charles XII

L’édito de françois mitterrand

Le style Jacques Chirac est au seuil de la majorité le seul homme de sa génération à posséder un style. Non par le verbe, qu’il a court (c’est une école, je le sais, que Chirac de parler comme on tape à la machine), mais dans l’action qu’il maîtrise avec une sûreté trop rare pour que je lui refuse des qualités de fond, seules capables de l’expliquer. Dans son genre, disons un peu particulier, Jacques Chirac m’a étonné. Cet homme a décidément de la ressource. Dommage pour lui qu’il lui manque ce quelque chose de plus qui fait les grands hommes d’État. Chirac est un de Gaulle sans 18 juin, numéro 12 mais disponible pour un 13 mai. Chirac est un extraordinaire battant, toujours sur la jacques chirac brèche, prêt à intervenir sur tout mais il ne me paraît pas avoir de vues à long terme si ce n’est son obsession de devenir président de la République. 50 ans Avec Chirac, la corde se tend toujours mais elle ne se casse jamais. Quand je suis en tête- à-tête avec Chirac, il est très poli, presque trop. Mais ensuite il ne tient aucun compte de ce que nous avons dit. Il est d’une extraordinaire voracité. Il veut tout, tout de suite. de Vie Par exemple : le sommet de Tokyo. Il est intervenu auprès des Japonais – qui me l’ont fait savoir – pour pouvoir participer au dîner des chefs de délégations. Je veux bien qu’il vienne à Tokyo à la place d’un de ses ministres, pas à la mienne. C’est pareil pour tout. politique Je ne peux avoir aucune confiance dans ce qu’il me dit. C’est un faux dur entouré de faux ENTRETIEN EXCLUSIF : professionnels, un chef de clan. Il s’occupe toujours de l’immédiat, il saute tout de suite sur ce qui brille… Il a un tonus formidable. Mais il est velléitaire. Il veut absolument faire FRANÇOIS HOLLANDE de la politique étrangère. Mais il a un comportement enfantin. Cela ne l’intéresse que par rapport à la politique intérieure. Il n’a pas d’idées suivies. Il dit tout et le contraire de tout. Il pense comme il monte les escaliers ; il parle comme il sert les mains ; il devrait prendre le temps de s’asseoir. Ce qui l’intéresse, c’est de se montrer avec Reagan, avec Gorbatchev, avec Thatcher, avec Kohl. Dès qu’il y a un chef d’État à , il se répand en compliments. Il embrasse tous les présidents noirs. J’entends les conversations à table : Sources : il dit aux épouses que leur mari est génial. Tout cela est incroyablement léger. Interview à L’Unité le 11 juin 1976 ; Après un mauvais passage, il a repris du poil de la bête. Il est extraordinairement « L’Heure de Vérité », 2, actif et c’est une bête médiatique. Cela impressionne sûrement beaucoup de gens, 25 octobre 1993 ; L’Abeille et l’Architecte, Flammarion, 1976 ; mais est-ce suffisant pour devenir président de la République ? Un vrai candidat à Politique, Fayard, 1977 ; cité par la présidence de la République représente un ensemble de forces politiques, éco- Jacques Attali dans Verbatim, nomiques, sociales, culturelles. Il propose des idées, il énonce des choix, il montre Chronique des années 1986-1988, Fayard, 1995 et C’était François une direction et il s’adresse à tous les Français pour obtenir les suffrages de ceux Mitterrand, Fayard, 2005 ; cité par qui se reconnaissent en lui et s’il ne le fait pas c’est qu’il cherche à tromper tout le Claude Estier dans J’en ai tant vu, monde. Il faut vingt ans pour faire un candidat, vingt ans de souffrances, d’échecs, Cherche Midi, 2008 ; cité par Franz- Olivier Giesbert dans La Tragédie de malheurs et d’obsessions. On a une chance de devenir président un jour, quand du président, Flammarion, 2006 on y pense sans arrêt, y compris le matin en mettant ses chaussettes. —

4 Charles renseignements généraux

politburo P. 6 pour qui votez-vous ? P. 16 serge PAR andré gattolin july je t’aime moi non plus P. 10 apolline graine de star P. 22 de malherbe robin « strauss-kahn, Manuel valls, reda marine le pen Robin des voix et moi » L’INTERVIEW D’UN CHARLES P. 26 carlos da silva « Nous n’avons pas suffisamment pensé collectivement l’exercice du pouvoir » wenn brod p o u r ch a l es © N o l

6 Charles Renseignements généraux politburo pierre bernard-Reymond PAR andré gattolin Sénateur vert des Hauts-de-Seine L’Entrain du sénateur Le 16 janvier 2014, Pierre Bernard-Reymond annonce, le jour de son soixante-dixième anniversaire, qu’il ne sera pas candidat à sa succession. Son collègue André Gattolin, sénateur écologiste des Hauts-de-Seine, lui rend ici hommage. Pourtant, quoi de commun entre un démocrate chrétien, ancien ministre de Giscard, défenseur des autoroutes, et un Vert francilien, nouveau venu en politique et proche de Daniel Cohn-Bendit ? illustrations Anne-Gaëlle Amiot

août 2014. Après avoir sagement Non, car le jeune septuagénaire qu’il est ne se représen- écouté les discours parfois étirés des tera pas, choisissant ainsi de mettre un terme à une vie 30édiles locaux qui l’ont précédé à la tribune, c’est enfin politique d’une incroyable longévité. Il est d’abord là au tour de Pierre Bernard-Reymond, unique sénateur pour témoigner de son profond attachement aux Hauts- des Hautes-Alpes, de prendre la parole à l’occasion de Alpins qui lui ont toujours accordé leur confiance. Dans la cérémonie d’ouverture de la Fête de la pomme. Nous son propos fluide et tranquille, PBR met naturellement en sommes à Ventavon, un beau village perché du Queyras. musique, sans note ni partition écrite, tout ce qui lui vaut La pomme ici, c’est bien plus qu’un encas dévoré au la considération de ses collègues : l’amour et la passion de bureau ou à la sortie de l’école. Ici la pomme, c’est la vie sa région, son acuité d’homme d’État et son indéfectible pour une bonne partie de la population d’un département engagement en faveur de l’Europe. Depuis la situation du qui se hisse fièrement au premier rang de la production monde rural local, en passant par une analyse géostraté- nationale de ce fruit très populaire. Natif de la région, gique des tensions entre l’Union européenne et la Russie, PBR – comme le surnomme la presse locale – évidem- il parvient, grâce à sa simplicité et son regard éclairé sur le ment le sait. S’il a accepté d’honorer la manifestation de monde, à emporter le public qui l’écoute pour le ramener, sa présence, ce n’est pas pour glaner quelques voix lors plus élevé, dans la réalité de leur quotidien. du renouvellement partiel du Sénat à la fin septembre.

8 Charles Renseignements généraux pierre bernard-Reymond PAR andré gattolin

Les authentiques européistes sont rares dans la vie politique française, tout comme les véritables fédéralistes... Il devient alors très clair que ceux qui cultivent ces deux tares sont amenés à se rencontrer par-delà les clivages traditionnels.

Cinq années dans le Paris-Gap Depuis son élection surprise à la députation en 1971 – il deux ans de claquer la porte d’une UMP qu’il juge trop est alors âgé de 26 ans – jusqu’à aujourd’hui, Pierre Ber- ambiguë à l’endroit du Front national. Sa hantise enfin, nard-Reymond totalise au compteur plus d’un demi-siècle c’est que l’Europe – son Europe – renonce au fédéralisme en politique. Partisan de la première heure du non-cumul pour renouer avec ses démons et éclater en mille antago- des mandats, il a successivement occupé tous les postes nismes. électifs de la république : député, conseiller général, conseiller régional, maire, député européen, sénateur Européens, fédéralistes et libres ! et même ministre. Benjamin de l’Assemblée nationale Quand m’a demandé faire le portrait d’un de mes au début des années 1970, il sera aussi à 33 ans un des collèguesCharles sénateurs, j’ai immédiatement pensé à Pierre. plus jeunes ministres de la vème République. Surdoué et De prime abord, cela peut surprendre, car quoi de commun bête politique ? Ce n’est en tout cas pas comme cela que entre un écologiste francilien, nouveau venu en politique, ce démocrate-chrétien toujours modeste et avenant se et un démocrate-chrétien expérimenté des Alpes, ancien représente et se raconte. Aucun égo surdimensionné chez ministre de Giscard et défenseur des autoroutes ? C’est lui, bien au contraire ! Lorsqu’il égrène tranquillement le sans doute une des grandes qualités du Sénat − par ailleurs récit de sa vie publique, il attribue toujours aux circons- tant décrié − que d’autoriser des personnes aux parcours tances – et surtout à sa part de hasards bienheureux – très différents à échanger ensemble pour mieux se com- la prédominance absolue sur ses qualités personnelles prendre, loin des postures théâtrales du reste de l’espace dans l’explication de sa réussite. D’ailleurs et en dépit de politique. Dans l’hémicycle du Palais du Luxembourg, il y a succès indéniables, il refuse de s’accorder un quelconque une sorte de prime invisible à ceux qui témoignent de leur satisfecit. Bien sûr, quand nous déambulons ensemble indépendance à l’égard des jeux partisans trop convenus. dans les rues de Gap, je vois bien sa discrète fierté devant Attablés à la terrasse d’un restaurant gapençais balayée l’embellissement du centre-ville auquel il a beaucoup par un doux soleil de la fin août, Pierre et moi échangeons contribué ou devant l’hôpital qu’à force de persévérance et devisons sur tout – le monde et son devenir – et sur il est parvenu à faire édifier. Mais la gloire du travail fini rien – nos petites vies avec nos bonheurs et nos échecs. ne l’intéresse pas et il ne se préoccupe que de ce qu’il n’est Nous nous rappelons aussi, avec amusement, la manière pas parvenu à faire, ici dans sa région où là-bas, à Paris, dont nous nous sommes « flairés » dans la commission des pour son pays et pour l’Europe. Sans répit, il s’est battu affaires européennes où nous siégions ensemble jusqu’à jusqu’à l’épuisement parfois pour le prolongement de l’au- il y a peu. Les authentiques européistes sont rares dans toroute A51 entre Grenoble et Gap et l’amélioration de la vie politique française, tout comme les véritables fédé- la desserte ferroviaire de ce département parmi les plus ralistes... Il devient alors très clair que ceux qui cultivent enclavés de la métropole. Cet enclavement de nos terri- ces deux « tares » sont amenés à se rencontrer par-delà les toires, PBR en sait quelque chose, lui qui a passé l’équi- clivages traditionnels. « C’est lorsqu’on franchit les fron- valent de cinq années de sa vie dans le train reliant Gap tières que l’on veut dépasser qu’on se sent devenir un homme à Paris ! Sa hantise, c’est que les Hautes-Alpes se vident libre. » Pierre Bernard-Reymond passera désormais moins peu à peu pour devenir exsangues. Sa hantise, c’est aussi de temps dans le Gap-Paris. Ce sera donc à moi de faire

de voir la France céder aux populismes, au point il y a Paris-Gap pour continuer ce qui a été commencé... — pour charles © A nne-Gaëlle m i ot

10 Charles Renseignements généraux JE T’AIME MOI NON PLUS

Apolline De malherbe « Les ministres se lâchent beaucoup lors des déjeuners » Depuis 2013, elle reçoit chaque semaine des personnalités politiques sur BFMTV. À 34 ans, Apolline de Malherbe revendique un ton cash, spontané, résolument décalé. Elle taxe Michel Sapin de « cornichon », compare Arnaud Montebourg à un « scorpion » et qualifie Marine Le Pen de « Schtroumpf grognon ». Elle revient pour sur les moments forts de sa jeune carrière.Charles Propos recueillis par Majda Abdellah portraits Nolwenn Brod

12 Charles Renseignements généraux apolline de malherbe

Les États-Unis, Quand Manuel l’affaire DSK Valls donnait et moi des leçons de journalisme « À 28 ans, je claque la porte de mon stage « J'ai été la première journaliste auprès de chez LCI pour BFMTV. Je leur avais envoyé mon livre un à parler de l'affaire DSK à la 4 heures du matin. Je reçois un appel de Manuel « Avec Sarkozy, il est jeudi, (Politiques cherchent audimat, désespé- télévision française » Valls. Nous sommes en pleine campagne pré- rément, Albin Michel, 2007 – NDLR) ils m’ont sidentielle. Il m’informe que Hollande part le sans doute le seul homme convoquée le soir même pour un entretien. lendemain visiter l’usine de Florange. Il est alors politique qui parle dans Le lundi suivant, je commençais. Très vite, directeur de communication du candidat socia- je pars comme correspondante aux États- liste. Il a accepté, non sans une certaine humilité la vie comme à l’antenne. Unis, mais BFM n’avait pas encore de siège – mais il avait compris l’intérêt qu’il pouvait en À une différence près : il se là-bas. J’ai donc créé le bureau de BFMTV à tirer – d’être l’homme à tout faire du candidat. Il Washington, toute seule. Littéralement. J’ai se charge de distribuer aux journalistes toutes les contrôle en permanence qu’il trouvé l’endroit, je suis même allée acheter informations techniques, concernant les dépla- le bureau chez Ikea que j’ai monté moi-même cements notamment. Dans les wagons-bars des soit en on ou en off ; alors avec un tournevis ! J’étais donc sur place le trains, c’est encore lui qui énumère les consignes que Sarkozy, jamais. » 14 mai 2011 lorsque DSK a été arrêté. Avec à l’attention de nous autres, journalistes. On se BFMTV, nous avions fait pendant la nuit retrouvait donc à chaque déplacement, autour le choix de prendre l’antenne plus tôt, à 5 de lui, à l’écouter. Je me souviens d’un briefing heures du matin, heure française. J’ai été assez anecdotique, dans le TGV qui nous menait juste avant sur les anecdotes des journalistes et donc la première à en parler ! Il y a une autre à Rennes, où devait alors se tenir le meeting de cette phrase qui marquait l’irruption d’un voca- chose qui a été très intéressante pour moi Ségolène Royal et François Hollande, ensemble bulaire justement “romantique” nous a beaucoup dans cette affaire. Juste une semaine avant sur scène. Valls passe tout le briefing à nous dire amusés. Manuel Valls est par ailleurs quelqu’un qu’il soit arrêté, j’avais écrit un article sur qu’on ne devait en aucun cas raconter autre chose qui ne différencie pas le on et le off. Il y a toujours lui pour le Washingtonian Magazine. C’était qu’un meeting entre l’ancienne candidate à l’élec- une grande cohérence dans son propos : ce qu’il le seul et unique portrait de lui en anglais. tion présidentielle et le nouveau. Il ajoute qu’il ne dit devant les caméras, il le pense quand celles-ci J’avais appelé mon article “The Invisible fallait évidemment “rien chercher de romantique” s’éteignent. Avec Sarkozy, il est sans doute le seul Man” parce qu’à l’époque, il était inconnu à cet évènement et qu’il n’était pas question de homme politique qui parle dans la vie comme à hors du milieu économique et les Améri- faire référence au fait que Ségolène Royal soit l’antenne. À une différence près : il se contrôle en cains n’avaient pas conscience que ce type, l’ancienne compagne de Hollande. Il poursuit sur permanence qu’il soit en on ou en off ; alors que qui vivait aux États-Unis, était vu en France un ton agacé : “Vous, les journalistes, vous êtes Sarkozy, jamais. Toutes les autres personnalités comme le futur président. Résultat : j’étais ridicules à toujours chercher des anecdotes !” Et politiques changent de ton ou de vocabulaire devenue la référence des télés américaines. alors même qu’il achève son discours, il lève les quand on quitte le off. Les ministres, en particu- Entre mes duplex pour BFM, je me suis donc yeux et crie vers sa femme, qui était à quelques lier, se lâchent beaucoup lors des déjeuners. Je retrouvée à faire des duplex pour des chaînes mètres de là en train de boire un café avec ne citerai pas de nom car je respecte le off, par anglo-saxonnes. J’ai même été interviewée Valérie Trierweiler de l’autre côté du wagon-bar : honnêteté intellectuelle. Mais parfois, il arrive en prime time sur CNN comme spécialiste aux “Anoushka mon amour ! Tu peux me prendre un que certains nous appellent spontanément pour États-Unis de DSK ! illustrations Benoît Carbonnel café ?” Ce contraste entre ce qu’il nous disait nous raconter des histoires sur leurs collègues.

14 Charles Renseignements généraux apolline de malherbe

Les fiches Chevènement. J’ai trouvé ça culotté de sa part de Marine Le Pen de le rappeler parce que c’est quelque chose de totalement personnel. Je ne l’ai jamais caché Le 11 mai dernier, en plein direct, Marine Le Pen mais je ne l’ai jamais revendiqué non plus : pour décide de m’attaquer personnellement, fronta- moi, c’était plutôt une expérience de l’ordre de la lement. C’était très tendu, très violent. Je l’avais curiosité. Je ne m’y attendais pas du tout car je interviewée plusieurs fois déjà et tout s’était fais partie de ces gens qui estiment que le FN et passé de manière solide, pro, réglo. Cette fois-là, Marine Le Pen doivent être interviewés comme j’avais été frappée en particulier par un mot les autres. J’appartiens à cette génération de jour- qu’elle utilisait en permanence tout au long de nalistes qui, comme Léa Salamé ou Thomas Sotto, l’émission. Elle disait : “Mais ça c’est la faute du veulent faire leur travail de manière très objective système, ça incarne le système”, etc. Je comprenais en restant le plus possible au-dessus des clivages. très bien que ce “système” était un mot populiste, Je suis contente au final de cette interview, car dans lequel elle mettait ce qu’elle voulait et qu’elle mon rôle est de révéler les personnalités poli- avait elle-même du mal à définir. Je trouvais ça trop facile. Je lui dis : “Mais qu’appelez- vous le système ? C’est quoi le système Marine « Marine Le Pen dénonce Le Pen ?” Et au lieu de répondre, parce qu’elle voulait que ce mot reste volontairement un système, tout en faisant flou, elle m’a attaquée en regardant ses la démonstration qu’elle-même fiches. Elle avait visiblement mon CV sous les yeux. C’est d’ailleurs ce qu’elle a reven- en avait mis un en place : diqué par la suite. Son directeur de cabinet celui de la critique permanente (Philippe Martel – NDLR) a reconnu avoir fait des fiches sur les journalistes, en parti- des journalistes sur la base culier sur moi. Elle a dit : “Le système, c’est vous par exemple Apolline de Malherbe, vous d’informations personnelles. » n’avez pas fait , j’espère ?” Je lui ai répondu de manière tranchée, assez piquée au tiques et Marine Le Pen s'est révélée, ce soir-là. vif, je l’avoue, que oui j’avais fait Sciences Po, que Elle dénonçait un système, tout en faisant la j’en étais fière, que j’avais travaillé pour ça, qu’il démonstration qu’elle-même en avait mis un en s’agissait d’études, et que je les avais réussies. place : celui de la critique permanente des jour-

Ensuite, elle m’a parlé de la question des élites. nalistes sur la base d’informations personnelles. © benoît C arbonnel pour harles Je lui ai demandé ce qu’elle leur reprochait exac- Son acharnement était trop systématique, pour tement : “De se reproduire entre elles ?” Et j’ai ne pas avoir été préparé. Les téléspectateurs l’ont ajouté : “En fait comme le FN. Vous êtes le seul parti bien compris et l’interview a suscité beaucoup de où on est chef de père en fille en nièce.” Je crois réactions dans les médias ainsi que sur le Net. En que ce truc-là l’a particulièrement agacée. Parce partant, on s’est serré la main très cordialement qu’ensuite, elle m’a attaquée sur ce que je faisais parce que j’estime qu’elle fait ce qu’elle veut, c’est lorsque j’étais étudiante. À 20 ans, avant même du direct après tout… Mais physiquement, je suis Sciences Po, j’avais participé à la campagne de sortie de là complètement rincée. » —

16 Charles Renseignements généraux BULLETIN pour qui votez-vous, serge july ? Il aura été le grand timonier de Libération de 1973 à 2006. Un journal libéral-libertaire ainsi qu’il le définissait dès 1978, un quotidien de la société civile se tenant selon lui toujours à distance du pouvoir et de l’État. Serge July, qui publie ces jours-ci un Dictionnaire amoureux du journalisme, aime en effet citer cette phrase d’Albert Londres : « En journalisme, je ne connais qu’une seule ligne : celle des chemins de fer. »

propos recueillis par Arnaud Viviant portraits Yannick Labrousse

erge July : J’ai toujours voté aux élections, coup, il était fragilisé, dans l’opinion mais aussi au sein qu’elles soient présidentielles ou autres. de son propre camp. La séquence 65-69, c’est la chute de C’est une question de principe, mais j’y De Gaulle. En 69, en revanche, je n’ai pas dû voter. J’avais S ai fait des entorses. La première élection vraiment la tête ailleurs, comme beaucoup. L’opération présidentielle au suffrage universel, c’est en 1965. J’étais Mendès-Defferre a échoué lamentablement, le candidat alors au bureau de l’UNEF. Au terme de toutes les délibé- communiste fait plus de 21 %… La consigne générale du rations, on a décidé de n’appuyer aucun candidat, ce qui peuple de mai, c’était alors : « Élections, pièges à cons ». Et signifiait qu’on ne soutenait pas le candidat unique de la ce n’était pas le slogan d’un groupe mais de beaucoup de gauche, un certain François Mitterrand. Il faut se replacer mouvements dits gauchistes. dans le contexte : nous étions trois ans après la fin de la On en arrive alors à 1974. guerre d’Algérie, sept ans après le coup d’État de 1958. Mit- Pompidou meurt avant la fin de son mandat. Les élections terrand avait une image à peine meilleure que celle de Guy présidentielles sont anticipées. En 1974, Libération qui a Mollet, le dirigeant socialiste qui, non seulement, n’avait connu des débuts très difficiles est en pleine crise, une pas su décoloniser, mais avait aussi envoyé le contingent partie de l’équipe quitte le navire entre les deux tours en Algérie, soutenu la fraction Algérie française des pieds sans que ce soit en rapport avec l’élection. L’élection noirs et donné les pleins pouvoirs à l’armée pour régler passe un peu au second plan. D’ailleurs, nous ne sommes la question, tout en acceptant son coût : un cortège de pas nombreux à écrire sur la bataille électorale. Il n'y tortures, de disparitions. Terrible défaite morale. Or Mit- avait personne pour écrire sur l’éventuelle alternance, terrand a pris part aux gouvernements de Guy Mollet qu’une victoire de Mitterrand aurait provoquée, avec le alors que Mendès France et Alain Savary avaient démis- Programme commun. sionné. Mitterrand était le ministre de la Justice, respon- J’ai lu qu’à cette époque, tu définissais déjà Libération sable de nombreuses exécutions capitales. Il a été sans comme un journal libéral-libertaire. doute hanté par cette question. En 1981, pour prouver ses Oui. À partir de 1978. Pour les dix ans de Mai 68, la revue convictions et se prémunir d’une campagne sur son passé, Esprit fait un numéro spécial. Je suis interviewé, parce que il se prononce pour l’abolition de la peine de mort à contre- Libé avait atteint un étiage, tournait autour de 30-35 000 courant de tous les sondages d’opinion. Mitterrand : entre exemplaires par jour. Ce qui signifiait qu’il y avait des conviction et tactique. Stratège exceptionnel. En 1965, de jours, on était à 50 000. C’était déjà un petit phénomène Gaulle attendait un plébiscite, il ne l’a pas eu. D’un seul de presse. Or, pour tout le monde, Libération était le

18 Charles Renseignements généraux serge july

« quotidien gauchiste ». Je n’aime pas ce mot, car c’est une sur le sujet, ils ont la nostalgie d’une société très verticale qui est majeure, c’est une crise du modèle vertical : aucune « Il me semblait nécessaire définition donnée par les communistes. Le gauchisme est qui fonctionne de haut en bas. des commandes de l’appareil exécutif ne répond. de détacher Libération du la maladie infantile du communisme, disait Lénine. Et Culturellement, la France alterne des phases libertaires Nous voilà en 1981, quand Libération redémarre après référentiel communiste que Dany Cohn-Bendit, avec son humour, avait répondu par explosives et de longs cauchemars coercitifs avec des l’élection de Mitterrand. un petit livre : Le Gauchisme, remède à la maladie sénile hommes réputés providentiels, monarques absolus, Il y a un phénomène répétitif. En 1965, je vais voir Mit- trimbalait le terme gauchiste. du communisme. Il me semblait nécessaire de détacher des Bonaparte, des jacobins, et même des empereurs. terrand pour lui dire : « Ce sera sans nous. » En 1974, Libé j’ai cherché une définition Libération du référentiel communiste que trimbalait le L’homme providentiel est une calamité : l’idée qu’un est en crise, donc assez loin du débat politique. C’est la positive. Libéral-libertaire, terme gauchiste. D’autant que le gauchisme de masse homme doive diriger 65 millions de Français me choque fin du gauchisme de masse. Tout le monde a la tête dans s’arrête en 72-73. Après, c’est fini, il ne reste que des tout le temps. C’est de l’infantilisation. La vème République des mouvements de société, les uns féministes, les autres je pensais sincèrement l’avoir chapelles. En 1978, j’ai cherché une définition positive. a été faite pour laminer les structures intermédiaires, y pour les mal logés… Troisième campagne présidentielle inventée. » Libéral-libertaire, je pensais sincèrement l’avoir inventée. compris le Parlement qui demeure sous-développé. Les de Mitterrand, Libération s’arrête en février 81, et donc on Depuis, j’ai découvert que plusieurs personnes utilisaient syndicats sont ridicules… La décentralisation ressemble zappe la campagne. Ce n’était pas volontaire. En janvier- cette histoire : c’est un quotidien de gauche, très PS, mais cette expression à ce moment-là. Par exemple, le gourou à de la simili décentralisation, une sorte de mime, plus février 81, Giscard paraissait bien parti pour être réélu… avec une forte imprégnation rocardienne. Le principal de Soral et Dieudonné, le philosophe Michel Clouscard, étouffante que libératrice. Écoutez le chœur français : Je me rappelle que Séguéla m’a appelé début mars pour problème du Matin, c’est qu’il n’avait vraiment pas assez l’utilise, sa thèse étant que Mai 68 serait une révolution il faut restaurer l’autorité. J’entendais hier Luc Ferry à me dire que les courbes s'inversaient dans les sondages. de distance avec le PS puis avec l’Élysée. Ses ennuis com- libérale réussie. Ma définition n’est pas celle-là. 68 est un propos de la suppression des notes à l’école : tu as l’impres- Mitterrand fait l’émission « Cartes sur table » : ils lui ont mencent en réalité dés la victoire de Mitterrand. Libéra- mouvement de masse libertaire incontestable, marquant sion de faire un voyage dans le pithécanthrope supérieur : limé une dent, il est en costume bleu, très sobre ; c’est là tion, qui était distancié à l’égard du politique en général, sa distance avec l’appareil d’État et toutes les institutions. tous les pays qui réussissent dans l’éducation dans le où il parle de la peine de la mort, et il devient le favori. en a profité. La distance a été notre potion magique. Mai 68 a plus à voir avec ce que la philosophie politique primaire suppriment les notes, sans que ce soit l’occasion Du coup, on change de calendrier en catastrophe. Libé fait En 1984, Libération se distingue avec un hors-série depuis Hobbes et Hegel appelle la société civile. Il faut d’une guerre de religion. Et tout est à l’avenant… un numéro zéro le dimanche de l’élection présidentielle, intitulé « Vive la crise », accompagné d’une émission entendre libertaire et libéral au sens de la démocratie En 1963, pour le grand concert de « Salut les copains » place titré : « Enfin l’aventure ». On n’arrive pas à le faire complè- télévisée. libérale dont personne ne conteste aujourd’hui le cadre. de la Nation, qui a été le premier grand concert live au tement, comme souvent les zéros… Et donc, nous sommes Ce n’est pas nous qui inventons l’émission, mais la pro- Je suis très « société civile », et Libé a réussi en étant plei- monde, il y a 150 000 personnes, à l’époque, du jamais vu, reparus le 13 mai, parce que sa victoire allait mettre le ductrice Pascale Breugnot. Et le coscénariste s’appelle nement un journal de la société civile, et cherchant à l’in- en dehors de la Fête de l’Huma. Il y a un début d’émeutes… pays en mouvement. Laurent Joffrin. Pour ma part, j’ai participé à des discus- fluencer, à la faire exister. Libéral-libertaire, c’était sans Mais quand de Gaulle voit ça, il dit : « Si c’est comme ça, on Face à un autre journal de gauche, Le Matin de Paris… sions, notamment pour accompagner l’émission d’un doute un autoportrait, exactement comme quand Dany a va leur faire construire des autoroutes »… Il était mal barré C’est une histoire intéressante. Le Matin se lance en hors-série, lequel a formidablement bien marché. Derrière repris l’expression à son compte. Mais l’intéressant dans pour aborder 68... De Gaulle tout seul se serait laissé aller 1977, après Libé et avec succès. Claude Perdriel est il y avait l’idée que la crise traversée n’était pas conjonc- cette histoire, c’est que ça définissait tout à fait ce que à la manière forte. S’il n’y a pas eu de catastrophe en 68, aux commandes 24 heures sur 24. À L’Obs, Jean Daniel turelle, que la crise était un changement d’époque total en nous voulions faire et l’identité de ce qu’était en train de c’est grâce à Pompidou, et une partie du gouvernement : imprimait sa marque. Avec Le Matin, Claude Perdriel fait cours et qu’il fallait utiliser la crise comme levier. La suite devenir Libération. Chaban, Giscard... Et aux manifestants qui ne voulaient son journal. C’est un journal de gauche dont la rédaction de l’histoire a démontré l’ampleur de ce changement. Comment expliques-tu aujourd’hui le rejet de 68 dans pas l’insurrection, le renversement du pouvoir politique. est dirigée par un rocardien, Guy Claisse. Que Mitterrand, Était-ce de la propagande en faveur du tournant de la la sphère politique ? Parce que ce n’était pas le sujet. va utiliser, avec son intelligence tactique. En juillet 80, rigueur ? Nous sommes un pays qui a un problème avec l’autorité. Et pourquoi le sujet de l’autorité revient-il aujourd’hui sur il ne sait pas comment faire pour la présidentielle de 81 Libération était pour le parti pris européen. Le journal a Le sujet de Mai 68 correspondait à la conception très le tapis ? Il y a beaucoup de raisons. Mais il ne faut pas et à ce moment Rocard est le grand favori à gauche. Mit- été très actif dans la crise de 1983 sur la rigueur. Je fais raide qui avait cours dans la société française et que de oublier cet acteur majeur qui change le monde, à savoir terrand fait une micro-dépression. Alors, Attali a l’idée de une grande enquête que je publie au lendemain du second Gaulle incarnait. Le mouvement de masse libertaire est le réseau Internet, qui développe une vision plus horizon- le faire participer à un livre d’entretiens qui s’appelle Ici et tour des municipales, où je révèle qu’il y a un débat resté partout mais c’est en France que toute la société s’en- tale du monde, des rapports humains, et qui prend à revers maintenant pendant l’été, en confiant sa réalisation à Guy caché au cœur de l’Élysée. À savoir la sortie du serpent flamme, que ce mouvement provoque la plus grande grève toutes les conceptions verticales. Moléculaire au sens où Claisse. Au début, ils s’entendent très mal, Mitterrand monétaire, une dévaluation volontaire en se débarrassant générale jamais vue en France. Il y a eu un ras-le-bol de l’entendaient Deleuze et Guattari, plutôt rhizomique, sans lui parle à peine. Puis il se prend au jeu. Le livre se fait, des contraintes européennes. Autrement dit, un parcours la dimension disciplinaire. J’ai été marqué par une phrase centre, où chacun est à la fois acteur et récepteur. Cela et à la fin de ces entretiens, Mitterrand est convaincu à l’anglaise, la France en solitaire. Sont pour : Jean Riboud, de mon enfance : « Les enfants, ça se dresse. » Encore affole, au sens propre, la conception verticale, ancienne de que la gauche va gagner et il sait comment prendre Jean-Pierre Chevènement, Jean-Jacques Servan Schreiber, aujourd’hui, quand on entend beaucoup d’intervenants l’autorité et du pouvoir. La crise aujourd’hui du politique, Rocard. Toute l’ambiguïté du Matin est résumée dans Laurent Fabius et Pierre Bérégovoy qui se voit Premier

20 Charles Renseignements généraux serge july

« En 2007, j’ai voté Ségolène. un problème de trésorerie. Notre banque, c’est la banque Je n’y croyais pas du tout, Hervet qui doit être privatisée. Je vais la voir. On voulait un prêt d’un million de nouveaux francs, ce n’était pas mais on n’est pas toujours une question de capital. On me dit : « On ne peut rien faire, dans un vote d’adhésion. la banque va être privatisée, il faut voir avec le ministre des Finances. » Je vais donc voir Delors que je connais- C’était un vote de barrage. » sais bien. Qui me dit : « Je suis absolument désolé mais il faut que tu vois ça avec Mitterrand, c’est comme ça. » Mon entretien avec Mitterrand s’est mal passé. Il m’a renvoyé à Rousselet qui était alors son directeur de cabinet. Lequel m’a demandé une garantie, en l’occurrence le nantisse- ment du titre. Si Libération ne payait pas ses dettes, le titre cessait de nous appartenir. Donc, l’urgence absolue pour le journal a été de rembourser ce petit prêt. Mitterrand, qui ministre pour conduire cette politique. Sont contre : ceux était un immense réaliste, a tenu compte de cette réalité : qui se battent pour la rigueur de gauche : Delors, Rocard, Libération l’avait emporté sur Le Matin. Mais cette humi- Attali, tout le staff économique de l’Élysée. J’ai rendu ça liation due au nantissement m’a suffisamment vacciné public. Est-ce que j’ai fait échouer ce plan ? Je ne le crois pour que Libération assume le fait d’être un journal de la pas, mais cela a dû y contribuer. Mais sur le fond cette société civile sans se préoccuper d’une quelconque ligne politique n’était pas culturellement l’humus de Mit- politique, quelle que soit la couleur de l’appareil d’État. terrand. Il faisait partie d’une génération qui a connu la Je me rappelle que dans les années 90, tu étais très fan guerre, qui était pour la réconciliation avec l’Allemagne, d’Alain Madelin. qui en avait fait même une question centrale. Lui, qui Non, c’est impossible. Nous nous sommes battus dans les ne s’intéressait pas à l’économie, réalise en fait à ce années 60 sévèrement lorsqu’il appartenait à une extrême moment-là une opération politique complexe : il substitue droite qui pratiquait la bagarre de rue. En revanche, ce que ses moulinets, et Hollande, sont aussi démunis l’un que a fait le même score que Sarkozy à l’UMP : 53 % de par- au Programme commun, dont une partie était le projet du je trouvais intéressant chez lui dans les années 90, c’est l’autre. Tous les trois permettent de mesurer l’ampleur de ticipation, mais elle, sans la moindre opposition. C’est le PS, l’idée de l’Europe. On va construire l’Europe et cela va qu’il a voulu incarner une droite libérale sur le plan éco- la crise politique, les limites de la fonction présidentielle seul chiffre qui compte. Le FN déclare 88 000 adhérents. résoudre les problèmes français. Cela dit, la rigueur n’a nomique, à la Thatcher et à la Reagan. Il a essayé et n’y dans une société bouleversée par un changement plané- À jour de cotisation, ils sont 42 000. Marine Le Pen a donc jamais été extrêmement sévère en France, comparative- est pas arrivé. Il a explosé en vol et il a dû quitter le gou- taire. Une nouvelle époque. Il y a une forme de paralysie, fait 22 000 votes. Ce n’est pas un énorme succès pour un ment à ce qu’ont connu d’autres pays dans le monde et vernement Juppé. C’est une histoire édifiante sur la droite que le quinquennat et l’alignement des calendriers élec- parti qui a le vent en poupe. La probabilité est que Marine en Europe, sans même parler de la Grèce. D’une certaine étatiste française. toraux ont aggravée. Le Pen sera au second tour : si c’est le cas, elle va éliminer manière, ce que vit la gauche depuis des années, c’est le En 2002, j’imagine que tu votes Chirac au second tour. En 2007 ? ou le candidat de la droite ou le candidat de la gauche. fait que ce projet européen de substitution est en panne, Chirac, c’est un rad-soc, dans le fond. À un moment, J’ai voté Ségolène. Je n’y croyais pas du tout, mais on n’est C’est une situation que l’on connaît bien : Chirac en 2002 en tous les cas, il ne réalise aucune de ses espérances, il voulait faire du travaillisme à la française ! De lui, il pas toujours dans un vote d’adhésion. Dans une élection se voyait battu, à bout de forces. Il a été sauvé par Jean- même si le cadre européen nous a sans doute permis de restera son « non » à la guerre en Irak, même s’il n’était pas on vote soit par conviction – un candidat a des proposi- Marie Le Pen. À droite comme à gauche, c’est ce précédent mieux résister à la crise de 2008. Aujourd’hui, la gauche le seul, l’Europe s’étant globalement désolidarisée de cette tions qui suscitent de l’enthousiasme – ou on vote par éli- qui fait rêver les futurs candidats, mais pas forcément les n’a plus de projet. guerre. Et peut-être aussi l’intervention en Serbie. Pour le mination – on ne souhaite pas que tel ou tel soit élu. C’est Français. On ne voit pas naître dans la compétition un Quels étaient tes rapports avec le pouvoir à l’époque reste, il a soutenu pendant des années la partie la plus un vote de barrage. homme ou une femme avec une vision libératrice des où tu dirigeais Libération ? réac’ de l’UMP, contre les réformistes de droite, Chaban, Et que vois-tu pour 2017 ? impuissances accumulées. L’histoire est tragique et elle Je n’avais avec eux que de mauvais rapports institu- Giscard. Le bilan est très réduit. Et puis, il a été victime Je ne sais pas. Le tissu politique et électoral est tellement ne se répète que sous forme de farce. Mais il y a aussi

tionnels. C’est la fameuse histoire du prêt de Libération. du surinvestissement que nous faisons sur les présidents : ann i ck labrousse pour charles déchiré. Le Front national par exemple. On dit que Marine des farces tragiques. Et en général, ça ne se passe jamais

Nous sommes en 1981. La reparution coûte cher, on a Chirac embrayait sur pas grand-chose, Sarkozy malgré © Y Le Pen a été plébiscitée par son congrès. En réalité, elle comme prévu. —

22 Charles Renseignements généraux GRAINE DE STAR

ROBIN DES VOIX Adoubé par NKM et Georges Tron, Robin Reda a ravi, en mars 2014, la ville de Juvisy-sur-Orge à Étienne Chaufour (PRG), qui en était le maire depuis seize ans. Une victoire inattendue dès le premier tour. Pourtant, il affirme n’avoir jamais eu de plan de carrière. Normal : il est le benjamin des maires de France. Il n’a que 23 ans.

par César Armand portraits Matthieu Deluc

l y a du Jacques Chirac chez Robin Reda : même le livre d’éducation civique, des choses un peu lointaines… » taille – 1m95 –, mêmes lunettes en écailles – Tout a commencé en 2006, sur le marché de Juvisy. Il quand il les porte – qui dévorent la moitié d’un croise des militants qui tractent pour le candidat Nicolas visage encore adolescent, et surtout même Sarkozy, il discute avec eux, ils l’inscrivent dans leur I chaleur quand il vous serre la main. Comme son fichier, il envoie sa cotisation et devient adhérent. Un an illustre aîné, Robin Reda a fait Sciences Po. Il était encore et demi plus tard, début 2008, l’opposante locale Danielle étudiant rue Saint-Guillaume lorsqu’il a été élu maire. Subey est investie par l’UMP et le lycéen Robin Reda est Mais s’il est passé par une grande école, il n’était pourtant recontacté par la section locale pour tracter à ses côtés. pas forcément prédisposé à faire de la politique : « Mon L’élection sera perdue, mais Robin Reda vise déjà le père travaille dans le tourisme et ma mère est secrétaire de comité de circonscription, là où siègent les représentants direction. J’ai une famille très peu politisée. On en parlait à la des militants locaux. Une première responsabilité qu’il maison, mais ils n’étaient pas campés sur des positions : ils obtient au culot : « Je suis allé voir la tête de liste et je lui ai ont voté à droite ces dernières années mais il leur est arrivé dit : “Je ne suis pas connu mais j’aimerais faire partie de de voter à gauche. » À gauche ? Alors que lui est à UMP ? votre équipe. Pouvez-vous m’aider ?” » Le jour du vote, on Il en rigole : « Je les dispute d’ailleurs aujourd’hui à ce sujet, lui passe le micro à la tribune, il se présente devant 300 mais je ne suis pas né dans une famille ancrée dans une personnes. Il est élu. idéologie. Pour moi, la politique, c’était le président à la télé,

