<<

Le de la forêt d’ Chah L’innovation religieuse au service d’un monachisme bouddhique thaïlandais implanté en Occident

Mémoire

François Guillemette

Maîtrise en sciences des religions Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© François Guillemette, 2018

i

Le sangha de la forêt d’ L’innovation religieuse au service d’un monachisme bouddhique thaïlandais implanté en Occident

Mémoire

François Guillemette

André Couture, directeur de recherche

ii

Résumé

Ajahn Chah (1918-1992) est un maître de méditation appartenant à la tradition bouddhique thaïlandaise des moines de la forêt. À partir de la fin des années 1960 jusqu’à ce qu’il tombe gravement malade au début des années 1980, Ajahn Chah offre une formation monastique à plusieurs dizaines d’Occidentaux. Dans la vague de l’engouement occidental pour le bouddhisme, il est invité en Angleterre à la fin des années 1970 pour y établir un monastère. Son principal disciple occidental, , en assurera la direction. L’implantation réussit, et d’autres monastères sont ensuite fondés dans plusieurs pays d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Océanie.

Malgré son conservatisme notoire, la lignée a mis en œuvre plusieurs innovations pour s’adapter et assurer sa pérennité en terre occidentale, d’une part dans son propre fonctionnement interne afin de faciliter l’implantation, et d’autre part à l’intérieur des enseignements dispensés. Nous analysons ces innovations en termes de stratégies afin de mettre en lumière le dynamisme de la lignée et de situer celle-ci au sein de la constellation bouddhique occidentale contemporaine.

iii

iv

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ...... iii TABLE DES MATIÈRES ...... v INTRODUCTION ...... 1

LE SAṄGHA DE LA FORÊT D’AJAHN CHAH : UNE FORME DE BOUDDHISME PEU ÉTUDIÉE ...... 3 LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH, ABORDÉE SOUS L’ANGLE DE L’INNOVATION RELIGIEUSE ...... 5 PLAN ...... 11 PARTIE I – LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH ET LA TRADITION BOUDDHIQUE DES MOINES DE LA FORÊT ...... 13

1.1 L’ORIGINE DES MOINES FORESTIERS BOUDDHISTES ...... 13 1.2 LE RÔLE DE RÉFORMATEUR DES MOINES FORESTIERS : QUELQUES EXEMPLES HISTORIQUES AU , EN BIRMANIE ET EN THAÏLANDE ...... 18 1.2.1 Au Sri Lanka ...... 20 1.2.2 En Birmanie ...... 21 1.2.3 En Thaïlande ...... 22 1.3 AJAHN MAN ET LA TRADITION THAÏLANDAISE DES DHUTAṄGA KAMMAṬṬHĀNA ...... 25 1.4 AJAHN CHAH ...... 28 1.5 AJAHN SUMEDHO ET LA CRÉATION DU MONASTÈRE INTERNATIONAL DE LA FORÊT ( PAH NANACHAT) EN THAÏLANDE ...... 31 1.6 LE BOUDDHISME THERAVĀDA EN ANGLETERRE ET L’ÉTABLISSEMENT DU BRITISH FOREST SANGHA .... 33 1.7 L’ÉTABLISSEMENT DE LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH EN AMÉRIQUE DU NORD ...... 37 1.7.1 Autres branches de la tradition forestière en Amérique du Nord ...... 40 PARTIE II – LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH : UN ÉQUILIBRE FRAGILE ENTRE TRADITION ET INNOVATION ...... 43

2.1 INNOVATIONS RELIGIEUSES LIÉES À L’IMPLANTATION DE LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH EN OCCIDENT ... 43 2.1.1 La présence de « congrégations parallèles » dans les monastères de la lignée de Chah ...... 44 2.1.2 L’aumône matinale (pindabat) et l’errance (thudong) ...... 50 2.1.2.1 La pratique de l’aumône matinale (pindabat) ...... 50 2.1.2.2 Expérimentations avec la pratique thudong de l’errance ...... 51 2.1.3 La création du grade d’anagārika et de l’ordre des sīladharā ...... 53 2.1.3.1 La création du grade d’anagārika ...... 53 2.1.3.2 L’établissement de l’ordre des sīladharā ...... 55 2.2 L’INNOVATION RELIGIEUSE DANS LES ENSEIGNEMENTS DES MAÎTRES DE LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH : QUELQUES EXEMPLES ...... 59 2.2.1 Les deux significations de buddho : le et le concept de « one who knows » ...... 63 2.2.2 Le « one who knows » selon Ajahn Chah ...... 66 2.2.3 Une interprétation du « one who knows » par Ajahn Sumedho ...... 71 2.2.4 Deux concepts clés des enseignements d’Ajahn Chah : anicca et patient endurance ...... 75 2.2.4.1 Anicca ...... 75 2.2.4.2 Patient endurance ...... 78 2.2.5 Le style d’enseignement d’Ajahn Chah : les « situational teachings » ...... 81 2.2.6 Deux innovations d’Ajahn Sumedho : Intuitive Awareness et le Sound of Silence...... 86 2.2.6.1 Intuitive Awareness (la Conscience intuitive) ...... 86 2.2.6.2 The Sound of Silence (le Son du silence) ...... 91 v

2.2.7 L’utilisation du concept bouddhique des « Deux vérités » pour définir le bouddhisme et encourager le dialogue interreligieux ...... 96 2.2.7.1 Définition du bouddhisme par Ajahn Sumedho ...... 96 2.2.7.2 Un exemple de dialogue interreligieux : et le ...... 101 PARTIE III – LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH ET LE BOUDDHISME OCCIDENTAL CONTEMPORAIN ...... 105

3.1 LE BOUDDHISME OCCIDENTAL : UN BOUDDHISME À TENDANCE MODERNE, NON INSTITUTIONNELLE, INDIVIDUALISTE ET LAÏQUE ...... 105 3.1.1 Un bouddhisme occidental « moderne » ...... 106 3.1.2 Un bouddhisme occidental individualiste et non institutionnel ...... 109 3.1.3 Un bouddhisme laïque ...... 111 3.2 LE BOUDDHISME DE LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH : UN BOUDDHISME TRADITIONALISTE ET MONASTIQUE, INFLUENCÉ PAR CERTAINES IDÉES ROMANTIQUES, ET UN BOUDDHISME « ESSENTIEL » ...... 112 3.2.1 Un bouddhisme traditionaliste et monastique...... 112 3.2.2 Un bouddhisme influencé par certaines idées romantiques ...... 113 3.2.3 Un bouddhisme « essentiel »...... 116 3.3 LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH EN OCCIDENT : UNE PRÉSENCE FORTE MAIS DISCRÈTE ...... 118 CONCLUSION - LA RECETTE PARADOXALE DU SUCCÈS DE LA LIGNÉE D’AJAHN CHAH EN OCCIDENT : L’INNOVATION AU SERVICE DE L’ORTHODOXIE ...... 121 BIBLIOGRAPHIE ...... 125

vi

Introduction Quand le moine thaïlandais Ajahn1 Chah (1918-1992) et quelques-uns de ses disciples d’origine occidentale arrivent au Hampstead Vihara2 de Londres en 1977, ce n’est pas la première fois que des bonzes sont invités en Angleterre dans le but précis d’y établir un monastère; l’initiative vient s’ajouter à de nombreuses autres qui, depuis le début du

XXe siècle, se sont toutes soldées par des échecs. Mais cette fois la démarche semble réussir. Le saṅgha3 se consolide et attire de plus en plus de dévots, et le monastère de Chithurst4 est fondé deux années plus tard, en 1979. Pour la première fois en Angleterre, voire même en Occident, des bhikkhu5 d’origine occidentale offrent un entraînement monastique à des Occidentaux dans un authentique monastère de tradition Theravāda6. D’autres monastères de cette lignée sont ensuite fondés dans une dizaine de pays d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Océanie, si bien que le saṅgha de la forêt7 d’Ajahn Chah est maintenant une des lignées theravādin les mieux implantées en Occident.

Ajahn Chah appartient à un courant particulier du bouddhisme, celui des moines forestiers de la Thaïlande (moines thudong8, ou dhutaṅga kammaṭṭhāna bhikkhu9). Ces moines

1 Mot thaï emprunté au mot ou (langue de l’Inde antique, apparentée au sanskrit; les plus anciens textes de la tradition Theravāda sont en pali) ācārya, signifiant « maître » (spirituel) ou « précepteur ». En Thaïlande, un moine en robe depuis au moins 10 ans porte ce titre. 2 Mot pali identique au mot sanskrit . Désigne un bâtiment où résident des moines, ou plus généralement un monastère. 3 Mot pali et sanskrit signifiant « groupe, amas, ou collectivité ». Dans la littérature bouddhique palie, le saṅgha désigne la communauté des moines bouddhistes. 4 Situé près de la ville de Chithurst, en Angleterre. 5 Mot pali apparenté au mot sanskrit bhikṣu, signifiant « mendiant ». Il désigne ici un moine bouddhiste formellement ordonné. 6 École bouddhique surtout présente en Asie du Sud-Est, reconnue pour son conservatisme. 7 Sur la page d’accueil de son site Web, le saṅgha de la forêt d’Ajahn Chah en Occident se dénomme ainsi : « Forest Sangha - International Monasteries in the Theravāda Buddhist Tradition of Ajahn Chah » (https://forestsangha.org/, page consultée le 24 septembre 2017). 8 Équivalent thaï pour dhutaṅga (voir note no 10). En Thaïlande, thudong est utilisé comme adjectif pour qualifier un moine de la forêt qui respecte des règles dhutaṅga, ou comme substantif pour désigner les pratiques d’un tel moine, particulièrement celle consistant à errer à pied, de forêt en forêt, sans jamais dormir sous un toit et au même endroit, afin de méditer dans des endroits isolés. 9 Terme parfois employé pour désigner les moines de la forêt du Nord-Est de la Thaïlande, particulièrement les disciples d’Ajahn Man (voir Ᾱcariya Mahā Boowa Ñāṇasampanno, Patipadā: Venerable Ācarya Mun’s 1

préfèrent les endroits isolés et mènent traditionnellement une vie errante axée sur la méditation, adoptant l’une ou l’autre des treize pratiques dhutaṅga10, règles ascétiques optionnelles qui viennent s’ajouter aux 227 règles monastiques obligatoires du pāṭimokkha11. Puisque leur mode de vie se veut similaire, sur certains points, à celui des toutes premières générations de disciples du Bouddha, leur présence dans des sociétés occidentales modernes représente un phénomène particulièrement intéressant, presque anachronique, qui mérite d’être étudié.

Nous avons fréquenté à quelques reprises trois monastères de cette tradition (un au Canada, et deux en Thaïlande), pendant des périodes allant de quelques jours à quelques semaines, pour un total de trois mois environ, entre 2014 et 2017. Il s’agissait d’une démarche personnelle et aucun travail de terrain ou entrevue formelle n’a été effectué, mais ces séjours nous ont permis de nous imprégner de l’ambiance distinctive des ermitages des moines forestiers. Si peu d’études ont été faites sur ces derniers, c’est non seulement parce qu’ils étaient, jusqu’à tout récemment, assez marginaux, mais aussi parce qu’il est relativement difficile pour un chercheur de les approcher, encore plus de les interroger. Or, pour percer le mystère de leur nature si « elusive and inconspicuous12 », il est presque indispensable de les fréquenter et de partager durant un certain temps leur routine. Taylor,

Path of Practice, Translated by Venerable Ᾱcariya Paññāvaḍḍho, Forest Dhamma of Wat Pa Baan Taad, Edition 2005, p. 1). Ce terme signifie « moine pratiquant l’ascèse et la méditation ». Dans la tradition Theravāda, le mot kammaṭṭhāna est souvent utilisé comme synonyme de méditation. En Birmanie par exemple, les professeurs de méditation sont parfois appelés « kammaṭṭhāna acariyas » (Gustaaf Houtman, « Traditions of Buddhist Practice in Burma », PhD degree certificate, 1990, School of Oriental and African Studies, University, p. 354). Quant au mot dhutaṅga, il fait référence aux pratiques ascétiques permises par le Bouddha (voir note suivante). 10 Vient du pali dhuta + aṅga et signifie « un ensemble de moyens pour secouer [les souillures] », ou encore « de moyens rigoureux » (, ; Le Chemin de la Pureté, traduit du māgādhi (pali) par Christian Maës, Paris, Fayard, 2002, p. 88). Les treize dhutaṅga sont énumérés dans le Visuddhimagga, une œuvre bouddhique majeure consistant en un résumé de la doctrine bouddhique formulée dans le canon pali. 11 Le énonce les 227 règles monastiques de la tradition Theravāda. Il fait partie du Vinayapiṭaka, l’un des trois corpus de textes formant le canon pali (l’ensemble des textes fondateurs du Theravāda), où ces règles sont commentées et accompagnées de leurs justifications historiques. Il existe plusieurs versions de Vinayapiṭaka (ou ) parmi les diverses écoles bouddhiques. Ces versions sont très similaires mais proposent parfois un nombre de règles légèrement différent. 12 Jim L. Taylor, Forest Monks and the Nation-State : An Anthropological and Historical Study in Northeastern , , Institute of Southeast Asian Studies, 1993, p. 8. 2

qui a été moine brièvement dans cette tradition, a bien décrit la pertinence de cette proximité, en mettant l’accent sur la compréhension tout intuitive qu’elle permet de développer : […] my own experience in the meditative vocation as a monk in 1982 to some extent refined and tempered my understanding of the subject matter […].When forest teachers talked to me about their lives and practice, I was aware of two complementary levels of understanding; critical observation and intuitive insight into the more subtle meanings inherent in the discourse and its metaphor […] how could I write about them, their practice and tradition, unless I similarly practiced and learnt to « see from the heart » instead of the « head »13.

Le saṅgha de la forêt d’Ajahn Chah : une forme de bouddhisme peu étudiée Sans doute en raison de sa discrétion typique et de son arrivée relativement récente dans le paysage bouddhique occidental, la lignée de Chah demeure un sujet peu étudié. Il faut dire que les moines thaïs de la forêt constituent en général un champ d’études peu exploré. Deux ouvrages classiques ont été écrits à leur sujet : The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets14 (1984) de Stanley Tambiah, et Forest Monks and the Nation-State15 (1993) de Jim Taylor. Ces ouvrages décrivent surtout les facteurs politiques et sociaux liés aux moines thudong et abordent peu la lignée d’Ajahn Chah en tant que telle. Le livre de Tambiah est vaste et relate aussi l’historique des moines forestiers au Sri Lanka et en Birmanie, la sotériologie bouddhique et le culte des amulettes. Quant au livre de Taylor, il décrit surtout l’institutionnalisation des moines de la forêt en Thaïlande au XXe siècle. Quelques autres chercheurs ont abordé la lignée de Chah dans leurs travaux. Dignes de mention sont les articles rédigés par Martin Baumann16 (2000) et le duo James Placzek et Larry DeVries17 (2006). Dans le premier, il est surtout question de l’implantation du bouddhisme theravāda en Europe, avec une courte description de l’apport de la lignée de

13 Ibid., p. 7-8. 14 Stanley Jeyaraja Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets : A Study in Charisma, Hagiography, Sectarianism, and Millennial , Cambridge, Cambridge University Press, 1984. 15 Jim L. Taylor, Forest Monks and the Nation-State... 16 Martin Baumann, « Le bouddhisme theravâda en Europe : histoire, typologie et rencontre entre un bouddhisme moderniste et traditionaliste », Recherches sociologiques, vol. 31, no 3, 2000, p. 7-31. 17 James Placzek et Larry DeVries, « Buddhism in British Columbia », dans Bruce Matthews, , New York, Routledge Curzon, 2006, p. 1-30. 3

Chah. Le second traite principalement des activités d’Ajahn Sona, un moine appartenant à cette lignée, en Colombie-Britannique.

À la fin des années 1990, Kamala Tiyavanich, une chercheuse d’origine thaïlandaise, fait une contribution originale avec son livre Forest Recollections18. Cet ouvrage comprend des biographies détaillées du maître spirituel Ajahn Man (le patriarche19 de la tradition forestière thaïlandaise contemporaine – il eut une influence décisive sur Ajahn Chah) et de neuf moines de sa lignée. La tradition spécifique d’Ajahn Chah y est abordée brièvement. La démarche de Tiyavanich est particulièrement pertinente, car elle s’intéresse d’abord et avant tout à la vie de ces moines telle que racontée dans un vaste corpus de récits locaux, transmis oralement. Cette herméneutique permet à Tiyavanich de se distancer de celle des recherches antérieures qui sont, selon elle, trop normatives et peu nuancées : […] scholars more often begin with generalities about institutions and traditions with a set of assumptions about « Thai » Buddhism or about the Theravāda tradition. Having accepted a stereotype of « Thai » Buddhism […] they see wandering monks as anomalous, unconventional, heretical, or (sometimes) saintly20.

Nous croyons à l’instar de Tiyavanich qu’il vaut mieux, pour étudier les moines forestiers notamment, partir du particulier pour aller vers le général. Dans notre cas, cela signifie que nous nous intéresserons d’abord aux faits religieux associés à notre lignée, et non à la religion dont elle relève. Plutôt que d’y voir une quelconque hiérophanie méta-historique du bouddhisme, nous l’aborderons comme une série de phénomènes concrets de l’histoire, influencée par divers facteurs que l’on pourrait qualifier à grands traits de « socioreligieux ». Comme le recommandait Jacques Waardenburg : Au lieu d’interpréter les faits religieux à partir des religions auxquelles ils appartiennent, nous préférons procéder inversement et donc nous baser sur des phénomènes religieux donnés empiriquement pour en déduire, par la suite,

18 Kamala Tiyavanich, Forest Recollections: Wandering Monks in Twentieth-Century Thailand, Hawaii, University of Hawaii Press, 1997. 19 « […] the “grandparent” of the present forest-dwelling monastic tradition, Ajaan Mun Phuurithatto (1870-1949) » (J. L. Taylor, Forest Monks and the Nation-State..., p. 6). 20 K. Tiyavanich, Forest Recollections: Wandering Monks…, p. 2. 4

l’existence, les significations et les particularités des religions. La quête de phénomènes et de faits religieux précède celle de religions entières21.

Notre proximité avec les moines de la forêt s’avère un précieux outil dans une telle herméneutique, car elle nous a permis d’observer en temps réel les phénomènes religieux propres à la tradition qui nous intéresse. Ces phénomènes seront au cœur de notre démarche analytique, abordée sous un angle particulier, celui des innovations mises en œuvre au sein de cette lignée, d’une part dans le fonctionnement de la communauté et de ses rites afin de faciliter l’implantation en Occident, et d’autre part à l’intérieur des enseignements qui y sont dispensés. Le choix d’utiliser le concept d’innovation religieuse pour analyser les moines forestiers peut paraître audacieux, car ceux-ci se veulent les fidèles transmetteurs d’une tradition n’ayant presque pas changé depuis la naissance du bouddhisme dans les

Indes des IVe et Ve siècles av. J.-C. Mais nous verrons que c’est précisément dans l’analyse d’une tradition conservatrice que ce concept s’avère particulièrement fécond. D’autres chercheurs l’ont d’ailleurs utilisé dans des articles récents22 portant sur la lignée de Chah.

La lignée d’Ajahn Chah, abordée sous l’angle de l’innovation religieuse Les chercheuses Brooke Schedneck et Sandra Bell ont adopté une herméneutique semblable à celle que nous proposons dans des articles portant directement (dans le cas de Bell) et indirectement (dans le cas de Schedneck) sur la lignée de Chah. D’emblée, elles ont toutes deux été orientées par un certain travail de terrain. Schedneck a fréquenté plusieurs monastères et centres de méditation en Thaïlande, où elle rapporte avoir discuté avec des moines occidentaux de cette lignée. Quant à Sandra Bell, elle a fréquenté pendant une certaine période le saṅgha d’Ajahn Chah nouvellement établi en Angleterre. En outre, ces deux chercheuses ont adopté parfois l’angle précis de l’innovation religieuse. Schedneck aborde dans ses articles plusieurs thèmes liés aux transferts Orient-Occident, par exemple les perceptions et les adaptations occidentales du bouddhisme, ainsi que les enjeux épistémologiques connexes. Elle utilise notamment la notion d’innovation

21 Jacques Waardenburg, Des dieux qui se rapprochent, Éditions Labor et Fides, Paros, Genève, 1993, p. 20. 22 Parus entre la fin des années 1990 et 2011. 5

religieuse dans un article où elle montre comment les moines forestiers thaïlandais, particulièrement ceux de la lignée d’Ajahn Chah, ont fait évoluer le discours bouddhique sur la forêt sous l’influence d’idées romantiques.

Bell a pour sa part écrit deux articles portant directement sur cette lignée et l’implantation du bouddhisme theravāda en Angleterre. Dans le premier23, elle examine comment les notions de puñña24 et de dāna25 sont réinventées dans les relations entre les laïcs et les moines du saṅgha nouvellement installé en Angleterre. Dans le deuxième26, elle relate l’historique de la lignée de Chah en Angleterre en soulignant différentes innovations qui ont permis au saṅgha de s’y implanter comme religion « indigène ». Puisque le présent travail s’appuie en partie sur les travaux de Bell, il nous semble tout naturel d’utiliser nous aussi une approche axée sur l’innovation religieuse. Mais avant de justifier plus en détail la pertinence de ce concept, nous tâcherons de le définir brièvement.

Dans notre contexte, l’innovation religieuse vient s’opposer à la notion, encore tenace chez les fondamentalistes de tout acabit, selon laquelle une religion possède un noyau pur et indépendant (un genre d’« authenticité originelle ») auquel peuvent se greffer ou non de nouveaux éléments. Le terme « syncrétisme » était autrefois utilisé pour désigner une tradition ayant subi un tel greffage. Or, dès 1968, Dario Sabbatucci critiquait cette notion de syncrétisme pour souligner que toutes les religions, y compris le christianisme, sont inévitablement assujetties, dans une certaine mesure, à un « processus syncrétique27 ». Notre notion d’innovation religieuse s’inscrit dans cette réflexion de Sabbatucci. Elle

23 Sandra Bell, « British Theravāda Buddhism: Otherworldly Theories, and the Theory of Exchange », Journal of Contemporary Religion, vol. 13, no 2, 1998, p. 149-170. 24 Terme pali. Concept clé de la pratique bouddhique laïque, qui peut se traduire par « mérite », « bonne action », ou « action méritoire ». Les dons faits aux moines figurent parmi les actes les plus méritoires. 25 Terme sanskrit ou pali signifiant « don » (ou « générosité »). Dans les cultures theravādin, la vertu de générosité est enseignée très tôt aux enfants, notamment lorsque les moines quêtent leur nourriture chaque matin. 26 Sandra Bell, « Being Creative with Tradition: Rooting Theravāda Buddhism in Britain », Journal of Global Buddhism, vol. 1, 2000, p. 1-23. 27 Dario Sabbatucci, « Syncrétisme », dans l’Encyclopaedia Universalis, vol. 15, Paris, Encyclopaedia Universalis France, 1968, p. 655-656. 6

présuppose que de tels processus sont non seulement inhérents à la formation d’une religion, mais aussi à sa survie dans le temps. Du moment qu’on ose la considérer comme un phénomène le moindrement historique, une religion perd sa rigidité et son immobilisme apparent pour devenir une réalité dynamique et poreuse. On constate alors que son existence même, tout comme sa transmission, relève plus de l’innovation que du mimétisme : « […] même si elle incarne la continuité, la tradition n’en est pas pour autant monolithique et statique; elle n’est jamais figée dans le temps, ni complètement hermétique et isolée28 ». En théorie, la tradition transmise se veut pure et authentique, mais dans la réalité, cette transmission résulte de transactions complexes avec ceux qui s’approprieront, inévitablement, la religion à leur façon, si bien qu’au bout du compte « l’innovation devient réellement une condition sine qua non à la survie (et, paradoxalement, à la continuité) de la tradition dans le temps29 ». Dans cette perspective, le bouddhisme (et de ce fait toute religion) ne se définit pas de manière normative ou essentialiste, mais « se compose et se recompose comme n’importe quelle autre réalité de ce monde30 ». La notion d’innovation religieuse s’oppose donc à une conception réifiante de la religion. Comme le disait Tweed : « it is not helpful to talk about Buddhism – or any tradition – as having an “essence,” an unchanging core of teachings or practices. […] There is no pure substratum, no static and independent core called ‘Buddhism’ – in the founder’s day or in later generations31 ».

Les innovations religieuses surviennent tout particulièrement lorsqu’une religion est exportée dans une autre culture, lorsqu’il y a transfert. Et dans un transfert, il y a toujours un émetteur et un récepteur. André Couture soulignait dans un article paru en 2005 que les récepteurs d’un message ou d’une religion ne sont jamais totalement passifs, et qu’il faut

28 Dominic Larochelle, « La réception et la réinvention du taoïsme en Occident : une réflexion autour de deux outils pour analyser les innovations religieuses », Laval théologique et philosophique, vol. 72, no 3, oct. 2016, p. 424. 29 Ibid., p. 425. 30 André Couture, « La réception du bouddhisme en Occident : quelques réflexions », Cahiers de spiritualité ignatienne, no 114 (déc. 2005, numéro spécial intitulé Le Québec à l’heure du bouddhisme), p. 16. 31 Thomas A. Tweed, « Theory and Method in the Study of Buddhism: Toward ‘Translocative’ Analysis », Journal of Global Buddhism, vol. 12, 2011, p. 23. 7

tenir compte de la « […] participation du récepteur à la réinterprétation du message32. » De plus, le récepteur peut difficilement interpréter un nouveau message en dehors de sa portée interprétative, de ce qu’il sait déjà : « When presented with something foreign and new, people tend to see it in terms with which they already are familiar33. » évoque par exemple les trois premiers siècles après l’arrivée initiale du bouddhisme en Chine. Durant cette période, les Chinois intégrèrent les éléments bouddhiques au taoïsme, qui constituait une de leurs seules grilles de lecture possibles. Les premières traductions chinoises utilisent ainsi le mot « dào » (tao) pour traduire une vaste gamme de concepts bouddhiques, tels que dharma34 ou bodhi35. Paul Magnin explique même que « le bouddhisme a d’abord répondu à des attentes chinoises contraires à l’essence de la doctrine [bouddhique], puisque les Chinois recherchaient des techniques d’immortalité36 » (liées au taoïsme). Autour du quatrième siècle, des lettrés chinois se rendent en Inde pour étudier les textes originaux, et reviennent en Chine pour corriger le tir. C’est seulement avec Dào’ān (312-385) que le bouddhisme commence à être considéré comme une religion à part entière, distincte du taoïsme. Il fallut, selon Magnin, six siècles au bouddhisme pour s’adapter à la réalité chinoise sans trop dévier de l’esprit des enseignements du bouddhisme primitif indien.

Plus de mille ans plus tard et à l’autre bout du monde, quand le bouddhisme arrive initialement dans l’Angleterre du XIXe siècle, en pleine époque victorienne, ses différents

32 A. Couture, « La réception du bouddhisme en Occident : quelques réflexions »..., p. 14. 33 Bhikkhu Ṭhānissaro, Buddhist Romanticism, , 2015, p. 243 (version électronique, https://www.dhammatalks.org/Archive/Writings/BuddhistRomanticism151231.pdf, page consultée le 19 décembre 2017). 34 Mot sanskrit polysémique signifiant notamment un comportement juste, en accord avec l’harmonie universelle, éthique et morale, ou encore « l’ordre des choses », la nature elle-même, ou encore un « enseignement » (spirituel). Son équivalent pali est dhamma, et désigne généralement l’ensemble des enseignements bouddhiques. 35 Mot sanskrit signifiant « éveil » (spirituel). 36 Paul Magnin, « Le processus d’acculturation du bouddhisme en Chine peut-il servir de modèle? », Cahiers de spiritualité ignatienne, no 114 (déc. 2005, numéro spécial intitulé Le Québec à l’heure du bouddhisme), p. 44. 8

éléments sont assimilés ou rejetés en fonction de la grille de valeurs victorienne37. Les

Chinois du IVe siècle, comme les Anglais du XIXe, « made Buddhism a less alien space by placing the tradition into familiar categories38 ». Il faut toujours partir du connu pour aller vers l’inconnu, et les Occidentaux du XXIe siècle n’échappent pas à cette règle; ils interprètent encore le bouddhisme en fonction des divers paradigmes sociaux et culturels de leur époque. Comme les Chinois, ils corrigent volontiers leurs interprétations à la lumière des textes canoniques originaux : « la phase d’implantation, de déformation et d’imprégnation doit être rapidement suivie par une phase de rectification fondée essentiellement sur la connaissance des sources dans leur langue d’origine et leur traduction exacte, c’est-à-dire pleinement conforme au sens et à l’esprit initial.39 »

Parfois, l’innovation passe inaperçue au sein d’une religion et n’est pas considérée comme une altération de sa « pureté », mais comme une initiative parfaitement légitime s’inscrivant dans la continuité de la tradition. L’anthropologue américain Milton Singer40 décrit par exemple la « modernisation » en Inde comme un processus où des innovations ont été intégrées à une culture indigène traditionnelle sans que celle-ci se transforme nécessairement en une culture « moderne ». Il faut se méfier des théories dichotomiques entre les notions de tradition et de modernité, car cette polarité est surtout une création occidentale. Selon Bell, ce que Singer suggère dans son analyse, c’est que les changements se produisent parfois sous le couvert de la continuité, et que la continuité peut parfois s’établir sous le couvert du changement, grâce à une manipulation habile de ces concepts. L’établissement du bouddhisme theravāda en Occident comme religion indigène grâce à la lignée d’Ajahn Chah a été soumis selon Bell à des processus semblables, où des innovations religieuses ont été acceptées sans être considérées comme telles.

37 Thomas A. Tweed, The American Encounter with Buddhism, 1844-1912: Victorian Culture and the Limits of Dissent, The University of North Carolina Press, Revised Edition, 2000. 38 Brooke Schedneck, « Western Buddhist Perceptions of Monasticism », Review, vol. 26, no 2, 2009, p. 230. 39 Paul Magnin, « Le processus d’acculturation du bouddhisme en Chine... », p. 45. 40 Cité dans S. Bell, « Being Creative with Tradition… », p. 1-2. 9

Si le principe d’innovation religieuse, que nous venons de décrire comme une « modalité intrinsèque41 » à toute religion, est tout à fait pertinent dans notre démarche, il est toutefois trop général pour avoir une réelle valeur opératoire. Il nous faut donc d’autres outils pour en rendre compte. La méthode la plus pertinente dans notre cas consiste à examiner l’innovation en termes de stratégies, notamment parce que nous avons comme point de départ l’implantation d’une tradition (ce qui nécessite inévitablement une certaine planification stratégique) et des enseignements (qui impliquent nécessairement une rhétorique, donc encore là une certaine stratégie). Nous nous inspirons à cet égard d’un modèle proposé par André Couture dans un article de l’Encyclopédie des religions paru chez Bayard en 200042. Ce modèle propose les trois stratégies suivantes : 1) des stratégies de sauvegarde, agissant sur les frontières et servant à établir les limites de ce qui est acceptable au sein d’une tradition, à réinterpréter ses éléments constitutifs ou à s’approprier des éléments d’autres traditions; 2) des stratégies de légitimation, qui « agissent au cœur même de la tradition, en son centre névralgique, qu’il faut défendre à tout prix »43, notamment par l’évocation apologétique de sa pureté ou de son ancienneté, et enfin; 3) des stratégies de persuasion, qui agissent à l’extérieur et qui visent principalement à convaincre les non-fidèles d’adhérer à leur religion, mais qui peuvent également renforcer la fierté légitime du croyant d’adhérer à une tradition. Ces trois catégories visent à englober l’ensemble d’une tradition, c’est-à-dire l’intérieur, l’extérieur et la frontière qui sépare l’intérieur de l’extérieur. Elles sont également souples et complémentaires, et peuvent se recouper. Leur intérêt précis est de « mieux cerner les traditions religieuses sous l’angle même de leur dynamisme, et donc de leur capacité d’adaptation et d’innovation44 ». Ce dynamisme est souvent lié aux interactions avec des

41 André Couture et Dominic Larochelle, « Quelques pistes de réflexion concernant l’innovation religieuse », Laval théologique et philosophique, vol. 72, no 3, oct. 2016, p. 381. 42 André Couture, « La tradition et la rencontre de l’autre », dans Encyclopédie des religions (Y. T. Masquelier et F. Lenoir, dir.), Paris, Bayard Éditions, 1997; nouvelle édition revue et augmentée, 2000, p. 1381-1388. 43 A. Couture et D. Larochelle, « Quelques pistes de réflexion concernant l’innovation religieuse... », p. 384. 44 Ibid., p. 384. 10

éléments étrangers, interactions qui forcent les religions à prendre conscience d’elles-mêmes et à définir leur identité. Lors de l’implantation d’une tradition dans une nouvelle culture, comme dans le cas qui nous intéresse, les stratégies mises en œuvre et le dynamisme qui en découle sont particulièrement évocateurs de cette identité, celle-ci se forgeant précisément « […] dans les conflits, la concurrence, l’opposition à la culture ambiante45 ».

Outre le recours à ces stratégies, notre recherche se distingue des autres par son exhaustivité (aucune recherche exhaustive n’a été faite jusqu’à présent sur la lignée de Chah) et son orientation sur les enseignements des moines forestiers. Les chercheurs dont nous venons de parler, y compris Schedneck et Bell, traitaient surtout dans leurs travaux des aspects sociologiques ou historiques associés à la lignée ou à son implantation, et peu d’entre eux se sont attardés sur les enseignements dispensés. Tiyavanich se penche dans Forest Recollections46 sur le style d’enseignement des plus grands maîtres thaïs de méditation47, mais elle n’examine pas ces enseignements en profondeur. Elle précise d’ailleurs dans son introduction que « it is [...] beyond the scope of this book to go deeply into the thudong monk’s dhamma teachings and methods48. » Or, ces enseignements sur le dhamma et les méthodes de méditation sont précisément les sujets qui nous intéressent, et nos analyses de ceux-ci seront au cœur de notre contribution dans ce domaine d’étude.

Plan Notre démarche consiste donc à situer la lignée d’Ajahn Chah dans le bouddhisme occidental en accordant une attention toute particulière à ses innovations dans les enseignements transmis. Pour atteindre cet objectif, nous ferons dans la première partie du travail un court historique des moines de la forêt et de la lignée de Chah. Dans la deuxième

45 Ibid., p. 8. 46 K. Tiyavanich, Forest Recollections: Wandering Monks... 47 « […] the lives of the wandering monks and their styles of practicing and teaching » (ibid., p. 11). 48 Ibid., p. 17. 11

partie, séparée en deux volets, nous examinerons d’une part les innovations mises en œuvre durant l’implantation en Occident, et d’autre part les innovations dans les enseignements dispensés (tirés majoritairement de recueils de « dhamma talks », ou « discours sur le dhamma » [desanā49]). Dans la troisième et dernière partie, nous situerons la lignée de Chah au sein de la constellation bouddhique occidentale à la lumière des analyses formulées dans les deux parties précédentes, et tenterons de voir comment elle est parvenue à attirer des Occidentaux vers un monachisme conservateur et austère situé à des années-lumière de ce bouddhisme laïcisé, malléable, « à la carte » et « moderne » généralement en vogue en Occident.

49 Discours ressemblant à un sermon, prononcé par des moines dans des situations variées : « Desanā (f.) [Sk. deśanā] 1. discourse, instruction, lesson […] Freq. in dhamma˚ moral instruction, exposition of the Dhamma, preaching, sermon […] » (The ’s Pali-English Dictionary, Digital Dictionaries of South Asia, (http://dsal.uchicago.edu/dictionaries/pali/, page consultée le 20 octobre 2017). 12

Partie I – La lignée d’Ajahn Chah et la tradition bouddhique des moines de la forêt Pour bien comprendre la lignée de Chah, il faut évidemment commencer par examiner ses origines. Nous remontons donc vers la fin de la période védique, une époque caractérisée par d’importantes transformations sociales et religieuses, notamment l’émergence du mouvement des śramaṇa50.

1.1 L’origine des moines forestiers bouddhistes

Le mode de vie des moines de la forêt précède le bouddhisme. Au IV-Ve siècle avant Jésus-Christ, à l’âge de vingt-neuf ans, Siddhārtha Gautama (le futur Bouddha) abandonne une vie aisée (le mythe rapporte qu’il était prince) pour devenir śramaṇa et espérer échapper au cycle de la naissance, du vieillissement, de la maladie et de la mort (saṃsāra51). Il s’adonne aux pratiques d’usage chez ces religieux mendiants et mène une vie errante52, fréquentant les endroits isolés et les forêts pour pratiquer l’ascèse, méditer et s’adonner à divers yogas. Il suit les enseignements d’un maître, puis d’un autre53, mais finit par juger vaines les pratiques ascétiques extrêmes, lesquelles semblent freiner son développement spirituel. Siddhārtha décide de poursuivre sa quête seul et quitte un groupe de cinq ascètes avec lesquels il s’était lié d’amitié. Il se résout à poursuivre ses méditations jusqu’au mokṣa (« libération » en sanskrit, sous-entendu ici la libération spirituelle), et l’histoire nous dit qu’il y parvint. On l’appellera donc dorénavant buddha (mot sanskrit ou pali signifiant « éveillé »). Peu après son Éveil, devant l’insistance de Brahmā54 et des deva55, il accepte d’enseigner sa doctrine, distincte de celles des différents ordres de śramaṇa mais partageant néanmoins plusieurs similarités avec elles, notamment quant au

50 Religieux errant et mendiant de l’Inde antique qui s’adonne généralement à diverses ascèses. Le terme sanskrit śramaṇa signifie littéralement un « s’efforçant », sous-entendu ici en vue de la libération spirituelle. Il existait plusieurs traditions de śramaṇa. Le jaïnisme et le bouddhisme sont issus de ce mouvement. 51 Mot sanskrit signifiant « ensemble de ce qui circule », ou tout ce qui passe d’un état à un autre; « Dans l’hindouisme et le bouddhisme, cycle de la vie, de la mort et de la renaissance » (Larousse en ligne, http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/samsara/70800, page consultée le 22 octobre 2017). 52 Les śramaṇa s’installent toutefois en un lieu fixe durant la saison de la mousson. 53 Les textes palis mentionnent les maîtres de méditation Āḷāra Kālāma et Uddaka Rāmaputta. 54 Dieu créateur du monde dans la cosmogonie indienne. Il intervient parfois dans les affaires des hommes. 55 Mot sanskrit signifiant « dieu », « déité ». 13

mode de vie et de subsistance : la vie errante, l’aumône et la pratique de la méditation dans des endroits isolés. Les sutta56 dépeignent d’ailleurs un Bouddha évoquant constamment l’importance de la pratique solitaire et de la fréquentation des forêts57, et les premiers arahant58, notamment Añña-Koṇḍañña59 et Mahākassapa60, tout comme les premiers bodhisattva61 du courant bouddhiste62 , sont décrits dans les textes anciens comme des « pratiquants de la forêt », si bien que, selon Reginald Ray, « […] there can be no doubt that the forest ideal was earliest (the Buddha himself followed it), [...] and was considered normative for earliest Buddhism (it represented direct emulation of the Buddha’s example, and, furthermore, those who followed it practiced what the Buddhist town-and-village renunciants would have preached)63. »

Avant le développement d’un ordre monastique florissant, les premiers disciples du Bouddha ne forment donc qu’un ordre de śramaṇa parmi tant d’autres, se distinguant seulement par leur crâne rasé et quelques particularités doctrinales. Sāriputta et Moggallāna, qui deviendront les deux principaux disciples du Bouddha, sont d’ailleurs déjà śramaṇa lorsqu’ils se joignent à la communauté bouddhique naissante. Mais la doctrine du

56 Enseignements du Bouddha, recueillis dans l’un des trois corpus du canon pali, le Suttapiṭaka. 57 Les passages évoquant l’importance de la forêt et de la solitude sont très nombreux. À titre d’exemple, les sutta 1.10, 7.18, 9.1 à 9.14, et 16.5 du Samyutta Nikāya, les sutta 4, 17 et 69 du ; les sutta 4.259 et 6.42 (et la version allongée 8.86) de l’. 58 Le mot pali arahant se dit d’un être humain ayant atteint le nibbāna (nirvāṇa en sanskrit, voir note no 208). Il signifie « méritant ». 59 Premier disciple du Bouddha devenu arahant. 60 L’un des plus importants disciples du Bouddha, réputé le meilleur dans l’observation des règles ascétiques; dans l’Aṅguttara Nikāya, on dit de lui qu’il est « foremost among those who follow the dhutas » (Reginald Ray, Buddhist Saints in : A Study in Buddhist Values & Orientations, New York, Oxford University Press, 1994, p. 105). 61 Terme sanskrit désignant des êtres (sattva) destinés à l’éveil (bodhi) — il désigne plus particulièrement, dans les écoles bouddhiques mahayanistes, des êtres qui excellent en compassion. 62 Par exemple, Daniel Boucher indique que les auteurs du Rāṣṭrapālaparipṛcchā-sūtra (un sūtra de tradition Mahayana) invitent le lecteur à “‘take pleasure in the wilderness’ (13.17), ‘take pleasure in lodging in secluded hinterlands’ (14.14–15), ‘always dwell in forests and caves’ (15.1), et ‘frequent the wilderness and manifold hinterlands’ (16.3)” (Daniel Boucher, of the Forest and the Formation of the Mahāyāna: A Study and Translation of the Rāṣṭrapālaparipṛcchā-sūtra, Honolulu, University of Hawai’i Press, 2008, cité dans B. Schedneck, « Forest as Challenge, Forest as Healer... », p. 23). 63 R. Ray, Buddhist Saints in India…, p. 397. 14

Bienheureux se propage dans toutes les strates de la population et, assez rapidement64, avec l’appui de rois et de riches commerçants, l’ordre subit un processus d’institutionnalisation, ou de « monasticisation », dans le cadre duquel l’idéal initial de la forêt se marginalise, tout comme la pratique de la méditation65. Malgré cette institutionnalisation, et même s’il rejette toujours la mortification extrême sur la voie spirituelle, le Bouddha reconnaît la valeur d’un ascétisme modéré et permet, d’après le canon pali66 et le Visuddhimagga, à ses moines de cultiver treize pratiques spéciales appelées dhutaṅga67. Ces règles optionnelles proposent certaines restrictions quant aux robes, à la nourriture et aux lieux d’habitation notamment68. Comme nous l’avons dit en introduction, elles viennent s’ajouter, sur une base volontaire, aux 227 règles obligatoires du Vinaya69 theravādin.

Au fur et à mesure que le bouddhisme prend de l’expansion et convertit les populations, les rois et riches marchands financent la construction de résidence pour les moines errants.

64 Selon Reginald Ray, dès le IVe siècle avant Jésus-Christ (ibid., p. 26). 65 « […] although many classical texts – both Buddha-word and commentaries – recommend meditation as a necessary component of the Buddhist path, in monastic tradition, meditation has often remained a primarily theoretical ideal, followed more in the breach then in the observance (Bunnag 1973, 55-58; Maquet 1980) » (R. Ray, Buddhist Saints in India…, p. 18). 66 Aussi appelé Tipiṭaka (Trois corbeilles). Désigne l’ensemble des textes du canon bouddhique. 67 Ces treize pratiques sont évoquées séparément dans le canon pali. Elles sont regroupées pour la première fois dans le Visuddhimagga (voir note suivante). 68 1 - paṃsukūla : « se vêtir de rebuts » (utiliser seulement des tissus qui ont été jetés pour la confection des habits monastiques). 2 - tecīvarika : « n’avoir que trois robes » (ne jamais posséder plus de trois robes monastiques). 3 - piṇḍapāta : « se nourrir d’aumônes » (marcher de maison en maison avec un bol d’aumône pour quêter sa nourriture). 4 - sapadānacārika : « aller continûment » (accepter la nourriture devant chaque maison, sans choisir). 5 - ekāsanika : « manger en une session » (manger un seul repas par jour, et en une seule assise). 6 - pattapiṇḍika : « manger dans le bol » (manger dans le bol d’aumône sans utiliser d’autre récipient). 7 - khalupacchābhattika : « ne pas manger après » (refuser toute nourriture supplémentaire après le repas initial). 8 - āraññika : « demeurer dans la forêt » (demeurer dans la forêt ou à un endroit isolé). 9 - rukkhamūla : « demeurer au pied d’un arbre » (sous-entendu ici; dormir au pied d’un arbre). 10 - abbhokāsika : « demeurer en plein air » (sous-entendu ici; dormir sur la terre nue sans abri ou toit). 11 - susānika : « demeurer dans un cimetière » (sous-entendu ici; dormir dans un charnier ou un cimetière). 12 - yathāsantatika : « demeurer à l’endroit prescrit » (sous-entendu ici; dormir à l’endroit offert). 13 - nesajjika « rester assis » (sous-entendu ici; ne pas s’allonger, même pour dormir). Les passages entre guillemets sont tirés du Visuddhimagga (Buddhaghosa, Visuddhimagga; Le Chemin de la Pureté..., p. 85-109). 69 Ou Vinayapiṭaka. L’un des trois corpus de textes formant le canon pali, dans lequel sont décrites les règles monastiques. 15

Un passage du Vinaya relatant des réflexions du roi Bimbisāra70 nous renseigne sur l’accommodement jugé acceptable pour l’établissement des premiers monastères bouddhiques : « Où donc le Bienheureux peut résider? En un endroit qui ne soit ni trop près ni trop loin de la ville, qui soit pourvu d’entrées et de sorties, accessible aux gens désireux de s’y rendre, bien fréquenté le jour et peu bruyant la nuit, où l’on puisse résider loin des hommes, à l’abri du tapage, à l’abri de la foule et qui convienne à la vie religieuse (Vin. I, 38; II, 158)71 ». Mais avec la diffusion rapide de la foi bouddhique en terre indienne, des monastères seront bientôt fondés dans les villes, ou s’y retrouveront malgré eux avec l’étalement urbain.

Les moines de la forêt seront ceux qui, au fil de l’histoire, respecteront le mieux la directive de Bimbisāra. Leurs monastères sont généralement établis dans une forêt suffisamment éloignés d’un village, mais suffisamment près de façon à ce que la distance puisse être parcourue à pied (pour l’aumône matinale, ou pindabat72). On relève, au XIVe siècle, cette même recommandation du moine forestier thaï Sumana à un roi souhaitant établir un monastère : « All men of wisdom, beginning with the Omniscient Lord Buddha, whenever they came to a market town to lead the townspeople and villagers to salvation, have been accustomed since the ancient times to settle at a measured distance of five hundred bow lengths from the gatepost of the town73. » Plus récemment, le prince thaï Damrong aurait décrit ainsi les monastères relevant d’une forme de bouddhisme forestier sri lankais établi en Thaïlande : « This kind of monastery [de la secte sri lankaise] was built in a place far enough from the houses, but close enough to the towns for the monks to walk to the towns

70 Le roi Bimbisāra aurait été l’un des premiers mécènes importants du Bouddha. Il aurait donné au saṅgha le parc de Rājagaha et d’Anāthapiṇḍika, et financé la construction d’un monastère à Sāvatthi. 71 Môhan Wijayaratna, Le Moine bouddhiste selon les textes du theravâda, Paris, Éditions du Cerf, 1983, p. 40. 72 Terme thaï provenant du pali piṇḍapāta (une des 13 pratiques dhutaṅga) signifiant « collecte à l’aide du bol » (c’est-à-dire marcher de maison en maison pour quêter sa nourriture). 73 S. J. Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets..., p. 67. 16

to collect alms in the morning74. » Aujourd’hui encore, et même en Occident, les monastères forestiers ne sont jamais établis trop près des grands centres urbains.

Toutes ces raisons font en sorte que le bouddhisme des moines forestiers ressemble de près au bouddhisme le plus ancien75, et ces moines aiment d’ailleurs rappeler que le Bouddha est né dans la forêt, a atteint l’Éveil en forêt, et est mort dans la forêt. Ils aiment également reprocher aux moines « domestiqués » des villes et villages de ne pas adopter le mode de vie des premiers bhikkhu : De groupes de disciples errants et dormant sous les arbres, les rois et les « millionnaires » de l’époque ont fait des communautés « installées » dans des pavillons au sein de « parcs ». Le débat entre ceux qui privilégiaient l’austérité et ceux qui privilégiaient le service des laïcs a même donné naissance à deux sous-catégories de religieux entérinées par la tradition jusqu’à nos jours, les « résidents en village » (gàmàvàsin) et les « résidents en forêt » (àrannâvàsin). De manière récurrente dans l’histoire, ces derniers ont reproché aux premiers de s’éloigner de l’ascèse primitive76.

Cette distinction rappelée par Louis Gabaude sera formulée de différentes façons dans les diverses traditions. Par exemple, au Sri Lanka, on différencie les moines dévoués à la méditation (vipassanādhura77) ou à la pratique méditative (paṭipatti) de ceux dévoués à la lecture (ganthadhura78) ou à l’apprentissage théorique (paryatti). En Birmanie, le récit d’un schisme survenu au XIIe siècle distingue les moines qui « marchent seuls » des moines qui « marchent en groupe79 ». Reginald Ray souligne l’importance de cette distinction dès les débuts du bouddhisme indien. Il rejette le « two-tiered model » (modèle à

74 Ibid., p. 69. 75 « I [...] perceive contemporary forest monasticism as an expression of a parochialized and legitimate enactment of normative historical tradition; that is, doctrinal Buddhism in its most primitive mode of expression » (J. L. Taylor, Forest Monks and the Nation-State…, p. 8). 76 Louis Gabaude, « La triple crise du bouddhisme en Thaïlande », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, vol. 83, no 1, 1996, p. 246. 77 Mot pali signifiant « […] those whose ʻburden is meditationʼ » (Brooke Schedneck, Thailand’s International Meditation Centers: Tourism and the Global Commodification of Religious Practices, London and New York, Routledge Religion in Contemporary Asia Series, Routledge, 2015, p. 31). 78 Mot pali signifiant « […] those whose ʻburden is the bookʼ » (ibid., p. 31). 79 S. J. Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets..., p. 62. 17

deux niveaux) généralement adopté par les chercheurs80, où les moines occupent le niveau supérieur et les laïcs le niveau inférieur, et propose un « three-tiered model »81, ou plutôt un modèle « threefold »82 (pour éviter toute connotation hiérarchique), afin d’y inclure les moines forestiers, ce qui nous semble tout à fait justifié.

1.2 Le rôle de réformateur des moines forestiers : quelques exemples historiques au Sri Lanka, en Birmanie et en Thaïlande La distinction entre moines de forêt et moines de ville accompagne le bouddhisme lorsqu’il se propage au Sri Lanka (IIIe siècle av. J.-C.) et en Asie du Sud-Est (autour du Ve siècle)83, et la tradition dhutaṅga se maintiendra particulièrement bien au Sri Lanka, en Birmanie et en Thaïlande. Au fil de l’histoire, les moines dhutaṅga theravādin connaissent des périodes de marginalité et des périodes fastes, suivant un cycle assez prévisible. Des moines prennent leur distance du saṅgha dominant et s’établissent en forêt. Ils y développent un charisme particulier grâce à la méditation et à l’ascèse, et en viennent à susciter l’admiration des populations environnantes. Ils attirent ensuite inévitablement le soutien des rois et des nobles, lesquels peuvent ensuite leur demander, souvent pour des motifs plus politiques84 que religieux, de « réformer » le saṅgha (de ville) dominant. Les moines forestiers gagnent en prestige et s’embourgeoisent, pratiquent de moins en moins la méditation et s’éloignent du Vinaya, jusqu’à ce que des insatisfaits refusent ces changements et reviennent à l’idéal initial d’ascétisme et de méditation. Puis le cycle recommence. Comme ils appliquent généralement le Vinaya de façon très stricte et sont

80 R. Ray, Buddhist Saints in India…, p. 438. 81 Ibid., p. 433. 82 Ibid., p. 433. 83 « As far as records reach back there has been a distinction between forest dwelling (aranyawaasii; Pali: araññavasi) and village or town dwelling (khaamawaasii; Pali: gamavasi and nagaravasi), both representing opposing dualities. These monastic biases were transmitted to Southeast Asia from the forest monastery branch of the or Great Monastery (situated at Udumbaragiri) during the Polonnaruva period (consisting of both scholar monks and meditation monks) » (J. L. Taylor, Forest Monks and the Nation-State…, p. 12). 84 « The logic of newly founded political dynasties and/or kingdoms’zealous support of ascetic forest-monk fraternities may lie in the fact that they are an effective counterweight to already established village and town dwelling monasteries » (S. J. Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets..., p. 69). 18

considérés comme des bhikkhu modèles, les moines de la forêt joueront ce rôle de réformateur de saṅgha à de nombreuses reprises dans l’histoire.

Et ce rôle apparaît très tôt dans le bouddhisme primitif, comme en témoigne l’histoire de , un personnage controversé du canon pali (comparable au Judas de la tradition chrétienne). Cousin du Bouddha, il devient moine dans son saṅgha mais revendique rapidement un bouddhisme strictement forestier85 et critique ouvertement le processus de « monasticisation ». Il en vient à fomenter un schisme et tente même plus tard, selon les textes, d’assassiner le Bouddha. Sa démonisation dans cette littérature palie ultérieure, rédigée par des moines de ville, ne serait pas le fruit du hasard : The strict identification of Devadatta with forest Buddhism undoubtedly provides one important reason for his vilification by later Buddhist authors. It is not just that he practices forest Buddhism, is a forest saint, and advocated forest renunciation. Even more, and worse from the viewpoint of his detractors, he completely repudiates the settled monastic form, saying in effect that he does not judge it to be authentic at all86.

À l’origine du schisme est le désir de Devadatta de rendre obligatoire pour tous les moines cinq dhutaṅga87, afin d’accroître le prestige du saṅgha auprès des populations88. Mais le Bouddha s’y oppose et préfère conserver le caractère optionnel des règles : « Enough Devadatta… Whoever wish, let him be forest dweller; whoever wish, let him be in the neighbourhood of a village89 ». Devadatta veut aussi imposer aux moines de suivre un régime strictement végétarien et de refuser toute offrande de viande. Mais encore une fois le Bouddha s’y oppose, notamment parce qu’il juge inapproprié pour un mendiant de refuser une aumône. On voit ainsi avec Devadatta que la volonté de réformer la religion apparaît très tôt dans le processus d’institutionnalisation du bouddhisme ancien. Une volonté similaire se manifestera ensuite à de nombreuses reprises à travers l’histoire, dans

85 R. Ray, Buddhist Saints in India…, p. 163-164. 86 Ibid., p. 171. 87 Ibid., p. 164. 88 Ibid., p. 170. 89 Extrait du canon pali, cité dans ibid., p. 164. 19

les différents pays où fleurit le bouddhisme Theravāda. Nous verrons donc dans la prochaine section quelques initiatives réformistes entreprises au Sri Lanka, en Birmanie et en Thaïlande, et ferons préalablement une brève généalogie des moines forestiers dans ces pays.

1.2.1 Au Sri Lanka Le bouddhisme se diffuse au Sri Lanka au troisième siècle avant J.-C., mais l’étude des textes prend le pas sur la pratique de la méditation seulement un ou deux siècles plus tard.

Autour du VIe siècle, les moines ascétiques (tāpasa bhikṣu 90) sont même marginalisés par les moines de village91, ce qui influence la formalisation de certains concepts liés aux mérites (puñña) : le saṅgha est toujours considéré comme un champ de mérite (puññak-khetta), mais avec la prédominance des moines domestiqués, le concept de dhamma-dāna92 (le devoir du moine de donner aux laïcs des cadeaux spirituels en échange de cadeaux matériels) prend le pas sur celui de mutta-muttaka (acceptation de cadeaux par le moine sans obligation de donner quoi que ce soit en échange).

Quelques groupes de tāpasa bhikṣu subsistent et, trois siècles plus tard, au IXe siècle, deux lignées de moines forestiers se démarquent au Sri Lanka : les Paṁsukūlika93 et les Ᾱraññika94. Ceux-ci ne parviennent toutefois pas à former de nikāya95 distinct et sont plutôt intégrés aux trois nikāya dominants. Les Ᾱraññika jouiront d’un fort soutien du roi Parākramabāhu I (1123-1186), dont le règne est marqué par une réforme et une purification du saṅgha. Sans surprise, cette réforme est effectuée en collaboration avec un moine forestier expert en Vinaya, un certain Mahākassapa, qui préside le synode : les moines déviants sont punis, les nikāya morcelés sont réunifiés, et un chef du saṅgha est nommé.

90 Nur Yalman, « Les moines bouddhistes ascétiques de Ceylan », dans John Middleton, Anthropologie religieuse. Les dieux et les rites. Textes fondamentaux (trad. française), Paris, Larousse, 1974, p. 154. 91 S. J. Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets..., p. 54. 92 Ibid., p. 54. 93 Nom dérivé de l’utilisation de tissus jetés pour faire des robes monastiques (un des 13 dhutaṅga). 94 Nom dérivé de la pratique de la méditation solitaire en forêt (un des 13 dhutaṅga). 95 Ordre ou lignée de moines dans le Theravāda. 20

Les diverses lignées de moines forestiers sri lankais traverseront par la suite des hauts et des bas. Elles connaîtront cependant au XXe siècle, comme en Thaïlande, une période de renaissance et d’expansion, et bon nombre des premiers bhikkhu occidentaux se feront ordonner en ce pays96. Tambiah note qu’à la lumière des travaux de Nur Yalman, les moines forestiers fréquentant les cavernes de Selave, au Sri Lanka, ressemblent beaucoup à leurs homologues thaïlandais : Yalman describes the life ways of these cave-dwelling monks at Selave, which differed little with the northeastern Thai forest monks, such as sangha organization, normative rituals, spatial layout of the monastery, symbolic meanings, and so on. The monks would spend most of their time in “noble silence” and “meditating in the cave or in the jungle around”97.

Mais avant d’atteindre le Nord-Est de la Thaïlande, nous devons passer par la Birmanie et y analyser un autre exemple de réforme.

1.2.2 En Birmanie Diverses traditions bouddhiques pénètrent la région de l’actuelle Birmanie autour du

Ve siècle, mais c’est à partir des Xe et XIe siècles que le Theravāda commence à s’imposer sur les autres traditions. Divers récits font état de la présence de moines de la forêt en

Birmanie. Par exemple, Pannasami98 rapporte au XIIIe siècle une dispute qui aurait en quelque sorte cristallisé la distinction pas toujours très nette entre moines forestiers et moines de village. Un conflit éclate lorsque des terres sont accordées à certains monastères par le roi Uzana II. Trois moines mécontents partent s’établir près d’une montagne pour méditer dans des caves; ils sont alors appelés « [ceux] qui marchent seuls », par opposition aux moines de village qui « marchent en groupe99 ». Plusieurs siècles plus tard, sous le règne du grand roi Pagan (1846-1853), le moine en chef du saṅgha national expulse un

96 Par ex., Mahathera (1878-1957), (1901-1994), (1905-1960), et Nanavira Thera (1920-1965). 97 S. J. Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets..., p. 9. 98 Moine et historien birman. 99 S. J. Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets..., p. 62. 21

certain Shangalegyun Sayadaw100 de la capitale sous prétexte qu’il encourage le respect strict du Vinaya et fait la promotion d’idées réformistes associées aux moines forestiers. Shangalegyun fonde un monastère isolé près d’un village au sud de la ville de Shwebo, et un de ses jeunes disciples, Shwegin , fonde la secte du même nom. Le conflit entre le chef du saṅgha birman et Shwegyin arrive à une impasse, et le roi Mindon (1853-1878) ordonne le départ de Shwegyin. Mais cette décision est stratégique; le roi Mindon est en fait un partisan de Shwegyin et continue de l’appuyer financièrement, car il souhaite purifier et unifier le saṅgha avec sa collaboration, notamment pour résister à l’influence occidentale (et aux missionnaires chrétiens). Il organise à cette fin le Cinquième concile bouddhique101, mais Shwegyin refuse de s’y présenter, renonce à certaines fonctions et se retire quatre ans en forêt. Le successeur de Mindon, le roi Thibaw, tente à son tour d’unifier le saṅgha, mais Shwegyin refuse et repart définitivement dans la forêt en 1884; son nikāya se détournera ensuite complètement de l’administration religieuse pour se concentrer exclusivement sur la méditation et l’enseignement. Shwegyin et ses moines forestiers, même s’ils n’y ont pas joué un rôle particulièrement proactif, auront donc inspiré fortement les projets de réforme du bouddhisme birman avant la colonisation anglaise.

1.2.3 En Thaïlande Le bouddhisme se propage initialement en Thaïlande peu après la Birmanie autour du

Ve siècle, avec l’implantation de diverses traditions mahayanistes fortement imprégnées de tantrisme, mais ce n’est qu’au cours du XIIIe siècle que le Theravāda prend le pas sur celles-ci. Tambiah explique que le développement des premiers royaumes siamois de

Chiang Mai et Sukhothai au XIIIe et XIVe siècle s’accompagne d’un renouveau religieux initié par des moines forestiers adeptes d’un bouddhisme sri lankais réformé (« Siṅhala pure Pali Buddhism »102). À leur tête se trouve Sumana, un moine siamois qui a étudié une forme de bouddhisme forestier auprès d’un moine birman ayant lui-même étudié au

100 Terme birman signifiant « enseignant royal », utilisé autrefois pour désigner les moines qui enseignent le bouddhisme aux rois, et maintenant utilisé pour désigner les moines seniors ou les abbés. 101 Le Cinquième Concile bouddhiste eut lieu à Mandalay (Birmanie) en 1871. Il s’agissait d’une affaire surtout birmane, car la plupart des autres pays bouddhistes n’y ont pas participé. 102 S. J. Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets..., p. 66. 22

Sri Lanka. Quand Sumana se rend à en 1369, le nord de la Thaïlande est dominé par des moines urbains, mais sa lignée s’implante si bien qu’elle en vient à dominer les autres. Sous le règne de Sām Fāng Kāēn (1411-1442), une autre lignée sri lankaise provenant d’Ayutthaya critique le laxisme des héritiers de Sumana (ceux-ci accepteraient de l’argent et possèderaient des champs de riz, ce qui est interdit dans le Vinaya), et il s’en suit une crise politique. Les Birmans conquièrent le nord de l’actuelle Thaïlande en 1578, et beaucoup d’archives sont détruites; on ne sait presque rien du bouddhisme dans cette région jusqu’à la reconquête de Chiang Mai par Taksin le Grand, 200 ans plus tard.

Au milieu du XVIIIe siècle, des moines forestiers thaïlandais accueillent une délégation de moines cingalais venus étudier la méditation. Ces derniers contribueront à un regain en popularité des techniques méditatives dans le bouddhisme cingalais. Des échanges similaires auront aussi lieu avec la Birmanie, dans un « […] well-known pattern of periodic exchanges between the polities of Sri Lanka, Rammana and Pagan (Burma), and Chiengmai and Sukhodaya (Thailand), by which they revitalized one another’s religious traditions and institutions103. »

En 1824, Rama III (1788-1851) accède au trône du Siam alors que son demi-frère se fait ordonner moine. En 1830, après six ans de vie monastique, Mongkut rencontre l’abbé d’un monastère Môn104 situé près de . Il est fortement impressionné par la rigueur disciplinaire de sa tradition qui se fonde directement sur les textes palis, respecte à la lettre le Vinaya et encourage les pratiques ascétiques dhutaṅga. Il décide de s’en inspirer pour créer un nouveau nikāya réformiste, le Dhammayuttika (appelé « Thammayut » en Thaïlande). À la mort de son frère en 1851, Mongkut doit quitter la vie monastique pour prendre sa place sur le trône et devenir Rama IV; il lui sera d’autant plus facile d’imposer sa réforme religieuse, motivée pour des raisons similaires à celles du roi birman Mindon105.

103 Ibid., p. 70. 104 Groupe ethnique de l’Asie du Sud-Est. 105 « King Mindon in some respects resembled his counterpart in Thailand, King Mongkut, in that he had spent some time in the monasteries himself; and he was the agent of the Shwegyin sect’s return to royal favor 23

Mongkut crée la secte Thammayut pour « purifier » le bouddhisme en éliminant les pratiques « magiques », afin de résister à l’influence occidentale et de faire mentir les missionnaires chrétiens qui critiquent le bouddhisme siamois comme étant beaucoup trop « superstitieux106 ». Il rejette vigoureusement toutes les pratiques populaires prébouddhiques (encore très intégrées à la religiosité locale) auxquelles s’adonnent nombre de moines, par exemple les rituels associés aux esprits107, le culte des amulettes et les tatouages magiques. Mongkut prône le retour à l’étude assidue des textes palis et ses bhikkhu Thammayut doivent respecter constamment au moins trois pratiques dhutaṅga : ne manger qu’un seul repas par jour, quêter la nourriture à pied (pindabat) et manger dans un seul récipient (le bol d’aumônes). Mongkut n’est pas un fervent partisan de la méditation, une pratique qu’il considère « mystique » mais qui sera de plus en plus pratiquée au sein du Thammayut; le maître de méditation Ajahn Man et la grande majorité de ses disciples (à l’exception notable d’Ajahn Chah) relèvent d’ailleurs de ce nikāya.

Durant la dernière moitié du XIXe siècle, la plupart des voisins du Siam succombent au colonialisme européen (la Birmanie en 1886, le Laos en 1899, et le Cambodge en 1863). Le successeur de Mongkut, le roi Chulalongkorn (1868-1910), est plus que jamais confronté à la menace. Il poursuit la réforme religieuse de Mongkut et lance le projet d’établir un état centralisé doté de frontières définies. Comme les différences linguistiques compliquent cette centralisation, le dialecte thaï de Bangkok devient langue nationale officielle. Cette centralisation linguistique s’accompagne d’une centralisation religieuse. Le bouddhisme du nikāya Thammayut devient la norme, et les autres ordres sont regroupés en un seul nikāya, appelé Maha Nikāya. Chulalongkorn promulgue la 1902 Sangha Act qui reconnaît officiellement le Thammayut comme ordre monastique distinct et bouddhisme d’état. Il crée une bureaucratie à l’intérieur du saṅgha, avec à sa tête un Patriarche suprême,

[il était favorable au retour à un bouddhisme qui respecte strictement le Vinaya] » (S. J. Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets..., p. 64). 106 « [...] Christian missionaries’ judgement that traditional Buddhism was too superstitious » (K. Tiyavanich, Forest Recollections: Wandering Monks…, p. 7). 107 La croyance aux esprits et fantômes (thaï : phi) est très répandue en Thaïlande. 24

assortie d’un programme officiel d’enseignement (encore utilisé aujourd’hui) qui permet de passer des grades, de faire des examens et de grimper les échelons de la hiérarchie du saṅgha. Mais le programme vise surtout à faire en sorte que le clergé thaï assume des fonctions d’enseignement et il est boudé par une bonne partie de maîtres de méditation de la lignée d’Ajahn Man. Ceux-ci préfèrent continuer de vivre en errance dans le Nord et le Nord-Est du pays. Les moines rebelles irritent les autorités, qui tentent de les sédentariser dans des monastères en adoptant des dispositions législatives à cette fin. Il s’ensuit des frictions entre les autorités Thammayut de Bangkok et les moines forestiers des régions, particulièrement en Isan108. Un incident notable survient à Ubon en 1926; une autorité de Bangkok, un moine nommé Tisso109, ordonne (par l’intermédiaire d’un tiers) à 50 disciples de Man de quitter une forêt. Les moines forestiers, fortement appuyés par la population locale, refusent de partir, et l’ordonnance est finalement abandonnée. Les autorités bouddhiques de Bangkok devront désormais se résoudre à composer plus habilement avec les saints des forêts de l’Isan, car le prestige de Man et de ses disciples ne fera que croître.

1.3 Ajahn Man et la tradition thaïlandaise des bhikkhu dhutaṅga kammaṭṭhāna Le survol de ces diverses initiatives de réforme associées aux moines forestiers devrait nous permettre de mieux comprendre la situation des moines de la forêt en Thaïlande au

XXe siècle. S’ils sont parvenus à renaître, c’est en grande partie grâce à l’arahant110 Ajahn Man, un moine réputé qui eut de nombreux disciples, dont Ajahn Chah.

Man naît dans le village de Khambong, sur la rive ouest du Mékong, aujourd’hui situé dans la province d’Ubon Ratchatani. Sa famille est d’origine lao, comme la plupart des habitants de cette région. Il est l’aîné de neuf enfants et devient moine à l’âge de quinze ans, mais il défroque deux ans plus tard pour aider ses parents dans les rizières. Durant ce temps, on dit qu’il excelle dans un divertissement populaire régional appelé maw lam, une joute

108 Région du Nord-Est de la Thaïlande. 109 J. L. Taylor, Forest Monks and the Nation-State…, p. 137. 110 « Man was undoubtedly the most exemplary Thai-Lao monk of modern times, leaving behind him a line of pupils many, like the master, also reputedly on arahan’ship » (ibid., p. 18). 25

oratoire improvisée, rimée et humoristique entre un homme et une femme où chacun tente de faire « perdre la face » à son adversaire au moyen de jeux de mot, de calembours, et d’insinuations diverses. Ṭhānissaro souligne dans sa préface de A Heart Released111 que les habiletés oratoires de Man et le style inhabituel de ses enseignements sont en partie liés à ses compétences en maw lam.

Man est réordonné à l’âge de 22 ans dans une tradition lao affiliée au Thammayut. Il étudie auprès de son maître Ajahn Sao112 (1861–1941) à Wat113 Liap, pendant plusieurs années. En dehors de la saison des pluies, Man mène une vie errante avec Sao (la pratique appelée thudong en Thaïlande, voir note no 8), parcourant les forêts à la recherche d’endroits propices à la méditation, à l’abri des tentations des villes et villages. Man quitte Sao quelques années plus tard et part à la recherche d’autres maîtres. Il se rend jusqu’en Birmanie et s’établit un certain temps à Chiang Mai, dans le nord de la Thaïlande. Il parcourt la majeure partie du Nord-Est à pied et se fait beaucoup de disciples, laïcs et moines. En 1945, Man a 76 ans. Il est trop vieux pour poursuivre une vie errante et s’établit à l’ermitage forestier Pheu Pond. Il meurt en 1949 à Wat Suddhavasa, dans la province de Sakon Nakhon. La reconnaissance des élites de Bangkok ne viendra qu’une vingtaine d’années plus tard, à partir des années 1970114.

La renaissance des moines thaïs de la forêt au XXe siècle connaîtra plusieurs phases115. Man et ses disciples sont au départ des moines marginaux qui errent de forêt en forêt, surtout

111 Phra , A Heart Released : The Teachings of Phra Ajaan Mun Bhuridatta Thera (translated from the Thai by Ṭhānissaro Bhikkhu), 1995 (http://www.accesstoinsight.org/lib/thai/mun/released.html, page consultée le 30 janvier 2017). 112 Moine laotien et maître de méditation. Il est surtout connu comme le premier maître d’Ajahn Man. 113 Wat est le mot thaï pour « temple », ou « monastère ». 114 « The mass circulation of life accounts (hagiographical literature) of Man and his pupils in the metropolis from the early 1970s onwards corresponds with the heightened interest by élites and the first royal visit to northeastern forest monasteries » (J. L. Taylor, Forest Monks and the Nation-State…, p. 2). 115 Taylor parle de quatre phases : « [...] individuated quasi-domiciled wandering; the process of initial settlement; national recognition and incorporation in the metacentre of the Thai state and élite patronage […] and finally, the peak of devotional activity terminating in the prodigious) “jedii” (Pali : ) cult » (J. L. Taylor, Forest Monks and the Nation-State…, p. 1-2). 26

dans l’Isan. La population est initialement effrayée par ces religieux maigres et hagards. Mais petit à petit, ils gagnent la confiance et le respect des villageois, et ces derniers en viennent à leur offrir des terres et à leur construire des monastères pour pouvoir les nourrir et acquérir ainsi quotidiennement de précieux mérites (puñña). À partir du milieu du

XXe siècle, après la mort de Man, bon nombre de ses disciples sont établis dans des monastères. La déforestation massive, qui bat son plein en Thaïlande dans le troisième quart du XXe siècle, accélère la sédentarisation. Les moines forestiers deviennent de plus en plus connus, et cette popularité gagne bientôt la noblesse thaïe et l’élite de Bangkok, puis la monarchie. Parallèlement, le culte populaire des amulettes, petits pendentifs en métal bénis par des moines de la forêt, prend beaucoup d’ampleur dans les années 1970.

Vénérés aussi bien pour leurs qualités morales que leurs supposés pouvoirs magiques, les moines forestiers jouissent aujourd’hui d’un grand prestige. Considérés initialement comme des hérétiques, les disciples de Man sont parvenus, en l’espace d’une cinquantaine d’années, à s’infiltrer au cœur même de l’orthodoxie bouddhique thaïlandaise116. Malgré cette popularité, l’apport de Man dans le bouddhisme thaï demeure sous-estimé et peu documenté, comme le rapporte Taylor : « Man’s impact on Thai religion (and through his third-generation pupils overseas, on the interest in forest meditation in the West) I consider to have been grossly understated, simply noted as an aside, and even sometimes ignored by many writers on Thai religion117 ».

Au XXIe siècle, les disciples et sous-disciples de Man jouissent encore d’un fort prestige. Ils jouent également un rôle politique important pour la conservation de la nature, notamment en encourageant la population à construire pour eux des monastères dans les forêts et parcs nationaux afin d’empêcher la déforestation (les hommes d’affaires et politiciens thaïlandais n’oseraient jamais mettre en péril la présence physique d’un

116 « The charismatic and idiosyncratic Ajaan Man and his widely revered forest-dwelling disciples remained on the rim of the establishment for much of their lives - yet constituted the mystical core of orthodoxy, eventually recognized at the centre » (ibid., p. 1). 117 Ibid., p. 18. 27

monastère). La lignée d’Ajahn Chah participe d’ailleurs à ce mouvement, notamment avec son ermitage Dtao Dum, qui contribue à la préservation du parc national Sai Yok (près de la frontière birmane), une zone forestière très convoitée pour ses ressources naturelles.

1.4 Ajahn Chah Ajahn Chah naît au sein d’une famille d’agriculteurs, dans un village du Nord-Est de la Thaïlande. Il devient sāmaṇera (moine novice) à l’adolescence et bhikkhu à l’âge de vingt ans. Au début de sa vie monastique, Chah étudie les écritures bouddhiques, mais il s’intéresse davantage à la méditation et se désole du respect plus ou moins fidèle du Vinaya à son monastère local. Il décide donc de mener une vie errante et médite dans les forêts, les grottes et lieux de crémation du Nord-Est de la Thaïlande, tout en cherchant des maîtres de méditation. Chah entend parler d’Ajan Man alors qu’il erre dans le centre de la Thaïlande. Deux années plus tard, il retourne dans l’Isan pour le rencontrer. Man réside alors dans un temple près de Sakon Nakon. Chah s’y rend à pied avec trois autres moines, deux novices et deux laïcs. Il reste seulement deux jours118 au monastère de Man et ne parle que brièvement avec lui, mais la rencontre est décisive.

En 1954, après de nombreuses années de vie errante, Ajahn Chah est invité à s’installer dans une forêt supposément hantée située près de son village natal, près d’Ubon Ratchatani. Le monastère Wat Pah Pong, très rustique à ses débuts, est établi. Il attire de plus en plus de fidèles et acquiert une très bonne réputation au fil des années119. Chah, qui relève du nikāya Maha Nikāya, impose à ses disciples les mêmes règles dhutaṅga que celles respectées par les moines du nikāya Thammayut : ses moines ne mangent qu’un repas par jour, ils quêtent la nourriture à pied (pindabat) et mangent dans leur bol d’aumône. Les dix autres dhutaṅga sont optionnels. De fil en aiguille, Chah et ses disciples thaïlandais établissent plus d’une centaine de monastères en Thaïlande. Ses disciples occidentaux en fondent plus d’une douzaine en Occident. À l’heure actuelle, sa lignée compte plus de

118 « […] by his own [Ajahn Chah] account actually spent a short but enlightening period of time with the Master [Ajahn Man] » (S. J. Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets..., p. 136). 119 « Acharn Cha is described by many as running a disciplined hermitage, which in due course became one of the best known and most liberally supported wat in Ubon Province » (ibid., p. 136). 28

trois cents monastères, la plupart en Thaïlande évidemment. Leur infrastructure consiste minimalement en un temple et quelques kuṭī 120 parsemés tout autour, suffisamment éloignés les uns des autres, idéalement, pour que personne ne puisse voir ou entendre son voisin121.

Chah est reconnu pour son style direct, sa spontanéité et son humour. Il consacre la majeure partie de sa vie à l’entraînement de moines et parmi ceux-ci il y a plusieurs dizaines d’Occidentaux. Ses enseignements sont à la fois simples et profonds, et insistent constamment sur la pratique spirituelle dans la vie quotidienne. Son attitude très orthodoxe quant au maintien du Vinaya (Tambiah qualifie Chah de « puriste »122), jointe à sa personnalité iconoclaste et désinvolte, lui vaut l’admiration de bon nombre de Thaïs et d’Occidentaux. Il n’hésite pas à désarçonner les dévots qui le visitent pour des raisons autres que spirituelles (c.-à-d. obtenir des faveurs « magiques ») et à critiquer le saṅgha dominant123, tout en se montrant très ouvert aux autres traditions spirituelles et aux diverses techniques de méditation.

Comme l’ont fait de nombreux maîtres religieux avant lui, Chah utilise souvent des métaphores dans ses enseignements124. Lorsqu’il s’adresse exclusivement à des moines, il est à la fois exigeant et direct. Lorsqu’il s’adresse à des laïcs, il se montre plus conciliant, mais ne manque pas de les exhorter à développer et à maintenir constamment l’attention

120 Mot pali. Petit logement pour moine. Chez les moines de la forêt, il s’agit souvent d’une cabane rustique. 121 « […] the numerous individual monk’s huts are scattered and spaced so as to be obscured from each other’s » (Description de Wat Pah Pong dans S. J. Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets..., p. 136). 122 « Acharn Cha’s orthodox, even « purist » tendencies are evident in many ways » (ibid., p. 138). 123 « He [Ajahn Chah] as expressed anti-establishment views against the mainstream sangha : that Buddha images and sacralized water have no inherent power; that ghosts and deities have existence only in our minds; that monasteries should not be the venues of festivals, fairs, games, and idle gossips; and that meditation and direct contemplative experience are more important than the study of books. The dhamma of the Buddha is not found in books » (ibid., p. 138). 124 « Venerable Ajahn Chah was a master at using the apt and unusual simile to explain points of Dhamma. […] Since his death, several collections of similes have been drawn from his Dhamma talks » (Ajahn Chah, In Simple Terms; 108 Dhamma Similes by Ajahn Chah, translated from the Thai by Ṭhānissaro Bhikkhu, 2011, version électronique, http://www.accesstoinsight.org/lib/thai/chah/insimpleterms.html, page consultée le 22 août 2017). 29

(), à cultiver metta125 dans leurs relations, à être généreux, à assumer leurs responsabilités familiales, et à agir de façon morale en toutes circonstances. Sans doute plus que les autres moines de la lignée de Man, Ajahn Chah se montre particulièrement intransigeant par rapport aux pratiques « magiques » indigènes qui font partie intégrante du bouddhisme populaire thaï. Par exemple, on rapporte qu’il refusait catégoriquement de fournir des numéros de loterie aux visiteurs, contrairement à bon nombre de bhikkhu thaïs. Il critiquait ouvertement l’utilisation de sortilège et de charmes, et interdisait formellement à ses moines de prédire l’avenir aux laïcs. Il interdit même la fabrication d’amulettes à son effigie.

On rapporte qu’Ajahn Chah ne préparait jamais ses discours. Il jugeait ce principe important, car « […] he felt, as the job of the teacher was to get out of the way and let the Dhamma arise according to the needs of the moment – if it’s not alive to the present, it’s not Dhamma, he would say126 ». On raconte que lors de son premier discours (desanā), Ajahn Sumedho a présenté un exposé détaillé, et minutieusement préparé, d’un aspect de la cosmogonie bouddhique. Son auditoire aurait beaucoup apprécié, mais Chah lui aurait dit de « ne plus jamais faire cela127 ». Un discours, selon Chah, doit toujours être spontané et adapté aux sensibilités particulières de l’auditoire et de la situation, car le plus important est de transmettre l’ainsité128 du dhamma.

Lorsqu’on lui posait une question, Ajahn Chah s’intéressait peu à la question en tant que telle et tentait plutôt de comprendre les motivations sous-jacentes, pour savoir « where the questioner was coming from129 ». Il déconstruisait souvent la question pour que son interlocuteur en vienne à y répondre par lui-même, d’une façon similaire à la maïeutique

125 « Amour bienveillant », l’une des dix qualités spirituelles cardinales (les Dix pāramitā) du bouddhisme. 126 Ajahn Chah, Food for the Heart: The Collected Teachings of Ajahn Chah, Boston, Wisdom Publications, 2002, p. 12. 127 Ibid., p. 12. 128 Réalité d’un moment donné, ou du moment présent (pali : tathātā). 129 Ajahn Chah, The Collected Teachings of Ajahn Chah, Northumberland (UK), Aruna Publications, 2011, p. xiv. 30

socratique, car selon lui, « [i]f the person did not already know the answer they could not have posed the question in the first place130 ». Chah se montrait parfois dur dans ses réponses. Par exemple, lorsqu’un dévot lui dit avoir de la difficulté à prendre conscience de (l’égarement) durant ses méditations, Chah lui répondit : « You’re riding on a horse and asking, ‘Where’s the horse?’131. Pay attention. » Enfin, comme il est recommandé dans le canon pali, Chah n’utilisait jamais le « ’teacher’s closed fist’132 », c’est-à-dire qu’il ne cachait (et ne donnait) aucun enseignement ésotérique.

Au début des années 1980, Chah tombe gravement malade et perd l’usage de la parole. Il sera ensuite atteint d’une paralysie presque généralisée. Ses disciples s’occuperont fidèlement de lui en lui fournissant tous les soins nécessaires jusqu’à son décès en 1992. Des funérailles nationales, auxquelles participera la monarchie thaïe, seront organisées un an plus tard. Ses enseignements continuent d’inspirer des gens de partout à travers le monde surtout grâce à ses disciples occidentaux, notamment Ajahn Sumedho.

1.5 Ajahn Sumedho et la création du Monastère international de la forêt () en Thaïlande Robert Jackman (Ajahn Sumedho) naît à Seattle, aux États-Unis, en 1934. Il s’intéresse dès l’adolescence à l’Asie et au bouddhisme . Il est médecin de la marine durant la guerre de Corée (1950-1953), et décroche ensuite un baccalauréat en études de l’Extrême-Orient ainsi qu’une maîtrise en études de l’Asie du Sud (1963) à l’Université de Californie. Jackman devient un agent du Corps de la Paix (Peace Corps) et est assigné à Bornéo de 1964 à 1966. Fasciné par l’Asie, il décide d’y rester et enseigne l’anglais dans une université de Bangkok tout en suivant des cours de méditation. Intrigué par la vie monastique, il quitte Bangkok et devient moine novice à Wat Sri Saket à Nong Khai, dans le Nord-Est de la Thaïlande, et est ordonné bhikkhu l’année suivante. Il rencontre

130 A. Chah, Food for the Heart…, p. 31. 131 Paul Breiter, Venerable Father – A Life with Ajahn Chah, New York, Paraview Special Editions, 2004 p. 154. 132 A. Chah, Food for the Heart…, p. 33. 31

Ajahn Chah peu de temps après, en 1967. Sumedho ne peut résister au charisme de Chah et décide de rester avec lui à , malgré les conditions extrêmement rustiques, et même si pratiquement personne ne parle anglais autour de lui. La réputation de Sumedho grandit et attire un nombre croissant d’Occidentaux. Contrairement à la plupart des premiers bhikkhu occidentaux ordonnés en Thaïlande, Sumedho est inspirant et semble réellement épanoui. Paul Breiter entend parler de Sumedho en ces termes quelque temps après avoir été ordonné moine à Bangkok dans les années 1970 : « […] from what we’d heard of him, he was much different from any of the veteran Western we’d met. He had benefited from the monk’s life, had overcome doubt and hesitation, and had a down-to-earth approach133. »

En 1975, Sumedho et un petit groupe de moines occidentaux récoltent du bois dans une forêt près de Bung Wai, à quelques kilomètres de Wat Pah Pong, car ils doivent chauffer leurs bols d’aumône en acier afin de les plaquer d’un autre métal (pour empêcher la rouille). Les villageois des environs remarquent ces curieux moines à la peau blanche, et ils leur demandent après un certain temps s’ils accepteraient de s’établir près de leur village; un monastère leur serait construit et ils ne manqueraient pas de nourriture. L’invitation se rend jusqu’aux oreilles d’Ajahn Chah, qui accepte. Wat Pah Nanachat (terme thaï signifiant « monastère international de la forêt ») est établi, et Chah nomme Sumedho comme premier abbé. Les Occidentaux qui arrivent continuellement à Wat Pah Pong sont redirigés vers Wat Pah Nanachat et peuvent désormais être formés en langue anglaise. Wat Pah Nanachat est le dix-neuvième monastère affilié de Wat Pah Pong. Deux ermitages affiliés seront établis plus tard en Thaïlande, Wat Poo Jom Gom et Wat Dao Dtum. Ces trois monastères hébergent aujourd’hui une cinquantaine de bhikkhu de vingt- trois différentes nationalités (la grande majorité d’entre eux à Wat Pah Nanachat). D’autres petits ermitages sont associés à Wat Pah Nanachat, mais ils sont généralement fréquentés uniquement par les moines et les habitants locaux qui subviennent à leurs besoins.

133 P. Breiter, Venerable Father..., p. 19. 32

1.6 Le bouddhisme theravāda en Angleterre et l’établissement du British Forest Sangha Avant d’aborder l’implantation du bouddhisme theravāda en Angleterre, nous devons revenir aux sources et faire un bon en arrière vers la fin du XIXe siècle, à l’époque où les premiers Occidentaux se font ordonner bhikkhu en Asie. Parmi ceux-ci se trouve Allan Bennett, un jeune Anglais autrefois membre de l’Hermetic Order of the Golden Dawn134 et bon ami du célèbre occultiste Aleister Crowley. Bennett devient bhikkhu Ananda Metteyya en Birmanie en 1902. Avec deux compagnons, il fonde l’International Buddhist Society (Buddhasasana Samagama) dans le but de disséminer le bouddhisme en Angleterre. Metteyya revient à Londres en 1908, mais il a du mal à respecter le Vinaya et peine à trouver un soutien approprié; le projet tombe à l’eau et il retourne à Rangoon six mois plus tard. Presque au même moment, en 1909, le moine allemand Nyanatiloka quitte le Sri Lanka (où il a été ordonné) pour établir un vihāra à Lugano, en Suisse, afin d’enseigner le bouddhisme avec l’aide de la German Pali Society. Comme pour Metteyya, le soutien et l’intérêt manquent. Nyanatiloka fait une autre tentative en Afrique du Nord, sans succès. Il retourne en Suisse chez un riche mécène et conduit la toute première bouddhiste en sol européen; l’Allemand Bartel Bauer devient sāmaṇera. Nyanatiloka repart au Sri Lanka en 1911, mais les graines semées en Occident ne germeront pas.

Malgré ces difficultés initiales, un autre petit groupe d’enthousiastes de la British Buddhist Society, qui fonctionne au départ comme une loge de la Société théosophique (Theosophical Society), persiste dans le projet d’établir un monastère en sol britannique. Insatisfaits de l’approche trop intellectuelle de la Buddhist Society, ils forment un cercle de méditation en 1930. Les années passent et en 1956, inspiré par William Purfhurst qui vient de se faire ordonner bhikkhu Kapilavaddho en Thaïlande, le groupe établit l’English Sangha Trust dans le but précis d’établir un monastère en Angleterre. Le Trust parvient à acheter deux propriétés adjacentes à Hampstead, un quartier cossu de Londres; l’une

134 Société secrète d’inspiration franc-maçonne. 33

d’entre elles sert de vihara pour Kapilavaddho. Ce dernier quitte la vie monastique en 1957. Bhikkhu Paññāvaddho (Peter Morgan), un Gallois qui vient d’être ordonné moine en Thaïlande (et qui jouera plus tard un rôle important dans la transmission de la lignée de Chah en Occident), prend la relève de 1957 à 1962. Au cours des années subséquentes, plusieurs moines se succèdent au vihara, mais tous ont beaucoup de difficultés à respecter le Vinaya et à susciter un enthousiasme durable. Certains défroquent même pour se marier. En 1971, plus aucun moine ne réside au vihāra.

Plusieurs raisons expliquent l’échec initial de l’Hampstead Vihara. Tout d’abord, la plupart des moines invités n’avaient que quelques années d’expérience de vie monastique. De plus, le Vihara abritait la plupart du temps un ou deux moines, tout au plus. Isolés, les bhikkhu résidents avaient du mal à gérer leurs interactions avec les laïcs et à maintenir une saine distance135 avec eux, distance qui va de soi en terre asiatique. En outre, cet isolement rendait impossible la pratique du rituel important de l’uposatha136, qui nécessite la présence d’au moins quatre moines. À cela viennent s’ajouter le manque de soutien institutionnel d’un saṅgha centralisé et l’absence de précepteurs pouvant faire l’ordination de nouveaux moines (ce qui complique l’agrandissement de la communauté). Les laïcs du Trust fournissaient un soutien matériel convenable, mais ils ignoraient en grande partie le Vinaya, et leur participation dans les relations dyadiques laïcs-moines était insuffisante. Les démonstrations de gratitude, chorégraphiées en Asie autour des concepts de dāna et de puñña, étaient hésitantes et peu motivantes pour les bhikkhu. Comme le rapporte Bell, « […] the “cultural metabolism” of the British Buddhist scene during the 1950s and 60s was unable to “ingest” the “foreign cultural body” represented by . Indeed, people seemed barely able to conceptualize it137. »

135 « Monks that come too close to living like lay people are in danger of confusing the categories which define the practice of Theravāda Buddhism » (S. Bell, « British Theravāda Buddhism… », p. 169). 136 L’ est un rituel important de la vie monastique. Il consiste en la récitation commune du pātimokkha (les 227 règles monastiques) et la confession des fautes. Il a lieu à chaque pleine lune et à chaque nouvelle lune, et lors des premiers et derniers quartiers, donc généralement quatre fois par mois, suivant le calendrier lunaire. 137 S. Bell, « Being Creative with Tradition… », p. 12. 34

En 1974, l’English Sangha Trust n’a toujours pas baissé les bras. Il entend parler des moines de la forêt du Nord-Est de la Thaïlande et invite Ajahn Mahā Boowa, un disciple direct d’Ajahn Man jouissant déjà d’un grand prestige. Mahā Boowa visite le Hampstead Vihara mais doute que des moines de la forêt puissent vivre dans un pays où les gens ignorent complètement le Vinaya. Compte tenu du peu d’intérêt manifesté par Mahā Boowa, le Trust étudie d’autres options et entre en contact avec Ajahn Chah en 1977, par l’intermédiaire d’un élève de Mahā Boowa, Bhikkhu Paññāvaddho (qui était resté au Hampstead Vihara de 1957 à 1962). Ajahn Chah est ensuite invité en Angleterre. Il accepte et visite le Hampstead Vihara avec trois de ses disciples occidentaux, dont Ajahn Sumedho.

Chah n’a pas le pessimisme de Mahā Boowa, sans doute parce qu’il a déjà établi avec succès plusieurs monastères, dont Wat Pah Nanachat pour ses disciples occidentaux138. Chah n’a jamais quitté la Thaïlande, mais il ne se décourage pas de l’ignorance du Vinaya chez les Anglais. Il insiste même pour que les moines sortent chaque jour pour demander l’aumône à pied. Évidemment, ceux-ci reviennent les bols vides et provoquent des réactions mitigées, mais l’aumône leur permet d’occuper l’espace public et d’affirmer leur mendicité dans les environs du Vihara. Cette ténacité finit par susciter une certaine admiration. Les regards incrédules, les insultes et l’incompréhension qui avaient accueilli Ananda Metteyya à Londres au début du siècle ne démoralisent pas nos courageux bhikkhu. Au contraire, ces embûches semblent renforcer leur détermination.

Après quelques mois, la curiosité initiale se transforme en véritable enthousiasme et Ajahn Chah nomme Ajahn Sumedho, un de ses meilleurs disciples139, abbé de l’Hampstead Vihara, puis retourne en Thaïlande. Le nouveau saṅgha parvient à surmonter les difficultés de leurs prédécesseurs, et il attire et fidélise les bouddhistes britanniques. Comme il compte au moins quatre moines, ceux-ci se sentent moins isolés et peuvent s’encourager

138 « Acharn Cha’s success and organizational abilities are manifested in the number of branch hermitages he has founded » (S. J. Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets..., p. 137). 139 « He [Sumedho] has been instrumental in transmitting Ajahn Chah’s way – first because his presence inspired so many people to stay at Wat Bah Pong, and later because he was the only capable of going West to teach » (P. Breiter, Venerable Father..., p. 25). 35

mutuellement, et il leur est plus facile d’établir une saine distance avec les laïcs. Le rituel essentiel de l’uposatha peut être effectué. Même si le pindabat dans les rues de Londres ne permet pas aux moines d’obtenir de la nourriture, il leur donne une publicité formidable.

Cette pratique entraîne même un événement majeur et inattendu en 1978. Pendant leur pindabat quotidien dans le quartier Hampstead Heath, les moines croisent un homme faisant du jogging qui s’intéresse à eux. Le bon samaritain (qui souhaitait rester anonyme) offre aux moines plusieurs hectares de terre à Chithurst, un village près de Sussex-Hampshire. Par un heureux hasard, il s’avère qu’une grande propriété abandonnée adjacente à la forêt, Chithurst House, est en vente. L’English Sangha Trust accepte le don et vend la propriété de Hampstead afin d’acheter Chithurst House. Le saṅgha y déménage et entreprend d’importants travaux pour la convertir en monastère. Une fois à Chithurst, les moines continuent de faire pindabat sans craindre les réactions des habitants du village, sans doute moins ouverts à leur présence que les citadins cosmopolites de Londres. Contre toute attente, le maintien de l’aumône aura encore des répercussions positives : « The preservation of the alms-round, having survived the move to Chithurst, ran counterintuitive to the new cultural context where it meant nothing to most British people; but the conservative ethos that formed the background to its preservation ultimately served the incipient British Saṅgha well140. » Par l’intermédiaire de la Buddhist Society de Londres, avec lequel le Trust est en contact, de plus en plus de bouddhistes britanniques entendent parler des moines de Chah. Ajahn Sumedho développe une bonne réputation comme professeur de méditation, et ses moines sont considérés en haute estime par un nombre croissant de laïcs, notamment en raison de leur respect strict du Vinaya. Des liens sont tissés avec la diaspora sri lankaise, birmane et thaïlandaise d’Angleterre qui offre un soutien supplémentaire à la communauté. En juin 1981, le vénérable Anandametteyya, un moine forestier sri lankais, confère officiellement à Ajahn Sumedho le pouvoir d’ordonner des bhikkhu. En juillet 1981, trois hommes sont ordonnés devant des centaines de partisans laïcs, portant à 11 le nombre de moines à Chithurst. La communauté s’agrandit

140 S. Bell, « Being Creative with Tradition... », p. 17. 36

considérablement au fil des années. Des bouddhistes laïcs invitent le saṅgha à s’établir dans le Devon et le Northumberland, et deux monastères associés sont fondés. Quelques années plus tard, l’English Sangha Trust achète et rénove de vastes locaux dans l’Hertfordshire, qui deviendront l’Amaravati Buddhist Monastery, spécialement conçu pour recevoir un grand nombre de laïcs lors des populaires retraites de méditation. À l’ouverture d’Amaravati en 1984, le Forest Sangha britannique compte 22 moines, 18 novices, cinq nonnes et sept novices femmes. Six ans plus tard, on compte dans les quatre monastères d’Angleterre141 34 moines, 11 novices, 15 nonnes et quatre novices femmes. L’implantation est réussie, cela ne fait plus de doute. En 1999, la Princesse Galyani Vadhana, sœur du roi de Thaïlande, vient officiellement inaugurer un nouveau pavillon, et du même coup confirme l’appui de la royauté thaïe envers un saṅgha pourtant établi en Occident et composé majoritairement d’Occidentaux. Des moines sont invités à établir des monastères affiliés en Nouvelle-Zélande, en Suisse, en Australie et en Italie. D’autres monastères et ermitages sont ensuite fondés aux États-Unis (2), au Canada (3), en Allemagne, au Portugal et en Norvège.

1.7 L’établissement de la lignée d’Ajahn Chah en Amérique du Nord Le succès de la lignée de Chah en Angleterre, et les leçons apprises de cette expérience, facilitèrent évidemment beaucoup son établissement en Amérique du Nord, un environnement somme toute assez similaire. À partir du début des années 1980, Sumedho se rend en Californie chaque année, à l’invitation d’un petit groupe d’étudiants. Le groupe s’agrandit au fil du temps, et la Fondation Sanghapāla est formée en 1988. Sa mission : la création d’un monastère de la lignée de Chah en Californie. Mais la réussite d’une telle initiative nécessite un concours de circonstances particulièrement auspicieux, de même qu’un soutien fiable et durable de la communauté laïque. Les efforts de la Fondation progressent donc lentement.

141 S. Bell, « British Theravāda Buddhism… », p. 154. 37

Durant ses visites en sol américain, Sumedho tisse également des liens avec le vénérable Xuān Huà, moine chinois mayahaniste et abbé du monastère de la Cité des Dix Mille Bouddhas (CTTB) à Ukiah, en Californie. Peu avant sa mort en 1995, maître Xuān Huà demande à ses élèves de donner aux disciples d’Ajahn Chah 120 acres appartenant à la CTTB, dans les forêts montagneuses du conté de Redwood Valley, dans le nord de la Californie. Ce don permet à la Fondation de matérialiser rapidement son projet, et le monastère Abhayagiri142 (Abhayagiri Buddhist Monastery) est fondé peu après en 1996. À plusieurs reprises durant sa vie, maître Huà avait exprimé le rêve de rapprocher les bouddhistes mahayanistes des bouddhistes hinayanistes. Son don permet la concrétisation de ce rapprochement, et le monastère est baptisé Abhayagiri en cet honneur : Abhayagiri est en fait le nom d’un monastère de l’ancienne cité d’ du Sri Lanka où, au quatrième siècle après J.-C., près de 5 000 moines de diverses traditions bouddhiques cohabitaient harmonieusement. Depuis la création d’Abhayagiri Buddhist Monastery, un ermitage (Pacific Ermitage) affilié a été établi près des gorges du Columbia dans l’État de Washington, et un tout nouveau monastère a été fondé à Temple, dans le Massachusetts (Temple Buddhist Monastery), en 2015.

Le Canada n’échappe pas non plus au rayonnement de Chah. On doit à un bhikkhu canadien l’établissement du seul monastère officiellement associé à la lignée de Chah au Canada. Le monastère Tisarana143 (Tisarana Buddhist Monastery) est étroitement lié au parcours d’ (appelé « Ajahn V » par ses disciples). Ajahn V naît en Allemagne en 1947, de parents réfugiés lettons. Sa famille déménage à Toronto quand il a quatre ans. En 1969, il fait un séjour en Inde : influencé par la mouvance hippie, il s’adonne aux expérimentations d’usage mais est vite désillusionné par celles-ci. Dans le nord de l’Inde, il rencontre par hasard le sāmaṇera (moine novice) Bodhesako144 qui lui présente brièvement les enseignements du Bouddha. Cette rencontre le marque profondément, mais

142 Terme pali signifiant « montagne de quiétude ». 143 Mot pali signifiant « triple ». Les Trois refuges bouddhiques sont le Bouddha, le Dhamma (l’enseignement bouddhique) et le Saṅgha (la communauté des moines bouddhistes). 144 Bodhesako est d’origine américaine (1939-1988). Il est connu pour avoir publié les travaux du controversé moine anglais Nanavira Thera. 38

il repart en Europe pour travailler. Un an plus tard, il revient en Thaïlande et est ordonné sāmaṇera à Wat Mahathat (1973). Il se fait ordonner bhikkhu l’année suivante à Wat Pah Pong, par Ajahn Chah, et sera l’un des premiers résidents de Wat Pah Nanachat. Après quatre ans en Thaïlande, il retourne au Canada pour visiter sa famille. Mais plutôt que de revenir en Thaïlande, Viradhammo Bhikkhu rejoint Sumedho au Hampstead Vihara de Londres, à la demande d’Ajahn Chah. Il participe à l’établissement des monastères de Chithurst et de Harnham en Angleterre. En 1985, invité par l’Association bouddhique Theravāda de Wellington, il se rend en Nouvelle-Zélande pour établir le monastère Bodhinyānārāma, qu’il codirige durant plus de dix ans. Il revient au Canada en 2002 pour prendre soin de sa mère malade à Ottawa. Il reste auprès d’elle jusqu’à son décès en 2011, sans rompre ses vœux.

Mais Ajahn V ne passe pas inaperçu dans la capitale canadienne, et il est invité à enseigner. Un petit cercle se crée autour de lui, et l’idée de fonder un monastère près d’Ottawa est lancée. Avec le soutien de la Ottawa Buddhist Society, une terre est achetée à Perth, à une centaine de kilomètres au sud-ouest d’Ottawa. Le monastère Tisarana est établi en 2006. Le bâtiment principal est une maison en briques de trois étages qui sert de résidence pour le personnel de soutien, les laïcs et les invités. Une dizaine de kuṭī (cabines) ont été construites dans la forêt.

Il existe deux autres ermitages associés (bien que non officiellement affiliés) à la lignée de Chah au Canada. Le plus ancien est Birken Monastery, fondé en 1994 par Ajahn Sona. Avant de devenir moine, Sona est guitariste classique. Il s’intéresse au zen et décide de vivre en ermite durant plusieurs années. Il est ordonné moine en 1989 dans le premier monastère theravāda forestier établi aux États-Unis (le monastère Society, voir p. 41), avec Guaranatana145 comme précepteur. Il se rend ensuite en Thaïlande, notamment à Wat Pah Nanachat, où il pratique quelques années avant de revenir au Canada. Son ermitage consiste initialement en une cabane rustique nichée dans les montagnes près

145 Moine bouddhiste sri lankais connu mondialement depuis la publication de son travail In Plain English, un livre de vulgarisation sur la méditation traduit dans plusieurs langues. 39

de Pemberton, en Colombie-Britannique. En 2001, il se relocalise près de Kamloops. Au fil des ans, de nombreuses rénovations sont effectuées, et le monastère est aujourd’hui doté d’imposantes installations écoénergétiques. Sona participe d’ailleurs au mouvement du « monachisme vert » (Green Monasticism), une initiative lancée aux États-Unis dans les années 1990 par des moines catholiques et bouddhistes.

Le deuxième ermitage canadien est le Arrow River Community Center, fondé par Kema Ananda (Eric James Bell) en 1975, dans une forêt de la région de Thunder Bay, en Ontario. Bell étudie auprès du vénérable Anana Bodhi (plus tard Namgyal ). Il tente sa chance comme sāmaṇera (novice) mais abandonne la vie monastique un an plus tard. De 1975 à la fin des années 1980, le centre est destiné à l’enseignement de la méditation aux laïcs. Kema Ananda fait une retraite solitaire de trois ans de 1983 à 1986. Spécialiste de la méthode birmane vipassanā de Mahāsi Sayādaw146, Kema transmet ces enseignements à Michael Dominskyj (plus tard Punnadhammo Bhikkhu).

Michael Dominskyj commence à étudier au Centre en 1979. Il y fera une retraite solitaire d’un an en 1988. Il se rend ensuite en Thaïlande pour devenir moine et est ordonné Punnadhammo Bhikkhu à Wat Pah Nanachat en 1990. En 1995, son maître Kema Ananda se fait diagnostiquer un cancer et Punnadhammo revient au Canada pour assumer la direction du Centre, qu’il rebaptise Arrow River Forest Hermitage. Punnadhammo est habituellement le seul bhikkhu à l’ermitage, mais certains moines y font des visites plus ou moins longues, et au moins un laïc y reste en permanence pour préparer et offrir la nourriture et aider au bon fonctionnement de l’ermitage. Les installations sont très rustiques.

1.7.1 Autres branches de la tradition forestière en Amérique du Nord Des monastères associés à d’autres lignées forestières bouddhiques sont présents en Amérique du Nord, bien qu’il n’en existe vraisemblablement qu’une poignée. Nous

146 Maître de méditation d’origine birmane. Voir p. 77. 40

pouvons faire ici une brève description de trois d’entre eux qui nous paraissent particulièrement importants.

Tout d’abord Bhavana Society, le premier monastère forestier bouddhiste aux États-Unis, fondé par Bhante Gunaratana. Gunaratana est ordonné au Sri Lanka à un jeune âge. Il va aux États-Unis en 1968 sur l’invitation de la Sasana Sevaka Society et devient le secrétaire général du Buddhist Vihara Society de Washington (D.C.), puis son président douze ans plus tard. Il fonde le monastère Bhavana Society en Virginie-Occidentale en 1988 afin de pratiquer et d’enseigner la méditation. Bhavana Society relève d’une lignée bouddhique forestière sri lankaise.

Également digne de mention est le Metta Forest Monastery, premier monastère de la tradition forestière thaïlandaise établi aux États-Unis. Il est fondé en Californie en 1990 par Ajahn Suwat Suvaco (1919-2001), élève d’Ajahn Funn Acaro et d’Ajahn Man. Moine d’origine américaine et disciple d’Ajahn Fuang, Ṭhānissaro Bhikkhu prend les rênes de l’établissement en 1993. Ṭhānissaro est très connu dans le monde theravāda, notamment pour ses traductions du Suttapiṭaka et de grands maîtres de méditation de la tradition forestière thaïlandaise. Il est en outre un auteur prolifique d’ouvrages sur le dhamma (et a la réputation d’être particulièrement conservateur).

Enfin, le Forest Dhamma Monastery est établi dans les montagnes de la Virginie en janvier 2011 par Ajahn Dick Sīlaratano (1948-). Sīlaratano est d’origine américaine. Il devient bhikkhu en juin 1976 au Sri Lanka. Il se rend en Thaïlande au début de 1977 et s’installe au monastère de forêt de Baan Taad dans la province d’Udon Thani en Thaïlande, où Ajahn Mahā Boowa, célèbre disciple d’Ajahn Man, l’accepte comme disciple. Il y reste pendant dix-sept ans, puis part vivre seul dans les montagnes. Il décide de retourner aux États-Unis pour y fonder un monastère peu avant la mort de son maître en 2011.

41

42

Partie II – La lignée d’Ajahn Chah : un équilibre fragile entre tradition et innovation La première partie de cette étude nous a montré à l’évidence que les moines de la lignée de Chah sont particulièrement conservateurs. Les indications historiques retenues suffisent à convaincre qu’ils sont à la fine pointe de l’orthodoxie theravāda. Pourtant, ce conservatisme n’a pas empêché ces moines d’innover, et c’est ce que nous verrons maintenant en étudiant d’une part les décisions qu’ils ont dû prendre au cours de leur établissement en Occident et d’autre part les enseignements qu’ils ont dispensés à leurs disciples.

2.1 Innovations religieuses liées à l’implantation de la lignée d’Ajahn Chah en Occident Les moines de la lignée de Chah ont dû improviser et adopter de nouvelles mesures durant l’implantation initiale en Occident. Certaines de ces innovations visaient paradoxalement à maintenir leur orthodoxie en assurant le respect strict du Vinaya et de la routine monastique typique du Nord-Est de la Thaïlande. D’autres visaient à satisfaire aux attentes et aux besoins particuliers des laïcs occidentaux. Il s’agit parfois de simples adaptations : par exemple, l’infrastructure des monastères est souvent modifiée pour mieux répondre à la demande typiquement occidentale de laïcs souhaitant faire de longs séjours sans devenir moines. Compte tenu du climat et de la constitution des Occidentaux, le régime alimentaire est modifié : les moines mangent deux fois par jour au lieu d’une seule fois. Parfois, les innovations sont conscientes et délibérées, par exemple l’établissement d’un nouveau grade et d’un nouvel ordre monastiques. D’autre fois, il s’agit d’une transposition inédite de pratiques religieuses en Occident, par exemple l’aumône matinale (pindabat) et l’errance (thudong). Enfin, on assiste aussi à la manifestation d’innovations indirectes, par exemple la présence de « congrégations parallèles » dans les monastères. Nous nous pencherons ici plus en détail sur ces différents types d’innovations.

43

2.1.1 La présence de « congrégations parallèles » dans les monastères de la lignée de Chah Non seulement les monastères de la lignée de Chah établis en Occident sont-ils fidèles à l’orthodoxie bouddhique traditionnelle, mais ils honorent également les divers us et coutumes des Thaïs. Par exemple, des photos du roi de la Thaïlande sont souvent ajoutées sur les autels près des statues du Bouddha, comme il est d’usage dans les monastères thaïlandais. De surcroît, les visiteurs occidentaux sont tenus d’adopter des comportements similaires à ceux en vigueur dans les monastères thaïlandais : par exemple, s’adresser aux moines en les appelant « bhante » (mot pali signifiant « vénérable »), ne pas pointer les pieds en direction des moines, s’habiller modestement et adopter de manière générale des comportements empreints de respect et de retenue. Les Thaïs (mais aussi les bouddhistes originaires d’autres pays asiatiques, surtout les Sri lankais et les Birmans) s’y sentent peu dépaysés, et il n’est donc pas surprenant que ceux-ci les appuient et les fréquentent en grand nombre.

Grâce au respect des sensibilités culturelles thaïlandaises, on peut voir dans les monastères de Chah ces scènes plutôt inédites où des fidèles thaïs se prosternent devant des moines d’origine occidentale, leur offrent de la nourriture et les traitent comme s’ils étaient des leurs en échangeant parfois quelques mots de thaï. Or il s’agit là d’un phénomène assez nouveau dans le bouddhisme occidental, et c’est à ce titre que l’on peut parler d’une innovation. Nous pourrions plus précisément y voir une conséquence collatérale d’une stratégie de légitimation où, lors du transfert en Occident, la lignée s’est efforcée de demeurer fidèle à la culture thaïe non seulement par simple gratitude et respect envers elle, mais aussi pour légitimer son authenticité auprès des Occidentaux. L’innovation qui nous intéresse ici toutefois n’est pas tant la présence de laïcs thaïs dans les monastères de Chah que la cohabitation de ceux-ci avec des laïcs occidentaux. Les chercheurs désignent le fait que deux types de fidèles se côtoient en un même endroit physique, mais souvent pas pour les mêmes raisons, par l’expression « congrégations parallèles ». Cette notion est elle-même issue d’un autre concept utilisé pour rendre compte d’une particularité socioreligieuse du bouddhisme en Occident, celui des « deux bouddhismes », un concept

44

qui a en quelque sorte été inventé par Charles Prebish, auteur d’American Buddhism147, un des premiers ouvrages d’envergure sur la présence bouddhique en Amérique du Nord.

Dans les temples américains, Prebish constate en effet deux types de bouddhisme distincts, associés avant tout à la pratique : un bouddhisme ethnique et un bouddhisme de convertis occidentaux. Il parle d’un bouddhisme ethnique dans les temples réunissant majoritairement des immigrés asiatiques, où ces derniers se rassemblent pour échanger et pratiquer un bouddhisme très communautaire et liturgique, axé sur dāna et puñña, deux concepts clés de la pratique laïque theravādin. De l’autre côté, le bouddhisme des convertis est pratiqué dans des temples ou centres réunissant principalement des Occidentaux. Il est selon Prebish plus individualiste, et axé sur le développement personnel et la méditation. Ses adeptes s’intéresseraient aux aspects philosophiques, spirituels, psychologiques et thérapeutiques du bouddhisme, et peu à ses aspects religieux et liturgiques. Ils ignorent en général tout des notions de dāna et puñña. Ce bouddhisme est éclectique et se veut parfois égalitaire entre les sexes, démocratique, non institutionnel, et favorable à l’activisme social. Cette typologie des « deux bouddhismes » a été contestée, revue et corrigée à de nombreuses reprises par les chercheurs occidentaux, mais ses grandes lignes demeurent valides. Elle est encore utilisée aujourd’hui, sous diverses déclinaisons, car elle permet de rendre compte de deux formes de religiosité assez différentes. Dans la réalité toutefois, il arrive que ces religiosités cohabitent en un même endroit, notamment dans les parallel congregations dont il vient d’être question.

Cette expression a été d’abord proposée par Numrich dans un livre148 paru en 1996. Numrich y parle de temples établis aux États-Unis qui sont fréquentés par des « congrégations parallèles » , c’est-à-dire des adeptes de l’un et l’autre des « deux bouddhismes ». Le concept sera repris et réadapté par plusieurs chercheurs (par exemple,

147 Charles Prebish, American Buddhism, North Scituate (MA), Duxbury Press, 1979. 148 Paul D. Numrich, Old Wisdom in the New World: Americanization in Two Immigrant Theravāda Buddhist Temples, Knoxville (TN), University of Tennessee Press, 1996. 45

Frédéric Castel appelle ces endroits des « centres ethnomixtes149 »). Or les monastères de la tradition d’Ajahn Chah, en Asie comme en Occident, ont cette particularité d’accueillir des parallel congregations. Baumann mentionne d’ailleurs dans un article de 2000 que la lignée de Chah est « probablement le meilleur et le plus fameux exemple de ce type de convergence150. » Comme Baumann s’en tient à des généralités, nous fournirons ici des explications concrètes sur les congrégations parallèles dans les monastères de la lignée de Chah. Nous verrons également qu’au fil du temps, cette coexistence en vient à amincir la frontière entre les « deux bouddhismes ».

Le phénomène des congrégations parallèles n’existe pas qu’en Occident. On l’observe entre autres à Wat Pah Nanachat, en Thaïlande. Ce monastère rassemble une communauté monastique composée principalement d’Occidentaux. Les habitants locaux le fréquentent régulièrement pour une courte visite, afin d’offrir des dons (dāna) et ainsi accumuler des mérites (puñña). D’autres, un peu plus rares, viennent pour ces mêmes raisons mais restent plus longtemps pour écouter des enseignements et, encore plus rarement, pour méditer. De l’autre côté, la grande majorité des Occidentaux viennent au monastère précisément pour recevoir des enseignements et méditer – le bouddhisme qui les intéresse et qu’ils connaissent n’inclut pas les notions de dāna et de puñña, pourtant si fondamentale au bouddhisme populaire thaï. Évidemment, il arrive que des Occidentaux fassent des dons aux moines en respectant le protocole d’usage, mais il s’agit la plupart du temps d’expatriés qui vivent en Thaïlande depuis un certain temps et qui se sont bien familiarisés avec la culture locale. En outre, ils le font généralement beaucoup plus dans un esprit de pure générosité ou d’intégration culturelle que pour suivre la logique marchande d’accumulation de mérites. De plus, la majorité des parrains151 des bhikkhu occidentaux de

149 Frédéric Castel, « La dynamique de l’équation ethnoconfessionnelle dans l’évolution récente de la structure du paysage religieux québécois : les cas du façonnement des communautés bouddhistes et musulmanes (1941-2001) », thèse de doctorat en sciences des religions, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2010. 150 M. Baumann, « Le bouddhisme theravâda en Europe… », p. 22. 151 Il est commun qu’un laïc parraine un bhikkhu en lui achetant diverses commodités permises par le Vinaya (par exemple le bol d’aumône, les robes monastiques et des médicaments). 46

Wat Pah Nanachat sont des Thaïs, car il est jugé très méritoire de subvenir aux besoins de moines, particulièrement de moines de la forêt; il existe d’ailleurs une liste d’attente de plusieurs années pour parrainer les nouveaux bhikkhu de Wat Pah Nanachat.

Le scénario est similaire au Canada, au monastère Tisarana qui est bien appuyé par les communautés thaïes et cingalaises de la région d’Ottawa et Toronto, ainsi que par quelques riches mécènes asiatiques. En outre, les gens qui viennent offrir des denrées ou des repas sont généralement issus de ces communautés. Cela ne signifie pas pour autant que les Occidentaux ne sont pas généreux; les bouddhistes occidentaux de la région d’Ottawa financent abondamment Tisarana, mais comme l’a expliqué Bell à propos des monastères en Angleterre, cette générosité a peu à voir avec les formalités liées à puñña. Par ailleurs, les moines et les visiteurs qui viennent méditer sont majoritairement occidentaux. Mais encore une fois, cela ne signifie pas que les Asiatiques qui viennent à Tisarana veulent uniquement accumuler des mérites. Comme à Wat Pah Nanachat, ils y viennent aussi parfois pour méditer.

Cela dit, au monastère Tisarana comme à Wat Pah Nanachat, l’intérêt occidental marqué pour la méditation peut impressionner les Thaïs et les porter à s’intéresser plus sérieusement à cette pratique. De l’autre côté, les Occidentaux peuvent en venir à voir une certaine beauté dans les divers rites, liturgies et coutumes culturelles du bouddhisme thaïlandais. Ainsi la frontière entre les deux bouddhismes s’amenuise. D’ailleurs, après Prebish, des chercheurs ont proposé d’autres noms pour le modèle des « deux bouddhismes », notamment afin d’éliminer sa connotation ethnique, perçue par certains comme raciste152, et de rendre compte d’une réalité complexe nullement dichotomique, par exemple le cas des Asiatiques qui viennent pratiquer la méditation dans les centres fréquentés majoritairement par des Occidentaux. Frédéric Castel constatait d’ailleurs au

152 Par exemple, « heritage Buddhists/new Buddhists » (Nattier, 2001), « cradle Buddhists/convert Buddhists » (Tweed, 2000), « culture Buddhists/convert Buddhists » (Numrich, 2000), « hereditary Buddhists/convert Buddhists » (Bielefeldt, 2001), « bouddhisme des migrants/ bouddhisme des Occidentaux » (Obadia, 2007), « bouddhisme moderniste/bouddhisme traditionaliste » (Baumann, 2000). 47

Québec que certains enfants d’immigrants délaissent les temples ethnocommunautaires pour fréquenter ces centres, justement parce que la pratique serait moins axée sur les liturgies, et davantage sur la méditation : « on peut penser que ces derniers [ces jeunes d’origine asiatique] ont en réalité délaissé une forme populaire de la religion pour s’orienter vers une forme de religiosité à leurs yeux « plus poussée » ou encore plus exigeante (notamment dans la pratique méditative), plus savante ou plus intérieure153 ».

Cette explication de Castel témoigne d’une opinion typiquement occidentale associée à la typologie des « deux bouddhismes », suivant laquelle le bouddhisme axé sur la méditation serait en quelque sorte « meilleur » ou « plus exigeant » que le bouddhisme ethnique axé sur les liturgies. Cette opinion est évidemment bien subjective. Louis-Jacques Dorais rapporte d’ailleurs qu’aux yeux de plusieurs Vietnamiens, la tradition de Thich Nhat Hanh, un maître vietnamien très populaire en Occident, serait une forme diluée (« Watered Down154 ») de bouddhisme, justement en raison de l’accent accordé à la méditation dans cette tradition.

De l’autre côté, de plus en plus d’Occidentaux viennent dans les monastères « ethniques » non pas pour pratiquer individuellement la méditation, mais aussi pour participer aux liturgies, fraterniser avec d’autres bouddhistes et faire des dons, par pure générosité et sympathie envers les moines, repoussant ainsi la frontière entre les « deux bouddhismes », et réinventant avec beaucoup de candeur et de simplicité les relations moines-laïcs qui, en Asie, sont souvent ankylosées par les croyances rigides associées à puñña. La typologie des « deux bouddhismes » demeure donc un outil théorique simplifiant une réalité beaucoup plus complexe.

Or c’est probablement dans les monastères de la lignée de Chah, encore plus qu’ailleurs, que cette typologie est le plus mise à l’épreuve. Par exemple, en analysant leur

153 F. Castel, « La dynamique de l’équation ethnoconfessionnelle… », p. 321-322. 154 Louis-Jacques Dorais, cité dans A. Soucy, « Asian Reformers, Global Organizations: An Exploration of the Possibility of a Canadian Buddhism », dans Victor Hori, Wild Geese…, p. 52. 48

fonctionnement interne, on constate qu’une analyse des relations moines-laïcs axée principalement sur puñña et dāna, laquelle prévaut généralement chez les chercheurs occidentaux, simplifie trop grossièrement ces relations. Sandra Bell note, comme Prebish pour les Américains, que les bouddhistes britanniques qui fréquentent les monastères de la lignée de Chah s’intéressent avant tout à la méditation et ignorent généralement les notions de dons (dāna) et de mérites (puñña). Cela ne les empêche pourtant pas de se montrer parfois tout aussi généreux que les Thaïs envers le saṅgha, mais pour des raisons somme toute assez différentes, simplement parce qu’ils admirent les qualités des moines. Bell relate ces qualités en ces termes : « Members of the Saṅgha help, teach, counsel and offer the kind of friendship outside the ties of family and lay friends. They act as models by their example. They are catalysts and reconcilers155. » Cette admiration est aussi liée à l’ascèse des moines et à leur renonciation des plaisirs mondains, perçues comme ayant la fonction sociale d’exemplifier, d’une manière extrême certes, le contrôle des besoins primaires de l’homme, au sens où un tel contrôle « is a prerequisite for the conduct of all social life156 ». Ajoutons à cela leur retenue et leurs comportements délicats, résultats d’une vie chaste et communautaire, considérés par plusieurs comme une source de réconfort dans un Occident où une rustre liberté d’expression individuelle tend à s’élever au-dessus de toute forme d’exigence morale : « In a context of perceived moral decline, exemplary restraint becomes both a comfort and a source of possible redemption157. » Le mode de vie simple des moines y est aussi pour beaucoup, car il vient s’opposer directement à la mentalité matérialiste et consumériste moderne qui rebute nombre de bouddhistes anglais. Tous ces facteurs font en sorte que les laïcs britanniques se montrent généreux sans adhérer à la doctrine de puñña, en fait sans même la connaître. Bell souligne d’ailleurs que la lignée d’Ajahn Chah en Angleterre a la particularité d’unir un saṅgha orthopraxique à des laïcs hétéropraxiques158 (sous-entendu ici les laïcs d’origine occidentale). Cette réinvention constante des relations

155 Extrait d’une lettre écrite par une femme laïque fréquentant le saṅgha de Chah nouvellement établi en Angleterre, citée dans S. Bell, « British Theravāda Buddhism… », p. 159. 156 Obeysekere, cité dans ibid., p. 164. 157 Ibid., p. 164-165. 158 « […] we are faced with the apparent paradox of orthopraxic monks and unorthopraxic lay people » (ibid., p. 167). 49

moines-laïcs dans les monastères de Chah démontre la porosité entre les « deux bouddhismes ».

Après avoir vu ces particularités socioreligieuses novatrices associées au fonctionnement des monastères de Chah en Occident, tournons-nous vers des innovations un peu plus concrètes.

2.1.2 L’aumône matinale (pindabat) et l’errance (thudong) Nous abordons maintenant deux traditions ancestrales, l’aumône matinale (thaï : pindabat) et l’errance (thaï : thudong). Ces pratiques religieuses vieilles de plus de 2000 ans ne sont évidemment pas des innovations en soi; ce qui est nouveau, c’est l’adoption de telles pratiques en Occident.

2.1.2.1 La pratique de l’aumône matinale (pindabat) Avant la lignée d’Ajahn Chah, très rares (voire inexistants) sont les moines theravādin s’adonnant, sur une base régulière, à l’aumône matinale dans des quartiers habités par des Occidentaux. Or, dès l’implantation en Occident, Chah décide de maintenir le pindabat. Évidemment, les moines nouvellement installés près de Londres récoltent généralement beaucoup plus de regards incrédules que de nourriture, mais la démarche, on l’a dit, finit par avoir l’effet d’une véritable campagne publicitaire. Le maintien du pindabat dans ce contexte peut être considéré comme une stratégie de persuasion par laquelle les moines montrent leur persévérance et l’authenticité de leur tradition, en assumant fièrement leur mendicité dans l’espace public. Comme le relate Bell, cette stratégie semble avoir impressionné surtout les bouddhistes anglais fréquentant déjà les monastères de cette lignée : By all accounts that have been offered to me, the laity was impressed by the fact that the monks were prepared to venture forth every day in all types of weather wearing only thin cotton robes to walk single file carrying their alms bowls, receiving nothing but jibes or indifferent incomprehension from the majority of members of the public159.

159 S. Bell, « Being Creative with Tradition… », p. 14. 50

Contrairement aux bruyantes parades publiques des dévots de Krishna, les processions silencieuses et solennelles des bhikkhu durant pindabat suscitent généralement peu de réactions négatives du grand public, parfois un certain respect, et au pire de l’incompréhension ou de l’indifférence. À ce titre, elles ont aussi permis au saṅgha de persuader la population en général du sérieux et de la pertinence de sa démarche.

Comme nous l’avons vu dans la première partie, le maintien de la pratique a été particulièrement bénéfique dans l’implantation de la lignée en Angleterre, lorsqu’un pur inconnu donna plusieurs hectares de terres au saṅgha après avoir croisé les moines en pindabat lors de son jogging matinal. Encouragés par la réussite de l’expérience anglaise, les monastères établis ultérieurement ailleurs en Occident maintiendront la pratique en établissant un calendrier de pindabat adapté en fonction de la demande des laïcs, de la proximité avec les villages et de la présence ou non de sympathisants dans les environs. Par exemple, à Tisarana Buddhist Monastery au Canada (fondé en 2006), un pindabat est effectué à chaque nouvelle et à chaque pleine lune dans la ville voisine de Perth depuis le 1er juillet 2017 seulement. Quelques années auparavant, un moine avait pris l’initiative de faire pindabat chaque matin dans les rues avoisinant le monastère, avec l’accord de l’abbé, mais l’initiative était toute personnelle et ce moine obtenait rarement des aumônes. On voit donc qu’en faisant preuve de patience et de souplesse, les monastères de la lignée de Chah sont parvenus à faire de pindabat une pratique régulière (bien que souvent non quotidienne), une première dans le bouddhisme occidental.

2.1.2.2 Expérimentations avec la pratique thudong de l’errance En Thaïlande, le mot thudong peut être utilisé comme adjectif pour désigner les moines forestiers, mais aussi comme nom pour désigner la pratique précise consistant à quitter le monastère d’attache pour errer à pied, de forêt en forêt. Durant la première moitié du xxe siècle, « faire thudong » consistait, pour Ajahn Man et ses premiers disciples, à marcher le long des routes de terres battues et à dormir et méditer dans diverses forêts, en se nourrissant des aumônes offertes dans les villages croisés en chemin. Cette pratique a décliné tout au long du xxe siècle et est presque devenue impossible à partir de la fin des

51

années 1960 et 1970, notamment en raison de la déforestation massive en Thaïlande. Si bien qu’aujourd’hui, la pratique de thudong en Thaïlande est beaucoup moins austère et sauvage qu’à l’époque de Man et de ses premiers disciples, s’apparentant parfois à un genre de pèlerinage assez agréable. Les moines peuvent par exemple séjourner dans différents monastères, faire une partie du parcours dans des véhicules conduits par des laïcs, et même dormir dans des logis confortables offerts par ceux-ci.

En raison de la géographie, du climat occidental et de la rareté relative des personnes prêtes à donner de la nourriture à un moine bouddhiste, la pratique de thudong en Occident représente évidemment un défi audacieux. Certains bhikkhu de la lignée de Chah ont pourtant tenté de le relever peu de temps après leur arrivée en Angleterre, dans le cadre d’un effort de persuasion similaire à celui associé au maintien du pindabat. Il semble que le Vénérable Viradhammo est le premier à avoir tenté l’expérience, au printemps 1982. Accompagé d’un ami laïc (Nick Scott) pour ne pas avoir trop de difficulté à respecter le Vinaya, il parcourt un peu moins d’une centaine de kilomètres entre le monastère Harnham et la ville de Lindisfarne, dans le nord de l’Angleterre. Sur leur parcours, ils dorment parfois dans des étables et sont nourris par divers amis de Scott. L’expérience est une réussite, et Sumedho la tente à son tour. Le Vénérable Amaro décrit ces premières expérimentations en terre anglaise en ces termes : It was a small but significant beginning – you can keep warm enough, you can sleep rough, you can get fed. When Ajahn Sumedho subsequently invited Ven. Sucitto to spend the [160] at Golden Square, near Honiton in Devon, he consented to his returning on foot to Chithurst in October. This he did, accompanied by one of the postulants (Tony Way), and arrived safe and sound after a walk of thirteen days.* Tudong in Britain had begun161. C’est d’ailleurs au Vénérable Amaro que revient le titre de champion de thudong en Occident. En 1983, il entreprend, accompagné lui aussi de Nick Scott, une marche thudong

160 Retraite traditionnelle de la mousson. Mot pali apparenté au sanskrit varṣa (pluie). Le vassa dure généralement de juillet à octobre. Dans les monastères établis en Occident, la retraite d’hiver (de janvier à la fin du mois de mars) remplace cette retraite asiatique traditionnelle. 161 Amaro Bhikkhu, Tudong, The Long Road North, Petersfield (UK), Chithurst Buddhist Monastery, 1984, p. 5. 52

de 1336 km pour se rendre au monastère Harnham nouvellement établi, en partant du monastère Chithurst où il résidait. Il racontera cette aventure dans un livre paru en 1984, Tudong, The Long Road North162. D’autres périples de type thudong seront ensuite tentés ponctuellement dans les divers pays où des monastères de la lignée sont établis, mais la pratique n’est pas systématique et relève la plupart du temps d’initiatives individuelles.

2.1.3 La création du grade d’anagārika et de l’ordre des sīladharā163 Tournons-nous maintenant vers des éléments tout à fait nouveaux qui ont été créés par la lignée de Chah durant son implantation en Occident : le grade d’anagārika et l’ordre des sīladharā.

2.1.3.1 La création du grade d’anagārika Parmi les innovations déployées dans le but apparemment paradoxal de préserver la pureté de la tradition, on compte la création du grade d’anagārika164. Ce grade, qui vient précéder celui de moine novice, n’existe pas dans la structure monastique traditionnelle thaïe. Il rallonge donc la « période de probation » pour les aspirants-moines occidentaux, souvent peu familiers non seulement avec le bouddhisme, mais aussi avec le monachisme en général. Le saṅgha dispose ainsi d’un délai supplémentaire pour accepter le nouvel arrivant tout en préservant l’harmonie de la communauté; un tri naturel s’opère parfois, et les aspirants moins déterminés finissent par abandonner. Dans cette perspective, ce grade est un bon exemple de stratégie de sauvegarde, par laquelle la tradition se prémunit « […] contre tout ce qui pourrait la déstabiliser en érigeant des barrières institutionnelles […] en fixant des rites d’initiation parfois très élaborés ou très pénibles qui ont pour but de faire accéder par palier au centre de la tradition, en décourageant la vaine curiosité165. »

162 Ibid., p. 5. 163 Mot pali signifiant « vertueux, honorable », ou encore « One who upholds virtue » (, « The Creation of the Order of Siladhara », Forest Sangha Newsletter, April 2007, no 79, http://fsnewsletter.amaravati.org/html/81/order.htm, page consultée le 18 octobre 2017). 164 Terme pali signifiant « sans domicile ». Dans le contexte bouddhique, il désigne une personne s’étant engagée formellement à respecter les Dix préceptes. 165 A. Couture, « La tradition et la rencontre… », p. 1381. 53

En Thaïlande, les hommes qui souhaitent devenir moines deviennent d’abord sāmaṇera (novice) pendant une période variable, parfois très courte, mais il arrive aussi que l’ordination sāmaṇera et bhikkhu ait lieu en même temps. L’ordination complète temporaire, qui dure souvent seulement trois mois (le temps d’un vassa, c’est-à-dire une saison de mousson), est chose courante dans la majorité des monastères thaïlandais et fonctionne comme rite de passage vers l’âge adulte. Elle fait aussi traditionnellement partie de l’éducation morale d’un jeune homme avant le mariage et constitue une source de mérite (puñña) religieux pour lui et sa famille. Or, les monastères forestiers sont moins enclins à accepter ces candidats et préfèrent accueillir ceux qui s’intéressent sincèrement à la vie monastique. Au début de Wat Pah Pong, Ajahn Chah refuse166 d’ailleurs d’ordonner des moines temporairement pour la saison des pluies (mais il finira par les accepter quelques années plus tard). Chah maintiendra toutefois sa politique de contraindre les candidats (thaïlandais et occidentaux) à passer une période assez longue au monastère avant toute forme d’ordination, afin de tester leur détermination. En Angleterre, une procédure fixe est même rapidement établie; les aspirants doivent d’abord rester comme laïcs pendant de six à douze mois, puis comme anāgārika pendant au moins un an167, avant de devenir sāmaṇera. Il faut ensuite au moins un an avant que le sāmaṇera puisse devenir bhikkhu. Et lorsqu’il fait la demande pour devenir bhikkhu, il doit généralement s’engager à rester en robe pendant au moins cinq ans. Évidemment, malgré ces mesures, le taux de personnes qui quittent demeure assez élevé au cours des cinq premières années de vie monastique, tous grades confondus.

166 « It was quite rare in his time to go against the custom of temporary ordination or receiving ordination quickly. With Ajahn Chah, you’d have to be an Anagarika for a year, then a novice for a year, and you would have to stay with him as a monk for five years. It was quite rare that a monk and a teacher emphasized that level of commitment. People would complain, “Why does it have to be so difficult? Why can’t a person take ordination more quickly?” Ajahn Chah responded, “People take ordination quickly, and then they disrobe quickly.” If it’s too easy to ordain, then it’s easy to leave and go off somewhere else » (Pasanno Bhikkhu, Ajahn Chah’s Teachings on Nature, Second edition, Redwood Valley (CA), Abhayagiri Monastery, 2012, p. 12). 167 À Wat Pah Nanachat, en Thaïlande, ces périodes sont généralement plus courtes, compte tenu de l’intensité de la formation monastique traditionnelle thaïe. Il est possible de devenir anāgārika après six semaines. 54

L’ajout du grade d’anāgārika comporte de multiples avantages. Comme nous venons de le mentionner, il permet de s’assurer de l’engagement à long terme de l’aspirant-moine. En outre, le prolongement de la période de probation permet de s’assurer de la qualité du candidat. Le saṅgha de la forêt tient fortement à préserver son prestige, et, avec le grade d’anāgārika, il risque moins de le voir déprécier par les comportements déplacés d’Occidentaux peu expérimentés. Mais les anāgārika sont aussi très utiles dans le fonctionnement quotidien d’un monastère. Les moines ne peuvent pas conserver, préparer et cuire de la nourriture, laquelle doit de surcroît leur être offerte officiellement chaque jour, ce qui n’est pas toujours évident dans des monastères nouvellement établis en Occident. De plus les anagārika peuvent, contrairement aux moines, manipuler de l’argent, faire des courses, conduire des véhicules, creuser la terre et couper des arbres, ce qui est très pratique dans le fonctionnement quotidien d’un monastère forestier. Les anagārika sont donc fortement sollicités pour la réalisation de ces tâches lorsque les laïcs bénévoles viennent à manquer. Sans eux, les monastères en Occident fonctionneraient très difficilement, d’autant plus que ceux-ci sont généralement éloignés des centres urbains, donc loin des autres bénévoles laïcs prêts à donner un coup de main.

2.1.3.2 L’établissement de l’ordre des sīladharā168 En Thaïlande, on appelle les religieuses bouddhistes mae chi, et celles-ci ne sont pas des nonnes (bhikkunī) au sens propre, car le saṅgha féminin original theravādin a disparu au

Sri Lanka au Xe siècle pour ensuite décliner dans toute l’Asie du Sud-Est, y compris en Thaïlande, où il est « officiellement » éteint. Les mae chi s’habillent en blanc, respectent les Dix préceptes169 et vivent généralement dans des bâtiments cloisonnés, éloignés de ceux des moines.

Certains monastères de la lignée d’Ajahn Chah en Thaïlande accueillent des mae chi. Toutefois, comme dans les autres monastères thaïlandais, leur statut est clairement inférieur

168 Mot pali signifiant « [celles] qui respectent (dhara) les (dix) observances (sīla) », ou « One who upholds virtue » (Ajahn Sucitto, « The Creation of the Order of Siladhara »…). 169 Une version simplifiée des règles monastiques. 55

à celui des moines, même si leur mode de vie est somme toute identique à ceux-ci. Or il devint rapidement clair qu’une telle structure serait jugée sexiste en Occident, d’autant plus que bon nombre des premiers parrains britanniques de la lignée étaient des femmes : « From the outset there was a large proportion of female lay supporters, almost all of whom were educated, independent, and unlikely to accept the idea that women had no place within the formal structures of the monastery170. » Le clergé officiel de la Thaïlande interdisant l’ordination de bhikkhunī, Ajahn Sumedho opte pour la création d’un nouvel ordre de religieuses, qu’il appelle sīladharā, afin de répondre aux besoins des Occidentales et de légitimer la « modernité » de son saṅgha à leurs yeux, mais sans se mettre à dos le clergé thaïlandais. On peut voir cela comme une stratégie à la fois de persuasion et de sauvegarde, car il s’agit de convaincre les femmes occidentales du caractère moderne de la tradition tout en respectant les autorités religieuses asiatiques. Mais cet équilibre sera fragile dès les débuts du nouvel ordre : Coming to the West has always entailed trying to juggle between the Thai tradition that is our root and inspiration and the values of the West. With regard to the religious role of women, there is a gulf between the two, and this gulf has always had its effect on how the nuns sit within the Sangha – that despite their commitment, leadership and teaching skills, some people still don’t regard them as members of the ‘Sangha’171.

C’est en 1983 que Sumedho obtient du saṅgha thaïlandais la permission d’ordonner des femmes en tant que sīladharā. Mais l’initiative ne fait pas l’unanimité chez certains supporteurs thaïs plus conservateurs, car Sumedho permet initialement aux sīladharā de porter une robe de même couleur que celle des moines. Curieusement, cette opposition est manifestée surtout par des femmes thaïes. Comme le rapporte Ajahn Sucitto, qui a participé avec Sumedho à sa création, l’ordre des sīladharā « […] raised some objections in Thailand from the more conservative laypeople – predominantly women – to whom the robe was a sacred object that should only be worn by males172. » Il est donc rapidement convenu que les sīladharā porteront des robes marron, un peu plus foncées que celles des moines. Une

170 S. Bell, « Being Creative with Tradition… », p. 19. 171 A. Sucitto, « The Creation of the Order of Siladhara »... 172 Ibid. 56

résidence est construite pour elles en 1984 au monastère Amaravati. Ces religieuses respectent un ensemble de règles élaboré à partir des Dix préceptes et inspiré de l’esprit du Vinaya, somme toute très similaire à celui des moines. Bell considère à raison les sīladharā comme une innovation majeure173. Toutefois, l’ordre existe en Angleterre seulement et son statut exact (sous-entendu ici son lien hiérarchique avec le saṅgha masculin) demeure longtemps nébuleux, ce qui déplaît d’ailleurs à certaines sīladharā. En effet, de plus en plus d’Occidentales souhaitent devenir d’authentiques bhikkhunī afin de jouir d’un statut égal à celui des hommes dans le monachisme bouddhique, et ce, même dans les traditions où l’ordre est officiellement éteint. Ces revendications féministes, encore largement irrecevables en terre asiatique, commencent à être prises au sérieux en Occident, mais le statu quo demeure. Comme nous venons de le voir, Ajahn Sumedho se montre d’ailleurs incapable d’y répondre pleinement. Un autre disciple d’Ajahn Chah viendra bientôt changer la donne : .

Brahm est d’origine anglaise. Il fait partie, comme Sumedho, de la dizaine de premiers disciples occidentaux de Chah, formés dans les conditions extrêmement rustiques de Wat Pah Pong au cours des années 1960 et 1970. Comme la plupart de ceux-ci, il sera invité à fonder un monastère à l’étranger. Brahm se rend en Australie et y établit le monastère Bodhinyana en 1983. Il devient rapidement très populaire et jouira d’une grande notoriété à l’échelle mondiale grâce à ses desanā diffusées sur YouTube qui mettent en valeur son charisme, son humour et sa personnalité flamboyante, attributs assez rares chez les bhikkhu.

Le 22 octobre 2009, il fait un coup d’éclat en ordonnant deux femmes bhikkhunī. L’événement soulève un tollé dans le monde conservateur Theravāda (mais plaît fortement aux femmes bouddhistes occidentales). Le saṅgha thaï se réunit et excommunie Brahm, car ce dernier refuse de faire marche arrière. Les autres occidentaux ne contestent pas la décision du clergé thaï et se distancent de Brahm pour éviter de subir le même sort (bien que certains approuvent officieusement son initiative); le saṅgha de Chah relève

173 S. Bell, « Being Creative with Tradition… », p. 20. 57

d’autorités religieuses, royales et gouvernementales thaïlandaises qui n’autorisent pas le rétablissement d’un ordre de bhikkhunī. Ajahn Brahm, bien qu’excommunié, sort indemne de l’événement et gagne même en popularité chez les Occidentaux. Il continue d’être invité partout dans le monde, et il faut s’inscrire sur une longue liste d’attente pour devenir moines ou nonnes dans l’un de ses monastères en Australie.

À la suite de ce scandale, des sīladharā font pression sur Sumedho pour se faire ordonner bhikkhunī, mais Sumedho refuse. Moins de six mois plus tard (le 28 mars 2010), lors de la première ordination de sīladharā174 suivant l’« hérésie » de Brahm, Sumedho fait réciter aux candidates une déclaration en cinq points (« Five Point Declaration175 ») qui confirme notamment la subordination176 de l’ordre des sīladharā à celui des bhikkhu177. Évidemment, cette mesure se veut une réponse à la polémique créée par Brahm : le clergé thaï a sans doute fait pression sur Sumedho pour « mettre les choses au clair » quant à la subordination des sīladharā. La « Five Point Declaration » suscite toutefois encore plus d’insatisfaction chez les sīladharā, et plusieurs quittent l’ordre pour se faire ordonner bhikkhunī dans une autre lignée. L’ordre des sīladharā devient tout à coup une tiède innovation comparativement à l’initiative de Brahm.

Ces événements s’inscrivent dans un courant féministe très présent dans le bouddhisme occidental. Or, cette mouvance se fait aussi sentir en Asie, où le refus d’ordonner des

174 , « A recent Siladhara ordination », Bhante Sujato’s blog (https://sujato.wordpress.com/2010/04/01/a-recent-siladhara-ordination/, page consultée le 22 octobre 2017). 175 [Alliance for Bhikkhunis], « 5 Points for the UK Siladharas », site Web de l’Alliance for Bhikkhunis (http://www.bhikkhunī.net/wp-content/uploads/2013/08/5-Points-for-the-UK-Siladharas.pdf, page consultée le 22 octobre 2017). 176 Cette subordination traditionnelle provient des Huit Garudhammas (règles supplémentaires que doivent respecter les bhikkhunī - en plus de celles des bhikkhu). La première de ces règles est la subordination aux bhikkhu, peu importe l’ancienneté. L’authenticité de ces règles est contestée; elles auraient été imposées anciennement pour faciliter l’acceptation sociale de l’ordre des bhikkhunī. Elles sont particulièrement remises en question par les féministes occidentales, qui les jugent sexistes et doutent qu’elles aient été établies par le Bouddha lui-même. 177 [West Wight Sangha], « More on “Nun” at Amaravati », site Web du West Wight Sangha, http://west-wight-sangha.blogspot.ca/2010/03/more-on-nun-ordinations-at-amaravati.html, page consultée le 22 octobre 2017. 58

bhikkhunī est depuis quelques années de plus en plus contesté par les Thaïes elles-mêmes. L’influence du féminisme occidental sous-jacente à cette mouvance peut toutefois être mal reçue. Comme le souligne Schedneck : Burmese women considered the Western Buddhist focus on equal status and power as an affront to their carefully cultivated moral purity and modesty (Kawanami 2007, 238). Here we see that some Western Buddhists are seen to be imposing their own view of authority onto the Buddhist tradition — without the consideration of local women178.

Avec la mondialisation, la tendance féministe semble néanmoins trop forte, et depuis le coup d’éclat de Brahm, quelques femmes thaïes ont été ordonnées bhikkhunī en Thaïlande. Ces pionnières ont d’ailleurs fait parler d’elles lors d’un incident récent survenu à Bangkok en décembre 2016, lorsque la police a empêché soixante-douze nonnes et novices féminines (autoproclamées « Thai Theravāda Bhikkhuni179 ») de rendre hommage au roi Rama IX (décédé récemment), sous prétexte qu’elles portaient illégalement (en vertu de la Sangha Act of 1962) une robe monastique. Ces bhikkhunī ont ensuite déposé une pétition au gouvernement en guise de protestation180. Numrich prédisait en 1998 que l’Occident contribuerait au rétablissement du bhikkhunī saṅgha, « […] because it is ‘where resistance, both ecclesiastical and popular, seems minimalʼ181 ». Il avait vu juste.

2.2 L’innovation religieuse dans les enseignements des maîtres de la lignée d’Ajahn Chah : quelques exemples Avant d’examiner certaines particularités novatrices des enseignements dispensés par les moines de la lignée de Chah, nous abordons quelques considérations quant à la forme et au contenu de ces enseignements.

178 B. Schedneck, « Western Buddhist Perceptions... », p. 242. 179 Pattramon Sukprasert, « Female monks fight back », Bangkok Post, 12 janvier 2017, http://www.bangkokpost.com/news/general/1179040/female-monks-fight-back, page consultée le 13 janvier 2017. 180 Ibid. 181 Paul Numrich, « Theravāda Buddhism in America: Prospects for the Sangha! », dans In The Faces of Buddhism in America, Berkeley, University of California Press, p. 147-162 (cité dans B. Schedneck, « Western Buddhist Perceptions... », p. 239). 59

Les bhikkhu forestiers transmettent généralement leurs enseignements à l’oral182, en présentant des « dhamma talks » (desanā) devant les fidèles réunis au monastère, avant ou après le repas quotidien, ou lors des veillées Wan Phra183. Ils prononcent aussi ces discours à d’autres occasions, par exemple dans le cadre de retraites de méditation, avant une cérémonie d’ordination, ou lors de funérailles. Ils s’adressent généralement à des auditoires mixtes de moines et laïcs, mais parfois spécifiquement à l’un ou l’autre de ces groupes. Il est maintenant d’usage d’enregistrer les desanā données par les moines les plus reconnus, puis de les publier dans des recueils où ils sont retranscrits, légèrement modifiés aux fins de lisibilité et accompagnés d’un titre. Les recueils sont publiés et offerts gratuitement dans les monastères, comme le veut la tradition theravāda184. De nos jours, on les trouve aussi facilement en version électronique sur les sites Web du Forest Sangha et des différents monastères affiliés. Les desanā d’Ajahn Chah, d’Ajahn Sumedho et de leurs disciples sont disponibles en anglais et en thaï, mais il y a de plus en plus de traductions en français, en italien, en espagnol et en allemand notamment. Des ouvrages d’anthologie185 ont aussi été publiés récemment pour Ajahn Chah et Ajahn Sumedho, dans lesquels sont regroupées un grand nombre de leurs desanā respectives.

Les desanā des moines de la forêt obéissent à une rhétorique subtile de la candeur et de la spontanéité qui, sans paraître chercher à convaincre ou à persuader, est d’autant plus efficace. Les moines forestiers misent surtout sur leur charisme, développé par l’ascèse et la méditation, pour séduire leur auditoire. Cette rhétorique de la séduction caractérise les

182 Comme le rapporte Paul Breiter, qui a été moine de la forêt pendant plus de dix ans, les moines de la forêt en Thaïlande du début du XXe siècle transmettaient leurs enseignements uniquement par voie orale : « The teachings of the meditation masters of Northeast Thailand constitute something of an “oral ”. Until recent years very little was recorded or written down » (P. Breiter, Venerable Father…, p. XIII). 183 Mot thaï signifiant « journée des moines ». Il s’agit en Thaïlande des jours de pleine lune, de nouvelle lune, de premier quartier et de dernier quartier. Durant ces journées, les Thaïs ont l’habitude de se réunir au temple, d’écouter des desanā et de méditer une partie de la nuit. 184 Les monastères theravadin forestiers ne vendent généralement rien (et ne chargent aucuns frais de séjour pour ceux qui souhaitent y passer la nuit). Les livres sont donc donnés. En fait, tout fonctionne sur la base des dons volontaires. 185 Ajahn Chah, The Collected Teachings of Ajahn Chah, Harnham (UK), Aruno Publications, 2011; Ajahn Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, Great Gaddesden (UK), Amaravati Buddhist Monastery, 2014. 60

sutta et l’ensemble du prosélytisme bouddhique. Comme le rappelle André Couture, « […] il n’existe pas de véritable traité de missiologie bouddhique, mais seulement un art subtil de la séduction qui s’exprime tout au long des sūtra et qui est peut-être d’autant plus efficace qu’il n’est pas explicite186. » Les desanā se distinguent en outre par leur simplicité et suivent le modus operandi suivant : le bhikkhu, idéalement un ajahn, commence le discours par un hommage au Bouddha187, puis relate une anecdote de la vie quotidienne188 ou une expérience personnelle189 (récente ou non), un souvenir d’un moment passé auprès d’un maître ou avec un collègue bhikkhu, ou un fait de l’actualité. Ensuite, ce récit est rattaché à une notion ou à un enseignement bouddhique particulier, et des explications plus détaillées et techniques sont fournies. L’ordre peut aussi être inverse (on commence par une notion bouddhique que l’on rattache à une histoire personnelle ou à une anecdote). L’ajahn s’exprime avec candeur et évite les formulations savantes.

Historiquement, et cela est encore vrai aujourd’hui, les moines forestiers préfèrent la pratique à la théorie, la contemplation à l’érudition, et cela se reflète évidemment dans leurs desanā. Il ne s’agit pas tant de faire un exposé magistral et systématique que de partager des réflexions personnelles sur le dhamma, des encouragements et des exhortations à la pratique. Le discours prendra la couleur très idiosyncrasique de l’ajahn, et ce dernier ajustera le ton et les thèmes en fonction de son auditoire et du contexte. Chez les ajahn occidentaux s’exprimant en anglais, la formule générale pour conclure est « I offer that for

186 André Couture, « La tradition et la rencontre de l’autre »..., p. 1387. 187 Généralement la formule palie traditionnelle suivante, entonnée à trois reprises : « Namo tassa bhagavato arahato sammāsambuddhassa » (« Hommage à lui le Bienheureux, le Digne, le Parfaitement Éveillé », traduction tirée de la pūjā matinale, centre bouddhique de Paris, http://www.centrebouddhisteparis.org/Bouddhisme/pujas/puja_matinale.html, page consultée le 18 décembre 2017). 188 « Their teachings came from personal experience or directly from their teachers. They were Buddhists, of course, but their brand of Buddhism was not a copy of the norms or practices preserved in doctrinal texts. Their Buddhism found expressions in the acts of daily life » (K. Tiyavanich, Forest Recollections: Wandering Monks…, p. 2). 189 Breiter souligne comme Tiyavanich que leurs enseignements « are not formal expositions according to the texts, but spontaneous outpourings from the master’s experience » (P. Breiter, Venerable Father..., p. XIII). 61

your reflection190 », après quoi l’auditoire entonne le traditionnel « sādhu, sādhu, sādhu191 ». Il arrive également que le discours se termine par une séance de questions-réponses.

Man et sa première génération de disciples (souvent appelés kruba ajahn192) étaient reconnus pour leurs fortes personnalités, endurcies par la vie errante (thudong), et leurs desanā se distinguaient par un ton souvent féroce. Dans leurs exhortations moralistes, parfois provocantes, ils invitent leurs disciples à mener une véritable guerre contre les souillures (pali : kilesa) grâce à la concentration (samādhi) et l’attention (sati), et encouragent les moines à mener une vie errante tout en surmontant la peur liée aux dangers de la forêt, notamment les tigres et les cobras193. Le ton a évidemment changé chez les disciples de première et de deuxième génération de ces kruba ajahn, notamment les disciples occidentaux de Chah. Ces derniers ont majoritairement délaissé la pratique d’errance en forêt, et avec elle la rhétorique guerrière. Ils vivent toujours en forêt, mais dans des ermitages munis de certaines commodités, et la nature n’est donc plus pour eux un champ de bataille, mais un endroit calme, à l’abri du monde moderne, où il fait bon méditer. Dans leurs discours les plus récents, ils innovent surtout en évoquant les réalités qui influent sur la vie spirituelle (par exemple, l’internet, la surconsommation, le stress et l’anxiété) et en proposant de nouvelles traductions de termes palis pour actualiser les enseignements bouddhiques.

Mis à part ces quelques différences d’une génération à l’autre, les moines de la lignée de Chah donnent sur le fond des enseignements assez similaires à ceux des kruba ajahn, ancrées dans le canon pali. Ces enseignements ont par ailleurs des particularités qui les

190 Ou encore « I offer these thoughts for your reflection » (S. Bell, « British Theravāda Buddhism... », p. 166). 191 Mot pali ou sanskrit signifiant « bien », « excellent ». Dans ce contexte, il signifie « bien dit ! ». En Inde ancienne, le fait de répéter trois fois une acceptation signifie qu’on l’accepte de façon définitive. 192 Terme utilisé dans le Nord de la Thaïlande pour désigner les moines aînés particulièrement respectés. Signifie « vénérable ». 193 Les récits d’incidents où des moines de la forêt se trouvent face à face avec des tigres et des cobras sont très populaires en Thaïlande, et ces récits ont contribué au prestige des kruba ajahn. 62

distinguent de ceux des autres lignées bouddhiques. Nous examinerons ces particularités sous l’angle de l’innovation, qui sera encore une fois analysée en termes de stratégies. Car, l’innovation religieuse dans la lignée de Chah n’est pas simplement liée au transfert en Occident. On l’observe également en Thaïlande, dans les enseignements de Chah et de son prédécesseur, Ajahn Man. Nous nous pencherons donc sur quelques-unes de ces innovations avant d’aborder celles qui sont spécifiquement liées aux enseignements transmis en Occident ou à des Occidentaux.

2.2.1 Les deux significations de buddho : le mantra et le concept de « one who knows » Buddho est un mot clé de la tradition des moines de la forêt du Nord-Est de la Thaïlande. Il peut désigner deux choses : un mantra utilisé comme technique de méditation préparatoire, et la notion de poo roo, terme thaï signifiant « celui qui sait » (traduit par « the one who knows » en anglais). Nous commencerons par expliquer le premier sens à la lumière des enseignements d’Ajahn Man, patriarche des moines thaïs de la forêt et père spirituel d’Ajahn Chah.

Il n’existe pas de discours intégral d’Ajahn Man traduit en anglais, mais nous avons accès à des fragments de discours et à des bribes d’enseignements, notamment dans les ouvrages biographiques dont il a fait l’objet. Une des sources les plus importantes est une biographie (ou plutôt une hagiographie) de son disciple Ajahn Mahā Boowa. Nous trouvons dans ce livre (A Spiritual Biography)194 et son complément, le livre intitulé Patipadā195, de nombreuses instructions de Man sur le mantra buddho. Ces deux ouvrages sont remplis d’éléments hagiographiques et leurs qualités littéraires laissent à désirer, mais ils contiennent de précieuses informations sur les enseignements de Man. Ils ont été largement diffusés en Thaïlande, notamment en raison de la popularité de Mahā Boowa qui figure

194 Ᾱcariya Mahā Boowa Ñāṇasampanno, Venerable Ācārya Mun Bhuridatta Thera, A Spiritual Biography (Translated from the Thai by Bhikkhu Dick Sãlaratano), Wat Pa Baan Taad (Thailand), Forest Dhamma of Wat Pa Baan Taad, Edition 2003. 195 Ᾱcariya Mahā Boowa Ñāṇasampanno, Patipadā: Venerable Ācarya Mun’s Path of Practice, Translated by Venerable Ᾱcariya Paññāvaḍḍho, Wat Pa Baan Taad (Thailand), Forest Dhamma of Wat Pa Baan Taad, Edition 2005. 63

avec Chah parmi les plus renommés disciples de Man. Mis à part ces deux ouvrages, peu de livres consacrés à Man ont été traduits en anglais (il existe une littérature un peu plus vaste en langue thaïe, mais non traduite). Parmi les autres livres traduits, on compte le poème The Ballad of Liberation from the Khandhas, seul livre écrit par Man lui-même, ainsi que A Heart Released (Muttodaya)196 et son complément, le livre The Ever-present Truth, qui sont, selon le traducteur197, les seuls recueils d’enseignements directs de Man.

Mahā Boowa dit dans sa Spiritual Biography que le maître Ajahn Sao198 enseigna à Man une technique préparatoire à la méditation consistant en la répétition mentale du mantra buddho. Sao se serait vite aperçu que Man avait un esprit particulièrement agité199, et il l’encouragea vivement à pratiquer cette technique pour le calmer; chez les moines bouddhistes, il est d’usage de se faire assigner un objet de méditation (kammaṭṭhāna200) par un moine mentor. Plusieurs années plus tard, Man transmettra les instructions de Sao à ses disciples, dont Mahā Boowa. Ce dernier relate ses instructions ainsi : « … think “buddho”, repeating it continuously, over and over again. Once the word “buddho” has been mentally established by repeating it continuously in rapid succession, the [l’esprit] will hurry back of its own accord201. » Man encourage aussi ses élèves à répéter mentalement le mantra durant leurs activités mondaines202. Il aurait donné des instructions similaires à des paysans alors qu’il fréquentait une forêt près de leur village. Mahā Boowa rapporte les événements en y intégrant des éléments hagiographiques et « magiques »203 :

196 Phra Ajaan Suwat Suvaco, A Heart Released : The Teachings of Phra Ajaan Mun Bhuridatta Thera, (traduit du thaï par Ṭhānissaro Bhikkhu), 1995, http://www.accesstoinsight.org/lib/thai/mun/released.html (30 janvier 2017). 197 Le moine d’origine américaine Ṭhānissaro Bhikkhu. 198 Ᾱ. Mahā Boowa Ñāṇasampanno, Venerable Ācārya Mun Bhuridatta Thera…, p. 16. 199 Sao lui aurait dit ceci : « Your citta is so adventurous, tending always toward extremes. One moment it soars into the sky, only to plunge deep into the earth the next. Then, after diving to the ocean floor, it again soars up to walk meditation high in the sky » (ibid., p. 16). 200 En pali, signifie littéralement « lieu de travail ». 201 Ᾱ. Mahā Boowa Ñāṇasampanno, Venerable Ācārya Mun Bhuridatta Thera…, p. 322. 202 « Ãcariya Mun meditated intensively, unrelenting in his efforts to constantly repeat “buddho” as he conducted all his daily affairs » (ibid., p. 6). 203 Les pratiques « magiques » font partie intégrante du bouddhisme populaire thaï. 64

Once the villagers knew the method, everyone – from the headman on down to the women and older children – began to practice, mentally repeating ‘buddho’. Several days later, something truly amazing happened. The Dhamma of the Lord Buddha arose clearly in the heart of one of the villagers. While mentally repeating the word “buddho” over and over again as Ãcariya Mun [Ajahn Man] had suggested, one man in the village found Dhamma : his heart attained a state of peace and calm204.

Ces passages définissent de manière assez cohérente le mantra buddho comme technique préparatoire à la méditation. Cette définition cadre d’ailleurs avec celle fournie (dans le glossaire) par le traducteur de la dernière édition de Spiritual Biography, Bhikkhu Dick Salaratano : Buddho : Supremely enlightened. A traditional epithet for the Budhha, buddho is a preparatory meditation-word (parikamma) that is repeated mentally while reflecting on the Buddha’s special qualities. In its simplest form, one focuses attention exclusively on the repetition of “buddho”, continuously thinking the word “buddho” while in meditation. One should simply be aware of each repetition of “buddho, buddho, buddho” to the exclusion of all else. Once it becomes continuous, this simple repetition will produce results of peace and calm in the heart205.

L’utilisation du mantra buddho pour calmer l’esprit sera enseignée d’une façon très similaire tant chez les disciples de Man que chez les disciples de Chah. Mais elle est aussi enseignée ailleurs, car cette technique n’a rien de nouveau : dans le bouddhisme Theravāda, buddho n’est qu’un des quarante objets de méditation (kammaṭṭhāna) traditionnels énoncés dans le Visudhimagga, plus précisément la première des Six remémorations, appelée buddhānussati (la remémoration des qualités du Bouddha206). Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une innovation. Ce qui est novateur dans la lignée de Man et de Chah, c’est une utilisation abondante de cet objet de méditation qui en vint à devenir une sorte de marque de commerce. À ce titre, le mantra buddho agit à l’intérieur de la tradition comme stratégie de sauvegarde, car en adoptant une pratique distincte, la lignée établit une frontière entre elle et les autres lignées. Lorsque les moines de Chah récitent buddho pour

204 Ᾱ. Mahā Boowa Ñāṇasampanno, Venerable Ācārya Mun Bhuridatta Thera…, p. 202. 205 Ᾱ. Mahā Boowa Ñāṇasampanno, Venerable Ācārya Mun Bhuridatta Thera…, p. 488. 206 « La remémoration du Bouddha porte sur le Bouddha est consiste à se rappeler les qualités du Bouddha » (Buddhaghosa, Visuddhimagga; Le Chemin de la Pureté..., p. 229). 65

se remémorer les qualités de Bouddha, ils se remémorent aussi Ajahn Man et son maître Ajahn Sao qui privilégiaient l’utilisation de ce kammaṭṭhāna. Ils se rappellent également, consciemment ou inconsciemment, qu’ils appartiennent à cette prestigieuse lignée, une lignée réformiste distincte des autres. En se rappelant les qualités du Bouddha et de son Éveil, ils actualisent aussi la sotériologie radicale et ambitieuse de la lignée, axée sur l’Éveil total. Ce n’est pas un hasard que le kammaṭṭhāna « buddho » soit préféré aux autres anussati207 dans un mouvement de réforme caractérisé par un retour sans compromis à l’idéal du śramaṇa pour atteindre le nibbāna208. Le deuxième sens de buddho renforce notre interprétation. Cette deuxième signification est d’ailleurs brièvement évoquée par Man au chapitre 2 de A Heart Released : Our Lord Buddha first trained and tamed himself to the point where he attained unexcelled right self-awakening (anuttara-sammasambodhiñana [sic]), becoming buddho, one who knows, before becoming bhagava, one who spreads the teaching to those who are to be taught209.

Ce sens de buddho désignant le « one who knows » est particulièrement important, beaucoup plus important que le simple mantra qui calme l’esprit, et nous permet d’entrer au cœur des enseignements des moines de la forêt. Nous expliquerons en détail ce concept, d’abord tel qu’il est enseigné par Chah, puis par Sumedho.

2.2.2 Le « one who knows » selon Ajahn Chah Nous venons de voir dans les enseignements de Man que le mot buddho peut être utilisé comme mantra pour calmer l’esprit, et qu’il peut aussi signifier le « one who knows » (poo roo en thaï, littéralement « le sachant »). Le concept de poo roo est typique de la tradition forestière thaïe. Chah utilise les termes « buddho », « buddha » et « one who knows » comme des synonymes de poo roo210. Il utilise également parfois d’autres termes,

207 Terme pali signifiant « contemplation » ou « souvenir », utilisé ici pour désigner un thème de méditation. 208 Ou nirvāṇa en sanskrit : extinction (des trois « feux » (ou poisons) de l’égarement (moha), de l’aversion (dosa) et de l’avidité (lobha)). But suprême du bouddhisme. 209 Phra Ajaan Suwat Suvaco, A Heart Released : The Teachings of Phra Ajaan Mun Bhuridatta Thera (translated from the Thai by Ṭhānissaro Bhikkhu), 1995, http://www.accesstoinsight.org/lib/thai/mun/released.html (page consultée le 30 janvier 2017). 210 Par exemple : « We must understand the meaning of Buddha-Dhamma as follows: Buddha: the One-Who-Knows (poo roo), the one who has purity, radiance and peace in the heart » (Ajahn Chah, The 66

par exemple, « buddha-nature211 » ou « buddha within our mind212 ». Avant d’aborder directement les principales significations de poo roo, nous nous pencherons sur l’origine probable du terme à la lumière d’un discours (desanā) spécifique de Chah, intitulé Opening the Dhamma Eye213.

Ce discours a été donné devant des moines et novices réunis à Wat Pah Pong en 1968 (à cette époque, seulement une poignée de moines occidentaux sont guidés par Chah). Le discours est assez long et couvre beaucoup de sujets mineurs; comme c’est souvent le cas dans les desanā, un survol de l’enseignement bouddhique est effectué, dans le but de mettre en évidence un thème plus central. Dans le présent discours, le thème central est le récit de l’ouverture de l’« œil du dhamma » de Koṇḍañña (un des premiers disciples du Bouddha), et son éveil subséquent. Ce récit fait partie du canon pali, mais évidemment Chah le raconte à sa façon. Il explique que Koṇḍañña a compris le sens d’anicca et est devenu le « one who knows » à l’écoute d’un discours du Bouddha sur l’ :

So the vision or understanding of the ‘one who knows’ clearly entered the mind of Aññā Kondañña as he sat there […]. So as the Buddha expounded the Dhamma, Aññā Kondañña opened the Eye of Dhamma. This Eye is just the ‘one who knows clearly’. It sees things differently. It sees this very nature. Seeing nature clearly, clinging is uprooted and the ‘one who knows’ is born. […] At this time the Buddha said, “Kondañña knows.” 214.

Chah explique ensuite qu’en devenant le « one who knows », Koṇḍañña s’est libéré des Trois entraves215 (les textes palis indiquent en effet que Koṇḍañña est devenu

Teachings of Ajahn Chah ; a Collection of Dhamma Talks, Wat Pah Pong (Thailand), Buddha Education Association Inc., 2004, Computer edition, p. 23 [http://www.buddhanet.net/pdf_file/teachings_chah.pdf, page consultée le 22 octobre]); « We must take a good hard look at these things, to develop the Buddho, the one who knows » (ibid., p. 149); « They can see the body alright but their seeing is faulty, they don’t see with the Buddho, the one who knows, the awakened one » (ibid., p. 170-171); « This knowing is called Buddho, the Buddha, the one who knows... » (ibid., p. 196). 211 A. Chah, The Teachings of Ajahn Chah…, p. 105. 212 Ibid., p. 319. 213 Ibid., p. 104-112. 214 Ibid., p. 105-106. 215 Les trois obstacles à franchir pour devenir sotāpanna (voir note suivante) : la croyance erronée aux agrégats comme constituants d’une personne (sakkāyadiṭṭhi), l’attachement aux règles et aux rituels (sīlabbata-parāmāsa) et le doute (vicikicchā). 67

sotāpanna216; Chah ne mentionne pas ce terme, mais le sotāpanna désigne précisément, dans la doctrine bouddhique, un pratiquant qui a surmonté les Trois entraves). Chah explique d’autres détails sur la pratique bouddhique, puis revient à Koṇḍañña. D’après les textes, Koṇḍañña aurait atteint le nibbāna quelque temps après être devenu sotāpanna, et Chah fait référence à cet Éveil en évoquant le « one who knows » : « The ‘one who knows’ has seen the Dhamma, he is the Dhamma. …It is one. It is free217 ».

Chah conclut en faisant écho à une phrase prononcée au début de son discours sur la nature du monde conditionnée et la transmigration (« People are born. In the end they die. Having died they are born again218 »), mais pour faire ici référence au nibbana de Koṇḍañña, à cette réalisation de l’inconditionné qui transcende la mort (« This nature is not born, it does not age nor sicken. This nature does not die219 »).

Afin de bien comprendre pourquoi Chah raconte cette histoire, nous devons la mettre en contexte à la lumière des textes canoniques. Koṇḍañña faisait partie du groupe des cinq ascètes, amis de Siddhārtha avant que ce dernier fasse cavalier seul et atteigne l’Éveil. Quand le Bouddha revient auprès de ses anciens amis près de Varanasi pour leur enseigner sa doctrine (cet événement est rapporté dans le Dhammacakkappavattana Sutta220), Koṇḍañña atteint le stage de sotāpanna à l’écoute de ses paroles, et devient par le fait même le premier être humain à comprendre le dhamma (après le Bouddha évidemment). Le Bouddha lui dit ensuite « So you really know, Koṇḍañña? So you really know?221 » (aññāsi vata bho kondañño? aññāsi vata bho kondañño?); et comme « aññā » signifie « qui sait », le Bouddha « rebaptise » son disciple « Aññā Koṇḍañña ». Le

216 Terme pali signifiant une personne « entrée dans le courant » (menant vers l’Éveil). Le sotāpanna est le premier des quatre stages vers l’Éveil (sotāpanna, sakadāgāmī, anāgāmī, et arahant). 217 A. Chah, The Teachings of Ajahn Chah…, p. 112. 218 « People are born. In the end they die. Having died they are born again » (A. Chah, The Teachings of Ajahn Chah…, p. 104). 219 Ibid., p. 112. 220 « And while this explanation was being given, there arose to Ven. Kondañña the dustless, stainless Dhamma eye: Whatever is subject to origination is all subject to cessation » (extrait du canon pali traduit par Ṭhānissaro Bhikkhu, http://www.accesstoinsight.org/tipitaka/sn/sn56/sn56.011.than.html, page consultée le 2 août 2017). 221 Ibid. 68

Dhammacakkappavattana Sutta décrit plus précisément que Koṇḍañña « ouvre son œil du dhamma » après une explication de l’impermanence formulée par le Bouddha (comme a dit Chah) : « Gratified, the group of five monks delighted at his words. And while this explanation was being given, there arose to Ven. Koṇḍañña the dustless, stainless Dhamma eye : Whatever is subject to origination is all subject to cessation222. » Cinq jours plus tard, Koṇḍañña devient arahant à l’écoute de l’Anattalakhana Sutta, après quoi il demande au Bouddha s’il peut devenir moine sous sa direction. Le Bouddha l’ordonne en prononçant simplement « ehi bhikkhu223 », et Koṇḍañña devient ainsi le premier moine de la communauté bouddhiste (saṅgha). Il est d’ailleurs considéré dans la littérature palie comme le meilleur des premiers moines bouddhistes (« foremost among the first bhikkhus and the disciples of long standing224 ») et le meilleur parmi les premiers moines ayant compris le dhamma (« the best of those who first comprehended the Dhamma225 »).

Nous voyons donc que Koṇḍañña n’est pas un moine parmi tant d’autres dans le canon pali. Il est le tout premier à comprendre le dhamma, à réaliser l’Éveil et à devenir moine dans son saṅgha. Ce n’est donc pas par hasard qu’Ajahn Chah parle de lui. Dans son discours Opening the Dhamma Eye, il sous-entend clairement que ses enseignements sur le « one who knows » sont directement liés à Koṇḍañña, premier disciple éveillé du Bouddha, ce qui n’est pas peu dire. Une autre raison renforce cette interprétation. Le personnage d’Aññā Koṇḍañña, décrit dans le canon pali comme un ascète friand de solitude et de méditation en forêt, possède les traits de caractère typiques des moines forestiers. Le récit canonique décrit d’ailleurs de manière assez éloquente les circonstances qui poussèrent Koṇḍañña à s’isoler en forêt. Assez tôt dans sa communauté de moines, le Bouddha choisit deux principaux disciples pour l’assister, Sāriputta et Moggallāna, qui s’assoient dorénavant de chaque côté du maître. Avec l’agrandissement de la communauté,

222 Ibid. 223 Expression pali signifiant littéralement « Viens, bhikkhu ». 224 Gunapala Piyasena Malalasekera, Dictionary of Pāli Proper Names, vol. 1, Delhi, Motilal Banarsidass Publisher, 1938, p. 44. 225 Ibid., p. 43.

69

un système fondé sur l’ancienneté est établi pour déterminer la position des moines durant les diverses assemblées, mais le Bouddha permet à Sāriputta et à Moggallāna (qui ne sont pas ses plus anciens disciples) de contrevenir exceptionnellement à cette règle et de rester à l’avant, à ses côtés. Ceux-ci ne se sentent toutefois pas à l’aise de devancer le vénérable Koṇḍañña...

Koṇḍañña entend parler de l’affaire et décide de ne plus participer aux assemblées du saṅgha afin de leur éviter ce malaise (et surtout de trouver un prétexte pour retourner méditer seul en forêt!). Il n’en serait sorti qu’une fois pour faire ses adieux au Bouddha, après quoi il serait décédé. Autre fait intéressant, la forêt appelée Chaddanta, où il serait resté jusqu’à sa mort, est décrite dans le canon pali comme un lieu fréquenté par des paccekabuddha (mot pali signifiant « bouddha solitaire »), des êtres qui auraient atteint l’Éveil par eux-mêmes (sans maître ni enseignement) et qui vivent constamment en solitude. Difficile de ne pas voir dans les paccekabuddha (il s’agit de l’un des trois types de « réalisés » bouddhistes226) une caricature des moines forestiers...

Nous constatons donc que le « one who knows » n’est en rien une invention de Man et de Chah. C’est encore une fois l’importance accordée au concept qui est novatrice. Nous constatons également que leur choix de se l’approprier, et de s’identifier du même coup à Koṇḍañña, n’est pas un hasard. Ce dernier représente en quelque sorte le patriarche des moines forestiers bouddhistes. Premier moine du monachisme bouddhique, il est aussi le premier qui choisit de s’en éloigner pour retourner méditer en forêt.

Analysé en tant qu’innovation, le concept du « one who knows » semble agir, comme le mantra buddho, à la manière d’une stratégie de sauvegarde, dans la mesure où il permet à la lignée de préciser son discours et de se distinguer des autres lignées. Mais il semble également agir à l’intérieur de la tradition comme stratégie de légitimation, au sens où il permet de légitimer la démarche sotériologique de la lignée, et surtout l’efficacité de

226 Les deux autres étant le śrāvakabuddha (qui a atteint l’Éveil en suivant l’enseignement d’un bouddha, par exemple un arahant, mais qui n’a pas nécessairement parachevé les Dix pāramitā (qualités spirituelles cardinales du bouddhisme) et le samyaksambuddha (un bouddha parfait qui a parachevé les Dix pāramitā, comme le Bouddha historique). 70

celle-ci, en tant que concept opératoire tiré non seulement des enseignements du grand Ajahn Man, mais aussi des textes traditionnels (l’histoire de l’éveil d’Aññā Koṇḍañña). À ce titre, le concept vient magnifier la visée de la lignée, soit un retour sans compromis à l’idéal bouddhique primitif de la libération totale (nibbāna), tout en légitimant sa raison d’être, au sens où il prétend concrétiser les aspirations nirvaniques de celle-ci, aspirations qui, bien que tout à fait traditionnelles, ont aussi quelque chose de novateur dans la façon dont elles se matérialisent, notamment dans le grand nirvāné Ajahn Man.

Cela dit, nous n’avons pas le temps d’épuiser ici les différentes significations de poo roo dans les enseignements de Chah. Précisons toutefois que le concept a parfois un sens plus général et est étroitement lié à l’attention (sati), par exemple dans la recommandation suivante : « […] sometimes there may be doubt, so you must have sati, to be the one who knows, continually following and examining the agitated mind in whatever form it takes. This is to have sati227. » Dans un autre discours, Chah relie le concept non seulement à sati, mais aussi à la « compréhension claire » (sampajañña228) : « By having continuous sati and sampajañña we will be able to know the mind. This one who knows is a step beyond the mind, it is that which knows the state of the mind. That which knows the mind as simply mind is the one who knows229. » Nous verrons d’ailleurs subséquemment l’importance du concept de sati-sampajañña230 dans les enseignements de la lignée. Mais pour l’instant, revenons au « one who knows » et à son interprétation par Ajahn Sumedho.

2.2.3 Une interprétation du « one who knows » par Ajahn Sumedho Ajahn Sumedho aborde sous un angle particulier la notion de poo roo dans un discours datant de 1986 intitulé The Right Attitude of the Meditator231, paru dans le volume no 5 de son Anthology. Sur le plan formel, la structure du discours n’est pas linéaire et prend plutôt la forme d’une spirale; Sumedho se répète beaucoup, mais toujours en apportant de

227 A. Chah, The Teachings of Ajahn Chah…, p. 156. 228 Voir section 2.2.6.1. 229 A. Chah, The Teachings of Ajahn Chah…, p. 170. 230 L’attention (sati) unie à la « compréhension claire » (sampajañña) (voir section 2.2.6.1). 231 A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 5..., p. 25-31. 71

nouvelles nuances à ses propos. Pour bien faire comprendre la dualité du monde conditionné et inviter son auditoire à viser l’inconditionné, par delà l’intellect, Sumedho met en opposition des attitudes et opinions contraires, dans un crescendo frôlant le reductio ad absurdum. Le but est de montrer la dualité inhérente à ces opinions, et leur futilité sur la voie spirituelle.

En somme, le discours souligne l’importance de l’attitude du poo roo (ici appelée « being the knowing » par Sumedho), dans la pratique spirituelle en général et particulièrement dans la méditation, la mauvaise attitude étant de suivre machinalement les enseignements sans « investigating and finding out for ourselves232. » Sumedho oppose ici le « being the knowing » à la pratique machinale d’une technique : « You’re looking for a way that can help you find a balance : the attitude of “being the knowing” as opposed to following a certain technique in order to become something233. » Il souligne l’importance d’un équilibre entre les techniques de méditation et les intuitions personnelles, en précisant que les enseignements guident le pratiquant, mais que ce dernier doit éviter de les suivre aveuglément ou de s’y attacher, car au bout du compte il progressera uniquement en analysant lui-même la réalité et en tirant ses propres conclusions. Sumedho insiste ici sur l’importance d’aller voir par soi-même et d’examiner (ehipassiko234) le dhamma, ainsi que sur le fait que le dhamma doit être vécu (paccattam veditabbo vinnuhi235) plutôt que simplement compris intellectuellement. Il ajoute que la démarche sotériologique de « being the knowing » (poo roo) est fondamentalement intuitive, afin de responsabiliser les pratiquants, à la manière d’un empowerment. Dans le cadre de cette démarche, le pratiquant doit plus précisément accorder une attention constante à ce qu’il ressent sur le plan émotif. Cette présence d’esprit est, d’après Sumedho, la pierre d’assise des enseignements de Chah :

232 Ibid., p. 26. 233 Ibid., p. 27. 234 « encouraging investigation » (Ajahn Amaro and Ajahn Gavesako, dir., Chanting Book, Morning and Evening Chanting [Pūjā] and Reflections Pāli and English, vol. 1, Hemel Hempstead [UK], Amaravati Publications, 2015, p. 25). 235 « to be experienced individually by the wise » (ibid., p. 25). 72

It was about getting to know yourself, about looking at your mind, at your citta, so you’re aware all the time of what you’re feeling. Know your emotion; do not get caught by your own emotion. Keep observing what you’re feeling emotionally. […] there was this emphasis on knowing yourself, knowing your emotion, to be the one who knows or poo roo in Thai. The poo roo style, being the knowing, I found really helpful236.

À la lumière du discours The Right Attitude of the Meditator de Sumedho, on comprend que le concept de poo roo peut prendre une signification plus large que le stage de réalisation spirituelle du sotāpanna, décrit dans l’histoire canonique d’Añña-Koṇḍañña vue précédemment. et Ajahn Amaro, deux autres importants disciples de Chah, résument bien la portée du concept, de la simple cognition d’un objet (ou d’une simple présence attentive, par exemple à son état émotif) à une sorte de sagesse supra-mondaine (comme le stage de sotāpanna). La plupart du temps toutefois, il désignerait simplement un niveau de concentration de base durant la méditation : […] it’s […] crucial to note that the phrase ‘the one who knows’ (‘poo roo’ in Thai) is a colloquialism that has different meanings in different contexts. It can be used (at one end of the spectrum) for ‘that which cognizes an object,’ to (at the other end) ‘supramundane wisdom.’ Most often it is used in simple concentration instructions, where the meditator separates awareness from the object and then focuses on the awareness237.

De surcroît, précisons que ce qu’il faut retenir de l’expression « celui qui sait », c’est le verbe « savoir », et non le pronom « celui ». Le bouddhisme se méfie de toute forme de réification personnelle des phénomènes cognitifs, et en fait dans l’expression « celui qui sait », personne ne sait : il n’y a que le « savoir », sinon le pratiquant reste pris dans sakkāyadiṭṭhi238 (et ne peut donc pas atteindre le stage de sotāpanna239). Pour illustrer l’importance de ne pas s’« identifier personnellement » aux différentes cognitions, Ajahn Sumedho disait : « Just like the question ‘Can you see your own eyes?’ […] it’s not

236 A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 5…, p. 39. 237 Ajahn Amaro and Ajahn Pasanno, The Island, Redwood Valley, Abhayagiri Monastic Foundation, 2009, p. 192. 238 Voir note no 215. 239 Un sotāpanna (voir note no 216) a par définition éradiqué sakkāyadiṭṭhi. 73

necessary to see your own eyes. It’s not necessary to know who it is that knows – because there’s knowing240. » Ajahn Pasanno et Ajahn Amaro fournissent des explications similaires : In the employment of such terms as ‘the one who knows,’ it is important to understand that this is a colloquial usage and in no sense is some kind of ‘true self’ or ‘super-entity’ implied – it’s merely a convenient figure of speech. If we start looking for ‘who’ it is that is aware we rapidly end up [a] kind of tangle241 .

Cela dit, analysé en tant qu’innovation, le « being the knowing » de Sumedho semble avoir la même fonction que le « one who knows » de Chah; il s’agit donc à la fois d’une stratégie de sauvegarde et d’une stratégie de légitimation. Mais cette dernière agit ici à un autre niveau si l’on tient compte de la nuance suivante. Chez Chah, la légitimation s’appuyait sur les enseignements de Man et sur les textes anciens (notamment l’histoire d’Añña Koṇḍañña). Mais chez Sumedho, cette légitimation se fonde davantage sur son célèbre maître Ajahn Chah que sur Ajahn Man ou les écritures palies. Car pour Sumedho, si poo roo est un concept opératoire si efficace, c’est avant tout grâce à la façon dont son maître, reconnu nirvāné (tout comme Man) en Thaïlande, l’a enseigné (Sumedho n’a jamais eu un prestige comparable à celui de son maître, et on se souviendra avant tout de lui comme un disciple de Chah).

Si l’efficacité sotériologique du poo roo ne fait maintenant plus aucun doute, encore faut-il l’expliciter. Nous verrons donc dans la section suivante deux qualités particulières qui sont fondamentales à la réalisation du poo roo : l’attention constante sur anicca, et patient endurance.

240 Ajahn Sumedho, « Question Time; with Ajahn Sumedho », Forest Sangha Newsletter, Great Gaddesden (UK), Amaravati Buddhist Monastery, Oct. 1988 (http://www.fsnewsletter.amaravati.org/html/06/quest.htm, page consultée le 29 juillet 2015). 241 A. Bhikkhu and A. Pasanno, The Island…, p. 194. 74

2.2.4 Deux concepts clés des enseignements d’Ajahn Chah : anicca et patient endurance

2.2.4.1 Anicca Anicca est un mot pali parallèle au sanskrit anitya qui signifie « impermanence ». Dans la doctrine bouddhique, anicca est l’une des Trois caractéristiques ou Marques de l’existence (pali : tilakkhaṇa), les deux autres étant (l’absence de soi intrinsèque) et duḥkha (la souffrance ou plus généralement l’insatisfaction). Chah aime souligner que l’impermanence n’est pas qu’une caractéristique des objets extérieurs. Elle s’applique aussi et surtout, chez le moine contemplatif, aux émotions et aux pensées. Comme ces objets mentaux sont transitoires, ils sont incertains et on ne peut pas s’y fier. Leur vraie nature est anicca. Être constamment conscient de leur nature correspond selon Chah à l’état d’esprit du Bouddha : « […] in our practice we must turn inwards and find the Buddha. Where is the Buddha? The Buddha is still alive to this very day, go in and find him. Where is he? At aniccaṁ, go in and find him there, go and bow to him : aniccaṁ, uncertainty242. » On perçoit ici clairement une stratégie de légitimation, car Chah légitime l’importance qu’il accorde à anicca en associant ce concept à l’essence même du Bouddha.

Ajahn Chah évoque la notion d’anicca dans presque tous ses discours. Car selon lui, la compréhension d’anicca est à la base de la Vue Juste243, la Vue Juste est à la base de la Sagesse (paññā), et la Sagesse est à la base de l’Éveil. Chah aborde particulièrement bien ce sujet précis dans le discours intitulé “Not Sure!” – The Standard of the Noble Ones244. Chah commence ce discours en rappelant l’importance primordiale de la Vue juste. Il précise notamment que les Cinq pouvoirs (bala)245 n’ont aucune valeur spirituelle246 s’ils

242 A. Chah, The Teachings of Ajahn Chah…, p. 261. 243 Sammā-diṭṭhi : la « vue juste », un des huit volets du Noble Sentier Octuple. 244 A. Chah, The Teachings of Ajahn Chah…, p. 257-265. 245 Saddhā, viriya, sati, samādhi, et paññā (foi, effort, pleine conscience, concentration, et sagesse). 246 Mais il s’agit ici peut-être aussi d’une critique indirecte à l’égard de maîtres bouddhistes thaïs qui mettent l’accent sur samādhi (notamment d’autres disciples de Man). 75

ne sont pas guidés par une Vue juste. Chah se sert d’une métaphore avec le monde animal pour illustrer son propos (comme il le fait souvent dans ses discours247) : Viriya : [...] Everybody has some sort of effort, but does our effort contain wisdom or not? Sati : is the same. Even a cat has sati. When it sees a mouse, sati is there. The cat’s eyes stare fixedly at the mouse. , fixedness of mind – everybody has this as well. A cat has it when its mind is fixed on grabbing the mouse and eating it [...]. These five things are called powers. Have these five powers arisen from right view, sammā-diṭṭhi, or not? Saddhā, viriya, sati, samādhi, paññā – have these arisen from right view? What is right view? What is our standard for gauging right view248?

Chah décrit ensuite ce qu’est selon lui ce « standard for gauging right view » : « Right view is the understanding that all these things are uncertain249 ». Avoir la Vue juste, c’est donc voir tout comme étant anicca, être constamment témoin d’anicca.

Chah explique ensuite comment il faut se rappeler constamment l’impermanence des choses. Cet état d’esprit se développe selon lui dans l’attention aux perceptions des cinq sens et aux cognitions connexes. Chah raconte qu’au début de sa vie monastique, il avait de la difficulté à trouver des maîtres inspirants et avait donc pratiqué par lui-même une bonne partie du temps, en voyageant et en appliquant les enseignements bouddhiques sur anicca appris dans les écritures : I traveled and I looked around. I had ears so I listened, I had eyes so I looked. Whatever I heard people say, I’d tell myself, “Not sure.” Whatever I saw, I told myself, “Not sure,” or when the tongue contacted sweet, sour, salty, pleasant or unpleasant flavors, or feelings of comfort or pain arose in the body, I’d tell myself, “This is not a sure thing!” And so I lived with Dhamma250.

Chah termine son discours en disant que la vérité d’anicca est simple, mais dure à appliquer, et il exhorte son auditoire à couper la racine des souillures (kilesa) grâce à la compréhension d’anicca.

247 Chah utilisait souvent des métaphores dans ses enseignements. Une compilation de celles-ci a même été publiée (A. Chah, In Simple Terms; 108 Dhamma Similes by Ajahn Chah…). 248 A. Chah, The Teachings of Ajahn Chah…, p. 258-259. 249 Ibid., p. 259. 250 Ibid., p. 262. 76

Ce discours illustre très bien pourquoi il est important selon Chah de ne pas « croire » au mental et d’être sans cesse conscient de la nature impermanente et incertaine des pensées et des cognitions. Sa recommandation n’a toutefois rien de nouveau dans la tradition theravāda. On la trouve dans la plupart des instructions de base sur la méditation vipassanā251, lesquelles se résument à analyser profondément la réalité pour voir sa véritable nature, c’est-à-dire les Trois marques de l’existence. Comme anicca est la première de ces Trois marques et que anattā et duḥkha découlent en quelque sorte d’anicca, l’accent est souvent accordé à anicca. Chah encourage d’ailleurs ses moines à contempler anicca non seulement durant leurs méditations, mais en tout temps : « Whenever something arises within the mind, whether you like it or not, whether it seems right or wrong, just cut it off with, “this is not a sure thing.” Whatever arises just cut it down, “not sure, not sure.” With just this single axe you can cut it all down. It’s all “not sure”252. »

Pour comprendre en quoi ces instructions de Chah se distinguent de celles des autres maîtres, nous les comparerons avec une célèbre technique de méditation vipassanā qui a été enseignée par Mahāsi Sayādaw et popularisée en Occident à partir du milieu du

XXe siècle. Cette technique, parfois appelée simplement « noting » (« observer », ou « prendre note ») en anglais, est inspirée des textes canoniques et consiste notamment à se concentrer sur chaque mouvement de l’abdomen durant les inspirations et les expirations, puis de « noter » mentalement toutes les sensations internes et externes qui se présentent. Lorsque des pensées surgissent, il faut noter simplement « pensées », lorsque des sons surgissent « sons », lorsqu’il y a de la douleur « douleur », quand il y a de la joie « joie », etc. Puis la technique peut être appliquée dans la vie quotidienne, par exemple « manger », « marcher », etc. À mesure qu’il progresse, le pratiquant constaterait la vraie nature de ces sensations qui portent le sceau des Trois marques de l’existence.

251 Terme pali souvent traduit par « vue profonde ». Il s’agit de l’une des deux principales approches méditatives du bouddhisme, axée sur l’analyse. La deuxième est appelée et est axée sur le calme mental. 252 Ibid., p. 219. 77

Les enseignements de Chah sur anicca ressemblent à la technique du « noting » de Mahāsi Sayādaw, mais Chah semble viser davantage les multiples contenus mentaux (pali : papañca) associés à la formation d’opinions ou de jugements; selon lui, le principe d’anicca est si important qu’il semble invalider toute « conclusion » issue d’une pensée discursive : chaque objet mental est « noté », considéré comme impermanent, puis en quelque sorte « invalidé ». L’approche de Chah à l’égard d’anicca est donc radicale et se démarque quelque peu de l’enseignement traditionnel. Elle est en outre, selon lui, l’essence de l’enseignement du Bouddha, et le pratiquant doit sans cesse l’appliquer dans la vie quotidienne : « All the teachings in this world can be contained in this one teaching : aniccaṁ. Think about it. I’ve searched for over forty years as a monk and this is all I could find. That and patient endurance253. » La prochaine section porte d’ailleurs sur patient endurance.

2.2.4.2 Patient endurance La qualité de patient endurance est, sans surprise, indispensable chez les moines de la forêt. Chah l’évoque souvent dans ces enseignements, notamment dans un discours intitulé Dhamma fighting254. Comme dans d’autres discours de Chah, on sent la rhétorique guerrière typique des premiers disciples d’Ajahn Man (les kruba ajahn) : « In the practice of Buddhism, the path of the Buddha, we fight with Dhamma, using patient endurance. We fight by resisting our countless moods255. » Le combat spirituel sur la voie du dhamma consiste à résister aux pièges posés par nos états d’esprit, avec patience et endurance. Mais ce combat n’est évidemment pas un combat comme les autres; il s’agit d’un combat interne :

Where there are defilements there are those who conquer defilements, who do battle with them. This is called fighting inwardly. To fight outwardly people take hold of bombs and guns to throw and to shoot; they conquer and are conquered. Conquering others is the way of the world. In the practice of Dhamma we don’t have to fight others, but instead conquer our own minds, patiently enduring and resisting all our moods. […] if there is greed, we fight

253 Ibid., p. 261. 254 Ibid., p. 194-197. 255 Ibid., p. 194. 78

that; if there is aversion, we fight that; if there is delusion, we strive to give it up. This is called “Dhamma fighting”256. D’emblée, ce passage cadre avec la rhétorique classique du bouddhisme primitif sur la quête spirituelle, souvent comparée à un combat interne (notamment contre les Dix entraves257 et les Trois poisons258) nécessitant des efforts. Mais cette rhétorique est ici amplifiée à la façon typique des moines ascétiques.

Adoptant le style féroce d’Ajahn Man et de sa première génération de disciples, Chah encourage ses moines à pratiquer tout le temps, jour et nuit, « […] be sure to practice every day. Whether lazy or diligent, practice just the same […]. Don’t discriminate between day and night, whether the mind is peaceful or not […], just practice. »259 Fidèle à la rhétorique classique bouddhique, Chah montre la voie, place l’adepte au début du chemin et lui dit que le reste dépend de lui et lui seul : « The Buddha taught us to give up all forms of evil and cultivate virtue. This is the right path. Teaching in this way is like the Buddha picking us up and placing us at the beginning of the path. Having reached the path, whether we walk along it or not is up to us. The Buddha’s job is finished right there260. » En résumé, Chah enseigne dans ce discours que l’essentiel du bouddhisme est la pratique, l’effort dans la pratique. Il conclut d’ailleurs ainsi : « You should all make an effort to follow the practice. This is training261 ».

L’expression patient endurance provient vraisemblablement de versets très utilisés dans les liturgies bouddhiques, tirés du Discours sur la perfection de la patience, l’Ovādapātimokkha262. Ce discours résume les principes de base du bouddhisme et est

256 Ibid., p. 194. 257 Les Dix entraves sur la voie bouddhique : la croyance en l’existence de la personne, le doute, l’attachement aux rites et aux règles, le désir sensuel, la malveillance, la soif d’existence matérielle-subtile, la soif d’existence immatérielle, l’orgueil, l’agitation et l’ignorance. 258 Les Trois poisons à surmonter sur la voie bouddhique: l’égarement, l’avidité et l’aversion. 259 A. Chah, The Teachings of Ajahn Chah…, p. 196. 260 Ibid., p. 195. 261 Ibid., p. 197. 262 Discours prononcé par le Bouddha, selon les ouvrages de commentaires du canon pali, devant 1 250 disciples arahant réunis spontanément pour l’occasion. 79

souvent récité par les moines, notamment durant le Māgha Pūjā, fête majeure du calendrier bouddhique thaïlandais. Les mêmes versets ont ensuite été repris dans le Dhammapada263, un recueil de courts textes très populaire dans le monde Theravāda. Dans les versets en question, il est précisé que la lutte interne associée à patient endurance n’a rien à voir avec un combat extérieur où il faut blesser autrui; or Chah apporte cette même précision dans le discours Dhamma fighting. Voici les versets en question tels qu’on les trouve dans le :

183. S’abstenir de tout mal, cultiver le bien, purifier son esprit, voici l’enseignement des bouddhas. 184. La patience et l’endurance264 sont l’ascétisme le plus haut265, Nibbāna est suprême, disent les bouddhas. Car n’est pas un disciple (pabbajita), celui qui blesse autrui, ni un ascète (samana) celui qui moleste les autres266. Encore une fois, patient endurance n’est pas une innovation à proprement parler. Ce qui est novateur est l’importance accordée à cette qualité au sein de la lignée. En tant que qualité distinctive des moines forestiers (et surtout des kruba ajahn), on peut la voir de l’extérieur comme une stratégie de sauvegarde, au sens où il est impossible d’être moine forestier sans la développer : « Of all the qualities we develop in our lives, patient endurance is the most important267 », rappelle Chah à ses moines. Nous croyons toutefois que l’importance accordée à cette qualité par Chah agit également à l’interne comme stratégie de légitimation, particulièrement lorsqu’il décrit l’inégalable « patient endurance » des kruba ajahn dans ses discours destinés aux novices ou encore aux Occidentaux. L’évocation des « pères fondateurs » vient automatiquement légitimer l’importance de patient endurance auprès des nouveaux adeptes. On peut percevoir cette stratégie dans un discours particulier destiné à des moines occidentaux, intitulé The

263 Le Dhammapada est l’un des plus anciens textes bouddhiques, et aussi l’un des plus populaires. 264 Nous soulignons. 265 Verset 184 : « Patient endurance: the foremost austerity » (traduction de Ṭhānissaro Bhikkhu, https://www.accesstoinsight.org/tipitaka/kn/dhp/dhp.14.than.html, page consultée le 15 mai 2017). 266 Traduction anonyme du Dhammapada, http://www.dhammadelaforet.org/sommaire/dhp/dhammapada.pdf 15 mai 2017, page consultée le 22 octobre 2017. 267 A. Chah, The Teachings of Ajahn Chah…, p. 457. 80

Training of the Heart268, où Chah décrit la pratique du dhamma comme un entraînement avec en son centre patient endurance. Il commence ce discours en soulignant que les kruba ajahn d’antan devaient faire preuve de cette qualité beaucoup plus que les moines thudong d’aujourd’hui : In those times one rarely encountered the luxuries that are so commonplace today, there simply weren’t any. […] The environment was such that monks had to have a great deal of patience and endurance; they didn’t bother over minor ailments. Nowadays you get a bit of an ache and you’re off to the hospital! […] They practiced in the forest with patience and endurance alongside the many dangers that lurked in the surroundings. […] Indeed, the patience and endurance of the monks in those days was excellent because the circumstances compelled them to be so. In the present day, circumstances compel us in the opposite direction. […] The virtues of patience and endurance are becoming weaker and weaker269.

Quand Chah se désole de la faiblesse croissante de patient endurance chez les nouveaux moines, il utilise une rhétorique de la perfection originelle d’une tradition (et son inévitable déclin au fil du temps) propre aux stratégies de légitimation. Mais encore une fois cette rhétorique ne saurait légitimer sans, au bout du compte, vouloir persuader, et elle suppose donc tout autant une stratégie de persuasion. Comme nous disions en introduction, il peut arriver que les trois stratégies se recoupent pour une même innovation.

Enfin, le constat de Chah dans son discours The Training of the Heart n’en est pas un d’échec. Il persistera, tout au long de sa carrière monastique, à enseigner patient endurance à ses disciples. Nous nous penchons d’ailleurs maintenant sur la façon dont Chah encourageait ceux-ci à développer cette qualité.

2.2.5 Le style d’enseignement d’Ajahn Chah : les « situational teachings » Ajahn Chah n’accordait aucun traitement de faveur aux moines occidentaux. Leur inconfort associé à l’adaptation au climat tropical, à la nourriture et à la culture était selon lui favorable au développement de patient endurance. Pour former ses moines, Chah aimait

268 Prononcé devant un groupe de moines occidentaux réunis à Wat Bovornives, à Bangkok, au mois de mars 1977. 269 A. Chah, The Teachings of Ajahn Chah…, p. 46. 81

les confronter à des situations concrètes, voire des difficultés, afin qu’ils comprennent les enseignements bouddhiques d’un point de vue expérientiel, et non intellectuel. Dans cette perspective, chaque expérience de la vie devient une possibilité d’apprentissage. Ce style d’enseignent est appelé « situational teaching » par Ajahn Amaro, un disciple de Chah : […] the majority of the learning process occurred through what might best be described as situational teachings. Ajahn Chah realized that, in order for the heart to truly learn any aspect of the teaching and be transformed by it, the lesson had to be absorbed experientially, not intellectually alone. […] He encouraged the attitude of being ready to learn from everything270.

Chah sait que le dhamma transforme lorsqu’il est vécu, et non intellectualisé. Il propose une routine monastique qui, malgré son apparente banalité, ou plutôt grâce à celle-ci, permet aux moines de se transformer spirituellement et d’échapper à la souffrance (duḥkha) : « […] community work projects, learning to recite the rules, helping with the daily chores, random changes in the schedule – these were all used as a forum in which to investigate the arising of dukkha and the way leading to its cessation271. » Sumedho raconte souvent dans ses desanā qu’il doutait initialement des qualités d’enseignant de Chah, car ce dernier donnait peu d’instructions théoriques et demandait à ses moines de faire toutes sortes de travaux, notamment de longues séances de balayage en matinée autour du temple. Chah perçut l’insatisfaction de Sumedho sur son visage un bon matin et lui dit « Sumedho! Is the suffering in the broom? Is the suffering in the leaves? 272 », après quoi Sumedho aurait eu une petite illumination...

Les enseignements d’Ajahn Chah cadrent avec ceux des kruba ajahn en ce qu’ils sont axés sur l’effort dans la voie spirituelle, la conduite morale (sīla) et l’attention (sati) en toutes circonstances. Ils se distinguent toutefois légèrement de ceux-ci par l’importance accordée

270 A. Chah, Food for the Heart…, p. 30. 271 Ibid., p. 30. 272 P. Breiter, Venerable Father..., p. 24. 82

au développement de la Vue juste273 et de la sagesse (paññā) grâce aux « situational teachings », particulièrement dans la vie communautaire. Chah aimait comparer les jeunes moines à des cailloux que l’on met dans un sac; en brassant le sac suffisamment longtemps, ils perdent leurs irrégularités et se polissent les uns les autres. Cela transparaît dans la routine monastique proposée par Chah, qui inclut plusieurs travaux collectifs « obligatoires » (balayer, effectuer divers travaux d’entretien, tirer l’eau du puits) et un ou deux pūjā274 quotidiennes. Cette routine diffère de celle suggérée par plusieurs autres disciples de Man. Par exemple, les moines dirigés par Mahā Boowa se réunissent moins souvent (parfois seulement pour l’aumône, le repas quotidien et la récitation du pāṭimokkha) et ont moins de travaux et pūjā collectives « obligatoires » (ce qui cadre en outre avec les enseignements de Boowa, axés davantage sur le développement de la concentration [samādhi] dans la pratique solitaire). Chah privilégie par-dessus tout les situational teachings275 en contexte communautaire, car c’est selon lui en présence de difficultés et au contact des autres que les moines développent le mieux leur sagesse. Cela dit, Chah n’encourage pas la socialisation dans ses monastères qui demeurent essentiellement des ermitages; en dehors des activités collectives, il s’attend à ce que ses moines parlent peu entre eux276.

Dans un discours publié sous le titre Training in Thailand277, Ajahn Sumedho décrit comment son expérience monastique en Thaïlande sous la direction de Chah lui a permis de pratiquer patient endurance. Ce texte est en fait une combinaison de deux discours

273 « Ajahn Chah put tremendous emphasis on right view, the effort to discern clearly where we go wrong, and set ourselves up to create suffering » (Ajahn Pasanno, A Dhamma Compass, Redwood Valley (CA), Produced for free distribution by Thawsi School, 2007, p. 37 [version électronique]). 274 Mot d’origine sanskrite signifiant « rite, prière, ou invocation ». Dans le bouddhisme, il s’agit souvent d’un rituel quotidien de base effectué matin et soir, comprenant la récitation de chants et une méditation assise. 275 « Enseignements situationnels » : selon Chah, la meilleure façon de former des moines consiste à les confronter à diverses situations concrètes, et non de leur donner des enseignements théoriques. 276 « Outside their communal sittings and chores, socializing and gossip among monks is not encouraged » (S. J. Tambiah, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets..., p. 137). 277 A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 5..., p. 9-16. 83

prononcés à plus de vingt-cinq ans d’intervalle278, et consiste essentiellement en divers épisodes de « résilience ». La première phrase du texte est d’ailleurs très éloquente à cet égard : « The wise person learns from life itself; the fool waits for perfect weather279. » Nous résumons ici quatre de ces épisodes : - À Wat Pah Pong, les villageois donnent parfois aux moines des currys délicieux, mais Chah mélange tout dans un gros bol, suivant une pratique typique des kruba ajahn. « It made me sick to even look at it280 », dit Sumedho, mais il finit par accepter de manger cette nourriture peu appétissante. - Sumedho juge très inconvénient le port des trois robes le matin lors de l’aumône, une pratique traditionnelle thaïe qui est « obligatoire » même durant la saison chaude281. Ses plaintes se rendent jusqu’aux oreilles de Chah. Ce dernier se moque un peu de lui et lui fait réaliser que le vrai problème n’est pas tant la chaleur que son esprit toujours prompt à critiquer. Sumedho réfléchit aux commentaires de son maître et finit par s’avouer que « […] what is ruining my life is my whining mind282 ». - L’année suivante, Chah accepte que Sumedho se retire dans une montagne du Cambodge pour vivre en solitude, un rêve que ce dernier caresse depuis ses premiers instants dans la vie monastique. Mais la nourriture est très mauvaise, il tombe gravement malade et se retrouve complètement isolé. Dans un état lamentable, il entend les avions qui passent au-dessus de lui et s’ennuie de sa mère. Il vit alors une autre transformation spirituelle : « ʻAh! I see that suffering is my own creation. It is the reaction to the body, to the conditions of the mind and to the world.’ Then there was peace283. » - L’année suivante, Chah envoie Sumedho dans un monastère près du Cambodge. Sumedho n’apprécie pas du tout l’abbé, qu’il juge rustre et très peu inspirant. Or à la fin de l’aumône matinale, il doit lui laver les pieds, suivant une pratique courante en Thaïlande. Sumedho

278 « Adapted from ‘Training in Thailand’ – The , February 1980; and from ‘Life Is Like This’ – a talk given at Spirit Rock Meditation Center, summer 2005 » (ibid., p. 9). 279 Ibid., p. 9. 280 A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 5..., p. 11. 281 Une pratique propre aux kruba ajahn. 282 A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 5..., p. 13. 283 Ibid., p. 14. 84

avait appris à aimer laver les pieds de son maître Ajahn Chah, mais cet abbé ne l’inspire pas et il rechigne donc à le faire. Après maintes hésitations, il finit par « lâcher prise » et réalise qu’il est plus souffrant de résister que de s’adapter à la situation. Il sortira de cette aventure grandi : « So again, the wise powers that be had kindly sent this teacher to expose the origin of suffering in order that I might discover its cessation. I spent two years at that monastery, and by the time I left I had learned another lesson in letting go284. »

Sumedho constate finalement que toutes ces expériences s’inscrivent dans l’enseignement d’Ajahn Chah suivant lequel il faut considérer toute expérience, positive ou négative, comme deux facettes d’une même pièce de monnaie : During those ten years with Ajahn Chah, the experiences, the opportunities, the lack of opportunities, the lifestyle of the bhikkhu, the Vinaya discipline, Thai traditions, the other monks, the laypeople, the forest, the town, the hot weather, the mosquitoes, snakes and ants, the hopes and disillusionments, the ageing process itself, being a disciple and being a teacher, being praised by some and being criticized by others, the successes and the failures – all were of equal value, pointing the way to liberation: the opanayika dhamma [le dhamma préparatoire285] that leads towards peace, towards calm [...] towards nibbāna286.

Évidemment, pour assimiler cet apprentissage, les moines doivent faire preuve de beaucoup de patient endurance, et Ajahn Chah n’hésite pas à placer ses disciples dans des situations difficiles à cette fin : In those days, Ajahn Chah loved testing our patient endurance to the point where we didn’t think we would be able to last another moment. I’d hear myself saying, ‘I can’t take any more of this [...] I’ve had enough. This is the END!’ Then I’d find out I could endure more287.

La rhétorique derrière ce discours semble relever avant tout d’une stratégie de persuasion : Sumedho tente de convaincre son auditoire que l’entraînement monastique suivi en Thaïlande (plus particulièrement les situational teachings de Chah) fonctionne, non pas

284 Ibid., p. 15. 285 L’adjectif opanayika signifie justement « qui conduit vers, préparatoire ». 286 Ibid., p. 15. 287 Ibid., p. 10. 85

malgré les difficultés qui s’y rattachent, mais bien grâce à celles-ci. Le but sous-jacent à chaque anecdote racontée est donc de convaincre de l’efficacité des situational teachings et de l’attitude de patient endurance, vertu clé des moines forestiers. Les difficultés, loin d’être des obstacles, permettent au moine qui use de patient endurance de cheminer sur la voie du dhamma.

2.2.6 Deux innovations d’Ajahn Sumedho : Intuitive Awareness et le Sound of Silence

2.2.6.1 Intuitive Awareness (la Conscience intuitive288) Intuitive awareness est la traduction personnalisée proposée par Ajahn Sumedho pour le terme sati-sampajañña, un concept abondamment utilisé dans les enseignements de Chah. L’expression provient d’une formule répétée à maintes reprises dans le Satipaṭṭhāna Sutta289 et l’Ānāpānasati Sutta290 : (ātāpi) sampajāno satimā, traduit par « (ardent), fully aware, and mindful291 ». Ces sutta sont considérés dans le Theravāda comme les sutta essentiels sur la méditation, et ils sont très utilisés dans l’enseignement de la méditation vipassanā, en Occident comme en Asie. Avant d’aborder le concept en détail, quelques considérations sémantiques sont nécessaires.

L’expression sati-sampajañña est simplement un composé formé de l’addition des concepts de sati (l’attention) et de sampajañña (la claire compréhesion). Le terme sati est

288 Ajahn Sumedho, La conscience intuitive, Great Gaddesden (UK), Amaravati Publications, 2017. 289 En voici un extrait : « What are the four [foundations of mindfulness]? Here, bhikkhus, a bhikkhu abides contemplating the body as a body, ardent, fully aware, and mindful, having put away covetousness and grief for the world. He abides contemplating feelings as feelings, ardent, fully aware, and mindful, having put away covetousness and grief for the world. He abides contemplating mind as mind, ardent, fully aware, and mindful, having put away covetousness and grief for the world. He abides contemplating mind-objects as mind-objects, ardent, fully aware, and mindful, having put away covetousness and grief for the world » [Italiques de l’auteur] (Bhikkhu Ñāṇamoli at , The Middle Length Discourses of the Buddha, A Translation of the Majjhima Nikāya, Boston, Wisdom Publications, 1995, p. 145). 290 En voici un extrait : « Bhikkhus, on whatever occasion a bhikkhu, breathing in long, understands: ‘I breathe in long,’ or breathing out long, understands: ‘I breathe out long’; [...]—on that occasion a bhikkhu abides contemplating the body as a body, ardent, fully aware, and mindful, having put away covetousness and grief for the world. I say that this is a certain body among the bodies, namely, in-breathing and out- breathing. That is why on that occasion a bhikkhu abides contemplating the body as a body, ardent, fully aware, and mindful, having put away covetousness and grief for the world » [italiques de l’auteur] (ibid., p. 944-945). 291 Ibid., p. 145. 86

à l’origine de la notion maintenant populaire de « mindfulness », généralement traduite en français par « pleine conscience ». Il est apparenté au sanskrit smṛti, signifiant « mémoire », mais le sens de sati dans le bouddhisme s’éloigne généralement de la mémoire pour désigner plus précisément une présence d’esprit qui « se rappelle » constamment les lignes directrices de la doctrine bouddhique ou un thème plus précis (par exemple l’une ou l’autre des Trois marques de l’existence), particulièrement dans la méditation. En Occident, le mindfulness est souvent décrit comme une simple présence d’esprit ou une attention pure, mais cette interprétation limite la portée traditionnellement plus large de sati.

Sampajañña est un terme beaucoup moins courant. On le trouve souvent lié à sati. Généralement, il élargit et précise le sens de sati avec une circonspection qui dépasse la pratique de la méditation et englobe les activités mondaines292. Le Dictionnaire Pali-Français de Nyanatiloka définit sampajañña ainsi : « Lucidité de conscience, compréhension lucide. Ce terme est fréquemment rencontré avec la présence d’esprit (sati)293. » Le dictionnaire de la Pali Text Society fournit un peu plus de précisions : « Attention, consideration, discrimination, comprehension, circumspection [...]. Often combined with sati, with which almost synonymous294. » Dans les traductions anglaises du canon pali, le terme sampajañña (ou l’adjectif sampajāno) se rend généralement en anglais par clear comprehension ou clearly comprehending (Bhante Gunaratana295, Bhikkhu Sujato296, Nyanasatta Thera297), mais il existe d’autres

292 Cette interprétation est liée au fait que dans les sutta, le terme sampajañña est souvent utilisé pour qualifier l’attention du bhikkhu lorsqu’il quête sa nourriture. 293 Nyanatiloka, Dictionnaire Pali-Français, Paris, Adyar, 1961. 294 T. W. Rhys Davids, et William Stede, The Pali Text Society’s Pali-English Dictionary, 1921-1925, p. 764 (Dictionnaire en ligne, http://lirs.ru/lib/dict/Pali-English_Dictionary,1921-25,v1.pdf, page consultée le 24 novembre 2017). 295 Bhante Gunaratana, The Four Foundations of Mindfulness in Plain English, Boston, Wisdom Publications, 2012, p. 43. 296 Bhikkhu Sujato, A History of Mindfulness, Bundanoon, Santipada, 2012, p. 204. 297 The Foundations of Mindfulness (Satipaṭṭhāna Sutta), translated by Nyanasatta Thera (http://www.accesstoinsight.org/lib/authors/nyanasatta/wheel019.html#found, page consultée le 27 août 2017). 87

traductions légèrement différentes (p. ex., clearly knowing (Analayo Bhikkhu298), alertness (Ṭhānissaro Bhikkhu299), lucidité de conscience ou compréhension lucide (Nyanatiloka300), compréhensif (Walpola Rahula301), fully aware (Bhikkhu Ñāṇamoli et Bhikkhu Bodhi302), clear understanding (U Jotika et U Dhamminda303)). Nous voyons donc qu’intuitive awareness, la traduction personnalisée d’Ajahn Sumedho, peut paraître audacieuse.

Un discours intitulé Intuitive awareness304, qui a été donné au monastère Amaravati305 devant un groupe de moines et de laïcs participant à la retraite d’hiver de 2001306, permet d’éclairer le sens de cette traduction. Comme le titre du discours est aussi celui du livre dans lequel il a été publié initialement, on peut supposer que le discours contient les idées maîtresses de ce que Sumedho entend par intuitive awareness.

Dans ce discours, Sumedho relate d’abord quelques expériences personnelles avant d’expliquer comment résoudre les problèmes sous-jacents grâce à la pratique bouddhique, suivant la rhétorique typique des moines de la forêt. Il résume l’importance qui doit être accordée à sati-sampajañña, et explique pourquoi il préfère traduire ce terme par intuitive awareness. Il y a selon lui un rapprochement à faire entre sampajañña et la Compréhension

298 Venerable Analayo, Satipaṭṭhāna : The Direct Path to Realization, Birmingham (UK), Windhorse Publications, 2003. 299 Ṭhānissaro Bhikkhu, Right mindfulness : Memory and ardency on the Buddhist Path, Valley Center, Metta Forest Monastery, 2012. 300 Nyanatiloka, Dictionnaire Pali-Français, Paris, Adyar, 1961. 301 Walpola Rahula, L’Enseignement du Bouddha. D’après les textes les plus anciens, Paris, PTS Sagesses, 2014, p. 135. 302 Bhikkhu Ñāṇamoli at Bhikkhu Bodhi, The Middle Length Discourses of the Buddha, A Translation of the Majjhima Nikāya, Boston, Wisdom Publications, 1995, p. 145. 303 U Jotika et U Dhamminda, Maha Satipaṭṭhāna Sutta, Migadavun Monastery (Burma), 1986 (https://www.buddhanet.net/e-learning/mahasati.htm, page consultée le 21 janvier 2015). 304 A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 4..., p. 31. 305 Le monastère Amaravati a été fondé en 1984 au Royaume-Uni, et il est aujourd’hui considéré comme la « maison-mère » des monastères de la lignée en Occident. 306 A. Sumedho, Intuitive Awareness, Hemel Hempstead (UK), Amaravati Publications, 2004, p. 5 (version électronique, http://www.buddhanet.net/pdf_file/intuitive-awareness.pdf page consultée le 30 juillet 2017). 88

juste (sammā-diṭṭhi307). Sumedho souligne que, dans le domaine spirituel, il est possible de comprendre (intuitivement) très clairement une chose même si celle-ci est (intellectuellement) confuse. Une « vraie » compréhension (sammā-diṭṭhi) ne relèverait donc pas tant de la pensée discursive que d’une conscience intuitive (intuitive awareness). Sumedho ajoute que l’application de sati-sampajañña consiste à éviter les points de vue extrêmes ou dualistes, et à accepter la nature confuse du monde conditionné : Sampajañña is often translated as ‘clear comprehension,’ which is so vague and, even though it says ‘clear,’ it doesn’t give me a sense of the broadness of that clarity. When you have clear definitions of everything, then you think you have clear comprehension. That’s why we don’t like confusion, isn’t it? We don’t like to feel foggy, confused, or uncertain. These kinds of states we really dislike, but we spend a lot of time trying to have clear comprehension and certainty. But sati-sampajañña includes fogginess, includes confusion, includes uncertainty and insecurity. It’s a clear comprehension or the apperception of confusion – recognizing it’s like this. Uncertainty and insecurity are like this. So it’s a clear comprehension or apprehension of even the most vague, amorphous, or nebulous mental conditions308.

Plus concrètement, dans la méditation, il s’agit notamment de porter attention non pas aux sensations agréables ou désagréables, mais aux sensations neutres ou ambiguës, lesquelles passent souvent inaperçues même si elles occupent la majeure partie de notre quotidien. Quant à l’aspect « circonspection » de sati-sampajañña, évoqué plus tôt dans la définition de la Pali Text Society, Sumedho l’interprète comme une prise de conscience de la réalité sous ses aspects à la fois externe et interne (le monde extérieur et nos réactions internes face au monde), afin de voir le monde sous ces deux angles en même temps. En ce sens, sati-sampajañña serait indispensable au développement de la Vue juste, laquelle s’oppose en outre aux « vues idéalistes » qui interfèrent entre la réalité et les sens, empêchant ainsi le contact direct avec l’ainsité309. Sumedho met d’ailleurs souvent l’accent sur l’ainsité avec la formule « It’s like this310 », qu’il prononce dans de nombreux discours.

307 Voir note no 243. 308 A. Sumedho, Intuitive Awareness, p. 31-32. 309 Réalité d’un moment donné, ou du moment présent (pali : tathātā). 310 A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 4..., p. 35. 89

Derrière ce discours sur l’Intuitive awareness, on devine un homme d’expérience qui présente sa propre interprétation d’un concept important du Satipaