LA VALLÉE DE BARÈGES

Cartes des Frontières : de Fer — Paris 1694.

Raymond RIVIÈRE-CHALAN

.LA VALLEE DE BAREGES. SES PATURÂGES ET LES MEFAITS DE L'OCCUPATION ANGLAISE AU MOYEN.ÂGE

SCEAU DE LA VALLÉE DE BARÈGES AU XVIIIe SIÈCLE Ets buths quérats dét bielh Castèt Qué Si esmicaillén d'ab ét teins... Mès ét bêrmi lou caü haiissiù 1 R. CHALAN. AVANT-PROPOS

Avant de commencer la relation d'événements qui ont fait l'histoire de la vallée de Barèges, il convient de préciser que le nom de « Barèges » est pris, ici, au sens initial du terme, c'est-à-dire historique : il désignait de temps immémorial — et uniquement — la haute vallée du au-dessus de l'échelle du Lavedan à Aygue Rouye. En cas il ne désigne, par conséquent, ici, le bourg des bains de la vallée, actuel- lement appelé Barèges, qui n'existait pas il y a quatre ou cinq siècles et auquel on a abusivement ou tout naturellement donné le nom de la vallée qui l'a fondé. C'est à tort, en effet, que M. Meillon a écrit dans son ouvrage (Histoire de la vallée de ) en note du mot « Valletica » : « petite vallée que les anciens documents distinguent de la localité de Barèges, est la petite vallée du Bastan qui va de Luz au pied du Tourmalet. Barèges est située en son milieu. Cette petite vallée et son gave sont tributaires de la grande vallée de qu'on nomme improprement dans son entier vallée de Barèges; ce sont deux vallées distinctes... » Et la mention se termine par l'indication suivante ,non moins extraordinaire: « Toutes deux, aujourd'hui, constituent un territoire indivis administré par la commission syndicale dite de Barèges ». Cette explication, peu banale, accrédite l'idée dans l'esprit du public qu'il existait, anciennement, une localité du nom de Barèges, que c'est d'elle que la vallée aurait tiré son nom et que la véritable vallée de Barèges est le bassin du Bastan, connu de temps immémorial sous le nom de La Bat-sus, et non l'ensemble de la haute vallée du gave de Pau ; en outre, par l'inclusion du mot « aujourd'hui » dans la phrase relative à l'indivision, l'auteur semble laisser croire que cette indivision n'existait pas anciennement. Ce sont là autant de contrevérités qu'on s'étonne de rencontrer dans un ouvrage aussi méticuleux que celui de M. Meillon. La localité actuellement appelée Barèges n'a d'existence propre que depuis quelques années ; elle était jusqu'alors et depuis 1789 un hameau dépendant de la commune de . Antérieurement, c'était une dépen- dance directe de la vallée. En 1801, lorsque les valléens protestèrent contre l'arrêté du 1er floréal An IX qui leur retirait la propriété des bains, ils affirmèrent que la découverte des bains remontait à trois siècles et que depuis ils avaient toujours appartenu à la vallée. D'après un vieux registre datant de 1415, cité par le chanoine Laporte, curé de , et repris par le CI Tournier-Lasserve (Histoire Médico-Mili- taire de Barèges), une dame Condoo, de Saint-Martin, aurait légué par testament, en 1395, la somme de trois florins pour l'entretien du luminaire de Sainte-Marie-Madeleine du bain ; ce qui indiquerait qu'à ce moment-là il y avait dans la vallée et sans doute à proximité de Saint-Martin un oratoire dans un lieu appelé seulement « le bain ». Mais le bain en ques- tion existait, semble-t-il, bien avant puisque l'une des familles de Luz, victime de la guerre des partis qui ensanglanta la vallée à la fin du XJJJ° siècle, s'appelait « du bain ». Dans l'énumération des victimes de cette guerre donnée par la sentence du 15 avril 1307 on trouve, en etfet, un habitant de Lu z nommé : « Guilhem del banh ». Ainsi donc, en 1307, c'est à Lu z qu'on trouve trace d'une famille apparemment propriétaire du bain, auquel la dame Condoo, de Saint- Martin, attribue un oratoire en 1395. C'est d'elle, sans doute, que la vallée aura acquis par la suite la propriété de ce bain. Un règlement valléen de 1568, ayant trait à ces bains, qu'il désigne sous le nom de « bain de Labatsus » ou simplement « le bain », fait état des conditions mises par la vallée de Barèges, dont la capitale a toujours été Lu z, à la reconstruction de quelques « cabanes » destinées aux malades en remplacement de celles qui avaient brûlé. Il y avait aussi quelques maisons et dans l'une d'elles, qui appartenait en propre à la vallée, celle-ci faisait tenir une « vendellerie » pour le débit d'aliments aux baigneurs. Donc, à cette époque, le lieu s'appelait « le bain » ou le « bain de Labatsus ». Ce n'est que plus tard, lorsque la réputation des eaux gagna la réqion, que les « étranqers » à la vallée l'appelèrent « le bain de la vallée de Barèges », puis, par contraction, le bain de Barèges et enfin Barèges. Par contre, le nom de Barèges, plus exactement Baredge ou Baretge, désigna de tout temps la haute vallée du gave de Pau et de ses affluents, Bastan compris. C'est ainsi que la délimitèrent les Fors de vers 1106 et la Charte de Centot en 1175. C'est bien ainsi que la considérait la comtesse Béatrix lorsqu'elle venait en Barèges pour y percevoir les droits ou rendre la Justice, puisqu'elle tenait ses assemblées en l'église de Sère, qui n'appartint jamais à Labatsus. Ce furent bien, également, toutes les communautés de l'actuel canton de Lu z qu'elle astreignit à l'obligation de fournir otages supplémentaires en punition de l'acte de rebellion des valléens, tout comme le fit plus tard Centule II. Et c'est bien à Sère que siégeait l'archiprêtre de Barèges ! D'ailleurs, en 1319, les notables de la vallée, en majorité Labatsusans, qui procédèrent au partage des biens communs entre les villages et Vics de Barèges, dirent bien, et c'est écrit au traité, que la terre de Barèges est comprise entre l'escale du Lavedan à Aygue Rouye, les ports d'Espa- gne et celui d'Ourdits ou Tourmalet. Sans doute, les novateurs Révolutionnaires de 1790, créant de nou- velles divisions administratives, substituèrent-ils le canton de Lu z à la vallée de Barèges ; mais ils n'en changèrent pas les limites. De sorte que, parallèlement à l'évolution du nom du bourg des bains, la vallée qui le lui donna ne fut plus officiellement désignée que par le