Nouvelles de l’estampe

245 | 2013 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/estampe/798 DOI : 10.4000/estampe.798 ISSN : 2680-4999

Éditeur Comité national de l'estampe

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2013 ISSN : 0029-4888

Référence électronique Nouvelles de l’estampe, 245 | 2013 [En ligne], mis en ligne le 15 octobre 2019, consulté le 26 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/estampe/798 ; DOI : https://doi.org/10.4000/estampe.798

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SOMMAIRE

Articles

« Nous allons à l’an pire » À propos d’un almanach mural pour 1653 et de sa mise en abyme Maxime Préaud

Orens Denizard et le Burin satirique (1905) Bruno de Perthuis

La réception de l’estampe (XVIIIe siècle- XXIe siècle) Pour une approche statistique lexicale Rémi Mathis

Vie de l'estampe

Christiane Baumgartner La mémoire en mouvement Catherine De Braekeleer

L’atelier de Bernard Rémusat à Callian Maxime Préaud

Vive l’estampe ! Lauren Laz

Anne-Catherine Nesa L’estampe et l’habit Miriam Ambattle

Comptes rendus

De l’estampe au cinéma Michel Melot

Imprimeur et graveur à la Belle Époque Eugène Delâtre et Alfredo Müller Sarah Sauvin

Charles Donker La nature à l’eau-forte Rémi Mathis

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Actualités

Hommage à Éric Seydoux Marie-Cécile Miessner, Amélie Seydoux, Guy de Rougemont, Pierre Buraglio, Shirley Jaffe, Claude Viallat, Bernard Moninot, Frédérique Lucien, Paul Cox, Matthieu Perramant et Michael Woolworth

Nalini Malani Marie Van Bosterhaut

Entretien avec Laurence Schmidlin Rémi Mathis

Dessins du XVIIe siècle du département des Estampes Barbara Brejon de Lavergnée

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Articles

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« Nous allons à l’an pire » À propos d’un almanach mural pour 1653 et de sa mise en abyme « Nous allons à l’an pire ». Meta-imagery in popular prints: mise en abyme of a 1653 wall almanac

Maxime Préaud

1 La disparition du cardinal de Richelieu en 1642 puis celle du roi Louis XIII l’année suivante ont laissé à la tête de la France un gouvernement considéré comme faible : un roi enfant, une reine régente mal aimée, un ministre étranger détesté. Le Parlement menacé dans ses privilèges, les grands seigneurs réduits à l’obéissance veulent en profiter. C’est la Fronde. Comme la guerre contre les Habsbourg, et spécialement contre l’Espagne, ne cesse pas malgré les traités de Westphalie (1648), la pression fiscale considérable et les disettes répétées entraînent des révoltes populaires. Paris affamé est soulagé de voir le roi entrer triomphalement dans ses murs en octobre 1652.

2 C’est à ce moment que l’enlumineur Pierre Saincton, occasionnel éditeur d’estampes, publie pour l’année 1653, dans la capitale, un almanach mural intitulé Nous allons à l’an pire1, sur le thème récurrent de la misère du petit commerce en période de crise, donc parfaitement adapté à la fin de la Fronde, qui laisse exsangue la bourgeoisie marchande, française en général et parisienne en particulier (ill. 1, ill. 8).

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Ill. 1. Nous allons à l’an pire, partie supérieure d’un almanach publié par Pierre Saincton, 1652-1653, 2e état, burin (BnF, Est., coll. Hennin, 2473).

3 Saincton en confie la gravure, mais peut-être pas la composition, au talent mesuré de Jean Frosne. Ce buriniste, graveur d’environ deux centaines d’images2 est jusqu’à présent fort discret puisque sa seule apparition dans les archives date de 1646, quand il est parrain d’un fils du graveur Nicolas Cochin, avec pour commère la femme du graveur et éditeur d’estampes Balthazar Moncornet3. Il réalise principalement des portraits, qu’il semble ne jamais avoir exécutés ad vivum. Ses premières pièces datées, un portrait de la duchesse de Ventadour4, et La Mort glorieuse du maréchal de Gassion au siège de Lens5, le sont de 1647. Il paraît avoir travaillé jusque vers 1672.

4 Dans cet almanach antérieur à la stabilisation de la forme de ces estampes si particulière lors du règne personnel de Louis XIV, le calendrier proprement dit occupe encore une place importante. La partie supérieure est un peu plus haute que dans les almanachs précédents, mesurant 290 x 410 mm. La partie inférieure, qui mesure environ 265 x 405 mm, est constituée de deux piliers (c’est le terme consacré) en taille- douce qui encadrent le calendrier typographié en rouge et noir. L’épreuve examinée étant légèrement rognée, on peut estimer ses dimensions totales à environ 585 x 420 mm, ce qui en fait un petit almanach relativement à la moyenne de ceux publiés à partir de 16616.

5 Au bas de l’image principale, à gauche, on lit : J frosne fecit. La mention « fecit » est suffisamment équivoque pour que l’on puisse penser que Frosne serait aussi l’auteur de la composition, sans en avoir la moindre certitude.

6 Une foule de personnages, hommes et femmes du peuple, de toutes les conditions du tiers-état, semble marcher vers la droite de l’image, au fond de laquelle se dressent trois pavillons à l’architecture rudimentaire, disposés côte à côte et où pénètrent quantité de gens. Ces bâtisses sont identiques, à l’exception de leur appellation gravée

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sur un panneau qui fait une sorte d’enseigne insérée entre l’ouverture rectangulaire de l’entrée et l’œil-de-bœuf au-dessus. Le pavillon de gauche s’appelle la Pitié : LA PITIE, celui du centre : LA MISERICORDE, et celui de droite : LA GVEVZERIE.

7 À chacun de ces pavillons correspond un quatrain en français, gravé au bas de la planche. Pour celui de la Pitié, à gauche, on lit : De nos troubles, voicy quelz sont les rares fruits, / Apres beaucoup de maux, nous nous voions reduitz : / D aller a la pitie, mais dans ceste disgrace, / On nous refuse encor, de nous y donner place. Pour celui de la Miséricorde, au centre7 : Nous errons vagabondz en cherchant d’autres lieux / Nous auons beau chercher, nous ne trouuons pas mieux / Et le ciel a nos maux, pas seulement n’accorde : / Que puissions loger a la misericorde. Pour celui de la Gueuserie, à droite : Enfin Jusqu a ce point nous sommes mal heureux / Que nous n’auons recours, qu’a l’Hopital des gueux / Nous voions tous les jours que nostre mal empire / Enfans disposons nous d’aller tous a l’An pire.

8 Tout en haut au centre, sur une banderole (laquelle touche presque le faîte du pavillon central), le calembour est affirmé dans le titre de la planche : NOVS ALLONS A L’AN PIRE.

9 Dans la foule en marche, au premier rang se reconnaissent, ou sont désignés par une inscription, les représentants de différents métiers ou emplois. En partant de la gauche, à côté d’une femme qui tient un enfant par la main, se voit : Le solliciteur d’affaire, chargé de sacs de procès. Devant lui, un homme relativement bien vêtu porte sur l’épaule une longue baguette agrémentée d’une feuille de papier où on lit : Chambre / garnie a / loüer. À côté, une femme porte un panier dans lequel, semble-t-il, se trouve un livre. Vient ensuite un musicien, qui abrite sous sa cape son instrument : Le Violon. Le Rotisseur, qui le précède, porte une longue broche garnie d’un morceau de viande vers lequel un homme tend une main avide. Devant, un garçon tient un plateau chargé probablement de pâtés puisqu’il est : Le Patissier ; il passe devant un homme qui, presque de face, montre un almanach dont la partie supérieure, parfaitement reconnaissable, n’est autre que la planche que je suis en train de décrire, et dont la partie inférieure porte l’inscription : auec Priuilege / Pierre Saincto(n) / excudit (ill. 2).

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Ill. 2. Nous allons à l’an pire, détail

10 Cela laisse entendre, incidemment, que les almanachs étaient ainsi colportés, comme on pouvait d’ailleurs le déduire d’une estampe bien connue composée par Pierre Brebiette8. Plusieurs rangs derrière lui s’aperçoit une pancarte où on lit : Le / Crieur / de mort / aus rats. Un pas à droite, Le Libraire porte des livres dans ses bras, tandis qu’à côté de lui Le Peinitre [sic] présente un tableau de paysage de style nordique. Suivent un portefaix puis, au premier plan à droite, Le Boulanger, qui tient de la main gauche un panier plein mais, curieusement, semble de la main droite faire les cornes à la cantonade. Enfin, tout à fait à droite, un homme porte un baril de : Fine pou / dre a / Canon.

11 La partie inférieure de l’almanach complet est composée de deux piliers qui encadrent un calendrier typographié en rouge et noir en tête duquel on lit : ALMANACH POVR / L’ANNEE MIL SIX CENS CINQVANTE TROIS. / Exactement Calculé par M. R. LE TILLEVR9, Speculateur és Astres & Causes secondes. Au bas du calendrier, on lit, à gauche : De l’Imprimerie / de Thomas la Car / riere, sur le Quay / de Gesvres, et au centre : A Paris, Chez Pierre Saincton, Enlumineur, rue S Iacques, à la Sereine, deuant la porte du Cimetiere S Seuerin10.

12 Chacun des deux piliers gravés au burin, peut-être de la même main, en tout cas du même dessinateur – ce qui ne veut pas dire que Frosne y a la moindre responsabilité, car il est fréquent que partie principale et piliers soient d’artistes différents –, porte deux images superposées sur chacune desquelles sont figurés les représentants de deux métiers, avec leur dialogue en rimes au-dessous.

13 Sur le pilier de gauche, en haut, Le Cordonnier à gauche et Le Chappelier à droite, disant le premier : On ira sans souliers, si le temps continue., et le second : On ira des-ormais, ie pense teste nuë. Au-dessous figurent à gauche Le Tailleur et à droite Le Tiscerand, disant le premier : Iay de fort bons ciseaux, si le drap alloit bien., et le second : Ma nauette iroit mieux, mais on ne fait plus rien.

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14 Sur le pilier de droite, en haut, à gauche L’Hostelier et à droite Le Laboureur, disant le premier : On ne voit plus chez, nous, que les quatre murailles., et le second : Faute d’auoir des grains, nous laisso(n)s / les semailles. Au-dessous se plaignent, à gauche Le Passementier et à droite Le Paulmier, disant le premier : Manque de trauailler, nos doigts sont engourdis., et le second : On ne balote plus chez nous, comme jadis.

15 Une composition originale connue à la fois par une estampe gravée au burin, peut-être par Jean Ganière (vers 1615-1666)11 qui la publie, – elle est sans doute la partie supérieure d’un almanach12 (ill. 3) – et par son très beau dessin préparatoire conservé à la Réserve du département des Estampes de la Bibliothèque nationale de France13, est intéressante à plus d’un titre mais notamment pour notre affaire (ill. 4).

Ill. 3. Nous pâtissons, partie supérieure d’un almanach publié par Jean Ganière, burin (BnF, Est., Ed 120, IFF, n. d.)

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Ill. 4. Attribué à Louis Richer, Nous pâtissons, dessin préparatoire à la partie supérieure d’un almanach publié par Jean Ganière (BnF, Est., B 11a, Rés., format 4)

16 Dans une spacieuse cuisine, les différentes nations de l’Europe sont en train, sur une sorte de comptoir, et sous la direction autoritaire de la Guerre, de confectionner des pâtés en croûte figurant des forteresses, des églises, des palais, des navires même, que la Misère et la Discorde mettent au four. Cette activité justifie le titre calembourgeois gravé en haut de la planche : « NOVS PATISSONS », le mot voulant dire à la fois « nous souffrons » et « nous faisons des pâtés ». Sur le mur du fond sont collées trois estampes (ill. 5).

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Ill. 5. Nous pâtissons, détail

17 Celle qui est le plus à droite (sur le dessin ; à gauche sur l’estampe) est une image où l’on voit une « Patience de Job », dont le sens, en la circonstance, se comprend aisément. Celle du milieu est une représentation d’un autre almanach dont l’image, intitulée « Nous allons de pis en pis » (ill. 6), a été gravée par Gabriel Ladame14 pour un calendrier publié par Jacques Lagniet pour l’année 164515 ; Gabriel Ladame n’est ni plus talentueux ni mieux connu que son confrère Jean Frosne, mais il a gravé plusieurs pièces antiespagnoles16. Enfin la troisième image, à gauche, est une représentation de l’almanach dont je viens de décrire la partie principale.

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Ill. 6. Nous allons de pis en pis, almanach gravé par Gabriel Ladame pour 1645 (BnF, Est., Tf 2, Rés., p. 13)

18 Le mode de représentation du sujet de ce dessin peut être qualifié de comique, au double sens ancien (figuration d’actions du vulgaire, quotidiennes) et d’aujourd’hui. Les nations y sont en effet représentées sur un ton plaisant, chacune d’entre elles étant une caricature vêtue de son costume traditionnel ou supposé tel, et particulièrement l’Espagne. On ne s’étonne donc pas de voir collées au mur de la cuisine (qui n’est pas un lieu que fréquentent les personnes de qualité) deux images également comiques, soit deux almanachs fondés sur des calembours. La question se pose alors de savoir si l’auteur du dessin ne serait pas également celui des compositions des deux almanachs, malgré l’écart de huit années qui les sépare et malgré qu’il n’est sans doute pas l’auteur de la Patience de Job. Notons cependant que l’almanach « Nous allons de pis en pis » se retrouve également en situation dans une autre image satirique contre les Espagnols, anonyme, intitulée « Le mouleur de nez »17 (Ill. 7 et 8), ce qui peut laisser penser que l’auteur de l’almanach « Nous pâtissons » aime les images drôles et hispanophobes à succès, même si elles ont été composées par d’autres, pourvu que leur thème pessimiste coïncide avec le sujet qu’il traite, comme le fait aussi l’image des malheurs de Job.

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Ill. 7. Le Mouleur de nez, gravure au burin anonyme (BnF, Est., Tf2, Rés., p. 11)

Ill. 8. Le Mouleur de nez, détail

19 Un excellent candidat se présente sous la forme de Louis Richer, artiste méconnu ─ ainsi que le sont la plupart des satiristes et ceux qui travaillent pour un public plutôt

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populaire –, mais dont l’œuvre considérable commence à être rassemblé par Bénédicte Gady18.

20 Comme cela se produit parfois, la plaque portant l’image « Nous allons à l’an pire » a continué de vivre une vie indépendante de son almanach après l’année 1653. En effet, une épreuve conservée à la Réserve du département des Estampes de la Bibliothèque nationale de France, dans la collection Hennin19, présente des variantes qui témoignent d’au moins deux rééditions. Au bas de l’image on lit, vers le centre : In Bassano per il Remondini ; et plus à droite : Daman excudit.

21 Daman est probablement le deuxième éditeur. Il est tellement mal connu – on ne sait pas même son prénom – qu’il ne figure pas dans notre Dictionnaire des éditeurs d’estampes20. Est-il seulement français ? On peut se poser la question, qui n’est pas absolument résolue par le fait qu’est mentionné dans le commerce internautique21 un recueil de Diversi ornamenti d’architettura de Domenico Borboni avec l’indication « Daman excudit à Paris », sans date. Il semble que ce Daman ne soit un éditeur que de seconde main. Et plusieurs planches portant son excudit (dont L’Éventail de Callot ; La Musique des chats, anonyme français XVIIe ; Moïse sauvé des eaux par B. Biscaino ; Les Noces de Cana par O. Fialetti d’après le Tintoret ; une Adoration des mages de Jean Lepautre ; Les Quatre joueurs de dés de Gian Francesco Grimaldi) se retrouvent ensuite porter la marque de Remondini, famille d’éditeurs à Bassano de 1751 à 185922.

22 La plaque a été réduite en hauteur d’au moins quarante millimètres, dans le bas, si bien que le nom de Frosne est presque entièrement disparu et que les trois quatrains, supprimés, ont été reportés dans le haut, sur le panneau ornant le pignon de chacun des trois pavillons. En recopiant le texte, le graveur en lettres a laissé apparaître quelques différences. Sur le pavillon de gauche on lit maintenant : LA PITIE / Dans nos troubles, voycy quelz sont les rares fruits, / Apres beaucoup de maux nous nous voyons reduits : / D’aller a la pitie mais dans ceste disgrace / On nous refuse encor, de nous y donner place. Sur le panneau du pavillon central on lit : LA MISERICORDE / Nous errons vagabons [sic] en cherchant d’(au)tre [sic] lieux / Nous auons beau chercher nous ne trouons [sic] pas mieux / Et le Ciel a nos maux pas seulement n’accorde / Que nous puissions loger a la misericorde. L’inscription sur le pavillon de droite dit : LA GVEVZERIE / Enfin iusqu’a ce point nous sommes malheureux / Que nous n’auons recours qu’a l’hospital des gueux. / Nous voions tous les jours que nostre mal empire / Enfans disposons nous d’aller tous a l’An pire.

23 Sur la banderole du haut au centre, le titre : NOVS ALLONS A L’AN PIRE., est maintenant accompagné de l’adresse A Paris chez Pierre Sainton rue S Iacques a la Seraine, mais il est probable que cette disposition, ainsi que le changement de place des écritures, sont antérieurs au passage de la plaque chez Daman ; sans doute Saincton voulut-il exploiter lui-même cette image indépendamment de l’almanach pour 1653. Il est vrai que le thème ne valait pas, loin s’en faut, que pour l’année 1653 – il serait aisément repris encore aujourd’hui –, ce qui peut expliquer l’exploitation continue sur un siècle de ce cuivre.

24 Sur le sol, près du pied du boulanger, se lit le chiffre gravé : 1633, que d’aucuns, notamment le collectionneur Michel Hennin acquéreur de l’épreuve que je décris, ont pris à tort pour la date de création de l’estampe. Même s’il arrive, en raison des inversions que nécessite la gravure, qu’un 3 puisse être gravé à la place d’un 5, ou le contraire, ce n’est pas le cas ici. Il s’agit plutôt d’un numéro d’ordre à l’intérieur du stock de Remondini, comme le suggèrent les auteurs du catalogue de l’exposition de Vicence sur cette officine23.

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25 On ne connaît pour l’instant que fort peu de choses sur Pierre Saincton, le premier éditeur de cette estampe24. Sa première apparition dans les documents d’état civil date du 9 novembre 1642, lorsqu’il est parrain à Saint-Nicolas-du-Chardonnet de deux enfants trouvées, « Elisabeth Catherine, fille trouvée quant et quant25 Marie, surnommée Elisabeth, escrite au bas de la page precedente, le mardi 4 novembre, dont le billet porte : ordonnance de Jean Lemoyne, enquesteur, commissaire etc. à la garde de la couche des enfans trouvez, de recevoir deux petites filles qu’il avoit levées exposées dans le cloistre Saint Mederic le samedy 1er jour de novembre 1642, proche la petite porte de l’eglise, avec billet, et l’une se nomme Marie, et l’autre Elisabeth » ; Pierre Saincton est alors qualifié d’enlumineur ; sa commère s’appelle Catherine Pelien, elle est la femme de Charles Commandeur, marchand de vins26.

26 Marié en premières noces avec Henriette Brebion, à une date indéterminée, Saincton en a au moins trois enfants. Claude, un garçon, a pour parrain le 6 mai 1647 Claude Chevalier, « garde du corps de la reine de France », et pour marraine Anne Daumon, femme d’un marchand bourgeois de Paris nommé Louis Langlois27 ; le baptême a lieu à Saint-Germain-l’Auxerrois. Le 7 novembre 1649, cette fois à Saint-Benoît, est baptisé Pierre, tenu sur les fonts par l’éditeur et marchand d’estampes Pierre Ier Mariette, la marraine étant la femme du libraire Jean Delaunay, Marie Duhamel28. François est baptisé le 15 avril 1652 par le peintre et graveur François Chauveau, la marraine étant Marie Perart, femme d’un certain François Mazot, qui est dit marchand joailler et quincailler (mais il y a un François Mazot qui s’est livré à l’édition d’estampes)29. Saincton fréquente le beau monde de l’estampe.

27 Enfin, le 1er mai 1668, la seconde femme de Pierre Saincton, Marie Samière, est marraine à Saint-Séverin de Philippe, fils du peintre, enlumineur et marchand d’estampes Claude Rocher30 ; le petit Philippe, âgé de deux ans et deux mois, est inhumé le 2 juin 1670 ; Pierre Saincton assiste au convoi avec Claude Rocher31.

28 On ne peut pas dire que, pour ce qu’on en sait, l’activité éditoriale de Pierre Saincton soit considérable. Outre l’image que nous avons décrite, il a publié une estampe gravée par Nicolas de Larmessin, Le Temps corrompu, que Pierre-Jean Mariette, dans ses Notes manuscrites32, estime être due au dessin de François Chauveau33. Sur les épreuves d’un second état, le nom de Jacques Lagniet, autre éditeur parisien spécialisé dans les sujets à destination populaire34, remplace celui de Saincton. En 1664, Saincton, toujours rue Saint-Jacques à l’enseigne de la Sirène, réédite avec quelques modifications une eau- forte représentant le château de Saint-Germain-en-Laye35. Il y a encore une estampe représentant le Plan du conclave au moment de l’élection du pape Alexandre VII en 165536.

29 Sauf à croire que beaucoup d’estampes aient été publiées par Saincton sans qu’il y mît son nom, il semble donc n’être qu’un tout petit marchand. On comprend mieux qu’il soit figuré au beau milieu d’une estampe au sujet morose – encore que ce soit elle qui lui ait permis d’accéder, modestement, à la postérité, même s’il est difficile de dire si cette représentation constitue un portrait. Ce serait assez extraordinaire, et accorderait à cette image une dimension supplémentaire.

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Ill. 9. Nous allons à l’an pire, partie sup. seule, 2e état. BnF, coll. Hennin, 2473

NOTES

1. Victor Champier, Les Anciens Almanachs illustrés, histoire du calendrier depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, ouvrage accompagné de 50 pl. h. t… reproduisant les principaux almanachs illustrés ou gravés, Paris, L. Frinzine, 1886, 136 pages, fig. et pl., voir la p. 87. Le seul exemplaire complet de cet almanach que nous connaissions est conservé dans la collection Edmond de Rothschild, au département des Arts graphiques du musée du Louvre, sous le n° 26749. Au verso de cette épreuve est écrit à la plume : 25 s., sans doute son prix d’acquisition (mais à quel moment ?). 2. Roger-Armand Weigert en répertorie cent quatre-vingt-sept dans l’Inventaire du fonds français. Graveurs du XVIIe siècle, t. 4, Paris, Bibliothèque nationale, 1961, Jean Frosne, p. 307, n° 164. 3. Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits, fichier Laborde. 4. Inventaire du fonds français, op. cit., p. 295, n° 78. 5. Id., p. 304, n° 143. 6. Sur ces almanachs, voir M. Préaud, Les Effets du soleil. Almanachs du règne de Louis XIV, Paris, Réunion des musées nationaux, 1995, 159 pages (XVIIe exposition de la collection Edmond de Rothschild.). 7. Selon Véronique Meyer – "La représentation de la souffrance sociale dans la gravure parisienne (1635-1660)", dans Frédéric Chauvaud (dir.), Histoires de la souffrance sociale XVIIe-XXe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 19-31 – "La Pitié est sans doute l’hôpital construit en 1612 pour recevoir les pauvres et les mendiants […] La maison suivante est la

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Misericorde, c’est-à-dire l’hôpital Notre-Dame de la Miséricorde fondé vers 1631 par le président Antoine Séguier au faubourg Saint-Marcel, destiné d’abord aux orphelins". 8. Gravée au burin d’après lui, pour une suite de Cris de Paris vers 1630-1640 (BnF, Est., coll. Hennin, 2875) ; IFF, t. 2, 1951, n° 226. Marianne Grivel, Le Commerce de l’estampe à Paris au XVIIe siècle, Genève, Droz, 1986, voir p. 423 et pl. 9. 9. Robert Le Tilleur est un de ces nombreux auteurs d’almanachs en livret, généralement ornés d’un portrait médiocrement gravé en bois, la plupart du temps publiés à Troyes, emplis des prédictions conventionnelles qui font encore aujourd’hui le bonheur des magazines grand public, largement diffusés par les colporteurs. On rencontre assez souvent ces « spéculateurs » sur les almanachs muraux antérieurs au règne personnel de Louis XIV ; ils disparaissent ensuite de ces placards, le calendrier y étant réduit à sa plus simple expression et l’almanach ayant changé de nature et d’objectif. 10. La maison de la Sirène se trouvait en face de Saint-Séverin, sur le côté est de la rue Saint- Jacques. 11. L’activité de ce graveur et éditeur d’estampes est relativement bien connue, cf. Maxime Préaud, Pierre Casselle, Marianne Grivel et Corinne Le Bitouzé, Dictionnaire des éditeurs, op. cit., et l’Inventaire du fonds français, op. cit., t. 4, Paris, Bibliothèque nationale, 1961, p. 314-342. 12. Bien que conservée au département des estampes de la BnF dans l’œuvre de Jean Ganière (Ed 120), cette feuille a échappé à l’Inventaire du fonds français. Pour l’instant, on ne connaît pas d’épreuve de l’almanach complet dont elle serait la partie supérieure ; Victor Champier ne l’avait pas non plus répertorié. 13. 11a, Rés., format 4 (chemise) (anc. Qb 4 mat). M. Préaud, « Dessins préparatoires à des almanachs conservés à la Bibliothèque nationale de France », dans Nicolas Sainte Fare Garnot (dir.), Dessins français aux XVIIe et XVIIIe siècles. Actes du colloque de l’Ecole du Louvre (24 et 25 juin 1999), Paris, École du Louvre, 2003, p. 231, n° 2 (je n’avais pas alors identifié l’estampe correspondante, merci à Vanessa Selbach). Le dessin figure dans Sabine Coron, éd., Livres en bouche. Cinq siècles d’art culinaire français, Paris, Bibliothèque nationale de France / Hermann, 2001 (catalogue de l’exposition Livres en bouche présentée à la bibliothèque de l’Arsenal du 21 novembre 2001 au 17 février 2002), sous le n° 104 (reprod.), en compagnie d’un autre dessin visiblement de la même main (n° 105, reprod. ; Ecole nationale supérieure des beaux-arts, coll. J. Masson, inv. M. 1437) montrant les représentants de quatre nations attablés, dont le Français qui tient à la main l’os de la paix. 14. Inventaire du fonds français, op. cit., t. 6, Paris, Bibliothèque nationale, 1973, n° 29. Lauren Gillet, « Almanachiana. Jeux de mots dans les grands almanachs du xviie siècle », Revue de la Bibliothèque nationale de France, n° 18 (2004), p. 46-56, voir ill. 3. 15. Victor Champier ne l’avait pas répertorié. Un exemplaire complet à la Bibliothèque de l’Institut ; pour les divers exemplaires de la planche du haut conservés à la BnF, voir IFF Ladame, n° 29. C’est la raison pour laquelle j’avais à tort daté le dessin Nous pâtissons de 1645 environ, voir « Dessins préparatoires à des almanachs conservés à la Bibliothèque nationale de France », dans Dessins français aux XVIIe et XVIIIe siècles. Actes du colloque de l’école du Louvre, op. cit., Paris, Ecole du Louvre, 2003, p. 231-244, le n° 2. 16. Roger-Armand Weigert répertorie quatre-vingt-treize pièces gravées par Ladame dans l’Inventaire du fonds français, op.cit., t. 6, Paris, Bibliothèque nationale, 1973, p. 10-30. 17. BnF, Est., Tf 2 rés., p. 11. 18. Gady (Bénédicte), « Louis Richer, dessinateur, graveur et satiriste au milieu du xvii e siècle », dans D. Cordellier (dir.), Dessiner pour graver, graver pour dessiner, I : Le dessin dans la révolution de l’estampe, Paris, Société du Salon du Dessin, 2012 (Septièmes rencontres internationales du Salon du Dessin), p. 133-149. 19. Hennin, 2473. 20. Maxime Préaud et alii,, Dictionnaire des éditeurs d’estampes à Paris, op. cit.

