Essais Revue interdisciplinaire d’Humanités

17 | 2021 Quels lieux pour les morts ? Perspectives interculturelles

Éric Benoit (dir.)

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/essais/8358 DOI : 10.4000/essais.8358 ISSN : 2276-0970

Éditeur École doctorale Montaigne Humanités

Édition imprimée Date de publication : 15 avril 2021 ISBN : 979-10-97024-09-3 ISSN : 2417-4211

Référence électronique Éric Benoit (dir.), Essais, 17 | 2021, « Quels lieux pour les morts ? » [En ligne], mis en ligne le 27 avril 2021, consulté le 05 mai 2021. URL : https://journals.openedition.org/essais/8358 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/essais.8358

Essais Revue interdisciplinaire d’Humanités

Quels lieux pour les morts ? Perspectives interculturelles

Études réunies par Éric Benoit

Numéro 17 - 2021 (1 - 2018)

ÉCOLE DOCTORALE MONTAIGNE-HUMANITÉS Comité de rédaction Julien Baudry, Manon Bienvenu-Crelot, Hannah Champion, Fabien Colombo, Marco Conti, Inès Da Graça Gaspar, José-Louis de Miras, Chantal Duthu, Rime Fetnan, Julie Lageyre, Eleonora Lega, Jean-Paul Gabilliet, Maria Caterina Manes Gallo, Stanislas Gauthier, Priscilla Mourgues, Arthur Perret, Nina Mansion Prud’homme, Myriam Métayer, Vanessa -Martin, Marco Tuccinardi

Membres fondateurs Brice Chamouleau, Jean-Paul Engélibert, Bertrand Guest, Sandro Landi, Sandra Lemeilleur, Isabelle Poulin, Anne-Laure Rebreyend, Jeffrey Startwood, François Trahais, Valeria Villa

Comité scientifique Anne-Emmanuelle Berger (Université Paris 8), Patrick Boucheron (Collège de France), Jean Boutier (EHESS), Catherine Coquio (Université Paris 7), Phillipe Desan (University of Chicago), Javier Fernandez Sebastian (UPV), Carlo Ginzburg (UCLA et Scuola Normale Superiore, Pise), German Labrador Mendez (Princeton University), Hélène Merlin-Kajman (Université Paris 3), Dominique Rabaté (Université Paris 7)

Directeur de publication Sandro Landi

Secrétaire de rédaction Chantal Duthu

Les articles publiés par Essais sont des textes originaux. Tous les articles font l’objet d’une double révision anonyme. Tout article ou proposition de numéro thématique doit être adressé au format word à l’adresse suivante : [email protected] La revue Essais est disponible en ligne sur le site : http://www.u-bordeaux-montaigne.fr/fr/ecole-doctorale/la-revue-essais.html

Éditeur/Diffuseur École Doctorale Montaigne-Humanités Université Bordeaux Montaigne Domaine universitaire 33607 Pessac cedex (France) http://www.u-bordeaux-montaigne.fr/fr/ecole-doctorale/la-revue-essais.html École Doctorale Montaigne-Humanités Revue de l’École Doctorale ISSN : 2417-4211 ISBN : 979-10-97024-09-3 • EAN : 9791097024093 © Conception/mise en page : DSIN - Pôle Production Imprimée Édito - - - - Essais propose propose Essais . Dialogues, enquêtes, les enquêtes, . Dialogues, * Le Comité de Rédaction est animée par l’héritage de l’héritage par animée est (1572-1592) de Michel de Montaigne. de Michel de (1572-1592) Essais Essais Essais nous voudrions ainsi renouer avec une manière une manière avec ainsi renouer nous voudrions et en dialogue, petit chaos tenant son ordre de ordre son tenant chaos petit dialogue, en et Essais essais En peignant le monde nous nous peignons nous-mêmes, et ce faisant et nous-mêmes, peignons nous nous le monde peignant En Créée sur l’impulsion de l’École Doctorale « Montaigne-Humanités » « Montaigne-Humanités » Doctorale de l’École l’impulsion sur Créée Parce que de Montaigne nous revendiquons cette capacité à s’exiler cette capacité à s’exiler nous revendiquons que de Montaigne Parce la revue Avec dans notre à restaurer vise l’essai contrecourant, à Écriture dans cette « C’est ainsi qu’alternent mal jointe marqueterie », Communauté pluridisciplinaire et plurilingue (des traductions Communauté pluridisciplinaire * empruntéessont aux citations les Toutes ne peignons « pasne peignons l’être », mais « le passage » textes amicalement et expérimentalement réunis ici pratiquent active réunis et expérimentalement textes amicalement ment la citation et la bibliothèque. Ils revendiquent sinon leur caractère leur caractère sinon revendiquent Ils et la bibliothèque. ment la citation perpétuelle évolution. et leur de processus, leur existence fragmentaire, la revue Bordeaux Montaigne, 2014 Université depuis devenue a pour objectif de promouvoir une nouvelle génération de jeunes de génération nouvelle une promouvoir de objectif pour a l’interdisciplinarité. vers tournés résolument chercheurs une certaine compris comme qualité de être qui devra Montaigne, et d’écriture. regard d’estrange à sa formation, cette volonté et rapportpar à sa culture permet et la réalité de dans la perception un trouble ment qui produit refor sans cesse peut être d’étude scène où l’objet une autre de décrire forme disjoint d’une ne peut être méthodologique mulé. Ce trouble Montaigne qualifie de façon celle, en effet, que d’écriture, particulière étonnamment belle et juste d’« essai ». sur le raconter le monde qui privilégie l’inachevé et de d’interroger (« L’essai Comme le rappelle Theodor Adorno méthodique et l’exhaustif. forme »,comme anachronisme d’un celui est l’essai de l’espace 1958), une « sciencepermanent, pris entre organisée » tout expli qui prétend plus et de sens qui favorise, quer et un besoin massif de connaissance et de communication rapides, les formes d’écriture aujourd’hui, encore lisses et consensuelles. et à l’erreur, à l’incertitude droit communauté et dans nos sociétés le complexes, formuler des vérités de les Humanités qu’ont le pouvoir en et spéculaire, continue Cette écriture dérangeantes et paradoxales. seule à même de constituer un questionnement permanent, semble où « chacun que relatif, humaniste sur un monde aussi bigarré regard pas de son usage ». appelle barbarie ce qui n’est et notes de lecture, développements monographiques et varias, numéros également tous lui-même. la mise à l’épreuve critique de paroles et d’objets issus du champ des et d’objets critique de paroles la mise à l’épreuve et sociales. des langues et des sciences humaines arts, des lettres, la revue inédites sont proposées),

Dossier Perspectives interculturelles par coordonné Dossier Benoit Éric Quels lieux pour les morts ? Quels lieux pour

Tombes et cryptes : entre présence et absence Avant-propos

Éric Benoit

« C’est ici l’esplanade du souvenir, l’enceinte avec solennité où la chose abolie atteste, parmi ce qui est encore, qu’elle fut. » Paul Claudel, Connaissance de l’Est, « La Tombe »

Le présent volume, résultat du Colloque Doctoral franco-chinois qui s’est tenu à l’Université Bordeaux Montaigne les 7 et 8 novembre 2019, s’inscrit dans une série d’actions de recherche auxquelles ont contribué, depuis plusieurs années, des enseignants-chercheurs et des doctorants de l’Université Bordeaux Montaigne et de l’Université de Wuhan (Chine). Le fil conducteur théma- tique en a été porté par une comparaison interculturelle des conceptions de l’espace, et notamment du sacré dans l’espace social. La réflexion se poursuit donc ici en direction de l’espace dévolu aux morts et à la mort en Occident, en Chine, mais aussi ailleurs (Japon, Bénin…). À cette dimension intercultu- relle s’ajoute une dimension trans-séculaire, puisque les articles qu’on va lire concerneront aussi bien l’Antiquité, le Moyen âge, le dix-neuvième siècle, le vingtième siècle, l’époque contemporaine ; et aussi une dimension résolument pluridisciplinaire : anthropologie, sociologie, histoire, géographie, sinologie, philosophie, ainsi que les arts et la littérature, car la réflexion concernera non seulement les espaces réels mais aussi les représentations de ces espaces.

L’idée à partir de laquelle a émergé le sujet de ce travail collectif est la suivante : dans le voisinage des livres d’Édgar Morin (L’Homme et la mort), de Baudrillard (L’ Échange symbolique et la mort), et de Jankélévitch (La Mort), les travaux de l’historien Philippe Ariès (Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, 1975, et L’Homme devant la mort, 1977) ont montré comment, au cours des derniers siècles, s’est opérée une progressive occul- tation de la mort en Occident : très présente dans le quotidien médiéval, la mort est peu à peu devenue un tabou, rendue de plus en plus invisible jusqu’à sa relégation actuelle dans les espaces marginaux des hôpitaux et des maisons 8 Éric Benoit de retraite. La mort reste pourtant bien perceptible, dans les familles, dans les rites religieux, dans l’espace matériel des cimetières, de certains lieux de mémoire, et de divers monuments. Les recherches de Michel Vovelle, notam- ment dans La Mort et l’occident de 1300 à nos jours1, ont poursuivi la réflexion, en l’orientant vers certains types de lieux comme les cimetières provençaux2. Patrick Baudry a ensuite approfondi l’enquête dans le domaine de la sociolo- gie et de l’anthropologie en ouvrant de riches perspectives pluridisciplinaires dans son ouvrage intitulé La Place des morts3. La dimension plus visuelle et architecturale des lieux donnés aux mort a été étudiée par Michel Ragon dans L’Espace de la mort. Essai sur l’architecture, la décoration et l’urbanisme funé- raires4. Et parmi les travaux les plus récents on pourra se reporter au livre imposant et richement illustré de Thomas Lequeur, Le Travail des morts5. Nous pouvons poursuivre l’interrogation en nous demandant comment, dans ces lieux, cohabitent le sacré et le laïque, comment s’articulent le public et le privé, l’individuel et le collectif, la monstration et le refoulement, le visible et l’invisible, le désarroi et la recherche de sens, le réel et le symbolique, les mots et les gestes, l’émotion et la ritualisation, l’extériorité et l’intériorité, la parole et le silence, la perte et la hantise, l’encore-là et le ne-plus-ici, la présence et l’absence, la séparation et la réparation, la disparition et la relation, la distance et le lien, les objets et les pensées (ou l’impensable)… autant de dualités qui demeurent en tension, car, si les lieux des morts sont à l’usage des vivants, les vivants ne sont jamais très à l’aise dans leurs relations avec les morts. La réflexion menée dans ce numéro se centrera donc sur lesespaces dévolus à la mort et aux morts dans les sociétés, dans le monde urbain et dans le monde rural, mais aussi dans les représentations, notamment littéraires, que nous avons de ces espaces. Ce besoin de lieux pour les morts est attesté par l’archéologie depuis les époques les plus anciennes de l’humanité6, et des textes comme Antigone (de Sophocle à Anouilh) en témoignent aussi exemplairement7.

1 Michel Vovelle, La Mort et l’occident de 1300 à nos jours, Gallimard, 1983. 2 Michel Vovelle, La Ville des morts : essai sur l’imaginaire collectif urbain d’après les cimetières provençaux, 1800-1980, CNRS, 1983. 3 Patrick Baudry, La Place des morts : enjeux et rites, Armand Colin, 1999, et L’Harmattan, 2006. 4 Michel Ragon, L’Espace de la mort. Essai sur l’architecture, la décoration et l’urbanisme funéraires, Albin Michel, 1981, 2013. 5 Thomas Lequeur,Le Travail des morts. Une histoire culturelle des dépouilles mortelles, Gallimard, 2018. 6 Voir par exemple les travaux d’Éric Crubézy, Aux Origines des rites funéraires. Voir, cacher, sacra- liser, Éditions Odile Jacob, 2019. 7 Les œuvres d’art peuvent d’ailleurs se constituer comme espaces symboliques substitutifs de tombeaux absents. C’est par exemple le cas du premier mouvement de la Treizième Symphonie de Chostakovitch (1962), qui commémore les victimes du massacre de Juifs ukrainiens commis à Babi Yar par les nazis en 1941. Le poème d’Evgueni Evtouchenko chanté par le chœur de basses commence par ces mots : « À Babi Yar il n’y a pas de monument »… C’est le poème lui-même et l’œuvre musicale, qui se font monument de mémoire pour les assassinés. Tombes et cryptes : entre présence et absence. Avant propos 9

Nous nous ouvrirons donc ici à une approche comparatiste, concernant notamment la structure et les fonctions de ces espaces de la mort dans diffé- rentes aires culturelles. Il sera intéressant, par exemple, de comparer avec la Chine l’évolution de la situation des espaces de la mort en Occident. On sait que la culture chinoise traditionnelle (avec ses différentes déclinaisons dans le confucianisme, dans le taoïsme, et dans le bouddhisme) est particulière- ment soucieuse de la démarcation entre le monde des morts et le monde des vivants, comme on le voit dans le traité De la mort écrit par Wang Chong au premier siècle de notre ère, ou encore à la fin du XVIIe siècle dans les contes de Pu Songling qui provoquent un effet d’inquiétude par les transgressions de la frontière entre les deux mondes (et Paul Claudel en 1901 a fondé sa pièce chinoise intitulée Le Repos du septième jour sur la logique de cette limite entre les deux mondes), et cette obsession perdure jusque dans le roman récent de Yu Hua, Le Septième Jour, dont les personnages sont des morts laissés sans sépulture8. Mais Anne Cheng nous a rappelé que la pensée chinoise considère aussi la mort comme une transformation du qi de l’être vivant, donc dans la continuité de la vie9, et l’article de Marcel Granet intitulé « Le langage de la douleur d’après le rituel funéraire de la Chine classique » (1922) montrait déjà que les rituels confucéens, tels qu’ils se présentent dans le Li ki (Mémoire sur les rites) et dans le Yi li (Livre du cérémonial), visent au rétablissement de l’équi- libre social du monde des vivants perturbé par l’événement traumatisant de la mort – le culte des ancêtres permettant d’espérer une influence positive des morts sur les vivants. Alors, comment la visibilité et l’invisibilité de la mort dans l’espace urbain et dans l’espace rural ont-elles évolué depuis la Chine ancienne, dans les transformations de la Chine du XXe siècle, et jusqu’à aujourd’hui10 ? Concernant la Chine ancienne, la région de Xian par exemple offre dans ses paysages de nombreuses collines qui signalent des vestiges de tombeaux impé- riaux : pas seulement le célèbre tombeau de l’empereur Qin Shi Huang Di à la fin du IIIe siècle avant notre ère, mais aussi des tombeaux plus récents, de l’époque Tang (VIIIe-IXe siècles) ; et n’oublions pas par ailleurs les fameux tombeaux Ming de la région de Pékin. Archéologiquement, certaines régions de la Chine avec ses si nombreux tombeaux font penser à l’Égypte avec ses pyramides et sa Vallée des Rois. Les écrivains occidentaux qui ont voyagé en Chine ont parfois été frappés par les lieux chinois de la mort ; c’est le cas de Claudel, diplomate en Chine de 1895 à 1909, qui évoque plusieurs fois les tombes chinoises en forme d’oméga dans Connaissance de l’Est (1909) ; ou

8 Yu Hua, Le Septième Jour [2013], roman traduit du chinois par Angel Pino et Isabelle Rabut, Actes Sud, 2014. 9 Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 1999, p. 454. 10 Voir les chapitres consacrés à la Chine dans l’ouvrage collectif dirigé par Natacha Aveline- Dubach, La Place des morts dans les mégalopoles d’Asie orientale, Éditions Les Indes savantes, 2013. 10 Éric Benoit encore de Henri Michaux qui, revenant de son voyage en Orient, écrit dans Un Barbare en Asie (1933) : « D’ailleurs, le tiers de la Chine est un cimetière. Mais quel cimetière ! / La campagne chinoise, quand je la vis pour la première fois, m’a été droit au cœur. Des tombes, des montagnes entières ou plutôt le flanc de l’une, le côté Est d’une autre, couvertes de tombes »11. L’écrivain occi- dental séjournant en Chine est ainsi confronté non seulement à l’autre monde qu’est une civilisation radicalement étrangère, mais aussi à cet outre-monde sur lequel s’ouvrent les lieux dévolus aux morts.

L’accueil de ce dossier dans la revue Essais se justifie d’abord par les recherches des collègues et doctorants de notre université sur ce sujet, et par les collaborations de recherche que notre université entretient avec des univer- sités chinoises. Mais nous pouvons aussi nous souvenir ici de l’attitude spécu- lative quasiment expérimentale qui fut celle de Montaigne dans ses Essais : car du fait de la difficulté du rapport des vivants vis-à-vis des morts, chaque civilisation s’essaie à construire sa relation aux morts à travers des lieux inscrits dans l’espace collectif, et, partant, chaque être humain s’essaie à négocier, tant bien que mal, son lien aux disparus qui lui sont restés chers. L’auteur des Essais lui-même, qui nous enseigna « que philosopher, c’est apprendre à mourir » (Livre Premier, chapitre 20), mais pour qui la méditation sur la mort se devait d’être le prélude à un hymne à la vie, n’a-t-il pas tenté de bâtir un tombeau litté- raire pour son défunt ami La Boétie ? Les études rassemblées dans ce volume montreront les tentatives, toujours imparfaites, des différences cultures dans la construction de cette relation malaisée des vivants aux morts. Par sa dimen- sion pluridisciplinaire, ce numéro de la revue s’efforcera de rendre compte à la fois des constantes anthropologiques de notre rapport aux morts, et des diversités culturelles qu’implique la difficulté d’une telle relation.

Car le vivant humain, devant ces lieux dévolus aux morts, et notamment à ses morts, aux morts qui lui sont chers, s’interroge : sont-ils là ? Que reste-t-il d’eux ? Qui d’autre que moi entend ce que je leur dis ? Dans quelle mesure indécise ces absents sont-ils encore présents ? (dans la mesure peut-être d’un « comme si », « comme si » tu étais encore ici, dans la mesure du « comme si » de la métaphore). Devant ces lieux s’effectue tout un travail de l’imaginaire, de l’élaboration symbolique. Le tombeau est signe (c’est bien le double sens de sèma en grec). Le tombeau fonctionne comme le langage dans sa vertu la plus haute, la plus poétique : pour tenter de signifier cela-même qui excède le langage, pour tenter de dire là-même où le langage défaille, pour tenter de manifester, par le miracle d’un signifiant sans référent, une présence dans

11 Henri Michaux, Un Barbare en Asie, Gallimard, 1933, collection « L’Imaginaire », 1986, p. 157. Tombes et cryptes : entre présence et absence. Avant propos 11 l’absence. Le tombeau est un signe sans mot mais qui fonctionne comme un mot, un signe sans mot qui se substitue à notre absence de mots, ou qui dans le meilleur des cas suscite en nous les mots qui font être encore un peu quelque chose de celui ou de celle qui n’est plus. Les inscriptions funéraires gravées depuis l’antiquité sur la dalle des tombeaux ont voulu donner à ces mots la durée de la pierre. Ces mots peuvent aussi se faire poème, comme on le voit dans le genre littéraire du tombeau poétique qui s’est développé au XVIe siècle, et comme on le voit encore exemplairement dans « Demain, dès l’aube… » de Victor Hugo qui s’adresse à sa fille Léopoldine en allant vers la tombe de celle-ci : « Vois-tu, je sais que tu m’attends », « je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps », « je mettrai sur ta tombe / Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur » Les( Contemplations, IV, 14). L’édition date ce poème du 3 septembre 1847, la veille du quatrième anniversaire de la mort de Léopoldine. Baudelaire, dans le poème 100 des Fleurs du Mal, aura de semblables méditations : « Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs », pense-t-il en évoquant celle qui « dort son sommeil sous une humble pelouse ». Ce lieu qu’est le tombeau fonctionne aussi comme un étrange miroir différé, comme une sorte de stade du miroir par anticipation : devant cette dalle opaque et muette et sans visage, je suis renvoyé à celui que je serai quand je ne serai plus. Prémonition anthume de ma disparition posthume. Des écri- vains ont excellé dans l’élaboration ante-mortem de leur propre tombeau, d’un lieu symbolisant leur mort à venir, leur état de mort dans le futur. On appelle parfois cela un livre. Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, je vous écris d’un pays lointain, je vous parle d’un lieu qui est celui de l’au-delà, « comme si » j’étais déjà mort, entendez donc ma voix oraculairement venue d’ailleurs et qui pourtant vous parvient déjà et encore de cet au-delà auquel je vous donne mystérieusement accès… « Ce livre doit être lu comme on lirait le livre d’un mort », dixit Victor Hugo en Préface des Contemplations (1856) : le livre est un tombeau de soi-même, et la voix en acquiert une autorité sacrée, comme transcendantale, dressée dans le ci-gît de son érection paradoxale. Et moi-même lecteur : lorsque je lis, le plus souvent je lis la parole d’un mort. Nos bibliothèques sont de fantastiques nécropoles, sont de magnifiques monuments de la mort sublimée, et ces petits tombeaux portatifs de l’âme qu’on appelle des livres, nous avons le pouvoir, lorsque nous les lisons, lorsque nous redonnons notre voix vive à leur parole de poussière, d’en opérer la résurrection. « Lazare, veni foras ! » : ainsi Maurice Blanchot désignait-il cette résurrection des morts opérée par l’acte de lecture. Seule pâque dans l’impasse absolue. Au commencement de nos cultures d’êtres humains, je revois cet homme errant, sans lieu, fuyant tout sol à l’est d’Eden, car il vient de percevoir cette voix qui lui a dit : « J’ai entendu les sangs de ton frère qui crient depuis le sol ! ». Cain l’errant s’enfuit de tout sol, sans lieu pour mémorer Abel mort, 12 Éric Benoit refoulant le mort dans sa « conscience » (Hugo encore) ou plutôt dans son inconscient. À quelques générations de là je vois Abraham l’aimant acheter un sol pour le tombeau de Sara, pour le besoin de remémorer l’aimée. Et bientôt on annoncera que la résurrection des morts s’inaugurera dans la vallée de Josaphat, et voici les rives abruptes du Cédron, au pied de Jérusalem, se couvrir de tombeaux et devenir une dense nécropole en attente de la fin des temps. Quelques siècles encore, et l’on nous raconte que des disciples effrayés découvrent au matin du Golgotha un tombeau vide, et qu’un ange leur annonce que celui qu’ils cherchaient parmi les morts n’y est plus, allez en Galilée… Corps délocalisé… Il faut peut-être quitter les lieux des morts pour continuer de vivre… La même chose peut se dire en un autre langage. Poursuivant les hypo- thèses développées par Freud dans Deuil et mélancolie (1915), Maria Torok et Nicolas Abraham, dans L’Écorce et le noyau12, théorisent la « crypte intra- psychique » dans laquelle nous entretenons une relation avec les morts que nous y avons intériorisés. Ils distinguent alors (on remarquera que ces notions reposent sur des métaphores spatiales héritées des topiques freudiennes) l’in- corporation du mort dans le psychisme de l’endeuillé (processus statique, morbide, pathologique, mortifère, qui correspond à la mélancolie freudienne et qui peut aller jusqu’à l’autodestruction du sujet dans une pulsion de mort intériorisée : je tue le mort en moi et c’est cela qui me tue) et l’introjection, plus dynamique, qui me resitue et me restitue dans un projet de vie non seulement en me mettant en relation avec ce qu’il y avait de vivant dans celui ou celle que j’ai perdu(e) mais surtout en me permettant de m’en détacher, de m’en désinvestir pour construire de nouveaux liens et de nouveaux projets de vie (ce qui correspond aux étapes du deuil freudien). Proust nous donne un bel exemple de cette crypte intrapsychique dans le chapitre de la Recherche intitulé « Les intermittences du cœur » : « les morts n’existent plus qu’en nous »13. Les pages qui suivent retranscrivent un rêve qu’a fait le narrateur à la recherche de sa grand-mère décédée l’année précédente : il descend dans le « monde du sommeil », dans « les artères de la cité souter- raine », dans les « flots noirs » d’« un Léthé intérieur aux sextuples replis » et aborde « sous les porches sombres » ; puis (toujours dans le rêve) il se désole : « comme elle doit être malheureuse dans cette petite chambre qu’on a louée pour elle, […] où elle est toute seule, […] comme elle doit se sentir seule et abandonnée » ; il rencontre alors son père et lui demande : « Où est grand- mère ? dis-moi l’adresse », et se demande à lui-même : « mais où est-ce ?

12 Freud, « Deuil et mélancolie » [« Trauer und Melancholie », 1915], Métapsychologie, traduc- tion dirigée par Jean Laplanche et J. B. Pontalis, Gallimard, 1968, collection folio-essais, p. 145-171. Maria Torok, et Nicolas Abraham, L’Écorce et le Noyau, Flammarion, 1978. 13 Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe [1921], Gallimard, folio classique, 1989, p. 156. Tombes et cryptes : entre présence et absence. Avant propos 13 comment ai-je pu oublier l’adresse »14… Où le rêve se fait symptôme d’une distance que rien ne peut combler, d’une absence qui ne laisse que regret. Les morts sont-ils même encore en nous ?15 Il y a sans doute (j’essaie d’en déduire cette constante anthropologique) cette dialectique ou cette double postulation en tout être humain : à la fois, chez les vivants, un besoin de lieux pour entretenir et cultiver la mémoire des morts, et aussi d’autre part la nécessité de se détacher de tout lieu et de tout lien avec les morts afin de continuer pleinement de vivre. N’était-ce pas déjà la leçon du grand poème de Paul Valéry, Le Cimetière Marin : « Ce toit tranquille, où marchent des colombes, / Entre les pins palpite, entre les tombes »… Nous sommes, oui (comment le nier ? comment l’oublier ?), « entre les tombes », mais la fin du poème nous ouvre à un autre espace : « Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! », « Courons à l’onde en rejaillir vivant ! ».

La Première Partie de ce numéro explore le sens des lieux dévolus à la mort. Patrick Baudry réfléchit tout d’abord à l’élaboration symbolique qui se joue dans le lieu du cimetière et dans la ritualité funéraire. En Chine, cette élabora- tion symbolique du rapport à la mort et aux morts est médiatisée par le confu- cianisme, le taoïsme, et le bouddhisme, comme l’expliquent Wang Zhan et Wu Changli. Puis l’article de Han Jing précise la conception du domaine des morts selon le bouddhisme, et notamment les représentations du dieu du monde des morts, Yanluo. La Deuxième Partie du volume se centre alors sur un certain nombre de lieux de l’espace réel. D’abord en Chine : Chen Jin présente les tombes de la dynastie Tang (VIIe-IXe siècles) et la hiérarchie sociale qu’elles reflètent ; et Maylis Bellocq étudie les transformations récentes des cimetières à Shanghai : problèmes posés par le manque d’espace, accentuation de la réforme funéraire, lutte des autorités contre les superstitions, généralisation de la crémation, dispersion des cendres en mer, tendance à la non-conservation des restes, déve- loppement des cimetières numériques et des rituels par internet, jusqu’aux évolutions récentes dues à la crise sanitaire de l’épidémie de covid19. Puis au Japon : Fabienne Duteil-Ogata, après avoir rappelé les pratiques funéraires traditionnelles, présente de nouvelles pratiques qui semblent être à l’émer- gence de nouveaux lieux pour les morts : les « tombes ou ossuaires collectifs aux cultes éternels », les tombes numériques, le lancer des cendres dans la nature, et les objets funéraires à portée de main. L’article suivant nous transporte en

14 Ibid., p. 157 et 158. 15 L’œuvre peut alors devenir le lieu symbolique où se tisse un lien avec les morts dont l’écriture opère la transposition métaphorique ou cryptée : « un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés » (Proust, Le Temps retrouvé [1927], Gallimard, folio classique, 1990, p. 210). 14 Éric Benoit

Afrique Noire, au Bénin : Carole Fagadé y explique comment les esclaves du XVIIIe siècle, au moment de leur départ, anticipaient rituellement leur propre mort auprès de l’Arbre de l’Oubli, et anticipaient le retour post-mortem de leur âme au pays auprès de l’Arbre du Retour ; elle explique aussi l’usage qui encore aujourd’hui est fait de l’Arbre du Retour comme lieu consacré aux morts. Puis Frédérique Drillaut nous fait partager son étude anthropologique de la mise en espace de la toilette mortuaire en soins palliatifs, et la dimension profondément humaine qui s’y révèle. Enfin, retour en Chine avec le sujet particulier du thanatourisme : Vincent Mariet étudie la politique planifiée de fréquentation touristique des lieux qui ont été marqués par la mort lors de la période des guerres civiles et de la Deuxième Guerre mondiale en Chine notamment à Shanghai et à Nanjing, et il se demande : « le souvenir des morts n’est-il pas perverti par la transformation progressive, sous la poussée du tourisme de masse et de considérations politico-économiques, de lieux historiques de souffrances passées en véritables “parcs à thème” guerriers ? ». La Troisième Partie du numéro est consacrée à des représentations, notam- ment littéraires, des lieux dévolus aux morts. Liu Xinyi présente les divers lieux des morts (et des revenants) dans les Contes de Pu Songling (fin du XVIIe siècle) : tombes, maisons hantées, monde subaquatique, monde souter- rain, monde des Immortels. Les deux articles suivants concernent l’œuvre de Paul Claudel, qui a vécu en Chine entre 1895 et 1909 et dont l’œuvre est ainsi un bon terrain d’analyses pour une perspective interculturelle. Chu Ge étudie la représentation des tombes chinoises dans les poèmes en prose de Connaissance de l’Est, la conception de l’enfer chinois dans le drame Le Repos du septième jour, et les évocations claudéliennes des rites chinois qui révèlent un certain rapport des vivants et des morts et la hantise de la limite entre les deux mondes. À ces éléments, Xu Yi ajoute ceux qui proviennent du séjour de Claudel au Japon de 1922 à 1928, notamment le séisme meur- trier du 1er septembre 1923. Enfin Élodie Galinat prend comme objet d’étude le roman La Chambre des Officiers de Marc Dugain, publié en 1998 : dans le contexte de la représentation de la Première Guerre mondiale, le roman montre (et commémore littérairement) les espaces de la « presque-mort » que sont la tranchée et le lit d’hôpital.

Nul doute que les récents événements épidémiques survenus en Chine puis dans le monde entier apporteront de nouveaux développements à ces ques- tions. À l’heure où j’écris ces lignes au printemps de cette année 2020, on a vu des familles ne pouvoir pas accompagner leurs morts. On a vu les processions de camions blancs réfrigérés. On a vu les longues housses de plastique jetées les unes sur les autres. On a vu les files d’attente pour la recherche des urnes. On a vu les gymnases transformés en morgues géométriquement rangées. On a vu les lignes de boîtes oblongues empilées trois par trois dans des tranchées Tombes et cryptes : entre présence et absence. Avant propos 15 creusées dans l’île de Hart Island au large du Bronx… Et plusieurs articles de ce numéro de la revue Essais prennent déjà en compte ces réalités qui nous sont immédiatement contemporaines. Des recherches ultérieures pourront se poursuivre sur le socle des travaux donnés dans le présent volume.

Éric Benoit Université Bordeaux Montaigne Unité de Recherche TELEM (EA 4195) [email protected]

Comité scientifique de ce numéro : Maylis Bellocq, Eric Benoit, Marie De Gandt, Sophie Duval, Delphine Gachet, Violaine Giacomotto, Estelle Mouton-Rovira, Guillaume Muller, Philippe Ortel, Gersende Plissoneau, Catherine Ramond, Fabienne Rihard-Diamond, Jérôme Roger (enseignants-chercheurs à l’Université Bordeaux Montaigne).

Le sens des lieux

Le cimetière, une symbolique du lieu

Patrick Baudry

Le cimetière est un lieu et l’on en connait la fonction : il s’agit d’y déposer les morts. Mais il est aussi et surtout le support d’un imaginaire en traduisant le rapport qui s’édifie à la mort. Les changements d’organisation de cet espace à la fois pratiqué et distant sont l’expression de logiques culturelles. La mort de l’un d’entre nous n’est pas qu’une information désastreuse. Et si elle peut être le point d’arrivée, ou plutôt le terme et la terminaison d’une existence, reste à la charge de l’imaginaire des morts de ne pas se satisfaire de cette donnée évidente. De ne pas abandonner toute la question du désastre au point d’arrêt du tombeau1. De ne pas comprendre que le parcours s’est exactement achevé et que l’individu décédé a trouvé ici sa dernière butée. Comment pourrait-on tranquillement se dire, en parlant d’une vie, qu’elle s’est finalement conclue sous cette dalle ? Comment pourrait-on s’adresser à quelqu’un en lui deman- dant dans quelle fosse un parent mort a fini sa trajectoire ? Comment aussi bien pouvoir se dire qu’il est « dedans » ? Sans doute la tombe vient-elle situer un lieu d’inhumation, et celui qui fut inhumé est bien un mort. Mais le mort ne condense jamais tout de la question de la mort. Et c’est aussi la relance perpétuelle de cette question, même informulée, qui « replace » le défunt dans la parole des vivants, comme condition même de cette parole sur les morts. Le cimetière, endroit physique, lieu d’imagination d’un repos des morts, est en fait l’enjeu d’une construction symbolique. Faute de cette construction, « l’endroit » se réduit à un imaginaire appauvri, et l’imaginaire se réduit à la signification d’un simple endroit. Si le cimetière est une symbolique du lieu, c’est qu’il ne peut se trouver résumé à son lieu même.

1 Maurice Blanchot, L’ Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 85 : « Nous sentons qu’il ne saurait y avoir expérience du désastre, l’entendrions-nous comme expérience-limite. C’est là l’un de ses traits : il destitue toute expérience, il lui retire l’autorité, il veille seulement quand la nuit veille et ne surveille. ». 20 Patrick Baudry

Quand on parle de l’endroit où se trouve enterré un mort, l’on ne parle jamais seulement d’une localisation du défunt. On met en récit ce qui ne se résume pas au lieu où le mort serait. Il est là, dit-on, et l’on en parle. Mais l’on en parle d’ailleurs (en dehors du cimetière), et le lieu où le mort est pourtant se trouve toujours ailleurs, en un autre dehors.

Au-delà de l’absence

Si l’on pense que les morts sont simplement des gens qu’on ne voit plus, il suffit alors de passer des images de leur vie pour se les remettre en mémoire, et redonner à ces personnes absentes une présence qui nous convient. Mais les morts dérangent davantage que les gens absents et dont la tête se dérobe à un contrôle oculaire. « Le mort n’est donc même plus absent », écrivait Vladimir Jankélévitch2. Cette « inabsence » de celui qui n’est plus proche, perturbe l’existence de ceux qui restent au point que tout le tourment social du deuil consiste, non pas seulement à se contenter de pratiquer une fron- tière entre vivants et morts, à gérer l’existence différente de deux contingents, mais à affronter le danger même d’une confusion qui oblige à situer la mort comme limite. La relation au mort porte la nécessité d’un rapport à la mort. C’est la construction de ce rapport qui ne s’effectue plus quand, sous couvert d’admettre « la mort » et en croyant voisiner les défunts, on réduit l’affronte- ment à la limite du décès à l’imagination moins violente d’une frontière. Mais c’est aussi bien cette édulcoration qui fait violence. L’explication qui se veut apaisante, la facilité avec laquelle on convertit les défunts en disparus que l’on pourrait selon notre gré remobiliser dans des images, court-circuite un travail social et psychique dont les rites funéraires favorisent l’élaboration3. On comprend que le cimetière joue un rôle ici important. Il n’est pas seulement ce lieu où l’on parque des gens décédés. Mais ce lieu, lui-même absent et présent dans nos pratiques, qui supporte l’imaginaire d’un rapport aux défunts. Dans les sociétés négro-africaines, le groupe doit prendre part à la mort qui lui échappe et il faut qu’il lui donne sens. Ou plutôt que de donner du sens à la mort biologique, il faut surtout qu’il donne du sens à la place que doit prendre le mort. Plus que la mort elle-même, c’est le non-sens de cette mort-là qui constitue une menace. Dans ces sociétés, le cimetière comme lieu physique n’est pas toujours la règle. Le lieu d’inhumation n’est pas ce qui compte le plus. Ce n’est pas à l’endroit où les cadavres sont enterrés que se trouvent les morts. Précisément il a fallu qu’ils partent avant qu’on enterre leur corps. Plutôt faut-il se méfier de ce corps qui reste. La ritualité, comme Louis-Vincent Thomas l’a bien

2 Vladimir Jankélévitch, La Mort, Paris, Flammarion, 1977, p. 247. 3 Voir Louis-Vincent Thomas,La Mort africaine, Paris, Payot, 1985. Le cimetière, une symbolique du lieu 21 montré, consiste bien moins à honorer le corps du mort, qu’à séparer le défunt de ce corps où il ne doit plus être. C’est bien dire que le corps ne saurait situer tout le lieu d’un culte. C’est l’esprit, présent dans une mémoire collective, dans une organisation généalogique et dans des scènes de la vie quotidienne, qui demeure. Mais il ne peut demeurer qu’à la condition d’une déshumanisa- tion préalable. L’esprit doit quitter le corps et cette vie. Et s’il le faut, on aidera l’esprit éventuellement récalcitrant à s’en aller : c’est-à-dire à abandonner un corps qui ne saurait focaliser toutes les attentions posthumes, qui ne saurait équivaloir au défunt lui-même dans le respect qu’on témoignerait, par tombe interposée, à ce corps sans vie. On se méfie du corps, et l’on maltraitera, parce qu’il s’agit bel et bien de se protéger, celui d’un mauvais mort. Capable de n’être pas parti, et ne devant pas rejoindre le monde des ancêtres, le corps du sorcier constitue le cas typique d’un danger redoutable : celui du mort errant. Ainsi, lui brise-t-on les os des jambes. On lui crève les yeux. On enterre à la sauvette le cadavre. Puis l’on court en tous sens pour brouiller les pistes, en tirant des coups de fusil. Il s’agit que le mort dangereux ne retrouve pas le chemin du village. On ne plaisante pas avec les cadavres de ceux qui doivent mourir pour toujours. Et l’on ne plaisante pas davantage avec le corps de ceux qu’il faut aider à quitter ce monde. On pourra momentanément tolérer les caprices d’un mort qui veut, avant que de partir, revoir un lieu qu’il affection- nait. Mais il faudra bien qu’il s’en aille. Et si les reports du départ se font trop nombreux, il faudra finalement intimer sèchement au mort l’ordre de prendre congé. De telles conventions pourraient faire sourire. Mais elles obéissent à une logique : celle d’une séparation entre vivants et morts. En rapport de ces sociétés dites traditionnelles, la différence des attitudes ne tient pas qu’à des croyances, c’est à dire à des contenus. Ce qui sépare deux mondes culturels, c’est le régime de ces croyances. C’est leur statut. C’est nous qui « croyons ». C’est nous qui pouvons croire qu’il suffit de croire. Nous qui pouvons avoir ce sentiment d’une croyance suffisante, suffisamment étayée par des pratiques. Mais quand ces croyances se fragilisent et que les pratiques s’en séparent, on voit bien que l’organisation tout entière de la place des morts se trouve altérée. En société négro-africaine, où nous croyons que les gens croient aussi (mais à d’autres choses, veut-on dire savamment), la situation est en fait tout à fait différente. On pourrait dire, pour forcer le trait, que ces sociétés ne « croient » justement en rien. Et que l’essentiel n’est pas un imaginaire des représentations mais bien une organisation des places des vivants et des morts. Ce n’est pas le contenu de croyances qu’il faut seulement prendre en compte, mais leurs enjeux. En société négro-africaine, c’est au plan symbolique, et dans un climat qui peut relever pour nous de la plus totale absurdité, que l’affaire se joue. Tandis que chez nous, l’imaginaire rapiécé et déjà lui-même contradictoire ne se trouve pas soutenu par un tel impéra- tif. N’ayant pas de réglementation sociale, ne relevant pas sérieusement d’une obligation culturelle, relevant d’un bricolage individuel après avoir été le 22 Patrick Baudry monopole d’une institution religieuse, les « croyances » peuvent en effet n’être que des croyances : des flottements, des opinions, des impressions comme en matière de mode vestimentaire. Le « chic » peut chez nous indéfiniment se redéfinir, mais c’est surtout qu’il est indéfini. Des pratiques peuvent contre- dire les « croyances ». Ou celles-ci peuvent contredire les pratiques qu’on observe. L’essentiel est surtout que l’indétermination qui nous caractérise tient à la dérégulation d’un rapport symbolique à la mort.

La ritualité funéraire est une obligation

Je ne parle pas ici de cimetières particuliers ou d’une sorte de cimetières, mais du cimetière en sa généralité, c’est-à-dire comme pratique sociale. Toutes les sociétés ne pratiquent pas le cimetière comme nous en avons l’habitude et l’idée : un endroit « physique » dédié aux défunts. Toutes les cultures par contre attribuent un espace pour les morts. Parce que si absents qu’ils soient, et au-delà de l’absence même, de la possibilité d’absence, les morts doivent pouvoir se situer en un endroit, fût-ce pour les tenir à l’écart d’un monde où ils ne doivent plus avoir leur place. Le cimetière, peut-on dire, agit comme un espace de médiation, comme une sorte d’articulation entre les vivants et ceux qui ne le sont plus. Cet espace intermédiaire ne fait pas des morts des êtres que nous pourrions rapprocher de nos existences. Ils sont plutôt faits pour déployer au-delà de nos vies une existence qui s’entremêle à sa propre impossibilité. Le lieu du cimetière, ce lieu comme endroit physique peut compter bien peu. Il ne s’agit pas de géographie. Au sens d’une science des cartes et des distributions d’activités. Du reste, si le cimetière peut s’apercevoir comme dépourvu de toute activité qui vaudrait d’être notée, il reste cet espace que l’on surveille, que l’on aperçoit de loin, même en ayant les yeux fermés. Ce lieu, on l’aura donc compris, n’est pas un simple endroit géogra- phique : le cimetière n’est pas réductible à un parking où l’on alignerait des tombes. Qu’il s’agisse d’inhumation, de dispersion de cendres en un jardin du souvenir, d’en-feux ou de tout autre manière de procéder, ce n’est précisément pas le procédé qui compte et la signification qu’on voudrait lui donner, mais l’espace qui s’ouvre et se ferme à la fois, et le sens qui s’y risque. On peut concevoir le lieu comme sol, comme enracinement. Le cimetière pourrait apparaître comme cet endroit où l’on place les morts en un endroit fixe. Ne dit-on pas qu’on enterre une idée parce qu’il faudrait que l’on s’en débarrasse ? Mais les morts sont gens distants et proches. Voudrait-on les « enterrer » que leurs tombes demeurent, que les « dernières demeures » restent au-delà d’une disparition auxquelles les morts ne peuvent jamais se réduire. L’on peut jeter des corps à la mer. Mais ce n’est pas dire qu’on les aban- donne aux gouffres. En fait, ils ne sont pas jetés, mais confiés à un monde où ils trouvent une autre place. Aucune société ne se débarrasse de ses morts comme s’ils étaient gens inutiles. Le cimetière, une symbolique du lieu 23

Ce n’est pas parce qu’il ne faut pas prendre le cimetière au plan de sa seule objectivité spatiale, et éventuellement sous l’angle de sa médiocrité, voire de son apparence désastreuse, qu’il ne faut pas prendre tout à fait au sérieux l’emplacement des morts sous la forme prise par ce que l’on nomme le « cimetière ». Le cimetière est pour nous l’espace où se joue la conclusion d’une cérémo- nie funéraire. On ne peut s’y soustraire. Ce ne sont pas seulement quelques conventions qui la justifient mais des enjeux majeurs, qui sont tout à la fois culturels et psychiques. On ne peut s’abstraire des morts en considérant que des personnes auraient seulement décédé. C’est depuis ce décès lui-même que des précautions sont à prendre. Il s’agit sans doute d’aider la famille qui entre dans le deuil à vivre une période de transition. On pourra ainsi énumérer longuement les bonnes raisons pour lesquelles la ritualité funéraire a ses vertus. Rassemblement de personnes, pratiques d’une solidarité, dernières relations, formes de l’aurevoir. Bien sûr. Nos sociétés, qui croient pouvoir se centrer sur les besoins de l’individu, sont promptes à expliquer les vrais motifs pour lesquelles une ritualité apporte un réconfort. Le regard anthropologique est radicalement différent. Il ne suffit pas de dire que cela aide l’individu. Il faut rappeler qu’un travail de la culture, dans son rapport à elle-même, est en jeu. Aider les gens, sans doute. Mais la question de la ritualité funéraire est tout autre. C’est notre société qui, réduisant la mort à une disparition, peut donner à croire que la ritualité funéraire n’a pour l’essentiel d’autre fonction que d’apporter un support conventionnel à un désarroi psychologique. Le monde journalistique, qui depuis plusieurs décennies, répète que les gens morts ont disparu et laisse à entendre que les morts sont des disparus, témoigne d’une dénégation, semble-t-il, imperturbable. Ces émissions où le présenta- teur vedette lance sa main vers le plafond du studio et affirme, à l’adresse d’une vedette de la chanson, qu’on ne l’oublie pas, sont symptomatiques d’un écrasement de la fonction symbolique de la ritualité funéraire. Ces films où le mort est encore présent auprès de la starlette qui peut communiquer avec lui, disent la confusion de la vie avec une mort qui serait proche, qui pourrait s’accepter, qu’il faudrait admettre comme destin « naturel ». Tout en regrettant bien sûr, que le mort ne soit, en effet, plus très exactement ici. La ritualité funéraire n’est pas réductible à ceci : déplacer un corps depuis la maison ou l’hôpital, en considérant que la personne est devenue son cadavre, puis la mettre dans un trou, en rassemblant des gens autour pour qu’ils se préparent à évoquer quelques souvenirs autour de sandwichs. Le covid 19 a bouleversé toutes les habitudes. Et l’on se rend compte que la ritualité funéraire ne tient justement pas de simples habitudes : des pratiques répétées selon la logique de conventions auxquelles il serait convenu de se conformer. Ne pas pouvoir faire quelque chose – la ritualité s’amorce à partir de cette préoccupation et de cette exigence – ou ne le pouvoir qu’à l’intérieur de 24 Patrick Baudry contraintes qui diminuent la possibilité d’être pris dans une ritualité, est propre- ment inédit. Il faut en effet des situations de crise, ou de violences sociales extrêmes pour que l’on doive se résigner à rabattre la ritualité funéraire au trai- tement d’une disparition. Placer le corps d’une personne dans une housse à glis- sière et ne pouvoir faire autre chose que d’observer des mesures d’hygiène n’est pas normal pour des personnels d’institution. Savoir un parent placé dans un funérarium à Rungis, rappelle à la cruauté et à la crudité d’une corporéité inerte dont l’ancien propriétaire serait devenu un parasite. Le corps du mort est l’objet d’attention diverses, complexes, et en apparence contradictoires. On l’éloigne et l’on s’en rapproche. On s’en protège et l’on s’y associe. La ritualité à distance – à la façon dont une société à distance se trouve réduite à une communication pénible – n’est pas signifiante. On doit se contenter des échos qu’elle porte d’une ritualité qui réunit et sépare. Elle est par contre peu capable de constituer le support d’un remaniement des places des vivants et des morts. Dans un monde esquinté, le mort n’est plus rien et l’on peut s’en débar- rasser, en considérant que les morts ne sont tout simplement que des gens que l’on ne voit plus. Or la ritualité funéraire – quelles que soient ses formes d’expression et d’organisation – force à instaurer un rapport à la mort : ce qui suppose tout en lui faisant place de s’en éloigner. Le mort est à la fois celui que l’on retient et celui dont on se sépare4. Cette séparation est toujours problé- matique et incertaine. Disons-le mieux : elle active une problématisation : la poursuite d’une question qui ne peut disparaître une fois qu’on lui aurait porté réponse. Et il s’agit de la permanence d’une incertitude relative à une énigme sans solution. Qu’importe ici les croyances : la mort laisse toujours dans une situation d’incompréhension. On aura beau savoir que la personne est morte, qu’il faut encore parvenir à comprendre ce que cela signifie. La ritualité funéraire réduite à la gestion du cadavre possède toujours une signification : le mort est mort. Mais cette signification est évidemment pauvre. Il faut encore mettre en sens, parce qu’on y est obligé, ce qui nous arrive. Le décès se constate et s’explique : un arrêt cardiaque et l’on en sait l’heure exacte. Ce qui vient de se produire est, dès l’instant où l’information est donnée, déjà situé dans un avant. La mort, c’est autre chose. Elle projette aussitôt dans un après dont on ne sait rien. La ritualité funéraire a cette néces- sité ; aider non pas à « faire son deuil » comme cela est aujourd’hui couram- ment répété, mais à entrer dans le deuil. Si la ritualité funéraire est nécessairement publique, collective, culturelle, sociétale, et non pas du tout privée, intime, individuelle ou réduite au cercle de famille – le deuil relève aussi d’une invention partagée. Le deuil n’est pas le ressassement d’un mauvais souvenir jusqu’à ce qu’il disparaisse lui aussi. Il met au travail un imaginaire, des formes de symbolisations, une verbalisation collective des affects, ou un partage sensible du silence.

4 Voir Louis-Vincent Thomas,Rites de mort, Paris, Fayard, 1985. Le cimetière, une symbolique du lieu 25

Pour beaucoup la mort fut une disparition. Donc l’inhumanité même. Pas de date. Pas de lieu d’inhumation. Aucune trace. Un train à destination d’un camp. Une forclusion de l’histoire sociale. La société est alors réduite à celles d’individus dominés par une histoire qui les abandonne. Dans ces moments monstrueux où un nom sur une pierre reste la seule accroche d’une mémoire sans souvenir et le faible moyen de recomposition d’un deuil collectif5, l’hu- manité proteste. Refusant la solution finale en ce qu’elle ferait des morts des gens qui n’auraient pas suffisamment existé pour avoir pu mourir. Dans les situations de catastrophe où la mort devient collective6, une culture anthropologique s’organise, éventuellement dans l’après coup. Parce qu’il faut que la distance où l’on tient la mort fasse sens dans le rapport qu’on entretient avec la vie elle-même. Et parce qu’à la brutalité du décès il ne faut pas que se rajoute une violence plus redoutable : celle d’être dépossédés des réponses que nous faisons à la question de la mort.

L’exigence du récit

Errer entre les tombes, est-ce déambuler librement dans les allées ? Leur caractère rectiligne peut poser parfois plus de problèmes que des aménagements plus aléatoires. Des droites pourtant faciles à compter peuvent provoquer un désarroi. En dépit du plan qui fut donné à l’entrée et d’un numérotage, l’on éprouve avec agacement le sentiment que l’on s’est perdu. Pourrait-on repartir du cimetière sans avoir enfin trouvé la tombe de celle que l’on cherchait ? Car la question est aussi bien celle-ci : ne cherchait-on que cette tombe ou la personne qui s’y trouve, même si l’on sait qu’elle ne pouvait elle-même s’y trouver ? La matérialité du cimetière compte évidemment. Aurais-je envie d’être enterré là ? Puis-je me dire que ce cimetière est odieux ? Il est peut-être celui que nous avons à pratiquer quand nous pouvons nous y rendre parce que c’est dans cet endroit sans élégance que se trouve une partie de notre famille, un ami cher, un voisin qu’on aimait et que l’on va « voir ». Il est aussi celui que je n’ai jamais vu, mais dont on m’a parlé, ou dont je ne connais l’existence que sur une carte et d’après des documents d’administration : là où sont mes grands-parents. Aucune société ne se contraint naturellement à l’acceptation de la mort. En société dite traditionnelle, la bonne mort, c’est-à-dire la mort la plus accep- table socialement, impose des règles au décès. Il faut mourir chez soi, entouré des siens, et d’une mort qui ne saurait être accidentelle ou violente7. Toute autre mort est mauvaise et il faut en être protégé. Dans l’occident chrétien,

5 Voir Yoram Mouchenik, Ce n’est qu’un nom sur une liste, mais c’est mon cimetière, La Pensée sauvage, 2006. 6 Voir Gaëlle Clavandier, La Mort collective, Paris, Éditions du CNRS, 2004. 7 Voir Louis-Vincent Thomas,Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1976. 26 Patrick Baudry on aura longtemps demandé à Dieu d’être protégé d’une mort « rapide ». La peur de la mauvaise mort ne signifie pas qu’on refuserait un destin naturel. Elle manifeste le travail d’une culture qui, en toute société, suppose d’obéir à des manières de mourir et qui, plus fondamentalement, préserve l’individu d’être seul devant une mort qui déborderait la solidarité sociale. Les sociétés n’abandonnent pas ceux qui meurent à la seule aventure biologique de leur corps épuisé. Encore faut-il, et cela pourrait aujourd’hui sembler mal compré- hensible, que celui qui n’en peut plus, quitte ce monde, non pas selon des normes, mais sous protection d’un sens. En empêchant la confusion, la ritualité qui oblige à accompagner le mort jusqu’à la limite depuis laquelle se détermine la vie en commun, soutient la logique institutionnelle de la transmission et garantit la permanence d’une chaîne intergénérationnelle8. Quelles que soient les formes de leur mise en scène, les rites funéraires relèvent toujours d’une obligation qui n’est pas seule- ment conventionnelle. C’est une opération symbolique qui s’y joue, dont la portée n’est pas limitable à leurs effets d’apaisement ou aux bénéfices de consoli- dations psychologiques qu’ils procurent. On ne ritualise pas les funérailles parce qu’il faut bien faire quelque chose, mais parce que faire quelque chose – ritua- liser – est la seule réponse humaine à la question sans réponse de la mort. Dans une telle période de transition, la mort est à la fois au-dedans de nos existences et hors de notre monde. C’est bien, dans cette « contradiction », une mort entre nous qu’il s’agit de ritualiser, et donc dont il faut prendre précaution. Pour lui aménager une place et, mettant la mort à « sa » place, éviter qu’elle envahisse toute l’existence. Le décès manifeste soudainement que la mort n’est pas seule- ment pour plus tard : qu’elle est logée au creux de nos existences. La ritualité funéraire porte cet enjeu : donner voix à cet « entre nous » de la mort que notre vie quotidienne tient sans cesse (et avec raison) à distance. Le « décédé » que produit la mort biologique, devient un mort que prend en charge la ritualité. Et l’enjeu de ce traitement est de construire autrement la place que le mort occupait dans l’espace des vivants : en tant que défunt. La « retenue » du mort prépare sa séparation, qui, elle-même, conditionne le remaniement des rapports entre vivants et les relations de ceux-ci en rapport de la place autre du défunt9. La ritualité funéraire, quelles que soient ses formes de mises en scène, constitue fondamentalement une « défense culturelle » au sens où Georges Devereux employait cette expression10. Ce travail culturel que constitue le deuil – à la fois épreuve et soutien, affliction et « intelligence » de

8 Voir Pierre Legendre, Les Enfants du texte, Paris, Fayard, 1992. 9 Voir Patrick Baudry, La Place des morts, Paris, Armand Colin, 1999. 10 Voir Georges Devereux, Essais d’ethnopsychiatrie générale, Paris, Gallimard, 1973, p. 8 : « Un stress est atypique si la culture ne dispose d’aucune défense préétablie, “produite en série”, susceptible d’en atténuer ou d’en amortir le choc ». Le cimetière, une symbolique du lieu 27 vie – est d’autant plus complexe et comprend d’autant plus d’enjeux sociaux en société négro-africaine que la personne qui meurt est bien une personne et non pas seulement un « individu ». Une personne plurielle11, qui comprend toujours de l’autre (visible et invisible) en elle-même. Plusieurs représentations du corps, plusieurs âmes, plusieurs esprits, et plusieurs rapports aux morts et aux ancêtres… Le nom, le souffle, le double construisent ainsi une personna- lité complexe et cohérente qui prend sens dans les réseaux de participations, de correspondances et d’oppositions où elle est située. Nous autres modernes, sommes-nous si sûrs de notre stricte individualité ? Louis-Vincent Thomas disait bien que notre humanité ne dispose que d’un stock limité d’attitudes12. Devant la mort, devant les morts, devant les malades mourants, devant et avec les familles en deuil, nous ne pouvons faire comme nous voudrions comme si chaque fois que la mort se produisait, nous pouvions inventer un protocole et croire à sa signification. Bien plus qu’une signification (l’interprétation simple d’un signe qu’on utiliserait), c’est un sens qui se trouve en jeu. Faire de l’individu cet acteur qui aurait pouvoir de produire des significations, c’est en fait l’assigner au devoir d’une interpré- tation étroite. C’est surtout méconnaître que l’individu échappe à la signifi- cation et l’obliger à un devoir social qui n’a rien à voir avec l’enjeu réel d’un rapport à la mort. En société négro-africaine, la mort est passage, mutation et métamor- phose. Mais elle est toujours aussi « en train de se faire », selon l’expression de Louis-Vincent Thomas13. Si pour nous la mort s’apparente à une fin et plus encore à une néantisation, reste que la fin de vie elle-même nous place devant une mort qui ne peut se résumer en une terminaison.