nom de sa capitale. Mais les initiatives révolutionnaires, justifiées ou non par la haine de l'Ancien Régime, ne sauraient avoir changé la géographie ni l'histoire du passé, pas plus que n'y avaient réussi les débordements du cartographe De Fer un siècle auparavant. La force probante qui se dégage des chartes précitées est tellement évidente et les limites de la vallée y sont tellement bien définies qu'il semble indispensable d'examiner sur quels documents M. Meillon a pu fonder son opinion erronée. Le premier qui vient à l'esprit est justement la carte de De Fer, qui date de 1694. En effet, De Fer y allonga le bassin du Bastan qu'il nomma seul « val de Baretge », au centre duquel il matérialisa la ville de « Baretge les bains » par un château fort de même grandeur que celui par lequel il désigna Navarrenx ou Saint-Palais ! Par contre « Luz en Barège » sans « t », placé hors du val de Baretge, n'y fut représenté que par un tout petit cercle, comme Sère et... ! C'est de la pure fantaisie et elle peut être prise d'autant moins au sérieux que ce cartographe plaça Luz à moins d'une lieue de Pierrefitte et à plus de deux lieues des bains de Baretge, alors que c'est, au moins, l'inverse qu'il eût fallu noter... qu'il situa Campan sur le gave de Pau entre Argelès et Lourdes et à l'entrée du val d'Aran ! On doit penser, en outre, qu'il ne connut pas les châteaux de Beau- cens et de Lourdes puisqu'il ne les nota pas sur sa carte... et pas davan- tage celui de Sainte-Marie ni l'église fortifiée de Luz... à moins que le signe qu'il plaça généreusement au bain, où n'exista jamais ni église remarquable ni château fort, les concernât. Mais, dans ce cas, ce n'est pas le hameau du bain qu'il nomma « Baretge les bains ». Il paraît donc difficile de retenir pareil document ! Plus sérieux est le recueil des « Monasticum Gallicanum », ouvrage du 18c siècle. Tout comme l'œuvre bénédictine des « Monasterium Bene- dictum », il dressa l'inventaire historique des couvents et monastères français. M. Meillon y fit de larges emprunts. Au chapitre relatif aux dépendances du couvent de Saint-Savin, Monasticum Gallicanum, porte, folio 231 : « Prioratas Sta Maria alias Sancti Martini de Baregia seu balneiis regiis » ; semblant dire, ainsi, que le prieuré de Sainte Marie s'appela également Saint Martin de Barèges, encore que l'alternative avec bain royal soit absurde. Il existait bien, près de Sers, un village et, sans doute, une église Saint-Martin, aux abords desquels, au dire de Grégoire de Tours, se réfugia, au Ve siècle, l'évêque Justin. Mais ce village avait été rasé par une avalanche en 1601, donc bien avant que le bain de la vallée prît le qualificatif de « bain royal ». Les auteurs du « Monasticum Gallicanum » ne s'arrêtent pas à celà, car un peu plus loin, au chapitre consacré à ceux qui participèrent au développement de Saint-Savin, on peut lire après qu'il ait été fait mention du Comte de Bigorre, du Vicomte du Lavedan, de l'évêque de Tarbes et de l'archevêque d'Aùch : « ... qui Bernardum abbatum in eedificanda S Martini apud Balneum Regium Bareige celle juvarunt et Johannen Mona- chum loco obedientiae sibi manendum constituerunt ». Là, aucune confu- sion n'est possible ; c'est bien de la construction d'une chapelle Saint- Martin qu'il est question en 1075 et cela en Barège près du bain royal, où fut établi le moine Jean. Or, d'après les chartes de Saint-Savin, reprises par le « Monaste- rium », c'est le prieuré Sainte-Marie qui fut construit en Barèges à cette date par le moine Jean ; le « Monasterium Benedictum » précise même Cfo. 56) que ce prieuré fut établi : « in valle quee vocatur Valletica in villis Esteira et Excisa ». Et, en effet, c'est sur la colline de Sainte-Marie, à cheval sur la limite d'Esquièze et d' qu'était établi le prieuré Sainte-Marie. Néanmoins, M. Meillon affirme que l'abbé Bernard et le moine Jean s'occupèrent des bains de Barèges et y construisirent le prieuré Saint- Martin en 1075. Il dit que l'abbé Bernard fut le premier à « aménager les bains de Cauterets et à renouer l'usage de ceux de Barèges en se faisant autoriser à s'installer dans ces territoires où abondent les sources thermales » (o. c. p. 239). Plus loin il ajoute même : « Bernard II a réfléchi aux conséquences heureuses que son action devait amener pour propager l'influence et préparer la grandeur de la communauté. Seul il a résolu de tenter cette nouvelle et utile aventure. Son mérite n'en est que plus grand. Il est très probable que pour l'encourager il a toujours trouvé à ses côtés son fidèle ami, le bon moine Jean, auquel il confie la surveillance des bains de Cauterets et de Barèges. Le moine Jean veillera èr la cons- truction de l'église de Saint-Martin de Cauterets et du prieuré de Saint- Martin de Barèges. On doit à ces deux hommes la création de ces deux stations thermales » (o. c. p. 333). Malheureusement, si les chartes de Saint-Savin constatent bien la construction de Cauterets, on n'y trouve rien, sauf erreur, sur la construc- tion des bains de Barèges ou du prieuré Saint-Martin. Le moine Jean était prieur de Sainte-Marie de Barèges et non de Saint-Martin. Au demeurant, la bulle du pape Alexandre en date du 17 avril 1167, par laquelle les dépendances du couvent sont homologuées et certifiées, ne cite dans la vallée de Barèges que ce prieuré de Sainte-Marie et cela dans les termes suivants : « In valle de Barege cellam Sancti Marias cum partinentis suis ». Il est évident que s'il y avait eu une chapelle ou un prieuré Saint-Martin il en serait fait meniion. En tout état de cause, si les auteurs du « Monasticum Gallicanum » parlent, à tort, d'un prieuré Saint-Martin à Barèges — par suite peut-être d'une confusion avec la construction à la même époque de Saint-Martin de Cauterets — ils ne disent pas que le moine Jean ou l'abbé Bernard s'occupèrent des bains de Barèges, ni même qu'il y avait des bains à Barège à l'époque. Par contre, connaissant l'engouement de la Cour au début du XVIIIe sècle pour les bains de Barèges, qualifiés de bains royaux et connus de toute l'Europe, ils ne purent s'empêcher de faire