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21. Google books. 22. Mario Infelise et Paola Marini, éd., Remondini un editore del Settecento, Milan, Electa, 1990 (catalogue de l’exposition à Vicence, Montecchio Maggiore, Bassano del Grappa, 26 mai-20 septembre 1990). Selon les auteurs, qui ne s’expliquent pas pourquoi Paolo Bellini suggère qu’il ait été actif à Bologne (« Stampatori e mercanti di stampe in Italia nei secoli XVI e XVII », I Quaderni del conoscitore di stampe, 26, 1975, p. 19-66), la production de Daman permettrait de penser qu’il faut le rattacher au milieu français ; cela n’a rien de certain, vu que selon Bellini Daman est l’éditeur d’états tardifs de G. Fr. Grimaldi et de presque tous les seconds états de Biscaino. Les autres travaux sur Remondini (Carlo Albert Zotti Minici, Le stampe popolari dei Remondini, Vicenza, Neri Pozza, 1994, XXIII-701 p. ; Anton W. A. Boschloo, The prints of the Remondinis : an attempt to reconstruct an Eighteenth century world and pictures, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1998, XI-347 p.) ne nous en apprennent pas davantage sur Daman. 23. Infelise et Marini éd., Remondini un editore del Settecento, op. cit., voir p. 194-195, n° 47 (épr. de la coll. Achille Bertarelli, non reprod.). Toutefois dans le Catalogo delle stampe in rame e in legno, e delle varie carte che si lavorano in Bassano presso la dita Giuseppe Remondini e figli con i prezzi fissati a moneta veneta, publié à Bassano en 1797, réédité en fac-similé par Zotti Minici, op. cit., la numérotation ne dépasse pas le chiffre 1044. 24. Préaud et alii, Dictionnaire des éditeurs, op. cit. 25. C’est-à-dire « en même temps que ». 26. BnF, Mss, Fichier Laborde, NAF 12184, n° 59990. 27. Idem, n° 59976. 28. Idem, n° 59977, et Herluison, p. 393. 29. Herluison, p. 393. 30. BnF, Mss, Fichier Laborde, NAF 12180, n° 58710. Ce Rocher (également orthographié Roché et Rochet) est ignoré de Préaud et alii, Dictionnaire des éditeurs ; il est vrai que l’on ne rencontre guère son nom sur des estampes ; selon une référence donnée par Antony Griffiths, il publie des estampes d’après Henri Bellange, fils de Jacques (Antony Griffiths et Craig Hartley, Jacques Bellange c. 1575-1616, Printmaker of Lorraine, London, British Museum Press, 1997, voir la note 27). Claude Rocher appartient à une famille de lapidaires. Il est le fils de Damian Rocher, marchand diamantaire à Paris (inhumé le 3 janvier 1670, Lab. n° 58715), et de Marie Bidault (inhumée le 14 février 1674, Lab. n° 58716). Il a épousé une certaine Marie Breton ou Berton, qui lui donne plusieurs enfants : Marie, le 25 novembre 1658, reçoit son nom de sa grand-mère Marie Bidault (Lab., n° 58731) ; Damian, baptisé le 21 janvier 1660 par son grand-père Damian Rocher (Lab., n° 58706) ; Jeanne, baptisée le 4 février 1662 par son oncle Jean Rocher, marchand lapidaire (Lab., n° 58707) ; le 9 décembre 1663, Marguerite a pour parrain Nicolas de Poilly, graveur en taille- douce et marchand d’estampes, et pour marraine Marguerite Guérin, femme de son oncle Philippe Rocher, marchand lapidaire (Lab., n° 58708) ; elle épousera le 14 novembre 1697 Pierre de La Motte, officier du Roi dans l’artillerie (Lab., n° 58712) ; le 4 janvier 1665, le petit Pierre Rocher est baptisé par Robert Nanteuil, dessinateur et graveur ordinaire du Roi, et par Marie Piget, seconde épouse du marchand d’estampes Pierre II Mariette (Lab., n° 58709). On voit que Claude Rocher fréquente lui aussi le beau monde de l’estampe. Il est installé à Paris sur le quai de l’Horloge du Palais, à l’enseigne du Grand Louis d’or. 31. BnF, Mss, Fichier Laborde, NAF 12180, n° 58711. 32. Notes manuscrites, II, 231. 33. Inventaire du fonds français. Graveurs du XVIIe siècle, t. 6, Paris, Bibliothèque nationale, 1973, Nicolas I de Larmessin, p. 439-440, n° 13-14. 34. Il est mort en avril 1675 ; Louis Richer a certainement travaillé pour lui, voir B. Gady, art. cité ; Préaud et alii, Dictionnaire des éditeurs, op. cit. ; Inventaire du fonds français. Graveurs du XVIIe siècle, t. 6, Paris, Bibliothèque nationale, 1973, p. 49-125.

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35. POVRTRACT DES CHASTEAVX ROYAVX DE S.T GERMAIN EN LAYE COMME ILS SONT A PRESENT 1664 (BnF, Est., VA 78 C, t. 3 Mf. B 8688). 36. BnF, Est., N2 (Alexandre VII) Mf. D 71973. C’est un burin médiocre et anonyme, avec au centre d’un plan du Vatican au moment du conclave le portrait du successeur d’Innocent X (mort le 7 janvier 1655), Alexandre VII.

RÉSUMÉS

Pierre Saincton, occasionnel éditeur d’estampes parisien, publie pour l’année 1653 un almanach mural intitulé « Nous allons à l’an pire », sur le thème récurrent de la misère du petit commerce en période de crise, de circonstance à la fin de la Fronde. La répétition de l’image qui orne sa partie supérieure à l’intérieur de l’image elle-même ainsi que sur d’autres images ayant la même destination populaire, de même que sa réédition en feuille volante jusqu’au XVIIIe siècle en Italie nous en apprennent beaucoup sur la gestion commerciale de ce type d’estampe.

Pierre Saincton, casual print publisher established in Paris, produced a wall almanac of the year 1653 called « Nous allons à l’an pire » – « we’re headed for the worst (year) ». The theme was the destitution of small business owners in times of crisis – a very topical one in the aftermath of the Fronde civil disorder. The illustration above the calendar section of this almanac is significant because of its recursive uses. First, a smaller version of the image is embedded in itself (held in the hand of one of the characters in the scene). Furthermore, it appears in several popular depictions of interiors where the almanac is displayed in the background. Finally, the image was published as a standalone sheet as far and wide as 18th century Italy. The singular diffusion of this particular image tells us a lot about the popular prints trade.

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : 17e siècle

AUTEUR

MAXIME PRÉAUD Archiviste paléographe, conservateur général honoraire de la réserve du département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France

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Orens Denizard et le Burin satirique (1905) Orens Denizard and the Burin satirique

Bruno de Perthuis

1 En mai 1903, le jeune caricaturiste Charles Denizard qui signe ses œuvres Orens en utilisant un autre de ses prénoms, lance sa série du Burin satirique. Il s’agit de cartes postales caricaturales gravées à l’eau-forte, tirées à deux cent cinquante exemplaires seulement. John Grand-Carteret, journaliste et écrivain très célèbre à l’époque, et qui est le premier à introduire la caricature dans les livres d’histoire, salue en termes élogieux cette nouvelle publication qui concurrence la presse satirique. La série qui connaît dès son lancement un grand succès, se poursuit jusqu’en 1907. Dans les numéros 237 et 241 des Nouvelles de l’estampe, nous avons publié le catalogue raisonné des deux premières années de cette série. Nous présentons maintenant le catalogue de l’année 1905 qui ne se compose que de quinze numéros pour des raisons que nous allons étudier.

2 Les gravures du Burin satirique ont à nouveau remporté un succès indéniable en 1904 si l’on se réfère aux plus-values communiquées par Charles Fontane en 19091. En effet, certaines gravures vendues un franc trouvent preneur à vingt francs quelques années plus tard. Comme autre indication du succès des cartes d’Orens en 1904, Marcel Bernhein écrit qu’en dehors des eaux fortes du Burin satirique, nombre des lithographies de l’artiste tirées à cent cinquante exemplaires sont « aujourd’hui épuisées, introuvables, recherchées par certains collectionneurs à des prix qui étonnent les plus avertis2 ».

Combes fait ses adieux à ses collaborateurs

3 Sur le plan de la politique intérieure, l’émotion soulevée par l’affaire des fiches a fragilisé le cabinet de Combes contraint à la retraite. Le 18 janvier 1905, le président du Conseil se voit acculé à la démission. C’est ce qu’illustre Orens dans le numéro 1 du Burin satirique intitulé Combes fait ses adieux à ses collaborateurs. Ces derniers sont

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représentés sous la forme de casseroles (symbole de délation) accrochées contre un mur. Y figurent bien sûr Vadécard, secrétaire général du Grand Orient de France, dont le visage en pleurs est dessiné sur la casserole le concernant, et Peigné, enfant chéri du Grand Orient qui se définissait lui-même comme « un vieux maçon de quarante ans ». On trouve aussi une fiche imaginée par l’artiste contre le général Doyen traité « d’impotent à rayer ». Quant à Combes qui va disparaître du dessin, son rôle politique étant achevé, il est à nouveau représenté tel un démon avec ses cornes et sa queue traînant par terre, et au bout de laquelle est accrochée une autre casserole. Dans d’autres séries, Orens avait pris l’habitude de le figurer sous les traits d’un diable, représentation que Combes lui-même trouvait divertissante comme il l’écrit dans ses mémoires : « On peut rire et, pour ma part, j’ai toujours ri joyeusement des noms de tyrans dont on m’affublait, comme aussi des bouts de corne dont on ornait mon front et de la queue robuste qu’on vissait à mon derrière. Le rire m’était d’autant plus agréable et facile que la sottise haineuse des cléricaux avait contribué tout autant que mes actes politiques à me concilier les sympathies républicaines.3 »

N° 1

Les massacres de Saint-Pétersbourg

4 Après les massacres du 22 janvier à Saint-Pétersbourg lorsque la troupe tire sur le cortège pacifique du pope Gapone, en Russie et à l’étranger, l’indignation est générale. Aussi, les grèves se propagent-t-elles, et plusieurs grandes villes de l’empire deviennent-elles le théâtre d’émeutes. À Paris, des étudiants manifestent pour stigmatiser les crimes du tsarisme et exprimer leur solidarité avec le peuple russe. On crie « à bas le tsar, à bas l’assassin », et des échauffourées parfois très dures s’ensuivent avec la police. Dans la carte caricaturale, de nouveaux noms apparaissent comme celui de M. Renard avec Le Collectionneur politique, tandis que Mille qui signe Marmonier publie La Cravache, et Léal da Camara Le Knout. Le numéro 2 du Burin satirique intitulé Nicolas II est un brave petit père ? nous montre le tsar armé d’une hache marquée « Tuez

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tout Dieu reconnaîtra les siens ». Affublé de deux grandes oreilles d’âne, Nicolas II s’apprête à trancher la tête d’un enfant qu’une pauvre femme terrorisée tient entre ses bras. La scène se passe dans un océan de têtes tranchées et d’explosions lointaines. Légende : « Honte aux soldats assassins, à bas l’autocratie, vengeance. » Si Orens dénonce l’attitude de l’armée qui a tiré sur la foule, c’est bien le tsar qui est désigné comme le véritable responsable des massacres. Dans la galerie des tyrans de l’époque, il vient donc rejoindre le « sultan rouge » Abdul-Hamid déjà qualifié par l’artiste en février 1903 de « Boucher turc »4. Le 27 mai 1903, dans le numéro 8 du Burin satirique, Orens avait déjà rendu Nicolas II responsable des tueries anti-juives lors du pogrom de Kichinev, et l’avait affublé du sobriquet d’« élève du Sultan Rouge ».

5 Si, dans le numéro 2 du Burin satirique 1905, l’indignation de l’artiste est extrême, son œuvre exécutée au premier degré manque de recul, de profondeur, de conviction et même d’originalité dans le tragique et l’horreur, un peu comme si, sous le coup de l’émotion, aveuglé par la haine, il avait manqué de maîtrise dans sa conception et sa réalisation. Sa représentation est stéréotypée, l’artiste s’étant contenté d’un portrait du tsar uniquement vu de l’extérieur, démarche qui, par effet miroir, nous renseigne davantage sur le degré de révolte de l’artiste envers son modèle, que sur l’état d’âme du personnage lui-même dans ces circonstances tragiques. Peut-être a-t-il été conscient de la faiblesse de son analyse, car c’est juste après avoir produit cette estampe peu convaincante, qu’il décide d’interrompre la publication du Burin satirique, un peu comme si son inspiration ne correspondait plus à l’importance de l’événement. Sans doute a-t-il estimé qu’il reprendrait plus aisément son souffle dans un nouveau projet plus mobilisateur, plus ambitieux, une nouvelle série en couleurs qui s’inscrirait, sous un autre nom, dans la suite logique de son Actualiste inauguré en août 1904, et qu’il arrête aussi. En février 1905, il lance L’As (L’Actualiste satirique), dont les premières gravures sont presque toutes consacrées aux troubles intérieurs en Russie avec des estampes exceptionnelles qui retiennent l’attention des collectionneurs (L’As n° 1 : Maxime Gorki à la torture ; n° 2 : Le Tsar rouge ; n° 5 : Une famille intéressante ; n° 7 : La Mort du grand duc Serge ; n° 11 : De Louis XVI à Nicolas II ; n° 23 : Galerie royale des décollés. Ce n’est que dans les derniers numéros du Burin 1905 (11 et 15) que réapparaît Nicolas II. Contrairement à l’année précédente, ce n’est donc plus dans le Burin satirique qu’il traite les péripéties de la guerre russo-japonaise, mais dans sa nouvelle série L’As qui est « entièrement conduite sous la direction de l’artiste5 », indiquant sans doute qu’il en a confié l’aquarellage à un atelier de coloristes6.

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N° 2

Du Burin satirique au Panthéon Orens

6 Le numéro 2 du Burin satirique 1905 est daté du 23 janvier, et le numéro 3 du 28 avril. Pendant trois mois, Orens en a donc interrompu la publication. Dans L’Annuaire Berry 1905, il annonce en effet que cette série ne « paraît plus à partir du n° 2 de la troisième année (1905) ». Elle est remplacée, écrit-il « par le Panthéon Orens qui s’annonce comme devant être la collection idéale des cartes satiriques d’actualité7 ». En effet, les trois premiers numéros de cette nouvelle série sont datés de 1904, et le numéro 4 de janvier 1905, date à laquelle il décide de suspendre la parution de son Burin satirique. Mais au bout de trois mois, il change d’avis, et en reprend la publication avec le numéro 3 daté du 28 avril. Qu’a-t-il donc fait pendant ce laps de temps en plus du lancement de L’As ? Les numéros 5, 6, 7 et 8 du Panthéon Orens étant datés de février 1905, et les numéros 9, 10, 11, et 12 de mars, on voit qu’ils ont été réalisés pendant cette période, et qu’ils étaient donc destinés à remplacer le Burin satirique. Ceci est confirmé par la date de publication du numéro 13 du Panthéon qui, lui, étant daté du mois de mai, a donc été gravé après la reprise du Burin. Le Panthéon Orens a de toute évidence été suspendu pendant deux mois pour permettre cette reprise. En dehors des numéros 11 et 15 du Burin satirique 1905 consacrés au tsar, la série est alors concentrée sur la visite d’Alphonse XIII à Paris, et illustre l’exaspération du Kaiser qui fulmine de rage d’être exclu de l’accord sur le Maroc auxquels il n’a pas été convié, dont l’Entente cordiale se renforce malgré ses vaines tentatives pour en briser l’anneau nuptial. Aussi, le Kaiser devient-il la nouvelle tête de Turc de l’artiste qui remplace progressivement le tsar dans ce rôle peu enviable. Si les deux premiers numéros du Burin satirique sont encore tirés en plusieurs tonalités (noir, sanguine, bleu, vert), les gravures suivantes, à l’instar

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de toutes les eaux fortes du Panthéon Orens, sont désormais tirées en noir et en sanguine seulement.

N° 3

La carte postale nouvelle feuille volante

7 À mesure qu’Orens publie les eaux-fortes de son Burin satirique, la réflexion sur le rôle et la place de la carte postale illustrée, genre auquel appartient la carte caricaturale, évolue et s’affine. Au XIXe siècle, avec le développement des périodiques illustrés, le destin de la caricature est de plus en plus lié à la presse satirique qui connaît un essor considérable. Au tournant du XXe siècle, la carte postale caricaturale est elle aussi perçue comme une « nouvelle feuille volante ». Mais en plus, on lui décerne un nouveau rôle : concurrencer cette presse satirique qui monopolise la caricature.

8 En 1902, Charles Fontane est le premier à évoquer cette double fonction : « La caricature, monopolisée jusqu’ici par quelques journaux et revues hebdomadaires, est devenue soudainement quotidienne, grâce à la facilité pour chaque artiste de pouvoir exposer indépendamment et rapidement sa pensée, avec les pages volantes que sont les cartes postales illustrées. Conçues hier, imprimées aujourd’hui, elles sont répandues le lendemain aussi loin que le permettent les moyens de correspondance.8 » Fontane qui n’emploie pas le terme « feuille volante », mais celui de « page volante », ne la compare pas exactement aux feuilles volantes des siècles précédents. Il évoque le vecteur particulièrement dynamique qu’est la carte postale sur laquelle un artiste expose « rapidement » sa pensée se répandant partout grâce aux « moyens de correspondance » fournis par la poste maintenant beaucoup plus rapide qu’autrefois, introduisant donc la notion de vitesse caractéristique de cette époque. S’il dit aussi qu’on peut s’y exprimer « indépendamment », c’est pour la comparer avantageusement à la presse illustrée où tout artiste doit se plier à la ligne éditoriale du journal qui nécessite en plus un certain temps pour être finalisé. Orens s’inspire de cette nouvelle conception pour composer une gravure publicitaire où une femme disperse au vent les

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premières eaux-fortes du Burin satirique au-delà des océans comme s’il s’agissait de « pages volantes » emportées par le vent9.

9 Si Grand-Carteret écrit que la carte postale caricaturale « plus redoutable que le journal », nécessite plus que lui « la surveillance des autorités », c’est parce qu’il estime que la liberté dont jouit la caricature et le portrait charge « ne saurait être en aucun cas, la liberté de l’insulte10 ». En parlant des œuvres d’Orens, de Bigot, et de Robert Lewis, il écrit que « la caricature-carte-postale va de l’humour bon enfant à la satire la plus violente, à l’attaque la plus injuste. Et c’est le Transvaal qui, toujours, en Allemagne et en France, fournira matière aux cartes les plus acerbes11 ». En choisissant la carte postale comme support, Orens peut donc réaliser des caricatures particulièrement cinglantes, voire indécentes, pour railler une éventuelle tête de Turc. Mais dans le Burin satirique 1905, toujours fidèle à son engagement de l’année précédente12, il s’abstient de réaliser des gravures à double sens comme il l’avait fait en 1903 avec les numéros 21 et 33 de son Burin satirique.

N° 4

Le plus artiste des cartepostaliers

10 En effet, dans L’Oncle de l’Europe, Grand-Carteret vante toujours les talents de son protégé : « Ainsi que toujours, le plus fécond, le plus artiste des cartepostaliers se trouve être Orens qui consacre à Notre Oncle plusieurs planches gravées, de ses séries : Le Burin satirique ou L’Actualité satirique. Faut-il les citer…13 » Il écrit encore que l’artiste manie « avec un égal talent la pointe du graveur aqua-fortiste et pointe-séchiste, et le crayon du peintre lithographe…14 ». Précisons que John Grand-Carteret qui soutient de son talent d’écrivain le jeune caricaturiste, très célèbre à l’époque, possédait un énorme

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ensemble de caricatures, d’estampes et d’images de toutes sortes, ce qui lui valut le titre de « plus grand remueur d’estampes et de documents du siècle15 ».

N° 6

Faites comme moi, on rigolera

11 Fin 1904, la politique menée par Delcassé depuis son arrivée au pouvoir semble avoir été de succès en succès : renforcement de l’alliance franco-russe, signature de l’Entente cordiale avec l’Angleterre le 8 avril 1904, rapprochement avec l’Italie pourtant alliée à l’Allemagne au sein de la Triplice, et adhésion en octobre de l’Espagne à la partie des accords franco-anglais relative au Maroc. Tous ces accords ayant été signés sans l’assentiment de l’Allemagne, l’irritation croit à Berlin où la Ligue navale allemande et la Ligue pangermaniste commencent à crier à l’encerclement. Le Kaiser prend de plus en plus d’assurance à mesure que l’armée russe se fait battre à plate couture en Extrême-Orient, ce qui affaiblit la France dont l’allié se discrédite. Après la terrible défaite des Russes à Moukden, le 31 mars 1905, Guillaume II débarque à Tanger pour montrer qu’il est déterminé à défendre les intérêts de l’Allemagne au Maroc. En France, on craint une guerre avec la puissante Allemagne. Le numéro 3 du Burin satirique intitulé Édouard VII à Paris (mai 1905), a été réalisé après le coup de Tanger, lorsqu’Édouard VII venu à Paris encourage la France à ne pas céder aux exigences de Berlin qui demande la démission de Delcassé. Ici, après avoir soulevé sa veste, et en se retournant, le corpulent souverain se colle sur le derrière la tête de Guillaume II devant Loubet qui contemple le spectacle. Le roquet Delcassé aboie tandis que le Maroc perché sur la tour Eiffel, domine. Légende : « Voyez-vous Émile, voilà où je mets mon neveu ! Faites comme moi on rigolera… ? »16 Quelques jours avant que cette estampe ne soit

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gravée, Édouard VII qui venait de faire escale à Alger, avait déclaré à Jonnart, gouverneur général d’Algérie : « C’est le voyage de mon hurluberlu de neveu qui vous préoccupe ! [...]. Rien ne presse. Le cas échéant la présence de la flotte anglaise en Méditerranée donnerait à réfléchir aux personnages brouillons et trop impétueux qui dirigent la politique allemande.17 » Nous avons ici l’une des premières représentations d’Édouard VII en dompteur de Guillaume II. Avec cette estampe, Orens parodie L’Impudique Albion de Jean Veber représentant une vieille Britannia casquée qui soulève sa jupe en se retournant pour montrer son derrière figurant Édouard VII18. Orens s’en était déjà inspiré avec numéro 26 du Burin satirique 1903. Très populaire, jusqu’en 1914, L’Impudique Albion fait l’objet de multiples parodies, et se métamorphose alors en Impudique Germania19.

N° 7

Alphonse XIII à Paris

12 Fin mai 1905, Alphonse XIII se rend en visite officielle à Paris, et dans le Burin satirique, l’alliance de la France, de l’Espagne et de l’Angleterre rayonne face au Kaiser isolé sur le plan diplomatique. Dans Les Bijoux de la couronne d’Espagne, on découvre la tête en forme de poire du Kaiser qui pend lamentablement dans le vide en guise de boucle d’oreille d’Alphonse XIII (Burin satirique n° 5). Dans Il y a poire et poire, le point d’interrogation sur le front du Kaiser indique que l’artiste se demande quelles sont les véritables intentions de Guillaume dont la tête toujours en forme de poire bouche le cornet du concert européen (n° 6). Avec la poire, nouvel attribut de l’arsenal graphique anti-Guillaume, l’artiste revient à ses anciens clichés d’un Guillaume dupe d’accords qui se nouent contre lui. Dans le numéro 7 (Autour de la toison d’or), des éclairs de rage sortent des moustaches du Kaiser ivre de colère face à l’alliance de la France de l’Espagne et de l’Angleterre. Enfin, avec La naissance du coq à trois têtes, Delcassé qui tient une pique sur laquelle est embrochée la tête dépitée de Guillaume, présente fièrement son œuvre

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diplomatique : un gigantesque coq à trois têtes, celles de Loubet, d’Alphonse XIII et d’Édouard VII. En médecin psychiatre, Orens prend un malin plaisir à se mettre dans la peau du Kaiser en proie à la phobie de l’encerclement pour nous exposer le degré d’exaspération qu’il doit éprouver.

13 Au cours de sa visite à Paris, le roi d’Espagne est victime d’un attentat. Dans Alphonse XIII victorieux de la mort, on retrouve le chapeau cabossé de Loubet soufflé par la violence de l’explosion à laquelle échappe le jeune roi (n° 9)20. Ayant eu droit en 1903 aux Bijoux de la couronne d’Angleterre21, puis en 1905 aux Bijoux de la couronne d’Espagne, dans ce monde de têtes couronnées, ainsi coiffé d’un chapeau aplati en guise de couronne républicaine près de vingt-cinq fois par Orens, Loubet faisait pâle figure. En 1903, Orens s’était engagé auprès de Fontane, à ne plus représenter Loubet avec son haut de forme cabossé. Mais, tenant à son idée, en 1904, dans M. Combes le détrousseur de Christ, ce chapeau trônait sur le bonnet phrygien posé sur le dos de la truie Combes crachant sur un crucifix brisée (n° 20)22. Orens, pouvait arguer qu’il avait respecté sa parole puisque cet attribut ne figurait plus sur la tête de son propriétaire. De même, dans Alphonse XIII victorieux de la mort, le chapeau en question n’est pas la tête de Loubet, étant soufflé par l’explosion. Si Orens tient à ses idées, il continue à narguer les grincheux qui lui reprochèrent autrefois ses atteintes à l’autorité et à l’ordre établi, l’obligeant à s’autocensurer. Les charges contre Loubet, qu’Orens ridiculisait, étaient d’autant plus divertissantes pour lui que la polémique s’envenimait au sujet de la désinvolture de sa verve satirique. Orens qui s’en amusait visiblement comme il l’affichait dans La Critique23, se révèle comme un artiste frondeur. Aussi éprouve-t-il certaines difficultés à faire totale repentance sur ce sujet épineux. La question de la censure redevient d’actualité en 1905 lorsque le gouvernement français frappe d’interdiction d’affichage le numéro du 4 février 1905 de L’Assiette au beurre où Galanis représente Nicolas II les mains couvertes du sang de son peuple, et le qualifie pour la circonstance de « Tzar rouge ». On note que certains collectionneurs, à l’instar parfois des gouvernements, n’apprécient guère de voir l’image des têtes couronnées traînées dans le ruisseau par les crayons des caricaturistes, un peu comme s’il s’agissait de saintes icônes. Ils exigent donc, malgré la liberté de la presse, que l’image du président de la France soit également épargnée24.

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N° 8

L’autre péril

14 En mai 1905, l’escadre russe venue de la Baltique sous le commandement de l’amiral Rodjetsvensky est à son tour anéantie (bataille de Tsou-Sima). La victoire du Japon est désormais totale. Les Japonais nous sont maintenant présentés comme de véritables ogres assoiffés de sang en proie à un véritable déchaînement de violence25. Les représentations d’anthropophagie jusqu’à présent très rares, se multiplient. Berlin exige alors le renvoi de Delcassé dont la politique est jugée trop agressive vis-à-vis de l’Allemagne. Après cette démission sous la pression allemande, la déception est grande à Londres où l’on estime que la France ne constitue plus une force effective en politique internationale. La chute de Delcassé provoque également en Angleterre une vague de germanophobie confinant « à la démence ». Cette mauvaise humeur est accentuée par la presse allemande qui accuse la perfide Albion d’attirer les pauvres Français dans le marais marocain pour les abandonner ensuite froidement à leur sort. Orens compose alors L’Autre Péril, où tel un oiseau de proie, le Kaiser tient le globe terrestre dans ses griffes (n° 10). L’artiste qui dénonce le péril jaune dans d’autres séries que le Burin satirique, désigne maintenant un autre péril ô combien plus dangereux et plus proche, le péril germanique. À partir de cette date, on assiste à un transfert des clichés du péril jaune au péril allemand, et dans l’œuvre d’Orens, le Kaiser devient la seule et unique tête de Turc de l’artiste.

