounioux (historien, inspecteur général de l’Éducation nationale) et Serge Berstein (historien, professeur émérite) dans leur avant-propos (pp. 7-9), Pierre-Emmanuel Guigo montre comment Michel Rocard, dès avant son entrée au Parti socialiste en 1974, « se soucie de son image publique et fait jouer pour la modeler un réseau de journalistes et de spécialistes de la communication. À cet égard, sa candidature à l’élection présidentielle de 1969 qui le fait connaître du grand public et met en valeur sa jeunesse, mais aussi ses idées et sa compétence, constitue un moment fort de cet action » (p. 7). Comme le montre précisément l’auteur, au lendemain de cette expérience fondatrice pour Michel Rocard, se met en place autour de l’homme politique une véritable organisation vouée à sa communication politique qui adapte à son image publique les méthodes du marketing politique. Ainsi « entouré d’une équipe constituée de politologues spécialistes des sondages, de journalistes, d’universitaires, pour la plupart issus du centre de recherches politiques de Sciences-Po, le CEVIPOF qui testent autour de lui à la fois les méthodes scientifiques qu’ils mettent en œuvre et leurs résultats, Michel Rocard va connaître une remarquable consécration médiatique » (p. 8). C’est fort de cette équipe qu’il quitte le Parti socialiste unifié et entre au Parti socialiste, alors que, simultanément, un « groupe “Image et stratégie” se préoccupe de son avenir et gère en fonction de cet objectif un capital médiatique dont l’objectif ultime n’est rien de moins que la conquête de l’Élysée » (ibid.).

3 En introduction de l’ouvrage, Pierre-Emmanuel Guigo explique que Michel Rocard semble avoir été parmi les premiers à gauche à considérer l’usage des médias et, plus généralement, la communication comme un élément essentiel de l’activité politique : « Cet intérêt pour la communication étonne d’autant plus que l’homme séduit les médias autant que l’opinion. Une caractéristique qui ne laissait pas indifférents ses contemporains, engendrant l’inimitié de certains (tout particulièrement à gauche) et en surprenant d’autres » (p. 11). Michel Rocard a été l’un des précurseurs de l’adoption des nouveaux vecteurs de communication à gauche, en raison de son parcours atypique qui l’a poussé à rechercher les modes de communication qui lui permettaient d’établir un lien direct avec l’opinion ainsi que la proximité de professionnels des médias et de la communication. Entré au Parti socialiste en 1974, l’homme devient, à partir de 1978, le « chouchou des sondages » et apparaît comme l’un des meilleurs communicants de sa génération, semblant pouvoir rivaliser avec François Mitterrand et même avec Valéry Giscard d’Estaing dans la course à l’élection présidentielle.

4 Dans le premier chapitre de l’ouvrage (pp. 27-50), Pierre-Emmanuel Guigo analyse l’entrée en communication politique de Michel Rocard et son recours précoce aux techniques et aux méthodes transposées du marketing qui ont joué un rôle marquant dans l’élection de John Fitzgerald Kennedy aux États-Unis. L’auteur montre que, dès ses débuts en politique, Michel Rocard se trouve « au confluent d’un réseau d’intellectuels, et de spécialistes en sciences sociales très intéressés par l’usage des médias de masse, des sondages et des moyens de la publicité » (p. 35). Ce que l’on appelle alors la « deuxième gauche » se caractérise par une grande proximité entre les milieux universitaires, politiques et journalistiques. Il n’est donc pas étonnant de retrouver autour de Michel Rocard d’anciens collaborateurs de L’Express (comme Jean Daniel ou Georges Suffert). Lors de la campagne de 1969, l’homme politique cherche à apprivoiser les médias. Peu familiarisé avec la télévision, « Michel Rocard doit donc s’adapter à ce

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nouveau média, d’autant que ses interventions jusque-là dépassent rarement la minute. Des premières séances d’entraînement fondées sur le mode de questions-réponses ainsi que des séances d’entraînement vidéo sont organisées dans l’urgence » (p. 43). La création du groupe Image montre que, à cette époque, Michel Rocard accorde le plus grand intérêt aux conseillers en communication et aux techniques de media training puisqu’un groupe entier de conseillers est affecté aux questions communicationnelles. Le groupe Image est constitué de politologues, de journalistes, de publicitaires et de politiciens et montre le profond attachement de l’homme politique au travail collaboratif.

5 Dans le troisième chapitre (pp. 65-106), l’auteur s’intéresse de manière plus détaillée à l’entraînement vidéo qu’a suivi le politique pour gommer tous les défauts repérés par ses conseillers en communication (élocution rapide, langage trop complexe) en dépit d’un profil très télégénique. En 1974, le groupe Image dispose de moyens techniques relativement importants pour l’époque. Si dès ses premières campagnes, « Michel Rocard avait disposé par l’intermédiaire de Claude Neuschwander d’un magnétoscope et même du studio d’enregistrement de Publicis, il bénéficie désormais de l’aide de Michel Bloesch et de Michel Castagnet. Ceux-ci possèdent un studio qui sera à plusieurs reprises mis à la disposition de Michel Rocard. Il reçoit également les conseils de journalistes réputés comme Gilbert Denoyan, mais aussi Jean Lallier, réalisateur de télévision » (p. 87).

6 Avant chaque passage à la télévision, chaque phrase est soigneusement apprise, chaque partie de l’intervention est mémorisée et répétée jusqu’à ce qu’elle devienne un réflexe, un automatisme.

7 Dans la conclusion de son ouvrage vivifiant et solidement documenté, Pierre- Emmanuel Guigo écrit que « Michel Rocard présente le paradoxe d’avoir été l’un des pionniers de l’usage de la communication politique et des médias, et d’être aujourd’hui surtout perçu comme un mauvais communicant » (p. 207). Était-il vraiment un si mauvais communicant ? Il n’appartient pas à l’auteur de l’ouvrage de l’affirmer. Cependant, celui-ci reconnaît volontiers que la popularité de l’homme politique vient en grande partie de ce qu’il s’est toujours honoré de vouloir entretenir un dialogue avec l’opinion publique. Outre son statut de témoin privilégié de l’évolution de la communication politique, Michel Rocard semble aussi en être un contre-exemple parce que son histoire est surtout celle d’un échec. En effet, « s’il put bénéficier de l’appui des sondages et d’une bonne part de la presse de gauche, ceux-ci ne suffirent pas à convaincre le parti et François Mitterrand de ses chances » (p. 210). La communication de Michel Rocard est à son image, atypique, décalée, mais aussi et surtout pédagogique, rationnelle et rigoureuse.

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AUTEURS

ALEXANDRE EYRIES I3M, université Nice Sophia Antipolis, F-06200 [email protected]

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Katharina NIEMEYER, De la chute du mur de Berlin au 11 Septembre 2001. Le journal télévisé, les mémoires collectives et l’écriture de l’histoire Lausanne, Antipode, coll. Médias et histoire, 2011, 342 pages

Gérald Arboit

RÉFÉRENCE

Katharina NIEMEYER, De la chute du mur de Berlin au 11 Septembre 2001. Le journal télévisé, les mémoires collectives et l’écriture de l’histoire, Lausanne, Antipode, coll. Médias et histoire, 2011, 342 pages

1 L’ouvrage est l’adaptation d’une thèse en sciences de l’information et de la communication (SIC) soutenue à l’université de Genève en 2009 et dirigée par Jean- François Tétu (université Lumière Lyon 2) qui en signe la préface (pp. 7-11). Maître de conférence à l’Institut français de presse, Katharina Niemeyer se définie comme une analyste et une penseuse des médias et de l’événement et c’est ainsi qu’elle entend revisiter la mémoire, l’histoire et les productions télévisuelles d’actualité. Dans l’essai, se fondant sur une approche philologique, l’auteure cherche à valider l’idée que la télévision est un acteur spécifique de l’histoire autant qu’un constructeur de différentes mémoires collectives. Elle fonde son approche sur un corpus d’auteurs francophones (Jean Baudrillard, Guy Lochard, Arnaud Mercier, Jean-Louis Missika, Jean-Claude Soulages…), autant qu’anglo-saxons (Janet Wasco, Chris Barker…) et allemands (Michael Beuthner, Lorenz Engell, Niklas Luhman…), venant en complément des quelques 700 pages de retranscriptions de journaux télévisés français (TF1, Antenne 2/France 2), allemand (ARD) et américains (ABC, CBS) couvrant la période 1989-2001 par le prisme de la chute du mur de Berlin et du 11 septembre 2001.

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Katharina Niemeyer se fait même novatrice en SIC lorsqu’elle convoque des historiens (Pierre Nora, Paul Ricœur, Paul Veyne…) pour « une réflexion sur l’histoire, le récit médiatique et historique, car leur jeu avec la mémoire se présente comme une particularité intéressante sur l’écran télévisuel » (p. 70). Cette « approche incluant la philosophie de l’histoire dans les sciences des médias » (p. 316) est peut-être la moins réussie tant l’auteure, appliquée à rechercher des divergences entre ces deux disciplines universitaires, néglige de s’interroger sur la conscience historique des journalistes, c’est-à-dire sur leur formation et leurs conditions de travail, et sur la différence qui existe entre mémoire et histoire. Ce faisant, elle emprunte la même voie que Gilles Freissinier, qui avait consacré son mémoire de maîtrise à La chute du mur de Berlin à la télévision française. De l’événement à l’histoire (1961-2002) (Paris, Éd. L’Harmattan, 2005) – pour une critique de cet ouvrage, voir Gérard Arboit (« Gilles Freissinier, La chute du Mur de Berlin à la télévision française. De l’événement à l’histoire, 1961-2002 », Questions de communication, 12, 2007, pp. 404-406). Aussi apporte-t-elle la conceptualisation qui manquait à cet ouvrage. Elle cherche à imposer que les mémoires collectives construites par les journaux télévisés participent de « la mutation historienne du temps de la mémoire », opposant Paul Ricœur (travail de mémoire : La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éd. Le Seuil, 2000) à Pierre Nora (lieu de mémoire : « Entre mémoire et histoire », pp. 25-43, in : Pierre Nora, dir., Les lieux de mémoire, 1, La République, Paris, Gallimard, 1997) (p. 127). Après cette entrée en matière cherchant à aller « de l’information à l’histoire » (pp. 27-88), Katharina Niemeyer entre dans le cœur de son sujet avec une seconde partie consacrée à « La chute du mur de Berlin. Du direct à la commémoration » (pp. 91-213), avant de s’interroger sur « Les métamorphoses médiatiques et politiques » qui ont conduit au 11 septembre 2001 (pp. 217-311).

2 L’auteure se livre donc à un travail sur la « monstration événementielle » (p. 93), plutôt qu’à une interrogation sur le présentisme des médias, et non ce qu’elle nomme « le présent, qui existe difficilement en soi » (p. 93). En découle une lecture du travail des médias audiovisuels selon les règles classiques de l’analyse de discours. Ainsi établit- elle les trois dimensions discursives de la médiatisation de la chute du mur : factuelle/ descriptive, émotionnelle de proximité et historique/explicative (pp. 110, 126). Elle note les quatre fonctions iconiques de l’événement : émotionnelle, factuelle/ descriptive, d’authentification du passé par l’usage du direct et d’imitation de l’archive dans le traitement de l’actualité (p. 211). En passant, l’auteure révèle les biais de ce postulat du journalisme télévisuel faisant que « la répétition des images symboliques en boucle, s’est immédiatement ancrée, voire encastrée, dans les mémoires collectives » (p. 213). Dans cette expérience du temps présent historique qui caractérise la société contemporaine depuis son entrée dans le XXIe siècle, elle voit un « espace médiatique de l’information [devenant] momentanément un espace cathartique collectif de projection et un lieu d’empathie » (p. 126). Évoquant une forme d’historicité de l’événement, elle note la tendance des médias à précéder le travail des historiens. Elle oppose la chute du mur de Berlin – « devenue un événement historique par la suite » – aux attentats du 11 septembre 2001 pour lesquels « la distance temporelle n’a pas pu s’installer » (p. 213).

3 Dans sa dernière partie (pp. 217-311), l’auteure se livre à une description intéressante de l’illusion technologique qui a frappé les médias audiovisuels entre 1989 et 2011. Elle passe en revue la « CNNization » des chaînes de télévision, sous l’effet de l’évolution du

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câble et du satellite (pp. 224-225) aussi bien que l’incorporation du changement du monde de la communication sous sa forme visuelle (génériques et logos des journaux télévisés, pp. 225-238). Plus problématique est la lecture déterministe (pp. 239-251) qu’elle reprend d’auteurs spécialisés sur les causes politiques du 11-Septembre et qu’elle cherche à appliquer aux médias. Cette « brèche dans le mur » (p. 239) veut que « les terroristes ont utilisé la plus grande force de la télévision et l’ont retournée contre elle » (p. 251). Certes, il ne s’agit que d’une (longue) introduction au « direct qui frappe l’écran » (p. 253), à savoir l’enchaînement d’attentats contre le territoire des États-Unis le 11 septembre 2001. Mais, ces digressions laissent un arrière-goût de partie rajoutée uniquement pour des besoins éditoriaux. En effet, la mise en mémoire de cet événement par les médias reprend les mêmes concepts que ceux évoqués pour la chute du mur de Berlin, même si le recours au direct est plus « accompli » (pp. 267-268) aux États-Unis qu’en Allemagne. Tous deux recourent à des univers de référence, autrement dit à des mémoires collectives déjà formées. Toutefois, en 2001, la « matrice d’explication » semble être la science-fiction cinématographique (pp. 276, 285). Finalement, dans les deux cas, ne s’agit-il pas de la même « expérience historique du temps présent » (p. 293), les « images souvenir » (p. 289) ? D’ailleurs, l’auteure ne voit qu’une différence entre les deux événements, la médiation de l’internet (p. 275), ce qui lui permet d’utiliser les concepts de la médiologie : graphosphère (imprimerie) et vidéosphère (techniques audiovisuelles) en 1989, ces deux premiers éléments de la médiasphère auxquels s’est ajoutée l’hypersphère (réseau numérique).

4 Apparaît une question de forme qui renvoie la chercheuse à son appréhension de son objet de recherche. La proximité avec le 11-Septembre n’est-elle pas en rapport avec son entrée en thèse (2004), plutôt qu’avec l’état du savoir historique sur cette question ? Son développement sur la diffusion par TF1, le 16 septembre 2001, d’images empruntées au blockbuster américain Star Wars (Lucas, 1977), qui renvoient à la lecture du monde entre le Bien et le Mal (pp. 286-289), pour intéressante qu’elle soit, reste fragile en raison des sources utilisées (forum internet) et de l’absence de réponse de TF1. C’est pourquoi l’auteure ne veut y voir qu’un « mythe » (p. 289), même si elle en fait une matrice d’explication. Malgré tout, cette étude reste un bon exemple de l’importance de la présence et de la technique télévisuelle dans le déroulement des événements. Là réside cette « expérience historique du temps présent » : en voyant et revoyant les images, les téléspectateurs se souviennent des émotions qui y sont liées. De ce point de vue, les médias, et particulièrement les journaux télévisés, participent d’une façon très spécifique à l’écriture de l’histoire, mettant en lumière grands événements connus et vie de tous les jours. Mais c’est en temps que témoin, au même titre qu’une source écrite ou iconographique, c’est-à-dire comme supports médiatiques, et acteur.

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AUTEURS

GÉRALD ARBOIT CRULH, université de Lorraine, F-54000 [email protected]

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Nicolas PÉLISSIER, Marc MARTI, dirs, Le storytelling. Succès des histoires, histoire d’un succès Paris, Éd. L’Harmattan, coll. Communication et civilisation, 2012, 203 pages

Justine Houyaux

RÉFÉRENCE

Nicolas PÉLISSIER, Marc MARTI, dirs, Le storytelling. Succès des histoires, histoire d’un succès, Paris, Éd. L’Harmattan, coll. Communication et civilisation, 2012, 203 pages

1 L’ouvrage est un ensemble de textes qui ont été soumis à l’évaluation par un comité scientifique à l’issue de la journée d’étude ayant eu lieu à l’université Nice Sophia Antipolis en novembre 2011 : « Du storytelling à la mise en récit des mondes sociaux : la révolution narrative a-t-elle eu lieu ? ». Onze contributions y sont présentées.

2 Après une introduction de Marc Marti et Nicolas Pélissier (pp. 11-22) présentant très brièvement l’histoire de la controverse sur le storytelling et regroupées dans le chapitre « Storytelling, retour sur un concept controversé » (pp. 23-72), les trois premières contributions s’attachent à discuter le concept même de storytelling en revenant sur l’ouvrage fondateur de Christian Salmon (Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater des esprits, Paris, Éd. La Découverte, 2007). Ouvre le bal avec « Storytelling, réévaluation d’un succès éditorial » (pp. 23-38), Marc Lits concède à l’ouvrage de Christian Salmon le mérite d’avoir ouvert la discussion sur le rôle social du récit et d’avoir « dénonc[é] certaines de ses utilisations contemporaines en tant qu’outil de formatage » (p. 23), mais pose les limites de l’analyse présentée. Ensuite, l’auteur laisse la place à « la dimension libératrice des récits » (p. 28) dans laquelle les médiacultures ne sont plus aliénantes, mais émancipatrices des masses, au retour du journalisme narratif et pose la question de la fin du storytelling en politique. Enfin, Marc Lits conclut

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sur la nécessité de « réinventer la narratologie » (p. 35). Pour sa part, et de façon synthétique, Marc Marti (pp. 39-52) distingue quatre approches des formes du récit, « le structuralisme et la logique de l’énoncé » (p. 40), centré sur l’histoire proposée par le récit, par son organisation ; « la narratologie genettienne et l’approche énonciative » (p. 41) qui, comme son nom l’indique, a été développée par Gérard Genette (Figures III, Paris, Éd. Le Seuil, 1972) et qui s’intéresse aux formes du discours à travers une analyse des figures ; « le lecteur et la lecture du récit » (p. 42), où la subjectivité du lecteur vient combler l’incomplétude du texte ; enfin, « le récit, production sociale et culturelle » (p. 43) qui étudie la question du contexte de production et de réception du récit et qui, par la même occasion, annihile l’hypothèse d’universaux narratifs. Le reste du chapitre étudie la pratique du storytelling dans le champ récit scientifique, où « la narrativisation vient jouer le rôle de médiateur caché » (p. 50). Dans « Le transmédia : terrain d’acculturation communicationnelle des publics ? Vers une approche narratologique communicationnelle » (pp. 53-72), Céline Masoni-Lacroix pose que le processus d’acculturation communicationnelle « croise l’offre médiatique et transmédiatique du circuit de production et la manière dont le public en fait usage et sens » (p. 54). Riche de nombreux exemples, la contribution présente aussi un rappel des théories d’Henry Jenkins (Convergence Culture. Where Old and New Media Collide, New York, New York University Press, 1992 et offre une typologie des publics selon les compétences des fans d’une narration transmédiatique, ainsi qu’une analyse éclairée du phénomène des extensions narratives non autorisées, à savoir les fanfictions.

3 Dans le deuxième chapitre, « Le storytelling politique : entre ruptures et continuités » (pp. 73-102), les deux textes portent sur le storytelling en politique dans la continuité du travail de Christian Salmon. Avec « Henri Guaino, storyteller sarko-gaullien. Psychosociologie d’un conseiller spécial » (pp. 73-86), Alexandre Eyries mesure le rôle d’Henri Guaino, conseiller spécial auprès de Nicolas Sarkozy, dans la transposition du storytelling politique à l’américaine dans le système politique français en le comparant au cas d’André Malraux qui, en son temps, avait écrit les chroniques gaullistes. Puis, Stéphane Pouffary – « Mise en scène et mise en récit de l’acte politique dans le débat climatique » (pp. 87-102) – examine le cas concret du débat politique sur la question climatique et met en garde contre « un appauvrissement de la démocratie » (p. 87) tout en montrant dans quelle mesure le storytelling politique, s’il suscite bien de l’émotion, ne conduit qu’à peu d’action. L’auteur conclut sur les limites de notre mode de gouvernance internationale.

4 La troisième partie – « Fictions du réel et réalités de la fiction dans les médias » (pp. 103-136) – compte deux études qui s’intéressent au rapport entre fiction et réel, car, comme l’indique Christian Salmon, il existe un rapport étroit entre le storytelling et Hollywood. Le travail de Jean-Paul Aubert (et non Jean-Louis Aubert, contrairement à ce qu’annonce le sommaire, à la plus grande déception des fans de Téléphone), « Le cinéma à l’épreuve du storytelling » (pp. 103-116), s’articule autour de trois réflexions : « Le storytelling et le cinéma se rejoignent du fait de la place prépondérante que l’un et l’autre accordent au scénario ; [ils] privilégient tous deux l’art de raconter des histoires ; [ils] reposent sur des stratégies narratives dont les modèles sont interchangeables » (p. 104). Pourtant, selon l’auteur, il ne faut pas confondre cinéma et storytelling, ni laisser les deux notions donner l’illusion qu’elles sont semblables car si la première repose sur le scénario, la seconde a pour ressort la scénarisation. Ensuite, dans « Le journalisme narratif : vecteur privilégié du storytelling ou antidote à ses dérives » (pp. 117-136), Nicolas Pélissier, par ailleurs directeur de l’ouvrage, s’intéresse

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à l’histoire du journalisme narratif et au contre-pouvoir qu’il peut exercer face au storytelling. Il en établit les limites, qui dépendent de la capacité du journalisme narratif à remplir quatre conditions, à savoir « le renforcement des compétences narratives des journalistes », « une certaine forme de décélération » de la production de nouvelles, « la prise en compte des attentes et compétences du public » par les journalistes et, enfin, l’existence d’un « souci de vigilance réaliste de la part [de ses] praticiens et promoteurs » (p. 131).

5 Les trois contributions suivantes s’intéressent aux « Récits enchantés des organisations à l’épreuve du vécu » (pp. 137-186) qui, au contraire de la rubrique précédente, confrontent le storytelling au réel. « Écoles et storytelling : les enseignants modèles à la ville et à l’écran aux États-Unis et en France » (pp. 137-154) d’Émilie Souyri dresse un panorama inquiétant de la narration portant sur les enseignants modèles où la Michelle Pfeiffer de Esprits rebelles (Smith, 1995) offre une résonnance de la figure christique à laquelle on ne s’attendait pas tout-à-fait et où, surtout, le déplacement de l’attention vers les enseignants en tant qu’objets à réformer est en fait le symptôme d’un storytelling qui incite à désigner des responsabilités individuelles plutôt qu’à régler les problèmes systémiques. Cependant, selon l’auteure, cette dynamique n’a pas d’écho en France car elle est inextricablement liée à la foi (même laïque) dont l’influence est bien plus grande dans l’imaginaire américain que dans l’imaginaire français. Quant à eux, Lorrys Gherardi et Sylvie P. Alemanno s’attèlent à l’étude de la « Communication enchantée de l’idéologie managériale : storytelling et journal d’entreprise » (pp. 155-172). Tout en exposant la nature et la fonction des journaux d’entreprise, les auteurs s’intéressent à un cas concret en analysant les résultats générés par le logiciel Alceste (Analyse de lexèmes cooccurrents dans les énoncés simplifiés d’un texte) lors de l’examen d’un corpus de journaux d’entreprise. Dernière contribution de ce chapitre « Du récit de contrôle social à la narration éthique : comment se raconte la secte ? » (pp. 173-186) d’Arthur Mary répond à la question « comment raconte-t-on la secte ? ». Ceci grâce à l’étude de deux textes écrits par un ancien témoin de Jéhovah et de la narration par l’auteur même d’un reportage sur les sectes, de son expérience de montage rhétorique, sans qu’il reconnaisse pour autant son propre recours au storytelling.

6 La dernière contribution est celle de Daniel Moati (pp. 187-200). Elle est présentée sous la forme d’un témoignage dans lequel il évoque « La communication narrative de l’histoire de l’écriture comme vecteur de remédiation esthétique ». Outre raconter son expérience personnelle, l’auteur vise à lancer l’espoir que le « storytelling pédagogique, loin de servir à formater les enseignants, puisse aider ces derniers à renouer avec les élèves des classes populaires » (p. 197).

7 Enfin, l’ouvrage est agrémenté d’une courte biographie de chacun des auteurs et les contributions disposent toutes de riches bibliographies qui entraîneront sans nul doute les lecteurs intéressés sur de nouvelles pistes de réflexion. Dans l’ensemble, Le storytelling. Succès des histoires, histoire d’un succès n’est pas un ouvrage à la portée des lecteurs à la recherche d’une introduction au domaine. Il est préférable d’avoir des notions de narratologie et d’avoir lu le livre de Christian Salmon qui y est mentionné. En revanche, les spécialistes y trouveront leur compte.

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AUTEURS

JUSTINE HOUYAUX Université de Mons, B-7000 [email protected]

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Sarah SEPULCHRE, dir., Décoder les séries télévisées De Boeck, coll. Info Com, 2011, 256 pages

Frédéric Pugnière-Saavedra

RÉFÉRENCE

Sarah SEPULCHRE, dir., Décoder les séries télévisées, De Boeck, coll. Info Com, 2011, 256 pages

1 Préfacé par Éric Maigret, l’ouvrage est un recueil de sept contributions réparties en autant de chapitres. Très didactique, il s’adresse tant aux étudiants de licence/master qu’aux enseignants praticiens du secondaire, ce qui justifie la présence d’outils paratextuels utiles tels une bibliographie complémentaire à la fin de chaque chapitre, des encadrés portant sur les notions importantes, une exemplification à partir de séries actuelles ou plus anciennes, un glossaire, une webographie, une riche bibliographie plus générale et un index par auteur et par série. Bien que les intentions affichées de Sarah Sepulchre soient humbles telles « proposer plusieurs angles d’attaque de la série » (p. 7) et aller contre l’idée selon laquelle les séries « lobotomisent le téléspectateur » et sont de la « sous-culture » (p. 9), elles sont parfaitement lisibles dans les résultats qui, d’ailleurs, vont au-delà car l’ouvrage fournit non seulement des clés d’interprétation, mais suscite l’envie de regarder les séries non plus en tant que spectateur, mais en tant qu’analyste.

2 Marjolaine Boutet (pp. 11-43) commence l’ouvrage par un chapitre intitulé « Histoire des séries télévisées » et dresse un panorama historique en distinguant quatre périodes (ou décennies) : « l’âge d’or » des séries américaines (années 50) correspondant au moment où la télévision devient un média de masse et où les formats (western, sitcom, fantastique…) se mettent en place ; « l’âge classique » (années 60-70) voyant une stabilisation et un perfectionnement de ces formats – pour plaire à l’Américain moyen à travers une orientation forte vers le divertissement (naissances des séries judiciaires,

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médicales) – lesquels traitent de thèmes de société tels la Guerre froide, les conquêtes spatiales, les inégalités entre Noirs et Blancs, les femmes, la critique de la guerre du Vietnam ; le « deuxième âge d’or des fictions télévisées » (années 80) coïncidant avec les arrivées de la technologie (télécommande, magnétoscope, chaînes câblées) et des baby-boomers à l’âge adulte ainsi qu’avec une grande capacité inventive dans les formes de série (dites « addictives », « chorales », « réflexives ») ; « l’ère numérique » (années 90-2000), période pendant laquelle l’offre se multiplie, les audiences s’éparpillent et l’acte de regarder la télévision devient une expérience individuelle et non plus une activité se limitant à séduire le grand public.

3 Séverine Barthes (pp. 47-73) poursuit l’ouvrage avec un chapitre intitulé « Production et programmation des séries télévisées » présentant le secteur télévisuel privé étasunien composé de réseaux, de chaînes locales, de chaînes du câble et du satellite et de chaînes premium où ce sont les logiques d’affrontements économiques qui déterminent le cycle de vie des séries qu’il s’agisse de séries dites « daytime soap opera » ou de séries dites de « fiction de soirées » (p. 62). Au cœur des enjeux de programmation des séries, ce constat implique des stratégies différentes de programmation : logique d’accompagnement des activités quotidiennes pour les premières et logique d’adhésion aux contenus proposés pour les secondes. Elles impliquent également de suivre aussi bien le rythme de la vie quotidienne que des usages sociaux et culturels hebdomadaires du public. Ces logiques de programmation ont pour conséquence de créer chez le téléspectateur de la fidélisation, des habitudes avec l’effet d’agenda où se superposent temps de fiction et calendrier de téléspectateur, avec différents effets de générique, des spin off, des crossover dans un contexte difficile de productions en flux tendu.

4 Ensuite, Stéphane Benassi (pp. 75-101) consacre un chapitre intitulé « Sérialité » aux questionnements qu’implique la notion de sérialité en partant du constat selon lequel les formats actuels de fiction télévisuelle n’obéissent plus au genres traditionnels qui remontent aux origines de la télévision (téléfilm, feuilleton et série), d’où la première approche proposée par l’auteur qui distingue la mise en série – « déclinaison d’une matrice de départ qui donne pour fixes un schéma narratif et des paramètres sémantiques et temporels » (p. 78) – et la mise en feuilleton – « étirement du récit fictionnel susceptible de subir des variations sémantiques […] temporelles […] et narratives » (ibid). Pour éviter les ambiguïtés de terminologie, l’auteur définit la sérialité comme « désign[ant] l’ensemble des phénomènes susceptibles de générer la fiction plurielle » (p. 79), et poursuit sa réflexion en proposant la notion de sérialité matricielle agissant au niveau de l’œuvre pour définir, qualifier et fixer les invariants du récit, pouvant aboutir à l’émergence de genres principaux tels le feuilleton canonique et le feuilleton sérialisant, d’une part, et la série canonique et la série feuilletonante, d’autre part, à partir respectivement des formes théoriques du feuilleton et de la série. Puis, dépassant le niveau de l’œuvre pour se centrer sur le niveau du média, Stéphane Benassi propose la notion de sérialité programmationnelle pour insister sur les processus de contagion sérielle (liés aux phénomènes de mise en module ou en paradigme) ou de contagion feuilletonesque. L’auteur termine le chapitre en insistant sur le caractère prépondérant de la sérialité en tant que liant esthétique entre téléspectateur et fiction.

5 Sarah Sepulchre (pp. 107-148) consacre un chapitre au « Personnage en série » et annonce d’emblée l’impossibilité d’offrir en quelques pages « toutes les bases théoriques, toutes les clés de compréhension et tous les outils d’analyse » (p. 107) tant

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l’objet est complexe. Après un rappel portant sur des considérations générales (le personnage est développé par l’auteur, construit par l’acte de lire ; c’est également une composante essentielle du récit), l’auteure passe en revue les chercheurs littéraires qui ont consacré leurs travaux au personnage du récit (Oswald Ducrot, Tzvetan Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éd. Le Seuil, 1972 ; Oswald Ducrot, Jean-Marie Schaeffer, Nouveau Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éd. Le Seuil, 1995 ; Pierre Glaudes, Yves Reuter, Personnages et didactique du récit, Metz, Metz, université Paul Verlaine-Metz, 1996 ; Horton, Writing the Character-Centered Screenplay, Berkeley/Londres/Los Angeles, University of California Press, 1999, p. 108) et, parmi eux, elle s’appuiera sur le modèle de Pierre Glaudes et Yves Reuter (op. cit., pp. 108-109) pour appréhender le personnage des séries sous trois angles : le genre, l’organisation textuelle et l’investissement affectif. Le personnage permet donc de « faire avancer le récit, […] est le vecteur des valeurs de l’auteur et du lecteur » (p. 117). S’inspirant ensuite des pistes concernant le système de personnages développées par Philippe Hamon (Le Personnel du roman. Le système des personnages dans Les Rougon- Macquart d’Émile Zola, Genève, Droz, 1983, p. 110) la responsable de l’ouvrage avance que c’est par l’opposition de six procédés différentiels (pp. 118-119) que le téléspectateur distinguera le personnage principal des personnages secondaires et qu’il dégagera des éléments de qualification (le portrait d’un personnages place le téléspectateur dans un horizon d’attente) et de fonctionnalité (les actions du personnage). Les séries télévisées ont complexifié le système des personnages avec un plus grand nombre de héros, des personnages secondaires multiples et des personnages stéréotypés.

