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Gradually we must disintegrate. Fedor Petroff (George Sanders) dans L'aveu.

Farewell, my Ántonia ! Burke Devlin () dans La ronde de l'aube.

DOUGLAS

JEAN-LOUP BOURGET

Publié avec le concours de la Cinémathèque de Toulouse Cinégraphiques Collection dirigée par François Chevassu Maquette : Annie Huart Dans la même collection Luigi Comencini, par Jean A. Gili Robert Altman, par Jean-Loup Bourget Les images retournées, par Louis Cros Carlos Saura, par Marcel Oms Le cinéma italien parle, par Aldo Tassone Cinéma érotique, par Jacques Zimmer Werner Herzog, par Emmanuel Carrère Fritz Lang, par Noel Simsolo Wim Wenders, par Michel Boujut Akira Kurosawa, par Aldo Tassone Série B, par Pascal Mérigeau et Stéphane Bourgoin Caméramages, par Pierre Perrault Jean-Luc Godard, par Raymond Lefèvre Le Cinéma français depuis la guerre, par Marcel Martin Francis Ford Coppola, par J.-P. Chaillet et E. Vincent Howard Hawks, par Noel Simsolo Chez le même éditeur : Filmo Jean-Pierre Melville, par Jacques Zimmer et Chantal de Béchade Josef von Sternberg, par Pascal Mérigeau Roger Corman, par Stéphane Bourgoin Billy Wilder, par Gilles Colpart , par Raymond Lefèvre Mario Bava, par Pascal Martinet Terence Fisher, par Stéphane Bourgoin Vincente Minnelli, par François Guérif Luis Bunuel, par Raymond Lefèvre Médiathèque Vingt leçons sur l'image et le sens, par Guy Gauthier Le film sous influence, par Jean-Daniel Lafont Le ciné-roman, par Alain et Odette Virmaux L'image manipulée, par Pierre Fresnault-Deruelle Esthétique du photo-roman, par Jean-Claude Chirollet Sémiologie des messages sociaux, par André Helbo Images de la musique de cinéma, par Gérard Blanchard Télévision didactique, par Max Egly Stars Jayne Mansfield, par Jean-Pierre et Françoise Jackson Cary Grant, par Jean-Jacques Dupuis

Tons les droits de renproduction même partielle par auelaue procédé que ce soit réservés pour tous pays. Copyright Edilig, 3, rue Récamier, 75341 Paris Cedex 07. ISSN 0292-7845 - ISBN 2-85601-085-7

bien des égards, l'his- vient alors que Griffith ou De Mille — une retraite qu'on pouvait croire et toire du cinéma res- les Cimabue ou les Giotto du cinéma — craindre définitive. semble à celle de la sont en pleine activité ; c'est dès 1941 A peinture. C'est que que Citizen Kane d'Orson Welles peut Les remarques qui précèdent, ainsi donner le sentiment d'un « moder- que la variété des conditions dans les- cinéma et peinture sont des modes d'ex- quelles Sirk a travaillé, dictaient une pression artistique, avec ce que cela nisme » qui rompt avec l'esthétique composition chronologique du sujet. comporte de technique, mais aussi des hollywoodienne, comme le réalisme fla- Aussi ai-je distingué dans la carrière de pratiques sociales, qui comme telles ont mand par rapport à la peinture ita- Sirk quelques étapes essentielles : besoin d'un public ou de mécènes, ce lienne ; et c'est dès le début des années d'abord tout ce qui précède l'œuvre dont la littérature peut, à la rigueur, cinquante qu'une nouvelle mutation, à cinématographique proprement dite, faire l'économie. A Hollywood ou à la fois technologique, économique et c'est-à-dire les années de formation et Berlin, comme il y a quelques siècles à éthique, commence à travailler le de travail théâtral ; puis la première — Florence ou Venise, on est frappé par « systeme » : la concurrence de la télé- et prestigieuse — période allemande ; une production abondante, sur des vision généralise le recours à la couleur les deux périodes américaines successi- sujets souvent imposés, souvent repris ; et au grand écran : le cinéma hollywoo- ves, la première marquée par des pro- la variété des tempéraments, à l'inté- dien cesse d'être le premier moyen de ductions indépendantes, la seconde cul- rieur de l'unité relative