24 Charles Renseignements généraux robin reda

« Le matin, on distribuait nos tracts à la gare RER de Juvisy de 6h30 à 7h30, puis on sautait dans le train et on ALLAIT EN COURS. »

Peu après, il rencontre, avec une quinzaine de Jeunes UMP depuis longtemps et que je voulais inscrire dans mon de l’Essonne, Nathalie Kosciusko-Morizet, alors jeune parcours politique. Si je n’y avais pas été admis, j’aurais été secrétaire d’État à l’Écologie : « C’était un dimanche à 9h30 au fond du trou ! » Le responsable du master Collectivités dans un bar PMU de Longjumeau. Je revenais d’une soirée, territoriales de la rue Saint-Guillaume, Florent Parmen- j’avais les cheveux en pétard et je ne savais pas comment il tier, se souvient : « C’était un étudiant sérieux qui, au dire de fallait s’habiller ou ce qu’il fallait dire. J’y suis allé curieux et ses professeurs, a certes été moins investi sur les cours que excité à l’idée de rencontrer une ministre. Puis, je suis rentré les autres, mais qui a aussi un très bon relationnel et d’excel- chez moi et j’ai dit à tous mes potes : “La politique, c’est lents réflexes politiques. Il est motivé sur ce qu’il veut faire et accessible, c’est pas que les ors de la République.” » il s’est donné les moyens de ses ambitions. » À Juvisy, au même moment, la cheffe de l’opposition Car à Juvisy, tout s’accélère après les législatives de 2012 : Danielle Subey quitte la ville : « Ses comptes de campagne « Il y a bien quelqu’un qui voulait y aller, mais il était assez avaient été invalidés à cause d’une petite erreur. Ce n’était âgé, et personne d’autre ne prenait vraiment le leadership. pas des fausses factures, mais ça l’a rendue inéligible. Après, Donc il y a eu cette réflexion classique : soit on parachute, elle a déménagé et ne s’est pas beaucoup investie. » Avec des soit on prend l’ancien. » Robin Reda en profite pour passer élus d’opposition, des militants locaux, et des habitants à l’étape suivante : « On a commencé à faire des tracts avec motivés, Robin Reda, en classe de Première, crée l’asso- ma tête “Robin Reda, président d’Ici et Demain à Juvisy ciation Ici Demain à Juvisy : « On diffusait des communi- s’engage pour la sécurité” et c’était parti ! » Pour obtenir l’in- qués en réponse à la politique du maire, on faisait connaître vestiture définitive, il prend rendez-vous avec les respon- s’est fait élire maire à cet âge-là. « C’était très détendu, très À 23 ans, Robin Reda apprend vite la langue politique les figures de l’opposition, dont moi, en vue des prochaines sables UMP dans le département de l’Essonne, les anciens sympathique. C’est impressionnant de voir quelqu’un pour et comme ses aînés cumule déjà : outre ses fonctions de municipales et on recrutait celles et ceux qui voulaient un ministres NKM et Georges Tron : « Ça été un peu incongru qui on a fait campagne. On était là en tant qu’élus, mais il maire, il est également président de la communauté d’ag- nouveau projet pour la ville. » Le temps de sa Terminale au début mais ils ont fini par prendre ma candidature au y a toujours le militant qui sommeille en vous et qui se dit : glomération Les Portes de l’Essonne et vice-président de et de son hypokhâgne, l’association tourne au ralenti. sérieux. Ils ont vu que j’étais suivi et qu’on avait vraiment Toi, j’ai distribué ta tête dans les boîtes aux lettres à minuit ! » l’association des communes et communautés du Grand C’est en septembre 2010, alors que Robin Reda est admis fait un travail de terrain. » Ses nouvelles fonctions lui permettent de rencontrer Orly. Mais il garde la tête froide, il sait que son avenir est en khâgne au lycée Chaptal à Paris, qu’elle reprend du ainsi les stars de l’UMP. Alain Juppé l’a reçu à la mairie précaire : « Ce n’est pas un métier, il faut le garder à l’esprit. service : « Le matin, on distribuait nos tracts à la gare RER Aujourd’hui, Nathalie Kosciusko-Morizet se félicite de de Bordeaux pour parler gestion de l’action publique : Je ne m’interdis pas de progresser dans un parcours politique de Juvisy de 6h30 à 7h30, puis on sautait dans le train et l’avoir aidé à obtenir l’investiture : « Dans un groupe, il « Son expérience et sa sagesse font que c’est un homme de ni de travailler dans un domaine différent. Des élus restent on allait soit en cours soit au travail. Le soir, quand j’étais est fédérateur, il valorise les uns et les autres, et il en tire le très grande qualité. J’éprouve un sentiment d’admiration vingt ans aux mêmes responsabilités. J’ai battu quelqu’un à Paris, j’essayais de me rendre plus souvent au siège pour meilleur. C’est ce côté animateur qui m’a plu. Il y a tellement à son égard. » Lors de la campagne interne de l’automne qui était là depuis seize ans et qui n’avait pas su se renouve- assister à des réunions. » de poids morts en politique…» Son jeune âge attire l’at- dernier, le plus jeune maire de France dit avoir fait « le ler. Le drame de la politique française, c’est qu’il y a trop de tention des médias mais aussi de Nicolas Sarkozy, qui l’a choix du renouveau » en s’affichant avec Bruno Le Maire longévité ! » — Mai 2012, François Hollande est élu président de la Répu- invité à déjeuner, en mai 2014, avec huit maires de moins qu’il accompagne sur le plateau du Grand Jury sur LCI : blique et Robin Reda vient de réussir le concours d’entrée de 28 ans. « Au-delà, il considère que c’est normal d’être « C’est le seul à être attaché à l’UMP. Notre parti n’est pas un

à Sciences Po Paris : « C’est quelque chose que je préparais maire ! » rigole Robin Reda qui rappelle que l’ex-président pour charles i eu deluc © M atth cadavre à la renverse ! »

26 Charles Renseignements généraux L’interview d’un charles

tu parles... Carlos da Silva ! Son nom est irrémédiablement lié à celui de Manuel Valls, dont il fut par trois fois le suppléant aux élections législatives. En 2012, l’entrée de son mentor au gouvernement permet à Carlos da Silva de s’assoir sur les bancs de l’Assemblée nationale. En parallèle, ce fils d’émigrés portugais fait son trou au Parti socialiste, dont il est aujourd’hui le porte-parole. arlos de Silva : Mes parents ont hésité sur le propos recueillis par Arnaud Viviant choix de mon prénom. Dans la liste, il y avait portraits Philippe Gomond C aussi Philippe et… Manuel ! C’est marrant, non ? Je fais partie d’une génération dont les parents ne pensaient pas que nous allions rester en France. Dix ans plus tard : mes petits cousins ont des prénoms qui sont identiques dans les deux langues. Et vingt ans plus tard, les enfants dans ma famille ont des prénoms exclusive- ment français. Mais mes parents pensaient vraiment qu’ils allaient retourner vivre là-bas. Du coup, bingo ! Carlos. Vous retournez encore au Portugal ? Chaque année. Jusqu’à mes 18 ans, c’était mes seules grandes vacances. Je suis originaire du Nord, la région la plus pauvre, comme nombre de Portugais vivant en France qui sont des émigrés économique plutôt que poli- tiques. Au début des années 80, quand j’allais là-bas,

28 Charles Renseignements généraux Carlos da silva

« À 18 ans, je ne m’intéresse pas à la politique. Mes parents J’aime bien quand les choses sont bien structurées. Sans Ce que représente l’entreprise Dassault pour la Nation, venaient d’une dictature et ils avaient appris à éviter le doute parce que je ne suis pas passé par un parcours son apport à certains moments historiques de notre sujet. Ce qui va déclencher mon engagement, c’est quand, classique : je n’ai pas fait des sciences politiques ou éco- histoire, pendant les guerres notamment, son essor dans nomiques, mais des maths et de la physique. la haute technologie, tout cela engendre des ramifications après avoir passé le concours de professeur des écoles, Est-ce grâce à ce sens de l’organisation que vous monstrueuses. Et même si j’en suis le premier désolé, je je découvre la sociologie de l’éducation. Je demande mon devenez très vite directeur de campagne pour Manuel suis obligé de constater que cette influence pèse aussi sur affectation à la Grande Borne à Grigny, qui est Valls ? les forces de gauche… Je ne donnerai pas de noms puisque un quartier compliqué de l’Essonne. » Pour être honnête, il y a une part de hasard là-dedans. le vote au Sénat a eu lieu à bulletin secret, rendez-vous Quand j’adhère au PS à Corbeil, c’est un tout petit truc, compte… C’est ainsi mais c’est un scandale. la ville ayant longtemps été PC. À un moment donné, En 2008, vous êtes chargé de la rénovation du parti, le responsable local s’en va, je candidate pour être son justement. remplaçant, j’ai 25 ans et cela fait trois ans que je suis Je suis secrétaire national adjoint aux côtés du secrétaire j’avais vraiment l’impression de visiter la misère. L’entrée Vous êtes idéalement placé pour la poser. adhérent. Dans la section, on est douze, donc on ne peut national qui s’appelle alors Arnaud Montebourg. En fait, dans l’Europe a changé la donne sur le plan économique, Je la pose, mais dans le contexte que l’on sait : un Front pas concourir de façon sérieuse à une quelconque élection il faut remonter au congrès de Reims où Martine Aubry mais aussi aux niveaux social et des mœurs. Mais depuis national très haut, une peur de l’avenir, de l’Europe, un dans une ville de 40 000 habitants. Il faut aller chercher prend le parti dans des conditions qu’il est inutile, je cinq ans, c’est redevenu difficile, même à Lisbonne. repli sur soi… Des échecs patents en termes d’urbanisme des gens. Puis Manuel est élu maire dans la ville d’à côté, pense, de rappeler. Moi, je suis avec Ségolène Royal… Elle Vous avez eu la nationalité française à 17 ans. et d’équilibre du territoire. Avec des gens qui théorisent Évry. Dans une circonscription de 120 000 habitants, Évry constitue son secrétariat national avec ses amis, ceux Oui, c’était l’époque où il fallait la demander. Mes parents les coupures. Le climat est assez délétère. Alors oui, je c’est 50 000 et Corbeil 42 000, donc naturellement il vient de Benoît Hamon et ceux de Bertrand Delanoë. Tout cela m’ont laissé le choix. À l’adolescence, pour être honnête, suis au bon endroit pour poser la question et j’aimerais me chercher, et comme j’aime organiser les choses… tient trois mois. Elle comprend qu’elle a besoin d’afficher je ne me posais pas la question. Mais comme on pouvait qu’on le fasse plus fortement, je pense que c’est un devoir Les derniers développements concernant Serge un rassemblement, fut-il minimal, et donc, royalement, l’obtenir avant sa majorité sur simple demande, c’est ce de la gauche républicaine. Mais encore une fois, il faut Dassault, les 53 millions d'euros en liquide que lui sans mauvais jeu de mots, elle dit : « Il y a dix secrétaires que j’ai fait, je me sentais à la fois attaché à mes origines trouver l’espace pour poser sereinement le débat. aurait versés son comptable, selon son propre aveu, nationaux issus de la sensibilité de Mme Royal qui intè- et aussi pleinement enfant de ce pays et j’ai aujourd’hui Vous avez 18 ans en 1992. Êtes-vous politisé ? cela vous fait quoi ? greront la direction nationale. » Et donc, je suis secrétaire la double nationalité. Je dois être un des rares parlemen- À 18 ans, je ne m’intéresse pas à la politique. Mes parents Je me réjouis ouvertement que la justice avance. Il faut adjoint à la rénovation auprès d’Arnaud Montebourg, taires dans ce cas. Mes parents, eux, sont restés portugais. venaient d’une dictature et ils avaient appris à éviter le bien comprendre que, pendant des années, on a eu le mais on ne peut pas dire qu’il m’ait beaucoup associé. Ils ne peuvent donc pas voter pour vous. sujet. En revanche, j’ai une obsession permanente concer- sentiment de hurler dans le désert. Y compris dans mon Maintenant que vous êtes porte-parole du PS, cette Sauf aux municipales. nant l’organisation de notre société. Au fond, ce qui va département. « Quand même tu exagères… » me disaient rénovation est-elle toujours d’actualité ? Vous êtes favorable au vote des étrangers ? déclencher mon engagement, c’est quand, après avoir les gens, même de gauche. Ben non. On n’exagérait pas. Bien sûr. Nous avons raté deux choses. Nous avons réussi Je le dis sans langue de bois, il faudrait repenser de façon passé le concours de professeur des écoles, je découvre la Savoir que la justice arrive à faire son travail face à une les primaires : dix millions de téléspectateurs à chaque sereine ce débat qui a été posé en certains termes il y a sociologie de l’éducation. Je demande mon affectation à des plus grosses fortunes de France, c’est aussi une satis- émission, un vrai moment de débat politique. Puis trois trente ou quarante ans, sous la forme d’une politique la Grande Borne à Grigny, qui est un quartier compliqué faction. Et en même temps, j’éprouve un peu de dépit. millions de personnes qui viennent voter, qui donnent en d’intégration pour la gauche, d’une politique d’assimila- de l’Essonne. Je considère que c’est un travail de militant, Parce que c’est long, parce que c’est lent. Bien sûr, la pré- moyenne trois euros quand on leur demandait seulement tion pour la droite, voire l’extrême droite. Mais dès qu’on mais qu’il faut penser les choses plus largement. Et puis somption d’innocence doit être respectée. Mais ces gens un euro. D’accord, ces gens voulaient mettre Sarkozy met la question sur le tapis, on est quasiment accusé de en 1995, Serge Dassault devient maire de ma ville. Là, détiennent toujours un pouvoir acquis de façon malhon- dehors, mais pas seulement. Ils avaient aussi des convic- vouloir truquer les prochaines élections… Alors, à mon j’adhère au PS. nête, sur la base de leur puissance financière personnelle. tions politiques. Et là, ce qui me rend malade, c’est qu’on sens, il faudrait plutôt aujourd’hui envisager la chose J’ai vu que vous aviez commencé une thèse sur « la Et nous sommes dans une ville où le rapport à la politique n’ait pas davantage pensé la mutation du parti qui avait sous la forme d’une politique de citoyenneté. La question, mobilisation productive des cadres ». Encore votre souci est désormais complètement vicié, pourri. C’est particu- organisé cet événement démocratique extraordinaire. c’est : comment fabrique-t-on des Français ? Comment de l’organisation ? lièrement vrai dans ma génération, où plus personne ne Ces citoyens n’avaient pas forcément envie de s’encarter, construit-on une identité citoyenne ? Plus que la question Je ne l’ai pas terminée, cette thèse. Émeric Bréhier, mon pense qu’un politique honnête puisse exister. de distribuer des tracts le dimanche sur les marchés. Mais du droit de vote, c’est donc celle de la naturalisation qui ami et collègue, député de Seine-et-Marne, qui a quelques Et lorsque l’immunité parlementaire de Serge comment fait-on pour continuer à faire de la politique devrait être travaillée. années de plus que moi, a l’habitude de dire : « Dans une Dassault ne fut pas levée, comment avez-vous réagi ? avec eux ? Il faut réfléchir là-dessus. Deuxième erreur : organisation politique, il faut qu’il y ait des organisateurs. » J’étais scandalisé, c’était une honte. Bien sûr, je suis lucide. nous n’avons pas suffisamment pensé collectivement

30 Charles Renseignements généraux Carlos da silva

l’exercice du pouvoir. On prend l’appareil d’État. Mais « Nous n’avons pas suffisamment qu’est-ce que ça veut dire ? Du coup, on doit s’en remettre pensé collectivement l’exercice au seul talent des uns et des autres. Et cela donne ce que du pouvoir. Du coup, on doit s’en les journalistes appellent des « couacs » gouvernemen- taux. Les résultats sont trop souvent illisibles. Du coup, remettre au seul talent des uns alors qu’on gouverne, on a des débats théoriques qu’on et des autres. Et cela donne ce aurait dû avoir quand on était dans l’opposition. que les journalistes appellent Pensez-vous qu’Arnaud Montebourg ait réelle- des couacs gouvernementaux » ment arrêté la politique ? Non, évidemment pas. C’est impossible. Faut-il faire des primaires à gauche ? Je trouve totalement déplacé de lancer ce débat en ce moment. Or, il est venu de nos propres rangs… Par ailleurs, il est rarissime qu’un président sortant ait été soumis à des primaires. Cela a été le cas pour Jimmy Carter… Poussons la blague jusqu’à son terme : Hollande gagne les primaires, tout va bien. Mais s’il ne les gagne pas ? Oui, mais si Hollande ne se représente pas, il faut bien une primaire pour désigner le candidat de la à son rythme et être responsable. Là, on joue avec le feu. gauche ? Et les seuls qui se brûleront, c’est nous et ceux que nous Je ne fais pas partie de ceux qui estiment que François disons représenter. La vème République est un beau cadre. Hollande ne va pas se représenter. La vème République est D’ailleurs, quand on voit toutes les crises auxquelles elle ainsi faite qu’il se représentera. a résisté… Vous n’aimeriez pas que votre ami Manuel Valls se Lesquelles ? présente ? La dernière en date, c’est Cahuzac. Un ministre qui ment Mais la question ne se pose pas ainsi ! Tout ça, c’est pour au président de la République, au Premier ministre et faire vendre du papier ! Manuel Valls est Premier ministre, devant la représentation nationale, les yeux dans les il est là pour conduire la politique de la France. Par ailleurs, yeux, c’est une vraie crise… Sous la ivème République, tout Manuels Valls a des principes. Contrairement à beaucoup aurait explosé dans la seconde ! de ses camarades socialistes, il considère que la vème Répu- Dernière question : la date du prochain congrès du blique doit être améliorée, modernisée avec une part de Parti socialiste a été fixée en juin 2015. Quel en sera proportionnelle, un renforcement du Parlement, mais il l’enjeu ? reste attaché à la vème. Donc, jusqu’à être plus informé, Il faut un congrès d’orientation pour savoir où l’on va, et notre candidat s’appelle François Hollande. Si on ne le dit puis recréer des utopies, des espoirs. C’est ça qui fait qu’un pas, on donne des arguments à la droite en s’amputant militant de gauche se lève le matin pour aller à 6 heures du temps que nous avons encore à gouverner. C’est donc devant une gare distribuer des tracts. Et un député, tout à mon sens une double faute politique que de poser ce pareil. On a besoin de retracer des perspectives. D’autres, débat-là maintenant. Un des problèmes, c’est qu’il y a une hélas, voudraient que le congrès devienne un lieu de génération politique, la mienne, qui fait de son existence règlements de comptes entre ceux qui soutiennent la personnelle un alpha et un oméga. C’est bien sûr lié à l’ex- politique gouvernementale et ceux qui la dénigrent. Dans plosion des médias en réseaux, des médias d’informations ce cas, quel que soit le camp qui l’emporte, le congrès sera

© P h i l ppe g omond pour charles en continu, mais il faut savoir prendre le temps, grandir un échec. —

32 Charles 50 ans de jacques chirac vie politique

le président p. 34 le fidèle p. 106 François Jean Hollande tibéri « Il n’est jamais tombé « Son problème, du mauvais côté » c’est son entourage »

le premier ministre p. 42 LE CONFIDENT p. 112 Jean-pierre Jean-luc Raffarin Barré « À MATIGNON, J’ai eu « Chirac est l’incarnation un Chirac affecteux » des Français » Dictionnaire p. 52 LA JOURNALISTE p. 118 le petit BÉATRICE Chirac GURREY Illustré « Bernadette chirac est un personnage LES ENFANTS POLITIQUES p. 64 politique inouï »

les bébés LE GENDRE p. 124 Chirac FRÉDÉRIC LES PHOTOGRAPHES p. 76 SALAT-BAROUX Zoom sur « Chirac reste chirac un mystère total » © is aa c bon a n p o u r ch l es

34 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique entretien

François hollande : « Chirac n’est jamais tombé du mauvais côté » Ils partagent un ADN (Sciences Po, ENA, Cour des comptes) et une terre d’élection : la Corrèze. Ils se sont affrontés à de multiples reprises, tant au niveau local qu'à l'échelle nationale. Ils ont désormais en commun une fonction hors du commun : président de la République. Pour , François Hollande revient sur laCharles relation particulière qu’il entretient depuis plus de trente ans avec Jacques Chirac, devenu aujourd’hui l’homme politique préféré des Français. propos recueillis par Olivier Faye portraits Tom Buisseret

36 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique françois hollande

« Jacques Chirac avait une règle et c’est aussi la mienne : on pouvait être dur dans le combat politique, mais garder acques Chirac jouit aujourd’hui d’une formidable une autre dimension, même s’il n’a pas su transformer popularité après avoir été très critiqué pendant ce résultat lors de son second mandat. Son départ, d’une de la chaleur dans les rapports ses deux mandats à la tête de la France. Cela grande dignité en 2007, et les remarques acerbes qui personnels. Je n’ai jamais ménagé veut-il dire que les citoyens distinguent l’homme ont pu être injustement prononcées à son encontre ont Jacques Chirac lorsque j’étais du responsable politique ? renforcé son capital de sympathie auprès des Français. Les responsables politiques sont d’autant plus popu- Ensuite, ses ennuis de santé ont créé un mouvement de premier secrétaire du Parti Jlaires qu’ils ne sont plus au pouvoir. Il n’y a rien à leur solidarité et même d’affection autour de sa personne. socialiste. Il le comprenait fort réclamer, rien à leur reprocher, simplement à se souvenir Enfin, peu à peu, il a révélé son caractère. Jacques Chirac d’un certain nombre de décisions qu’ils ont pu prendre est un homme attentif aux autres. Quand vous aimez les bien. Et nous nous retrouvions quand ils étaient en fonction, et qui se révèlent avoir Français, ils vous en savent gré. Pas forcément tout de comme si de rien n’était en été des choix judicieux après. C’est le cas pour Jacques suite, mais à la longue, ils reconnaissent la générosité, Chirac. Les Français lui sont en particulier redevables de la curiosité, l’humanité. C’est ce qui explique aujourd’hui Corrèze. » ne pas avoir engagé la France dans la guerre en Irak en la relation que nos concitoyens ont noué avec lui. Il n’est 2003. Au moment où il a dit « non », ils ont été soulagés. plus à leurs yeux un homme politique en retraite mais un Cette position a été d’autant mieux jugée a posteriori ancien chef d’État profondément humain. que la guerre menée par George Bush était fondée sur un Vous avez été très critique contre lui, en particu- mensonge et qu’elle a eu des conséquences particuliè- lier pendant son premier mandat… rement dommageables dont nous payons encore le prix (Il coupe) Même avant. aujourd’hui. Est-ce que vous ne pensez pas avoir été trop dur Jacques Chirac lorsque j’étais premier secrétaire du Parti Jacques Chirac n’était pas un tendre sur le plan politique. avec lui par moments ? socialiste. C’était mon rôle, notamment durant la cohabi- Il a mené des joutes particulièrement dures à l’égard de la Je l’ai combattu localement et nationalement : j’ai été élu tation entre 1997 et 2002, car Lionel Jospin ne voulait pas gauche, mais aussi à l’égard de ses concurrents à droite. Il député de la Corrèze en 1988, nous avons donc été souvent ouvrir des querelles qui auraient débouché sur un conflit a pu susciter des controverses et des polémiques, soulever côte à côte dans des cérémonies. Jacques Chirac avait une institutionnel dommageable à la France. J’étais sollicité des contestations. Souvenons-nous de la Nouvelle-Calé- règle et c’est aussi la mienne : on pouvait être dur dans lors de chacune de ses prises de parole, après le 14 juillet donie en 1988, de la reprise des essais nucléaires en 1995 le combat politique dès lors qu’il n’y avait ni vulgarité, ou pour les vœux de bonne année. Il le comprenait fort ou du plan dit Juppé, avec des manifestations qui ont ni outrance, mais garder de la chaleur dans les rapports bien. Et nous nous retrouvions comme si de rien n’était bloqué le pays pendant plusieurs semaines. Mais en 1997 personnels. Lui-même avait été un opposant sans conces- en Corrèze. la cohabitation l’a placé dans un statut très particulier : sion à François Mitterrand. Cela ne l’a pas empêché de Comment décririez-vous vos rapports ? pendant cinq ans, il a exercé une fonction plus arbitrale lui rendre un très bel hommage le jour de sa mort. Il m’a Ils remontent à loin. La première fois où je me suis qu’exécutive. Son image a changé. Et il a su se placer même avoué éprouver une admiration pour la personne présenté devant le suffrage universel, j’avais 26 ans. en rassembleur, notamment à l’occasion de la Coupe du de François Mitterrand. C’est rare qu’un président dise ça C’était en Corrèze, dans la circonscription d’Ussel, en juin monde de football en 1998 et du grand débat sur la laïcité. de son prédécesseur, comme de son successeur d’ailleurs. 81. Jacques Chirac était le député sortant. Lors de cette Lors du second tour de la présidentielle de 2002, « Pourtant, vous lui avez asséné des coups », lui avais-je dit. campagne, je lui ai porté plusieurs fois la contradiction. Il beaucoup d’électeurs de gauche ont voté pour lui, non « Oui, mais ça c’est la vie politique », m’avait-t-il répondu. découvrait un nouvel adversaire. C’était la vague rose, j’ai pas par adhésion mais par rejet de l’extrême droite. Il Mitterrand connaissait ces usages et il ne s’en était jamais raté de peu la victoire. Je ne sais pas quelles conséquences est alors apparu comme le défenseur de la République. offusqué. Il se souvenait de sa propre verve à l’égard du ce résultat, s’il s’était produit, aurait eues et pour lui et Il a pu acquérir dans cette circonstance exceptionnelle général de Gaulle. Pour ma part, je n’ai jamais ménagé pour moi !

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Vous ne l’avez plus jamais affronté par la suite. « Aucun mandat n’est comparable Non, après j’ai changé de circonscription. (Il sourit) Je me car aucune période n’est suis installé à Tulle. Vous auriez pu gagner contre lui ? semblable. Jacques Chirac a En 81, oui. Après, non. Les circonstances ne s’y prêtaient été président douze ans, c’est plus. En mai 1981, Jacques Chirac imaginait que les Français prendraient peur de l’accession de François Mit- apparemment long. Mais le terrand à la présidence de la République et qu’ils vote- temps utile dont il a disposé raient pour une majorité de droite à l’Assemblée nationale. pour gouverner fut en réalité Ce n’est pas du tout ce qui s’est produit, il l’a vite compris. Face à un jeune candidat sans la moindre expérience élec- plus court. Élu au printemps torale, il a un temps joué l’indifférence puis il est revenu 1995, il est obligé d’annoncer sur le terrain, il a fait le tour des chefs-lieux de cantons, mobilisé ses réseaux. J’ai apprécié le savoir-faire. Il un tournant de la rigueur donnait l’impression d’être serein mais il n’a rien laissé au dès l’automne. En novembre et hasard. Il y a cette fameuse phrase qu’il aurait prononcée décembre, le pays est bloqué. » à votre endroit : « Il est moins connu que le labrador de Mitterrand »… la plus concrète de son attachement à un territoire et à sa Je ne pense pas qu’il l’ait prononcée. Mais il y avait une population. Rendre service aux fidèles en les remerciant part de vrai ! L’expérience prouve néanmoins qu’il ne faut de leur soutien. C’est une pratique politique qui me paraît jamais négliger un concurrent. largement révolue. Denis Tillinac a publié fin 2014 un portrait croisé Il vous arrive aujourd’hui d’être sollicité à Paris de vous et de Jacques Chirac. Il raconte qu’au moment par des Corréziens ? des vœux en Corrèze, il vous arrivait de vous mettre Pratiquement jamais. Je l’étais davantage comme maire à côté de Jacques et de Bernadette Chirac et que cette ou président du Conseil général. Comme président de la dernière en prenait ombrage… République, je suis avec attention les dossiers les plus Le président Jacques Chirac a tenu chaque année à sensibles de mon département mais pas les cas indivi- présenter ses vœux aux Corréziens, à Tulle. Je le recevais duels. en tant que maire de la ville. La presse venait, elle écoutait Vous venez de passer deux ans et demi à l’Élysée. son discours, puis sollicitait ma réaction. C’était un rituel, Est-ce que, fort de cette expérience, vous jugez avec Bernadette Chirac le subissait. Elle avait moins d’indul- plus d’indulgence les mandats de Jacques Chirac ? gence que son mari à l’égard de son contradicteur. Est-ce que vous comprenez mieux les blocages Pouvez-vous expliquer ce qu’est un « plaçou » ? auxquels il a pu faire face ? C’est une expression corrézienne, cela consiste à solliciter Aucun mandat n’est comparable car aucune période n’est d’un homme politique influent une place. Henri Queuille semblable. Jacques Chirac a été président douze ans, c’est en a été un des plus illustres pratiquants, mais pas le apparemment long. Mais le temps utile dont il a disposé seul. Jacques Chirac s’est inscrit dans cette tradition. pour gouverner fut en réalité plus court. Élu au printemps Comme maire de Paris il disposait de puissants leviers. Le 1995, il entre tout de suite dans un cycle infernal. Candidat « plaçou », c’est une autre façon de dire le clientélisme. Le pour lutter contre la fracture sociale, il est obligé d’annon-

om bu i sseret pour charles « plaçou », c’était pour Jacques Chirac le signe de l’impor- cer un tournant de la rigueur dès l’automne. En novembre

© T tance qu’il avait acquise dans la vie nationale et la marque et décembre, le pays est bloqué. Et il finit par dissoudre

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« En 1992, Jacques Chirac m’a tricht en 1992. En êtes-vous devenu un à ses yeux en invité à l’Élysée et m’a confié votant oui au référendum de 2005 ? Oui. J’ai eu cette discussion avec lui, c’était en janvier comment lui-même avait été 2005. J’étais premier secrétaire du Parti socialiste, j’avais amené à voter oui au traité appelé à une consultation des militants sur le traité constitutionnel européen. Le « oui » l’avait emporté. Non de Maastricht : "J’avais compris sans mal, j’en étais sorti vainqueur mais à quel prix ! (il que l’intérêt du pays passait sourit) Jacques Chirac m’a invité à l’Élysée et m’a confié par la monnaie unique. J’ai donc comment lui-même avait été amené à voter « oui » au traité de Maastricht. C’était en 1992. Le président François Mit- annoncé à une convention du terrand était malade, mais encore actif, et beaucoup, au RPR que j’allais faire campagne sein du RPR, étaient opposés à ce projet. Pour des raisons de fond, comme Philippe Séguin et François Fillon. Pour pour le oui et j’ai été sifflé. des raisons de circonstances, aussi, puisque le référen- Ce jour-là, le chef de parti dum se situait à la veille des élections législatives et que la droite se demandait si le « oui » n’allait pas la priver de sa s’est effacé devant le futur victoire attendue. Pour des raisons liées à la personne de chef de l’État. Face à ces sifflets François Mitterrand, enfin, puisque c’était lui qui posait j’ai pensé que j’avais toutes les la question ! Jacques Chirac m’a dit : « J’avais compris que l’intérêt du pays passait par la monnaie unique et que qualités pour prétendre à la c’était un enjeu pour l’avenir de l’Europe. J’ai donc annoncé présidence de la République." » à une convention du RPR que j’allais faire campagne pour le « oui » et j’ai été sifflé. C’était la première fois. Ce jour-là, le chef de parti s’est effacé devant le futur chef de l’État. divisée. Je n’ai jamais voulu utiliser son propos car j’en porter à la présidence de la République contre le gaulliste Face à ces sifflets j’ai pensé que j’avais toutes les qualités connaissais le contexte. J’ai donc assuré qu’il avait sim- Jacques Chaban-Delmas. Il y a celui qui lance l’appel anti- pour prétendre à la présidence de la République. » Cette plement exprimé une plaisanterie. Ça a été traduit en européen de Cochin en 1978. Il y a le libéral, sous l’in- anecdote a du sens, vu le contexte. (il sourit) (L’entretien « humour corrézien ». Je ne sais pas si ce soutien involon- fluence d’Édouard Balladur, en 1986. Et en 1995, c’est le a été réalisé le 1er décembre, dix jours après les sifflets taire m’a fait du bien, mais en tout cas, il ne m’a pas fait républicain qui l’emporte avec l’exigence laïque, le respect l’Assemblée nationale en avril 1997. Pendant cinq ans, contre Alain Juppé dans un meeting de Nicolas Sarkozy de mal ! (rires) de l’autre, le refus des extrêmes. C’est cette dimension qui c’est Lionel Jospin qui a eu la maitrise de l’essentiel de à Bordeaux – NDLR) Pour 2017, il soutient Alain Juppé, comme sa donne une cohérence au long parcours de Jacques Chirac. l’action gouvernementale. Le soutien que Jacques Chirac vous a exprimé fille Claude. Bernadette Chirac, elle, préfère Nicolas Il n’a jamais cédé à l’extrême droite, jamais dévié de sa En 2002, il est élu avec 82 % des voix, mais ce scrutin lui avant l’élection présidentielle de 2012 vous a-t-il aidé Sarkozy. Et vous, qui choisissez-vous ? ligne républicaine. laisse un goût amer. Comment éprouver une joie quand le à être élu ? Le lien politique, il est avec Alain Juppé. Avec Jacques Est-ce que vous vous revendiquez comme son résultat tient d’abord à un rejet de l’extrême droite ? Il ne Cette « déclaration » a été prononcée dans des circons- Chirac, nous avons une relation qui est d’une autre nature, héritier ou comme celui de François Mitterrand ? sait d’ailleurs pas bien quoi faire de cette victoire, de ce tances particulières. Elle ne m’a pas désavantagé, loin de qui n’est plus politique mais personnelle. Je me définis par rapport à mes propres convictions dans triomphe même. Il nomme Jean-Pierre Raffarin, Premier là. Mais la phrase exacte prononcée par Jacques Chirac Que signifie être chiraquien selon vous ? les circonstances d’aujourd’hui. Mes références sont dans ministre, et Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, et c’est : « Mon candidat, c’est Juppé, mais s’il n’y est pas, je vote Il y d’abord ceux qui l’ont servi, ont travaillé avec lui, le patrimoine de la gauche. François Mitterrand y figure s’investit sur les aspects institutionnels, européens et Hollande. » Il n’imagine pas à ce moment-là qu’il y a des qui l’ont suivi dans son long parcours et forment encore en bonne place. J’ai aussi des révérences, ce n’est pas internationaux de sa fonction. caméras. Je les lui montre. Et, comme dans une espèce de une famille soudée. Il y a ensuite une conception de la pareil. Chirac, lui, je le respecte, car dans les moments Début 2011, vous avez rédigé la préface d’un livre jeu, il répète, pour rire, « oui oui, je vote Hollande », sans politique, mais elle est plus indéfinie car Jacques Chirac les plus essentiels, il n’est jamais tombé du mauvais côté.

de Bruno Dive, Le Dernier Chirac. Vous y écrivez qu’il en mesurer les effets. La phrase a été contredite dans om bu i sseret pour charles a connu tant de mutations… Il y a celui qui, en 1974, Pour le reste, l’Histoire jugera. —

est devenu un homme d’État en votant oui à Maas- la foulée, mais cela montre que la droite était à l’époque © T emmène 43 députés vers Valéry Giscard d’Estaing pour le

42 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique ENTRETIEN

« À Matignon, j’ai eu un Chirac affectueux » C’est l’histoire d’un giscardien du Poitou qui aura infiltré sur ordre de son chef le pays ennemi, la Chiraquie. Au point de finir un jour à Matignon, où nul ne l’attendait. Une fois nommé Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin deviendra un infaillible soutien du président Chirac, et réciproquement. Un ami de la famille qui tiendra bon, malgré l’agitation de quelques forcenés dans son gouvernement.

Propos recueillis par Mathilde Siraud portraits Arnaud Meyer

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« Giscard et Chirac sont deux personnages qui se sont bagarrés et qui ne s’aiment guère. Mais ils ont été tous les

otre histoire avec Jacques Chirac est la réélection de Giscard. Mon contact avec la chiraquie deux présidents de la République ancienne, et s’est construite lentement. d’une manière générale n’était pas évident, c’était une grâce à l’autre. Et moi je vais Racontez-nous les tout premiers moments. période très difficile, je faisais partie des gens qui étaient être l’envoyé de la Giscardie VJ’ai rencontré Jacques Chirac quand j’étais secrétaire très intransigeants vis-à-vis du RPR de l’époque. J’étais un général des jeunes giscardiens dans les années 1970. militant UDF très engagé. En 1978, je suis candidat aux dans la Chiraquie dans le À ce moment-là, il construit ce qui sera son opposition élections législatives et je bats en primaire à Poitiers un gouvernement de 1995. » à Valéry Giscard d’Estaing. Pendant toute ma jeunesse ancien ministre du RPR envoyé contre moi, André Fanton, politique, je suis partagé entre l’image qu’a Chirac chez qui est par ailleurs un orateur de bonne qualité. Chirac est les giscardiens − l’image de quelqu’un de peu réfléchi, venu le soutenir à Poitiers. Il fera une salle exceptionnelle, d’assez brutal, plutôt court-termiste − et celle qu’en a mais en janvier, longtemps avant le scrutin. Jusqu’en mon père, un dirigeant agricole qui éprouve pour lui une mars, j’ai eu le temps d’effacer l’effet de sa visite. Je m’en très profonde estime. Je suis donc partagé entre ma piété souviens précisément : il n’y a pas de relation personnelle Comment avez-vous intégré le gouvernement filiale et mon sacerdoce giscardien ! ou bienveillante avec la chiraquie durant cette période. Juppé, après l’élection de Jacques Chirac ? Valéry Giscard d’Estaing est ensuite élu président Comment s’est fait le rapprochement ? Giscard et Chirac sont deux personnages qui se sont de la République. Jacques Chirac est le Premier Progressivement, en 1994, quand Édouard Balladur a bagarrés et qui ne s’aiment guère. Mais ils ont été tous les ministre et les relations se compliquent. Quel rôle annoncé une « OPA » sur l’UDF. Giscard à ce moment-là deux présidents de la République grâce à l’autre. Giscard avez-vous joué entre les deux hommes ? n’exclut pas d’être candidat à la présidentielle en 1995 et est élu avec le concours de Chirac, et en 1995 Chirac est En 1974, pendant la campagne, je vais à une ou deux Balladur va séduire François Léotard, Gérard Longuet, élu avec le concours de Giscard. Et moi je vais être l’envoyé réunions où Jacques Chirac est présent. Je suis ensuite François Bayrou, et pas mal de jeunes dirigeants de l’UDF de la Giscardie dans la Chiraquie dans le gouvernement de reçu avec Dominique Bussereau au mois d’avril 1975 : qui vont partir avec lui. Ce faisant, Giscard est un peu 1995. Juppé a demandé à Giscard qui il souhaitait comme Chirac est à Matignon, et nous venons de perdre les canto- dépossédé de l’UDF. Et là, selon ce que j’appelle « le principe ministre et Giscard a donné mon nom. nales. La tension est réelle entre Giscard et Chirac. Il nous de la dernière haine », la haine Giscard / Chirac s’efface À ce moment-là, vous bâtissez une vraie relation reçoit pour nous expliquer qu’il est le dernier rempart derrière la dernière haine qu’est la haine Chirac / Balladur avec Jacques Chirac. Comment Valéry Giscard pour le président. Et que tous ceux qui le critiquent ne ou Giscard / Balladur. À ce moment-là, je suis secrétaire d’Estaing vit-il ce rapprochement ? se rendent pas compte qu’il lui sert en fait de bouclier. Il général de l’UDF. Chirac entreprend alors de convaincre Giscard m’a reproché ce rapprochement de temps en essaie de nous convaincre que sa situation n’est pas du Giscard qu’il n’est pas l’individu primaire et sommaire que temps. Je lui ai répété que c’est lui qui a négocié mon tout celle d’un rebelle mais au contraire d’un soldat au pense Giscard, Il vient au siège de l’UDF, rue François 1er, entrée au gouvernement pour que l’UDF existe dans le service de son chef. Mais nous avions été convoqués dès rencontrer Giscard, pendant de longues heures. J’ai pu gouvernement d’Alain Juppé. J’ai les PME, le commerce et 7 heures du matin ce jour-là par le ministre de l’Intérieur assister à certains tête-à-tête. Je faisais patienter les jour- l’artisanat, je profite d’une grande proximité avec Juppé Michel Poniatowski qui nous avait expliqué que la volonté nalistes parce que ces entretiens duraient très longtemps, et Chirac. Progressivement, Chirac s’intéresse à la France de Chirac était de déstabiliser Giscard. Nous avions donc bien plus que prévu. Ils parlaient de l’histoire de France, de l’agriculture, des artisans, des PME, des territoires, etc. été dopés à l’ « EPO Ponia » avant même de voir Chirac. de l’Asie, du Japon, de géopolitique. Pendant cette période, C’est à ce moment-là qu’il construit des relations avec Les débuts sont donc plutôt difficiles entre vous et Chirac a réussi à se rendre giscardo-compatible. La famille Philippe Vasseur, ministre de l’Agriculture, ainsi qu’avec Jacques Chirac. UDF se divise en deux, les giscardiens se scindent ensuite : moi. J’ai travaillé en très bons termes avec Chirac qui Pendant toute cette période j’en ai beaucoup voulu à une partie avec Léotard, Bayrou et Balladur et l’autre avec m’a soutenu, m’a fait gagner mes arbitrages. Je retrouve Chirac et aux chiraquiens de 1981 qui n’ont pas facilité Madelin, moi, Giscard et donc Chirac. aussi la paix familiale – même s’il n’y a jamais eu de

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Avec Jacques Chirac je n’ai rien négocié. Pendant la « Je suis allé voir Jacques campagne de 2002, à laquelle je participe, Chirac voit que Chirac dès juillet 1997 pour lui je suis un bon orateur, il m’observe. Il m’envoie beaucoup sur le terrain, mais les autres aussi. Il veille à ce qu’il n’y demander s’il avait l’intention ait pas une tête qui dépasse. À Poitiers, le 10 avril, c’est d’être candidat en 2002, sachant un grand succès, il me fait monter sur scène, ce qui n’était pas arrivé jusque-là. Les médias pensaient que j’allais être qu’il était au plus bas, que ça choisi à Matignon. Le lendemain, Sarkozy est invité par n’allait pas fort. J’ai compris que Jean-Louis Debré à Évreux. Trois jours plus tard, c’est au si le président de la République tour de Fillon d’être choisi pour un plateau télé. On voit qu’à chaque fois, un ou deux sont avancés. sortant était candidat, c’est lui À ce moment-là, vous vous préparez à devenir qui serait au second tour. Au Premier ministre ? Je ne pense pas devenir Premier ministre mais je pense moment où beaucoup ont décidé être appelé à un poste important, parmi les quatre ou cinq de le lâcher, moi j’ai décidé de poids lourds du gouvernement. Je me prépare en faisant un livre, qui s’appelle Pour une nouvelle gouvernance. Avec travailler avec lui. » une équipe d’experts, on a travaillé sur le fond. Vous voulez dire qu’il y a eu du suspense jusqu’à tensions –, mon père étant alors très heureux de cette l’élection de Jacques Chirac ? évolution ! Je me rapproche de cette équipe, notamment Le soir de l’élection de Chirac, nous sommes au QG, il de Juppé, même s’il a des relations compliquées avec nous fait quelques commentaires avant qu’on parte sur certains autres ministres. Je le soutenais activement. Puis, les plateaux télés. Il y a Philippe Douste-Blazy, Nicolas avec la dissolution, j’avais le sentiment que le septennat Sarkozy, Alain Juppé… Je vais saluer Chirac en me disant : s’était interrompu trop brutalement. Je me suis interrogé « Il va me dire quelque chose. » Je lui dis : « Au revoir monsieur sur ce qu’il fallait faire. Je suis allé voir Jacques Chirac dès le Président, je vais à TF1 »… Et il me répond : « Merci Jean- juillet 1997 pour lui demander s’il avait l’intention d’être Pierre pour tout ce que tu as fait et surtout ce soir, pas de triom- candidat en 2002, sachant qu’il était au plus bas, que ça phalisme. » C’est le seul message. Je traîne un peu avant de n’allait pas fort. J’ai compris que si le président de la Répu- partir pour écouter ce qu’il va dire à Sarko qui est derrière blique sortant était candidat, c’est lui qui serait au second moi. Je l’entends dire : « Nicolas, merci pour tout ce que tu as tour. Au moment où beaucoup ont décidé de le lâcher, moi fait pour moi, et ce soir pas de triomphalisme. » Donc rien. j’ai décidé de travailler avec lui. J’ai composé une équipe Mon seul vrai indice sera que, sur l’écran de contrôlé situé qui s’appelait « dialogue et initiative », qui allait être la à côté de moi, je vois Sarko sur la 2. Moi je suis sur TF1, maquette de l’UMP. C’est-à-dire constituée de deux gaul- et je vois qu’il fait une mauvaise mine. Je vois qu’il n’est listes (Perben et Barnier), d’un centriste (Barrot) et d’un pas heureux. Je me dis qu’il se passe quelque chose. Entre- libéral (Raffarin). On a décidé de créer cette préfiguration temps Chirac nous avait demandé des notes. Le lendemain du rassemblement de la droite et du centre. On a fait un matin je suis réveillé à 7 heures par Olivier Mazerolle qui livre, des meetings en province tous les quatre. De 1997 à veut m’inviter au journal de France 2, en me disant : « Vous 2002, on a milité pour la création de l’UMP. J’ai beaucoup allez être Premier ministre. » Je refuse, lui disant que je n’ai rencontré Jacques Chirac, je l’ai vu évoluer sur des sujets pas de nouvelles de cela, et je raccroche. Puis ma mère comme la décentralisation où il devient plus audacieux. m’appelle pour me dire qu’il y a des journalistes devant Vous construisez alors une sorte d’alliance ma maison. Je lui réponds : « Il est 9 heures, je suis avec mon

politique, stratégique, pour la suite. épouse, il y a encore rien. » J’ai un coup de suite p.48 © arnaud meyer pour charles

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fil vers 11 heures de Villepin qui me demande de venir à heures après, votre poitrine se serre, on sent qu’il y a un Et les relations entre l’Élysée et Matignon ? « Le lendemain du premier tour, l’Élysée. Là, je comprends que c’est vrai. certain nombre de décisions à prendre. À tous les instants, et cela a duré pendant trois ans, j’ai Villepin m’avait dit : "Tu seras On raconte que Jacques Chirac a appelé directe- Vous nommez une quarantaine de ministres pour eu un Chirac affectueux. Il me protège. Alors que d’après ment votre mère pour lui annoncer votre nomination ? former un « gouvernement de mission ». Comment ce qu’on disait, il harcelait Juppé au téléphone de 1995 le Premier ministre, je serai ton Oui, il m’a demandé son numéro et il l’a appelée. J’étais avez-vous procédé ? Quelles étaient les consignes de à 1997, avec moi il est souvent passé par mon assis- successeur." CHIRAC a beaucoup son ministre quand mon père est mort, et il l’avait aussi Jacques Chirac ? tante Aude pour demander à me parler, pour ne pas me appelée à cette occasion. À plusieurs reprises il a demandé Jacques Chirac était très respectueux des autres, et n’était déranger. Il est très attentif à ce que je suis. Le mercredi hésité entre moi et Sarkozy, mais à l’appeler, quand on a eu des bons moments. Lors du pas ambigu sur ce qu’il voulait. Il m’a dit tout de suite matin quand nous nous voyons, c’est le meilleur moment il voulait absolument quelqu’un vote sur la réforme des retraites par exemple, il était qu’il avait consulté les généraux pour pouvoir nommer de ma semaine ! Quand j’ai des difficultés, des batailles, de provincial, d’apaisant, d’UDF, tout content et il a voulu appeler ma mère, pour lui faire une femme aux armées. Pour Michèle Alliot-Marie, c’était quand au Parlement ça bouge, le mercredi matin avec le partager cette victoire. donc décidé. Sarkozy voulait l’Économie, Chirac voulait lui président on regarde les choses, il est très mobilisé sur ses compte tenu du contexte et du À l’époque, certains observateurs soulignent l’im- donner l’Intérieur. Et le transfert de Villepin aux Affaires propres actions, moi il me laisse faire, mais il m’apporte score de Le Pen. » provisation qui règne autour de la formation du gou- étrangères était acté. Pour le reste, il m’a laissé discuter, des solutions, s’il y a un problème il passe les coups de fil vernement, de votre nomination. On dit même que on a choisi Francis Mer ensemble, ainsi que Luc Ferry. Il nécessaires. Pour un Premier ministre c’est un très bon François Fillon aurait été appelé par Jacques Chirac, était très ouvert à mes propositions. Sarkozy voulait un président dans la mesure où il m’aide plus qu’il ne me mais qu’il a manqué l’appel, étant occupé à la messe. ministre proche de lui, il voulait Estrosi, et Chirac a proposé contraint. On va construire une relation de fiabilité d’un C’était pour lui proposer Matignon ? Devedjian. Après, il y avait quelques noms auxquels il bout à l’autre. Je ne crois pas une seconde qu’il ait pensé à François tenait : Christian Jacob et Pierre Bédier notamment. Je suis Vous avez quand même connu quelques différends Fillon. Jérôme Monod, qui était conseiller du président, allé le voir le soir, ça s’est fait assez facilement pour que avec le président… m’a indiqué par la suite que Chirac avait décidé le mardi l’on soit prêt le lendemain. On a eu un désaccord sur l’ouverture du capital d’EDF et précédant le second tour que je serais Premier ministre. En plus de tous ces ministres, vous deviez composer de GDF. Il m’a dit : « Tu sais, la petite voiture bleue d’EDF, L’indice que j’ai, c’est que le dernier meeting du jeudi soir, votre cabinet. Était-ce facile ? elle sillonne la Vienne, tu vas voir, ça va être difficile, ça ne Monod vient me chercher, m’emmène au premier rang à J’ai choisi mon directeur de cabinet, de Villepin n’était va pas être accepté, tu vas faire beaucoup de mécontents. » côté de Bernadette et me dit : « Vous comprendrez pourquoi, pas d’accord avec mon choix. Mais on m’avait appris Mais j’ai tenu tête. Parce que l’ouverture du secteur de il faut que vous me suiviez. » Le lendemain du premier tour, dans ma vie politique que le choix du directeur de cabinet l’énergie était l’un des sujets sur lequel Bruxelles nous Villepin m’avait invité à déjeuner et m’avait dit : « Tu seras était autonome. J’ai choisi Pierre Steinmetz qui avait attendait pour savoir si on était réformateur ou pas. Moi le Premier ministre, je serai ton successeur. » Dans la tête de déjà travaillé avec Raymond Barre à Matignon, il avait je suis très européen, j’avais de bonnes relations avec les Villepin, j’étais le Premier ministre. Je pense que l’hypo- été avec des ministres UDF et centristes, il avait été mon commissaires, je voulais envoyer un signal à l’Europe. Ça thèse Fillon n’a jamais existé. Il a beaucoup hésité entre préfet dans la Vienne, donc je le connaissais bien. Villepin s’est fait. J’ai gagné cette bataille-là, mais j’ai perdu celle moi et Sarkozy, mais il avait de vrais problèmes person- voulait me donner un préfet dans sa main à lui, pour avoir de l’exonération de la résidence principale dans l’ISF. Glo- nels avec lui. Il voulait absolument quelqu’un de provin- un correspondant à Matignon. Le président souhaite qu’un balement le président a toujours été avec moi extrême- cial, d’apaisant, d’UDF, compte tenu du contexte et du membre de son cabinet soit dans mon équipe. Il m’envoie ment attentif. En trois ans, le « Chirac des mauvais coups » score de Le Pen. Les circonstances ont joué en ma faveur, Jean-François Cirelli qui est secrétaire général adjoint et que j’ai connu sous Giscard – qu’on m’a plus raconté que j’avais le profil qu’il recherchait. qui est aujourd’hui l’un de mes meilleurs amis. La greffe a je n’ai connu, d’ailleurs –, je ne l’ai pas rencontré en tant À partir du moment où vous êtes nommé, tout bien pris, mais au départ c’était un peu l’envoyé spécial de que Premier ministre. Je n’ai eu que cette relation transpa- va très vite : annonce à 11h30, passation à 15 heures l’Élysée dans mon équipe. Je l’ai accepté volontiers. rente, fiable, avec quelqu’un de généreux, d’attentif. avec Lionel Jospin, composition du gouvernement le Comment assure-t-on la cohésion gouvernemen- Comment avez-vous géré les arbitrages avec lendemain à 20 heures… Comment avez-vous vécu tale quand les ministres se combattent entre eux ? les fortes têtes du gouvernement ? D’autant que cette pression ? Il y avait des ministres qui n’étaient pas simples, qui beaucoup vous jalousaient, voulaient prendre votre L’angoisse vient le lendemain ou le surlendemain. Sur le avaient des problèmes avec le président. Je pense à Luc place, notamment Nicolas Sarkozy. moment tout va très vite, la pression aide à tenir. Tout le Ferry, aux conflits entre Alain Lambert et Francis Mer, Ma relation avec Jacques Chirac était enviée. Nicolas monde filme mes déplacements. Dès qu’on se repose, 48 entre Ferry et Darcos, donc c’était compliqué. Sarkozy a toujours considéré que j’avais usurpé sa

50 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique Jean-Pierre Raffarin

place à Matignon. Dès le départ, il ne comprend pas qu’à avoir des agitateurs, mieux vaut en avoir plusieurs par cette éviction. Est-ce que vous souhaitiez déjà « Quand Sarkozy voulait pourquoi il n’est pas à Matignon. Jusqu’à maintenant, qu’un seul. Parce qu’ils s’agitent entre eux. quitter Matignon ? participer à une émission dans une élection toute particulière, je suis le seul qui Quand Dominique de Villepin vous surnomme Je lui avais dit que je voulais partir, dès le début de l’année en matière de pouvoir ait battu Sarkozy. Ce qu’il n’aime « Raffa-rien », ça vous blesse ? 2005. Trois ans me paraissaient le terme, mon départ me de télévision alors que le pas. Ça revient toujours un peu de temps en temps. Il Il l’a peut être dit une ou deux fois mais ce n’était pas semblait naturel. Je pensais qu’il fallait qu’il change de président parlait le lendemain. n’a pas coché cette case Matignon et se demande bien quelque chose qui m’était rapporté. Ce sont des trucs de Premier ministre tous les trois ans. Dans un quinquen- pourquoi un provincial a pris sa place. On avait un petit- presse qui n’existent pas vraiment. Ce qui était clair, c’est nat, il y en a un qui doit mettre en œuvre les promesses, Jacques Chirac me demandait de déjeuner avec les poids lourds de la majorité, le mardi qu’il voulait ma place. Et il l’a eue. et l’autre qui doit préparer l’échéance, les promesses qui le convaincre de ne pas aller matin. Là, s’exprimaient les tempéraments des uns et Nicolas Sarkozy n’était pas tendre avec vous et seront faites. Moi j’avais à gérer le programme. Mais au faire un 20 heures. Parfois, des autres. Avec Nicolas Sarkozy, c’était sportif mais pas ne cachait pas ses ambitions. Comment l’avez-vous bout de deux ans et demi, trois ans, le quinquennat passe difficile : vous savez ce qu’il pense. Ce n’est pas quelqu’un supporté ? de l’engagement du président à qui sera le prochain il fallait aussi lui dire qu’il de cachotier, c’est facile de prévoir ce qu'il pense, de tra- Au fond, je n’ai jamais voulu m’engager dans une destruc- candidat. C’est d’ailleurs ce qu’on vit actuellement, la ne pouvait pas forcément vailler avec lui. Mais il ne faut jamais laisser un problème tion ou une opposition à Sarkozy. J’ai toujours essayé de question du prochain candidat s’impose à gauche, on vit s’embourber, sinon ça s’infecte fortement. le contenir, sans m’en faire un adversaire, Je ne voulais le basculement. avoir l’avion présidentiel. » Qu’est-ce que vous voulez dire ? pas de cela, j’étais attentif à ce qu’il soit au courant de Vous étiez, avant d’être un élu, un expert en com- Par exemple quand il voulait participer à une émission l’affaire Clearstream, qu’il ne soit pas dans la situation munication. Au sein de la société Jacques Vabre, de télévision alors que le président parlait le lendemain. de provoquer l’échec en 2007. Il fallait le contenir mais mais aussi auprès de Lionel Stoléru, au ministère du Jacques Chirac me demandait de le convaincre de ne pas en même temps ne pas le torpiller. C’était un pilotage Travail. Est-ce que ces compétences vous ont servi aller faire un 20 heures. Parfois, il fallait aussi lui dire quotidien. Il y en a qui font de la gymnastique, d’autres du pendant vos trois années à Matignon ? qu’il ne pouvait pas forcément avoir l’avion présidentiel. rugby, moi je jouais au Sarkozy tous les jours. Une disci- Un petit peu. Mais moins que ma bonne connaissance de C’était des sujets qui n’étaient pas agréables à amorcer, et pline à part entière. La difficulté était de le rendre compa- la fonction présidentielle. Avoir fréquenté Giscard, un peu parfois quand ça montait, on mettait le téléphone un peu tible avec Chirac car Chirac disait : « C’est moi qui décide », Mitterrand – il était Charentais – m’a donné une bonne à distance ! Ça se réglait tout le temps et je dois dire que ce et l’autre contestait. Je devais doser. Pour un Premier vision de la fonction présidentielle. Pendant trois ans, il n’était pas le plus compliqué. ministre, avoir un ministre qui conteste le président n’est n’y a pas eu de difficultés entre le président et le Premier Je cite un nom, je vois comment il réagit. Chirac s’inté- Quel ministre était le plus compliqué à gérer ? pas facile. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, par exemple. ministre. C’est d’ailleurs ce que j’ai expliqué à Manuel resse à ceux qui peuvent être président de la République. Je pense que Villepin était plus compliqué parce qu’il était Quand vous étiez Premier ministre, toutes les Valls avec qui j’ai déjeuné il n’y a pas très longtemps. Il a des avis assez profonds sur ceux qu’il a observés. Il moins direct. Il avait un match avec Nicolas Sarkozy, ils élections intermédiaires ont été perdues par la droite. Vous voyez Manuel Valls ? Que lui avez-vous dit ? pouvait travailler avec tout le monde, mais il les analysait étaient mêlés et divisés dans l’affaire Clearstream. J’ai dû Même le Poitou-Charentes, votre région, est passée On a fait part de nos expériences. Tout le monde conseille en même temps. Ça lui arrivait de dire à propos d’untel : gérer cela et Chirac a toujours été d’un grand soutien pour à gauche avec Ségolène Royal en 2004. Comment tout le monde. Je lui ai dit qu’avoir une bonne connais- « Sur un marché de Corrèze on dirait que ce n’est pas une moi. avez-vous vécu ce désamour avec les Français ? sance du président aide bien. On voit que l’expérience de bonne bête. » Ou : « Celui-là est un peu court sur pattes. » J’ai Jacques Chirac a-t-il pris votre défense au J’ai vu dans les élections régionales suivantes que c’était Valls l’aide par rapport à un Ayrault qui n’avait pas circulé toujours gardé un lien avec lui. J’ai une relation person- détriment de Villepin ? encore pire, ce qui m’a rassuré. Tous ceux qui m’ont à l’intérieur de cette relation. Un Premier ministre qui nelle, affectueuse, affective avec Chirac et Bernadette. Un jour à la radio, en 2004, Villepin dit : « Il faut aller plus attaqué, notamment Sarkozy et Fillon qui contestaient n’a pas la conscience de la personnalité profonde de son Avec Giscard aussi. C’est une relation proche de l’intimité. vite, plus loin, plus fort. » Donc c’est interprété comme mon action en 2004, quand ils ont eu les régionales de président et de la fonction présidentielle, ça ne fonctionne Sa fille Claude Chirac dit qu’il n’a pas d’ego. une contestation envers moi. Parce que Villepin se sert 2010, ils gouvernaient, et ça m’a consolé. À Matignon pas. Nous en avons beaucoup discuté avec Manuel Valls. Êtes-vous d’accord ? toujours du fait que quand il parle, c’est un peu Chirac qui j’étais là pour protéger le président et faire en sorte qu’à Quand avez-vous vu Jacques Chirac pour la Oui. En tout cas par rapport à sa fonction, son ego est parle, dans la mesure où il est très proche de lui. Donc en l’issue de ce quinquennat la droite l’emporte. J’ai accompli dernière fois ? Continuez-vous à entretenir une infime. C’est une phrase juste. Ce n’est pas quelqu’un qui pleine réunion, j’appelle le président, je lui dis : « Monsieur ma mission. Quand je suis arrivé, le chômage augmentait, relation privilégiée avec lui ? se valorise personnellement. Il cherche à bien gérer. le Président, si vous approuvez les propos de Villepin, je quand je suis parti le chômage baissait. Je l’ai vu en septembre. Je continue à le voir régulière- Continuez-vous à vouvoyer l’ancien président de démissionne immédiatement. » Le président me répond tout Jacques Chirac décide de se séparer de vous après ment. Il n’est pas toujours très en forme, mais on parle la République ? de suite : « Mais pas du tout, c’est une connerie ! » Donc de l’échec du référendum européen, le 29 mai 2005. Il beaucoup d’événements qui nous ont marqués, des gens. Oui je continue à le vouvoyer, et je lui ai souhaité temps en temps, il y avait quelques problèmes. Mais tant raconte dans ses Mémoires que vous n’êtes pas étonné Il a toujours des convictions fortes sur les personnes. récemment son 82ème anniversaire. —

52 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique le dictionnaire

A — Abracadabrantesque — — Al Capone — — ANPE —

Agence nationale pour l’emploi (1967-2008) : établissement admi- nistratif, créé par le secrétaire d’État aux affaires sociales Jacques Chirac, ayant pour mission de centraliser les offres et les demandes d’emploi. 400 000 chômeurs en 1967, 2 100 000 en 2007 à l’issue de son second mandat présidentiel.

Surnom donné à Jacques Chirac en 1974 par les fidèles de Chaban-Del- mas lorsqu’il trahit son clan en orga- nisant le ralliement à Valéry Giscard d’Estaing de 43 députés gaullistes. Néologisme dérivé d’abracadabra Citation : « Chirac a tué Chaban-Del- imaginé par Arthur Rimbaud en mas, il a ensuite tué Giscard, puis il a 1871 dans le poème Le Cœur supplicié tué Barre, et enfin, il m’a tué. Méfiez- et popularisé en 2000 par Jacques vous. » Édouard Balladur à Lionel Chirac. Cet adjectif lui aurait été Jospin avant la présidentielle de 2002 soufflé par Dominique de Villepin. (Bruno Fuligni, Petit dictionnaire des Interrogé par Élise Lucet sur les injures politiques, L’Éditeur, 2011). accusations post mortem de Jean- Claude Méry qui racontait avoir — Algérie française — remis 5 millions de francs en espèces à l’ancien maire de Paris, ce dernier « J’étais profondément Algérie française. » déclare : « Aujourd’hui, on rapporte une (Mémoires, Chaque pas doit être un but, histoire abracadabrantesque. On fait Nil, 2009) En tant qu’officier (1956- parler un homme mort il y a plus d’un 1957) puis comme haut fonctionnaire an. On disserte sur des faits invraisem- (1959-1960), Jacques Chirac s’est battu par Alexandre Chabert blables qui ont eu lieu (sic) il y a plus de pour éviter l’indépendance. À l’ENA, il quatorze ans. » Sur le site Internet de est le seul de la promotion Vauban à l’Élysée, cette phrase sera modifiée refuser pendant quarante-huit heures en « des faits invraisemblables qui de signer la motion de soutien à de

© DR auraient eu lieu ». Gaulle.

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— Arrosage — (Pouchkine, Dostoïevski), Verlaine, et on reprend le verre vide d’un autre », — Bulldozer — parution de tel dossier Gide, Paul Éluard, La Fontaine, des cité par Franz-Olivier Giesbert, en échange d’autres « On m’a dit que j’ai romans policiers et surtout des Jacques Chirac, Le Seuil, 1987. éléments (Jean-François beaucoup arrosé. ouvrages consacrés à l’histoire des Probst, Chirac mon ami de Mais primo, c’était civilisations, à l’archéologie, aux — Le Bruit et l’odeur — trente ans, Denoël, 2007). indispensable, car religions ou encore aux arts premiers. la Corrèze était un Livre de chevet : La Négresse blonde désert. Et secundo, de Georges Fourest. (Pierre Péan, Le Capitaine c’est un pays que L’Inconnu de l’Élysée, Fayard, 2007.) — Saint Martin — j’aime. » L’Express, croyant, fidèle à l’éducation chré- Surnom de Jacques Chirac lorsqu’il 8 novembre 1976. tienne dispensée par sa mère, catho- est chargé de mission au cabinet — Bidet — lique fervente et pratiquante. En de Georges Pompidou (1962-1967), 1976, après avoir démissionné de son saluant la rapidité avec laquelle il poste de Premier ministre, il se retire gère les dossiers. Synonyme : Héli- trois jours à l’abbaye bénédictine de coptère : surnom de Jacques Chirac Solesmes. À l’âge de 16 ans, il aurait étudiant à Sciences Po tant on le B songé à se convertir à l’hindouisme et voit partout. Antonymes : 1. « Le Ven- quelques années plus tard au boudd- tilateur », surnom à Matignon du Cargo de la marine marchande sur — Bibliothèque — hisme. (Bernard Billaud, D’un Chirac « Il est certain que d’avoir des Espagnols, Premier ministre de Giscard tant il lequel embarque comme pilotin à l’autre, Éditions de Fallois, 2005.) des Polonais et des Portugais tra- brasse de l’air pour ne rien faire. 2. le jeune bachelier, Jacques Chirac, vaillant chez nous, ça pose moins de « Le roi fainéant de la vème République », qui rêve de devenir capitaine. Il est — Bière — problèmes que d’avoir des musulmans Arnaud Montebourg, (Le Parisien, 25 parti en cachette de son père, qui le et des Noirs. Comment voulez-vous septembre 2003) jugeant l’action du croit en vacances chez des amis en « Bien sûr que je suis de que le travailleur français qui habite président Chirac ; « Jacques Chirac ? Normandie. Il débarque à Alger où il gauche ! Je mange de la à la Goutte-d’Or où je me promenais En matière de réduction de temps de se fait dépuceler dans le quartier de choucroute et je bois de avec Alain Juppé il y a trois ou quatre travail, nous n’aurions jamais pensé la casbah. « Je croyais que Jacques Chirac la bière », Libération, jours, qui travaille avec sa femme et aller aussi loin. » François Hollande était du marbre dont on fait les 17 février 1995. Adepte qui, ensemble, gagnent environ 15 000 à propos du président de la Répu- — Campagne électorale — statues. En réalité, il est de la du champagne Dom francs, et qui voit sur le palier à côté de blique alors en fonction, Le Parisien, faïence dont on fait les bidets », Pérignon lors de son son HLM, entassée, une famille avec un 27 janvier 2001. Marie-France Garaud, Le Canard premier passage rue de père de famille, trois ou quatre épouses, enchaîné, 2 décembre 1985. Matignon, il devient et une vingtaine de gosses, et qui gagne accro à la bière Tuborg 50 000 francs de prestations sociales, dont il s’était fait sans naturellement travailler ! Si vous On trouve dans la bibliothèque de installer un tonneau ajoutez à cela le bruit et l’odeur, eh C Jacques Chirac des livres de Charles dans son bureau, avant bien le travailleur français sur le palier de Gaulle, André Malraux dont un — Bison égocentrique — de découvrir lors d’un devient fou. » Extrait du discours — Canard enchaîné (Le) — exemplaire dédicacé à « Jean (sic) voyage au Mexique la d’Orléans, 19 juin 1991. A inspiré « Dans une campagne électorale, quand Chirac », Alexandre Dumas (dont il a Totem du scout Jacques Chirac. Corona. Conseil : « Pour éviter de boire la chanson et l’album (disque d’or) Entre 1974 et 1976, Jacques Chirac vous voyez un buffet, il faut manger. fait entrer les cendres au Panthéon L’enfant de chœur de l’église de Saint- trop, j’ai une technique formidable : on éponymes au groupe Zebda. aurait pratiqué depuis Matignon Quand vous voyez des toilettes, il faut

en 2002), des auteurs russes Philippe-du-Roule se dit toujours porte son verre à ses lèvres, on le repose © DR des deals avec l’hebdomadaire : non y aller », Libération, 27 mars 1995.

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— Château Chirac — en 1947, sympathisant du PCF dans en janvier 1988, lors d’une négo- — Ducon — avait rédigé dès les années 50 ses (Château de Bity) les années 50, pro Algérie française — Communiste — ciation budgétaire. Citation 3 : « Je premiers articles pour la revue puis gaulliste dans les années 60, Fiché comme tel par la police en ne bande que d’une seule », cité par L’Import-Export, pour laquelle il avait défenseur d’un « travaillisme à la 1950 après avoir signé l’Appel Franz-Olivier Giesbert, La Tragédie rédigé un dossier spécial sur le port française » dans les années 70 et de Stockholm contre la bombe du Président, Flammarion, 2006. « On de la Nouvelle-Orléans. apôtre d’un libéralisme à la Thatcher atomique, lancé par le commu- greffe de tout aujourd’hui, des reins, niste Frédéric Joliot-Curie et des bras, un cœur. Sauf les couilles. — Eugène Onéguine — le Mouvement mondial pour Par manque de donneur », cité par Éric la paix. Il fréquente durant Zemmour, L’Homme qui ne s’aimait Roman en vers de Pouchkine, traduit « Modeste bâtisse » (2 000 mètres quelques semaine des militants pas, Balland, 2002. en français dans les années 50 par carrés du xvième siècle, 11 hectares du PCF et vend L’Humanitė- Jacques Chirac, qui essuiera le refus de terrains et deux maisons de Dimanche devant l’Église Saint- — Crayon — d’une dizaine d’éditeurs. Près d’un gardien de 110 mètres carrés) dixit Sulpice à Paris mais ne prendra Nom auquel répond le chien (une quart de siècle plus tard, Claude son nouveau propriétaire en 1969. jamais sa carte. À Sciences Po, C’est François Baroin qui raconte : braque d’Auvergne) offert par Valéry Nielsen, directeur des Presses de la Deux mois après son acquisition, le il refuse l’invitation de son ami « Une fois, je le retrouve au retour des Giscard d’Estaing à Jacques Chirac, cité, propose au nouveau Premier château de Bity devient « monument Michel Rocard de rejoindre la bonnes vacances, bronzé, je lui fais histoire racontée par Michel Denisot ministre de le publier. Réponse du historique » et Jacques Chirac perçoit SFIO au motif que son position- remarquer. (Brèves de vies, Fayard, 2014). Autres traducteur : « Vous ne l’avez pas voulue deux subventions du ministère des nement politique n’est pas assez – Monsieur le Président vous avez noms de chiens chiraquiens : Socrate quand j’avais 20 ans, vous ne l’aurez Affaires culturelles. dans les années 80, européiste à gauche. bonne mine. (bâtard), Chirscou (labrador), Sumo pas maintenant ! », (cité par Pierre convaincu dans les années 90 après – Et encore t’as pas vu le crayon ! » (bichon maltais) auquel Jacques Péan, id.) avoir été anti-européen (appel de « Le Grand Journal », Canal +, 4 décembre Chirac est très attaché comme l’a Cochin de 79), virage à gauche au 2013 rapporté une amie du couple à Bruno milieu des années 90 (campagne Dive. Jacques Chirac lui aurait dit un sur la « fracture sociale ») suivi d’une jour : « Je vous confie Bernadette et ce politique de restriction budgétaire que j’ai de plus précieux : mon chien — Chirac — (95-97), défenseur de l’écologie et Sumo », Le Dernier Chirac, Jacob- F des revendications tiers-mondistes Duvernet, 2011. Le patronyme Chirac désigne celui et altermondialistes (Taxe Tobin) à la — Connard ! — D — Femmes — « qui est originaire de Chirac », nom fin de sa carrière. de plusieurs communes en France – Enchanté, moi c’est Jacques Chirac. — Dissolution — « Pour moi, la femme idéale, c’est la et notamment en Corrèze dont sont — Cité des origines — Antonyme : femme corrézienne, celle de l’ancien originaires les aïeux de l’ancien – Touche-moi pas ! temps, dure à la peine, qui sert les président, essentiellement des Projet de musée du président Jacques – Casse-toi, pauv’ con ! E hommes à table, ne s’assied jamais avec laboureurs. Chirac relatif à l’origine et l’évolution eux et ne parle pas », cité par Catherine de l’univers, de la vie et de l’homme, — Couille — — L’Essor du Limousin — Nay, Magazine, janvier — Chirouette Jacques — qui n’a jamais vu le jour. En 2000, il Terme courant dans le champ lexical 1978. Citation 2 : « À nos femmes, à nos inaugure à Sarran le Musée Jacques et l’imaginaire chiraquien. Citation « On était dans un appartement avec Hebdomadaire corrézien créé par chevaux et à ceux qui les montent », cité Mot-valise associant Chirac et Chirac, en déficit financier depuis 1 : « Ça m’en touche une sans faire une fuite de gaz. Chirac a craqué une Jacques Chirac en 1965 avec le par Le Nouvel Observateur, 11 juillet Girouette imaginé par la rédaction plusieurs années, et en 2006 le Musée bouger l’autre », Libération, 9 mai allumette pour y voir plus clair », concours de Marcel Dassault qui 1991. Citation 3 : « Ma femme est un du Canard enchaîné pour moquer les du Quai Branly qui fait partie du Top 1995. Citation 2 : « Qu’est-ce qu’elle me Patrick Devedjian (Bruno Fuligni, payera quelques factures ainsi que homme politique », cité par Véziane de changements de prises de position 30 des musées les plus visités dans le veut cette ménagère ? Mes couilles sur id.), à propos de la dissolution de l’As- le salaire du « conseiller technique » Vezins, L’Année Chirac : L’avenir à bras-

de Jacques Chirac : adhérent du RPF monde. un plateau ? » à Margaret Thatcher, © DR semblée nationale en 1995. Philippe Alexandre. Jacques Chirac le-corps, JC Lattès, 1996.

58 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique le dictionnaire

Fondation — Fumeur — — Gueule de droite — — Hussein Saddam — — Juppé Alain — — Jacques Chirac — « Je sais que j’ai une gueule de droite, Créée en 1974, mais on ne peut pas se refaire », TF1, H cette fondation janvier 1978. rassemble 31 éta- — Hirochirac — blissements qui — Guérisseur — accueillent 1 100 personnes handi- capées mentales et emploient 830 En septembre 1994, Pierre Bédier, salariés. Distincte de la Fondation le président du Conseil général Chirac lancée en 2008, qui agit au Fumeur de deux à trois paquets par des Yvelines, est dans le coma. Il « Vous êtes mon ami personnel. Vous « Le meilleur d’entre nous », Journées service de la paix (eau, santé, forêts, jour (des Gauloises puis des Winston est atteint d’une leuco-encépha- Mot-valise associant Hiroshima et êtes assuré de mon estime, de ma consi- parlementaires de Strasbourg, 1993. diversité culturelle). rouges pour faire comme Pompidou), lite dont 90 % des gens atteints par Chirac imaginé par des militants dération et de mon affection », Jacques il arrête du jour au lendemain en mai cette maladie meurent et 90 % des de Greenpeace pour dénoncer la Chirac, 5 septembre 1972. — Frère Jacques — 1988. En 2013, le quotidien Sud-Ouest 10 % restants connaissent de gra- reprise des essais nucléaires dans le Frère Jacques révèle que l’ancien président fume ves séquelles neurologiques. Jacques Pacifique décidée par l’un des signa- Jacques Chirac de temps en temps en cachette aux Chirac vient le voir à deux reprises et taires de l’Appel de Stockholm pour Où-vas-tu? Trou du cul toilettes à l’abri des regards de son lui murmure à l’oreille : « Je sens que l’interdiction des armes nucléaires. K Je vais à la messe épouse. tu progresses ; mon grand-père était Draguer des gonzesses un peu sorcier en Corrèze. » « À partir — Hoche (lycée) — J — Kadhafi — Ding dang dong du moment où Jacques Chirac est venu, Ding dang dong je n’ai plus jamais eu peur. Je savais Établissement scolaire de Versailles Parodie de la comptine « Frère que je guérirais, que je n’aurais pas dont Jacques Chirac est exclu en 1945 — Jack Chirac street — Jacques » chantée dans les cours de de séquelles… », Pierre Bédier (Pierre pour avoir tiré des boulettes de papier récréation et colonies de vacances G Péan, id.). sur son professeur de géographie. dans les années 80-90. Il rejoint l’année suivante le lycée — Gandhi — — Gros con (le) — Carnot où il devient la tête de turc de — Frais de bouche — son professeur de français qui lui fait nettoyer son vélo pendant l’heure de cours. Il obtient son baccalauréat « Kadhafi est un grand homme d’État », avec une mention assez bien. Nom d’une artère de Ramallah à Jean Lecanuet, en 1974, cité par baptisée en hommage (malgré la Catherine Nay, Le Dauphin et le — Honey child — coquille orthographique) à Jacques Régent, Grasset, 1994. Chirac pour ses prises de position en Avant de partir faire la guerre en Petit nom de Jacques Chirac donné faveur de la cause palestinienne. Algérie, Jacques Chirac a été le plus Surnom de Philippe Séguin donné par par Florence Herlihy, la jeune femme En avril 2002, un rapport de l’Ins- jeune gandhiste. L’assassinat en Jacques Chirac. Faux amis : le Petit à la Cadillac blanche décapotable, ren- — Journaliste — « Je sais que j’ai pection générale de la Ville de Paris 1948 du chantre de la non-violence Con : Alain Carignon ; Le Grand Con : contrée en 1953 à Boston. Alors que une gueule de révèle que les frais de réception des l’aurait selon ses mots « trauma- Michel Noir. (Le Canard enchaîné) ; Jacques est déjà engagé avec Berna- « Un journaliste qui bouffe mal fait droite, mais on ne époux Chirac entre 1987 et 1995 s’éle- tisé ». Dans ses Mémoires, l’ancien Les Deux Gros : Philippe Séguin dette, le couple envisage de se marier toujours un mauvais papier », cité par vaient à 14 millions de francs, soit président raconte qu’il a toujours sur et Charles Pasqua (Jean-François avant de renoncer sous la pression de Raphaëlle Bacqué, Chirac ou le démon peut pas se refaire »

4 000 francs par jour. lui un texte de Gandhi. Probst, id.). © DR leurs familles respectives. du pouvoir, Albin Michel, 2002. TF1, janvier 1978