6 Par la suite, dans le chapitre intitulé « Comment analyser les publics des séries télévisées », Laurence Doury (pp. 151-174) décrit à grands traits l’évolution des recherches sur le public des médias tout au long du XXe siècle. Après une première période pendant laquelle les médias manipulent le public de masse (notions de foules et de masse), apparaît une seconde où les publics sont capables de donner du sens aux médias et de les interpréter dans le sillon des Cultural studies. L’auteure poursuit avec les différents outils (techniques d’enquête) dont le chercheur a besoin pour étudier les phénomènes de réception : observation de téléspectateurs, entretiens avec les téléspectateurs (individuels/collectifs) et questionnaires. Elle achève son chapitre par une application concrète à partir de l’étude de séries policières américaines débouchant sur la mise au jour d’un certain nombre d’invariants : visée divertissante, fonction pédagogique, histoire captivante permettant de sortir du quotidien.

7 Dans le chapitre intitulé « Récits cumulatifs et arcs narratifs », Ursulra Ganz-Blaettler (pp. 179-191) débute par quelques considérations sur la narration sérielle (et donc sur la question du temps) de l’ère de la transition à l’ère post-réseaux. L’auteure poursuit par l’examen de deux procédés apparus à l’ère où les techniques de programmation, les stratégies des chaînes et les habitudes de visionnages nouvelles rendent possible le fait de revenir sur les saisons antérieures : procédé dit de l’arc narratif qui se développe sur plusieurs épisodes et le procédé dit des blessures du passé (vécues par un/des personnages) qui modifient à la fois le déroulement du temps (prolongement possibles vers le passé ou vers le futur) et la mémoire diégétiques dans les soap operas. Ces deux procédés facilitent le lien entre le contexte, les récits et les usages spectatoriaux.

8 Dans le dernier chapitre, intitulé « Séries télévisées et réalités : les imaginaires sériels à la poursuite du réel » (pp. 193-211), et après un prologue visant à lever les ambiguïtés sémantiques sur les mots clés du titre série télévisée et réalité, Jean-Pierre Esquenazi

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fournit des indications sur le réseau sémantique distinguant le réel, du symbolique et de l’imaginaire. Il précise ensuite la nature des relations entre le récit fictionnel et le réel : la fiction peut être une « paraphrase du réel » (p. 198), peut se rapporter à la représentation de la réalité inspirée par un monde historique précis, contemporain ou non (p. 199) et peut être appropriée par le récepteur et par le monde du destinataire (p. 200), ce qui revient à considérer à travers de nombreux exemples les différents niveaux qu’entretient la série avec le réel : ceux des créateurs, du contexte social et des attentes spécifiques et celui du récepteur.

9 En conclusion, ces sept contributions – de difficultés de lecture différente – convergent parfaitement pour donner des clés d’analyse des séries télévisées. Toutefois, on peut regretter que le chapitre de Laurence Doury n’évoque pas la tendance nouvelle consistant à étudier le comportement des téléspectateurs dans un environnement dédié à l’observation expérimentale (oculomètre ou eyetracker), ce qui renouvelle la nature des contraintes qu’impose l’outil et revisite la méthodologie de la recherche sur la réception des programmes à la télévision. Pour autant, ce bémol ne diminue en rien le réel intérêt de l’ouvrage.

AUTEURS

FRÉDÉRIC PUGNIÈRE-SAAVEDRA Prefics, université de Bretagne-Sud, F-56000 [email protected]

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Jean STERN, Les patrons de la presse nationale. Tous mauvais Paris, Éd. La Fabrique, 2012, 210 pages

Michael Palmer

RÉFÉRENCE

Jean STERN, Les patrons de la presse nationale. Tous mauvais, Paris, Éd. La Fabrique, 2012, 210 pages

1 Solidement documenté, l’ouvrage se situe dans la lignée de publications engagées qui, depuis des lustres, réunissent informations pertinentes et tonalité peu amène avec l’objet scruté – ici, les patrons de presse. L’épilogue capture ce ton avec l’emploi d’allusions – « Tous à la ferme » (p. 169) – au discours managérial-publicitaire qui fait des ravages dans les médias depuis un demi-siècle. « La ferme des contenus » (ibid.), quant à elle, est liée au développement des sites internet depuis les années 90 et les agrégateurs numériques des moteurs de recherche. Les « attentes de la multitude » (ibid.) façonneraient la production des breaking news par tout un chacun, les journalistes dits professionnels se trouvant ainsi broyés par l’abondance des producteurs de « l’info » et de ses produits dérivés.

2 En effet, le sort de journalistes se situe en filigrane de l’enquête conduite par le journaliste. Les patrons des groupes de presse/médias – « Pigasse-Lagardère- Rothschild-Dassault-Niel-Arnault » (p. 109) – tirent leur épingle du jeu, s’enrichissent souvent, non sans risque ; les journalistes, eux, restant souvent sur la paille, de plus en plus fragilisés. La rengaine est connue mais n’en est pas moins vraie, même s’il est des journalistes devenus eux-mêmes cadres dirigeants. Ceci est largement attesté dans un ouvrage nourri tant par des informations récentes, recueillies auprès de nombreux sources et sites, que par des « infos » puisées dans des volumes, souvent rédigés par des journalistes des années 70-80, dénonçant les « trois H [...] qui « mont[ai]ent en

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puissance » (p. 47) alors – les Havas, Hachette, Hersant, même si les deux premiers avaient déjà entamé leur ascension dès le milieu du XIXe siècle.

3 Jean Stern démonte les avantages des divers holdings, des stratégies déployées par des groupes aux intérêts nombreux, des liaisons dangereuses entre ce patronat de presse, des médias, souvent présent dans d’autres branches des industries culturelles – qu’on voudrait rebaptiser « industries créatives »… – et des hommes politiques au pouvoir, sans parler des banques. Après les liens connus entre François Mitterrand et Robert Hersant, on revisite ceux entretenues entre Nicolas Sarkozy et François Pinault. Publié en 2012, Les patrons de la presse nationale ne traite pas de l’arrivée à la tête du quotidien Le Monde, en 2013, de Natalie Nougayrède – journaliste-maison – et de Vincent Giret – précédemment directeur délégué de la rédaction de Libération. Mais, plusieurs des thèmes – par exemple, l’importance du site internet du journal et le déclin de la version papier – se situeraient en arrière-fond.

4 Dans un court passage, Jean Stern, sorti du Centre de formation des journalistes (CFJ) en 1977, évoque son propre parcours de journaliste et indique que le trajet à l’origine du « naufrage… de la presse nationale » motive son essai.

5 En conclusion, qu’il nous soit permis de poser une question dérangeante : que font de tels ouvrages les enseignants-chercheurs en communication dispensant, par exemple, des cours d’économie des médias ? Car les informations présentées leur sont des plus utiles. Peut-être le point de vue motivant l’enquête l’est-il moins. Les stratégies et milieux décrits décourageraient plus d’un apprenti-journaliste ou pratiquant des médias. Mais, il est vrai que, depuis au moins les Illusions perdues (1837-1843) d’Honoré de Balzac, il en est ainsi.

AUTEURS

MICHAEL PALMER CIM, université Sorbonne nouvelle-Paris 3, F-75005 [email protected]

Questions de communication, 24 | 2013 406

Adeline WRONA, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook Paris, Hermann, coll. Cultures numériques, 2012 , 441 pages

Michael Palmer

RÉFÉRENCE

Adeline WRONA, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook, Paris, Hermann, coll. Cultures numériques, 2012 , 441 pages

1 Comment le portrait est-il devenu un genre journalistique ? Comment analyser un corpus de portraits de presse parus sur trois siècles ? Comment envisager l’analyse du portrait numérique du XXIe siècle ? Telles sont les questions majeures posées par l’ouvrage réalisé à partir d’un mémoire d’habilitation à diriger les recherches.

2 Adeline Wrona propose une approche littéraire de la communication conjuguée à une approche communicationnelle du littéraire qui s’approche des orientations développées par Alain Vaillant et Marie-Ève Thérenty et de celles des collègues d’Adeline Wrona au Celsa. L’ouvrage s’appuie sur des auteurs aussi divers qu’Aristote, Michel Foucault, Roland Barthes et Paul Ricœur. À l’ambition de l’entreprise, Adeline Wrona ajoute une qualité d’écriture, un choix judicieux d’illustrations (le XIXe siècle domine) et la mise en valeur de certaines perles, longtemps oubliées, telle le « portrait- carte » (p. 92), phénomène au succès important au milieu du XIXe siècle et dispositif qui permet de rendre l’absent présent par une série de portraits photographiques ou écrits que le journal adapte pour un support d’information.

3 Reprenant l’idée selon laquelle « la civilisation du journal » débute dans les années 1830, Adeline Wrona estime que les formes renouvelées du portrait sont à penser en rapport avec l’essor du journal quotidien. Or, on peut ne pas souscrire à cette notion de « civilisation du journal » mais apprécier la démarche et les découvertes. La démocratisation du portrait, un thème en filigrane de l’ouvrage – notamment du remarquable troisième chapitre (pp. 137-192) où se croisent les notions de

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« bibliographie médiatique » et de « métamorphose du support » – sous-tend le processus que l’auteure entame véritablement avec Charles-Augustin Sainte-Beuve, qui n’était peut-être pas l’auteur critique et journaliste auquel on s’attendait à cet égard. Avec Émile Zola, par ailleurs critique des mutations de la presse, ce processus est autrement plus net. Un des bonheurs de l’ouvrage est le va-et-vient avec la peinture, la sculpture, la photographie, jusqu’à la danse, qui informent sur ce qui se joue dans la presse même. Technologie et sémiotique peuvent faire bon ménage.

4 En résumé, le livre peut se lire comme un déroulé chronologique – bien qu’Adeline Wrona affectionne le terme « généalogie » – mais aussi par entrée « multimédia ». Ses analyses du portrait à l’ère numérique informent autant sur ceux publiés dans le Libération des années 2000 que sur ceux de l’internet avec, par exemple, Wikipedia. L’auteure tente un rapprochement insolite entre deux séries de texte. La première est constituée de ceux de Jules Vallès (journaliste, écrivain et homme politique d’extrême gauche du XIXe siècle ayant notamment été élu lors de la Commune de Paris) qui transforment le corpus journalistique consacré dans la presse d’opposition à la commémoration, sous le Second Empire finissant, de l’enterrement de la figure de Victor Noir. Surtout parus sur l’internet, les textes composant la seconde série concernent l’« icône martyre “instantanée” », Néda, une jeune iranienne, tuée en 2009, lors des manifestations d’opposants à Mahmoud Ahmadinejad. Le visage de celle-ci se trouve en deux jours aux quatre coins du monde. Celle de Victor Noir, tué le 10 janvier 1870 par le cousin germain de l’empereur, est portée lors d’un enterrement suivi par 10 000 personnes. Sa résonance est franco-française.

5 Le livre achevé, on relit l’Introduction (pp. 25-136) et les premiers chapitres. Quelle est la place accordée à l’individu dans le discours d’information ? Ne convient-il pas de penser le portrait peint avec le portrait de presse comme deux déclinaisons d’un usage communicationnel de la représentation ? Comment transformer la pratique du portrait en un genre informatif et d’actualité ? Qu’est-ce qui est médiatique et qu’est-ce qui est médiagènique ? Autant de questions qui trouvent ici bien des réponses, qui, à leur tour, suscitent d’autres questions. Le portrait n’est-il pas toujours un simulacre, cette « fabrique de soi » (p. 288) relevée par Michel Foucault, que cite Adeline Wrona ? Pourquoi apparaît dans les quotidiens français à la fin du XIXe siècle cette mode de la rubrique « L’homme du jour » ? Les rubriques « portrait » et « interview » seraient-elles à étudier ensemble, ce que l’auteur semble suggérer ? Le portrait rédigé par le journaliste cohabite-il toujours aisément avec le portait en images ?

AUTEURS

MICHAEL PALMER CIM, université Sorbonne nouvelle-Paris 3, F-75005 [email protected]

Questions de communication, 24 | 2013 408

Notes de lecture

Technologies

Questions de communication, 24 | 2013 409

Julian ASSANGE, Jacob APPELBAUM, Andy MÜLLER-MAGUHN, Jérémie ZIMMERMANN, Menace sur nos libertés. Comment Internet nous espionne. Comment résister Trad. de l’anglais par Abel Gerschenfeld et Anatole Muchnik, Paris, R. Laffont, 2013, 252 pages

Gilles Boenisch

RÉFÉRENCE

Julian ASSANGE, Jacob APPELBAUM, Andy MÜLLER-MAGUHN, Jérémie ZIMMERMANN, Menace sur nos libertés. Comment Internet nous espionne. Comment résister, Trad. de l’anglais par Abel Gerschenfeld et Anatole Muchnik, Paris, R. Laffont, 2013, 252 pages

1 En 2009, Amnesty International a attribué un prix à Julian Assange, En 2010, il a été nommé homme de l’année par Time Magazine et Le Monde ; Forbes Magazine l’a placé pour la première fois parmi les 68 personnalités les plus influentes au monde. Retranché depuis plus d’un an à l’ambassade d’Équateur qui lui a accordé l’asile politique à Londres, le fondateur de Wikileaks propose un ouvrage, fruit d’un dialogue avec Jacob Appelbaum, Andy Müller-Maguhn et Jérémie Zimmermann, tous très soucieux de la défense des droits et des libertés politiques et individuelles sur l’internet. Menace sur nos libertés. Comment Internet nous espionne. Comment résister tente d’expliquer en quoi l’appropriation de l’internet par des gouvernements et des entreprises privées constitue une menace fondamentale pour les libertés et la démocratie. Limpide et informé, le discours permet une réelle prise de conscience de la situation de l’univers numérique tant prisé, d’une part, pour sa capacité à offrir un espace de liberté et,

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d’autre part, pour sa violente et discrète capacité à former un système despotique. Selon Julian Assange, « Internet, le meilleur de nos instruments d’émancipation, est devenu le plus redoutable auxiliaire du totalitarisme qu’on n’ait jamais connu. Internet est une menace pour l’humanité » (p. 7).

2 À l’aide de ses collaborateurs, l’auteur principal porte une critique virulente à l’égard de l’intrusion des États et des entreprises dans la vie privée des individus. Il documente ses propos grâce à son expérience au sein de Wikileaks (toujours en activité), qui s’est heurté à presque toutes les grandes puissances et à leurs relais pour en dénoncer la violence et la force coercitive d’interception et d’appropriation massive des richesses physiques et immatérielles. Après avoir livré à la portée de tous des informations sensibles, Wikileaks a été qualifiée « d’organisation terroriste ». Ses membres ne cessent d’être traqués, harcelés en tant que « combattant ennemis », « cyber- dissidents » participant à la « cyberguerre » (pp. 22-24). En effet, depuis la démocratisation massive de l’internet, les États-Unis sont en guerre : « Internet qui était censé constituer un espace civil, est devenu un espace militarisé. […] En matière de communications, nous vivons tous sous la loi martiale […], de fait, nos vies privées sont entrées dans une zone militarisée » (p. 47). D’ailleurs, les membres du gouvernement américain n’hésitent pas à réclamer et à obtenir officiellement « l’assassinat extrajudiciaire », « si nécessaire par l’intermédiaire d’un drone » (p. 23) des « terroristes » supposés.