du style, n'en communication de masse ; son public minant avec les films les plus connus, est que plus étonnante. De tels centres jusqu'ici unifié se diversifie. L'esthéti- les grands mélodrames Universal ; ce servent de creuset, de lieu d'échanges, que des « studios » (terme dont les qu'on pourrait appeler enfin la et l'on voit se mêler, en des combinai- connotations picturales ne sont pas deuxième période allemande, avec le sons complexes, les traditions locales, entièrement fortuites) a vécu. Quelques retour au théâtre et l'admirable coda les apports extérieurs, l'enseignement années, dans l'histoire du cinéma, cor- des trois courts métrages réalisés à des maitres et l'originalité de leurs dis- respondent donc à une ou plusieurs Munich. ciples. Des metteurs en scène venus générations, dans l'histoire de la pein- d'Allemagne ou d'Europe centrale se ture occidentale, même si cette Une dernière précaution oratoire. forment à Berlin avant de travailler à compression chronologique, télesco- Désireux, depuis de longues années, de Hollywood et d'y constituer, peut-être, pant en l'espace d'une vie humaine une consacrer un ouvrage à Douglas Sirk, une école allemande : devant ce groupe évolution qui ailleurs a pris des siècles, je n'ai pourtant pas réussi, ainsi qu'il auquel appartiennent Fritz Lang, Ernst a permis à quelques cinéastes d'une aurait sans doute été souhaitable, à tout Lubitsch ou Douglas Sirk, on songe au remarquable longévité de connaître voir ou revoir. Il ne sera donc guère ici Greco, né en Crète, formé à Venise, pratiquement toutes les étapes du sep- question de quelques titres rares et devenu le plus grand peintre espagnol tième art : Lang, Vidor, Hitchcock, qu'on peut juger intéressants, comme de son temps. Ford, Walsh, Renoir sont de ceux-la. Das Mädchen vom Moorhof ou Lured, Ainsi est-on justifié à écrire une his- mais qui ne constituent du reste qu'une toire de l'art cinématographique Sirk, qui n'a guère fréquenté le muet faible fraction d'une œuvre abondante. comme depuis Vasari on sait écrire une qu'en spectateur, n'appartient pas exac- L'amateur, familiarisé avec la difficulté histoire de l'art tout court. La diffé- tement à ce groupe. Son travail cinéma- qu'il y a d'accéder à certains films, ne rence capitale réside dans la durée pro- tographique n'en couvre pas moins une devrait pas m'en tenir rigueur. On me pre de chaque moyen d'expression et période de plus de quarante ans, si bien permettra, le cas échéant, de m'abriter dans le rythme de ses mutations tech- que la « redécouverte » de Sirk, à la fin derrière l'autorité de Marc Bloch, qui niques. C'est en l'espace de deux géné- des années soixante, s'apparente à celle écrivait dans l'Avant-propos à ses Rois rations seulement que le cinéma a de Vermeer en plein XIXe siècle, ou à thaumaturges : « Il est des travaux que accompli le parcours qui, dans la pein- celle de La Tour encore plus près de l'on garderait éternellement en porte- ture, de Byzance à l'art moderne, s'est nous. Plus heureux, à cet égard, que les feuille, si l'on voulait s'astreindre à y effectué en neuf siècles. L'avènement peintres de Delft et de Lunéville, Sirk éviter, non seulement les lacunes impré- du parlant a constitue pour le cinéma a, de son vivant, assisté au phénomène vues, mais encore celles-là même que une rupture aussi decisive que l'avène- de « réécriture » de l'histoire qui lui l'on pressent, sans pouvoir les com- ment de la perspective dans la peinture rendait sa place légitime, et a même pu, bler ; celui que je présente aujourd'hui figurative — mais cette rupture inter- grâce à lui, se remettre à l'œuvre après au public est du nombre. » irk est né le 26 avril 1900 à Hambourg, ce qui fait de lui le con- s temporain d'Ophuls et de Siodmak, de Cukor et de Hitch- cock. Ses parents sont danois, et il par- tage d'ailleurs son enfance entre Ska- gen (au Danemark) et Hambourg où il a le souvenir d'avoir vu les mélodrames d'Asta Nielsen. Il s'appelle Hans Det- lef Sierck ; plus tard, il signera « Det- lef Sierck » ses mises en scène (au théâ- tre a partir de 1926-27, puis au cinéma). Ses études témoignent d'un esprit curieux et même d'un bel eclectisme : à l'école navale succèdent le droit à Munich, la philosophie à Iéna, l'his- toire de l'art à Hambourg. Il se trouve à Munich peu après la fin de la guerre, au moment où la Bavière est — briève- ment — dirigée par un soviet et où révolution et littérature paraissent faire bon ménage. Mais de cette période Sirk garde surtout le souvenir d'une très grande confusion. Pour payer ses étu- des, il fait aussi — comme son père avant lui — du journalisme. Et pendant toute cette période d'apprentissage, il peint. On peut d'ores et déjà repérer là le double signe sous lequel se déroule- ront la carrière et la vie et qui le pré- destine à s'occuper de théâtre et de cinéma : Sirk est tout à la fois un « lit- téraire » et un « visuel », un homme du langage et de l'image, un praticien de l'ecriture et de la peinture. A Ham- bourg où il assiste à des conférences d'Einstein sur la théorie de la relativité, il est surtout marqué par l'enseignement d', l'un des grands his- toriens de l'art de notre temps, lui- même homme de la lettre autant que de l'image, très tôt curieux et connaisseur du cinema autant que de la peinture de la Renaissance, et que les persécutions nazies conduiront avant Sirk sur le che- min de l'exil. On devine l'influence d'un père qui, journaliste, puis maître d'école, désigne Hans Detlef Sierck

à Sirk la statue de Lessing à Hambourg, Il n'est pas aisé de se faire une idée circonstances (la marée montante du et lui assigne pour ambition d'« écrire du style de Sirk metteur en scène théâ- nazisme), équivalent effectivement à de comme cet homme ». Conseil que Sirk tral. Lui-même avait, dit-il, le sentiment courageuses prises de position politi- suit pratiquement à la lettre, puisqu'il de s'efforcer d'échapper à l'esthétique ques. Ainsi il monte une pièce consa- devient dramaturg, cette fonction qu'a alors dominante de l'expressionnisme : crée aux anarchistes américains Sacco inventée Lessing au XVIII siècle et qui, il considère que son style était aux anti- et Vanzetti (Au nom du peuple de Ber- caractéristique du théâtre allemand, n'a podes de celui de Max Reinhardt. Plus nard Blume), il fait applaudir le mes- été imitée en France que depuis quel- éclectique, sans aucun doute. Ancré, sage libertaire de Don Carlos, de Schil- ques années. Le dramaturg est une sorte comme il le sera toujours, dans la fami- ler. Sa production du Lac d'argent de de critique en résidence dans un théâ- liarité avec les classiques, mais sans Georg Kaiser, avec une musique de tre. Ce début modeste, qui se situe tou- craindre, au contraire, de rendre à ceux- Kurt Weill, provoque la fureur des jours à Hambourg, permet à Sirk de ci leur jeunesse et par conséquent d'en nazis qui viennent d'accéder au pou- signer sa première mise en scène et souligner, d'en exploiter les resonances voir, et Sirk maintient non sans mal la d'être invité à . Il est pas- contemporaines, ce qui permet simul- première grâce au soutien du maire de sionné par les classiques (il a publié, à tanément de donner au présent une Leipzig, Goerdeler, qui participera au vingt-deux ans, une traduction des Son- dimension historique. C'est par exem- complot contre Hitler en juillet 1944 et nets de Skakespeare), mais la crise ple ce que relève Gerhard Hellmers, qui sera pendu (déjà !) le force à délaisser Molière, dédie à Sirk une très elogieuse « Notice En même temps il demeure nécessaire Büchner et Strindberg pour un réper- nécrologique » au moment où celui-ci de se rendre compte que l'Allemagne toire moins intellectuel ; c'est ainsi qu'il quitte Brême pour Leipzig. Hellmers d'après 1933 n'est pas devenue, du jour met en scène Madame X d'Alexandre loue en particulier la mise en scène des au lendemain, un pays totalitaire; le Bisson. Bientôt, le voici à Brême où il Brigands de Schiller, critique au contrai- jugement rétrospectif est aisé mais fal- séjourne de 1923 à 1929, directeur artis- re une version excessivement moderne lacieux. L'arrivée au pouvoir des nazis tique du théâtre, s'efforçant de combi- et psychanalytique d'Œdipe Roi de amène d'emblée les responsables du ner son admiration pour les classiques Sophocle, met enfin l'accent sur les ris- Théâtre national de Prusse à Berlin à avec les impératifs d'une gestion com- ques que prend Sirk avec le répertoire retirer l'offre d'un contrat à Sirk; il merciale et la nécessité de tenir compte moderne, aidé en l'occurrence par des n'en signera pas moins une Nuit des des goûts d'un public provincial, fon- interprètes comme Hilde Jary (son rois à Berlin en 1934 ; l'année cièrement conservateur. D'un côté, épouse à la ville). L'article compare suivante — à sa propre surprise — il est Shakespeare, Strindberg (auquel il favorablement Sirk metteur en scène à invité à participer au Festival de Hei- reviendra cinquante ans plus tard Erwin Piscator, accusé de schématisme delberg et y monte notamment La cru- Kleist ou Ibsen ; de l'autre, des contem- et de dogmatisme (Piscator avait à la che brisée de Kleist. porains, parmi lesquels Shaw, Schnitz- même époque monté Les brigands à ler, Molnar, Pirandello — ces mêmes Berlin auteurs qui souvent seront adaptés à Une fois à Leipzig, Sirk continue (1) Douglas Sirk, « Das Schwarze Tagebuch l'écran, notamment aux débuts du par- selon les mêmes axes : les classiques, le (extraits d'un scénario inédit [d'après le Journal lant. On voit l'intérêt de ces années for- occulte de Strindberg]) », Positif, n° 281-282 répertoire contemporain ; ceci dans une (juillet-août 1984). matrices : non seulement Sirk acquiert atmosphère de tension politique gran- (2) Gerhard Hellmers, « Detlef Sierck : An Obi- la connaissance à la fois « livresque », dissante. C'est l'époque sans doute où tuary », dans « Documents on Sirk », Screen, été et aussi pratique et « visuelle », d'un ses choix sont le plus clairement mar- 1971, et dans Douglas Sirk (Edimbourg, 1972). répertoire vaste et varié (d'autant qu'il De même il serait intéressant de pouvoir compa- qués « à gauche » même s'il me paraît rer la version de L 'Opéra de quat' sous de Brecht lui arrive de traduire et d'adapter les impropre de qualifier Sirk d'« homme et Weill montée par Sirk à Brême, avec la ver- pièces étrangères, et de participer à la de gauche » ; ce que cette épithète peut sion berlinoise due à Eric Engel. conception des décors aussi bien qu'à avoir d'explicite et de militant est con- (3) Sur ce point je partage avec Thomas Elsaes- la mise en scène), mais, plus subtile- tredit, à mon sens, à la fois par la ser l'amicale critique du discret gauchissement que Jon Halliday fait subir à Sirk (voir le compte ment, il apprend à ruser avec le public finesse artistique de Sirk, et par son rendu de Sirk on Sirk dans Monogram, n°4). comme avec les textes qu'il met en pessimisme Ce qui n'empêche nulle- (4) L'hiver 1982-83, Sirk, invité à monter une scène, à traiter celui-là et ceux-ci de ment Sirk de prendre des risques — nouvelle production du Lac d'argent à Zurich, manière parfois oblique. proprement artistiques — qui, dans les renoncera pour raisons de santé. Schlussakkond : Lil Dagover et Maria Kopenhofer. Les grands mélodrames UFA

asser du théâtre au sont Schlussakkord (1936), Zu Neuen dre auquel succède une lente désillu- cinéma répond pour Ufern (Paramatta, bagne de femmes, sion, un processus de désenchantement, Sirk à une double 1937) et (1937). Ils met- la conscience de la décadence et de la p préoccupation. D'une tent tous en scène des protagonistes qui pourriture. Elle retournera enfin dans part, il a le sentiment que, paradoxale- ont quitté l'Europe pour un « nouveau sa patrie d'origine, non sans concevoir ment, il sera plus libre à la UFA que monde», ainsi que l'indique explicite- pourtant quelque regret, quelque nos- sous la pression directe du public et de ment le titre « Zu Neuen Ufern » talgie de l'expérience éprouvante mais la censure. D'autre part, l'idée l'ef- (« Vers de nouveaux rivages»). Mais unique qu'elle a vécue. fleure que le cinéma peut lui ouvrir le dans les trois cas, les circonstances sont Il n'y a là, on le voit, nul schéma- chemin de Hollywood. bien différentes, ainsi d'ailleurs que la tisme; on pourrait même se demander Car Sirk a été fasciné dès l'enfance solution retenue, en définitive, par le si Porto Rico l'aristocratique n'est pas, par l'Amérique. Il a rappelé comment personnage. Seul le prologue de par rapport à la Suède démocratique, il avait vu, à Hambourg, un film racon- Schlussakkord est situé dans le « Nou- le véritable « Ancien Monde ». II ne tant l'histoire de Christophe Colomb et veau Monde », plus précisément à New paraît pas niable cependant qu'un cer- comment il en avait « recrit » le scéna- York : le mari de l'héroïne s'est réfu- tain parallélisme structural existe entre rio, puis l'avait envoyé au cinéma. Plus gié en Amérique parce qu'il a commis ces trois œuvres, dont chacune est d'ail- tard — que la chose soit tout à fait une indélicatesse. Cet exil est un échec, leurs admirable. consciente ou non — il a pu méditer les et l'héroïne retourne bientôt à sa patrie exemples de Lubitsch ou de Curtiz, qui allemande. Schlussakkord se sont fait un nom dans les studios de C'est Paramatta qui présente, de Berlin ou de Vienne avant d'être appe- l'opposition entre l'Europe et le Nou- Schlussakkord est, selon toute vraisem- lés à Hollywood; il est même permis de veau Monde (ici incarnés respective- blance, le premier chef-d'œuvre de penser avec Jean Domarchi que ment par l'Angleterre et par l'Austra- Sirk. C'est un film qui a la beauté Lubitsch avait réalisé Schuhpalast Pin- lie), la vision la plus radicale, avec un naïve, précise et cruelle des contes de kus et La princesse aux huîtres comme renversement des termes entre l'ouver- fée. On reconnaîtra dans le thème celui des signaux qu'il adressait de Berlin à ture et la conclusion. On part en effet même du « roman familial » tel que l'a l'Amérique pour faire à celle-ci «ses du contraste entre le raffinement de la résumé Freud : un enfant de milieu offres de service » Dans le cas de société londonienne et les horreurs du humble se rêve des parents nobles (et Sirk, cela prendra davantage de temps, bagne pour femmes; à la fin du film au surtout un père de haute extraction). puisqu'il ne se joindra aux « émigrés » contraire l'héroïne aura été régénérée et Pour Rank, ce même roman familial antinazis qu'à la veille de la guerre, et rédimée par cette « Frontière » des anti- explique le mythe de la naissance du l'interrogation sur les rapports du Nou- podes qu'est l'Australie (les maisons et héros : l'enfant né de parents nobles est veau Monde et de l'Ancien — interro- les trottoirs de bois de Sydney ressem- abandonné par eux et élevé par des gation qui marquera le reste de l'œu- blent à un décor de western) et fondera parents adoptifs pauvres. vre comme les réponses successives qui sans regret une famille, la cellule d'une Tout le mouvement du film de Sirk lui seront apportées modèleront la nouvelle et plus authentique culture. consiste à séparer, puis à opposer en les vie — sera dramatisée dans les films de C'est dans La Habanera que le rapport juxtaposant, enfin à faire fusionner, la