DANSER DEVANT LES DIEUX La notion du divin dans l'orchestique

/ Paul BOURCIER

DANSER DEVANT LES DIEUX

La notion du divin dans l'orchestique

La Recherche en danse Du même auteur :

Maurice Béjart, Paris, Opéra, 1969. Histoire de la danse en Occident, Paris, Le Seuil, 1978, traduit en espagnol et en portugais.

La Recherche en danse Collection dirigée par Jean-Claude Serre

Ouvrage édité par Danse en Sorbonne Association loi 1901 2, rue Francis-de-Croisset, 75 877, Paris Cedex 18 publié avec la collaboration du Département de danse de l'Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) Que trouvent ici mes remerciements ceux qui m'ont aidé aimablement à recueillir les documents reproduits dans cet ouvrage : les Ambassades de l'Inde, du Japon et de la Turquie à Paris, Birgit, photographe du Théâtre de la Ville, M.F. Briguet, Conservateur au musée du Louvre, C. et F. Cevallos, J.C. Femandès, la Fondation Singer-Polignac, le Docteur J. Gaussen, M. Kahane, Conservateur de la Bibliothèque-musée de l'Opéra, le Docteur A. Lefesvre, le Professeur J. Mellaart, L. Robin-Challan, O. et J. Taffanel ainsi que le Conservateur en chef du Musée Guimet à Paris et ceux des Musées d'Ankara, d'Athènes, du Caire, de Carpentras, du Musée Borély à Marseille, du Musée archéologique de Nice-Cimiez, des Musées de Nîmes et de Strasbourg.

Je voudrais dire ma reconnaissance à M. Michel Meslin, Président de l'Université de Paris-Sorbonne (Paris IV), Directeur du Département des Sciences des religions, aux Professeurs de cette université, Mme Danièle Pistone et M. Michel Guiomar, qui ont bien voulu examiner ce texte et formuler de précieuses remarques.

Mon amitié admirative à Maurice Béjart en souvenir de nos longues rencontres. Couverture : Dionysos en transe entre deux satyres placés en opposition angulaire symétrique. Fond d'une coupe du peintre Brygos, vers 480 (B.N. Paris, photo B.N.). Dilectissimae uxori

INTRODUCTION

La danse, aux origines, est un rite sacré. Les plus anciens documents figurés, seuls témoins des civilisations les plus anciennes, le montrent unanimement, qu'il s'agisse soit de pratiques mettant l'homme en une situation perçue comme un contact avec la divinité, soit de gestuelles insolites destinées à attirer l'attention des dieux.

C'est l'histoire de ces rituels, des sensibilités, des idées qui les sous-tendent que l'on voudrait tenter ici de décrire. Les documents figurés eux-mêmes ont dicté la méthode de travail : ils s'organisent spontanément en séries typologiques. Leur répétition à travers les cultures dans toute l'Antiquité garantit l'originalité de leur gestuelle et met en évidence leur valeur religieuse, généralement apotropaïque. Il faut relever et suivre leur fil conducteur.

L'avènement du christianisme proscrivit ces pratiques en définissant des rapports dogmatisés et hiérachisés entre le fidèle et son Dieu. Il n'y a pas deux millénaires que l'interdit a été formulé, ce qui est fort peu par rapport à l'ancienneté des premiers documents figurés. On a voulu rendre sensible cette brièveté en condensant l'époque moderne en un seul chapitre : on s'efforce d'y souligner les étapes de l'évolution de l'orchestique qui la ramène, de nos jours, à une inspiration proche de ses sources.

Le lecteur de cet ouvrage est invité aussi à une lecture - ou relecture - globale des documents figurés. Malgré l'effort considérable fourni par l'éditeur dans le domaine iconographique et qui couvre l'essentiel, on a tenu à renvoyer sans cesse à des oeuvres répertoriées par leur numéro d'inventaire dans les musées, à des relevés ou des photographies publiés dans des oeuvres facilement accessibles. Cette relecture ne se veut pas respectueuse obligatoirement des idées reçues, des affirmations répétées, aussi inconfortable que soit cette position.

Les spécialistes, et les plus éminents, de telle ou telle période préhistorique ou historique se tiennent dans des domaines bien délimités et ne prétendent pas étudier particulièrement la gestuelle. Rares d'ailleurs sont ceux qui lui accordent une réelle importance en tant que telle. Or, c'est la gestuelle qu'ici l'on tente d'examiner spécifiquement dans une continuité qui enjambe les époques. Disons-le, avec une ambition peut-être excessive mais avec le sentiment très vif d'une nécessité : il s'agit ici d'orchestique comparée.

On s'est efforcé de rechercher et d'utiliser dans cet ouvrage exclusivement des documents clairement sourcés et datés aussi précisément que possible, au moins dans une chronologie relative, de les analyser avec objectivité en les replaçant dans leur cadre culturel.

On a évité de les interpréter et de les décrire - ce qui est déjà une façon de les gauchir - selon les concepts, les techniques, le vocabulaire de la danse académique de notre époque. Notre ambition a été de rendre compte, autant que faire se peut, des gestes orchestiques tels qu ils se sont produits dans la réalité, selon le vieux principe du père de la critique historique moderne, Leopold von Ranke : "Wie es eigentlich gewesen", le fait dans son exactitude brute.

Sans doute, l'historien actuel se doit d'aller plus loin : construire, d'après les données historiques qu'il compare, les "faits" historiques. Selon la formule de J. Le Goff (dans sa présentation de la réimpression de la Vie en au Moyen Age par C.V. Langlois, Paris, 1981, p. II.), il : "(...) transforme les éléments documentaires en une information posant un problème d'interprétation". Mais il est évident que, si elle ne s'appuie pas sur une exigeante recherche préalable, cette interprétation ne peut être que construction vide, imagination menteuse.

C'est aussi pourquoi l'on ne trouvera pas ici de chapitre sur les danses des "primitifs". La première raison est qu'il n'existe plus aujourd'hui de primitifs "purs" qui soient observables ; tous, ils ont eu des relations avec le monde "civilisé" et leurs coutumes ont perdu peu ou prou de leur authenticité. La deuxième est l'absence quasi générale de documents figurés présentant leurs danses à l'état originel. Elles ne sont rapportées, pour la plupart à une période récente, que par des ethnologues plus soucieux, comme le veut leur discipline, de décrire des comportements sociologiques, des structures mentales que des techniques gestuelles dans leurs détails musculaires. Pourtant, on notera que, de façon générale, les danses qu'on peut supposer être restées les plus fidèles à elles-mêmes - danses de possession, danses d'initiation - emploient, pour mettre les exécutants hors d'eux-mêmes, des procédures gestuelles - dont le tournoiement sur place - qui s'inséreraient aisément dans les séries typologiques connues dès la préhistoire dans la culture franco-cantabrique et celles du bassin de la Méditerranée orientale.

Enfin, on n'a pas traité des folklores qui, actuellement, sont le plus souvent des interprétations à fidélité variable de traditions d'ancienneté indéterminée. Il eût été tentant - mais n'était-ce pas quitter notre propos ? - de discuter leurs origines, de vérifier si elles sont le masque déformé de rites païens proscrits par la christianisation, si elles furent alors ravalées, selon la forte expression de Pierre Chaunu, dans le Temps des Réformes, à "une culturelle résiduelle", "une culture de résidus sociaux plus ou moins relégués au pied d'une échelle sociale ou géographique des valeurs".

Le mythe incarne les terreurs de l'homme, ses besoins, ses refus, ses désirs, dans un héros imaginé qui, éventuellement assumera le risque de transgresser les règles communautaires. En célébrant ce héros dans des cérémonies, l'homme se défoule, se délivre. Formule de Freud dans Totem et Tabou : "Une fête est un excès permis, une violation solennelle des interdits". Or, ces cérémonies, ces fêtes ont tou- jours, dans les cultures anciennes, comporté, comme partie obligée, un rite orchestique. L'une des fonctions de l'orchestique ancienne fut, on le verra, de purger le trop-plein des pulsions plus ou moins inconscientes des hommes, libération que les Grecs nommeront katharsis.

La danse est toute désignée pour assumer ce rôle social : elle exprime l'homme non dans la précision et la limitation du "dit", mais dans l'indéterminé, l'illimité du "non-dit". Elle lui permet de signifier sans risque, voire sans responsabilité, sa réalité profonde, celle qui est confusément ressentie comme immature ou dangereuse pour l'ordre et le confort communautaires.

L'histoire de l'orchestique se définit, surtout dans les temps anciens, comme celle des conventions que l'homme imagine pour se réaliser au-delà de lui-même et au-delà des limites permises. Elle offre donc un moyen privilégié pour l'étude de la psychologie des groupes, ceux surtout des civilisations antéscripturaires, une voie originale d'analyse socio-culturelle. Pratiquant une méthodologie qui se veut rigoureuse, elle peut être élevée au rang de discipline auxiliaire de l'histoire. Rendant compte de l'évolution non seulement des faits mais des sensibilités, elle peut sans doute contribuer de façon significative à l'histoire d'une phénoménologie de l'imaginaire des hommes.

N.B. : L'auteur assume la responsabilité de toutes les traductions, sauf mention contraire. Chapitre premier

LA DANSE MAGDALENIENNE

EST THEOLOGIE

L'ancêtre des danseurs

Dans la falaise calcaire qui borde la rive gauche de l'Isle, à l'entrée de la ville de (Dordogne), s'ouvre la grotte de Gabillou. A partir de la d'une maison paysanne, un couloir sinue sur une trentaine de mètres seulement en l'état actuel, des carriers du XVIIIème siècle ayant détruit l'entrée primitive. Couloir ? Boyau plutôt, large d'un mètre au mieux et dont la hauteur originelle sous plafond variait de cinquante à quatre-vingts centimètres (1). Au jugement d'André Leroi-Gourhan : "Par la qualité de sa décoration, par sa conservation, par sa contemporéanité avec , le Gabillou est une des grottes françaises les plus importantes" (2), il offre : "(...) un des plus remarquables ensembles de tout l'art paléolithique". Sur la roche beige pâle, très tendre, sont gravées - on dirait mieux dessinées au trait - des centaines de figurations d'animaux et de signes (3), juxtaposés ou superposés. Leur parenté de style avec les images de Lascaux - notamment les chevaux - date l'ensemble du début de la période magdalénienne, soit, selon les auteurs, du XIVème au XIIème millénaire avant notre ère. A partir de l'entrée actuelle, marquée par deux images de félins, court en frise et au plafond une association essentiellement de chevaux et de bovidés. A mi-parcours, sans transition, ce sont les cervidés, cerfs et rennes, qui dominent ; en même temps se font plus nombreux les signes "blasonnés" - que Leroi-Gourhan nomme "signes rectangulaires féminins" -. Une brève abside en cul-de-four creuse sa conque dans l'extrême fond du boyau. Là, sur la paroi de gauche, nettement isolé des autres figurations, accompagné de deux "signes rectangulaires féminins" (4), est dessiné, de profil, un être qu'il faut examiner attentivement avant de le reconnaître pour humain. Sa tête s'encapuchonne dans celle de la dépouille d'un bison qui la cache entièrement. Le mufle de l'animal est énorme par rapport au volume de l'homme et les cornes, présentées de trois-quarts comme dans le style de Lascaux, gigantesques. A l'évidence, la bête était d'une taille exceptionnelle et l'on peut se demander si elle n'avait pas été choisie pour vêtir un homme dont la fonction était exceptionnelle aussi. Du moins en a-t-il paru ainsi aux découvreurs qui l'ont appelé le "sorcier du Gabillou" (fig. I). Le corps de l'homme est montré de profil vers la droite. La peau du bison pend jusqu'à mi-hauteur des cuisses. Les avant-bras, non couverts par la peau et humains sans conteste, sont portés en avant, coudes cassés. Le tronc est incliné à quelque trente degrés sur la ligne des hanches. Les jambes, évidemment humaines, sont fléchies et placées sur deux plans. La droite, la plus basse, est terminée par un pied mal visible qui fait avec elle un angle ouvert : anatomiquement, il ne peut qu'attaquer le sol avec les orteils. La jambe gauche, placée plus haut, n'est pas achevée, à moins qu'on admette qu'une légère bosse de la roche ait paru suffisante - comme il est arrivé dans bien d'autres cas - au graveur magdalénien pour représenter le pied gauche ; cette saillie fait un angle à peu près droit avec la jambe (5). Cet homme, écrasé par un masque d'une dimension surprenante, accomplit un mouvement dont l'élan est immédiatement perceptible, mais dont la nature exacte ne se révèle qu'à la réflexion critique. La position des bras ni celle des jambes ne sont compatibles avec un déplacement latéral. Les jambes marquent tout autre chose qu'une translation rectiligne en avant ou en arrière. Le poids du masque tout comme le placement du corps excluent le bond en hauteur. Reste une seule hypothèse : un mouvement sur place, un tournoiement de plain-pied, le moment saisi étant celui où le corps, qui prend appui sur la jambe gauche, est poussé dans sa giration par le pied droit. La première figure dansante que l'on rencontre dans l'histoire de l'humanité tournoie de la droite vers la gauche (sens contraire aux aiguilles d'une montre). Non seulement c'est le seul mouvement qui puisse s'expliquer par l'anatomie si l'on examine le placement du corps du personnage, mais, de plus, il se lit aisément si l'on restitue la ligne de sol sous le pied gauche (6). On ne peut la placer qu'ici ; la mettre sous le pied droit basculerait le personnage sur le dos. En outre, la configuration des lieux imposait au graveur de travailler couché sur le dos, sa tête butant contre la paroi du fond, le coude coincé sur le sol au ras duquel, presque, est inscrite la figure. En somme la posture la moins commode qui soit, imposée par le choix délibéré de l'emplacement. Le dessin s'en trouve développé légèrement en Fig. 1 : le personnage dansant de Gabillou (photo et relevé du Dr. J. Gaussen). oblique vers la droite. Quand on prend en compte la ligne de sol, on constate que l'ensemble du personnage, à partir des hanches, est penché tellement en avant que son équilibre ne peut être assuré que par un tournoiement rapide. C'est la recherche de cette rapidité qui explique - et elle seule - la projection des bras en avant, assure la vitesse de la rotation en déplaçant le centre de gravité et l'entretient comme un volant inertiel.

Dieux danseurs ou danseurs pour les dieux ?

Le "sorcier" de Gabillou tournoyant sur lui-même est le premier représentant d'une série peu importante par le nombre, mais cohérente, dans l'art magdalénien, tant par sa tenue vestimentaire que par sa gestuelle. "Les hommes coiffés d'une encornure ou d'une ramure constituent un petit groupe particulièrement intéressant, parce qu'il livre (...) quelques-uns des rouages de la pensée paléolithique.", estime A. Leroi-Gourhan (7). J. Maringer a trouvé de son côté : "(...) 55 figurations d'hommes travestis en animaux et il s'agit souvent de danseurs." (8). Ce chiffre est sans doute optimiste : la gestuelle des personnages auxquels l'auteur se réfère n'est pas toujours clairement lisible. Toutefois, il est bien certain qu'on se trouve devant une série typologique caractérisée d'hommes masqués et vêtus de dépouilles animales, pourvus pour la plupart de cornes ou de ramures, figurés dans un placement identique en ce qui concerne les bras qui sont toujours avancés devant le corps, les jambes dont l'une est en appui et l'autre donne le mouvement, le tronc qui est toujours, ou presque, incliné sur les hanches. Exécutant même mouvement, ils ont, sans qu'on ait des raisons d'en douter, même sens et même fonction. On peut lire des figures de ce type dans la grotte des Espélugues à Lourdes, dans celles du Roc de Sers, de la Madeleine, de , de Limeuil. Cette liste est loin d'être exhaustive, elle ne retient, dans l'état actuel de nos connaissances, que des documents indiscutables et d'une lecture relativement facile. Le représentant du type le plus connu, grâce aux ouvrages de vulgarisation, et le plus achevé sans doute, est un personnage de la grotte des Trois-Frères (9) à Montesquiou-Avantès (Ariège), daté de 12 000 ans (fig. II). Comme le "sorcier" de Gabillou, il se trouve au fond de la cavité, dans une abside que A. Leroi-Gourhan n'hésite pas à appeler "le Sanctuaire", dominant d'un surplomb de 4 mètres, et isolé d'eux, de foisonnants panneaux d'animaux gravés. Fig. II : le personnage dansant des Trois-Frères (montage à partir des relevés originaux de l'abbé Breuil). Toujours comme à Gabillou, il faut redresser la figure sur une ligne de sol restituée, faute de quoi on ne peut percevoir le mouvement du personnage ; ce n'est à première vue qu'une bizarre silhouette presque prostrée sur les mains et les genoux et qui n'a aucun sens. Il est vrai que l'artiste qui l'a tracée a dû se plier aux contraintes d'un emplacement choisi non pour la facilité de l'exécution, mais pour des raisons analogues à celles qui ont fait graver l'ancêtre de Gabillou dans un incommode cul-de-sac. Il a travaillé sur un panneau très étroit que nous, modernes, aurions utilisé seulement pour une figure en largeur. En outre, la position du graveur-peintre était acrobatique, agrippé qu'il devait être aux prises de la paroi ; on conçoit qu'après avoir commencé la figure en gravant la tête, travail long et difficile, il ait adopté pour la suite la technique rapide de la silhouette en traits peints. Ce qui fait que la tête est pratiquement illisible à partir du sol tandis qu'on voit bien les larges tracés à l'oxyde de manganèse qui cernent les contours du corps. La tête est présentée de face. Le relevé qui en a été fait par l'abbé Breuil est impressionnant : elle est entièrement dissimulée dans un masque de renne ou de cerf. Elle est ornée d'une ramure importante de cervidé ; les oreilles ont été conservées ainsi que la barbe qui cache le cou du porteur. De larges trous s'arrondissent à l'emplacement des yeux, ouvertures pratiquées sans doute pour une raison utilitaire, mais A. Leroi-Gourhan y voit : "(...) de grands yeux d'oiseau de nuit (ou de lion ou de "fantômes")." (10). Le corps est recouvert par une peau à poils ras : bison ou renne ou cheval. Les avant-bras qui ne sont pas recouverts par la peau des pattes sont portés en avant comme à Gabillou et présentés en faux-profil. Le tronc, vu sous le même angle, est penché à quelque 40 ° sur la ligne du bassin. A partir des hanches, c'est une vue en profil rigoureux qui est donnée. Un sexe - humain, semble-t-il, mais placé comme celui d'un félin - et une queue postiche de cheval sont fixés à la croupe. Les genoux sont légèrement pliés. Le pied gauche fait avec la jambe un angle qui l'indique posé à plat. La jambe droite est placée en arrière ; le pied attaque le sol avec les orteils. L'ensemble du corps est ainsi, de la tête aux pieds, figuré en torsion hélicoïdale, montrant un tournoiement de plain-pied de droite à gauche comme à Gabillou. La signification de cette figure, sa fonction pour les Magdaléniens, ne peuvent être trouvées que dans le mouvement lui-même. La qualité du dessin permet d'ailleurs une analyse précise : comme l'ancêtre de Gabillou, le personnage des Trois-Frères tend les avant-bras en manière de balancier à équilibrage variable. Comme lui, il penche le tronc sur les hanches, il fléchit les genoux, il pose un pied en pivot tandis que l'autre lui donne un élan. La notation la plus remarquable, la plus explicite, est celle du mouvement hélicoïdal qui fait tourner le danseur comme autour d'un axe intérieur. Assurément cette notation, unique dans l'art magdalénien jusqu'ici connu, n'est pas fortuite ; elle ne peut avoir sa source que dans une observation aiguë du modèle : comme l'homme de Gabillou, et dans un "rendu" plus naturaliste, l'homme à tête de cerf des Trois-Frères tournoie sur lui-même. L'abbé Breuil reconnaît que, lorsqu'il a découvert, puis "relevé", en la redressant, cette étrange figure, il a été frappé par l'intensité et l'étrangeté de son expression (11). Avec un lyrisme subjectif qu'on refuse maintenant dans la recherche, il l'a qualifiée de "Dieu cornu des Trois-Frères", ce qui implique qu'ecclésiastique, il imaginait, au moins vaguement, un culte rendu à cette "divinité". Titre en soi heureux qui, pittoresque, a été repris par des ouvrages pour grand public ou même dans des manuels d'enseignement. En réalité, il contribue à obscurcir le véritable sens de la représentation. Tout compte fait pourtant, A. Leroi-Gourhan préfère cette qualification religieuse à celle, vague et facile, de "sorcier", "d'esprit régissant la multiplication du gibier et les expéditions de chasse" (12). "Cet être composite, écrit-il, qui présente sur une charpente anthropomorphique, dans le recoin le plus secret, tout au fond de la grotte, les caractères additionnés du cervidé, du cheval et, probablement, du lion, traduit de manière concrète tout autre chose qu'une vague magie.". Ailleurs (13), il insiste : "Ce personnage est l'assemblage, l'accumulation de tous les symboles mâles dont disposait celui qui l'exécuta (...). Il n'est pas étonnant de rencontrer cette image hypersymbolique au plus haut et au plus profond de la cavité décorée d'une centaine de figures dans lesquelles le symbolisme magdalénien s'est exercé avec une richesse qui n'est atteinte nulle part ailleurs.". Ce qui est une reprise, une confirmation de ce que cet auteur écrivait ailleurs sur le Gabillou (4). Au plafond de cette même grotte figure, entouré, pressé de tous côtés par des représentations de bovidés et de cervidés, un personnage gravé qu'on peut faire entrer dans cette série typologique. C'est un être humain, coiffé, lui aussi, de la tête d'un bison dont la peau le couvre jusqu'à hauteur des cuisses. Ses bras, cachés sous la peau des pattes antérieures dont les sabots semblent ganter ses mains, sont tendus en avant comme dans les deux figures déjà vues. Mais son tronc ne paraît pas penché sur les hanches. Sa jambe gauche est verticale dans le prolongement du corps et le pied est posé bien à plat sur le sol. Par contre, la cuisse droite est levée presque à l'horizontale ; la jambe est pliée à environ 50° et le pied en position d'attaquer le sol avec les orteils (14). Dans le placement du personnage lui-même, rien n'indique formellement un tournoiement. Mais on observera le mouvement de la queue qui a été conservée avec la dépouille (ce qui permet de penser que cette peau pouvait être non un vêtement d'usage sur lequel l'appendice aurait été inutile sinon gênant, mais une tenue cérémonielle) : au lieu de pendre verticalement comme elle le ferait en cas d'immobilité ou de mouvement en avant, elle est projetée presque à l'horizontale, fouettant le haut de la cuisse gauche, ce qui ne peut se produire que si l'homme tourne énergiquement. Certains ont vu dans cette figure la représentation d'un chasseur "à l'approche", sous un déguisement animalier. La supposition est gratuite : l'environnement de l'homme n'a rien à voir avec lui, ce ne sont que gravures d'animaux divers superposées et isolées malgré leur enchevêtrement. D'ailleurs, la meilleure façon de leurrer un gibier serait d'imiter sa démarche, non de se tenir debout, comme il est fait ici.

Une rondelle cassée

Un autre document, daté lui aussi du Xème millénaire, mais marquant une variante dans la typologie des danseurs magdaléniens, est fourni par une gravure sur la moitié d'une rondelle d'os cassée. Elle a été trouvée dans la grotte du Mas d'Azil et est conservée au Musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye, d'où son nom habituel de "demi-rondelle de Saint-Germain". Cette fois, il ne s'agit pas d'un personnage porteur de cornes ou de ramure. Sa tête est serrée dans un masque d'animal non identifiable : museau assez pointu, oreilles assez larges et retombantes, rien qui évoque une bête de chasse connue. Sur le corps, présenté de profil à gauche, est ajustée une peau à poils ras suggérés par des hachures. Les bras sont portés en avant comme dans les documents précédents, mais la cassure de la rondelle les interrompt avant le poignet. Le personnage est ithyphallique, trait qu'il est le premier à présenter, mais qu'on retrouvera fréquemment par la suite chez les exécutants de danses rituelles de fécondité/fertilité. La position des membres inférieurs pose problème. Si l'on admet, comme on serait tenté de le faire de prime abord, que le personnage prend appui sur le pied droit et qu'on redresse en conséquence l'ensemble de l'image, on s'aperçoit qu'elle bascule en arrière dans une position de déséquilibre. Il faut donc nécessairement placer la ligne de sol sous le pied gauche. Alors, nous retrouvons le schéma habituel : le tronc se casse sur la ligne des hanches ; le pied droit pousse des orteils le corps dans une giration qui va de la droite vers la gauche (fig. III). Remis en place, le personnage de la demi-rondelle, loin de tomber, tournoie, lui aussi, de plain-pied.

Fig. III : la demi rondelle du Mas d'Azil, conservée au Musée de Saint-Germain-en-Laye (photo J.C. Fernandès).

La gestuelle de ces trois personnages suffit à donner des indications sur leur contenu mental tant il est vrai qu'on ne peut séparer âme et corps. Leur corps, à tous, est placé complètement "en-dedans" selon la terminologie des techniciens de la danse : les articulations des épaules, des hanches, des genoux, des chevilles sont "fermées" vers le centre du corps. Sur le plan physiologique, on sait que, comprimée, la cage thoracique ventile moins d'air, moins d'oxygène, ce qui ralentit l'élan biologique. Sur le plan psychologique, il y a relation constante entre cette position "coincée" et l'hypotonie, l'état dépressif, le repliement sur soi-même ; c'est aussi le placement habituel des gens apeurés. Ce sont là des données générales, valables pour tous les hommes, en tous temps, en tous lieux. Il n'y a pas de raison valable pour que les Magdaléniens aient fait exception.

Tournoyer pour être "ailleurs"

La gestuelle des danseurs tournoyants du Magdalénien regroupée dans une série typologique, peut-on aller plus loin ? Peut-on penser que la pratique de cette forme de danse était un fait courant malgré le petit nombre de documents qui en témoignent ? Le vrai est que très peu de documents de cette époque nous sont parvenus. Il faut avoir présentes à l'esprit les remarques d'A. Leroi-Gourhan : "L'art préhistorique est constitué avant tout par de la pierre sculptée ou peinte de couleurs minérales et de quelques matières animales (os, ivoire, bois de cervidés, coquilles) qui, exceptionnellement, ont pu échapper à la dissolution dans le sol.". Or, c'est précisément avec les matières périssables (bois, peaux, écorces, tissus, peintures faites avec des colorants végétaux ou animaux), "(...) qui n'opposent pas de redoutables obstacles techniques.", que les hommes du Paléolithique pouvaient le plus facilement s'exprimer. "La part qui nous reste pour les cultures éteintes est donc probablement la plus ingrate.", souligne l'auteur qui conclut : l'art paléolithique est "un art tronqué" (15). En outre, dans l'ensemble des documents qui nous sont parvenus, la part faite à l'espèce humaine est infime. L'homme figure dans 5,4 % des sujets traités et la femme dans 10,3 % - encore aucune femme n'est-elle montrée comme exécutante d'une danse sur un document de cette période -. A. Leroi-Gourhan, à qui l'on doit ces statistiques, met en garde contre des conclusions tranchées en soulignant que l'on dispose au total de moins de 3 000 figures, ce qui rend incertaine toute analyse thématique (16). De quoi l'on peut conclure, a contrario, que le faible nombre des documents actuellement connus représentant des danseurs toumoyants ne prouve pas que leur pratique était exceptionnelle. Il témoigne tout simplement qu'elle existait. Si l'on essaie de pénétrer le sens réel des pratiques orchestiques magdaléniennes, il convient de prendre de grandes précautions et la première est de ne pas extrapoler les documents, de ne pas chercher à donner aux gestes représentés des sens à quoi nous inclinent nos mentalités modernes. Nous devons sans cesse considérer qu'il s'agit de déchiffrer les apparences d'une civilisation perdue dont nous ignorons non seulement la pensée, mais les mécanismes de pensée. Quand l'abbé Breuil salue comme "dieu cornu" le danseur des Trois-Frères, il sort du document car rien n'y indique une telle nature. Il déduit cette notion de divinité d'une impression subjective produite par l'étrangeté de la figure et aussi de ses propres croyances. Encore était-il un savant éminent, passionnément honnête, expérimenté et qui était allé voir sur place. Que dire de certains "historiens" qui, sur des données non vérifiées personnellement, concrètement, bâtissent des systèmes ? Le monde souterrain a, en effet, sur l'imaginaire, un pouvoir irrésistible. Le vérifient les files d'attente des touristes d'été à l'entrée des cavernes "ornées" que l'on peut encore visiter, les centaines de visiteurs que, chaque jour des vacances, des convois électriques emportent dans les ténèbres de la grotte de Rouffignac où, soudain, des coups de projecteurs animent de surprenants ballets de mammouths. C'est A. Leroi-Gourhan encore qui met en garde les interprètes abusifs. Il imagine un "explorateur sidéral" étudiant, dans quelques millénaires, des fouilles d'églises chrétiennes sans le secours de textes explicatifs : comment interprèterait-il, demande l'auteur : "(...) la coexistence de tables, de vases à boire avec des effigies d'un homme blessé, torturé ?". Comment verrait-il le rite de la messe sinon comme : "(...) une opération de magie imitatrice probablement destinée à assurer la croissance du blé puisque les fidèles mangent le simulacre d'un pain ?" (17). Un autre obstacle, actuellement dépassé, a été la tendance qui s'est manifestée dans la première moitié du siècle à expliquer les comportements des Paléolithiques par des références "ethnologiques" à ceux des "primitifs modernes". Il semble d'une part bien difficile de trouver des primitifs purs à notre époque où le moindre pygmée utilise des récipients en matière plastique, où les "Aborigènes" d'Australie se produisent en tournées sur les scènes du monde civilisé. D'autre part, il est de mauvaise méthode sur le plan scientifique de comparer des systèmes de pensée, de sensibilité, de références dont rien ne prouve qu'ils aient eu des caractères comparables. C'est un a priori qui n'est pas acceptable. Il n'y a de voie, pour chercher la motivation, la finalité d'un geste, que l'analyse du geste lui-même, la réflexion sur ses conséquences obligées. La constitution anatomique des Magdaléniens était pratiquement identique à la nôtre. Tout expérimentateur peut donc aisément vérifier sur lui-même les effets soi-même. Plus le tournoiement est rapide et prolongé, plus les symptômes sont accentués. Les enfants qui jouent à colin-maillard le savent bien. C'est la médecine spatiale qui, pour comprendre le "mal des astronautes" a démonté le mécanisme du vertige que le "sorcier" de Gabillou et ses successeurs rencontraient dans leur danse toumoyante. L'origine s'en trouve dans une modification au niveau des canaux semi-circulaires de l'oreille interne (18) : lors de la rotation du corps, le liquide endolymphatique qui emplit les canaux semi-circulaires est mis en mouvement. Ce mouvement du liquide mobilise, dans un sens ou un autre, selon la direction de la rotation, des cristaux de carbonate de calcium, les otolithes, fixés sur des cils qui tapissent l'intérieur des canaux. La base des cils est reliée au système nerveux central. Ainsi, l'oreille fonctionne comme une "centrale inertielle" : le mouvement des otolithes envoie au cerveau des indications sur le sens de la rotation ; d'autres informations sont émises par les autres sens, vue et toucher notamment. S'il y a cohérence entre elles, l'équilibre physique et mental est assuré. Si la rotation se modifie ou s'arrête, le liquide endolymphatique continue de tourner par inertie, les otolithes, de se déplacer. L'expérimentateur perçoit alors l'environnement comme tournant autour de lui. Si le tournoiement se prolonge avec rapidité pendant une durée variable selon les individus, sueur et hypersalivation apparaissent. Le toumoyeur contemporain se met, comme son prédécesseur magdalénien, en état de conflit psycho-somatique. Il y a, en effet, conflit sur le plan psychologique. Lorsque l'homme est devenu bipède, il a acquis le réflexe de définir son être par rapport à l'espace selon un axe central et des directions fixes. Le tournoiement fait perdre le sens de cette orientation ; il perturbe, plus ou moins gravement, la perception de la personnalité par rapport à l'environnement, ainsi que l'ont démontré les expériences en apesanteur. Le tournoiement met hors de la vie courante. La pratique du tournoiement par le "sorcier" de Gabillou et ses successeurs suppose la découverte, l'expérimentation, l'utilisation volontaire, la transmission d'une technique de dépersonnalisation ou, au moins, d'oblitération de la personnalité. La découverte a été fortuite sans doute. Mais la répétition exclut le hasard. Elle marque un propos délibéré : la danse par tournoiement a pour finalité une disparition momentanée du "je", l'état de transe. Pas de magie chez les Magdaléniens

Il a été souvent affirmé que les danseurs toumoyants accomplissaient quelque acte de magie. On ne peut donc éviter de poser le problème : l'état de transe obtenu par le tournoyeur suppose-t-il que celui-ci est un sorcier ? Transe et magie ne sont pas de même nature. La magie, dit le Robert (19), est : "(...) l'art de produire par des procédés occultes des phénomènes sortant du cours ordinaire de la nature.". La gravure de Gabillou, par exemple, n'indique nullement un acte "occulte" ; de quel droit rajouter cette notion ? La seule méthode valable de recherche, c'est d'étudier le document dans sa nue vérité ; pour la recherche en orchestique, d'examiner le geste en soi. Par ailleurs l'acte magique n'est pas un acte gratuit. Quelle serait la finalité d'une "magie" magdalénienne ? L'appropriation du gibier peint dans les grottes ? Ou une "liaison" entre le danseur et le gibier ? Celui-là accomplit-il un geste explicite concernant celui-ci ? La réponse est négative dans la plupart des cas. Leroi-Gourhan fait le point avec une approche numérique : des préhistoriens de l'ancienne école apportaient comme preuves - et seules preuves - "d'envoûtement cynégétique" les signes linéaires qui marquent certaines représentations d'animaux, signes qu'ils interprétaient comme des armes de jet ou de poing (flèches, sagaies, poignards) ou bien comme des blessures (20). A. Leroi-Gourhan relève que 3 % seulement des animaux peints ou sculptés sur les parois paraissent "blessés" par ces signes. "Les Paléolithiques auraient donc, conclut-il, abandonné leur projet de chasse dans 97 % des cas, ce qui est absurde, ou bien ils auraient figuré un animal blessé pour tout un ensemble, ce qui nous situe très loin de l'envoûtement naïf du chasseur." (21). A ce raisonnement s'ajoute une constatation tirée de la vie quotidienne des Magdaléniens : les animaux qu'ils peignaient étaient-ils ceux qu'ils chassaient, qu'ils mangaient, sur lesquels, donc, ils auraient exercé une "magie" ? Or les préhistoriens connaissent bien maintenant leurs menus en étudiant les os contenus dans les fosses à déchets près de leurs habitats (22) ; ils répondent par la négative. Arlette Leroi-Gourhan a comparé en pourcentage les animaux peints dans la grotte de Lascaux et ceux dont les restes ont été retrouvés dans les habitats de la même région, à la même époque que les peintures (23). Le renne représente 88,7 % de la consommation, mais seulement 0,16 % des représentations ; au contraire, le cheval ne fournit que 0,8 % des déchets culinaires, mais il donne 59,5 % des figurations. Dans les peintures, on ne voit pas un chevreuil, pas un sanglier alors qu'ils entraient chacun à raison de 4,5 % dans les menus. Par contre, dans les fosses, on ne trouve pas d'os de bovidés ni de bouquetins qui comptent respectivement pour 16,6 % et 6 % dans les sujets de la grotte. Le cas de Lascaux paraît très général : dans la grotte de Commarque (Dordogne), les 3/4 des os identifiés parmi les déchets viennent du renne qui n'est pas présent dans les gravures pariétales consacrées surtout aux chevaux. De même, dans les grottes de l'Ardèche, les artistes qui représentaient à 50 % des mammouths n'en ont pas consommé un seul, leur gibier de prédilection étant le renne, absent de leurs figurations. De même, dans la grotte de Gargas (Hautes-Pyrénées), sur 130 représentations d'animaux, aucune n'évoque le cerf qui a laissé plus du tiers des restes osseux dans les fosses à déchets. Peut-on penser, comme il a été dit, que, lorsque les Magdaléniens voulaient tuer des rennes, ils commençaient par peindre des chevaux ? Les représentations pariétales ne sont pas une magie de la chasse : pas de magie, pas de sorciers. Une question se pose alors. Pourquoi les hommes paléolithiques représentent-ils systématiquement des animaux qui ne concernent apparemment pas leur vie quotidienne ? Pourquoi cet intérêt pour l'apparemment inutile ? On ne peut nier une évidence : le lien qui unit à l'animal les danseurs magdaléniens. Tous ceux-ci portent, dans l'exercice de leur "fonction", masque et dépouille d'animal, même s'il s'agit, dans le cas de la grande figure des Trois-Frères, d'un costume composite, cérémoniel même. La motivation initiale a dû être si forte que, plus tard, au Néolithique et durant des cultures postérieures, la tradition du port d'une peau de bête par les danseurs sera respectée au moins symboliquement, que ce rite sera considéré comme bénéfique. On peut chercher un élément de réponse dans l'éco-système paléolithique basé essentiellement sur l'animal. Tuer du gibier était pour l'homme une nécessité : vie pour vie. Non seulement la chair de la bête abattue fournissait l'essentiel de l'alimentation ; mais le corps tout entier permettait de satisfaire des besoins impératifs : la peau pour vêtir, les os pour fournir un outillage de précision, les tendons pour donner des cordes, la graisse pour éclairer. L'animal était le centre des préoccupations ; il n'est pas surprenant qu'il ait fourni l'essentiel de l'ornementation des cavités et des danseurs. Ne dissimulons pas l'insuffisant, voire l'oblique, de la réponse. Etudiant 1 794 représentations (24), A. Leroi-Gourhan relève les fréquences suivantes : cheval 24 %, bison 15 %, bouquetin 7 %, renne 6,5 %, auroch 5 %, cerf et ours 3 %. Quelle est la véritable signification du choix des figures qui n'a pas, on l'a vu, de motivation cynégétique ? Et encore : alors que les images du cheval sont relativement les plus nombreuses, comment se fait-il que sa tête ne soit jamais, au Magdalénien, utilisée comme masque, la préférence allant aux bovidés et cervidés ? A ces questions, rien ne semble répondre dans les documents figurés. Rien ne permet de dire que le tournoiement ait une relation quelconque avec l'animal ou un animal. C'est seulement au Mésolithique qu'on pourra penser que des danseurs s'organisent en fonction d'un rite totémique. Autre problème. Peut-on croire que les danseurs magdaléniens, et notamment la grande figure des Trois-Frères, représentent un mythe, celui de la fécondité, peut-être celui du "seigneur des animaux", pour reprendre la terminologie de l'abbé Breuil ? Rien ne le dit dans les documents. Il est de fait qu'on a retrouvé, mais datées d'une époque postérieure, des images qui ne sont pas sans rappeler les danseurs à ramure, dans des contrées aussi éloignées que la Scandinavie, l'Afrique du Sud (25). La ressemblance est réelle. Doit-on en conclure à l'identité ? Un mythe, c'est la projection, sur un "sur-être" ou une figure symbolique, d'un système de croyances, de légendes. Nous n'avons aucune trace de ces dernières, bien entendu, à l'époque paléolithique. Et, pour reprendre la réflexion existentialiste de Paul Faure (26) : "Les rites comptent plus que les mythes qui n'en sont le plus souvent que les explications tardives, incertaines, poétiques". L'acte précède toujours la pensée "systématisée". Une conclusion pourrait être prise chez A. Leroi-Gourhan (27) : "A partir des faits actuellement connus, il n'est certainement pas possible de restituer le contexte sans dépasser les bribes du système qui nous sont parvenues ; mais s'agit-il de prouver que le préhistorien a de l'imagination ou de constater que son sauvage prédécesseur avait un cadre de pensée solidement construit ?".

La théologie du Magdalénien

Il faut décidément, quoiqu'il en coûte, refuser de lier notion de magie et danses du Magdalénien. Il faut réformer un vocabulaire qui, se voulant surtout pittoresque, entraîne des connotations erronées. Qu'on retire donc au "sorcier" de Gabillou le titre dont la tradition l'a paré. Ce qu'il fait dépasse la magie. Ce qu'il accomplit ne vise à rien d'autre qu'à le mettre dans un état qui n'est pas celui de la vie courante, qu'à l'introduire dans le monde de la non-apparence, de l'ailleurs. Ce qu'on appelle couramment l'extase. Ce qui est un acte religieux, au sens premier du mot : mise en relation avec une divinité quelles que soient la nature et la forme qu'on lui ait imaginées. Si l'on tient à laisser au petit personnage dansant de Gabillou et à ses successeurs un titre sans ambiguïté, que ce soit celui d'intermédiaire avec un monde invisible. Pourquoi pas celui de chaman ou de prêtre ? Très clairement, il faut noter que le premier acte religieux qu'on relève dans l'histoire de l'humanité marque la volonté d'aller au-delà de la condition humaine. C'est la danse qui permet cette transgression. Les figures dansantes que les Magdaléniens ont peintes, gravées ou sculptées dans les caches profondes de la terre transcrivaient leurs besoins, leurs désirs et aussi leurs terreurs : les hommes n'ont jamais eu, n'ont jamais créé que les dieux qui leur étaient nécessaires pour oublier, pour transcender leur impuissance. Les documents que l'on connaît sur le culte des morts au Paléolithique prouvent qu'existait alors une croyance au monde de la non-apparence. On a retrouvé plus d'une centaine de sépultures où, dans les abris permanents, souvent à proximité des foyers, à même la terre, gisaient des squelettes, complets ou non, d'hommes, de femmes, d'enfants, le plus souvent couchés sur le côté, genoux et bras repliés dans un décubitus rituel. Compte-tenu à la fois du nombre relativement élevé de telles trouvailles et de l'importance des facteurs de destruction qui, durant tant de millénaires, ont dissout les restes humains, on est conduit à penser que le rite de conservation des ossements humains après la mort était généralisé. Or, l'exécution de ce rite était complexe et longue ; elle supposait une volonté continue, une tradition contraignante. Les ossements qui nous sont parvenus portent, dans la plupart des cas, des restes de saupoudrage d'ocre rouge, particulièrement marqués sur le crâne. Il a donc fallu que les cadavres aient été au préalable décharnés par une pratique quelle qu'elle soit : pourrissement spontané, dans la terre ou non, enlèvement de la chair aussitôt après la mort avec, peut-être, consommation rituelle de telle ou telle partie du corps, comme le cerveau, ce que suggère l'ouverture d'un certain nombre de calottes crâniennes. C'est ensuite seulement que les ossements étaient recueillis et disposés selon l'ordre anatomique dans la position rituelle. C'est alors seulement qu'on pouvait les saupoudrer d'ocre, sans quoi le pourrissement de la chair aurait fait disparaître les traces du rite. En outre, il arrivait qu'on donnât aux restes osseux une protection, rarement sur tout le corps, plus fréquemment sur la tête, avec des pierres plates posées en toit ou des ramures de cervidé entrecroisées. Ces soins impliquent que l'on attachait grande importance à ces restes sacralisés par l'ocre. Une seule explication à ce comportement : les Paléolithiques croyaient qu'il y avait, au-delà de la mort, une vie non apparente mais réelle. Ils attribuaient à ces morts, vivants non visibles, une présence, un pouvoir occultes. Il s'agissait de se protéger d'eux, de se faire protéger par eux dont la puissance était à la mesure des imaginaires. A. Leroi-Gourhan voit là le développement d'une "métaphysique de l'inquiétude" (28). Leur croyance à une survie qu'affirme le rite de l'inhumation suppose que les Paléolithiques imaginaient, quelque indistincte qu'ait pu être cette notion, un principe de vie au-delà de la mort et de la dissolution physique, un principe forcément immatériel : une âme - comme nous disons - indestructible. S'assurer une immortalité au-delà de l'irréfutable mort, jamais l'humanité n'a abandonné ce dessein. Jamais l'homme n'a interrompu sa réflexion - ou ses rêves - sur des sytèmes confortant l'assurance d'une improuvable pérennité. Le rituel de l'inhumation des morts a, dans l'histoire de la pensée humaine, une valeur incitative qu'on ne peut mésestimer. C'est le premier acte à connotation métaphysique qu'ait accompli l'homme. Au-delà du visiblement transitoire, il commence à imaginer et à construire une structure de permanence. Au-delà de l'apparence, il affirme l'essence. Ici, l'homme est créateur. Créateur d'un monde où il se débarrasse de ses terreurs. Ainsi pouvait-il assumer un quotidien qui devait être tout à fait hostile et précaire. Ainsi gagnait-il une place singulière sur la planète. Il se démarquait des autres animaux bien plus radicalement que son ancêtre, l'homo habilis, un parvenu qui devait beaucoup au hasard. Mieux que des outils de pierre, il s'est inventé un outil existentialiste, une motivation à l'action, un antidote à ses terreurs et à la plus absolue de toutes, la mort, risquée dans les périls de chaque jour. En même temps, il concluait alliance avec des forces supposées contre d'autres, hostiles, tout aussi fictives. Qu'il objective les unes et les autres ; le voilà qui crée le complexe manichéen du dieu bon qui protège et de l'esprit mauvais qui nuit, d'où le culte propitiatoire du premier et le bouclier des rites apotropaïques contre le second. Trait permanent, semble-t-il, chez l'homme. Quand l'homme se procure le recours idéal d'un monde invisible, d'une vie invisible, quand, pour lutter contre les difficultés quotidiennes, il imagine des forces à la fois lointaines et providentes avec lesquelles il faut nécessairement organiser des relations ininterrompues, il a besoin d'une voie permanente d'accès. La seule pratique attestée par laquelle l'homme magdalénien se mettait au-delà de la vie consciente, se rendait apte à trouver le contact, croyait-il, avec les forces invisibles, c'est la danse qui procure la transe, la danse par tournoiement. Danse théologique donc, par laquelle l'homme s'intègre dans la personne des dieux qu'il invoque plus ou moins confusément, par laquelle il affine et renforce sa familiarité avec eux. Le "sorcier" de Gabillou, ancêtre des danseurs, est aussi celui des métaphysiciens : par son immobile danse, quinze fois millénaire, il ouvre à l'homme le premier chemin hors du temporel. La danse toumoyante, cette technique éprouvée d'évasion de soi-même et de la vie difficile que subissaient les Magdaléniens, s'inscrit si profondément dans la nature humaine qu'on la retrouve partout, à travers les âges, de la préhistoire à l'époque contemporaine. Elle est toujours restée, avec assez peu de variantes et même assez peu d'affinement, la technique typique de la recherche d'un état extatique. C'est la danse des chamans du Grand Nord, des lamas tibétains, des exorcistes musulmans, de nombreuses confréries africaines. C'est la danse de la katharsis platonicienne. Elle a été intégrée, au XIème siècle de notre ère, dans un système réfléchi, raffiné, de comportement religieux, par le soufisme (29). Elle fut l'ascèse majeure, le "sâma" (30), enseignée à ses disciples par Mâwlanâ Djalâl el Din Rûmi, fondateur à Konya (31) de l'ordre des derviches tourneurs qui perpétue cette pratique (32). Ce rendez-vous dans l'ailleurs, donné depuis des millénaires par la danse en tournoiement, témoigne de l'étonnante continuité de l'esprit humain, de son unité aussi : depuis les temps les plus anciens, la race humaine vivrait-elle, pour l'essentiel, sur un patrimoine culturel commun, inscrit dans des gènes communs ?

La première danse collective

Pour trouver le document orchestique qui, dans l'état de nos connaissances, suit chronologiquement les danseurs magdaléniens, il faut franchir deux millénaires, jusqu'à une nouvelle culture, celle du Mésolithique. L'éco-système s'était beaucoup modifié depuis qu'avaient céssé les glaciations du Magdalénien. Les hommes ont pu changer, sous un climat favorable, leur mode de subsistance : ramassage des coquillages, pêche, découverte d'un nouveau produit consommable qui va, à temps, modifier le destin de la race humaine ; les céréales sauvages, dont le blé, l'orge, le millet sont les principales. On ne savait pas encore les cultiver, mais la découverte, dans de nombreux sites mésolithiques, de faucilles à microlithes et de rouleaux-écraseurs témoigne que leur consommation était répandue. Autre progrès décisif qui va réduire l'importance de la chasse ; voici les débuts de l'apprivoisement et de l'élevage : ils sont encore modestes ; on élève le chien pour sa chair, puis la chèvre. L'animal de chasse n'est plus exclusivement au centre des préoccupations des hommes. Ils abandonnent les grottes-sanctuaires, l'art animalier disparaît. La modification du régime de vie, l'amélioration des ressources vivrières mènent à l'accroissement du nombre des humains. Les préhistoriens datent de cette période les débuts d'une vie communautaire dépassant le cadre familial. C'est alors, aussi, qu'apparaît le premier choeur cyclique dans l'histoire de l'humanité, la première danse collective. Il s'agit d'une scène gravée sur la paroi d'une grotte peu profonde, n° 2 de l'ensemble de l'Addaura, sur le Monte Pellegrino, à l'ouest de Palerme. Le document n'est connu que depuis 1945 (33). Jusque-là il était caché par un rideau de stalactites que fit tomber l'explosion d'un dépôt de munitions voisin. Sept personnages gravés y tournent une ronde autour de deux protagonistes. Ceux-ci, apparemment couchés sur le ventre, tête-bêche, exécutent des mouvements dont le sens n'est pas évident. L'un d'eux replie ses jambes sur ses cuisses ; comme, de sa nuque, partent des traits - qui ne sont peut-être que des stries de la roche -, certains auteurs ont voulu y voir un sacrifice humain par auto-strangulation et cherché à prouver qu'il s'agissait d'hommes extérieurs au groupe (34), voire de condamnés. On peut penser plus simplement qu'il s'agit de danseurs-acrobates, comme on en verra plus tard en Egypte (fig. IV). Ces deux animateurs sont ithyphalliques, le sexe des danseurs eux-mêmes n'étant pas indiqué. Cela a suffi à certains commentateurs pour imaginer une "magie sexuelle". C'est une hypothèse que le document n'appuie pas. En s'en tenant aux seules données figuratives, on pourra peut-être penser que les personnages centraux accomplissent un acte rituel. On se gardera bien d'en imaginer le sens et les modalités. Il est vrai que, dans l'état actuel de nos connaissances, la ronde de l'Addaura reste sans équivalent à cette période. Quant aux sept danseurs, tous nus, ils portent un masque animal identique à mufle allongé et larges oreilles tombantes, différent de celui des personnages centraux. C'est la première fois dans l'histoire de l'orchestique qu'on rencontre un groupe organisé arborant le masque d'un même animal. Peut-on parler de totémisme ? A l'état embryonnaire, ce n'est pas invraisemblable. Mais, outre la référence à un animal-ancêtre, le totémisme comporte un système de croyances, de légendes, de rites dont on ne peut trouver ici l'indication. Quoi qu'il en soit, c'est le premier document montrant une ronde, genre qui, partout et à toutes les époques, est la forme spontanée de danse collective. Acte répétitif qui ferme un ensemble sur lui-même, par lequel cet ensemble recherche et affirme son identité, la ronde a les vertus d'une dynamique de groupe. Elle requiert des participants l'abandon d'une partie au moins de leur autonomie d'action, de leur personnalité propre, en échange d'une sensation de puissance au sein d'un être collectif. C'est là une sorte de transcendance, bien différente de celle que recherchait la danse magdalénienne : le dieu que se créent les danseurs de ronde, c'est leur propre groupe symbolisé par l'animal dont ils portent le masque. Une observation attentive de la ronde de l'Addaura montre que le choeur cyclique est animé d'un double mouvement. D'une part, les danseurs tournent sur eux-mêmes. Le marquent plus nettement deux personnages au sommet de la composition, dressés de leur haut dans un beau mouvement ample avec ports de bras. Un autre, tout en bas, torse penché et bras en balancier, tête tournée dans le sens de sa giration qui va de la droite vers gauche comme l'indiquent les jambes, est tout à fait conforme à la tradition paléolithique. D'autre part, le mouvement général de la composition, où les danseurs sont tous vus à des temps différents de leur gestuelle, se déplace de la droite vers la gauche : c'était la règle générale dans toutes les danses par tournoiement rencontrées jusqu'ici. La forme nouvelle de la ronde n'y échappe pas. On remarquera que ce mouvement est aussi celui de la marche apparente des astres majeurs, soleil et lune. Tout en se refusant à une référence cosmique que ne donne pas le document - et qu'on ne peut corroborer par un autre de même époque -, on devra noter que les rondes spontanées, celles que forment, par exemple, les enfants, dans des jeux libres, tournent aujourd'hui encore dans le même sens. La danse de l'Addaura, témoin d'une époque de changement culturel, crée, avec sa ronde centrée sur deux animateurs, un type nouveau de danse. Elle permet de poser un axiome dans l'histoire de l'orchestique : "A toute culture nouvelle, danse nouvelle" avec son corrélatif : "Toute danse nouvelle annonce une culture nouvelle". La danse est en effet l'un des meilleurs indicateurs Fig. IV : la ronde de l'Addaura (relevé d'après photo de L. Robin-Challan). qu'on puisse trouver sur le sens profond des cultures et leur évolution. Réciproquement, on ne peut comprendre l'évolution de l'esprit et des formes de la danse sans l'insérer dans l'histoire des civilisations. Dans ce sens, l'orchestique doit être considérée comme une science auxiliaire de l'histoire. Elle prend en charge la mémoire cinétique de l'humanité : les mutations des danses en fonction des mutations des civilisations ne feront pas disparaître entièrement le stock antérieur des gestuelles dansées. Souvent, on verra les évolutions des cultures donner à une danse traditionnelle un sens nouveau qui, peu à peu, modifiera sa forme. Plus souvent encore, on reconnaît, héritage des temps les plus anciens, une simple construction corporelle, un geste, un accessoire dont le sens primitif s'est perdu et dont la forme a évolué au point de n'être plus qu'une allusion. La ronde de l'Addaura se prolonge ainsi à travers les millénaires. Homère, par exemple, 7 000 ans plus tard, ornera d'une scène de même principe, sinon de même forme, le bouclier d'Achille (35). Prenant en compte le "dit" des constructions chorégraphiques et aussi le "non dit" des gestes qui, mieux que les mots, parce que plus vagues, non filtrés par l'auto-censure, dénoncent les pulsions de l'inconscient, l'histoire de l'orchestique est l'un des mémoriaux les plus sûrs de l'humanité. Notes du chapitre premier