3 Finalement, tout en opérant une censure sans précédent, en criminalisant la consultation du site internet de Wikileaks, en mettant en place un blocus bancaire à son encontre, en violant les lois et traités internationaux, les États-Unis, leurs homologues et partenaires ont montré leur pouvoir d’atteinte directe aux libertés économique, physique et morale des individus tout en prônant ironiquement « la Liberté » comme élément moteur de leurs actes. Wikileaks à mis en visibilité une forme de censure mondiale (p. 26) en exposant la prolifération de dispositions et procédés secrets au service d’une cause supérieure d’appropriation exploitant infiltration, intimidation et captation, en contradiction totale avec les dispositifs législatifs de protection des libertés des individus. En réalité, il s’agit d’un enjeu stratégique sans précédent : « Il faut avoir le contrôle de tout, il faut tout filtrer, il faut qu’on sache tout » (p. 34). L’approche stratégique consiste à capter tous les flux d’information, puis à passer les données au crible de systèmes d’analyse pour anticiper menaces et potentialités, sans se soucier de la légalité et de la confidentialité des renseignements.

4 En conséquence, Julian Assange milite pour l’émergence d’une masse critique capable de rééquilibrer le rapport de force dans un consensus. Sans elle, l’infrastructure du réseau servira à traquer et à marginaliser ceux qui se sont impliqués dans la recherche de ce même consensus (p. 35). L’auteur critique également l’aide « d’entreprises devenues pour l’essentiel une police secrète privatisée » (p. 76). En cela, les grandes groupes du numérique ont une réelle responsabilité éthique, puisqu’ils construisent les dispositifs de captation de données qu’ils offrent sans réserve aux États : « Ils sont complices et responsables » (p. 79). Ce constat tend à dessiner une société de surveillance généralisée où seule la responsabilisation de chacun permettrait de préserver son intimité, car ceux qui ont la capacité de tout intercepter ne s’en privent pas.

5 « Le nouveau monde d’Internet, se sentant au-dessus du monde physique ordinaire, avait soif d’indépendance. Mais les États et leurs amis sont intervenus pour en prendre

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le contrôle – en s’assurant la maîtrise de ses fondations matérielles. L’État, […] a vite appris à profiter de sa maîtrise de l’espace physique […] nous a privés d’indépendance […] a entrepris d’intercepter massivement le flux d’informations de notre nouveau monde – son essence même – alors que toutes les relations humaines, économiques, et politiques s’y trouvaient. L’État s’est introduit dans les veines et les artères de nos nouvelles sociétés, engloutissant toute relation exprimée ou communiquée, toute page consultée, tout message émis et toute idée soumise à un moteur de recherche, puis il a stocké ce savoir, des milliards d’interceptions quotidiennes, un pouvoir dont il n’aurait jamais rêvé, dans d’immenses hangars ultrasecrets, à jamais. Il a ensuite entrepris de fouiller et fouiller encore ce trésor, l’expression intellectuelle collective intime de l’humanité, à l’aide d’algorithmes de plus en plus sophistiqués, et de le faire fructifier en poussant au maximum le déséquilibre de pouvoir entre les intercepteurs et le monde des interceptés » (pp. 10-11). Ce dialogue en forme d’avertissement alerte, et parfois responsabilise sur les dangers d’exposer sa vie sur l’internet. Il donne des pistes pour résister et construire les outils d’une nouvelle démocratie. Selon Julian Assange, il ne s’agit pas de se limiter à dénoncer cette surveillance globale, car « nous pouvons construire des outils avec notre esprit, les diffuser et mettre en place une défense collective » (p. 196). Les enjeux sont simples et universels : les libertés de mouvement, de pensée, de parole, de communiquer, d’interagir, la confidentialité, l’anonymat, le droit d’utiliser son argent, celui de corriger et effacer les données le concernant, celui à la transparence (pp. 118-194). Il faut donc que chacun prenne conscience de la vulnérabilité dans laquelle la surveillance électronique globalisée enferme, et ce que représente véritablement aujourd’hui la nécessité d’un internet libre. À titre d’exemple, en 2013, citons le nouveau centre informatique dans le désert de l’Utah aux États-Unis dont les serveurs, dédiés à l’espionnage et la sécurité nationale, occuperaient officiellement 8 000 m². On pourrait y rassembler et lire les courriers électroniques, les entretiens téléphoniques, les recherches des moteurs de recherche, les résumés des voyages et déplacements, la liste des achats en ligne, les préférences vestimentaires et alimentaires, les orientations sexuelles et politiques, les schémas relationnels, les profils ADN, les curricula vitae accompagnés des données informatiques personnelles sur tout habitant du monde. Une perspective effrayante qui n’est qu’à son balbutiement. Cependant, toutes ces informations sont déjà disponibles de manière diffuse. Dans le cas d’une demande d’une administration ou des services spéciaux, il suffirait dorénavant de formuler une requête pour tout savoir de manière centralisée. De la naissance à la mort d’un individu, on obtiendrait le profil complet et détaillé du sujet d’expérience. En moins d’une minute, le système produirait jusqu’à 500 pages d’informations. En outre, il y a un « profil des faiblesses » qui montre toutes les préférences révélées et cachées des individus. Un « profil sur l’état de santé » résume tout ce qui a été noté par des médecins, hôpitaux, en plus des informations financières, boursières, diplomatiques, satellites, etc. (Vertraulicher Schweizer Brief, 1351, 2013). Telle est l’ambition actuelle de la surveillance généralisée et centralisée. La Chine, la Russie, l’Union européenne et plusieurs états du Moyen-Orient construisent leurs propres versions. Enfin, la France est le premier exportateur de solutions techniques de surveillance généralisée (notamment avec la société Amesys appartenant au groupe Bull).

6 Très instructif, bien documenté et très didactique, ce livre n’est pas un manifeste, plutôt « un cri d’alarme » (le terme anglophone « whistleblowing » désignant « un coup de sifflet » dans le jargon de Wikileaks) avertissant des enjeux de la « dystopie de

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surveillance postmoderne » (p. 7). Peut-être est-il aussi un manuel d’insurrection démocratique : « Dans la mesure où l’État fusionne avec Internet, l’avenir de notre civilisation devient l’avenir d’Internet, et il faut redéfinir le rapport de force. Si nous ne le faisons pas, l’universalisé d’Internet transformera l’humanité en un vaste réseau de surveillance et de contrôle des masses » (p. 15). L’accroissement constant des échanges ne doit pas exposer à un accroissement constant du contrôle des individus, duquel, pour l’instant, seuls les plus habiles ou les plus puissants ont une chance de s’y soustraire.

AUTEURS

GILLES BOENISCH CREM, université de Lorraine, F-57000 [email protected]

Questions de communication, 24 | 2013 413

Françoise BLUM, dir., Des radios de lutte à internet. Militantismes médiatiques et numériques Paris, Publications de la Sorbonne, coll. Histoire contemporaine, 2012, 272 pages

Mohamed Sakho Jimbira

RÉFÉRENCE

Françoise BLUM, dir., Des radios de lutte à internet. Militantismes médiatiques et numériques, Paris, Publications de la Sorbonne, coll. Histoire contemporaine, 2012, 272 pages

1 L’ouvrage collectif explore différents types d’innovations technologiques utilisées par les mouvements militants et interroge la façon dont les uns ont su profiter des potentialités des autres, les technologies numériques récentes ou plus anciennes, dans le but de porter leurs revendications. S’inscrivant dans une perspective pluridisciplinaire, voire interdisciplinaire, l’ouvrage réunit quinze articles d’historiens, de sociologues, de politologues et de chercheurs issus de divers champs de recherche. Il est divisé en trois parties complémentaires. La première (pp. 11-90) est consacrée aux « Technologies/mouvements sociaux/mobilisations » et s’intéresse à la manière dont, en temps de crise (grève, manifestation, crise politique ou sociale, etc.), les mouvements sociaux utilisent les outils et moyens techniques dont ils disposent. La deuxième (pp. 91-179) aborde la question de l’usage des techniques par les « Organisations/associations » inscrites dans une temporalité plus longue. Enfin, la dernière (pp. 180-257), « Engagements dans la technique/réseaux numériques », s’intéresse à la logique des réseaux et met en lumière différents types d’usages relatifs à l’engagement militant dans la technique.

2 Dans la première partie, les auteurs explorent différentes ressources techniques mobilisées par les mouvements militants durant ces quatre dernières décennies. Ainsi

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Ingrid Hayes (pp. 21-35) met-elle en lumière le rôle central que la radio a joué lors de la grève des sidérurgistes de Lorraine. « Le secteur propagande de la CGT [Confédération générale du travail] » profite de cette mobilisation pour mettre en place sa première radio de lutte lui permettant d’enrichir les modalités de l’action syndicale en termes d’expression de masse. Installé en mars 1979 à Longwy, la radio Lorraine Cœur d’acier (LCA) se caractérise par la mise en place permanente du direct, la puissance de son émetteur et une équipe composée d’amateurs et de professionnels issus de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF). L’usage d’une certaine façon détourné de la radio permet à ce mouvement de se faire entendre. Il est donc intéressant d’observer l’impact qu’une innovation technique a pu avoir au sein d’un mouvement militant. La contribution d’André Narritens (pp 37-48) montre aussi les logiques en jeu dans la mise en œuvre d’un service télématique par le syndicat de la CGT (Syndicat national des agents de la Direction générale des impôts-Confédération générale du travail – SNADGI- CGT) lors du conflit des impôts de 1989. L’auteur explique que ce service a été institué dans le but d’informer et de faciliter les échanges sur un mode de questions/réponses entre la direction du syndicat et ses membres. Jouant un rôle important dans cette mobilisation, la messagerie télématique offre des informations en temps réel, et sert d’outil de mobilisation et de retransmission des manifestions. Par exemple, lors de la grève du 6 juin 1989 : la production et la diffusion de l’information sont des enjeux de pouvoir. Il est intéressant de remarquer que, malgré la large palette d’initiatives que ce service télématique procure, les militants ont jugé utile de recourir simultanément à un répertoire d’actions classiques. Notamment, dans le cadre de leur lutte syndicale : « si l’importance de la messagerie télématique s’affirme rapidement avec vigueur, les supports traditionnels continuent d’être mobilisés » (p. 43).

3 Auteure de la troisième contribution, Caroline Frau (pp. 50-66) rend compte de la mobilisation des buralistes contre le décret de 2006 interdisant de fumer dans les lieux publics. Le site internet de l’organisation des buralistes devient un espace de discussions et d’échanges pour ces derniers qui souhaitent ainsi créer un groupe d’acteurs réfutant la posture adoptée par l’organisation syndicale. Les buralistes dissidents montrent leur mécontentement par un refus d’appliquer la loi et par des formes de prise de parole audibles dans les médias et les technologies de l’information et de la communication, ces dernières permettant la constitution d’une communauté virtuelle. Les médias traditionnels jouent un rôle majeur dans la publicisation de cette colère au sein de la place publique, notamment, en médiatisant la grève de la faim de Joseph (son patronyme n’étant pas indiqué), gérant d’un bar-tabac en milieu rural. Pourtant, et malgré plusieurs initiatives, ces dissidents n’ont pas pu rendre leur action collective du fait d’une insuffisance en capital militant.

4 Ensuite, Stéphane Carrara (pp. 67-78) rend compte de l’utilisation de l’internet par les promoteurs des « initiatives citoyennes européennes ». Cette mobilisation collective va permettre aux acteurs de ce mouvement, regroupant des élus européens et des individus ordinaires, de faire valoir leurs revendications. Notamment, la mise en place d’un siège unique pour le parlement européen ou encore l’introduction immédiate du droit d’initiative européen. Même si l’outil internet a été primordial pour la collecte de près d’un million de signatures, l’auteur (pp. 77) souligne que le succès de cette mobilisation s’est également reposé sur des modalités d’action plus classiques (manifestations, interventions médiatiques, réunions publiques).

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5 L’article (pp. 79-90) clôturant la première partie revient sur les usages tactiques des systèmes d’informations géographiques (SIG) par les organismes non gouvernementaux « comme instrument de militantisme, d’émancipation, ou de résistance à l’oppression » (p. 80). Bastien Sibille indique que le recours aux SIG rend possible la construction de discours et savoirs alternatifs sur la forêt, contrebalançant le discours gouvernemental.

6 La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse à la question de l’usage des techniques par les « Organisations/associations ». Martina Avanza (pp. 99-100) relate les étapes et les raisons qui ont poussé la Ligue du Nord italienne à se doter d’un appareil médiatique important : radio, télévision, quotidiens, etc. Dans un pays où la plupart des partis politiques ont leurs organes médiatiques, la Ligue du Nord, fortement critiquée dans ces mêmes médias, a jugé opportun de se procurer son propre dispositif. Ainsi des quotidiens sont-ils nés, en particulier la Padania qui se caractérise par un langage xénophobe, parfois raciste, et consacre une rubrique destinée à promouvoir le sentiment identitaire padan. Aussi, en 1993, la Ligue se dote-t-elle pour la première fois d’une radio. Média sans doute « le plus suivi par les militants » (p. 110), avec une équipe composée pour les deux tiers de bénévoles, cette radio permet aux padanistes de s’exprimer et de tisser d’étroites relations. L’auteure termine en analysant l’utilisation de l’internet et de la télévision dans la lutte padane. Concerne l’usage du réseau et de la télévision, l’auteure établit la différence entre les sites institutionnels directement gérés par le parti et les autres sites ou plateformes destinés aux simples militants padans. Quant à la télévision, elle indique (p. 114) : « Les techniciens sont réduits au minimum et la chaîne n’a pas de journalistes professionnels en dehors de son présentateur ».

7 La contribution suivante (pp. 121-136) est consacrée à la production discursive électronique des partis politiques d’Irlande du Nord et interroge l’écriture web du Sinn Fein et du Democratic Ulster Party (DUP). En dressant le portrait web de Gerry Adams – leader politique du Sinn Fein – et de Ian Paisley – du DUP –, Isabelle Hare montre que leurs représentations numériques sont presque exclusivement centrées sur leurs personnes et non sur le collectif. Les énoncés discursifs produits, favorisent des logiques de mises en scène de soi, voire de starisation de ces leaders. Quant à Céline Barthonnat (pp. 137-151), elle rend compte de l’usage de la télévision et de l’audiovisuel par le Parti communiste français (PCF). En effet, le parti mit en œuvre ses propres circuits de production audiovisuelle à des fins politiques et militantes. Première formation politique française à utiliser le dispositif cinématographique, elle doit son développement au soutien de professionnels au nombre desquels figurent le réalisateur Jean Renoir. L’usage détourné de techniques audiovisuelles à des fins de propagande joue un rôle important dans le développement du parti.

8 Pour sa part, Axelle Brodiez-Dolino (pp. 153-162) propose une analyse chronologique sur l’usage militant des techniques par deux associations : le Secours populaire français et Emmaüs. Entre les années 40 et le début des années 60, ces deux associations disposent de peu de ressources techniques. Ensuite, jusqu’aux années 80, l’usage des techniques devient très fréquent, ce qui s’explique par le développement de nombreux dispositifs techniques, notamment la télévision. Dans les années 1990-2000, ces deux associations profitent du développent des technologies numériques pour s’équiper en matériel informatique. Les potentialités offertes par l’ordinateur jouent un rôle central, aussi bien pour la collecte que pour la communication. Il est intéressant d’observer que, dans certains cas, la technique peut devenir elle-même l’objet du militantisme. En effet,

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un partenariat entre Emmaüs et Microsoft permet à des personnes en grande difficulté de bénéficier de l’internet. Finalement, l’auteure juge les usages et techniques utilisés par ces deux associations comme non innovants, ces associations reprenant des dispositifs déjà connus, comme la télévision ou la radio.

9 Puis, Sylvie Célérier (pp. 163-179) s’intéresse à l’activisme militant et politique d’associations françaises de lutte contre le virus de l’immunodéficience Sida (Aides, Act’up, Warning, Femmes positives, Arcat) à travers une analyse comparée des discours contenus sur leurs sites. Contrairement à Femmes positives qui, à défaut d’avoir son propre site internet, utilise le réseau social Myspace pour faire valoir les causes qu’elle défend, les quatre autres associations disposent de leurs propres sites internet. L’architecture, la maquette ainsi que les ressources et contenus proposés et contrôlés par des administrateurs traduisent les compétences techniques et humaines mobilisées.

10 La troisième et dernière partie intitulée « Engagements dans la technique/réseaux numériques » regroupe des contributions traitant de la logique des réseaux, même si la première s’intéresse davantage à l’usage militant de la technique par des organisations. En convoquant la notion de grammaire, Irène Pereira (pp. 187-197) établit une typologie entre ce qu’elle nomme « grammaire militante du syndicalisme d’action directe » et « grammaire nietzschéenne post-moderne », qui renvoient à des conceptions différentes de la technique. S’agissant des organisations relevant de la « grammaire militante du syndicalisme d’action directe », comme Alternative libertaire, et du syndicat Sud Culture Solidaires, l’auteur montre que les usages militants de la technique, en particulier de l’internet, sont purement utilitaires. La technique ne renouvelle pas les pratiques militantes. En revanche, pour les organisations relevant de la « grammaire nietzschéenne post-moderne », l’usage militant de la technique est purement politique. Ensuite, Valérie Colomb (pp. 199-207) rend compte de l’impact que l’usage de l’internet peut avoir via une analyse du rôle qu’un citoyen ordinaire, Étienne Chouard, a joué, en France, dans la non-ratification du traité établissant une constitution pour l’Europe en 2005. D’abord partisan du oui, Étienne Chouard est conduit par son analyse du texte à se méfier du discours des médias traditionnels et autres institutions. S’appuyant sur les potentialités offertes par l’internet pour initier une forme de démocratie participative avec, notamment, la création de son site internet dénonçant les méfaits dudit traité et la mise en place d’un réseau d’acteurs militants partageant ses convictions.

11 Dans l’article suivant, Valérie Schafer et Benjamin Thierry (pp. 208-225) s’intéressent aux usages techniques des informaticiens de Cyclades et des psychologues ergonomes de l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria). Leur rapport avec la technique montre qu’ils se positionnent d’abord comme des experts, des ingénieurs. Mais, ensuite, l’usage politique qu’ils en font leur confère le statut de militants. Même si, au départ, leur positionnement est neutre, dans le cadre de leurs projets scientifiques, ces chercheurs seront conduits à adopter une posture militante engagée. Pour leur part, Giuseppe Caruso, Jeffrey S. Jurys et Lorenzo Mosca (pp. 227-246) produisent une histoire des forums sociaux, à la lumière des usages technologiques, en mettant en avant l’enjeu qu’ont représenté l’adoption du logiciel libre et le caractère politique et conflictuel des choix techniques. Ainsi assiste-t-on au développement d’une forme de militantisme consistant à intervenir sur l’objet technique lui-même. Les auteurs proposent une analyse de leurs propres pratiques et, de ce point de vue, sont des observateurs participants, militants, devenus experts.

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12 Enfin, Stéphane Couture (pp. 247-262) analyse le code informatique comme artefact politique des pratiques militantes sur l’internet, en utilisant notamment la notion de performativité utilisée spécialement en sociologie des sciences et des techniques. Cette étude permet de montrer que le développement informatique et, par conséquent, le langage informatique lui-même sont liés au champ politique et à ce qu’il appelle « le contexte d’autorité ». L’intervention militante sur l’objet technique permet de déconstruire des logiques de genres et de domination.

13 Les contributions proposées dans l’ouvrage apportent un éclairage intéressant sur la manière dont les dispositifs techniques sont utilisés, et parfois détournés, à des fins militantes. Au demeurant, si l’on avait à formuler un regret, ce serait parce que celui-ci n’aborde pas la question de l’usage militant des réseaux socionumériques. En effet, il aurait été intéressant que la réflexion intègre cette question, d’autant que ces plateformes ont joué un rôle décisif dans les révolutions et mouvements sociaux qui ont secoué le monde ces trois dernières années.

AUTEURS

MOHAMED SAKHO JIMBIRA CREM, université de Lorraine, F-57000 [email protected]

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Juan BRANCO, Réponses à Hadopi Paris, Éd. Capricci, coll. Actualité critique, 2010, 96 pages

Gilles Boenisch

RÉFÉRENCE

Juan BRANCO, Réponses à Hadopi, Paris, Éd. Capricci, coll. Actualité critique, 2010, 96 pages

1 Le bref ouvrage de Juan Branco retrace chronologiquement les quatre ans (2007-2011) de l’instauration de la loi Hadopi et de son administration, la « Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et de la protection des droits sur Internet » (Hadopi), une haute autorité providentielle fondée sur la criminalisation des pratiques des internautes français, posture prônée par l’État français qui souhaite civiliser l’internet sous l’égide bienveillante des États-Unis. Hadopi est donc censée enrayer les « ravages économiques » provoqués par « la fraude généralisée » (p. 13) engendrée par l’internet. En mettant en lumière les fondements et les rouages de la création d’Hadopi, Juan Branco arrive sans difficulté à illustrer non seulement le passage en force, mais le coût considérable d’Hadopi qui ne s’est illustrée à ce jour que par son exubérance et son inefficacité. Même si Réponses à Hadopi n’ambitionne pas de poser une analyse fine des problématiques posées par le numérique, l’ouvrage apporte un droit de réponse légitime aux absences de considérations répétées des pouvoirs politiques, des médias et des acteurs de la promotion culturelle.

2 En reproduisant de nombreux éléments du débat entre pro et anti-Hadopi, l’historique proposé montre clairement un combat politique divisant au-delà des clivages habituels. Simultanément vivement critiquée et ardemment défendue, Hadopi n’en reste pas moins obscure dans son fonctionnement, son financement et ses résultats. Cette confrontation fidèlement restituée a donc le mérite de pointer les irrégularités législatives qui sont toujours actuelles (Pierre Lescure, Contribution aux politiques culturelles à l'ère numérique, Paris, ministère de la Culture et de la Communication, 2013). Les professionnels, bénéficiaires d’une multitude d’aides, de taxes, d’exonérations, de circuits exclusifs, n’ont cessé de s’apitoyer sur la disparition imminente du cinéma, de la musique et de la culture en général. En réalité, il faut

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substituer le terme « industrie culturelle » à celui de « culture » pour comprendre l’inquiétude des intermédiaires décriant une baisse catastrophique, voire « abyssale » (p. 39) de leurs revenus. Paradoxalement, les résultats des profits générés ne cessent d’atteindre des records historiques en trahissant les privilèges acquis, liés à l’extrême monétisation de la culture malgré le téléchargement et la crise. « Drôle de crise. Et drôle d’angoisse chez les auteurs chaque année plus riches », commente Juan Branco (p. 50). « Le gouvernement et les sociétés d’auteurs se retrouvent donc perdants sur leur propre terrain, celui de la comptabilité, incapables d’expliquer pourquoi ne se sont pas réalisées leurs prévisions apocalyptiques, répétées à l’envi depuis les années 2000 » (p. 38). « Des moyens importants ont pourtant bien été déployés pour trouver une justification “scientifique” à la riposte graduée.

3 Avant et pendant les débats parlementaires, le gouvernement a eu accès à des études commandées par ses administrations ». Il a simplement été « jugé inutile de les rendre publiques. Pourquoi ? Leurs résultats s’opposaient aux intérêts politiques. Une dissimulation condamnable […] empêchant de disposer de l’information permettant de voter en conscience » (p. 39). En réalité, ce qui est redouté est la perte de contrôle d’un monopole dans une société en pleine mutation, fonctionnant dorénavant de manière plurielle, asynchrone, multidirectionnelle, transculturelle, diffuse et adoptant des canaux de diffusion et de consommation en dehors de la verticalité traditionnelle. « Tous paniquent à l’idée que la machine à sous puisse tomber en panne » (p. 37). Pourtant, « les institutions de recherche n’ont pas trouvé de corrélation globale entre perte économique et partage sur Internet » (p. 55). Au contraire, elles ont révélé que les internautes qui téléchargent sont aussi les plus gros consommateurs de produits culturels, ceux qui, « étrangement », dépensent le plus en soutenant le système économique en place. Les produits les plus téléchargés sont aussi les plus rentables (pp. 55-56). Mais, ce qui inquiète est probablement « l’impact de l’aiguillage ou de redirection » (p. 55) provoqué par des « consommateurs » « moins domesticables » qui « malmènent les machines du marketing », « échappent au contrôle », « perturbent les stratégies des majors… » (p. 55). Face à cela, les industriels se réfugient avec hypocrisie derrière l’alibi noble de la défense de l’artiste. Rappelons-le, car c’est de moins en moins admis : les droits d’auteurs existent pour défendre les auteurs qui ne sont pas nécessairement des artistes, encore moins des industriels, qui sont pourtant les bénéficiaires majoritaires des œuvres. En conséquence, Juan Branco milite pour une redéfinition de la diffusion des œuvres qui profite aux auteurs en leur reconnaissant à nouveau un plein droit moral et patrimonial sur leurs créations, une position inadmissible pour les grands groupes « commercialisant » la culture.

4 En décortiquant ces discours, Réponses à Hadopi démontre de manière implacable le refus de concertation qui a permis le passage d’une loi ignorant les limites techniques, démocratiques et déontologiques à sa propre application. Au terme d’une véritable « saga » (p. 9) politico-technico-judiciaire, « la loi est mort-née, et les industriels le savent » (p. 45). Une absurdité qui marque l’incapacité des acteurs politiques et industriels à intégrer avec opportunité les nouveaux enjeux de la mutation numérique. Les expressions et qualificatifs comme « le mensonge de la gratuité », « le trou noir, capable d’engloutir et d’assécher », « une véritable destruction de la culture », « nouvelle frontière », « Far West high-tech », « comportements moyenâgeux », « vol à l’étalage », « assassinat », « tout-à-l’égout », « le partage est une sauvagerie », « vol organisé », « fléau du partage » (pp. 11-13) étayent l’argumentaire foisonnant des plus hauts responsables de l’État souhaitant faire rentrer dans le rang la génération de

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contribuables « déviants » constituée de « voleurs », « de pédophiles, de psychotiques et de criminels » (p. 14). La disproportion des moyens, la violence des propos, la volonté d’imposer un climat anxiogène, l’urgence, la falsification, la mauvaise foi, l’abus de confiance, le blanchiment d’argent, la fraude fiscale, le contrôle de la presse, le lobbying agressif, les menaces, les intimidations, le harcèlement administratif, furent autant de moyens avérés, mis en pratiques par ces mêmes personnalités dénonçant la liberté néfaste d’un internet non contrôlé. « Tous craignent pour leurs privilèges, qu’ils croient remis en cause par le réseau. Et tous voient dans Hadopi l’unique rempart au chaos de la non-régulation » (p. 37). « Au lieu de chercher à s’adapter […] ils traquent les moyens juridiques et techniques propres à enrayer un phénomène dont ils ne saisissent pas l’ampleur » (p. 52). En cela, Juan Branco dénonce l’actuelle inanité de l’action publique, inexplicable au vu de la rupture technologique que nous vivons (pp. 57-58). « Aujourd’hui ce sont les consommateurs qui, par le biais de réseaux parallèles, redistribuent les produits. Ni les pouvoir publics ni les principaux acteurs économiques et artistiques n’ont pour l’heure pris en compte cette révolution » (p. 58).

5 La seule réponse répressive permet désormais au propriétaire de la ligne d’être condamné sans possibilité d’y opposer sa bonne foi, non pas « pour téléchargement illégal », mais pour « défaut de sécurisation de sa ligne Internet ». Cette pirouette démontre de manière limpide l’impossibilité d’identifier les agissements des internautes. Paradoxalement, plusieurs tribunaux de grande instance ont mis à mal la loi Hadopi en considérant de facto comme légal le téléchargement, puisqu’étant à la source d’une multitude de taxes, d’aides, de préfinancements au bénéfice des industries culturelles (p. 37) : en effet, un principe constitutionnel veut qu’un État ne puisse taxer une activité illégale (pp. 17-18). Ainsi Juan Branco considère-t-il naturellement le renversement de l’association de termes « présumé-innocent » en « présumé- coupable » comme un scandale (p. 43), d’autant que « les infractions supposées » émanent d’indices contestables fournis par une entité privée, soutenue et fondée en partie par l’industrie culturelle. Cette « milice » privée institutionnalisée financée par les fonds publics interroge donc sur la disproportion des moyens mobilisés : « Comment justifier l’accès à des communications privées dans le simple but de protéger les intérêts d’une industrie ? » (p. 43) en traquant les comportements nouveaux des internautes s’écartant des préceptes du marché, sans contrôle administratif.

6 Pourtant, l’auteur n’oublie pas d’indiquer que « d’autres solutions existent et restent possibles » (p. 10). Rappelons que, en 2005, en France, le phénomène du téléchargement a d’abord été approuvé par l’Assemblée nationale – lors de la première lecture du projet de loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information (loi DADVSI) et par 30 voix contre 28 – en tant que licence globale. Cette décision a ensuite rapidement été retirée pour d’obscurs motifs technico-juridiques – le 29 mai 2013, une proposition de loi similaire a été déposée par le député Michel Zumkeller (Union des démocrates indépendants). Après de nombreux efforts, on lui substituera le volet répressif de la loi Hadopi, réponse favorable à l’ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement). Mais, « il faudra un jour admettre l’évidence. Si le partage s’est développé sans contrôle, ce n’est pas que les mesures répressives ont manqué. C’est qu’après s’être trop bien adaptée […] l’industrie s’est montrée incapable d’adapter son offre à l’émergence d’Internet. Elle s’est contentée de prolonger – trop longtemps – ses modèles de distribution. Elle n’a pas proposé de nouvelle offre. A-t-elle cherché à enrichir l’existante ? Même pas » (p. 61). Ce constat ne cesse de se vérifier avec,

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notamment, la promulgation des recommandations du rapport de Pierre Lescure (2013) qui n’entrevoit dans l’internet qu’un écran de télévision à réguler, au mieux un « minitel 2.0 » sous perfusion de l’État et des contribuables, asservi aux régies publicitaires et aux taxes qui se multiplient plus vite que les offres, tout en décrétant ce qui est admissible et PUR (Promotion des usages responsables – label indiquant une offre de téléchargement légale) ou ce qui est « impur », renvoyant inévitablement à un passé sombre de notre histoire.

7 Nous conseillons vivement la lecture de Réponses à Hadopi en complément de La Bataille Hadopi (collectif, Paris, InLibroVeritas, 2009). Conjointement, ces ouvrages permettent de cerner les enjeux et les perspectives d’une loi, à l’aune d’une nouvelle évolution largement en défaveur des citoyens et des opportunités numériques. Enfin, ce livre illustre parfaitement un phénomène plus global, aux fondements même de l’internet, du numérique, de la société elle-même : l’économie du partage s’impose peu à peu comme seul paradigme viable d’une société en pleine évolution qui cherche ses repères au-delà des frontières, des lois et des transactions financières conçues pour restreindre et séparer.