première période allemande avant entre les deux mondes est le plus deux « séries narratives » correspondant d'être résolue dans la biographie. ambigu, et le film apparait à cet égard à ces deux « familles ». La séparation En effet, les trois films de cette comme l'envers même de Paramatta : est d'abord radicale. Les « vrais » période qui (sous réserve d'inventaire) l'héroïne ressent pour sa nouvelle patrie parents sont à New York ; ils ont aban- me paraissent les plus remarquables (Porto Rico) une sorte de coup de fou- donné leur enfant, resté en Allemagne et adopté par un chef d'orchestre et sa prestige social. L'enfant a été aban- femme coquette (c'est la variante donné à deux reprises : le premier aban- « Moïse » du mythe, son renversement don lui permet en fait de substituer un apparent qui n'en est qu'une variante : père noble au père « indigne »; le tandis qu'habituellement l'enfant de roi second, sa vraie mère à une mère noble est recueilli et élevé par des bergers, ici mais « indigne ». l'enfant d'humble origine est recueilli On peut, à propos de Schlussakkord, par une grande famille). Chaque cou- faire au moins quatre observations. ple est mal assorti, ce qui donne la clé Tout d'abord, il s'agit d'un film musi- de la solution vers laquelle on s'ache- cal, comme en témoigne son titre mine. Le père exilé se suicide. La mère (« Accord final »). Que Garvenberg soit prise de remords retourne alors en Alle- chef d'orchestre permet, tout naturel- magne et parvient à se faire engager lement, d'intégrer au film diverses comme gouvernante de son propre petit séquences musicales; les plus intéres- garçon Dès lors on n'a plus qu'une santes sans doute sont celles qui jouent figure de père (le chef d'orchestre Gar- un rôle narratif et thématique. Ainsi venberg), mais entre les deux mères naît c'est en écoutant à la radio Garvenberg 1 la rivalité. En effet, la mère adoptive diriger la Neuvième Symphonie de Bee- (Charlotte/Lil Dagover) se laisse pren- thoven, plus précisément en entendant, dre aux pièges de l'astrologue Gregor dans l'Hymne à la Joie, les paroles : Carl-Otto, charlatan auquel elle a « Le chérubin se tient devant Dieu », accordé ses faveurs et qui la fait chan- que Hanna se résout à retourner en ter ; négligeant l'enfant qui reporte son Allemagne pour s'occuper de son affection sur sa « gouvernante », Char- enfant. De même, à la fin du film, la lotte devient jalouse de celle-ci. Garven- musique religieuse de Haendel, dans le berg et la gouvernante recomposent dès cadre d'une église baroque comme celle lors un couple parental pour l'enfant. de la Wies, élèvera les retrouvailles Ceci est admirablement exprimé dans entre Hanna et l'enfant jusqu'à un plan une scène où l'enfant lui-même joue un sublime — dans le sens esthétique bien « petit theatre » qui lui permet d'effec- sûr, mais aussi dans le sens où l'amour tuer une « mise en abyme » de sa pro- maternel se confond avec celui de la pre situation. Il choisit en effet l'his- Madone elle-même. toire de la rivalité entre Blanche-Neige Ces éléments, notons-le, renforcent (comprenez Hanna, la « gouvernante ») la validité de l'interprétation psycha- et la Reine (comprenez Charlotte). nalytique : l'Océan qui sépare d'abord Interrompu, l'enfant essaie de rete- la mère et l'enfant correspond à l'eau nir son auditoire en s'écriant : « Tout des mythes d'exposition, qui symbolise, va bien ! Blanche-Neige n'est pas vrai- selon Rank, le « naufrage » de la nais- ment morte. » La « réalité » se confor- sance; la radio avec la Neuvième mera au happy ending du conte de Symphonie joue le rôle de l'oracle divin Grimm (coïncidence : c'est en 1937 que avertissant la mère de retrouver l'enfant Walt Disney, pour sujet de son premier abandonné de l'autre côté de l'eau; le long métrage d'animation, choisit final correspond à