60 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique le dictionnaire

— Maîtresses — — Molletisme — direction du président Chirac mais — Pierac — poètes préférés (Guillaume Apolli- manque sa cible. Citation : « Je ne suis naire, René Char, Saint-John Perse, « Chirac ? Trois « Le molletisme est un mouvement pas angoissé par la mort. C’est un Jean Tardieu). Pour Jacques Chirac, M minutes douche alternatif du mollet droit et du mollet évènement qui doit intervenir. Et je suis l’avantage de la poésie par rapport comprise ! » : gauche qui permet d’affirmer que le de ceux qui nourrissent un espoir pour au roman est de « permettre aux — Madonna — plaisanterie qui socialisme est en marche », plaisan- après », cité par Pierre Jouve et Ali personnes qui ont un emploi du temps courait au siège terie de Jacques Chirac, maître de Magoudir, Jacques Chirac – Portrait contraignant d’y consacrer quelques du RPR parmi conférences à Sciences Po, au début total, Carrère, 1987. minutes le matin, le soir ou à tout le personnel des années 60. autre moment de la journée. C’est un féminin invité Nom d’emprunt de Jacques Chirac peu comme un verre d’eau fraîche qui à monter au pour l’achat de billets d’avion. apaise la soif », Paris Match, 15 avril sixième étage, — — L’ancien maire de Paris a été mis 1988. Prose chiraquienne : Citation 1 : et rapportée par N en cause par la justice à propos de « C’est une question d’intellectuel le « chauffeur des Citation 1 : « Je lis Le Monde tous les sommes, payées en espèces, pour tourmenté qui s’est branlé tout seul plaisirs » (Jean-Claude Laumond, jours aux cabinets », Les Dossiers Nouvelle Orléans une vingtaine de voyages person- dans son coin pour mieux en écla- Été 1987, le maire de Sceaux refuse Vingt-cinq ans avec lui, Ramsay, 2001). du Canard, id. Citation 2 : « Journal — et son Port en 1954 (La) — nels dont il a bénéficié et fait bénéfi- bousser les murs », Jacques Chirac, que soit organisé le concert de la Outre les militantes et secrétaires de de faux-cul balladurien », cité par cier ses proches, entre 1993 et 1995. janvier 1988. Citation 2 à propos de chanteuse dans le grand parc de sa l’organisation, Jacques Chirac a des Raymond Pronier, L’Année Chirac : Titre de la thèse de géographie de Autres pseudos utilisés : Bernolin et Nicolas Bazire alors directeur de ville. Poussée par sa fille Claude qui liaisons principalement avec des L’imposture permanente, JC Lattès, Jacques Chirac, à Sciences Po. Chodron. cabinet d’Édouard Balladur : « C’est un le conseille pour la toute première journalistes (Jacqueline Chabridon, 1996. Citation 3 : « Je gagnerai contre petit merdeux qui fait encore dans ses fois, Chirac père se démène pour que Michèle Cotta, Elisabeth Friede- les gens du Monde, dussent-ils — Plaçou — couches, et qui pense chaque matin qu’il les festivités aient lieu et pose en une rich…) et des femmes politiques manger leur belle imprimerie », cité par a chié le monde », Éric Mandonnet, de Podium en jeans avec un walkman (Marie-France Garaud, Michèle Raphaëlle Bacqué, id. (Limousin) Faveur demandée au- David Martin-Castelnau, Les Hommes aux oreilles. Cinquante places dédi- Barzach, Élisabeth Hubert, Margie près d’un élu en échange d’une de l’ombre : conseillers, confidents et cacées par le Premier ministre sont Sudre…) Dans la biographie que lui — Mort (La) — P promesse de vote. Jacques Chirac gourous politiques, Balland, 1995. offertes aux lecteurs. a consacrée Pierre Péan, Jacques avait l’habitude de répondre dans les Chirac estime que son épouse Berna- Jacques Chirac a échappé à la mort — Petit (Le) — quarante-huit heures et une attention — Politique — — Maintenant — dette exagère lorsqu’elle dit qu’avec au moins à trois reprises. Le 26 toute particulière était apportée aux son mari, « les femmes, ça galopait ». novembre 1978, sa voiture dérape Corréziens. Des chargés de mission « Jacques Chirac, maintenant ! », sur une route verglacée de Corrèze, de la Ville de Paris installés à Tulle « La politique slogan de la campagne présiden- — MAM — bilan : fractures de la colonne verté- ou Ussel veillaient à satisfaire ces tielle de 1988. François Hollande s’en brale et du fémur. Le 29 mars 1982, demandes. 3 000 Corréziens auraient n’est pas inspirera quelques années plus tard. Michèle l’attentat du Capitole qui selon été embauchés par la mairie de Paris Carlos visait Jacques Chirac, fait 5 (François Dufait, « Chirac, le sillon la guerre, Alliot-Marie morts et 29 blessés, mais le maire corrézien », Le Point, 4 mai 1996). ou « les de Paris n’avait finalement pas pris Surnom donné à Nicolas Sarkozy en mais elle lui plus belles ce train de 18h02 dans lequel avait privé par Jacques Chirac. Synonyme : — Poésie — été placée une bombe. Le 14 juillet « Le Nabot » (petit nom donné par ressemble » jambes du 2002, lors du défilé militaire sur les Dominique de Villepin). Antonyme : La légende raconte que le jeune Mémoires. Chaque pas doit être un but, RPR ». Champs-Élysées, l’ancien candidat « Le Grand », surnom donné à Jacques Premier ministre se cachait à l’As- id. du MNR Maxime Brunerie, armé Chirac au RPR. semblée nationale pour lire ses

d’une carabine 22 Long Rifle, tire en © DR

62 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique le dictionnaire

— Proverbes chiraquiens — plus de 10 000 francs par mois », — Supermenteur — — Tomate — Le Point, 13 août 1973. — Revolver — Y Le 23 mai 1968, — Yang Guifei — Chirac, alors se- crétaire d’État aux Affaires sociales, pas dans cette dégustation. Il insistait a rendez-vous à Pigalle qu’il con- généralement pour que j’en mange deux Cocktail très apprécié par Jacques sidère alors comme « quartier le de suite car il me trouvait trop maigre ! Chirac. La recette a été élaborée en plus malfamé de Paris » avec Henri Les fois où j’ai cédé, je sortais de l’avion 1895 dans un bar à Pontarlier. Ingré- Krasucki, le secrétaire général de la complètement barbouillé. Comme il me Personnage des Guignols de l’info dients pour une personne : 4 cl de spi- CGT, pour lui proposer d’organiser sentait réticent, il en avait même parlé inspiré de Superman et de Jacques ritueux anisé (pastis, ricard, pernod, une grande négociation sociale. Peu à mes parents. Il faut le faire manger, ce Chirac et créé à l’époque où le 0,5 cl de grenadine) et de l’eau. 1. « On ne fait pas avancer un âne qui en confiance, il s’y rend armé d’un petit », Alain Juppé, Le Nouvel Obser- président de la République nie les chie », à propos de Raymond Barre en révolver dans sa poche. vateur, 29 octobre 2009. accusations le mettant en cause dans — Tortue (La) — juin 1988. 2. « Les prévisions sont dif- différentes affaires. Citation : « Quand ficiles lorsqu’elles concernent l’avenir », — Serre-la-louche — j’écoute Chirac, je pense toujours à Le Figaro, février 1993. 3. « Les cette phrase d’un humoriste anglais : promesses n’engagent que ceux qui Surnom donné au candidat Chirac “Il ment tellement que l’on ne peut les reçoivent », Le Monde, 22 Février par les paysans de Corrèze dès 1967. même pas croire le contraire de ce 1988. Exemple : « En 1994, on pourra S Synonyme : « Fends la bise » (époque qu’il dit” », Marie-France Garaud. se baigner de nouveau dans la Seine. Et Matignon 1974-76). je serai le premier à le faire », Jacques — Sarkozy (Nicolas) — Personnage principal du scénario Chirac, le 28 novembre 1988. — Souris — débuté à la fin des années 2000 « Sarkozy, il faut lui marcher dessus, par Jacques Chirac. Il aurait écrit du pied gauche. D’abord, parce que ça un tiers du film et convaincu porte bonheur et puis parce qu’il n’y T Surnom de Bernadette Chirac donné l’actrice chinoise Gong Li d’incar- a que ça qu’il comprenne », cité par par son mari. Autre petit nom connu : ner la concubine favorite de l’em- Ghislaine Ottenheimer, Le Fiasco, — Tête de veau Chirac — « bichette », Libération, 20 octobre pereur Xuanzong des Tang au viiième R Albin Michel, 1996. 2001. siècle. — Plat proposé au menu de quelques — Retraite — — Sandwich — 17 décembre 1996, Jacques Chirac auberges du plateau de Millevaches. inaugure la Bibliothèque François En 1996, pour l’anniversaire de son « Il ment tellement 18 871 € d’émoluments mensuels « Quel que soit l’endroit où je me Mitterrand. Au cours de la visite accession à l’Élysée, 120 têtes de que l’on ne peut grâce au cumul de sa retraite d’ancien déplaçais avec lui, il prenait toujours est présentée la méthodologie de la veau seront offertes aux habitants président de la République (5 250 €), soin de faire un stock de gros sandwichs recherche de documents sur ordina- d’Ussel. Devise : « Comme tous les même pas croire de député (5 031 €), d’élu local corréziens, confectionnés avec du pain teur, quand le président demande en veaux, naturellement, ne peuvent le contraire de ce (5 000 €) et d’auditeur puis magistrat de campagne farci de cochonnailles en aparté à son ministre de la culture devenir des bœufs, alors il faut bien qu’il dit » à la Cour des comptes (3 500 €). tout genre. Bien entendu, il était hors Jacques Toubon : « Euh, la souris aussi les manger. D’où l’importance de marie-france garaud Citation : « Personne ne devrait gagner de question que je ne l’accompagne qu’est-ce que c’est ? » © DR la tête de veau », Londres, 1996.

64 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique descendance

Les Bébés Chirac Les bébés Chirac sont légion. Il les a repérés, formés, avant de leur mettre le pied à l’étrier. Certains sont passés à gauche, comme Dominique Versini ou Jean-Luc Romero. D’autres ont été adoptés en Sarkozie, telle Valérie Pécresse. Ou bien sont restés fidèles au Maître (Hervé Gaymard) en soutenant aujourd’hui Alain Juppé. Mais tous racontent le même Chirac humaniste, obsédé par la carrière politique de ses poulains qui doivent tous avoir une députation ou une mairie, sans quoi ils ne peuvent prétendre à l’existence politique.

propos recueillis par Mathilde Carton portraits Renaud Monfourny

Valérie Pécresse nage, dont j’avais d’ailleurs fait la campagne de 1995 en 47 ans tant que petite main. J’ai osé une candidature spontanée, Présidente du groupe UMP au Conseil régional d’Île- recommandée par Renaud Denoix de Saint Marc, vice- de-France président du Conseil d’État. J’avais aussi quelques connexions corréziennes : le père de mon mari était le « Mon histoire personnelle avec Jacques Chirac cousin germain du suppléant de Chirac ; mon grand- commence en 1998, juste après la dissolution de l’As- père médecin était proche du couple Chirac. Au-delà semblée nationale. À cette époque, il était au creux de la de la Corrèze, on avait un autre point commun : j’avais vague. Moi, j’étais une jeune pousse du Conseil d’État, à un fait du russe et du japonais. Or Chirac a une fascination tournant de ma vie professionnelle. Après un deuxième pour la Russie, il faisait même des émissions sur CNN en congé maternité, j’avais envie de faire quelque chose pour russe. La carte femme a aussi beaucoup joué. D’ailleurs, il mon pays : s’engager en politique n’a de sens que dans les tutoyait les femmes et vouvoyait les hommes, je ne sais moments difficiles. pas d’où il tient cette habitude… Enfin, on peut dire que j’ai Jacques Chirac J’avais déjà aimé le Chirac réformateur de 1986, quand été choisie parce qu’il n’y avait personne d’autre. Si j’avais en 1932 j’étais étudiante en école de commerce. J’aimais le person- postulé pendant un moment de victoire, je n’aurais sans

66 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique les bébés chirac

doute pas été recrutée. qui intéressaient la campagne de 2002. J’étais la petite Comme j’étais spécialisée dans le droit de l’Internet, il m’a main qui cherchait des idées et rédigeait des notes pour proposé d’être conseillère aux études et aux nouvelles Chirac et les dix jeunes avec qui il avait fait la campagne de technologies. “Vous allez m’apprendre l’Internet.” C’est 1995 (Hervé Gaymard, Christian Jacob, François Baroin, comme ça que j’ai noué une relation avec lui, dans un Renaud Muselier…) J’ai aussi participé à la création de Élysée qui était devenu une maison désertée. Les gens de l’Union en mouvement, qui a précédé l’UMP. Je travaillais droite ne répondaient même plus au téléphone : ils lui en alors avec Hervé Gaymard, Renaud Dutreil et Dominique voulaient terriblement pour la dissolution ratée. Tous les Bussereau. membres de cabinets ministériels avaient dû se recaser en En 2002, Chirac me dit qu’il faut absolument que je sois urgence, quand ils n’étaient pas au chômage... C’était un élue. Il m’a appris à serrer les mains, toujours en regardant séisme. Tous portaient les stigmates de la défaite. Quand son interlocuteur dans les yeux. “Fais-moi voir comment tu je l’ai rejoint, j’ai reçu un coup de fil de l’un de ses très embrasses !” m’a-t-il même lancé. Gênée, je lui ai tendu la proches qui faisait ses cartons : “Il ne faut surtout pas que joue (mimes). Il m’a corrigé tout de suite : “Tu ne fais pas tu viennes, il est définitivement fini !” J’y suis quand même ton effarouchée si tu veux être élue, tu agrippes comme ça, allée. J’étais persuadée qu’il fallait relever la droite main- avec énergie” (rires). C’est avec attention et bienveillance tenant. Si ça échouait, tant pis, je partirais aux mines de que Jacques Chirac a suivi ma première campagne législa- sel (rires). tive face au général Morillon. Il aimait beaucoup la jeunesse, elle égayait son Après l’élection présidentielle, Chirac m’a fait nommer quotidien. Du coup, je pense qu’avec d’autres consœurs, secrétaire générale adjointe aux études à l’UMP, et en comme Valérie Terranova, nous avons été la vitamine 2004 j’ai été nommée porte-parole de l’UMP. Lorsque C du cabinet. On mettait un peu de fraîcheur. C’est à ce Nicolas Sarkozy est devenu président de l’UMP, ça a été moment-là qu’on s’est liés. Je me souviens d’un déplace- compliqué. Il y avait un fossé entre lui et Chirac. C’est ment en voiture, lorsqu’il m’a raconté la guerre d’Algérie. pour cela que Sarkozy, en fin politique, voulait que je reste “À l’époque, j’aurais pu être Algérie française. Il s’en est fallu porte-parole de l’UMP, aux côtés de Luc Chatel. Chirac d’un cheveu. Tu sais, il y a des moments d’histoire où il faut m’a dit d’accepter. Avec Chatel, on nous appelait les équi- faire des choix et là j’ai fait le bon choix.” Ça m’a beaucoup libristes. Chirac continuait de nous consulter, de nous émue. réunir pour nous demander son avis. Après 2007, lorsqu’il Pour lui faire aimer Internet, on a utilisé sa passion pour le s’est retiré de la vie politique, notre relation est devenue sumo. Plutôt que de se faire envoyer des télégrammes par vraiment personnelle. Je le vois pour l’écouter, avoir son l’ambassadeur de France au Japon à 2 heures du matin, avis. Après son retrait, je me suis sentie orpheline. C’est il pouvait désormais consulter les résultats des tournois mon père politique. Je n’ai pas seulement une étiquette en direct. Je l’ai aussi inscrit à une vente en ligne d’arts de chiraquienne. C’est une sensibilité, un réseau d’amitié premiers australiens. Grâce à Internet, il pouvait avoir qu’on s’est fait au fond du bunker (sourire). Je porte l’éti- accès aux choses qu’il aimait. Ensuite, on est allés dans quette de bébé Chirac, adoptée en Sarkozie. les start-ups et il a adoré ça. C’est d’ailleurs l’un de mes Je comprends l’image positive qu’a encore Chirac plus beaux moments avec lui, lorsque nous sommes allés parce qu’il sait créer de l’affect et un lien singulier avec à Republic Alley en 2001. C’était drôle de le voir avec tous les Français. Je l’avais entraperçu à la télé, dans les ces jeunes dans les ateliers high tech. Il y a quasiment eu années 1970, très séduisant comme une star de télé. une émeute dans l’immeuble pour le voir ! Pareil dans la Il est devenu aujourd’hui dans l’inconscient collectif rue, où pourtant la droite venait de perdre la mairie de le père de la Nation, l’homme qu’il fallait qu’il soit. Il Paris. Je lui ai dit : “Vous manquez aux Parisiens !” Il a ri. est parti sur un parcours d’homme politique classique

© R enaud mon f ourny pour charles De fil en aiguille, j’ai commencé à travailler sur les sujets mais au fond il a une réelle humanité qu’il a su révéler. »

68 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique les bébés chirac

leurs combats. Chirac avait un moral d’acier, il n’a montré aucun instant de faiblesse. Ça nous donnait une foi iné- Christian Jacob branlable. 55 ans Je me souviens du Salon de l’agriculture de février 1995. Président du groupe UMP à l’Assemblée nationale Tous les dirigeants des fédérations agricoles accueillaient Balladur. Seuls les adjoints étaient présents pour saluer « Je dois ma vie politique à Jacques Chirac. C’est lui qui Chirac. Pour un non-initié ça ne se voyait pas, mais c’était est venu me chercher en 1988 lorsque j’étais au Centre cinglant. Chirac a voulu rencontrer la FNSEA qui lui a national des jeunes agriculteurs (CNJA). J’étais alors en fait savoir qu’il serait reçu au siège du premier syndicat opposition avec son président, ce qui avait été repris dans agricole comme les autres candidats. J’ai réagi au quart la presse agricole – à laquelle Chirac est toujours attentif. de tour : “Envoie-les chier ! Tu vas pas aller là-bas à côté de Je reçois un appel : “J’entends beaucoup parler de vous et Le Pen, Jospin et de Villiers !” Chirac m’a répondu : “Mais si. pas forcément en bien. J’aimerais qu’on se connaisse.” Chirac Je suis un candidat comme les autres !” Alors il y est allé. avait été deux fois Premier ministre, il était maire de Et il a eu complètement raison. C’était l’évènement à la Paris depuis 1977 et pourtant il s’intéressait à la CNJA ! FNSEA, les gens se précipitaient dans les couloirs pour le Je me suis présenté à l’Hôtel de Ville avec mon costume voir, ils n’en revenaient pas ! Chirac a été capable de cette du dimanche et mes chaussures vernies. Le courant est humilité. Ça m’a impressionné. Il en avait même profité tout de suite passé. Il m’a demandé de le tutoyer. On s’est pour titiller les dirigeants : “J’apprends que vous ne voulez revus régulièrement jusqu’en 1994 où il m’a proposé d’être pas recevoir Arlette Laguiller. Si vous me recevez moi, il n’y a député européen, numéro 4 sur la liste RPR / UDF. pas de raison !” (rires). Une fois à Strasbourg, j’intègre la commission Agriculture En plus de son humilité, Chirac a toujours été d’une dispo- du Parlement. Je deviens aussi son conseiller agricole. nibilité impressionnante. Lorsque vous aviez rendez-vous Mais j’étais loin d’être le seul : il avait toujours trois ou avec lui, il était entièrement à l’écoute. Et cela de la part quatre conseillers dont il recoupait les informations sans d’un homme qui est resté trente ans dans le top 2 de la vie les en informer (rires). Parallèlement, je mène quelques politique française ! J’ai une admiration sans bornes pour missions pour lui en Afrique. “C’est bien gentil, me dit-il, cet homme très cultivé, avec une connaissance très fine mais maintenant il faut faire de la politique (rires). Tu dois de la géopolitique. Il connaissait chaque chef d’État, l’op- être député national et il faut que tu aies une mairie.” Le position de chaque chef d’État, chaque ethnie de chaque député de ma circonscription, Alain Peyrefitte, devient pays… Ce n’est pas un hasard s’il s’intéresse aux arts sénateur en 1995. Chirac l’appelle alors pour appuyer premiers. Pour lui, tout part de l’homme. Il aime profondé- ma candidature. Ça m’a donné un gros coup de pouce. En ment les gens : il est aussi à l’aise avec un SDF qu’avec Bill 2001, je deviens maire de Provins après la démission de Clinton. Je cite souvent Denis Tillinac, lorsqu’il dit : “Si Peyrefitte – mais cette fois, j’y suis allé tout seul. Puis en vous voulez détester Chirac, ne le rencontrez jamais.” 2002, Jacques Chirac m’appelle au gouvernement. Au début du mandat de Nicolas Sarkozy à la tête de Il avait la capacité de porter et d’accompagner les jeunes. l’UMP, les attaques contre Chirac m’ont beaucoup blessé. En 1994, tous les chapeaux à plume étaient partis chez Pourtant, Sarkozy avait été au premier rang de ses Édouard Balladur, favori des sondages pour la présiden- soutiens en 1976 (rires). Chirac avait prévu d’arrêter à tielle. Chirac a alors constitué une équipe de jeunes qui partir de son AVC en 2005. C’était la première fois de sa lui étaient tous très attachés. Il y avait alors 20 points vie qu’il renonçait. Aujourd’hui, nous sommes nombreux d’écart entre lui et Balladur, mais tous les mardis, il nous à avoir une relation affective avec lui. Même si à l’heure expliquait comment il allait gagner. On organisait des actuelle, nous ne sommes pas tous rassemblés sur la réunions avec une vingtaine d’agriculteurs, une trentaine même ligne, il reste toujours quelque chose de Jacques

© R enaud mon f ourny pour charles d’artisans où il passait 1h30 avec eux pour comprendre Chirac. »

70 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique les bébés chirac

Hervé Gaymard 54 ans Député UMP et président du Conseil général de Savoie

« J’étais lycéen quand Jacques Chirac était Premier Il faut dire qu’il était minoritaire au sein de sa majorité : il ministre sous Giscard. À l’époque, je n’étais pas conquis n’y avait que 30 chiraquiens sur 150 députés RPR. par l’homme : je n’avais pas apprécié le fait qu’il se range Après la dissolution, ça a été des années difficiles. Il m’a derrière VGE à la présidentielle de 1974. Je suis devenu fait l’amitié de venir deux jours en Savoie, fin 1999. Je me chiraquien lorsqu’il a créé le RPR. Pour moi, c’était le souviens lui avoir dit que c’était jouable pour 2002, car seul à même de donner un nouveau souffle au gaullisme les sondages commençaient à le présenter comme le seul politique, grâce à sa jeunesse et son énergie. Avant d’être recours possible à droite. La campagne de 2002 a été diffé- élu député en 1993, je ne l’avais vu qu’une seule fois de rente de celle de 1995, il n’y avait pas le même côté créatif. près : en 1977 sur un marché d’Albertville quand j’avais 17 Après sa réélection il a dû m’appeler trois ou quatre fois ans. Il était déjà très humain, jovial, chaleureux, très loin pendant deux ans et demi lorsque j’étais ministre de l’Agri- de l’image qu’il avait alors dans les médias. Lorsqu’arrive culture. Il ne voulait surtout pas qu’un ministre court-cir- la présidentielle de 1995, il me semble évident que c’est cuite le Premier ministre. Il entendait que la hiérarchie lui qui doit être le candidat de la droite. En août 1994, soit respectée. Un vrai type d’ordre. J’ai quand même fait je reçois un coup de fil de son secrétariat à la mairie de pas mal de voyages à l’international avec lui pendant ses Paris. “J’ai de bons renseignements sur toi, aussi bien sur deux mandats. Je me souviens de son obsession d’avoir le terrain qu’à l’Assemblée. Je voudrais te demander si tu la dernière version de ses discours avant de descendre de voudrais coordonner les groupes de travail puisque Sarkozy l’avion. Après mon départ du gouvernement, je l’ai revu m’a lâché”, me dit-il alors. de loin. Ses soucis de santé font qu’il n’a plus la même Moi j’ai 34 ans, je suis député depuis un an et demi, élu en fluidité de contact. tant que suppléant de Michel Barnier qui, lui, soutenait J’ai d’abord du respect pour lui. Il a beaucoup donné pour Balladur. J’accepte à condition que ça ne prenne pas plus la France, et pas à moitié. On a tous eu des bons moments de trois jours par semaine et que mon rôle ne soit pas avec lui, or tous les hommes d’État ne sont pas sympas. médiatisé. Entre septembre 1994 et mai 1995, je l’ai donc Ça compte. Sur les grands sujets il ne s’est jamais trompé : côtoyé de très près, j’étais dans le cercle de ses intimes. il a fait énormément sur le handicap, son jardin secret. Sur J’ai découvert un autre Chirac, obsessionnel sur la ponc- l’Irak aussi : tout Paris disait qu’il était fou, qu’on allait être tualité. Un vrai travailleur intellectuel, organisé et extrê- exclu de la reconstruction de l’Irak. C’était quand même mement courageux face à l’adversité. Car à l’époque, il très courageux de sa part. Le jour où les États-Unis ont était à 10% dans les sondages et tout le monde le lâchait. lancé la guerre, il y a eu un débat en Conseil des ministres. Charles Pasqua cognait sur lui à boulets rouges, Philippe Chirac nous a arrêtés pour faire un cours sur l’Irak, les Séguin le boudait car il avait placé Alain Juppé à la tête Sunnites, les Chiites, les minorités chrétiennes... En fait, du RPR. Peut-être que Chirac se réfugiait dans le travail il nous a fait le film qui s’est déroulé. Je suis très fier de à ce moment-là, en tout cas il bossait comme un brute. l’avoir servi. Je suis avant tout un gaulliste, par ailleurs Il voyait qu’on était secoués mais il disait : “Ne vous chiraquien et désormais juppéiste. Aujourd’hui être chira- inquiétez pas ça passera.” Une fois qu’il a été élu et que je quien, c’est comme être giscardien ou pompidolien, ce suis entré au gouvernement, je ne le voyais plus qu’une n’est pas la même génération. Dans dix ans, il n’y aura fois par semaine. Dominique de Villepin et son entourage plus de sarkozystes : c’est la vie politique. »

© R enaud mon f ourny pour charles voulaient le couper de ses soutiens les plus naturels.

72 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique les bébés chirac

Jean-Luc Romero 55 ans Conseiller régional d’Île-de-France, président du Crips

Quand j’étais enfant, mon héros ce n’était pas Zorro période de campagne présidentielle. Ça m’a mis en colère. mais Jacques Chirac. J’avais admiré son courage lorsqu’il En revanche, sur le sida, Chirac a été irréprochable. Dès a démissionné de son poste de Premier ministre, et encore 1986, lorsqu’il était Premier ministre et que Mitterrand plus lorsqu’il a créé le RPR en 1976. J’adorais l’énergie n’avait toujours pas prononcé le mot « sida », Chirac avec communicative de cette bête de meeting. Lui serrer la Michèle Barzach ont mis en place tous les instruments de main, c’est un moment important pour un militant. Je me la lutte contre la maladie, comme les seringues en vente suis rapidement engagé au RPR, je suis devenu le chef des libre. Ce n’était pas du tout populaire d’un point de vue jeunes RPR dans le Nord-Pas-de-Calais. Ce n’était pas un électoral. Mais il n’a pas lâché. Au cours de son deuxième super-héros, mais un peu quand même : il n’avait peur de mandat présidentiel, il a mis en place la loi pénalisant les rien ! propos homophobes. En 2005, lors de la journée mondiale En 1995, il était effondré dans les sondages. Claude contre le sida, il a proposé de nouvelles mesures. Il s’est Chirac, dont j’ai toujours été proche, m’appelle alors pour toujours impliqué dans des domaines où il n’avait rien à que j’organise une réunion avec des commerçants et des gagner : c’est à ça qu’on reconnaît les hommes d’État. associatifs dans une cité difficile de Bobigny, fief com- Sur la question de la lutte contre les discriminations, il est muniste dont j’étais le chef de l’opposition. Le secrétaire resté constant : plus son mandat avançait, plus il refusait départemental du RPR, Éric Raoult, voulait faire capoter de porter des thèmes droitiers contrairement à ses débuts la visite. Mais Chirac était à 14 % dans les sondages, il politiques. Il n’a jamais cédé d’un pouce au FN. Lorsque devait tout refaire à la base. Il est arrivé en voiture au j’ai été élu conseiller régional d’Île-de-France en 1998, il y milieu des tours HLM. Il y avait un monde fou, tous les avait un moment de flottement en France, où des conseils curieux aux fenêtres. Personne ne venait jamais dans régionaux de droite faisaient alliance avec le FN. Chirac cette cité, même pas le maire de Bobigny ! Quand Chirac est intervenu pour empêcher ça. Les vrais gaullistes ne est sorti de sa voiture, toutes les femmes faisaient les se retrouvent plus dans l’UMP telle qu’elle est devenue youyous. On voulait le voir et le toucher, ce type qui était aujourd’hui, conservatrice sur les mœurs, libérale sur au 36ème dessous dans les sondages, sur lequel plus l’économie. Chirac a toujours un sens fort de l’État, il ne personne ne pariait. Il se passait quelque chose. Chirac s’est jamais moqué de l’héritage du gaullisme. » suscitait un enthousiasme incroyable dans ce quartier où 90% des électeurs n’avaient jamais voté pour lui. Tous tombaient sous le charme. Ma confiance en lui s’est effilochée beaucoup plus tard, lors du vote de la loi sur le PACS. La position de la droite m’avait complètement désarçonné, Chirac avait eu plusieurs déclarations anti-PACS. Je me suis senti trahi. Lors de la campagne pour 2002, il a donné une grande interview dans Têtu pour dire qu’il ne reviendrait pas sur la loi, alors qu’en même temps Bernadette disait tout le mal qu’elle pensait du combat LGBT dans Le Figaro. Ce

© R enaud mon f ourny pour charles n’est pas un hasard de jouer sur les deux tableaux en

74 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique les bébés chirac

arbitré en ma faveur. Ce qui a fait de Sarkozy un solide Dominique Versini ennemi. Un jour, le président me dit : “Vous Dominique, 60 ans vous êtes de gauche.” “Vous pensez ça ?” “Croyez-en mon Adjointe à la mairie de Paris. expérience.” Alors en 2004, il a été décidé que je sorte du gouvernement. Chirac m’a reçue et m’a demandé si je « Je n’ai pas connu Jacques Chirac par la voie classique voulais faire de la politique. “C’est trop dur pour les femmes, – j’étais totalement apolitisée – mais par le Samu ou en tout cas pour moi.” Il m’a répondu “Non, la politique social en 1993. Mon ami le médecin Xavier Emmanuelli c’est dur pour tout le monde.” “Mais vous savez vous battre.” voulait créer un service de prise en charge des sans-abris. C’était très émouvant. Il a conclu en me disant : “Vous irez J’ai demandé à une amie de famille de nous mettre en au Conseil d’État, parce que vous êtes juriste”. En 2006, relation avec le maire de Paris, Jacques Chirac. Le projet Chirac me propose de devenir défenseure des enfants. l’a enthousiasmé : il avait une vraie fibre sociale. C’était C’était une chance de défendre mes idées en défendant une période où Balladur l’avait trahi, sa carrière politique les droits fondamentaux. Je dis oui, évidemment. était en panne. Chirac a demandé à son équipe de tra- C’est vrai que Chirac m’a protégée. Il aimait bien la femme vailler avec nous, en vue du lancement prévu pour le 15 têtue que j’étais. En Conseil des ministres, il m’a toujours décembre. Mais cette année, le froid s’est abattu beaucoup soutenue. Il disait aux autres ministres : “Vous devriez plus tôt : un SDF est mort de froid la nuit du 20 octobre. faire une tournée au Samu social avec Dominique.” On a Chirac a décidé qu’il fallait lancer le Samu maintenant. toujours été sur la même ligne, celle de l’humain. La souf- J’ai vu toute son énergie se déployer : il a réquisitionné france des autres appelait chez lui le besoin d’agir. des voitures de la ville, des volontaires, des infirmières, un C’était quelqu’un de très attentionné aussi. Il m’a em- local... Le 23 octobre, il est arrivé avec Claude, puis nous menée avec lui en voyage d’État au Maroc. Je lui avais dit sommes montés dans les camions à la rencontre des sans- que j’avais passé mes dix-huit premières années à Rabat abris. C’est là où j’ai compris la force de la politique. avec ma mère, petite dactylo. Quand on est arrivés au L’expérimentation ne devait durer que l’hiver, mais à l’été, palais, Chirac m’a présentée au roi : “Vous savez Dominique Chirac m’a demandé de diriger la structure. “Et après vous est née dans votre pays.” Ça c’était Chirac, il aimait faire viendrez faire de la politique avec moi” (rires). J’ai quitté plaisir, alors que j’étais une secrétaire d’État de rien du l’entreprise dans laquelle je travaillais. Aux élections tout (rires). J’étais très émue de revenir dans ce pays, suivantes, Chirac a été élu président de la République. représentante de la République française ! Il n’a jamais pu Xavier Emmanuelli est entré au gouvernement. En 1998, éprouver la portée du cadeau qu’il m’a fait ce jour-là. Chirac a poussé ma candidature à la tête de la liste RPR En 2007, lorsque Sarkozy est élu président, je ne vois plus des régionales en Île-de-France pour contrer le FN. C’était de raison de poursuivre l’aventure politique. Je démis- un casse-pipe politique mais j’étais très fière de rejeter les sionne. Là, ça y est, je sens que je suis devenue une femme voix du FN (rires). J’ai continué le Samu social en parallèle. politique, qu’il fallait que je défende mes idées propres. Il Lorsqu’il a été réélu en 2002, Chirac m’a demandé d’être aura fallu dix ans (rires). Mais je continue de rencontrer secrétaire d’État chargée de la lutte contre la précarité et des difficultés avec Sarkozy. Chirac s’était retiré, il m’écou- l’exclusion. J’étais honorée. C’était ma vraie entrée dans le tait mais ne se mêlait plus de la vie politique. Il n’a jamais monde politique. Je me suis occupée des SDF, des dispo- fait aucun commentaire sur ce que me faisait Sarkozy. sitifs des mineurs à la rue, des maisons relais... Mais très Plus personne ne me soutenait à droite. Alors je me suis vite, je me suis heurtée au ministre de l’Intérieur, Nicolas intéressée à la gauche. Quand Chirac a vu que je me pré- Sarkozy, qui n’avait pas du tout le même point de vue que sentais avec Anne Hidalgo à la mairie de Paris, il m’a écrit moi sur les dispositifs à l’égard des SDF. Chirac, avec qui un mot extrêmement gentil. Aujourd'hui je poursuis ses

© R enaud mon f ourny pour charles j’avais la même amitié que lors du Samu social, a toujours combats à l’Hôtel de Ville. » —

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Paparazzi ou portraitiste officiel, reporter ou spécialisé dans la mode, six photographes plongent dans leurs archives et racontent pour Zoom un Jacques Chirac qui, d’un bout à Charlesl’autre de sa carrière, ne se sera jamais vraiment passionné pour son image. Un anti Narcisse. En revanche, comme tous l’expliquent, sa fille sur le Claude veillait sévèrement au grain.

président par Laura Pouget

Éric Lefeuvre, 5 l’homme du président Photographe officiel du temps de la présidence, Éric Lefeuvre a disposé de tous les laissez-passer. Il en a profité pour se concentrer sur un Chirac que lui seul pouvait capturer. En noir et blanc essentiellement, car c’est pour lui la couleur de l’histoire.

« J’ai été vendu à Chirac pendant dix-huit ans. Dix-huit ans d’osmose. Je ne voyais que lui, je ne regardais que lui. Quand il était fatigué, je tapais sur la table pour le réveiller. Quand sa cravate était de travers, je faisais semblant de replacer la mienne, de me recoiffer quand il était décoiffé. Il comprenait et rectifiait, c’était tacite. J’étais de tous ses déplacements, au bout du monde, en province, à Paris. Combien de fois le président ne m’a-t-il pas dit : “Éric, ne soyez pas devant moi, on va savoir que je viens.” En 1995, juste après son élection, il est parti en pèlerinage à La Boisserie. Sans photographes, seul avec Bernadette. Moi je l’attendais, au bout de l’allée, mon appareil photo sur le visage, prêt à mitrailler. Au début, il ne m’a pas reconnu. Puis, “Ah c’est Éric”, l’air rassuré, quand il a vu qu’il n’y

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3 avait que moi. (Photo 1) Dans ma tête, si je trouvais que Avec moi, il restera toujours très paternaliste. Un jour où, la photo ne le servait pas, elle ne sortait pas. comme d’habitude, je marche devant avec mon matériel, La confiance, c’était la condition pour faire partie du je sens une grande tape dans mon dos et j’entends un : “Ça cercle. Je m’en suis aperçu très vite. Dès 1989, quelques ira Éric ?” C’est lui. Chaque fois que Bernadette me signifie semaines après avoir été embauché par Christian Boyer, son impatience, ce qui arrive régulièrement, il plaide le chef du service photo de la mairie de Paris. J’avais pho- toujours en ma faveur, le sourire en coin : “Mais enfin, lais- tographié Chirac une première fois en 1984, alors que sez-le faire ses photos.” (Photo 2) Quand Christian, mon je remplaçais mon père sur une réception. Je tremblais patron, prend sa retraite en 1995, je deviens l’officiel. comme une feuille. Là, je me retrouve dans le bureau Chirac n’a pas changé en devenant président, mais nos du maire pendant la composition des listes électorales habitudes si. Au début de son premier mandat, je viens lui du xiième arrondissement pour les municipales. Le xiième, apporter des photos chez son secrétaire particulier. Il est c’est mon quartier, je balance les infos. En l’espace de là, et tout fier, m’invite à entrer dans son bureau. Quand six heures, mon sort est sur la sellette. “Tu as fait une Néron, alias Dominique de Villepin, le secrétaire général connerie”, me prévient Christian. Jacques Chirac, lui, est de l’Élysée, arrive, je sens que ma présence ne lui plaît partisan de l’erreur de jeunesse. Je suis sauvé, et je retiens pas. Impression confirmée par Claude qui me dit un peu la leçon : ne jamais parler. plus tard : “Éric, nous ne sommes plus à la mairie.” Claude

2 i on i sat son a i mable autor g es : C ollect i on personnelle de ér c le f euvre, avec g e précédente et ces pa © D ouble pa À mes débuts à la mairie, j’avais 20 ans, Jacques Chirac 60. ou la rigueur, l’exigence incarnée. C’est elle qui valide

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« Son image, lui, s’en fiche complètement. Nous écrivons le témoignage de la présidence, il ne pense qu’aux photos prises sur le terrain, joue contre joue avec les Français, et qui finissent sur la cheminée de leur salon. Chirac n’est aucunement narcissique. »

4 6 mes photos. Un regard, un col, une mèche… Elle voit des un voyage au Mali en 2003. Nous sommes allés voir les me regarder, l’air de dire : “Mais avec quelles complications choses que seule une fille peut voir. Je me souviens de Dogons. Il y a des danses tribales, une cérémonie des tu bosses ?” Moi, pendant ce temps, j’ai eu le temps de faire ses yeux noirs sur un de mes clichés d’un voyage en Côte masques, une rencontre avec les chefs de village. (Photo la photo de la photo. (Photo 5, en ouverture) C’est celle d’Ivoire. (Photo 3) Elle est furieuse à cause du polo de son 4) Je vois bien que ça l’intéresse. Alors en rentrant je lui que j’ai choisie pour la couverture de mon livre Chirac père, trop relâché à son goût. prépare un album personnel du voyage. Il prend les photos intime. Peut-être parce qu’elle traduit ce que j’ai toujours Son image, lui, s’en fiche complètement. Nous écrivons des danses, des masques, et enlève toutes celles où il est vu et aimé chez lui, ce côté boy-scout, un peu fou fou. le témoignage de la présidence, il ne pense qu’aux photos seul. En revanche, il aime photographier les autres. Même Avec le temps, mon regard a changé. J’ai réalisé ma chance prises sur le terrain, joue contre joue avec les Français, et moi. En 1996, au fleuve Congo : “Éric, mettez-vous là, je vais d’être au plus près des Chirac. Je n’ai jamais plongé dans qui finissent sur la cheminée de leur salon. Chirac n’est vous faire une photo.” Il emprunte mon Leica, tout fier : “Je leur intimité, ça non, mais mon approche est peut-être

aucunement narcissique. J’en ai la plus belle preuve après vais la doubler.” Mais appuie sans réarmer l’appareil. Et de © C ollect i on personnelle de ér c le f euvre, i on i sat son a i mable autor avec devenue plus personnelle. Je me souviens des derniers

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9 10 instants à l’Élysée avec eux. Le jour de l’élection de Nicolas mieux que tout commentaire. (Photo 8) Je quitte l’Élysée Sarkozy, Martin qui entre dans le bureau de son grand- quelques mois plus tard. Douze ans auparavant, quand père et me pique mon appareil. (Photo 6) Un peu plus Mitterrand avait franchi le portail, nous avions eu l’im- tard, Jacques, Martin et Bernadette devant les résultats. pression que le Palais respirait. Chirac était plus moderne, (Photo 7) Inséparables jusqu’au bout. Ce soir-là, il est oui, mais il restait très respectueux des traditions. Cha- prévu que je puisse rentrer dans le bureau du président leureux, libre, mais secret. Quand je l’ai photographié pour faire quelques clichés. Je m’approche de la porte, et pour ses 80 ans en 2012, il y avait Laurence, sa fille aînée. fais immédiatement les mêmes pas en marche arrière. (Photo 9) Je ne l’avais jamais vue. Il était content qu’elle Chirac et Claude sont en pleine engueulade. Lui, veut soit là bien sûr, et en même temps, derrière mon appareil, féliciter au plus vite son successeur, pour s’en débarrasser. j’ai senti que cela heurtait terriblement sa pudeur. Elle, voudrait qu’il attende la proclamation. Ce qu’il a dû La dernière fois, c’était à la remise des prix de sa fondation. faire. Dans la loge, j’ai saisi cet instant où François Hollande Le jour de la passation, je pleure, je pleure, je pleure. Je pose sa main sur celle de l’ancien président. (Photo 10) suis sur le testament du président. Autrement dit, il est Derrière mon appareil, j’ai vu deux hommes qui ont mené conseillé de me garder à l’Élysée. Je me dis que peut-être, le même combat, très dur, pour en arriver là, et qui se avec Nicolas Sarkozy, ça pourra marcher. Grosse erreur. reconnaissent. Je crois que le geste était sincère, et moi Ils sont si différents. Quelques jours plus tôt, lors d’une j’étais ému. » —

8 i on i sat son a i mable autor g es : C ollect i on personnelle de ér c le f euvre, avec g e précédente et ces pa © D ouble pa cérémonie au Luxembourg, j’ai pris une photo qui le dit

84 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique portfolio

Christian Boyer, une vie avec lui Quand il rencontre Jacques Chirac, Christian Boyer est jeune reporter à Jours de France. Tombé sous le charme du Corrézien, il deviendra le premier photographe officiel du maire de Paris. Aujourd’hui que les flashs se sont éteints, il n’a rien oublié.