suivre le nom de Barèges, chaque fois qu'ils l'employèrent, du qualificatif de « bain royal ». Mais, dans leur esprit, Barèges ne désignait pas nécessairement une agglomération, puisqu'ils le traduisaient aussi par « Valletica » ; de même, le fait qu'ils aient employé le qualificatif de bain royal, alors qu'ils parlaient du Barège du XIe siècle, ne veut pas dire que ce quali- ficatif existait au XIe siècle. Ainsi, voulant situer Saint-Savin, dont ils veulent nous entretenir, ils le font par rapport à Barèges en précisant que le fleuve gave y est vu à « septem millibus a balneis regiis vulgo Barege ». Et il y a bien, en effet, quatorze milles romains, c'est-à-dire une vingtaine de kilomètres, entre Saint-Savin et le bourg des bains de Barèges. Mais, dans un autre chapitre, ces mêmes auteurs écrivent : « ... et Willel- mus qui erat vicarius omnis valletica dedit quid habedat et quod dare poterat... ». Or, ce Guillaume, qui donna vers 1080 tout ce qu'il possédait au couvent, était de la famille vicomtale du Lavedan, ou son délégué ; il n'était pas vicaire d'une hypothétique paroisse de Barèges, mais bégué de toute la vallée de Barèges dont il percevait les droits pour le Comte. De même, ils notent un peu plus loin que : « Arsenius de Baregio seu Balneo Regio Monachus an no M CV ». Or, la famille de Barège était à Luz au XIe siècle et elle était éteinte, au XVIIIe siècle, lorsque le bourg des bains de Barèges reçut le qualificatif de bain royal ! D'ailleurs, plus abusivement encore, les auteurs des « Antiquités Béné- dictines en Vasconie », autre manuscrit latin classé à la Bibliothèque Nationale, ont désigné ce moine de Saint-Savin en ces termes (fol. 332) : « Arsenius de Balneo Regio seu balneoriis aquis, vulgo Barege, monachus anno M C V » I Ainsi, que le nom de Barèges, ou Valletica, désigne la vallée, le bain de Labat-Sus ou une famille noble barégeoise les moines auteurs de ces manuscrits célèbres le traduisirent par « bain royal », afin que leurs contemporains et les générations futures pour lesquels ils savent œuvrer, situent exactement les lieux ou les personnes dont ils parlent. Mais, il est évident qu'on ne saurait faire remonter ce repère géographique au-delà de 1675 et à plus forte raison à l'époque des faits dont on nous parle au sujet du couvent de Saint-Savin, pour dire que le village des bains existait au XIe siècle et que « Valletica » était la seule vallée du Bastan, qui n'a jamais eu d'autre nom que Labat-sus. Malheureusement, les cartographes et écrivains reprirent ces mentions avec plus ou moins de bonheur. Et si « Gallia Christiana (tome 1, fol. 1 245) dit bien que Saint-Savin, dans la vallée du Lavedan, est situé « non longe a gavo fluvio et octo milliaribus a balneis regiis, vulgo Barege », M. Expilly dans son important « Dictionnaire Géographique de la », à l'instar de De Fer, nota dans son ouvrage : « Baredge : bourg chef-lieu de la vallée de ce nom au comté de Bigorre en Gascogne; parlement de Toulouse; intendance d'Auch ; recette de Bigorre. On y compte cent feux. Ce bourg est situé dans une contrée montagneuse au sud de Pic du Midi, à 3 lieues et tiers au sud de Bagnères, 6 lieues deux tiers au sud et quart à l'est de Tarbe et 7 lieues et demie O. S. O. de Saint-Bertrand de Comminge 1 » Cent feux de taille au hameau des bains, c'est une galéjade ! Pour que le lecteur puisse lui-même juger, voici l'état des villes et paroisses de la vallée de Barège fourni à l'intendance du roi en l'an 1682 par l'intendant de Ris (Arch. Nales G 7-132) : Luz 26 feux et 140 familles Sazos ... 12 feux et 50 familles Esquièze . 5 feux et 35 familles Sers 5 feux et 28 familles Betpouey . 4 feux et 30 familles 4 feux et 24 familles Esterre ... 4 feux et 22 familles .... 4 feux et 22 familles ... 4 feux et 20 familles Viella 4 feux et 18 familles Chèze .... 3 f 75 et 20 familles Vizos ..... 3 feux et 22 familles Villenave . 2 feux et 18 familles Sère 2 feux et 16 familles ... 2 feux et 14 familles ...... 2 feux et 11 familles Soit en tout pour l'ensemble de la vallée : 86,75 feux et 390 familles. Le village de Saint-Martin n'existait plus et ses biens avaient été répartis entre Sers, Viey et Betpouey. Quant à Gèdre, Gavarnie et le bourg des bains, ils n'existaient pas encore 1 C'est donc, en fait, la vallée de Barèges, matérialisée par sa capitale : Luz, que géographes et cartographes de la fin du XVIIe siècle ont dési- gnée par le « bourg des bains de Baredge ». Au demeurant, les chartes de Saint-Savin, si elles sont muettes sur les bains de Barèges, apportent la preuve que la vallée qu'elles désignent par le nom de « Valletica » est bien la haute vallée du gave de Pau. Ainsi, précisément en 1077, lorsque l'abbé Bernard rattacha au domaine du couvent les bois et pâturages du versant Barégeois du Viscos, provo- quant la guerre avec les Barégeois, il nota dans ses tablettes que : « les hommes de Valletica clamèrent auprès du même comte pour la « vallée qui est dite de Cauterets, cette partie qui est avant de l'eau ; et de là semblablement eut lieu un duel où ils furent vaincus ». Or, la charte indi- que, par ailleurs, que les hommes de Valletica qui furent en guerre avec le couvent furent ceux de Sassis, Sazos, Grust et Viscos ; c'est-à-dire ceux du vie de Darré l'Aygue ; le seul des trois premiers vics Barégeois à n'avoir aucune frontière commune avec le bassin du Bastan. C'est la preuve que pour les abbés de Saint-Savin la vallée de Barèges ou Valletica était l'ensemble du bassin du Gave de Pau au-dessus d'Aygue- Rouye et non pas seulement le bassin de l'un de ses affluents, le Bastan, séparé d'ailleurs de la vallée de Cauterets par le Vic de Darrè-l'Aygue et le Vic du Plaa. Donc, lorsqu'on parlera au long de ces pages des Barégeois, de leurs coutumes ou de leurs privilèges, il faudra entendre les habitants de l'en- semble de la vallée du gave au-dessus d'Aygue Rouye et non pas seule. ment ceux du bourg des bains et du bassin du Bastan. D'ailleurs, ce sont surtout les pâturages de la bat de Gavarnie qui ont fait l'histoire de la vallée de Barèges jusqu'à la fin du XVIIe siècle- Tarbes