l'« arc-en-ciel » de la Blanche-Neige), mais après une certaine réconciliation après le Déluge — récon- hésitation : Charlotte se suicide (noter ciliation avec Dieu, le «Père» par le parallélisme avec le destin du « vrai » excellence. père de l'enfant). Les soupçons se por- Deuxième remarque, certaines carac- tent sur Hanna, accusée d'avoir voulu téristiques de Schlussakkord n'appar- prendre la place de Charlotte, et sur le tiennent assurément pas de manière chef d'orchestre. Ils sont — in exclusive à Sirk, ni au cinéma allemand. extremis — innocentés par le témoi- Il suffit de songer, exactement à la gnage d'une domestique toute dévouée même époque, à Intermezzo, film sué- à Charlotte et qui s'était tue dois de Gustav Molander, « refait» à jusqu'alors. Un happy ending permet- Hollywood par Gregory Ratoff et avec tra donc de légitimer le couple Erich la même interprète (Ingrid Bergman), Garvenberg-Hanna, qui réunit la vraie dont ce furent les débuts américains : mère et le père adoptif, la nature et le ici et là, un même type de mélodrame 1 et 2. Lil Dagover. Albert Lippert en « musical» utilise des sequences musi- marque, une signature sirkienne qui galante compagnie. cales non comme simple ornement, demeurera malgré l'hétérogénéité des 2. . mais afin d'exprimer les sentiments des systèmes de production. Notons — protagonistes, d'en souligner la pro- sans nous y attarder pour l'instant — gression, de resoudre poétiquement les le thème-clé de l'enfant, et bornons- conflits dramatiques. Dans un autre nous à deux exemples très frappants. ordre d'idées, il n'est pas difficile de L'ouverture d'abord : c'est la Saint- songer à des œuvres dont le dénoue- Sylvestre à New York, traitée, avec ment, à l'instar de ce qui se passe dans masques et serpentins, comme une Schlussakkord, depend d'un procès; la scène de Carnaval. Un pied écrase un technique dramatique assurément n'est masque tombé à terre et qui paraît un pas neuve, mais son efficacité qui ne se visage : Sirk lui-même a signalé que dément pas la fera survivre, par exem- cette image était reprise dans Le temps ple (pour citer un cas très proche de d'aimer et le temps de mourir, l'Alle- Schlussakkord) dans Leave Her to Hea- magne d'un film hollywoodien faisant ven (Péché mortel) de John M. Stahl. écho à l'Amérique d'un film Ou encore dans Écrit sur du vent que allemand Mais c'est avant tout La Sirk réalisera vingt ans plus tard à ronde de l'aube qu'annonce cette Hollywood. Car il faut d'ores et déjà séquence de Schlussakkord; très préci- relever certains traits (ceci complète la sément, l'entrée des masques qui terro- remarque précédente sans la contredire) risent Hanna préfigure l'irruption des qui constituent incontestablement une danseurs macabres chez Burke Devlin. Quant à la coda du procès, elle cons- titue, au même titre que celle d'Écrit sur du vent, le recours à un procédé qu'affectionne Sirk : le Deus ex machina (ici, le témoignage de Freese; plus tard, celui de Marylee) qui attire — discrètement — l'attention sur le caractère invraisemblable du happy ending; impression vite effacée (sauf bien sûr si l'on y réfléchit) par les accents à la fois glorieux et religieux du final haendélien. Dernier point : Sirk a d'ores et déjà atteint ici la maîtrise de l'art cinémato- graphique. Une forme fluide, qui ne répugne pas aux effets de montage, une construction complexe, le recours au flashback : ne subsisterait-il aucune trace des mises en scène théâtrales de Sirk, et de l'atmosphère de ses années de formation? On citera pourtant le petit théâtre de l'enfant, dont l'expli- cite symbolisme paraît désigner la filia- tion (des exemples comparables vien- nent à l'esprit dans Blonde Venus de Sternberg et surtout dans Bluebeard d'Ulmer). Ce film musical est d'un vir- tuose ; Schlussakkord est La Signora di Tutti de Sirk.