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86 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique CHRISTIAN BOYER 3 4 2

« Entre 1971 et 1995, j’ai dû passer à peu près 70 week-ends avec lui en Corrèze. J’ai photographié des mères qui faisaient la queue pour que Chirac embrasse leurs bébés et rencontré une grand-mère qui nous expliqua qu’elle pouvait “mourir tranquille” maintenant qu’elle avait serré le bras de son député. »

« Novembre 1971, gare d’Austerlitz. J’attends depuis Corrèze, il m’achète des bottines en daim. La tournée peut grand-mère qui nous expliqua qu’elle pouvait “mourir “Christian, Jours de France, ça va comment ?” Quand déjà un moment quand Jacques Chirac arrive sur le quai commencer. À Chamberet, rencontre avec un cultiva- tranquille” maintenant qu’elle avait serré le bras de son Jacques Chirac me pose cette question, en 1986, je viens du “Capitole”, le Paris-Limoges-Toulouse. Il cherche teur (Photo 2), à Treignac, conseil municipal (Photo 3), député. Le lundi, il repartait avec des paniers entiers de de démissionner. Le maire de Paris me propose de devenir ses billets dans sa poche, et moi je sors mon appareil à Saint-Augustin, comice agricole improvisé. (Photo 4) cèpes, de châtaignes et de charcuterie. Ce fut mon Chirac son photographe officiel. J’accepte immédiatement. Dès photo. Monsieur Mattei, son inspecteur de police, me Au déjeuner, dans un bistrot, tripoux, veau, et cèpes. préféré. Avec lui, je me sentais libre. Jamais de contrôle lors, je deviens attentif à tout. Je lui demande de marcher fixe. Le cliché de notre première rencontre.Photo ( 1) C’est riche. Une faveur, un piston, une subvention, les des photos, il s’en foutait. De toute manière, avec un avec une main dans la poche pour que sa démarche soit Le jeune ministre commence à se faire connaître, et Corréziens lui demandent tout. Lui connaît ses dossiers reporter de Jours de France, il savait bien qu’il ne risquait moins saccadée. Je lui conseille de parler avec un stylo mes patrons m’ont chargé de le suivre pendant son par cœur. Je suis bluffé. Lundi soir retour à Paris, et le pas de se retrouver avec une mauvaise image. Ni deuils, dans la main pour calmer ses mouvements de jambes. week-end en Corrèze. Présentations faites, il jette un œil lendemain, un livreur sonne chez moi avec un immense ni scandales, nous étions le journal des gens heureux. Quand il s’endort, à une réunion, dans une église ou sur sur mes chaussures. De belles italiennes que je viens de bouquet pour ma femme. “Pardonnez-moi de vous avoir Entre lui et moi d’ailleurs, la confiance s’était instaurée une tribune, je le flashe pour le réveiller. “Encore Boyer, ramener de Rome : “Vous savez qu’il fait moins dix degrés pris votre époux pendant ces quatre jours.” Signé Jacques dès les débuts. En témoigne cette photo de 1974 (Photo toujours Boyer”, entends-je parfois sur mon passage. sur le plateau de Millevaches.” Dans le train, je découvre Chirac. 6), une des très rares de nous deux. C’était un dimanche Même les Guignols s’en mêlent quand en 1993, le soir de un homme attentif. Il me pose des questions sur moi, Entre 1971 et 1995, j’ai dû passer à peu près 70 week-ends midi, dans l’appartement familial des De Courcel. Chirac sa réélection en Corrèze, je fais poser Chirac les mains nous parlons de Marcel Dassault, de Jours de France, de avec lui en Corrèze. J’ai photographié des mères qui m’avait appelé pour faire l’album de fiançailles de la sœur devant le feu de cheminée. (Photo 7) Il a voulu une “photo notre service militaire en Algérie. Nous dormons chez le faisaient la queue pour que Chirac embrasse leurs bébés de Bernadette. À la fin, j’étais resté prendre le dessert avec cool”, c’est réussi. “Quel est ce con de chargé de mission

préfet de Limoges, et le lendemain matin, sur la route de (Photo 5) et rencontré un jour, à la sortie de l’église, une g es : C ollect i on personnelle g e précédente et ces pa © D ouble pa i on i sat son a i mable autor avec de C hr i st an boyer, eux. qui me crame ?”, lui fait dire Canal + pendant toute

88 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique CHRISTIAN BOYER

9 6 « Je me souviens de la visite de François Mitterrand à l’Hôtel de Ville, juste après sa réélection de 1988. Édouard Balladur est là aussi, et sans le savoir, je fais une photo un peu prémonitoire »

7 8 5 la semaine. “Vous allez devenir aussi célèbre que moi”, tout pour vous aider.” (Photo 9) Pendant ce temps-là, Aujourd’hui, quand je viens à Paris, je lui apporte des plaisante Jacques Chirac. Mais, le photographe officiel est Balladur attend seul, en bas sur l’estrade. galettes bretonnes dans ses bureaux de la rue de Lille. J’ai surtout un discret témoin. Je me souviens de la visite de Au service photo de la mairie de Paris, que nous avons déjà écrit deux livres sur lui, et j’en prépare un troisième, François Mitterrand à l’Hôtel de Ville, juste après sa réé- créé, Jacques Chirac m’avait demandé de recruter des qui reviendra sur toutes les étapes de sa vie. Que de lection de 1988. Édouard Balladur est là aussi, et sans le jeunes. Heureusement, car j’ai senti dès 1992 que je ne souvenirs, pour moi aussi. » — savoir, je fais une photo un peu prémonitoire (Photo 8). pourrai plus le suivre partout. J’ai de gros problèmes de En août 1994, au cinquantième anniversaire de la Libé- dos. Moi qui au début le photographiais au téléobjectif, ration de Paris, les trois hommes sont à nouveau réunis. en le précédant de 50 mètres, je me retrouve en 1994, à Quand Mitterrand vient signer le livre d’or dans le bureau 50 mètres derrière lui, claudiquant et pleurant presque de Chirac, je reste un moment avec eux, et j’entends le de douleur. Mais même après avoir totalement passé

président adouber son successeur : “Préparez-vous. Je ferai i on i sat son a i mable autor avec © C ollect i on personnelle de hr st an boyer, la main, nous ne nous sommes jamais perdus de vue.

90 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique PORTFOLIO

1 2 Pascal Rostain, à la chasse au « zident » Mitterrand et sa seconde famille, Carla et Nicolas à Disney- « Ma première planque sur Chirac, en décembre 1978, ça aurait pu vraiment les inquiéter, c’est le coup de l’enfant (Photo 2) C’est mon pote Jean Chrétien, alors Premier land… Le roi des paparazzis a fait de la traque des « zidents », a donné cette photo de lui en fauteuil roulant, entouré caché. Avec mon complice Bruno Mouron, nous avions ministre invitant du Canada, qui a gentiment accepté de comme il les surnomme, une de ses marques de fabrique. de trois médecins. (Photo 1) Ce jour-là j’avais bossé eu un tuyau sur une Japonaise, prétendument mère d’un m’incruster, après trois mois de négociations. Nous avions À défaut d’une love story, en trente ans de planque, Chirac très tranquillement, sans être emmerdé une seconde. Je gamin de Chirac, qu’elle aurait mis dans un pension- sympathisé deux ans plus tôt, à l’occasion d’un reportage lui a offert quelques jolis coups. m’étais juste donné la peine d’attendre à La Châtaigne- i on i sat son a i mable autor i n, avec ascal rosta nat suisse. Impossible de résister, nous sommes partis chez lui, genre monsieur et madame en canoë. Au G8, je raie, le centre de rééducation du Val d’Oise où je savais planquer devant le collège. Mais faute de photos du petit découvre un Chirac totalement conforme à l’image que qu’il se remettait de son accident de voiture. De son lit avec son père, nous rentrerons bredouilles. j’en ai. Avec ses sept potes, sans les épouses, il parle tout d’hôpital, il venait de lancer le fameux appel de Cochin Mon meilleur souvenir de Chirac est aussi l’un des plus naturellement bagnoles, foot et gonzesses. “Tu voudrais contre VGE. Moi je trouvais qu’avec cette image je lui intenses de ma carrière. Juin 2002, moi le paparazzi, je me coucher avec ma femme ?”, lui lance Gerhard Schröder, offrais une belle histoire : celle du combattant qui va s’en retrouve face à mon zident au milieu d’un salon du G8. À sans doute au courant de sa réputation. Je vois qu’il se sortir. Une fois dans Match, l’entourage n’a pas tellement le mitrailler en toute tranquillité pendant que lui descend marre particulièrement bien avec le japonais Jun’ichirō

dû apprécier, mais bon, c’était plutôt gentil. Un truc qui © C ollect i on personnelle de P sa bière en compagnie de ses homologues chefs d’État. Koizumi, un des plus drôles de la bande. “Mais Rostain,

92 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique pASCAL ROSTAIN

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4 5 7 que faites-vous là ?” me questionne-t-il. Avant d’accepter rendu compte seulement en développant. Bien sûr, les le directeur. Moi je rentre à Paris. L’affaire fera du bruit, et de boire une nouvelle bière avec moi au bar. Entre deux photos n’ont jamais été publiées. À Biarritz en 2007, après ma collègue rédactrice sera mise au placard. blagues salaces, je surprends quand même une confi- son départ de l’Élysée, je l’ai surpris avec mamie, tels deux Le reste du temps avec Chirac, ça se passait plutôt cordia- dence. Chirac raconte à Tony Blair et à son homologue retraités en vacances. (Photo 4) Mais le plus savoureux lement. Il nous laissait tranquilles dans la mesure où il nippon, comment en 1995, trahi par Balladur, il se rend reste l’affaire du Royal Palm. Juillet 2000, Chirac s’envole se foutait un peu de son image. À Brégançon, je le voyais seul au Japon, dans une auberge au pied du mont Fujisan. à l’île Maurice, direction ce palace 5 étoiles à 21 972 descendre en socquettes. Le contrôle, c’était Claude. Il se lance dans son escalade, et au sommet, assiste à un francs la nuit. Ce qu’il ignore, c’est qu’avec une rédac- (Photo 7) Un jour, je me rends à l’Élysée pour faire des lever de soleil des plus somptueux. C’est à ce moment-là, trice de Paris Match, je l’ai précédé d’une semaine sous les photos, tout à fait officielles cette fois-ci. Inquiète de me explique-t-il, qu’il décide de se présenter malgré tout à la cocotiers. Résultat, tout un papier sur les vacances de mil- voir traîner là, elle finit par me dire : “C’est bon maintenant, présidentielle. Dont il sortira vainqueur… liardaire du président, agrémenté de clichés pris par mes je te raccompagne.” Je réponds que je connais le chemin, Beaucoup moins historique, mais très prisées, les soins l’année d’avant. (Photos 5 et 6) C’est Bernadette mais elle insiste : “Non, non, je te ramène, sinon, demain, je vacances du zident. Chirac, je l’ai beaucoup photographié qui l’en informe en arrivant sur les lieux, paniquée, avec te trouve derrière un rideau.” Elle avait raison. De ma part, sous le soleil. En maillot à Brégançon (Photo 3), et même, l’avant-réglage du numéro. “On a perdu les élections, on a le contraire aurait été une faute professionnelle. » —

sur le balcon du fort complètement à poil. Je m’en suis i n, rosta © C ollect i on personnelle de pascal i on i sat son a i mable autor avec perdu les élections”, s’enflamme-t-elle en plein hall devant

94 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique portfolio Bettina Rheims, Jean-Daniel Lorieux, l’officielle dolce vita en Chiraquie Elle a débuté en photographiant les strip-teaseuses de Pigalle. Pour Vogue, L’Officiel ou la haute couture, Jean-Daniel Devenue star en son domaine, Bettina Rheims a poursuivi son Lorieux a photographié les plus belles femmes du monde. travail sur le genre, le nu, le corps des femmes. À l’évidence, Mais il restera ébloui par sa rencontre avec Jacques Chirac. elle n’était pas faite pour le réalisme, encore moins pour la De leur amitié sont nés quelques clichés où la vie paraît bien belle. 1 politique. Mais pour Jacques Chirac, elle fit une exception.

« En 1995, Jacques Chirac et La séance dure trente minutes. J’ai eu une heure pour tout moi étions déjà amis. Je l’avais préparer avant, et il n’y a pas de temps à perdre. J’aime rencontré à un dîner d’artistes raconter des histoires à mes modèles, je leur compose un quelques années plus tôt. Depuis, rôle qui m’aide à les photographier. Pour cette photo, je sais je le photographiais une ou deux ce que je veux voir de Jacques Chirac : “Un John Wayne, un fois par an, quand il avait besoin cow-boy de l’Ouest”. Lui se laisse diriger. À chaque cliché, d’un portrait. J’avais proposé à la pose change un peu, un bras qui bouge, par exemple, Claude de le suivre pendant les mais c’est tout. Nous ne faisons pas d’essais avec le trois derniers jours avant l’élection président courant dans les jardins. Lui n’est pas tellement s’il atteignait le second tour. Le maire avait trouvé l’idée préoccupé par son image, et surtout, il a confiance en moi. « Nous sommes en plein été 1987. très bien. Pour moi, c’était l’aventure, car le reportage Il sait qu’au vu de notre amitié je ferais de lui le meilleur Je suis fou de voiture, et à l’époque, n’est pas du tout mon métier. J’ai l’habitude de travailler portrait possible. Un seul regret : il aurait fallu plus de un peu frimeur. Au volant de ma en studio, où je peux jouer sur les lumières, les couleurs vent pour que le drapeau vole mieux. Dans la semaine, Bentley 1959, je descends à l’Eden et les poses. Sur le terrain, pas le temps de préparer quoi je reviens à l’Élysée avec mes planches contacts. J’ai ren- Roc, le palace de Saint-Jean-Cap- que ce soit… Dix-huit pages ont été publiées dans Match. dez-vous dans le bureau de Jacques Pilhan. Claude Chirac Ferrat. Quand je me gare, au pied C’était extraordinaire de voir un gouvernement en train est là aussi. Je leur montre mes quatre ou cinq photos de l’hôtel, un homme s’approche : de se former, d’assister à des conversations si privées. préférées, et Pilhan en sélectionne une juste au-dessus “Quelle belle voiture.” C’est le Parfois on me disait : “Tu n’entends rien, tu ne vois rien.” d’un de mes choix. Ce sont les mêmes, lui dis-je. Il me Premier ministre, Jacques Chirac. On m’a demandé de ne pas publier certaines photos, mais donne alors une vraie leçon de communication politique : “J’ai une faveur à vous demander. Je à aucun moment une image n’a été censurée parce que “Non, l’une est le portrait d’un bel homme, l’autre celui d’un pourrais faire un tour ?” Il s’installe Jacques Chirac ne s’y plaisait pas. Ça, il s’en fiche. Le soir chef d’État.” Il avait raison, quelques détails seulement à l’arrière avec Bernadette tandis de la victoire, nous avons bu du champagne ensemble, suffisaient à faire la différence. Le menton un peu plus qu’à l’avant, à côté de moi, mon fils et je me suis dit avec un pincement au cœur que je ne le relevé, l’expression du regard… Jacques Chirac a validé la Nickolas, 4 ans, joue à faire monter reverrais peut-être plus. photo, mais le choix a été fait par sa fille et son conseiller. et descendre la glace de séparation. Un peu plus tard, je reçois un appel de Jacques Pilhan, Jacques Chirac est tout sauf guindé. C’est un homme de Chirac s’amuse comme un fou. Au l’ancien conseiller de François Mitterrand resté à l’Élysée proximité, il s’intéresse aux autres. Tout le contraire de point de me faire cet aveu : “Cher sous Jacques Chirac : “Le président aimerait que vous François Mitterrand par exemple, qui installait une vraie monsieur, quand je suis dans une telle fassiez la photo officielle.” Je suis très heureuse, mais pas distance. Je l’ai photographié une fois pour Match. Il y voiture, je me sens un peu comme le étonnée non plus, bien que cela n’ait jamais été évoqué avait tout un cérémonial autour de lui. Il était glaçant, président de la République.” Nous entre nous. Il me dit de venir tout de suite à l’Élysée. La et moi pétrifiée. Sur son portrait officiel, Jacques Chirac déjeunons tous ensemble, à l’Eden photo doit être faite le mercredi, et prête le dimanche. Je apparaît bien sûr comme au-dessus de la foule, lui si Roc. Il me demande de lui faire pars donc faire mes repérages. À l’intérieur du Palais, les grand, imposant, carré d’épaules. Mais en même temps, il quelques photos. Je commence par pièces que je visite me semblent trop guindées. Elles ne n’est pas sacralisé. Il reste un humain, convivial et sym- un portrait pris dans sa chambre m’évoquent pas Chirac. Dans les autres, comme la biblio- pathique. Cela lui ressemble et c’est ce que je souhaitais d’hôtel. (Photo 1) Nous nous thèque, les précédents présidents ont déjà posé pour leur montrer. Je l’ai revu après, bien sûr. Je le revois encore connaissons à peine, mais déjà sur photo officielle. Il me faut quelque chose de nouveau. Je aujourd’hui. Mais je crois que je ne l’ai jamais plus photo- cette image, transparaît l’amitié, la

propose de la faire dehors, avec l’Élysée en arrière fond. graphié. Ce n’est pas mon métier. » i on i sat son a i mable autor © C ollect i on personnelle de B ett na R he ms, avec chaleur du moment.

96 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique JEAN-DANIEL LORIEUX

3 i on i sat son a i mable autor or i eu x , avec

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Les jours suivants, j’ai fait plein de photos de vacances. nous baigner ensemble. Je venais d’être quitté par la Surtout toute une série en bateau avec Jacques, Berna- mère de mon fils. Lui me rassurait et tentait de m’aider dette et Claude. (Photo 2, Photo 3, Photo 4) S’ils sont en me conseillant des avocats. Toujours battant, toujours si beaux, ce n’est pas grâce à une quelconque astuce de positif. J’espérais qu’un jour il devienne président. photographe de mode, mais à l’admiration que j’avais Pour les fêtes de Noël, nous sommes partis tous ensemble pour Chirac. Elle a rejailli sur ma pellicule. Je ne deviens à Taroudant. Nous logions à La Gazelle d’Or pour quelques vraiment bon que lorsque j’aime mon modèle. Celui-ci jours, moitié vacances, moitié travail. J’étais chargé de était beau, élégant, et plus encore, il avait de l’envergure. faire les photos du candidat Chirac pour les affiches de

Cela me changeait de mes mannequins. Nous allions la présidentielle. Bernadette et Claude suite p.98 g es : C ollect i on personnelle de J ean- D an el L g e précédente et ces pa © pa 4 98 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique JEAN-DANIEL LORIEUX 5

6 i on i sat son a i mable autor or i eu x , avec emmenaient mon fils jouer et se promener dans les souks. rentré à Paris, j’ai photographié un mannequin homme en Elles l’occupaient quand je photographiais Jacques. studio, puis replacé la tête de Chirac sur les clichés de mon (Photo 5) L’essentiel avec lui, c’était d’être détendu. mannequin. Je l’avoue à présent, sur les affiches où il est Cadre idyllique, couscous et tajines au déjeuner, tous en costume, ce n’est qu’à moitié lui. 9 les ingrédients étaient réunis pour qu’il le soit. Mais dès Mes photos étaient placardées dans les rues en 4 par 3, qu’il devait prendre la pose, il était moins bon. J’avais quand un policier est venu sonner chez moi, une lettre « dès qu’il devait prendre donc trouvé un truc. Je disposais mon appareil sur un de la présidence à la main. “Bravo pour ces images de la pose, il était moins bon. pied, j’actionnais le déclencheur, je lui parlais, de sorte notre Premier ministre. En espérant qu’il garde le même J’avais donc trouvé un truc. qu’au moment où la photo était prise, je ne me trouvais sourire jusqu’au second tour. François Mitterrand” Cette plus derrière l’objectif. (Photo 6) Pour m’aider, je pouvais fois-ci, Chirac a perdu. Quand il est arrivé à l’Élysée, je Je disposais mon appareil aussi compter sur Claude. Elle avait seulement 26 ans, et l’ai peint (Photo 9) à partir de mon premier portrait de sur un pied, j’actionnais le pas encore l’importance qu’on lui connaît auprès de son lui, pour lui offrir en cadeau. Lui m’a fait chevalier de la père, mais elle veillait déjà sur lui. En témoigne cette légion d’honneur sur sa réserve personnelle de président. déclencheur, je lui parlais, de photo, où elle lui fait une table de son dos pour qu’il puisse Aujourd’hui, c’est certain, le voir ainsi diminué est sorte qu’au moment où la photo prendre sa plus belle pose. (Photo 7) C’était drôle. Restait pénible. Je pense que je ne le photographierai plus. Depuis un problème : le costume cravate. Dès qu’il l’enfilait, la guerre d’Algérie, où j’ai vu des choses terribles, je me était prise, je ne me trouvais sa décontraction s’envolait. (Photo 8, double page suis toujours dit que sur mes photos la vie devait faire plus derrière l’objectif. »

suivante) Je n’ai eu d’autre choix que de tricher. Une fois rêver. Et toujours rester belle. » — : C ollect i on personnelle de J ean- D an el L g e su i vante g es et double-pa © ces pa 7

100 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique JEAN-DANIEL LORIEUX

« Pour m’aider, je pouvais aussi compter sur Claude. Elle avait seulement 26 ans, et pas encore l’importance qu’on lui connaît auprès de son père, mais elle veillait déjà sur lui. »

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102 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique portfolio

Jean-Claude Delmas, Chirac en un clic Chirac bondissant par-dessus le portique du métro parisien, c’est lui. 1 Jean-Claude Delmas est fier d’être l’auteur de l’un des clichés les plus célèbres de l’ancien président. En pressant le déclencheur, il avait certes flairé la bonne photo, mais pas les détournements qui ont suivi.

104 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique JEAN-CLAUDE DELMAS

« Des années plus tard, elle a été réutilisée pour un numéro du Nouvel Obs, sur le même air du “Premier tricheur de France”. Chirac, pourtant peu procédurier, a failli leur faire un procès. »

2 3 4 « Ce matin du 5 décembre 1980, je pars couvrir l’inaugu- le monde rigole bien, et moi je fais plusieurs photos, avant des années 70 : il a les bras écartés, tel un aigle, à croire quelle photo peut être manipulée. ration d’une exposition de peinture station Opéra-Auber, et pendant le saut. (Photos 1) Mes confrères, restés dans qu’il va survoler la salle qui l’écoute. (Photo 2) Les gestes En 1997, j’ai offert à Jacques Chirac les trois tirages de son à seulement quelques dizaines de mètres des bureaux la station, n’ont même pas vu l’événement. et l’énergie… Avec lui, nous étions sûrs de ramener une saut en agrandissement 30 par 40 cm. (Photo 4) Ça s’est de l’AFP. Le maire de Paris y est attendu. Moi, je prends Ce coup du saut, moi, ça ne m’a pas du tout surpris. Jeune, bonne plaque, comme on dit dans le jargon. passé dans le jardin d’hiver de l’Élysée, à l’occasion de la surtout ça comme un événement anecdotique, voire com- Chirac était impulsif au possible. Très, très spontané, et à D’ailleurs, ce 5 décembre, avant même de rentrer, je savais remise du prix Georges Bendrihem, un photographe qui plètement insignifiant. En arrivant, je vois les tableaux l’époque il n’y avait pas autour de lui tous ces conseillers que j’avais une super photo. “Le maire de Paris, premier lui était très cher. Pour moi c’était l’occasion de le rencon- exposés dans la station, et je me dis tout de suite que pour lui dire : “Fais-ci, fais pas ça.” Sur le terrain, il ne fraudeur du métro.” À la rédaction, j’ai regardé mes tirages trer à nouveau alors que j’étais parti à La Dépêche du Midi. Chirac en train de les regarder, ça ne risque pas de faire prêtait pas particulièrement attention à nos objectifs. avec l’éditeur qui sélectionnait les clichés qui allaient Fini la spontanéité de l’époque, cette fois il était dans son une photo intéressante. Alors, je me poste à l’entrée pour Nous étions moins nombreux qu’aujourd’hui, lui savait partir sur le fil de l’agence. Grand éclat de rire général. rôle de président, avec sa fille Claude sur le dos 24 heures faire son passage entre les portiques. Je sais très bien que à peu près pour qui chacun travaillait, il connaissait nos Tout le monde a vu la force de la photo. Le lendemain, elle sur 24 pour le diriger et lui éviter le moindre dérapage. les hommes politiques ne prennent jamais le métro, d’où visages, nos noms pour certains comme moi. Il nous passait dans Le Quotidien de Paris, avec en titre : “Chirac, Ça s’est fait en quelques minutes, très simplement. Il m’a l’intérêt de l’image. La RATP en a très bien conscience faisait confiance. De notre point de vue, son énergie le la resquille”, alors que notre légende à nous, très neutre remercié très poliment, mais sans me taper sur l’épaule elle aussi, et quand Jacques Chirac descend, un respon- rendait photogénique. Et lui, politiquement parlant, il comme toujours, c’était un truc du style : “Bloqué, le maire non plus. “Je me souviens très bien”, m’a-t-il dit. Puis il a sable lui tend un ticket. Il le glisse dans le portique, mais utilisait chaque situation dans laquelle il se trouvait de Paris a préféré sauter le portique.” Des années plus tard, remis les trois images à quelqu’un de son entourage. C’est peu habitué du geste, oublie de le retirer. Résultat, rien pour montrer à quel point il était bourré d’énergie. Car elle a été réutilisée pour un numéro du Nouvel Obs, (Photo tout. Je savais déjà que cette photo ne l’avait pas toujours ne s’enclenche, et il reste bloqué derrière, l’air de penser : derrière le jeune loup dynamique, c’était aussi une bête 3) sur le même air du “Premier tricheur de France”. Chirac, bien servi. À ce moment-là, je me suis rendu compte qu’en “Bah tiens qu’est-ce qui se passe ?” Et là, spontanément, le politique. Je l’ai senti dès les premières fois, surtout par pourtant peu procédurier, a failli leur faire un procès. Moi, plus, quelque part, elle l’avait blessé. » —

Chirac sportif de l’époque saute par-dessus. Autour, tout sa gestuelle. J’ai gardé une photo de l’un de ces meetings i on i sat son a i mable autor g es : C ollect i on personnelle de J ean- laude delmas, avec g e précédente et ces pa © double-pa ça ne m’avait rien fait. Je sais très bien que n’importe

106 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique Entretien

Monsieur loyal Chirac-Tibéri, c’est une histoire qui débute au milieu des années 70 lorsque Jacques Chirac cherche un point d’ancrage pour se présenter à la mairie de Paris. Jean Tibéri l’accueille dans son vème arrondissement, sera son premier adjoint puis son successeur à l’Hôtel de Ville. Dans cet entretien, il fait le récit d’une amitié politique malmenée par l’affaire des faux électeurs et les campagnes de presse orchestrées à son encontre par l’« entourage » de Jacques Chirac. Il s’en prend vertement aux traîtres Jacques Toubon, Françoise de Panafieu, François Fillon et, sans le nommer, Dominique de Villepin. propos recueillis par Julien Chabrout portraits Samuel Guigues

108 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique Jean Tibéri

« Il a montré d’énormes capacités physiques. Pas acontez-nous votre première rencontre était deux fois plus grosse que la gauche. » Cette capacité gens ne se sont pas toujours bien comportés et ont pu jouer avec Jacques Chirac. à payer de sa personne vous a-t-elle marqué ? un rôle parfois néfaste de manière générale et vis-à-vis de seulement pour serrer les Le temps passe, et je ne note pas les choses, Il a montré d’énormes capacités physiques. Pas seulement moi. mains, ce qui n’était pas une Rmais c’était aux alentours de 1971. J’ai tout de suite été pour serrer les mains, ce qui n’était pas une légende, mais Regrettez-vous qu’il ne vous ait pas dit clairement frappé par la chaleur humaine qui se dégageait de lui. aussi pour monter tous les étages dans chaque arrondisse- de vous présenter aux municipales de 1995 ? légende, mais aussi pour monter Compte tenu de son style, de son engagement et du rôle ment du matin au soir, à faire les HLM, à rester pendant des Sans être prétentieux, je ne voyais pas comment il pouvait tous les étages dans chaque qu’il jouait à l’époque, j’ai eu le sentiment qu’il pourrait être heures et des heures à discuter avec les Parisiens. Je crois moralement ne pas le faire, compte tenu de nos liens. arrondissement du matin au un jour un leader dans la lignée du gaullisme et du pompi- qu’il y a peu d’hommes politiques qui ont une résistance Après, politiquement tout est possible, même si Jacques dolisme. Je ne voyais pas qui d’autre avait l’autorité, le style physique et une capacité à faire ce qu’il a fait. Chirac savait que le groupe RPR à l’Hôtel de Ville penchait soir, à faire les HLM, à rester et la force physique pour prendre la succession de ces deux On dit qu’en 1989 Jacques Chirac aurait longtemps en majorité pour moi plutôt que pour Jacques Toubon. pendant des heures et des heures hommes. hésité avant de vous confier de nouveau le poste de Tout s’est fait en douceur. Jacques Chirac m’a sondé en Vous et Jacques Chirac êtes nés au même endroit à premier adjoint. Alain Juppé et Jacques Dominati me disant : « Qu’est-ce que tu penses de l’avenir ? » Mais il n’a à discuter avec les Parisiens. » vingt-six mois d’intervalle. étaient aussi sur les rangs. pas fait de pression en disant qu’il ne fallait pas que je sois En effet, clinique rue Geoffroy-Saint-Hilaire dans le vème J’ai été nommé par Jacques Chirac premier adjoint en 1983 candidat. J’aurais pu être nommé garde des Sceaux en 1995 arrondissement de Paris, le 30 janvier 1935 pour ma part et, à ma connaissance, il n’y a pas eu de débat là-dessus en et le magistrat que je suis aurait été flatté de la proposition et en novembre 1932 pour lui. C’est une circonstance his- 1989. faite par Jacques Chirac. Peut-on parler de prise de distance avec Jacques torique ! En revanche, en 1995, Jacques Chirac hésite À quel moment commence l’éloignement avec Chirac à cette époque-là ? Cela a même été plus tard un argument utilisé par beaucoup dans le choix du candidat RPR à la mairie Jacques Chirac ? On le situe fin 1995 - début 1996 quand J’ai senti quelques réticences mais cela s’est terminé très Jacques Chirac pour s’implanter dans le vème arrondis- de Paris. plusieurs personnalités politiques parisiennes se vite et j’ai notamment été invité à l’Élysée avec Xavière. sement de Paris. On le dit. Il y avait en effet d’autres candidats : Alain Juppé, plaignent de votre gestion municipale et que Jacques Lors du putsch, Jacques Chirac m’a reçu et il m’a donné sa Marie-France Garaud a joué un rôle important dans cette Jacques Toubon et Philippe Séguin. Chirac ne réagit que trop mollement selon vous… parole d’honneur qu’il n’était pas dans le coup. Il a téléphoné affaire. Elle a bien vu que je venais d’avoir un bon résultat Vous vous lamentez à l’hiver 1994-1995, déclarant On a essayé de me déstabiliser, mais on n’a pas réussi. Je devant moi à Jacques Toubon pour lui dire qu’il était en 1976 lors d’une élection partielle où j’avais été élu dès notamment : « Je suis un des seuls candidats à qui Jacques ne garde aucune rancune contre Jacques Toubon, mais j’ai choqué de voir ce qui se préparait et qu’il me faisait totale- le premier tour. Jacques Chirac pensait qu’en étant tête de Chirac n’a pas promis la mairie de Paris. » un regret : je n’ai rien fait contre lui. Lui, en revanche, a ment confiance. Le putsch a échoué car je n’ai pas cédé. J’ai liste dans le vème, il était en terrain conquis et qu’il pourrait Il ne me l’avait pas promise, mais cela allait presque natu- fait une tentative de putsch en 1998 qui a échoué. Durant le souvenir assez misérable de certains élus dont je tairai faire le strict minimum dans cet arrondissement pour faire rellement de soi. Une fois, il m’avait dit : « Le jour où tu seras cet épisode, Jacques Chirac m’a soutenu. Mais encore une le nom à qui j’ai enlevé leurs voitures de fonction, ce qui campagne ailleurs dans Paris. maire de Paris, tu verras comment il faudra faire les choses. » fois, il y a eu quelques faiblesses dans son entourage. les a profondément troublés. C’est là où j’ai vu la faiblesse Pourquoi Jacques Chirac vous a-t-il confié le poste Et non : « Tu seras maire de Paris. » Je ne vais pas citer de noms mais je sais qui a eu un rôle de certains au plan moral et politique car je ne pensais pas de secrétaire d’État aux Industries alimentaires en Mais comment interpréter ses hésitations ? important contre moi (Dans Chirac mon ami de trente ans, qu’ils auraient cédé à ce niveau. Cela m’a beaucoup peiné 1976 et a même insisté pour vous nommer au gouver- Jacques Chirac est un ami fidèle, mais c’est un homme Jean-François Probst écrit : Dominique de Villepin avait prise de voir un type comme Bernard Pons participer à ce putsch, nement ? politique. Il y a des problèmes de majorité, de personnali- sur Chirac : en particulier dans les affaires judiciaires. Il a été alors qu’il me soutenait à fond. Là encore, Marie-France Garaud a joué un rôle important. Il tés… Il est possible qu’il y ait eu des interventions en faveur derrière le putsch de Toubon à la mairie de Paris, les attaques Comment avez-vous vécu les trois années suivantes, voulait avoir dans son équipe gouvernementale quelqu’un de Jacques Toubon. En ce qui concerne Philippe Séguin, je portées contre Jean Tibéri, à travers Le Canard enchaîné ou jusqu’aux municipales de 2001, qui ont conduit le RPR à de très proche de lui. Il savait que je serais fidèle, et que ne suis pas sûr qu’il ait demandé à être candidat en 1995. plus indirectement en passant par les juges – NDLR). Je n’ai choisir Philippe Séguin comme candidat du parti pour je travaillais. Il voulait sans doute avoir un geste à mon Il est possible que certaines personnes dans l’entourage de jamais détourné un centime, ni volé ni escroqué qui que ce la mairie de Paris, et non la vôtre ? endroit, un remerciement peut-être. En 1976, lors du départ Jacques Chirac aient voulu faire plaisir à Philippe Séguin soit, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. On a dit que des Il y a un certain mystère autour du choix de Philippe Séguin de Jacques Chirac, je n’ai pas été repris au gouvernement. afin de le mettre un peu sur le côté pour qu’il n’ait pas milliers de faux électeurs avaient voté pour moi. À l’arrivée, car Jacques Chirac ne m’a jamais dit de ne pas me repré- Sans doute parce que j’étais chiraquien. d’autres pensées nationales. Ce fut d’ailleurs la même chose ils n’ont trouvé que quelques dizaines de soi-disant faux senter. Je pense qu’il a dû donner son accord à la candida- Un témoin de la campagne municipale de 1977 disait plus tard, en 2001. J’ai une confiance totale en Jacques électeurs dont aucun ne m’a mis en cause et qui n’ont joué ture de Séguin mais il ne me l’a jamais dit. Il m’a dit qu’il de Chirac : « J’ai vu sa main le soir de l’élection : la droite Chirac, mais son petit problème c’est son entourage. Des aucun rôle sur le résultat de l’élection. m’était toujours fidèle. Qui a choisi Philippe Séguin ?

110 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique Jean Tibéri

« Jacques Chirac est un ami Comment s’est comporté Jacques Chirac lors de fidèle, mais c’est un homme cette campagne municipale de 2001 ? Il y a un mystère à ce sujet. Il a alterné le chaud et le froid. politique. Il y a des problèmes Il voyait des gens, puis après il réfléchissait. Il savait bien de majorité, de personnalités… que j’étais honnête. Ceux qui l’ont conseillé n’avaient pas de leçon à me donner sur ce plan-là. Je ne donnerai pas de J’ai une confiance totale en nom pour l’instant, mais plus tard j’écrirai un livre si Dieu Jacques Chirac, mais son petit me prête vie. Je dirai alors ma vérité sur cette période. problème c’est son entourage. » Par exemple, à cette époque, Françoise de Panafieu s’est très mal comportée à mon égard. Cette femme a été une médiocre candidate aux élections municipales de Paris en 2008. Elle a fait un résultat lamentable. Au lieu de m’aider Il y a plusieurs versions. Je m’entendais très bien avec lui. lorsque j’étais maire de Paris, elle a tout fait contre moi. Il venait souvent à la mairie, on déjeunait et on regardait Une fois, avant les municipales de 2001, elle a dit devant ensemble le foot. Je l’ai soutenu et il me soutenait. Il me la presse qu’elle allait être candidate contre moi. Tout cela demandait toujours des conseils, d’où mon étonnement était misérable, à l’image de la personne. Pourtant je la res- lorsque j’ai vu qu’il était candidat contre moi. Ce fut un pectais et je l’avais nommée adjoint au maire. échec total car il a fait campagne contre moi, et non contre Vous avez été pendant dix-huit ans l’homme fort de Bertrand Delanoë. Il a été devant moi au premier tour mais l’Hôtel de Ville et le précieux relais de Jacques Chirac légèrement. Je lui ai proposé l’union au second tour, mais à la mairie de Paris. Comment avez-vous assumé cette il a refusé. Moi qui avais une grande confiance en lui, cela tâche de bras droit ? m’a peiné, d’autant plus que l’on était très amis et que J’ai un style, je ne suis pas agressif et je ne suis pas excité. l’on partageait les mêmes idées de gaulliste de gauche. Je ne comprends pas ceux qui sont souvent énervés en Jacques Chirac est un gaulliste ? avancer les réformes dans la mesure où elles n’entraînent On retrouve encore aujourd’hui des problèmes liés à cet politique, aussi bien à droite qu’à gauche. Certains ont des Je le crois. Il n’a jamais prôné un gaullisme social au sens pas de conflits forts, ce qu’il s’est pourtant passé en 1995. épisode. Je faisais confiance à François Fillon, mais il m’a réactions vives, moi je pense qu’il faut essayer d’apaiser classique du terme mais il a essayé de faire des réformes Ce conflit l’a touché. En France, on ne peut pas toujours déçu. Il a eu un comportement inacceptable moralement. et ensuite il faut trancher mais on n’est pas obligés de sociales. faire facilement les réformes. Jacques Chirac les faisait Je lui avais laissé mon siège de député en 2012. Dominique trancher tout de suite en cassant les choses. J’ai tout fait Avez-vous senti des évolutions dans sa pensée tout donc plutôt par petites touches. (Tiberi, le fils de Jean – NDLR), qui était délégué UMP de pour l’union autour de Jacques Chirac avant qu’il soit maire au long de sa carrière politique et notamment au cours Vous avez toujours dit à son sujet : « Je suis son ami. » circonscription élu par les militants à une large majorité de Paris. Je coordonnais les actions des adjoints au maire, de son septennat et de son quinquennat ? Est-ce que vous vous considérez toujours comme son et qui l’avait soutenu lors de la présidence du mouvement des maires d’arrondissements et des directeurs. Je l’ai fait Jacques Chirac était fondamentalement radical-socialiste ami ? en 2012, lui avait alors apporté dans les vème, vième et viième en essayant d’apaiser les choses. mais pas au sens politique du terme. Il n’a jamais été très à Un journaliste a utilisé une fois cette formule en disant arrondissements de Paris les meilleurs résultats de Paris et Votre carrière politique vous a conduit à plus de droite et sa référence était Henri Queuille. Il essayait d’ar- que je n’étais plus son ami. Ce n’était pas vrai et c’était la de France. Pourtant, la première chose que François Fillon vingt ans de dévouement pour lui. Comment peut-on ranger et de concilier les choses. C’est dommage qu’il n’ait période où j’étais un peu peiné de sa distanciation. Jacques fait lors des dernières municipales, c’est d’aller contre lui. donner autant de sa vie et de son temps pour une autre pas réussi en 2002 à faire des choses plus fortes sur le plan Chirac n’a jamais rien fait contre moi. Il est mon ami et je Un jour il m’a envoyé un message sur mon téléphone que personne ? national, notamment des réformes sociales. Là aussi, son pense que je suis encore son ami car on a fait beaucoup de j’ai gardé. Il me disait : « N’écoute pas ces bruits, je suis un Ce sont les circonstances qui m’ont amenées à suivre entourage a sans doute essayé de l’en dissuader. choses ensemble. J’ai participé modestement à sa venue au homme fidèle et loyal. » En fait, il n’est ni l’un ni l’autre. Il Jacques Chirac. J’étais gaulliste tout jeune. J’ai suivi de Peut-on parler de chiraquisme ? Comment le sein du mouvement, à sa venue dans le vème arrondissement suffit aussi de regarder ses positions actuelles au niveau Gaulle dans l’opposition et au pouvoir. J’ai ensuite fait définir ? et à la mairie de Paris mais aussi à la présidence du parti. Je national. Il faut sans doute des réformes libérales, mais pas campagne à fond pour Jacques Chirac mais sans attaquer Je ne me suis jamais posé la question. C’est un homme l’ai toujours soutenu. Je l’ai fait dans la discrétion et dans la ultralibérales comme il le propose. Je ne vois dans ses pro- les autres. Pour moi, en politique il faut défendre ses idées qui partageait les idées du général de Gaulle sur l’intérêt fidélité. Je suis persuadé que Jacques Chirac le pense aussi, positions rien qui ne soit social ou gaulliste. Il n’a plus de et les hommes, sans attaquer les autres. national, sur la Nation, sur la place de la France dans je l’espère… Je pense qu’il restera beaucoup de ce que l’on a

lien avec Philippe Séguin. Vous qui êtes un gaulliste social, diriez-vous que © samuel g u ig ues pour charles l’Europe. Sur le plan national, son idée était de faire fait ensemble, l’avenir le dira. —

112 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique témoignage Le Confident L’historien et éditeur Jean-Luc Barré a parlé pendant des centaines d’heures en tête-à-tête avec Jacques Chirac de 2007 à 2011. Il en a tiré les deux tomes des Mémoires de l’ancien président de la République (Chaque pas doit être un but et Le Temps présidentiel), qui se sont vendus à plus de 500 000 exemplaires cumulés. Pour , il raconte cette aventure qui l’a amenéCharles à devenir le confident d’un homme pudique, plus intéressé par ses aventures hiraquien de toujours de jeunesse que par les années du pouvoir, « Je ne connaissais pas personnellement cerné par un entourage parfois envahissant, Jacques Chirac avant de partager avec et jamais avare de vacheries envers Valéry C lui l’aventure de ses Mémoires. J’étais un Giscard d’Estaing. chiraquien de toujours : le 5 décembre 1976, je faisais partie des dizaines de milliers de militants présents propos recueillis par Olivier Faye lors de la création du RPR, porte de Versailles, à Paris. portrait Matthieu Deluc J’avais 19 ans. Profondément gaulliste – de Gaulle a été, d’une certaine manière, le héros de mon adolescence, un héros dont je ne me lassais pas de regarder et d’admirer les conférences de presse à la télévision – j’ai vu très vite en Chirac le vrai continuateur du général, par son énergie, son charisme, sa capacité à mobiliser les foules même s’il était, à l’origine, plus pompidolien que gaulliste. Sur des sujets aussi essentiels que la défense de notre modèle social ou le refus de s’aligner sur les États-Unis lors la guerre d’Irak, il a fait preuve du gaullisme le plus authentique. C’était une bonne raison pour moi de me dire « chiraquien ». Et de l’être resté.

114 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique Jean-Luc barré

J’ai toujours voté pour Jacques Chirac. Il a été à mes yeux un homme qui sculpte sa propre statue, contrairement à ses territoires les plus personnels, ceux de son enfance en « Lors de notre premier entretien, un président à la hauteur de son rôle, un homme d’unité un Mitterrand ou à un de Gaulle, qui ont réinventé, réécrit particulier. En réalité j’ai dû faire un travail de biographe. il m’a lancé en riant : "Le passé soucieux du respect des différences, ce que l’on a encore leur propre histoire pour forger leur légende posthume. Le plus souvent, il se laissait porter par les questions que mieux compris et pu apprécier par comparaison avec son Chez Chirac, il y a une forme d’humilité et de lucidité. Il je lui posais, comme s’il attendait que je le guide dans ce m’emmerde !" Le ton était donné. successeur direct. Mais j’étais frappé de voir que tout le est très asiatique en cela, conscient du peu que chacun de retour en arrière. Je procédais de manière très chrono- Chirac n’est pas un homme monde ou presque considérait qu’il n’avait pas accompli nous représente au regard de l’immensité des choses. Pour logique pour l’aider à se resituer dans un temps pour lui grand-chose à l’Élysée. Il me semblait, non seulement lui, les personnes ne font que passer. révolu. Jacques Chirac est un homme de l’immédiat qui qui sculpte sa propre statue, qu’on sous-estimait son action, mais aussi qu’une clé réfléchit aussi sur les millénaires, mais pas à son propre contrairement à un Mitterrand nous manquait pour comprendre son personnage, bien De la Corrèze au Maroc passé. Je me suis beaucoup appuyé sur ses archives, de plus secret et mystérieux qu’il n’y paraissait. Cette clé Nous avons très vite noué des relations de réelle et cha- Matignon et de l’Élysée. J’ai retrouvé chez lui des corres- ou à un de Gaulle, qui ont passait, en grande partie, par sa culture personnelle et sa leureuse complicité. Il m’a appelé « maître » la première pondances avec Giscard que personne ne connaissait. réinventé, réécrit leur propre connaissance intime des grandes civilisations du monde. fois qu’il m’a vu, ce qui m’a fait éclater de rire. Je lui ai Au fil de la conversation, nous débordions souvent du histoire pour forger leur À travers elles, Chirac s’est érigé en défenseur de tous dit que cette formule était réservée aux vieux académi- sujet que nous avions prévu de traiter. Et je l’entraînais à les peuples qu’il jugeait victimes de la domination occi- ciens. "Vous savez, ai-je ajouté, quand le général de Gaulle me parler de l’actualité. Quand il a fini par se prendre au légende posthume. Chez Chirac, dentale. Bref, j’avais dans l’idée de lui consacrer un livre a reçu Louis de Funès, il l’a appelé maître. C’est donc une jeu, il lui arrivait de fixer lui-même le thème qu’il voulait il y a une forme d’humilité et de qui éclairerait cet aspect primordial de son être et de sa notion très relative." Nos rendez-vous de travail avaient aborder. Ce qui le passionnait le plus, c’était sa fondation, vie pour aider à le réhabiliter en quelque sorte. En 2006 lieu dans son bureau de la rue de Lille. Je ne suis jamais parler de la prévention des conflits, de la défense des lucidité. » j’ai rencontré Claude Chirac par l’intermédiaire de Nicole allé dans son appartement du quai Voltaire. Peu de gens langues, du Musée du quai Branly. Il n’avait pas un désir Lattès, mon éditeur, pour lui exposer mon projet, mais y sont allés d’ailleurs, à ma connaissance. Nos entretiens immense de reparler de politique en somme. Quand je demandais à Jacques Chirac : "Monsieur le sans parvenir à voir le président directement. Si bien que se passaient le plus souvent en tête-à-tête. Il m’accordait Président, que comptez-vous dire de Nicolas Sarkozy ?", ce livre n’a jamais vu le jour. tout le temps nécessaire, des heures entières. Même si le Giscard et la rivière à sec il me répondait, l’œil narquois, pétillant de malice : « Il n’y livre n’était pas de son initiative, il est devenu au fil du Le danger avec lui, comme avec tous les hommes poli- a qu’à en dire du bien. » Progressivement, il a changé d’avis « Le passé m’emmerde ! » temps son affaire personnelle et il s’y impliquait de plus tiques, c’était la langue de bois. Il fallait garder à l’échange tant il en avait assez d’être attaqué. S’étant imposé un Quand la question s’est posée en 2007 de savoir qui pourrait en plus. Un seul volume était prévu à l’origine, mais la sa part d’improvisation, presque de provocation. Le per- certain silence, il estimait mériter le respect, ainsi que le travailler avec Jacques Chirac sur ses Mémoires, Claude richesse du matériau accumulé à l’issue de nos entretiens sonnage est complexe. Il est fait d’un mélange de jeu, de respect de son silence. Même attaqué, il s’est longtemps Chirac, sur la suggestion de Nicole Lattès, a souhaité nous a convaincus qu’on pouvait aller plus loin. Il s’agis- pudeur, de drôlerie. Il fallait aussi l’amener à formuler ses interdit de répondre. Ces Mémoires ont été l’occasion pour que ce soit moi. Une bonne entente s’est établie entre sait quand même de plus de quarante ans de vie politique. impressions et ses jugements sur les uns et les autres. Il lui de faire quelques mises au point. nous qui, par la suite, a connu quelques turbulences… Je Le premier volume a eu un succès extraordinaire, avec avait conscience que ses Mémoires revêtaient un enjeu À un moment, il a commencé à m’apporter des documents, rencontre Jacques Chirac pour la première fois au mois de plus de 400 000 exemplaires vendus. Le second s’est un politique, ses prudences étaient donc nombreuses. à vouloir me ramener chez moi en voiture, à m’inviter novembre 2007. Le fait que je sois un nouveau venu dans peu moins vendu mais a fait quand même 130 000 exem- La première chose qu’il m’a indiquée, en plaisantant, à déjeuner. J’étais devenu un de ses confidents. Il est la Chiraquie était de nature à lui plaire. Il n’avait pas envie plaires. C’est un succès auquel Jacques Chirac ne croyait c’est qu’il ne voulait "dire du mal de personne". Je lui ai passé de la langue de bois à son vrai langage. Il y a deux non plus de travailler avec un journaliste, encore moins pas. Il a été heureux et fier du résultat obtenu. Et c’est lui aussitôt répondu que cela allait être compliqué et que langages chez lui : le langage politique d’un côté, un peu un intellectuel – ce n’est pas une « race » qu’il affectionne qui a tenu à ce que mon nom figure en page de garde à l’exercice risquait de perdre de sa saveur ! Ça le déman- formaté et convenu, et l’autre, le vrai, qui est à son image, – mais plutôt un chercheur, un historien, susceptible de côté du sien. geait, en fait, de dire ce qu’il pensait de Giscard, de truculent, drôle, le vrai Chirac. Ce langage, il le réserve l’aider à retraverser toutes ces années sans idées précon- Nous avons travaillé ensemble de novembre 2007 à mars Sarkozy, ce dernier étant le personnage qui pouvait le à son entourage, à ses amis, à des initiés. "Je vais vous çues. D’autant qu’il n’était pas forcément enthousiaste à 2011. Durant certaines périodes, je le voyais moins, on se plus l’inspirer. Nous avons été servis par les événements. dire comment Giscard me voit, m’a-t-il déclaré un matin l’idée de se lancer dans une telle entreprise, pour laquelle téléphonait. Il m’a invité à le rejoindre en Corrèze, dans son Giscard m’a beaucoup aidé en accusant Jacques Chirac où il était particulièrement en verve. D’abord, dans sa il avait à la fois besoin d’être secondé et rassuré. Lors de château de Bity, puis à Taroudant au Maroc. Mon travail d’avoir fait financer sa campagne présidentielle de 1981 hiérarchie, il y a Giscard tout en haut, puis il n’y a rien, et notre premier entretien, il m’a d’ailleurs lancé en riant : consistait pour beaucoup à m’imprégner du personnage, par Omar Bongo. C’était au moment des obsèques de ce après il y a moi !" Un autre jour, je lui dis : "Mais Monsieur "Le passé m’emmerde !" Le ton était donné. C’était à la fois puisqu’il s’agissait d’écrire à la première personne. Pour dernier, en juin 2009. Là, les barrières sont vite tombées. le Président, Giscard a jeté la rancune à la rivière." Et il m’a chez lui de la provocation, de l’humour, et une manière de me mettre dans sa peau, il fallait que je l’écoute parler, Jacques Chirac s’est engouffré dans la brèche. Pour Sarko, répondu : "Ce jour-là, la rivière devait être à sec." Ça, c’est le me tester aussi. Je suis entré dans son jeu. Chirac n’est pas que je l’observe, que je puisse l’accompagner jusque dans ça a été pareil quand celui-ci l’a traité de roi fainéant. vrai Chirac.

116 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique Jean-Luc barré

Ce n’est pas convenable Bernadette ! L’homme des Français « Je lui ai dit aussi à plusieurs Ce n’est pas un homme qui se livre facilement. Une de mes mais peut l’avoir beaucoup plus pour d’anciens adver- Je suis sorti de cette expérience avec encore plus d’ad- reprises qu’il fallait parler premières difficultés a été d’essayer de vaincre sa pudeur. saires comme François Mitterrand ou certains de ses miration et d’affection pour lui. Le personnage est très Sur certains sujets, cela pouvait prendre des semaines ou homologues étrangers envers qui il ne tarit pas d’éloges. attachant, humain, plein de chaleur, de gentillesse. des membres de sa famille, des mois. Tout le monde m’avait dit : "Vous n’arriverez pas Je pense, entre autres, à Vladimir Poutine. En revanche, il Chirac a été un grand président, il a respecté la fonction à commencer par Bernadette à le faire parler de sa fille Laurence." Il m’avait pourtant n’était pas question de parler de ses conquêtes féminines, présidentielle et il a une vision du monde sur bien des prévenu d’entrée de jeu qu’aucun sujet n’était tabou. qui ne sont plus un mystère pour grand monde. Je me plans prémonitoire. Peut-être n’a-t-il pas fait suffisam- Chirac. Je ne peux pas dire Nous avons donc un jour évoqué le cas de Laurence, sa souviens de l’ironie avec laquelle il a accueilli le livre ment bouger les lignes, comme on dit, ni engagé toutes que ça lui soit venu fille aînée atteinte d’anorexie mentale. Il consentait à de Giscard relatant ses soi-disant amours avec Lady Di. les réformes nécessaires, mais il s’est situé à une hauteur, en parler pour la première fois. C’était émouvant et très Pour Chirac, cela faisait partie du folklore giscardien… à un niveau que l’on n’a plus guère retrouvé depuis son spontanément à l’esprit ! Il n’a en retenue. Il est très resserré dès qu’il s’agit de parler de Certaines histoires d’amour ont beaucoup compté dans sa départ. pas le compliment facile pour choses qui peuvent le concerner de près, être porteuses vie, mais je n’ai jamais abordé ce sujet avec lui que sur le Si de Gaulle représente la France, pour moi, Chirac est l’in- ceux qui l’entourent, mais peut d’une souffrance ou d’un tourment. On sent alors ton de la plaisanterie. Tout cela fait partie de ses secrets et carnation des Français. Je ne suis pas sûr qu’il se fasse une l’homme se refermer. Je le revois me parlant de sa fille il a toujours veillé à séparer vie privée et vie publique. Ses idée de la France aussi élevée que celle du Général. Mais l’avoir beaucoup plus pour avec beaucoup de tendresse et de simplicité. C’était très Mémoires devaient rester pour lui avant tout ceux d’un il a une certaine idée de ses valeurs profondes. Il est très d’anciens adversaires comme émouvant parce qu’il n’y avait rien de mélodramatique. homme d’État. Il estimait, à tort ou à raison, que sa vérité attaché à la République, à l’État. Il n’est pas identifié à la Mais on sentait un homme atteint, marqué profondément ne consistait pas à révéler ce qui appartenait au domaine France comme de Gaulle, mais les Français se reconnais- François Mitterrand ou Vladimir par la maladie de son enfant et qui s’était fait une raison, de l’intime. sent en lui. Chirac est très représentatif de leur caractère, Poutine. » d’une certaine manière. Rien ne l’agace davantage que de de leurs us et coutumes : il est paillard comme eux, il peut voir les hommes politiques étaler leur vie privée, même La censure de l’entourage être désinvolte, imprévisible comme ils le sont aussi. Il a s’il peut s’en divertir à l’occasion. Il y a un mot chiraquien Il est faux de dire que ses Mémoires ont été censurés par les faiblesses et les qualités de nos compatriotes. Comme qui dit tout quand il réprouve quelque chose : "Ce n’est pas son entourage. Mais il est arrivé que je doive fermement Mitterrand, c’est un homme du terroir, imprégné par son convenable." Il a dû se dire cela quand Bernadette Chirac a rappeler à certains de ses membres que tel ou tel propos, ancrage provincial qui est moins culturel que politique. Il critiqué Alain Juppé ! (rires) En tout cas, il lui a répondu à tel ou tel souvenir lui appartenaient, et qu’il était hors de a fait sien le mode de vie provincial, les valeurs morales, sa manière. Il a dû lui dire les choses de façon plus radicale question que qui que ce soit puisse se substituer à lui pour marquées en Corrèze par la Résistance, le radicalisme, etc. en privé ! décider de les maintenir ou non. Le portrait élogieux qu’il dresse de Mitterrand, le rappel de ses amitiés à gauche, Il y a chez Jacques Chirac un désir d’évasion, d’exode, de Le temps de l’aventure les critiques contre Giscard ont par exemple fait débat : liberté, de libération presque, que l’on retrouve dès sa La période sur laquelle il était le plus inspiré au cours quand on lit les Mémoires, on a parfois l’impression jeunesse : il fuit son milieu familial, veut s’assumer seul. de nos conversations, c’était incontestablement sa d’avoir affaire à un homme de gauche ! J’ai dû expliquer à Il a un côté anar, sillonne les États-Unis quasiment sac jeunesse : la période américaine, l’Algérie, ses débuts ceux qui autour de lui s’en étonnaient que sa vérité était au dos, dort où il peut, courtise les filles, ne songe pas à avec Pompidou. Au fond, le temps de l’aventure plus que là, même revue et corrigée a posteriori. Quand Jacques se marier… Et d’un autre côté il y a un Chirac qui revient le temps du pouvoir. C’est pour ça que le premier volume Chirac assure que ses relations avec Mitterrand n’ont pas toujours vers une forme d’ordre : familial, paternel, des Mémoires est sans doute plus attrayant que le second, été aussi houleuses qu’on l’a dit, c’est une évidente réécri- conjugal... On retrouve constamment cette dichotomie même si à mes yeux ce dernier apporte plus d’éléments ture de l’histoire. Mais sa vision de Mitterrand aujourd’hui chez lui, y compris dans ses décisions politiques. Il a été d’un point de vue historique. Je lui ai dit aussi à plusieurs est conditionnée par le recul du temps. Cela fait partie de capable d’intuitions fulgurantes et novatrices, comme en reprises qu’il fallait parler des membres de sa famille, à l’exercice même des Mémoires. Quand il a dit en 2011 à matière d’environnement, et il lui est arrivé de soutenir commencer par Bernadette Chirac. Je ne peux pas dire Sarran qu’il allait voter pour François Hollande, le soir des idées de droite dure qui ne lui correspondent pas. C’est que ça lui soit venu spontanément à l’esprit ! Non pas qu’il même un communiqué a été publié par d’autres que lui aussi la partie d’ordre que l’on retrouve dans sa vie per- ne pense pas du bien de sa femme, il sait ce qu’il lui doit. pour dire que ce n’était que de l’humour corrézien. Nous sonnelle. Pourtant, ses idées profondes et originales sont Mais disons que ce n’était pas pour lui un sujet prioritaire. étions dans le même type de situation que j’ai parfois dû tout autres. —

Il n’a pas le compliment facile pour ceux qui l’entourent, affronter et résoudre. pour charles i eu deluc © M atth

118 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique Entretien

« Bernadette Chirac ous avez suivi l’Élysée pendant cinq l’Élysée. Chirac débitait le même discours chaque année ans, quelles étaient vos relations avec sur les « ravissantes » ou « charmantes » reines du muguet Jacques Chirac ? et ses dauphines autour de « superbes » cascades de fruits VLes relations entre le journaliste du Monde et l’Élysée sous et légumes, édifiées par les représentants de Rungis. J’y est un personnage Jacques Chirac étaient assez difficiles, voire conflictuelles. apprenais toujours quelque chose, j’y glanais une petite Il y avait un contentieux entre le journal et le président de scène, une phrase. Une année, Bernadette Chirac avait la République, je ne suis donc pas arrivée sur un terrain fondu sur moi car je prenais des notes dans mon carnet : aplani et accommodant. Le premier jour, je n’ai pas été « Qu’est-ce que vous voulez encore savoir vous ? » Elle venait politique mal accueillie. Jacques Chirac m’a scannée de la tête aux de saisir à pleines mains un énorme homard toutes pinces pieds : « Bonjour Maaadaame ». Et Bernadette Chirac m’a brandies, menaçant. C’était destiné à m’intimider ; cela dit de sa voix métallique un peu grinçante : « Bienvenue m’a fait rire. inouï » dans cette maison. » C’était à l’occasion d’une cérémonie Votre consœur Raphaëlle Bacqué confiait dans officielle et, à vrai dire, nous ne pouvions voir le président Charles : « Chirac était un homme particulier, on pouvait On ne saurait réduire Jacques Chirac que dans ces circonstances. C’est la particularité de toutes le voir pendant une heure, il ne disait rien d’important, à sa seule personne. Son histoire est ces années : Chirac n’a donné qu’une conférence de presse emmuré dans son palais, soumis à une équipe de commu- également celle d’une famille qui a en cinq ans, au mois d’avril 2004. Il parlait très facile- nicants dirigés par sa fille. » Vous partagez son constat ? ment de la politique extérieure – nous avons fait deux fois Absolument, et nous en avons souvent parlé ensemble. pris et gardé le pouvoir ensemble, avec le tour de la Terre durant le quinquennat – mais il était Sous le septennat, les conditions étaient cependant sa femme Bernadette, sa fille Claude et extrêmement difficile de communiquer avec lui sur des un peu différentes ; Chirac a vécu cinq ans de cohabita- désormais son gendre, Frédéric Salat- sujets de politique intérieure, dont je m’occupais. tion pendant lesquels il n’avait pas les mains libres pour Baroux. Un sacré clan qui continue de Quelle était la nature de ce contentieux ? gouverner et un peu plus de temps à sa disposition. Il Cela remontait à une période assez ancienne. Les voyait encore des journalistes, même pour ne rien leur peser sur la vie politique française, et relations avec Jean-Marie Colombani, le directeur du dire. Pendant le quinquennat il n’a rencontré régulière- que raconte la journaliste du Monde Monde (de 1994 à 2007 – NDLR), étaient assez fraîches, ment que les très familiers, ceux qu’il connaissait depuis Béatrice Gurrey dans son nouvel car Chirac jugeait que le journal avait été trop « balladu- longtemps, telle Catherine Pégard alors rédactrice en chef ouvrage, Les Chirac. Entretien. rien » pendant la campagne de 1995. Surtout, la commu- au Point, le journal de son ami François Pinault. Mais je nication du chef de l’État était extrêmement verrouillée n’en ai jamais vu trace dans la presse, aucun scoop n’est par Camille Vigogne Le Coat par sa fille, Claude. Nous ne voyions JAMAIS le président sorti. Les informations un peu dérangeantes ou critiques portraits Linus Ricard de la République en particulier, je ne suis JAMAIS entrée sur Chirac, Le Monde n’a en revanche pas hésité à les dans son bureau. Je représentais un grand journal, lu dans publier. Cette mise à distance de la part de l’Élysée me le monde entier et je n’ai jamais pu m’entretenir avec le donnait aussi une liberté. On était condamnés à s’infor- président. Les briefings off étaient extrêmement rares. mer sur le côté : par des conseillers qui voulaient bien Il y en a eu dans les moments de grande panique, quand parler, par des amis proches du président. Mais jamais l’Élysée a compris que le référendum sur la Constitution par Jacques Chirac lui-même. Heureusement, quand vous européenne en 2005 serait perdu. Mais c’est tout. Vous fréquentez quelqu’un pendant cinq ans de façon extrême- imaginez bien que je saisissais toutes les chances qui se ment assidue, et qu’au fond vous pensez, vous vivez, vous présentaient, même les plus anodines : je ne crois pas écrivez Chirac, vous finissez par comprendre et connaître avoir manqué un seul 1er mai, dans la salle des fêtes de cette personnalité. Ou du moins les facettes qu’il vous

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est donné d’observer. Et bien souvent, quand il avait nettement améliorées après le pouvoir. Chirac pendant le Chirac. Le commentaire m’a beaucoup plu : « Oh, il doit y « Un jour, Bernadette Chirac avait quelque chose à me dire, il ne se gênait pas pour le faire. quinquennat et le septennat, ce sont deux personnes très avoir à boire et à manger là-dedans ! » Réponse typique de fondu sur moi car je prenais des Comment Jacques Chirac manifestait-il son mécon- différentes. Moi j’ai vécu une période qui était celle de la Bernadette Chirac, qui emploie un langage assez châtié, tentement ? fin, Chirac savait que c’était terminé. Et en même temps, il semé d’expressions familières. Nous avions pris un ren- notes dans mon carnet : "Qu’est- Parfois, cela se passait de mots. En novembre 2003, à ne veut pas paraître impuissant et montrer que plus rien dez-vous en Corrèze, qui fut reporté à la rentrée à Paris. ce que vous voulez encore l’occasion de ses 71 ans, j’ai écrit une analyse sur l’âge du ne se passe, au contraire. Mais dans mon livre, je ne parle Elle m’a finalement écrit pour tout annuler. Entre-temps, capitaine. Il devenait un peu sourd, il était resté lointain pas seulement de Chirac. C’est un livre sur une famille les vacances au Maroc, au cours desquelles Claude Chirac savoir vous ?" Elle venait de durant la canicule de l’été où des milliers de Français au pouvoir, situation tout à fait exceptionnelle dans une et Frédéric Salat-Baroux l’ont sans doute dissuadé de me saisir à pleines mains un énorme avaient trouvé la mort. Le Chirac formidable du « non » à démocratie occidentale. Bernadette Chirac est un person- voir, étaient passés par là. homard toutes pinces brandies, la guerre d’Irak était en train de perdre la main. L’âge était nage politique inouï, Claude leur fille s’occupe de la com- Est-ce que vous avez pu voir Jacques Chirac ? aussi un sujet sensible, car Nicolas Sarkozy avait déjà munication du président de la République depuis la fin des Je l’ai vu quelques fois après qu’il a quitté le pouvoir, menaçant. C’était destiné à engagé une lutte ouverte pour prendre sa place. Naturel- années 1980, et elle va épouser l’ancien secrétaire général toujours en compagnie d’un ou deux collaborateurs, je m’intimider ; cela m’a fait rire. » lement, on vous disait qu’il ne lisait pas les papiers, cela de l’Élysée. Tout cela reste dans un tout petit cercle. C’est raconte ces conversations dans le livre. Nous n’avons pas faisait partie du jeu. Bien sûr qu’il les lisait ! Le lendemain totalement inédit. abordé la question de la famille, ce serait impensable. Je de la parution de cet article, j’étais près du perron de Dans votre précédent livre, vous vous intéressiez déjà l’ai eu pour la dernière fois au téléphone en 2012, mais l’Élysée pour grappiller un peu d’informations après une à la famille tout entière. Pourquoi ce choix ? j’ai toujours gardé un contact avec ses visiteurs réguliers. réunion avec des ONG sur le sida. Il m’a lancé un regard Oui, c’est vrai, mais surtout à la relation entre Chirac et C’est ma façon de prendre de ses nouvelles. que je n’oublierai pas : deux pics à glace. En 2006, j’ai écrit Sarkozy. On ne peut pas parler de Jacques Chirac sans Savez-vous comment il va ou est-ce toujours aussi également une double page titrée « Chirac l’absent » où je évoquer sa femme et sa fille parce que c’est une famille qui délicat de parler de la santé du président? décrivais des symptômes qui révélaient déjà de sérieux a conquis le pouvoir ensemble, et qui l’a gardé ensemble. Je crois que chacun peut voir que c’est un homme très Il est arrivé que Claude défende sa mère, qu’elle dise à son problèmes de santé. J’ai été « tricarde » pendant six mois. Je me suis particulièrement intéressée au personnage de affaibli, dont les difficultés à marcher ne sont pas père : « Mais arrête de lui parler comme ça… » Lorsque la fin On ne m’invitait pas, les conseillers ne me répondaient Bernadette Chirac. C’est la seule femme de président de nouvelles. Les images de la cérémonie du Quai Branly, du pouvoir s’est précipitée avec l’AVC en 2005, elles ont plus, j’étais pestiférée. Et au salon de l’agriculture suivant la République qui ait mené une vraie carrière politique. avec François Hollande et Alain Juppé, ne laissaient pas fait bloc autour de lui. Elles avaient le même souci de le – j’étais juste derrière lui – Chirac se retourne après avoir Même si c’est au premier échelon, celui du canton. Nous de doute là-dessus. Claude Chirac qui avait fait un petit préserver. Jacques Chirac est un homme qui a vécu assez été acclamé, touché, embrassé, car il a un charisme fou : avions titré en 2003 : « Bernadette Chirac, la vice-prési- discours l’an dernier, avec les mêmes protagonistes, n’a enfermé, au fond. Enfermé en lui-même, enfermé par « Ah ! Vous voyez que tout se passe bien. Vous ne saurez dente ». Edwy Plenel en avait fait la manchette ! Parce pas ouvert la bouche cette année. Elle était aux aguets, sa fille. Claude avait toujours peur qu’il dise un truc peu pas quoi écrire ! » C’était très agressif. Il savait comment que c’est un phénomène politique. Elle a une influence, veillant sur son père, lui faisant porter un verre d’eau. convenable : il y avait le traumatisme du « bruit et des faire passer le message. J’ai aussi reçu un coup sur la tête l’Élysée fonctionnait comme une cour royale dont elle Voit-il encore du monde ? odeurs »… Dans le privé, il pouvait être très cash, très drôle, asséné par un des gardes du corps qui m’a dit d’un ton était la souveraine. Il a surtout des visites amicales, affectueuses. Il est très très intelligent. Maintenant c’est un vieux monsieur évi- goguenard : « Oh je ne l’ai pas fait exprès… » J’aurais pu en Dans Le Rebelle et le Roi, vous expliquiez que Berna- loin du pouvoir ou de l’ambition désormais. L’intérêt et demment, qui n’a plus en permanence toute sa tête. faire toute une histoire. dette aurait aimé être comme la Reine d’Angleterre, l’affection qu’il porte aux gens déterminent l’attention Sarkozy disait : « Il est très intelligent et très méchant. » Très Michel Bassi nous confiait il y a un an et demi : cacher ses émotions et ses réactions, mais qu’elle en qu’il peut leur consacrer. Son esprit s’évade de plus en intelligent c’est vrai, très méchant ça dépend avec qui. « Chirac ? Tous les journalistes étaient ses copains ! C’est est incapable. plus souvent. Il voit évidemment Jean-Louis Debré très En parlant de méchanceté, le papier dans M « Chirac un numéro ce type ! Il donnait toujours l’impression aux Bernadette montre beaucoup plus ses sentiments que son régulièrement, même si ce dernier est très fâché avec confidentiel » décrivait une Bernadette d’une méchan- gens que c’était un plaisir de les voir. Quel admirable pro- mari et sa fille. Les rapports avec elle sont plus directs, elle Bernadette Chirac. Ils sont brouillés depuis qu’il ne verse ceté et d’une cruauté extraordinaire. fessionnel ! Je crois qu’il se foutait de notre gueule. » Qu’en se cache moins. En revanche, ce qui est tout à fait certain plus le traitement de membre du Conseil constitutionnel Elle peut être extrêmement cruelle, bien sûr. Elle a été pensez-vous ? c’est que Claude Chirac garde jusqu’au bout la maîtrise à Jacques Chirac, car il ne siège plus depuis le procès des dans l’ombre pendant très longtemps, mais dès lors On ne peut pas dire que j’ai connu cette situation ! Je vais de ce qui peut sortir ou pas. Au cours de l’été 2013, je emplois fictifs de la Ville de Paris. qu’elle a décidé de prendre son autonomie, plus rien ne l’a vous dire quelque chose qui vous paraîtra sans doute demande à voir Bernadette Chirac pour mon nouveau Comment se passent les relations entre Claude Chirac arrêtée. Sa première action d’éclat a été la publication de bizarre, mais je crois que, dans cette relation tronquée et livre. « Mon Dieu ! Et qui avez-vous vu dans cette famille ? » et Bernadette ? Conversation avec Patrick de Carolis (Plon, 2001). Ce livre très frustrante pour moi, il y avait tout de même une forme me demande-t-elle au téléphone. J’avais déjà interviewé Ce sont des relations qui ont toujours été compliquées a connu un succès considérable, et elle en est assez fière. de respect réciproque. Nos relations se sont d’ailleurs une cinquantaine de personnes et vu longuement Claude et conflictuelles, mais pas si mauvaises qu’on ne l’a dit. Elle raconte des choses assez personnelles, elle parle

122 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique béatrice Gurrey

personnel et politique dans cette famille, et c’est cela qui « Jacques Chirac est un homme rend les choses si compliquées. Tout est multiplié par dix, qui a vécu assez exacerbé de ce fait. L’attitude de Nicolas Sarkozy pendant le quinquennat a ravivé des blessures. Dans l’histoire de enfermé, au fond. Enfermé en la vème République on n’a jamais vu un ministre attaquer lui-même, enfermé par aussi violemment un président. Sur ses goûts person- nels, sur sa ligne, c’est inédit. Mais Bernadette choisit de sa fille. Claude avait toujours passer par-dessus cela. peur qu’il dise un truc peu Que fait donc le Clan Chirac, maintenant que le convenable : il y avait le pouvoir leur a glissé des mains ? Bernadette continue à avoir une vie normale, elle est à la traumatisme du "bruit et des tête de ses fondations, dirige ses opérations caritatives, odeurs"… Dans le privé, il pouvait sort beaucoup dans le monde. Elle continue à faire de la politique. Elle est encore au premier rang des meetings, être très cash, très à 81 ans ! Les relations sont devenues, avec la maladie, drôle, très intelligent. » assez conflictuelles avec son mari. Vous entendez ce qu’elle raconte à la radio : « Il me donne des petits coups de canne ! » Il adore sa petite chienne blanche Sumette : elle met la laisse serrée sous la chaise pour qu’il ne puisse pas la voir ! Claude, elle, se consacre à son père et à l’éven- tuelle future carrière politique de son mari. En quoi est-ce intéressant de s’intéresser aujourd’hui à la famille Chirac ? Vous voyez bien qu’ils sont toujours dans le paysage de sa fille Laurence victime d’une grave anorexie. Berna- Sarkozy et Jacques Chirac qui adoube Alain Juppé ? politique. Le soutien de Chirac à Hollande, en 2011, a dette a été mise trop longtemps sous le boisseau. Il fallait Cette histoire a atteint une dimension théâtrale. Que été une véritable déflagration, très dommageable pour servir Chirac, tout était construit pour son succès. Un Chirac veuille soutenir Juppé, il n’y a aucun doute à avoir Nicolas Sarkozy. Au mois d’octobre, les quelques phrases jour, elle a voulu vivre pour elle-même. Mais elle va très là-dessus. Il l’a toujours dit, il l’a répété. Mais dans le clan, de Chirac sur Juppé posent l’ancien Premier ministre d’une loin lorsque, munie de la procuration de son mari pour il peut y avoir des ambitions cachées. Chirac représente façon différente dans le tableau de la présidentielle. Cela l’élection présidentielle de 2012, elle vote Sarkozy alors un peu une « marque » politique. Frédéric Salat-Baroux a lui donne un poids supplémentaire. Ces prises de positions qu’il voulait voter Hollande. tenté de se poser en héritier à une époque, il ne le fait plus. ont créé un petit événement sur la scène politique. Les Mais pourquoi tant de ressenti à cet âge ? Ne pourrait- Et Claude soutient Alain Juppé pour différentes raisons. Il Chirac n’ont pas disparu de la scène en quittant le pouvoir. elle exister sans pour autant s’opposer si brutalement s’agit de refléter la pensée de son père, de lui être fidèle. Sa Pourquoi les Français sont-ils si attachés à ce person- à son mari ? position participe aussi d’une forme d’antisarkozysme : nage ? C’est inversement proportionnel à ce qu’elle a subi. Mais elle n’a jamais accepté le discours de Grenoble ou la ligne Chirac fait partie du patrimoine national. Sur Canal +, si cette attitude est excessive maintenant. Elle a aimé énor- « buissonnière ». Et enfin, elle s’est mise en tête de faire la la marionnette de Chirac n’était pas là, elle manquerait. mément cette vie. Dans Conversations, elle dit : « Je ne me carrière politique de son mari. Si Juppé arrive un jour au Il ne faut pas le réduire à une marionnette de latex, mais suis pas sacrifiée, le plus dur n’a pas été de commencer, ce pouvoir, elle espère que son mari prendra ce train. c’est un personnage considérable dans la vie politique sera d’y renoncer un jour. » C’est d’une lucidité admirable. Il y a aussi une histoire personnelle entre Claude française. Il a été deux fois président de la République, Elle ne veut pas renoncer. Bernadette aurait fini ses jours Chirac et Nicolas Sarkozy, qui étaient très amis… deux fois Premier ministre, 17 ans maire de Paris, à l’Élysée si l’occasion lui en avait été donnée. Bien sûr, et il y a rupture au moment de la trahison de personne n’a une carrière comme la sienne sous la vème et

Que se joue-t-il entre Bernadette qui soutient Nicolas Nicolas Sarkozy pour Édouard Balladur. Tout est à la fois © Li nus r i card pour charles c’est un merveilleux personnage du roman national. —

124 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique Entretien

« Chirac reste un mystère total » Secrétaire général de la présidence de l’Élysée de 2005 à 2007 et gendre de l’ancien président par les liens du mariage avec Claude depuis 2011, Frédéric Salat-Baroux connaît Jacques Chirac professionnellement et dans son intimité. De sa rencontre glaciale en 2000 à l’Élysée aux déjeuners dominicaux plus chaleureux, il fait le portrait un homme angoissé qui restera toujours pour lui un mystère.

par Laureline Dupont portraits Patrice Normand

ous êtes devenu conseiller social de Jacques Chirac en 2000, vous le connaissiez avant ? VNon, je l’ai rencontré pour la première fois le jour où j’ai été nommé. J’ai toujours été chiraquien. C’était une histoire de famille. La question de savoir s’il deviendrait un jour président de la République était un des sujets favoris des conversations avec mon père. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu travailler avec lui. Dès que j’ai pu m’engager à ses côtés, en 1993, je m’y suis précipité. Je fais partie de cette petite minorité de privilé- giés par la vie qui ont réalisé leur rêve d’enfance. Vous souvenez-vous de votre première impression quand vous l’avez rencontré ? Comme si c’était hier. Je rentre dans son bureau, en septembre 2000, et je suis immédiatement frappé

126 Charles Jacques Chirac : 50 ans de vie politique Frédéric Salat-Baroux

par deux choses. D’abord par sa puissance physique. J’ai sans doute pour prouver à son père qu’il était capable où qu’il se trouve et, dans le même temps, il est toujours « Il est comme un long l’impression de rentrer dans la cage d’un lion. Et ensuite de le faire. Il a fait un grand mariage, comme on disait à ailleurs ou plutôt d’ailleurs. par sa froideur. Je m’attendais à être face à quelqu’un de l’époque. Quand Pompidou meurt, il reprend le flambeau Vous avez dû lire toute la littérature écrite sur couloir, plus on s’avance chaleureux et je me retrouve face à un lion dominant et du gaullisme, par la force des choses et par devoir, même Chirac, Si vous deviez recommander aujourd’hui un moins on y voit clair. glacial. s’il n’est pas tout à fait prêt. En même temps – et c’est ouvrage à ceux qui veulent comprendre le person- À la fin de son quinquennat, vous disiez que Chirac ce qui est passionnant – il aurait certainement voulu nage ? Je crois que personne n’est restait « un mystère » pour vous. Des années après, faire autre chose. Il aurait aimé voyager, devenir aven- Celui de Pierre Péan, L’Inconnu de l’Élysée. Il est arrivé capable de dire quels sont l’avez-vous percé ? turier, ou militaire… Le vrai mystère Chirac réside dans avec le bon regard et a su créer une jolie relation avec Dans les années 2000-2002, je vous aurais probablement les origines de sa culture. Pour les jeunes de son époque, Chirac. Quand Péan a voulu faire ce portrait c’était une ses ressorts profonds. dit que j’avais tout à fait compris qui il est en réalité. Mais il n’y a rien au-dessus du modèle français. Le Président prise de risque. Chacun se souvenait du talent mais aussi Ni moi qui ai été un proche il est comme un long couloir, plus on s’avance moins Giscard d’Estaing en est représentatif par son obsession de l’acide qu’il avait mis sur les plaies de la jeunesse de on y voit clair. En fait, c’est un mystère total. Je crois du xviiième français et son attraction pour le monde perdu François Mitterrand. Quand j’explique ça à Villepin, il me collaborateur, ni même aujourd’hui que personne n’est capable de dire quels sont de l’aristocratie. Rien de tout cela chez Chirac. Pour lui, la dit : « Vous êtes dingue ! Ça va tourner à la catastrophe. » sa femme ou ses filles. » ses ressorts profonds. Ni moi qui ai été un proche colla- domination de l’Occident n’est que la vérité d’un instant, En réalité les choses se sont très bien passées. Au début, borateur, ni même sa femme ou ses filles. Chirac est un dans ce qui est le temps long de l’Histoire. Il est convaincu Jacques Chirac l’a regardé avec prudence, mais une porte alliage complexe fait d’un extraordinaire optimisme, de que les autres civilisations ont autant de valeur, voire s’est ouverte et il a fini par aller très loin, il lui a confié pas certitudes, de force, de capacité à tout surmonter, très sont supérieures, comme la civilisation chinoise qu’il a mal de secrets. C’est un vrai bon livre. certainement hérités du fait qu’il a été un enfant unique toujours profondément admirée. C’est peut-être la part la D’anciens collaborateurs de Nicolas Sarkozy adoré par sa mère. Mais cette toute-puissance, un peu plus intéressante de sa personnalité et qui sera son atout reprochent à ce dernier de ne pas aimer les gens, vous comme dans les mythes grecs, crée aussi son pendant principal. C’est parce qu’il pensait différemment et plus pensez que Chirac avait un vrai appétit pour les bains d’anxiété. J’ai mis énormément de temps à voir que, juste qu’il a pu marquer par des positions qui resteront : de foules, les poignées de main, le contact ? derrière ce mur de volonté et de certitudes, se cachait aussi le discours du Vel’ d’Hiv’, où il est capable de s’écarter Au-delà de son goût du contact, Chirac a une très grande une dimension profonde de doute et peut-être même d’an- du dogme gaullisme ; le refus de la guerre en Irak, car il sensibilité à la douleur et aux difficultés des autres. toujours resté droit, debout, quelle que soit la catastrophe. goisse mais toujours surmontée par un courage physique connaît parfaitement cet Orient insondable, ou ses prises Quand quelqu’un est malade il va l’appeler vingt-cinq Et le travail. Chirac est indissociable du travail. L’exacte et moral, hors de toutes les séries. de position en faveur d’un monde multipolaire et du fois, quand quelqu’un est en difficulté, il se précipite pour antithèse d’un roi fainéant. Ensuite, il y a les vérités poli- Vous avez quand même dû voir le masque se dialogue des cultures. À bien des égards, il est un homme aider, c’est aussi valable pour madame Chirac et pour tiques de Chirac : le sens de l’État, le sens de la France, craqueler un peu parfois… du xxième siècle bien plus que du xxème. Claude ou Laurence, qui sont pareilles. Je me souviens de le sens de l’intérêt général. Il a été formé par Pompidou Les rares moments où il se dévoilait c’était le dimanche Avec le recul, comment définiriez-vous le chira- moments très compliqués pendant la crise des banlieues qui le terrorisait par son exigence. Il lui a greffé ce sens matin. À l’Élysée, il construisait son musée imaginaire. Il quisme ? par exemple. Il passait beaucoup de temps au téléphone de l’intérêt général. Avec aussi une absence totale de per- avait des photos d'objets (des bronzes chinois, des statues Un gaullisme à l’échelle humaine. Il y a chez lui cette idée, pour parler à quelqu’un qui souffrait d’un cancer. Je me versité. Chirac n’a jamais joué à ces jeux pervers consis- africaines, des céramiques précolombiennes) étalées sur non négociable, que la France est une voix, une puissance, revois lui dire que ça pouvait se faire un peu plus tard, tant à s’appuyer sur un conseiller plutôt qu’un autre, à les la table de réunion et il les rentrait dans des pochettes une conscience utile au monde et qu’elle doit tenir son pas maintenant… Mais il ne changeait rien. Il est à la fois mettre en concurrence pour mieux les asservir. Avec lui en plastique en les annotant. Tout cela était méticuleu- rang. Mais il y a dans le gaullisme une exigence abstraite insondable et hyper sensible. les choses étaient simples, c’est pour cette raison que les sement rangé dans un meuble de son bureau. C’était son et une forme de dureté qui veut que tout doit plier devant Claude, dont il est si proche, a quand même dû gens s’attachaient à lui. Dans l’épreuve, il assume. Quand univers inaccessible. le grand dessein de la Nation. Le chiraquisme, c'est en entrer un peu dans ce « cercle secret », non ? c’est réussi c’est grâce à vous, quand c’est raté c’est de sa Pourtant, dans le premier portrait que lui consacre quelque sorte un gaullisme indulgent. Pour de Gaulle, on Je l’ai longtemps pensé. Mais au final je crois que même faute. L’Express en 1971, Georges Suffert écrit : « M. Chirac ne peut pas accepter les contradictions de l’âme française. pour elle, il reste un mystère. Vous souvenez-vous d’une fois, d’un moment, où est fascinant, non par ce qu’il a de compliqué, mais par ce Pour Chirac il faut vivre avec, ce qui n’empêche pas Quand Mitterrand est mort, Chirac a eu cette jolie vous vous êtes dit : « Pu…, quel chef ! » ? qu’il a de simple. Il est ambitieux. C’est tout. » d’avancer. formule : « Seul compte ce qu’on est dans sa vérité », C’était pendant l’affaire du voile à l’école. À l’époque, je Il a certainement été animé d’une ambition dévorante. À votre avis, Chirac est plus corrézien, plus quelle est sa vérité à lui ? poussais beaucoup pour cette loi. Un soir, la situation Mais comme pour les héros balzaciens cela cache aussi parisien ou plus asiatique ? Il a plusieurs vérités. Des vérités personnelles, des valeurs devient critique, les députés de la majorité commencent d’autres choses. Il a voulu aller le plus loin possible, Il est les trois à la fois et aucun d’entre eux. Il est à l’aise d’abord, qu’il a d’ailleurs transmises à ses filles : la dignité, à avoir la main qui tremble, ce sont les premières

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manifs… Je suis dans mon bureau de secrétaire général « Un jour, il me fait venir pour adjoint, il fait nuit et Chirac m’appelle : « Descendez ! » Je réfléchir aux voeux pour 2007. m’engage dans l’escalier et me dis que je vais donner ma démission. J’y suis prêt. Je pensais à la proposer depuis "Je ne vais pas me représenter, quelques jours. J’arrive devant lui, il me fait asseoir et me dit-il. Mais il faut faire des me lance : « J’ai reçu deux bouteilles de punch, ce sont les meilleures, il y en a une pour moi et une pour vous. » Puis, voeux qui donnent l’impression avec une sérénité déroutante, il commence à m’expliquer que je pourrais être candidat que ça ne va pas mal se passer. Il entame un cours sur pour pouvoir gouverner jusqu’au les musulmans de France, leurs origines… À ce moment- là, pour reprendre le mot de Jacques Toubon, s’il m’avait bout." » demandé de me jeter par la fenêtre pour lui je l’aurais fait. Chirac, c’est d’abord et avant tout un chef. Un chef qui a quand même créé des rancœurs chez les uns et chez les autres… Juppé ne s’est pas remis de la promotion offerte par Chirac au « traître » Sarkozy pas assez et l’on a tort. Quand Chirac quitte le pouvoir par exemple. en 2007, la France a plus de croissance que l’Allemagne, Le problème réside dans le fait que les gens développent moins de déficits et moins de dettes. On en est très loin à son égard des passions totales, ils sont prêts à tout pour aujourd’hui. lui mais dans le même temps, il reste inaccessible. Cela Entre le non au traité constitutionnel européen, finit par créer un arc électrique difficile à vivre. On espère le Contrat première embauche et le plan de cohésion avoir de la proximité, être les seuls, mais c’est impossible sociale, le second mandat de Chirac a été mouvementé. car il sera toujours seul. Quel a été le moment le plus tendu du quinquennat ? Vous arrivez auprès de Chirac comme conseiller C’est sans doute le CPE car on considérait qu’il s’agis- social à la fin d’un septennat qui devait être celui de sait d’une bonne mesure et qu’il fallait la faire. Ce projet la « lutte contre la fracture sociale ». On a beaucoup était autant le nôtre que celui de Matignon. Dire que c’est glosé à l’époque sur l’échec de ce combat. Quel regard Villepin qui était seul responsable n’est pas vrai. On a vous portez à présent sur le bilan du premier mandat vraiment fait le maximum pour tenir jusqu’au moment où Chirac ? les dangers en termes d’ordre public ont fait que ce n’était Sur ses deux mandats, il aura beaucoup fait sur le plan raisonnablement plus possible de maintenir le projet. social. La liste serait longue des réformes conduites : celle Nous aurions dû mieux préparer cette réforme. des retraites, le plan de cohésion sociale, en passant par Revenons un peu en arrière. À la fin de son premier les lois sur le handicap, la dépendance, le plan cancer et mandat, en 2002, c’est Bernadette Chirac qui l’alerte beaucoup d’autres choses encore. Bien sûr, les besoins sur la montée du vote Front national et sur le danger sont immenses dans un système économique qui produit que peut représenter Jean-Marie Le Pen. Comment beaucoup de précarité et d’inégalités et il faudrait expliquez-vous que lui ne l’ait pas vu venir ? toujours faire plus et mieux. Mais rétrospectivement, je Il y a des qualités qui peuvent se révéler, dans certaines pense qu’il y avait une autre fracture, à côté de la fracture circonstances, des handicaps. Chirac est tellement loin de sociale, que nous n’avons comprise que trop tard : la perte la culture de l’extrême droite. Il a pour elle une détesta- de compétitivité et la désindustrialisation. Il fallait en tion profonde qui se noue dans l’enfance. Quand il quitte

i ce normand pour charles atr faire l’autre priorité. Malgré cela, il faut rendre hommage Paris, en juin 1940, pour aller se réfugier au Rayol et qu’il

© P au bilan de Chirac sur le plan économique. On ne le dit voit des militaires français à pied, il vit ça comme une

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lâcheté, il voit la flotte française se saborder à Toulon… Il Certaines choses l’ont certainement marqué... Quand puissant pour lui, car la politique, c’est le combat, c’est la « Ma relation avec lui demeure n’est pas capable non plus d’intégrer l’idée même du rejet Sarkozy est élu, nous sommes tous réunis dans mon compétence mais c’est aussi le rêve, le romantisme ! celle de l’ancien collaborateur. de l’autre. Bref, il est totalement hermétique aux thèmes bureau devant la télévision. Je suis derrière en retrait, Maintenant vous avez une double casquette, celle du Front national. Il ne peut pas comprendre que ces idées debout et je l’observe. Lui est assis. Sarkozy entame son d’ex-collaborateur et celle de gendre, laquelle est la Quand j’entends le mot gendre puissent intéresser qui que ce soit car à ses yeux, elles discours et ne cite pas le nom de Chirac. À cet instant son plus facile à porter ? je me demande de qui l’on parle… sont toutes fondamentalement absurdes, inacceptables, visage se fige comme celui d’une statue de marbre. Il ne Ma relation avec lui demeure celle de l’ancien collabora- insensées. laisse rien paraître mais cela le meurtrit, je crois. Il res- teur. Quand j’entends le mot gendre je me demande de qui Cela s’explique par la nature Vous l’avez vu abattu ce 21 avril 2002 ? pectait la réussite, le dynamisme, le travail de Nicolas l’on parle… Cela s’explique par la nature de ma relation de ma relation avec Claude. J’ai Moi je ne l’ai pas vu mais Claude me l’a souvent raconté. Il Sarkozy et il avait probablement envie de tourner la page, avec Claude. J’ai pour elle une passion totale au bout de pour elle une passion totale au était sous le choc, il ne s’attendait pas à ça de la part de son que tout se passe de manière apaisée et noble. Nicolas laquelle j’ai voulu aller quoi qu’il en coûte. Au-delà de la pays. Il a été écrasé sous le poids d’une énorme responsabi- Sarkozy commet, ce jour-là, une profonde erreur. femme, j’ai toujours été fasciné par ce qu’elle diffuse à la bout de laquelle j’ai voulu aller lité. Au fond de lui, il aurait pu se dire : « Jospin est éliminé, je Sarkozy pose ses valises à l’Élysée, Chirac quitte la fois au niveau du sens des responsabilités et de liberté quoi qu’il en coûte. » vais être président, le retournement est invraisemblable. » Ce fonction présidentielle, à ce moment précis, craint-il presqu'animale. Un mélange incroyable de force, de vul- qui a dominé chez lui, c’est la gravité de l’instant. d’être rattrapé par les affaires judiciaires ? nérabilité et de sensibilité. Cela n’a rien à voir avec un C’est pour cette raison qu’il ne se représente pas en Non, au jour où il quitte le pouvoir, il demande à son avocat mariage traditionnel. 2007 ? d’aller voir les juges pour leur dire qu’il est à leur disposi- Vous déjeunez quand même en famille tous les C’est tout autre chose. Chirac a un rapport très sain avec tion. Il n’a jamais cherché à gagner du temps. L’immunité dimanches… l’existence. Tant qu’il l’a pu, il a fait le maximum et même présidentielle s’était appliquée, c’est pourquoi Alain Juppé On déjeune à quatre. Les liens qui nous unissent les uns plus. Quand il a senti qu’il n’avait plus la puissance pour a connu cette épreuve avant lui. Les choses n’ont été que aux autres sont spécifiques, très forts, je crois. Ce n’est agir, que le temps avait fait son œuvre, il a décidé de se décalées dans le temps. jamais un moment banal. retirer. Pour reprendre l’image du lion dominant, il a su Vous n’avez jamais ressenti chez lui une inquié- Ça ressemble à quoi une réunion de famille chez s’éloigner pour finir dans la dignité. tude un peu latente durant le quinquennat ? les Chirac ? Pourquoi avoir fait durer le suspense alors ? Pour lui c’était une affaire politique. Il a toujours estimé C’est extrêmement drôle. Du début à la fin, il n’y a que Parce qu’il a voulu gouverner jusqu’au bout ! Nombreux qu’il n’avait rien à se reprocher. Il a eu un mal fou à se provocation. Il est quasiment impossible qu’un déjeuner sont ceux qui souhaitaient qu’il soit candidat à nouveau motiver pour travailler à sa défense. J’ai découvert le se passe sans que soient abordés tous les sujets ou les même si la dynamique n’était pas chez lui mais chez dossier après 2007. Il n’y avait évidemment aucun enri- personnes qui fâchent. Mais cela est fait toujours avec Sarkozy. Mais lui ne le voulait pas. Un jour, il me fait venir chissement personnel mais il n’y avait pas de système humour. Les opinions des uns et des autres sont connues. pour réfléchir aux vœux pour 2007. « Je ne vais pas me non plus. Seulement des situations personnelles, isolées Ce n’est jamais féroce. On est dans le rire et l’indulgence. représenter, me dit-il. Mais il faut faire des vœux qui donnent et qui pouvaient toutes s’expliquer. C’est pour cela que j’ai Comment va Jacques Chirac aujourd’hui ? l’impression que je pourrais être candidat pour pouvoir violemment défendu l’idée qu’il fallait faire appel. Il n’a Il va bien. Il s’est construit une vie qui lui convient, dans gouverner jusqu’au bout. » pas voulu. Il a voulu préserver la fonction présidentielle. la dignité, ce qui a toujours été essentiel pour lui. — Comment a-t-il vécu la candidature de Nicolas Rétrospectivement, je pense qu’il a eu raison. Sarkozy ? Être chiraquien en 2014 c’est soutenir Nicolas À partir du moment où Dominique de Villepin n’a plus Sarkozy ou Alain Juppé ? été en mesure d’être candidat après le CPE, il a su que la Quand je suis rentré en « Chiraquie » dans les années 1990, porte était ouverte à Nicolas Sarkozy. Il a posé une règle les choses étaient simples : Chirac était le chef et Juppé le très claire : il est hors de question qu’on puisse mettre la fils aîné, celui qui, sans le moindre doute, devait un jour moindre peau de banane sous les pieds de Nicolas Sarkozy prendre la suite. Pour moi les choses n’ont pas changé. pendant la campagne. C’était ma mission au quotidien : il Sur Alain Juppé, ce qui me frappe et m’émeut, c’est la force fallait imposer cette règle à tous. Il a agi en homme d’État. du destin. C’est au moment où il pouvait cesser d’y croire Et quand Sarkozy a été élu, quelle a été la que tout commence. Il y a quelque chose d’extraordinai- réaction de Chirac ? rement romanesque dans cette situation. C’est un atout

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Personne n’en parle ou presque. Depuis plus de trente ans, la French- American Foundation fait en sorte que « l’élite » française rencontre « l’élite » américaine, pour renforcer les liens entre les deux nations. Cet organisme qui a vu défiler les dirigeants français depuis deux générations (d’Alain Juppé à François Hollande, de Najat Vallaud- Belkacem à Nathalie Kosciusko-Morizet, de Matthieu Pigasse à Emmanuel Macron…) est dénoncé par certains comme un autre groupe Bilderberg. a enquêté. par Vincent DozolCharles

ashington, 6 juin 2011. Le ministre des Affaires étrangères Alain Juppé est présenté à la presse par son homologue Hillary Clinton, secrétaire d’État. « Alain Juppé n’est pas étranger à WWashington. Le président, euh le Premier ministre… excusez-moi, il a tout été, sauf président », corrige-t-elle sur le ton de la plaisanterie. « Je ne l’ai pas été non plus, ça nous fait quelque chose de plus en commun », continue l’ancienne candidate à la primaire démocrate contre Barack Obama. Ce que les deux chefs de la diplomatie ont notamment en commun, c’est leur participation au programme « Young Leaders » de la French-American Foundation. Alain Juppé a fait partie de la première Promotion 1996, Avignon. Avec entre autres François Hollande, Denis Olivennes, Pierre Moscovici, promotion en 1981-1982, Hillary Clinton a été sélectionnée en 1983. Le Anne Lauvergeon, Dominique Nora, Olivier Nora etc. programme se déroule pendant cinq jours aux États-Unis et en France, sur deux ans. En octobre dernier, Juppé a accueilli à Bordeaux les promo- tions 2013 et 2014. Une rencontre a été organisée à la librairie Mollat, et les young leaders ont pu visiter la réplique de l’Hermione, frégate affrétée par le marquis de La Fayette en 1780 pour soutenir la révolu-

© DR tion américaine.

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Promotion 1982, Au moins un journaliste par promotion Carmel, Californie Depuis la création du programme en 1981, plus de 400 atlantiste que la ligne du quai d’Orsay. La French-Ameri- Avec entre autres Français et Américains sont devenus young leaders, dont can Foundation a donc pris le relais. Dans son discours, François Léotard, Jérôme Clément, Alain 141 femmes. Les personnalités sélectionnées sont issues Nicolas Sarkozy fait part de sa volonté de « rebâtir la Juppé, Alain Richard, de divers secteurs professionnels : des élus, des membres relation transatlantique » après les tensions autour de Guy Sorman, Alain de cabinets ministériels, des cadres et dirigeants d’entre- la guerre en Irak. Il ajoute qu’il est « convaincu que nos Minc. prises, des avocats, des universitaires, des militaires, des relations souffrent de trop d’incompréhensions causées par artistes, des directeurs d’institution culturelle et au moins un manque de dialogue et parfois par un poil de mauvaise un journaliste par promotion. En plus d’Alain Juppé, foi. » Bâtir une meilleure compréhension entre les deux quatre autres membres du dernier gouvernement Fillon pays, c’est précisément la mission de la French-Ameri- ont participé au programme : Jeannette Bougrab (2010), can Foundation. En accueillant chaque année des young Nathalie Kosciusko-Morizet (2005), Valérie Pécresse leaders, « il s’agit de faire en sorte qu’une génération qui (2002) et Laurent Wauquiez (2006). Le président de la monte améliore encore le lien franco-américain », explique République François Hollande est un ancien young leader, Jean-Luc Allavena, young leader en 2001-2002, associé tout comme les ministres Emmanuel Macron (2012), au fonds d’investissement Apollo et actuel président du Fleur Pellerin (2002), Marisol Touraine (1998), Najat Val- conseil d’administration de la French-American Founda- laud-Belkacem (2006), Matthias Fekl (2013), les anciens tion France. ministres Arnaud Montebourg (2000) et Pierre Moscovici (1996), ainsi que les anciens conseillers de la présidence L’idée est née en 1973 à l’initiative de l’ambassadeur Aquilino Morelle (1998) et David Kessler (1999). « Lorsque James G. Lowenstein et de James Chace, éditeur du François Hollande a été élu, tout le monde était très fier à magazine Foreign Affairs, tous deux membres du Council la fondation. Mais être membre d’un gouvernement, ça ne on Foreign Relations, un think tank non partisan établi dure pas. Ils feront probablement autre chose ensuite. Les à New York. Ils s’associent à Nicholas Wahl, professeur élections et les nominations ministérielles sont une indica- spécialiste de la France d’après-guerre à l’université de Coca-Cola et CNN tion du succès du programme, mais ce n’est pas la seule », Princeton. Afin de lutter contre le sentiment antifrançais Le programme « Young Leaders » est lancé en mars 1981. journées de rencontres. Les parcours professionnels de explique Charles Kolb, président de la French-American au sein du département d’État, du Committee on Foreign Les États-Unis présidés par Ronald Reagan s’interrogent ceux qu’il repère sont édifiants. Dans les cinq premières Foundation à New York jusqu’en août 2014 et ancien Relations du Sénat et dans la presse, les trois hommes sur l’arrivée des socialistes au pouvoir, avec la présence promotions (1981-1984 et après une interruption, 1989), conseiller adjoint du président George H.W. Bush. souhaitent créer une structure au service de l’amitié possible de ministres communistes au gouvernement. La en plus d’Alain Juppé et d’Hillary Clinton, se trouvent Bill entre l’Amérique et sa plus ancienne alliée. La nouvelle génération active des deux côtés de l’Atlantique pendant Clinton, le défenseur des droits Jacques Toubon, l’ancien La fondation se veut un relais actif du dialogue franco- entité s’opposerait en même temps à l’antiaméricanisme la Seconde Guerre mondiale commence à disparaître. La ministre François Léotard, les dirigeants d’entreprises américain. C’est par exemple devant la French-American au sein des élites françaises. Elle fonctionnerait en dehors fondation estime que les relations entre la France et les Michel Bon (Carrefour, France Télécom) et Bruno Lafont Foundation à Washington D.C. que Nicolas Sarkozy, alors du gouvernement, de manière indépendante, contraire- États-Unis sont en train « d’être diluées ». D’où l’idée d’un (Lafarge), l’homme d’affaires et conseiller politique Alain ministre de l’Intérieur et candidat à l’élection présiden- ment aux programmes d’échanges culturels pilotés par espace de réunion de personnalités amenées à occuper de Minc, le directeur de presse Jean-Marie Colombani (Le tielle, a prononcé un discours le 12 septembre 2006, perçu le département d’État depuis 1941. Le 18 mai 1976, lors hautes fonctions aux niveaux national et international. Monde, Slate.fr) et la journaliste Christine Ockrent. comme une rupture avec la diplomatie française tradition- d’un dîner à l’ambassade de France pour l’anniversaire du nelle à l’égard des États-Unis. Le déplacement du ministre bicentenaire de la Déclaration d’indépendance, les prési- « À l’époque, il ne fallait pas être un génie pour savoir que Aujourd’hui, le processus de sélection fonctionne était prévu dans le cadre des commémorations des dents Valéry Giscard d’Estaing et Gerald Ford officialisent certaines personnes allaient jouer un rôle important dans les essentiellement en réseaux. La branche new-yorkaise attentats du 11 septembre. L’ambassade de France, sous la création de la French-American Foundation, associa- dix ou quinze ans », explique Ezra Suleiman. Pendant une choisit les participants américains et la fondation sœur la direction de Jean-David Levitte, futur conseiller diplo- tion établie sous la forme de deux antennes, l’une à New dizaine d’années, ce professeur de sciences politiques à parisienne se charge des Français. Les membres de la matique du président Sarkozy, avait trouvé délicat d’or- York, l’autre à Paris. l’université de Princeton est en charge de la sélection de fondation et les « anciens » sont sollicités par courrier,

ganiser une tribune pour ce candidat qui s’affirmait plus © DR l’ensemble des young leaders et de la programmation des courant novembre, pour qu’ils fassent remonter à

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Le programme « Young Leaders » est cifiques, séparément du budget global de la fondation. Parmi les principales entreprises donatrices, Air France Promotion 1983, lancé en 1981. Les États-Unis présidés Saint-Paul de (Alexandre de Juniac, young leader 2002, en est le PDG) Vence par Ronald Reagan s’interrogent et Delta prennent en charge les billets d’avion des par- Avec entre autres sur l’arrivée des socialistes au ticipants. Coca-Cola Company soutient également le Hillary Clinton, Bernard Faivre pouvoir. La fondation estime que les programme, ainsi que Footprint > consultants (cabinet d’Archer, Jean Noël relations entre la France et les États- de conseil dirigé par Philippe Manière, promotion 1994) Jeanneney, Jean- et la banque Lazard Frères (dont Matthieu Pigasse, young Marie Colomban, Unis sont en train « d’être diluées ». Guy Sorman, leader 2005, est le directeur général délégué). Footprint et Christine Ockrent D’où l’idée d’un espace de réunion Lazard contribuent chacun à plus de 25 000 euros. Depuis etc. de personnalités amenées à occuper 2012, certains young leaders ont commencé à faire des de hautes fonctions aux niveaux dons à titre privé. Le programme est aussi fortement soutenu depuis 2003 par Anne Cox Chambers, proprié- national et international. taire du groupe de média Cox Enterprises à Atlanta, dont la fortune est estimée à 15,9 milliards de dollars selon Forbes. Anne Cox Chambers possède une propriété près de Saint-Rémy-de-Provence, qui a longtemps accueilli les rencontres des young leaders. la French-American Foundation leurs recommanda- tions. Les candidatures libres sont aussi acceptées. La D’abord irréguliers, les séminaires sont annuels depuis fondation contacte parfois directement une personnalité 1998. Ils s’étalent sur deux sessions de cinq jours, dont pour l’inciter à postuler. Les candidats doivent être âgés trois jours de « travail effectif, de discussions et débats de 30 à 40 ans, et fournir un CV, une déclaration d’inten- informels ». Les échanges entre participants ne sont ni Pierre Moscovici et Ezra Suleiman à tion et jusqu’à trois lettres de recommandations. Sur la publiés ni retranscris par la fondation. Les nouveaux Avignon en 1996. centaine de candidatures, quelques-uns passent ensuite sélectionnés se joignent à ceux de l’année précédente, un entretien avec le directeur du programme. Ils doivent afin d’assurer une continuité entre les classes. Le mathé- déjà avoir fait preuve de « leadership » dans leurs fonctions maticien Cédric Villani, récipiendaire de la médaille professionnelles et « manifester une certaine ambition de Fields en 2010, a fait partie de la promotion 2012-2013. continuer leur progression ». Il était auparavant « jeune leader européen », sélectionné par le think tank fédéraliste EuropaNova, qui s’inspire Les jurés, majoritairement composés de young leaders, des actions de la French-American Foundation. Cédric arrêtent la liste finale de dix noms pour chaque pays. La Villani a ensuite été recommandé par le député Laurent sélection est rendue publique à l’été. Aux États-Unis, le Wauquiez, rencontré à l’École normale supérieure. Après jury est coprésidé par Sophie L’Helias Delattre, spécialiste un passage à Paris, avec un tour de l’ambassade des États- de la gouvernance d’entreprise et épouse du représen- Unis et du ministère des Affaires étrangères, le premier tant permanent de la France aux Nations Unies François séminaire a lieu au Havre, où le député-maire UMP, Delattre, et par le réalisateur de documentaires Charles Édouard Philippe, est young leader. Le groupe franco- Ferguson. En France, le banquier d’affaire François Henrot américain a droit à une présentation de la zone portuaire est président du jury. et se rend au musée du Débarquement. Cédric Villani retrouve sa promotion l’année suivante à Atlanta en Le budget du programme est de l’ordre de 100 000 euros Géorgie. Les young leaders visitent la maison d’enfance

par réunion et par an. Il est financé par des sponsors spé- de Martin Luther King, l’usine Coca-Cola et le siège de © DR

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« Il n'y a pas de pacte, de rite deviennent young leaders, ce qui est rare côté français. très connue à l’époque de sa participation (il est alors porte- son entreprise Michel et Augustin. Il compte sur son d'initiation. On ne fonctionne parole du Parti socialiste – NDLR). Il n’avait pas un intérêt expérience de young leader pour l’aider lors du lancement pas comme une société secrète. « Quand on rencontre quelqu’un qui a déjà beaucoup de très prononcé pour les États-Unis et ne participait pas de de la marque sur le marché américain en ce début d'année. pouvoir, il y a toujours de la retenue dans les conversa- manière vraiment assidue aux discussions avec le reste du Ce type d'attaque révèle surtout tions. Entre young leaders, la liberté de parole est plus groupe. D’une manière générale, beaucoup de professionnels Le programme peut aussi être un objet d’étude pour les la pauvreté intellectuelle de ceux grande. Finalement, on s’aperçoit que nous avons les mêmes de la politique sont peu portés sur l’étranger. C’est en par- chercheurs. Le sociologue Éric Fassin décrit ainsi sa par- qui les lancent. » problèmes, qu’il n’y a pas de raison de penser que chez les ticipant à ce type de rencontres qu’ils le deviennent. » L’ou- ticipation au programme en 1994 comme « une introduc- uns ça se passe plus mal que chez les autres », explique le verture politique du programme est cependant limitée au tion à un monde qui n’est pas le mien, les élites politiques et mathématicien. Son expérience a été importante dans bipartisme, l’ensemble des élus sélectionnés sont au PS économiques ». Dans sa promotion, Éric Fassin côtoie le sa réflexion : « L’engagement, c’est l’affaire de tous. Les ou à l’UMP (anciennement RPR). journaliste Laurent Joffrin, a « très peu d’échanges » avec scientifiques regardent avec beaucoup de méfiance le fait de Éric Raoult, député UMP de Seine-Saint-Denis mais fait s’engager pour une cause. Ils ont autant de légitimité que les Suppôts des Américains la connaissance d’Adam Bellow, éditeur américain, qu’il autres à s’impliquer dans les questions de société. On a le Pascal Riché, aujourd'hui directeur adjoint à L'Obs, venait sollicitera par la suite dans le cadre de la traduction d’un droit, peut-être même le devoir de donner son avis, de parti- d’être nommé correspondant de Libération aux États-Unis de ses ouvrages en anglais. ciper à des processus. Le programme young leader, qui n’est au moment de sa sélection : « Il y a un côté un peu artificiel CNN. Ils font le tour des institutions de la ville : la General pas orienté politiquement, vous met dans cet état d’esprit », des rencontres, faites pour mettre des gens en relation plus Une part de fantasmes entoure ce programme très sélectif. Assembly de l’État de Géorgie, l’hôtel de ville et les précise-t-il. Hors programme, une des soirées se termine que pour enrichir. C’est un programme vraiment intéressant Les young leaders sont régulièrement attaqués, principa- Centres pour le contrôle et la prévention des maladies. dans la plus grande boîte de strip-tease de la région. « Les pour les journalistes, pour lesquels il est toujours important lement sur Internet, et dénoncés comme des « agents de Le séjour permet de mesurer les écarts culturels entre les politiques étaient très gênés », explique Cédric Villani. Dans d’avoir quelques personnes bien placées dans son carnet l’Amérique ». Le journaliste Pascal Riché se souvient sim- deux pays. Cédric Villani observe ses collègues politiciens cette institution de la nuit, les Français découvrent un d’adresses. Je ne m’y suis pas fait d’amis, mais j’ai rencontré plement de « deux longs séminaires, très loin des présen- déstabilisés par la façon dont les élus américains, grâce sud profond pas aussi pudibond qu’ils ne se l’imaginaient. des personnes que j’ai été amené à recroiser ensuite, comme tations fantasmatiques qui le rapprochent des clubs privés à une rhétorique aux accents messianiques, cherchent à L’intérêt majeur du programme est l’opportunité de Arnaud Montebourg ou Aquilino Morelle. Ça a été un plus comme le groupe Bilderberg ou autre société fermée de coop- entrer en résonance avec leur public. Le maire démocrate croiser des personnes de tous domaines professionnels, avant de prendre mon poste à Washington D.C., pour me tation. Ce ne sont pas du tout des gens soudés qui se connais- de la ville, Kasim Reed, fait forte impression. « ce qui est assez rare en France, où les univers sont très cloi- débrouiller les idées sur les problèmes américains, et côtoyer sent tous. » Pour le sociologue Éric Fassin, ces attaques se sonnés », souligne Laurent Wauquiez. D’abord sceptique des gens qui commencent à avoir des responsabilités. Leur fondent avant tout sur l’antiaméricanisme, qui peut être Une ouverture politique limitée à l’UMP et au PS devant le côté « un peu formel » des séminaires, le député parler dans un cadre informel, c’était vraiment précieux. » multiforme. « Le fonctionnement des gens d’extrême droite Sur la trentaine de participants, Cédric Villani « a des de la Haute-Loire est aujourd’hui enthousiaste. « C’est un Pour que les young leaders puissent rester en contact, est intéressant. Ils vont chercher l’information, mais sans atomes crochus » avec une dizaine de young leaders. « Les luxe de pouvoir y participer. La fondation laisse les choses la fondation leur envoie chaque année un annuaire le contexte pour comprendre ce qu’elle signifie. L’idée que voyages en bus sont des moments très importants. Nous se faire entre les participants. Plus que de faire découvrir un avec les dates de promotion, le secteur d’activité et les les élites prennent ce détour franco-américain dans leurs avons pour consigne de nous asseoir chaque fois à côté d’un pays à un groupe étranger, c’est la rencontre entre deux états coordonnées pour joindre directement les anciens. parcours me paraît au contraire intéressant. » Justin Vaïsse, nouveau voisin. Beaucoup de discussions animées se tissent d’esprits qui fait la force du programme. À Aix-en-Provence, qui dirige aujourd’hui le Centre d’analyse et de prévention lors des transports d’un endroit à l’autre », souligne-t-il. Des j’ai rencontré des Américains issus des milieux intellectuels, Les méthodes américaines inspirent parfois les Français. du ministère des Affaires étrangères, perçoit ces accu- débats s’engagent, « très denses », sur la crise économique, qui travaillaient dans des fondations et des think tanks, Lors d’un séminaire, Jean-Luc Allavena participe à sations comme une variation des théories du complot, avec une conférence animée par le young leader Bertrand alors peu développés en France. Cette rencontre a donné lieu une table ronde sur le financement de l’enseignement qui assimilent le réseau des young leaders à la Commis- Badré, directeur général finance à la Banque mondiale. à une réflexion sur la façon dont la société américaine va supérieur aux États-Unis par le fundraising. Il découvre le sion Trilatérale ou à des petits soldats proaméricains du Lors des tables rondes, on parle des échanges culturels chercher ses idées. Les participants ont l’esprit résolument modèle des donateurs privés et décide de le développer à Council on Foreign Relations. « Il n’y a pas de pacte, de rites mondiaux, des dernières avancées en neurosciences, ouvert, ils sont fiers de leur culture tout en étant lucides HEC, où il préside la fondation de l’école. L’entrepreneur d’initiation. On ne fonctionne pas comme une société secrète. d’espionnage et de cyber-sécurité. L’affaire Snowden sur les limites de leur État. Ce type de programme est indis- Augustin Paluel-Marmont voit quant à lui le programme Ce type d’attaque révèle surtout la pauvreté intellectuelle de vient tout juste d’être dévoilée par The Guardian et pensable car les hommes politiques français sont souvent comme une « porte d’accès à un réseau international pour ceux qui les lancent. Ce n’est pas parce que l’on appartient à The Washington Post. Les Français ont l’occasion d’inter- très étroits, ils connaissent mal les autres pays », ajoute- développer les affaires ». Après un voyage dans le Vermont des groupes d’amitiés que l’on devient forcément sensible aux peller leurs collègues américains, dont les membres des t-il. Ezra Suleiman partage ce constat : « François Hollande il y a une vingtaine d’années, il s’est inspiré des produits arguments de l’autre pays. Les Américains francophiles et

forces armées. Chaque année, des militaires américains était une étoile montante, mais pas encore une personnalité © DR et des techniques marketing de Ben & Jerry’s pour fonder francophones ne sont pas les plus tendres avec la France.

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aujourd’hui président de Debout la République, a fait Les biographies officielles NKM, partie de la promotion 2001. Il n’en a jamais fait mention promotion 2005 et a depuis demandé son retrait de l’annuaire des anciens. des Américains mentionnent Alexandre Bompard, François Hollande, Nathalie souvent la distinction young Kosciusko-Morizet, Emmanuel Macron, l’ancienne conseillère de Nicolas Sarkozy Emmanuelle Mignon, leader. L'information est Fleur Pellerin, Matthieu Pigasse et Laurent Wauquiez ne difficilement trouvable chez sont pas visibles dans le répertoire public. La fondation indique que certains « ne souhaitent simplement pas appa- les Français, surtout parmi raître dans la liste ». les élus.

Deux conceptions de « l’élite » Les personnalités sélectionnées sont le reflet des deux pays et de leur conception de « l’élite ». Lors de la première rencontre, la plupart des Français se connaissent déjà, ils se saluent avec chaleur, ce qui frappe leurs collègues amé- ricains, qui ne se sont jamais croisés auparavant. Selon Ezra Suleiman, l’élite française est homogène, concentrée à Paris, issue principalement des mêmes écoles et elle se renouvelle peu. Dans les quatre premières sélections Dreyfus, président du directoire du journal Le Monde et françaises (1981-1984), 48% des young leaders ont étudié diplômé de HEC. Précédemment directeur du contrôle à Sciences Po, 40 % sont diplômés de l’École nationale du groupe Hachette Filipacchi Médias à New York, il a L’inverse est aussi vraie », explique-t-il. Avec Frédéric vraiment ce qui se passe. Il n’y a pas de contrôle d’en- d’administration et 8% de l’École normale supérieure. assisté à un séminaire en 2000 pour faire un rapport à la Lemoine, ancien conseiller de Jacques Chirac, ils n’ont semble. La fondation a compris que les relations entre La place des grandes écoles françaises reste aujourd’hui fondation, avant de devenir lui-même young leader en « pas hésité à voler dans les plumes » d’un membre de la individus affectent les relations entre pays. En agissant sur importante dans les sélections. Parmi les quatre dernières 2005. Pour ouvrir le programme, Louis Dreyfus a ensuite Hoover Institution qui soutenait que le refus de la France les jeunes, encore malléables, elle les sensibilise au pouvoir promotions (2011-2014), 33 % des young leaders sortent recommandé une femme commissaire de police (non d’intervenir en Irak aux côtés des États-Unis en 2003 était de la relation personnelle, sincère, pour le progrès. On de Sciences Po, 28 % de l’ENA, 20 % sont normaliens, retenue) et Nabil Wakim, rédacteur en chef du Monde.fr, motivé par l’approche des élections législatives. devient sensible à certains enjeux quand on a une implication et on compte autant de diplômés de HEC et de l’ESSEC diplômé de l’université Lyon II et du CELSA. Ce dernier a personnelle, incarnée, que l’on a passé du temps dans un pays (10 %). fait partie de la promotion 2012-2013 des young leaders. « Le programme n’est pas construit pour fabriquer des étranger et fait la rencontre de personnes qui ne pensent pas Depuis cet été, il est aussi fellow à la Nieman Foundation, profrançais aux États-Unis et des proaméricains en France. forcément pareil. C’est là-dessus que joue très profondément « On ne retrouve pas le même degré de concentration aux le laboratoire de l’université de Harvard spécialisé dans la En cinq jours, ce serait ambitieux », explique Jean-Luc le programme. » États-Unis, l’élite est plus ouverte », précise Justin Vaïsse, recherche sur le journalisme numérique. Allavena, chairman de la fondation à Paris. « Quand ce qui s’explique par l’étendue du territoire, le nombre on voit que l’on est qualifié de “suppôts américains”, cela Si les young leaders se déclarent en majorité reconnais- d’universités prestigieuses et la moindre importance La French-American Foundation cherche dorénavant montre plus que jamais que l’on a encore du travail. Nous sants de bénéficier des services de la French-American des diplômes et de l’âge pour accéder aux responsabili- à proposer une liste « équilibrée » qui reflète « plus de agissons contre l’antiaméricanisme primaire et contre le Foundation, ils ne se considèrent redevables d’aucune tés. « Aux États-Unis, les personnes aux grandes destinées diversité » dans les profils, surtout du côté français. French bashing. Notre mission est aussi de mettre le doigt obligation. Certains ne communiquent pas sur leur parti- disparaissent lorsqu’ils perdent une élection. Ce n’est pas le Elle intègre progressivement de nouvelles professions, sur des sujets sensibles entre nos deux pays, comme la sur- cipation au programme, ce qui peut nourrir les suspicions. cas en France. L’élite américaine est provisoire. En France, s’intéresse aux origines sociales et géographiques des veillance de la NSA ou les différentes tensions diplomatiques. Les biographies officielles des Américains mentionnent une fois que vous y êtes, il n’y a pas de sortie », analyse Ezra candidats. Son nouveau défi est d’anticiper une nouvelle Nous avons besoin d’en parler ouvertement, qu’il n’y ait pas souvent la distinction de young leader. L’information est Suleiman. « Les Français avaient moins de deux degrés de génération de dirigeants qui ne seraient pas issus des de sujets tabous entre la France et l’Amérique », ajoute-t-il. difficilement trouvable chez les Français, surtout parmi séparation entre eux. Le programme nous force à nous inter- mêmes réseaux et d’aller au-delà de la définition tradi-

Cédric Villani souligne aussi que « personne ne maîtrise les élus. Le député de l’Essonne Nicolas Dupont-Aignan, © DR roger sur la structure de notre société », explique Louis tionnelle de « l’élite ». Tout un programme. —

144 Charles révolution culturelle 2017 LE POUVOIR DE l’IMAGINATION demande à des écrivain(e)s d’imaginer, Charles de comploter, de sublimer sous la forme d’une nouvelle, la présidentielle de 2017. Politique-fiction ? Si l’on veut… En tout cas, à coup sûr, le pouvoir de l’imagination. N°3 Troisième de la série : Antoine Bello Les Porte-paroles d’antoine bello

Antoine Bello est un écrivain français a sortie cette semaine du livre de Pierre-Alain né en 1970 à Boston. Publié à la Saulnier, publié chez Amazon Éditions, jette un jour Série noire, son premier roman, Éloge de la pièce manquante, nouveau sur le scandale qui entacha l’élection prési- évoque un monde où le puzzle serait dentielle de 2017. devenu un sport plus populaire que Le scrutin s’annonçait, on s’en souvient, comme le football. Avec Les Falsificateurs et le plus ouvert de la vème République. Pas moins de sa suite, Les Éclaireurs, il revisite le Lquatre candidats, tous crédités d’environ 20 % d’intentions de roman d’espionnage avec des agents vote, pouvaient prétendre se qualifier pour le second tour. secrets chargés de falsifier le réel. Alain Juppé avait profité des déboires judiciaires de ses princi- Son dernier ouvrage en date, Roman paux rivaux pour obtenir l’investiture des forces de droite. À 71 américain, ausculte le capitalisme ans, il tirait enfin un bénéfice de sa calvitie, qui renforçait son moderne à travers un marché controversé : celui de la revente personnage de sage et aurait presque fait oublier qu’il avait été des assurances-vie aux États-Unis. chassé du pouvoir par la rue vingt ans plus tôt. Plus préoccupé Tous les ouvrages d’Antoine Bello d’éviter les faux pas que d’électriser les foules, il menait une sont publiés aux éditions Gallimard. campagne prudente, pour ne pas dire chiante. À gauche, Martine Aubry avait évincé un Manuel Valls miné par son incapacité à renverser la courbe du chômage. La maire de Lille, qui n’avait jamais été aussi populaire que depuis qu’elle n’exerçait plus de fonctions nationales, avait conclu une alliance inédite avec les Verts, s’engageant à fermer toutes les centrales nucléaires pendant son quinquennat si les éco- logistes la soutenaient dès le premier tour. Que l’atome repré- sentât 80 % de la production électrique française ne semblait déranger personne : la désindustrialisation galopante du pays réduisait de toute façon chaque jour un peu plus ses besoins portrait patrice normand énergétiques.

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Les candidats du sérail devaient compter avec deux formidables d’analyse textuelle, il était en mesure d’affirmer qu’ils étaient l’œuvre outsiders. Marine Le Pen représentait l’extrême droite, qui gagnait régu- du même auteur. Il pointa mille similitudes à l’appui de sa théorie : lièrement du terrain depuis plusieurs scrutins. Le père de madame Le des tournures de phrases, des vocables désuets (« bernique », « tarta- Pen lui donnait curieusement plus de fil à retordre que tous ses adver- rinades », etc.) et même une métaphore animalière sur l’avidité des saires réunis. Dès qu’un sondage la plaçait en tête des intentions de vote, banquiers. Que des leaders aux antipodes du spectre politique puisent le patriarche Jean-Marie se fendait d’une blagounette sur les chambres aux mêmes sources rhétoriques ne constituait pas à proprement parler à gaz, le potentiel de conduction électrique des Algériens du FLN ou la une surprise : Chavez avait lu Hitler qui avait lui-même digéré Lénine. difficulté de trouver un sandwich jambon-beurre dans le quartier de Mais ces géants du verbe avaient jusqu’à présent eu le bon goût de ne Barbès. pas se plagier servilement. Imaginait-on Pinochet citer Gandhi ? Castro L’extrême gauche avait remis son sort entre les mains de Jean-Luc chercher l’inspiration chez Mussolini ? Mélenchon. Après un début de campagne difficile, celui-ci avait triplé Les intéressés démentirent une nouvelle fois, parlant de cabale et son score du jour au lendemain en s’engageant à confisquer, en cas de de diversion grossière. Mais le mal était fait : ils décrochèrent de trois victoire, tous les patrimoines supérieurs à 10 millions d’euros. Dans un points dans les sondages. pays où l’on croit encore, selon la formule de Balzac, que derrière chaque Un troisième article du Monde scella définitivement leur sort. Élina fortune se cache un crime, la mesure avait fait un tabac. Duperoux s’était procuré grâce à des complicités internes la liste des Les quatre candidats étaient au coude-à-coude dans les sondages, fournisseurs du Front national et du Front de gauche. Les deux partis laissant envisager tous les scénarios, y compris ceux de la présence au avaient eu récemment recours aux services d’une jeune société. Poli- second tour de deux candidats de droite, de deux femmes ou de deux Logos SARL se proposait, selon la page d’accueil en construction de son extrémistes. Les bookmakers londoniens n’avaient pas fait d’aussi site, « d’aider les formations politiques à maximiser la portée de leur com- bonnes affaires depuis la naissance de Baby George. munication verbale ». C’est dans ce contexte insolite que se produisit l’incident sur lequel Le président-fondateur de Poli-Logos était un drôle de lascar. Bachelier Saulnier revient dans son livre. Le 25 mars, quatre semaines jour pour à 15 ans, bardé de diplômes en sémiologie, en mathématique combina- jour avant le premier tour, madame Le Pen et monsieur Mélenchon toire et en informatique, il avait enseigné au Massachusetts Institute tinrent meeting à la même heure, la première à Forbach, le second à of Technology de Boston, où il avait participé à la création d’une intelli- Montauban. Par hasard ou par désœuvrement, la journaliste du Monde gence artificielle révolutionnaire capable de pasticher à s’y méprendre Élina Duperoux compara leurs discours et constata avec étonnement les grandes plumes de la littérature anglo-saxonne. Rentré en France six qu’ils contenaient la même formule : « Une révolution ne se fait pas mois plus tôt pour transposer l’invention à la langue de Molière, il avait seulement à coup de lois et de décrets. » Si les révolutions auxquelles se offert un test gratuit à toutes les formations politiques. Apparemment, référaient les deux orateurs n’avaient pas grand-chose en commun, les seuls le Front national et le Front de gauche avaient mordu à l’hameçon. termes employés, eux, étaient rigoureusement identiques. Une rapide vérification apprit à lleM Duperoux que la citation était due au Maréchal Pour satisfaire la curiosité du public, Saulnier ouvrit son laboratoire à Pétain. un reporter de France Télévisions. Il expliqua, avec pédagogie et une « Quand l’extrême gauche plagie l’extrême droite qui plagie Pétain » titra pointe d’humour, comment fonctionnait son logiciel. Nourri de millions impitoyablement Le Monde. Contactés par le journal, les candidats de pages de texte des plus grands auteurs (de Cicéron à Obama en démentirent tout pillage, évoquant une simple coïncidence. « Dans le passant par Churchill et de Gaulle), d’articles de presse, de sondages et torrent de mots que charrie une campagne, ce genre de concomitances est de programmes de tous les partis, Poli-Logos était capable de générer inévitable », déclara le porte-parole de M. Mélenchon. Le directeur du un discours sur n’importe quel sujet en moins de temps qu’il n’en fallait Monde nota dans son édito que, pour des raisons différentes, la proximité pour cuire un œuf sur le plat. avec Pétain était au moins aussi embarrassante pour les deux partis que Devant le journaliste médusé, Saulnier se livra à une démonstration le plagiat lui-même. de son joujou. « D’abord, vous choisissez la longueur – disons 3 000 mots Quelques heures plus tard, un professeur de linguistique de la Sorbonne – et le scrutin. Puis le thème dans un menu déroulant. Nous avons déjà contacta Élina Duperoux. Après avoir soumis les discours à un logiciel 150 options possibles. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Les subventions

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agricoles ? L’immigration ? Le mariage gay ? Va pour l’immigration. Ici vous avaient-ils besoin de supplétifs ? De Brasillach à Gramsci en passant sélectionnez votre niveau d’applaudissement. Si vous tenez à développer un par Maurras ou Thorez, les partis extrémistes n’avaient jamais manqué raisonnement, mieux vaut ne pas être interrompu trop souvent ; en revanche, de plumes flamboyantes. Comme le souligna lleM Duperoux, même en si le but est d’être repris dans les médias, je recommande les phrases courtes temps de rationnement du papier, Je suis partout ne surveillait pas sa et percutantes. Ah, cette option est importante : elle permet d’indiquer pagination. le niveau socioculturel du public. On ne s’adresse pas à des dockers CGT Dans la semaine qui suivit l’interview de Saulnier, Mme Le Pen perdit comme à des profs d’université, n’est-ce pas ? Disons “Commerçants et quatre points supplémentaires, M. Mélenchon six. Les suffrages perdus artisans”. Vous pouvez de la même façon choisir votre style : lyrique, fleuri, se reportèrent presque également entre Mme Aubry et M. Juppé, qui volontaire, empathique, compassionnel, et j’en passe. Compassionnel ? Si semblaient désormais voués à s’affronter au deuxième tour. vous voulez. Ma foi, c’est presque fini. Comment ? Le parti ? Ah oui, j’allais Le dos au mur, Mme Le Pen adopta une nouvelle ligne de défense. Elle oublier ! Vous avez une préférence ? Non ? Alors disons “centre droit”. » révéla dans une interview au Figaro ce que tout le monde savait déjà, L’imprimante se mit à ronronner presque aussitôt. Saulnier s’empara de à savoir que les leaders politiques n’écrivaient pas eux-mêmes leurs la première page et lut : « “Mes chers compatriotes, notre pays n’a plus discours « parce qu’ils n’en avaient ni le temps ni toujours le talent ». Ils en les moyens d’accueillir toute la misère du monde. Nos emplois doivent arrêtaient les grandes lignes et le ton général avec un collaborateur qui être réservés en priorité à ceux qui sont nés en France et y paient leurs mettait ensuite leurs idées en forme. « Quelle différence, lança la prési- impôts. Nous nous devons cependant de faire preuve d’humanité envers dente du Front national, que ce collaborateur s’appelle Jean-Pierre ou Poli- ceux, moins fortunés que nous, qui frappent à notre porte dans l’espoir Logos si, à l’arrivée, c’est moi qui décide quelles phrases je prononce à la d’un avenir meilleur. Jamais, vous m’entendez, jamais je ne déporte- tribune ? » rai les étrangers en situation illégale en fourgon militaire comme l’a Les Français s’insurgèrent contre cet amalgame qui mettait sur le même récemment proposé M. Le Pen. Sous ma présidence, les reconduites à plan Victor Hugo et Google, le manuscrit des Cent vingt journées de la frontière se dérouleront dans la dignité”. Vous avez vu cette touche Sodome et un fichier Microsoft Word. Le philosophe Luc Ferry résuma le finale ? C’est le côté compassionnel. » sentiment général dans les colonnes du Nouvel Observateur : « Qu’est-ce À la question de savoir s’il estimait avoir commis une erreur, Saulnier qu’un politicien lisant le texte écrit par un ordinateur sinon la marionnette reconnut que Pétain et Hitler n’avaient sans doute pas leur place dans le d’un ventriloque ? » écrivit-il. André Comte-Sponville renchérit sur son corpus de Poli-Logos. « Personne n’aime être associé à eux, contrairement à blog : « Choisirons-nous un jour nos leaders pour leur photogénie comme Mao ou Castro qui ont encore leurs aficionados », remarqua-t-il. Il regretta ces pseudo-artistes qu’on envoie chanter en playback à l’Eurovision ? » Son également qu’une même citation eût pu apparaître simultanément dans billet lui valut un nombre record de réactions (la plupart, offusquées, lui deux discours et promit de modifier son algorithme en conséquence. rappelant que le célèbre concours interdit le playback).

Les médias se déchaînèrent. « Le Pen et Mélenchon font rédiger leurs Que le destin ait choisi deux adversaires si diamétralement opposés discours par un robot » titra Le Figaro. « Si encore ils étaient mieux écrits n’était pas la moindre ironie de cette histoire. Les candidats prenaient que d’habitude » ironisa Libération avant de porter l’estocade : « On est en garde à ne pas paraître faire front commun, ce qui ne les empêchait pas droit de se demander qui a pondu leur programme. Un Playmobil ? » de calquer leur conduite l’un sur l’autre ou de se voler leurs meilleures Les deux candidats, bien forcés de reconnaître ce qu’ils avaient nié avec idées. Un matin sur l’antenne d’Europe 1, M. Mélenchon soutint que véhémence pendant plusieurs jours, se défendirent maladroitement. le discours de Montauban faisait partie d’une « expérience civique » et Selon les versions, ils avaient voulu se prêter à une expérience ou mettre qu’après une douzaine de meetings identiques, il aurait révélé le pot- le pied à l’étrier à une start-up prometteuse. Ils brandirent aussi l’argu- aux-roses et « appelé à un renouvellement radical de la parole politique. » ment économique : contrairement aux grands partis qui employaient Par esprit d’escalier, Mme Le Pen mit en garde contre « une certaine asep- des dizaines de permanents, eux n’avaient pas les moyens de rémunérer tisation du débat public ». Elle s’engagea à recruter deux rédacteurs « aux des auteurs de discours à plein temps. Ils avaient cherché à faire des convictions et à la plume bien trempées », invitant les militants qualifiés à économies de bout de chandelle, on ne les y reprendrait pas. lui adresser directement leur candidature. Leur mea culpa ne convainquit pas. Depuis quand les tribuns du peuple

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Rien n’y fit. La chute dans les intentions de vote se poursuivit. Les Il est permis de se demander pourquoi M. Saulnier ressent aujourd’hui deux candidats passaient l’essentiel de leur temps de parole à démentir le besoin de se confesser. Il prétend n’avoir compris que récemment qu’il les rumeurs de disparition de leurs formations respectives. Plusieurs avait été manipulé. C’est difficile à croire de la part d’un entrepreneur personnalités qui les avaient soutenus prirent leurs distances, de façon accompli, qui vient de vendre sa société à Microsoft pour 7 milliards de plus ou moins publique. L’humoriste Guy Bedos évoqua une « faute de dollars. Il dit aussi que ses commanditaires, conscients que les partis goût impardonnable du candidat Mélenchon », ajoutant dans son style extrémistes tirent une partie de leur légitimité de leur sous-représen- inimitable « qu’on ne déconne pas avec le Verbe ». Alain Delon employa tation institutionnelle, lui avaient promis d’instaurer une dose de pro- un argument voisin pour justifier sa désapprobation de meM Le Pen : « Si portionnelle aux législatives et qu’ils n’ont pas tenu parole. Alors que le le général de Gaulle avait composé son appel du 18 juin sur ordinateur, la mandat d’Alain Juppé touche à son terme, force est en effet de constater France serait aujourd’hui une province allemande. » que les bancs de l’Assemblée n’ont jamais aussi mal reflété le rapport des Sentant l’étau se refermer sur eux, Mme Le Pen et M. Mélenchon se forces électorales du pays. rabattirent sur les vieilles recettes. Ils crièrent à la machination, ourdie dans un cas par « la conspiration judéo-maçonnique » et dans l’autre par Qu’on nous permette une hypothèse. On prête à M. Saulnier de grandes « les nantis du grand capital ». Par malchance, ils employèrent la même ambitions dans la presse écrite, que ce soit par le rachat d’un titre expression de « boule puante » dans leurs communiqués, relançant les existant (on parle de Libération ou de L’Actualité) ou par le lancement soupçons. Décidément, le sort s’acharnait sur eux. d’un titre ex nihilo. Dans les deux cas, il a prévenu qu’une partie de la Alain Juppé et Martine Aubry arrivèrent largement en tête au premier rédaction serait composée d’intelligences artificielles capables de tour. Leur dignité pendant ces événements avait forcé le respect. Ils produire d’un simple clic des comptes rendus sportifs, d’analyser des avaient condamné le comportement de leurs rivaux sans tenter de tirer sondages, voire de commenter l’actualité politique. Les syndicats de les marrons du feu. Mieux encore, ils avaient appelé dans un commu- journalistes et un certain nombre d’associations d’usagers ont d’ores et niqué conjoint à une transparence accrue des dépenses de campagne. déjà réclamé l’interdiction d’une pratique qui, pour citer la CFDT, « ris- querait de jeter un discrédit fatal sur l’indépendance et la qualité de l’infor- Dans son essai Je ne suis pas l’auteur de ce livre, M. Saulnier revient sur mation dans notre pays. » le rôle qu’il a joué dans cette affaire sans précédent dans la vie politique Dans son livre, M. Saulnier prend un plaisir évident à rappeler qu’avant française. Il prétend – sans toutefois en apporter la preuve – avoir été les révélations du Figaro, l’ensemble des médias avait salué la qualité contacté début 2017 par des émissaires de M. Juppé et Mme Aubry qui, des discours de Forbach et Montauban. Serait-ce sa façon de nous dire jouant sur son patriotisme démocratique, lui auraient proposé de les que nous sommes déjà incapables de discerner le vrai du faux, la produc- aider à éliminer deux candidats présentant à leurs yeux une menace tion d’un ordinateur de celle d’un reporter ? Que ce que nous désignons pour la démocratie. M. Saulnier, âgé d’à peine 23 ans à l’époque, se serait sous le nom d’éloquence n’est que l’actualisation de procédés inventés laissé convaincre sans difficulté, pensant – naïvement, il en convient par Lysias, Cicéron ou Bossuet ? aujourd’hui – qu’il rendait service à son pays et que sa société profiterait Ou, plus audacieux encore, devons-nous nous préparer à ce que d’ici une de cette exposition médiatique. Il prétend, là encore sans pouvoir étayer semaine, un mois, une année, M. Saulnier nous révèle qu’il possède déjà ses allégations, avoir offert 100 000 euros en liquide au Front national la moitié de la presse française et qu’une partie des articles consacrés et au Front de gauche pour qu’ils acceptent d’utiliser les discours écrits à cette affaire – dont celui-ci peut-être – sont issus d’un cerveau en par Poli-Logos, une prime dont l’attrait se serait manifestement révélé silicone ? — irrésistible pour deux leaders prétendument incorruptibles. M. Saulnier raconte également dans son livre avoir proposé aux direc- Dans notre prochain numéro, l’élection présidentielle de 2017 imaginée par Thomas legrand teurs de campagnes de Mme Aubry et M. Juppé de leur fournir gratuite- ment des discours. « Pas la peine, aurait rétorqué l’un d’eux, offensé,nous avons inventé la langue de bois. Ce serait un comble qu’un robot nous donne des leçons. »

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En ce mois de décembre 1976, des affiches aux couleurs vives égayent les rues de Paris. Le traitement un brin pop art de La Marseillaise de François Rude représentée en bleu violacé sur fond orange a de quoi réveiller les passants. Mais qui a osé commettre ce meurtre artistique ? Jacques Chirac, bien sûr, qui inaugure à sa façon l’art du contre-pied permanent, du coup de Jarnac visuel. Il appelle les Français à participer le 5 décembre porte de Versailles à Paris au lancement de son parti, le RPR. Mais comment a-t-il pu séduire la France pendant de longues années avec une propagande aussi rustique ? Pour le comprendre, un voyage dans l’imagerie chiraquienne s’impose. par Zvonimir Novak © DR

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« En 1977, il devient maire de Paris. Son logo revisité déride les militants qui trouvent du travail à la mairie de Paris avec un V de la victoire façon Pif le chien. C’est une période où es nombreux logos du chiraquisme tisans, de petits patrons et l’argent coule à flots, celle des LLe logotype a une mission quasi impossible à remplir, celle d'agriculteurs excédés par de représenter le plus fidèlement possible un mouvement les manières de midinette pin’s rigolos qui mettent en joie les politique par une unique représentation comprimée au de Giscard et ses amis. Avec partisans du grand Jacques. » maximum. Premier constat : le chiraquisme s’est projeté Chirac et le RPR le peuple de à travers quatre logos successifs, alors que le Parti socia- droite se réveille. Enfin ! Les liste n’en a gardé qu’un seul depuis les années 70 et que buveurs de Ricard vont en le Parti communiste est resté fidèle jusqu’en 2013 à sa découdre avec les buveurs faucille et son marteau. Ce renouvellement successif de Darjeeling. Chirac réussit de logos nous révèle une personnalité particulière- sa mise sur orbite et donne ment réactive qui, tel un général en campagne, est à la Chiraquie en marche capable de s’adapter aux situations. Girouette une identité visuelle certes pour certain, opportuniste pour d’autres, ses ringarde, mais bien visible. quatre logos nous racontent quatre Chirac dif- Mais ce retour au gaullisme férents en quatre épisodes. flamboyant de la Libération n’est peut-être qu’un coup de Son premier logo nous surprend par son bluff ? La représentation psychédélique de la sculpture de passéisme tant graphique que symbolique. Rude semble le confirmer. Chirac tient sa revanche. En Ce bonnet phrygien auquel est associée une 1977, il devient maire de Paris. Son logo revisité (les gaul- croix de Lorraine ne dévie pas d’un pouce listes sont sympas) déride les militants qui trouvent du de la tradition gaulliste. Il aurait pu être travail à la mairie de Paris avec un V de la victoire façon celui du RPF, le parti gaulliste de l’après- Pif le chien. C’est une période où l’argent coule à flots, guerre. Pire encore, il régresse graphique- celle des pin’s rigolos qui mettent en joie les partisans du ment par rapport à la croix de Lorraine grand Jacques. moderniste des technocrates de l’an- En 1991, le logo du RPR est cienne UDR de Georges Pompidou. Alors jugé démodé et inadéquat. Il pourquoi ce rétropédalage et pourquoi faut le virer et passer à autre Jacques Chirac ressort-il des symboles plus gaullistes que chose. La nouvelle croix de cette croix de Lorraine-ci est légère, fine et dynamique le Général lui-même ? À vrai dire son logo a une mission Lorraine s’inscrit résolument et se réfère à l’esquisse et au graffiti. Finies les formes délicate à remplir. Il répond aux attentes d’une droite dans les tendances graphiques pétrifiées du gaullisme tutélaire, il faut bouger, bouger ! populaire ancrée dans la tradition gaulliste, exaspérée par du moment et ouvre ainsi la L’ancien logo du RPR portait la patte de Charles Pasqua, les acrobaties modernistes des giscardiens. Ce logo est phase 2 du chiraquisme, celle elle en avait la lourdeur et les arrondis. Le nouveau logo donc volontairement has been. Il est chargé de répondre de la conquête présidentielle. de la Chiraquie est signé Alain Juppé. Elle est aussi longue à l’arrogance bourgeoise des giscardiens en leur opposant Pour bien marquer les fron- que l’est son promoteur et véhicule une certaine élégance des représentations républicaines plus proches de Valmy tières avec les giscardiens, la bourgeoise toute bordelaise. Mais les fantaisies distin- que de Louis-Philippe. Ce logo de la colère sonne enfin le référence au gaullisme reste guées d’Alain Juppé n’ont qu’un temps et bientôt la croix

rassemblement d’une clientèle électorale composée d’ar- © DR toujours d’actualité. Mais de Lorraine va s’écrouler sous le poids des pommes.

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Il n’hésite pas à piquer l’emblème de son vieil adversaire Raymond Barre. Autant le chêne barriste est rond et symbolise le terroir Certains membres du RPR sentent depuis quelque temps ministre, et tailler en pièces celle du très cérébral Lionel à la lyonnaise, autant celui un mauvais vent, celui de la liquidation du gaullisme. Jospin, Chirac manœuvre. Il occupe l’espace public à l’an- Les gardiens de la tradition s’insurgent et mobilisent cienne, avec des affiches et des autocollants aux couleurs de Jacques Chirac est délicat, les derniers compagnons. Le tandem Séguin-Pasqua criardes. Ce terrain est alors curieusement délaissé par ses finement ciselé, aussi précieux organise le camp souverainiste et conteste la position concurrents. Jospin n’a qu’un vert émeraude glacial et ter- qu’un bijou étincelant. pro-Maastricht de Jacques Chirac. Les deux tendances du riblement service public à lui opposer, tandis que Balladur RPR s’affrontent au référendum de 1992. En 1995 Chirac navigue entre les beiges des salons d’Auteuil-Neuilly- se présente sur la ligne de l’élection présidentielle. Contre Passy et le bleu roi de l’ancien régime. Les couleurs chan- toute attente, il met de côté le logo du RPR et mène sa tantes de JAC (Jeunes avec Chirac) leur pètent au nez, campagne électorale à coups de pommes bien joufflues. c’est la fête. Chirac veut faire bouger la France tandis Miracle ! Sa campagne fruitière semble toucher le cœur qu’Édouard ne fait que croire en elle, et que Jospin tient des Français avec un gros pommier tout rond à la facture seulement à être président. naïve, gorgé de pommes rouges. Cette idée saugrenue lui vient de sa fille Claude, nommée à l’occasion conseillère l’impensable : réunir toutes en communication. Les temps ont changé et Chirac est les droites, des radicaux devenu le maître du contre-pied. Il ose l’impossible. Des aux plus conservateurs tonnes de pommes distribuées dans toute la France réus- sous une seule et unique sissent à faire chuter ce pauvre Balladur caricaturé alors bannière. Le grand pres- en Louis xvi par le dessinateur Plantu. Chirac n’apparaît tidigitateur sort de son plus comme le chef d’un parti, mais comme un homme chapeau une Union simple et accessible. Et hop ! Le logo officiel du RPR pour un mouvement disparaît au profit de la pomme chiraquienne. Ce coup de populaire (UMP). Mais Jarnac à la Chirac reste son grand fait d’arme. Prendre tout quel logo peut représen- le monde à revers, utiliser les faiblesses de l’adversaire en ter des familles politiques les instrumentalisant, Chirac est décidément un tacticien aussi hétérogènes avec Pour sabrer la communication hors pair et ses images l’attestent. Pour sabrer la commu- des traditions graphiques nication visuelle jugée hautaine de Balladur, son ancien si différentes ? L’Hexagone des visuelle jugée hautaine de droites musclées ? Trop usé. L’oiseau Balladur, et tailler en pièces celle Après les pommes, l’arbre étincelant en liberté des libéraux ? Trop marqué ! Alors quoi ? Chirac du très cérébral Lionel Jospin, Après sept ans de présidence, le président Chirac gagne se fait plaisir en combinant deux aspects de sa propre les élections de 2002 et réalise son rêve le plus fou. Il range histoire. Il n’hésite pas à piquer l’emblème de son vieil Chirac manœuvre. Il occupe définitivement au grenier tous les symboles pesants du adversaire Raymond Barre, celui des élections prési- l’espace public gaullisme. Adieu la croix de Lorraine, déchiré le bonnet dentielles de 1988. Autant le chêne barriste est rond et à l’ancienne, avec des affiches phrygien, la vieille garde gaulliste crie à la trahison, se symbolise le terroir à la lyonnaise, autant celui de Jacques roule par terre, mais rien n’y fait. Le gaullisme historique Chirac raconte une autre histoire. Loin du chêne porteur et des autocollants est enterré sans fleurs ni couronnes par un deuxième coup des valeurs d’héritage et de tradition, celui de Chirac est

aux couleurs criardes. © DR de Jarnac à la Chirac. Il saborde son vieux RPR et crée délicat, finement ciselé, aussi précieux qu’un bijou

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étincelant. Fini le Chirac buveur de bière et mangeur de Chirac éclabousse les murs des grandes villes. Il est prêt un sondage Ipsos/Le Point de cochonnailles, place à l’homme de culture, grand amateur à croquer les petites filles et à faire fondre les grands- 1985 révèle que 55 % des Français de civilisations asiatiques. Toutefois, il n’oublie pas les mères. Le Mouvement des jeunesses socialistes ne peut couleurs de sa ville bien-aimée. Il insère habilement le laisser faire et réplique avec un sanglant : « Dis-moi, jolie préfèrent le discours publicitaire bleu-rouge de Paris, à peine troublé par le blanc brillant du droite, pourquoi as-tu de si grandes dents ? » au discours politique. chêne. Un bleu-blanc-rouge déguisé ? C’est interdit par la Aux élections législatives loi car aucun parti n’a le droit de s’approprier les couleurs de la nation. et régionales de 1986, ses Les gesticulations du chiraquisme visuel reflètent les conseillers ont une idée. adaptations idéologiques de la droite depuis les années Il faut remplacer son image de 70. Tour à tour défenseur de l’intervention de l’État, puis adepte du libéralisme reaganien, après un bref passage politicien coincé par celle d’un chez les eurosceptiques, Chirac devient un fervent homme dynamique et souriant. partisan du traité de Maastricht. Et c’est ainsi que la droite Notre ambitieux est rapidement blottie sous l’ombre écrasante de la croix de Lorraine, finit À l’élection présidentielle de 1981, Chirac remet son trente ans plus tard sous les feux étincelants d’un chêne costume trois pièces et rechausse ses lunettes carrées transformé en latin lover de bling bling. de PDG, mais pas pour longtemps. À l’époque de la cinéma. grande publicité politique, un sondage Ipsos/Le Point de Jacques le séducteur 1985 révèle que 55 % des Français préfèrent le discours Où sont passés ces grands placards électoraux, ces 4 publicitaire au discours politique. Chirac a bien compris mètres sur 3 qui animaient nos murs et qui nous faisaient le message. Alors vous en voulez, vous en aurez ! Aux tant rire ? Jacques Chirac n’en est pas à une contradiction élections législatives et régionales de 1986, ses conseillers Quelques mois plus tard, les communicants Bernard près. Lui qui fut un grand dépensier en matière d’affichage ont une idée. Il faut remplacer son image de politicien Brochand et Jean-Michel Goudard nous proposent un politique fait édicter en 1988, dans les dernières semaines coincé par celle d’un homme dynamique et souriant. Le Chirac toujours plus sensuel, encore plus canaille. Le de la cohabitation, les premières règles sur le finance- publicitaire Élie Crespin est chargé de montrer le vrai « OUI c’est Chirac ! » est un oui de coquin. Les Jeunes socia- ment de la vie politique. Une fois de plus, Chirac se tire Chirac, un homme simple et généreux. Notre ambitieux listes récidivent et en profitent pour lui retourner son une balle dans le pied. Et en 1990, l’affichage de 4 mètres est rapidement transformé en latin lover de cinéma. slogan dans les dents avec un « Jacques le menteur, oui c’est sur 3 est désormais interdit trois mois avant le 1er tour Bronzé au soleil du Maroc, les dents éclatantes de santé Chirac. » Finalement le vieux singe socialiste François d’une élection. Heureusement Chirac en a bien profité et et le cheveu gominé à la Rudolf Valentino, le nouveau Mitterrand a dévoré notre chouchou d’amour, avec un a envoyé aux municipales de 1977 son sourire ravageur 54,02 % contre 45,98 % pour le fripon. à la conquête de Paris. Il retire ses grosses lunettes d’ap- paratchik. L’opération séduction peut commencer. Un Chirac tendresse nous apparaît alors sur les affiches, les autocollants mais aussi sur la pochette d’un microsillon de 3 minutes 25 secondes intitulée « Chirac pour Paris ». Une fois de plus il a osé l’impensable :

Les amoureux de Paris, Sont unis, tous unis, Avec Chirac pour Paris, Tous unis….. © DR

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bazar et de pin’s dédiés à sa personne, Présente dans toutes les que l’on ne trouve pas dans le musée du campagnes chiraquiennes, président Chirac à Sarran en Corrèze. Un oubli sans doute ! Toute cette marchan- l’UNI mène une véritable guérilla dise, fruit de l’idolâtrie à la française, graphique contre la gauche est le résultat de l’immense succès en appliquant une tactique de rencontré par les émissions sati- riques de la télévision. « Le Bébête harcèlement à grands coups show » diffusé d’octobre 1982 jus- d’autocollants, de tracts d’autocollants, de tracts et qu’en septembre 1995 ne s’est pas et d’affiches. L’humour d’affiches. L’humour est son arme gêné pour ridiculiser Chirac. Pourtant, est son arme favorite. Aux élections présidentielles de 2002, Chirac a pris cet aigle hystérique qui lançait à tout-va D’ailleurs, ses jeux de favorite. quelques rides. Pas question de jouer les vieux beaux, il des « ça me scie la nouille » ou des « crac-crac » a tapé dans mots et ses blagues de suffit de surfer sur un capital sympathie encore élevé et sur l’œil des Français. comptoir dépassent rare- la vague triomphante de la Coupe du monde de 1998. Sa ment le niveau de la main, associée au charme de son sourire détendu, salue la La botte secrète de Jacques Chirac ceinture. Il faut atteindre France comme un joueur de l’équipe de France descendant À côté des outils marketing de la séduction, Chirac avec des mots simples les Champs-Élysées un jour de victoire. Ce lent travail de dispose d’une vigie militante prête à le défendre envers cette majorité dite silen- séduction entrepris depuis les années 70 auprès d’un et contre tout. L’UNI (Union nationale inte- cieuse. On retrouve là public populaire donne des résultats inatten- runiversitaire) est la face obscure du chira- les procédés habituels dus. Ce n’est plus la propagande officielle du quisme, celle qui regroupe la frange dure du système visuel chi- RPR qui vend le mieux son héros, mais les du gaullisme, un cran juste avant l’extrême raquien, du bon gros émissions de divertissement du petit écran droite. Cette organisation créée au début lourd qui tache, facile à et la diffusion de produits dérivés le des années 70 se donne une mission, celle de comprendre, réaliste et montrant sous toutes les coutures. défendre la France de la menace socialo-com- toujours terre à terre. La machine à railler les adversaires Jamais un homme politique français muniste. Son président Jacques Rougeot la justifie de Jacques Chirac est mise en place. Mitterrand a le droit n’a été autant représenté en une par l’impérieuse nécessité de combattre l’emprise du aux piques les plus acerbes, mais Lionel Jospin et Robert multitude de gadgets de mauvais Parti communiste sur les milieux intellectuels. Sa Hue ne sont pas épargnés. L’affiche « Le Fabuleux Déclin goût, plus surprenants les uns que les rhétorique visuelle est sans nuances et lui vaut d’être de Lionel Jospin » a, paraît-il, fait des dégâts irréparables autres. Le signe certainement d’une immense notoriété confondue avec l’extrême droite. L’UNI est le plus grand à l’image de Jospin alors Premier ministre et candidat à la et la preuve d’une véritable tendresse de la France d’en faiseur de propagande des droites depuis les agissements présidence de la République en 2002. Mais pourquoi Sarkozy, une fois élu président, tente de bas pour son président. Mieux que n’importe graphiques du mouvement Paix et Liberté pendant la Les étudiants de l’UNI resteront toujours fidèles à Jacques décapiter ce mouvement qui l’a pourtant soutenu ? Trop quelle campagne d’affichage, ce véritable guerre froide. Or, cette force de frappe militante s’est mise Chirac et dès novembre 1994, alors que les médias ont chiraquien à son goût, démodé aussi, les sarkozystes musée du kitch politique crée du lien au service de Jacques Chirac dès le début des années 70. déjà vendu la peau du grand Jacques, l’UNI lui apporte cherchent à le remplacer par un mouvement étudiant bon et inspire de la sympathie. Trouver Mais est-elle une organisation politique, un syndicat un soutien inespéré. Un fan club de jeunes surexcités chic bon genre : le MET (Mouvement des étudiants). Ces une fève Black Jack dans sa galette universitaire ou plus concrètement une structure d’agit- animent avec enthousiasme ses meetings et distribuent sarkoboys en rose et gris détonnent avec l’engagement des rois ou déguster son œuf dans prop au service de la droite aux gros bras ? En réalité elle à tout-va la pomme chiraquienne. Entre eux et lui c’est musclé et vieille école des militants de l’UNI. Entre l’étu- un coquetier à la tête de Chirac est est un trois en un, financée pour dire tout haut ce que la la passion. Cette collaboration se poursuit lors de la pré- diant en master finance chantre du libéralisme et l’étu- certainement une expérience droite aux affaires ne peut dire ouvertement. Présente sidentielle de 2002. Les militants de l’UNI montent d’un diant en droit superdupont de la cause nationale, qui l’em- affective inoubliable. Il ne faut dans toutes les campagnes chiraquiennes, l’UNI mène cran en niaiseries et agitent des mains géantes en carton. portera ? L’UNI chiraquienne survivra à la mort électorale pas oublier cette invasion de une véritable guérilla graphique contre la gauche en En 1995 la pomme, en 2002 la main, à chaque fois que du sarkozysme, et mettra le MET de Sarko à sa botte. Tout

figurines, de statuettes, d’objets de appliquant une tactique de harcèlement à grands coups © DR l’UNI s’engage, c’est bingo pour Chirac, il gagne. un symbole. —

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Pour s’abonner ou commander des anciens numéros : www.boutique.la-tengo.com nouveau : numéro 12 DIRECTEUR DE LA PUBLICATION le site internet Frédéric Houdaille Revue .fr Directeurs de la rédaction Et sa webCharles émission : jacques Chirac Frédéric Houdaille & Alexandre Chabert 50 ans de vie politique Rédacteur en chef vousCharles parle ! vème Arnaud Viviant Il est une histoire de la République à lui seul. En 1965, Jacques Chirac devient conseiller municipal Direction artistique en Corrèze, sans même s’être présenté à l’élection. David Garchey Prochain numéro Trente ans plus tard, en 1995, il est élu président le 1er avril 2015 Comité de rédaction de la République. Entre-temps, il aura été ministre Éditions La Tengo Majda Abdellah, César Armand, Clémentine Autain, Roselyne Bachelot-Narquin, Olivier Bailly, de tous ses prédécesseurs : de Gaulle, Pompidou, François Bégaudeau, Antoine Bello, Taoufik Ben Brik, Frédéric Beigbeder, Lamia Belhacene, 174, rue du Temple, 75003 Paris Anne Berest, Franck Berteau, Yves Bigot, Baptiste Bouthier, Pierre-Yves Bournazel, Patrick www.la-tengo.com Giscard, Mitterrand. Il fut le dernier à connaître la Braouezec, Ian Brossat, Christian Brugerolle, Antoine Buéno, Bertrand Burgalat, Simon Capelli- contact : [email protected] gloire du septennat et le premier à vivre l’absurdité Tél. : 01 42 74 38 75 Welter, Mathilde Carton, Yan Céh, Alexandre Chabert, Julien Chabrout, Ariane Chemin, du quinquennat. Entre tradition et modernité, terroir Diffusion-distribution librairies : Frédéric Ciriez, Alexis Corbière, Aurélie Darbouret, Katia Denard, Laurent Dominati, David et technocratie, raconte de façon kaléido- Flammarion - Union distribution Doucet, Vincent Dozol, David Dufresne, Laureline Dupont, Guillaume Durand, Mathias Énard, Charles Distribution presse : scopique, à travers de nombreux témoignages inédits, Marc Endeweld, Emmanuel Fansten, Olivier Faye, André Gattolin, Thomas Gayet, François MLP - Diffusion et réassort : dont celui de l’actuel président de la République, George, Cécile Guilbert, Pierre-Simon Gutman, Pierre Guyot, Vincent Hein, Laurent Joffrin, KD presse (01 77 35 74 51) la vie du dernier grand fauve de la politique française. Pierre Jouan, Chloé Juhel, Nicolas Kssis-Martov, Anne Laffeter, Lola Lafon, Sébastien Lapaque, Daniel Leca, Jean-Yves Leloup, Emmanuel Lemieux, Jérôme Leroy, Anne Le Strat, Alain Lipietz, Prix de vente au numéro : 16 € En couverture : Jacques Chirac Malika Maclouf, Maria Malagardis, Roger Martelli, Pascal Mateo, Bénédicte Martin, Jean- Abonnement 1 an : 64 € par Isaac Bonan Charles Massera, Mattis Meichler, Pierre Mikaïloff, Stéphanie Moisdon, Yann Moix, Arthur Publication trimestrielle. Nazaret, Zvonimir Novak, Yves Pagès, Emmanuel Pierrat, Laura Pouget, Maël Renouard, Denis Parution en janvier 2015 Robert, Jean-Luc Roméro, Joachim Salinger, Colombe Schneck, Shumona Sinha, Mathilde Siraud, Stéphane Sitbon, Jean Stern, Flore Vasseur, Camille Vigogne, Hélèna Villovitch, Arnaud Viviant, ISBN : 978-2-35461-069-2 Marin de Viry, Martin Winckler, Johann Zarca n°CPPAP 0518K91805 Photographes Achevé d’imprimer en décembre 2014 par Imprimerie de Champagne, Nolwenn Brod, Tom Buisseret, Matthieu Deluc, Philippe Gomond, Samuel Guigues, L 18929 - 12 - F: 16,00 - RD ZI Les Franchises Yannick Labrousse, Arnaud Meyer, Renaud Monfourny, Patrice Normand, Linus Ricard 52200 Langres Illustrations N° d’impression 0.1095 Anne-Gaëlle Amiot, Isaac Bonan, Benoît Carbonnel Dépôt légal : janvier 2015 TRIMESTRIEL | hiver 2015 | 16 EUROS 164 Charles ISBN : 978-2-35461-069-2