(1) Le sol d'argile a été déblayé sur une profondeur de un mètre cinquante environ par les soins du Dr Gaussen, propriétaire de la grotte, le niveau du sol primitif étant rappelé par un trait noir continu sur les parois. La cavité peut ainsi être étudiée sans risque de dommage pour les gravures fragiles qui se trouvent maintenant placées à hauteur d'oeil. Voir : Dr J. Gaussen, La grotte ornée de Gabillou, Bordeaux, 1964. (2) A. Leroi-Gourhan, Préhistoire de l'art occidental, Paris, 1965, p. 309.

(3) Les "signes" sont des combinaisons non figuratives de lignes, en nombre et directions variables, parallèles ou non, combinées entre elles ou non, se recoupant ou non, formant des triangles, des quadrilatères ou des figures sans régularité. Ils constituent jusqu'à 15 % des représentations sur les parois des cavernes et sur les objets mobiliers. Leur signification n'est pas élucidée. Certains préhistoriens de la première moitié du siècle y voyaient des schémas d'habitations, de pièges, voire des formules "magiques". Beaucoup les ont catalogués selon leurs formes approximatives : pectiformes, tectiformes, blasons... D'aucuns y ont vu des idéogrammes. A. Leroi-Gourhan a mené une étude systématique prenant en compte leur emplacement dans les cavités et leur association avec des figures. Il les considère comme des symboles sexuels qu'il répartit en signes masculins et féminins ; la première catégorie groupe les "signes allongés" - tirets, bâtonnets, lignes de points... -, la seconde rassemble les "signes pleins" - ovales, triangles, rectangles,,accolades -. Leroi-Gourhan, Les religions de la préhistoire, Paris, 1971, p. 92 sq.. (4) Leroi-Gourhan y voit la confirmation de sa théorie sexuelle des signes. Il écrit : "Au Gabillou, le dérnier groupe de la caverne est constitué par un homme à tête de bison, relié par un trait à deux signes vulvaires, ce qui, dans une autre forme, rejoint l'idée du plus viril placé au plus féminin de la cavité.", o.c., p. 114. (5) Relevé de la figure par le Dr Gaussen, o.c., pl. 35, fig.2.

(6) La notion de ligne de sol, indispensable à notre oeil moderne, ne l'était pas pour les artistes magdaléniens ; elle ne commence vraiment à s'affirmer qu'avec l'art du Levant espagnol au Néolithique. Il est nécessaire de la restituer pour comprendre ce que l'auteur paléolithique a voulu exprimer. Le principe est qu'au Magdalénien, la ligne ne dépendait pas du souci de stabiliser la figure représentée ; il suffisait qu'elle paraisse stable aux yeux de l'artiste qui l'exécutait quelle que soit la position qu'il occupait pendant son travail. Or, l'artiste travaillait souvent dans des conditions difficiles, insinué dans un boyau qui, comme à Gabillou, laissait peu d'amplitude à son geste. Dans d'autres cas, agrippé à des prises pariétales, il était obligé d'utiliser les dimensions, la conformation et les accidents de la roche, bien souvent avec une virtuosité et une imagination confondantes. Dans des exemples célèbres, comme les plafonds d'Altamira ou des Trois-Frères, la ligne de sol, pour chaque figure, superposée ou non à une autre, dépend du choix arbitraire de l'auteur comme le montre l'hétérogénéité de leurs placements.

(7) Leroi-Gourhan, Préhistoire de l'art occidental, o.c., p. 97. (8) J. Maringer, L'homme préhistorique et ses dieux, trad. en fr., Paris, 1962.

(9) La grotte des Trois-Frères qui est une partie du vaste ensemble des cavités du Volp, se trouve sur le territoire de la commune de Montesquiou-Avantès (Ariège). Elle a été découverte en 1914, dans la propriété de leur père, le comte Bégouën, l'un des pionniers des recherches sur le Paléolithique, par ses trois fils, d'où son nom. Elle a été étudiée à partir de 1919 par l'abbé Henri Breuil qui en a exécuté les relevés. (10) A. Leroi-Gourhan, o.c., p. 97.

(11) L'abbé Breuil décrit sa rencontre avec le "dieu cornu" dans une lettre à M. et Mme Bottet, datée du 12 août 1919 à Montesquiou-Avantès (publiée dans Henri Breuil, catalogue pour l'exposition organisée par la fondation Singer-Polignac, Paris, 1966) : "Dominant l'étage supérieur, un extraordinaire dessin à 4 mètres du sol : c'est un homme gravé et partiellement peint en noir. Pour l'atteindre, il faut prendre à plat ventre un étroit boyau dont toutes les parois sont couvertes de merveilleux graffiti de bisons et de chevaux ; il donne dans un petit réduit également orné... De ce petit réduit, une rampe secrète à parois magnifiquement ornées de chevaux, bisons et gentils petits ours, accède à la hauteur de la figure humaine ; mais, pour se placer en face d'elle et l'étudier, il faut placer son pied sur un éperon rocheux, assurer sa main droite en un seul point possible à saisir, faire une volte-face et s'asseoir en face. Alors seulement, on peut apprécier que ce personnage étrange est muni d'une belle queue de cheval, que sa tête, de face, est surmontée d'une superbe ramure de renne gravée... Du haut de sa tribune, cette figure préside à tout l'ensemble des graffiti des animaux de chasse : Génie des chasseurs, Dieu de la chasse où le déguisement avec peaux de bêtes était usité, figure de sorcier qui faisait là des incantations destinées à assurer la bonne chasse aux tribus fidèles à ses rites. Quelque chose comme cela, assurément. N'est-ce pas émouvant de retrouver là l'esprit même des anciens hommes et des plus graves de leurs préoccupations ?".

(12) Leroi-Gourhan, o.c., p. 97.

(13) Ibid., p. 309.

(14) Ce personnage a souvent été considéré comme le premier musicien représenté dans l'histoire de l'humanité : à mi-longueur de son avant-bras droit, en effet, se présente une ligne que l'on a décrite comme un "arc musical". La figure se trouve dans un emplacement de la grotte où l'observation est très difficile et très peu fréquente. De l'avis de M. Max Begouën, l'un des trois frères, interrogé par l'auteur, il s'agirait d'une fissure naturelle du plafond abusivement interprétée.

(15) Leroi-Gourhan, Préhistoire in Histoire de l'art, Paris, La Pléiade, 1961, tome I, p. 5 sq..

(16) Leroi-Gourhan, Les religions de la préhistoire, p. 104.