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N° 9

S’il n’avait un fil à la patte

15 Après la démission de Delcassé, Londres redoute que Berlin ne profite de son avantage diplomatique pour se faire accorder un port sur les côtes marocaines. Malgré sa déception, le cabinet britannique estime qu’il a intérêt à fortifier la jeune Entente cordiale. Aussi, le rapprochement franco-anglais se manifeste-t-il d’une manière spectaculaire en juillet 1905 avec la visite à Brest d’une escadre britannique chaleureusement accueillie. En août, une escadre française participe à la revue navale du Spithead, puis une délégation des équipages français se rend à Londres où elle est acclamée. Orens salue maintenant la fermeté des Anglais venus soutenir la France dans un moment difficile. Dans Le Napoléon vierge, le Kaiser déguisé en Napoléon debout sur le globe terrestre, domine le monde tandis que John Bull le tient attaché avec une corde passée autour d’une botte (n° 11). Après Édouard VII, c’est maintenant l’image de John Bull en dompteur de Guillaume II qui s’impose. L’attitude agressive du Kaiser ne fait que renforcer l’Entente cordiale signée le 8 avril 1904 entre l’Angleterre et la France.

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N° 10

La force du passé

16 Dans La Force du passé (n° 11), le tsar n’est plus représenté sous les traits d’un sauvage sanguinaire massacrant son peuple. Au contraire, au milieu des explosions, on découvre un être faible et terrorisé par le destin tragique qui l’attend : être décapité à l’instar du roi Charles Ier d’Angleterre et de Louis XVI dont il tient la tête surmontée d’un sablier marqué « 1793 ». Derrière lui, l’immense faux du Potemkine s’apprête à le faucher. Sur sa tête, la couronne impériale en déséquilibre, est sur le point de tomber. En effet, la mutinerie sur l’unité la plus moderne de la flotte russe de la mer Noire, le cuirassé Prince Potemkine de Tauride, porte un coup de boutoir supplémentaire à l’édifice impérial chancelant, et ce d’autant plus que rien n’avait laissé présager de l’événement. L’artiste qui a pris de la hauteur dans son analyse de la situation, inscrit son œuvre dans une vaste perspective historique pour tourmenter Nicolas II en lui inventant des rêves qui le terrorisent, une manière subtile de le faire souffrir psychologiquement en guise de punition pour sa cruauté. Enfin, dans le numéro 15 du Burin satirique, le dernier de la série de l’année 1905 intitulé Le Tzar fantôme, ce dernier n’est plus qu’un pauvre infirme appuyé sur deux béquilles, et dont l’ombre n’est plus que celle d’un squelette. Sur sa tête, son énorme couronne explose. Orens qui a voulu être en avance sur l’histoire, se trompe. D’une manière inespérée, la révolte sera finalement matée.

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N° 11

Crise dans la carte postale caricaturale

17 En avril 1905, face à l’avalanche de cartes caricaturales, la presse rapporte que les collectionneurs cessent de les acheter toutes, et regrettent que la lithographie ait remplacé l’eau-forte : « Bientôt sur la tombe de la charge politique, sera gravée cette épitaphe : La carte politique est morte, les mauvais dessinateurs l’ont tuée [...]. Ce fut la collection des Souverains de Leal da Camara qui ouvrit la marche [...]. Quelle avalanche de cartes depuis ! Nous doutons qu’il existe un collectionneur qui ait eu le courage de les recueillir toutes. Depuis longtemps, les cartes ont perdu de leur valeur d’amateur, bien plus, beaucoup d’entre elles sont maintenant tirées en lithographie au lieu d’eau- forte, tout est fait à la hâte : coloris et légende, mais par-dessus tout, les dessins. Bien entendu, il y a des exceptions, mais malheureusement elles se perdent dans la quantité. Si cela continue, l’épitaphe sera nécessaire.26 » Dans L’Annuaire Berry, Orens fait alors de la publicité pour ses eaux-fortes du Burin satirique et du Panthéon : « Les amateurs éclairés feront bien de les retenir d’avance chez leurs fournisseurs habituels car le prix est susceptible d’augmentation, sitôt la carte devenue rare ». Certains collectionneurs s’en prennent aussi à ceux qui achètent n’importe quoi, ce qui dévalorise la carte postale en tant que support artistique, et en éloigne les bons artistes qui souhaiteraient s’y exprimer : « Le dédain témoigné à notre art par la plupart des artistes et des gens sérieux, provient des ravages exercés par les cartonnards, race inepte qui ramasse, empile, échange, troque, achète sans discernement et remplit de pièces niaises et ridicules, caves et greniers. Il est à souhaiter que l’intéressante Enquête de la Revue illustrée de la Carte postale, qui fait sensation dans le monde cartophile, désille enfin les yeux des collectionneurs, trop enclins à confondre quantité et qualité.27 »

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18 Détaillants et grossistes sont encombrés de stocks qu’ils ne parviennent pas à écouler. À partir de 1905, des organes importants de la presse cartophile cessent de paraître : La Carte Postal illustrée d’Émile Strauss, L’Amateur de la carte postale, Le Cartophile de Fontane, Le Cartophile-illustré-Revue de John Grand-Carteret, La Carte-Journal de Desboutins, La Carte Postale caricature, Mes cartes postales d’Offenstadt, L’Industriel cartophile de Siry, et enfin L’Annuaire Berry28. C’est désormais dans les livres très documentés publiés par Grand-Carteret qu’on trouvera des renseignements et des reproductions des cartes d’Orens ainsi que celles d’autres artistes : LUI (Guillaume II, vers 1905) ; L’Oncle de l’Europe (Édouard VII, vers 1905) ; Nicolas II ange de la paix empereur du knout (vers1907) ; Popold II roi des Belges et des belles (vers 1907) ; Derrière LUI (sur l’homosexualité dans l’entourage du Kaiser, vers 1908), Le Jeune Premier de l’Europe, (Alphonse XIII vers 1910). Enfin, à partir de 1908, grâce à l’ancienne équipe du Cartophile de Charles Fontane qui lance un nouveau périodique : La Diane, on retrouve des commentaires et des listes de cartes d’Orens, et d’autres séries dont : Le Plat du jour.

N° 12

Réception du Burin satirique 1905

19 La série se compose de quinze numéros seulement et d’un hors-série. Sur les deux premiers numéros, le titre de la série figure côté dessin avec le numéro d’ordre et celui du tirage à deux cent cinquante exemplaires. Pour le numéro 3, le titre imprimé à l’aide d’un tampon à encre ne figure qu’au dos de l’estampe réalisée à la date de reprise du Burin satirique après trois mois d’interruption. Cette gravure était peut-être destinée au Panthéon avant qu’Orens ne décide de l’intégrer au Burin qu’il relançait car sur toutes les gravures suivantes, le titre figure côté dessin. En décembre 1904, Orens avait

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composé une vignette avec son autoportrait caricatural devant figurer au dos des gravures avec le titre Burin satirique 3e année (1905), mais il ne l’a pas utilisée. On la retrouve en 1909 au dos de ses eaux-fortes de L’Aqua-Forte Orens. Charles Fontane donne les estimations en 1909 de chaque gravure29. Si en 1909, deux gravures du Burin 1904 se revendaient vingt francs, une seule de 1905 atteint la somme de dix francs, il s’agit du hors-série Le Coq à trois têtes. Onze pièces se vendent cinq francs (n° 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14), une deux francs (n° 15), et trois un franc (n° 1, 2, 3). Par rapport aux burins de l’année 1904 dont vingt-cinq sur quarante se revendaient un franc en 1909, ces résultats sont plutôt bons, et montrent que cette série est toujours recherchée par les collectionneurs en dépit de la crise qui frappe de plein fouet la carte postale caricaturale. En parlant des gravures du Burin satirique 1905, Henri Daragon écrit que l’artiste « s’est encore surpassé cette année. Tous les amateurs apprécient le choix de ses sujets autant que le fini de son dessin, il est passé depuis longtemps maître ès- cartophile30 ». La publication du Burin satirique va donc se poursuivre.

N° 13

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ANNEXES

Catalogue du Burin satirique 1905

N° 1. 17 janvier 1905. MR ; Combes fait ses adieux à ses collaborateurs. C’est en pleurant que le diable Combes salut une batterie de casseroles maçonniques décorées de visages versant de grosses larmes. Des fiches sont clouées au mur dont une est rédigée par Orens. – H – N° 2. 23 janvier 1905. La Boucherie de Saint-Pétersbourg, 22 janvier 1905. Au milieu des explosions, Nicolas massacre son peuple à coups de hache devant une femme en pleurs qui tente de sauver son enfant. – V – N° 3. 28 avril 1905. Édouard VII à Paris (mai 1905). Le gros souverain britannique se colle sur le derrière la tête de Guillaume II devant Loubet qui contemple le spectacle. Le roquet Delcassé aboie tandis que le Maroc perché sur la tour Eiffel, domine. Légende : « Voyez-vous Émile, voilà où je mets mon neveu ! Faites comme moi on rigolera… ? » – H – N° 4. Mai 1905. Lait pur du docteur PAX. Loubet allaite le jeune roi d’Espagne à l’aide d’un biberon. Légende : « Aie pas peur d’en boire mon petiot c’est du lait de ta sœur… Latine » – V – N° 5. Mai 1905. Les Bijoux de la couronne d’Espagne. La couronne d’Alphonse XIII est formée des têtes de Victor Emmanuel III, d’Édouard VII, de Loubet, et du sultan du Maroc. Il porte la tête de Guillaume II en forme de poire à une oreille en guise de pendentif, et fume une pipe dont le fourneau est la tête de Don Carlos. – V – N° 6. Mai 1905. Il y a poire et poire. La grosse tête en forme de poire de Guillaume II bouche le cornet d’un klaxon dont la poire est la tête d’Alphonse XIII. – V – N° 7. Mai 1905. Autour de la toison d’or. La décoration ornée des têtes de Loubet, d’Édouard VII et d’Alphonse XIII est représentée devant le Kaiser debout, les bras croisés et les jambes écartées. Des éclairs de rage partent de ses moustaches. – H – N° 8. Mai 1905. La Résurrection du coq gaulois. Alphonse XIII est assis sur le coq gaulois Loubet. Derrière, la poule Delcassé pond son œuf de l’Entente cordiale. – V – N° 9. Alphonse XIII victorieux de la mort. Le roi s’est emparé de la faux de la mort qui s’enfuit au milieu de l’explosion d’un bombe marquée : « De la part d’un sinistre imbécile, Paris 1er juin 1905. » Le chapeau cabossé de Loubet est soufflé par la violence de l’explosion. Légende : « Accueillez avec un sourire cet attentat qui nous confond, à ces fous pardonnez ô Sire, ils ne savent pas ce qu’ils font. Théodore Botrel. La Patrie. » – H – N° 10. 14 juin 1905. L’Autre péril, Guillaume II. Figuré en aigle, le Kaiser prend le globe terrestre dans une de ses serres. Alors que dans la presse, on ne parle que du péril jaune, Orens attire notre attention sur un autre péril plus proche et plus dangereux : le péril allemand. – V –

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N° 11. Juillet 1905. La Force du passé. Debout au milieu des explosions, et menacé par la faux du « Potemkin », Nicolas II tient entre ses mains la tête tranchée de Louis XVI surmonté d’un sablier marqué « 1793 ». – V – N° 12. Juillet 1905. Guillaume II le Napoléon vierge. Déguisé en Napoléon, le Kaiser trône majestueusement sur le globe terrestre tandis que John Bull lui attache une corde autour d’un de ses bottes. Légende : « S’il n’avait un fil à la patte. » – V – N° 13. Juillet 1905. Le Shah de Perse à Paris. Sur la tête du Shah, trône une femme nue symbolisant Paris, entre les têtes de Nicolas II et d’Édouard VII. – V – N° 14. Juillet 1905. Paul Déroulède le gracié récalcitrant ou le nouveau trottoir roulant. Retour d’Espagne où il était en exil, de Déroulède qui porte des castagnettes aux oreilles. Dreyfus gracié mais toujours juridiquement coupable, observe le spectacle. – V – N° 15. Le Tzar fantôme. Nicolas II figure appuyé sur des béquilles alors que sa couronne lui explose sur le tête, et que son ombre n’est plus que celle d’un squelette. – V –

Hors-série

N° 1. Mai 1905. La Naissance du coq à trois têtes. Delcassé qui tient une pique au bout de laquelle est embrochée la tête de Guillaume II, présente fièrement son œuvre diplomatique : un gigantesque coq à trois têtes : celles de Loubet, d’Alphonse XIII et d’Édouard VII. - V –

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NOTES

1. Charles Fontane, article publié dans le numéro 8 du 15 avril 1909 du journal La Diane. 2. Marcel Bernhein, article intitulé Orens : La Revue française de la carte postale artistique, n° 15, mars 1904. 3. Émile Combes, Mon ministère, 1902-1905, Plon, Paris, 1956, p. 138. 4. Le Boucher turc, série de 6 lithographies par Orens, février 1903. 5. Annuaire Berry, Paris, 1905, p. XIX. 6. Bruno de Perthuis, « Le Burin satirique 1904 », Nouvelles de l’estampe, n° 241, p. 19. 7. Annuaire Berry, Paris, 1905, p. XIX. 8. Le Cartophile, n° 23, août 1902, 9. Cette gravure a été réalisée 1903 pour la maison E. Delpire, 57 rue Bonaparte à Paris où l’on pouvait acheter des cartes à faible tirage et des originaux d’Orens, et d’autres artistes. Déjà, en juillet 1902, Orens avait réalisé une composition pour les membres du Cartophile Club figurant une femme qui disperse au vent des cartes postales sortant d’une corne d’abondance. 10. John Grand-Carteret, L’oncle de l’Europe (Édouard VII), vers 1905, Louis Michaud, Paris, p. 128. 11. John Grand-Carteret, L’oncle de l’Europe (Édouard VII), vers 1905, Louis Michaud, Paris, p. 134. 12. Les Nouvelles de l’estampe, n° 241, Le Burin satirique 1904, p. 20. 13. John Grand-Carteret, L’Oncle de l’Europe (Édouard VII), vers 1905, Louis Michaud, Paris, p. 136. 14. John Grand-Carteret, L’Oncle de l’Europe (Édouard VII), vers 1905, Louis Michaud, Paris, p. 137. 15. Victor Bettega, John Grand-Carteret 1850-1927, éditions des Cahier de l’Alpe, 1990, p. 43. 16. De même, en novembre 1908, lors de l’arrestation par les autorités françaises des trois déserteurs allemands de la Légion étrangère qui provoque une nouvelle crise franco-germanique, Orens nous montre Guillaume II casqué, se retournant pour soulever sa chemise et nous présenter son gros postérieur marqué « Poudre sèche » alors qu’il vient juste de se soulager de ses trois déserteurs sur la ville de Casablanca. Légende : « Aura-t-il bientôt fini d’embêter l’monde

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avec ses 3 déserteurs ? » (L’Actualiste 1908, n° 96). On voit que quand l’artiste tient une idée, il ne la lâche pas facilement prise. 17. Jacques Chastenet, Triomphes et malaises, Histoire de la troisième République, Hachette, 1962, p. 359. 18. Bruno de Perthuis, « Le Burin satirique 1903 », Nouvelles de l’estampe, n° 237, p. 25. 19. H. Alquié, 1914, carte postale fonctionnant à l’aide d’un rabat qui, une fois déplié, dévoile le portrait de Guillaume II sur le derrière d’une Germania ayant retroussé sa robe : « L’Allemagne vous fait part de ses… dessous… ! ». 20. Le 3 juin 1899, la cour de cassation casse et annule le jugement rendu le 28 décembre 1894 contre Alfred Dreyfus, et renvoie l’accusé devant le Conseil de Rennes. Si les dreyfusards triomphent, on assiste à un déchaînement de colère dans la presse antidreyfusarde. Le 4 juin, le président Loubet se rend à l’hippodrome d’Auteuil pour assister au steeple-chase. Lorsqu’il gagne la tribune présidentielle, les insultes fusent, et le jeune baron Christiani administre plusieurs coups de canne contre Loubet dont seul le chapeau est cabossé. 21. Nouvelles de l’estampe : Burin satirique 1903, n° 237, p. 23. 22. Nouvelles de l’estampe, n° 241, Le Burin satirique 1904, p. 26. 23. Nouvelles de l’estampe, n° 241, Le Burin satirique 1904, p. 26. 24. Précisons qu’en Russie, la censure impériale interdit le livre Le président Loubet en Russie reproduisant nombre de cartes postales sur l’alliance franco-russe. Dans le numéro 24 de septembre 1902 du Cartophile, on s’étonne de la sévérité de cette décision, car on reconnaît que si quelques cartes « ont pu déplaire en haut lieu, les auteurs du livre ont, avec un tact que nous aimons reconnaître, évité soigneusement d’en souligner les détails ». En Hollande, à la demande de l’ambassadeur d’Angleterre, une carte connue sous le nom de Dum Dum, représentant Kruger administrant une fessée à la reine Victoria, est interdite à la vente, et les exemplaires sont saisis (Revue illustrée de la carte postale n° 42, 25 juin 1903). 25. Dans le numéro 5 de La Cravache, par Marmonier, Mutsu-Hito est qualifié de « mangeur de blancs ». Dans le numéro 6 de la série, le maréchal Oyama devient « L’ogre des Russes ». Dans la série La Guerre russo-japonaise par Orens, le même maréchal Oyama dévore allègrement des soldats russes tandis que du sang lui dégouline sur la barbichette. Même type d’interprétation sur une estampe de Muller où le Nippon avale le soldat moscovite. Dans le numéro 8 de la série La Guerre russo-japonaise d’Orens, le visage de Mutsu-Hito se lève à l’horizon. Tel un vampire, il porte deux redoutables crocs. Toujours par Orens, on trouve une estampe intitulée S.M. Mutsu-Hito avec la légende : « Empereur du monde civilisé, préparateur du péril jaune. » Sur une autre estampe d’Orens intitulée S. M. Nicolas II et dernier, le Mikado dont la tête est un soleil rayonnant marqué « Moukden, Tsousima », tient dans ses deux mains la tête tranchée du tsar. En arrière-plan, la bombe de la première révolution éclate avec son cortège de revendications : « A bas l’autocrate, liberté révolution, constitution, suffrage universel. » 26. Cartophile illustré n° 23, 15 avril 1905. 27. Revue illustrée de la carte postale, n° 61, 20 janvier 1905. 28. Revue illustrée de la carte postale, n° 63, 25 mars 1905. 29. La Diane, n° 10, 15 juin 1909. 30. Henri Daragon, « S. M. Alphonse XIII à Paris, Mai-Juin 1905 ». Daragon éditeur.

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RÉSUMÉS

Le caricaturiste Orens connaît le succès en 1903-1904 avec sa série du Burin satirique. 1905 est l’année de questionnements sur sa pratique (création du Panthéon Orens) et les thèmes traités. Soutenu par Grand-Carteret, il poursuit son entreprise en publiant 15 estampes cette année-là, qui parvient à trouver son public malgré la crise de la carte postale satirique qui se fait jour.

The years 1903 and 1804 were a success for satirical printmaker Orens and his Burin satirique series. 1905 on the other hand was a time of questioning of both his art (with the launch of the Panthéon Orens) and his subject matters. Yet, with the support of Grand-Carteret he still produced 15 prints for the Burin satirique, which found its audience despite the growing competition of the satirical postcard.

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : 20e siècle

AUTEUR

BRUNO DE PERTHUIS Docteur en histoire de l’art

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La réception de l’estampe (XVIIIe siècle- XXIe siècle) Pour une approche statistique lexicale Printmaking through the lens of the printed word: for a statistical analysis of lexical customs, 1750-present

Rémi Mathis

1 La diffusion de l’Internet dans le grand public a bouleversé notre approche de la culture. Institutions et entreprises l’ont bien compris, qui ont rivalisé d’énergie pour mettre à disposition des richesses patrimoniales naguère peu accessibles, notamment grâce à la numérisation d’ouvrages et de documents anciens.

Google Books et Google Ngram Viewer

2 Outre la possibilité de lire des ouvrages rares, le développement des bibliothèques numériques au cours des années 1990-2000 a permis l’émergence d’outils susceptibles de renouveler l’étude des usages du langage. Prenant acte des possibilités nouvelles offertes par la quantité immense de livres et donc de mots indexés, Google a lancé en novembre 2010 une interface nommée Ngram Viewer1, qui permet de traiter, sans compétences techniques particulières, des corpus très importants afin d’y étudier la fréquence de tel ou tel mot. Ce corpus est issu du programme de numérisation de Google appelé Print, Book Search puis Books en anglais, Google Livres en français2. Parmi les quinze millions d’ouvrages numérisés datant de 1500 à 2008, les équipes du moteur de recherche en ont sélectionnés environ cinq millions dont la qualité d’océrisation (reconnaissance automatique de caractères) était considérée comme suffisante. Cela représente environ cinq cents milliards de mots dans leur orthographe originale, sensible à la casse (lettres capitales ou non), et classés par langue.

3 Comme l’indique le nom de l’application, sont uniquement étudiés des n-gram, c’est-à- dire des suites de lettres qui peuvent former un ou plusieurs mots, mais sans que le programme comprenne ni prenne en compte leur sens. L’analyse ne se fonde que sur

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des critères de forme. Il convient donc d’utiliser les données avec un œil critique. Les métadonnées utilisées pour Google Books ne sont pas toujours aussi précises et pertinentes qu’on le souhaiterait : il peut exister des erreurs de datation grossières. Toutefois, certaines critiques qui étaient naguère énoncées à l’égard de ce service sont de moins en moins pertinentes ; la qualité de l’OCR s’est considérablement améliorée, bien que les typographies soient anciennes : entre autres, le programme ne prend plus les s longs (ſ) pour des f. Afin de limiter le bruit, les termes ne sont indexés que s’ils se trouvent dans au moins quarante livres différents dans une année. Enfin, les résultats sont donnés sous la forme de fréquence d’usage (pourcentages) et non de chiffres bruts afin de pouvoir comparer les années entre elles, même si le nombre de livres publiés diffère parfois plus que sensiblement.

4 La difficulté à prendre en compte le contexte dans lequel un mot est employé amène à abandonner l’idée d’examiner l’usage des mots « gravure » et « burin », trop polysémiques. Nous nous concentrons donc sur trois mots dont l’usage présente des fluctuations concordantes : « estampe », « eau-forte » et « manière noire » (cette dernière représentée x 10). L’usage de ce vocabulaire sur le long terme est assez stable, n’augmentant et ne diminuant guère que d’un facteur deux pendant les deux cent soixante-dix ans représentés. Trois « bosses » apparaissent toutefois, pour les trois termes choisis (la première protubérance n’apparaît pas pour le terme eau-forte) : si la première se trouve autour à l’extrême fin du XVIIIe siècle et au tout début du XIXe, les seconde (entre 1850 et 1890) et troisième (de moindre importance, entre 1910 et 1930) indiquent des périodes de vogue pour l’estampe. On s’aperçoit en revanche que le désamour si souvent souligné par les auteurs de la fin du XXe siècle n’a pas d’influence sur l’usage des mots qui désignent nos techniques dans la production imprimée.

5 Au-delà de la place de l’estampe en général dans les livres du temps, ce type de statistique permet d’étudier la manière dont on nomme les choses, et en particulier les techniques utilisées au fil du temps.

Les techniques et leur nom

6 Comme tout autre vocabulaire, celui de l’estampe évolue. Si les traits majeurs de ces modifications sont connus, il est bienvenu de parvenir à préciser les modalités du changement, sa rapidité, sa date exacte. On sait par exemple que pendant tout l’Ancien Régime, on parle de « gravure en bois » et non « sur bois » : il n’est qu’à penser au Traité de Jean-Michel Papillon, qui utilise exclusivement la première expression.

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7 En réalité, « gravure sur bois » est une expression qui n’apparaît qu’au début du XIXe siècle et ne prend son essor que vers 1825 : elle est en revanche largement utilisée depuis, notamment dans tous les travaux des historiens de l’art de la fin du XIXe siècle et lors du renouveau de cette technique au début du siècle suivant. Parallèlement, l’expression concurrente sort doucement d’usage au cours de la première moitié du XIXe siècle, les deux courbes se croisant dès 18343. Le terme de xylographie demeure, lui, savant : on le trouve régulièrement à partir de 1850 mais son emploi est rare et à peu près stable depuis.

8 Quand le vocabulaire change, ce n’est pas seulement en raison d’habitudes qui évoluent, mais souvent également car de nouvelles réalités font leur apparition. C’est le cas de la lithographie, technique apparue en 1796 et dont on voit le nom lentement se diffuser au cours des premières années du XIXe siècle. Le phénomène est assez brusque en français et l’on atteint rapidement un palier, durant près d’un siècle (1830-1920), pendant lequel la présence de la lithographie dans les livres demeure stable.

9 Il n’en est rien en allemand et en anglais, où le mot se diffuse de manière beaucoup plus lente en une lente croissance continue de 1800 à 1960, date à laquelle les trois courbes se rejoignent, avant que la technique connaisse un regain d’intérêt, qui s’estompe rapidement.

10 Le phénomène n’est en revanche pas le même pour les deux grandes techniques qui se développent au cours du XXe siècle : la sérigraphie et la gravure sur lino. La gravure sur lino semble une pratique dont il est beaucoup fait mention dans les pays germanophones, particulièrement dans les décennies 1960 et 1970 ; le terme demeure rare en français et en anglais, mais en croissance permanente jusqu’en 2000.

11 La sérigraphie présente des caractéristiques semblables, à ceci près que l’intérêt allemand s’émousse très vite au cours des années 1970 pour retourner au niveau des ouvrages francophones. Bien que la technique soit populaire, le terme reste peu employé – il ne dépasse jamais « eau-forte ».

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Les graveurs

12 L’outil ne permet pas seulement de comparer des noms communs mais aussi des noms propres. Il permet ainsi de comprendre et de suivre la notoriété de tel ou tel graveur en tenant compte de la langue des ouvrages pris en considération. Nous nous bornons ici à donner quelques exemples afin de poser certaines bases, en espérant que l’approche soit reprise dans les études sur la postérité des artistes.

13 La présence de Dürer dans les textes en français et en anglais reste relativement stable, bien qu’elle soit en augmentation au cours du XXe siècle. En revanche, sa présence est beaucoup plus grande dans les livres allemands, représentation de sa place extraordinaire dans la culture germanique – en particulier à partir de la moitié du XIXe siècle et surtout pendant l’Entre-deux-guerres, période où le caractère original de l’art allemand est particulièrement mis en valeur.

14 Rembrandt présente un profil où les différences entre langues sont beaucoup moins marquées et sans qu’apparaissent de brusques périodes d’intérêt ou de désintérêt pour sa figure – tout juste deux pics se font-ils voir en allemand dans les années 1920 et à la fin des années 1940. Il s’agit d’un classique dès le XVIIIe siècle, sans jamais que son étoile ne pâlisse, et cela à l’échelle européenne.

15 Goya est encore moins cité que les deux premiers mais, surtout, sa notoriété débute plus tard, définissant deux périodes très différentes. Son nom apparaît essentiellement à partir de la Belle-Époque pour connaître un pic de fréquence au cours de la décennie 1950 – cela se stabilise ensuite au niveau des années 1930.