Paramatta, bagne de femmes Par rapport à la fluidité cinématogra- phique de Schlussakkord, Paramatta (Zu Neuen Ufern) marque non un recul, mais un retour à certaines formes plus proches du théâtre et notamment de la période encore teintée d'expres- sionnisme qui précéda l'avènement du nazisme. Même si les images ophulsien- nes n'en sont pas absentes (par exem- ple le départ d'un navire dans la brume), c'est une œuvre très sternber- gienne : le thème de la femme déchue par amour, dans un cadre tropical oppressant, évoque, à nouveau, Blonde Venus, tandis que certains numéros musicaux sont fort proches, par le ton vulgaire, de L'ange bleu. En outre, cer- tains procédés appellent ici, très claire- ment, la comparaison avec Brecht et Weill, avec L'opéra de quat' sous et Mahagonny. II faut enfin préciser d'emblée que plusieurs des caractéris- tiques du film tiennent à la personna-

Douglas Sirk a été sacré « prince du mélodrame ». Chacun connaît la série flamboyante et baroque qu'il a signée chez Universal- International : Le secret magnifique, Écrit sur du vent, La ronde de l'aube, Mirage de la vie constituent autant de tableaux, peints de couleurs stridentes, de la décadence d'une société. Intoxiqués par l'alcool et le pouvoir, hantés par l'obsession de la stérilité, fascinés par les engins de vitesse et de mort, les personnages de Sirk se cloîtrent dans des palaces de marbre qui deviendront leurs mausolées. Ce n'est la pourtant que la partie la plus spectaculaire d'une œuvre singulièrement riche, tout à la fois diverse et cohérente. Dès les années trente, celui qui s'appelle encore Detlef Sierck réalise, en Allemagne nazie, d'admirables mélodrames. Curieux, depuis l'enfance, de l'Amérique, il entreprend à Hollywood une seconde carrière, signe des productions indépendantes, dirige George Sanders dans des œuvres raffinées et ironiques, comme Scandale à Paris, étonnante biographie romancée de Vidocq. Avant de donner avec La ronde de l'aube la plus belle adaptation cinématographique de Faulkner, il porte à l'écran Tchekhov, réalise un film sur les Jésuites, des comédies acides, de toniques films d'action et d'aventures (Le signe du païen, Capitaine Mystère). Après avoir passé vingt ans à Hollywood, Sirk revient en Allemagne, retourne au théatre, à I'enseignement, à la lecture des classiques : il redevient un intellectuel européen. Une analyse attentive de l'ensemble de l'œuvre la situe dans son contexte historique, celui de l'émigration allemande à Hollywood, et en éclaire la double et contradictoire fidélité : au Vieux Continent et à la jeune Amérique, au sentiment de l'inéluctable décadence et à la nostalgie d'une innocence pastorale.

Américaniste, historien et critique de cinema, Jean-Loup Bourget a enseigné à l'université de Toronto, puis il a été attaché culturel tour à tour à Londres, Chicago, New York et Barcelone. Depuis 1981, il est maître-assistant d'anglais à l'université des sciences sociales de Toulouse. Il est l'auteur d'un doctorat d'État sur « Le Mélodrame hollywoodien, 1939-1959 » (Sorbonne Nouvelle, 1982), d'une histoire du Cinéma américain : de Griffith à Cimino (PUF, 1983) et d'un (Veyrier, 1983). Il a déjà publié, dans la collection « Cinégraphiques », un ouvrage consacré à Robert Altman (1981).

ISSN : 0292-7845 ISBN : 2-85601-085-7

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