Un Système De Paiement Privé Peut-Il Exister Sans Référence À Une Monnaie Officielle ? Etude De Cas Du Credito En Argentine (1995-2008)
Total Page:16
File Type:pdf, Size:1020Kb
1 Un système de paiement privé peut-il exister sans référence à une monnaie officielle ? Etude de cas du credito en Argentine (1995-2008) Pepita OULD-AHMED (UMR 201, Université Paris 1, IRD) Abstract Le développement de monnaies privées, parallèles au système monétaire officiel, est analysé par la littérature spécialisée à travers la question de la concurrence ou, au contraire, de la complémentarité que pose de fait la coexistence de ces monnaies; ou bien au travers des conséquences de leur essor, en termes de politique monétaire et de souveraineté des Etats, ou encore en termes de dynamique locale et de transformation de la nature des échanges. L’émergence de telles monnaies soulève également une tout autre question. Elle se pose avec acuité pour celles qui ont pour particularité de ne pas être convertibles avec la monnaie officielle. Celles-ci se développent en particulier au sein de systèmes d’échanges locaux et connaissent un essor croissant depuis le début des années 1980, dans les pays dits développés et dans ceux dits en développement. Néanmoins, l’essor de ces monnaies a de quoi surprendre. En effet, celles-ci sont non seulement inconvertibles avec la monnaie officielle, mais en outre elles offrent un accès à un espace marchand très circonscrit. Aussi, la question que l’on souhaiterait examiner dans cet article est la suivante : pourquoi, et sous quelles conditions, ces monnaies privées inconvertibles avec la monnaie officielle parviennent-elles à être acceptées? Ce qui est proposé ici est de soumettre cette question théorique à un cas concret, celui des « clubs de troc » se sont développés en Argentine à partir de 1995. Ces derniers désignent des espaces d’échanges marchands au sein desquels les transactions économiques sont réglées à l’aide d’une monnaie papier interne, le « credito », émise par les fondateurs de ces clubs, et non convertible avec la monnaie officielle. Cette expérience empirique est d’autant plus intéressante que, contrairement aux autres systèmes monétaires locaux recensés jusque-là, elle a connu une ampleur sans précédent : les « clubs de troc » se sont en effet développés sur tout le territoire national et ont concerné des millions de personnes. Aussi, pour revenir à la question qui nous interpelle ici, comment et pourquoi la monnaie credito a-t-elle été acceptée? Quelles sont les conditions, les référents, qui ont rendu son acceptation possible? En dépit de son inconvertibilité, est-ce que ce système micro-monétaire peut fonctionner de manière indépendante et cloisonnée, ou bien a-t-il besoin de nouer des rapports avec le système macro-monétaire officiel? Telles sont les questions auxquelles cet article se propose de répondre. 2 Introduction Le développement, sur un territoire donné, de monnaies privées, parallèles au système monétaire officiel, est analysé par la littérature spécialisée à travers la question de la concurrence 1 ou, au contraire, de la complémentarité 2 que pose de fait la coexistence de ces monnaies; ou bien au travers des conséquences de leur essor, en termes de politique monétaire 3 et de souveraineté des Etats 4, ou encore en termes de dynamique locale et de transformation de la nature des échanges 5. L’émergence de telles monnaies soulève également une tout autre question. Elle se pose avec acuité pour celles qui ont pour particularité de ne pas être convertibles avec la monnaie officielle. Celles-ci se développent en particulier au sein de systèmes d’échanges locaux 6 et connaissent un essor croissant depuis le début des années 1980, dans les pays dits développés d’abord (Canada, Etats-Unis, Japon, France, Allemagne, Royaume-Uni, etc .), puis, à partir des années 1990, dans les pays dits en développement (Mexique, Argentine, Brésil, Sénégal, Afrique du Sud, Thaïlande, Indonésie, etc .). Pour donner une idée de leur importance, on recensait déjà plus de 2 500 monnaies privées non convertibles dans le monde en 2001 (Lietaer, 2001). On peut citer par exemple, pour mentionner les plus connus, les LETS 7 (Local Exchange Trading Scheme) développés dans de nombreuses sociétés capitalistes, mais aussi le « time dollar » et l’« Ithaca hour » aux Etats- Unis, ou le « saltspring », le « Toronto dollar » et le « Calgary dollar » au Canada. Néanmoins, l’essor de ces monnaies a de quoi surprendre. En effet, non seulement celles-ci sont inconvertibles, soulignons-le, avec la monnaie officielle. En outre, elles offrent un accès à un espace marchand très circonscrit. Or, comment le rappelait Adam Smith « tout homme prudent […] a dû naturellement s’efforcer de gérer ses affaires de façon à avoir par devers lui […] une quantité d’une certaine denrée ou d’une autre, susceptible d’après lui d’être acceptée par pratiquement tout le monde en échange du produit de son industrie 8 ». Dans ces 1 On pense aux approches monétaires hayekiennes mais aussi aux modèles de prospection monétaire (Kiyotaki and Wright, 1991, 1993; Williamson and Wright, 1994). 2 Lire en particulier Kuroda (2008a; 2008b). 3 (Helwig, 1993; Marvasti and Smyth, 1999; Li, 2001). 4 Voir les travaux relatifs à l’émergence historique des monnaies des Etats-nations contemporains (Cohen, 1998; Glasner, 1998; Gilbert and Helleiner, 1999). 5 (Greco, 1994; Glover, 1995; Douthwaite, 1996; Demeulenare, 2000). 6 (Schuldt, 1997; Boyle, 1999; Hart, 2000; Seyfang and Pearson, 2000; Lietaer, 2001). 7 (Lee, 1996; Williams, 1996; Bowring, 1998; North, 1999). 8 Smith (1995: 25-26). Cité dans Orléan (2009: 26). 3 conditions, on peut s’étonner que ces monnaies locales, en dépit de leur inconvertibilité et de leur accès limité aux biens et services, soient acceptées à la fois par les agents économiques mais aussi par les autorités monétaires officielles qui pourraient voir dans l’essor de ces monnaies une contestation de leur souveraineté monétaire, ne serait-ce qu’à une faible échelle. Aussi, la question que l’on souhaiterait examiner dans cet article est la suivante : pourquoi, et sous quelles conditions, ces monnaies privées inconvertibles avec la monnaie officielle parviennent-elles à être acceptées 9 ? Il ne s’agit pas, bien évidemment, de répondre à cette question en toute généralité. En effet, si dans l’ensemble tous ces systèmes monétaires locaux privés partagent un objectif économique et social proche, à savoir le soutien d’une dynamique économique de développement local et d’intégration sociale, il importe de souligner leur grande diversité, reposant sur un projet politique, une conception monétaire, une logique économique, ou encore des relations avec les autorités publiques, à chaque fois spécifiques. Ce qui est proposé ici est de soumettre cette question théorique à un cas concret, celui des « clubs de troc 10 » qui se sont développés en Argentine à partir de 1995. Les « clubs de troc » désignent des espaces d’échanges marchands au sein desquels les biens et les services sont réglés à l’aide d’une monnaie papier interne, le « credito », émise par les fondateurs de ces clubs, et non convertible avec la monnaie officielle. Cette expérience empirique est d’autant plus intéressante que, contrairement aux autres systèmes monétaires locaux recensés jusque-là, elle a connu une ampleur sans précédent : les « clubs de troc » se sont en effet développés sur tout le territoire national et ont concerné des millions de personnes. Aussi, pour revenir à la question qui nous interpelle ici, comment et pourquoi la monnaie credito a-t-elle été acceptée? Quelles sont les conditions, les référents, qui ont rendu son acceptation possible? En dépit de son inconvertibilité avec la monnaie officielle, le peso, est-ce que ce système micro-monétaire peut fonctionner de manière indépendante et cloisonnée, ou bien a-t-il besoin de nouer des rapports avec le système macro-monétaire officiel? Telles sont les questions auxquelles cet article se propose de répondre. 9 Le modèle à générations imbriquées (Samuelson, 1958) ne permet pas de comprendre les raisons de l’acceptation de ces monnaies, compte tenu du fait qu’ils s’agit de monnaies locales dont l’acceptation par les autres est circonscrite et à très court terme. 10 L’utilisation de guillemets et d’italiques pour mentionner les « clubs de troc » signifie qu’il s’agit de l’appellation originelle donnée à ces clubs par leurs fondateurs et leurs participants, et qu’il ne s’agit nullement d’une qualification de ma part, d’autant plus qu’il est clairement dit dans ce texte que les « clubs de troc » ne renvoient pas du tout à des espaces d’échanges en nature. 4 On montrera que malgré la volonté des fondateurs des « clubs de troc » de créer des espaces monétaires autonomes et distincts du système officiel, la monnaie privée tient ses conditions d’existence et d’acceptation de la monnaie officielle. Pour se construire d’abord en opposition avec le peso, le credito s’avère en fait fortement dépendant de lui et ce à trois niveaux. En premier lieu, la genèse de cette monnaie privée révèle en effet comment celle-ci est étroitement corrélée à la monnaie officielle (première section). En second lieu, on montrera le rôle déterminant que joue le peso pour fonder la confiance dans cette monnaie privée et son acceptation (deuxième section). Enfin, l’analyse des échanges au sein des « clubs de troc » permet de mettre au jour l’influence majeure de la monnaie officielle dans la structuration des échanges et la formation des prix (troisième section). Ainsi, on verra que, tant pour justifier la création de cette monnaie et son acceptation que pour la rendre opérationnelle dans ces espaces marchands communautaires, la monnaie privée ne peut pas se passer de la monnaie officielle. Le système micro-monétaire credito est fondamentalement arrimé au système macro-monétaire officiel peso. SECTION 1. LE CREDITO EMERGE EN OPPOSITION AU PESO L’analyse des conditions d’émergence du credito permet de dévoiler que son essor est fortement lié à la monnaie officielle.