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LES PEUPLES PYRÉNÉENS

Les Barégeois

Ce modeste livre ne saurait avoir la prétention d'évoquer et encore moins d'expliquer scientifiquement l'origine des populations montagnardes, ni pas davantage celle de réformer les théories plus ou moins mythiques des philosophes de l'histoire qui ont prétendu expliquer la toponymie antique de la région pyrénéenne. Mon propos est tout simplement de suivre sur place les faits et gestes de nos valléens d'après les traces connues qu'ils y ont laissées et de cher- cher à en donner l'interprétation la plus conforme à leurs mœurs et à leur situation, en évitant, si possible, tout sentimentalisme vain et trompeur. Il est évident que, dans ce cadre étroit, les savantes dissertations sur les origines pourront ne pas être trop regrettées. La région pyrénéenne constitue, malgré son relief tourmenté et peu accessible, le boulevard naturel par lequel passèrent les grandes migra- tions d'occident attirées par les sirènes atlantiques... Elles y marquèrent plus ou moins leur passage suivant la célérité de leur mouvement, en rapport direct de leur masse. De ce fait, l'histoire ancienne du peuple Barégeois ne diffère guère, probablement, de celle des peuples des autres vallées pyrénéennes, tant françaises qu'espagnoles ; car la notion de frontière politique n'existait probablement pas il y a deux mille ans — pour ne pas remonter plus loin — du côté des Pyrénées, qui furent, dès l'abord, bien plus un refuge qu'une barrière. Si donc les chasseurs des plaines catalanes et aquitaines furent, sans doute, les premiers découvreurs à s'aventurer dans les profonds alvéoles pyrénéens, le flux et le reflux des Celtes et Celtibères, des Romains et des Vandales, des Wascons et des Wisigoths les ont plus ou moins uniformément fécondés depuis, suivant les lois empiriques de la chance ou de la force aveugle. Il semble donc assez vain de prétendre trouver dans nos régions des peuples autochtones que les migrations n'auraient pas atteints et qui, par quelque côté, échapperaient au dénominateur commun qu'elles y ont établi.

C'est très certainement ce qui explique que l'idiome barégeois ressem- ble tout autant aux idiomes catalans qu'aux parlers gascon ou béarnais ! Bref, les peuples des vallées, qu'elles soient orientées vers le nord ou vers le sud, avaient, dès le haut Moyen Age, un sang commun qui n'était à l'époque ni français ni espagnol. C'étaient des tribus, cousines par quelque côté, vivant chez soi, sans négliger leurs rapports de voisi- nage ; ce qui n'excluait, en aucune façon, ni la haine ni la violence. L'en- vahissement de la péninsule ibérique par les Arabes n'y changea pas grand chose. Les légions romaines ne semblent pas avoir remodelé la vallée de Barèges où elles ne se fixèrent jamais, apparemment, en admettant — ce qui n'est pas impossible puisqu'elles étaient à Bagnères — qu'elles y aient fait quelques reconnaissances. Mais les difficultés d'accès y ren- daient les liaisons et le ravitaillement précaires ou même périlleux, alors que la possession d'une vallée pauvre et pratiquement fermée ne pré- sentait aucun intérêt militaire pour une armée qui, par ailleurs, tenait largement les points de passage faciles et même l'Espagne elle-même. La vallée de Barèges ne fut guère perturbée non plus par son appar- tenance toute théorique au royaume d'Aquitaine. Elle le fut peut-être davantage par les bouillonnements engendrés, au duché de Gascogne, par les luttes contre l'emprise des rois du « Nord ». Mais, n'en déplaise à la tradition, Roland ne fraya pas avec fracas, aux troupes de Charle- magne, un chemin à travers les chaos de Barèges et son épée n'ébrècha pas le Marboré ! La création du Comté de Bigorre au début du IXe siècle rapprocha, sans doute, un peu plus les luttes politiques de ses frontières ; d'autant plus que le comte de Bigorre, étant devenu roi des vallées espagnoles de Navarre et Sobrarde dès ce moment, conserva la suzeraineté du comté de Bigorre, obligeant son successeur en Bigorre à lui rendre l'hommage ; créant ainsi un lien de subordination intermédiaire au bénéfice de la Navarre puis de l'Aragon, sans préjudice, en principe, de la souveraineté du roi de France. M. Meillon, qui étaie l'un de ses arguments contre l'authenticité des titres de propriété de l'abbaye de Saint-Savin sur la vallée de Cauterets sur le fait que le roi d'Aragon n'était pas encore le suzerain du comte de Bigorre en 945, affirme que cette suzeraineté ne date que de l'an 1022. Mais tel n'est pas l'avis de M. Cénac-Moncaut, notamment (histoire des Peuples et des Etats pyrénéens), qui prétend que Sanche III de Navarre en mariant son fils Garcia à Gilberge de Bigorre, vers 1022, ne fit que marquer sa volonté de reprendre les anciens domaines d'Ignigo ou Aneco dit l'Arriscat, lequel, affirme M. Cénac-Moncaut, était bien comte de Bigorre avant de devenir roi des vallées navarraises. Quoi qu'il en soit de ce débat, à la mort de Ramire 1er roi d'Aragon, en l'an 1063, sa souveraineté, au dire des historiens, s'étendait sur plu- sieurs vallées françaises, notamment celles de Lavedan, de Louron, d'Aure et de Comminge. Sans doute, le roi d'Aragon pour ses vallées devait-il, à l'origine, au moins théoriquement, l'hommage au roi de France ; mais l'influence de ce dernier y était pratiquement méconnue.. D'ailleurs, les seigneurs locaux, dispensés de l'hommage direct envers le roi de France qu'ils détestaient, perdirent même le souvenir d'un lien de vassalité à son égard. Au demeurant, pasteurs et chasseurs imbus d'indépendance, les Baré- geois se moquaient presque autant du comte que du roi. C'est ainsi que, vers l'an 1080, la comtesse Béatrix, accompagnée de son mari Centot de Béarn, étant venue dans la vallée sans doute pour y rendre la Justice ou y percevoir ses droits, les Barégeois se révoltèrent et voulurent la maintenir prisonnière, ainsi que son mari. Les historiens, en cette occasion, accusent les Barégeois de traitrise sans leur chercher beaucoup d'excuses. Or, perdus dans leurs profondes gorges, les Baré- geois jouissaient depuis toujours et sans restriction de la totalité des maigres biens que la nature mettait à leur portée, parmi lesquels il faut compter la pêche et la chasse ; ce que les officiers du comte admettaient, sans doute, de moins en moins au fur et à mesure que prenait corps leur pouvoir féodal. De plus, les valléens venaient de subir un grave échec au sujet de leur bien le plus précieux : les bois et pâturages ; cela par la faute de la Comtesse à la Justice de laquelle ils avaient vainement fait appel et qui les avait abandonnés aux muscles du champion de l'abbaye de Saint-Savin, qui, par ce moyen, leur avait enlevé une partie appréciable de la montagne de Viscos. Ceux de Labat-sus n'avaient pas moins de raisons que ceux du Vie de Darrè l'Aygue d'en vouloir à la Comtesse à ce sujet, car ils s'étaient portés garants du bon droit des valléens en livrant deux des leurs en qualité de caution : Aycheli (?) de Vialla et Gassie Donat de Saint-Martin. Les Barégeois n'étaient donc pas sans excuses valables. Néanmoins ils furent punis par la Comtesse. Mais, en 1091, c'est-à-dire une dizaine d'années plus tard, Centot de Béarn ayant été assassiné, la Comtesse en guerre avec un mauvais voisin voulut faire appel aux Barégeois pour la défendre ; ils refusèrent de mar- cher tant qu'elle n'eut pas levé les sanctions prises contre eux ; ce à quoi elle dut se résoudre pour avoir raison de son ennemi. D'ailleurs, ce ne fut que partie remise, puisque les Barégeois récidi- vèrent avec son fils Centulle II, vers 1113 ou 1114, lequel ne dut son salut qu'à l'intervention en sa faveur de quelques notables valléens plus modérés.. A cette époque, en effet, Centulle, qui venait de succéder à son frère Bernard, se rendit en Barèges afin, très certainement, d'y rece- voir le serment de fidélité de la population, dont les Fors de Bigorre, dressés peu avant par le précédent Comte, avaient rappelé l'obligation. Mais, les Barégeois, bien que personne ne l'ait suffisamment souli- gné, étaient probablement mécontents du contenu de ces Fors. C'est ainsi, par exemple, que l'article 30 prévoyait que : « Les hommes de Barège et de Lavedan, allant en expédition en Comminge et arrivant à Neurest y seront logés ; et s'ils trouvent quelque autre chose à manger ils ne tueront ni bœufs ni vaches ; si la nécessité les y obligeant ils ont dû en tuer, ils laisseront à leurs hôtes les restes de viande et le cuir. Sur leur route ils ne pourront prendre que ce qui est à l'ennemi... » Il semble évident que si les Barégeois, en expédition, avaient l'habi- tude de se servir sans restriction, de telles dispositions, d'ailleurs peu flatteuses pour eux, n'étaient pas pour leur plaire. Le fait que le Comte ait cru nécessaire de les inclure dans le texte des Fors, alors qu'il ne s agissait que d une règle élémentaire de discipline, prouve le peu de cas que devaient faire les valléens de l'autorité du Comte et de celle de ses officiers. Mais, les reproches les plus vifs que les Barégeois devaient faire au texte des Fors, c'était de méconnaître des privilèges vitaux pour eux, tels que la liberté de la chasse et de la pêche. En effet, l'article 13 (a) prévoyait que : « jamais le paysan ne pêche ni ne chasse pour son propre compte, mais seulement pour le compte des monastères et des chevaliers » — Et l'article 26, encore plus prohibitif, disait : « Nous interdisons à tous la pêche, la chasse, le droit de tenir taverne, d'avoir faucon ou épervier, excepté aux monastères et chevaliers qui suivent l'armée et rendent le service de plaid et de Cour... » Il y avait là des motifs sérieux de mécontentement pour le peuple libre des vallées à l'égard du Comte. Néanmoins Centulle II imposa de sévères mesures aux Barégeois pour les punir de leur rebellion. Tout porte à croire, cependant, qu'il n'eut pas le dernier mot et pro- bablement pour les mêmes raisons qu'au temps de Béatrix, puisque son successeur, revenant sur le texte des Fors en faveur des Barégeois, leur accorda, vers 1175, une charte par laquelle il reconnut leurs coutumes particulières ; moyennant quoi les Barégeois s'engagèrent à le défendre et à lui fournir le service militaire. L'article 8 de cette nouvelle charte détermina de façon très précise les trois périodes de l'année durant lesquelles les Barégeois devront le service militaire, ce sont : 1° de « Martérou » à la Noël ; 2° de la Noël au Carême ; 3° de Pâques à la Nativité de saint Jean-Baptiste. En outre, il fixa expressément les cas pour lesquels le Comte pourrait réclamer ce service militaire, c'est-à-dire : si l'ennemi entrait dans la terre de Bigorre — si les hommes de la terre de Bigorre se soulevaient contre le Comte — si le Comte de Comminge lui faisait un tort qu'il se refuserait à laisser arranger par l'entremise des prud'hommes de Comminge et de Bigorre. Enfin, cet article ne reprit pas les dispositions de l'article 30 des Fors de Bigorre à l'égard des Barégeois. Les restrictions et les limites qu'on devine à la lecture du texte de la nouvelle charte prouvent qu'il dut être âprement discuté entre les deux parties ; d'autant plus que l'article 15 de cette même charte, relatif aux conditions de marche des « soldats » Barégeois, dit que : « les Barégeois doivent marcher à l'avant-garde et la nuit être près du drapeau du sei- gneur pour le garder et si on livre bataille ils doivent être près du drapeau à côté du seigneur ». Ce sont là missions de confiance qu'on ne confie pas à des hommes tenus en suspicion ; ce qui souligne l'honneur dans lequel le Comte dut tenir les Barégeois.