(17) Ibid., p. 80.

(18) Voir notamment : Tran-Ba-Huy P. et Chresser M., Anatomie macroscopique et ultramicroscopique de la cochlée, Revue de médecine, 1976-77, p. 1423-1438. Pialoux P., Valtat M., Freyss G., Legent M. et Soudant J., Précis d'orthophonie, Paris, 1975.

(19) P. Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, 1959, tome IV, p. 353.

(20) "Des animaux sont représentés percés de flèches symboliques (bisons et bouquetins de Niaux, chevaux de Lascaux). Des maquettes d'argile sont trouées de coups de sagaies (A Montespan, lion et ours sans tête qui paraît avoir reçu, à diverses reprises, une peau fraîche), faits qui évoquent l'idée d'envoûtement (...). Des figures humaines, affublées de masques d'animaux ou grotesques, évoquent des cérémonies de danses ou d'initiations de peuples actuels, ou représentent les sorciers ou les dieux de l'âge du renne". H. Breuil, Le Paléolithique in l'Art et l'Homme, sous la direction de R. Huyghe, Paris, 1957, tome I, p. 37. Selon la théorie de Leroi-Gourhan, les "flèches" vues par l'abbé Breuil sont des "signes droits masculins". Toujours selon le même auteur, l'espace, à Montespan, est trop étroit pour qu'on puisse donner des coups de sagaie sur le relief d'ours en argile ; les traces de ces "coups" ne sont que des accidents de surface du matériau et "(...) rien ne prouve qu'on vêtait l'ours de peaux fraîches pour l'utiliser comme quintaine ou "poupée" d'envoûtement.". Pour la réfutation de la méthode ethnographique, voir aussi Leroi-Gourhan, Les religions de la préhistoire, p. 78 sq..

(21) Ibid., p. 101.

(22) B. et G. Delluc, Faune figurée et faune consommée in Histoire et Archéologie, n° 87, oct. 1984, p. 28-29.

(23) Arlette Leroi-Gourhan, citée par B. et G. Delluc, o.c..

(24) Leroi-Gourhan, Les religions de la préhistoire, o.c., p. 91.

(25) Afvalingskop (Etat d'Orange).

(26) P. Faure, La vie quotidienne en Grèce au temps de la guerre de Troie, Paris, 1975, p. 109.

(27) Leroi-Gourhan, o.c., p. 116.

(28) Leroi-Gourhan, dans La France au temps des Mammouths, ouvrage collectif, Paris, 1969, p. 190.

(29) Le soufisme est un mouvement qui s'est manifesté à l'intérieur de l'Islam à partir du VIIlème siècle de notre ère, associant ascétisme et mysticisme. L'orthodoxie musulmane a condamné ses pratiques où étaient dénoncées des influences chrétiennes, néo-platoniciennes, indoues. Le soufisme s'est développé jusqu'au XIIeme siècle. Il a inspiré des oeuvres souvent plus lyriques que théologiques. En sont issues des confréries diverses, pour la plupart hétérodoxes, dont beaucoup recherchaient des excitants étrangers à la pensée et à l'usage coraniques, comme la danse, et utilisaient des stupéfiants (kif, haschisch).

(30) Le "Sâma" est une danse cérémonielle que les derviches tourneurs exécutent selon un rituel strict dans un lieu qui, comme une mosquée, comporte un "mihrab" (niche orientée en direction de La Mecque) et un "minbar" (chaire à prêcher). Les derviches sont séparés du public par une balustrade. Avant la danse, on récite des prières, on chante la louange du Prophète, on exécute un prélude de musique suivie de chants. Munis de la permission rituelle de leur cheikh et après lui avoir baisé la main, les derviches, vêtus d'une robe blanche, se mettent en files sur deux orbites dans l'espace à l'intérieur de la balustrade. Chacun lève un bras, paume vers le ciel, étend l'autre, paume vers le sol et tournoie sur lui-même, tête penchée sur l'épaule droite. Le pied gauche est à plat sur le sol ; l'impulsion est donnée par le pied droit ; la danse tourne donc de droite à gauche. En même temps, les files tournent lentement sur leurs orbites dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. La danse dure tout le temps d'un chant rituel, soit environ 30 minutes avec des moments d'accélération qui font s'épanouir les robes. La séance se termine comme elle a commencé avec des prières, de la musique et des chants.

(31) Son tombeau s'y trouve dans le couvent des derviches. Il est encore le centre d'un pélerinage très fréquenté et très fervent.

(32) Mâwlanâ ("Notre Maître") Djalal el Din Rûmi (1207-1273), Odes mystiques, Paris, 1973. E. de Vitry-Meyerovitch, Rûmi et le soufisme, Paris, 1977. M. Molé, La danse extatique en Islam in Les danses sacrées, Paris, 1963. (33) S. Giédion, L'éternel présent - La naissance de l'art, Bruxelles, 1965, p. 376 sq..

(34) A.C. Blanc, Le sacrifice humain de l'Addaura, La messe et le rituel de l'étranglement en ethnologie et paléontologie, Rome, 1957.

(35) Homère, Iliade XVIII, 590-606. Chapitre 2

L'UNIVERS DES RITES

AU NEOLITHIQUE

Ere - nouvelle, danse nouvelle

L'aube du Néolithique s'est levée vers le début du VIIIème millénaire sur les pays en bordure de la côte orientale de la Méditerranée, ce qu'on appelle le "Croissant fertile" - aujourd'hui Palestine, Liban, Syrie, Anatolie du sud, Irak, nord-ouest de l' Les populations qui les habitaient étaient neuves, non figées dans des structures, des habitudes, des mentalités paléolithiques comme celles qui avaient brillé pendant la culture franco-cantabrique et qui s'éteignent alors dans l'obscurité d'un statut dépassé. Il fallait un type nouveau d'hommes pour poser des types nouveaux de problèmes. Ce sont leurs migrations qui réanimeront l'ouest de l'Europe quelque trois millénaires plus tard. Le mot Néolithique n'est plus employé maintenant dans le sens d'âge "de la pierre polie" qu'il avait lors de son invention en 1865. Il désigne l'ère pendant laquelle s'est accomplie la révolution majeure dans l'histoire de l'humanité, révolution que nous vivons encore. Pendant les millénaires paléolithiques, les hommes avaient survécu en tuant des animaux, en détruisant des plantes ; ils étaient des prédateurs. Désormais, ils découvrent l'agriculture, désormais ils s'exercent à l'élevage ; ils seront des producteurs. Le propos n'est pas ici de faire l'histoire des progrès économiques pour eux-mêmes, mais d'évaluer l'évolution culturelle qu'ils présupposent et qu'ils engendrent, la longue chaîne d'expérimentations, l'accumulation d'expériences qui, posant de façon répétitive le même problème, obtiennent le même effet : par sa praxis quotidienne, l'homme néolithique est amené peu à peu à percevoir la notion de causalité, base de tout acquis intellectuel. Danser pour Artémis, 160 ; Danser pour Demeter, 165. Reperes chronologiques, 169. Notes, 171.

Chapitre 5 - LE CULTE DANSE DE DIONYSOS p. 177 Dionysos, 179. Menades et satyres, 182. Les formes du dithyrambe, 189. Mousike et transe, 193. La danse de theatre, 199. Le dithyrambe-opéra, 209. Les artistes de Dionysos, 211. Les cultes privés, 215. Notes 228.

Chapitre 6 - LES ETRUSQUES : UNE ORCHESTIQUE D'EMPRUNT p. 235 Vases et bronzes a la grecque, 238. Les tombes a motifs orchestiques, 246. Reperes chronologiques, 255. Notes, 256.

Chapitre 7 - LE GENIE ROMAIN N'EST PAS ORCHESTIQUE p. 259 La bellicrepa, 263. Les Arvales, 264. Les Saliens, 267. L'affaire des Bacchanalia, 273. L'anti-danse sous l'Empire, 279. L'orchestique gauloise, 289. Les Gallo-Romains, 291. Reperes chronologiques, 297. Notes, 298.

Chapitre 8 - VARIATIONS ORIENT ALES SUR DES THEMES UNIVERSELS p. 305 Les dieux danseurs de l'Inde, 307. Le Bharat-Nâtyam, 311. Le Manipuri, 316. Le Khatakali, 318. La danse khmere, 321. Les demons du Tibet, 326. Bali et la transe, 329. Les sens multiples de la danse chinoise, 332. La danse allusive du Japon, 336. Notes, 341.

Chapitre 9 - DANSER A CONTRE-DIEU p. 345 L'Eglise et la danse, 347. Les caroles, 353. Danser pour le roi, 360. Danser pour la gloire, 366. Danser pour plaire, 371. Danser pour l'âme, 380. Notes, 390.

Ouvrages consultés p. 395 Index geographique p. 411 Index general p. 421 Table des illustrations p. 437 Table des matieres p. 445