16 La comparaison laisse entrevoir la manière dont ces artistes sont reçus, y compris au fil des modes qui se succèdent. Rembrandt demeure l’artiste qui jouit de la notoriété la plus grande jusqu’à ce que des artistes du XXe siècle (ici, Picasso) le dépassent : les textes parlent toujours beaucoup plus des contemporains que des anciens. La présence croissante de Goya au cours du début du XXe siècle lui permet de dépasser Durer. Parmi les graveurs français anciens, seul Callot parvient à se faire une place point trop

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éloignée de ces grands noms. Au final, seuls quelques très grands noms survivent, en lien direct avec ce qui dépasse du petit cercle des spécialistes de l’estampe pour atteindre les amateurs voire le grand public. On ne sera donc pas étonné de retrouver sur ces courbes les noms les plus célèbres, les artistes dont les cotes sur le marché de l’art sont souvent les plus élevées.

17 Si l’on s’en tient en effet aux graveurs français – en tout cas ceux que nous pouvons suivre car leur nom est suffisamment rare pour ne pas prêter à confusion avec d’autres personnalités – on s’aperçoit que leur notoriété est la plupart du temps extrêmement faible, mais stable dans le temps.

18 Pour les graveurs plus récents, contemporains ou n’ayant en tout cas pas encore atteint le statut de « classiques », non seulement les chiffres sont encore plus faibles, mais on observe systématiquement un inévitable reflux qui suit la célébrité acquise de leur vivant.

Conclusion

19 Notre texte vise tout d’abord à encourager des approches qui ne sont pas toujours suffisamment employées et à mettre en valeur des nouveaux outils. Il est par exemple de tradition depuis plusieurs dizaines d’années de se plaindre du peu d’intérêt de la société pour l’estampe. À l’aune de ces courbes, on est tenté de dire qu’il n’en est rien et que la place de l’estampe dans la production écrite française est globalement stable. Nous espérons que de tels outils pourront servir à la réflexion générale sur quelque sujet que ce soit. Une histoire culturelle de l’estampe ne peut se bâtir qu’à partir de données sur la réception de l’art et de ses techniques. La visualisation et la quantification apportent une aide précieuse à cet égard, à comparer avec d’autres types de sources, de données et de renseignements. L’étude du vocabulaire employé ne constitue pas une fin en soi mais il serait passionnant d’approfondir la recherche (qui utilise quel mot quand et pourquoi) et surtout de systématiquement étudier les liens

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entre les graphiques ci-dessus (sur le vocabulaire des nouvelles techniques) avec les pratiques réelles. Enfin, la troisième grande voie que nous désirons ouvrir est celle de la réception des artistes avec des dimensions à la fois géographiques, culturelles et temporelles. Les outils ne permettent pas encore de chercher ce que nous désirons, en particulier car ils se fondent sur des suites de lettres sans leur attribuer de sens, ce qui rend toute recherche sur un mot polysémique hasardeuse. Néanmoins, cela pourrait très vite évoluer avec l’adoption systématique de technologies sémantiques sur Internet : de quoi préciser bien des points en suspens et approfondir notre connaissance de l’estampe et de sa représentation dans les sociétés contemporaines.

NOTES

1. Jean-Baptiste Michel, Yuan Kui Shen, Aviva Presser Aiden, Adrian Veres, Matthew K. Gray, William Brockman, The Google Books Team, Joseph P. Pickett, Dale Hoiberg, Dan Clancy, Peter Norvig, Jon Orwant, Steven Pinker, Martin A. Nowak et Erez Lieberman Aiden, « Quantitative Analysis of Culture Using Millions of Digitized Books », Science, pré-publication en ligne : 16 décembre 2010. 2. Alain Jacquesson, Google Livres et le futur des bibliothèques numériques, Paris, Éditions du Cercle de la librairie, 2010. 3. Paraissent ainsi par exemple en 1833 à la fois Léon de Laborde, Essais de gravure pour servir à une histoire de la gravure en bois et H. Brevière, De la xylographie ou gravure sur bois.

RÉSUMÉS

La numérisation du patrimoine écrit permet pour la première fois de pouvoir constituer des corpus de très grande taille afin d’étudier l’importance d’un terme dans la production imprimée en une langue donnée. Appliquée au monde de l’estampe, la méthode permet d’étudier les modifications de vocabulaire, ainsi que la fortune critique des artistes depuis plus de deux siècles.

With the mass digitization of our written heritage and the constitution of comprehensive corpora, it is now possible to systemically assess the use of a term in the written production of a specific language. Applied to the study of printmaking, this method sheds light on the evolution of vocabulary and the varying critical fortunes of artists over two centuries.

INDEX

Index chronologique : 18e siècle, 19e siècle, 20e siècle, 21e siècle

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AUTEUR

RÉMI MATHIS

Archiviste paléographe, conservateur chargé des estampes du XVIIe siècle au département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France et rédacteur en chef des Nouvelles de l’estampe

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Vie de l'estampe

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Christiane Baumgartner La mémoire en mouvement

Catherine De Braekeleer

1 Christiane Baumgartner est née en 1967 à Leipzig. Cette artiste donne à la gravure sur bois, son médium de prédilection, une modernité exceptionnelle, d’une part en creusant exclusivement ses matrices par des tailles horizontales, d’autre part en travaillant sur des formats monumentaux, certaines de ses œuvres frôlant les 4 mètres de longueur ou 3 mètres de hauteur.

2 Son attirance pour la vitesse et le mouvement, sujet principal de tout son travail, s’accompagne d’une démarche fondée sur la capture d’images, à partir de vidéos urbaines réalisées par elle-même ou de films documentaires, provenant bien souvent d’archives de guerres.

3 Au travers d’une sélection de plus de cent trente œuvres réalisées entre 1999 et aujourd’hui, l’exposition White Noise présente au Centre de la gravure à La Louvière, de février à mai 2014, l’univers de Christiane Baumgartner, sa fascination pour les trépidations et les chaos du monde, sa volonté de fixer les traces et les mouvements du temps.

4 Nous l’avons rencontrée le 7 août 2013 à l’occasion de la préparation de cette première exposition personnelle en Belgique. Christiane, vos estampes sont présentes dans bon nombre de collections prestigieuses, telles le MOMA de New York et l’Albertina de Vienne. Pourtant, vous ne souhaitez pas être présentée comme une artiste-graveur ? À vrai dire, je considère que cinq étapes ont marqué le développement de mon travail. Elles me sont apparues après plusieurs conférences que j’ai données sur ma démarche. J’y débute habituellement avec mes livres contenant des xylogravures (Cine, 1995) ; ensuite je présente les œuvres avec les points (The Ornament of Crowds, 1998) ; et puis les sérigraphies Klassmates et Klassenkameraden (1999) ; je poursuis avec la présentation des vidéos et j’enchaîne enfin avec les gravures sur bois. Lorsque je parle de mon travail, je ne mentionne pas seulement les xylogravures. Il est important pour moi de montrer ce déroulement, en effet je ne fais pas de la gravure sur bois parce que j’aime le bois.

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Actuellement, je réalise beaucoup de gravures sur bois, énormément d’impressions. Je suis une graveuse mais je préfère voir mon travail en tant qu’art et non pas en tant qu’art imprimé seulement.

Ill. 1. L’atelier de Christiane Baumgartner. Photo Andreas Bode

Revenons au début de votre parcours et à une de ces toutes premières pièces Klassenkameraden dans laquelle vous intégrez l’idée du mouvement. Je suis moi-même sur cette photo. C’est une photo de classe. Je voulais jouer sur la superposition d’images. C’est pourquoi j’ai choisi cette photo ; je pense que je dois avoir quatorze ans. À cet âge, les vêtements que vous portez sont très importants ; de même si vous appartenez à un groupe ou au contraire que vous n’en faites pas partie, cela aussi est essentiel. Cela a un rapport avec l’individualité dans le groupe. J’avais également aperçu sur une table chez des amis un livre d’un psychologue qui comprenait des portraits superposés de femmes, des centaines de portraits féminins. Le résultat était très artificiel mais aussi très beau. L’auteur décrivait ce qu’il pensait être la beauté. L’homogénéité. Je trouvais cela très intéressant. Mais je ne tenais pas à aller aussi loin. J’ai réalisé que lorsque je superposais plus de quatre visages, cela devenait flou et beaucoup trop vague. C’est pourquoi j’en ai utilisé seulement quatre. Les filles ont différentes tailles. J’ai décidé de superposer leurs visages, à hauteur des yeux. L’une d’entre elles est plus précise. Parce qu’elles forment un groupe, cela donne l’impression d’un mouvement, de vitesse. On peut sentir leur bras bouger. Je ne pensais pas en faire une sérigraphie. Je pensais qu’il s’agissait juste d’un travail. Et je le voulais le plus grand possible. 1,80 m était le maximum. Proche de la taille réelle. C’était beau. Un an plus tard, j’ai remporté un prix en Suisse grâce à cette pièce .Cela m’a permis de m’acheter mon premier ordinateur.

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Contrairement à la démarche documentaire ou typologique pratiquée par de nombreux artistes, pour vous ce n’est pas tant le contenu des documents sélectionnés qui vous intéresse que l’impact visuel des images elles-mêmes. Exactement ! Les images que j’utilise sont en corrélation avec la vitesse, elles sont reliées aux voitures, aux autoroutes et par conséquent aux images prises depuis une voiture en mouvement. À partir de là, j’en viens à utiliser des images provenant d’autres médias comme celles prises d’un écran `de télévision. Les deux m’intéressent. D’une part, c’est l’image qui m’interpelle et d’autre part je suis très attentive à la construction de l’image elle-même ou à sa disparition. Je ne choisis pas une image de manière très rationnelle. Et je pense que ce qui est encore plus intéressant c’est le langage d’une image. J’utilise une image. Je ne peux pas séparer ces deux aspects.

Ill. 2. Klassenkameraden, 1999, image 160 x 60 cm, papier 180 x 80 cm, sérigraphie, 8 ex.

Pourtant, bon nombre des images que vous sélectionnez proviennent de films d’archives des deux guerres mondiales. Ce ne sont donc pas vraiment des images sans importance. Bien sûr. Mais quand je choisis ces images de guerre, je garde à l’esprit l’idée de vitesse. Il y a la voiture d’abord, et l’étape suivante : les armes. Je lisais un livre qui portait sur la révolution de la vitesse. Actuellement nous vivons une certaine révolution de la vitesse, se référant à la vitesse de la lumière. Tout cela est relié à l’idée de vitesse. Il y a peut-être une autre raison : quand je réalise ces gravures sur bois qui prennent beaucoup de temps, j’écoute la radio. J’écoute surtout les débats, les discussions : de nombreuses catastrophes envahissent en permanence votre sphère privée. Je tenais à réaliser quelque chose sur ce sujet, mais pas juste un sujet d’actualité, ni une guerre qui vient d’éclater ou une catastrophe qui vient de surgir. Je ne recherchais pas cela. Alors que j’étais en vacances, je regardais la télévision et en zappant les différentes chaînes et je suis tombée sur un documentaire au sujet de la Seconde Guerre

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mondiale. C’était il y a quelques années, en 2005 probablement. En le regardant, j’ai pensé à l’enregistrer, à faire sortir le film de l’écran. J’ai filmé directement avec ma caméra. Je n’avais pas de câble. En allant sur une autre chaine, il y avait ces images du massacre de l’école de Beslan par les Tchétchènes. C’est une catastrophe qui s’est produite cette année-là. Sur une autre chaîne encore, vous aviez un documentaire sur ce qui s’est passé soixante ans auparavant, sans son, provenant du pilote. On pouvait voir une explosion de train. Pour moi, cela se rapporte aux mass media (qu’il s’agisse de la télévision ou d’internet) d’amener les catastrophes dans notre sphère privée. Ce sujet m’interpellait vraiment. Et c’est aussi pour cette raison que j’ai laissé cet effet de moirée, cela montre que les images ont été prises depuis un écran de télévision. Cela me prend parfois des années avant que j’utilise une de ces images. C’est particulier, parce que je suis allemande usant d’images de guerre. J’ai donc fait des recherches sur l’auteur de ce documentaire. Il s’agit d’un film de propagande réalisé par des Américains et non pas des Allemands. Je voulais faire quelque chose d’universel, et non pas en tant qu’artiste allemande réalisant quelque chose autour de la Seconde Guerre mondiale. Final Cut (2006) fut la première série pour laquelle j’ai utilisé des images de guerre. C’est un paysage mais les gravures proviennent de la guerre. Après cela, j’ai réalisé Formation (2006). Les lignes blanches sont les avions et les lignes plus sombres sont les ombres de ces mêmes avions. C’est filmé par un autre avion. Quand j’ai filmé cela depuis la télévision, je ne savais pas ce que cela allait donner. J’aime quand vous vous sentez en sécurité en regardant ces images ou qu’elles vous semblent belles. Mais il y a quelque chose comme de la peur, un sentiment de drame qui est sous-jacent.

Ill. 3. Solaris I, 2008, image 120 x 220 cm, papier 140 x 240 cm, bois sur papier Kozo, 6 ex.

Avez-vous l’impression d’être une artiste qui travaille sur la mémoire de l’histoire ? Je ne me perçois pas comme cela. Je sens ce que je vois, en réaction au monde, à ma manière. L’idée de vitesse ou les vidéos d’autoroutes proviennent de mes trajets entre

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Londres et Leipzig. Effectuant des milliers de kilomètres à travers l’Europe, de nombreuses fois, j’ai commencé à penser à l’abrutissement de ces gens assis dans ces petites boîtes qui se déplacent. Ces milliers de gens qui vont dans la même direction et le même nombre de voitures allant dans l’autre sens. Mais que peut-il y avoir de si important là-bas pour que ces gens y aillent ? J’ai pensé que tout ceci était ridicule. À un certain moment, j’ai évacué la présence humaine de mon travail. L’humain a disparu. Mais toutes mes images proviennent d’éléments créés par l’homme. Même Deutscher Wald (2011) n’est pas une forêt naturelle, c’est une forêt construite par l’homme. Il n’y a pas de vraie nature dans mon travail.

Ill. 4. Manhattan Transfer, 2010, image 119,5 x 160, papier 145 x 185 cm, bois sur papier Kozo, 6 ex.

Avec les images de guerre je peux facilement entrer dans les archives et prendre des photos. Mais cela ne m’intéresse pas, je n’investigue pas. Les formes m’intéressent, « la forme de la forme ». Comme Totentanz (2013), c’est comme une danse. En allemand, je dirais la figure des formes. La forme est une chose importante et la façon dont elle bouge légèrement. Dans un sens, je suis formelle, dans mes choix d’images. Évidemment, le sujet et le thème sont aussi importants. Une bonne œuvre d’art nécessite un impact visuel. L’impact visuel doit fonctionner en premier. Puis, immédiatement, le thème et le contenu doivent apparaître. Il doit y avoir un juste équilibre entre les deux. J’ai des milliers d’images, car avec la camera on obtient vingt-quatre images/seconde. Et j’ai tout cela dans mon ordinateur. Je les regarde encore et encore. Je les regarde à travers mon écran d’ordinateur et j’en choisis certaines. Parfois, je choisis une image que j’ai filmée il y a cinq ans. Puis, je réfléchis à l’échelle. Car l’échelle est une notion importante. Je fais le dessin à échelle par ordinateur et je le transforme via le logiciel. Mais l’image contient déjà

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l’effet de moirée, ce n’est pas moi qui le crée. C’est juste une erreur. Ce genre de chose arrive. Ensuite, je réalise une impression que je transfère sur le bois. J’aime l’idée de prendre du temps. C’est comme ça que cela a commencé : la vitesse reliée aux images ; et grâce aux vidéos vous avez des milliers d’images dans un laps de temps très court. Et je ramène ensuite ce procédé à une technique très ancienne, celle de la gravure sur bois. Cela peut sembler ridicule, stupide d’une certaine façon. Pourtant, c’est vraiment important pour moi de graver à la main. Les gens doivent se dire « mais pourquoi ne pas utiliser l’ordinateur pour le faire ? », mais cela sonnerait faux. C’est cela le cœur de mon travail, revenir au corps humain qui le réalise lui- même. De même, j’utilise d’habitude un baren pour imprimer, je n’utilise pas de presse.

Ill. 5. Deutscher Wald I, 2011, bois, 6. ex.

Dès vos premières gravures sur bois, saviez-vous que vous alliez creuser exclusivement vos matrices par des tailles horizontales ? Non. C’est pourquoi le catalogue qui sortira pour l’exposition sera intéressant : on y trouvera les anciennes gravures sur bois pour lesquelles j’étais encore en cours de recherche afin de finaliser cette technique de lignes. Après avoir eu l’idée de transposer des images de vidéos en xylogravure, cela m’a pris des années avant de le faire réellement, d’être assez confiante pour le réaliser, pour graver vraiment cette image vidéo. La vidéo était directe, je ne tentais pas d’en faire une œuvre d’art. Juste la prendre et la graver. Cela nécessite une sorte de calme et de concentration technique.

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Ill. 6. Transall, 2002, image 120 x 400 cm, papier 150 x 430 cm, bois sur papier japonais, 3 + III ex.

Tout a commencé avec mes propres enregistrements. Je voulais réaliser des tunnels. J’avais déjà réalisé des routes depuis des ponts, la vitesse depuis une voiture. Et là, je voulais réaliser un tunnel, car vous êtes forcés d’aller dans une seule direction. Sur une route, vous pouvez toujours faire demi-tour, mais cela est impossible dans un tunnel. Encore une fois, les choses se sont déroulées dans un certain ordre. J’ai vu un film, Solaris du réalisateur Tarkovsky, dans lequel il y avait un tunnel, et je l’ai filmé. C’est pourquoi je lui ai donné le titre de Solaris. L’utilisation de la vidéo depuis la télévision vient plus tard. C’était la première fois que je gravais dans les parties blanches. Car d’habitude je laisse de fines lignes mais ici dans Solaris (2008) je voulais traduire la lumière ; j’ai donc gravé ces parties. À la même période j’ai réalisé Allée, et là en revanche, j’ai laissé une grande partie sombre. C’est comme si ces deux pièces s’opposaient. Quand j’ai commencé avec les gravures sur bois j’ai pensé que je pouvais les imprimer en couleurs. Mais je ne l’ai jamais fait même si j’aimais l’idée à l’époque. J’apprécie beaucoup plus de faire des gravures à la manière traditionnelle allemande, retourner aux sources, aux racines et ne pas jouer avec celles-ci. Avec Allée j’ai pensé que tout ce noir dans les parties sombres serait de trop, c’est pourquoi j’ai choisi un bleu nuit. J’ai commencé doucement à introduire des couleurs dans mon travail. Mais jusqu’à présent, j’ai toujours eu à l’esprit des images uniquement en noir et blanc.

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Ill. 7. Formation II, 2006, 180 x 234 cm, bois sur papier Kozo, 6 ex.

Vous réalisez énormément de vidéos qui vous servent d’ « images sources » pour vos estampes mais dans certains cas vous décidez qu’elles existeront en tant qu’œuvre : comment et pourquoi opérez-vous ce choix ? Au début, avant que je ne fasse des gravures sur bois, je réalisais des vidéos. Comme Speed (2001) ; je pense que c’est avant que je ne commence les gravures sur bois. J’avais publié un livre qui portait le titre de Speed, en 1999. Speed m’apparaît comme une œuvre vidéo tout comme Ladywood (2010) qui est également une œuvre vidéo pour moi. C’est aussi un tournant, un autre type d’enregistrement. À l’inverse, les vidéos d’autoroutes, que je t’ai montrées hier, n’existent pas en tant qu’œuvres. Je les montre pour décrire le processus de mes gravures, mais pas en tant que telles. Ladywood, par contre, est une vidéo qui est reliée à deux gravures. Pour moi, c’est important, parce que Ladywood apparaît comme plus organique. Et je devais montrer qu’il s’agissait d’une construction réalisée par l’homme. Il s’agit d’un reflet, pas juste d’une image. C’est le reflet d’un pont de chemin de fer dans l’eau.

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Ill. 8. Totentanz, 2013, suite de 15 bois sur papier japon, 75,5 x 96 cm

Toujours à partir de vos prises de vues personnelles, vous avez multiplié les explorations et les expérimentations dans vos œuvres gravées, telles la suite, inhabituellement imprimée à l’encre rouge, de Deutscher Wald (2007) ou encore Manhattan Transfer (2010). Pour moi Deutscher Wald est une pièce très importante. Je l’ai gravée à partir d’une image en résolution 3 dpi. Si je l’avais fait à partir d’une image en 2 dpi, cela aurait juste créé un motif. On est à la limite entre le visible et le non-visible. J’avais cette idée en tête depuis des années, à savoir l’idée de travailler à partir d’une image en très basse résolution. Et j’ai essayé avec les voitures, les ponts, mais cela ne fonctionnait pas, cela ne donnait rien, sans doute parce que ce sont déjà des éléments construits. Mais cela fonctionne bien avec la nature. L’enregistrement s’est fait alors que nous nous promenions dans une forêt, durant l’hiver, près de la mer Baltique. C’était juste une balade, je ne pensais pas faire quelque chose en particulier. Mais des années plus tard, quand j’ai réalisé que je devais faire ces images en basse résolution à partir d’images tirées de la nature, j’avais neuf images à partir desquelles je pouvais travailler. Mon fabricant de papier m’a donné un papier légèrement brun. Je préparais une exposition et j’étais en retard dans mon travail. Je devais l’imprimer. Nous n’avions pas le temps de réaliser un nouveau papier. J’ai ouvert la boîte et le papier était brun. Imprimer du noir sur du papier brun, cela allait ressembler à une vieille gravure. J’ai alors décidé de l’imprimer en rouge. J’ai mélangé la couleur. Je pense que le rouge était la bonne couleur pour cette pièce. Manhattan Transfer m’a pris deux ans pour être réalisé. À cause du réseau, un cauchemar à graver. À la maison, je la gravais sur un grand piano. Je n’étais pas sûre que ce soit la bonne chose à faire. J’ai arrêté de nombreuses fois, c’était difficile. J’ai pris la photo à New York. C’était très bruyant et chaque fois que je travaillais dessus je pouvais entendre le bruit de cet hélicoptère. C’était vraiment impressionnant. Et puis il y a également Transall (2002) qui est comme une sorte de clé de voûte dans mon travail.

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Je collectionne énormément d’images provenant de la presse ; j’ai toute une collection mais je ne les utilise pas. En ce qui concerne Transall, j’avais cette image avec moi, alors que j’étais en résidence en Irlande, résidence que j’ai détestée. Après un temps, j’ai pensé que je devais réaliser quelque chose avec cette image. J’ai donc fait Transall. J’ai commencé en Irlande. J’avais reçu un bois de 2 m sur 60 cm. J’ai dessiné dessus. Ma résidence s’est achevée après cinq semaines. Je me suis donc envoyé le bois par bateau depuis l’Irlande jusqu’à Leipzig. Le bois était un peu endommagé, mais il était encore possible de le travailler. Par conséquent, j’ai recommencé à creuser mais le bois était très mauvais. Un véritable cauchemar. Je le haïssais déjà. Puis est arrivé le 11 septembre. Et j’ai pensé que plus jamais je ne pourrais créer des images comprenant des avions, car tout le monde allait penser au 11 septembre. J’ai donc arrêté. L’année suivante, j’ai repensé à ce travail, il s’agit d’avions de transport. J’aimais vraiment cette image, ces avions. Il n’y a pas de présence humaine. On peut voir tout de même un hélicoptère atterrir. Une image si étrange, si dominante. C’est une image tellement masculine. Je tenais à faire cette gravure. Je me suis rendue chez un marchand de bois, lui demandant la pièce de bois la plus grande. 1,80 m était la dimension la plus grande. J’ai alors recommencé. Cela m’a pris un an. J’en ai fait six exemplaires, trois en noir et blanc et trois en couleur (une sorte de bleu noir).

Christiane, vous avez choisi White Noise comme titre de votre exposition ; pouvez-vous me dire pourquoi ? Pour moi, c’est le titre parfait car il peut correspondre à plusieurs interprétations. Mes pièces aussi peuvent être lues sous divers angles. Je pense qu’une œuvre doit rester ouverte, mais également indiquer une certaine direction. C’est pourquoi je trouve que White Noise est le titre parfait. Et puis, il ne faut pas oublier que cette appellation provient d’un écran de télévision enneigé. Le bruit d’une image, cette neige. C’est ce que j’adore.

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Ill. 9. Ladywood, 2010, image 168,5 x 252, papier 188 x 268 cm, bois, 3 ex.

INDEX

Index chronologique : 20e siècle, 21e siècle Index géographique : Allemagne

AUTEUR

CATHERINE DE BRAEKELEER Directrice du Centre de la gravure et de l’image imprimée de la fédération Wallonie-Bruxelles (La Louvière)

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L’atelier de Bernard Rémusat à Callian

Maxime Préaud

1 Quand j’ai fait la connaissance de Bernard Rémusat, en juillet 1984, son atelier se trouvait dans le quartier Saint-Jacques, dans la « banlieue » de Grasse (Alpes- Maritimes). À l’époque, il ne travaillait pas pour lui, il imprimait pour les autres1. Il ne savait pas alors ce que le nom de Saint-Jacques pouvait évoquer à un historien de l’estampe française. Il n’est resté qu’un an à cet endroit-là. Bernard a un côté nomade, même s’il prétend aujourd’hui vouloir ne plus changer de place. Peut-être l’espère-t-il, il prend de l’âge lui aussi.

2 Son premier atelier était au cap d’Antibes, dans le garage d’amis. Il y avait installé sa première presse à taille-douce, une Ledeuil – parmi les dernières grosses presses en fonte que cette fabrique ait produites – qu’il était allé chercher à Montrouge même, dans la banlieue parisienne2. Il avait d’abord travaillé chez Giraudon, à , et chez Baviera à Vence, mais ça ne compte pas comme ateliers à lui. Ensuite, il est allé à Saint- Cézaire, tout près de Grasse aussi. Puis à Saint-Jacques, ce qui fait trois. Le quatrième atelier était le plus spacieux, à Mougins, une centaine de mètres carrés en carré, très lumineux. Le peintre et graveur vietnamien Dang Lebadang travaillait là souvent. Quand je passais, en été, faire quelques gravures, nous allions déjeuner au « Saint- Antoine », il y avait une petite laie, très sympa, clochette au col selon une tradition qu’elle ignorait, qui fouillait de son groin dans les poches de nos vestes.

3 Le cinquième atelier était dans une jolie maison, à Biot, avec des baies vitrées partout, où Bernard vivait avec Ingeborg, sa première épouse, et leurs beaux enfants blonds, Arthur et Saskia. Mais quand Ingeborg est repartie pour les Pays-Bas avec les enfants, il a fallu vendre. Bernard s’est installé à Puyloubier, sous la Sainte-Victoire, du côté que Cézanne n’a pas peint, c’est trop loin à pied. Pourtant, la route qui longe la montagne est magnifique.

4 C’est dans le septième atelier qu’il est resté le plus longtemps, dix-huit ans, de 1994 à 2012 : à Marseille, 31 rue Terrusse (le nom d’un propriétaire du XIXe siècle), dans le Ve

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arrondissement. Malheureusement, le propriétaire actuel a voulu récupérer la grande pièce que Bernard occupait au rez-de-chaussée, et il a fallu déménager une fois encore.

Ill. 1 à 3. Vues de l’atelier (photo M. Préaud)

5 L’espace qu’il a fini par trouver dans le village de Callian (Var) n’était qu’une remise, au sol en terre battue. Bernard a dû tout installer, une chape de ciment, l’eau, l’électricité. Il se souvient de ces neuf mois douloureux sans atelier, à ne pas pouvoir travailler.