Il est probable qu'un tel honneur ne fut guère apprécié par les che- valiers Bigorrais et les notables du bas pays, obligés de céder leur place aux montagnards ; et peut-être faut-il penser que cela ne facilita guère les rapports de bon voisinage entre eux. On s'explique mieux ainsi que les Barégeois se soient très vite tournés vers les Brotois, qui étaient à même de leur vendre les produits méditer- ranéens, en compensation de la seule valeur d'échange dont ils dispo- saient en abondance : les pâturages. D'ailleurs, de leur côté, les Brotois, par une remarquable circonstance, mal servis par la nature souvent aride de leurs montagnes, trouvaient dans la vallée de Barèges les herbages nécessaires à la vie de leur bétail. En outre, tout comme les Barégeois, en cas de disette ou de guerre dans les basses vallées, ils se réservaient la possibilité de trouver de l'autre côté des pierres de Saint-Martin les palliatifs qui leur assuraient leur subsistance. On dit même qu'ils en usèrent quelquefois de vive force et que c'est pour se garantir contre ces incursions que le Comte de Bigorre fit élever, vers 1175, le château fort de Vidalos, ainsi que, selon toute vraisemblance, celui de Sainte-Marie et qu'il mit en état de défense la ville de Bagnères-de-Bigorre en lui accordant une charte communale. Une telle opinion réclame qu'on s'y arrête un instant, car il est permis de se demander si la lutte contre les bandes de « Tésins » ou autres Aragonnais fut l'unique raison, au XIIe siècle, de la construction de ces châteaux forts. Les attentats des Barégeois contre les comtes n'étaient pas des faits isolés : Centot de Béarn, après avoir échappé aux Barégeois fut assassiné en 1088 dans la vallée de Thèna par l'un de ses vassaux. En 1145, ce fut le comte Pierre, en visite dans le Lavedan, qui faillit être tué par les hommes du Vicomte de Lavedan ; et M. Cénac-Moncaut assure que ce dernier, assiégé à son tour par les hommes du Comte dans son château de Barbazan, ne dut son salut qu'en l'intervention en sa faveur du clergé de la province. En réalité, les hommes du Lavedan, tout comme ceux de Barèges, n'étaient pas satisfaits du contenu des Fors de Bigorre, qui étaient en retrait sur les libertés dont ils jouissaient naturellement. Les seigneurs, de leur côté, avaient des velléités d'insubordination qui se manifestaient, notamment, par la construction de fortifications per- sonnelles supplantant, quelquefois, celles du Comte. Aussi, ce dernier, afin de prévenir toute révolte, avait-il ordonné que ses vassaux lui remet- tent leurs châteaux forts au moins une fois l'an. C'est apparemment ce qui n'avait pas plu à Raymond Garcie de Lavedan ! Il n'est donc pas déraisonnable de penser que les châteaux forts de Vidalos et de Sainte-Marie servirent autant à affirmer l'autorité du Comte de Bigorre dans les vallées et à lui procurer sur place un éventuel abri en cas de nécessité qu'à contenir les bandes armées espagnoles. D'ailleurs, si le château fort de Sainte-Marie avait eu pour mission de garantir les valléens contre les incursions étrangères, pourquoi les Barégeois furent-ils obligés de construire des murs autour de la ville de Luz ; de construire une deuxième enceinte autour de l'église de cette ville ; de « murailler » la route au pas de l'Echelle et d'édifier la tour de Puyo à Sassis, même si ces fortifications paraissent avoir été, pour la plupart, destinées bien plus à la défense intérieure qu'à interdire l'accès de la vallée ? Et si le danger fut si grand au XIIe siècle, pourquoi les Barégeois ne firent-ils leurs fortifications qu'au XIVe siècle ? Car, en effet, tout le monde est d'accord : l'enceinte fortifiée de l'église de Luz ne date que de cette époque ; M. l'abbé Abadie, historien de son église, dit que les remparts et l'arsenal ne furent construits que longtemps après la tour de l'horloge, puisque leurs fondations reposent, vers l'intérieur, sur le terrain du cimetière déjà exhaussé ; de plus les meurtrières ont été cons- truites pour les armes à feu, alors que ces armes ne commencèrent à paraître qu'au siège de Niebla et à la bataille de Crécv en 1346 ! Quant au mur du pas de l'Echelle, qui n'avait rien d'un fort, on l'appela aussi « la tour des Anglais » ; ce qui pourrait laisser croire qu'il fut construit du temps de l'occupation anglaise, dans la deuxième moitié du XIVe siècle. En fait, il suffit d'aller en Barèges pour se convaincre que le château fort de Sainte-Marie n'est pas un ouvrage garde-frontière. Il se trouve au débouché de Labat-sus, sur le Bastan, et il laisse absolument dégarni le débouché de la vallée de Gavarnie par où, cependant, les Espagnols étaient susceptibles d'atteindre la vallée de Luz et le Lavedan par Sassis... Par contre, la ville de Luz et les villages d'Esquièze et d'Esterre, qui étaient et qui sont toujours le cœur de la vallée, étaient dominés par la forteresse et tenus sous sa puissance, de même que le débouché de Labat-sus, qui est à Esterre. Or, c'est par là qu'était venu le danger qui menaça la comtesse Béatrix et plus tard Centule II. Gageons que leurs successeurs s'en souvinrent et voulurent en éviter le retour !

Bien sûr, ce n'est pas l'avis des historiens qui ont cru pouvoir tout expliquer en affirmant qu'on accédait aux vallées pyrénéennes par les cols sur les crêtes et non par les gorges inférieures ; que, particulièrement, on accédait en Barèges ou on en sortait vers la Bigorre en passant par le ; d'où le passage obligatoire par le débouché de Labat-sus... C'est là une hérésie ; la vallée de Barèges a toujours fait partie du Lavedan et l'on ne voit pas pourquoi le seigneur de Casteloubou serait passé par Campan et le col du Tourmalet pour se rendre à Luz y percevoir ses droits !

D'ailleurs, n'est-ce pas à Aygue Rouve que, suivant l'ancienne cou- tume, le seigneur de Doumeg Débat remettait au Vicomte de Lavedan les hommes d'armes appelés au service du Comte ? N'est-ce pas à Saint- Savin que se réunissaient les notables des vallées ? N'est-ce pas le châ- telain de Lourdes qui exerçait la police en Barèges et en Lavedan ? Sans doute l'occupation du Lavedan et de Lourdes par les Anglais, avec qui ils étaient en difficultés au XIVe siècle, obligea-t-elle les Barégeois à emprunter le col du Tourmalet pour échapper aux hommes de Jean de Béarn... Mais ce n'est pas par le col du Tourmalet que passaient ces derniers lorsqu'ils venaient en Barèges. D'ailleurs, Jean de Béarn autorisa les Barégeois à se rendre avec leurs chariots dans les plaines de Bigorre sans payer de droit ; n'est-ce pas précisément parce aue les routes tra- versaient le Lavedan et Lourdes ? En réalité, il semble que les historiens tirent argument des voyages du Duc du Maine et des personnages importants qui, au XVIIe siècle, se rendirent aux bains de Barèges en passant par le col du Tourmalet. Mais, si les narrateurs romantiques ne nous cachèrent pas que ces curistes célèbres allaient aussi à Bagnères, ce qui pouvait expliquer aussi le choix de l'itinéraire, ils n'insistèrent guère sur leur souci de ne pas affronter les Lavedanais chez eux.

Il n'est pas superflu, afin d'illustrer encore les particularités du carac- tère valléen, d'en donner ici les circonstances :

En effet, en 1665, la révolte d'Audigeos avait trouvé un terrain favo- rable en Lavedan en raison des atteintes portées aux privilèges valléens par les intendants et les fermiers de la gabelle. M. de Froidour dit que l'agitateur y fut soutenu par 6 à 7 000 lavedanais « qui parlaient d'aller massacrer tous les gabelleurs ». M. Picquet, extrapolant sans doute, écrivit que « les paysans armés de fourches massacrèrent les suppôts de la gabelle et les troupes qui avaient osé les protéger ». Quant à l'intendant, M. Pellot, ses rapports alarmants et les arrestations préventives qu'il crut devoir prescrire, ne contribuèrent guère à ramener le calme. De sorte qu'au départ d'Audigeos, en 1676, les troubles persistaient en Lavedan où des bandes armées s'étaient maintenues, notamment dans la vallée d'Azun.

C'est ce qui explique que, le 18 juin 1681, l'intendant fut obligé de demander au Ministre de nouvelles instructions pour « aller réformer les désordres et abus » qui lui étaient signalés par le lieutenant criminel de Tarbes, M. de Fornets, lequel déclarait que « le païs se jette de plus en plus dans le désordre » et que « la pelotte des malintentionnés grossit ». Il affirmait, en outre, qu'en revenant de la vallée de Barèges il était tombé dans une embuscade où on avait tenté de l'assassiner.