AUTEURS

GILLES BOENISCH CREM, université de Lorraine, F-57000 [email protected]

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Daniel CORNU, Tous connectés ! Internet et les nouvelles frontières de l’info Genève, Éd. Labor et Fides, coll. Le Champ éthique, 2013, 224 pages

Yeny Serrano

RÉFÉRENCE

Daniel CORNU, Tous connectés ! Internet et les nouvelles frontières de l’info, Genève, Éd. Labor et Fides, coll. Le Champ éthique, 2013, 224 pages

1 Médiateur des publications romandes du groupe Tamedia avec une expérience de journaliste et d’enseignant d’éthique du journalisme, Daniel Cornu analyse l’évolution du journalisme d’information suite à l’avènement du web 2.0. Le livre est très bien documenté avec des ouvrages classiques sur le journalisme (histoire et déontologie), des études récentes sur l’internet et le web 2.0 ainsi que des exemples concernant plusieurs pays dont la Suisse, la Belgique, la France et les États-Unis. Dans l’ouvrage, l’auteur plaide pour la nécessité de penser une éthique de la communication sur le réseau qui concernerait non seulement les journalistes, mais également les internautes. Au contraire de ce qui a souvent été annoncé, l’auteur estime que le journalisme n’est pas condamné à disparaître, mais qu’il voit son rôle modifié. Plus qu’un pourvoyeur d’informations, le journaliste devient un « donneur de sens ».

2 En avant-propos (pp. 9-14), Daniel Cornu fait le constat d’un changement de la culture dans la communication générée par le web 2.0. Ensuite, il s’interroge sur les conséquences de la participation accrue du public sur la vie démocratique et le journalisme. Dans cette perspective, dans le premier chapitre (pp. 15-37), l’auteur commence par rappeler les origines de l’internet et du web 2.0, puis expose la spécificité du web 2.0, ou web social. Le public étant en mesure de proposer son propre discours, de nombreuses questions se posent concernant le pouvoir des internautes. En revenant sur les premières critiques de l’internet, Daniel Cornu analyse les pratiques communicationnelles sur le réseau à la lumière des théories formulées, à partir du XIXe

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siècle, au sujet des médias de masse traditionnels, notamment de la presse. Premier constat : si l’internet offre des ressources innovantes pour rapporter des faits, son efficacité dépend encore des médias traditionnels qui s’en font le relais. En outre, l’auteur constate que « la configuration médiatique sur la Toile […] correspond assez bien à l’état débridé de la presse [étasunienne], tel que Tocqueville l’a découverte dans les années 1830 » (p. 30). Les journaux proliféraient, alors, de façon similaire à l’accroissement des blogs sur le réseau. Dans cette configuration, la liberté de la presse avait assuré le débat public : « Le rôle que jouent désormais les journalistes sur l’Internet, comme organisateurs de discussions, comme animateurs de forums, s’inscrit dans une ancienne définition de la fonction sociale de la presse. Ce rôle n’est cependant plus un privilège des professionnels. Il s’étend à d’autres acteurs de la blogosphère » (p. 33). « C’est la capacité d’un site ou d’un blog à susciter la conversation démocratique qui est décisive, et non d’abord une maîtrise, prétendue ou réelle, des formes de discussion journalistique » (p. 34).

3 Dans le deuxième chapitre (pp. 39-68), Daniel Cornu présente les acteurs du réseau concernés par l’information : a) le fournisseur d’accès internet dont l’intervention est technique ; b) l’hébergeur qui met à disposition des internautes des sites conçus et gérés par des tiers ; c) l’éditeur, personne physique ou morale qui met à la disposition du public des pages dont il choisit les contenus selon un projet éditorial qui lui appartient, qu’il met en forme sur un support de communication en ligne – ainsi le blogueur est-il considéré comme l’éditeur d’un mini-média ; d) le destinataire du service, en d’autres termes l’internaute à qui la nouvelle technologie offre un champ de participation plus étendu, plus rapide, plus efficace que n’importe quel autre média traditionnel ; e) les agrégateurs et réseaux sociaux. Souvent désignés par leur principal outil – le moteur de recherche – les agrégateurs indiquent à l’internaute les sites où trouver les informations ou services qu’il cherche. Bien qu’ils ne soient pas censés appartenir au web informatif, les réseaux sociaux deviennent, de plus en plus, des sources journalistiques. La catégorisation proposée par l’auteur s’avère pertinente à condition toutefois de rester dans le domaine de l’information. Faute de quoi la distinction, par exemple entre éditeurs, blogueurs et internautes mériterait d’être révisée.

4 Quoi qu’il en soi, et après avoir identifié ces différents acteurs présents sur l’internet, Daniel Cornu se concentre sur les blogueurs en distinguant les professionnels (journalistes qui tiennent un blog d’information) et les amateurs. Selon des observations réalisées dans le cadre de sa pratique professionnelle ainsi que sur le fondement d’autres études (par exemple, Cecilia Friend, Jane Singer, Online Journalism Ethics. Traditions and Transitions, Armmonk/London, M. E. Sharpe, 2007), les blogueurs professionnels ont tendance à conserver les attributs et responsabilités de leur métier. En revanche, l’auteur constate que l’arrivée des blogueurs amateurs et autres acteurs se réclamant d’un journalisme « citoyen » ou « participatif » ouvre des perspectives, mais pose aussi des problèmes qu’il convient d’examiner. Au nom de la libre expression, des blogueurs amateurs s’introduisent dans le débat public et se proclament contre- pouvoir du contre-pouvoir, rôle qui, autrefois, était assuré par les médias traditionnels à l’égard du pouvoir politique.

5 Simultanément et par une sorte de mimétisme, ces blogueurs adoptent souvent des registres et des formats analogues à ceux des journalistes. Or, pour beaucoup, leur légitimité provient de leur organisation différente de celle d’un média traditionnel

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dont ils dénoncent les dysfonctionnements. Ils revendiquent leur rôle de « donneurs d’alerte » (« whistleblowers »). Néanmoins, l’absence de précautions dans la divulgation de certaines sources peut causer des dommages et compromettre l’émission d’informations sensibles. Les exemples de fausses informations ou de manipulations sur l’internet, ayant également porté atteinte à la crédibilité des médias traditionnels, ne sont pas rares. Pour l’auteur, cette situation pourrait correspondre à une sorte de maladie de jeunesse d’un web informatif et participatif qui se voudrait transparent, d’où la nécessité de conduire une réflexion globale sur la responsabilité tant des journalistes que des internautes.

6 Par exemple, l’un des problèmes qui attire l’attention de Daniel Cornu concerne l’utilisation du pseudonyme et de l’anonymat sur l’internet. Certes, le réseau revitalise la démocratie en multipliant les terrains et les acteurs du débat public, mais « la liberté n’est pas incompatible avec la civilité » (p. 72). En effet, les internautes ne mesurent pas toujours l’impact d’une parole publique, ils sont encore en période d’apprentissage. À ce titre, il convient de rappeler que, en démocratie, la liberté d’expression a (toujours eu) des limites comme celles des droits de la personne : droit à l’honneur, à la réputation, à la vie privée, à l’image, à l’oubli. La liberté d’expression ne peut pas devenir l’excuse justifiant les discriminations raciales, ethniques, de genre ou à l’égard des minorités.

7 Ainsi, dans le quatrième chapitre (pp. 103-125), Daniel Cornu développe-t-il sa proposition d’une éthique du journalisme sur le web. Pour cela, il rappelle les principes déontologiques du journalisme en tant que profession dans les démocraties occidentales et compare les pratiques journalistiques traditionnelles avec celles des web informatif et social. Son constat est sans appel : le journalisme en ligne continue de reproduire les principales normes et valeurs du journalisme d’information traditionnel. Tout comme ce dernier, le webjournalisme se définit autour de quatre opérations principales : la recherche, la collecte, l’analyse et la présentation des faits ; la présentation des nouvelles dans les médias traditionnels et sur le web ; la validation des contenus par le choix des sujets les plus signifiants ; enfin, l’accueil et la modération des diverses formes de contribution apportées par le public. De fait, il convient de considérer le croisement des web informatif et social en posant la question transversale : en quoi est-ce du journalisme ?

8 Dans le cinquième chapitre (pp. 127-145), pour répondre à cette question, Daniel Cornu reprend la proposition de Jean Charron et Jean de Bonville (« Le paradigme du journalisme de communication : essai de définition », Communication, 17, 1997, pp. 51-97) annonçant l’avènement d’un journalisme de communication. Ce journalisme serait « appelé à se substituer, comme paradigme dominant, au journalisme d’information qui s’impose aujourd’hui encore dans les médias, après avoir lui-même remplacé le journalisme d’opinion » (p. 127). Cette hypothèse repense notamment la question de la disparition du journalisme pour analyser la situation en termes de changement des pratiques. En effet, si le journalisme perd de l’influence dans sa fonction principale de gatekeeper, en démocratie, il continue d’être requis pour diffuser des informations que certaines personnes vaudraient dissimuler. Mais, surtout, face à la surabondance des informations sur l’internet, le journalisme se positionne dans son rôle de tri et de recoupement pour organiser les conversations et animer le débat. Ainsi le chapitre six (pp. 147-164) montre-t-il dans quelle mesure le journalisme modifie sa mission principale pour devenir un « donneur de sens » : désormais, il s’agit d’aider les

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citoyens à « trouver et comprendre des informations qu’ils puissent croire » (p. 159). La participation du journaliste sur le web social et informatif est donc plus que nécessaire car les internautes, pourvoyeurs et diffuseurs d’informations, ne fondent pas nécessairement leur activité sur le respect des principes de la responsabilité, de la liberté et du respect de la personne humaine. Pour cette même raison, il convient également de poser les questions de la fiabilité, de la véracité des informations, de la rumeur et de la vie privée. En effet, grâce au web 2.0, les citoyens peuvent participer plus facilement et activement en postant des contenus, des photos, des vidéos. Or, comment savoir si c’est vrai, si les informations ne sont pas truquées ou manipulées. D’ailleurs, ces questions, sont-elles encore pertinentes ?

9 Dans le septième chapitre (pp. 165-196), Daniel Cornu considère qu’il est nécessaire de reconnaître et d’encourager la responsabilité des internautes. En effet, comme il l’affirme dans la conclusion (pp. 197-206), la démocratisation de la communication a créé un malentendu : penser que « nous sommes tous journalistes ». Pourtant, le fait d’adopter des pratiques du journalisme ne revient pas à exercer le journalisme. « En opposition à certains usages répandus sur le Web, le journalisme se reconnaît dans la loyauté des méthodes envers les sources et dans la mise en balance des informations en regard de l’intérêt public ou d’autres biens dignes de protection » (p. 203). Toutefois, pour l’auteur, il ne s’agit pas non plus de discréditer la participation du public sur l’internet. Au contraire, à son avis, une éthique globale de la communication et une responsabilité partagée contribueraient à résoudre les problèmes entraînés par l’accroissement des web social et informatif. De fait, une éthique participative pourrait succéder à ce qu’on appelle le « journalisme participatif ». Ainsi, et pour finir, recommandons-nous l’ouvrage à tout professionnel de l’information et aux internautes intéressés par le web social. Il peut également constituer une référence pour des enseignants instruisant des élèves qui sont nés et qui ont grandi avec le web 2.0, sans avoir pour autant pris conscience de leur responsabilité sur le web. Toutefois, on peut regretter que le volume se limite à l’utilisation du web social dans le domaine de l’information, étant donné que la proposition d’une éthique participative formulée par l’auteur conviendrait à tous les domaines du web 2.0.

AUTEURS

YENY SERRANO LISEC, université de Strasbourg, F-67000 [email protected]

Questions de communication, 24 | 2013 426

Jean-François FOGEL, Bruno PATINO, La condition numérique Paris, Grasset, coll. Essais français, 2013, 216 pages

Gilles Boenisch

RÉFÉRENCE

Jean-François FOGEL, Bruno PATINO, La condition numérique, Paris, Grasset, coll. Essais français, 2013, 216 pages

1 L’essai présenté par Jean-François Fogel – consultant pour la conception et le développement du site lemonde.fr – et Bruno Patino – responsable des programmes et du développement numérique de France télévisions – s’attache à décrypter les implications de l’internet pour la condition humaine. En donnant une vision spécifique des mutations provoquées par le numérique, l’expression « condition numérique » tente d’exprimer l’implication sur les comportements, les rapports aux autres, la façon d’agir en société, la façon de penser, le rapport au réel, qui seraient largement impactés par l’accroissement de l’interconnexion généralisée : « Une forme nouvelle de la condition humaine naît de cet accès permanent au réseau. Il n’y a plus de virtuel ou de réel. Tout est réel. L’expérience numérique est devenue une veille sans fin qui transforme tout. Les mass médias, les loisirs, le système de production, les rapports interpersonnels et même l’idée que nous nous faisons de la vie » (quatrième de couverture).

2 D’abord, « l’homo sapiens n’est pas devenu homo numericus » et nous ne sommes pas à l’aube d’une révolution. Selon les auteurs, la vraie nouveauté est « le temps de la connexion permanente » (p. 9) qui, peu à peu, exerce une dépendance sur des individus qui ne peuvent « se soustraire de l’espace social auquel il donne accès » (p. 17) : « Je suis connecté, donc je suis » (p. 18). Cet état est décrit comme une configuration presque manichéenne, où « il faut être là, connecté, toujours, ou bien renoncer au réseau » (p. 20) avec une soumission à l’immédiateté qui semble peser sur l’expérience. C’est

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même plus que cela pour les deux co-auteurs qui présentent le numérique comme un moyen de « se bâtir une narration fragmentée du monde faite d’ajouts successifs » (p. 21), une expérience numérique kaléidoscopique qui brille par son immanence et sa persistance, où l’essentiel serait la réactualisation immédiate faite « d’interruption permanente » (p. 22). En cela, un ensemble d’usages apparaît en même temps que ceux- ci créent un espace social. D’ailleurs, « l’expérience numérique est désormais une veille sans fin qui transforme tout » (p. 28), « la connexion ne change pas la vie, elle étend sa dimension sociale, sa temporalité et l’espace du réel. Une forme nouvelle de la condition humaine naît de l’accès permanent au réseau » (ibid.). Cette coexistence prendrait appui sur l’orgueilleux désir d’exister, de « s’engager » et de façonner une véritable identité en ligne, projection externe de celle hors-ligne (p. 36). Mais, l’internet n’est pas un univers partagé entre les espaces privé et public : c’est un espace social différent où le public est médiatisé par le privé. Ainsi, pour Jean-François Fogel et Bruno Patino, le réseau n’est-il pas un monde virtuel qui s’opposerait au réel, non plus un monde parallèle tel un miroir de la réalité. C’est bien un espace réel qui agit sur le réel transformé par l’attention portée à l’interconnexion numérique du maillage social médiatisé. Pour l’internaute, il importerait donc de « passer du singulier au pluriel, de l’isolement à l’appui collectif, de la rareté à l’abondance […], disposé en temps réel autour de sa connexion devenue le centre d’un mode qu’il a choisi et dont il se sent le seul maître » (p. 74).

3 Ensuite, les auteurs soulignent l’importance de l’engagement des internautes sous l’égide de la gratuité qui ne coïncide pas avec son concept traditionnel. En réalité, « l’internaute paye fidèlement en données à chaque connexion » (p. 139), « une monnaie invisible à la valeur bien réelle » (p. 137) qui échange service « gratuit » contre éléments personnels, comportementaux, constituant une part de son capital individuel exploitable. « Pris au piège » (p. 144) par la gratuité, il utilise un service réglé d’avance, « payé d’emblée » (p. 147) avec des dépenses d’une importance sans précédent pour communiquer et se divertir (p. 148). À cela s’adjoint un autre concept préexistant dans d’autres domaines : « Produire n’est pas détenir ». L’internaute produisant les données qui le caractérisent n’a pas la légitimité à les posséder ; son inscription inclut systématiquement son renoncement à la propriété, par extension à la propriété privée. L’effacement des données est également remis en cause, en permettant la révélation de relations insoupçonnées, de schémas explicatifs, d’usages émergents à la solde d’entités « contrôlant les principaux canaux de distribution » (p. 78) et influençant indirectement l’espace et les pratiques en dehors du numérique. Pourtant, Jean- François Fogel et Bruno Patino font l’impasse sur l’économie réelle de la gratuité à la genèse de l’informatique, du réseau internet et de toutes les avancées technologiques actuelles. Cette dimension se renforce considérablement à mesure que les espaces de liberté interfèrent avec l’exploitation consumériste de l’internet. Ainsi semble-t-il très restrictif et erroné de caractériser le phénomène numérique aux cinq grandes entités commerciales citées dans l’ouvrage, en soustrayant ce qui fait réellement l’essence du réseau : l’économie du partage. Tout n’a pas à être approprié dans une jouissance exclusive, il est des choses qu’il est plus productif de partager, y compris pour soi- même. L’économie du partage n’est pas une négation du capitalisme, mais une optimisation des propriétés de chacun au service du collectif comme de l’individu.

4 Enfin, le point important soulevé par Jean-François Fogel et Bruno Patino est la vivacité et l’évolution permanente de l’univers numérique auquel la législation n’a pu s’adapter. D’autant que, pour les auteurs, « le cadre légal du capitalisme numérique est un état de

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fait que légitime à chaque seconde l’activité des internautes. Réguler le réseau de façon différente, après plusieurs décennies de vie numérique, revient à se mêler de l’activité de milliards d’internautes qui ont choisi par eux-mêmes la façon d’utiliser leur connexion » (pp. 156-157). L’internet s’appuie donc sur une sorte d’hypercapitalisme « autorégulé », fondé sur l’économie du partage. Cette particularité fait écrire aux auteurs que « les discours des premiers temps numériques sur la convergence […] sont désormais dépassés. Les convergences sont en fait des universalités : universalité des outils […], universalité géographique […], universalité des rôles […], universalités des savoirs. L’apparition d’une autre culture, réellement globale, résulte de ces universalités » (p. 131). Là réside peut-être la clé des conditions numériques. Soit les données restent un bien privé à la discrétion exclusive des géants de l’internet, soit elles pourraient être un bien commun universel.

5 Finalement, l’essai tente de fournir une vulgarisation de la prégnance des activités numériques. La réflexion s’efforce de se construire sur l’humain conceptualisé dans les technologies de l’information et de la communication, à partir d’une succession de modules textuels. Cette construction atypique explique peut-être les fréquentes et parfois étranges références, indiquant « d’évidence » que l’homme a toujours été indissociable de ses activités sociales et techniques. En cela, à défaut de présenter une réelle problématique, La condition numérique illustre ses propos avec des citations d’auteurs antérieurs au numérique : Marshall McLuhan, William Gibson, Pierre Teilhard de Chardin, Jean Baudrillard, Vladimir Nabokov, Arthur C. Clarke, Jules Verne, Karl Marx, André Malraux, Alexis de Tocqueville… Pourtant, même si cette mise en perspective décalée a le mérite d’ouvrir un interstice dialogique, elle n’arrive pas à éclairer suffisamment les thématiques successives pour que l’on puisse aller au-delà d’un discours grand public. On aurait aimé que les textes incitent à investir plus que l’immédiateté et, parfois, la superficialité des propos, en se donnant les moyens d’une analyse pluridisciplinaire prenant en compte, a minima, les écrits spécialisés et les enjeux s’y attenant.

6 Néanmoins, l’ouvrage suscite l’intérêt pour ce qu’il livre des auteurs : un instantané des conceptualisations et des visions d’auteurs référents au cœur des sphères médiatiques privées et publiques, décrivant ce qu’ils perçoivent de l’univers numérique qu’ils s’efforcent « d’exploiter ».

AUTEURS

GILLES BOENISCH CREM, université de Lorraine, F-57000 [email protected]

Questions de communication, 24 | 2013 429

Paul JORION, La guerre civile numérique Paris, Textuel, coll. Conversations pour demain, 2011, 109 pages

Gilles Boenisch

RÉFÉRENCE

Paul JORION, La guerre civile numérique, Paris, Textuel, coll. Conversations pour demain, 2011, 109 pages

1 Reposant sur un travail de notes de terrain au sens anthropologique, l’essai de Paul Jorion recroise les données de son blog très populaire sur l’internet. Le chercheur avait été l’un des premiers à prévoir la crise des subprimes et la récession qui allait en résulter. Spécialisé à la fois en économie, en intelligence artificielle et en anthropologie sociale, Paul Jorion conduit une réflexion informée et hétérodoxe sur les nouvelles formes de critique sociale et d’activisme politique qui se développent via l’internet. Dans La guerre civile numérique, il revient sur l’épisode Wikileaks et les réactions politiques qui l’ont accompagné. il dépeint une situation d’extrême tension qu’il qualifie de « prérévolutionnaire », qui ne serait pas un mouvement émanant du bas pour s’élever contre les pouvoirs en place. À l’inverse, il s’agirait d’« une déclaration de guerre » qui vient des gouvernements, contre les mouvements citoyens.

2 En quoi Julian Assange représente-t-il une menace pour de nombreux gouvernements ? Les réseaux sociaux favorisent-ils l’apparition de révoltes populaires ? Comment les hackers contournent-ils les mécanismes de surveillance généralisée mis en œuvre par les gouvernements ? Peut-on « éteindre » l’internet, comme le prévoient les États-Unis (Loi Kill-Switch, p. 72) pour empêcher une révolution ? Existe-t-il des seuils psychologiques qui, une fois franchis, rendent les événements futurs totalement indécidables ? Les blogueurs peuvent-ils concurrencer les journalistes ? Autant de problématiques pour lesquelles Paul Jorion donne des éléments d’analyse dans l’ouvrage.

3 La première partie, « Les hacktivistes : cyber-terroristes ou dissidents numériques ? » (pp. 10-47), dénonce la collusion profonde entre les gouvernements et les entreprises

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privées, faisant conjointement appel à des officines privées de sécurité pour contenir les « déviants ». Qualifiés par le gouvernement américain de « terroristes high-tech », de « combattants ennemis à neutraliser » (pp. 19-22), les dissidents, hackers et Anonymous, se présentent comme des agents subversifs au service de la transparence démocratique, une transparence institutionnelle refusée au nom de la nécessité des niveaux d’intervention officiel et officieux. En réalité, les gouvernements n’arrivent pas à s’accommoder de la transparence. Finalement, la démocratie n’est qu’un discours de façade, une image. En contrepartie, « le fait qu’Internet offre un relatif anonymat a toujours été considéré comme un danger par les autorités » (pp. 25-26). En ce sens, l’intervention majeure de Wikileaks a prouvé « que les entreprises s’approprient activement l’autorité de l’État pour assurer et augmenter leur propre pouvoir. L’exemption de l’État de droit a été purement et simplement transférée du sommet des élites politiques à leurs contreparties du secteur privé » (p. 38). À cette occasion, on découvrait que les États s’adressaient « à des agences s’occupant en principe de sécurité, mais en réalité essentiellement de renseignement, de désinformation et de sabotage, pour tenter de ternir la réputation de ceux qu’ils considéraient comme [leurs] adversaires ». Pour préserver un « écosystème de corruption » (pp. 38-39), les États emploient « des méthodes mises au point pour contrer une éventuelle menace terroriste […] à l’encontre des citoyens ordinaires » (p. 40). En cela, les informations divulguées ont un réel potentiel réformateur : « Les gens qui les connaissent l’ont bien compris […]. Ils s’emploient activement à empêcher cette réforme… » ; l’organisation et la publication de ces informations constitue donc « une action intrinsèquement anti- autoritaire » (p. 46).

4 Ce que décrit Paul Jorion n’est pas l’émergence spontanée d’une insurrection numérique, puisqu’il s’agit d’abord de mesures antidémocratiques prises par les États, posant les jalons « d’une guerre civile » que les gouvernements auraient « déjà perdue ». Si l’organisation de l’internet se prête parfaitement à une nouvelle forme de résistance contre l’arbitraire des pouvoirs traditionnels, « pour ces pouvoirs, c’est incontestablement une guerre perdue d’avance. Ils pourront mettre en place les mesures de contrôle qu’ils veulent, ils ne gagneront pas… », car l’internet « interprète la censure comme une avarie et la contourne » comme en témoigne John Perry Barlow, célèbre défenseur des droits et de la liberté du numérique et auteur de la Déclaration d’indépendance du Cyberspace (p. 32, 1996, accès : https://projects.eff.org/~barlow/ Declaration-Final.html, consulté le 03/10/13). On l’aura compris, dans cette partie, Paul Jorion dissèque autant les concepts que les processus utilisés dans l’affrontement de deux camps diamétralement opposés. En réalité, cette notion de « guerre civile » relate la mise en jeu de la pérennité du système capitaliste actuel.

5 La seconde partie, « Révoltes et situations prérévolutionnaires à l’heure d’Internet » (pp. 48-90), s’attache à décrire les mécanismes de la crise récente, dans une perspective économique et psychologique. Paul Jorion y décrypte un stade « prérévolutionnaire » caractérisé par l’instabilité du système sociopolitique et financier, accompagné par la perte de confiance des populations dans leur gouvernance. À cela s’ajoute les potentialités de l’internet, permettant de diffuser rapidement les idées, de communiquer et de rendre lisible, de révéler. Le contrôle est devenu plus complexe et les mouvements « bien moins prévisibles qu’auparavant, ce qui explique la soudaineté des révolutions récentes » et l’impuissance des autorités y faisant face (p. 5). En

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situation prérévolutionnaire, le mécontentement et le sentiment d’injustice se développent. « Le consensus de l’ordre existant a disparu. C’est ce que les sondages révèlent, c’est ce que révèlent aussi les élections : l’abstention est massive dans le monde occidental, et la majorité de ceux qui votent émettent un vote de protestation : ils ne votent pas pour des représentants spécifiques, ils votent, élection après élection, contre ceux qui étaient au pouvoir. L’usage du terme “prérévolutionnaire” pour désigner la situation actuelle ne me semble donc pas particulièrement aventureux » (pp. 53-54).

6 Aussi s’ajoute une série continue d’événements qui « démontrent l’existence de solidarités de caste, indépendamment des nationalités, et ces solidarités dessinent du coup les lignes d’une contagion révolutionnaire éventuelle ». « Si les démocraties fonctionnent toujours au niveau des apparences, elles ne le font plus dans les faits » (p. 55). Pourtant, si les populations se scandalisent plus qu’auparavant, c’est parce « l’esprit de chacun est en alerte » (pp. 55-56), nourrissant le réseau d’un « cerveau collectif » (p. 75) au sein duquel les idées les plus convaincantes se détachent des autres et apparaissent au grand jour. C’est là que résident les potentialités du réseau où, malgré l’existence de processus de contrôle, persistent des interstices dans lesquels des formes de résistance collective peuvent s’élaborer : « Le contrôle augmente sans cesse, mais aussi les techniques pour déjouer ces contrôles. De toute façon, le “bruit” généralisé sur le web fait qu’on ne peut pas tout contrôler » (p. 71). Dans ce phénomène, l’auteur entrevoit un moyen d’amplification de la perturbation des systèmes établis, une « rétroaction positive » débouchant vers un éclatement, une destruction conduisant au changement.

7 Dans la dernière partie, « Les blogs, entre subversion et information » (pp. 91-104), Paul Jorion relate sa propre expérience de création de blog, le blog portant sur l’économie le plus lu selon le classement Wikio (accès : http://www.pauljorion.com/blog/?p=23904, consulté le 03/10/13). Le chercheur pointe les possibilités critiques des publications indépendantes et personnelles sur l’internet et l’opportunité qui permettrait à des auteurs ou des communautés de se situer à la pointe de l’information sur des sujets desquels ils sont spécialistes. Cette formule semble plus en adéquation avec le « journalisme d’investigation » que celle exploitée par la presse traditionnelle fondée sur des « mécanismes de cooptation, qui imposent des filtres, et qui finissent par ne produire que des systèmes de pensée qui dégénèrent rapidement en raison d’une consanguinité intellectuelle trop élevée » (p. 93). À l’inverse, sur l’internet, « l’information circule très rapidement et de manière non maîtrisable » (p. 98), loin de l’autocensure journalistique. Finalement, avec La guerre civile numérique, Paul Jorion offre une analyse inédite des nouvelles formes de résistance numérique, à partir de réflexions parfois provocantes, inattendues, toujours au plus près du terrain.

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AUTEURS

GILLES BOENISCH CREM, université de Lorraine, F-57000 [email protected]

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Jane MCGONIGAL, Reality is Broken. Why Games make us Better and How They can change the World [La réalité est cassée. Pourquoi les jeux nous rendent meilleurs et comment ils peuvent changer le monde] Londres, Penguin Books, 2011, 400 pages

Françoise Lejeune

RÉFÉRENCE

Jane MCGONIGAL, Reality is Broken. Why Games make us Better and How They can change the World, Londres, Penguin Books, 2011, 400 pages

1 Jane McGonigal a inventé le terme « jeu à réalité alternée » (« alternate reality game ») pour désigner des jeux qui alternent jeu en ligne et action dans le monde tangible (p. 120), « un drame interactif qui se joue à la fois en ligne et dans le monde réel » (Henry Jenkins, La culture de la convergence : des médias au transmédia, Paris, A. Colin, 2013, p. 161). Reality is Broken s’ouvre sur le constat que les sociétés offrent peu d’occasions de se faire plaisir, contrairement à l’univers du jeu. Pour cette raison, l’auteure conclut son introduction par ces mots : « la réalité, comparée aux jeux, est cassée » (p. 3).

2 Parmi les originalités de l’ouvrage, l’auteure prend à contrepied la critique principale adressée au jeu selon laquelle celui-ci serait une fuite. Et si, au contraire, les jeux permettaient de changer les modes de pensée et les façons d’agir dans la vie quotidienne ? Dans un premier temps, Jane McGonigal propose une définition du jeu

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détachée de sa réception (« playing ») qui, elle, sera l’objet de la première partie de l’ouvrage intitulée « Pourquoi les jeux nous rendent heureux » (pp. 17-115). Selon la spécialiste des jeux vidéo, le jeu « se définit par son but, ses règles, son système de feedback, et la participation volontaire du joueur » (p. 21). Reprenant les commentaires de Mihály Csíkszentmihályi (Beyond Boredom and Anxiety : The Experience of Play in Work and Games, San Francisco, Jossey-Bass, 1975 elle explique que jouer à un bon jeu peut éveiller une expérience optimale chez le joueur. L’état de flot ou l’expérience optimale est une absorption mentale accompagnant les moments de bonheur, ce sentiment se caractérisant par une résorption du temps, une grande impression de liberté, un sentiment de joie et d’accomplissement personnel. Mais, pour connaître l’expérience optimale, le joueur ne doit pas jouer pour gagner, l’expérience doit rester autotélique. L’expérience optimale devient un argument central pour l’auteure qui défend l’idée d’une généralisation du jeu dans toutes les dimensions de la vie. Elle cite la méthode ESM ( experience sampling method) utilisée en psychologie – notamment par Mihaly Csikszentmihalyi (ibid.) –, pour affirmer que se détendre devant la télévision ou en faisant du lèche-vitrine ne fait que reporter notre état dépressif à plus tard. C’est ce que Jane McGonigal nomme le divertissement relaxant. Au contraire, les jeux en ligne sont des divertissements « durs » (« hard fun ») qui proposent une expérience de stress positif, un eustress, « eu » signifiant en grec « se sentir bien ». L’expérience du hard fun éveillerait une émotion forte et valorisante, à savoir un sentiment spécifique de fierté (« fiero ») dû à la victoire sur un adversaire (p. 33). Pour l’auteure, il s’agit de l’une des expériences les plus fortes en termes neurochimiques car cette victoire sur l’adversaire impliquerait trois circuits de récompense dans le cerveau. Ainsi, tant d’un point de vue social que physiologique, les jeux amélioreraient-ils le quotidien. Pour nous en convaincre, l’auteure décrit l’un de ses jeux favoris pratiqué en famille, Chore Wars, un jeu à réalité alternée. Chore Wars est une version simplifiée et gratuite de World of Warcraft à la différence que chacune des quêtes proposées en ligne correspond à une tâche ménagère dans le monde réel. Ce jeu se joue entre colocataires, en famille ou au bureau et non avec des étrangers ou des amis éloignés les uns des autres. Chaque joueur crée un avatar en ligne pour assumer une mission et participer à l’aventure. Ces missions sont entrées dans une base de données personnalisée. Celle de l’auteure comprend : vider le lave-vaisselle, faire une lessive, faire les sanitaires, etc. À chaque corvée effectuée, le joueur gagne des points. Selon elle, l’intérêt de ce jeu est que le résultat de l’action est visible, il existe un réel feedback ou retour d’information de l’action engagée. Cela se perçoit notamment par l’amélioration de l’apparence de l’avatar et par le fait que les victoires sont accomplies sous le regard des concurrents. La dimension collective du jeu serait donc la clé de son succès et sa vertu serait d’apprendre le travail collectif, non soumis à la contrainte puisque la corvée a été délibérément choisie.

3 Selon Jane McGonigal, il existe un fossé grandissant entre les environnements numériques et la salle de cours. Pour l’auteure, l’école idéale est une école dans laquelle on joue du matin jusqu’au soir, dans chaque cours, chaque activité (p. 127). Une telle école a ouvert ses portes à New York en 2009, après deux années de préparation : il s’agit de l’école publique Quest to Learn qui n’a pu voir le jour que grâce aux financements des fondations McArthur et Bill et Melinda Gates. Les équipes pédagogiques sont constituées d’enseignants et de game designers, le programme scolaire est identique à celui des autres écoles ; seule la méthode pédagogique, fondée sur le jeu, change. Les élèves gagnent des points aussi longtemps qu’ils continuent à

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réclamer des missions. L’évaluation a lieu en termes d’« élévation » ou de progression, la notation a disparu. Pour Jane McGonigal, ce système remplace le mauvais stress de la notation par un stress positif grâce auquel l’enfant se soucie davantage d’apprendre que de réaliser des performances. De retour à son domicile, l’élève révise ses cours sur ordinateur avec un agent virtuel. Il ne s’agit pas d’écouter l’agent virtuel faire la leçon mais, au contraire, de lui expliquer ce que l’élève a retenu de sa journée, l’agent étant capable d’apprendre à partir de ce que lui aura enseigné l’enfant.

4 Le livre est un écrit militant visant à faire du jeu le paradigme d’une société qui doit s’adapter aux évolutions techniques. En France, on désigne sous l’appellation « jeu » non seulement l’ensemble des règles qui le font, mais aussi le vécu subjectif qui accompagne le joueur pendant son activité ludique. Le moment où arrive cette attitude ludique ne se décrète pas, si bien que n’importe quel objet peut devenir un jeu si l’on en décide ainsi. En 1958, Roger Caillois (Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard) classifiait les vécus subjectifs des joueurs en distinguant quatre « catégories fondamentales » que sont l’âgon ou la compétition, l’ alea ou le jeu de hasard, la mimicry ou le jeu de simulation et l’ilinx ou la sensation de vertige. Avant lui, en 1950, Johan Huizinga avait (cité in : Jesper Juul, Half-Real. Video Games between Real Rules and Fictional Words, Cambridge, MIT Press, 2011, p. 30) définit le jeu comme « une activité libre qui se tient consciemment en dehors des activités de la vie “quotidienne” et se prétend “non sérieux”, mais qui en même temps absorbe intensément et entièrement le joueur ». La tradition anglo-saxonne est tout autre, Donald Winnicott (Jeu et réalité, trad. de l'anglais par C. Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1975 [1971]) avait proposé deux termes distincts pour désigner l’ensemble des règles (game) et le vécu subjectif (play). Ainsi la notion de serious game prend-elle tout son sens en anglais car elle n’inclut pas nécessairement l’attitude ludique. Jesper Juul (Half-Real. Video Games between Real Rules and Fictional Words, Cambridge, MIT Press, 2005), notamment, définit le jeu ou game comme un ensemble de règles qui ne doit pas nécessairement éveiller d’attitude ludique.

5 La notion de gamification désigne la généralisation du jeu dans nos actes quotidiens, au sein d’une société qui se voudrait de plus en plus hédoniste, où les loisirs gagneraient de la place et où le jeu serait devenu une activité essentielle. Jane McGonigal promet que la gamification est la clé pour un monde meilleur, un outil pour conscientiser la population, pour développer l’esprit de recherche et améliorer les conditions de travail. D’autres experts tel Ian Bogost (Persuasive Games : The Expressive Power of Videogames, Cambridge, MIT Press, 2010), lui-même game designer et chercheur dans le domaine du jeu vidéo, s’alarment de la généralisation de jeux à visée commerciale et présentent la gamification comme une « pointification » (ibid.) servant à façonner les consommateurs. Les marques tentent de multiplier les contacts avec les consommateurs pour les fidéliser. Dans ces conditions, non seulement le jeu n’est plus improductif, pour reprendre l’une de ses caractéristiques formulées par Johan Huizinga et Roger Caillois, mais, de surcroît, le joueur est instrumentalisé. À terme, les jeux à visée commerciale risquent de perdre tout intérêt aux yeux d’un public méfiant, ne parvenant plus à opérer de distinction entre un jeu improductif et une campagne publicitaire.

6 La méthode d’enseignement ludique telle que proposée par l’école Quest to Learn, citée par l’auteure, comporte des vertus. L’élève développe un esprit de recherche, une mémoire de travail, il apprend à travailler en équipe. Mais, puisque sa participation n’est pas volontaire, s’agit-il encore d’un jeu ? Par ailleurs, cette méthode comporte le

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biais de s’adresser à un « homme unidimensionnel » pour reprendre les termes d’Herbert Marcuse (L’homme unidimensionnel, trad. de l’anglais par Monique Wittig et Herbert Marcuse, Paris, Éd. de Minuit, 1968 [1964]). D’une part, elle se fonde sur le préjugé selon lequel l’enfant a envie de jouer toute la journée et, d’autre part, elle ne s’adapte pas à des profils intellectuels différents dans la salle de cours. En effet, comme le rappelle Serge Tisseron (Du livre et des écrans. Plaidoyer pour une indispensable complémentarité, Paris, Manucius, 2013), tous les élèves n’ont pas les mêmes compétences, certains en ayant d’image, d’autres verbales, nous ajouterons que certains enfants aiment le jeu, d’autres non (Donald Winnicott, op. cit.). À l’intérieur d’un même cours, il faut donc varier les rythmes de façon à permettre à des profils d’élèves différents d’assimiler des contenus identiques. L’enseignant doit tenter de s’adapter à ses publics. Or, la description d’une journée à Quest to Learn montre clairement que la pédagogie ne s’adresse qu’à un seul type de public : celui ayant le goût du jeu. D’ailleurs, le site internet de Quest l’énonce clairement, les élèves doivent posséder les qualités suivantes : « Être créatif, être désireux d’aller en université, être curieux, aimer la technologie, le design, l’art, les médias, être amateur de jeux, être un grand collaborateur et être intéressé par la façon dont les choses fonctionnent » (accès : http://q2l.org/admissions ; consulté le 24/10/13).

7 Français et Anglo-saxons ne parlent pas du même objet lorsqu’ils discutent ensemble des vertus du jeu et de son introduction dans tous les actes de la vie, notamment dans la pédagogie. Par « jeu », les premiers entendent les règles et le plaisir que le joueur en retire ; les seconds ne s’intéressent qu’au contenu et aux compétences qu’il permet d’acquérir. Les jeux ne peuvent gagner tous les aspects de notre vie sans risquer de devenir une industrie et de masquer des intérêts de marketing. Sans création collaborative, les jeux, en particulier ceux à réalité alternée, perdent tout leur sens, celui de transformer le devenir perpétuel des sociétés techniques en un avenir choisi qui réintroduit le « nous » dans l’interfaçage avec les réseaux. Ce « nous » ne peut émerger que si les citoyens sont associés à l’élaboration de l’œuvre et invités à quitter leur posture de consommateur pour celle de créateur. Ces jeux doivent conserver une construction non téléguidée où chaque participant façonne un aspect de l’œuvre pour devenir une médiation dans le sens que lui donne Jean Caune (Pour une éthique de la médiation. Les sens des pratiques culturelles, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1999) de relation singulière du sujet à autrui et au monde.

AUTEURS

FRANÇOISE LEJEUNE CREM, université de Lorraine, 57000 [email protected]

Questions de communication, 24 | 2013 437

Anna SAM, Mon tour de France des blogueurs Paris, Stock, coll. Essais et documents, 2011, 216 pages

Gilles Boenisch

RÉFÉRENCE

Anna SAM, Mon tour de France des blogueurs, Paris, Stock, coll. Essais et documents, 2011, 216 pages

1 Inauguré par un petit nombre de pionniers, puis adopté par un public de plus en plus large, le blog a connu un essor planétaire fulgurant. Apparu au Canada en 1990, il devient populaire dès 2000, pour devenir un incontournable. Il désigne un site internet réactualisé fréquemment, animé par une personne ou un groupe et transmettant des informations et des opinions sur un certains nombre de sujets. Le terme est l’abréviation de weblog, qui signifie « journal de bord ». Jour après jour, y sont notés les événements importants. La majorité des blogs sont issus de particuliers qui les utilisent à des fins d’autoreprésentation. Cela s’explique par la simplicité de mise en œuvre et, comme pour les réseaux sociaux et les wikis, par le besoin d’affirmer sa présence numérique et de participer. Pourtant, malgré leur grande popularité qui a profondément modifié la pratique de publication d’un journal en ligne, les blogs ne sont pas toujours bien appréhendés. Mon tour de France des blogueurs décrit le statut de ces espaces d’expression personnels, dix ans après leur apparition. En dehors de certains blogs populaires, on ignore qui se cache derrière les contenus, les commentaires, les univers construits qu’ils représentent. Pour Anna Sam, les blogs seraient « une nouvelle manière de fabriquer nos sociétés » (quatrième de couverture), un véritable phénomène sociétal devant essentiellement son succès à sa liberté éditoriale et à sa capacité d’interaction en temps réel. Même s’il existe un décalage entre les générations qui n’éprouvent pas toutes de l’engouement pour les outils numériques, la tendance du blog s’étend des jeunes générations aux seniors n’hésitant plus à partager avec le plus grand nombre. Faisant elle-même partie de cette

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communauté, Anna Sam s’intéresse à ces personnes qui passent leur temps à mettre à jour leurs pages, pour savoir qui ils sont, comment ils gèrent cette activité qui se superpose à leur vie personnelle et professionnelle, ou encore pour savoir comment leurs notoriétés sur le web à influencé leurs parcours : « Qui sont donc ces hommes et ces femmes qui, un beau jour, ont décidé de faire du web le refuge de l’égalité de parole ? » (p. 12).

2 L’essai invite donc à découvrir quinze blogueurs français à travers une série de portraits disparates. Bande dessinée, œnologie, mode, cuisine, nouvelles technologies ou publicité, il y a autant de sujets que de blogueurs, « l’échantillon est aussi riche que les personnes qui les incarnent » (p. 18). Ceux-là ont donc confié leur intimité et la genèse de leurs activités numériques en explicitant la passion qui les anime. Pour l’auteure, il s’agit d’aller au-delà de l’image dématérialisée créée pour la publication en ligne en s’interrogeant sur le sens que produit cette activité (p. 14). Elle rappelle que le blog est la seule activité qui a « survécu à toutes les modes » (p. 15) des nouveautés éditoriales du réseau, malgré la domination des réseaux sociaux et toutes les déclinaisons liées à l’internet mobile. Cette longévité s’explique probablement par la spécificité du blog, fournir un espace personnel, non nécessairement professionnel, gratuit, donnant la possibilité de s’exprimer sur le réseau, de partager, de susciter des rencontres. « Il y a un coté un peu égocentrique […] mais vertueux, ça pousse les gens à faire toujours mieux. Les notions de partage, de durée sont omniprésentes. On y trouve une compétition très positive. Le niveau de qualité de connaissances est en pleine expansion. Ceux qui bloguent entrent dans une démarche réfléchie même si, au début, c’est assez instinctif. Il reste cependant toujours un but : entretenir une conversation avec la communauté et produire quelque chose qui donne envie aux lecteurs de revenir » (p. 15).

3 Malgré cette diversité, chacun s’accorde sur l’importance des « posts » et la possibilité qu’a le lecteur de commenter chaque billet, qui modifie considérablement le pacte autobiographique initial : « Le contenu, c’est le business d’anonymes passionnés, même si une poignée d’entre eux accède par la suite au rang convoité de blogueurs professionnels. Les outils mis à disposition, simples, accessibles, s’effacent alors pour laisser la place au pur contenu qui marquera la différence entre blogueurs » (pp. 15-16).

4 Les points communs ressortant de ces portraits sont la générosité, le partage, la curiosité, quelle que soit la thématique traitée. En cela, les blogs génèrent rencontres fortuites, rapprochements, affinités, communautés, mêlant de multiples attentes, relevant toutes de l’enrichissement personnel et social. En effet, pour les blogueurs, coexistent de multiples raisons de trouver dans les réactions des lecteurs une forme de reconnaissance identitaire. Ce que l’on comprend de cette réappropriation du web par les internautes qui deviennent autant producteurs que consommateurs d’informations, c’est la complexification de la sphère informative par le jeu de « l’intimité construite » et exposée au public, « l’idée idéalisée d’une vie ouverte en temps réel » (pp. 70-177).

5 Cette observation atypique est révélatrice de la diversité des répertoires d’usages, des dynamiques et pratiques sociales, face à l’introduction du blog comme objet communicationnel nouveau et massivement adopté. Ainsi la « blogosphère » fait-elle coexister différents groupes, dotés de références qui conditionnent les choix et affinités. Il s’agit d’une sorte de spatialisation de pratique sociale, fait d’un assemblage de doubles sociaux virtuels qui vont développer, moduler et expérimenter de nouvelles personnalités où s’élaborent des pratiques sociotechniques qui semblent viser des fins

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d’émancipation, d’accomplissement ou de sociabilité, subjective, individuelle et collective. Il en résulte un texte singulier et marqué qui encourage une résonance théorique tirée des multiples témoignages exploitant le ton et le style des blogs. Se dégage de cette démarche une réelle dimension critique sur le texte lui-même, qui engage une seconde lecture, plus minutieuse, donnant aux expressions une grande profondeur analytique.

6 Enfin, la Commission générale de terminologie et de néologie a publié au Journal officiel (20/05/05) un avis établissant une liste de termes et d’expressions destinés à supplanter les anglicismes sur l’internet. Ainsi « bloc-notes », que l’on peut accepter sous sa forme abrégée « bloc », désigne-t-il « un site sur la Toile, souvent personnel, présentant en ordre chronologique de courts articles ou notes, généralement accompagnés de liens vers d’autres sites ». Ce que nous continuons d’appeler un blog.

AUTEURS

GILLES BOENISCH CREM, université de Lorraine, F-57000 [email protected]

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Livres reçus Books Received

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Livres reçus

Cette liste est constituée des ouvrages et revues reçus par Questions de communication. Pour les envois : Questions de communication Centre de recherche sur les médiations Université de Lorraine – plate-forme de Metz-Saulcy UFR SHS-Metz Île du Saulcy – BP 30309 57045 METZ Cedex

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