6 La couverture était neuve tout de même ; percée de deux tabatières Vélux, qui délivrent un peu de lumière zénithale, et les murs étaient en bon état, avec deux fenêtres donnant vers l’ouest sur la rue du Baou et le flanc de la colline au-delà. Le matin, il faut tout de même allumer des lampes pour y voir bien, comme dans la plupart des maisons méridionales où l’on se protège du soleil.

7 Callian est un assez joli bourg, accroché à un peu plus de trois cents mètres au-dessus de la plaine, dominé par un château médiéval, et peuplé d’environ trois mille habitants. Il n’y en avait que sept cent quatre-vingt-trois en 1955 selon le Guide bleu de cette date ; lequel dit aussi, à tort, que la féministe Juliette Adam (en littérature Juliette Lamber) y est morte et enterrée3. Le cimetière abrite la tombe de sœur Emmanuelle. Celle du peintre et graveur Édouard Goerg (1893-1969) et de son épouse, en revanche, se trouve toujours dans le parc de la magnifique maison qu’ils ont longtemps habitée et qui a été acquise par la commune de Callian après qu’elle avait été laissée à l’abandon4.

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8 L’atelier est constitué d’une seule grande pièce de 63 m2, tout en longueur. On y pénètre par une porte en bois peinte en gris vert, munie d’une vitre protégée par une grille à l’espagnole, genre maison de banlieue.

9 Tout de suite à gauche, Bernard a installé son bureau, avec ordinateur, imprimante, téléphone (fixe parce que le portable passe mal dans ces contrées), sur quelques planches bien jointoyées et polies par-dessus un meuble à tiroirs dans lesquels il entrepose ses estampes personnelles. Une lampe design suédois des années 1970, jaune orangé, éclaire une petite bibliothèque verticale où il range ses archives (factures, etc.).

10 À côté, une petite presse à taille-douce qu’il appelle la presse de Torcy (parce que c’est à Torcy, en Seine-et-Marne, qu’il l’a achetée via Internet il y a trois ou quatre ans). Elle n’a pas d’autre nom mais un joli volant pentagonal. Cependant il pourrait l’appeler la presse Delâtre car, ainsi qu’il me l’a lui-même fait remarquer un peu plus tard5, c’est celle que manipule une charmante jeune femme sur la carte-adresse d’Eugène Delâtre (1864-1938) gravée par Richard Ranft (1862-1931), et qu’on retrouve dans l’atelier dudit Delâtre sur la gravure en couleurs dont la reproduction sert d’invitation à l’exposition « Impressions à Montmartre » au musée de Montmartre en septembre 20136.

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11 Suspendue au mur au-dessus du PC, est accrochée une grande composition encadrée où se mêlent, comme la plupart du temps dans l’œuvre de Bernard, taille-douce, collages et peinture, celle-ci de 2009, « période celtique », avec des motifs de stèles à entrelacs. À côté est encadrée une autre estampe, cette fois de 2008, réalisée au carborundum accompagné de pointe sèche et de collage, avec des plaques qui serviront encore par la suite, intégrées dans des compositions plus grandes. Le motif est encore nordique : des runes. Curieux comme Bernard Rémusat, dont le nom et l’accent, pétard !, sonnent plutôt méridionaux – il est né à Aix-en-Provence, rue de l’Opéra, la même rue que celle où Cézanne a vu le jour – est attiré par le monde du Nord.

12 Suit une estampe plus petite, mélange de taille-douce et de taille d’épargne dans le médium, de la série des Constellations.

13 Une autre composition où se combinent coloriage, impression et collage, encadrée, sur le même mur, rappelle son passage en Égypte. Il avait participé en 2002 à l’inauguration de la nouvelle bibliothèque d’Alexandrie, invité pour la France ainsi que Robert Lobet (éditions de la Margeride) pour créer un livre sur place. Bernard a réalisé un Pyramide book, dont les pages se replient et s’assemblent à la façon d’un château de cartes pour former une pyramide. Très astucieux. Du coup, il a gravé des personnages à l’égyptienne, mêlés à une écriture7 inspirée de la pierre plus ou moins hittite de Karatepe. Bernard n’a pas plus de problème avec les frontières du Moyen-Orient qu’avec celles de l’Europe celtique.

14 Un peu plus loin, une table basse recouverte de papiers puis, par-dessus un gros ensemble de tiroirs paraissant issus d’une vieille boutique du genre de Tartaix (13 rue du Pont-aux-choux, dans le IIIe arrondissement de Paris, là où la plupart des graveurs parisiens viennent acheter leur cuivre), peints en gris, qui contiennent des chiffons, des pinceaux, des outils, du matériel de plomberie et d’électricité, une large planche sert de plan de travail.

15 On trouve dessus un petit massicot rapporté d’Amsterdam. Bernard faisait, dans la capitale néerlandaise, des petits boulots à côté de son activité à la Rietveld Academie8 où il pratiquait la gravure et la lithographie. Il avait rencontré Ingeborg à Marseille quand elle faisait les Beaux-Arts. Lui, pour gagner sa vie, avait travaillé sur des bateaux ; à son retour, n’ayant pas pu s’inscrire aux Beaux-Arts, il était parti rejoindre Ingeborg à Amsterdam où elle était retournée. C’est elle qui lui suggéra de passer à la

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Rietveld Academie. Il fut tellement séduit par ce qu’on y faisait qu’il souhaita s’y inscrire et y fut accepté. Il y resta cinq années, pendant lesquelles il travailla la nuit, par exemple comme pompier dans le port d’Amsterdam9 où il y a des marins qui chantent, après avoir trié le courrier à la gare Centrale, pour pouvoir le jour se livrer à l’exercice des beaux-arts.

16 Une pierre lithographique, avec un rouleau posé dessus, pour l’instant inactif ; un autre rouleau à deux poignées sur son support. Contre le mur, des étagères supportent des piles de boîtes de couleur, de vernis, et différents produits. Au-dessus, l’horloge ronde qui, comme beaucoup d’objets ici, était déjà à Marseille et que j’ai immortalisée en 2011 dans une lithographie faite avec Bernard dans l’atelier de la rue Terrusse. Une grande plaque chauffante, qui ne chauffe pas en ce moment (heureusement, il fait déjà 25 °C dans la pièce) : Bernard est en train de travailler pour un ami (il ne supporte pas de ne rien faire pendant que je l’embête avec mes questions), à préparer des couleurs sur cette plaque et sur deux autres pierres lithographiques, devant d’autres étagères chargées de boîtes. Des pinceaux (brosses plates) suspendus au mur. Sous la seconde fenêtre, un bac est rempli de chiffons de toutes sortes et de toutes couleurs.

17 À côté, il a fabriqué une table de travail formée d’une immense planche posée sur des pieds métalliques entre lesquels sont disposés des tiroirs bourrés de crayons de couleur de ses filles Julia et Esther, de pots de yaourts vides, d’outils divers, et des étagères portant du papier. Sur la table même s’entassent une presse de notaire, des boîtes chargées d’un tas de trucs, des pierres lithographiques avec des essais de couleurs, un ensemble de « santons » nubiens en terre cuite coloriée assez intéressants rapportés de son voyage en Égypte. Contre le mur, la chaîne hi-fi présente dans la plupart des ateliers, le support pour les gros rouleaux qui servent à encrer les lithographies, avec au-dessus deux chalumeaux bleus accompagnés d’un petit cochon rose en plastique qui appartenait à Arthur (qui collectionnait les cochons) et d’un rétroviseur de 4L.

18 Plus loin, un miroir rectangulaire dans son cadre de bois doré, suspendu derrière un fauteuil style Louis XIV venu de Hollande et au-dessus du volant démonté d’une presse à taille-douce (récup’ juste pour le plaisir et au cas où…) posé contre le radiateur (éteint).

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Ill. 4. Amphores III, 24 x 46 cm, lithographie, 2011

19 Dans l’angle, une armoire en bois, sans porte, dont les étagères et le dessus sont encombrés d’un amas de bricoles à l’utilité douteuse, par exemple une machine à imprimer le timbre sec d’une entreprise : E. BEASLEY & SON – LIMITED, une cisaille pour couper les caractères en plomb, tout de même le portrait d’Aloys Senefelder, qui fait bien chez un lithographe. À l’extérieur de l’armoire sont accrochés un tablier, un éventail (en fait une espèce de moulinet, très efficace pour assécher les plaques ou les pierres, qui n’a pour seul défaut que de faire souffrir les muscles de l’avant-bras ; c’est peut-être, avec une petite burette à pétrole dont j’aimerais bien faire le portrait, l’objet le plus ancien de l’atelier), une horloge numérique qui marque 9 h 45 alors qu’il est 15 heures, et 26° de température.

20 Parallèlement au mur du fond est disposée la presse lithographique, avec son volant comme la roue d’un timonier. Cette presse, Bernard l’a achetée dans la Drôme il y a quelques années. Celle qu’il possédait auparavant (meuble historique sur lequel il avait imprimé ma première lithographie), et qu’il avait achetée à Cabris, se trouve maintenant au musée de l’Imprimerie à Nantes10, de même qu’une presse à taille-douce Karl Kraus qu’il avait eue en paiement d’un travail pour un artiste d’Eze. Sa toute première presse lithographique, Bernard l’avait acquise de Pierre Chave, à Vence, puis revendue à Le Guellec, près de Menton11.

21 Derrière la presse, contre le mur, est appuyé un escabeau en aluminium ; il y a aussi une lampe, une console en pierre sur laquelle est posé un pot de fleur avec un brin de muguet déshydraté, un séchoir à cheveux sur un tréteau replié. Au-dessus est encadrée une composition de l’artiste, empreinte d’une pointe sèche tirée au plâtre (renforcé avec du Forton) et pressée sur une toile retravaillée par la suite.

22 À droite se dresse une armoire en bois, qu’un fauteuil en osier posé devant la porte fermée gêne pour ouvrir ; elle contient du matériel divers, des archives, des outils, un rétroprojecteur, ainsi qu’un objet rare que Bernard me montre avec fierté : un feu arrière gauche de Ford Sierra Break12. Dans l’angle se trouve l’évier avec des arrivées d’eau. Au-dessus, des étagères. Contre le mur de droite sont appuyées bon nombre de

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pierres lithographiques, accompagnées d’une poubelle en métal à l’ancienne et d’une pelle à poussière bleu outremer.

Ill. 5. Cavalier I, 41 x 66 cm, taille-douce, reliefs encrés et collages, 2008

23 Sur le mur même Bernard a installé un grand panneau de bois blanc qui lui sert en quelque sorte de « gueuloir » visuel, comme aurait pu dire Flaubert, je ne trouve pas le mot qui conviendrait pour nommer le lieu où ses grandes compositions fraîches sorties de la presse ou du chevalet peuvent être soumises à l’œil critique du maître (ou des copains qui passent, éventuellement). En ce moment il travaille sur une suite de grandes planches gravées en taille d’épargne dans du médium. Ce sont des représentations inspirées par les mégalithes burinés de l’île de Gavrinis en Bretagne (toujours ce tropisme nordique).

24 C’est au beau milieu de l’atelier qu’est disposée la grande presse à taille-douce qui est l’instrument de travail fondamental de Bernard. Elle a été construite sur mesure et sur ses indications par Peter van Ginkel à Arnhem aux Pays-Bas. Bernard voulait qu’elle fût exactement à la bonne hauteur pour en atteindre d’un point toutes les parties sans avoir à en faire le tour. Elle a été spécialement conçue pour que le cylindre supérieur puisse se relever facilement afin d’y faire passer des planches de bois ou de linoléum, des plaques enrichies de carborundum, etc. Du coup, le cylindre d’entraînement est celui du dessous. Elle est électrique. Elle est magnifique (il la bichonne) et occupe bien l’espace. Elle a été livrée à Bernard le 21 janvier 1986, jour de la naissance de sa fille Saskia.

25 Il a également monté tout une installation de planches avec montants de métal pour poser du papier en paquets et en rouleaux et tout un amoncellement de cadres de divers formats, au-dessus desquels est accroché encadré un grand triptyque de sa composition, de la période « vikings ». À côté, une échelle métallique et un grand séchoir à épreuves. Un peu plus loin, allant jusqu’à la porte d’entrée, il a bâti une sorte de cage, appuyée sur un meuble à tiroirs pour les estampes, à l’intérieur de laquelle il a installé un cabinet de toilette qui est en même temps une bibliothèque d’art plutôt bien

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fournie. Le dessus de la cage forme une mezzanine pour des cartons pleins d’œuvres et des cadres.

26 J’imagine que c’est dans ce petit coin propice à la méditation ─ comme une cellule monacale, voire un cachot, incite à l’évasion ─ que Bernard Rémusat, livres à l’appui, élabore ses projets de peintures et d’estampes. Ce qui doit être la partie la plus fraîche de l’atelier l’aide probablement à recréer en images ce Nord auquel par-delà les siècles il semble ne pas se lasser de rêver. Il a sûrement une boussole quelque part dans un tiroir13.

NOTES

1. Nall (1949-), Théo Tobiasse (1927-2012), Lebadang (1922-), par exemple. 2. Elle se trouve maintenant dans le bel atelier d’Élisabeth Bascou dans le Lubéron (chemin du trou de Grave, 90E route de Cavaillon 84660 Coustellet Maubec), où René Tazé vient l’été en guest star animer un stage. 3. Selon Wikipedia, elle serait enterrée au Père-Lachaise, à Paris. On sait que les défunts, parfois, se promènent. 4. Merci à monsieur François Cavallier, maire de Callian, pour ces renseignements qu’il a bien voulu me donner. 5. Communication électronique du 18 septembre 2013. 6. Très belle exposition, quoique brève, qui sera malheureusement sur le point de se terminer quand vous lirez ces lignes. 7. Il y a des écritures dans la plupart des travaux de Bernard, qu’il s’agisse d’alphabets exotiques ou de graffitis communs. Je ne crois pas toutefois qu’il vandalise les monuments. 8. Gerrit Rietveld Academie, Fred. Roeskestraat 96, 1076 ED Amsterdam, Pays-Bas. 9. Il a grâce à cela pu assister à une partie du tournage de Barocco, d’André Téchiné, avec dans les rôles principaux Isabelle Adjani et Depardieu encore relativement mince ; le film est sorti en 1976. 10. Très beau musée, dont je recommande la visite. 11. Ce serait amusant de faire un article sur la circulation des presses. Je suis preneur de toute information. Dites-moi comment s’appelle votre presse (Ledeuil, Zaugg, etc.), d’où elle vient et/ ou à qui vous l’avez transmise. Écrire aux Nouvelles de l’estampe. 12. Comme par hasard, il conduit une Ford Sierra Break. 13. J’avais raison : Bernard me dit (comm. électronique du 21 octobre 2013) qu’il y a bien une boussole dans l’atelier, qui appartenait à son père.

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INDEX

Index géographique : France Index chronologique : 21e siècle

AUTEUR

MAXIME PRÉAUD Archiviste paléographe, conservateur général honoraire de la réserve du département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France

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Vive l’estampe !

Lauren Laz

NOTE DE L’ÉDITEUR

Exceptionnellement, il nous a semblé utile de donner la parole aux organisateurs d’un évènement afin de leur permettre de revenir sur son déroulement et son apport : la neutralité cède donc le pas à l’enthousiasme et l’envie !

1 Le dimanche 26 mai 2013, 206 événements, partout en France, fêtaient l’art de l’estampe. Créée et mise en place par Manifestampe – Fédération nationale de l’estampe – avec l’idée de suivre le modèle séduisant et populaire de la Fête de la musique, cette première Fête de l’estampe a fédéré de très nombreux acteurs de cet art d’aujourd’hui, tous plus innovants, créatifs et dynamiques les uns que les autres. Nombreux également ont été ceux à nous rendre compte de cette folle journée consacrée à cet art qui nous rassemble. À notre tour de témoigner, pour tous et pour chacun, de l’importance emblématique de cette initiative et de l’immense succès qu’elle a rencontré.

D’où ?

2 C’est à Maxime Préaud, graveur et historien de l’estampe, président de Manifestampe, que revient l’idée de cette fête. À la base de sa proposition, l’envie bien sûr de célébrer l’art de la gravure, mais surtout le vœu de rassembler artistes, imprimeurs, éditeurs, amateurs, aux côtés d’institutions publiques, centres d’art, associations, galeries et écoles, bref toute personnalité ou structure soucieuse de la valorisation de l’estampe, autour d’une proposition festive et infiniment libre : une journée pour regarder, penser, aimer l’estampe, selon des modalités que chaque acteur trouvera à sa convenance. La date du 26 mai a été choisie telle un symbole de cette volonté de tous nous rassembler : elle commémore un événement fondamental de l’histoire de l’art imprimé, l’édit de Saint-Jean-de-Luz, ratifié le 26 mai 1660 par le roi Louis XIV, consacrant la gravure comme un art libre, dépendant de l’imagination de ses auteurs et

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ne pouvant être assujetti à d’autres lois que celles de leur génie. À chacun de s’approprier cet art et cette fête, donc.

3 L’idée lancée, les choses sont rapidement organisées par Manifestampe, grâce aux compétences des membres de son conseil d’administration : mise en place du blog www.fetedelestampe.fr relayé depuis le site officiel de la fédération www.manifestampe.org et les moteurs de recherche traditionnels, et conception de différents outils de communication laissés libres d’utilisation pour chacun. Le blog permet à la fois de s’inscrire en annonçant son événement, mais également de trouver un ensemble de documents à télécharger aidant chaque participant à organiser et faire connaître son événement (communiqué de presse, flyer, affichette, tract d’information et logos), enfin de lister l’ensemble des événements mis en place, rassemblés par région, puis par département, dans un format aisément imprimable. Chacun pouvait également recevoir flyers et stickers s’il le souhaitait. Petit à petit, le programme s’est rempli et il faut bien reconnaître qu’à la fédération, jamais nous n’avions imaginé rencontrer une telle faveur ni voir se mettre en place des propositions aussi audacieuses.

Ill. 1. Installation en plein air d’estampes monumentales réalisées par les élèves de l’école des beaux-arts de Versailles. Photo Anne Paulus

Où ?

4 Le premier point à retenir de cette journée est l’extraordinaire mobilisation sur l’ensemble du territoire : 206 événements nous disions, dans vingt régions et soixante départements. Sur le plan quantitatif, effet « grande ville » oblige, on ne sera guère étonné de voir l’Ile-de-France battre tous les records, avec quatre-vingt-quatre manifestations, dont quarante-trois à Paris, particulièrement dans les XIII, XIV, XVIII et

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XXes arrondissements, treize dans les Yvelines et huit dans les Hauts-de-Seine. En région, si aucune proposition n’a été annoncée dans le Limousin ou en Corse, la palme revient à la région Rhône-Alpes, avec quatorze événements (inexplicablement, aucun à ), juste devant les régions Bretagne et Provence-Alpes-Côte d’Azur, à égalité (treize manifestations). L’effort dans les régions Languedoc-Roussillon (12) et Centre (10) est à saluer, tout comme l’organisation d’un événement dans les DOM-TOM, en Guadeloupe. Au niveau départemental, outre ceux que nous venons de signaler, les plus actifs ont été le Finistère (8), le Gard (7), le Val-de-Marne (6), les Bouches-du-Rhône (5), l’Hérault (5), le Bas-Rhin (5), le Var (5) et la Seine-Saint-Denis (5). Bref, en 2013, on a fêté l’estampe en ville comme à la campagne, mais tout particulièrement près de la mer…

Qui ?

5 Sur le plan organisationnel, la mobilisation a été très importante au niveau des créateurs et des galeristes, nettement moindre pour les imprimeurs (seulement les ateliers Moret, Paris 5e), éditeurs, restaurateurs, encadreurs, historiens de l’estampe et amateurs. Ce tour d’horizon est d’ailleurs à l’image des membres fédérés par Manifestampe, qui rassemble essentiellement des artistes, des associations d’artistes, quelques marchands ou galeristes spécialisés. L’effort de la fédération est certainement à poursuivre vers ces autres « métiers » de l’estampe.

6 Les artistes qui ont prévu quelque chose sont généralement des plasticiens : des peintres et des graveurs. Également à l’instar des adhérents de Manifestampe, l’accent a principalement été mis sur la valorisation de la taille d’épargne et de la taille-douce. Quelques propositions roulaient autour de la lithographie, et, tout en regrettant qu’ils n’aient pas été plus nombreux, on félicitera particulièrement les cinq événements qui ont célébré la sérigraphie, comme l’atelier Épreuves multiples de Neuilly-sur-Marne reçu pour la circonstance à l’Acerma (Paris XIXe), et Alain Hurstel à Hohfrankenheim abordant l’estampe numérique. Certains artistes se sont regroupés ou ont mis en commun leurs idées et leurs initiatives pour organiser de véritables parcours à suivre pour les visiteurs intéressés, comme en Bretagne avec le Circuit des graveurs finistériens, au Chesnay, à Douarnenez, à Arcueil, à Trélazé, à Octon. L’initiative, sans doute complexe dans son organisation, semble avoir été très vertueuse et passe pour exemple à suivre.

7 Très actifs et ambitieux ont été les ateliers collectifs et les associations de graveurs : La Villedieu, Pointe et burin, Gravix, Envers Endroit, Grife, Armataplanet, Aqua Forte, Recto Verso, Graver maintenant, Association artistique cheminote, Les Ateliers de la scierie, Mines de rien, Hors cadre, Isoréa, Orbe, L’Âne hautain et le bélier sauvage, Empreinte 04, ApoG, Page(s), Paris-Ateliers, Môm’Frenay, De la main à l’empreinte, Le bois gravé, La gippe, Épreuves multiples, Renaissance et culture, Les Graveurs Associés, Les artistes du Chesnay, Les artistes de Guyancourt, Les artistes de Belleville, La tarlatane, ETR Balistic.

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Ill. 2. Atelier mobile de l’École d’arts plastiques de Riom avec Anne Maury et Laure Girard

8 Une importante part des activités a été assurée par les galeries : L’Estampe à Tence, La Chouette à Daoulas, La Marina à Saint-François, L’Estampe à , Regard à Sainte-Maxime, Les Antiquaires à Amiens, Ruffieux-Bril à Chambéry, L’Aquatinte à Quimper, L’Échiquier, Claude Lemand, Schumm-Braunstein, Michèle Broutta et Grand monde à Paris, Eva Doublet à Saint-Georges-du-Bois.

9 Plus rares ont été les propositions émanant d’institutions culturelles. Conférences, lectures, visites d’exposition, présentation d’estampes de fonds publics auraient pu être prévues. Sans doute le fait que cette journée soit un dimanche a compliqué les choses pour ces acteurs officiels de la vie de l’estampe, dépendant d’autorités de tutelle parfois lourdes. Soulignons d’autant mieux l’investissement de structures publiques ou professionnelles, soit par leur implication dans l’organisation, soit par la mise à disposition de leurs espaces : la Ville de Riom, la Ville de Nantes, Confluence des arts et des savoirs et la mairie de Limeuil, le Centre d’art graphique de la Métairie Bruyère à Parly, le musée d’art et d’histoire et l’Ar[T]senal de Dreux, la Maison des métiers d’art de Ferrières-en-Gâtinais, les services culturels des mairies d’Aubais, Carcès et Villeneuve-lez-Avignon, la Maison de la gravure Méditerranée à Montpellier, le Village des arts et métiers d’Octon, la Maison des arts d’Évreux, l’espace autonome du Centre d’art contemporain de Châtellerault, le musée municipal de Draguignan, l’école des beaux-arts du Genevois, la Maison du livre d’artistes de Lucinges, l’école des beaux-arts de Versailles, l’école municipale d’arts plastiques de Limay, l’Espace Landowski de Boulogne-Billancourt, l’académie d’art de Meudon, les offices du tourisme de et de Saint-Hippolyte-du-Fort, la commune de Champagney, l’école municipale Camille Varlet de Veneux-les-Sabons, l’académie Comairas de Fontainebleau, le Belvédère du parc de Belleville, la médiathèque de Metz, l’agglomération d’Annemasse, la Villa

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Simone Signoret de Guyancourt, la maison de quartier de Conflans-Sainte-Honorine, la Maison Yvonne Guégan de Caen, ainsi qu’un dépôt de la SNCF de Nîmes.

10 On regrettera de ne pas avoir eu accès, pour cette édition, à des collections particulières. Mais on peut toujours espérer que la passion des amateurs ait été partagée au sein de leur cercle familial…

Ill. 3. Première épreuve du projet collectif Lino Forté. Atelier de l’association Aqua forte à Reims

Quoi ?

11 Il faut saluer l’énorme effort consenti quant à la gratuité des événements proposés. Seuls deux lieux ont demandé des droits d’entrée (faibles d’ailleurs), que leur contexte institutionnel peut expliquer. Quelques-uns appréciaient une participation, symbolique ou libre, aux activités. Merci donc à tous de votre générosité et de votre convivialité.

12 Concernant la nature même des événements programmés, la Fête de l’estampe 2013 a principalement donné occasion aux graveurs d’ouvrir les portes de leur atelier, la « porte-ouverte » étant avec l’« exposition » la proposition la plus récurrente. Les hôtes ont généralement programmé la présentation de leurs propres œuvres ou de celles de leurs maîtres ou amis, des démonstrations de gravure et/ou d’impression, des projections de documentaires sur l’estampe, des discussions, des performances, des créations de livres à plusieurs mains, et même une tombola. Un grand effort semble avoir été déployé pour aider le visiteur dans la découverte de la vie quotidienne d’un créateur : les outils bien rangés, des pièces accrochées au mur, des portefeuilles d’estampes prêts à être ouverts, des livres comme des estampes volantes disposées pour la consultation, choisis selon les différentes techniques pratiquées dans le lieu, afin de rendre au mieux l’immense diversité de la gravure et ses multiples possibilités, les artistes et les étudiants disponibles. Beaucoup ont également fait en sorte de faire

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participer leurs visiteurs, leur offrant de réaliser une gravure, généralement à la pointe sèche sur plexiglas, ou de collaborer à l’impression, comme pour ces monotypes imprimés toutes les deux heures par Le pas des gens à Nîmes (Association artistique cheminote). La plupart des manifestations ont eu lieu à l’intérieur de l’atelier, sur le lieu même de travail de l’artiste, ou éventuellement chez un ami leur faisant bénéficier d’un espace soit plus grand soit plus central (beaucoup d’artistes vivant en grande banlieue parisienne ont trouvé à rallier la capitale pour la journée). Des lieux très improbables ont ainsi pu être investis : un hangar de l’aérodrome de Saint-Cyr-l’École pour Cécile Orsoni, une ancienne imprimerie à Tours pour Jean-François Chandellier et Christelle Vallet, un espace troglodytique à Naveil pour A. Gestin, une ancienne scierie à Fondamente pour Sophie Vigneau, le Golf de Mormal à Preux-au-Sart pour Isabelle Dussart. Deux ateliers ont profité de cette journée pour fêter également leur inauguration : l’ADN de Laurent Nicolaï à Vieillevie et Éva Demarelatrous à Puyravault. Ces portes-ouvertes ont suscité quelques ventes, ainsi que des inscriptions pour des cours d’initiation. Des classes ont même été particulièrement reçues à cette occasion, par Thomas Hallon Hallbert à Castres.

13 Le fait d’être reçu par l’artiste lui-même, dans un lieu de création, privé, intime, disposant la plupart du temps d’une belle lumière, caché dans une arrière-cour, a sans doute contribué à faire en sorte que le visiteur sente un happy few, à lui permettre d’oser poser des questions, à aiguiser sa curiosité et à connaître un moment d’échanges rare, précieux, très qualitatif. Au niveau des artistes, nombreux ont été ceux à nous témoigner leur joie à se voir ainsi sortis de leur isolement, comme l’exprime Francine Minvielle à Fouras-les-Bains.

14 Au menu de la journée, quelque quatre-vingts expositions également, individuelles ou collectives. Deux lieux ont fait l’énorme effort de construire une exposition spécialement pour cette seule journée : onze graveurs invités par la galerie de l’Échiquier (Paris XIe) et Hommage à Jacques Ramondot par Michel-Henri Viot et Isabelle Munier-Sensi (Paris XIIe) ; pour d’autres, ce fut le temps du week-end. Mais la plupart des intervenants ont plutôt veillé à faire coïncider ce dimanche 26 mai avec des dates d’expositions plus longues, en amont ou en aval, bénéficiant en conséquence d’une visibilité et d’une communication sans doute plus importante. Pour la journée en question, une proposition spéciale était alors mise en place : rencontres d’artistes, projections, démonstrations.

15 Onze performances ont été programmées, particulièrement spectaculaires, essentiellement des impressions de pièces de très grands formats nécessitant bras, mains et pieds nombreux. Tout comme le fait de rencontrer un créateur pouvait constituer un instant précieux et rare, là aussi le visiteur s’est trouvé vivre un moment d’exception. On imagine aisément l’émotion de qui a relevé l’estampe de 7,50 m de long imprimée à partir d’un lino collectif par Lino-Forte à Reims ; de qui a participé à l’impression d’une matrice collective par la Maison de la gravure Méditerranée de Montpellier ; de qui a planté des napperons typographiés dans le jardin de l’atelier Recto Verso de Reims ; de qui a partagé une expérimentation ludique, comme avec ce rouleau de jardin oublié mais retrouvant toute sa pression sous l’action de Ximena de Leon Lucero et Sophie Domont à Paris XVIIe ; de qui a vu se créer un livre autour de Muriel Bo à Frouzins et de Pascal Hémery à Gif-sur-Yvette ; de qui a « imprimé la terre » avec François Dubois à Paris XVIIIe.

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Ill. 4. Fête de l’estampe et de la nature en forêt de Fontainebleau par Les graveurs associés. Photo Gérard Robin

Comment ?

16 Sur le plan de la localisation des événements proposés, si la plupart ont reçu leurs visiteurs à l’intérieur de leur espace, beaucoup sont parvenus à créer un partenariat avec une autre structure que celle dans laquelle ils travaillent habituellement, comme pour Dominique Aliadière reçu à la librairie Les libres champs (Paris VIe). Signalons ainsi quelques configurations d’exception : la mise à disposition de la collégiale de Villeneuve-lez-Avignon, l’incroyable projet de Dreux « Estampes dans la ville » regroupant quarante artistes de l’association Graver maintenant, l’investissement de la cour de l’école des beaux-arts de Versailles, la délicieuse proposition en pleine forêt de Fontainebleau pour les Graveurs associés de Bourron-Marlotte, le lieu enchanteur du Moulin de Louez à Duisans animé par Judith Debaste, le château de Carcès par quatre écoles de gravure de la région PACA, le moulin de Carrière à Aubais par Florence Barbéris ou encore le Four Pontet de Magné...

17 D’autres enfin ont osé investir l’espace public, permettant d’aller à la rencontre et d’interpeller des passants n’ayant pas forcément connaissance ni de cet art, ni de ses techniques, ni de cette journée. Par exemple en installant tables et chaises sur une place (à Rouen, à Manosque, à Mâcon) ou sur le trottoir en face de son échoppe, comme pour Christophe Chevalier devant le Petit cargo de Quimper, en imprimant sur la place publique, comme pour Florian Georgin à Rouen ; en disposant des estampes dans la rue, soit à une fenêtre, soit aux grilles d’un jardin, accompagnées d’un petit texte, comme pour le groupe Impressions d’encre, à Sèvres, à Versailles, à Ville d’Avray et à Orly. Cette dernière proposition a permis aux intervenants de « se démultiplier » et d’assurer leur présence physique sur d’autres lieux. En s’implantant dans la rue avec un stand

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mobile à l’occasion de marchés, de foires ou de salons : à l’occasion de la fête de la ville de Riom (Sylvie Échaubard), au marché du livre de Nemours (Jean-Claude Diez), au salon Livres en mai du lycée Henri-IV (Véronique Desmasures, Yvonne Orsini et Tangy Garric) ou parmi les bouquinistes du Parc Brassens (Hortense Godfroy) à Paris, à la foire d’Octon (Judith Rothchild et Joan Beall), de la Fête de la Bretagne à Douarnenez (Brigitte Kernaléguen). Ou encore en installant tables, presses, cordes de séchage pour neuf ateliers en plein air.

18 Le 26 mai, il faisait plutôt beau temps, on fêtait les mamans, l’Europe célébrait les métiers d’art et certaines grandes villes ont pu souffrir de manifestations pénibles. Mais quelques-uns ont également tiré parti de circonstances locales particulières et bénéfiques, en se greffant sur un événement plus important. Ce fut par exemple le cas pour J.-C. Daroux avec la Biennale de l’estampe de Magné, pour Pascal Renaud, Claire Dauviau et Isabelle Martija-Ochoa avec la Fête de la nature à Fontainebleau, pour Jean- Marc Béraud avec les Rencontres de la gravure sur bois à Annot, pour Nancy Sulmont avec le Printemps des voisins à Nantes, pour Colette Bouriat grâce à une journée spéciale d’ouverture des galeries dans le VIe arrondissement, pour Christine Gendre- Bergère bénéficiant dans Paris XXe des portes ouvertes des ateliers de Belleville...

19 Frappante pour nous est également la réjouissante appropriation de cette Fête de l’estampe. Certains ont mis en place une signalétique dans l’espace public (à Bordeaux), on saluera notamment le fléchage à Moélans-Revel pour atteindre l’atelier perdu en haut de la montagne de Monique Ariello-Laugier. D’autres se sont débrouillés pour voir leur événement annoncé dans des lieux de passage comme les écoles, les centres d’animations et services culturels municipaux, les offices de tourisme. Très nombreux ont été ceux à créer pour la circonstance leur propre affiche, reprenant comme convenu le logo de la Fête de l’estampe et en n’oubliant pas de signaler que l’initiative venait de Manifestampe. Et il faut également féliciter, dans un contexte journalistique souffreteux, ceux qui sont parvenus à attirer l’attention de la presse locale, car, malgré nos efforts portés au niveau national, seules les revues françaises Art et métiers du livre, Nouvelles de l’estampe et britannique Printmaking today ont évoqué la Fête. Autrement, s’est installé un extraordinaire relais sur la toile, à travers les blogs ou les pages personnelles d’artistes ou d’associations d’artistes, les sites des municipalités ou des offices de tourisme. À noter d’ailleurs, qu’en cherchant bien, d’autres événements, à Manosque, Metz, Annecy ou Lille, non inscrits sur le blog « officiel » sans doute faute de temps, ont été mis en place avec l’intitulé Fête de l’estampe.

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Ill. 5. Affiche conçue et réalisée par Béatrice Myself, Christelle Vallet et Jean-François Chandellier pour l’association La cage d’escalier à Tours

Pour qui ?

20 Les chiffres qui nous sont parvenus – entre la vingtaine de visiteurs et plusieurs centaines – situent la moyenne à une cinquantaine de visiteurs par événements, soit un total de 10 000 personnes pour toute la France. Des amis, c’est certain, mais aussi de nouvelles têtes, des promeneurs, des familles, des curieux, des amateurs et même des touristes. Beaucoup vous ont indiqué avoir prévu de venir, être venus depuis un autre département, être allés chercher de la famille pour vous rejoindre, avoir osé emmener les enfants… Vous avez insisté sur la joie, la convivialité et la curiosité ressenties tout au long de cette journée. Pour Manifestampe – Fédération nationale de l’estampe, créée en 2004 à l’initiative de Louis-René Berge dans le but de rassembler et fédérer les acteurs de l’estampe en France afin de promouvoir ce mode d’expression et d’y sensibiliser le public, nous y voyons une forme de reconnaissance tant professionnelle que publique, ce qui nous conforte dans notre légitimité et dans la poursuite de nos actions. La fédération œuvre ardemment à la création prochaine d’une Maison de l’estampe. Elle accueille aujourd’hui quatre cents membres (individus et personnes morales).

21 Maxime Préaud indiquait en 2006 : « Manifestampe signifie rendre manifeste, visible, évident comme le soleil, l’art de l’estampe, avec ses beautés et ses richesses trop souvent voilées par les brumes de l’indifférence. » Bref, cette journée a cherché à révéler que cet art plutôt secret est en fait à portée de main et à portée de regard. Le rendez-vous est pris pour le lundi 26 mai 2014, et tous les 26 mai suivants. À vos initiatives !

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Index géographique : France Index chronologique : 21e siècle

AUTEUR

LAUREN LAZ Doctorante en histoire de l’art

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Anne-Catherine Nesa L’estampe et l’habit

Miriam Ambattle

1 Anne-Catherine Nesa est née en 1969 à Paris. Après un diplôme de peintre-décorateur à l’atelier Mikado à Paris, elle étudie au Painting Studio of Cambridge à Boston, puis à l’atelier de gravure de Jean Clerté à Paris et séjourne à la Casa Velázquez entre 2008 à 2010. Elle obtient entre autres le prix Pierre Cardin de l’Académie des beaux-arts de l’Institut de France et le prix Grav’x en 2003. Outre ses expositions personnelles (galerie W, Florean Musem, galerie Génivie), elle a participé à de nombreuses expositions collectives depuis 1998 en Europe et au Japon.

2 En juin 2013, elle a publié un livre de bibliophilie intitulé Immort’elles au sujet des habits d’académiciennes. Votre parcours est un peu atypique. Pouvez-vous nous en parler ? Comment avez-vous découvert la gravure ? À dix-neuf ans, je suis partie étudier aux États-Unis dans un atelier de peinture pendant deux ans. À mon retour à Paris, j’ai immédiatement intégré les cours de gravure aux Arts décoratifs dans l’atelier de Jean Clerté. En entrant dans cet atelier, ce fut un grand déclic, l’odeur de l’encre, les tarlatanes… Ma connaissance de la gravure et des graveurs était alors très limitée. D’autre part, je me souviens de l’impact qu’ont eu sur moi les photographies réalisées par Brassaï de graffitis gravés dans la pierre. J’ai voulu par ma démarche de création essayer de laisser une marque aussi indélébile. Dès lors, il fallait que je me consacre à la gravure. Plus tard, j’ai travaillé dans un atelier professionnel collectif danois puis à la Cité des Arts. Je me suis finalement installée dans mon atelier du XVIIIe arrondissement où je tire aujourd’hui encore mes gravures. J’utilise aussi maintenant la peinture comme un sas de décompression, une sorte de récréation, qui me permet de me détacher de la gravure quand j’en ai besoin. Mais si la peinture m’inspire, elle reste pour moi, un mode d’expression trop limité alors que mes recherches en gravure me permettent d’explorer une multitude de techniques différentes.

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Nous retrouvons notamment cet esprit d’expérimentation de techniques de gravure dans votre série « Les Disparus ». En quoi cela est-il une étape importante dans votre parcours ? Mon évolution en tant que graveur est marquée par des périodes consacrées à une seule technique. Ainsi, j’ai tout d’abord concentré mon travail sur l’aquatinte et d’autres acides. Je me suis ensuite intéressée au carborundum, puis finalement à la pointe sèche. Mon passage par la Casa Vélasquez marque un tournant décisif dans ma vie et dans mon parcours. Pendant leur séjour, les artistes peuvent mener une recherche très intime et personnelle que je qualifierais d’archéologique. Il m’a donc été permis d’y expérimenter sans pauses, sans distractions et d’y mener à terme des essais et des projets qui me tenaient à cœur. Je pense par exemple à un projet sur l’histoire des techniques photographiques, développé à partir d’une vieille photo retrouvée dans les rues de Madrid : j’ai photocopié la photo que j’ai ensuite gravée, puis imprimée sur support plastique en utilisant les dernières technologies disponibles. À la Casa, j’ai commencé à utiliser de nouveaux supports dans mes gravures, notamment, l’impression sur tissu mais aussi l’ajout de fil de laiton, de tarlatane et d’assemblages divers autour de broderies. Cette recherche technique a abouti entre autres à la série « Les disparus », le travail final présenté à la Casa, dans laquelle j’explorais la thématique de l’objet trouvé, particulièrement le vêtement, à la manière d’un portrait anonyme.

Ill. 1. L’atelier d’A.-C. Nesa

Le « retour à la réalité » après un séjour à la Casa semble être une étape difficile pour un grand nombre d’artistes. Comment en revient-t-on ? En revenant à Paris, j’ai compris que j’étais allée jusqu’au bout de mon inspiration sur le sujet de l’urbain et sur la matière à l’état brut. À ce moment précis, j’ai ressenti une

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très forte envie de créer un livre. En effet, j’ai été entourée de gens de lettres et d’écrivains à la Casa, dont Nelly Labère. Nous avions mené des collaborations pendant notre séjour et je voulais maintenant me consacrer à un projet concret. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à ébaucher le livre Immort’elles.

Dans ce livre, vous continuez à traiter du thème du vêtement même s’il s’agit maintenant de l’habit des académiciennes. Pourquoi ce choix ? Effectivement, le thème du vêtement, du textile en général est très présent dans mes œuvres mais je voulais trouver un sujet encore plus pointu pour ce livre. J’avais d’abord pensé aux habits ecclésiastiques, puis aux uniformes d’écoles. Finalement, j’ai découvert un document audiovisuel de l’INA, montrant M. Lévi-Strauss en train d’essayer son habit d’académicien pour la première fois. Je me suis rendu compte alors qu’il s’agissait d’un sujet peu connu, entouré même d’un certain mystère. Je n’ai d’ailleurs trouvé aucune recherche antérieure sur les habits des académiciennes. Ce thème m’a permis également d’aller à la rencontre de femmes au sein d’une institution très masculine. À la Casa Velázquez, j’avais pu rencontrer des académiciens, puisque ce sont eux qui sélectionnent chaque année les nouvelles œuvres qui entrent dans la collection de l’Académie. J’ai tout d’abord présenté ce projet à monsieur René Berge qui m’a permis de rencontrer madame Édith Canat de Chizy, compositeur et membre de l’Académie des beaux-arts. Par la suite, j’ai fait la connaissance de madame Brigitte Terziev, sculpteur et membre de l’Académie des beaux-arts, puis de madame Florence Delay, auteur dramatique, romancier et membre de l’Académie française et finalement, de madame Dominique Meyer, membre de l’Académie des sciences dans la section biologie humaine et sciences médicales. Elles sont devenues les protagonistes de mon livre.

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Ill. 2. Florence Delay, Brigitte Terziev, Dominique Meyer, Edith Canat de Chizy (intr. Nelly Labère), Immort’elles, Paris, 2013. 12 eaux-fortes d’A.-C. Nesa

Vous avez dressé un portrait de ces quatre académiciennes en leur posant trois questions sur leur « habit vert » : L’habit d’académicien, un habit d’homme ou de femme ? Prend-on l’habit ou est-ce l’habit qui nous prend ? L’habit fait-il le moine ? et avez composé trois gravures pour chacune d’entre elles. En quoi leur habit en particulier vous a-t-il intéressée ? Le choix de l’habit, pour les femmes de l’Académie, est plus en accord avec leur personnalité puisque, contrairement aux hommes, il n’existe pas de transmission de l’habit entre académiciennes. Depuis 1981 et l’entrée de la première femme à l’Académie, Marguerite Yourcenar, l’habit des immortelles est ainsi une création à part entière et, pour chacune d’entre elles, une réinvention du costume traditionnel. Tous les modèles sont différents, ils n’ont en commun que la couleur verte. Par exemple, l’un des habits objet du livre a été créé par Christian Lacroix qui a réinterprété à sa manière le costume traditionnel avec un col différent et des rubans en satin pour le féminiser. Dans le cas de madame Terziev, il s’agit d’un habit masculin plus ancien, ce qui est tout à fait exceptionnel, mais celui-ci a été remanié pour mieux épouser des formes féminines et orné de beaucoup plus de broderies. Il me fait penser à l’habit de lumière du toréro. Le costume de madame Canat de Chizy porte des broderies en forme de clef de sol. Le livre est rythmé par les trois questions et les trois gravures qui correspondent à chaque académicienne. Pour chacune d’entre elles, j’ai créé deux gravures figuratives, l’une avec une vue d’ensemble de l’habit, l’autre, portant sur un détail de celui-ci. La troisième gravure est plus abstraite et j’ai essayé d’y représenter l’immortalité tout en me rapportant à la discipline de chaque académicienne. Cette dernière gravure est bien sûr celle qui m’a demandé le plus de réflexion car elle devait correspondre à une forte symbolique de l’infini. J’ai ainsi choisi une spirale de l’écriture pour madame Delay, les ondes sans fin tel un écho de la musique pour

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madame Canat de Chizy, la multitude de cellules sanguines pour madame Meyer et le labyrinthe de la vie grouillante de la matière pour la sculpture de madame Terziev. Pour la présentation du livre, j’ai également voulu un coffret sobre, mais avec un aspect contemporain orné d’une typographie d’une couleur verte, très tonique, qui rappelle bien sûr la teinte de l’habit académique. Après la présentation de l’ouvrage à l’Académie, je me suis rendu compte du fait qu’il avait permis de réunir trois Académies et des personnalités qui ne se rencontrent pas forcément.

Quels sont vos projets ? Avez-vous l’intention de refaire un livre de bibliophilie ? Le sujet de ma gravure est le textile en lui-même, son tissage, son maillage... J’espère aussi pouvoir retravailler sur un livre de bibliophilie très bientôt mais je n’ai pas encore un sujet assez inédit et précis en tête.

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Index géographique : France Index chronologique : 21e siècle

AUTEUR

MIRIAM AMBATTLE Titulaire d’un master d’histoire de l’art

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Comptes rendus

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De l’estampe au cinéma

Michel Melot

RÉFÉRENCE

Ada Ackerman, Eisenstein et Daumier. Des affinités électives, Armand Colin, 2013, 284 pages. ISBN 978-2200277147

1 Le projet d’Ada Ackerman de soutenir une thèse de doctorat sur les rapports entre Eisenstein et Daumier a créé une surprise : on savait bien que le grand cinéaste adorait Daumier, qu’il recherchait ses lithographies et qu’il s’en était inspiré pour certains de ses plans ; les contrastes violents de noirs et blancs, les visages en gros plan au bord de la caricature, le dynamisme oblique de ses compositions, la véracité et l’amplitude des gestes, tout cela se retrouve chez l’un et chez l’autre. Mais y avait-il matière à une thèse savante ? Ada Ackerman nous en apporte la preuve. L’amour d’Eisenstein pour Daumier est plus qu’une admiration, c’est une fascination, mais il fallait le courage et la compétence de lire les milliers de pages théoriques ou historiques qu’Eisenstein a écrites sur l’art pour découvrir que chez lui, Daumier est un peu partout et qu’il a accompagné sa carrière dans ses différentes activités. Le lecteur de cet ouvrage, issu de la thèse soutenue à Paris X sous la direction de Ségolène Le Men, en apprendra donc beaucoup sur Eisenstein et son œuvre, qui comprend non seulement ses films mais aussi ses mises en scène de théâtre, sa pratique constante du dessin, dont il parsème ses manuscrits, ainsi que ses travaux théoriques et pédagogiques. Chacun de ces thèmes fait l’objet d’un chapitre, encadrés d’une introduction et d’une brève conclusion.

2 On imagine bien que l’art populaire (sinon prolétaire) et contestataire de Daumier était salué en URSS comme un modèle et en cela, le goût d’Eisenstein n’est pas surprenant. Ada Ackerman a eu la patience de visionner les deux œuvres en parallèle. Elle en a tiré quelques comparaisons convaincantes : le cadavre du porte-étendard dans Octobre évoque inévitablement celui de la Rue Trasnonnain, et le marin de Potemkine, l’imprimeur de Ne vous y frottez pas. Parmi les procédés du dessinateur lithographe qui eurent une application filmique, Ada Ackerman insiste longuement sur la leçon qu’Eisenstein aurait tirée de la représentation décomposée du mouvement chez

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Daumier qui consiste à représenter une partie du corps en anticipant sur le geste d’une autre partie du corps, pour donner à l’image fixe une sensation d’image animée. Il est vrai que, de même que Daumier apparaît comme un dessinateur dynamique, Eisenstein cultive la pose de la photographie. Elle a eu la patience aussi de suivre à travers la vie d’Eisenstein tout ce qui a trait explicitement à Daumier : ses achats de lithographies (et du catalogue de Delteil dont neuf volumes étaient déjà parus), les exemples qu’il lui emprunte pour ses élèves à l’Institut cinématographique d’État, ses carnets truffés de caricatures pastiches, depuis son enfance puisque sa passion commence lorsqu’il avait dix ans.

3 Daumier n’était pas inconnu dans la Russie des tsars comme Ada Ackerman l’a amplement montré dans l’article publié ici-même (« La réception de Daumier en Russie (1830 – 1917) », Nouvelles de l’estampe, n° 242, p. 28-40) qui lui permet de ne pas trop revenir sur ce sujet très neuf. Le succès de Daumier en Russie après la Révolution est moins surprenant et les témoignages se multiplient. On se demande néanmoins s’ils étaient aussi unanimes qu’on pourrait le penser et surtout si la passion d’Eisenstein qui, selon l’auteur, « se démarque fortement de la réception soviétique de l’artiste » a suscité des critiques envers Eisenstein lui-même, suspecté de formalisme ou d’intellectualisme.

Ill. 1. Dessin de Serguei Eisenstein avec des citations de Daumier, 219 x 177 mm, Moscou, Archives artistiques et littéraires de l’État

4 Tout ce qui rapproche Eisenstein de Daumier est ici analysé. Reste à analyser les différences : Daumier était un opposant radical au régime, Eisenstein au contraire n’a jamais contesté le pouvoir soviétique, dont il a su profiter au mieux. Les attaques contre Eisenstein, son emphase, son style issu d’une culture classique qui l’apparente aux grands peintres baroques, ne lui valaient pas que des éloges. Dans les deux cas, la tradition académique de l’art plastique, la correction des dessins de Daumier comme

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des films d’Eisenstein, sont là pour désamorcer toute critique. Mais le public à convaincre n’est plus le même. La question se pose alors de savoir pourquoi une même esthétique composée d’un réalisme impitoyable caricaturant les gens au pouvoir, associé à un classicisme formel impeccable, a joué aussi bien dans un contexte opposé où la caricature, loin de combattre le pouvoir en place, en conforte les victoires. Enfin, il y a entre Eisenstein et Daumier une autre différence : le comique. Le comique de Daumier est, dans la plupart des cas, bon enfant, drôle, celui d’Eisenstein, lorsqu’il existe, est plutôt grinçant, et parfois sinistre. Nous n’avons pas les réponses à ces questions, auxquelles les passages qui mettent le sujet dans leur contexte historique, et le bref chapitre sur Eisenstein, une politique du grand écart, ne répond pas vraiment. Une étude comparée des critiques de Daumier et d’Eisenstein serait à faire, pour comprendre pourquoi de tels écarts n’ont pas compromis les affinités électives entre les deux artistes et le succès de l’un comme de l’autre devant deux peuples et dans deux situations bien différentes, l’une d’une révolution terrassée, l’autre d’une révolution triomphante. Les éléments sont en tous cas réunis pour tenter de répondre à cette question qui dépasse le sujet propre de Daumier et interroge la nature même de la caricature.

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Index géographique : France, Russie Index chronologique : 19e siècle, 20e siècle

AUTEURS

MICHEL MELOT Archiviste paléographe, conservateur général honoraire, directeur honoraire du département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France

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Imprimeur et graveur à la Belle Époque Eugène Delâtre et Alfredo Müller

Sarah Sauvin

RÉFÉRENCE

Ph. D. Cate (dir.), H. Koehl et N.-H. Zmelty, Impressions à Montmartre. Eugène Delâtre & Alfredo Müller, Milano, Silvana Editoriale, 2013, 144 p. ISBN 978-8836626830

1 L’exposition qui se tient actuellement au Musée de Montmartre, sous le commissariat général de Phillip Dennis Cate, nous fait découvrir ou redécouvrir deux artistes montmartrois qui ont marqué le renouveau de l’estampe en couleurs en France à la fin du XIXe siècle : Eugène Delâtre (1864-1938) et Alfredo Müller (1869-1939). Le catalogue de l’exposition présente les deux études que leur consacrent respectivement Nicholas- Henri Zmelty et Hélène Koehl. Il reproduit à la suite l’intégralité des œuvres exposées.

2 Bien que de très nombreux artistes, de Steinlen à Signac et Picasso, aient sollicité son savoir-faire et ses talents, le rôle d’Eugène Delâtre en tant qu’imprimeur d’art reste encore méconnu. Nicholas-Henri Zmelty rappelle qu’il fut un expérimentateur, explorant notamment les techniques d’impression en couleurs « au repérage » et « à la poupée ». Il prodigua volontiers ses conseils à de nombreux graveurs intéressés par la couleur et initia certains peintres à la gravure (tels Poulbot ou Gen Paul), leur dispensant parfois de véritables « leçons particulières », comme on peut le lire sur certaines cartes-adresses de son imprimerie. N.-H. Zmelty relate en particulier sa collaboration avec Picasso pour l’impression de sa première eau-forte, Le Repas frugal, et des pointes sèches de la Suite des Saltimbanques, en 1904 et 1905 : un examen minutieux des épreuves lui inspire quelques hypothèses sur la contribution de Delâtre qui, fort de son expérience, sut probablement répondre aux attentes de Picasso. En mettant l’accent sur le dialogue entre l’artiste et l’imprimeur, N.-H. Zmelty nous permet non seulement d’apprécier le rôle de Delâtre dans le renouveau de l’eau-forte en couleurs, mais aussi de mieux comprendre son œuvre gravé personnel, qui compterait près de six

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cents pièces. Il explique en particulier comment le perfectionnement des techniques d’impression a permis au graveur de créer « l’illusion de l’aquarelle » dans certaines de ses estampes. Les principaux thèmes abordés par Delâtre sont proches de ceux de ses contemporains : la femme et la mode féminine, les portraits de proches dans des scènes intimistes (son père, ses enfants) ou d’écrivains (Huysmans, Édouard Gressin) ; Montmartre, surtout, auquel Delâtre demeurera toute sa vie attaché – Montmartre qui vit, le jour et la nuit, Montmartre qui change et disparaît sous ses yeux. Quant à la diversité des styles qu’on observe au sein de chaque thème, N.-H. Zmelty l’attribue à une véritable « porosité » de Delâtre, influencé tour à tour par les synthétistes, les japonistes, Steinlen ou encore son ami Charles Maurin. N.-H. Zmelty signale enfin les expositions auxquelles participa Delâtre, les revues et les ouvrages dans lesquels furent insérées ses planches, les marchands à qui il confia ses œuvres, ainsi que les sociétés de gravure auxquelles il adhéra. Documents d’archives, photographies d’époque, extraits de correspondances complètent cette étude.

Eugène Delâtre : Autoportrait, vers 1894, eau-forte et aquatinte en couleurs, 23,2 x 29 cm. Collection particulière. Deux épreuves dans les collections de la BnF : BnF, Estampes, EF-463-FOL

3 La lecture de l’essai de N.-H. Zmelty permet ainsi de mieux apprécier la très belle sélection d’œuvres d’Eugène Delâtre exposée, selon un parcours thématique, au rez-de- chaussée de l’exposition1. Le public peut admirer des gravures majeures : l’Autoportrait de l’artiste, le Portrait d’Auguste Delâtre (son père) ou encore La Montmartroise, mais également découvrir des œuvres rares et étonnantes (Femme aux gants, Montmartre – Marcel à la cigarette), ainsi qu’une sélection de ses nombreuses vues de Montmartre. L’exposition de dessins préparatoires, d’épreuves d’état ou présentant des variations d’encrage est bienvenue, comme la mention des techniques de gravure sur chaque cartel. Si le choix d’une présentation thématique met trop peu l’accent sur les expérimentations de Delâtre et son travail d’imprimeur, elle facilite en revanche la

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comparaison avec les œuvres de son contemporain, Alfredo Müller, dont les estampes sont exposées au second niveau du musée2.

4 Müller fut l’un de ceux qui fréquentèrent assidûment l’atelier d’Eugène Delâtre. Initié par lui à la gravure, il se consacra à cette technique entre 1896 et 1906, produisant plus de deux cents estampes, dont certaines furent imprimées par Delâtre. L’imprimeur fut pour lui un conseiller mais aussi un ami, comme en témoigne le nombre des épreuves qui lui sont dédicacées. Si Hélène Koehl rappelle dans son étude cette relation entre les deux artistes, elle replace aussi l’œuvre du peintre-graveur italien dans un contexte artistique plus large, évoquant ses origines, les artistes qu’il fréquentait, les éditeurs et marchands avec lesquels il collaborait. Elle précise d’autre part que Müller ne s’en tint pas à la gravure en taille-douce mais qu’il excella aussi dans la lithographie. Elle indique également qu’après avoir acquis suffisamment de métier auprès de Delâtre, il tira lui-même certaines de ses planches dans son atelier personnel, variant les effets et les couleurs des épreuves. L’étude d’Hélène Koehl foisonne aussi de détails et d’anecdotes qui enrichissent notre connaissance de l’artiste.

Ill. 2. Alfredo Müller : Place Blanche (Quatre femmes), 1900-1901, eau-forte en couleurs, 41,5 x 65,5 cm, coll. part. Les deux femmes en pied sont les actrices Marthe Mellot et Suzanne Desprès

5 Le choix des pièces exposées illustre bien les différentes facettes de l’œuvre d’Alfredo Müller : à côté des gravures en taille-douce, on peut admirer ses grandes lithographies, notamment deux frises représentant Cygnes et Paons, ainsi qu’un portrait de Verlaine au café Procope. L’exposition met en scène les grandes thématiques chères à l’artiste : la femme, mise en valeur par la présentation côte à côte des deux grandes planches Femme lisant aux fleurs et La Jeune Femme au Tanagra ; l’intimité (Autoportrait, scènes enfantines, maison familiale) ; la vie nocturne parisienne (Place Blanche). La belle suite d’eaux-fortes illustrant la Vita Nuova de Dante nous introduit dans un univers symboliste propre à Müller. Il est intéressant de comparer les œuvres dans lesquelles Delâtre et Müller

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traitent un thème semblable avec une sensibilité et des préoccupations différentes, dont témoignent en particulier leurs autoportraits respectifs. Ainsi, quand Delâtre croque le public des théâtres parisiens, Müller grave les portraits « étranges et charmants » des célébrités de la Belle Époque, de Sarah Bernhardt à Cléo de Mérode. On appréciera enfin la présentation de quatre épreuves d’états du Livre préféré, qui donnent au public l’occasion de découvrir les étapes de l’élaboration d’une estampe.

6 L’exposition Impressions à Montmartre et son catalogue rendent un bel hommage à ces deux grands maîtres de la couleur, dont les œuvres sont encore peu connues et mal répertoriées3. On ne peut que se réjouir de cette heureuse initiative qui contribue aussi à mieux faire connaître le dialogue entre graveur et imprimeur à la Belle Époque.

NOTES

1. Une quarantaine d’œuvres, provenant d’une collection privée à l’exception de quelques pièces du Musée de Montmartre. 2. Ces œuvres font partie de collections privées, notamment des membres de l’Association des Amis d’Alfredo Müller, ainsi que de la Bibliothèque nationale de France. Des articles ont récemment été consacrés à Alfredo Müller dans les Nouvelles de l’estampe (no 233-234, 237 et 243). 3. Le catalogue raisonné de l’œuvre graphique d’Alfredo Müller est actuellement en préparation et sa parution est prévue pour 2014.

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Index géographique : France Index chronologique : 19e siècle

AUTEURS

SARAH SAUVIN Marchande d’estampes

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Charles Donker La nature à l’eau-forte

Rémi Mathis

1 Les estampes de Frans Pannekoek avaient été exposées en 2011 à l’Institut néerlandais, et avaient été pour beaucoup de Français une découverte, une fenêtre ouverte sur une création étrangère encore mal connue. Charles Donker fait partie de la même génération de graveurs néerlandais. Né en 1940 à Utrecht, il se forme à Bois-le-Duc et pratique d’abord l’art de la mosaïque. Ses premières gravures datent de 1959. Les débuts de Charles Donker présentent pourtant une grande diversité de techniques : ses premières gravures sur bois (Twee Vogelvangers, vers 1959) sont encore marquées par l’expressionnisme allemand et on le voit s’essayer à la lithographie (toujours en noir et blanc néanmoins) jusqu’à la fin de la décennie 1960.

2 L’eau forte a connu un grand essor aux Pays-Bas dans les années 1970, et particulièrement à Utrecht où tout une école a pu voir le jour. Certains graphistes sont revenus à d’autres techniques quand la mode est retombée, d’autres ont approfondi leurs recherches et sont ainsi devenus parmi les plus intéressants créateurs contemporains des Pays-Bas : outre Pannekoek et Donker, citons Gerard van Rooy ou, sur des thèmes tout différents, Dirkje Kuik.

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Ill. 1. Charles Donker à la galerie Documents 15 (Paris), septembre 2012. Photo galerie Documents 15

3 L’artiste creuse donc rapidement la voie de l’eau-forte, éventuellement mariée à une aquatinte posée sans délicatesse afin d’assombrir certains éléments de paysages. Car le paysage occupe rapidement une grande part de la création de Donker. S’ils sentent encore un peu le travail de Jongkind dans les premières années, Donker trouve rapidement sa voie dans la nature. Il achète en 1970 une maison forestière à la sortie d’Utrecht, près de la forteresse de Rhijnauwen, où il passe une bonne partie de son temps. Les portraits d’humains – qui paraissent aujourd’hui bien marqués de leur époque – laissent progressivement la place à des portraits d’oiseaux et surtout à des natures mortes sur un fond clair, à peine marqué de quelques traces d’encre : cadavres d’animaux, oeufs, coquillages, dans une approche naturaliste, qui rappelle en même temps les cabinets de curiosité du Siècle d’or.

4 Il est difficile pour un graveur néerlandais d’échapper à la figure de Rembrandt. Les pommes de pin de Donker, certaines natures mortes de Pannekoek ne sont pas sans rappeler le célèbre coquillage du maître, tandis que c’est du côté de ses portraits que lorgne un Dirkje Kuik. Sans doute est-il facile de rapprocher le travail minutieux de l’aquafortiste de celui du dessinateur scientifique et naturaliste, décrivant les nouvelles espèces au fil de sa pointe fine. Donker prélasse parfois aussi son talent en de vastes paysages forestiers, des champs séparés par des haies d’arbres, où se trouvent canaux et étangs, ou de plus larges vues d’Ardèche pour peu que l’artiste profite de ses vacances françaises.

5 Les scènes confinent à l’abstrait quand des feuilles d’arbres se déposent sur les bûches débitées qui attendent en tas qu’on vienne les ramasser ; ou quand l’artiste se contente de noircir la ligne d’horizon pour représenter les plats paysages bataves. Elles se teintent de japonisme quand la nature morte représente de simples branches de magnolia, aux bourgeons prêts à éclore.

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Ill. 2. Charles Donker, Pomme de pin et deux cônes d’épicéa, eau-forte, 2012

6 L’œuvre gravé de Charles Donker a fait l’objet d’un remarquable travail de recherche, mis en ligne en décembre 2012 et gratuitement consultable depuis lors, hélas uniquement en langue néerlandaise.

7 L’auteur, Jan Piet Filedt Kok, a travaillé à partir des collections publiques où est représentée l’œuvre de Donker (Centraal Museum d’Utrecht, Museum Het Rembrandthuis d’Amsterdam, Museum Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, Fondation Custodia à Paris...) et surtout des documents et archives du graveur lui- même. Il en résulte la mise en ligne de six cents estampes, permettant d’étudier l’évolution d’un artiste au cours de plus de cinquante ans de carrière. Ceci permis par le soutien du RKD (Rijksbureau voor Kunsthistorische Documentatie, qu’on pourrait traduire par Bureau national pour la documentation relative à l’histoire de l’art, l’équivalent de notre INHA), qui publie des monographies d’artistes. L’auteur considère toutefois que ce travail est toujours en cours et tenait à la possibilité d’ajouter des épreuves, de corriger des erreurs, mais aussi de lier vers des reproductions sur le site d’autres institutions. On aimerait que ce type de travail de fond sur les artistes contemporains, avec mise en ligne d’un catalogue raisonné, existent davantage en France afin de sortir l’estampe du faible réseau de passionnés capables d’acheter un gros livre sur papier à 50 euros, et donner enfin à ce médium la visibilité qu’il mérite !

8 En attendant, on ne peut que se réjouir que, après avoir montré l’œuvre de Gunnar Norrman ou les monotypes de Simon Edmondson, la galerie Documents 15 continue à présenter au public parisien des artistes étrangers de niveau international qui font les délices de leur nouveau public français.

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INDEX

Index chronologique : 20e siècle Index géographique : Pays-Bas

AUTEUR

RÉMI MATHIS

Archiviste paléographe, conservateur chargé des estampes du XVIIe siècle au département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France et rédacteur en chef des Nouvelles de l’estampe

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Actualités

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Hommage à Éric Seydoux

Marie-Cécile Miessner, Amélie Seydoux, Guy de Rougemont, Pierre Buraglio, Shirley Jaffe, Claude Viallat, Bernard Moninot, Frédérique Lucien, Paul Cox, Matthieu Perramant et Michael Woolworth

Éric Seydoux et la Bibliothèque nationale

Marie-Cécile Miessner

1 Éric Seydoux nous a quittés en juillet 2013, la revue des Nouvelles de l’Estampe, pour rendre hommage au maître imprimeur, a rassemblé un certain nombre de témoignages d’artistes et de gens du métier, imprimeurs et éditeurs.

2 L’Atelier, dirigé par Éric Seydoux, apparait dans le « Répertoire des ateliers de sérigraphie d’art en France » dans les Nouvelles de l’Estampe (n° 72) en 1983. Les premiers contacts du département avec Éric se tissent en 1995, lorsqu’ Emmanuel Pernoud prépare une exposition sur le thème de la transparence du papier. L’Atelier ne nous est cependant pas inconnu jusque-là : les éditeurs font le dépôt légal de leurs éditions, telle Nicole Fauche en 1976 les sérigraphies de Vasarely imprimées par Éric ; l’Atelier adresse en 1983 un exemplaire du portfolio de Benito Chic ou voyou ; enfin, les artistes viennent eux-mêmes à la BN pour déposer, Frédérique Lucien par exemple, les 7 sérigraphies sur papier bible Pistils, 1991, réalisées avec Éric Seydoux.

3 L’œuvre d’impression et d’édition que laisse Éric Seydoux est imposante : 242 références bibliographiques pour » l’Atelier, Éric Seydoux imprimeur et éditeur », dans le catalogue général de la BN.

4 À la Réserve des livres rares, sept ouvrages de bibliophilie pour les éditions du Solstice ou les éditions Écarts et 7 (des 21 parus depuis 1992) livres de bibliophilie édités par Yvon Lambert dans la collection Une rêverie émanée de mes loisirs, texte de Jean-Claude Lebensztejn.

5 Le département des Estampes s’enorgueillit de conserver un grand nombre d’éditions de l’Atelier, de pièces quasiment uniques ou à très petit tirage, d’impressions autre que sur papier, par exemple les deux pare-brises En 2 CV de Pierre Buraglio (1997-1999), le Sac de farine de Claude Viallat (1997), les 3 Lilies for Joan sur calque de Frédérique Lucien

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(1998), les 5 Emblèmes de François Bouillon sur acier (1999-2001), les 70 Référents de Christophe Cuzin (2003) portfolio édité par Bernard Jordan et exposé dans la salle de lecture du département des Estampes, Skull I, vanité de Christine Crozat, voilée de papier japon (2004), la Mémoire du vent de Bernard Moninot, tondo de soie (2007), les 5 Pains de Vincent Barré sur zinc brossé (2009), et, à défaut des sérigraphies sur verre avec sel et métal de Jeff Gravis, Opus I (2008) petit traité de sérigraphie en 36 pages. Toutes œuvres exceptionnelles qui enrichissent les collections nationales et sont à la portée des amateurs, historiens et professionnels.

6 En 2008 l’exposition de Sophie Calle, Prenez soin de vous, présentée en 2007 à la Biennale de Venise, était accueillie dans la salle Labrouste de la Bibliothèque nationale. Éric Seydoux, pour cette installation, a imprimé les textes en sérigraphie sur verre.

7 L’Atelier a exposé ses éditions à la galerie Éric Dupont, à la galerie Bernard Jordan, à l’École des beaux-arts de Rouen en 2010, à Artcurial en 2011 sous le beau titre Opacité et transparence. De la sérigraphie comme révélateur, enfin en 2012 galerie Jean Fournier.

Éric Seydoux en juillet 2007. Photo Magali Delporte, Picture Tank

Un parcours d’imprimeur

Amélie Seydoux

8 Imprimeur en sérigraphie et éditeur, Éric Seydoux a, en quarante années d’activité, travaillé avec plusieurs générations d’artistes français et internationaux. Il a édité plus de cent soixante sérigraphies (éditions limitées, variations ou pièces uniques) ainsi qu’une vingtaine de portfolios et de livres d’artistes.

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9 En janvier 2008, il est promu officier dans l’ordre des Arts et des Lettres et, quelques mois plus tard, Maître d’art. En 2011, la galerie Artcurial lui consacre une exposition : Opacité et transparence. De la sérigraphie comme révélateur.

10 Né en 1946 à Boulogne-Billancourt, sa formation artistique débute dans le New York effervescent des années 1960 ; son père, diplomate, y est alors en poste. Après son baccalauréat au lycée français en 1964, il s’inscrit à l’Art Students League où il étudie le dessin, la peinture, la lithographie et la gravure. Il mène en parallèle un travail dans l’atelier de l’artiste Dan Stacy qui l’initie aussi à la gravure sur bois.

11 De retour à Paris en 1966, Éric Seydoux entre comme apprenti dans l’atelier de sérigraphie Paris-Arts qui travaille pour des artistes tels que Rancillac, Klasen, Corneille ou Zeimert. La Pace Gallery de New York y passe commande pour des tirages de Dubuffet. C’est là qu’Éric Seydoux fait la connaissance de Jack Pesant, son futur associé, et de Guy de Rougemont qui, en Mai 68, fait appel à lui pour monter un atelier de sérigraphie à l’École des beaux-arts : l’Atelier populaire. S’en suivent six années d’activité sérigraphique dans l’atelier de Rougemont et, en 1974, Éric et Jack déclarent officiellement leur activité de sérigraphes. Leur structure s’appelle L’Atelier, ils s’installent rue Pernety dans le XIVe. Les artistes les suivent, ils impriment pour Cueco, Paul Delvaux, Fromanger, Buraglio, Yehiel Rabinowitz, Lucien Fleury, Béatrice Casadesus,… La galerie Lahumière leur passe régulièrement commande pour des tirages de Vasarely, Herbin ou Soisson.

12 Au début des années 80, L’Atelier déménage rue de l’Abbé-Carton, toujours dans le XIVe, et Jack Pesant quitte Paris. 1982, Éric Seydoux devient également éditeur. Le portfolio Chic ou voyou de Benito, Spider Hope de l’artiste américain Bob Zoell et Femme de dos, de face de Lydie Arickx comptent parmi ses premières éditions. Gilbert Shelton, Crumb, Willem, Kiki Picasso, Caro, Muzo ou encore Pascal Doury passent sous les presses de L’Atelier. Il participe au festival de la bande dessinée d’Angoulême où il présente sérigraphies et portfolios dans la veine fanzine. Paquito Bolino, du Dernier cri à Marseille, travaille un temps à L’Atelier. Puis vient le temps des illustrateurs à la ligne plus claire, Loustal, Floch’, François Avril, Yves Chaland, Lionel Koechlin, Dupuy et Berberian et des coéditions, livres, portfolios et estampes, avec la galerie Médicis d’Yves Boniface et Pascale Allié.

13 À la fin des années 1980, ses choix d’éditeur se tournent plus résolument vers l’art contemporain. En 1990 et 1991 sortent de L’Atelier des éditions de Shirley Jaffe et Pierre Buraglio, Jeff Gravis, Frédérique Lucien, artistes avec lesquels il réalisera sur vingt ans de nombreux projets ; sa première collaboration avec Claude Viallat date de 1994.

14 La diffusion fait partie du métier d’éditeur, aussi est-il de l’aventure des premiers SAGA (Salon des arts graphiques actuels). Au milieu des années 1990, Art Basel crée un secteur édition. Éric y participera deux années de suite. On le verra aussi à la FIAC et, plus tard, à Art Paris et à Artist Book International. En 1994, il est membre fondateur de l’association Les Ateliers qui réunit, et c’est une première, des ateliers imprimeurs de toutes les techniques.

15 Au fil des années, Éric dispose d’un matériel de plus en plus performant (nouvelle machine, écrans aux trames aléatoires) qui lui permet de répondre aux projets des artistes avec des solutions innovantes et encore plus de finesse. Il peut imiter le grain du fusain, produire des tons aquarellés ou encore obtenir un très bon rendu dans

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l’impression des photos. De nombreux éditeurs et galeristes lui passent commande : Yvon Lambert pour des projets ou sa série de livres d’artistes Une rêverie émanée de mes loisirs, texte de Jean-Claude Lebensztejn, Martine Gossieaux pour des Sempé, Franck Riva pour des estampes de Yayoi Kusama, ou encore Bernard Jordan, pour une coédition avec Vincent Barré. Il est sollicité pour des projets très pointus : citons en 2004 les livres le « Le Souffle à la surface » (passages de la Bible illustrés par 12 artistes contemporains) et « Cahier d’un retour au pays natal » d’Aimé Césaire, illustré par Daniel Buren. En 2006, il réalise pour Monique Frydman au Musée Matisse tout un ensemble de pièces uniques, dont certaines monumentales. En 2011, il imprime entièrement un ouvrage de bibliophilie de l’artiste italien Giuseppe Penone. II a également travaillé pour la collection Novotel d’art contemporain et a participé à deux commandes publiques du CNAP.

16 Il y a 10 ans, Éric aménage son atelier pour montrer son travail d’éditeur, de plus en plus tourné vers la réalisation de pièces uniques où la sérigraphie intervient comme médium de création. Chaque exposition (Frédérique Lucien, Soizic Stokvis, Dominique Liquois, Aliska Lahusen …) donne lieu à des projets spécifiques.

17 Enseignant à l’École des arts décoratifs de 1971 à 1979 et à l’École Estienne de 1996 à 1999, il a également formé dans son atelier un grand nombre d’apprentis et de stagiaires.

18 Ami des artistes, ouvert aux expériences et sensible, il a, sans pouvoir les citer tous, travaillé avec César, Domela, Zao Wou-Ki, Gérard Garouste, Nan Goldin, Jacques Monory, François Morellet,Yayoi Kusama, Joel Ducorroy, Sophie Calle, Beatrice Caracciolo… et édité tout au long de sa carrière le travail d’une cinquantaine d’artistes dont Pierrette Bloch, François Bouillon, Pierre Buraglio, Pol Bury, Béatrice Casadesus, Philippe Compagnon, Paul Cox, Christophe Cuzin, Jeff Gravis, Shirley Jaffe, Imi Knoebel, Dominique Liquois, Frédérique Lucien, Al Martin, Bernard Moninot, Peter Soriano, Claude Viallat,… En 2012 la Galerie Jean Fournier organisait l’exposition L’Atelier, rue du Bac, et présentait des éditions de leurs nombreux artistes communs. Éric Seydoux est décédé le 13 juillet 2013 à Blonville-sur-Mer (Calvados).

Éric n’est plus

Guy de Rougemont

19 J’ai fait la connaissance d’Éric en 1967, il était apprenti à l’atelier de sérigraphie Paris- Art, rue Tournefort, et avait réalisé trois grandes sérigraphies de moi pour la biennale de l’estampe de Tokyo…

20 Le 16 mai 1968 au soir, se tient la première assemblée générale de l’Atelier populaire. Il est question de savoir comment produire des affiches. Je propose de monter un atelier de sérigraphie, ayant un peu d’expérience et un peu de matériel… Ma proposition est retenue…

21 Je sors des Beaux-Arts soucieux de mener à bien mon engagement tout en sachant mon matériel insuffisant… et je tombe nez à nez avec Éric – « c’est le destin » aurait dit Jacques le fataliste ! Dès la première heure, le lendemain, nous nous rendons à l’atelier Paris-Art où le patron Jean-Jacques de Broutelles se montre compréhensif et généreux.

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Nous savons la suite et il est certain que la profusion d’affiches a participé à l’ampleur du mouvement de Mai 68.

22 C’est ainsi que nos noms sont associés à l’histoire de l’Atelier populaire, avec ceux de bien d’autres… Notre compagnonnage s’est prolongé lorsque j’ai invité Éric à venir installer sa pratique de sérigraphe dans mon atelier au 22, rue des Quatre-Fils, dans le IIIe arrondissement. Ont suivi de belles années de créations artistiques, de militantisme fiévreux et d’approfondissement de nos engagements réciproques : Éric devenant un sérigraphe de grande notoriété, recherché par les éditeurs et les plasticiens ; moi, développant mes recherches de peintre en y adjoignant le volume et les arts décoratifs.

23 Éric sur cour, moi sur rue, c’est ainsi que le « 22 rue des Quatre-Fils » est devenu un lieu de travail et d’échanges, partagé à deux et ouvert à tous.

L’Atelier populaire en mai 1968. Photo Philippe Vermès

So long Éric

Pierre Buraglio

24 C’est à l’Atelier populaire d’affiches de l’École des beaux-arts de Paris que j’ai fait – dans l’action – la connaissance d’Éric Seydoux.

25 Atelier populaire : en ceci que cet atelier de peinture de l’École était devenu une sorte d’Agora, lieu de rencontres de centaines de personne de toutes conditions sociales, et lieu de production de milliers d’affiches durant le grand mouvement de grèves de ce mois de mai.

26 Éric : un jeune homme, grand, svelte, un peu dégingandé et fort distingué nous y apprit, à des dizaines de peintres et de non professionnels, les rudiments, sous son mode, simple et rapide, la technique de la sérigraphie. Avec lui (Guy de Rougemont en particulier) nous fûmes initiés à ce procédé d’imprimerie inconnu de nous, réservé à l’industrie. Il nous forma avec gentillesse et simplicité, passa et repassa lui-même la raclette sur les écrans des milliers de fois, jour et nuit.

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27 Éric, dont le milieu originaire le préparait peu (me semble-t-il) à comprendre, à sentir que plus importantes que les numéros individualistes d’artistes étaient les commandes écoutées, reçues et exécutées avec respect et célérité – par exemple celle passée par une délégation des Sardinières de Concarneau, ou celle d’OS portant sur les cadences infernales de travail.

28 Nous ne nous sommes jamais éloignés l’un de l’autre depuis cette date ; nous avons imaginé, expérimenté et réalisé de concert, dans son modeste et peu confortable atelier de la rue de l’Abbé-Carton dans le quatorzième arrondissement de Paris.

29 So long – pour reprendre le thème de Charles Mingus à l’adresse d’Éric Dolfy, cher Éric, maître imprimeur imaginatif satisfaisant à des commandes difficiles, éditeur éclairé et généreux ami.

Pierre Buraglio

Passionné par son travail

Shirley Jaffe

30 Éric Seydoux était quelqu’un de très particulier, calme, acharné et passionné par son travail de maître sérigraphe. Il ne parlait jamais beaucoup et personne ne savait réellement ce qu’il pensait. Je me souviens avoir travaillé avec lui à une sérigraphie récente en couleurs, et avoir voulu faire une énième modification chromatique. Soudain, il refusa. C’en était trop ! Nous avons pris un dîner ensemble, au cours duquel nous avons choisi l’œuvre qui méritait d’être retenue pour en faire une impression. C’est alors que j’ai pu apprécier la personne qu’il était derrière l’imprimeur expérimenté. Car Éric était attentif au monde qui l’entourait, aux jeux de personnalité et d’ambitions et à la manière d’inventer des solutions d’impression. C’était un homme rare et réservé, quelqu’un pour qui j’avais beaucoup de respect.

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Moments d’intense communion

Claude Viallat C’est un homme timide qui entre dans l’atelier tout le concerne, tout l’intéresse, les questions qu’il pose, les commentaires, sont mesurés comme s’il hésitait entre chaleur et crainte d’affirmer, mais surtout être attentif et modérer ses élans, dire les choses en retenant les mots. J’ai eu avec Eric des moments d’intense communion dans un désir réciproque d’être vraiment ensemble. Dans le même tempo sur la même ligne en toute chaleureuse amitié.

En souvenir d’Éric Seydoux

Bernard Moninot

31 La rencontre avec Éric Seydoux a eu lieu au mois d’avril 2005 à l’occasion du vernissage d’une exposition intitulée « à table(s) » au domaine de Chamarande. J’y exposais une table avec des instruments en verre. Auparavant, on avait échangé quelques mots pendant mon exposition lors de « l’Art dans les chapelles », où était présenté un ensemble de dessins de lumière projetant sur les murs les tracés du vent collectés dans le paysage aux alentours de la chapelle Saint-Noyale de Pontivy, en Bretagne.

32 Tout de suite la discussion s’est orientée vers l’idée de réaliser quelque chose ensemble, le projet n’étant pas de faire des éditions ou des multiples mais de coproduire des originaux dont le principe était d’explorer les capacités du médium sérigraphique, et d’imaginer des œuvres, trois au maximum, qui étaient partagées entre nous, l’une d’elle étant réservée à la vente. Jamais il ne fut question d’argent, ce qui nous donnait une liberté totale pour travailler.

33 À partir de cette période, j’ai réalisé avec lui un nombre considérable de travaux que j’ai tous conservés. Travailler avec Éric était passionnant car pour lui rien n’était impossible. Au contraire, il invitait les artistes à penser autrement. Ensemble, nous avons utilisé toutes sortes de médiums et supports – le verre, la soie, les papiers peints préparés ou rehaussés d’aquarelle ou de collages.

34 Nous imaginions des processus de compositions aléatoires, qui devaient produire des états de formes différents pour chaque épreuve.

35 La période la plus féconde de notre collaboration eut lieu quand il me proposa un one man show sur son stand à Art-Paris en 2009. Cela fut décidé pendant l’exposition à la galerie Baudoin Lebon où étaient présentés plusieurs grands dessins dans l’espace : Objets de silence, Le Fil d’alerte, Silent-Listen, réalisés en acier, verre, câble, corde à piano, fils de soie, plexiglas.

36 Pendant deux mois, je travaillais tous les soirs avec lui dans son atelier. Dans la journée, je dessinais à la maison les projets qui étaient transmis au fur et à mesure au studio du photograveur qui les transférait en positif et négatif sur des transparents. Le lendemain, on préparait les châssis en deux possibilités d’impression sur différents supports. Tous les jours, l’aspect des dessins était modifié du fait des différents procédés inventés sur l’instant autour de la machine. Les découvertes étaient

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nombreuses. C’est ainsi que j’ai découvert comment fabriquer une ombre parfaite en imprimant des surfaces de vernis à peine teinté sur du papier blanc ; ce même vernis sur un fond noir produisait des surfaces qui imitaient les reflets du verre dans l’obscurité, les dessins apparaissant comme dans les daguerréotypes en entrant en conjonction avec l’éclairage ambiant.

37 Pour l’exposition au Grand-Palais, nous avons réalisé une quarantaine d’œuvres différentes. Éric ne se décourageait jamais, parfois nos expérimentations échouaient car les produits étaient incompatibles. Je me souviens d’un ensemble d’épreuves où l’on avait superposé une dizaine de passages de vernis sur papier qui donnaient l’aspect de fragments de verre. Mais la nuit suivante, le séchage a mal tourné et les surfaces se sont décollées en formant des bulles. Sans hésiter, Éric déchira la vingtaine de tirages défectueux, pour aussitôt se remettre à chercher une autre solution.

38 Ensuite, chez moi, chaque épreuve était rehaussée à la peinture avec des collages de feuilles de Mica découpées en formes de multiples cercles et ellipses reliés entre eux par des structures de fils d’or. Les dessins de l’ensemble Silent-Listen ressemblent aux phénomènes de reflets lumineux qui se produisent à la surface de l’eau.

39 Pour moi, l’œuvre la plus remarquable que nous avons réalisée c’est Livre ouvert (livre ou verre) : un dessin imprimé en positif et négatif sur deux verres articulés. Le dispositif est fixé perpendiculairement au mur à l’aide de deux charnières, ainsi la lumière directionnelle qui éclaire les verres projette contre le mur les ombres positives et négatives des tracés imprimés. À présent, sans lui, bien d’autres projets envisagés resteront dans cet état infini...

40 Un samedi matin, le travail de la semaine terminé, je suis venu le voir à l’atelier. Il avait changé physiquement. Délaissant son tablier de travail pour un superbe costume anglais à fines rayures extrêmement élégant, son corps – trop souvent penché sur les machines – s’était ce matin-là redressé. Il était beau et ressemblait à Laurent Terzieff. Sa présence silencieuse manifestait une attention affectueuse au monde, et maintenant c’est lui qui manque à celui-ci.

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Bernard Moninot

Nous avions cette complicité rare

Frédérique Lucien

41 J’ai rencontré Éric Seydoux en 1990. Il m’invitait alors à réaliser une estampe à son atelier, Pistils. Je connaissais la technique mais bien peu comparé à ce que j’ai découvert à ses côtés. Nous nous sommes mis au travail et inlassablement dans une économie de mot mais non d’énergie, en recherche sans relâche avec une extrême humilité, il m’a épaulée jusqu’à ce que l’édition soit satisfaisante. Ma jeunesse et sa patience nous ont fait dépasser les limites du raisonnable et les passages d’encre ont été bien nombreux. Ce fut le début d’une collaboration de plus de vingt ans. D’année en année, nous avons réalisé de nombreuses éditions, mais nous avons aussi collaboré à monter ensemble de nombreux projets. Il était toujours présent pour me soutenir, que ce soit pour une édition, une publication, le catalogue du musée de Gravelines ; ou bien aller fureter au marché de Saint-Ouen afin de trouver des supports, ou encore pour me conseiller vis-à- vis d’un projet de 1 % à Vitry. Éric était présent à chacune de mes expositions, regard et soutien si précieux.

42 Nous avions cette complicité rare où les mots sont à peine nécessaires, nous nous comprenions par et dans le travail, à travers nos engagements respectifs. Il abordait l’œuvre d’un artiste toujours avec le respect et la distance nécessaire à la compréhension de celle-ci. Ses connaissances de l’art contemporain l’on amené à concevoir avec certains d’entre eux des pièces uniques : Dominique de Beir, Monique Frydman, Dominique Liquois, Bernard Moninot… Son travail d’éditeur était estimé et reconnu sur le marché.

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43 Éric avait cette qualité de discrétion. Il soutenait la création d’artistes femmes. Il a choisi de montrer dans son atelier, en les mêlant avec justesse, des artistes de renom et d’autres ayant moins de visibilité. Pour ma part, dans les périodes difficiles, ou à travers les recherches qu’il engageait tant pour le choix d’un support que dans la fabrication d’une encre, il se mettait totalement à l’écoute d’une envie, d’une démarche, témoignant attention, discrétion et confiance. Son atelier était devenu pour moi, durant de nombreuses années le prolongement du mien. J’entends par-là que les projets naissaient de nos échanges, de nos discussions, autour d’un café, lors d’une soirée. J’arrivais dans son atelier avec une idée et les années de complicité aidant, Éric suggérait, proposait et nous construisions ensemble une estampe, une série, un projet. Il était non seulement un partenaire mais un ami. Volontaire et attentif. J’eus avec lui de précieux échanges et je dois dire qu’il me manque beaucoup.

Frédérique Lucien

Lettre à Éric

Paul Cox

44 Bien cher Éric,

45 J’ai travaillé chez toi – tu te souviens ? je te l’avais raconté par la suite, et ça t’avait amusé – avant même de te rencontrer : tu enseignais alors aux Arts déco, et j’étais venu, attiré par ta réputation de maître, clandestinement, le soir (profitant de ce que ma sœur Françoise était alors ton étudiante, j’étais moi-même encore lycéen) imprimer en grand nombre des affiches dans ton atelier de l’école, pour un festival de film super 8 organisé à Flaine par mon vieil ami (et ton cousin !) François Fries – et cela trois ou quatre ans de suite. Ensuite, je ne me souviens pas exactement comment j’ai eu la

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chance de commencer à travailler avec toi pour la première fois. Toujours est-il que la confiance que tu m’as témoignée dès le début (et Dieu sait que j’étais un débutant !) a été un des facteurs les plus importants qui m’aient donné confiance en moi et soutenu dans mes débuts d’artiste, et je t’en serai reconnaissant à jamais. Cher Éric, je me suis senti tout de suite – me permettras-tu de parler ainsi ? – tellement à l’aise avec toi, un peu famille... Ta courtoisie, ta modestie... j’attendais toujours avec une réelle joie que s’ouvre la porte grise de l’Atelier pour te retrouver avec ton si accueillant sourire. Tu m’as maintes fois proposé d’imaginer des projets pour la Fiac, ou pour une exposition chez toi – je t’amenais des projets compliqués, devant lesquels tu n’as jamais hésité (mon obsession était le « multiple unique », et j’imaginais pour cela des processus complexes que tu accueillais toujours avec la même grâce, le même goût de l’expérimentation, le même souci de l’excellence – n’as-tu pas, après des jours de travail, décidé d’annuler un tirage entier de mes Rotoprints, pour les reprendre de zéro ?). Comme j’étais fier, au fil des ans, de produire chez toi des pièces qui n’auraient pu exister autrement – chez toi où je voyais des œuvres que j’admirais tant, de Buraglio, Jaffe, Cuzin, Viallat, F. Lucien, et de tant d’autres... Le dernier travail que tu m’as offert de mener à bien, une suite de sept très grands paysages en hommage à Alexander Cozens, était d’une réalisation fastidieuse ; je m’en suis voulu, cher Éric, de t’imposer cela, car tu paraissais fatigué, mais tu l’as réalisé superbement comme toujours. Quand tu réussisais une prouesse technique particulièrement ardue, tu disais, avec ta mesure habituelle : « ce n’est pas trop mal » ! Et quand on se quittait au téléphone, et cela m’encourageait à chaque fois, au lieu de dire : « Au revoir », tu disais : « Allez ! » – et toujours je l’entendais comme un amical encouragement à aller de l’avant. Merci, cher Éric ! Je te dois tant, et tu me manques.

Paul Cox

C’est pas mal !

Matthieu Perramant

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46 « C’est pas mal », Éric utilisait souvent cette phrase avec sa noble retenue lorsque nous arrivions à imprimer un bon à tirer qui le satisfaisait. L’élaboration des BAT se révélait un des moments les plus durs mais également les plus riches en apprentissage et en échange avec Éric.

47 Je me souviens des instants où nous insolions les écrans. Adossés à la presse en regardant le minuteur de la lampe qui égrainait les secondes, nous étions dans un temps de pose où je pouvais lui poser mes nombreuses questions à propos de la sérigraphie, du milieu de l’estampe, sur les artistes et les galeries. Je me formais pendant que la lumière gravait le motif sur la toile.

48 Dorénavant, je suis seul témoin de ces moments. En 2007, Éric avait accepté de me prendre en tant qu’apprenti pendant un an. Puis, deux ans plus tard j’ai retravaillé avec lui un an et demi lorsque je suis devenu son élève à la suite de sa nomination en tant que Maître d’art. Pendant ces années j’ai pu ainsi apprendre à le connaître.

49 Éric m’avait confié qu’il avait choisi de devenir sérigraphe car c’était la technique qui lui paraissait la plus moderne et donc celle qui lui permettait de s’exprimer le plus longtemps de manière originale.

50 C’est cette volonté d’être moderne et d’innover dans la technique et dans l’appréhension de son medium qui a accompagné significativement sa carrière. En effet, il y a quinze ans, Éric avait investi dans des machines pour pouvoir imprimer avec des encres UV et ainsi accéder à des travaux nécessitant une extrême finesse pour s’ouvrir à des artistes différents.

51 C’est avec cet esprit de modernité qu’il a pu développer son activité d’éditeur d’art et en suivant une idée au fil des années : concevoir la sérigraphie comme un medium plastique servant aux artistes en s’appuyant sur sa propre esthétique et ses propres possibilités techniques et ainsi s’écarter de la sérigraphie comme seul moyen de reproduction. La sélection de ces artistes démontrait un goût artistique très juste, cohérent et délicat.

52 Éric m’a transmis un savoir-faire que j’espère pouvoir un jour mettre en pratique. Cela sera ma petite contribution au souvenir de ce grand homme.

Un don magique

Michael Woolworth

53 Au fil des années, Éric et moi avons partagé les services du très estimable photograveur Vincent Fardoux. Quand je me retrouvais devant une impasse technique, Vincent me sortait immanquablement la même phrase, « Ah bon, tu n’arrives pas à faire ça ? ! Éric Seydoux, lui, il y arrive toujours sans problème ». Même si Vincent s’amusait un peu avec moi, il est évident qu’Éric avait un don magique, il trouvait une solution à tout. Sa disparition va laisser un grand vide.

54 Depuis longtemps, il était mon voisin de stand dans les foires (Bâle, FIAC, ABI…), souvent accompagné de sa fille Amélie – toujours proche de notre monde, elle est devenue galeriste à Berlin, spécialisée dans des éditions limitées – et de sa femme, Anne-Marie, qui soutenait ses actions infatigablement et s’occupe aujourd’hui encore des éditions. Comme moi, Éric était à la fois éditeur et imprimeur, et il était ma référence, tant pour sa ligne éditoriale que pour la technique sérigraphique. C’était un

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homme doux, discret et réservé qui ne se départissait jamais de son calme, mais très engagé, très convaincu. Il savait foncer et pouvait prendre des risques assez audacieux ; il comprenait que quand la montagne ne venait pas, il fallait aller vers la montagne…

55 Il avait été formé dans la pratique un peu comme Michel Caza, dont l’atelier avait une haute exigence technique et une discipline d’enfer ; un de leurs points forts était la finesse de la trame réalisable. Quand il s’est installé à son propre compte (avec Jack Pesant dans les premières années), il a appliqué cette discipline au service des artistes de notre époque avec rigueur et délicatesse. Montrez-moi une planche de Viallat plus belle que celles produites rue de l’Abbé-Carton… Éric défendait des jeunes créateurs dont le travail l’attirait, dont Bouillon, Compagnon, Cuzin, Lucien, Mencoboni, Moninot, Richard et Soriano… et sa ligne éditoriale était remarquable.

56 Comme avec Aldo Crommelynck en 2008, ce si joli monde de l’impression d’art a perdu « Jedi ».

INDEX

Index géographique : France Index chronologique : 20e siècle, 21e siècle

AUTEURS

MARIE-CÉCILE MIESSNER Conservateur honoraire des estampes contemporaines au département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France

AMÉLIE SEYDOUX Fille d’Éric Seydoux

GUY DE ROUGEMONT Artiste, membre de l’Académie des beaux-arts

PIERRE BURAGLIO Artiste

SHIRLEY JAFFE Artiste

CLAUDE VIALLAT Artiste

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BERNARD MONINOT Artiste

FRÉDÉRIQUE LUCIEN Artiste

PAUL COX Artiste

MATTHIEU PERRAMANT Artiste

MICHAEL WOOLWORTH Imprimeur et éditeur

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Nalini Malani

Marie Van Bosterhaut

1 Le Centre de la gravure accueille pour la première fois en Belgique une exposition consacrée à l’artiste indienne Nalini Malani. Née en Inde en 1946, pionnière de la performance et de l’art vidéo, Nalini est l’une des artistes les plus influentes de sa génération. Elle brasse et manipule les idées autant que les stéréotypes culturels pour nous transmettre une vision du monde où les frontières s’effacent.

2 Pour cette exposition intitulée Beyond Print – Memory, Transference, Montage l’artiste a investi les trois étages du musée, présentant son travail sur les deux premiers niveaux, ouvrant son projet aux collaborations pour le dernier. Plasticienne multimédia, elle a élargi sa pratique de peintre en développant des livres d’artiste, des impressions numériques ainsi que des projections vidéo. Son art nous emmène au-delà de l’imprimé.

3 L’exposition débute par l’ensemble Despoiled Shore (1993-2013), composé d’impressions numériques grand format et d’une vidéo retraçant le projet collaboratif mené avec l’actrice indienne Alaknanda Samarth. Celui-ci est inspiré par un texte du dramaturge allemand Heiner Müller. Nalini Malani partage son premier atelier au Bhulabhai Memorial Institute de Bombay, avec des artistes plasticiens, musiciens, danseurs et dramaturges. La littérature devient dès la fin des années 1970 une des ses principales sources d’inspiration, qu’il s’agisse du théâtre de Bertolt Brecht ou de Heiner Müller et des textes de Christa Wolf. La vidéo Medeamaterial documente la représentation donnée au Goethe-Institut de Bombay en 1993.

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Photo Maria Salamone

4 Une série d’impressions numériques pigmentaires, Cassandra’s Gift (2009), récemment acquise par la Ville de La Louvière pour être intégrée dans la collection du Centre de la gravure, illustre l’un des projets réalisés autour du thème de Cassandre. Cassandre figure parmi les personnages mythiques, symboles de l’insoumission, que l’on retrouve dans l’œuvre de Nalini.

5 Les mythes représentent des connexions visuelles et verbales qui constituent des ponts vers le public. Le complexe de Cassandre est au cœur de plusieurs œuvres également présentées dans l’exposition : la vidéo In Search of Vanished Blood (2012) et la série de peintures Listening to the Shades (2008).

6 Cette figure mythologique illustre pour l’artiste notre monde contemporain, la dangereuse direction qu’il tend à prendre, le déni de la voix et de la vision de la femme.

7 Au premier étage, l’exposition se poursuit avec les livres d’artistes réalisés de 1991 à 2013 ainsi qu’une série de quarante-deux peintures sous verre Listening to the Shades (2008). La peinture sous verre a été introduite en Inde par les marchands chinois, via de petites images à caractère érotique. Les artistes de Tanjore (sud de l’Inde) se sont réapproprié cette technique au XVIIIe siècle pour peindre leurs divinités. Nalini détourne cet attribut sacré pour lui rendre son caractère profane et politique en le dirigeant contre l’extrémisme hindou.

8 Au cœur de la salle, une pièce aux murs pourpres comprend du mobilier, des reproductions photographiques, ainsi qu’un cadre doré dans lequel est projeté une vidéo. Tel est l’environnement choisi par l’artiste pour présenter Unity in Diversity (2003), comme un salon dans lequel prend place le visiteur. Nalini a créé cette vidéo en réaction au génocide de Gujarat en 2002. Unity in Diversity est la devise que l’Inde inscrit sur sa bannière en 1947 lors de son indépendance, qui coïncide avec la création du Pakistan et l’un des exodes les plus massifs entre les deux frontières. La partition est rappelée par les reproductions noir et blanc de Gandhi, Nehru et Jinnah, acteurs de l’indépendance.

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9 Au deuxième et dernier étage du musée, cohabitent différents projets initiés par l’artiste. Les pages du roman graphique PAO sont présentées sous forme d’une longue frise entremêlée des collages réalisés par l’artiste en collaboration avec des écoles de la région. PAO est un collectif regroupant cinq dessinateurs vivant à Delhi. Ils ont rassemblé autour d’eux d’autres dessinateurs et scénaristes pour la création d’une anthologie, qui rassemble douze histoires distinctes. Cette première anthologie représente pour le collectif le début d’un ambitieux projet, dont le but est de mettre en valeur différents types de narration dans un contexte indien.

10 Ayant collaboré avec des adolescents lors de projets menés en Inde et au Japon, Nalini Malani a souhaité réitérer l’expérience au Centre de la gravure pour une création in situ. Des collages ont été créés à partir d’images découpées dans la presse internationale par les élèves, autour de la thématique du corps. Selon l’artiste, nous sommes confrontés à de plus en plus d’informations. Alors que cette quantité augmente de jour en jour, nous n’avons développé que peu d’outils pour les identifier et les comprendre. L’art expérimental, tel qu’il s’est développé au XXe siècle à travers le collage, pourrait se révéler utile.

11 À l’occasion de l’exposition et répondant au souhait de Nalini, un flip-book a été édité par le Centre de la gravure. La particularité de ce feuilleteur est de comporter une double animation, réalisée d’après les dessins originaux provenant de la vidéo In Search of Vanished Blood.

12 En parallèle de l’exposition, deux autres projets sont visibles : Figures mentales, aboutissement des recherches menées au musée par l’artiste française Pascale-Sophie Kaparis, ainsi que l’installation de Thierry Verbeeck, dans le cadre de la biennale Watch this Space, organisée par le réseau 50° Nord.

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Index chronologique : 20e siècle, 21e siècle Index géographique : Inde

AUTEUR

MARIE VAN BOSTERHAUT Centre de la gravure et de l’image imprimée de la fédération Wallonie-Bruxelles (La Louvière)

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Entretien avec Laurence Schmidlin

Rémi Mathis

1 Laurence Schmidlin vient de prendre la direction du cabinet des estampes du canton de Vaud, au musée Jenisch de Vevey. L’occasion pour nous de faire connaissance avec celle qui dirige l’un des hauts lieux de l’estampe en Suisse.

Vous avez déjà une bonne expérience du monde de l’estampe : pouvez-vous nous indiquer en quoi a consisté votre parcours ? Mon itinéraire professionnel a débuté au Cabinet des estampes (aujourd’hui Cabinet d’arts graphiques) du musée d’art et d’histoire de Genève, en 2003. C’est là que j’ai fait la rencontre de Rainer Michael Mason, alors conservateur, dont l’influence sur mon parcours a été déterminante : il me forma au métier, me permit d’acquérir des compétences dans l’étude et la conservation de l’estampe, et me fit comprendre que le rôle aussi bien de l’historien de l’art au sein du musée que de l’institution au sein de la société relevait d’une forme de résistance. Le Cabinet des estampes, à travers son équipe, était animé par un esprit d’engagement, de passion et d’exigence, qui demeure encore aujourd’hui un modèle pour moi. J’y ai passé plusieurs années, magiques, au cours desquelles j’ai découvert l’art et les artistes à travers le médium imprimé – ses techniques, ses fonctions, ses matérialités, son histoire m’ont très vite fascinée. Mon mandat a pris fin en 2006 et je n’ai, dès lors, jamais cessé de collaborer à des lieux de recherche et d’exposition. J’ai été associée tant à des institutions conservant des fonds de gravures qu’à des lieux dédiés à l’art contemporain. Cela m’a permis de faire l’expérience de structures et de modes de fonctionnement différents, tout en cultivant des champs hétérogènes, mais parfois convergents, de connaissance.

Vous succédez à Lauren Laz, spécialiste du XVIIe siècle, alors que vous êtes une contemporanéiste : quelle incidence cela aura-t-il sur la politique du cabinet ? Les approches que j’aurai du domaine de l’estampe, à travers les projets qui seront mis en place, témoigneront sans conteste d’un regard nourri par l’appréciation de l’art contemporain et par la compréhension de ses enjeux. Je ne prône pas leur primat sur d’autres ; simplement, ma formation me conduit naturellement à appréhender le médium de la gravure selon des paramètres relatifs à d’autres conditions de réflexion, de production, de distribution, etc. J’ai aussi le souhait

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d’accorder une attention particulière aux jeunes artistes, de les accompagner dans leurs désirs d’expérimentation et de recherche dans ce domaine. Tout en étant prospectif et en rendant compte du renouvellement des pratiques de la gravure comme du travail des ateliers d’impression, il s’agit de veiller à maintenir un intérêt fort pour l’estampe. Il est une actualité du médium et je veux la défendre en la rendant visible par différentes initiatives dont l’exposition ne sera pas la seule. La spécificité du Cabinet cantonal des estampes, sis au musée Jenisch depuis 1989, est de conserver, outre les collections veveysanne (la ville) et vaudoise (le canton), différents fonds (parmi lesquels ceux de la fondation William Cuendet et atelier de Saint-Prex, et du fonds Decker) sous forme de dépôts. Ma charge est relative à leur contenu, à la mise en valeur de ces patrimoines que nous fédérons ; ce sont leur somme qui font notre force, en ce qu’ils sont complémentaires, et c’est celle-ci qui donnera un contexte de travail aux projets que je conduirai. Aussi, avec des collections couvrant tous les développements historiques et techniques de l’estampe, ai-je pour devoir, et c’est d’ailleurs un vrai plaisir, d’accorder la même importance à l’art ancien qu’à l’art de notre époque. Il serait erroné de penser que cela n’a jamais été le cas : quelle qu’ait été leur spécialisation, les conservatrices auxquelles je succède, respectivement Nicole Minder et Lauren Laz, n’ont jamais privilégié un champ au détriment de l’autre, et le lien, essentiel, avec la production artistique actuelle, n’a cessé d’être maintenu. La réception de l’art est toujours contemporaine ; une institution opère à partir de cette condition.

Quelles seront vos occupations au cours des prochains mois ? Ma perspective première est d’inscrire le Cabinet cantonal des estampes dans la nouvelle organisation du musée Jenisch. Entrée en fonction au printemps 2013, la directrice, Julie Enckell Julliard, a choisi de marquer l’identité de ce lieu spécialisé dans la conservation des œuvres sur papier, partant du constat que nous y réunissions les collections, les compétences et les équipements. Les mois à venir seront consacrés à affirmer et construire de concert cette spécificité, du programme des expositions aux activités de médiation, en passant par l’aménagement du bâtiment déjà rénové dans ce sens (le musée Jenisch a rouvert en juin 2012, après trois ans de travaux). Ma préoccupation parallèle concerne les fondations déposantes. Je tiens à renouveler nos liens de confiance et à élaborer des projets qui mettent en valeur leurs fonds parce que ceux-ci nous sont confiés et parce que notre vocation est de les partager avec les publics, publics avec qui la rencontre doit avoir lieu à chaque instant. Je prépare ainsi, pour l’automne 2014, une exposition traitant de la gravure d’Albrecht Dürer et des liens de ce dernier avec la Suisse, des voyages qu’il y a effectués à l’histoire du collectionnisme de son œuvre en terre helvétique. Ce projet, qui a été initié de longue date, marquera de très belle manière le vingt- cinquième anniversaire de la présence du Cabinet cantonal des estampes à Vevey.

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Photo musée Jenish, Vevey, 2013

INDEX

Index chronologique : 21e siècle Index géographique : Suisse

AUTEUR

RÉMI MATHIS Archiviste paléographe, conservateur chargé des estampes du xviie siècle au département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France et rédacteur en chef des Nouvelles de l’estampe

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Dessins du XVIIe siècle du département des Estampes

Barbara Brejon de Lavergnée

1 L’exposition, qui présente cent dessins français du XVIIe siècle du département des Estampes et de la Photographie, ainsi qu’une cinquantaine d’estampes qui s’y rapportent, évoque l’œuvre de nombreux artistes qui couvrent tout le siècle, du règne d’Henri IV jusqu’à la mort de Louis XIV : de Martin Fréminet à Simon Vouet, de Michel Ier Corneille à Charles Le Brun, Jean Jouvenet ou Charles de La Fosse, de Jacques Bellange, Jacques Callot à Pierre Brebiette, Israël Silvestre, Jean Lepautre, Sébastien Leclerc et Robert Nanteuil.

2 Mêlé aux estampes dès l’acquisition pour le Roi en 1667 de la collection de Michel de Marolles – acte fondateur du département des Estampes- enrichi encore de nos jours, d’acquisitions et de dons, le fonds de dessins a été renforcé au XIXe siècle par un versement très important de feuilles provenant de la Bibliothèque Sainte-Geneviève et de la Bibliothèque de l’Arsenal, en application d’un décret ministériel de novembre 1860 visant à réorganiser les fonds patrimoniaux des bibliothèques parisiennes.

3 L’ensemble se signale par une profonde originalité car, à côté d’études de peintres connus et bien représentés dans les collections publiques françaises, il renferme de nombreux dessins préparatoires pour des estampes, qu’il s’agisse de projets conçus par les graveurs eux-mêmes ou de compositions confiées par les artistes à des praticiens expérimentés pour être traduites en taille-douce. Il offre l’occasion de découvrir des artistes qui sont sortis de l’oubli récemment comme Louis Richer, Marin Desmarestz, ou dont l’oeuvre dessiné est extrêmement restreint comme Daniel Rabel, Louis Testelin, Jean Dubois, Foucher, Claude Spierre ou Jacques Rousseau. Organisée selon un parcours chronologique, l’exposition permet de confronter les dessins aux estampes et d’évoquer les domaines les plus divers qui, pour certains d’entre eux, font l’objet d’une section thématique : compositions funéraires, projets architecturaux, entrées triomphales, illustration d’almanachs, images satiriques ou encore ces figures de « mode » qui remportèrent tant de succès sous le règne de Louis XIV avec Nicolas Ier Larmessin et la famille des Bonnart, dont l’activité et le rôle de chacun de ses membres sont définis pour la première fois. Elle prouve enfin que les artistes ne s’enferment pas dans un seul

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répertoire et qu’un peintre d’histoire peut fournir un dessin destiné à la gravure sans rapport avec sa peinture. Couvrant des champs de création multiples dans le cadre de la vie quotidienne, l’estampe constitue une source de revenus non négligeables pour un artiste, tout en permettant la diffusion de son œuvre : les débuts du jeune Charles Le Brun se placent ainsi sous le sceau de la gravure ; illustrés par plusieurs dessins dans l’exposition, ils révèlent de manière étonnante le cheminement artistique du futur premier peintre du Roi.

4 Souvent inédites et pour la plupart jamais exposées, les œuvres ont bénéficié de nouvelles attributions et donnent une image renouvelée de la richesse de la scène artistique à Paris au cours du Grand Siècle et du foisonnement constant de son expression.

Dessins français du XVIIe siècle. Collections du département des Estampes et de la photographie. Bibliothèque nationale de France, galerie Mansart, 18 mars – 15 juin 2014

Catalogue d’exposition édité par la Bibliothèque nationale de France (105 notices et 150 reproductions) Préface par Pierre Rosenberg, de l’Académie française Essai par Bénédicte Gady Notices par Audray Adamczak, Ronan Bouttier, Barbara Brejon de Lavergnée, Damien Chantrenne, Dominique Cordellier, Pascale Cugy, Alexandre Gady, Jérôme de La Gorce, Maxime Préaud et Vanessa Selbach.

Pierre Brebiette, Portrait de femme portant un chaperon, pierre noire fine (ou graphite ?) et sanguine, 222 x 160, BnF, Estampes, Réserve B6a boîte écu. Cat. 47

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INDEX

Index géographique : France Index chronologique : 17e siècle

AUTEUR

BARBARA BREJON DE LAVERGNÉE Bibliothécaire chargée des dessins au département des Estampes et de la Photographie de la Bibliothèque nationale de France

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