Dans un mémoire qu'il avait établi à la suite de cela, M. de Fornets accusait le sieur de Miramont et ses fils d'être les chefs des « bandins ». Il estimait que pour faire cesser les crimes « il y avait nécessité absolue de rétablir les scindics dans les montagnes, conformément à leurs arti- cles ». Car, disait-il, « de suivre la voye qu'ils ont prise et que je marque dans mon verbal c'est inutile... jamais un bandin ne sera pris par les consuls ou leurs patouilles ; ils sont toujours avertis à l'avance et se contenteront de faire quelques grimaces pour se disculper ». Il ajoutait, insidieusement : « Je n'ay qu'à vous dire, Monseigneur, que l'on ne serait jamais bien venu à bout de chasser Audigeos de nos montagnes si les sindics n'avaient été sur pied ; et tant qu'ils ont duré, la Justice a eu quelque cours... Il faut bien leur oster la liberté de les nommer, crainte que les méchants ne prévalussent et ne nommassent des gens à leur dévo- tion... » (Arc. nationales n° G 7 132).

Toutes ces précautions montrent que la majorité de la population n'était pas du côté de M. de Fornets ; peut-être y avait-il quelque raison dont on ne nous parle pas ! D'ailleurs, pour obtenir le rétablissement des syndics nommés par l'administration, le lieutenant du sénéchal omet de parler de l'intervention modératrice des notables, tout autant que de l'action des troupes royales, qui firent probabement davantage pour écar- ter Audigeos que l'action des serviteurs de l'intendant. Bref, le 13 août 1682, la situation ne s'était pas tellement améliorée, puisque Mgr de Ris proposait d'amputer un peu plus la coutume valléenne, affirmant que « ce prétendu titre d'indépendance leur étant osté... il seroit à propos de rétablir le présidial qui fut supprimé... par la seule raison que les gens dudit païs, ennemis de la dépendance, auroient donné toutes choses pour s'en redimer comme d'un joug insupportable... ». Ce qui n'empêcha pas l'intendant de conclure, paradoxalement, en ces termes : « Au fond, ces peuples de la montagne, qui ont paru jusqu'ici farouches et indisciplinables, qui s'assassinent mutuellement les uns les autres, peu- vent être réduits... parce qu'ils craignent la Justice et qu'ils ne sont tombés dans cette dissolution que parce que les lieutenants criminels de Tarbes, qui ont été précédemment, les avoient accoustumés à racheter leurs crimes à prix d'argent et traitoient généralement avec eux de toutes sortes de meurtres » (Arch. nales n° G 7 132). C'est là, semble-t-il, une interprétation originale de la coutume val- léenne qu'on s'efforce d'anéantir ; ce qui explique beaucoup de choses et permet de situer les responsabilités... L'on devine donc, sans peine, l'origine de ces « remontrances » lave- danaises de l'époque, citées comme suit par l'abbé Abadie : « Il est notoire à tous que depuis de longues années il se commet journellement dans les lieux des vallées du Lavedan une infinité de meurtres, assassinats, guets-apens, larcins, voleries, incendies, violements, rapts, rançonnements, battements, transports de saisies et autres grands et énormes crimes, lesquels demeurent entièrement impunis à cause que les officiers de justice du sénéchal de Tarbes n'osent venir dans le païs à cause du grand nombre de malfaiteurs lesquels ils appréhendent. Ce qui donne aux méchants licence de continuer... » Centulle II, au XIIe siècle, avait déjà fait graver de pareilles remon- trances afin de stigmatiser pour la postérité la révolte des Barégeois. Mais, au XVIIe siècle, ce sont les Lavedanais qu'on s'efforce de mettre au ban de la Bigorre pour s'être dressés, armes à la main, contre les atteintes qu'on faisait à leurs franchises immémoriales. C'est, dans les deux cas, l'expression du souci qu'ont les tenants du pouvoir absolu de vouloir que l'histoire ne retienne que leur version des événements... Or, en Lavedan, si la grave affaire de la « guerre du sel » (1664-1676) y avait trouvé, à la suite d'Audigeos, de larges appuis, c'est parce que ce n'était pas la seule atteinte qu'on faisait à « l'autonomie » valléenne ; on l'a vu par les citations précédentes, qui parlent des entorses faites aux droits des consuls et syndics locaux et au privilège de Justice. En voici d'autres qui témoignent de la poursuite systématique de l'emprise du pouvoir central malgré l'opposition des valléens. Le 23 mai 1689, tous les consuls des vallées du Lavedan adressèrent une réclamation au roi pour se plaindre des abus commis par ses officiers et ses fermiers, que les Barégeois renouvelèrent, d'ailleurs, en 1706. Voici un extrait de cette réclamation, qui figure aux Archives nationales (G 7 134):

« Les habitants des sept vallées de la montaigne du Lavedan dans le comté de Bigorre, frontière d'Aragon, n'ont jamais rien payé aux fer- miers du domaine de Sa Majesté que les censives et autres devoirs sei- gneuriaux esnoncés au livre censier de la dite comté de l'an 1429. Néan- moins les préposés dudit domaine demandent à présent un droit qu'ils appellent gabelle et qu'ils font consister en la quatrième partie de la foraine, pour faire payer auxdits habitants, de toutes les marchandises qu'ils passent en Aragon et Béarn, le quart des droits de foraine. « Les préposés dudit domaine se fondent sur quelque establissement qui en fut fait en 1510 par le Comte de Bigorre et demeurent d'accord qu'il n'a jamais été levé dans lesdites vallées. « Et les habitants desdites vallées disent que ce prétendu droit n'a pu estre establit sur eux qu'au préjudice du privilège de Charles VII (?) de 1410, qui deffend de rien exiger desdits habitants à l'advenir que ce que l'on payait alors, qui estoit seulement lesdites censives, la taille et la foraine. Ce privilège a esté confirmé par tous les rois de France qui ont régné depuis, mesme par celui-cy, le mois de septembre 1654... » Peu après, François de Barèges, écuyer, sieur de Lahitte qui, avec les troupes royales avait combattu la rebellion d'Audijeos, faillit bien à son tour soulever les vallées du Lavedan. Le prétexte en fut les contrain- tes par corps abusives exercées par le commandant du château de Lour- des — pour lors transformé en prison. Mais il n'y avait pas que cela. En raison d'une telle menace de rebellion, Lahitte fut exilé et même arrêté ainsi que l'abbé Caussade qui le suivait dans son action. Cependant, M. de Sourdis, qui commandait en Languedoc, dans un rapport en date du 6 mai 1695, tout en proposant l'exil des agitateurs hors des vallées « car il pourrait y avoir des démarches qui seraient dan- gereuses », reconnaît que les plaintes sur les prisons ne sont pas sans fondement, mais qu'on ne pourra découvrir la vérité tant que le comman- dant actuel y restera, « car il est craint et très protégé ». Lahitte n'avait pas dit autre chose au roi dans le placet qu'il lui avait adressé ! D'ailleurs, dans un rapport au ministre en date du 5 avril 1695, l'in- tendant, M. de Besons, en proposant l'arrestation de Lahitte et de Caussade pour les mêmes raisons justifiait, en outre, comme suit cette mesure : « Il est bon dans les lieux limitrophes d'Espagne qu'il ne se fasse pas des assemblées dans le commencement où l'on establit la capitation. Ces peuples sont voisins des Espagnols qui (?) sont fort entêtés de privi- lèges. Cela leur a fait de la peine qu'on les taxe ; de sorte qu'il faut que cela s'establisse doucement sans que l'on fasse des assemblées... » Il y avait donc aussi imposition d'une taxe nouvelle et peut-être n'était-ce pas tout. En effet, le président des Etats de Bigorre dans un rapport du 30 avril de la même année, après avoir rappelé les faits repro- chés à Lahitte et à Caussade et avoir signalé que la population tenait ses assemblées sur la « montaigne d'Aren » (?) dit que Lahitte s'en pre- nait aussi à la contribution au quartier d'hiver et promettait aux valléens de les en faire exempter à nouveau « car, explique-t-il, ils ont toujours prétendu avoir des privilèges qui les mettaient à couvert de payer cette charge ; ils ont autrefois pris les armes pour s'y maintenir ; ils ont fait des descentes et des hostilités dans la plaine. Et pour établir 3a paix et l'union entre la plaine et la montagne, feu M. le marquis de Saint-Luc leur fit passer une transaction sous l'autorité du roy (en 1663) par laquelle ils se sont soumis à la contribution du quartier d'hiver. Il a paru d'une dangereuse conséquence d'eschauffer aujourd'hui les esprits jaloux de leurs privilèges par l'espérance d'estre dégagés d'une chose qu'ils suppor- tent avec peine et surtout en la circonstance où on leur demande la taxe de la capitation et qu'ils sont effarouchés par l'édit des fontaines où ils ont un notable intérest... » (Arch. nationales G 7-137). Voilà donc énumérées quelques-unes des raisons pour lesquelles les Lavedanais furent en rebellion à la fin du XVIIe siècle. Sans doute y eut-il quelques malfaiteurs pour profiter, comme toujours, des circons- tances ; mais on les identifia trop facilement aux mécontents. Telle fut en tout cas la réputation qu'on fit aux Lavedanais, que dans un mémoire secret de l'époque on trouve cette mention bien peu flatteuse : « Attention sur les vallées du Lavedan qui composent environ huit mille hommes aguerris. On a remarqué sur les lieux qu'ils sont malin- tentionnés. Autrefois on a eu beaucoup de mal à payer les droits comme les voisins. « Il convient de les tenir en bride fer... » (Arch. nationales M-658). Ce qui explique beaucoup de choses ! On comprend donc que les curistes de haute qualité qui, avec le Duc du Maine, inaugurèrent l'itinéraire du Tourmalet pour se rendre à Barèges, aient évité de traverser le Lavedan. Pourtant, c'est bien par là que passaient les routes de Barèges, car c'est là que le génie militaire les trouva, en 1688, lorsqu'il vint faire le relevé des moyens de commu- nications conduisant à la frontière, comme on peut s'en convaincre en lisant les devis de l'ingénieur Thierry, publiés par M. Druène. Donc, au XVII" siècle comme au temps de Centot, c'est à Aygue Rouye qu'aboutissaient les routes de Barèges et le château de Sainte- Marie ne les barrait pas. C'était donc, essentiellement, une forteresse seigneuriale destinée à imposer l'autorité du Comte qui, déjà au XIIe siècle, avait rencontré dans les vallées les mêmes difficultés que Louis XIV, pour des raisons somme toute analogues, y rencontra au XVIIe siècle.

Ce rappel des mœurs et conditions de vie des valléens a semblé néces- saire au bon entendement de leur conduite à l'égard ds Brotois. La suspi- cion dans laquelle ils étaient tenus par les notables et seigneurs de la plaine donnait un caractère vital aux relations frontalières et explique pourquoi, malgré leur intransigeance sur la propriété des pâturages, ils recherchaient des arrangements qui leur garantissaient le maintien des relations économiques avec ceux-là mêmes qui tendaient à les dépossé- der et avec lesquels, de ce fait, ils étaient souvent en conflit. Or, malgré la suzeraineté intermédiaire du roi d'Aragon sur la Bigorre, les Barégeois surent parfaitement résister aux Brotois tant que les deux peuples restèrent entre eux. C'est l'arrivée des Anglais qui allait changer la nature de ces rapports en les soumettant aux exigences de la politique anglaise contre le roi de France. C'est ainsi que les Barégeois se virent imposer une solution néfaste dont les conséquences se perpétuent, quoi qu'en aient dit les historiens régionaux de M. Mauran à M. Meillon. Celui-ci, à l'appui de sa thèse, affirme, d'ailleurs, que l'Anglais ne se conduit pas en occupant étranger ni en féodal mais en commerçant et qu'il gagna le cœur des pcpulations campagnardes en les protégeant contre les grands ; ce qui ne l'empêche pas de combler d'éloges leur fer de lance dans les vallées, noble Jean de Béarn, cousin du comte de Foix et se disant baron des Angles ; celui-là même qui imposa aux Barégeois la sentence malheureuse de 1390. Quoi qu'il en soit, l'intervention anglaise dans les vallées ayant faussé les rapports traditionnels entre Barégeois et Brotois, il semble indispen- sable d'esquisser les circonstances qui amenèrent ces étrangers dans nos montagnes. II

LES ANGLAIS EN BIGORRE

PREMIÈRE OCCUPATION DE LA VALLÉE

L'Affaire de la succession de Bigorre

Henri II Plantagenet, fils d'un comte d'Anjou, devenu par mariage roi d'Angleterre, épousa en secondes noces, en 1154, Eléonore d'Aquitaine, que le roi de France avait répudiée; il devint, du même coup, duc d'Aqui- taine et, à ce titre, vassal théorique du roi de France. Mais, dès l'abord, il se montra fort turbulent et expert en l'art de semer ou d'aviver, à son avantage, l'esprit de révolte des provinces fran- çaises contre le roi de France. Ses successeurs ne le démentirent pas, espérant qu'ils pourraient un jour réunir la couronne de France à celle d'Angleterre ; ce qui devait effectivement arriver au XVe siècle grâce à Isabeau de Bavière et malgré Jeanne d'Arc. Bien qu'établis en Aquitaine et en Gascogne et guerroyant en France d'un côté et d'autre, disputant le territoire au roi de France, ce ne fut qu'au début du XIIIe siècle que les Anglais s'intéressèrent à la Bigorre. A cette époque, en effet, la croisade contre les Albigeois battait son plein et le célèbre et ambitieux mercenaire anglo-français, Simon de Montfort, comte de Leicester, en était l'une des têtes. C'est parce que la comtesse de Bigorre, Pétronille, était l'épouse de Nugnes Sanche, comte de Rous- sillon et l'un des conseillers du roi d'Aragon, lequel soutenait les Albigeois contre Simon de Montfort, que celui-ci résolut d'intervenir afin de priver les Albigeois et leurs alliés du point d'appui que constituait la Bigorre dans le dos des croisés.