Patrick Baudry Professeur de sociologie Unité de recherche MICA, EA 4426 Université Bordeaux Montaigne [email protected]

11 Voir Louis-Vincent Thomas, « Le pluralisme cohérent de la notion de personne en Afrique Noire traditionnelle », in La notion de personne en Afrique Noire, Colloque International du CNRS, n° 544, Paris, 1971, republié dans Prétentaine, « Anthropologie de l’ailleurs - présence de Louis-Vincent Thomas », IRSA, Montpellier, n° 7/8, octobre 1997, p. 111-136. 12 Voir Louis-Vincent Thomas,Rites de mort, Paris, Fayard, 1985. 13 Voir Louis-Vincent Thomas,La Mort africaine, Paris, Payot, 1982. 28 Patrick Baudry

Résumé Le cimetière, endroit physique, lieu d’imagination d’un repos des morts, est l’enjeu d’une construction symbolique. Quand on parle de l’endroit où se trouve enterré un mort, l’on ne parle jamais seulement d’une localisation géographique du défunt. On met en récit ce qui ne se résume pas au lieu où le mort serait. Le lieu du cimetière oblige à la séparation d’avec ceux qui ne sont plus, et au remaniement des rapports avec ceux qui ne peuvent être considérés comme des disparus. Mots-clés Mort, ritualité, symbolique, cimetière. Abstract The cemetery, a physical place, a place of imagination for a resting place for the dead, is the stake of a symbolic construction. When we speak about the place where a dead person is buried, we never speak only of a geographical location of the deceased. We are putting into narrative what is not only the place where the dead would be. The location of the cemetery forces the separation from those who are no longer there, and the reshaping of relations with those who cannot be considered as disappeared. Keywords , rituality, symbolic, cemetery. La mort dans la tradition chinoise selon le taoïsme, le bouddhisme et le confucianisme : des conceptions complémentaires

WANG Zhan et WU Changli

Dans la tradition chinoise, la mort constitue le point final d’un processus dont la naissance est le point de départ. Contrairement aux religions occi- dentales monothéistes, le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme chinois n’ont pas pour premier objet la transcendance divine ni même le goût du sacré. C’est pour accéder au bonheur dans le monde que le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme ont œuvré et mené de nombreuses réflexions. Chaque courant part de ses propres croyances pour interroger l’articulation de la mort avec la vie, la famille, la société, la nation, l’univers, etc. En effet, et c’est un des points spécifiques des traditions chinoises, la question de la mort ne cesse d’être interrogée et travaillée, dans la mesure où on considère que c’est une vision claire de la mort qui permettrait de mieux vivre ou tout au moins de s’éloigner du malheur en se rapprochant du bonheur.

La rationalité de l’école confucéenne

Le confucianisme, éthique sur laquelle la culture chinoise s’est formée, se préoccupe d’abord de la vie et néglige le monde après la mort : à l’égard de la mort, l’école confucéenne demeure dans la rationalité, et nous développons ci-dessous trois points spécifiques de rationalité.

La logique d’alternance du confucianisme

Le premier point de rationalité : la logique d’alternance. Selon le confu- cianisme, la mort est un phénomène empirique. Confucius établit sans aucun artifice que « Tout être humain mourra et les morts seront retournés à la terre. »1 Xun Zi2, autre penseur de l’école confucéenne, insiste également sur la

1 Mr Dai Shen (Dynastie de Hans Occidentaux), Livret de Rites : discours funèbres (礼记•祭文). Beijing, China Textile & Apparel Press, 2018, p. 165. 2 Xunzi ou Siun Tseu (313 av. J.-C. - 238 av. J.-C.) est un grand penseur chinois confucianiste. 30 Wang Zhan et Wu Changli mort considérée comme un terme à la vie : « la mort est le point final de l’être humain. »3 Ces deux propositions sont représentatives d’une part de la pensée confucéenne sur la mort. En effet, si la mort est effectivement un évanouisse- ment, un arrêt, une fin, elle s’inscrit aussi dans un cycle – ce qui permet de se soumettre à une logique de transformation. La vie et la mort sont en réalité deux états en un. La perspective confucéenne développe une logique d’alter- nance : lorsque quelqu’un naît, un autre meurt. Ceci correspondant d’ailleurs à la typologie dualiste du Yin et du Yang : de la naissance représentée par le Yang à la mort représentée par le Yin, le processus de transformation naturelle est irré- versible. Ce fatalisme confucianiste est un stabilisateur. Il est une des méthodes chinoises traditionnelles qui visent à se libérer de l’angoisse de la mort.

La transcendance du confucianisme

Deuxième point de rationalité : la transcendance dans le confucianisme. Pour le confucianiste, les valeurs morales sont des éléments essentiels pour une vie pleinement réalisée. La morale peut permettre de dépasser dans la pratique la question de la naissance et de la mort, puisque l’individu doit avoir pour seul objectif d’acquérir et de vivre selon des principes moraux qui seront de sa bonne foi. Dans ces conditions, la mort devrait conclure une pleine réalisation individuelle. La peur de la mort peut aussi entrainer un désir d’immortalité : mais l’école confucéenne renonce à la croyance d’un monde post-mortem. Selon la pensée confucéenne, l’idée que « l’homme aime vivre plus longtemps et déteste mourir trop tôt »4 est partagée par tous les hommes. Ceci engendre des projections sur l’au-delà de la mort, projections permettant de rendre le trépas acceptable. La vie est une valeur centrale et la mort est vue comme le malheur absolu. L’immortalité étant impossible, l’école confucéenne se concentre sur la vie mondaine en intégrant la réalité des problèmes sociaux et la quête indi- viduelle de l’au-delà, sans chercher à se préoccuper de l’existence d’un monde post-mortem. La vie sociale est structurée par des règles morales : selon Zen Zi, disciple de Confucius, « La Voie de notre maître consiste en la loyauté et en l’amour d’autrui comme de soi-même »5. La loyauté est ainsi la première règle régissant l’organisation hiérarchique : il s’agit d’une relation verticale qui exige le respect des normes établies. La deuxième est la tolérance qui concerne l’in- teraction individuelle : c’est une relation horizontale qui exige le respect des coutumes, le dénominateur commun demeurant la « bienveillance ». En effet, la bienveillance confucéenne est une sagesse. Confucius souhaite que tous les

3 Xun Zi (Période des Royaumes Combattants), Xun Zi, trad. Yang Liang (Dynastie des Tang), Shanghai, Shanghai Classics Publishing House, 2014, p. 227. 4 Ibid., p. 238. 5 Confucius, Les entretiens de Confucius, Anne Cheng (trad.), Paris, Éditions du Seuil, 1981, p. 17. La mort dans la tradition chinoise selon le taoïsme, le bouddhisme et le confucianisme 31 hommes s’aiment les uns les autres et évitent la rivalité qui les blessera tous. Pour parvenir à ce but – l’accession à une vie harmonieuse –, tous les indivi- dus doivent lutter contre leurs propres envies tout en respectant les normes sociales. La sagesse confucéenne développe une conceptualisation transversale de la mort et se met en quête d’un principe : celui de coexistence collective. Elle a pour objectif de déplacer la préoccupation individuelle pour le monde post-mortem vers le monde matériel, de façon à éloigner la souffrance qu’en- gendre la méconnaissance ou l’incertitude relatives au monde post-mortem.

L’esprit de sacrifice dans le confucianisme

Dans le troisième point de rationalité confucéenne, nous abordons le sacri- fice pour une cause juste. En effet, la mort d’un individu doit s’évaluer selon les valeurs comme la bienveillance, la justice, les rites, la sagesse et la foi.6 D’après Confucius, le meilleur moyen de transcender la mort est de développer la bien- veillance. Ceci relève de la responsabilité d’un individu qui doit établir un objectif personnel pour sa vie. La bienveillance est une manière de se réaliser et de survivre au-delà de la mort. Pour cela on peut aller jusqu’à se sacrifier pour une cause juste. Confucius déclare : « Celui qui le matin a compris la Voie, le soir peut mourir content. »7 Mencius8, une autre figure de l’école confucéenne, insiste sur la justesse d’esprit aussi bien que la justice : « Le vivre, c’est ce que je veux ; la justice, c’est aussi ce que je veux. Je me soumets à l’abandon de ma vie pour la justice lorsque je suis devant un seul choix. »9 Confucius et Mencius imaginent de pouvoir se sacrifier en faveur de la morale, ceci débou- chant sur l’accomplissement ou la réalisation personnelle. Pour Confucius, l’idéal de vertu subsume tous les autres : « Un gentilhomme d’idéal, un homme pleinement humain ne cherche jamais à sauver sa vie aux dépens de la vertu d’humanité. Il est des circonstances où il sacrifie sa vie, pour que s’accomplisse cette vertu. »10 Cette valeur est pour Confucius une solution visant à dépasser la peur de la mort : se perfectionner par la morale et se sacrifier pour la cause juste. De cette façon, l’individu atteint sa finalité ultime grâce à des comporte- ments altruistes, tout en négligeant le départ physique du corps. Confucius s’est rendu compte que dans la pratique, il valait mieux ne pas se soumettre au fatalisme vis-à-vis de la mort. Il faut donc opter pour un trip- tyque individuel (« la vertu, les mérites et la doctrine. Une fois ces trois points

6 Lesegretain Claire, Le Confucianisme [EB/OL], 2011. https://www.la-croix.com/Archives/2011- 01-08/Le-Confucianisme.-Le-confucianisme-_NP_-2011-01-08-393765. 7 Confucius, Les entretiens de Confucius, op. cit., p. 16. 8 Mencius (380 av. J.-C. - 289 av. J.-C.) est un penseur chinois confucéen. 9 Mengzi, Mengzi, Nanchang, 21st Century Press, 2014, p. 288. 10 Confucius, Les entretiens de Confucius, op. cit., p. 78. 32 Wang Zhan et Wu Changli

établis, la réputation individuelle perdurera et sera immortalisée »11) afin que les individus puissent transcender la mort. Le triptyque préconisé par Confucius s’offre comme un principe, orientant les comportements indivi- duels, qui permet de faire face au fatalisme. De plus, l’école confucéenne met l’accent sur la valeur de l’individu en immortalisant son souvenir : l’identi- fication des mérites permet d’inscrire les noms de famille dans l’histoire et d’honorer ainsi les ancêtres. La transformation des préoccupations liées à l’au-delà en préoccupations terrestres relève d’une rationalité stratégique : d’une part, la conduite de l’exis- tence individuelle ne repose plus sur la peur instinctive de la mort, mais sur une finalité idéologique fondée sur l’alternance, le sacrifice et la transcen- dance. D’autre part, elle procède d’une fonction à la fois idéale et utilitaire, en vue du fonctionnement social.

Le concept naturel du taoïsme

Contrairement au confucianisme, le concept taoïste de la mort est moins concerné par la valeur de la vie et accorde une grande attention au sens de la mort. Nous parlerons dans ce qui suit de trois points : la Loi de la nature, la libération pour transcender, et la quête d’éternité.

La loi de la nature taoïste

Pour l’école taoïste12, l’homme doit vivre en fonction de la loi terrestre. La terre donne la vie à tous les êtres selon des états climatiques. Le ciel qui tourne au-dessus de nous selon le Tao ordonne le climat. Le Tao atteint sa finalité en suivant la nature. La loi taoïste s’impose comme un règlement à caractère naturel. Rien n’agit au-delà de la nature. Le Tao est un état indépen- dant.13 Le monde n’est constitué de rien et n’interagit pas dans les rapports interpersonnels. Cette philosophie peut aussi s’appliquer dès lors qu’on aborde la question de la mort. Les individus doivent aimer la vie et aspirer à l’immortalité, mais sans cupidité. Car la cupidité engendre immanquablement la faute. Pour

11 Zuo Qiuming, Chunqiu-Zuozhuan:Xianggong·le, 24e année (左氏春秋:襄公•襄公二十四年) [EB/OL]. https://so.gushiwen.org/guwen/bookv_2955.aspx. 12 JJL Duyvendak, Tao Te King de Lao Tseu, Le Livre de la Voie et de la Vertu [EB/OL]. https:// www.taichi-kungfu.fr/dossiers-chine-culture/dossier-philosophie-chinoise/taoisme/lao-tseu- tao-te-king-le-livre-de-la-voie-et-de-la-vertu-duyvendak-dao-de-jing-traduction/#Lao-Tseu- Tao-Te-King-Duyvendak-Laozi-Dao-De-Jing-1. 13 Luo Zhongshu, Pensée de Chong Xuan : une étude de la méthode et de l’épistémologie de Cheng Xuanying à Chong Xuan (重玄之思:成玄英的重玄方法和认识论研究), Chengdu, Press de Bashu, 2010, p. 20. La mort dans la tradition chinoise selon le taoïsme, le bouddhisme et le confucianisme 33

Zhuang Zi14, autre figure de l’école taoïste, les hommes n’ont ni corps ni énergie (souffle) avant d’être nés. C’est sous l’influence du Tao que l’on constate une évolution de la source vivante vers une forme corporelle et enfin un être humain. La mort et la vie sont le changement d’une période à une autre tout comme les quatre saisons. Il s’agit d’un mouvement spontané en fonction des lois de la nature. De la vie à la mort ou de la mort à la vie, ce n’est pas un sens unique, mais une voie (Tao) double. Ainsi, l’école taoïste met en valeur la notion de repos. À la différence du triptyque confucéen, l’école taoïste repose sur une attitude naturelle : la mort ou la vie sont arrangées par le ciel, et la mort est le moment du repos.

La libération pour la transcendance

La rapidité de la vie est génératrice d’angoisse. L’homme est souvent confronté à une menace naturelle ou à un risque social sans issue, comme le rappelle Zhuang Zi : « On est né d’une peur qui tient jusqu’à la mort. »15 Mais alors pourquoi tient-on tellement à cette vie pleine de douleur ? Les taoïstes prennent la mort comme repos et considèrent que l’avènement de la mort est précisément le meilleur moment pour se reposer. Le concept taoïste de « prendre la mort comme un intérêt » est complètement une attitude naturaliste. C’est une vision pessimiste qui amène les individus à se précipiter vers une issue qu’offre la mort en termes de libération. La libération permet de se dégager des contraintes mondaines sans nécessairement rechercher la vérité ou le sens de la vie. C’est ce que préconise l’école taoïste : l’apprentissage du savoir vivre. Celui qui comprend les changements naturels sans perturbation est qualifié par Zhuang Zi de« Cai-Quan »16. Cai-Quan est celui qui vit dans le bonheur et meurt dans la tranquillité. Il peut aller au-delà de la mort. L’objectif est non pas de susciter le désir des hommes en vue de chasser la mort, mais plutôt de leur permettre d’accéder à un esprit calme et tranquille. Il s’agit de se hisser vers le détachement spirituel notamment à travers l’éloi- gnement de préoccupations engendrées par un monde complexe et plein de mutations imprévisibles.

La recherche d’éternité

L’accès à la vie éternelle est le souhait de tous. D’après l’école taoïste, la mort et la vie relèvent d’une loi universelle de laquelle aucun individu ne peut s’extraire. « La mort d’un individu est comme la cendre provenant d’un foyer

14 Zhuangzi ou Tchouang-Tseu (369 av. J.-C. - 286 av. J.-C.) est un penseur chinois du taoïsme. 15 Zhuangzi, Zhuangzi, Nanchang, 21st Century Press, 2014, p. 167. 16 Ibid., p. 47. 34 Wang Zhan et Wu Changli

éteint. Tout individu n’a qu’une vie et ne peut plus se régénérer lorsqu’il est parti. »17 L’école taoïste propose cependant des techniques pour échapper à l’enchevêtrement du monde mortel : régimes diététiques, gymnastique, etc., mais également utilisation d’élixirs divers. Pour cultiver son énergie vitale on peut aussi consommer des « pilules d’immortalité ». Ces pilules devaient être fabriquées dans des espaces précis, dans des fourneaux spécifiques et des marmites exclusivement en terre cuite, contenant par exemple du sel gemme et des poils de chèvre. Les pilules étaient fabriquées à partir de huit substances, parmi lesquelles du cinabre, du réalgar, de l’orpiment et du sulfate de zinc18. Une autre façon d’être immortel consiste à ne pas considérer la mort comme un décès : le corps est mort, mais la vie demeure éternellement. Dans le monde physique, la vie ou la mort sont des états temporaires dans une infinité de changements. Si l’on veut se débarrasser de la mort en quelque sorte, se libérer des souffrances et des douleurs, il est nécessaire de se concen- trer sur le monde spirituel : nous pouvons ainsi négliger ou oublier la joie ou le bonheur. C’est une expérience psychologique qui ressemble à la méditation zen : une concentration sur soi-même pour dépasser le monde matériel et par la suite se sublimer dans un monde éternel. La philosophie taoïste est donc une position métaphysique cherchant à échapper à la dialectique de la vie et de la mort.

Les concepts de réincarnation du bouddhisme

Troisième étape de notre parcours, le bouddhisme. Le bouddhisme nie souvent le monde réel et accorde plus d’attention au monde illusoire, qui a un impact négatif sur la vie laïque réelle. Dans cette partie, nous abordons de même que précédemment trois points : la délivrance des souffrances, la réincarnation et le nirvana.

La délivrance des souffrances

Lorsque le « petit véhicule19 » bouddhiste est introduit en Chine avec sa spécificité de viser à la libération de la peur individuelle, on constate que celui-ci s’adapte assez bien avec le « grand véhicule »20 dont l’objectif consiste à aider les hommes à se débarrasser de la panique face à la mort. Pour le boudd- histe chinois, la quotidienneté, la vieillesse, la maladie, la mort, la haine, la

17 Taipingjing, Shanghai, Classics Publishing House, 2013, p. 171. 18 « La pilule de l’immortalité », Revue d’Histoire de la Pharmacie, 145, 1955, p. 124-125. 19 Petit véhicule : traduction de l’expression sanscrite « hīnayāna » ; désigne les école anciennes du bouddhisme. 20 Grand véhicule : traduction d’un terme sanscrit « mahāyāna ». La mort dans la tradition chinoise selon le taoïsme, le bouddhisme et le confucianisme 35 séparation et la perte produisent des souffrances. Se délivrer de la souffrance signifie la libération définitive de l’âme individuelle. Le processus d’élimina- tion passe par l’appréhension, la pratique et la méditation. Le bonheur et la douleur accompagnent toute la vie et produisent à la fois un désir de longévité ainsi que l’angoisse de la mort. Pour faire face aux douleurs engendrées par la concurrence, le bouddhisme souligne qu’il n’est pas nécessaire pour l’homme de chérir sa vie ni de la prolonger, car le malheur est constant et le bonheur inconstant. Le bouddhisme a donc exagéré les souffrances de la vie afin de dissiper les craintes liées à la mort et les pathologies sociales de l’indi- vidu. C’est une sagesse qui tend à montrer que la vie n’est pas aimable.

La réincarnation

Dans cette perspective, le bouddhisme s’attache au principe de la réincar- nation : un être humain peut vivre de nombreux cycles de vie, la mort n’étant qu’un état transitoire au sein de ce cycle de vie indépendant de sa volonté. La vie est un destin auquel nul ne peut échapper : la réincarnation est un moyen d’obtenir l’éternité par-delà la mort ou la vie. Selon les principes bouddhistes, la réincarnation se répartit en six univers : celui du dieu, celui des divins, celui de l’humain, celui de l’animal, celui du fantôme affamé et celui des enfers21. Les trois derniers sont des espaces maléfiques alors que les trois premiers sont des espaces bénéfiques. La vie s’efface et revient en une continuité circulaire : le cycle consiste en une succession de moments terrestres, dont la qualité est liée au vécu précédent. Cette successivité par paliers doit apporter la sagesse au fur et à mesure des incarnations, c’est ainsi que l’individu peut aboutir à l’univers de Bouddha, l’univers des dieux où toute personne est éternelle.

Le nirvana

Pour parvenir à l’univers de Bouddha, on imagine le principe du nirvana. Puisque le mot nirvana signifie « éteindre », il s’agit de mourir heureux sans désir ni douleur, c’est-à-dire en éteignant en soi le désir et la douleur. Lorsque la « conscience » quitte le corps, elle accède à une nouvelle forme de vie, soit dans un autre individu, soit dans un animal ou encore un fantôme, jusqu’à l’accès à l’univers du Bouddha22. Comme le désir est destructeur et aveugle, on doit l’éloigner de soi. Pour cela, il faut respecter certaines règles : d’un côté, il faut ne pas travailler, ne pas s’enrichir et ne pas se soumettre à la sexualité ; d’un autre côté, il convient de traiter les autres avec bonté et prati- quer la méditation. Ces pratiques selon les bouddhistes permettent de sortir

21 Hugues St-Pierre, Conception et expériences de la mort dans le bouddhisme [EB/OL], 2017. http://montagnedesdieux.com/conception-et-experiences-de-la-mort-dans-le-bouddhisme/. 22 Le Nirvana [EB/OL]. https://www.bouddhiste.net/initiation-au-bouddhisme/le-nirvana/. 36 Wang Zhan et Wu Changli du cycle des réincarnations dans la mesure où elles amènent à une meilleure compréhension de soi, de la destinée humaine, tout en renforçant l’esprit pour éteindre le désir.

Après avoir montré les trois principales propositions chinoises pour domestiquer la mort (l’immortalité sociale du confucianisme, le naturalisme philosophique du taoïsme, et l’abnégation du bouddhisme), nous nous propo- sons dans ces quelques lignes de conclusion de rendre compte de la plasticité du sentiment religieux chinois, en tant qu’il est capable de faire la synthèse de ces trois visions si différentes de la mort. La sagesse confucéenne consiste à rationaliser la fatalité de la vie humaine par l’alternance entre la vie et la mort. Cette sagesse, sans nier la transcen- dance, se préoccupe d’abord de la réalité sociétale avant toute considération autour du monde post-mortem. Dans la pratique, l’exigence porte sur les valeurs, soit le sacrifice pour une cause de justice. La stratégie taoïste consiste à respecter la loi de la nature. La mort ou la vie sont arrangées par le ciel et le repos vient lorsqu’on meurt. On transcende donc la vie et la mort que cela soit heureux ou douloureux. La transcen- dance est concrétisée par l’amélioration d’énergie et la fabrication de pilules d’immortalité. La technique bouddhiste consiste en la libération de l’âme pour ôter la douleur en mettant en avant la notion de réincarnation pour atteindre l’uni- vers des dieux, soit l’éternité. Dans la pratique, on doit maintenir le nirvana, c’est-à-dire notamment éteindre le désir qui est destructeur. Pour cela, il faut ne pas travailler ni s’enrichir ni se soumettre à aucune forme de sexualité, tout en traitant les autres avec bonté et en pratiquant la méditation. Les conceptions chinoises sur la mort diffèrent de celles du christianisme dès leurs principes théoriques. Contrairement à l’importance donnée à l’auto- libération dans les conceptions traditionnelles chinoises sur la mort, le chris- tianisme est marqué profondément par le péché originel et l’individu a peu ou prou (selon les orientations catholiques ou protestantes) besoin de l’inter- vention divine pour son rachat. C’est en croyant en Dieu et en utilisant toute la vie pour se repentir du péché, que l’on peut espérer sauver son âme. Le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme se concentrent sur l’être humain, tandis que le christianisme est une religion qui considère premièrement Dieu. Le christianisme relève de la transcendance externe reposant sur le pouvoir de la croyance en Dieu, alors que les conceptions traditionnelles chinoises manifestent davantage la transcendance interne du soi, bien qu’elles contri- buent également à des forces extérieures : par exemple, le sacrifice pour la réussite de la cause juste pour les confucianistes, la « pilule d’immortalité » dans le taoïsme, la croyance en Guanyin dans le bouddhisme, etc. La religion chinoise met généralement l’accent sur l’amélioration de soi. La mort dans la tradition chinoise selon le taoïsme, le bouddhisme et le confucianisme 37

Par conséquent, nous devrions adopter une attitude critique et prendre ce qu’il y a de plus précieux dans le concept traditionnel de vie et de mort tout en éliminant le mauvais, afin de trouver une méthode efficace pour résoudre la crise moderne de la survie. Dans le même temps, tout en faisant appel à la sagesse de la vie et de la mort dans le concept traditionnel de la vie et de la mort, nous devons également absorber activement la culture occidentale avancée, pour que le développement de la nation chinoise soit synchronisé avec le monde et que la culture chinoise joue un rôle important dans le déve- loppement de la culture mondiale.

WANG Zhan et WU Changli Université de Wuhan [email protected]

Résumé La mort est ici examinée du point de vue de l’éthique traditionnelle. Nous présentons d’abord de manière générale les différentes conceptions de la mort dans la tradition chinoise, selon le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme ainsi que leurs origines en lien avec l’organisation sociale. Dans le cadre de cet article, nous nous bornons à montrer de quelles manières, avec quels outils théoriques et pratiques ces traditions tentent de répondre à l’angoisse de la mort dans la Chine ancienne et moderne. Mots-clés Concept de la mort, confucianisme, taoïsme, bouddhisme. Abstract Death is examined here from the point of view of traditional ethics. We first present in a general way the different conceptions of death in the Chinese tradition, according to Confucianism, and as well as their origins in connection with social organization. Within the framework of this communication, we limit ourselves to showing in which ways, with which theoretical and practical tools these traditions try to respond to the anxiety of death in ancient and modern China. Keywords Death concept, Confucianism, Taoism, Buddhism.

Comparaison et réflexions sur l’image de Yanluo

HAN Jing

En Chine, si quelqu’un va mourir, on peut dire « il va voir le roi Yanluo ». Pour le peuple chinois, Yanluo, c’est le dieu qui gouverne le monde après la mort. Mais en fait, Yanluo ou bien -raja n’a fait son apparition en Chine qu’avec l’introduction du bouddhisme. Dans le présent travail, nous allons d’abord voir quelques dieux et lieux de la mort avant l’introduction du bouddhisme en Chine, puis nous allons essayer d’analyser l’évolution des images de Yanluo dans les sutras et les fictions après son entrée.

Les dieux et les lieux de mort avant Yanluo

Avant l’entrée du bouddhisme en Chine, depuis la plus haute antiquité, le culte de la nature et le culte de gui shen 鬼神 (les fantômes et les dieux) ont toujours existé en Chine. Tu bo 土伯1 (littéralement « seigneur du sol »), Bei dou 北斗2 (littéralement « étoiles au nord ») et Taishan 泰山 (littérale- ment « montagne de Tai »), étant divinisés en tant que dieux naturels, étaient associés à la vie et à la mort humaine. D’après les recherches sur les inscriptions de l’oracle de la dynastie des Shang et les inscriptions sur bronzes de la dynastie de Zhou, dans ces époques (1600-256 avant J.-C.), les gens croyaient que leurs ancêtres entreraient dans la cour céleste et deviendraient les fonctionnaires de l’empereur de jade après la mort, et pourraient donc bénir leurs descendants. Au fil du temps, le concept de vie et de mort s’enrichissait et évoluait constamment. Le change- ment le plus évident est celui du concept de l’âme. Les gens commençaient à

1 Dans les légendes, Tu bo est gardien de 幽都 (capitale d’obscurité). Avec une tête de tigre, un corps de bœuf, trois yeux et une paire de cornes, il chasse et poursuit les fantômes dans le monde d’après la mort. 2 Bei dou sont les étoiles de la grande casserole. Selon le taoïsme, le dieu de Bei dou est chargé de dissiper le malheur et les malédictions, en même temps que le dieu de Nan dou (étoiles du sud) est chargé de prolonger l’espérance de vie et d’octroyer le bonheur. 40 Han Jing croire que l’âme est composée de deux parties : hun 魂 et po 魄. Après la mort, « le qi (esprit) de hun va retourner dans le ciel, et la forme (fantôme) de po va descendre sous la terre »3. Jusqu’aujourd’hui il existe encore une façon d’expri- mer l’âme comme « san hun qi po (trois hun et 7 po) ». L’homme vient de la nature et retourne naturellement dans la nature après sa mort. Jusque-là, les Chinois n’imaginaient pas beaucoup la vie après la mort, et le monde obscur restait très ambigu. Le monde aux yeux du peuple chinois se compose de trois parties : le ciel en haut pour les divinités, la terre au milieu pour les vivants, et l’espace souterrain pour les morts. Puisque l’âme est divisée en deux, le hun est désor- mais nommé shen 神 (au sens de l’esprit, la divinité), le po est nommé gui 鬼 (fantôme, spectre)4. Certains shen 神 peuvent monter dans le ciel, et devenir membres de la cour de l’empereur de jade ; alors où vont tous les gui 鬼 ? En fait, pour cette question il existe plusieurs notions dans les pensées des Chinois : Huangquan 黄泉 (séjour jaune), Taishan 泰山 (montagne Tai), Fengdu 丰都 (cité de Fengdu), Haoli 蒿里, etc. Plusieurs recherches portent sur ces notions5. Signalons seulement deux points : - Premièrement, Huangquan est différent deTaishan et de l’Enfer : ces deux dernières sont les résidences dans l’espace ombreux qui imitent le système social du monde vivant avec des institutions similaires, dont la structure est complète. La notion de Huangquan est uniquement dérivée des coutumes funéraires des premiers peuples, et il n’en existe pas un système structuré. Mais il est indéniable que Huangquan est peut-être la première notion concernant l’espace ombreux et le domaine infernal. - Deuxièmement, les pratiques religieuses autour de la montagne Tai sont anciennes, environ 3 000 ans de pratique depuis les Shang jusqu’aux Qing. Avec le temps, s’est établi un culte impérial officiel qui a fait de la montagne Tai l’un des principaux lieux où l’empereur rendait hommage au Ciel (sur le sommet) et à la Terre (au pied de la montagne) lors des sacrificesFengshan 封禅.

3 « 魂气归于天,形魄归于地。»《礼记》(« li ji »). 4 « 左传 »(唐)孔颖达注疏(« zuo zhuan » [Tang]kongyingda zhu shu). «以魂本附气, 气 必上浮,故言魂气归于天。魄本归形, 形既入土,故言形魄归。圣王缘生事死,制其祭 祀,存亡既异,别为作名,改生之魂日神,改生之魄日鬼。». 5 邵颖涛,《冥界与唐代叙事文学研究》,南开大学博士学位论文,2010 年,第 9-16 页。(Shao Yingtao, « L’étude du monde souterrain et la littérature narrative de la dynastie Tang », Thèse doctorante de l’université de Nankai, 2010, p. 9-16.) ;范军《佛教地狱观 念与中古叙事 文学》,第 21-25 页 (Fan Jun, « Le concept de l’enfer bouddhiste et la littérature narra- tive médiévale », p. 21-25) ;张乡里《黄泉、泰山、蒿里考》,《贵州民族学院学报 (哲学社会科学版)》2012 年第2期,第 127-132 页。(Zhang Xiangli, « Recherches sur Huangquan, Taishan, Haoli », Journal of Guizhou Nationalities University [édition sur la philo- sophie et les sciences sociales], 02, 2012, p. 127-132). Comparaison et réflexions sur l’image de Yanluo 41

Le statut de la montagne Tai est si important dans les croyances du peuple chinois, non seulement parce que la montagne est naturellement considérée comme le plus proche endroit pour communiquer avec le Ciel, mais aussi parce que le pouvoir culturel de Qi et Lu6 avait une influence déterminante sur le reste du pays dans leurs époques. L’empire de Qin a unifié la Chine, mais il devait compter sur les intellectuels de Qi et Lu pour la gestion de l’empire7. À cette époque, le culte des ancêtres se développait en Lu, le culte de la nature se développait en Qi, et puisque la montagne Tai marquait la frontière entre les États de Qi (au nord du mont) et de Lu (au sud), elle était centre de pratiques religieuses pour les deux. Sans doute avec les efforts des élites de Qi et Lu, la montagne Tai possédait une forte influence culturelle sur tout le pays jusqu’au début de la dynastie des Han.

Les images de Yanluo dans les sutras

Depuis la dynastie des Han de l’Est, la conviction que les fantômes reviennent aux pieds de la montagne Tai est profondément ancrée dans l’esprit des gens. Pendant ces périodes, avec la traduction des sutras bouddhistes, une divinité exotique, Yanluo (Yama) s’est intégrée peu à peu dans le système du monde souterrain en Chine. La longue et multiple histoire du roi Yama en Chine est un long processus de « sinisation ». Yanluo ou Yanluo Wang, était une translittération de Yama-raja ; dans le brahmanisme, Yama était essentiellement un roi du dharma. En tant que premier homme décédé, Yama était en corrélation avec le monde des morts. Alors qu’il est le souverain des enfers, on dit que son royaume se situe également au plus haut des cieux et qu’il se trouve dans la région méridionale du monde. Il a une sœur, nommée Yami, qui a également été identifiée comme la déesse d’une rivière. Yama règne sur les hommes morts, sa sœur sur les femmes mortes. C’est pourquoi parfois on les appelle les « doubles rois yama » (ou « rois jumeaux »). Le bouddhiste Yama a hérité de son prototype brahmanique ses trois fonctions de gardien du sud, de dieu de la mort et de juge des morts. Et en absorbant la pensée de karma (cause et effet), l’image de Yama évoluait vers le côté effrayant. Il a été vaguement mentionné dans le « Zhe gu shi senlin shu » (Taittirīya Upanisad) que Yama séparait le bon du faux, et dans la « mo nu fa lun » (Manusmrti) il est clairement indiqué que Yama allait torturer les méchants et leur imposer une réincarnation inférieure. Dans le « wangshi shu » (Livre du passé), Yama devient le « juge de l’être humain » et dirige plusieurs

6 Pendant la dynastie de Zhou, le pays se composait de plusieurs états, Qi et Lu en faisaient partie. 7 刘影, 泰山府君与阎罗王更替考, 华东师范大学学报(哲学社会科学版), 1999 (03) : 第 36-41 页 (Liu Ying, « Recherches sur l’alternance entre Taishan Fujun et Yanluo Wang », Journal de l’Université normale de HuaDong (Philosophie et sciences sociales), 03, 1999, p. 36-41). 42 Han Jing couches de l’enfer. Dans les deux épopées de Mahabharata et de Moroyan, Yama avait la peau noire et les yeux rouge, et il était suivi de deux chiens à quatre yeux8. À ce stade, Yama n’était plus le gouverneur du bonheur dans le monde du pèlerinage du Rig-Véda et descendait dans l’enfer sombre pour devenir un dirigeant féroce et effrayant.9 Faute de trouver un document qui peut nous montrer l’image de Yama en Inde, on peut l’imaginer selon la description des sutras. Voici deux dessins de Yama qu’on trouve au Tibet :

Figure 1 : Yama, fin XVIIe - début Figure 2 : Yama, XVIIe siècle, Tibet XVIIIe siècle, Tibet, Metropolitan Museum of Art, New York

Yanluo et son image aux dynasties Wei et Jin, du Nord et du Sud10

Le bouddhisme est introduit en Chine aux alentours des années avant ou après J.-C., en apportant le concept de « ye 业 » (karma, cause et effet) et de « lun hui 轮回 » (Samsāra, réincarnation).

8 Marc Tiefenauer, dans son ouvrage « Les enfers indiens : Histoire multiple d’un lieu commun », remarque une coïncidence intéressante : on peut trouver deux chiens dans le mot chinois employé pour traduire le terme bouddhique signifiant l’enfer. Ce caractère « 獄 » est constitué de 言(parole) au centre et flanqué de deux犬 (chiens). 9 李南.试论摩罗的源与流.南亚研究,1991( 2) :71-72 (Li Nan, « Sur la source et le flux de Muoluo », South Asia Research, 02, 1991, p. 71-72). 10 Les dynasties Wei et Jin (220-420 après J.-C.), les dynasties du Nord et du Sud (420-589 après J.-C.). Comparaison et réflexions sur l’image de Yanluo 43

Le mot 地狱 (enfer, littéralement « prison de terre ») est apparu pour la première fois dans la traduction des sutras par An Shigao dans la dynastie des Han de l’Est : « fo shuo shiba ni li jing » (littéralement sutra des 18 niraya (enfer)11), « fo shuo zui ye ying bao jiaohua diyu jing » (dicton du Bouddha : les crimes doivent être rapportés aux enfers), « fo shuo gui wen mu lian jing » (« sutra de Mulian enquêté par gui »), etc. Dans le sutra « Fo shuo fenbie shan e suo qi jing » (sutra de la différence entre le bien et le mal), les « cinq voies »12 sont mentionnées, dont la cinquième est la voie de Taishan diyu (l’enfer de montagne Tai). Les sutras traduits pendant les dynasties Wei Jin et du Nord et du Sud ont tous adopté la montagne Tai pour indiquer Niraya (l’enfer). La croyance de la montagne Tai était si répandue dans cette période que le bouddhisme devait en profiter pour mieux s’intégrer dans la culture. Même si le bouddhisme était bien accepté par le peuple chinois à cette époque, la présence de Yanluo dans la littérature n’était pas très fréquente. Seulement dans quelques histoires de Youminglu 幽明录 et de Xuanyanji 轩 辕集, le roi Yama apparaît comme le seigneur de l’enfer. Par exemple, une histoire de Li Tong (conte 263) dans Youminglu se lit comme suit : « Li Tong, originaire de Pucheng, est revenu de la mort en disant : « J’ai vu Fazu, le moine bouddhiste, expliquant Shou leng yan jing 首楞严经 (le Suramgama Sutra) au roi Yama. J’ai également vu le prêtre taoïste Wang fu13, entravé, priant Fazu de l’écouter pour ses confessions, pourtant Fazu n’était pas disposé à le faire». »14 À cette époque, l’image de Yanluo commençait à entrer dans le monde obscur après mort.

Yanluo et son image depuis les dynasties Sui et Tang

Selon un sutra traduit dans les périodes des six dynasties15, « Chang ahan jing » (Dīrgha Āgama), Yanluo et son entourage ont été punis dans l’enfer pour leur péché, torturés de 3 heures du jour à 3 heures de la nuit. Son statut ne dépassait même pas celui des mortels à cette époque-là. Mais depuis les dynasties de Sui et Tang, le statut de Yanluo s’améliora beaucoup. « Parmi les histoires concernant l’enfer recueillies dans « Tai ping guang ji », la quantité des histoires concernant Yanluo dépassa celle concernant

11 Différentes écritures bouddhistes contiennent différents dictons par le Bouddha sur les enfers : il y en a quatre, voire six, huit, dix, quinze, dix-huit, trente-six, soixante-quatre, sans limites, et ainsi de suite. 12 Les cinq voies 五道 : celles des dieux, des hommes, des condamnés, des e gui 饿鬼 (preta, démon affamé), et des animaux. Voir Marc Tiefenauer, « Les enfers indiens : Histoire multiple d’un lieu commun », p. 112-113. 13 Wang Fu était un célèbre taoïste dans la dynastie de Jin. 14 Le texte original : « 蒲城李通,死云:见沙门法祖为阎罗王讲首楞严经;又见道士王浮身 被锁械,求祖忏悔,祖不肯赴。» 15 Les six dynasties désignent les dynasties des Wei Jin et les dynasties du Nord et du Sud. 44 Han Jing

« le Seigneur de montagne Tai »16, et on peut croire qu’à cette époque dans les croyances populaires, Yanluo aurait pu avoir une plus grande influence que le seigneur de la montagne Tai. Dans le parcours de sinisation de Yama en Chine, une œuvre aurait pu beaucoup contribuer : « Fo shuo shiwang jing » (sutra des dix rois/sutra de la révélation faite au roi Yama) est « l’un des premiers ouvrages qui mentionne les dix rois de l’enfer »17. Stephen Teiser a estimé que « le système des dix rois de l’enfer était une combinaison de deux concepts : d’une part, le concept indien de karma et samsara et, d’autre part, le concept chinois de relation clanique et la bureaucratie impériale » 18. D’après le sutra des dix rois, en descendant dans l’enfer, de la première à la 7e semaine, à chaque période de 7 jours les morts doivent passer devant un roi de l’enfer pour être jugé et condamné : le 1er septième jour devant Qinguang wang, le 2e devant Chujiang wang, le 3e devant Songdi wang, le 4e devant Wuguan wang, le 5e devant Yanluo wang, le 6e devant Biancheng wang, le 7e devant Taishan wang, puis le centième jour on doit passer devant Pingzheng wang, et le jour d’un an devant Dushi wang, enfin au bout de trois ans devant Wudaolunzhuan wang (le roi chargé de la réincarnation des 5 voies). Le culte des dix rois correspondait aux 10 étapes de deuil traditionnelles chinoises de « sept sept », « centième jour », « un an » et « trois ans ». Cela est lié aux coutumes funéraires avec dix cérémonies de sacrifices. Les fantômes des morts devaient être jugés selon un horaire fixe, ses proches vivants devaient donc faire des cérémonies pour prier les dix rois de réduire leurs souffrances dans l’enfer, et pour qu’ils puissent monter dans le ciel quand les dix cérémo- nies auraient été achevées. La croyance en dix rois est restée stable jusqu’au présent, et sur les dessins représentant les dix rois il y avait une claire tendance à la sinisation de l’appa- rence : visage, habit, chapeaux, etc., comme ce que nous montre cette image19 :

16 Voir 范军, 唐代小说中的阎罗王——印度地狱神的中国化. 华侨大学学报(哲学社会 科学版, 2007(01) : 第 92-98 页 (Fan Jun, « Le roi yanluo dans les fictions de la dynastie des Tang - la sinisation du dieu de l’enfer indien ». Journal of Chinese Overseas University [Philosophy and Social Sciences Edition], 01, 2007, p. 92-98). 17 Stephen Teiser, Scripture of the Ten Kings, University of Hawaii Press, 1994, p. 8. Les premiers copies du texte existantes sont rédigées en 908 après J.-C. Pourtant, la première référence aux dix rois, faite par Daoxuan, date de 664. 18 Ibid., p. 3. 19 Source gallica.bnf.fr / Département des Manuscrits. Comparaison et réflexions sur l’image de Yanluo 45

Figure 3 : le 5e sept jours avec Yanluo wang On peut voir que la nature du roi Yama a changé. Dans son origine indienne, Yama était plutôt un homme divinisé, on donnait des traits non- humains à un être pour le rendre divin. En Chine, c’est l’inverse, on imagine les dieux sous la forme de l’être humain, on donne des traits humains aux immortels. Par conséquent, l’apparence du roi Yanluo est tout à fait celle d’un homme de l’époque, à l’instar des ministres du monde vivant. Non seulement l’apparence de Yanluo a changé, ses caractères et ses fonctions changeaient également avec le temps ; on pourrait le constater surtout dans les fictions et les légendes.

Les images de Yanluo dans les fictions et les légendes

Les peuples des six dynasties étaient pieux. Mais depuis l’époque des dynasties Sui et Tang, la croyance concernant l’enfer semble s’être clairement sécularisée : dans les créations littéraires du thème, il y avait moins de sens religieux. Les créateurs avaient diverses intentions : exprimer l’admiration, faire réfléchir à la vie réelle ou faire la satire de la corruption. Ainsi le contenu des fictions devenait-il très enrichissant. Dans les idées du peuple, puisque Yanluo est devenu un seigneur en Chine, sa position devait également être détenue par un Chinois20. Yanluo fut donc plus un fonctionnaire qu’une personne spécifique pour les chinois. C’est pourquoi dans la littérature et dans les légendes folkloriques, nombreux sont les personnages qui étaient le roi Yanluo. Depuis les dynasties Sui et Tang jusqu’aux dynasties Ming et Qing, il y avait beaucoup de célébrités qui ont assumé la fonction de Yanluo :

20 范军, 唐代小说中的阎罗王——印度地狱神的中国化. 华侨大学学报(哲学社会科 学版, 2007 (01) : 第 92-98 页 (Fan Jun, « Le roi yanluo dans les fictions de la dynastie des Tang - la sinisation du dieu de l’enfer indien ». Journal of Chinese Overseas University [Philosophy and Social Sciences Edition], 01, 2007, p. 92-98). 46 Han Jing

Han Qinhu 韩擒虎21, Kou Zhun 寇准22, Han Qi 韩琦23, Fan Zhongyan 范 仲淹24, 包拯25, sont les plus connus. Il y avait également les Yanluo wang dont on ne connait pas les identités. Dans les fictions des dynasties des Sui et des Tang, il est enregistré dans « Sui Shu. Han Qinhu, Zhuan 隋书·韩擒虎传 » (livre de Sui, biographie de Han Qinhu) qu’avant sa mort : La mère de son voisin trouvait que la garde d’honneur sous la porte de Han Qinhu était somptueuse, comparable à celle du roi, elle était curieuse et interrogea, l’un parmi eux répliqua : « je viens pour accueillir le roi. » ; très vite, la garde d’honneur disparut. L’autre jour, un homme sévèrement malade, paniqué, vint devant la porte de Qinhu, et demanda de voir le roi, les gardiens demandèrent : « quel roi ? », « le roi Yanluo » dit-t-il, les gardiens allaient le châtier, Han Qinhu les arrêta et dit : « je suis parvenu à devenir le pilier du pays en vivant, et si je devenais le roi Yanluo, je n’aurais plus de regret. » Et après, il fut malade au lit pour quelques jours et mourut.26 Les héros de ces fictions, s’ils étaient amis ou proches d’un fonctionnaire de l’enfer, bénéficieraient de la grâce ou d’avantages dans le monde souterrain.27 S’il s’agissait d’un empereur, même le roi Yanluo devait se plier devant lui.28 Ces histoires reflètent les caractéristiques des croyances du peuple des dynasties Sui et Tang : une construction de la divinité par l’humanité.

Dans les fictions depuis la dynastie des Song

Kou Zhun, étant droit et honnête, était choisi par le peuple pour devenir le roi Yanluo. Dans une fiction, sa concubine préférée Xitao lui dit avant la mort : Je parlais très peu, c’est parce que je craignais de révéler le secret de l’espace ombreux. Puisque je vais mourir aujourd’hui, cela n’est rien de le révéler : Vous allez être le roi Yanfuti (Yanluo)29.

21 Han Qinhu (538-592 après J.-C.), grand général de la dynastie Sui. 22 Kou Zhun (961-1023 après J.-C.), ministre et poète célèbre de la dynastie Song. 23 Han Qi (1008-1075 après J.-C.), ministre et militaire célèbre de la dynastie Song. 24 FAN Zhongyan (989-1052 après J.-C.), ministre et poète célèbre de la dynastie Song. 25 Bao Zheng (999-1062 après J.-C.), ministre célèbre de la dynastie Song. 26 Le texte original : « 其邻母见擒虎门下仪卫甚盛有同王者,母异而问之, 其中人曰:‘我 来迎王。’ 忽然不见,又有人疾笃, 忽惊走至擒虎家曰:‘我欲谒王。’ 左右问曰:‘何王也?’ 答曰:‘阎罗王。’ 擒虎弟子欲挞之,擒虎止之曰:‘生为上柱国,死作阎罗王。死已足 矣。’ 因寝疾数日竞卒,是年五十五。». 27 Voir plus dans « 广异记.邓成c (Deng Cheng, Guangyiji) », « 宣室志.崔君 (Cui jun, Xuanshizhi) ». 28 Voir « 唐太宗入冥记 »(Tang tai zong ru ming ji, littéralement TaiZong dans l’enfer), fragment d’un manuscrit DunHuang S2630, on décrit l’expérience de l’empereur TangTaiZong. Accusé par ses frères morts, il devait descendre dans l’enfer pour être jugé par le roi Yanluo en tant qu’âme vivante. 29 Le texte original : « 吾向不言,恐泄阴理:今欲去,言亦无害。公当为世主者阎浮提王也 ». Comparaison et réflexions sur l’image de Yanluo 47

Le roi Yanluo le plus connu à cette époque et même dans les époques qui la suivent, c’est Bao Zheng, connu sous le nom de Bao Gong 包公 (Seigneur Bao) ; il est célèbre pour son intégrité et son respect des lois, d’où son autre surnom de Bao Qingtian 包青天 (le juge Bao). Dans « Song Shi. Bao Zheng, Zhuan 宋史.包拯传 » (Histoire de Song. Biographie de Bao zheng), même les femmes et les enfants connaissaient son nom ; on l’appelait Bao shizhi (une fonction comme officier). Le peuple de la capitale disait : « il existe deux endroits où on ne peut pas jouir des avantages avec les relations, chez le roi Yanluo et chez le seigneur Bao »30. Étant honnête et strict dans l’application des lois, Bao Zheng est naturel- lement le meilleur choix pour être le roi Yanluo aux yeux du peuple. Le peuple chinois apprécie beaucoup Xianshibao 现世报 (c’est-à-dire, recevoir les châti- ments de ses mauvaises actions dans cette vie même), et avec Bao Zheng en tant que Yanluo on pourrait gagner la justice auprès de lui si on avait subi de l’injustice pendant la vie. Dans la dynastie des Qing, Pu Songling (1640-1715) avec sa fameuse œuvre « Liao Zhai zhiyi 聊斋志异 » (histoires étranges d’un pavillon solitaire) a large- ment influencé la vision du peuple chinois concernant l’espace ombreux. Yanluo a pris des images très différentes dans ses histoires. Dans certaines histoires, les vivants pouvaient également accéder temporairement aux fonctions de Yanluo, et l’origine de ces représentants de Yanluo n’était plus les grands nobles ou seigneurs, mais plutôt le peuple de la couche inférieure ou des hommes faisant des études. Par exemple dans une histoire, « Yanluo », le représentant qui remplissait la fonction de Yanluo pour enquêter sur Cao Cao 曹操31, était le bachelier Li Zhongzhi, dont le caractère était honnête et franc. Le choix des héros par Pu Songling peut refléter un idéal esthétique de l’auteur : les gens de la couche inférieure peuvent avoir de meilleures qualités que les nobles. L’image de la plupart des Yanluo était positive, ils respectaient strictement les lois de l’espace ombreux et jugeaient des affaires avec justice, protégeaient les innocents contre les officiels corrompus et les hommes méprisables. Pourtant, dans certaines histoires, Yanluo pouvait également être cruel, avide et trompeur, comme dans l’histoire de « Xi Fangping 席方平 ».

Quelques réflexions sur l’image de Yanluo

Au cours de l’introduction d’une religion étrangère dans un pays, entre cette religion et les religions indigènes, il y a certainement des conflits, ce qui les obligent à s’influencer, se combattre et se fondre. L’image de Yanluo a été

30 Le texte original : « 关节不到,有阎罗包老 ». 31 Cao Cao (538-592 après J.-C.), politicien, militaire et homme de lettres, il est le fondateur du royaume de Wei, l’un des trois royaumes de cette époque. 48 Han Jing influencée au fil du temps par plusieurs courants de pensées : le bouddhisme, le taoïsme, le confucianisme, et les croyances folkloriques, ces courants s’in- fluençant entre eux mais sans former un ensemble homogène. Malgré une évolution depuis plus d’un millénaire, les images de Yanluo sont toujours variées. Mais la tendance est claire : ce qui était divinisé en Inde est dédivinisé en Chine ; Yanluo n’est plus divin, il a pris des traits et des caractères humains. En un certain sens, c’est là l’esprit humaniste du peuple chinois : on croit plutôt à l’homme qu’aux dieux. Et sur l’image de Yanluo, nous pouvons voir à quoi le peuple chinois s’intéresse : la justice. Enfin, bien que Yanluo soit très présent dans l’imaginaire grâce à l’icono- graphie et aux contes populaires, le roi Yanluo n’a pas de temple qui lui soit dédié, seulement quelques rares sanctuaires où il est honoré en même temps que neuf autres rois de l’enfer, ou avec le bodhisattva Dizangwang. C’est peut- être parce que dans la nature, l’homme cherche la lumière et à échapper à l’obscurité. Yanluo, étant seigneur de l’espace ombreux, fait naturellement peur aux gens au lieu de les faire rêver.

HAN Jing Doctorante à Université de Wuhan [email protected]

Résumé En tant que composante importante du système de croyances chinois, des légendes du monde souterrain se sont développées sur une très longue période. Les dieux concernant la mort se sont succédés l’un après l’autre et quelquefois se sont mélangés et ont fusionné entre eux. Ainsi les images concernant ce monde et les dieux de ce monde restent-elles toujours très variées. Dans la première partie du travail, nous parlons de quelques dieux et conceptions de la mort avant l’introduction du bouddhisme en Chine, et puis nous essayons d’analyser les images de Yanluo (le roi Yama) dans les sutras et les fictions après son introduction en Chine. Enfin nous voyons que l’évolution de ses images est un processus de dédivinisation. Mots clés Roi Yama, Yanluo, Bouddhisme, sutra, divinisé, humanisé. Abstract As an important part of Chinese belief system, the legends of the underground world have developed for a very long time. The gods related to death appears one after another, and sometimes interact and fuse together. As a result, the images of this world underground and the gods in it are very rich and diverse. In the first part of our work, we will talk about some gods and concepts of death before the introduction of Buddhism into China, and then we will try to analyze the images of King Yang Luo in sutras and fictions after Buddhism entered into China, and we will see that the change of the images is a process of humanization. Keywords King Yama, Yanluo, Buddhism, sutra, sanctify, humanise. Lieux (de Chine et d’ailleurs)

Hiérarchie funéraire sous la dynastie des Tang

CHEN Jin

La vie et la mort sont les lois naturelles auxquelles l’homme ne peut échapper. Que ce soit l’empereur ou le premier ministre, les moines et les prêtres, les sages ou les ignorants, chacun, tôt ou tard, mourra. Après la mort d’un être humain, une série de rituels de pleurs, d’enterrement et de culte tenus par des parents et des amis imposent une dernière étiquette à la vie, les funérailles. Depuis l’Antiquité, la Chine compte cinq types de rites fondamentaux : ceux de naissance, d’anniversaire, de couronne, ainsi que les rites nuptiaux et les rites funéraires. Parmi eux, la cérémonie d’anniversaire est une répéti- tion de la commémoration de celle de naissance. Il n’y a donc en réalité que quatre sortes de grands rites durant la vie. Les anthropologues chinois pensent que le deuil provient de la peur du fantôme du défunt, et cela conduit au culte des ancêtres. Dans cet état d’esprit, le corps du défunt est traité d’une certaine manière et il existe un ensemble de rituels qui symbolisent l’affliction, dans l’espoir que le défunt atteindra un autre monde d’intérêt éternel. La façon dont les corps sont traités et éliminés varie selon les époques, les origines ethniques, les lieux et les classes sociales. Le système d’inhumation se compose principalement de l’inhumation céleste (qui consiste à exposer le cadavre aux oiseaux de proie), l’ensevelissement par immersion (mettant le corps dans les rivières et les lacs), la crémation, l’enterrement et ainsi de suite. Dans la société féodale chinoise, l’enterrement demeure la plus orthodoxe méthode du peuple Han et cela exprime leur croyance traditionnelle en « la paix dans le sol ». La dynastie des Tang, à l’apogée de la société féodale chinoise, a été établie en 618 après J.-C. et a duré près de trois cents ans jusqu’à sa disparition en 907 après J.-C. C’est une période incontournable quand on parle de l’histoire médié- vale de la Chine, parce que c’est une phase de transition historique cruciale où diverses religions, nationalités et cultures se sont heurtées et se sont finalement 52 Chen Jin intégrées les unes dans les autres. Selon Chen Yinke1 dans son Esquisse d’un essai sur les origines des institutions Sui et Tang et Sur Han Yu, la première phase de la dynastie des Tang a vu la fin des désordres politiques, des perturbations sociales et des conflits étatiques depuis les dynasties du Nord et du Sud2, et puis à la phase suivante a été créée une nouvelle situation posant les fondements des Song et de la culture Han au sens où nous l’entendons aujourd’hui. La capitale de la dynastie des Tang, Chang’an3, se situait dans la plaine de Guanzhong4. Les archéologues ont mis au jour des mausolée des empereurs des Tang et un grand nombre de tombes subordonnées aux alentours de la ville, dont la quantité totale s’élève jusqu’à plus de 3 000. Avec l’approfondissement et le raffinement de l’archéologie chinoise, les recherches sur les tombes des Tang sont majoritairement axées sur leurs mises en scène, leurs formes et leurs mobiliers funéraires. Ces études tendent davantage à l’analyse archéologique, en l’absence d’étude de la situation sociale, en particulier la relation entre le système social et la hiérarchie reflétée par le système de forme des tombes. Dans cet article, nous discutons sur la hiérarchie funéraire et sociale sous la dynastie des Tang et essayons d’appréhender la transformation historique de la société féodale chinoise à l’époque.

Hiérarchie funéraire

La mort est un fait général, mais il en existe différentes expressions. Selon Liji5, la mort de l’empereur se dit « Beng (崩) », la mort des princes « Hong (薨) », la mort des fonctionnaires érudits « Zu (卒) », la mort des lettrés non mandarins « Bulu (不禄) » et la mort du menu peuple « Si (死) ». À

1 Chen Yinke, 陈寅恪, né le 3 juillet 1890 et mort le 7 octobre 1969, membre de l’Acadé- mie chinoise, est un historien chinois considéré comme l’un des plus créatifs et originaux du XXe siècle en Chine. Ses œuvres principales sont : Esquisse d’un essai sur les origines des institu- tions Sui et Tang (« 隋唐制度渊源略论稿 »), Esquisse de l’histoire politique des Tang (« 唐代政 治史述论稿 »), et Biographie alternative de LIU Rushi (« 柳如是别传 »). 2 Les dynasties du Nord et du Sud, 南北朝 en chinois, de 420 après J.-C. à 589 après J.-C., ont succédé aux Seize Royaumes du nord et à la dynastie des Jin de l’Est du sud pour prendre fin en 589, avec la réunification par la dynastie des Sui qui leur a succédé. Mais la dynastie des Sui n’a connu que deux empereurs à cause de sa sévérité excessive. Les insurrections contre la tyrannie ne cessaient d’éclater jusqu’à la fin des Sui et l’avènement de la dynastie des Tang. 3 Chang’an, 长安, située à Xi’an (西安) d’aujourd’hui, est la capitale de plus de dix dynasties dans l’histoire de Chine, notamment les Tang. Le nom chinois de cette ville signifie littérale- ment « la paix permanente ». 4 Guanzhong, 关中, ou la plaine de la Wei (渭河平原), est une région historique correspon- dant à la basse vallée de la Wei. Elle comprend la partie centrale de la province du Shaanxi (陕 西) ainsi que l’extrême ouest de l’actuel Henan. Le nom du Guanzhong date de la période des royaumes combattants et signifie littéralement « entre les passes ». 5 Liji, ou Lijing, 《礼记》, le Classique des rites, désigne des ouvrages attribués aux sages de l’époque Zhou, compilés et commentés par les confucéens, traitant des rites encadrant l’orga- nisation sociale, administrative et politique de cette dynastie. Hiérarchie funéraire sous la dynastie des Tang 53 la dynastie des Tang, il est noté dans Kai Yuan Li6 que quant au décès des fonc- tionnaires, « Hong » s’utilise pour ceux qui sont supérieurs au troisième degré, « Zu » pour ceux qui sont supérieurs au cinquième degré et « Si » pour tous ceux qui sont inférieurs au sixième degré, y compris le menu peuple. La hiérarchie est un système social très important dans l’histoire de Chine. La dynastie des Tang au sommet de la société féodale chinoise prati- quait une hiérarchie plus complète et stricte qu’auparavant et qui a pénétré dans tous les aspects de la vie sociale, comme l’architecture, les vêtements, la nourriture, et les tombes ayant pour fonction de montrer le statut social du défunt de son vivant et de symboliser la vie de l’au-delà. Le grade de la propriété avant sa mort se reflète par la forme de sa tombe, la dimension du tombeau, la richesse de ses mobiliers funéraires. En fonction des fouilles archéologiques, les tombes des Tang se divisent en trois catégories : les mausolées royaux, les sépulcres des fonctionnaires et les caveaux des civils. Les mausolées des empereurs et des membres royaux sont les plus magnifiques et ne correspondent pas forcément à une certaine loi. Les grades officiels des Tang se classent en neuf degrés. Quant aux sépulcres des fonctionnaires, il existe une réglementation stricte.

Superficie de la tombe sous la dynastie des Tang Rang 6e degré 1er degré 2e degré 3e degré 4e degré 5e degré civil Époque et inférieur Avant 741 Carré de Carré de Carré de Carré de Carré de Carré de 90 marches 80 marches 70 marches 60 marches 50 marches 20 marches Après 741 Carré de Carré de Carré de Carré de Carré de Carré de Carré de 70 marches 60 marches 50 marches 40 marches 30 marches 20 marches 7marches

Hauteur du tombeau sous la dynastie des Tang7 Rang 1er degré 2e degré 3e degré 4e degré 5e degré 6e degré civil Époque et inférieur Avant 741 1.8 zhang1 1.6 zhang 1.4 zhang 1.2 zhang 1 zhang Après 741 1.6 zhang 1.4 zhang 1.2 zhang 1 zhang 0.9 zhang 0.8 zhang 0.4 zhang

Tang Gao Zong8 a envoyé un rescrit à Li Yixuan, préfet de Yong Zhou, disant que les commerçants étaient devenus de plus en plus riches, qu’ils avaient commencé à effectuer des enterrements dispendieux, et qu’il lui faudrait arrêter ce phénomène de manière stricte. De cela, on comprend

6 Kai Yuan Li, 《开元礼》, ouvrage traitant des rites des officiels, promulgué en 732. 7 Zhang, 丈, unité de longueur chinoise qui revient à 3,3 mètres. 8 Li Zhi, 李治, né en 628 et mort en 683, dont le titre posthume est Tang Gao Zong (唐高宗), est le troisième empereur (de 649 à 683) de la dynastie des Tang. 54 Chen Jin que l’envergure des tombes et le nombre de mobiliers funéraires n’étaient pas déterminés par la richesse personnelle. Tout le monde devait respecter stricte- ment la hiérarchie du statut social. La tombe peut être horizontale ou verticale. La tombe verticale est une fosse extraite du sol et la tombe horizontale une caverne creusée à une certaine profondeur puis excavée horizontalement. Dans la chambre mortuaire sont posés le cercueil et du mobilier funéraire. C’est la partie souterraine de la tombe. Sur le plan architectural, la chambre mortuaire est normalement construite en terre, en brique, en pierre ou même en bois. Sa forme et son échelle sont différentes en fonction de l’époque et des identités du proprié- taire. La chambre en terre est fréquente sous la dynastie Sui et au début de la dynastie des Tang, et les tombes des hauts fonctionnaires ne font pas excep- tion. Mais plus tard, les nobles préfèrent la chambre mortuaire en briques et celle en terre est prise plutôt par les civils et les officiels juniors. Les quatre genres principaux de tombe des Tang se composent de la tombe en brique à double chambre en forme d’arc, la tombe en brique à une chambre en forme d’arc ou carrée, la tombe en terre à une chambre carrée, et la tombe en terre à une chambre rectangulaire. Dans la tombe en brique à double chambre reposent le prince, la princesse ou les exceptions autorisées par l’empereur. Les officiels duer 1 au 3e degrés possèdent la tombe en brique à une chambre. Les propriétaires de la tombe en terre à une chambre carrée sont souvent les fonc- tionnaires de 4e et 5e degrés. Et ceux qui sont inférieurs au 6e degré, y compris les civils, n’ont que la tombe en terre à une chambre rectangulaire. Qu’il s’agisse d’une chambre mortuaire en terre ou en brique, il y a toujours un passage qui y conduit. On voit généralement trois types de passage : type de pente longue, type de pente en marche, et type de puits vertical rectangulaire. À l’époque, les passages des tombes de l’aristocratie sont tous en pente, avec un long tunnel dont le sommet est ouvert comme un patio et les murs de deux côtés sont décorés de niches. Le nombre de patios et de niches correspond au titre officiel du propriétaire de la tombe. Selon les archéologues, la tombe avec plusieurs patios et niches murales symbolise le manoir de l’aristocrate féodal de son vivant. En ce qui concerne le mobilier funéraire, un marché d’artefacts a été créé, ainsi qu’une institution dédiée à la fabrication d’artefacts exclusivement pour la cour impériale. Ces mobiliers comprennent principalement des figurines anthropomorphes et animales, des bêtes funéraires et des objets en poterie et en or ou argent. Aussi strictes sont les demandes sur la quantité, la dimension, la position de placement et même la disposition de la combinaison de ces objets funéraires utilisés. Hiérarchie funéraire sous la dynastie des Tang 55

Le monde post mortem chez les Chinois des Tang a connu un système intégral influencé par le concept confucianiste de « Shen Zhong Zhui Yuan »9. Une des valeurs de base du confucianisme traditionnel est la piété filiale 孝( ). Elle s’exprime par deux situations : la piété filiale pour les parents vivants et celle pour des ancêtres y compris les parents morts. Les gens, de l’empereur à la population civile, étaient encouragés à servir les parents morts comme s’ils étaient encore vivants, parfois avec même plus d’attention. Jiang Chugong, issu d’une famille de mandarins, a gagné une réputation de piété filiale après avoir déménagé en plusieurs années les tombes de ses parents et grands-parents qui étaient dispersées dans différentes régions. De plus, il est de notoriété publique que la dynastie des Tang est connue par sa puissance économique, sa stabilité sociale, son ouverture suprême vers l’extérieur et sa tolérance extrême. Il en a résulté une recrudescence des obsèques minutieuses et solennelles. Les souverains, d’un côté, considéraient l’édification de leurs mausolées comme la priorité absolue de leur vivant ; de l’autre, ils attachaient de l’impor- tance à la construction des sépulcres de leurs parents, tels que Xingning Ling10 et Shun Ling11. Les autres membres de la famille impériale et les fonction- naires partageaient ce concept et prenaient les funérailles pour le plus impor- tant évènement de leur existence. Mais il est à noter qu’à l’époque des Tang les mausolées des empereurs ont connu des développements historiques. Avant cette dynastie, les leaders de l’empire étaient parfois enterrés à côté de la tombe de leurs ministres influents. Leurs tombes sont toutes indépendantes et égales. La distinction est si peu évidente que les archéologues doivent faire référence aux découvertes de la fouille pour déterminer le statut du propriétaire. Par contre, les mausolées des empereurs des Tang sont devenus inviolables et sacrés et il n’y a plus de comparaison entre ces constructions gigantesques et toutes les autres tombes, y compris celles des princes héritiers. À partir du fondateur Li Yuan12, la dynastie des Tang a connu au total 21 empereurs. Sauf les deux derniers empereurs, Li Hua enterré à Yinchi dans la province du Henan et Li Zhou inhumé à Heze dans la province du Shangdong, les 19 autres empereurs ont tous édifié leurs mausolées dans le

9 Shen Zhong Zhui Yuan, 慎终追远, est une citation dans les Entretiens de Confucius. Xue’er (« 论语·学而 »). La phrase complète est « 曾子曰:慎终追远,民德归厚矣 », traduite par Séraphin Couvreur (1835-1919) : « Tseng tzeu dit : Si le prince rend les derniers devoirs à ses parents avec un vrai zèle et honore par des offrandes ses ancêtres même éloignés, la Vertu fleurira parmi le peuple ». 10 Xingning Ling, 兴宁陵, est la tombe de Li Bing (李昞), père de Li Yuan. 11 Shun Ling, 顺陵, est la tombe de Madame Yang, mère de Wu Zhao. 12 Li Yuan, 李渊, né en 566 et mort en 635, dont le titre posthume est Tang Gao Zu (唐高祖), est le premier empereur de la dynastie des Tang. 56 Chen Jin plateau au nord du fleuve Wei dans la province du Shaanxi. Ils sont devenus ce que l’on appelle aujourd’hui « les 18 mausolées des empereurs des Tang », car dans Qian Ling13 reposent deux empereurs, Wu Zhao14, la seule impératrice régnante de toute l’histoire de Chine, et son époux Li Zhi. Selon les statistiques archéologiques, Zhao Ling15 et Zhen Ling (贞 陵) mesurent respectivement 60 km2, Qian Ling et Tai Ling (泰陵) 40 km2, Xian Ling (献陵) 10 km2, et chacun de tous les autres 13 mausolées a une superficie de 20 km2. Parmi les 18 mausolées, 14 sont dans les montagnes. On a creusé à mi-hauteur de la montagne choisie pour en faire la chambre mortuaire. Cette tradition date de l’époque de Li Shiming16, le deuxième empereur de la dynastie, et devient systématique et conventionnelle depuis Qian Ling. Li Shiming a démarré l’élévation de Zhao Ling en 636 dans la Montagne Jiu Zong17 et il a fallu 13 ans pour la finir. En outre, il y a plus de 200 tombes subordonnées distribuées en éventail devant Zhao Ling. L’immensité des travaux et la grandeur de l’édifice sont évidentes. Qian Ling est également réputé pour sa grande envergure et son élan majestueux ; sa construction a duré plus de 40 ans. Nous constatons trois caractéristiques principales des mausolées des empereurs à l’époque. Premièrement, ils se sont majoritairement construits en profitant d’une montagne et la grande étendue spatiale se distingue plus que jamais des sépulcres des haut fonctionnaires. Deuxièmement, il y a toujours de magnifiques constructions au sol comme le parc funéraire entouré par des doubles murailles, les grandes voies sacrées et les sculptures de pierre spécifiques qui sont absolument interdites même aux tombeaux du premier ministre. Troisièmement, la richesse du mobilier funéraire, y compris des ouvrages d’orfèvrerie, des miroirs en laiton, des poteries et des porcelaines,

13 Qian Ling, 乾陵, se situe à l’actuel district de Qian (乾) à la ville de Xianyang dans la province du Shaanxi, à 85 km au nord-ouest de Xi’an. C’est le mieux sauvegardé des 18 mausolées impériaux des Tang. 14 Wu Zhao, 武曌, née en 624 et morte en 705, est la seule impératrice régnante de toute l’his- toire de Chine ; elle a régné de 690 à 705 ; son titre posthume est Zetian (则天). Le caractère Zhao (曌) est inventé par elle-même pour signifier que le soleil (日) et la lune (月) brillent en même temps sur le ciel (空). La prononciation est identique à celle du mot « 照 (éclairer) ». Elle cherchait une analogie avec la gouvernance conjointe de son couple. 15 Zhao Ling, 昭陵, se situe dans l’actuel district de Liquan (礼泉), dans la ville de Xianyang (咸阳), dans la province du Shaanxi. C’est un des sites historiques et culturels majeurs protégés au niveau national en Chine. Le musée de Zhao Ling a été fondé en 1979. 16 Li Shiming, 李世民, né en 600 et mort en 649, dont le titre posthume est Tang Tai Zong (唐 太宗), est le deuxième empereur (de 626 à 649) de la dynastie des Tang. Il est le second fils du premier empereur LI Yuan. 17 La montagne Jiu Zong, 九嵕山, se situe à 22 km au nord-est du district de Liquan. Le sommet est à 1 888 mètres d’altitude. Hiérarchie funéraire sous la dynastie des Tang 57 ainsi que des fresques, doit correspondre aux lois et règlements. La quantité et la variété légales ne sont pas liées à la fortune du propriétaire de son vivant, mais uniquement à son statut social avant la mort.

Transformation sociale

La nette distinction des mausolées des empereurs s’explique par la centralisation suprême du pouvoir impérial. Depuis la dynastie des Han, les institutions locales proposaient des talents au gouvernement central en fonction de leur érudition. Mais les connaissances à l’époque étaient transmises de père en fils au sein de la famille. Les descendants des anciennes familles honorables apprenaient à la fois les savoirs et la politique tous les jours dès le plus jeune âge. Pendant les dynas- ties du Nord, ces grandes familles à Guanzhong maîtrisaient également le pouvoir militaire, à l’instar du système tribal : il y avait un chef de chaque famille dirigeant sa propre tribu. Mais à leur tête existait un leader de tout le grand groupe, qui était bien sûr le chef de sa propre famille. Ces familles peuvent être considérées comme de petits groupes militaires armés. Les soi- disant généraux dirigeaient leurs propres enfants. À partir des dynasties des Jin, jusqu’au début de la dynastie des Tang, la Chine était donc une société dirigée par la noblesse. Le pouvoir de l’empereur ne pouvait être arbitraire et devait équilibrer et prendre en compte les intérêts des familles nobles qui l’entouraient. Le pouvoir impérial était décentralisé à ces grandes familles. Leur statut a été transmis de génération en génération et leur pouvoir ne cessait de se renforcer. Leur relation avec le peuple était très éloignée, comme entre des maîtres et des esclaves. Mais la distance qui les séparaient de l’empereur était aussi étroite que celle des frères. Un empereur du début de la dynastie des Tang ne pouvait pas prendre une décision tout seul, parce qu’il représentait non seulement sa famille impé- riale de Li, mais aussi le groupe de noblesse et de pouvoir derrière lui. À son côté, il y avait 15 familles puissantes. Chen Yinke, l’un des plus célèbres historiens chinois, et Naito Hunan, grand spécialiste de l’histoire de Chine d’origine japonaise, ont tous analysé ce fait dans leurs travaux. Au milieu de la dynastie des Tang, ces familles nobles étaient extrême- ment corrompues, et alors des gens exclus de ce groupe de droits pendant longtemps ont commencé à les défier, y compris Wu Zhao. On a commencé à promouvoir les Jin Shi (进士) érudits venant de la classe ordinaire. Quoique le système Ke Ju (科举) des examens officiels pour le recrutement des fonctionnaires ait été établi pendant la dynastie des Sui, celui-ci était tout différent du système des examens impériaux auquel nous pensons aujourd’hui. Il n’était pas très institutionnalisé, et la plupart du temps il était encore dépendant des recommandations par les locaux. Par ailleurs, les sujets d’examens étaient 58 Chen Jin composés par le Ming Jing (明经) et le Ce Lun (策论). Pour celui-ci, il fallait rédiger une dissertation politique, et pour celui-là il fallait présenter des consi- dérations sur les classiques confucianistes. Naturellement, c’étaient toujours les descendants des familles aristocratiques qui pouvaient réussir. Au cours de la période Wu Zhao, a été portée une attention particu- lière aux lettrés ordinaires issus des familles pauvres. Ils étaient capables de passer l’examen de Jin Shi pour gagner un poste administratif, parce que le sujet d’examen de Jin Shi était simplement de rédiger un poème et un essai. C’est-à-dire que de grands poètes sans famille avaient finalement la chance de devenir des fonctionnaires. Ces gens ont été encouragés à lutter contre l’ancien groupe de pouvoir. Au fil du temps, le plan de Wu Zhao a réussi. La plupart des fonction- naires étaient à ce moment-là issus de la classe civile et l’ancien groupe de pouvoir a été détruit. Alors les fonctionnaires n’étaient plus aristocratiques et il n’y avait plus de protégés de l’empereur. Dans le passé, l’empereur avait été égal au chef de l’alliance familiale d’élite, il était maintenant tout seul au sommet du pouvoir en dirigeant des mandarins venus du menu peuple. Et il pouvait donc être plus dictatorial. Cela a ouvert un nouveau chapitre de l’histoire de Chine où pendant la dynastie suivante des Song l’empereur dominait tout le monde et maîtrisait tout. Personne ne pouvait le provoquer. Même le premier ministre des Song n’était pas de la même classe que l’empereur. En revanche, le statut des civils s’est amélioré, car tout le monde avait la possibilité de se rendre au gouver- nement par le biais d’un système d’examen plus équitable. Au cours de la dynastie des Song, il a été même dit que la noblesse ne durerait pas trois géné- rations. Cela désigne le fait que même si leur grand-père et leur père étaient le premier ministre, les petits-enfants ne pouvaient pas être doués de pouvoir sans passer les examens impériaux. Ainsi, la Chine a situé la fin de son Moyen Âge à la dynastie des Tang, et il y eut de grands changements historiques. Le déclin constant du statut de l’aristocratie et la montée du statut des civils nous empêchent d’entendre parler encore des grandes familles héréditaires. Plus important encore, grâce à l’intégration ethnique et culturelle à la dynastie des Tang, diverse ethnies, reli- gions et cultures se sont heurtées et assimilées. Et cela a permis aux nouveaux confucianistes comme Zhu Xi (朱熹) apparus à la dynastie suivante de recons- truire un nouvel enseignement confucianiste.

Conclusion

Nous avons parlé des changements dans la hiérarchie funéraire sous la dynastie des Tang, mais il ne faut pas négliger les mutations politiques et sociales derrière ces changements de tombes. L’analyse du passé a pour objectif Hiérarchie funéraire sous la dynastie des Tang 59 de mieux comprendre le présent et de réfléchir sur l’avenir. C’est après les Tang que nous voyons l’embryon de ce que l’on appelle « la Chine » et l’iden- tité complète des Han reconnue aujourd’hui.

CHEN Jin Université de Wuhan [email protected]

Résumé Nous traitons ici de la liaison entre le développement de la hiérarchie funéraire et celui de la société chinoise de la dynastie des Tang. L’article est divisé en deux parties : la hiérarchie funéraire, et la transformation sociale. Ainsi, nous avons tenté d’aborder les changements de la hiérarchie funéraire à travers les changements sociaux et politiques de la dynastie des Tang. Nous en avons conclu que les litiges ainsi que les mutations politiques et sociales sont sous- jacents à l’évolution concernant les rites funéraires et le développement des mausolées de cette période historique. Mots-clés Hiérarchie, funéraire, sociale, mausolée, dynastie des Tang. Abstract This article deals with the link between the development of the funeral hierarchy and the develop- ment of the Chinese society of the . Apart from the introduction and the conclusion, this article contains two parts, which respectively are the funeral hierarchy and the social transfor- mation of the Tang Dynasty. Thus, we have attempted to explain the changes of the funeral hierar- chy through the societal and political changes of the Tang Dynasty. We can conclude that political and societal changes underlie the evolution of funeral rites and the development of mausoleums of this historical period. Keywords Hierarchy, funeral, societal, mausoleum, Tang Dynasty.

Quel avenir pour les cimetières à Shanghai ?

Maylis Bellocq

L’invisibilisation et le déni de la mort dans les sociétés modernes sont des thèmes chers aux études funéraires1. Ces deux phénomènes prennent forme avec la disparition de la mort dans le quotidien des individus et notamment l’expulsion des cimetières à la périphérie des villes et des villages. Les méga- poles chinoises, et Shanghai en particulier, n’échappent pas à ce phénomène. L’invisibilisation de la mort y est favorisée non seulement par des programmes de rénovation urbaine à grande échelle mais aussi par une volonté politique forte, c’est-à-dire une réforme des pratiques funéraires qui a donné lieu à Shanghai, et dans d’autres villes et régions, à la généralisation de la crémation. Depuis trois décennies, Shanghai connait des transformations impor- tantes2. La ville s’est étendue au-delà des districts urbains d’origine ; bourgs et villages présents sur le territoire de la municipalité sont progressivement absorbés par la ville. Les districts centraux connaissent depuis les années 2000 un renouvellement urbain accéléré, les maisons basses font place à des immeubles de plusieurs dizaines d’étages, les populations d’origine sont déplacées et les activités qui avaient cours dans ces quartiers disparaissent. La gentrification des districts centraux de Shanghai est à l’œuvre, et avec elle la physionomie de ces derniers change radicalement3. Les boutiques funéraires

1 Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos jours, Paris, Points Seuil, 1975 ; Louis-Vincent Thomas,La mort en question. Traces de mort, mort des traces, Paris, L’Harmattan, 1991 ; Louis-Vincent Thomas, Anthropologie de la mort. Paris : Payot, 1994 ; Jean-Didier Urbain, L’archipel des morts. Cimetières et mémoire en Occident, Paris, Payot, 2005. 2 Thierry Sanjuan écrit au sujet des transformations de Shanghai : « En vingt ans, Shanghai a connu l’équivalent des aménagements haussmanniens, de la modernisation automobile et des restructurations postmodernes et contemporaines de Paris, des années 1850 à celles du début du XXIe siècle ». http://www.constructif.fr/bibliotheque/2010-6/shanghai-l-exemple-d-une- metropolisation-acceleree.html?item_id=3034. 3 Afin de rendre compte de l’ampleur de ces transformations urbaines, nous pouvons mention- ner les chiffres émis par le Bureau national des statistiques et cités par He Shenjing : entre 1995 et 2005, 820 448 familles ont été déplacées, 41,88 millions de mètres carrés de logements ont 62 Maylis Bellocq

« traditionnelles » disparaissent ou se trouvent fortement standardisées, il est de plus en plus difficile de pratiquer le brûlage d’offrandes en papier desti- nées aux morts dans les zones résidentielles de la ville centre4. Les cortèges funéraires ne sont pas autorisés et les cérémonies se tiennent dans l’un des deux seuls gros centres funéraires des districts centraux. Il subsiste cependant encore une trace des cimetières dans la ville par le biais de bureaux qui les représentent. Cependant, avec leurs devantures qui rappellent celles d’agences immobilières, ces bureaux se fondent dans le paysage urbain. Ces transformations urbaines contribuent largement à l’accélération de la mise en œuvre de la réforme funéraire adoptées dès la fin des années 1950 et sans cesse réaffirmée depuis. Celle-ci visait, dans un premier temps, à généra- liser la crémation, à dépouiller les pratiques funéraires de tout élément associé à des « superstitions »5, à réduire le coût des funérailles en prônant notamment des cérémonies funéraires peu dispendieuses et simplifiées à l’extrême, l’objec- tif était de limiter le « gaspillage » de matières premières (bois pour le cercueil, pierre tombale, empreinte foncière)6. Dans un contexte politique et urbain qui accorde si peu de visibilité à la mort7, nous nous interrogerons sur la place accordée aux cimetières aujourd’hui à Shanghai. Pour cela, dans une première partie, nous montrerons comment

été rasés. Shenjing He, « State-sponsored Gentrification Under Market Transition. The Case of Shanghai », Urban Affairs Review, vol. 43, n° 2, nov. 2007, p. 77-78. 4 En diverses occasions (fêtes des morts, anniversaires, rupture du deuil, etc.), les Chinois rendent hommage à leurs morts en brûlant des offrandes en papier pouvant représenter de l’argent ou tout autre objet du quotidien car les morts dans l’autre monde ont des besoins similaires à ceux des vivants. Ces offrandes s’inscrivent dans le culte des ancêtres, une des expressions de la piété filiale. Un culte mal rendu peut avoir des conséquences fâcheuses sur les descendants vivants. 5 La notion de superstitions en Chine est opposée à celle de « science » et désigne les croyances qui n’appartiennent pas aux grandes religions. Ces croyances populaires et les pratiques qui vont avec sont prises pour cible par la réforme funéraire. Il n’est cependant pas toujours aisé de distinguer religion et superstition : « Les législateurs et les fonctionnaires, dès 1912 et encore aujourd’hui, doivent donc s’atteler à une tâche complexe : démêler la religion de la superstition, entreprise ardue dans la mesure où ces notions ne correspondent à aucune catégorie proprement chinoise, mais cruciale puisqu’elle dicte concrètement la politique religieuse sur le terrain, les autorisa- tions ou interdictions de fêtes et rituels, la protection ou la destruction des temples. Les scien- tifiques sont parfois convoqués par le pouvoir pour aider à ce travail, et encore aujourd’hui cela fait partie des attributions des chercheurs en sciences des religions en République Populaire. » Vincent Goossaert, « Le concept de religion en Chine et l’Occident », Diogène, 205, 2004, p. 14. 6 Lin Fang, Vincent Goossaert (2008), « Les réformes funéraires et la politique religieuse de l’État chinois, 1900-2008 », Archives de Sciences Sociales des Religions, 144, 2008, p. 51-73 ; Martin K. Whyte (1988), « Death in the People’s Republic of China », James L. Watson, Evelyn S. Rawski (éds), Death Ritual in Late Imperial and Modern China, Berkeley, University of California Press, 1988, p. 289-316. 7 Dans cet article, il sera exclusivement question de la mort dans l’espace public et plus particu- lièrement des cimetières. Mais la mort est également présente au domicile, par les rituels qui peuvent y être effectués, et au sein des temples par le biais de cérémonies commémoratives ou de salles dans lesquelles sont disposées des tablettes commémoratives individuelles ou conjugales. Quel avenir pour les cimetières à Shanghai ? 63 les cimetières depuis qu’ils existent à Shanghai ont été maintenus à distance, nous verrons également que les problèmes qu’ils posent aujourd’hui sont les mêmes depuis un siècle. Dans une deuxième partie, nous verrons comment, pour la municipalité de Shanghai, le numérique pourrait devenir une alterna- tive sérieuse aux cimetières mais aussi un moyen d’aller plus dans la réforme des pratiques funéraires et de mieux contrôler ces dernières. Cet article s’appuie sur des études de terrain réalisées à Shanghai entre 2009 et aujourd’hui durant lesquelles je me suis rendue dans 14 cimetières de la municipalité afin de procéder à des observations et à des entretiens auprès des usagers, des employés et de la direction lorsque cela était possible. Lors de mes études de terrain, je me suis également intéressée aux deux centres funé- raires centraux, Xibaoxing et Longhua, auprès desquels j’ai eu l’opportunité de réaliser de longues sessions d’observation ainsi qu’une série d’entretiens. Ces dernières années, mes enquêtes de terrain ont davantage porté sur les boutiques funéraires8.

Des cimetières dont on ne sait que faire / Des cimetières bien encombrants / Des cimetières sous pression

Si les cimetières ont définitivement quitté la ville-centre de Shanghai à la fin des années 19509 et qu’aujourd’hui la mort est à peine perceptible en ville, la mise à distance des morts n’a pas toujours été aussi marquée spatialement10. Jusqu’en 1912 la ville de Shanghai était ceinte par une muraille à l’intérieur de laquelle la population dense rendait difficile l’aménagement de lieux d’inhu- mation à l’intérieur de ces murs. Cependant, les riches familles n’hésitaient pas à ériger des tombes à l’intérieur même de la ville11. Comme le montre Christian Henriot12, il existait alors trois types de lieux de sépultures : les

8 Ces études de terrain ont dans un premier temps été financées et réalisées dans le cadre du programme ANR FunérAsie. 9 Seul le cimetière des martyrs et des héros de la Révolution se trouve dans la ville-centre. Les martyrs de la Révolution, les figures du parti communiste ont le privilège de pouvoir y reposer ; les citoyens ordinaires, une fois décédés, doivent eux quitter la ville et peupler les cimetières de la périphérie. 10 En effet, jusqu’au début du XXe siècle, une fois le cercueil scellé, la dépouille pouvait rester un temps, qui se comptait en mois voire en années, à proximité des vivants en signe de respect à l’égard du défunt : « When the coffin had been sealed, it was ready for removal from the village, town, or neighborhood of the deceased. This expulsion was the last formal act in the sequence of funerary rites, but it need not be accomplished immediatly. In fact, high status families (including the imperial household […]) oftend kept the coffin in the domestic realm for months –even years– as mark of respect for the deceased. But, in the end, the coffin must be expelled from the domain of the living. », James L. Watson, p. 15. 11 Christian Henriot, Scythe and the City. A Social History of Death in Shanghai, Stanford, Stanford University Press, 2016, p. 143. 12 Ibid., p. 145. 64 Maylis Bellocq tombes individuelles, les cimetières familiaux, les cimetières de charité et des cimetières réservées à des guildes. L’ensemble était généralement situé dans la campagne environnant la ville fortifiée. Il arrivait que dans l’attente de la décision d’un spécialiste du fengshui ou d’un maître taoïste, quant au lieu et la date à laquelle il fallait procéder à l’inhumation, la dépouille scellée dans son cercueil soit stockée dans un temple ou placée dans un champ, hors-terre pendant plusieurs années ou même plusieurs décennies13. Il n’existait alors pas de réglementation stricte ni de lieu spécifique où faire reposer les morts. Dès les années 1920, ces tombes sauvages et ces cercueils hors-sol devinrent la cible de critiques : des terres cultivables sont ainsi occupées, des questions d’ordre sanitaire se posent également14. C’est alors que se développent des cimetières privés et publics dans le cadre de la promotion d’un traitement des morts mieux adapté à la vie moderne. Ces cimetières et en particulier ceux qui étaient publics ont souffert pendant un temps de l’image négative qui pesait sur les cimetières de charité, ancêtres du cimetière moderne15. Les familles aisées étaient peu enclines à enterrer leurs morts dans un cimetière public où repo- saient des personnes avec un statut social inférieur au leur. Tout au long de la première moitié du XXe siècle, au fur et à mesure de l’expansion urbaine et de la proximité des vivants qu’elle entrainait, tombes et cimetières sont déplacés. À l’arrivée des communistes au pouvoir en 1949, afin de remédier au manque d’espace disponible dans les cimetières, la municipalité de Shanghai encourage la pratique de la crémation16 avant que celle-ci ne soit imposée lors de la Révolution culturelle en raison des saccages commis par les Gardes rouges dans les cimetières17. À partir des années 1980, la municipalité s’engage à étendre certains cimetières existants et à en aménager de nouveaux dans des zones situées très à l’extérieur de la ville, et cela en ayant parfois recours à des capitaux privés18. Il s’agit pour ces nouveaux cimetières non pas d’accueillir des cercueils mais des coffrets cinéraires qui seront placés sous une pierre tombale. Conformément aux objectifs affichés par la réforme funéraire, les ressources naturelles (foncier, matières premières) sont ainsi en partie préservées. Dès les années 2000, les spécialistes et acteurs du secteur funéraire de Shanghai estiment que la municipalité, après plusieurs décennies d’efforts, a achevé le premier volet de la réforme funéraire, centré sur la généralisation de

13 Ibid., p. 146-147. Il s’agissait de champs dans lesquels des morts avaient déjà été inhumés. 14 Ibid., p. 144. 15 Il s’agit de cimetières aménagés à la périphérie de la ville fortifiée de Shanghai qui étaient destinés aux plus pauvres ou cadavres non réclamés. Ibid., p. 152-170. 16 Avant l’arrivée des communistes au pouvoir des tentatives de promotion de la crémation ont vu le jour sans grand succès. 17 Christian Henriot, Scythe and the City. A Social History of Death in Shanghai, op. cit., p. 178-192. 18 Natacha Aveline, « La renaissance de l’industrie funéraire à Shanghai, cas exemplaire pour la Chine », in Natacha Aveline (éd.), La place de morts dans les mégapoles d’Asie orientale, Paris, Les Indes savantes, 2013, p. 95. Quel avenir pour les cimetières à Shanghai ? 65 la crémation19. Ce premier volet qui reposait sur une volonté de préserver les ressources naturelles et le foncier a pu être accompli grâce à un long travail d’information voire de propagande, aux excès de la Révolution culturelle20, et par la suite, grâce à des investissements qui ont permis la mise en place d’un réseau de centres funéraires et de crématoriums. Dès les années 1980, le taux d’incinération atteint 95 % à Shanghai ; aujourd’hui ce taux s’approche des 100 %, l’inhumation étant toujours autorisée pour les membres de la minorité musulmane Hui. Après s’être heurtée au manque d’engouement des Shanghaiens pour la crémation, la poursuite de la réforme funéraire, qui consiste à minimiser l’em- preinte foncière des cimetières et des tombes voire à les faire disparaître, fait face à un nouvel obstacle : la place que les Shanghaiens accordent à la tombe dans le rapport qu’ils entretiennent avec leurs morts. Bien que la crémation soit désormais totalement passée dans les mœurs, la conservation des cendres, de préférence sous une tombe, reste profondément ancrée dans les habitudes des Shanghaiens. Le prix des tombes maintenu volontairement élevé ne les incite pas à renoncer à ce choix, tout comme la distance qui sépare les cime- tières des districts centraux21. Malgré cette persistance de l’usage des tombes, la crémation aurait cepen- dant permis de réaliser, entre 1985 et 2006, une économie de 400 hectares sur le foncier. Mais, aujourd’hui, de nouvelles difficultés apparaissent avec des cime- tières proches de la saturation, une situation qui n’est pas sans rappeler celle des années 1950. En effet, la pression démographique pèse fortement sur les espaces funéraires, le nombre de morts annuel à Shanghai est passé de 86 000 en 1990 à 124 000 en 201522. Avec le vieillissement de la population, dans les années 2030 on comptera en moyenne 170 000 morts par an et 240 000 dans les années 205023. Or, d’après des estimations avancées par le Quotidien du Peuple, en

19 Qiugen Gu, Kuanyuan Qiao, Shaoyu Zhou (éds), Gongmu Guanli Yanjiu Xin Lun, Shanghai, Shanghai Daxue Chubanshe, 2003 ; Qiugen Gu, « Binzang Xisu Gaige Yao Yushi Jujin », in Jinlong Zhu (éd.), Binzang Gaige he Wenhua jianshe Chutan, Shanghai, Shanghai Daxue Chubanshe, 2004, p. 308-313 ; Wei Wang, « Zhanshi Gongzuo, Jiji Tuijin Binzang Xisu de “Di-er Ci Geming” », in Jinlong Zhu (éd.), Binzang Gaige heWenhua jianshe Chutan, op. cit., p. 352-355. 20 Christian Henriot, Scythe and the City. A Social History of Death in Shanghai, op. cit., p. 309-338 ; Vincent Goossaert, Ling Fang, « Les réformes funéraires et la politique religieuse de l’État chinois, 1900-2008 », Archives de Sciences Sociales des Religions, 144, 2008, p. 59. 21 En Europe et notamment en France, un phénomène similaire peut être observé ; les cime- tières sont peu et de moins en moins fréquentés et pourtant, l’habitude d’engager des frais importants pour l’achat d’une tombe persiste. Voir Jean-Didier Urbain, L’archipel des morts. Cimetières et mémoire en Occident, op. cit., p. 269. 22 http://www.stats-sh.gov.cn. 23 Qiugen Gu, Kuanyuan Qiao, Shaoyu Zhou (éds), Gongmu Guanli Yanjiu Xin Lun, op. cit., p. 31. 66 Maylis Bellocq

2014, seule une centaine d’hectares, restaient disponibles dans les 44 cimetières de la municipalité d’une superficie totale de 500 hectares. La pénurie est plus ou moins importante selon les cimetières, mais d’après Gao Jianhua, respon- sable du bureau des affaires funéraires de Shanghai, plus des trois quarts des cimetières de Shanghai se trouvent dans une situation proche de la saturation et une bonne partie d’entre eux n’ont pas la possibilité de s’étendre 24. Le secteur funéraire de la municipalité tente de répondre à ces contraintes par la promo- tion depuis deux décennies de nouveaux modes de sépulture parmi lesquels des tombes d’une superficie inférieure à 1m2 25 26. Les problèmes posés par la quasi-saturation des cimetières à Shanghai ne sont cependant pas résolus et les autorités encouragent ces derniers à pratiquer la dispersion des cendres se trouvant sous les tombes les plus anciennes et dont les familles ne s’acquittent plus des charges annuelles ou décennales. Bien que couplés à une volonté de réduire la durée des concessions, ces dispositifs restent largement insuffisants pour contrer la pression foncière. Les cimetières sont alors contraints de se verticaliser et les tombes de se miniaturiser. Mais sans l’aménagement d’espaces supplémentaires, ces stratégies ne suffiront pas à faire face au vieillissement de la population, synonyme dans les cimetières de croissance démographique. Ainsi, les autorités funéraires de Shanghai souhai- teraient pousser la réforme plus loin et parvenir à la non-conservation des restes et échapper ainsi aux contraintes spatiales. À cette fin, la municipalité de Shanghai encourage la dispersion des cendres en mer et tente de développer un cimetière en ligne.

Vers une mort et des rituels dématérialisés…

Malgré quelques ajustements réglementaires visant à réduire l’empreinte foncière des tombes, la pression sur les cimetières reste forte si bien que l’inhu- mation des cendres et les nouveaux modes de sépultures économes en foncier sont présentés par la municipalité comme des procédés transitoires devant conduire à la seconde phase de la réforme funéraire dont l’objectif est la non- conservation des restes27.

24 http://finance.sina.com.cn/china/20140404/060918709389.shtml. 25 Qiugen Gu, Kuanyuan Qiao, Shaoyu Zhou (éds), Gongmu Guanli Yanjiu Xin Lun, op. cit., p. 35 ; Natacha Aveline, « La renaissance de l’industrie funéraire à Shanghai, cas exemplaire pour la Chine », op. cit., p. 89. 26 L’article 16 du Règlement pour la gestion des cimetières de Shanghai (Shanghai Shi Gongmu guanli banfa) interdit la vente de tombes individuelles d’une superficie supérieure à 1,5 m2 et de tombes doubles d’une superficie supérieure à 3 m2. http://www.shanghai.gov.cn/shanghai/ node2314/node2319/n31973/n32004/n32016/n32018/u21ai858089.shtml. 27 Qiugen Gu, Kuanyuan Qiao, Shaoyu Zhou (éds), Gongmu Guanli Yanjiu Xin Lun, op. cit., p. 9-10, 29-37, 233 ; Qiugen Gu, « Binzang Xisu Gaige Yao Yushi Jujin », in Jinlong Zhu (éd.), Binzang Gaige he Wenhua jianshe Chutan, op. cit., p. 308-313. Quel avenir pour les cimetières à Shanghai ? 67

Lorsqu’ils traitent de cette seconde phase qu’ils qualifient de « deuxième révolution funéraire », Gu28 et Wang29 se réfèrent aux réflexions de Zhou Enlai30. Le passage de la conservation du corps à la non-conservation de celui-ci, soit la généralisation de la crémation, constituait la première « révolution » funéraire alors que le passage de la conservation des cendres à leur non-conservation devrait constituer une deuxième « révolution » funéraire plus radicale encore31. À cette fin, la municipalité de Shanghai a commencé à promouvoir les dispersions de cendres en mer (海葬 haizang, sépulture maritime) en 1991, qui se font de manière contrôlée et collective lors de rassemblements sur des bateaux affrétés par le Funeral Interment Service (FIS)32. Entre 1991 et fin 2017, le contenu de 40 520 urnes cinéraires a ainsi été dispersé en mer et le contenu de 3 000 urnes pour la seule année 2016. Ces chiffres paraissent encore extrêmement limités au regard du nombre de morts annuel à Shanghai mais semble en progression. Il en est de même du regard des Shanghaiens sur les « sépultures maritimes ». D’après une enquête de 2016 réalisée par l’université Ligong, 24,7 % des Shanghaiens se montreraient favorables aux sépultures maritimes contre 4 % seulement en 200333. Afin d’encourager la dispersion des cendres en mer, la municipalité de Shanghai va plus loin et a mis en place, à partir de 1999, un système de subventions destinées aux familles. En 1999, 150 yuans étaient accordés aux

28 Qiugen Gu, Kuanyuan Qiao, Shaoyu Zhou (éds), Gongmu Guanli Yanjiu Xin Lun, op. cit. ; Qiugen Gu, « Binzang Xisu Gaige Yao Yushi Jujin », in Jinlong Zhu (éd.), Binzang Gaige he Wenhua jianshe Chutan, op. cit. 29 Wang Wei est le chef adjoint du Bureau des Affaires civiles de Shanghai. Wei Wang, « Zhanshi Gongzuo, Jiji Tuijin Binzang Xisu de “Di-er Ci Geming” », in Jinlong Zhu (éd.), Binzang Gaige heWenhua jianshe Chutan, op. cit. 30 Ces deux auteurs ne mentionnent pas de références précises au sujet des réflexions de Zhou Enlai. Mais, sur le site d’information du Parti communiste chinois un article a été publié dans lequel il est question des réflexions de Zhou Enlai au sujet de la crémation et de la non conservation des restes. « Lieu et signification de la dispersion des cendres de Zhou Enlai » (Zhou Enlai guhui sanluo didian yu hanyi). sahttp://dangshi.people.com.cn/n/2015/0921/c85037-27611288.html. 31 La généralisation de la crémation des défunts dans un laps de temps finalement assez limité peut effectivement être considérée comme une révolution dans la mesure où la crémation revenait à enfreindre un précepte confucianiste selon lequel le maintien du corps du défunt dans son intégrité constituait un acte de piété filiale pour ses descendants. 32 Funeral Interment Service est un opérateur public sous l’autorité du bureau des Affaires civiles de Shanghai. Voir Natacha Aveline, « La renaissance de l’industrie funéraire à Shanghai, cas exemplaire pour la Chine », op. cit., p. 85-86. 33 Voir les articles de The Paper et de Chinanews sur le sujet : « À Shanghai il n’est possible de disperser en mer les cendres des défunts que trois mois par an, le temps d’attente est en moyenne de six mois » (Shanghai mei nian jin san ge yue ke haizang pingjun dengdai shijian wei bannian zouyou). http://sh.sina.com.cn/news/m/2018-03-24/detail-ifysnevm6710224.shtml ; « À Shanghai les cendres de plus de 37 000 défunts ont été dispersées en mer, une proportion en hausse chaque année » (Shanghai yu 3.7 wan ming shizhe « guhui sanhai » haizang zhanbi zhunian pansheng). http://www.sh.chinanews.com/spxw/2017-03-26/20494.shtml. 68 Maylis Bellocq familles qui faisaient le choix d’une sépulture maritime pour l’un de leurs proches, puis 400 yuans en 2007, 2 000 yuans en 2012 et 4 600 yuans depuis 2018. Aujourd’hui, sur ces 4 800 yuans, 3 000 yuans sont directement remis à la famille et les 1 600 yuans restants sont destinés à l’organisation de la disper- sion des cendres sur un bateau affrété par le FIS34. Une des limites des sépultures maritimes réside dans le fait que, une fois les cendres dispersées, en dehors d’un certificat attestant de leur dispersion et de la gravure du nom du défunt sur la stèle collective du cimetières Binhai Guyuan, il ne reste rien aux familles, elles ne disposent d’aucun endroit où se recueillir ou déposer des offrandes au moment de la fête des morts ou en d’autres occasions. Vu la faible proportion que représente la dispersion des cendres en mer, la grande stèle érigée dans le cimetière Binhai Guyuan ne suffit pas à lever toutes les résistances à l’égard de ce mode de sépultures. À partir des années 2000, les textes circulant au sein du secteur funéraire commencent à mentionner le potentiel que pourrait représenter internet pour assurer un support mémoriel qui se substituerait aux tombes une fois les cendres dispersées ou qui viendrait compléter les autres formes de sépultures. Dans ces textes, il est souligné l’espace illimité que propose internet par oppo- sition à l’espace limité dont dispose la municipalité35. Dans cette perspective, depuis mars 2000, le FIS propose sur son site un cimetière virtuel. La particularité de ce cimetière est d’être issu d’une initiative institutionnelle contrairement à d’autres cimetières du même type qui peuvent avoir été créés par des entreprises spécialisées, des associations ou même par de « vrais » cimetières qui proposent sur le net un prolongement de leurs services36. À Shanghai, les familles dont les cendres d’un proche ont été dispersées en mer ont désormais la possibilité de créer une tombe virtuelle sur le site du FIS et, en principe, de compenser ainsi l’absence de lieu où se recueillir en dehors de la stèle collective érigée au sein du cimetière Binhai Guyuan. La page d’accueil de ce cimetière en ligne propose un moteur de recherche qui permet de retrouver la « tombe » d’un proche. Elle présente également des vignettes avec la photo et le nom de différentes personnes qui ont leur

34 Voir article du Dongfan Zaobao mis en ligne en décembre 2012 sur le site du Bureau des Affaires civiles de Shanghai, « Shanghai augmente ses subventions afin de répondre aux obstacles rencontrés par les sépultures maritimes », Shencheng tisheng butie huanjie haizang nanti ». http://www.shmzj.gov.cn/gb/shmzj/node4/node13/node1562/u1ai34623.html. 35 Shanghai Binzang Wenhua Yanjiusuo, Ha’erbin Huangshan Gongmu, Xin Shiji Gongmu Fazhan Zhanlüe Xueshu Yanjiuhui, recueil de contributions. Document interne, non daté, p. 445-452. 36 « “Cimetières virtuels” et “cimetières en ligne” » (2009) (“Shangwan gongmu” yu “gongmu shangwang”), http://www.wangzang.cn/Newsindex.asp?id=418 ; Hélène Bourdeloie, H. (2015). « Usages des dispositifs socionumériques et communication avec les morts. D’une reconfi- guration des rites funéraires », Question de communication, 28, 2005, p. 3 ; Fanny Georges, « Identité post mortem et nouvelles pratiques mémoriales en ligne. L’identité du créateur de la page mémoriale sur Facebook », Les Cahiers du Gerse, 2015, p. 55. Quel avenir pour les cimetières à Shanghai ? 69 sépulture sur le site. Un clic sur une de ces vignettes fait apparaître la tombe virtuelle du défunt, un onglet permet alors d’accéder à une présentation du défunt, de ses qualités et des événements qui ont marqué sa vie. Un autre onglet nous conduit vers une page sur laquelle peuvent figurer des photos du mort, jusqu’à une dizaine, à divers âges. Enfin, un troisième onglet permet d’accéder à une page sur laquelle il est possible de procéder à des offrandes virtuelles : bouquets de fleurs, morceaux de musique, alcools. Lorsque les proches effectuent des offrandes en ligne, ils ont la possibilité de laisser un message écrit, daté et pour lequel ils doivent préciser leur lien avec le mort. Ces messages sont souvent l’occasion de donner des nouvelles de la famille, de la santé de ses membres, d’annoncer une naissance, un change- ment de situation professionnelle, etc. Dans certains d’entre eux sont égale- ment décrits les funérailles, le déroulement de la fête des morts Qingming, les offrandes qui ont été brûlées pour l’occasion, etc. Les dates mentionnées en tête de messages montrent que la plupart des offrandes virtuelles sont réali- sées lors d’événements justifiant une visite sur la tombe : la fête des morts, le solstice d’hiver, l’anniversaire de la mort ou de la naissance, etc. Ces petits textes qui accompagnent les offrandes virtuelles et qui souvent décrivent les offrandes rituelles effectuées au domicile montrent que les pratiques traditionnelles de brûlage d’objets de papier votifs perdurent. La tombe virtuelle n’annule pas nécessairement les pratiques anciennes, elle aurait même plutôt tendance à les compléter. Fiorenza Gamba37 définit les rituels numériques comme une « ritualité parallèle ». Mais, dans le cas du cimetière virtuel mis en ligne par la municipalité de Shanghai, il s’agit à la fois d’une ritualité de substitution, dans la mesure où ce cimetière a été mis en place afin de suppléer les nécropoles matérielles, et d’une « ritualité parallèle » dès lors que les rituels qui se doivent d’être conduits sur la tombe le sont au domicile sous leur forme traditionnelle, et en ligne sous la forme d’un clic sur une icône. Cependant, il est intéressant de noter qu’aucune offrande traditionnelle comme la monnaie de papier ni même de l’encens n’est proposée. Le site préfère mettre à disposition des offrandes qui répondent aux objectifs de la réforme funéraire en matière de contrôle des pratiques funéraires et du culte des morts. En effet, l’article 36 du Règlement pour la gestion des affaires funé- raires (2018) stipule que la fabrication et la vente d’« objets funéraires supers- titieux » sont interdites38. D’autres textes qui circulent au sein du secteur funéraire de Shanghai préconisent un recours à la « science » et aux « sciences humaines » pour réformer « les pratiques funéraires transmises depuis plusieurs millénaires »39. Les cimetières internet sont d’ailleurs présentés comme un

37 Fiorenza Gamba, Mémoire et immortalité au temps du numérique. L’enjeu de nouveaux rituels de commémoration, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 54. 38 http://www.law-lib.com/fzdt/newshtml/20/20180908094518.htm. 39 Qiugen Gu, Kuanyuan Qiao, Shaoyu Zhou (éds), Gongmu Guanli Yanjiu Xin Lun, op. cit., p. 3. 70 Maylis Bellocq moyen d’éliminer progressivement « les mauvaises habitudes funéraires tradi- tionnelles »40. Ainsi, dans le cimetière en ligne de Shanghai, l’encens et tous les articles votifs habituellement représentés en papier et destinés à être brûlés (argent, maison, voiture, etc.) sont totalement absents des offrandes propo- sées. Finalement, le cimetière internet permet d’aller plus loin dans la réforme funéraire en facilitant, en principe, la non conservation des restes et en visant indirectement les pratiques funéraires associées au culte des ancêtres et liées, selon la phraséologie du Parti communiste chinois, à des « superstitions ». Un parallèle peut être établi entre les pratiques liées au culte des morts dans la vie réelle et celles proposées sur internet. Dans les pratiques réelles, la mise à feu, la fumée permettent de transmettre au défunt les paroles et les objets votifs en papier. Sur internet, le clic qui peut s’apparenter à une mise à feu permet aux messages et aux offrandes d’être transmis aux morts dans l’autre monde, le monde des morts, le monde virtuel, le cloud (yun, nuage). Au niveau des représentations, cela semble pouvoir fonctionner. D’ailleurs, certains promoteurs des cimetières virtuels en Chine vont jusqu’à évoquer la « magie » de la souris et du clic lorsque l’on fait des offrandes en ligne, et une existence numérique qui permettrait aux morts de devenir immortels41.

La crise sanitaire de la covid-19 et les « télérituels »

La crise sanitaire liée à l’épidémie de covid pourrait bien donner un coup d’accélérateur au développement des cimetières et des rituels funéraires en ligne. Tous les ans début avril, les Chinois célèbrent la fête des morts Qingming. Il s’agit d’un moment important dans la relation que les Chinois entretiennent avec leurs proches disparus, qui donne lieu à une surfréquentation des cime- tières. Les membres de la famille se rassemblent devant la tombe de leurs proches disparus : ils la nettoient, y déposent un service d’offrandes, font brûler de la monnaie de papier puis, à tour de rôle, chacun des membres de la famille avec des bâtons d’encens dans les mains jointes s’inclinera trois fois devant la sépulture. Les membres de la famille profitent de l’occasion pour se retrouver, c’est également un prétexte pour faire acte de piété filiale à l’égard de ses parents décédés42. La fête des morts est aussi un jour privilégié pour la mise en terre des coffrets cinéraires qui se trouvaient jusque-là conservés dans un columbarium du centre funéraire.

40 Shanghai Binzang Wenhua Yanjiusuo, Ha’erbin Huangshan Gongmu, Xin Shiji Gongmu Fazhan Zhanlüe Xueshu Yanjiuhui, op. cit., p. 449. 41 Ibid., p. 447. 42 La piété filiale est une valeur centrale à l’organisation familiale chinoise, elle régit les relations entre enfants et parents et cela même après la mort de ces derniers. Le culte des ancêtres est un acte de piété filiale. Quel avenir pour les cimetières à Shanghai ? 71

Cette année, la crise sanitaire lié à la Covid-19 a quelque peu perturbé la célébration de la fête des morts. Un document publié par la direction générale du ministère des Affaires civiles43 invitait les gouvernements locaux à prendre des mesures afin de limiter la propagation du virus lors de ces festivités. En fonction de la situation locale, il s’agissait de fermer l’accès aux cimetières ou d’en limiter l’accès afin d’éviter des rassemblements trop importants. Il revenait aux cimetières d’adapter et d’organiser les flux en leur sein ou de proposer une alternative. Le document n’omet pas de rappeler la nécessité de promouvoir des commémorations et de nouvelles pratiques « écologiques » ; cela passe par le développement actif des services funéraires en ligne et notam- ment pour les offrandes. Suite à ce texte du ministère des Affaires civiles, la municipalité de Shanghai a présenté des mesures à mettre en œuvre lors de la fête des morts44. La muni- cipalité de Shanghai, bien qu’officiellement peu touchée par l’épidémie de coronavirus45, a préconisé des commémorations à distance. Il était toutefois possible de se rendre sur place dans des créneaux horaires précis à condition de s’être inscrit préalablement en ligne. Le document publié par la municipalité rappelle qu’il est interdit de brûler des offrandes en papier, qualifiés d’articles superstitieux, dans l’enceinte des cimetières ou de faire exploser des pétards, afin de « poursuivre la réforme funéraire et d’établir de nouvelles habitudes ». Suite à ces consignes, les cimetières de la ville ont pu mettre en place des services de commémoration de Qingming en ligne46. C’est le cas, par exemple, du très chic cimetière Fushou47 qui propose un service intitulé « Yun (le nuage/ le cloud) Fushou » grâce auquel il est possible de retrouver la tombe en ligne d’un proche et d’effectuer des offrandes selon des modalités similaires à celles du cimetière décrit précédemment. Les proches peuvent choisir un type d’of- frandes (bouquet de fleurs, bougies, encens, alcool blanc, fruits, cigarettes, etc.) qui n’est pas officiellement associé à des « superstitions »48.

43 民政部办公厅关于做好2020年清明节祭扫工作的通知, 13 mars 2020. http://www.gov. cn/zhengce/zhengceku/2020-03/15/content_5491507.htm. 44 Shanghai par le document 关于做好上海市2020年清明期间预约祭扫工作的通知, élaboré par le Bureau en charge de la fête Qingming. 关于做好上海市2020年清明期间预约祭扫工作的通 知沪清明办, 19 mars 2020. http://mzj.sh.gov.cn/gb/shmzj/node8/node194/u1ai47911.html. 45 Officiellement, le 26 juin 2020, Shanghai recensait au total 705 cas de covid-19 et 7 décès. https://gisanddata.maps.arcgis.com/apps/opsdashboard/index.html#/bda7594740fd- 40299423467b48e9ecf6. 46 Les cimetières ont également mis en place des commémorations collectives ou individuelles pratiquées sur demande par les employés afin de compenser l’absence des proches restés contraints de rester chez eux. 47 http://www.k366.com/rili/100489.html. 48 Lors d’une prochaine enquête de terrain, il sera nécessaire d’appréhender l’impact que la fête de Qingming de 2020 aura eu sur les pratiques de commémorations des morts. 72 Maylis Bellocq

Conclusion

Lorsque l’on observe l’évolution des cimetières à Shanghai, on constate que l’emprise matérielle de la mort semble destinée à être toujours plus réduite voire même à perdre son empreinte spatiale. Il s’agit pour la municipalité de répondre à des contraintes urbaines mais également à une volonté politique forte des auto- rités funéraires. L’objectif est de développer la ville sans entraves et de poursuivre la réforme des pratiques funéraires : aboutir à la non-conservation des restes et développer des rituels d’offrandes qui ne soient pas liées à des « superstitions ». Le développement des sépultures maritimes devrait permettre à terme de répondre à ce double objectif car, en effet, les cimetières en ligne présentent l’avantage d’être plus qu’économes en foncier et de mieux contrôler les pratiques en ne proposant que des offrandes qualifiées de « civilisées »wenming ( ). Aujourd’hui, les sépultures maritimes ne sont pas très populaires et ne représentent qu’une faible proportion des sépultures chaque année car elles entrent en contradiction avec les principes de la piété filiale. Mais leur géné- ralisation est une hypothèse qu’il ne faut pas pour autant négliger. La Chine a montré par le passé qu’elle était capable de mettre en œuvre des mesures très impopulaire et en contradiction avec la tradition. Selon les principes confu- cianistes il convient de conserver la dépouille d’un proche dans son intégrité et cela constitue un acte de piété filiale ; or, la crémation, malgré de fortes réticences, a été imposée, généralisée à Shanghai en à peine deux décennies. La politique de l’enfant unique est une autre mesure qui a brisé un des fonde- ments de la famille traditionnelle chinoise. Ces nouvelles pratiques virtuelles que la municipalité de Shanghai tente de diffuser permettent également de répondre à de nouveaux modes de vie marqués par la mobilité géographique. Cette « deuxième révolution funé- raire », qui vise à repousser les cimetières toujours plus loin et qui cherche à combattre certaines représentations et pratiques funéraires, contribue à un certain renouvellement des rituels et, peut-être aussi, comme l’écrit Gamba, à « une dissolution des rituels dans des activités quotidiennes »49. Le cime- tière virtuel est en effet accessible à tout moment et en tout lieu. Ainsi, à force d’avoir été repoussé, le cimetière finira, peut-être, par occuper une place centrale malgré son invisibilisation.

Maylis Bellocq TELEM EA 4195 / ECMC-EHESS Université Bordeaux Montaigne [email protected]

49 Fiorenza Gamba, Mémoire et immortalité au temps du numérique. L’enjeu de nouveaux rituels de commémoration, op. cit., p. 69. Quel avenir pour les cimetières à Shanghai ? 73

Résumé Dans cet article nous nous interrogeons sur la place accordée aux cimetières aujourd’hui à Shanghai. Dans un contexte de forte pression foncière, l’expansion urbaine et le vieillisse- ment de la population font peser de lourdes contraintes sur les cimetières de Shanghai qui n’ont plus la possibilité de s’étendre. Après avoir montré comment la municipalité a toujours veillé à maintenir ses cimetières à distance, nous analysons la manière dont ils sont amenés à se réinventer. Nous voyons également comment internet offre de nouvelles perspectives aux cimetières de la ville en proposant un nouveau type de pratiques funéraires. Mots-clés Cimetières, Shanghai, internet, réforme funéraire, rituel en ligne. Abstract This article examines the place cemeteries occupy in present-day Shanghai. Amid pronounced land development, urban expansion and an ageing population, Shanghai’s cemeteries are under severe pressure, not least their inability to expand any further. After demonstrating how municipal autho- rities have consistently undertaken measures to maintain a certain distance between the city and its cemeteries, analysis shifts to how these are currently being reinvented. In this latter regard, the article pays a particular attention to the ways in which the internet is providing new opportunities to Shanghai’s cemeteries to offer new funerary practices. Keywords Cemeteries, Shanghai, internet, funerary reform, rituals on line.

Les pratiques funéraires contemporaines japonaises : quels lieux pour les morts et pour la mort au Japon ?

Fabienne Duteil-Ogata

Afin de formuler quelques réponses à cette question, je présenterai tout d’abord le contexte général des pratiques funéraires traditionnelles centrées sur le culte des ancêtres dont l’ancrage historique et institutionnel s’appuie sur le bouddhisme depuis la période d’Edo (1603-1868) et qui accorde deux lieux privilégiés pour les morts : la tombe située dans le monastère bouddhique paroissial et l’autel des ancêtres disposé dans l’espace domestique de l’héri- tier en charge des cultes. J’analyserai, ensuite à partir de terrains ethnogra- phiques, réalisés à Tôkyô, entre 2006 et 2012, dans le cadre du programme ANR Funérasie, comment de nouvelles pratiques semblent annihiler ce culte et la notion même d’ancêtre et promouvoir d’autres lieux pour les morts. Je conclurai en m’interrogeant sur le sens à donner à ces nouveaux lieux qui sont à l’origine de nouvelles représentations des morts et de la mort au Japon, créant une nouvelle ontologie.

Contexte général des pratiques funéraires traditionnelles centrées sur le culte des ancêtres : la tombe paroissiale bouddhique et l’autel domestique bouddhique

Le culte des ancêtres repose sur la filiation patrilinéaire créant une lignée au sein du groupe domestique, appelé en japonais ie, la maison1. Il s’effectue en ligne patrilinéaire et est traditionnellement pris en charge par le fils aîné (à la mort de ses parents) ; le fils cadet forme, quant à lui, une nouvelle lignée ancestrale. S’il n’y a pas de descendant masculin, on procède alors à l’adoption d’un gendre. La femme, quant à elle, appartient à la lignée de son mari. Officiellement, selon la loi, le culte des ancêtres reste libre et relève du domaine de la liberté religieuse (art. 20 de la constitution), même si l’ar- ticle 897 du code civil de 1948 précise que : « la propriété des documents

1 Laurence Caillet, La maison Yamazaki, Paris, Plon, 1991, p. 405. 76 Fabienne Duteil-Ogata généalogiques de la famille, les objets de culte et la tombe sont donnés à l’un des héritiers qui préside le culte des ancêtres »2. Le code civil laisse bien sûr le choix de l’héritier (homme ou femme). Toutefois le poids de la tradition persiste et de nos jours encore c’est souvent le fils aîné qui prend en charge le culte des ancêtres de sa famille, une fois le père et la mère décédés. Rappelons tout d’abord que la religion japonaise traditionnelle est de nature syncrétique. Elle a assimilé, au fil du temps, deux principaux courants religieux institutionnels : le shintô et le bouddhisme. Le shintô est une religion animiste et polythéiste. Les hommes, divinités, la nature ou les objets sont de nature identique car animés des mêmes tama (forces vitales), créant ainsi une continuité ontologique. Le shinto insiste sur l’immanence du monde et se concentre plutôt sur la vie terrestre même si selon la pensée eschatologique, le mort devient ancêtre, puis divinité tutélaire. Le bouddhisme, quant à lui, offre une pensée eschatologique plus déve- loppée, un « salut-délivrance » individualisé et prend en charge les pratiques funéraires délaissées par le shintô qui considère la mort comme un état de pollution extrême, antinomique avec la pureté des divinités shintô. Le proces- sus d’ancestralisation relève donc de la compétence du bouddhisme ; cepen- dant, à l’issue d’un cycle rituel de trente-trois ans ou cinquante ans, si les rites bouddhiques ont été effectués selon les règles, l’ancêtre peut intégrer le panthéon shintô et devenir ancêtre protecteur de la communauté dont il est issu ; il viendra alors protéger et exaucer les vœux des hommes. Les raisons de la monopolisation de l’espace funéraire par la sphère boudd- hique sont principalement d’ordre politique et historique. Si dès l’arrivée du bouddhisme sur le territoire japonais au VIe siècle, la cour adopta les pratiques funéraires du bouddhisme, ce n’est qu’au XVIIe siècle qu’une partie plus impor- tante de la population, mais encore minoritaire, eut accès aux pratiques funé- raires bouddhiques. C’est en effet dans le cadre de la politique du Shôgunât des Tokugawa à l’époque d’Edo (1603-1868) que les pratiques funéraires bouddhiques se développèrent au sein de la population sous l’effet de plusieurs ordonnances3 qui demandaient à la population de s’inscrire à un monastère bouddhique et d’effectuer les rites bouddhiques, notamment les rites funéraires. La première ordonnance de 1638 imposa à la population de s’inscrire à un monastère bouddhique local et d’obtenir « un certificat d’appartenance à l’institution bouddhique locale » comme preuve de leur non-appartenance

2 Patrick Beillevaire, « La famille instrument et modèle de la nation japonaise », in André Burguière, Christiane Klapisch-Zuber, Martine Ségalen et Françoise Zonabed, Histoire de la famille, Tome 3, Le choc des modernités, Paris, Armand Collin, 1986, p. 322. 3 Fumio Tamamuro, « Jidan : idéologie des rapports qui liaient monastères bouddhiques et familles paroissiales à l’époque d’Edo », in Cahiers d’études et de documents sur les religions du Japon, Paris, Alpha bleue, 1997, p. 87-110. Les pratiques funéraires contemporaines japonaises 77 chrétienne. En effet, après les premières missions des Jésuites portugais en 1549, le christianisme fut interdit au Japon en 1614 (pour des raisons poli- tiques notamment dues à la peur d’une invasion et à la possible émergence de troubles au sein de l’empire récemment unifié). L’ordonnance de 1671 demandait à la population de déclarer au monastère les décès et d’effectuer des funérailles bouddhiques ; il fut alors possible, à cette époque, pour une infime tranche de la population, d’ériger une pierre tombale. L’ordonnance de 1700 imposait aux personnes affiliées aux monastères bouddhiques de leur localité de procéder aux rituels commémoratifs du jour anniversaire de la mort du défunt ainsi qu’aux fêtes calendaires bouddhistes, et si l’un des membres venait à négliger ces rites, il n’obtenait pas de certificat, il était alors soupçonné d’être chrétien et encourait la peine capitale. Ces obligations administratives eurent pour corollaire l’établissement du système des danka « paroissiens du monastère » rassemblant des groupes domestiques (ie « la maison ») qui sont affiliés à un monastère bouddhique (de génération en génération) et qui parti- cipent financièrement à la vie du monastère par des dons. Ainsi, le mort devient un ancêtre individualisé par un processus de rites ancestraux qui durent généralement 33 ans ou 50 selon les écoles de pensée bouddhique ; le défunt prend alors un nom posthume bouddhique et devient un ancêtre protecteur de la lignée familiale. Les différents rites bouddhiques permettant la mise en œuvre de ce processus sont assurés par les moines des monastères bouddhiques. Les rites funéraires ont donc lieu dans deux espaces différents : l’espace de la tombe située dans l’enceinte du monastère où se trouve le corps du défunt (urne = cendres + os) et l’autel domestique boudd- hique installé dans la résidence de l’héritier de la famille en charge du culte, dans lequel est enchâssé le défunt, matérialisée par la plaquette funéraire et le portrait photographique funéraire. Les rites post-mortem sont donc les garants de la bonne marche du processus d’ancestralisation. Les visites sur la tombe constituent avec les rites à l’autel domestique bouddhique des ancêtres les pratiques funéraires les plus importantes.

De nouvelles pratiques funéraires encore minoritaires qui semblent annihiler le culte des ancêtres et créer de nouveaux lieux pour les morts

À partir de terrains ethnographiques, réalisés à Tôkyô, entre 2006 et 2012, dans le cadre du programme ANR Funérasie4, je présenterai plusieurs nouvelles pratiques qui semblent annihiler ce culte et être à l’émergence de

4 Ce programme de recherche ANR FunerAsie intitulé « l’expansion de l’industrie funéraire en Asie du Nord-Est (Chine, Corée, Japon) enjeux économiques, spatiaux et religieux » a abouti à la publication de deux volumes : Natacha Aveline-Dubach, La place des morts dans les méga- lopoles d’Asie orientale, Paris, 2013, et Natacha Aveline-Dubach, Invisible population, Lanham, Lexington Books, 2012. 78 Fabienne Duteil-Ogata nouveaux lieux pour les morts : les « tombes ou ossuaires collectifs aux cultes éternels » ; le lancer des cendres et les objets funéraires à portée de main. Depuis les années 1990 et l’éclatement de la bulle foncière, de nouvelles pratiques funéraires ont vu le jour qui ne visent plus à célébrer le défunt pour qu’il devienne ancêtre protecteur de la famille. Ce qui est en jeu dans ces nouvelles pratiques c’est l’individualité du défunt, la mémoire du mort et non plus sa profondeur généalogique. De nombreuses raisons concourent à cet état de fait. Le coût trop élevé des rites et leur longue durée (33 ans ou 50 ans) incitent de nombreux Japonais à choisir d’autres formes de sépulture pour ne pas faire peser sur leurs enfants le coût de l’enterrement, de l’entretien de la tombe au monastère bouddhique et des nombreux rituels. Liés à cet aspect économique, l’aspect social, la remise en cause de l’institution du ie (la « maison ») basée sur la filiation patrilinéaire privilégiant le fils aîné, perdent leur force dans une société contemporaine urbanisée et plus individualisée où la famille nucléaire est centrale. Aussi, la croyance dans la notion d’ancêtre de génération en génération est-elle aussi peu à peu remise en cause au profit de la seule mémoire du défunt individua- lisé, ce qui concourt à l’avènement de nouveaux espaces funéraires.

Les tombes ou ossuaires collectifs aux cultes éternels

Ces tombes se distinguent des tombes paroissiales bouddhiques du groupe domestique sur deux points : les individus réunis dans ces tombes n’appar- tiennent pas au même groupe domestique, et la durée de leur culte est éternelle. Généralement les monastères bouddhiques peuvent assurer un culte éternel du fait de la résidence du moine dans le monastère même. La première tombe collective « aux cultes éternels » a été créée en 1985. Puis, dans les années 1990, de nombreux monastères bouddhiques et cimetières municipaux ont proposé ce service. En 2009, on dénombrait près de 1 000 tombes collectives aux cultes éternels sur l’ensemble du territoire nippon alors qu’elles n’étaient que 400 en 2006. Construite en 1989 à l’initiative de la femme du bonze du monas- tère Jôkôji à Tôkyô, cette tombe collective répond à la demande de certains paroissiens du monastère : les femmes (célibataires, divorcées) ou celles qui ne désirent pas reposer dans la même tombe que leur mari. L’idée de laisser la liberté à l’individu de choisir le lieu de sa sépulture a également été retenue par le monastère Tôchôji en créant une « tombe individuelle du vivant » Seizenkôjinbô gérée par « l’association du Lien » (en no kai). En 2009, cette association comptait 8 500 membres, dont deux tiers étaient des femmes. Seuls 20 % étaient décédés. La majorité des adhérents (78 %) résident à Tôkyô ou dans les préfectures limitrophes, et 70 % d’entre eux s’inscrivent en couple. Leur principal motif d’adhésion est l’absence de descendant ou, dans une moindre mesure, le fait d’avoir une fille qui ne pourra pas poursuivre le culte des ancêtres (même si légalement c’est possible). La gêne d’imposer l’entretien Les pratiques funéraires contemporaines japonaises 79 de la sépulture à leurs enfants est également une motivation. Parmi les autres adhérents, 18 % sont des personnes seules et les 12 % restants constituent des « couples inédits » : des frères et sœurs, ou une mère et son enfant. Notons que ce sont les liens affectifs au sein de la famille qui déterminent ces paires plutôt que la filiation patrilinéaire. La tombe collective aux cultes éternels a aussi ses avatars virtuels. En mars 2006, le bonze du monastère Kudokuji à Tôkyô a lancé « la tombe ordinateur » puis la « tombe internet ». Pour une somme de 150 000 à 250 000 yens (1 400 à 2 300 euros), on peut créer sa tombe virtuelle (avec des textes, photographies, vidéos) et bénéficier on non d’un culte éternel avec rites mensuels. Les cendres sont quant à elles disposées dans une tombe collective. Le souscripteur désigne en outre sa propre « filiation », car il choisit de son vivant les personnes qui viendront visiter sa tombe après sa mort, en leur communiquant un identi- fiant (ou une carte) et un code d’accès pour visualiser sa page web. Il créé une communauté d’internautes, une « nouvelle parenté », une filiation choisie5. La nouvelle forme de tombe « with pet », associant l’urne d’une personne et celle de son animal de compagnie, a été créée en 2003 par l’entreprise de pompes funèbres Ohnoya intervenant dans le cimetière Izumi Joen. Loin d’être anecdotique, ce marché est en constante expansion. Depuis 2003, l’entreprise Ohnoya a produit 2 000 tombes de ce type. La demande émane surtout de personnes âgées désirant reposer à côté de leur seul être cher. Dans ce même cimetière Izumi Joen se trouve une autre formule innovante qui rencontre un grand succès : « les tombes sous les arbres » jumokusô. Ce dispositif de sépul- ture a été introduit pour la première fois au Japon en 1999 dans le monastère bouddhique Shôunji (préfecture d’Iwate). L’objectif était de préserver l’envi- ronnement. En plantant un arbre au-dessus de l’urne du défunt, non seulement on réduisait l’espace alloué au mort mais on évitait d’utiliser de la pierre, tout en donnant naissance à une nouvelle forêt. La sociologue Haruyô Inoue a créé une association sans but lucratif NPO (Non Profit Organization) « Ending Center » et adapté ce concept rural à une demande urbaine avec « la tombe sous les cerisiers », sakurasô bochi. Cette réalisation s’inspire en partie du monastère Shôunji, mais également du cimetière suédois du quartier Lidingö de Stockholm. La première « tombe sous les cerisiers », créée en avril 2005, comprend une parcelle collective (100 concessions) et 250 lots individuels pouvant contenir chacun une à cinq personnes, tous situés au-dessous de deux cerisiers. En un an et demi, toutes les concessions individuelles ont été vendues (400 000 yens). En mai 2007 a été lancée une nouvelle tombe collective sous les arbres, composée de 300 parcelles individuelles avec, au centre, l’arbre Soyogo (ilex pedunculosa) à

5 Fabienne Duteil-Ogata, « Nouvelles pratiques funéraires japonaises : de la tombe ordina- teur à la tombe-online », in Fabienne Duteil-Ogata, Isabelle Jonveaux, Liliane Kuczynski et Sophie Nizard, Le religieux sur Internet, Paris, L’Harmattan, 2015, p. 231-246. 80 Fabienne Duteil-Ogata feuilles persistantes. Haut de 5 à 10 mètres, cet arbre trône au milieu des empla- cements qu’il protège de ses branches et atteint le ciel. Le succès de ces tombes a encouragé l’aménagement d’un troisième site en 2008, ciblant davantage des familles avec des concessions pour cinq personnes. Les parents achètent une concession pour eux et laissent la liberté à leurs enfants de les rejoindre s’ils en ont envie. Selon Haruyo Inoue6, le concept de « tombe sous les cerisiers » répond à quatre tendances sociétales : le manque d’héritier, l’individualisme, le double attachement des femmes à leur famille d’origine et leur famille par alliance, et la tendance au retour à la nature. La seconde nouvelle pratique funé- raire met également en scène la nature.

Le lancer des cendres dans la nature

Le 15 octobre 1991, le journaliste Yasuda Mutsuhiko, créateur de « l’association pour la promotion de la liberté des funérailles », (sôsô no jiyû wo susumeru kai, Grave free promotion society), obtient des deux ministères compé- tents la légalisation de la pratique du lancer des cendres dans la nature. La nature (mer, montagne, espace, rivière) devient alors un lieu de sépulture. Les cendres et os réduits en poudre y sont dispersés sans qu’il y ait une possibi- lité d’identifier un lieu exact. Le lancer des cendres n’assignea priori au mort aucun espace fixe, aucune trace, aucun rituel. Déterritorialisé, dématérialisé, le corps mort se fond alors dans l’environ- nement naturel et redevient un élément naturel. Le retour du corps à la « mère nature » rappelle la consubstantialité de l’homme avec la nature, présente notamment dans l’animisme du shintô. Forte de 12 000 membres, cette association présente dans tout le Japon, organise des événements (meetings, séminaires, colloques) et publie de nombreux ouvrages7. Elle procède à des lancers de cendres. De 1991 à 2009, elle avait effectué 1 420 lancers pour 2 469 personnes, soit 80 % dans la mer, 18 % dans la montagne et 2 % en rivière ou dans les airs. Les prix des lancers varient selon la nature de la céré- monie (individuelle ou collective) et selon le lieu (mer, montagne, air, rivière). Ces montants restent toutefois bon marché au regard des prix des sépultures traditionnelles, de 120 000 à 240 000 yens (soit de 1 000 à 2 000 euros). Les lancers de cendres collectifs dans la mer s’effectuent à bord de bateaux de taille moyenne pouvant accueillir une trentaine de personnes. Les cendres sont dispersées tour à tour dans la mer par chaque famille. Un à un, les membres de la famille lancent leurs petits sachets de cendres enveloppées dans une feuille

6 Haruyo Inoue, haka to kazoku no henyô [Les transformations de la famille et des sépultures], Tôkyô, Iwanami Shoten, 2003. 7 Mutsuhiko Yasuda & Ikuo Nakamura, Shizensô to seikai no shûkyô [Le lancer des cendres dans la nature et les religions du monde], Tôkyô, Gaifusha, 2008. Mutsuhiko Yasuda, O haka ga nai to shinemasen [Quand on n’a pas de tombe alors on ne peut pas mourir ?], Tôkyô, Iwanami Shoten, 2002. Les pratiques funéraires contemporaines japonaises 81 blanche biodégradable ainsi que les pétales de roses, de chrysanthèmes et d’œil- lets qu’ils ont préparés dans un petit sac. Certains lancent également la boisson préférée du défunt et prononcent quelques paroles d’adieu ; une fois que le sac est immergé, ils s’en retournent à leur place. Puis, les familles viennent chercher en mains propres le certificat attestant officiellement du lancer des cendres ainsi que la carte GPS indiquant l’endroit précis du lancer. Le certificat et la carte GPS sont les seules traces tangibles attestant de la cérémonie. Madame A., professeur de médecine retraitée, explique que son mari, écrivain, a découvert l’association grâce à un article de presse et qu’il est devenu membre en 1993. Elle, n’a rejoint l’association qu’à la mort de son mari, en juillet 2008. « C’était une personne profondément libre qui n’avait aucun intérêt pour la religion, il voulait retourner à la terre, sans aucune cérémonie. Il aurait aimé que ses cendres soient dispersées sur le Mont Takao (Tôkyô), mais l’association n’effectue pas de lancer sur ce site, alors il a accepté que l’on fasse le lancer dans la mer car il a vécu son enfance en bord de mer. […] Moi, personnellement, je n’avais rien prévu pour ma sépulture, en revanche, je ne voulais pas être dans la tombe de la famille de mon mari, mais depuis que j’ai fait le lancer des cendres, je pense que je demanderai à mon fils de le faire ainsi. […] Le frère aîné de mon mari m’a demandé qu’une partie des cendres soit déposée dans la tombe familiale du monastère bouddhique. J’ai accepté, car vers la fin de sa vie, mon mari manifestait un sentiment d’attache- ment envers son “pays natal” (furusato). Toutefois, je n’effectuerai aucun culte là-bas. J’ai juste posé sa photo sur l’étagère. Je me sens maintenant apaisée, mon mari repose au fond de l’océan, selon ses vœux. » Madame A. n’a pas de sentiment religieux même si elle a accepté de donner la moitié des cendres de son époux pour qu’il repose dans la tombe familiale. Chez elle, aucune trace de culte, seule la photo de son mari marque sa présence. Comme le mari de Madame A., celui de Madame Y. a découvert l’association par un article de presse de Yasuda. Fils unique, sans descendant et ne pratiquant aucune religion, il voulait lui aussi naturellement retour- ner à la nature. « Pendant les 49 jours qui suivirent les funérailles, j’ai gardé ses cendres à la maison, puis j’ai demandé à ce qu’elles soient réduites en poudre pour pouvoir les lancer dans l’océan. J’ai ensuite réparti les cendres en trois paquets, une partie pour la cérémonie dans la baie de Tôkyô près d’un de nos anciens domiciles, une autre destinée à Amalfi (Italie) car cet endroit nous a marqué et le reste est disposé ici sur l’étagère sur laquelle se trouve également le certificat du lancer et la carte GPS ». Difficile de connaître exactement la population concernée par le lancer des cendres ; il s’agirait toutefois de personnes qui ont des convictions écolo- giques voire animistes et qui refusent les pratiques des institutions religieuses. C’est également ce qu’indique Monsieur Kitada, directeur de la société anonyme Kaze (vent) qui a procédé à plus de 700 lancers depuis 1998 : « Plus que des romantiques, on a affaire à des personnes de principes, des personnes 82 Fabienne Duteil-Ogata qui ne veulent pas procéder aux funérailles, ni avoir de nom posthume bouddhique, ni lecture de sutra, ni tombe. Récemment la classe moyenne des salariés, sans descendance, divorcés ou célibataires choisit également ce mode de sépulture du fait de son coût peu élevé ». Le lancer des cendres commencerait donc à se démocratiser. Le mort, sous forme de sachet de cendres, devient un artefact que l’on peut conserver chez soi ; ses cendres le matérialisent, le représentent, et le sachet de cendres devient ainsi un réel objet de culte. Le témoignage de Monsieur Kitada corrobore notre analyse : « 80 % des personnes souscri- vant au lancer des cendres désirent qu’une partie des cendres soit gardée dans l’espace domestique, pour servir d’objet de culte ; ceux qui lancent la totalité des cendres (20 %) le regrettent, mentionne-t-il ». Aussi, il est fréquent, que les sociétés anonymes spécialisées dans le lancer des cendres dans l’Océan Pacifique comme celle de Monsieur Kitada, proposent à leur clientèle des « croisières du souvenir », memorial cruise sur le lieu du lancer des cendres afin que la famille se recueille une nouvelle fois pour effectuer un mémorial en lançant des fleurs ou pour procéder à un rituel religieux en demandant à un bonze d’effectuer un rite commémoratif, comme si l’absence de la maté- rialité du mort dans un lieu fixe était difficile à accepter, car les personnes se retrouvent sans objet physique déterminé, sans destinataire matérialisé, sans référent, pour effectuer un culte.

Les objets funéraires à portée de main

Les « objets funéraires à portée de main » (temoto kuyôhin) répondent à cette absence matérielle du mort. Il s’agit de micro-contenants de cendres (accessoires, pendentifs) ou de petits objets (plaques, diamants) fabriqués à partir des cendres des défunts, commercialisés par une association à but non lucratif et quelques entreprises privées8. Monsieur N. a créé son entreprise en 1999, mais l’idée lui est venue en 1993, au décès de sa belle-mère. Il a trouvé que les funérailles ne servaient à rien car les rituels étaient incompréhensibles et réunissaient des personnes inconnues (famille éloignée, voisins du défunt). C’est alors qu’il a pensé à sa propre mort. Pour éviter la construction d’une tombe (dommageable pour l’environnement), il a tout d’abord envisagé le lancer des cendres, mais comme il voulait laisser une trace à ses enfants, il trouva une troisième solution : « la plaquette éternelle ». « Mon idée était que l’on puisse toucher la personne (ses cendres), la prendre dans ses mains, que l’objet ait une forme simple, sobre,

8 Jôji Yamasaki, O haka no shinpai muyô temoto kuyô no susume shinemasen [Inutile de s’inquié- ter pour la tombe, recommandations pour des cultes funéraires à portée de mains], Tôkyô, Shôdensha, 2007. Les pratiques funéraires contemporaines japonaises 83

(pas comme les objets bouddhistes très décorés) ». Ces petites plaquettes de couleur pastel (ivoire, blanc, bleu, vert, marron) sur lesquelles sont gravés au laser le nom du défunt, ses dates de naissance et de mort ainsi qu’une photo- graphie (en option) sont insérées dans un écrin que l’on peut disposer sur une table. Monsieur N. propose également des « Eternal Powder », sortes de sphères transparentes dans lesquelles sont disposées les cendres sous forme de poudre blanche, pour qu’elles soient visibles. Depuis 2000, existe le pendentif éternel, « eternal pendant », plaquette cinéraire plus petite, encadrée de platine, d’argent ou d’or et portable autour d’une chaine. « Ce sont les femmes qui m’ont donné l’idée de créer ces pendentifs, elles voulaient que les plaquettes soient un bijou, à 80 % ce sont les femmes qui achètent ces objets ». Monsieur N., a également créé la même gamme d’objets pour les animaux de compagnie (Eternal plate, Eternal Pendant, et Eternal Powder) au même prix. Majoritairement féminine, sa clientèle n’a pas de tombe (lancer de cendres) pour 70 % d’entre elles, ou bien la tombe est trop éloignée du domicile pour les 30 % restants ; ainsi en ayant un objet funéraire à portée de main, les personnes gardent un lien tactile avec la personne aimée ou l’animal disparu. Madame T., responsable de la société LifeGem Japon, créée en 2005, m’ex- plique également que sa clientèle est à 80 % féminine. Le procédé a été mis au point en 2001 par l’américain Greg Herro créateur de la société LifeGem à Chicago (Illinois). Madame T. explique qu’il suffit de 50 grammes de cendres pour confectionner 1 diamant. À 60 %, ils sont montés en bague et à 40 % en pendentifs. Selon la taille du diamant (de 0,2 carat à 1,5 carat) et la couleur, les prix varient de 398 000 yens à 2 698 000 yens. Il faut évidemment ajouter au diamant le prix du bijou lui-même (bague, pendentif et chaîne ou boucle d’oreille) et l’inscription laser sur le diamant qui est optionnelle (nom du défunt, date de naissance et de mort, épitaphe). « Le diamant est un souvenir unique, indestructible, éternel, beau, que l’on peut voir et toucher » dit-elle. D’autres entreprises proposent des objets funéraires à portée de main, sous forme d’urnes sculptées dans la pierre ou en céramique en forme d’œuf, de moine bouddhiste, de pyramide, de lune, de porte-bonheur, de rosaire, de flamme, des pendentifs en forme de cœur, d’étoile, de croix, de porte-photo. Tous ces objets ont en commun de mettre en avant l’esthétique, d’impli- quer un rapport sensible (visuel et tactile) et individualisé avec l’être disparu, qui, le plus souvent, ne passe pas par un rituel religieux et réduit drastique- ment l’espace funéraire à l’urne cinéraire, à un bijou, ou un artefact portable sur soi ou mobile. 84 Fabienne Duteil-Ogata

Nouveaux lieux : nouvelles représentations des morts et nouvelle ontologie de la mort au Japon ?

Ces nouveaux dispositifs mettent en avant l’individu et non plus la famille traditionnelle ni même la famille conjugale : les règles de filiation sont supplantées par les rapports affectifs. Le choix des partenaires dans l’au-delà et des successeurs remet en cause la perpétuation de la lignée ancestrale patrili- néaire, et le culte des ancêtres et élargit l’espace social des défunts ; il ne s’agit plus de retrouver dans le même cavurne les descendants d’une même famille en ligne patrilinéaire mais d’ouvrir cet espace funéraire à d’autres personnes sans lien de parenté, des personnes qui ont souscrit au même dispositif funé- raire, à la même tombe collective, allant même jusqu’à ouvrir cet espace aux animaux de compagnie. Ces nouveaux dispositifs funéraires créent également de nouveaux espaces dédiés aux morts (sépulture et culte). Ainsi dans le cas des tombes collectives aux cultes éternels, le bonze devient la seule personne légitime pour pacifier le mort et effectuer les cultes éternels. L’espace dévolu aux morts (aux cendres) et au culte du mort se trouve ainsi concentré dans une seule tombe, quelle que soit la configuration choisie (sous les arbres, tombe-ordinateur, tombe avec animal de compagnie, etc.). La deuxième forme de pratiques funéraires à savoir le lancer des cendres dans la nature semble réduire davantage encore l’espace dévolu à la sépul- ture et au culte du mort, comme si cette pratique avait le pouvoir d’annihiler toute trace matérielle du défunt, les cendres ayant pour fin de se dissoudre dans les éléments naturels ; seul perdure à minima un culte domestique mémoriel incarné par la représentation photographique du défunt rappelant son souvenir et la carte GPS indiquant le lieu du lancer. Les objets funéraires à portée de main participent également de cette réduc- tion drastique de l’espace dédié aux morts. Ils sont souvent le fait des femmes qui tiennent à garder une proximité physique, tactile, avec les seules cendres qui n’ont pas été lancées. L’objet funéraire à portée de main est alors assimilé à un talisman ou une relique sans qu’aucun rituel ne lui ait octroyé ce statut. De manière générale, l’espace destiné à la sépulture du mort s’en trouve réduit, concentré voire annihilé, presque totalement. Les considérations envi- ronnementales pour limiter le déboisement des montagnes (lieu privilégié des morts) et restreindre l’usage des pierres tombales sont, semble-t-il, une préoccupation des nouveaux acquéreurs de ces nouveaux dispositifs funéraires. Ces nouvelles pratiques désavouent le culte des ancêtres privilégiant un culte mémoriel. Perdure toutefois l’espace alloué à la célébration de la mémoire du mort. Cet espace se trouve lui aussi le plus souvent réduit à sa plus simple expression : l’autel domestique bouddhique a laissé place à une interface infor- matique, à une photo ou à un objet. Constatons, par ailleurs, que ces nouveaux Les pratiques funéraires contemporaines japonaises 85 espaces de culte mémoriel sont plus mobiles qu’avant, notamment pour les objets cinéraires et les tombes virtuelles permettant ainsi aux vivants d’être, à tout instant, n’importe où, en coprésence virtuelle ou physique avec les morts. Le mort n’est plus un ancêtre, mais un être (qui demande à être pacifié pour les adeptes des tombes collectives) et dont le culte mémoriel peut toute- fois protéger ou rassurer les vivants, comme un talisman ou une relique peut le faire, par la proximité de sa présence (objet, photo), ou bien encore redevenir un simple élément de la mère nature (lancer des cendres). N’assiste-t-on pas à un changement ontologique du mort ? L’ancêtre issu d’une filiation patrili- néaire a laissé place à un défunt dont les liens reposent sur des relations affec- tives, comme si le mort en perdant sa profondeur généalogique avait gagné une nouvelle proximité affective et sensible avec les vivants.

Fabienne Duteil-Ogata UMR 8177, EHESS, Paris CLARE EA 4593 Université Bordeaux Montaigne [email protected]

Résumé Cet article propose d’examiner les lieux de sépulture et lieux cultuels destinés aux morts au Japon à partir des pratiques funéraires contemporaines afin de considérer les changements survenus depuis le début du XXIe siècle et poser la question d’une nouvelle ontologie du mort. S’appuyant sur plusieurs terrains ethnographiques réalisés en milieu urbain, principalement à Tôkyô, l’étude des nouvelles pratiques montre que l’espace social de la lignée ancestrale tend à s’élargir à des personnes sans lien de parenté, voire même aux animaux de compagnie alors que l’espace de la sépulture et l’espace cultuel, au contraire, tendent à prendre moins d’espace. En effet, les tombes traditionnellement liées au groupe domestique deviennent des tombes collectives, les cendres des morts sont dispersées dans la nature réduisant le défunt à un élément naturel ou bien encore les objets cinéraires (contenant des cendres ou fabriqués à base de cendres), concentrent dans un artefact portable et mobile le défunt. Assiste-t-on à un changement de paradigme, à une nouvelle ontologie du mort au Japon ? Mots-clés Japon, pratiques funéraires, mort, tombe, lancer des cendres, objet cinéraire, culte des ancêtres. 86 Fabienne Duteil-Ogata

Abstract This article proposes to examine the burial places and places of worship intended for the dead in Japan from contemporary funeral practices in order to consider the changes that have occurred since the beginning of the 21st century and raise the question of a new ontology of the dead. Drawing on several ethnographic fieldworks carried out in an urban environment, mainly in Tokyo, the study of new practices shows that the social space of the ancestral lineage tends to widen to people unrela- ted, even to pet while the burial space and the cult space, on the contrary tend to take up less space. Indeed, the graves traditionally linked to the domestic group become collective graves, the ashes of the dead are dispersed in nature reducing the deceased to a natural element or even cinerary objects (containing ashes or made from ash), concentrate in a portable and mobile artifact the deceased. Are we witnessing a paradigm shift to a new ontology of the dead in Japan? Keywords Japan, Burial Rituals, death, burial spaces, Ash scattering, cinerary objects, Ancestor worship. Approche matérielle des espaces réservés à la mort et aux morts. Étude de l’arbre de l’Oubli et de l’arbre du Retour à Ouidah au Bénin

Carole Fagadé

S’il existe dans l’histoire du Bénin et à Ouidah une porte du Non-Retour qui symbolise pour les esclaves noirs le début d’une vie entièrement dévouée à l’esclavage, il existe aussi un arbre du Retour qui symbolise le retour de l’esprit de ces esclaves, une fois qu’ils sont décédés à l’étranger. En effet, selon les croyances indigènes de Ouidah, même si l’individu a procédé avant son départ au rituel de l’Oubli, destiné à lui faire oublier ses « racines », l’esprit de cet homme ne pourrait être supprimé. Ainsi, lorsque l’esclave meurt en terre étrangère, son esprit est susceptible de revenir sur la terre de ses ancêtres et l’arbre du Retour a pour rôle d’abriter son esprit et de l’immortaliser. Comme l’avait souligné Nicole Loraux (1997), « Le non-oubli est un fantôme. »1 Notre objectif est de montrer comment les esclaves instituaient leur propre « mort » avant qu’ils ne soient réellement morts. Nous voudrions montrer comment ces esclaves instituaient leur Retour. En un mot, il s’agit de comprendre comment, autour de l’esclavage, se construisent des pratiques liées à la mort. Comment sont-elles instituées ? Notre intention est également d’étudier l’évolution des idéologies sur deux objets aussi incontournables que sont l’arbre de l’Oubli et l’arbre du Retour dans l’histoire du Bénin. De ce fait, nous avons questionné les usages sociaux, les modes d’appropriation et de communication qui participent à la construction de ces espaces aujourd’hui.

L’arbre de l’Oubli et l’arbre du Retour

Le Bénin, autrefois appelé royaume de Dahomey, fut l’un des principaux fournisseurs d’esclaves pendant la traite négrière. Au Bénin, l’esclavage a commencé dans la première moitié du XVIIe siècle. Au siècle suivant, précisé- ment en 1750, on estima les revenus du roi Tegbessou, l’un des principaux rois

1 Nicole Loraux, La cité divisée - L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Éditions Payot & Rivages, avril 2005, p. 165. 88 Carole Fagadé du pays, à quatre ou cinq fois plus élevés que ceux des propriétaires terriens d’Angleterre les plus influents2. L’activité principale de ce roi était la vente des esclaves. Aujourd’hui, l’histoire de l’esclavage au Bénin est essentiellement marquée par la « Route de l’Esclave » à Ouidah, la ville historique. Il faut entendre par cette expression non pas un simple chemin mais un « tracé douloureux », emblé- matique et métaphorique3 qui regroupe un ensemble de lieux, d’objets culturels et de rituels. La Route de l’Esclave s’étale sur trois kilomètres environ. Elle s’étale du centre-ville de Ouidah jusqu’à la plage, lieu où les esclaves étaient déportés par des navires pour servir dans des champs d’exploitation étrangers sous l’ordre de leur maître. La « Route de l’Esclave » est composée de six lieux que sont : - la place aux enchères (ou la place Chacha), - l’arbre de l’Oubli, - la case Zomaï (« que la lumière ne s’y approche »),4 - le mémorial du village de Zoungbodji, - l’arbre du Retour, - la porte du Non-Retour. Chacun de ces lieux servait à des rituels spécifiques. Mais seul l’arbre de l’Oubli et l’arbre du Retour nous intéressent dans cette étude. Ce qui est appelé l’arbre de l’Oubli ici n’est pas tout à fait un arbre. Il s’agit d’un monument représentant la divinité Mami wata. Celle-ci est considérée comme la mère des eaux. Cette divinité symbolise aussi bien la mère nourricière que la mère destructrice. Autour de ce monument, les esclaves femmes faisaient sept tours alors que les esclaves hommes en faisaient neuf. Ce passage obligatoire devrait les rendre amnésiques.

Image 1 : L’arbre de l’Oubli. Source : Wikipédia5

2 Ambroise Tournyol du Clos, « La colonisation est-elle responsable des malheurs de l’Afrique », Conflits, hors-série no 3, Printemps 2016. 3 Gaetano Ciarcia, « Rhétoriques et pratiques de l’inculturation », Gradhiva, 8 | 2008, p. 43. 4 Selon notre traduction à partir du fongbé, langue nationale béninoise. 5 https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Arbre_de_l_oubli_ouidah_benin.jpg. Approche matérielle des espaces réservés à la mort et aux morts 89

Qu’en est-il de l’arbre du Retour ? Il s’agit précisément d’un arbre connu sous le nom scientifique dekigelia africana. L’arbre a été planté par le roi Agadja (1673-1740) sur la grande place appelée Zoungbodji, en 1727. Mais il n’est pas question de n’importe quel arbre, car cet arbre a été planté sur la dépouille de deux femmes et de deux hommes. Ces hommes et ces femmes furent des ennemis tués par le roi lui-même à partir d’incantations pendant la guerre d’expansion de son royaume qui l’a opposé au roi Houfon (Xufɔ́n, Xufon), roi des Pédah (Xwédah) en 1727. Ainsi, pour symboliser sa victoire, le roi décida de planter un arbre sur ces « ennemis » vaincus et ensevelis. L’arbre avait dès lors une image symbolique pour le royaume. C’est bien plus tard que le prince Kakanakou, le fils du roi Agadja, suggéra à son père de faire faire aux esclaves vendus un « geste-rituel » : celui des « trois tours » autour de l’arbre précédemment implanté. En décidant plus tard d’instaurer ce rituel autour de l’arbre dans le contexte de l’esclavage, l’in- tention du roi était non seulement de matérialiser les « derniers adieux » vis- à-vis des femmes, des hommes et des enfants esclaves, mais aussi de respecter un tant soit peu la tradition vodun qui défend l’immortalité de l’âme ou de l’esprit de l’homme. C’est ainsi à partir d’enjeux religieux que la sacralisation de l’arbre a eu lieu. Le kigelia africana était devenu un dispositif ultime pour le Retour à la case de départ et pour le repos des âmes des individus maltraités, trahis par leurs propres frères noirs et forcés de partir loin de leurs proches avec des inconnus et pour des destinations inconnues. C’est à ce moment qu’il prit le nom de l’arbre du Retour. Il faut souligner que dans les cultures indigènes béninoises dont le vodun, l’invisible occupe une place importante dans l’appréhension du monde. Selon ces cultures indigènes, les êtres humains doivent sans cesse entrer en contact avec les forces invisibles qui composent le monde surnaturel afin d’essayer de se concilier avec la puissance ou la bienveillance. Le vodun lui-même représente un culte pour le monde de l’invisible6. Au cours de ce culte, le prêtre vodun implore le dieu surnaturel de l’ouverture des portes des deux mondes, visible et invisible. Par ailleurs, d’après ces cultures indigènes l’âme doit « dormir en paix ». Dans le contexte de l’esclavage, le repos de l’âme n’est possible que si le rituel des « trois tours » est respecté par l’esclave avant sa déportation. Dans le cas contraire, l’âme vagabonderait sans un repos effectif. C’est dans le cadre du premier festival mondial des arts et cultures vodun dénommé « Ouidah 92 », organisé du 8 au 18 février 1993, que le peintre, modeleur et sculpteur béninois Cyprien Tokoudagba (1939-2012) a proposé une statue représentant l’arbre du Retour. Cette statue a été installée devant l’arbre dans les années 1993. D’après le récit de l’artiste, la statue représente la divinité « Aziza ». « Aziza » est l’esprit de la forêt. On considère que cette

6 https://fr.wikipedia.org/wiki/Vaudou. 90 Carole Fagadé divinité est immatérielle et sans adeptes. Selon la Direction de la Culture et du Patrimoine de la Mairie de Porto Novo, la divinité « Aziza » est avant tout le symbole de la migration des peuples Houèdonou Hêvinou dans la commune des Aguégués (au Bénin). La divinité assure au sein de cette communauté la fonction de protection. Mais elle est aussi mise au service d’autres commu- nautés et intervient dans ces cas pour le règlement des mœurs sociales7. Aujourd’hui, l’arbre du Retour est communément appelé Hounti en langue locale Fon. Ce qui signifie l’arbre du sang. Il représente le lieu où se tiennent les danses cérémoniales des Egouns (revenants en langue locale Yoruba). Les Egouns sont des divinités à travers lesquelles on évoque l’esprit des morts. Les deux images ci-dessous représentent respectivement l’arbre du Retour et la divinité Egoun.

Image 2 : L’arbre du Retour, L’arbre du Retour, Image 3 : La divinité Egoun (Revenant). Route de l’Esclave, Ouidah, Bénin8 Journal hebdomadaire Adjinakou, Bénin9

Pratiques et institutions de la mort et du Retour dans la communauté de Ouidah à l’époque esclavagiste

Qu’entendons-nous par « pratique » et par « institution » ?

Nous entendons attribuer à la notion de « pratique » le sens que lui donne Emmanuel Kant. La pratique, c’est « la mise en œuvre d’une certaine fin dont on peut considérer qu’elle observe certains principes de conduite qu’elle se

7 Nous avons retenu cette définition à partir de la fiche réalisée par la Direction de la Culture et du Patrimoine de la Mairie de Porto Novo dans le cadre du projet « PaCTE – Patrimoine, Culture et Tourisme Équitable ». Accessible sur http://patrimoinebenin.org/index.php/ recherche-images/1494-vodoun-aziza-rituels-lies-a-la-divinite-aziza-aire-s-culturelle-s-adja- tado, consulté le 3 novembre 2019. 8 Photo prise dans le cadre de nos enquêtes. 9 Photo prise à l’adresse : https://www.journal-adjinakou-benin.net/hebdo/societe/benin-inter- diction-de-sortie-des-egoun-goun-les-motivations-du-prefet-toboula/attachment/egungun- 1024x667/, consulté le 3 janvier 2020. Approche matérielle des espaces réservés à la mort et aux morts 91 représente d’une manière universelle. »10 En considérant pratique et tactique, Karl Marx affirmait qu’on ne peut dissocier les pratiques liées à la structuration du réel et propres à une classe sociale, et les tactiques. Ces dernières, en effet, clarifient les processus par lesquels la société en question tente de s’« imposer » en tant que telle. De son côté, Florent Coste parle d’indexicalité. En s’appuyant sur l’exemple de l’utilisation d’un recueil de sermons, ce chercheur affirme qu’il doit consister moins en une « démarche stratégique » qu’en un « matériau de tactique ». C’est celui-ci qui permet une adaptation aux situations11. Le mot institution dérive du verbe « instituer ». Ce verbe renvoie dans tous les cas à l’acte d’établir ou celui de fonder quelque chose de manière constante. De ce fait, on peut définir l’institution comme étant l’établisse- ment ou la fondation de quelque chose de manière constante. De plus, pour que l’institution soit effective, il faut avoir deux éléments que sont : la classe instituée, et les forces, les engagements, etc., qui vont agir sur la chose instituée pour la faire exister réellement et surtout de façon continue. C’est ce que l’on peut lire à travers la définition de Lagroye et Offerlé (2010) de l’institution. D’après ces deux chercheurs donc, l’« institution peut être considérée comme une forme de rencontre dynamique entre ce qui est institué sous forme de règles, de modalités, de savoirs, etc. et les investissements (ou engagements) dans une institution qui seuls la font exister concrètement. »12 Cette approche qui s’appuie sur la participation de l’individu nous semble la plus adaptée pour expliquer les pratiques rituelles liées à la mort et au Retour spirituel dans la communauté de Ouidah durant l’esclavage. En effet, nous épousons l’idée selon laquelle les pratiques sociales sont des construits (Crozier et Friedberg, 1997). « Il faut rompre avec toute vision déterministe de la conduite humaine pour le remplacer dans son contexte d’indétermina- tion et de liberté relative, ce qui veut dire l’analyser comme l’expression d’un choix nécessitant certaines capacités de la part de celui – ou de ceux – qui l’opèrent. »13 Nous rejetons l’idée de la soumission de l’individu à l’autorité pour soutenir l’existence des contextes et dispositions qui le prédisposent à la soumission/adhésion à l’institution. Comme l’avait souligné Jacques Chevallier, « les ressortissants (d’une institution) ne sont pas une cire molle dans laquelle s’inscrit identiquement l’empreinte de l’institution. »14

10 Emmanuel Kant, « Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien », Théorie et pratique, Trad. F. Proust, Paris, Flammarion, 1994, p. 45. 11 Florent Coste, « Pratiques rituelles et pragmatique de la conversion dans les sermons de sanctis du XIIIe siècle », Revue tracès, Pratiques et Tactiques, n° 7, Lyon, 2004-2005. 12 Jacques, Lagroye, Michel Offerlé (éds), Sociologie de l’institution, Belin, 2010, p. 12. 13 Crozier Michel, Friedberg Erhard, L’acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1977, p. 206. 14 Chevallier Jacques, « L’analyse institutionnelle », L’institution, Paris, PUF, 1981, p. 24. 92 Carole Fagadé

Pratiques et rites de l’institution de la mort

Avant de continuer, nous allons expliciter la notion de « rites d’insti- tution ». C’est une notion préférée par Bourdieu en 1982 au lieu et place des « rites de passages ». Alors que les rites de passage ont pour fonction de marquer une étape dans la vie d’un individu (souvent sur le plan social ou sexuel), les rites d’institution eux, ont pour fonction de légitimer, c’est-à-dire de « faire méconnaître en tant qu’arbitraire et reconnaître en tant que légitime, naturel. »15 Le rite en lui-même dispose d’un effet inaperçu majeur : celui de traiter différemment les hommes et les femmes. À cet effet, Bourdieu écrivait que le rite consacre la différence. « Il l’institue, instituant du même coup l’homme en tant qu’homme, c’est-à-dire circoncis, et la femme en tant que femme, c’est-à-dire non justifiable de cette opération rituelle. »16 En un mot, les rites constituent une distinction légitime de fait. Et le rituel d’institution constitue un acte de consécration, c’est-à-dire un acte qui consiste à sanctifier en faisant connaître et reconnaître une distinction préexistante ou non. Dans le contexte de l’esclavage et dans la communauté de Ouidah, les esclaves ayant perdu leur liberté avaient pour devoir de suivre leur maître. L’esclave n’avait plus de famille. Sa vie se résumait à l’obéissance à son maître. D’ailleurs sa condition physique exprimait bien sa vie d’esclave. En effet, l’es- clave était privé de sa liberté par des chaînes autour de son cou, de ses poignets et de ses chevilles. Mais dans cette aventure, l’esclave perdait aussi sa masculinité ou sa féminité. Nous dirons tout simplement que l’esclave perdait sa valeur d’humain. D’abord, il était considéré tout au long du processus comme un objet. Il était troqué contre des objets de pacotille. Et il était marqué au fer rouge après avoir été acheté. 1 pipe faisait valoir 5 esclaves, 1 bouteille d’alcool donnait droit à 10 esclaves, et 1 canon faisait bénéficier de 15 hommes ou 21 femmes. Ensuite, l’esclave acceptait sa mort anticipée. La mort anticipée est antérieure. Elle concerne l’identité, l’histoire et la culture. Elle survenait lorsque l’esclave mâle achevait de faire le neuvième tour d’un arbre appelé l’arbre de l’Oubli. Du côté de la femme, cette mort anticipée et intériorisée survenait quand elle achevait de faire le septième tour de cet arbre. L’objectif de ce rituel chez les deux sexes était de faire d’eux des êtres sans aucune mémoire. Ainsi, ils ne risquaient pas de se rebeller. Le rituel des neuf tours (les hommes) ou sept tours (les femmes) est donc institué pour manifester l’effacement et la disparition de toute vie passée. Enfin, les esclaves subissaient la séquestration pendant trois à quatre mois dans une chambre obscure.

15 Pierre Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, Rites et fétiches, vol. 43, juin 1982, p. 68. 16 Pierre Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 43, juin 1982. Rites et fétiches, p. 68-69. Approche matérielle des espaces réservés à la mort et aux morts 93

Pratiques et rites de l’institution du Retour

Après l’Oubli, le Retour spirituel devient important. C’est ainsi que le Roi Agadja décida du rituel des trois tours autour d’un autre arbre afin que ’espritl se retourne et trouve « la paix éternelle » sur cet arbre et auprès des siens. Tous les esclaves ont procédé à ce rituel sans aucune résistance. Nous pensons que cette obéissance collective constitue non seulement un fait de communication mais aussi un rite d’institution. Ces deux faits vont bien entendu ensemble. Ils contribuent tous les deux à montrer l’identité, la différenciation, la spécifi- cité des religions indigènes. En fait, si dans toutes les religions la mort est un phénomène réel, ce qui se passe après ne fait pas l’unanimité. Certains parlent de réincarnation, alors que d’autres parlent du repos éternel de l’âme. Et pour d’autres encore, il ne se passe rien après la mort. Selon la principale religion indigène qui est le vodoun, ce qui reste à l’individu après sa mort, c’est son âme, son esprit. De telle sorte que les âmes ou les esprits des morts devenaient les gardiens des vivants. Où habitent ces esprits ? Simplement dans l’environ- nement : comme l’avait écrit Birago Diop, les morts ne sont pas sous terre, ils sont dans le feu, dans le rocher, dans les herbes et dans la forêt17. Nous pensons en effet que l’acte des trois tours peut être considéré comme rite institué grâce à des éléments contextuels dont la participation individuelle. En d’autres termes, comment la construction sociale de ce rite des trois tours se fait-elle ? Les premiers éléments que nous voulons exploiter pour expliquer ceci, ce sont les chaînes. Mais ces chaînes à elles seules ne justifient pas d’après nous la décision de participer. À celles-ci, nous pensons qu’il faut ajouter la contribution de l’individu en tant qu’agent individuel. Cette participation, Giddens l’avait pensée lorsqu’il écrivait ceci : « Dans des relations sociales entre êtres humains, les seuls objets mobiles sont les agents individuels qui utilisent des ressources pour que des choses se produisent, de façon intention- nelle ou autre. Les propriétés structurelles des systèmes sociaux “n’agissent pas sur” une personne de manière à la “forcer” à se comporter d’une façon particulière comme le feraient des forces de la nature. »18 Que retenir de l’évolution des idéologies sur deux objets aussi incontour- nables que l’arbre de l’Oubli et l’arbre du Retour dans l’histoire du Bénin quatre siècles après ?

17 Birago, Diop, Le souffle des ancêtres, recueil leurres et lueurs, ED. Présence Africaine, 1960. 18 Anthony Giddens, La constitution de la société, Éléments de la théorie de la structuration, Paris, PUF, 1987, p. 239. 94 Carole Fagadé

Entre le Retour et la Présence : les représentations, les usages et les pratiques de communication autour de l’arbre de l’Oubli et de l’arbre du Retour aujourd’hui

Les représentations et les usages

Nous avons procédé par des focus groupe pour collecter les discours de 24 personnes qui ont bien voulu nous accorder leur attention. Nous avons choisi de mener avec deux groupes de 12 personnes des entretiens semi-direc- tifs et avons choisi d’opter pour une observation directe non participante. Les personnes interrogées sont âgées de 31 ans à 60 ans. Ils sont des commerçants, des prêtres religieux, et des guides touristiques. Tous ont une résidence aux alentours de l’arbre du Retour. Pour la plupart des personnes rencontrées, ce sont des résidences familiales. Comment justifier le choix de cette tech- nique d’enquête ? Les théories des représentations sont souvent associées à l’analyse du discours (AD). Elles se penchent sur l’avantage des méthodes qualitatives au détriment de méthodes quantitatives. C’est dans cette logique que l’entretien est considéré comme un outil pertinent et une méthode lisible, compréhensible et capable de fournir des informations sur l’évolution d’une représentation sociale (Lilian Negura, 2006). Perçu sous cet angle, l’entretien est le cadre où émerge le discours, principal support pour analyser les repré- sentations (Moscovici, 1976)19. De son côté, l’analyse du discours appelle à un double objectif : d’abord, elle doit tenter de comprendre la subjectivité de l’énoncé, c’est-à-dire sa signification selon l’émetteur. Ensuite, elle doit comprendre l’objectivité de l’énoncé, c’est-à-dire sa pertinence pour le récep- teur ou pour le groupe social en question. C’est aussi pour cette raison que l’analyse du discours est convenable pour l’étude des représentations sociales car ces dernières « enracinent le discours dans un contexte symbolique familier pour les deux participants classiques de la communication » (Lilian Negura, 2006)20. Pour soutenir ce même fait, Francine Mazière écrit dans son livre consacré à l’analyse du discours ce qui suit : « l’AD ne sépare l’énoncé ni de sa structure linguistique, ni de ses condi- tions de production, historiques et politiques, ni des interactions subjectives, ni des préconstruits qui contraignent le sens. C’est à l’intérieur de ce programme qu’elle définit ses procédures de lecture. »21 Il apparaît dans nos analyses des discours que les représentations sociales de l’arbre du Retour s’organisent

19 Serge Moscovici, La psychanalyse, son image, son public, Paris : Presses Universitaires de France, 1976, p. 38. 20 Lilian Negura, « L’analyse de contenu dans l’étude des représentations sociales », Sociologies [Online], Theory and research, Online since 22 October 2006, connection on 29 October 2019. http://journals.openedition.org/sociologies/993. 21 Francine Mazière, L’analyse du discours, Paris, PUF, 2005, p. 9. Approche matérielle des espaces réservés à la mort et aux morts 95 avant tout autour de « la mort ». Mais, nous observons que cette connotation ne définit plus à elle seule les représentations de l’arbre. La « mort » a évolué aujourd’hui et semble coexister avec la « présence ». Mais coexiste-t-elle effec- tivement avec la « présence » ou la remplace-t-elle ? L’analyse thématique ne nous a pas permis de répondre effectivement à cette question. Ce que nous avons remarqué c’est que le contenu des discours porte essentiellement sur la « présence » plutôt que sur le « retour ». En effet, l’arbre du Retour symbo- lise aujourd’hui aux yeux des enquêtés la croissance ou la perpétuité. Ce qui signifie déjà que l’histoire ne sera jamais éradiquée. Ici l’arbre est gage du renouvellement perpétuel de toute l’histoire de l’esclavage au Bénin. Mais, l’arbre du Retour s’inscrit également dans le fait social. Il incite à la bonne moralité. Les bruits que les branches de l’arbre du Retour émettent sont un véri- table instrument pour jauger l’honnêteté des usagers de cette place devenue aujourd’hui publique. « On a peur d’y rester si on n’est pas franc, si on est de moralité douteuse ». La sensation que les esprits des esclaves sont encore présents sur les lieux contraint les femmes et les hommes à avoir des pensées positives dans cet espace : « On ne profère pas des paroles négatives à l’endroit de quelqu’un sous cet arbre ; sinon on a le retour soi-même (retour à l’envoyeur) ».

L’arbre de l’Oubli et l’arbre du Retour comme espaces de communication

L’arbre du Retour est un espace de règlements de compte entre des indi- vidus. C’est un lieu approprié pour traiter des mécontentements, des diffé- rends entre les individus, jeunes et vieux, à propos de tous les jours. Sous l’arbre on peut aussi tenir des réunions dans le cadre de l’organisation d’un événement concernant le village. Il est de même possible de discuter à propos d’autres sujets le plus souvent au cours de simples causeries entre frères et amis. Les moments de fréquentation de l’arbre sont variés : l’aube, le matin, midi, l’après-midi, le soir, très tard dans la nuit. Il n’existe aucune interdiction quant à l’heure de fréquentation de la place. Un autre usage de l’arbre du Retour est lié aux incantations. Les consti- tuants de l’arbre du Retour sont utilisés dans les cérémonies de sortie de l’enfant dans la famille royale des Kakanakou et des Dossougoin. On s’en sert aussi pour traiter certaines maladies. Par ailleurs, il faut noter certaines idées fausses à propos de l’arbre du Retour. Comme par exemple l’idée selon laquelle les esprits des hommes qui sont ensevelis empêchent un individu de réaliser un projet lorsque celui-ci le conçoit sous l’arbre du Retour. Ou bien l’idée selon laquelle on peut utiliser les constituants de l’arbre pour envouter quelqu’un (notamment l’éléphantiasis, le gonflement des pieds). 96 Carole Fagadé

Conclusion

L’arbre est un objet important quand on aborde le sujet de la mort dans l’histoire du Bénin en général et dans l’histoire de l’esclavage du pays en parti- culier. C’est un objet susceptible d’accueillir le Retour des esprits des individus partis en esclavage, une fois qu’ils sont morts. Ce Retour spirituel nécessaire, selon les croyances indigènes, n’est effectif qu’à l’issue de deux rituels dont l’un est consacré à l’Oubli et donc à l’effacement ou la mort, et l’autre au Retour. Aujourd’hui, plusieurs siècles après l’abolition de l’esclavage, ces lieux histo- riques réservés respectivement à la mort et aux morts sont l’objet de représen- tations et d’usages sociaux, notamment l’arbre du Retour.

Carole Fagadé MICA EA 4426 Université Bordeaux Montaigne [email protected]

Résumé Cet article étudie l’institution de la mort et du retour de l’âme dans l’histoire de l’esclavage au Bénin. Il montre comment les rituels traditionnels liés à l’esclavage sont autant de pratiques, mais aussi de rites d’institution de la mort et du retour. Il montre précisément la participation de l’esclave dans cette institution, de même que les sens et les représentations des habitants de ces espaces réservés à la mort et aux morts, plusieurs siècles après l’esclavage. Mots-clés L’Oubli et le Retour, pratiques, rites d’institution, la mort, Bénin. Abstract This study is about the institution of death and the return of the soul in benin’s slavery history. It shows how the traditionals rituals of slavery are not only practices, but also rites of the institution of death and return. It shows precisely the participation of the slave in this institution, as well as the inhabitants’s senses and representations regarding this spaces reserved for death and dead, several centuries after slavery. Keywords Oblivion and retun, pratices, rites of institution, death, Benin. La toilette mortuaire en soins palliatifs : une mise en corps et en espace de la mort

Frédérique Drillaud

Dans les années 70 en France, un groupe d’experts a été mis en place afin de réfléchir à la prise en charge des malades en fin de vie et c’est en 1986, dans un contexte où le sida (maladie incurable) bouscule le monde médical, que les soins palliatifs ont été officialisés devenant alors un lieu institutionnel dédié à l’accompagnement des mourants. Ils représentent un milieu novateur au sein du modèle médical biotechnologique dominant, s’appuyant pour cela sur la théorie de la souffrance globale, « total pain », élaborée dans les années 60 en Grande Bretagne par l’infirmière devenue médecin Cicely Saunders, une pionnière des soins palliatifs. Elle y recommande une approche holistique de la personne malade incluant pour cela l’accompagnement des dimen- sions physique, psychologique, sociale et spirituelle. En soins palliatifs, une équipe interdisciplinaire est présente afin d’accompagner la personne malade qui ne peut être guérie ainsi que son entourage. Dans ce contexte, la toilette mortuaire illustre à elle seule la large dimension symbolique et éthique que revêt l’accompagnement en soins palliatifs, lieu où la mort ne peut être évitée. Cet accompagnement ultime prodigué par les soignants, ce face-à-face avec la mort, correspond à une mise en corps et en espace de cette dernière où sont aussi bien considérés les vivants que les morts. À l’aide de mes différents terrains anthropologiques, j’illustrerai dans un premier temps la démarche des soins palliatifs à travers le récit d’une toilette mortuaire, et dans un second temps, il s’agira d’explorer ce qui se joue lorsque la mort est prise en considération.

La toilette mortuaire d’Anna

Anna a 90 ans, elle est d’origine autrichienne et a pour langue maternelle l’allemand. Elle a appris le français au Liban lorsqu’elle a rencontré un italien parlant français, qui est devenu son mari. De leur union sont nés deux garçons qui ont aujourd’hui 69 et 65 ans. L’ainé, qui a deux fils également, vit dans la région bordelaise, son frère quant à lui vit en Bretagne et n’a pas d’enfant. 98 Frédérique Drillaud

Anna est veuve d’une seconde union et vit depuis avec une amie de longue date dans une maison en région bordelaise. En provenance du service de gériatrie, elle a été accueillie dans le service de soins palliatifs le 14 décembre suite à un choc septique (une défaillance circulatoire aiguë). Elle y décèdera le 18 décembre. Ce matin-là, il était prévu que j’assiste à l’entretien d’ac- cueil d’une personne arrivée dans le service, mais la cadre de santé m’annonça qu’Anna venait de décéder et que je pouvais assister à sa toilette mortuaire si je le souhaitais toujours. En effet, ce même matin, je lui avais demandé s’il serait possible, si les soignants étaient d’accord, que je puisse assister à une toilette mortuaire. Il me semblait en effet important d’assister aux différentes pratiques de l’accompagnement en soins palliatifs mais cette dernière revêtait un caractère particulier. En effet, les pratiques auxquelles j’avais assisté jusque- là étaient en lien avec des personnes mourantes certes, mais encore vivantes et conscientes de ma présence. Dans le cas de la toilette mortuaire, ce ne serait pas le cas et bien qu’il fût évident pour moi d’y assister si cela était possible afin de mieux comprendre ce qui se joue jusqu’au dernier soin, je ressentis également une forme d’imposture à vivre ce moment. Imposture qui s’est dissipée lorsque j’ai su qu’une aide-soignante stagiaire serait présente égale- ment et lorsque j’ai pu ressentir l’accueil positif qui était fait à ma demande. J’allais avoir l’occasion et l’honneur d’assister non seulement à ce soin ultime mais également à la transmission de cette pratique entre soignants. Je n’avais pas eu l’occasion de rencontrer Anna auparavant, la seule connais- sance que j’avais d’elle était la fiche synthèse réalisée par le médecin. Lorsque l’aide-soignante stagiaire et moi-même sommes entrées dans la chambre, une infirmière et une aide-soignante étaient en train de préparer la chambre en vue de cette toilette, le corps d’Anna reposait sur le lit. Nous nous sommes installées spontanément dans un coin afin de perturber le moins possible ce qui allait se produire sous nos yeux. Je n’imaginais pas qu’à travers les gestes et les paroles des soignantes je ferai quelque part un peu connaissance avec Anna. En effet, une musique classique les accompagnait, celle qu’adorait Anna comme nous dit l’infirmière. Elle nous montre alors un bracelet sur lequel doit être indiqué le nom, la date et l’heure du décès pour le dépositoire et précise que pour sa part, elle attend toujours que les proches soient passés dire un dernier au revoir avant de poser le bracelet au poignet. Je pense alors à ce parallèle frappant avec la naissance, à la différence près qu’en maternité, les parents repartent avec le bracelet de naissance de leur enfant tel un trophée. Nous assistons alors à la mise en ordre de la chambre qui consiste à démé- dicaliser l’espace en enlevant tous les objets techniques et à mettre en avant les objets intimes d’Anna. Les cartes et photos de ses proches sont disposées harmonieusement sur une table auprès d’elle, avec son parfum et une orchidée à laquelle elle tenait. L’infirmière nous dit que lorsque la personne est croyante, en indiquant que ce n’est pas le cas d’Anna et que c’est d’ailleurs de moins en La toilette mortuaire en soins palliatifs : une mise en corps et en espace de la mort 99 moins le cas, mais lorsque ça l’est et que la personne a un objet de culte, il est déposé sur son lit. Elle nous explique que cette mise en place est réalisée afin de faciliter l’accessibilité des proches, le lien, et que ce n’est pas facile. À partir de ce moment-là, la parole est réservée à Anna à qui l’infirmière s’adresse comme si elle était encore vivante. Alors qu’elle prévient Anna des gestes délicats comme l’obstruction des orifices naturels, l’aide-soignante lui tient la main. Il en sera de même peu après lorsque le médecin passera pour effectuer l’ablation du pace- maker d’Anna, acte obligatoire. Cette parole adressée à un corps sans vie semble aller de soi pour ces trois soignantes. Une fois ce geste réalisé, le médecin caresse Anna et laisse les soignantes œuvrer. C’est ensuite une alternance de gestes techniques et de gestes personnalisés, tous effectués avec une extrême délica- tesse aussi bien par l’infirmière que par l’aide-soignante. La même délicatesse que j’ai pu relever lors de mes observations précédentes, à la seule différence que les personnes étaient encore vivantes. L’interaction entre ces soignantes ne passe alors plus par la parole mais uniquement par des regards complices qui rythment ces gestes. La toilette est réalisée de haut en bas du corps, Anna est ensuite habillée avec des vêtements qu’elle affectionnait, coiffée avec sa brosse aspergée de son parfum et tout en lui mettant du baume sur les lèvres, l’infir- mière lui dit « J’ai acheté le même baume à lèvres que vous. » Après plus d’une heure de soin, nous nous retirons en laissant derrière nous le corps sans vie d’Anna dans un espace organisé de manière à ce que ses proches puissent s’y retrouver. Dans le couloir, l’aide-soignante stagiaire évoque le fait que les toilettes mortuaires se font de moins en moins, à quoi l’infirmière répond :« Ici, le soin ne s’arrête pas à 11h05 lorsque le cœur a cessé de battre ». Elle lui explique alors qu’elle a pu se libérer une heure, ce qui n’existe pas dans d’autres services, parce qu’en soins palliatifs c’est un soin au même titre que les autres, et elle lui rappelle qu’ils ont pour mission d’accompagner non seulement les personnes malades mais aussi leurs proches et qu’à travers ce dernier soin c’est aussi l’accompagnement des proches qui est réalisé. En effet, à travers la toilette mortuaire, au-delà des gestes techniques, le soignant effectue des gestes symboliques, respectueux de la singularité du patient et de son entourage qu’il a accompagné jusque-là. La chambre hospitalière devient le lieu d’une ritualisation qui semble mettre en scène, à l’aide de mots, de gestes et de silences, le passage de la présence à l’absence de l’occupant de cette chambre ainsi que le passage du visible à l’invisible de l’occupant de ce corps. À travers la matérialisation de la préparation du corps du défunt et de l’espace chambre semble se jouer la configuration d’un espace imaginaire lié à la mort où le prendre soin ne s’arrête pas lorsque le cœur a cessé de battre. Ce dernier soin semble être l’aboutissement de tous les soins qui l’ont précédé, il y règne le même respect du lien à l’autre qui sous-tend la démarche palliative. 100 Frédérique Drillaud

À travers la toilette mortuaire, les gestes et les paroles de ces soignantes en lien à ce corps sans vie témoignent du lien aux autres vivants. Aussi, cela soulève la question suivante : à travers le face-à-face avec la mort, est-ce un face-à-face avec la vie qui se révèle alors ?

L’effet-miroir de la mort sur la vie

La fin de vie en soins palliatifs est un contexte tout à fait spécifique qui soulève de nombreuses questions dans le sens où la mort n’est pas encore, mais l’issue vers elle est certaine. On peut alors se demander quelle expérience font la personne et les personnes qui l’accompagnent sur ce chemin. L’observation participante en tant que bénévole accompagnante en fin de vie que j’ai réalisée en institution et à domicile durant deux ans et le travail de recherche qui en découla, ont montré que la personne malade confrontée à sa mort proche est alors en quête de sens, ce qui la mène à une dimen- sion réflexive au regard de sa vie passée. Les questions émergentes semblent s’inscrire dans son lien à l’autre, et son besoin de reconnaissance en tant que personne et non en tant que malade devient alors central. Ce questionnement semble s’opérer sous l’effet-miroir de la mort sur la vie qui conduit la personne concernée à une prise de conscience de l’importance de la relation à l’autre. Effet-miroir s’entendant ici comme la transmission d’un reflet dont le contenu modifie le sujet regardant. Lors de mes accompagnements, il était courant que les personnes accompagnées racontent leur vie, me plaçant alors comme témoin de leur parcours de vie. L’expression de l’expérience vécue était pour ces personnes une manière de s’inscrire dans la vie sociale et d’assurer ainsi une certaine permanence de leur identité à travers la reconnaissance d’une personne témoin. C’est à travers le récit de sa vie que la personne confrontée à la proximité de sa mort permet sa permanence et en vient à transmettre ce que le philosophe Paul Ricœur1 appelle « l’identité narrative ». À ses yeux, une même racine irrigue l’histoire et la mémoire : le récit. Et c’est à travers lui, par un mode de conscience de soi, qu’on en vient à l’identité. Ce qui explique que depuis quelques années des biographes hospitaliers interviennent dans certains services de soins palliatifs, créant ainsi un nouveau type d’accompagnement. Une autre étude de terrain menée au sein d’une Unité de Soins Palliatifs a laissé apparaître ce même effet-miroir mais cette fois sous l’angle des soignants. La proximité avec la mort semble donner un sens à leur vie qui se traduirait à travers le lien à l’autre et la volonté de prendre soin de cet autre. Tous les professionnels entretenus ne sont pas dans ce service par hasard et ont du mal à s’imaginer travailler ailleurs. Et beaucoup de ceux que j’ai rencontrés par

1 Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000. La toilette mortuaire en soins palliatifs : une mise en corps et en espace de la mort 101 ailleurs, y compris au Canada, disent la même chose. Ces soignants n’ont pas manqué de relever le phénomène qui conduit les personnes à l’approche de la mort à une prise de conscience de ce qui a vraiment de la valeur à leurs yeux au regard de leur vie et d’ainsi donner un sens à leur parcours de vie. L’anthropologue Yannis Papadaniel décrit la manière dont certains béné- voles d’accompagnement en Suisse tirent un enseignement de leur pratique pour leur propre vie, ces derniers parlant même de « la beauté de la mort » : « Leur expérience de la fin de vie leur donnerait accès à un essentiel, en les enjoignant de ne se focaliser que sur ce qui a vraiment de la valeur »2, ce que j’ai observé également sur le terrain français. J’ai pu en effet constater que les membres de l’équipe accompagnante n’étaient pas exempts de cet apprentis- sage, un processus de « don contre don » s’opérant entre eux et les personnes malades. Le philosophe Frédéric Worms3 parle pour cela d’une expérience de rencontre où deux personnes adviennent à elles-mêmes. Il considère que la situation palliative révèlerait l’importance du soin dans nos vies mais égale- ment dans notre société, parlant pour cela de priorité. L’effet-miroir de la mort sur la vie révèle l’importance du lien à l’autre qui s’exprime alors au travers de différentes attentions de la part de l’équipe soignante envers les personnes malades et leurs proches. Outre l’accompagne- ment institutionnel, la considération de l’autre peut également passer par un chant improvisé et spontané par un binôme infirmière/aide-soignante dans la chambre d’une patiente qui est sensible à cela, l’organisation d’un apéritif dans la chambre d’un patient (une cave à vin est présente dans le service), dans des cadeaux de Noël personnalisés à l’aide des informations récoltées sur chaque patient par chaque membre de l’équipe interdisciplinaire… Ce qui pourrait ressembler à des détails, mais des détails qui permettent à une soignante de dire : « Ce que j’aime ici, c’est qu’on porte les lunettes humanités ».

Un espace dédié où la mort n’est pas occultée mais accompagnée semble révéler la leçon de la mort sur la vie, mettant en exergue les notions de quête de sens et de reconnaissance où la relation à l’autre devient primordiale. La toilette mortuaire en soins palliatifs révèle que le soin porté aux morts met également en jeu le soin des vivants. Comme en témoignent les travaux des sociologues Louis-Vincent Thomas4 et Patrick Baudry5, la mort se situe à l’articulation du singulier et du collectif et questionne les dimensions indivi- duelles et collectives de la société.

2 Yannis Papadaniel, La mort à côté, Toulouse, Anacharsis, 2013, p. 30. 3 Frédéric Worms, Le moment du soin. À quoi tenons-nous ?, Paris, PUF, 2010. 4 Louis-Vincent Thomas,Anthropologie de la mort, Paris, Payot, 1975. 5 Patrick Baudry, La place des morts. Enjeux et rites, Paris, L’Harmattan, 2006 (1999). 102 Frédérique Drillaud

À travers l’effet-miroir de la mort sur la vie, ce sont les formes de solidarité et d’organisation de notre société qui sont interrogées.

Frédérique Drillaud MICA EA 4426 Université Bordeaux Montaigne [email protected]

Résumé En soins palliatifs, une équipe interdisciplinaire est présente afin d’accompagner la personne malade qui ne peut être guérie ainsi que son entourage. Dans ce contexte, la toilette mortuaire illustre à elle seule la large dimension symbolique et éthique que revêt l’accompagnement en soins palliatifs, lieu où la mort ne peut être évitée. Cet accompagnement ultime prodigué par les soignants, ce face-à-face avec la mort, correspond à une mise en corps et en espace de cette dernière où sont aussi bien considérés les vivants que les morts. La chambre hospitalière devient le lieu d’une ritualisation qui semble mettre en scène, à l’aide de mots, de gestes et de silences, le passage de la présence à l’absence de l’occupant de cette chambre. À travers la matérialisation de la préparation du corps du défunt et de l’espace chambre semble se jouer la configuration d’un espace imaginaire lié à la mort où le prendre soin ne s’arrête pas lorsque le cœur a cessé de battre. Un espace dédié où la mort n’est pas occultée mais accompagnée semble révéler la leçon de la mort sur la vie, mettant en exergue les notions de quête de sens et de reconnaissance où la relation à l’autre devient primordiale. À travers l’effet-miroir de la mort sur la vie, ce sont les formes de solidarité et d’organisation de notre société qui sont interrogées. Mots-clés Toilette mortuaire, soins palliatifs, mort, vie, lien. Abstract In palliative care, an interdisciplinary team is present to accompany the sick person who cannot be cured and their family and friends. In this context, the mortuary toilet alone illustrates the broad symbolic and ethical dimension of palliative care accompaniment, a place where death cannot be avoided. This ultimate accompaniment provided by the caregivers, this face-to-face with death, corresponds to a setting in body and space of the latter where both the living and the dead are considered. The hospital room becomes the site of a ritual that seems to stage, with the help of words, gestures and silences, the passage from the presence to the absence of the occupant of this room. Through the materialization of the preparation of the body of the deceased and the bedroom space seems to play out the configuration of an imaginary space linked to death. A dedicated space where death is not occulted but accompanied seems to reveal the lesson of death over life, highlighting the notions of the quest for meaning and recognition where the relationship with the other becomes paramount. Through the mirror effect of death on life, the forms of solidarity and organization of our society are questioned. Keywords Mortuary toilet, palliative care, death, life, connection. Tourisme rouge, tourisme noir : le cas des memorial parks chinois

Vincent Mariet

Depuis une trentaine d’années, le tourisme de mémoire se mue en un tourisme de masse. Investissant des « lieux historiques »1 anciennement touchés par la mort, il s’insère dans un processus global nommé thanatourisme ou « tourisme noir »2. Dans le cas des lieux historiques où se sont déroulés des affrontements guerriers, si en Occident la question de la mise en tourisme de ces lieux de mort n’est pas nouvelle3, en Chine elle date d’une quinzaine d’années, le tourisme de mémoire étant englobé au sein du « tourisme rouge » depuis 2004, d’après la dénomination officielle utilisée par le Bureau central du Parti Communiste Chinois dans son document intitulé « Plan de dévelop- pement national 2004-2010 du tourisme rouge »4. En Europe, le patrimoine lié à la guerre est considéré comme une « marchan- dise de tourisme de grande valeur », un « produit prioritaire au potentiel touristique à développer » ; tandis qu’en Occident de manière générale, il regroupe les « attractions touristiques les plus consommées »5. Cependant, une

1 En opposition aux « lieux de mémoire » de Pierre Nora et selon la qualification de Christine Pflüge citée dans l’avant-propos d’Hélène Camarade, « Lieux historiques, musées et mémoriaux », in Camarade Hélène (éd.), « L’histoire par les lieux. Approche interdisciplinaire des espaces dédiés à la mémoire », Essais. Revue interdisciplinaire d’Humanités, Bordeaux, École Doctorale Montaigne-Humanité, n° 6, 2014, p. 9. 2 Virgili Sandrine, Delacour Hélène, Bornarel Frédéric et al., « “Des flammes à la lumière’’ : 100 ans de dark tourism autour du champ de bataille de Verdun », Actes du Congrès, Metz, Université de Lorraine - laboratoire CEREFIGE, 2015, p. 2. 3 Ibid. Sur ce sujet, voir aussi l’article d’Anne Hertzog intitulé « Tourisme de mémoire et imagi- naire touristique des champs de bataille », Via [En ligne], n° 1, 2012. http://journals.openedi- tion.org/viatourism/1276 (consulté le 12 février 2019). 4 Alexeeva Olga, « La réinvention du passé : quel avenir pour les lieux de mémoire rouge dans la Chine d’aujourd’hui ? », Regards géopolitiques, vol. 2, n° 1, printemps 2016, p. 21. 5 D’après Butler Richard et Suntikul Wantanee, Tourism and War, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2012 ; Minic Natalija, « Development of “dark” tourism in the contemporary society », Journal of the Geographical Institute Jovan Cvijic, n° 62(3), 2012, p. 81-103 ; Smith Valene, « War and Tourism. An American Ethnography ». Annals of Tourism Research, n° 25, 1998, p. 202-227. 104 Vincent Mariet mise en perspective historique entre le tourisme de mémoire et la mort même, au travers de ses représentations et de la place dévolue ainsi à la mort et aux morts, n’a été que peu abordée dans le cas des cultures asiatiques6. En effet, les réflexions portant sur la mise en tourisme des lieux historiques liés à la guerre restent en grande partie issues de recherches anglo-saxonnes se focalisant prin- cipalement sur les champs de bataille du Vieux Continent. En ce qui concerne la Chine et son rapport à la dernière guerre mondiale, en décloisonnant notre regard hors de la sphère euro-occidentale, nous pouvons alors appréhender ce que plusieurs chercheurs anglo-saxons appellent, depuis le début des années 2010, le « souvenir transculturel »7. Cependant, le souvenir des morts n’est-il pas perverti par la transformation progressive, sous la poussée du tourisme de masse et de considérations politico-économiques, de lieux historiques de souf- frances passées en véritables « parcs à thème » guerriers ? N’assisterait-on pas à une « disneylandisation »8 programmée des espaces mémoriaux de l’Empire du Milieu ? En raison du faible nombre de recherches réalisées sur ce thème et encore moins sur l’espace chinois, cet article a ainsi pour objectif de défricher le sujet, en s’appuyant sur une étude de terrain réalisée à l’occasion de trois séjours effectués en Chine entre 2015 et 2020. À partir de trois sites visités dans la Municipalité de Shanghai et dans la province du Jiangsu (le Mémorial des martyrs de Longhua et de la bataille de Shanghai, le Mémorial des martyrs de Jiangyin et de la bataille du fleuve Yangzi, le Mémorial du massacre de Nanjing et du sac de la ville), il apparaît que la représentation de la mort en ces lieux s’inscrit dans un double discours politico-économique en parallèle d’un mimétisme mémoriel dit « universel », voulu et entretenu par le PCC selon les caractéristiques chinoises.

La Chine et le tourisme rouge

En 2004, le Bureau central du PCC, en coordination avec celui du Conseil des affaires d’État de la République Populaire de Chine et celui de l’Admi- nistration nationale du Tourisme de Chine, a lancé un vaste programme de

6 Citons néanmoins Mickaël Lucken qui, dans son chapitre « Le tourisme historique », aborde le cas japonais dans son ouvrage justement intitulé Les Japonais et la guerre 1937-1952, Paris, Fayard, 2013. 7 Graves Matthew et Rechniewski Elizabeth, « From Collective Memory to Transcultural Remembrance », PORTAL : Journal of Multidisciplinary International Studies, vol. 7, n° 1, janvier 2010. https://www.researchgate.net/publication/272731672_From_Collective_Memory_to_ Transcultural_Remembrance (consulté le 2 octobre 2019). 8 D’après la formule-choc de Renaud Ferrand, directeur de la Mémoire, du Patrimoine et des Archives au Ministère de la Défense, lancée lors du débat sur le « tourisme de mémoire » concernant les lieux historiques français liés à la Première Guerre mondiale, en amont du Salon mondial du Tourisme s’étant déroulé à Paris du 20 au 23 mars 2014. Tourisme rouge, tourisme noir : le cas des memorial parks chinois 105 promotion du tourisme rouge pour dans un premier temps l’horizon 2010, reconduit en 2011 puis en 2017 avec vigueur. Ce plan d’action à long terme prévoit le développement systématique de ce type de tourisme au travers de centaines de lieux liés de près ou de loin à la Révolution chinoise et répartis dans toute la Chine9. Le tourisme rouge, basé sur la mémoire collective spécifique à la Chine elle-même nommée « mémoire rouge »10, a pour matrice la guerre civile chinoise (1927-1950), la Seconde Guerre sino-japonaise (1937-1945) et la construction de la « Nouvelle Chine » d’après la Seconde Guerre mondiale. En 1978, suite à la réouverture économique du pays sous l’impulsion de Deng Xiaoping et après de nombreuses disputes au sein du PCC, il est fina- lement décidé de mettre en valeur, par le biais du tourisme, de l’éducation et de la culture, l’héritage rouge d’essence maoïste. La croissance économique aidant, l’industrie touristique chinoise apparaît, depuis le milieu des années 1990, comme un domaine en pleine expansion où les secteurs publics et privés investissent de plus en plus massivement afin de satisfaire au mieux les touristes toujours plus nombreux ; les déplacements annuels pour le tourisme rouge étant évalués, d’après Anne Jaurès, à 800 millions pour l’année 2015, avec une progression annuelle de 15 %11. Le tourisme rouge représente ainsi aujourd’hui un quart du total des déplacements touristiques à l’intérieur de la Chine, et cet indéniable succès, fruit d’efforts engagés par les autorités tant sur le plan économique que sur le plan politique, repose en grande partie sur la jeunesse chinoise avide de nouvelles expériences étonnantes. L’Administration nationale du Tourisme, ciblant notamment un public né à la fin du XXe siècle, a fait construire ou réaménager de nombreux lieux histo- riques et mémoriaux déjà existants en « “parcs à thème’’ dignes de Disneyland dans ces hauts lieux de lutte révolutionnaire »12. Dans ces « Martyr’s Memorial Parks », peuvent effectivement se côtoyer attractions traditionnelles (grande roue, tour panoramique) permettant d’apercevoir le site dans son ensemble ; expositions d’armements lourd (canons, obusiers) pour se représenter la ligne de front lors d’un parcours thématisé ; ou encore espaces de jeux vidéo (straté- gie, infiltration, tir) au sein même du musée afin de pouvoir rejouer la bataille. En effet, dans l’Empire du Milieu actuel, la part de vidéoludisme dans l’esprit

9 Pei Yushen, Bourdeau Philippe (éds), « Le tourisme de mémoire en Chine : type Tourisme Rouge », mémoire de master en Géographie, Aménagement, Environnement, Développement - parcours Tourisme, Innovation, Transition, Grenoble, Université Grenoble-Alpes / Institut de Géographie Alpine, 2017, p. 7-10. 10 Ibid., p. 14. 11 Jaurès Anne, « Le tourisme rouge en Chine : véritable engouement ou carte forcée ? », Monde chinois, n° 29, 2012, p. 90-91. 12 Alexeeva Olga, « La réinvention du passé : quel avenir pour les lieux de mémoire rouge dans la Chine d’aujourd’hui ? », op. cit., p. 21. 106 Vincent Mariet des jeunes chinois n’est pas à négliger car ayant une influence sérieuse quant à leur manière de percevoir la représentation de la mort dans des espaces origi- nellement touchés par celle-ci et maintenant aménagés pour les loisirs13. Ainsi, sur des sites historiques liés à la Seconde Guerre mondiale, une scénographie « à l’américaine », renvoyant autant aux jeux vidéo qu’au cinéma hollywoo- dien qui les ont inspirés, est en effet souvent mise en place. Par conséquent, où se situe « la place des morts »14 dans un tourisme de mémoire devenu un « produit touristique de la culture et de l’esprit » ?15 Comment peut-elle être en adéquation avec le développement planifié d’un territoire ? L’observation et l’étude de lieux conceptualisés, agencés et transfor- més, dans l’espace culturel chinois, permettent de montrer comment peut être représentée la mort selon des codes propres à l’entertainment.

De lieux sacralisés aux espaces de divertissement

Dans la Chine contemporaine, la représentation de la mort, notamment due à la guerre, s’apparente à l’une des formes ou expressions du patriotisme. De nature laïque, elle reste néanmoins indissociable de la pensée chinoise où la mort est considérée comme la transformation du qi de l’être vivant, qui s’ins- crit donc dans la continuité de la vie elle-même16. Symboliser la disparition dans des lieux sacralisés renvoyant à des périodes historiques sombres vécues par le pays est alors un des moyens mis en œuvre pour représenter la mort. Au mémorial de Nanjing, espace éminemment sacralisé où l’on se doit d’être silencieux et de faire preuve de respect envers les morts, une certaine distanciation est appliquée lors de la mise en place du parcours de visite. Le suivi d’un chemin balisé, tracé à moyenne distance du « mur du souvenir » ou encore des charniers, permet ainsi de laisser libre champ aux âmes des morts – dans ce « vide primordial » d’inspiration taoïste17. Si l’importance de la géomancie dans la culture chinoise amène à considérer sérieusement la disposition du site-mémorial selon des préceptes de nature philosophique, l’athéisme prôné par le PCC l’aligne en parallèle sur des références mondia- lisées d’inspiration occidentale pouvant somme toute paraître paradoxales.

13 La Chine se place maintenant première en nombre de joueurs et en termes de revenus liés aux jeux vidéo : « Top 100 Countries by Game Revenues », Newzoo [En ligne]. https://newzoo. com/insights/rankings/top-10-countries-by-game-revenues/ (consulté le 19 février 2019) ; « L’industrie du jeu vidéo en Chine », Indie Game Factory [En ligne]. https://indie-game- factory.eu/lindustrie-du-jeu-video-en-chine (consulté le 3 septembre 2019). 14 D’après le titre de l’ouvrage de Patrick Baudry, La place des morts. Enjeux et rites, Paris, L’Harmattan, coll. « Nouvelles études anthropologiques », 2006. 15 Pei Yushen, Bourdeau Philippe (éds), « Le tourisme de mémoire en Chine : type Tourisme Rouge », op. cit., p. 8. 16 Cheng Anne, Histoire de la pensée chinoise, Paris, Seuil, 1999, p. 454. 17 Margat Claude, L’Échappée chinoise, Paris, Éditions du Canoë, 2019, p. 157. Tourisme rouge, tourisme noir : le cas des memorial parks chinois 107

Ainsi, la monumentalisation du mémorial de Nanjing est couplée à une artia- lisation puisant dans des repères universels et normatifs, à l’image de la croix chrétienne, vidée de sa substance religieuse sans pour autant être reniée et qui devient par conséquent un point de repère de l’espace de mort. Au sein de ce dernier, au fil du cheminement, le rapport à l’invisible étant primordial dans la pensée chinoise, l’échange symbolique entre les vivants et les morts s’effectue donc par le biais d’une mise en scène de l’invisible, permettant de « retenir les morts » vivant dans « le monde invisible », maintenus par un « flux vital » comme celui « qui d’année en année fait revenir la végétation »18. De fait, la symbolique des plantes y est particulièrement prégnante. Que ce soit à Nanjing ou à Shanghai, le « paysage allégorique de la mort »19 y est matérialisé par un chemin encadré de bambous débouchant sur un ancien lieu de mort ; à Nanjing le charnier dit « des 10 000 cadavres », à Shanghai le lieu d’exé- cution des condamnés près du temple de Longhua. Parmi les nombreuses symboliques attribuées au bambou, celle de la résilience corollaire de la paix après la guerre est en effet un exemple d’harmonie retrouvée entre le monde naturel et l’humain, la mort et la vie, selon le principe du yin et du yang. Aux côtés des bambous, sont aussi très présentes, dans les memorial parks, les fleurs de lotus, symbolisant la vitalité et les âmes réincarnées purifiées tandis que les chrysanthèmes jaunes évoquent le renouveau et la vie qui se poursuit en des lieux meurtris. Enfin, la représentation de la mort sacralisée se fait également par la disposition d’une flamme en souvenir des morts, des « martyrs de la Révolution », au sein du site-mémorial. Cependant, en ayant comme objectif de promouvoir une narration trans- nationale de la mort due à la guerre à destination de touristes-consommateurs, les administrateurs chinois ont ainsi lancé la création de nouveaux concepts. Au même titre que d’anciens abattoirs et installations industrielles sont trans- formés en centres commerciaux d’attractions à Shanghai20, les sites-mémo- riaux sont eux aussi aménagés de telle sorte qu’ils puissent s’intégrer dans leur territoire en tant que lieu de divertissement ouvert faisant partie inté- grante de l’espace public. En prenant l’exemple des memorial parks de Jiangyin dans le Jiangsu et de Longhua à Shanghai, l’un semi-naturel le long du fleuve Yangzi, l’autre entièrement urbain dans le district de Xuhui, il apparaît que la création de parcours et autres circuits ouvre l’ensemble du site à la totalité de

18 Javary Cyrille, La souplesse du dragon. Les fondamentaux de la culture chinoise, Paris, Albin Michel, coll. « Espaces libres », 2017, p. 64-68. 19 Jullien François, « La conception du monde naturel, en Chine et en Occident, selon Tang Junyi (La valeur de l’esprit de la culture chinoise) », Extrême-Orient, Extrême-Occident, n° 3, 1983, p. 117-125. 20 À l’image du « 1933 Old Mill Fun », abattoirs-usine d’avant-guerre et espace de mort recon- verti en centre commercial regroupant restaurants et boutiques, manèges et attractions, bureau du tourisme et musée d’histoire, etc. 108 Vincent Mariet l’espace constituant le « champ de bataille » ou la « carte de guerre » ; espace de mort dans le passé, espace de vie dans le présent. Ceci entraîne l’émergence de nouvelles représentations et usages des mémoriaux, qui deviennent des lieux d’hybridation des pratiques21. La mise en valeur des champs de bataille consiste par conséquent à les transformer en « lieu d’histoire » (aménagement de chemins, installation de panneaux explicatifs), en « lieu de mémoire » (mise en avant des ruines, restauration de monuments), en « lieu de randonnée » (voies vertes, parcours sportifs) et en « lieu d’exposition artistique » (classique et militaire, contemporaine et universaliste). Au sein de ce large espace, la scénographie mise en place tout au long du parcours de visite du site-mémorial ainsi que l’organisation de cet espace s’organisent généralement selon l’ordre suivant : le parc extérieur, puis le lieu historique en tant que tel, et enfin le musée. Hugo Remark, considérant les espaces muséographiques comme des « constructions narratives »22, explique que la mise en discours du passé se fait selon les mêmes principes que celle du récit de fiction. En Chine, la mise en scène qui l’accompagne, issue d’une volonté politico-économique selon un modèle de développement planifié, se matérialise donc sous la forme de ces memorial parks, intégrés à l’espace public ; ces parcs où l’on nous met sur les traces des « morts en martyr », que ce soit à Nanjing, au parc Huangshan à Jiangyin, ou en suivant le « chemin rouge » à Shanghai23. La mise en divertissement de ces lieux particuliers, de plus en plus investis par le grand public, s’accompagne du développement d’un tourisme singu- lier qui s’appuie sur la visite de ces espaces touchés et/ou dévolus à la mort et où celle-ci, du fait de l’imaginaire et de la pensée inconsciente des jeunes contemporains fortement influencés par la gamification quant à leur vision de la guerre, peut y être représentée de manière ludique et spectaculaire.

Entre thanatourisme et ludification

Si l’invention d’une politique touristique et culturelle autour de la guerre répond à des enjeux d’aménagement du territoire, la construction d’un memorial park est pour sa part un des moyens utilisés pour le valoriser. En effet, les fonctions culturelles diversifiées du mémorial (musée, centre de recherche, lieux d’exposition et de concert, etc.) en font ainsi un outil d’aménagement privilégié destiné à équilibrer l’offre touristique dans un territoire en marge.

21 Hertzog Anne, « Tourisme de mémoire et imaginaire touristique des champs de bataille », op. cit., p. 12. 22 Remark Hugo, « Les expositions d’histoire comme constructions narratives », in Camarade Hélène (éd.), « L’histoire par les lieux. Approche interdisciplinaire des espaces dédiés à la mémoire », Essais. Revue interdisciplinaire d’Humanités, Bordeaux, École Doctorale Montaigne- Humanité, n° 6, 2014, p. 55-67. 23 « Découverte du chemin rouge », Meet in Shanghai [En ligne]. http://fra.meet-in-shanghai. net/the_red_tours.php (consulté le 4 novembre 2019). Tourisme rouge, tourisme noir : le cas des memorial parks chinois 109

Sur les nombreux anciens champs de bataille reconvertis que compte le territoire chinois, un nouveau tourisme se fait par conséquent jour : le thana- tourisme. Ce tourisme particulier, qui se bâtit sur la base de catastrophes de tous types et donc des morts dues aux guerres, mêle deux tendances : la mondialisation touristique dans son ensemble et les particularismes d’enjeux locaux de développement du territoire24. Ainsi, la mise en divertissement d’un espace touché par la mort pour en faire une destination désirable impose de s’interroger sur les représentations de la mort associées aux violences de guerre ainsi qu’aux registres utilisés permettant de les rendre acceptables. Il faut en effet, en premier lieu, donner de quoi voir d’impressionnant au grand public25. Les processus d’exhumation des traces et le marquage ou la déli- mitation des lieux de conflit doivent conférer de la visibilité à des éléments que l’on ne peut appréhender immédiatement puisque appartenant au passé. De ce fait, la reconstitution historique en constitue une modalité particulière puisque instituant un semblant de vérité à travers des mises en scène pseudo- réalistes et spectaculaires26. La théâtralisation chinoise de la mort guerrière se matérialise par des bas-reliefs représentant des figures humaines ou encore par d’imposantes sculptures d’art réaliste d’hommes et de femmes couleurs grise et carmin s’effondrant sous les balles. Cette narration visuelle de la mort, dramatique et tape-à-l’œil, donne un cachet cinématographique à la scénogra- phie du parc mise en place sur le chemin du visiteur. La reconstitution et/ou la représentation de la bataille passée passe ainsi par exemple à Jiangyin, par la réinstallation dans les bunkers d’origine de canons tout au long du parcours ; à Shanghai, par l’installation d’un corps brisé monumental allongé en position latérale sur le sol ; ou à Nanjing, par la représentation en pierre blanche d’un corps déchiqueté. Dans ce dernier mémorial, la mise en lumière des squelettes issus des historiques charniers redécouverts dans les années 1980 ajoute à la spectacularisation morbide du lieu. La pédagogie est ainsi nettement mise de côté, pour ne garder que la mise en scène grandiose, qu’elle soit classique ou modernisée au moyen de nouvelles technologies (hologrammes, écrans incurvés, cinémas 4D et à 360°, etc.) toujours plus immersives. Les administrations chinoises en charge de développer le tourisme utilisent les mêmes ressorts que ceux de l’ouverture économique. C’est pourquoi, dans le but d’attirer un public urbain jeune et curieux, la délimitation d’enclaves territoriales mémorielles s’accompagne bien souvent de la construction de circuits touristiques ponctués de « parcs à thème »27. Le mémorial de Longhua

24 Folio Fabrice, « Dark tourism ou tourisme mémoriel symbolique ? », Téoros [En ligne], n° 35(1), 2016, p. 1. http://journals.openedition.org/teoros/2862 (consulté le 4 novembre 2019). 25 Hertzog, Anne, « Tourisme de mémoire et imaginaire touristique des champs de bataille », op. cit., p. 12. 26 Ibid. 27 Ged Françoise, « Shanghai : du patrimoine identitaire au décor touristique. Le laboratoire de 110 Vincent Mariet est particulièrement représentatif de la mise en divertissement d’un ancien espace de mort par le biais d’attractions, installées au sein même du mausolée : bâtiments néo-futuristes de formes pyramidales et sphériques, diffusion de musique dans les allées et les tunnels, café-restaurant et espaces jeux vidéo dans le bâtiment-mémorial. Dans les espaces muséographiques, le visiteur du parc lui-même est invité à devenir joueur et à tuer les différents agresseurs de la Chine des années 1930-1940 jusqu’à ce que sa propre mort éventuelle marque le game over. Cet exemple éloquent montre comment la reconver- sion d’espaces originellement dévolus à la sacralisation de la mort suppose des pratiques socio-spatiales innovantes. Les memorial parks, tenant à la fois du musée patriotique de plein air et du parc d’attractions, en sont donc ainsi la parfaite illustration. Lieux de consommation du patrimoine historique et militaire chinois, ces parcs de loisirs d’un genre nouveau contribuent donc fortement au renouvelle- ment de la popularité, auprès des jeunes touristes intérieurs du pays, d’espaces mémoriels alors vus comme figés et où se trouve maintenant représentée la mort de manière cinématographique ou ludique à visée divertissante ; espaces rarement visités par les Occidentaux, ces derniers étant plutôt en quête d’une Chine culturellement authentique, immuable et paisible28…

Conclusion

L’objectif de cette recherche est d’étudier l’évolution de la mise en tourisme de sites meurtris particuliers, soit trois champs de bataille situés dans la Municipalité de Shanghai et dans la province du Jiangsu, sur ces trente dernières années. Les résultats de cette recherche mettent en évidence la manière dont l’offre de tourisme s’est structurée dans le temps, opérant progressivement une mise en tourisme tournant autour d’un récit de fiction n’ayant plus de contenu politique offensif à proprement parler mais conser- vant toujours cette description romantique du passé révolutionnaire et de ses morts en martyr. Progressivement, à mesure que la distance temporelle croît par rapport à l’événement – la bataille en son lieu – la vision de la mort devient plus claire et sa représentation peut alors entrer dans une phase de ludification s’insérant dans un processus de thanatourisme. Ouverte à un renouvellement qui la déleste progressivement de certaines contraintes originelles, le change- ment générationnel et les nouvelles technologies aidant, la mort n’est donc plus un frein mais un tremplin à l’entertainment. Nous observons ainsi le

la nouvelle Chine », Les Annales de la recherche urbaine, n° 72, 1996, p. 79-88 ; Duthion Brice, Walker Lionel, Les patrimoines touristiques naturels, historiques, culturels, Paris, De Boeck, coll. « Tourisme compétences & métiers », 2015, p. 46. 28 Voir David Béatrice, « Tourisme et politique, la sacralisation touristique de la nation chinoise », Hérodote, n° 125, 2007/2, p. 143-156. Tourisme rouge, tourisme noir : le cas des memorial parks chinois 111 passage du tourisme de mémoire au tourisme de divertissement, pour arriver à une tension entre la sacralisation et le loisir au sein de parcs d’attractions, qui se placent à mi-chemin entre le tourisme rouge et le tourisme noir.

Vincent Mariet UMR 7266 LIENSs Université de La Rochelle [email protected]

Résumé Depuis une trentaine d’années, le tourisme de mémoire se mue en un tourisme de masse. En Chine, il se dilue dans un « tourisme rouge » officiel qui lui-même s’insère dans un processus global de thanatourisme. Les anciens champs de bataille, espaces mémoriels sacralisés, sont maintenant le théâtre d’une mise en divertissement sous la forme de memorial parks. Cet article a pour objectif de montrer comment et par quels moyens est représentée la mort due à la guerre et quelle est alors la place des morts dans ces lieux historiques au passé sombre. Mots-clés Tourisme rouge, thanatourisme, sacralisation, ludification,memorial parks. Abstract Over the last thirty years, remembrance tourism has become mass tourism. In China, it is being diluted in an official “red tourism” which is itself a part of a global process of thanatourism. The former battlefields, sacred memorial spaces, are now the scene of entertainment taking the form of memorial parks. The aim of this article is to show how and by which ways death due to war is represented and which place the dead have in these historical places concerned by a dark past. Keywords Red tourism, Dark tourism, sacralisation, gamification, memorial parks.

Représentations littéraires

Les lieux de la mort dans les Contes fantastiques du pavillon des loisirs de Pu Songling

LIU Xinyi

Les Contes fantastiques du Pavillon des loisirs (Liao Zhai Zhi Yi), appelés aussi Les Contes de Pu Songling ou encore Chroniques de l’étrange, ont été écrits par Pu Songling à la fin du XVIIe siècle. Ils mettent en scène l’imagination populaire du peuple chinois. Basés sur une connaissance élargie du folklore, les contes de Pu personnifient les fantômes, les esprits des renards et les monstres, tout en donnant un côté divin aux humains. L’auteur crée ainsi un univers fantastique, peuplés de créatures surnaturelles et dans lequel se déroulent des événements imaginaires. La mort et les morts constituent les sujets centraux de cette œuvre. Dans la culture traditionnelle chinoise concernant les lieux après la mort, « plu- sieurs croyances existaient simultanément : vie dans la tombe ; vie souterraine aux Sources Jaunes, dans les prisons obscures du Comte Terre ; vie bienheu- reuse dans le Ciel auprès du Seigneur d’En Haut. »1. Ces croyances sont aussi représentées dans Liao Zhai dans lequel le monde des Immortels, le monde humain et celui des Enfers sont liés et pénétrés par la survenue de la mort ; en revanche, les morts peuvent traverser ces trois espaces et « survivent » d’une autre façon. Ainsi, cet article se concentre sur les lieux pour les morts dans cet ouvrage, en insistant sur la visibilité et l’invisibilité de ces lieux. Commençons par la classification de ces lieux. On trouve des images typiques comme la tombe, la maison fantôme, le cercueil vide, l’Enfer, etc. Toutes ces images concernent plusieurs contes dont les rôles sont différents. Par exemple, la tombe constitue généralement un lieu visible pour les morts. Mais dans les contes de Pu, elle mène parfois au monde de l’Enfer, parfois au retour dans le monde humain sous diverses formes, ou bien elle devient même le refuge des esprits des renards (dans le folklore chinois, les revenants prennent souvent la forme de renards, et dans les contes de Pu les mots « renard » ou « renarde » désignent directement un revenant ou une revenante). Et cette ambiguïté entre la visibilité et l’invisibilité magnifie les valeurs esthétiques de cette œuvre.

1 Henri Maspero, Le taoïsme et les religions chinoises, Paris, Gallimard, 1971, p. 35. 116 Liu Xinyi

La tombe

La tombe est un motif récurrent dans Les Contes de Pu Songling. En fait, la culture chinoise distingue trois genres de tombes : 墓(mu), 坟(fen) et 冢 (zhong). Le墓(mu) est au ras de la terre ; le坟(fen) est destiné à un « tertre » plus élevé que la terre, synonyme de tumulus en latin ; et le 冢(zhong), dans Shuowen jiezi, est expliqué comme « un tombeau grand ». Ces trois genres de tombes sont tous réservés aux morts dans les Contes de Pu, mais dans des contextes différents. « La mort sinistre ; la tombe solitaire ; l’âme vagabonde et torturée » sont les étapes de nombreuses histoires typiques de cette œuvre. L’histoire de la « Neuvième Demoiselle Gongsun » et celle de « La revenante Nie Xiaoqian » suivent toutes les deux ce modèle. La Neuvième Demoiselle Gongsun s’est suicidée après la mort de sa mère. Sa tombe solitaire est cernée de peupliers dans le vent et la pluie, loin de son pays natal. Son âme est tombée amoureuse d’un lettré et elle lui demande de réunir les cendres de son corps et de les faire enterrer à côté de son tombeau familial. Pareillement, le cadavre de XiaoQian est enterré seul près d’un temple harcelé par les démons. Son âme demande à un lettré noble de ramasser ses os et de les enterrer dans un endroit plus sûr. Ainsi, la vie peut lui être redonnée. Mais le dénouement de ces deux contes est contraire. Le manque de promesse du lettré Zhu fait éclipser l’ombre de la Neuvième Demoiselle Gongsun en un éclair. Alors que le lettré Ning tient sa promesse et bâtit une nouvelle tombe pour XiaoQian. Ils se marient et XiaoQian donne même naissance à un enfant. Par conséquent, dans Les Contes de Pu Songling, « la tombe solitaire » est devenue non seulement une frontière entre la vie et la mort, mais aussi une barrière entre les fantômes errants et leur renaissance. Elle représente en même temps la vie misérable sans appui de certains personnages féminins avant leur mort. Leur âme ne peut pas ainsi se reposer en paix. Dans les rites funéraires confucianistes, on donne une grande importance au choix de l’endroit de la tombe. La tombe solitaire ou abandonnée doit être absolument évitée. L’en- terrement au pays natal(gui zang归葬)et l’enterrement des conjoints en- semble (he zang合葬)s’enracinent dans les concepts chinois jusqu’à notre époque. Les morts sont considérés comme « les hommes de retour » (gui ren 归人), leur âme doit se réunir avec leurs ancêtres et leur époux(se) dans un autre monde. La tombe constitue aussi un pont liant la visibilité du monde humain et l’invisibilité du monde des fantômes. Dans « La revenante Xue Weiniang », le lettré Feng Yugui se couche près d’une tombe et fait un rêve. Il vient ensuite dans un village où il rencontre un vieil homme. Cet homme lui demande d’épouser sa fille adoptive Xue Weiniang. Quand Feng se réveille, les villageois le croient déjà mort depuis un jour, ils ont peur de lui. Feng comprend ensuite Les lieux de la mort dans les Contes fantastiques du pavillon des loisirs de Pu Songling 117 que ce vieillard qu’il a rencontré est en fait un fantôme dans la tombe. Et il vient de rentrer du monde dans la tombe. Il trouve alors la tombe de Weiniang. Son corps est entier comme de son vivant en dépit de ses vêtements pourris. La femme se lève soudainement. Elle dit au lettré qu’elle s’est suicidée et était enterrée dans le cimetière abandonné où elle a été malmenée par les autres fantômes. Cette histoire suit aussi le modèle précédent. Mais la différence est que non seulement les fantômes ont la possibilité de renaître avec l’aide d’un humain mais aussi les humains ont accès au monde des fantômes. Ils ont le pouvoir de mourir temporairement. La tombe devient ainsi l’entrée dans ce monde surnaturel.

La maison fantôme

Dans Les Contes de Pu Songling, les revenants peuvent « vivre » encore dans le monde humain après leur mort. Ils y ont leur propre abri. Deux genres de maison fantôme se présentent souvent dans cette œuvre. L’une est la maison inhabitée, hantée par les fantômes. Les humains ont peur d’approcher ces maisons. L’autre est la maison se cachant dans un lieu invisible ; l’homme qui veut la trouver perdrait sa route. Les contes comme « Zhang Aduan la fan- tôme » ou « La revenante Xiaoxie » décrivent bien le premier type. Au début de « La revenante Xiaoxie » : « La résidence privée du grand dignitaire Jiang, à Weinan, était hantée. Comme les revenants venaient souvent tourmenter ses habitants, elle avait été abandonnée. Le maître l’avait d’abord laissée à la garde de vieux portiers qui moururent les uns après les autres. Finalement, elle resta totalement inhabitée.2 » Et le conte « Zhang Aduan la fantôme » commence de la même façon. Mais Pu n’a pas l’intention de créer la peur jusqu’au bout. L’épouvante se dissipe après la rencontre entre un humain, souvent un lettré élégant et honnête, et une ou deux pauvres revenantes belles et séduisantes. La maison devient ensuite leur nid de délices. En fait, à part les maisons fantômes existant dans le monde humain, plu- sieurs contes évoquent les tombes qui peuvent se transformer en maison fan- tôme. Par exemple, dans « La revenante Qiaoniang », le lettré Fu veut retrou- ver le village où habite Qiaoniang. Mais « la maison et la cour disparurent dès qu’ils eurent franchi la porte, et il ne resta à la place qu’une tombe abandon- née… »3 Ou à la fin de « Le futur marié » : « Alors que le futur marié était sur le point de partir, il regarda en arrière et vit que la maison et la cour avaient disparu. Il ne restait à leur place qu’une haute tombe… »4

2 Songling Pu, Contes fantastiques du pavillon des loisirs, Beijing, Édition en Langues Étrangères, 2014, p. 1453. 3 Ibid., p. 425. 4 Ibid., p. 141. 118 Liu Xinyi

L’autre genre de maison fantôme, plus hallucinatoire et irréelle, est dé- crit poétiquement sous la plume de Pu. Dans le conte « Yingning la rieuse », Yingning a perdu sa mère renarde et vit avec une revenante. Leur maison se trouve au fond des montagnes : « là, plus de chemin ni de trace de vie humaine, rien qu’une solitude uniquement perturbée par le vol des oiseaux… Au nord du village se trouvait un petit groupe de chaumières. Devant les murs de la clôture, on apercevait des saules pleureurs et dans l’enceinte s’étendaient une multitude d’abricotiers et de pêchers en fleurs séparés par des bosquets de bambous qui s’élançaient vers le soleil. De cette luxuriante végétation, s’échap- paient les incessants gazouillements des oiseaux en liberté. »5 L’environnement ici n’a pas l’air d’appartenir au monde humain. Il est à la fois près et loin de notre univers, souvent apparu dans le rêve. Mais Wang Zifu, homme épris de Yingning, entre accidentellement dans cet univers. Il trouve le chemin à l’aide de sa volonté. On peut constater que dans ces deux genres de maisons fantômes la fron- tière entre la visibilité et l’invisibilité est floue. Une vraie maison fantôme pourrait se transformer en une tombe. L’homme y rencontre les fantômes et même en devient amoureux. La peur disparait rapidement. Mais la maison peut aussi se trouver dans le mirage auquel les humains pourront avoir accès. L’auteur a ici l’intention de recréer un monde humain après leur mort. La dis- tance entre les hommes et les fantômes est réduite au minimum. Ces maisons fantômes existent sous une autre forme dans le monde humain.

La réanimation et la réincarnation dans le monde humain

Après la mort, les hommes des contes deviennent des fantômes. Les fan- tômes n’ont ni corps humain ni forme substantielle. Il leur manque le souffle du Yang. Dans Liao Zhai, les revenantes sont toujours légères. La santé des humains qui vivent avec elles se détériore parce que le souffle du Yin domine chez elle. En revanche, les fantômes ne peuvent pas exister longtemps dans le monde humain. Leur esprit s’envole et se dissipe à moins de posséder un autre corps humain ou de réaliser une réincarnation. Dans le premier cas, l’âme a encore les souvenirs de son vivant. Elle n’em- prunte l’autre corps humain que pour continuer ou « réanimer » sa vie. Les contes comme « Le moine de Changqing » et « Après la mort de Wang Lan » appartiennent à ce premier cas. Le moine de ChangQing est mort. « Son esprit s’envola dans la province du Henan. En cette même journée, le jeune maître d’une famille aristocra- tique était parti à la chasse… Soudain le cheval du jeune maître, comme fou, s’emballa. Le jeune homme fut projeté à terre et mourut sur le coup. À ce

5 Ibid., p. 251. Les lieux de la mort dans les Contes fantastiques du pavillon des loisirs de Pu Songling 119 moment, l’âme du vieux moine pénétra dans le corps du jeune homme et ils ne forment plus qu’un… »6 Mais le moine n’a pas perdu sa mémoire. Il s’iden- tifie encore comme un moine et refuse de manger de la viande, de boire du vin ou de dormir avec les concubines du jeune maître. Il veut retourner à son temple et continuer sa vie austère et pieuse. Dans l’autre conte « Après la mort de Wang Lan », Wang Lan est mort innocent et le roi des enfers veut le récompenser. Il envoie un petit démon et lui donne une pilule d’immortalité d’un renard pour que son âme reste tou- jours avec lui. Il revient alors chez lui et explique tout à sa famille. Il craint que ceux qui le reconnaîtront ne soient effrayés. Il attache donc son âme au corps de son ami Zhang et devient un médecin immortel qui soigne les maladies et est capable de prévoir l’avenir. Mais dans le deuxième cas, il s’agit plutôt de palingenèse. Pour Jankélé- vitch, la palingenèse est bien autre chose que la réanimation – « renaître, ici, c’est recommencer toute une vie depuis le commencement, c’est éclore de nouveau comme au premier matin. »7 Le conte « Réincarnations » raconte l’histoire d’un érudit Liu qui a connu trois vies. Au cours de sa première vie, il est un humain qui a commis de nom- breux méfaits. Après sa mort, il est puni par le roi des enfers qui n’efface pas ses souvenirs et le transforme en cheval pour sa prochaine vie. Il se sent humilié et refuse de manger pendant trois jours, ce qui cause sa mort. Et le roi des enfers pense qu’il n’a pas mené à terme son service. Il est puni de nouveau pendant sa troisième vie et devient un chien. Il arrache alors un gros morceau de chair à son maître qui alors le bat à mort. Après qu’il est revenu en enfer, le roi des enfers est très en colère pour sa désobéissance et le confine dans une pièce sombre où il se transforme en un serpent ; il reste jusqu’au terme de sa peine, après quoi il peut enfin retourner dans le monde des mortels en tant qu’homme. Selon le bouddhisme chinois, le « karma » est défini comme « action inten- tionnelle » qui suit le principe de cause et d’effet. Fondées sur ce principe, il existe six possibilités de renaissances – en dieu, en homme, en asura, en animal, en esprit affamé, et en créature des enfers. Les trois premières sont considérées comme les bonnes, les autres sont les mauvaises. Seule la renaissance avec la reprise d’une forme charnelle est désignée comme « réincarnation ». Dans Les Contes de Pu Songling, ces six conditions sont toutes représentées. Par rapport à la réincarnation de l’homme, les animaux ne sont pas une bonne réincarna- tion parce qu’elle n’est pas propice à la spiritualité. Mais toutes les formes de réincarnation sont des façons de retourner au monde humain après la mort.

6 Ibid., p. 61. 7 Jankélévitch, La mort, Paris, Flammarion, 1977, p. 347. 120 Liu Xinyi

Ainsi, la « réanimation » et la « réincarnation » pratiquent le changement entre l’invisibilité et la visibilité. Les corps visibles se convertissent en âmes vides et invisibles et pourtant la réanimation et la réincarnation font retourner les esprits à la visibilité du monde mortel.

Les lieux subaquatiques

Les lieux subaquatiques constituent un autre univers particulier réservé aux morts dans les contes de Pu. Après la noyade, les morts entrent dans le monde limpide des eaux. Dans le conte « Wang Le Sixième », un pêcheur a l’habitude de verser un verre d’eau-de-vie sur le sol comme offrande aux noyés. Il rencontre un jour un jeune homme et l’invite à boire avec lui. Il confie au pêcheur qu’il est en fait un revenant nommé Wang Le Sixième. Amoureux de l’alcool de son vivant, il était ivre un jour et il s’est noyé dans la rivière où le pêcheur prend toujours des poissons. Et il va renaître le lendemain car une jeune femme qui se noiera va le remplacer. Mais il renonce enfin à son droit de renaître parce qu’il a entendu les cris du bébé de cette femme et ne veut pas deux vies détruites d’un seul coup. Heureusement, le dieu apprend sa bonne conduite et lui donne une fonction dans le ciel. Wang peut finalement quitter l’univers aquatique pour le monde des immortels. Les liens entre l’eau et la mort ne se limitent pas à la culture chinoise. D’après Bachelard, « eau silencieuse, eau sombre, eau dormante, eau invio- lable, autant de leçons matérielles pour une méditation de la mort… C’est la leçon d’une mort immobile, d’une mort en profondeur, d’une mort qui demeure avec nous, en nous… »8 L’eau profonde fait souvent penser à la rêve- rie sur la mort. Dans LiaoZhai, le palais du dragon fait partie de ces lieux subaquatiques pour les morts. Le personnage masculin de « La revenante Wanxia », Aduan, « après la noyade, inconscient de sa mort, suivit deux personnes qui marchaient devant lui et trouva un autre monde dans l’univers limpide. Quand il jeta un regard en arrière, il ne vit que des flots en forme de murailles qui l’entouraient de partout. Il entra ensuite dans un palais où se tenait un homme casqué. Les deux guides dirent au jeune garçon : « C’est le seigneur-dragon». »9 On constate dans cet extrait qu’il existe une frontière entre le monde hu- main visible et le monde subaquatique invisible. Mais cette muraille n’est pas impénétrable. Quand Aduan veut fuir de ce monde aquatique pour chercher son amante, « en s’échappant, il ne vit que des flots qui lui barraient le chemin comme pas de mur… Soudain, il aperçut un grand arbre près du mur. Il se

8 Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves, Paris, Librairie José Corti, 1942, p. 83-84. 9 Songling Pu, Contes fantastiques du pavillon des loisirs, op. cit., p. 1831. Les lieux de la mort dans les Contes fantastiques du pavillon des loisirs de Pu Songling 121 hissa jusqu’à sa cime, et de là, il fit un saut ultime et tomba dans l’eau sans se tremper. Il s’aperçut qu’il flottait dans le fleuve. Sans en avoir conscience, il se retrouva dans le monde des humains et se mit à nager. »10 Ainsi, le retour au monde humain implique aussi la transcendance de la mort. Selon la littérature folklorique chinoise, le palais du dragon fait déjà par- tie des lieux des morts. Le Palais-dragon est appelé aussi le palais de cristal, euphémisme d’un autre monde. Dans les textes du bouddhisme, il est aussi réservé aux moines après leur nirvana.

Le monde des Enfers

Comme la culture occidentale, la culture chinoise considère aussi l’Enfer comme un des lieux réservés aux morts. Il se trouve dans un univers invisible. Dans l’antiquité chinoise, le monde des morts était considéré encore comme situé au nord-ouest de la Chine, dans les montagnes de Kunlun, géré par la Mère Reine de l’Ouest (Xiwangmu). Mais avec le développement de la philosophie primitive, le Yin et le Yang sont pensés, les morts sont considérés comme appartenant au monde du Yin au-dessous de la terre par rapport au monde terrestre du Yang. Le monde souterrain du mont Tai a évolué comme le premier enfer de la croyance chinoise où les âmes sont inscrites sur le registre infernal. Le monde des morts passe ainsi de la montagne à l’univers souterrain. C’est grâce au bouddhisme que l’on a cultivé les concepts complets de l’univers souterrain. D’après la croyance bouddhique, « les Enfers, ou Pri- sons terrestres, diyu, sont au nombre de dix et sont gouvernés par dix per- sonnages, que l’on appelle les Rois Yama des dix Tribunaux… Chacun d’eux est le maître d’un enfer particulier, où comme dans les cercles de Dante, on punit exclusivement certaines fautes déterminées par des châtiments fixés. »11 Et toutes les âmes des morts vont en enfer après la mort, mais elles y restent temporairement avant leur renaissance. Mais au lieu de seulement dessiner un enfer horrible pleins de supplices, l’auteur nous montre en même temps un monde fondé sur les morales et les valeurs confucianistes du monde humain. Dans le conte « Xi Fangping, fils pieux », le père de Xi est mort soudai- nement parce que les fonctionnaires des enfers ont été soudoyés par un riche Yang, ennemi de son père. Il va alors aux enfers afin de demander justice pour lui. Dans un autre conte, « Le candidat au poste de génie protecteur de la ville », le Maître Song prend un congé de neuf ans pour s’occuper de sa mère avant d’exercer ses fonctions aux Enfers.

10 Ibid., p. 1839. 11 Henri Maspero, Le taoïsme et les religions chinoises, op. cit., p. 198. 122 Liu Xinyi

Ces deux histoires montrent que la mort ne peut même pas ébranler les valeurs confucianistes. L’enfer constitue justement la miniature de la société humaine. Les habitants y attachent encore de l’importance à la piété filiale, et la famille y reste la base de la société. Un autre reflet de l’enfer par rapport à la société humaine réside dans les examens impériaux, système féodal sélectif important pour la carrière officielle des fonctionnaires confucianistes. Dans le conte « Yu Qu’e, lettré fantôme », l’auteur décrit que dans le monde des enfers « l’attribution des postes de fonc- tionnaire va être déterminée par les concours dans les différentes disciplines. »12 Néanmoins les injustices existent encore dans le monde des ténèbres. Dans ce conte, le lettré Yu, malgré son talent, ne figure pas parmi les lauréats jusqu’à la venue du grand inspecteur. Avec des histoires de fantômes, l’auteur, le lettré Pu, qui ne peut pas réaliser son ambition dans sa vie réelle, dénonce l’injustice et la corruption dans les examens impériaux. Bref, le monde des enfers de Liaozhai est justement le miroir du monde humain. Le bien et le mal du monde humain y existent encore de façon à la fois visible et invisible. Les mortels peuvent y aller et retourner au monde humain, dans l’état de « mort temporairement ». Les âmes qui y vivent suivent certaines règles comme de leur vivant. Et le bien et les maux coexistent aussi comme dans le monde des mortels.

Le monde des Immortels

Quelle que soit la culture, orientale ou occidentale, le paradis représente les plus beaux rêves du monde après la mort. Seules les âmes des justes peuvent être admises dans ce monde merveilleux. Dans les religions chinoises, il reste comme l’aspiration finale du bouddhisme et du taoïsme, mais interprétée de façons différentes. Nous avons déjà parlé des six voies possibles de la renaissance chez les bouddhistes, dont seuls les hommes avec les plus grands mérites de leur vi- vant deviendraient des dieux pour entrer dans le Monde de Délices de la Ré- gion Occidentale. « Cette Terre Pure d’Amitâbha est située à l’ouest de notre monde, à une distance incalculable… Dans ce monde, il n’y a pour les êtres vivants ni douleur corporelle, ni douleur mentale, et les sources de bonheur sont innombrables. »13 Mais à la différence de La Pérégrination vers l’Ouest, les contes de Pu mentionnent rarement ce paradis bouddhique : l’auteur s’intéresse plutôt au monde des Immortels taoïstes.

12 Songling Pu, Contes fantastiques du pavillon des loisirs, op. cit., p. 1453. 13 Henri Maspero, Le taoïsme et les religions chinoises, op. cit., p. 215-216. Les lieux de la mort dans les Contes fantastiques du pavillon des loisirs de Pu Songling 123

Concernant l’Immortel, xian, « il semble au vulgaire qu’il meurt, mais c’est en réalité tout autre chose, c’est l’Abandon du Corps, shijie : la mort, en effet, est suivie nécessairement de renaissance, mais celui qui a fait l’Abandon du Corps continue à vivre sans avoir à renaître ; il est sorti du cycle des transmigrations… Parfois même, en ouvrant le cercueil, on ne trouve aucune trace de cadavre. »14 « Le cercueil vide » constitue en même temps un motif remarquable chez Pu. Dans « La Dame du lac de l’Ouest », le bateau d’un lettré Chen fait naufrage et il entre accidentellement dans le monde immortel du lac Dongting. Depuis lors, il peut à la fois vivre dans le monde terrestre et se réjouir avec les Immortels. Quand il meurt à l’âge de quatre-vingt-un ans, « à son enterrement, on fut étonné de la légèreté de son cercueil. Lorsqu’on l’ouvrit, il était vide. »15 Dans « La Réincarnation de Fendie », un lettré Yang connaît une tempête et arrive sur une île des Immortels où il rencontre sa parente Shiniang. Elle était morte après la disparition de son mari dans les montagnes, sans avoir été malade. Elle avait été enterrée une trentaine d’années auparavant. Quand le lettré revient de l’île et raconte sa rencontre avec Shiniang, on ordonne d’ouvrir sa tombe et on trouve aussi le cercueil vide. L’endroit du monde des Immortels peut être dans le ciel, sur une île, dans les montagnes ou même dans une grotte. Les deux contes dont on va parler ci-après ont lieu sur une île où « il ne fait ni chaud en été, ni froid en hiver. On peut y voir des fleurs en toute saison. »16 On a l’air d’entrer dans une retraite utopique dans laquelle « des pétales de fleurs s’envolaient, tandis que gazouil- laient les oiseaux et des feuilles d’orme s’éparpillaient au gré du zéphyr, comme une pluie de sapèques. C’était à la fois un spectacle charmant pour les yeux et un enchantement du cœur […] sorti du vulgaire monde des mortels. »17 Le conte « L’immortelle Pianpian » se passe dans une grotte, entourée de la rivière et éclairée par une lumière qui n’émane ni d’une lampe ni d’une bougie. Les Immortels qui vivent ici peuvent découper les feuilles en forme de poulet ou de poisson, qui deviennent de véritables morceaux de viande après la cuisson. Les feuilles servent aussi d’habits et de couvertures. Et les mortels malades qui viennent ici peuvent se guérir rapidement. La grotte, en même temps, constitue aussi l’entrée du monde infernal, comme la tombe. Tout nourrit l’imagination riche des Chinois sur l’autre monde mystérieux. Ainsi, le monde des Immortels représente néanmoins l’invisibilité du lieu réservé aux morts. Il montre le désir du détachement des ennuis du monde mortel. Les hommes qui y pénètrent par hasard n’ont plus envie de rentrer au

14 Ibid., p. 218-219. 15 Songling Pu, Contes fantastiques du pavillon des loisirs, op. cit., p. 879. 16 Ibid., p. 2043. 17 Ibid., p. 865. 124 Liu Xinyi monde terrestre. Leur corps est abandonné et leur âme devient pure. Mais ce monde paradisiaque se construit encore selon le prototype du monde humain en rejetant tout ce qui est mauvais – les désirs, les maladies et la mort. Les hommes ont peur de la mort et ils rêvent donc d’un lieu sans mort où le temps passe très lentement (un jour équivaut à plusieurs années du monde mortel) ce qui vient aussi des sentiments las de l’auteur sur la vie terrestre.

Conclusion

Les lieux réservés aux morts sont multiples dans Les Contes de Pu Songling. Le monde humain, le monde souterrain, et le monde immortel sont tous des demeures pour les esprits. Ces lieux sont caractérisés par un changement entre la visibilité et l’invisibilité. Non seulement les lieux comme la tombe, les maisons fantômes sont à la fois visibles et invisibles, suscitant des mirages. Mais aussi les hommes vivants ne se ferment pas au monde surnaturel. Ils y ont accès et y trouvent même amour ou amitié. Cette ambiguïté entre la visibilité et l’invisibilité reflète d’abord un culte primitif de l’esprit. L’animisme constitue la première phase de la religion hu- maine. Les hommes primitifs croient à l’immortalité de l’âme. En utilisant cette croyance, les fantômes et les hommes ne sont plus contraints par la vie et la mort dans cette œuvre. Ils acquièrent de l’espace libre. Et les fantômes conservent encore leur humanité. Ils ont des sentiments humains qui justi- fient en même temps leur existence dans le monde humain et la dissipation de la peur des hommes en face des fantômes. La frontière indistincte entre la visibilité et l’invisibilité est interprétée aussi par les croyances religieuses et les valeurs traditionnelles chinoises. Sous influences du bouddhisme et du taoïsme, les Chinois croient toujours à l’exis- tence des lieux après la mort. Le Nirvana bouddhiste et le Shijie taoïste (l’aban- don du corps) expliquent que la mort n’est pas une fin, mais le commencement d’une autre voie dans un autre monde. Les bouddhistes croient que le roi de la roue donne à chaque mort sa transmigration. Les taoïstes pratiquent l’alchimie pour devenir immortels. Les Contes de Pu Songling représentent ces croyances en décrivant le karma, le cercueil vide ou les enfers divers. Mais à part les croyances religieuses, ces contes de fantômes sont aussi caractérisés par les morales et les valeurs confucianistes. Les rites funéraires confucianistes sont imprégnés du besoin du déplacement de la tombe. Les enfers sont le miroir de la bureaucratie corrompue et des maux dont souffrent les humains selon Confucius. Les lieux de la mort sont en même temps les reflets du monde humain. La culture reli- gieuse et la culture traditionnelle sont ainsi restructurées chez Pu. De plus, Pu donne libre cours à son imagination. Sous sa plume, les per- sonnages brisent les entraves imposées par la société féodale et par la mort fatale. Les fantômes, les renards, les démons et les humains peuvent tous se Les lieux de la mort dans les Contes fantastiques du pavillon des loisirs de Pu Songling 125 rencontrer et se connecter dans différents univers, dans les lieux nombreux et fabuleux après la mort. La frontière entre la visibilité et l’invisibilité est ainsi brisée afin de manifester des sentiments sincères qui transcendent la vie et la mort.

LIU Xinyi Université de Wuhan TELEM EA 4195 Université Bordeaux Montaigne [email protected]

Résumé Les lieux des morts constituent une problématique directrice dans Les Contes de Pu Songling (fin du XVIIe siècle), œuvre classique et fantastique qui exerce encore une grande influence sur la culture chinoise de nos jours. L’auteur crée une série de lieux des morts comme la tombe, la maison fantôme, les lieux subaquatiques, le monde des enfers, le monde des Immortels, etc., où la frontière entre la visibilité et l’invisibilité est floue et même effacée. Cette ambiguïté donne libre cours à un riche imaginaire sur l’univers des morts où l’horreur et le tabou peuvent se transformer en idylle et volupté. La quintessence des croyances chinoises (cultes primi- tifs, bouddhisme, taoïsme, confucianisme) imprègne la création de ces lieux en franchissant l’espace et le temps. En tant que lettré frustré, Pu construit parallèlement une utopie à travers ces lieux surnaturels. Mots-clés Les Contes de Pu Songling, visibilité, invisibilité, lieux des morts. Abstract The places of the dead are a key issue in The Tales of Pu Songling, a classic and fantastic work that still has a huge influence on Chinese culture today. The author creates a series of places of the dead such as the grave, the ghost house, the underwater places, the world of hell, the world of immortals, etc. whose border between visibility and invisibility is blurred even disappeared. This ambiguity gives free rein to the splendid imagination in the universe of the dead where horror and taboo can turn into idyll and pleasure. The quintessence of Chinese beliefs (primitive cults, Buddhism, Taoism, Confucianism) permeates the creation of these places by crossing space and time. As a frus- trated scholar, Pu builds meanwhile a utopia through these supernatural places. Keywords The Tales of Pu Songling, visibility, invisibility, places of the dead.

Le monde chinois des morts dans l’œuvre de Paul Claudel

CHU Ge

En 1895, Paul Claudel, à vingt-sept ans, prend le bateau pour la Chine où il vivra jusqu’en 1909, soit un séjour de douze ans au total si l’on tient compte de deux retours en France en 1900 et en 1905. Au cours de son séjour en Chine, Paul Claudel a visité des lieux réels de la mort (comme divers tombeaux) et il a aussi médité l’espace fictif des morts, notamment la conception chinoise de l’enfer. Dans ses observations et réflexions, il a mêlé ses connaissancesrécentes sur la Chine et le savoir européen classique, ce qui demeure une originalité claudélienne. Dans le poème Tombes.-Rumeurs (Connaissance de l’Est), Claudel a résumé sa découverte par une phrase : « La mort, en Chine, tient autant de place que la vie. »1 Comment le poète en est-il venu à cette idée ? Dans quelle mesure cette idée est-elle vraie pour le pays dont la conception de la mort est un mélange des pensées confucianistes, taoïstes et bouddhistes ? Nous allons chercher à mettre ces questions en lumière.

Le regard de Claudel sur les tombes chinoises

En Chine, on dispose d’une série de rites pour construire une tombe et installer les corps des morts : le choix du lieu et du jour, l’orientation du cercueil, la plantation des verdures autour de la tombe, etc. Claudel connais- sait bien ces rites. Voilà son explication à ce sujet : Avant que le cercueil ne soit confié à la terre, il se passe souvent des mois pendant lesquels le géomancien, armé de sa bizarre boussole, se livre à son travail de prospection. Si le site choisi est favorable, les influences occultes et bienfaisantes de la terre, de ce sol d’où sort toute richesse, sont en quelque sorte captées, et le tombeau des ancêtres continue à fructifier pour leurs descendants en fruits de bénédiction2.

1 Paul Claudel, Œuvre poétique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 41. 2 Paul Claudel, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 1078. 128 Chu Ge

Il faut dire que les connaissances de Claudel au sujet des tombes se sont acquises principalement par ses visites en personne. Dans Connaissance de l’Est, sans compter les mentions sommaires, nous pouvons trouver deux poèmes consacrés intégralement au thème de la tombe chinoise. L’un s’intitule direc- tement La Tombe ; et l’autre s’appelle Tombes.-Rumeurs. Le poème La Tombe nous offre la description intégrale d’un tombeau impérial, où la plume de Claudel fait preuve de sensibilité à l’espace. Notre lecture du poème est ainsi rythmée par beaucoup d’indicateurs spatiaux, tels que : « Ce sont d’abord, l’une après l’autre, deux montagnes carrées de briques », « Mais à peine suis-je sorti par la porte septentrionale, je vois devant moi s’ouvrir […] », « la voie se retourne vers l’est », « Maintenant, par une série d’escaliers […] je traverse […] », « Et voici devant moi la tombe »3… Les indi- cateurs spatiaux nous montrent fidèlement la piste de l’explorateur attentif, et traduisent sa curiosité sérieuse pour cet espace de la mort. Il comprenait bien qu’ici la tombe n’est pas un simple lieu pour enterrer le corps, mais aussi l’espace où se montre le paysage de la mort. Donc le lexique que Claudel a employé ne se limite pas au domaine funèbre ; on y trouve aussi une quantité d’expressions pour présenter vraiment les paysages qui sont là, comme l’a montré Yvan Daniel : Autant que le lexique de la « nécropole » (ville des morts), l’on retrouve ici celui du paysage des morts dont nous parlions : « mont, route, montagnes, points cardinaux, ruisseau, pays, passage, voie… », le lexique semble avoir largement débordé les limites du cimetière4. Les termes classés par Yvan Daniel sous la rubrique du « paysage des morts » sont liés étroitement avec la notion du « feng shui » : ce sont les éléments indispensables pour établir une bonne communication entre la tombe et les forces de la nature (vent, eau), et aussi pour capter « les influences occultes et bienfaisantes de la terre ». Voilà pourquoi la découverte du poète dans le poème La Tombe concerne le « ruisseau », le « canal », le « ru »5 ; et c’est aussi pourquoi il a écrit dans le poème Tombes.-Rumeurs que « les morts, au large, en bon lieu, ouvrent leur demeure au soleil et à l’espace »6. Ce sont justement les remarques de Claudel sur les relations entre la tombe et les facteurs naturels. Tout en s’intéressant au « feng shui », le poète n’a pas cru cependant en ses effets magiques. Il a critiqué dans la deuxième partie deLa Tombe le fait que rien dans la tombe ne peut empêcher la corruption de la mort, ni « les pompeux catafalques » ni « le cortège de la gloire ». Il a dénoncé que « C’est l’enfouissement simple, la jonction de la chair crue au limon inerte et

3 Paul Claudel, Œuvre poétique, op. cit., p. 72-73. 4 Yvan Daniel, Paul Claudel et l’Empire du milieu, Paris, Les Indes savantes, 2003, p. 281. 5 Paul Claudel, Œuvre poétique, op. cit., p. 73. 6 Paul Claudel, Œuvre poétique, op. cit., p. 42. Le monde chinois des morts dans l’œuvre de Paul Claudel 129 compact ; l’homme et le roi pour toujours est consolidé dans la mort sans rêve et sans résurrection. »7 Il admirait l’attitude active des Chinois pour établir un bon accord avec la nature, mais sa foi catholique s’opposait aux traitements artificiels qui considèrent le corps du défunt comme un vivant. En voyant tant d’attentions accordées pour construire une tombe, Claudel a remarqué que « La mort, en Chine, tient autant de place que la vie »8, mais il n’y a pas consenti. Avec le corps qui va pourrir au-dedans, d’après lui, la tombe doit simplement être le signe qui indique le terme de la vie. Dans le poème Tombes.-Rumeurs, le poète a comparé la tombe à la lettre grecque Ω : « Elle (la tombe) affecte la forme d’un Ω appliqué sur la pente de la colline […] »9 Comme nous le savons, oméga (Ω), c’est la dernière lettre de l’alphabet grec qui peut signifier la fin d’une série. Et la tombe représente également la fin de la séquence de la vie. La lettre et la tombe : leur sens se conforment et se justifient mutuellement. En bref, la rencontre avec les tombes chinoises révèle au poète une diffé- rente vision de la mort, tout en renforçant sa croyance catholique et en complétant ses méditations théologiques.

La conception de l’enfer dans Le Repos du septième jour

Lorsque Claudel a écrit la pièce de théâtre Le Repos du septième jour, il a beaucoup pensé aux questions sur la mort, et le deuxième acte du drame est un fruit de ses méditations. La descente infernale de l’Empereur dans cet acte nous révèle la conception claudélienne de l’enfer. Claudel concrétise sa préoc- cupation par un enfer composé en trois enceintes. Dans la première enceinte conçue pour l’Ignorance, l’Empereur rencontre sa mère aveugle qui est punie par le fait qu’elle n’a pas connu la Lumière et donc est contrainte dans cet espace où il n’y a point de lumière ni de temps. Dans la deuxième enceinte qui semble la plus complexe (zone de l’Antiforce et de l’Antiscience10), c’est le Démon qui prend le rôle de guide. Il explique à l’Empereur successive- ment les notions-clés telles que « le Mal », « le Seigneur du Ciel », « la souf- france », « le feu pénal », et « la lumière ». Dans la dernière enceinte, l’Ange de l’Empire nommé l’Ange du Riz, annonce à l’Empereur « la première cause de l’homme » et aussi le remède pour le problème du retour des morts dans le monde des vivants : c’est le repos du septième jour. De cette façon, l’homme peut établir sa réconciliation avec Dieu. Le voyage en enfer est alors fini.

7 Paul Claudel, Œuvre poétique, op. cit., p. 74. 8 Paul Claudel, Œuvre poétique, op. cit., p. 41. 9 Paul Claudel, Œuvre poétique, op. cit., p. 42. 10 Les quatre enceintes dans les notes préparatoires de Claudel se réduisent à trois enceintes dans le texte définitif. L’Antiforce et l’Antiscience se combinent, semble-t-il, pour former une seule enceinte ; mais on y trouve aussi quelques morceaux concernant l’Ignorance. 130 Chu Ge

Les inspirations de la conception claudélienne de l’enfer proviennent de sources très diverses. Côté européen, la descente infernale et la rencontre des morts s’inspirent évidemment des œuvres d’Homère, de Virgile et de Dante. Cela a déjà fait l’objet de plusieurs études critiques. Avec Homère, Yu Zhong Xian a remarqué qu’« Une consultation des morts, une descente au pays des décédés, une rencontre de l’ombre de la mère sont des points communs entre l’épopée homé- rique et le drame claudélien »11. Avec Virgile, Gilbert Gadoffre a commenté que « la Descente aux Enfers suit les normes de L’Énéide – un des livres de chevet du poète […] le nécromant, avec son carré magique et sa poule noire, est aussi méditerranéen qu’asiatique »12. Quant aux ressemblances avec l’œuvre de Dante, nous avons beaucoup d’analyses intéressantes. Par exemple, la thèse d’Odile Vetö intitulée Claudel et Dante a fait une comparaison systématique entre les deux et, comme le dit Ioana Sion, cette thèse « shows that the descent and exile of Dante, the poet-pilgrim, and Claudel, the poet-emperor started with the acknowledgement of their sinful life, and mentions the parallelism of their redemptive journeys »13. Ioana Sion elle-même a listé également des points communs entre les deux voyages aux enfers chez Dante et chez Claudel : The archetype of Christ’s descensus ad infero is a common source for Dante’s and Claudel’s descents. The purpose of their descent is also similar, that is to find peace and harmony, to symbolically restore the unity of earth and sky, and to facilitate the communication between Man and God. Both writers are poets and theologians, they are shamans who attempt to unite all contrary prin- ciples, to realize the absolute unity in duality, the coincidentia oppositorum14. Cependant, nous trouvons des retentissements différents chez d’autres critiques. Par exemple, Pierre Brunel a attiré notre attention sur l’écart pris par notre dramaturge avec ces auteurs : À dire vrai, si l’on sait lire entre les lignes ou entre les vers du Repos du septième jour, on s’aperçoit qu’il a déjà rompu ou du moins sérieusement pris ses distances avec Homère, quand il dénonce le caractère impie des rites de la nourriture, avec Dante, quand il substitue progressivement la peine du dam à la peine du sens, avec Virgile lui-même quand il refuse l’innocence aux âmes ignorantes et charge les pâles ombres, mais aussi leur visiteur, du péché originel15.

11 Zhongxian Yu, La Chine dans le théâtre de Paul Claudel, Pierre Brunel (éd.), Thèse de doctorat, Littérature comparée, Université Paris-Sorbonne, 1992, p. 44. 12 Gilbert Gadoffre, Cahiers Paul Claudel, 8 : Claudel et l’univers chinois, Paris, Gallimard, 1968, p. 257. 13 Ioana Sion, « Claudel and Dante: Salvation on the Seventh Day », Paul Claudel Papers, 4, 2006, p. 527, p. 6. 14 Ibid., p. 7. 15 Pierre Brunel, « L’Évocation des morts et la descente aux enfers : Claudel, Homère, Virgile, Dante », La Revue des Lettres Modernes, 1973, (« Paul Claudel, 10 : L’enfer selon Claudel, Le Repos du septième jour »), p. 45-64, p. 61-62. Le monde chinois des morts dans l’œuvre de Paul Claudel 131

À notre avis, Claudel n’a pas suivi complètement les exemples des illustres auteurs européens, d’abord parce qu’il n’a pas voulu faire un pastiche ; l’enfer montré dans son drame est le fruit de ses études personnelles et indépen- dantes. D’autre part, n’oublions pas l’autre inspiration majeure de la concep- tion de l’enfer claudélien : la Chine. Les choses qu’on trouve inexplicables ou atypiques dans ce monde souterrain lorsqu’on prend les œuvres européennes pour modèles, peuvent trouver leur origine dans la culture chinoise. Il y a divers éléments chinois dans la conception de l’enfer claudélien. Nous prenons l’exemple des guides de l’enfer. Parmi les trois guides que sont la Mère, le Démon, et l’Ange du Riz, deux personnages manifestent une certaine liaison avec la culture chinoise. L’un est la Mère. Pour les amateurs d’Homère, la rencontre avec la Mère est considérée comme une scène analogue à l’épisode où Ulysse retrouve Anticlée. Mais si l’on est conscient de l’importance de la piété filiale dans la société chinoise, on peut obtenir une vision plus globale de la rencontre mère-fils. Dans Le Classique de la piété filiale (Xiao Jing), Confucius a expliqué ainsi « la piété filiale » : « La piété filiale comporte trois domaines : le premier est celui du respect et des soins qu’il faut rendre aux parents ; le second embrasse tout ce qui regarde le service du prince et de la patrie : le dernier et le plus élevé est celui de l’acquisition des vertus et de ce qui fait notre perfection. »16 En bref, la piété filiale reste le principe par lequel la famille fait son union et le souverain gouverne son empire. C’est une vertu universelle qui concerne tous les hommes du pays, depuis l’empereur jusqu’au dernier habitant. Dans le drame claudélien, l’Empereur salue ainsi sa mère dans l’enfer : Je vous salue, ma mère, dans l’obscurité. Je n’ai manqué à rien ! j’ai rempli le sacré devoir filial. J’ai gardé le jeûne ; j’ai observé le deuil. Votre nom est sur les tablettes et j’accomplis les rites et les sacrifices17. L’Empereur décrit ses efforts rituels pour rendre le respect à sa mère (ce qui reste une réalité populaire en Chine). Tous les Chinois antiques accomplissent les rites pour les ancêtres défunts comme de garder le jeûne et préparer les offrandes devant les tablettes de noms. Ce passage s’inspire probablement de l’observation de la vie quotidienne des habitants chinois. De plus, la piété filiale est aussi un motif fréquent dans le théâtre chinois. Il est très probable que Claudel, en tant qu’admirateur du théâtre chinois, y trouve son inspiration. L’analogie entre le drame claudélien et le drame

16 Texte en version numérique mis en format par Pierre Palpant, p. 162, à partir de Jean-Baptiste Kao, La Philosophie sociale et politique du confucianisme, Éditions franciscaines, Paris, 1938, 192 pages. Voilà le texte originel : 《孝经•开宗明义章第一》: “夫孝,始于事亲,中于 事君,终于立身。” 17 Paul Claudel, Théâtre ,I Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2011, p. 619. 132 Chu Ge chinois intitulé Mulian sauve sa mère va dans le sens de notre thèse. Un point commun entre les deux drames, c’est la scène où le héros veut sauver sa mère enfermée dans l’obscurité absolue de l’enfer. Quoique pour le drame de Claudel, « sauver la mère » ne soit pas le but principal de l’Empereur, il exprime quand même son souci face au Démon en disant que « N’est-il point de juste ? Hélas ! mes mères sont en ce lieu. »18 La parole reste bel et bien un retentissement de l’idée de la piété filiale. Le troisième guide est l’Ange de l’Empire qui est chargé d’annoncer le remède pour guérir le trouble causé par les morts qui envahissent le monde des vivants. Le rôle de l’Ange est souvent chrétien et européen. Mais ici l’Ange se présente ainsi : « Je suis l’Ange du Riz. »19 Le riz est la nourriture principale des Chinois. La nomination de l’Ange est nécessaire pour faire comprendre que c’est un Ange qui s’occupe des Chinois. En plus, l’utilisation du « riz » pour nommer un Ange révélateur manifeste également une préoccupation impor- tante de l’auteur. Le riz est le symbole de la nourriture chinoise. La relation entre la nourriture et les Chinois est un complexe majeur de la civilisation. Selon l’enregistrement du Shi Ji, un lettré qui s’appelle Li Shi Qi (郦食其) a dit à l’empereur de la dynastie des Han que « le peuple considère la nourriture comme leur ciel »20 ; c’est dire que la nourriture reste la clé de leur existence. La phrase du lettré Li est ensuite devenue une maxime célèbre qui explique pourquoi les Chinois travaillent tout le temps dans les champs. Or, d’après Claudel, les Chinois laborieux sont trop attachés à la nourriture pour qu’ils puissent connaître Dieu ; et « le ciel du peuple » et « la clé de leur existence » ne sauraient être autre chose que Dieu. Le dramaturge a explicité ses idées par la bouche des personnages. Voilà cette scène : l’Empereur interroge sur la raison du trouble causé par les morts, Hoang-Ti répond brièvement : « Quiconque mange mourra »21. La réponse vise clairement à dévaloriser la place trop importante de la nourriture en Chine. L’enseignement de l’auteur continue par le dialogue entre l’Ange du Riz et l’Empereur : celui-là aide celui-ci à comprendre que « connaître la Cause hors de la cause » apporte beaucoup plus de rassasiement qu’avoir « un bol de riz entre ses mains »22. Jusqu’ici, Claudel a bien exprimé qu’il voulait convertir « les croyants de la nourriture » en « croyants de Dieu ». Nommer l’Ange révélateur par « le riz » et choisir l’Ange du Riz comme le guide de la dernière enceinte, tout cela est pour nous communiquer la vraie préoccupation du concepteur de l’enfer : c’est de se débarrasser de l’attachement morbide à la nourriture.

18 Ibid., p. 625. 19 Ibid., p. 636. 20 La traduction est la nôtre ; et elle respecte le sens littéral de l’expression pour garder l’impor- tance attachée à la nourriture. Voilà le texte originel : 《史记•郦生陆贾列传》:“民人以 食为天。” 21 Paul Claudel, Théâtre I, op. cit., p. 610. 22 Ibid., p. 638. Le monde chinois des morts dans l’œuvre de Paul Claudel 133

L’enfer claudélien, en s’inspirant des deux côtés, – d’un côté, les influences homériques, virgiliennes, et dantesques restant ineffaçables ; de l’autre côté, les facteurs chinois étant remarquables –, apparaît comme un espace absolument multiculturel, mêlé des visions sur la mort des Chinois et des Occidentaux23.

Le rapport entre les vivants et les morts

En parlant du rapport entre les vivants et les morts en Chine, Claudel a commenté ainsi : « Les vivants, les morts et les démons vivent en contact continuel. »24 Cette impression est concrétisée, d’un côté, par la scène angois- sante de l’envahissement des morts dans le drame Le Repos du septième jour ; et de l’autre côté, par la description tranquille et poétique des activités rituelles dans le poème Fête des morts le septième mois. Les descriptions du Repos du septième jour donnent à certains lecteurs une image sombre sur les anciens rites chinois pour les morts. Par exemple, Jacques Houriez a imaginé ces tradi- tions chinoises dans une ambiance très lugubre : Positivement, les morts envahissent le monde des vivants. Les deuils imposent des sacrifices longs et pénibles. Longtemps le défunt reste enterré dans le sol de la maison, près de la couche nuptiale où sont conçues les vies nouvelles. On a l’impression que les âmes des morts flottent dans les coins sombres de la maison. […] Leur présence est toujours hostile, menaçante et crainte25. Or, force est de noter que les passages du Repos du septième jour repré- sentent seulement une partie des idées de Claudel. Nous voulons souligner que l’intérêt de Claudel pour les visions chinoises de la mort n’équivaut pas à une simple chasse au goût macabre de la civilisation antique. Dans le poème en prose Fête des morts le septième mois, le poète a décrit son expérience de la fête chinoise des morts dans une ambiance très différente de celle du Repos du septième jour : L’étranger attardé qui, du banc où il demeure, considère la vaste nuit ouverte devant lui comme un atlas, entendra revenir la barque religieuse. Les falots se sont éteints, l’aigre hautbois s’est tu, mais sur un battement précipité de baguettes, étoffé d’un continu roulement de tambour, le métal funèbre continue son tumulte et sa danse26.

23 Sur ce motif de la descente aux enfers dans Le Repos du septième jour, on pourra se reporter aussi à Éric Benoit, « L’interrogation herméneutique de Claudel devant la Chine, ou : l’orientation crucifère », dans le collectif Claudel et la Chine, sous la direction de Du Qinggang et Wang Jing, Wuhan University Press, 2010, p. 61-71. 24 Paul Claudel, Mémoires improvisés : quarante et un entretiens avec Jean Amrouche, Paris, Gallimard, 1969, p. 178. 25 Jacques Houriez, « Le Repos du septième jour » de Paul Claudel, Paris, les Belles Lettres, 1987, p. 25. 26 Paul Claudel, Œuvre poétique, op. cit., p. 36-37. 134 Chu Ge

Nous pouvons ressentir aisément que la description des activités rituelles se déroule dans un ton tranquille, ralenti et poétique. Le poète (« l’étranger attardé »), lui-même, se présente comme un spectateur désinvolte devant cette scène. Si l’on compare ce passage avec le poème Théâtre, on peut découvrir que leur ton et leur moyen de décrire sont proches. Yvan Daniel a également comparé les activités décrites dans Fête des morts le septième mois à un « opéra en plein air »27. Ces pratiques rituelles possèdent ici les caractères d’une fête dont l’ambiance reste non joyeuse, mais au moins solennelle, commémorative et pleine de grâce. Le contact entre les vivants et les morts n’est pas une oppo- sition cruelle remplie de tourment, mais le respect et l’harmonie. Alors, face à diverses représentations sur le même sujet, on se demande quelle est la vraie relation entre les vivants et les morts en Chine. Est-ce qu’il y a vraiment un conflit entre les deux côtés ? Qu’est-ce que Claudel pense de son observation ? Dans la croyance chinoise, le rapport entre les vivants et les morts n’est pas tendu, mais il y a certainement une limite entre les deux mondes. La limite, qui n’est pas visible ni géographique, est la séparation entre la vie réelle et la vie irréelle : d’un côté, les vivants, la vie hic et nunc, le monde de Yang ; de l’autre côté, les morts, la vie antérieure ou postérieure, le monde de Yin. La notion chinoise de « la limite des deux mondes » intéresse particulièrement Claudel. Dans son texte Introduction à la peinture hollandaise, il n’a pas oublié de l’évoquer28 ; et dans sa conférence Les Superstitions chinoises, il a expliqué avec précision ses recherches sur « la limite des deux mondes » : Cette conception du Yang et du Yin vous permettra de comprendre l’idée que les Chinois se font de la vie future. […] C’est une Chine spirituelle superposée pour ainsi dire à la Chine matérielle et dont les frontières demeurent parfois incertaines et mal fixées. Le folklore chinois abonde en histoires de vivants qui s’y sont aventurés. C’est un mandarin qui se fait descendre par une corde dans un puits profond, c’est un cavalier surpris par un tourbillon de vents jaunes, c’est un voyageur égaré dans un pays sauvage qui lit tout à coup dans le brouillard sur une stèle vermoulue cette inscription à demi effacée : Limite des deux mondes29. En plus de cela, le poète a évoqué par lui-même une limite des deux mondes dans ses poèmes, ce qui fait de son séjour à Fuzhou une aventure trans- mondaine, comme Bernard Hue nous l’a dévoilé : D’une manière générale, l’image récurrente du vieux pont de pierre revêt une valeur symbolique, dans la mesure où il représente, entre la colline de Yantaï et la montagne du Tambour, le moyen de franchir le large fleuve qui sépare le monde des morts (la colline) et le monde des vivants (la ville) pour entamer ensuite la montée vers Gushan30.

27 Yvan Daniel, Paul Claudel et l’Empire du milieu, op. cit., p. 291. 28 Paul Claudel, Œuvres en prose, op. cit., p. 184. 29 Ibid., p. 1082. 30 Bernard François Hue, « Le Fujian dans la Chine de Claudel », in Qinggang Du, Jing Wang (éds), Paul Claudel et la Chine, Wuhan, Presses de l’Université de Wuhan, 2010, p. 213-224, p. 218. Le monde chinois des morts dans l’œuvre de Paul Claudel 135

À travers ses écrits, nous découvrons que la limite entre le monde des vivants et le monde des morts sert à Claudel de motif poétique et philosophique, qui inspire des méditations sur la nature, sur la vie et aussi sur l’art. Dans la croyance antique chinoise, normalement, la limite doit être respectée par les deux côtés ; sinon, ce serait le dérèglement de l’équilibre du Yin-Yang. Le monde des vivants et le monde des morts se superposent avec quand même quelques communications, comme l’espace des tombes et les fêtes des morts. Les communications rituelles qui sont riches d’imagination et d’humanité offrent au poète une occasion parfaite pour interroger la mort. Malgré sa foi catholique, le contact continuel entre les vivants et les morts observé sur les territoires chinois ne devient pas l’objet de critiques ou de reproches violents chez Claudel, mais quelque chose qui le touche profondément et qui « touche aux premières expériences de l’humanité »31.

Pour conclure, nous dirons que, avec les visites des tombes, la conception d’un enfer mi-européen mi-chinois, et l’observation sur les communications entre les deux mondes, des vivants et des morts, Claudel nous a raconté la façon dont il comprenait la vision de la mort selon les Chinois, et aussi ses propres méditations inspirées. Force est de remarquer que ce qui est commun à sa vision et à la vision chinoise, c’est la même gravité à l’égard de la vie, de la mort et surtout d’une Existence Supérieure.

CHU Ge Université de Wuhan Université Bordeaux Montaigne TELEM EA 4195 [email protected]

Résumé Cet article s’intéresse aux représentations du monde chinois des morts dans l’œuvre de Paul Claudel. Nous prêtons attention au regard claudélien sur les tombes chinoises, sur la notion de l’enfer dans les contextes occidental et chinois, et enfin sur la relation entre les vivants et les morts de la Chine. Une telle enquête nous aide certainement à mieux comprendre les écrits chinois de Claudel ; de plus d’après nous, le regard de Claudel constitue un échange culturel et philosophique concernant les attitudes envers la vie et la mort en Chine et en Occident. Mots clés Claudel, Paysage de la mort, feng shui, conception de l’enfer, espace multiculturel, limite des deux mondes.

31 Paul Claudel, Mémoires improvisés : quarante et un entretiens avec Jean Amrouche, op. cit., p. 178. 136 Chu Ge

Abstract This article deals with the image of China’s dead world in Paul Claudel’s works. We pay special attention to Claudel’s views on Chinese tombs, the concept of hell in the western and Chinese context, and the relationship between the living and the dead in China. This investigation will undoubtedly help us to better understand Claudel’s Chinese literary works, and we believe that Claudel’s views represent the cultural and philosophical exchange of Chinese and Western attitudes towards life and death. Keywords Claudel, Death landscape, feng shui, concept of hell, multicultural space, boundary between two worlds. Envers la vie et la mort : passage de la Chine au Japon chez Claudel

XU Yi

La réflexion sur la vie et la mort est un des éléments fondamentaux de l’univers poétique, dramatique et même métaphysique de Paul Claudel. Il fait la confidence, dansMa Conversion, que la mort lui a inspiré « une profonde terreur et la pensée de la mort ne [le] quittait pas. »1 Beaucoup d’études, telles celles de Pierre Brunel2 ou de Gilbert Viprey3, ont abordé ce sujet de manière convaincante dans le cadre de ses drames ; d’autres critiques ont éclairé les principaux aspects liés à la conception de la mort par l’approche des croyances ou de l’esthétique de l’Extrême-Orient : c’est le cas dans les études de Gilbert Gadoffre4 et de Michel Malicet5. Guidée par ces recherches, nous nous proposons d’apporter quelques précisions sur la notion de la « mort » et de ses lieux chez l’écrivain-voyageur, en étudiant quelques-unes des images de ses poèmes écrits en Chine et au Japon.

Chez les morts : du paysage au rite

Si la mort dans le théâtre de Claudel est marquée par « une vision brutale et assez macabre de décomposition et de pourriture »6, surtout dans un de ses premiers drames, Tête d’Or, il en est de même à peu près cinq ans plus tard pour ses premiers poèmes en prose pendant son séjour diplomatique dans

1 Paul Claudel, Œuvre en prose, Paris, Gallimard, 1973, p. 1009. 2 Pierre Brunel, L’Évocation des morts et la descente aux enfers. Homère, Virgile. Dante. Claudel, Paris, SEDES, 1974. 3 Gilbert Viprey, « Images de la mort », in Jacques Petit (éd.), Paul Claudel, 3 : Thèmes et images, Paris, Lettres modernes, 1966, p. 28-37. 4 Gilbert Gadoffre,Claudel et l’univers chinois, Paris, Gallimard, 1968. 5 Michel Malicet, P.C., le Poète et le Shamisen. Le poète et le vase d’encens. Jules ou l’homme-aux- deux-cravates, Édition critique et commentée, Paris, Les Belles Lettres, 1970. 6 Gilbert Viprey, « Images de la mort », in Jacques Petit (éd.), Paul Claudel, 3 : Thèmes et images, op. cit., p. 28-29. 138 Xu Yi l’Empire du Milieu. Le monde des morts en 1896 est en général un « vaste » espace, isolé du monde des vivants et caractérisé par une sorte de saleté asia- tique, où sont « partout des cercueils, des monticules couverts de roseaux flétris […] des rangées de petits pieux en pierre, des statues mitrées, des lions, indiquant les sépultures antiques […] ». La salle « ténébreuse » de la pagode ou du temple « au loin entre les bosquets de bambous »7 renferme « un démon brun à quatre paires de bras, la face convulsée par la rage » qui « s’y tient caché comme un assassin »8. De plus, l’effroi est alourdi par une description violente et réaliste des misères de l’être humain : à côté « des édifices entourés d’arbres et de haies » et bâtis par « les corporations, les riches », se trouve un « puits rempli de cadavres de petites filles dont leurs parents se sont débarrassés. On l’a bouché, une fois comble ; il en faudra creuser un autre »9. Il est à remarquer que malgré l’effet de distance créé entre l’espace des vivants et celui des morts, Claudel atteste en même temps, fidèle à la réalité, que les « décombres et ces jachères » sont « dans une même enceinte juxtapo- sés aux multitudes les plus denses », et qu’« à côté de minutieuses cultures » se localisent « ces monts stériles et l’étendue infinie des cimetières »10. Il semble que cette juxtaposition, cette coexistence, et même cette harmonie curieuse de paradoxes occupent une grande importance chez Claudel. Le titre du poème « Tombes.-Rumeurs » en fait un bon exemple. De plus, en suivant les lignes de ce poème, nous pouvons facilement reconnaître que le monde de la décompo- sition et du pourrissement n’est pas quelque chose de purement négatif, et que l’isolement n’est jamais absolu : « Le défunt, dès qu’il a trépassé, devient une chose importante et suspecte, un protecteur malfaisant, – morose, quelqu’un qui est là et qu’il faut se concilier. Les liens entre les vivants et les morts se dénouent mal, les rites subsistent et se perpétuent. »11 En effet, c’est précisé- ment le culte des morts pratiqué en Chine comme d’ailleurs dans toute l’Asie qui a frappé Claudel, et « ce thème profond de la continuité malgré la sépara- tion apparente »12 sera repris non seulement dans plusieurs poèmes composés en Chine, « Fête des morts le septième mois », « Banyan » par exemple, mais aussi au Japon dans l’observation de la cérémonie en l’honneur des victimes du séisme 1923, des funérailles de l’empereur Yoshi-hito, ainsi que dans l’ins- piration du texte « Le Poète et le vase d’encens ».

7 Paul Claudel, Œuvre poétique, Paris, Gallimard, 1967, p. 26-27. 8 Ibid., p. 30. 9 Ibid., p. 27. 10 Ibid., p. 77-78. 11 Ibid., p. 42. 12 Henri Micciollo, L’Oiseau noir dans le soleil levant de Paul Claudel. Introduction, variantes et notes, Paris, Les Belles Lettres, 1980, p. 188. Envers la vie et la mort : passage de la Chine au Japon chez Claudel 139

Éclat des flammes en Chine

En Chine, le culte des morts s’effectue à l’aide de plusieurs réalités, parmi lesquelles celle du brûlage contient la valeur la plus suggestive pour l’écri- vain-voyageur à l’égard de son initiation à la sagesse orientale. Thème courant chez Claudel, le feu, tandis qu’il apporte la destruction à tant de personnages sous une forme soit « violente » (incendie, explosion), soit « suggérée »13 (le coucher du soleil), se transforme d’abord en flammes rassurant les âmes séparées dans les deux mondes. Il faut surtout lire la description des flammes de toutes formes dans la nuit de la fête annuelle où se rejoignent les vivants et les revenants : La flûte guide les âmes, le coup du gong les rassemble comme des abeilles. Dans les noires ténèbres, l’éclat de la flamme les apaise et les rassasie. […] [À] la proue le brûlot flamboyant, au mât le feston ballotté des lanternes, rehausse d’une touche ardente l’air éteint, comme dans une chambre spacieuse une chandelle que l’on tient au poing éclaire le vide solennel de la nuit. Cependant, le signal est donné ; les flûtes éclatent, le gong tonne, les pétards pètent, les trois bateliers s’attellent à la longue godille. La barque part et vire, laissant dans le large mouvement de son sillage une file de feux : quelqu’un sème de petites lampes. Lueurs précaires, sur la vaste coulée des eaux opaques, cela clignote un instant et périt. Un bras saisissant le flambeau d’or, la botte de feu qui fond et flamboie dans la fumée, en touche le tombeau des eaux : l’éclat illusoire de la lumière, tel que des poissons, fascine les froids noyés. D’autres barques illumi- nées vont et viennent ; on entend au loin des détonations, et sur les bateaux de guerre deux clairons, s’enlevant l’un à l’autre la parole, sonnent ensemble l’extinction des feux.14 Comme l’a confirmé Gilbert Gadoffre, ce poème intitulé « Fête des morts le septième mois », ne permettant que « d’entrevoir fragmentairement »15 la cérémonie, est terminé en février 1896, tandis que le rituel auquel Claudel a assisté a dû s’effectuer à la fin d’août de l’année précédente. Autrement dit, la célébration concernant les Lanternes flottantes, dont il connaît peu pour le moment le sens bouddhique et taoïste, pourrait constituer sa première initia- tion aux coutumes chinoises dès son arrivée en juillet 1895. D’abord, l’attente du départ est marquée par les flammes en un double sens. D’un côté, le « brûlot flamboyant » à la proue, « la touche ardente » et les « lanternes » du feston ballotté servent à éclairer le noir du ciel et de la rivière ; de l’autre, l’éclat de la flamme apaise et rassasie la foule. En effet, ce double sens évocateur et protecteur correspond bien à la signification tradi-

13 Gilbert Viprey, « Images de la mort », in Jacques Petit (éd.), Paul Claudel, 3 : Thèmes et images, op. cit., p. 29. 14 Paul Claudel, Œuvre poétique, op. cit., p. 36. 15 Gibert Gadoffre,Paul Claudel ; éd. critique avec introduction, variantes et commentaire par Gilbert Gadoffre, Paris, Mercure de France, 1973, p. 108. 140 Xu Yi tionnelle de l’action de brûler en Extrême-Orient : d’une part, le brûlage, avec ses lumières et ses fumées, assure l’envoi des offrandes aux défunts ; d’autre part, il constitue une frontière entre les vivants et les morts, de sorte que les parents de ces derniers ne regardent pas en arrière. D’où vient que l’angoisse puisse être « apaisée et rassasiée » par les flammes, où se reflètent à la fois l’atta- chement et la considération des vivants vers leurs chers décédés. Ensuite, le processus du rituel est marqué par la rapide communication entre les flammes et la rivière avec la touche saisissante du poète, qui, sans doute, intensifie des sens plus riches que ceux d’« une coulée homogène », résumé par G. Gadoffre.16 « De petites lampes » semées dans la rivière composent « une file de feux », dont la lumière faible ne dure qu’à « clignoter » un instant. Le feu remplit ici une fonction médiatrice, surtout dans le contexte où Claudel métamorphose « la vaste coulée des eaux » en « tombeau ». Si la diffusion des fumées remontant au ciel est lente et successive, « l’éclat de la lumière » de « la botte du feu » est « illusoire » et fugitif, une fois communiqué à ce « tombeau des eaux ». Pourquoi « clignoter » ? Pourquoi « illusoire » ? À part le fait naturel que le feu s’éteint assez vite dans l’eau, il se pourrait que le feu, symbole de l’énergie vitale, meurt souvent à une vitesse qui nous laisse peu de temps pour saisir quand cela a eu lieu, et où. De plus, « toucher » est un verbe de communication, lié au sens humain. Ainsi, nous pouvons dire que la description est comme une esquisse symbolisant la « limite des deux mondes indécise »17, thème largement développé chez Claudel à la suite de ses lectures sur les doctrines taoïstes. Les flammes évocatrices, médiatrices et protectrices éclatent donc aussi pour inspirer à l’ermite claudélien sa future conception du yin-yang comme transformation. Dans sa conférence sur les superstitions chinoises donnée en 1910, l’année suivant son retour définitif de Chine, Claudel dit : Ce cercle formé de l’accolement tête-bêche de deux espèces de têtards, l’un blanc, l’autre noir, représente la conjonction des deux principes opposés dont les éternelles transformations constituent l’évolution universelle. Le Yang repré- sente le blanc, le Yin le noir, le premier le plein, l’autre le vide, l’un le chaud, l’autre le froid, l’un la terre, l’autre le ciel, l’un le relief, l’autre le creux, l’un le mâle, l’autre la femelle, etc. […] Chacune porte en soi le germe de l’autre. Pour Claudel catholique, le monde de l’Au-delà désigne traditionnelle- ment le lieu où Dieu et les âmes des morts résident. Loin du sens chrétien de la rédemption et de la délivrance, la vie et la mort en Chine, sans Dieu, se transforment par le cercle « roulant sans frottement et sans déchet » selon l’ancienne sagesse orientale. L’espace des morts est plutôt une « vie future » « en vide » où se trouvent « les mêmes mœurs, les mêmes habitudes, le même

16 Ibid., p. 108. 17 Gilbert Gadoffre,Claudel et l’univers chinois, op. cit., p. 345. Envers la vie et la mort : passage de la Chine au Japon chez Claudel 141 gouvernement, la même administration » que dans le monde des vivants. Un espace « spirituel » superposé au monde « matériel » dont « les frontières demeurent parfois incertaines et mal fixées »18. L’indécision de la frontière entre la vie et la mort conduit sans doute, dans les années suivantes, à l’enri- chissement optimiste des éléments dans l’écriture du paysage sépulcral. Par exemple : le poète éprouve une joie de vivre et la paix interieure dans le poème « La navigation nocturne » en 1897 : « Je vogue en paix au travers de la région modérée […] À ce douzième mois encore, cimetière et potager, la campagne, avec les tertres partout des tombes, s’étend productive et funèbre. Les bosquets de bambous bleus, les pins sombres au-dessus des sépultures, les roseaux glauques, arrêtent avec art le regard en le satisfaisant […] »19. Notons aussi la prospérité qui coexiste avec les morts dans « Le point » publié en 1903 : « […] j’envisage le pays des morts. Avec ses bouquets de pins et d’oliviers, il se disperse et s’épand au milieu des profondes moissons qui l’entourent. »20 Encore plus loin, lors de sa visite au mausolée d’Ieyasu au Japon en 1898, voici une vision toute proche de celle du cercle yin-yang : « L’Averne devant nous s’ouvre et se déploie. Son sol brûlé, ce ciel bas, cette amère clôture de volcans et de sapins, ne correspondent-ils pas à ce fond noir et nul sur lequel se lèvent les visions des songes ? Ainsi, avec une sagesse royale, l’antique shogun Ieyasu choisit ce lieu pour en superposer à l’ombre qu’il réintègre les ombrages, et, par la dissolution de son silence dans leur opacité, opérer la métamorphose du mort dans un dieu, selon l’association d’un temple à la sépulture. »21

Les Japonais dans les flammes

Le retour de Claudel au Japon comme ambassadeur a été très vite marqué par le grand séisme du Kantō le 1er septembre 1923. Cette catastrophe a détruit Yokohama et Tokyo. Claudel y a failli perdre la vie. Notons que ses premières impressions ont été établies de façon fortement différente dans L’Oiseau noir dans le soleil levant et dans un autre texte, une dépêche publiée en 1963 à l’occasion de l’exposition « Diplomates écrivains ». Dans l’édition critique de L’Oiseau noir, Henri Micciollo définit le poème-reportage intitulé À travers les villes en flammes comme « d’abord une composition qui vise à des fins esthétiques »22, car Claudel n’a retenu que les événements du 1er et du 2 septembre avec une chronologie bousculée, tout en laissant de côté ce qui s’est passé ensuite.

18 Paul Claudel, Œuvre en prose, op. cit., p. 1081-1082. 19 Paul Claudel, Œuvre poétique, op. cit., p. 76. 20 Ibid., p. 116. 21 Ibid., p. 81-82. 22 Henri Micciollo, L’Oiseau noir dans le soleil levant de Paul Claudel. Introduction, variantes et notes, op. cit., p. 147. 142 Xu Yi

Ce qui est à remarquer en premier, c’est que le halo de mystère relié aux flammes dont nous avons parlé blêmit dans ce texte. Et, loin des flammes dramatiques qui « préparent une résurrection »23, celles-ci contiennent une valeur réaliste : « […] les incendies ont commencé, de toutes parts les colonnes de fumée s’élèvent, les voies d’eau sont coupées […] bientôt le quartier de Kanda où j’habite […] est en feu » ; « dans l’intervalle, sur une étendue de je ne sais combien de kilomètres carrés, tout brûle ! Une vapeur ardente flotte sur cette cuve qu’attisent encore, par bouffées véhémentes, les derniers souffles du typhon qui expire. De temps en temps, une détonation, une flamme immense qui monte au ciel : c’est un gazomètre qui saute, un dépôt de produits chimiques qui vient d’être touché. »24 Claudel n’exagère pas les dégâts causés par l’incendie : selon l’extrait de la revue Japon et Extrême- Orient de décembre 1923, « l’incendie fit d’impressionnants ravages, sur 95 000 maisons de Yokohama, plus de 70 000 ont été détruites, le nombre des morts est de plusieurs dizaines de milliers, quant à Tokyo, le pourcentage des bâtiments détruits est de 75 %, et on compte plus de 85 000 morts dans les quartiers les plus atteints par l’incendie »25. Si la force funeste et irrésistible de la nature, en partie symbolisée par les flammes, est, d’après Claudel, la cause principale du malheur, celles des violences humaines ont néanmoins été complètement voilées dans l’écrit de l’ambassadeur-poète. Le massacre raciste de Coréens dont des estimations officieuses font état d’un bilan de plusieurs milliers à 10 000 morts donne un exemple.26 Mais aucune trace de cette page obscure de l’histoire du peuple japonais n’a été trouvée dans le récit claudélien. La mer des flammes, n’ayant pas amplifié l’horreur de l’événement, sert pourtant, comme toile de fond du panorama, à observer avec sympathie les survivants : Le cri des victimes ensevelies sous les ruines n’était pas cet appel impérieux : « Au secours, par ici ! », mais une modeste supplication : « Dosô, dosô, dosô ! » (s’il vous plaît !). On peut lire aussi une observation plus spécifique : Un de mes collègues me racontait qu’il avait fait un voyage de nuit entre Yokosuka et Kamakura avec un officier de marine qui allait à la recherche de sa femme et de son fils unique. Une fois arrivé à l’hôtel, il voit peu de temps

23 Gilbert Viprey, « Images de la mort », in Jacques Petit (éd.), Paul Claudel, 3 : Thèmes et images, op. cit., p. 30. 24 Paul Claudel, Connaissance de l’Est, suivi de L’Oiseau noir dans le soleil levant, Paris, Gallimard, 2010, p. 189-191. 25 Henri Micciollo, L’Oiseau noir dans le soleil levant de Paul Claudel. Introduction, variantes et notes, op. cit., p. 152. 26 « Les massacres de Coréens après le séisme de Kanto en 1923 », in l’Association d’amitié franco-coréenne-Comité Bourgogne [en ligne], http://www.aafc-bourgogne.org/2015/09/les- massacres-de-coreens-apres-le-seisme-de-kanto-en-1923.html (page consultée le 8 mars 2015). Envers la vie et la mort : passage de la Chine au Japon chez Claudel 143

après revenir l’officier, la mine parfaitement calme et sereine. Il lui demande des nouvelles de sa famille : « Oh ! tous deux sont morts », et il se mêle à la conversation générale. Un instant après seulement il remarque : « Excusez-moi si je vous réponds de travers, mais je suis un peu nerveux ».27 Force est de constater que les réactions des Japonais vis-à-vis de la mort pourraient étonner Claudel car il a noté dans son journal une vingtaine d’années plus tard : « […] Puis l’étudiante japonaise catholique Katuoka, qui me parle de la mort probable de ses parents en éclatant de rire ».28 Ce « stoï- cisme japonais », terme employé par Claudel, qui a dû éprouver deux fois dans les deux ans suivant son arrivée de violentes secousses endommageant l’Ambassade de France à Tokyo29, est donc une façon de s’accommoder des circonstances de l’existence, car « [l]e Japon, est plus qu’aucune autre partie de la planète, un pays de danger et d’alerte, continuelle, toujours exposé à quelque catastrophe : raz de marée, cyclone, éruption, tremblement de terre, incendie, inondation. Son sol n’a aucune solidité »30. Autrement dit, pour un pays que fréquente la mort brutale et inattendue, la considération principale de l’écrivain au sujet de la vie et de la mort se lie moins à l’espace comme dans le rite, qu’au temps où passe l’être éphémère. Une autre raison non sans importance pour ce passage est le vieillissement de Claudel. Loin du jeune consul en Chine, le « vieil ambassadeur » de « [l]a maison du pont-des-faisans »31, fin 1926, a été très préoccupé par la vieillesse et la mort. Son journal nous montre les témoignages de cet état d’esprit : « Je suis en pourparlers avec la mort, je pèse ses propositions »32 ; « Soixante ans ! redressons-nous et rectifions notre tenue avant de pénétrer dans cette froide et solennelle enceinte. »33 Nous pouvons penser que c’est sans doute par ces deux motifs que Claudel met de loin en loin les Japonais individualisés, et essaie de comprendre l’appréhension de l’être éphémère dans « l’âme japonaise »34 à partir de son reflet le plus approprié : l’art et la poésie.

Goutte d’eau éphémère, goutte d’eau éternelle

Claudel a ainsi conclu, dans un petit poème imitant le haï-kaï japonais, sa vision de la nuit du 1er septembre 1923, en traversant les ruines où s’amon- cellent les morts :

27 Paul Claudel, Connaissance de l’Est, suivi de L’Oiseau noir dans le soleil levant, op. cit., p. 186. 28 Paul Claudel, Journal II, Paris, Gallimard, 1969, p. 574. 29 Paul Claudel, Connaissance de l’Est, suivi de L’Oiseau noir dans le soleil levant, op. cit., p. 187. 30 Ibid., p. 184. 31 Ibid., p. 160. 32 Paul Claudel, Journal II, op. cit., p. 732. 33 Ibid., p. 737. 34 Paul Claudel, Connaissance de l’Est, suivi de L’Oiseau noir dans le soleil levant, op. cit., p. 161. 144 Xu Yi

À ma droite et à ma gauche il y a une ville qui brûle mais la Lune entre les nuages est comme sept femmes blanches. La tête sur un rail mon corps est mêlé au corps de la terre qui frémit. J’écoute la dernière cigale. Sur la mer sept syllabes de lumière une seule goutte de lait.35 Parmi les thèmes qui évoquent déjà avec évidence la mort (thème de la cigale), nous arrêtons notre regard sur l’image qui termine le poème : une « goutte de lait » dans la mer sous le rayonnement du soleil. En effet, au sujet de la lumière, nous avons des interprétations différentes. Certains commentateurs pensent que c’est le reflet de la lune, blanc, opposé à la lumière (rouge, orange) de la ville qui brûle ; d’autres pensent que cela désigne plutôt les rayons du soleil, sources d’origine de la lumière de la lune, parce que les syllabes de lumière évoquent au fond le spectre solaire. Notre travail se situe dans la deuxième lignée. La mer, que ce soit dans le contexte occidental ou dans le contexte oriental, contient en quelque sorte le sens du terme de la vie. Donc quel est le sens de « la lumière » sur la mer, et sa liaison avec cette « goutte de lait » ? En effet, avec une petite nuance, l’image de la « goutte d’eau » se répète vers la fin de son recueil de haï-kai composés au Japon, Cent phrases pour éventail : Phrase 153 : « Départ/La goutte d’eau à l’extrémité de cette aiguille de pin prête à se réunir à la mer tremble hésite » ; phrase 156 : « Un pin la mer il a plu/Loin de tout regard humain la mer est occupée à faire le siège d’une goutte d’eau »36 ; phrase 157 : « Il a plu/un rayon de soleil le lac reflète un pin tout revêtu de gouttes d’eau »37 ; phrase 166 : « La goutte d’eau/sent que toute la mer est occupée à la solliciter »38. D’évidence la « goutte d’eau » est fortement liée aux autres réalités de la nature sur le plan matériel. Le pin et la mer, éléments les plus répétés, indi- quant respectivement la plante sur le continent et la destination de l’eau, sont associés aux phénomènes de la pluie et du rayon du soleil. Le lac pourrait être considéré comme un court séjour de l’eau, comme dans d’autres phrases où se montre le torrent qui prépare sa rentrée, comme dans la phrase 93 par exemple : « J’écoute/le torrent qui se précipite vers sa source ». Une telle alliance d’images comprend presque le cycle complet de l’eau dans la nature, et nous fait penser naturellement à la grande circulation atmosphérique de notre planète : l’eau, en tant que liquide, s’évapore en gaz au cours du rayon- nement du soleil, tombe de nouveau du ciel en pluie ou en neige, et revient à la mer en coulant sur le continent. Dans ce sens, la « goutte d’eau » passa- gère n’a jamais une existence définitive, mais des apparences différentes en fonction de ses transformations circulaires. De plus, superposée à la goutte

35 Ibid., p. 198. 36 Paul Claudel, Œuvre poétique, op. cit., p. 740. 37 Ibid., p. 741. 38 Ibid., p. 743. Envers la vie et la mort : passage de la Chine au Japon chez Claudel 145 d’eau matérielle, il y a aussi la goutte d’eau spirituelle. Dans la phrase 163 : « Œil oreille/mots mouillés dont la secrète sensibilité a pour centre une goutte d’eau »39 ; phrase 170 : « Dieu une seconde a trouvé cette goutte d’eau au fond de mon âme »40. Les âmes, qui portent le sens de la goutte d’eau à l’intérieur, ne jouent alors que ses apparences avec l’écoulement du temps. Le temps, dont la signification n’est pas toujours la même chez Claudel, indique ici plutôt l’alternance saisonnière, non seulement parce que la chaleur et le froid qui décident de la substance de l’eau sont étroitement liés aux saisons, mais aussi pour la forte impression saisonnière tout au long des Cent Phrases. D’où naît l’éternité dans le monde instantané : les quatre saisons, en se succédant l’une à l’autre dans un ordre temporel, forment un cercle roulant vers l’éternité, sur laquelle la vie et la mort fusionnent en Un. Ce n’est ni « la vie future » « en vide », ni la « conjonction de deux principes opposés » dont nous avons parlé, mais une sorte d’« harmonie universelle », l’idée centrale de la belle prose de Tchouang-tseu, livre de chevet pendant le séjour de Claudel au Japon : C’est un point, d’où ceci et cela, oui et non, paraissent encore non distingués. Ce point est le pivot de la norme. C’est le centre immobile d’une circonfé- rence, sur le contour de laquelle roulent toutes les contingences, les distinc- tions et les individualités ; d’où l’on ne voit qu’un infini, qui n’est ni ceci ni cela, ni oui ni non. Tout voir, dans l’unité primordiale non encore différenciée, ou d’une distance telle que tout se fond en un, voilà la vraie intelligence.41 C’est par cette éternité que se fixe la joie de vivre des êtres éphémères dans Cent Phrases ; c’est par cette éternité que la « goutte de lait » dans la nuit du 1er septembre 1923 attend sa prochaine évaporation sous les « sept syllabes de lumière » ; c’est sans doute par cette éternité que le poète de « Maturité » chante à l’automne de l’année 1937 ainsi que de sa propre vie : « Tout ce qui passe est passé/Eh bien, on va recommencer. »42

39 Ibid., p. 742. 40 Ibid., p. 744. 41 Tchoang-tzeu, « Harmonie universelle », dans Wikisource la bibliothèque libre [en ligne], https://fr.wikisource.org/wiki/%C5%92uvre_de_Tchoang-tzeu/Chapitre_2._Harmonie_ universelle (page consultée le 20 octobre 2019). 42 Paul Claudel, Œuvre poétique, op. cit., p. 908. 146 Xu Yi

Quelle que soit la valeur de la sagesse orientale inspirant ces textes, la mort est, en fin de compte, « comme une fin que Dieu impose à l’homme » et « une délivrance de l’ignorance de la source »43 dans la vision chrétienne de Claudel. Or, le dialogue avec l’Extrême-Orient a non seulement ensoleillé son regard envers la mort, mais l’a aussi enrichi au sens métaphysique et artistique.

XU Yi Université de Wuhan Université Bordeaux Montaigne TELEM EA 4195 [email protected]

Résumé Tout en gardant une place primordiale, la question de la mort chez Paul Claudel a connu une série de nuances durant ses séjours en Chine et au Japon. La perception culturelle, la familia- risation avec la littérature, l’emprunt artistique et la réflexion philosophique ont contribué à créer son propre art de l’« être-vers-la-mort ». Mots-clés Paul Claudel, vie, mort, Chine, Japon. Abstract The question of death in Paul Claudel’s writing career has experienced a series of changes during his trip from China to Japan while retaining its primordial place. Cultural perception, familiari- zation with literature, artistic borrowing and philosophical thinking help to create his own art of « being-towards-death ». Keywords Paul Claudel, life, death, China, Japan.

43 Bei Huang, Segalen et Claudel : Dialogue à travers la peinture extrême-orientale, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 406. La « presque-mort » dans La Chambre des Officiers (Marc Dugain) : la tranchée, le lit et le sacré

Élodie Galinat

De nos jours, si l’idée de mort est devenue tabou, qu’on la cache ou qu’on souhaite l’éloigner, qu’on la veuille douce et discrète, un siècle en arrière, lors de la Première Guerre mondiale, elle se révèle violente, omniprésente, et en surexposition constante. Ce n’est donc pas un rapport à la mort ordinaire qui s’effectue ici puisqu’on la montre sans fard, et davantage encore, on la brandit, on l’expose même dans toute son impudeur, à travers le sang et la boue. Les silhouettes sont laissées en vrac, abandonnées, nues, meurtries, sectionnées, éviscérées, les visages emportés… Durant cet épisode historique d’une violence intense, l’espace de mort est multiple et même démultiplié. En effet, les hommes meurent non seulement en masse, mais partout. Que ce soit à l’extérieur, dans la tranchée ou le no man’s land qui est la zone située après les barbelés entre les deux tranchées opposées, comme à l’intérieur, le plus souvent, sur un brancard ou dans un lit d’hôpital. À travers le roman La Chambre des Officiers de Marc Dugain, publié en 1998, il s’agira donc d’ébaucher une représentation littéraire de l’espace de mort maté- rialisé à travers un décorum composé de lieux équivoques comme le champ de bataille finalement évité par le protagoniste principal et restant du domaine de la procuration, de l’abstrait, ou encore le lit d’hôpital qu’il intègre, aux dimensions de cercueil, et dans lequel il va demeurer jusqu’à la fin de la guerre. Ainsi, les éléments matériels que représentent le lit mais aussi les grandes vitres des fenêtres qui réfléchissent la mutilation des gueules cassées, constituent un espace hospi- talier que l’on qualifierait, au premier abord, de conventionnel, mais qui, dans le contexte du roman participent à une vision cauchemardesque et se mettent au service d’une morbidité ambiante. La chambre d’hôpital laisse présager une précipitation vers le néant, comme si l’environnement spatial du soldat n’était que l’antichambre d’une fin à laquelle il est inenvisageable d’échapper. Nous aborderons le destin du personnage Adrien Fournier, ingénieur officier, protagoniste principal, face à cette mort qui l’encercle, l’étouffe, lui tient compa- gnie quotidiennement, lui-même étant dans un entre-deux, plus tout à fait 148 Élodie Galinat homme, vivant mais « presque-mort ». Nous ne pouvons donc pas aborder la mort comme une fin en soi concernant le personnage, mais plutôt parler d’un cheminement chaotique vers la résurrection. En effet, le personnage entame malgré lui une sorte de contre-quête mortifère qui lui échappe et qu’il frôle sans jamais l’atteindre, ce qui est sa victoire, de manière évidente, aussi bien que son fardeau, son tribut, puisque de la mort il rapporte des séquelles : un visage partiellement arraché, avec absence de la partie maxillo-faciale, ce qui lui confère une apparence non plus humaine mais monstrueuse. Ni la mort ni la vie ne semblent à présent vouloir d’Adrien, immobile et figé, coincé dans un espace doublé d’un temps difficile à appréhender ; à peine lui reste-t-il la prière, mais à qui s’en remettre lorsqu’on ne croit pas en Dieu ?

Le déplacement géographique : premiers pas vers une fin annoncée

« J’ai quitté mon village de Dordogne le jour de la mobilisation »1, déclare Adrien dans l’incipit du roman. Un déracinement de son lieu d’origine qui est aussi un déplacement géographique s’opère avec cet itinéraire en train de Dordogne en direction du front Est, dans la Meuse, endroit où le personnage n’est jamais allé. « J’avais toujours vécu à la campagne ou dans des petites villes de province »2. Le militaire est arraché à ses repères spatiaux, de manière soudaine, à un lieu de vie qu’il a toujours connu, à un lieu bucolique où la nature se veut authentique, pacifique. L’homme de la terre sait qu’il n’est que le maillon d’un ensemble régi par des lois simples et que, pour le reste, c’est se martyriser que de vouloir en savoir plus. Les gens des villes sont le centre d’un monde qu’ils ont fait eux-mêmes. Ils en crèvent, rongés de l’intérieur par le doute3. Cette affirmation de la part du personnage démontre une certaine humilité, un attachement fort à sa terre, la confiance dans ce monde rural comme étant un monde qui le protège, celui des origines, d’une forme de vérité, exempt de faux-semblants. Quitter la campagne revient donc ici à ne plus être tout à fait soi, à perdre ses repères, ses fondations les plus solides. Cette appréhension de laisser son lieu de vie pour s’éloigner de chez soi semble contre toute attente presque pire que l’idée même de faire la guerre dans cet esprit inexpérimenté pour lequel cela ne reste qu’une idée abstraite. Ces migrations topographiques forment un premier facteur de l’évolution forcée du personnage, si ce n’est l’élément déclencheur de son destin à venir. Tout changement opéré à travers la mobilité transforme déjà l’individu en le menant vers le chaos auquel il ne va pouvoir échapper, non pas au cœur de la violence guerrière, mais en étant blessé avant même que le conflit commence.

1 Marc Dugain, La Chambre des Officiers (1998), Pocket, 2000, p. 9. 2 Ibid., p. 13. 3 Ibid., p. 19. La « presque-mort » dans La Chambre des Officiers (Marc Dugain) 149

Bachelard dans sa Poétique de l’espace évoque « la maison, le dedans » comme étant notre « première mère ». Nous y sommes protégés un peu comme le fœtus, pour y vivre nos premières expériences, y puiser de la force avant de nous aventurer tel l’oiseau quittant le nid. « Car la maison est notre coin du monde. Elle est – on l’a souvent dit – notre premier univers. Elle est vraiment un cosmos. »4 Cette « première mère » serait donc ici non plus vraiment l’intérieur, le domus, mais l’extérieur et son décor, elle représente « la terre natale », l’endroit d’où l’on vient, les racines. « La maison, dans la vie de l’homme, évince des contingences, elle multiplie ses conseils de continuité. Sans elle, l’homme serait un être dispersé. »5 « La maison » représente donc les fondements même de l’homme, indispensables à son équilibre. L’espace dans lequel il évolue influe non seulement sur ses choix mais sur son bien-être. En outre, au début du roman, le personnage du grand-père d’Adrien se trouve assimilé à « la maison », devient lui-même cette terre natale à l’image d’un arbre solide planté là depuis toujours. Il apparaît comme un garde-fou, inébranlable, comme celui qui retarde en quelque sorte le départ du jeune homme de « la maison » qu’évoque Bachelard, en le raccrochant au terrien : « Ne pars pas trop longtemps mon garçon, ça va être une sacrée année pour les cèpes. »6 L’aïeul ne mentionne aucunement le conflit et ses conséquences, mais demande au jeune homme de ne pas s’absenter trop longtemps, comme s’il s’agissait d’un simple voyage de courtoisie. Cette absence d’allusion au danger pourtant encouru par Adrien renforce la peur engendrée par ce qui pourrait se passer en rejetant et en niant l’idée même d’une possible mort. Ce déni repousse la fatalité de l’existence à venir d’Adrien, la tient éloignée, encore peu envisageable. L’évocation de cette cueillette de champignons qui reste une activité paisible, ramène à une paix de l’âme qu’il ne connaîtra plus, mais aussi au terroir dont il vient et que le grand-père représente, comme une forme de mise en garde contre l’élan du personnage, le rattachant à ce qui est sûr, à ce qu’il connaît : son environnement premier. Cette entrave comme une protection démontre de manière explicite le lien de dépendance qui existe entre lui et autrui, et qui ne le quittera plus jusqu’à ce qu’il se rétablisse en acceptant sa condition nouvelle. Ainsi, nous pouvons avancer que la présence de l’Autre empêche la disparition irréversible du « je » puisqu’il continue de le faire exister, le préserve, en le retenant près de lui, dans un espace bien connu. Une fois parti et seul, Adrien dès lors n’aura de cesse de se remémorer son passé, sa famille, et donc « sa maison » première. Le personnage « vit la maison dans sa réalité et dans sa virtualité, par la pensée et les songes »7.

4 Gaston Bachelard, Poétique de l’espace (1957), PUF, 2012, p. 32. 5 Marc Dugain, La Chambre des Officiers, op. cit., p. 34-35. 6 Ibid., p. 10. 7 Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, op. cit., p. 30. 150 Élodie Galinat

Une mort héroïque ratée : esquiver la tranchée

« La guerre de 14, je ne l’ai pas connue. Je veux dire, la tranchée boueuse »8. Dès les premières lignes du roman, nous pouvons être frappé par la singularité de l’aventure vécue par le personnage qui non seulement échappe à une mort prévisible et quasi certaine, mais en plus ne connaîtra pas de manière concrète l’espace de mort le plus représentatif de la période : la tranchée. Cependant, malgré cette esquive, il ne va pas échapper à une forme d’aven- ture dont la définition donnée par Jean-Yves Tadié est significative : « l’aven- ture est l’irruption du hasard, ou du destin, dans la vie quotidienne, où elle introduit un bouleversement qui rend la mort possible, probable, présente. »9 Cette définition semble, à première vue, en adéquation avec ce que traverse notre personnage en proie à un événement (ici la guerre) bouleversant son quotidien, et l’amenant à frôler la mort. Celle-ci se révèle donc constitutive de l’aventure selon Tadié, elle ne peut s’en défaire totalement, avec cette gradation « possible, probable, présente » qui induit sa réalisation quasi certaine. Malgré tout, quelques nuances restent à apporter dans le cas présent. Le déplacement géographique mène à une forme d’échec de l’aventure, celle-ci est partielle- ment avortée puisque le personnage ne va pas au bout de son expérience de guerre et ne connaîtra pas la dureté des combats. Ici, c’est la blessure dont il est frappé qui va constituer en elle-même le noyau de l’aventure vécue10. Le préambule du roman est un constat d’échec. « La guerre de 14, je ne l’ai pas connue. Je veux dire la tranchée boueuse, l’humidité qui transperce les os […] C’est cette guerre-là que je n’ai pas connue. »11 Nous ne sommes pas dans l’action à proprement parler de la guerre puisque le personnage avoue l’avoir à peine touchée du doigt et en être déjà éloigné. Adrien déclare avec franchise ne pas avoir été au front, dans la boue des tranchées, ce qui annule de façon instantanée l’héroïsme, la bravoure, le sacrifice même, que suggère le statut de soldat. L’aspect guerrier est finalement passé sous silence, relégué au second plan, il est légèrement implicite, on ne s’attarde pas dessus. Il se dégage

8 Marc Dugain, La Chambre des Officiers, op. cit., p. 9. 9 Jean-Yves Tadié, Le Roman d’aventure, Gallimard, coll. TEL, 2013. 10 « Il est pourtant possible de faire une autre histoire de l’aventure, qui fasse davantage attention aux manières dont l’événement a pu être ressenti, aux émotions qu’il occasionna et qui justi- fièrent précisément de le désigner comme une “aventure”. Il est possible de faire une histoire qui ne soit pas l’histoire d’événements qui nous paraîtraient exceptionnels, et qui par là nous sembleraient des aventures, mais qui soit l’histoire du sentiment d’aventure lui-même. C’est peut-être même la seule histoire de l’aventure qui soit source d’enseignements : celle du proces- sus de désignation d’un événement comme aventure, c’est-à-dire celle du sentiment d’aventure, celle du désir d’aventure – celle, évidemment, du discours sur l’aventure. » Sylvain Venayre, « La Belle époque de l’aventure (1890-1920) », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 24, 2002, p. 93-110. 11 Marc Dugain, La Chambre des Officiers, op. cit., p. 9. La « presque-mort » dans La Chambre des Officiers (Marc Dugain) 151 alors un sentiment d’amertume, de mélancolie aux contours flous, une honte certaine. Adrien n’a pas connu la tranchée, il n’a donc accédé à aucune gloire guerrière. En premier lieu, il demeure extérieur à cette mort, spectateur passif lorsqu’elle se met à l’œuvre : Une détonation part de tout près. Un sifflement d’un quart de seconde. J’ai le temps de voir une tête qui se détache d’un corps qui plie sur ses genoux, un cheval qui s’effondre. L’autre sous-lieutenant qui était resté en selle, s’écroule de mon côté, l’épaule arrachée, l’os qui sort comme d’un jambon12. Le jeune homme constate, impuissant, que la mort agit sous ses yeux, couplée à une accélération du temps qui le plonge dans une confusion cauche- mardesque, marquant bien à partir de ce moment précis sa perte de contrôle de la situation et de son existence propre. La mort en marche arrive jusqu’à lui, vive, dans une énergie spectaculaire, et il y échappe de justesse. « Je sens comme une hache qui vient s’enfoncer sous la base de mon nez. Puis on coupe la lumière. »13 C’est dans un nouvel espace, cette fois-ci surplombé par les ténèbres, propulsé de manière instantanée dans une sorte de dystopie de l’intimité, de sous-terrain existentiel où seul l’âme encore intacte demeure, que le protago- niste se réveille. Ce qu’il a pu connaître n’existe plus. L’hôpital devient une nouvelle « maison », l’endroit où il va pouvoir revenir partiellement à la vie, et dans un premier temps, devoir survivre, bien loin de la douceur provinciale et de ses paysages champêtres. L’intime de la blessure rejoint l’intériorité spatiale ouvrant à un confinement, un recroquevillement, qui s’oppose à l’extérieur ainsi qu’à l’extraversion du personnage avant qu’il soit blessé.

Le lit comme cercueil : entre immobilisme et espace clos

Le passage vers une existence nouvelle a bien lieu ici à travers l’espace puisque le blessé se voit désormais tributaire des endroits où il se trouve, l’hô- pital et plus précisément son lit : « Je ne sais plus où je suis »14 déclare Adrien, déstabilisé. Il a perdu ses repères spatiaux et doit à présent évoluer dans un lieu oscillant de manière constante entre mort et vie, ce qui entraîne par extension, son déséquilibre, son instabilité. Son immobilité toute récente le conduit à devenir esclave d’un mental qui ressasse. Aussi, il se remémore sa vie d’avant comme un songe éloigné de son « moi » actuel qui le hante nuit et jour. « Les vrais bien-êtres ont un passé. Tout un passé vient vivre, par le songe, dans une maison nouvelle »15 écrit Bachelard.

12 Id. 13 Ibid., p. 29. 14 Marc Dugain, La Chambre des Officiers, op. cit., p. 35. 15 Gaston Bachelard, Poétique de l’espace, PUF, 2012, p. 33. 152 Élodie Galinat

C’est dans cette chambre d’hôpital, par le biais de son esprit quasi intact, qu’il fait vivre ses souvenirs, réminiscences de sa vie passée, sans les partager pour autant : « L’évocation de notre passé ne dépassait jamais le moment de la mobi- lisation » comme le dernier réceptacle d’une lointaine intimité que l’on cherche à sauvegarder à l’intérieur de soi, au plus profond. Le souvenir, sous réserve de conserver, grâce à la mémoire, une filiation, une appartenance à un groupe, distend pourtant le lien qui existe entre Adrien et sa famille. « Je n’ai qu’un souci : mettre du temps et de la distance entre mes proches et moi. Je veux qu’on me mette entre parenthèses »16. Le protagoniste exerce une négation de lui-même. Il veut devenir à son tour un souvenir vague, comme s’il était déjà mort finalement. Ainsi, se projeter dans la mort avérée semble moins effrayant que de faire face aux vivants. Il souhaite gagner du temps, créer une distance comme une protection entre lui et les autres, puisque ceux-ci appartiennent à un monde à présent révolu dont il est exclu à cause de sa nouvelle apparence qui le hisse au rang de figure monstrueuse. Il y a là une volonté du blessé de modifier l’espace-temps qu’il cherche à biaiser, à altérer, dont il cherche à sortir même, pour cacher aux yeux du monde une réalité effroyable. « On m’a placé au-dessus de la tête un châssis en forme de dôme, comme on en trouve dans les jardins soignés pour protéger une jeune plantation. »17 Le châssis décrit par l’auteur rappelle que l’homme n’est pas mort mais n’en est plus tout à fait un. Assimilé à un végétal, il faut le maintenir, le « faire tenir », le faire grandir, pour qu’il puisse « pousser » correctement. L’homme est prisonnier de sa chambre comme le jeune plant dans une serre lui amenant protection et garantissant sa bonne santé mais le privant de l’extérieur. Le « presque-mort » doit en quelque sorte recommencer sa vie, trouver d’autres racines sur lesquelles prendre appui. Nous assistons donc ici à une seconde naissance, laquelle s’effectue dans la douleur de la perte immédiate, de ce qu’on avait ou de ce qu’on était auparavant et qui s’annule. « L’infirmière, elle, a pour mission de faire disparaître les miroirs, c’est dans ses yeux seulement que le blessé doit pouvoir reconnaître qu’il garde sa place au sein des vivants puisque, même au moment des soins, on le regarde comme un homme. »18 Autrui prend place dans une dualité déconcertante. Le blessé, tiraillé entre rejet et besoin, ne peut se défaire complètement de l’autre. L’absence de miroirs sert à protéger le défiguré de sa propre vision, puisqu’il apparaît non plus seulement comme un végétal mais comme un monstre issu d’un cauchemar. À chaque étape de son évolution, quelqu’un le protège de la réalité, le maintient dans une sorte de déni, en dehors de toute

16 Marc Dugain, La Chambre des Officiers, op. cit., p. 46. 17 Ibid., p. 49. 18 France Renucci, « La Construction des gueules cassées », Les Cahiers de médiologie, n° 15, 2003, p. 103-111. La « presque-mort » dans La Chambre des Officiers (Marc Dugain) 153 vérité. Il y a toujours un tiers pour atténuer la cruauté engendrée par le nouvel espace pénétré. Ici, les miroirs révélateurs d’une réalité collective sont absents : « Les miroirs disparus ont laissé de grosses ombres rectangulaires au-dessus de chaque lit »19. Et l’opposition que génère autrui s’étend au reste des blessés de la face partageant leur chambre avec Adrien et lui renvoyant sa propre perte : « Chacun d’entre nous devient le miroir des autres. »20 Mais si l’autre ne dévoile qu’une image partielle de la réalité, qu’il est difficile de se figurer, de croire que l’on est à présent semblable, le décor se révèle être un élément déterminant, cruel, décourageant rappel pour le blessé. Il va à la fenêtre et la lumière de la rue lui renvoie son reflet, il se voit pour la première fois, et découvre un trou béant à la place de sa mâchoire21. « Je suis dans ce qu’on appelle une phase de séchage, je n’ai pas le moindre bandage […] au milieu du visage un tunnel aux contours loqueteux. »22 Cela laisse entrevoir une métaphore de la mort assortie à l’idée de voyage sans retour avec l’évocation du tunnel. Celui-ci n’a pas de fin, tout comme l’idée d’éternité associée en religion à la mort. La scène a quelque chose de terrifiant et d’irréel : le personnage est tellement choqué par ce qui lui est donné de voir qu’il a l’impression que ce visage n’est pas le sien. « Il n’y a finalement que les morts qui puissent nous envier. Et encore, j’en doute »23 déclare-t-il enfin, à présent incapable de se situer, de trouver sa place entre espace des vivants et espace des morts.

Être « presque vivant » à cause de Dieu

« J’ai mal. J’ai froid de l’intérieur. »24 Ces mots prononcés par le person- nage rappellent ceux du mourant face au trépas. S’il n’a pas connu la tranchée, Adrien fait tout de même l’expérience de la souffrance que procure une mort ressentie comme imminente. Nous l’avons vu, le lit et ses allures de cercueil annonciateur d’une fin qui menace de survenir à tout instant fait partie du nouveau décor du blessé. Cependant, si le matériel de proximité est en effet un élément mortuaire immédiat, l’environnement extérieur à l’hôpital, que le personnage devine sans le voir, est aussi très significatif de ce destin à présent figé. « La cloche d’une église, au loin, sonne sept coups »25 peut-on lire. Cette action des cloches en train de sonner est un topos du roman de

19 Marc Dugain, La Chambre des Officiers, op. cit., p. 44. 20 Ibid., p. 53. 21 Dans les faits, sur le champ de bataille, les gueules cassées ont souvent un trou béant à la place de la bouche, ce qui évidemment les empêche de crier et ils sont souvent laissés pour mort puisqu’on ne les entend pas, parfois il faut deux jours avant que les brancardiers comprennent qu’ils sont toujours vivants. 22 Marc Dugain, La Chambre des Officiers, op. cit., p. 60. 23 Ibid., p. 66. 24 Ibid., p. 60. 25 Ibid., p. 27. 154 Élodie Galinat guerre qui annonce la mobilisation des hommes, et par conséquent le point de non-retour de leur périple, sous-entendant déjà une dépendance à un sacré fort dont il sera difficile d’être complètement étranger, ne serait-ce que d’un point de vue utilitaire pour reprendre la notion de Frédéric Gugelot. Ainsi, les cloches sont marqueuses de cycles, ouvrent la voie de la vie vers la mort. À l’origine, elles marquent le début de l’existence à travers le baptême pendant lequel elles sont vivement sonnées, mais aussi la fin de l’existence avec la mise en terre. Elles interviennent donc de la naissance à la fin de vie, balisant l’exis- tence d’un début et d’une fin précis. Les soldats deviennent autant de martyrs en sursis, à l’image d’un Christ sur la croix, d’âmes tourmentées qui parfois ne demandent qu’une chose : la déli- vrance par l’achèvement. Adrien, dans un sentiment de désespoir total, tentera d’ailleurs de se suicider pour mettre un terme à ses propres souffrances. « J’appuie le canon sous mon oreille, le seul endroit indolore de ma tête. »26 Cette tentative de suicide avortée traduit deux choses : à la fois la volonté de continuer à vivre plus importante encore que la douleur subie, mais aussi un détachement du jeune homme de la religion, cette dernière réfutant l’idée de suicide contraire au cinquième commandement. Alors, quel rapport entretient Adrien avec Dieu qui appartient à l’espace sensé être le lien entre vivants et morts ? Il parait impensable de partir vers quelque chose d’aussi effrayant qu’une guerre qui sous-entend de manière évidente la mort, sans avoir foi en quoi que ce soit : Le premier de mes deux compagnons à sortir de l’inconscience est celui qui tient dans sa main refermée un petit crucifix d’argent. […] Encore conscient et se croyant condamné, il a supplié une petite infirmière de l’avant de lui procurer une croix. Elle a décroché celle qui était à son cou ; il l’a prise dans sa main qu’il n’a plus desserrée, même dans ses moments de profonde inconscience27. Comment traverser ce départ en forme d’épreuve sans se raccrocher à une entité supérieure, une force plus grande que soi-même ? C’est là toute la problématique d’Adrien qui semble posséder un avis tranché sur la question de l’existence de Dieu. Tandis que Clémence, la jeune violoniste dont il fait la connaissance avant de prendre le train, pense que la guerre est du fait de Dieu, Adrien pense qu’elle est du simple fait des Allemands, faisant chuter de son piédestal celui qui est perçu comme Tout-Puissant. Cependant, en revenant aux premières lignes du roman, nous constatons que Dieu n’est pas tout à fait absent de l’esprit du personnage : La guerre de 14, je ne l’ai pas connue. Je veux dire, la tranchée boueuse, l’hu- midité qui transperce les os, les gros rats noirs en pelage d’hiver qui se faufilent entre des détritus informes, les odeurs mélangées de tabac gris et d’excréments

26 Ibid., p. 64. 27 Ibid., p. 65. La « presque-mort » dans La Chambre des Officiers (Marc Dugain) 155

mal enterrés, avec pour couvrir le tout, un ciel métallique uniforme qui se déverse à intervalles réguliers comme si Dieu n’en finissait plus de s’acharner sur le simple soldat28. Adrien rend Dieu à son tour responsable en parlant d’un acharnement sur les soldats, comme s’il était le chef d’orchestre de ce conflit, lui conférant une importance non négligeable, et ce qui souligne sa vision très manichéenne de la religion. Une fois blessé, il ne parlera plus de Dieu, comme s’il était inutile de s’en remettre à celui-ci, et même de l’évoquer, comme si le Ciel avait définitivement abandonné le soldat. Le céleste s’oppose donc au terrestre d’où vient Adrien, et les deux puissances élémentaires semblent ne jamais pouvoir se rencontrer ni même se compléter. Toutefois, Annette Becker, historienne, développe l’idée selon laquelle « pour vivre au milieu de la mort, on avait besoin d’assurances multiples : celles de l’affection de sa famille, celles de sa patrie, celles de la foi ou de la superstition. Loin de s’annuler, elles se renforçaient mutuellement. »29 La croyance en un avenir meilleur, en une future vie de famille probable, est ce qui tenait bon nombre de soldats au delà de toute croyance en un Dieu abstrait comme c’est le cas du personnage d’Adrien. Lorsqu’il entre en guerre, il déclare à ce propos : « Je ne crois pas en Dieu mais cela ne m’empêche pas de penser qu’on a une bonne étoile, et je compte sur la mienne. »30 Cet espoir bien que spirituel et mystique ne fait plus mention du religieux. Il est simple- ment assimilé ici à la jeunesse qui réfute l’idée de mort. La foi mentionnée est détachée de tout affect religieux et représente un élément majeur de résistance. Finalement, ce sont les camarades d’Adrien qui exercent ce lien entre vivants et morts, le rattachent à la vie car tous partagent un sort commun : « Ces gens de dehors ne sont pas des miens, je suis bien mieux ici, au milieu de mes camarades. »31 Autrui reprend donc sa place de garde-fou dans l’espace, tout comme le grand-père avant le départ, auprès du soldat maintenant blessé et défiguré. « Il me semble que la mort rôde, indécise »32 déclare Adrien. Ces mots incarnent toute l’idée d’une mort omniprésente, mais hésitante, prête à s’abattre sur les blessés, démunis, pris au piège, dans un espace de mort inéluc- table qui est la chambre d’hôpital dans laquelle ils évoluent : « nous sommes restés dans cette chambre sans nous en éloigner autrement que pour parcourir le couloir circulaire à petites enjambées timides. »33 Dans cet espace restreint et étroit où on tourne en rond, la seule échappatoire semble être la possibilité

28 Ibid., p. 9. 29 Annette Becker, « L’histoire religieuse de la guerre 1914-1918 », Revue d’Histoire de l’Église de France, n° 217, 2000, p. 539-549. 30 Marc Dugain, La Chambre des Officiers, op. cit., p. 28. 31 Ibid., p. 77. 32 Ibid., p. 35. 33 Ibid., p. 78. 156 Élodie Galinat d’un déplacement physique à l’extérieur qui ne les précipite plus vers la mort puisqu’ils en sont revenus, avec plus ou moins de succès, mais leur permet de s’en extraire de manière certaine en vivant une forme de renaissance. Pourtant, lors de la première sortie des officiers hors des murs de l’hôpital, Adrien est paralysé par la peur : « Je tremblais de tout mon corps comme si l’hiver entier venait de s’abattre sur moi et suppliai mes amis de rentrer. »34 Il existe donc une ambivalence, une opposition constante, entre deux énergies en place qui paraissent trouver un équilibre. En effet, mort et vie se frôlent, se côtoient, pour finir par s’apprivoiser et cohabiter dans le même espace. Contrairement au début du roman où le départ vers l’inconnu est le fruit de tous les dangers, une fois blessé c’est la volonté de mouvement, d’aller en avant, qui sauvegarde le personnage de l’anéantissement moral, et c’est le pas manifeste vers l’existence qui retrouve son chemin à travers les ultimes mots du texte prononcés par Weil : « On va leur apprendre la gaieté. »35 La gaieté, synonyme d’allégresse et qui s’entend dans la parole d’un autre qui est comme lui, ramène Adrien à la vie de manière définitive.

Élodie Galinat Université Bordeaux Montaigne TELEM EA 4195 [email protected]

Résumé Durant la Première Guerre mondiale, l’espace de mort est multiple : les tranchées, le lit d’hôpital. Les morts sont laissés en vrac, éviscérés, défigurés, monstrueux. Dans le romanLa Chambre des officiers de Marc Dugain (1998), nous verrons comment la tranchée, censée être une protection, un rempart à l’anéantissement, devient espace de mort, et nous aborderons le rôle du lit d’hôpital aux dimensions de cercueil qui à son tour laisse présager une précipitation vers le néant, comme si l’environnement direct du soldat n’était que fatalité, l’antichambre d’une fin annoncée pour celui qui est « presque-mort ». Mots-clés Mort, hôpital, gueules cassées, monstre, espace.

34 Ibid., p. 96. 35 Ibid., p. 172. La « presque-mort » dans La Chambre des Officiers (Marc Dugain) 157

Abstract During the First World War, the death space is multiple: the trenches, the hospital bed. The dead are left loose, eviscerated, disfigured, monstrous. In the novelLa Chambre des officiers by Marc Dugain, we will see how the trench, supposed to be a protection, a bulwark against anni- hilation, becomes a space of death, and we will approach the role of the hospital bed with coffin dimensions which in turn suggests a precipitation towards nothingness, as if the soldier’s direct environment were only fatality, the anteroom of an announced end for the “presque-mort”. Keywords Death, hospital, broken faces, monster, space.

Varia

La Battaglia (1904-1913) : la revue des anarchistes italiens immigrés au Brésil

Giovanni Stiffoni

Entre 1880 et 1920, plus d’un million d’immigrants italiens s’est installé au Brésil, grâce notamment aux favorables conditions offertes par les agences d’immigrations financées par le gouvernement brésilien1. C’est surtout à cette époque que les idéaux des mouvements sociaux ont commencé à se diffuser parmi les travailleurs brésiliens, par le biais de groupes de propagande et de périodiques. L’intérêt des historiens pour l’immigration des anarchistes italiens au Brésil s’explique par l’importance de l’activité politique réalisée par ce mouvement dans la nouvelle réalité sociale et politique. Citons par exemple l’expérience de la « Colonia Cecilia », une communauté libertaire fondée en 1890 par le vétérinaire Giovanni Rossi. En outre, ce sont surtout les anarchistes qui se sont opposés au système politique autoritaire mis en place au Brésil, avant que Getulio Vargas essaie de « normaliser » la lutte sociale au Brésil. En dépit du rôle important qu’ont conservé les anarchistes italiens au Brésil, les secteurs politiques et économiques dominants dans le pays ont tenté de créer et de propager la thèse selon laquelle l’anarchisme serait une « plante exotique » qui n’aurait pas dû voir le jour dans un pays riche et prospère comme le Brésil2. Les chercheurs qui ont souhaité mieux comprendre ces phénomènes sociaux ont aussi analysé l’instrument de communication le plus puissant utilisé à cette époque pour divulguer les idées anarchistes : le journal La Battaglia. En effet, ce périodique, pendant sa longue période de publication (1904-1913), a été distribué entre 3 000 et 5 000 exemplaires de chaque numéro, un volume qui s’avère considérable compte tenu de la répression policière constante à laquelle les militants anarchistes ont dû faire face sur ce territoire.

1 Angelo Trento, Do outro lado do Atlântico. Um século de imigração italiana ao Brasil. São Paulo: Nobel, 1989. 2 Carlo Romani, « Anarquismo italiano, transnacionalismo e emigração ao Brasil: Contribuições ao debate teórico », in Critica histórica, juillet 2020, Alagoas, p. 11. 162 Giovanni Stiffoni

Les premières recherches significatives sur ce journal ont été menées par l’historien Luigi Biondi au début des années 1990 pour comprendre les effets de la grande immigration italienne dans l’État de São Paulo3. Ce chercheur italien a étudié avec soin les différentes tendances politiques qui se sont développées au sein du mouvement ouvrier naissant dans ce nouveau contexte, en accordant une attention particulière à la tendance anarchiste. Cette première étude restera également un point de référence pour les chercheurs qui étudieront ensuite La Battaglia. Isabelle Felici, spécialiste de civilisation italienne, poursuit sur cette voie en essayant de faire republier tous les périodiques de l’idéologie anarchiste en langue italienne4. Dans cette même étude elle a également tenté d’approfon- dir l’étude de l’organisation des ouvriers italiens au Brésil. En fait, ces dernières années, la vision politique des ouvriers italiens émigrés au Brésil a fait l’objet de plusieurs débats, surtout après que l’his- torienne Edilene Toledo5 a voulu minimiser l’importance du rôle des anar- chistes dans le mouvement ouvrier au Brésil, en soulignant la différence entre ces derniers et les syndicalistes révolutionnaires. La contribution de Thiago Bernardo de Oliver à ce débat a aussi été importante, car il a souligné, indé- pendamment de cette différenciation proposée par Toledo, la participation des anarchistes dans l’histoire du mouvement ouvrier6. L’étude biographique de la vie d’Oreste Ristori, réalisée par l’historien Carlo Romani, est elle aussi une œuvre très significative en cela qu’elle permet de démontrer l’évolution idéologique du directeur de La Battaglia pendant sa longue expérience au Brésil7. C’est pourquoi nous souhaitons, dans cet article, examiner l’évolution vécue par ces militants dans un nouveau contexte sociopolitique, en cessant de les considérer comme des militants dotés d’une vision idéologique complète- ment définie. Par conséquent, il est nécessaire de comprendre de quelle façon évolue la relation des immigrés italiens avec leur pays d’accueil et comment change leur vision politique dans ce nouveau contexte. Jusqu’à présent, les chercheurs qui se sont occupés de ce sujet les ont considérés presque exclusive- ment comme les représentants d’une idéologie politique européenne définie, sans tenir suffisamment compte de leur évolution.

3 Luigi Biondi, « La stampa anarchica in Brasile: 1904-1915 », Mémoire de Maîtrise (Histoire), Université de Roma La Sapienza, Italie, Rome, 1994. 4 Isabelle Felici, « Les italiens dans le mouvement anarchiste au Brésil, 1890-1920 », thèse de doctorat (italien), 1994. 5 Edilene Toledo, Travessias Revolucionarias, Campinas: Editora Unicamp, 2004. 6 Tiago Bernardon Oliveira, « Anarquismo, sindicatos e revolução no Brasil » (1906-1937). Niterói, thèse de doctorat (Histoire), Universidade Federal Fluminense, 2009. 7 Carlo Romani, « Oreste Ristori. Uma aventura anarquista », São Paulo, Annablume, 2002. La Battaglia (1904-1913) : la revue des anarchistes italiens immigrés au Brésil 163

Il sera tout d’abord nécessaire d’examiner les problèmes analysés par les rédacteurs de La Battaglia puisqu’ils sont la conséquence directe du nouveau contexte dans lequel ils exercent leur activité politique. Nous allons ensuite essayer de comprendre les nouvelles caractéristiques définissant le militan- tisme anarchiste qui se développe au Brésil. Cette recherche se situe dans le droit fil d’une thèse consacrée à Camillo Berneri8.

L’anarchisme italien dans un nouveau contexte

Aux yeux des anarchistes italiens, le Brésil représente le territoire où leur projet politique pourrait se réaliser plus facilement. En théorie, l’État brési- lien, en raison de son histoire, a comme caractéristique d’être moins structuré que l’État italien et laisserait pour cette raison plus de place aux anarchistes italiens pour développer leur utopie. À titre d’exemple, Oreste Ristori, direc- teur de La Battaglia, se présente, dans une lettre adressée au président de la République, comme un « citoyen du monde qui ne reconnaît pas les fron- tières » et qui espère pouvoir profiter de sa nouvelle réalité sociale9. L’analyse des commentaires parus dans La Battaglia montre que ces militants ont exprimé une réaction plutôt négative à propos de leur expé- rience dans ce nouveau contexte politique. A cet égard, il est significatif qu’ils fassent référence au Moyen-Âge pour représenter la situation au Brésil. Alessandro Cerchiai, l’un des écrivains les plus actifs du journal, a recours à cette comparaison dans l’article « Nel Secolo delle luci » publié dans le dernier numéro de janvier 1906. Après avoir raconté l’histoire d’un voleur d’animaux ayant été tué par quatre sbires envoyés par un fermier, il verse dans la satire : Ici, le Moyen-Âge refait surface : les seigneurs locaux, les Bravi, les moines inqui- siteurs, les condottieres, les amours des cloîtres fleurissent avec exubérance sur le sol brésilien. Le temps d’Ezzelino da Romano renaît, ses horreurs, ses humilia- tions se répètent […] Don Abbondio devient l’ami des sicaires et la Perpetua, sa servante, travaille comme maquereau. Fortebraccio gouverne et défait10. Pour décrire le Brésil, Cerchiai fait référence à une série de personnages qui font partie de l’histoire et de la littérature italienne. Il cite d’abord le capitaine Ezzelino da Romano, originaire de la région de Trévise, connu pour sa cruauté et mentionné par Dante dans la Divine Comédie : il reste dans l’enfer, plongé dans un fleuve de sang, coupable d’avoir exercé une terrible violence contre son voisin. L’anarchiste toscan mentionne également Don Abbondio, sa servante et les Bravi, les hommes de main du seigneur local, tous protagonistes négatifs

8 En 2012 j’ai soutenu ma thèse intitulée Camillo Berneri (1897-1937). Mythes, racines et réalités d’un intellectuel anarchiste, Bordeaux, Université Bordeaux Montaigne. 9 Oreste Ristori, « Al presidente della repubblica », La Battaglia, 04/09/1904, p. 1. 10 Alessandro Cerchiai, « Nel Secolo delle luci », La Battaglia, 28/01/1906, p. 1. 164 Giovanni Stiffoni des Fiancés. Ce roman historique, œuvre de l’écrivain Alessandro Manzoni, offrait l’image négative typique de l’Italie du XVIIe siècle, arriérée et dominée par les étrangers. Cerchiai cite également Fortebraccio, un homme politique connu et capi- taine de l’Italie centrale au XVe siècle. Il le choisit pour souligner la corruption et le manque de moralité au Brésil, car ce personnage historique a été repré- senté par la propagande guelfe comme un homme cruel et ennemi de Dieu. En fait, Fortebraccio, proche de l’empereur, a presque réussi à établir un État en Italie centrale, et est donc devenu un grand ennemi du pouvoir papal. Cerchiai a une image si négative de son nouveau pays qu’il craint qu’il soit injuste de le comparer à la pire période de l’histoire de l’Italie : « Nous citons le Moyen-Âge, mais peut-être l’avons-nous calomnié, parce que [le Moyen-Âge] était meilleur que cette horreur. » Il est significatif que Cerchiai, un anarchiste italien du début du XXe siècle, utilise le Moyen-Âge pour critiquer le système social brésilien car c’est le stéréotype traditionnel utilisé par les Lumières italiennes pour critiquer le passé le plus ignorant et le plus inculte11. La difficile expérience de Cerchiai au Brésil semble même lui faire récupérer l’Italie comme point de référence pour sa vision politique. Malgré tout, cet anarchiste toscan, comme d’autres immigrants italiens, conclut son discours en introduisant l’espoir d’un changement du contexte politique et social qui justifie son choix de rester au Brésil. Il affirme : « malgré notre scepticisme, nous espérons trouver une voie de salut : les crimes de cette bourgeoisie meurtrière, ses vices obscènes qui l’épuisent, finiront par la précipiter dans un chaos sans fond, le peuple se réveillera ! »12 À cet égard, Piero Cofani, un collaborateur de La Battaglia qui écrit ses articles depuis Piracicaba, est également intéressant : C’est ici au Brésil que l’avidité débridée et l’oppression politique du capitalisme rendent la situation du prolétariat encore plus insupportable qu’ailleurs. (…) Mais le Brésil est encore un environnement vierge pour nous. Il y a beaucoup à faire et beaucoup à défaire.13 Dans ce discours développé par Piero Cofani, il y a une critique sévère contre l’organisation capitaliste de la société brésilienne, qui condamne le prolétariat à une situation extrêmement difficile. Mais ce contexte permet aussi d’espérer un changement social radical : cette société n’est pas encore développée comme en Europe et laisse la place aux anarchistes pour réagir et pour organiser une autre réalité économique et sociale.

11 Salvatore Guglielmino, Il Sistema Letterario. Settecento, Verona: Mondadori, 1992. 12 Alessandro Cerchiai, « Nel Secolo delle luci », La Battaglia, 28/01/1906, p. 1. 13 Piero Cofani, « Al lavoro compagni », La Battaglia, 25/09/1904, p. 3. La Battaglia (1904-1913) : la revue des anarchistes italiens immigrés au Brésil 165

Même dans les articles d’Oreste Ristori, généralement si critiques de la réalité politique brésilienne, apparaît parfois la possibilité de changer la situation du pays et la réalité individuelle elle-même. Dans un article intitulé « Tutto è metafisica al mondo », l’anarchiste toscan considère qu’il est néces- saire que lui et ses compagnons soient réalistes : « en fin de compte, nous sommes au Brésil et le Brésil est l’environnement le plus approprié pour effec- tuer une métamorphose ».14 Selon Ristori, son pays d’accueil de l’époque, bien que gouverné par « la lie des prisons », est aussi un environnement caractérisé par une extrême fluidité qui laisse la possibilité de réaliser une nouvelle société. Dans certains articles de La Battaglia, la nature exceptionnelle du Brésil est bien soulignée : ses forêts vierges, sa végétation luxuriante et ses pierres précieuses. Dans ce contexte cependant, selon Alessadro Cerchiai, il n’est possible d’écrire que « l’hymne à la rébellion » : « Libres sont les oiseaux, libres sont les bêtes, mais ici l’homme exploite l’homme, l’homme tue l’homme, l’homme est l’esclave de l’autre homme. »15 La position politique des immigrés italiens est un aspect difficile à comprendre pour les intellectuels vivant au Brésil. Sans doute le transfert de nombreux citoyens européens vers l’Amérique latine était-il un phénomène très important à l’époque, mais les journaux anarchistes n’ont pas encore analysé en profondeur les conséquences de cet événement. Dans le journal de Ristori, la signification de l’immigration entre l’Italie et le Brésil est devenue un sujet très important, même si l’existence de La Battaglia est une consé- quence de cet événement. Il est normal d’accorder beaucoup d’importance à la brochure Contra a Imigração, publiée en 1906, mais avant cela, la même vision politique critique de ce phénomène était déjà répandue. Dans un article publié en 1904, Ristori recommande à ses compatriotes de ne pas se laisser convaincre par la propagande qui tend à édulcorer l’image de l’Amérique : Vous qui écoutez les proxénètes de l’immigration qui passent dans les villages pour parler d’un délicieux et charmant Eldorado, cherchant des victimes pour devenir les nouveaux ânes de bât, vous devez crier que leurs propriétaires ont déjà mangé l’Amérique, qu’ici en vérité on meurt de faim.16 Une des missions de La Battaglia semble avoir été de proposer une image plus réaliste du Brésil aux citoyens italiens qui, vivant dans une situation économique difficile dans leur pays, étaient prêts à accepter n’importe quelle proposition de travail. Souvent, l’arrivée de travailleurs italiens au Brésil était subventionnée

14 Oreste Ristori, « Tutto è metafisica al mondo »,La Battaglia, 07/01/1906, p. 1. 15 Anna De Gigli, « Malinconie », La Battaglia, 07/07/1907, p. 1. 16 Oreste Ristori, « L’inquisizione al Brasile », La Battaglia, 20/06/1904, p. 1. 166 Giovanni Stiffoni jusqu’à ce qu’elle soit momentanément interrompue par le décret Prinetti en 1902, lorsque les autorités italiennes interdirent cette pratique en raison de la situation pénible que les immigrants devaient endurer sur les lieux de travail17. Ristori, dans un article du 11 septembre 1904, nie le mythe du travail facile dans les terres brésiliennes avec des mots très clairs : « Il n’est pas vrai qu’ici j’ai du travail pour le monde entier. Il n’est pas vrai que le travailleur est bien payé. Il n’est pas vrai qu’ici il y a de bonnes garanties pour les étrangers »18. Il accuse clairement les agences intermédiaires qui mentent et contactent les travailleurs italiens et il critique également les autres journaux qui ne nient pas ces légendes créées pour attirer la main-d’œuvre au Brésil. En fait, même ces premiers articles qui commentent les conditions difficiles provoquent déjà la réaction des journaux bourgeois. En particulier, le Diario Popular appelle à la répression de la diffusion deLa Battaglia, qui nuit à l’image du Brésil et à son activité économique19. Gigi Damiani, un des rédacteurs de La Battaglia, estime également nécessaire de développer une réflexion sur ce sujet, car la domination de la bureaucratie brésilienne dans la gestion de l’immigration favorise l’arrivée d’immigrants italiens dans le pays mais n’améliore pas sa situation écono- mique. Contrairement à Ristori, l’anarchiste romain ne cherche pas tant à donner une mauvaise représentation de la situation politique et économique du Brésil, mais analyse plus en profondeur ce que devrait être le type de relation de l’immigré avec son pays d’accueil : « il faudrait qu’il s’attache à la terre, qu’il sache comment fertiliser notre terre, qu’il veuille vivre notre vie et devenir notre chair et non plus un élément d’expansion de tel ou tel gouver- nement ou d’un peuple d’esclaves ou de parias. »20 Cela serait nécessaire pour éviter que ne subsiste cette logique de division entre les races qui, selon le militant romain, facilite la diffusion de l’impéria- lisme : « l’impérialisme n’est pas latin, ni slave, ni germanique, c’est l’impé- rialisme. » Il est intéressant que dans ce discours, Damiani mette en avant les principes censés caractériser cette nouvelle humanité d’immigrants qui devrait cesser d’être « une sentinelle » d’une armée envahissante pour devenir une « individualité consciente » d’un citoyen qui vit dans un pays libre et civilisé. La Battaglia souligne que non seulement les Italiens ont été victimes de la poli- tique économique des fazendeiros brésiliens et de leur État, mais que de nombreux immigrés européens se trouvaient dans une situation dramatique. Par exemple, dans un article publié au début de 1906, Antonio Bossi rapporte qu’il a trouvé

17 Angelo Trento, Do outro lado do Atlântico. Um século de imigração italiana ao Brasil. São Paulo: Nobel, 1989. 18 Oreste Ristori, « Lavoratori d’Europa non venite al Brasile », La Battaglia, 11/09/1904, p. 1. 19 « Le nostre sferzate », La Battaglia, 23/09/1904, p. 1. 20 Gigi Damiani, « Pro Brasil », La Battaglia, 18/07/1905, p. 2. La Battaglia (1904-1913) : la revue des anarchistes italiens immigrés au Brésil 167 des groupes d’Espagnols dans un état de pauvreté extrême21. Ils avaient également été attirés au Brésil par les promesses des agents d’immigration et devaient ensuite supporter une réalité économique bien différente de celle promise. Ces nouvelles publiées dans La Battaglia faisaient partie d’un plan de sensi- bilisation de la classe ouvrière européenne à la réalité vécue par les immigrants au Brésil qui a conduit à la publication du livret Contra a Imigração. Dans la biographie consacrée à Oreste Ristori, écrite par Carlo Romani, la naissance de ce projet est reconstituée en analysant également le témoignage que l’anar- chiste fut contraint de donner au délégué de la police João Baptista de Souza en décembre 190622. Selon ce document, environ 300 personnes se sont réunies pour mener une initiative en faveur des colons étrangers : plus de 3 000 exem- plaires de ce document (qu’il avait lui-même rédigé et qui a commencé à être diffusé dans différentes villes) ont été imprimés. La commission ayant animé ce projet était constituée d’anarchistes, de socialistes et de citoyens d’origine italienne en général qui voulaient réagir contre un nouveau plan politico-économique de l’élite brésilienne. En fait, en 1906, la proposition d’attirer des immigrants italiens au Brésil revint en force, après l’interdiction de l’immigration soutenue par le décret Prinetti. La publication du Contra a Imigração en Italie en décembre 1906 provoqua la réaction et la répression des autorités italiennes qui tentèrent d’empêcher sa publication, mais durent également reconnaître qu’il n’y avait pas de conditions pour suspendre le décret Prinetti. Même l’État de São Paulo jugea nécessaire d’annoncer qu’une brochure d’Oreste Ristori intitulée « Contre l’immigration » avait été publiée en Italie. Cette publication, selon le journal de São Paulo, réfuterait les mythes répandus par les agences d’immigration pour convaincre les travailleurs italiens de se déplacer pour trouver un emploi au Brésil, et l’État italien penserait donc à améliorer ses contrôles de l’immi- gration dans le sud du Brésil23. Il est important de souligner que cette brochure traite de nombreux sujets déjà présentés dans La Battaglia et d’autres journaux anarchistes publiés au Brésil. Selon l’historien Biondi, l’un des principaux mérites de l’activité développée par Ristori et ses camarades fut la tentative de freiner l’immigra- tion constante de paysans italiens, portugais et espagnols afin d’empêcher le système productif brésilien de tirer profit de leur faiblesse économique. C’est seulement de cette façon que le directeur de La Battaglia espérait empêcher que la disponibilité constante de la main-d’œuvre ne maintienne le coût du travail dans les plantations de café à un niveau bas24.

21 Antonio Bossi, « Dalle Caienne brasiliane. Via Crucis interminabile », La Battaglia, 21/01/1906, p. 4. 22 Carlo Romani, Oreste Ristori. Uma aventura anarquista. São Paulo: Annablume, 2002, p. 160. 23 Ibid., p. 163. 24 Luigi Biondi, « La stampa anarchica in Brasile: 1904-1915 », Mémoire de Maîtrise, Rome, Université de La Sapienza, 1994. 168 Giovanni Stiffoni

Bien que La Battaglia soit née principalement pour aborder des questions politiques dans le nouveau contexte dans lequel ils vivaient, ces militants anar- chistes ont fini presque involontairement par aborder des questions d’un autre type et par représenter également un point de référence pour la communauté des immigrés italiens établie au Brésil. Cette fonction sociale de La Battaglia semble évidente dans la partie consacrée au courrier communautaire où sont souvent abordés des thèmes qui n’ont pas beaucoup de rapport avec des sujets politiques. Par exemple, un article dans lequel est débattue une polémique littéraire dans laquelle un professeur qui utilise un ton « comico-réaliste » pour provoquer un pharmacien originaire de la ville du poète D’Annunzio.25 Dans une autre lettre publiée dans l’espace consacré aux lecteurs, Ristori prend parti dans une affaire familiale : un résident italien de Santa Rita do Passo Quatro, une petite ville du Minas Gerais, avait pris la responsabilité de soutenir les neveux d’un parent et ce dernier l’a dénoncé pour agression.26 Ristori recommande que la générosité de ce lecteur de La Battaglia soit reconnue et, en général, il est soucieux de publier la note suivante pour inten- sifier les liens entre la communauté d’immigrés italiens présente dans l’État de São Paulo et son journal : Les camarades et les amis de l’intérieur de l’État sont expressément invités à nous envoyer des lettres sur le mouvement ouvrier, sur les exploits des autori- tés, sur les infamies des employeurs et surtout sur les drames qui se déroulent dans les « fazendas ». Pour cela, il n’est pas nécessaire d’être alphabétisé. Il suffit d’envoyer quelques détails, quelques données générales, pour que la rédaction s’occupe du reste.27 Il est évident que Ristori veut donner plus d’importance aux sujets poli- tiques et pour cela La Battaglia augmente l’espace offert aux thèmes sociaux de la vie de l’immigration italienne au Brésil. C’est ainsi que sont publiées plusieurs lettres d’Italiens vivant au Brésil qui veulent essayer de reprendre contact avec des amis ou des parents dont ils n’ont plus de nouvelles. Il est très important d’analyser ces informations car elles nous permettent de comprendre certains aspects de la vie des Italiens immigrés au Brésil à cette époque. Ils se plaignent, par exemple, du comportement des cambistas qui étaient une figure très importante dans leur vie à São Paulo28. Ceux-ci profi- taient de l’ignorance fréquente des immigrants récemment arrivés pour exiger des taux d’intérêt très élevés et c’est pourquoi ils furent définis comme des « usuriers » dans certaines lettres.

25 Pasquino, « Quisquiglie », La Battaglia, 28/05/1909, p. 4. 26 Oreste Ristori, « Cose di questo mondo », La Battaglia, 28/05/1909, p. 4. 27 Oreste Ristori, « Importante », La Battaglia, 25/09/1904, p. 1. 28 « Altro che strozzini », La Battaglia, 25/09/1904, p. 3. La Battaglia (1904-1913) : la revue des anarchistes italiens immigrés au Brésil 169

On critique également une institution traditionnelle de la société brési- lienne et portugaise comme la Santa Casa da Misericórdia, dont la mission est de traiter et de soutenir les malades et les handicapés. L’auteur de « Carità borghese » avertit les femmes étrangères qu’elles ne pouvaient pas compter sur ce soutien car il n’y avait pas de personnel parlant la langue des immi- grants.29 C’est pourquoi cette institution devint un véritable « abattoir de chair humaine », où des médecins inexpérimentés prescrivaient des médica- ments inappropriés en raison de leur incapacité à comprendre la langue des malades ou de leur manque d’expérience. Un autre article dénonçait les mauvaises conditions des hôpitaux où étaient hébergées les personnes infectées. Comme souvent, l’analyse de la situation commence par un cas particulier : un médecin a causé la mort du fils d’un employé parce qu’il avait fait une série d’injections inappropriées, le garçon ne souffrant pas, comme le pensait le fonctionnaire, d’une maladie respiratoire30. Selon l’auteur anonyme de l’article, ces situations se sont souvent produites parce que des « espions » ont dénoncé leurs voisins comme étant infectés sans en être sûrs. Il est significatif que certains articles aient également été consacrés à décrire l’attitude de certaines voyantes qui ont tenté de profiter de l’innocence des Brésiliens, mais aussi des immigrants. Un des auteurs de ces textes a même raconté un épisode vécu par un de ses amis qui croyait qu’il mourrait jeune après avoir rencontré une de ces dames.31 Enfin, l’auteur de l’article parvient à rassurer son camarade, en plaisantant sur la crédibilité de cette voyante, mais insiste sur le caractère dangereux de ces figures qui arrivent même à ressembler désormais à des prêtres. Il semble évident que La Battaglia ne se limite pas à diffuser les positions politiques des rédacteurs, mais finit aussi par s’intéresser aussià la vie quoti- dienne des immigrés italiens, en publiant de nombreuses lettres qui abordent des sujets qui sont également communs aux habitants de São Paulo. Comme nous l’avons vu, Ristori invite souvent des Italiens vivant au Brésil à apporter leur contribution afin de présenter leur point de vue sur leur travail et la situa- tion sociale difficile dont ils souffrent. Malgré les appels du directeur de La Battaglia, il est clair que le discours qui se déroule à travers les lettres des immigrés italiens dépasse les limites du débat politique et finit par maintenir vivantes les relations sociales entre les immigrés qui se retrouvent dans une réalité nouvelle, inconnue et souvent hostile. Ristori n’était probablement pas aussi conscient de l’importance de la

29 Bulgaro, « Carità borghese », 07/01/1906, p. 2. 30 « Come si uccidono i bambini poveri », La Battaglia, 28/01/1906, p. 2. 31 Lucifero, « Le streghe », La Battaglia, 30/05/1909, p. 3. 170 Giovanni Stiffoni fonction sociale de son journal, car il y avait « de nombreux appels de la rédac- tion à ne pas se laisser entraîner par les cas individuels et à éviter de raconter des événements locaux qui n’ont rien à voir avec les problèmes du travail »32. Toutefois, il serait important de souligner que l’importance des journaux des immigrants ne dépend pas uniquement de leur valeur politique mais, comme l’affirme le sociologue de l’école de Chicago Robert Ezra Parker, ce type de lecture est « “like a general store in a rural Community” »33 pour les étrangers vivant dans un pays dont beaucoup ne connaissent pas la langue. C’est pourquoi, malgré les recommandations de Ristori, tous les collabora- teurs de La Battaglia ont instinctivement abordé des questions qui les ont aidés à mieux comprendre le Brésil et la situation de la communauté italienne, inquiets de la possibilité que leurs compatriotes s’éloignent de la lutte politique. En outre, Parker estime qu’un autre grand mérite de la presse des immigrés a été de faire connaître la culture de ces nombreuses communautés aux citoyens de ces grandes villes. Par conséquent, à l’avenir, il sera très important de comprendre dans quelle mesure ces journaux, bien que nés avec des objec- tifs politiques, ont pu remplir ces autres fonctions sociologiques.

Redéfinir les valeurs des militants anarchistes au Brésil

En dehors des sujets qui ont évidemment un rapport direct avec le nouvel environnement dans lequel le groupe des anarchistes italiens a développé sa vision politique (le nouveau pays, l’immigration entre le Brésil et l’Italie et le rôle différent du journal dans ce nouveau contexte), l’analyse deLa Battaglia nous a permis de mieux comprendre certains aspects qui caractérisent leur personnalité au début du XXe siècle. Sans aucun doute, Ristori et ses compa- gnons manifestent constamment dans leurs articles un fort ressentiment contre la classe sociale qui domine la société grâce à son pouvoir politique et écono- mique, empêchant les groupes sociaux les plus pauvres d’obtenir une plus grande justice sociale. À cet égard, on évoque le menu succulent avec lequel la modeste mairie d’Amparo a accueilli le président de l’État de São Paulo Albuquerque Lins. Le commentaire de l’auteur est très acide : « Demain, si ces malheureux, qui paient, au nom de leur patrie, pour cette fête, descendent dans la rue pour demander des améliorations, les messieurs qui ont profité de leurs économies les feront fusiller ».34 Le contraste existant entre le luxe des puissants et la souffrance des pauvres qui se précipitent pour récupérer de la nourriture reste fort.

32 Luigi Biondi, « La stampa anarchica in Brasile: 1904-1915 », Thèse de Láurea (História), Université de Roma La Sapienza, Italie, Rome, 1994, p. 89. 33 Robert Ezra Parker, The immigrant press and its control, p. 113. 34 « Come si trattano i nostri tutori. Cose di questo mondo », La Battaglia, 02/05/1909, p. 4. La Battaglia (1904-1913) : la revue des anarchistes italiens immigrés au Brésil 171

Le même ton si critique se retrouve dans un bref article où l’auteur anonyme se demande « où finit l’argent que chaque municipalité collecte » à un moment où la population est affectée par des limitations économiques constantes.35 Dans La Battaglia, le cas de João Florindo, secrétaire d’État qui s’est enfui avec l’argent public, est également cité. Et ce ne serait pas un cas isolé : « N’êtes-vous pas tous d’accord pour dilapider le patrimoine public ? Qu’importe si, dans les différentes institutions publiques, chacun vole d’une manière différente ? »36 Non seulement les politiciens et les administrateurs de la République brésilienne sont accusés de malhonnêteté, mais parfois les articles de La Battaglia attaquent aussi les responsables dans leur pays d’origine. Dans un article, La Battaglia souligne le scandale de la Banque de Rome à la fin du XIXe siècle, manifestant même une remarquable impatience envers les administrateurs actuels : « Il faut déplorer la domination des barbares : fraude, vol, extorsion, détournement de fonds, pillage constant des banques et du Trésor public. »37 La bourgeoisie de tout pays est considérée, dans le journal de Ristori, comme « des parasites bien vivants qui appartiennent à notre même espèce. »38 La seule fonction de ces politiciens serait de profiter de sa condition de pouvoir sans vraiment participer au processus productif. Les tons et les langages utilisés par les auteurs de La Battaglia sont peut-être différents de ceux des médias contemporains avec une vision critique de notre société, mais le contenu et le sentiment de colère suscités par l’injustice sociale dominant la société semblent être très proches sur le plan idéologique. Pour Oreste Ristori, « cette immoralité et ce pillage qui fonctionnent comme un système de gouvernement dans tous les organismes de la vie admi- nistrative ne peuvent être supprimés ou combattus par le simple remplace- ment d’un président de la république. » Le directeur de La Battaglia prend cette position lorsque Hermès de Fonseca se présente comme candidat à la présidence de la république, démontrant l’impuissance de la population dans ce système politique où la malhonnêteté des administrateurs prédomine. En fait, l’hostilité avec laquelle ils manifestent contre le système parle- mentaire provoque également une controverse contre les socialistes réforma- teurs. Dans l’Ami du peuple, un périodique auquel ont également collaboré plusieurs écrivains de La Battaglia, le discours de l’homme politique socialiste Prampolini, prononcé au parlement et applaudi même par la droite, est ridi- culisé. La nomination d’un ministre socialiste au titre de Cavaliere del lavoro a également suscité des critiques ironiques, puisque Prampolini serait obligé de respecter une série de normes jugées indignes d’un représentant du prolétariat.

35 « Come si sbafa », La Battaglia, 23/05/1909, p. 3. 36 « Come si deruba il pubblico », La Battaglia, 04/09/1904, p. 1. 37 « Un’immensa collezione di ladri », La Battaglia, 04/09/1904, p. 3. 38 « Un esercito di Pidocchi », La Battaglia, 25/09/1904, p. 4. 172 Giovanni Stiffoni

Dans La Battaglia, une attention particulière est accordée aussi au socia- liste réformiste Antonio Piccarolo, qui, après avoir participé à la fondation de l’ISP en Italie et avoir occupé divers postes électifs au sein du parti, a émigré au Brésil en 1904 pour diriger l’Avanti ! 39. En raison de son socialisme modéré et de son soutien au parlementarisme, ce qui l’a toujours caractérisé, il quitte le journal et crée Il Secolo en 1906 et le Centro Socialista Paulistano en 1908. Selon Ristori, quiconque voulait défendre et revendiquer les droits des travail- leurs en participant au système parlementaire comme Piccarolo se comporte- rait de la même manière que « tous ces médecins, avocats… qui ne pouvaient pas trouver de place dans la bourgeoisie, mettaient la cravate rouge. »40 Cerchiai est également convaincu que « le socialisme ne viendra jamais du parlement »41. Ce qui est intéressant, c’est qu’il aborde les détails du fonc- tionnement démocratique dans ses articles, en citant des cas concrets de mauvais comportement des représentants du peuple. En ce sens, il fait réfé- rence à l’absentéisme des parlementaires qui se définissent comme« popu- laires » (socialistes, républicains, radicaux…) lors des votes nécessaires pour annuler le financement des congrégations religieuses. Ces représentants poli- tiques, au contraire, participent aux votes des lois formulées pour réduire les conflits entre le capital et le travail. Ainsi, selon le militant toscan, ils occupent un espace politique qui pourrait être utilisé par des mouvements ayant de « nouveaux idéaux »42. Cerchiai, dans La Battaglia, critique le socialisme qui fait confiance au système parlementaire présent dans plusieurs pays (Belgique, Italie, France et Autriche) pour ne pas soutenir les revendications des travailleurs. Ces derniers sont victimes des manipulations et des sophismes présents dans les discours des représentants réformistes, car en réalité « au milieu du peuple on ne trouverait pas le révisionnisme de Bernstein, si mal plagié par le socialiste Filippo Turati. » Il est clair que la position critique des auteurs de La Battaglia à l’égard des socialistes réformistes dépend également du contexte politique italien. Comme Malatesta l’a déjà déclaré, lorsqu’il s’est élevé contre le congrès socialiste tenu en Suisse en 1897 : Les socialistes démocratiques, animés par l’esprit de domination et de centrali- sation qui les anime, voudraient unir leur parti et le mouvement ouvrier dans une même institution, en subordonnant la résistance économique à la lutte électorale.43

39 Fabio Bertonha, Sob a sombra de Mussolini: os italianos de São Paulo e a luta contra o fascismo, 1919-1945, São Paulo: Anna Blume, 1999, p. 11. 40 Oreste Ristori, Tutto è metafisica al mondo, La Battaglia, 7 janvier 1906, p. 1. 41 Anna De Gigli « La mistificazione scientifica del socialismo », La Battaglia, 28 mai 1909, p. 1. 42 Mastr’Antonio (Cerchiai), « La democrazia all’opera », La Battaglia, 23/05/1909, p. 4. 43 Errico Malatesta, « Il congresso socialista Italiano in Svizzera », L’Agitazione, 18/06/1897, p. 132. La Battaglia (1904-1913) : la revue des anarchistes italiens immigrés au Brésil 173

En même temps, dans le contexte brésilien, loin des polémiques constantes qui caractérisent, selon le penseur Camillo Berneri, le débat libertaire en Italie, l’antiparlementarisme traditionnel des anarchistes italiens au Brésil pourrait facilement trouver des arguments pour renforcer leur propagande. Comme le montre José Murilo de Carvalho dans sa vaste bibliographie, les mécanismes de la Première République étaient incapables de garantir les principes démocratiques nécessaires au respect des droits du peuple brésilien. Au contraire, dans ce système politique, le chef pouvait continuer à utiliser les mêmes astuces qui lui garantissaient le maintien au pouvoir à l’époque de l’empire : le leader se souciait de garder le plus grand nombre d’électeurs pour son chef sur la liste électorale, les sbires étaient chargés de menacer les électeurs des opposants politiques, et les honnêtes citoyens refusaient souvent de participer aux élections par peur d’être victimes de violences. En outre, selon Murilo de Carvalho, les Brésiliens n’ont pas suivi le processus de formation nécessaire pour devenir citoyens d’une république démocratique, car la société brésilienne est profondément marquée par la tradition esclavagiste qui a dominé le pays pendant plusieurs siècles44. Dans ce contexte, les auteurs de La Battaglia donnent une image très critique du peuple brésilien. Dans certains articles, ils semblent attribuer les responsabilités de cette situation sociale dramatique également aux habitants du pays : « Chaque peuple a le gouvernement qu’il mérite et nous pensons que le Brésil ne peut être une exception à la règle générale ».45 Le même Ristori affirme que le peuple brésilien pourrait trouver une issue à ces terribles condi- tions de vie, mais il semble « infecté par le bacille de l’imbécillité »46. Dans certains articles, il semble que la situation sociale difficile dans laquelle vivent les travailleurs au Brésil dépende également de l’attitude que la population brésilienne adopte. Il ironise sur la joie des gens qui sont impres- sionnés par l’éclairage et les drapeaux qui caractérisent les fêtes religieuses et patriotiques alors que c’est la même population qui « met la main à la poche et paie ». Souvent, les auteurs de La Battaglia soulignent que les puissants profitent de la situation parce que « le peuple paie et se tait »47. Parfois, ce sont les gens eux-mêmes qui protestent contre ceux qui tentent de dénoncer l’exploitation des travailleurs et leur ignorance : dans un article de La Battaglia, on raconte le cas d’un écrivain de gauche qui est agressé par les habitants de Curitiba pour avoir publié un article anticlérical. L’auteur justifie ce triste événement en rappelant« les nombreux siècles d’esclavage et

44 Jose Murilo Carvalho, Os Bestializados, Companhia das Letras, 1987. 45 Oreste Ristori, « La baraonda politica », La Battaglia, 30/05/1909, p. 1. 46 Oreste Ristori, « La baraonda politica », La Battaglia, 30/05/1909, p. 1. 47 « Come si sbafa », La Battaglia, 30/05/1909, p. 3. 174 Giovanni Stiffoni d’ignorance dont [le peuple] a souffert »48. La dure réalité dans laquelle vivent les immigrants italiens au Brésil dépend de la façon dont ils traitent les travail- leurs brésiliens dans les entreprises. Luigi Malavasi, l’un des collaborateurs de La Battaglia, veut montrer que la responsabilité des tristes conditions de travail au Brésil « ne dépend pas des patrons mais du travailleur, que se passe- rait-il si tous les travailleurs refusaient de travailler gratuitement ? La réponse est très simple : payez le travailleur correctement »49. Cette lecture de la réalité brésilienne nous surprend beaucoup, en tenant compte de ce qui est la vision dominante du peuple parmi les penseurs liber- taires : il suffit de se rappeler la position de Kropotkine, largement publiée par les immigrés italiens, qui exalte tant la fonction de la révolution populaire. Il est important de souligner que même les auteurs de La Battaglia ont besoin de prendre de la distance par rapport à leur propre position. Par exemple, dans un article, Ristori doit se justifier d’avoir adressé quelques critiques aux lecteurs brésiliens, en précisant que « nous n’avons rien contre la population brésilienne qui est complètement innocente et irréprochable »50. Les anarchistes italiens ont eu probablement cette attitude parce qu’il leur manquait une institution qui puisse défendre les droits des travailleurs dans un contexte aussi difficile. La position critique qu’ils adoptent à l’égard de la société brésilienne est la conséquence d’une distance culturelle entre ces immi- grants, qui ont souvent fui leur pays pour des raisons politiques, et un pays encore profondément marqué par l’expérience dramatique de l’esclavage. Les anarchistes italiens ont fait preuve d’une plus grande compréhension à l’égard de leur peuple « victime des abus des puissants » car ils pouvaient facilement s’identifier à eux et avaient une meilleure connaissance des mécanismes de domination dont ils avaient également été victimes. Il est significatif que cette même vision de la population brésilienne présentée dans La Battaglia semble également affecter les anarchistes portugais, puisque l’historien Claudio Batalha trouve une attitude similaire dans le journal anarchiste Voz do trabalhador. Dans un article du 15 juillet 1908, il est dit que la classe ouvrière au Brésil vit encore dans un « état d’indolence » et de « prostration horrifiante », comme si l’esclavage existait encore51. L’historien José Murilo de Carvalho fait également référence à cette même attitude,

48 « Bestie umane », La Battaglia, 02/04/1905, p. 1. 49 Luigi Malavasi, « Ai graduati », La Battaglia, 30/05/1909, p. 3. 50 Oreste Ristori, Le nostre sferzate, La Battaglia, 25/09/1904, p. 1. 51 Claudio Henrique de Moraes Batalha, « Formação da classe operária e projetos de identidade coletiva », in Jorge Ferreira et Lucilia Delgado (éds), O Brasil Republicano: O tempo do libe- ralismo excludente – da Proclamação República à Revolução de 1930. Livro 1, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 2008, p. 114. La Battaglia (1904-1913) : la revue des anarchistes italiens immigrés au Brésil 175 lorsqu’il cite un biologiste français qui a déclaré que « le Brésil n’a pas de peuple »52. Il est évident que les immigrants européens de cette période ont du mal à analyser avec lucidité la complexité de la réalité sociale du Brésil.

Notre analyse thématique du journal La Battaglia nous a permis de comprendre des aspects du militantisme libertaire qui ne sont guère mis en évidence dans la presse italienne : la distance idéologique avec les socialistes déterminée par la stratégie parlementaire de ces derniers, le ressentiment contre la classe dirigeante des systèmes politiques et économiques, et la diffi- culté d’interagir avec une population qui n’est pas très intéressée par la vision sociale des anarchistes. En outre, ce qui me semble très pertinent, c’est que si l’on compare le type de message présenté dans la propagande anarchiste en Italie avec les articles publiés dans les journaux italiens au Brésil, on constate que dans ce deuxième cas, le discours politique est beaucoup plus simple et plus direct. Les écrivains de La Battaglia semblent expliquer leur vision sans se soucier tant des conséquences et des polémiques qu’ils pourraient soulever dans leur propre champ idéologique. Cerchiai, par exemple, affirme, sans crainte d’être démenti par ses collègues écrivains, que les principes de son mouvement étaient : 1) transformation de la propriété privée en propriété collective ou commune ; 2) abolition de tous les privilèges de caste ou de classe ; 3) abolition de tout pouvoir : armée, magistrature, etc. ; 4) l’internationalisme de toutes les revendications, c’est-à-dire l’abolition politique et juridique des États.53 Dans ce discours clair et immédiat, toutes les nuances qui caractérisaient les discours des penseurs anarchistes italiens, tels que Malatesta, Fabbri ou Saverio Merlino, qui s’efforçaient de trouver des compromis possibles entre les différentes tendances de l’anarchisme, disparaissent. Probablement les anarchistes italiens émigrés au Brésil se sont-ils sentis plus libres de s’exprimer dans un contexte différent, où le poids des autori- tés dans le camp libertaire était moins important. De plus, nous devons être conscients que la plupart de ces militants ont joué un rôle de second plan dans le mouvement anarchiste italien et ont eu une préparation intellectuelle plus modeste que les penseurs anarchistes que nous venons de mentionner. C’est pourquoi ces opinions nous semblent souvent particulièrement importantes, car elles sont plus représentatives de l’opinion qui existait chez la majorité des

52 Jose Murilo Carvalho, Os Bestializados, Companhia das Letras,1987, p. 66. 53 Anna De Gigli, « La mistificazione scientifica del socialismo », La Battaglia, 28/05/1909, p. 1. 176 Giovanni Stiffoni militants anarchistes lorsqu’ils ont adopté un tel point de vue politique. C’est pourquoi la pensée libertaire semble souvent prendre des traits plus concrets et plus réalistes dans ces journaux que dans les complexes discours de leurs collègues plus préparés.

Giovanni Stiffoni Professeur remplaçant Université Fédéral Fluminense (UFF)

Résumé La Battaglia (1904-1913), revue des anarchistes italiens immigrés au Brésil au début du XXe siècle, a été dirigée par Oreste Ristori. Les rédacteurs de la revue critiquent le capitalisme brésilien, et dénoncent l’exploitation des immigrés italiens au Brésil pour décourager les futurs candidats à l’immigration. La revue critique aussi le système parlementaire, le socialisme réfor- mateur, et la passivité de la population brésilienne. Mots-clés La Battaglia, anarchistes italiens, Brésil, immigration, exploitation capitaliste. Abstract La Battaglia (1904-1913), a journal of Italian anarchists who immigrated to Brazil at the begin- ning of the 20th century, was directed by Oreste Ristori. The journal’s editors criticised Brazilian capitalism, and denounced the exploitation of Italian immigrants in Brazil to discourage future immigration. The magazine also criticises the parliamentary system, reformist socialism, and the passivity of the Brazilian population. Keywords La Battaglia, Italian anarchists, Brazil, immigration, capitalist exploitation. Numéros parus Numéro 1 Varia Numéro 2 Aux marges de l’humain Études réunies par Jean-Paul Engélibert Numéro 3 Narration et lien social Études réunies par Brice Chamouleau et Anne-Laure Rebreyend

Hors série L’estrangement Revue interdisciplinaire d’Humanités Retour sur un thème de Carlo Ginzurg Études réunies par Sandro Landi Numéro 4 Éducation et humanisme ESSAIS Études réunies par Nicole Pelletier et Dominique Picco Numéro 5 Médias et élites Études réunies par Laurent Coste et Dominique Pinsolle Numéro 6 L’histoire par les lieux Approche interdisciplinaire des espaces dédiés à la mémoire Études réunies par Hélène Camarade Hors série Création, créolisation, créativité Études réunies par Hélène Crombet Numéro 7 Normes communiquées, normes communicantes Logiques médiatiques et travail idéologique Études réunies par Laetitia Biscarrat et Clément Dussarps Numéro 8 Erreur et création Études réunies par Myriam Metayer et François Trahais Numéro 9 Résister entre les lignes Arts et langages dissidents dans les pays hispanophones au XXe siècle Études réunies par Fanny Blin et Lucie Dudreuil Numéro 10 Faire-valoir et seconds couteaux Sidekicks and Underlings Études réunies par Nathalie Jaëck et Jean-Paul Gabilliet Hors série Usages critiques de Montaigne Études réunies par Philippe Dessan et Véronique Ferrer Numéro 11 Fictions de l’identité Études réunies par Magali Fourgnaud Numéro 12 Textes et contextes : entre autonomie et dépendance Études réunies par Maria Caterina Manes Gallo Numéro 13 Écologie et Humanités Études réunies par Fabien Colombo, Nestor Engone Elloué et Bertrand Guest Hors série Stanley Kubrick. Nouveaux horizons Études réunies par Vincent Jaunas et Jean-François Baillon Hors série La bande dessinée, langage pour la recherche

ESSAIS Études réunies par Nicolas Labarre et Marie Gloris Bardiaux-Vaïente Numéro 14 Plurilinguismes en construction : apprentissages et héritages linguistiques Revue interdisciplinaire d’Humanités Revue interdisciplinaire Études réunies par Mariella Causa et Valeria Villa-Perez Numéro 15 Jouer l’Histoire. Enjeux de la ludicisation historique Études réunies par José-Louis de Miras Numéro 16 Politicité de la littérature et des arts contemporains Études réunies par Sandra Barrère et Jean-Paul Engélibert Numéro 17 Quels lieux pour les morts ? Perspectives interculturelles Études réunies par Éric Benoit

La revue Essais est disponible en ligne sur le site : http://www.u-bordeaux-montaigne.fr/fr/ecole-doctorale/la-revue- essais.html

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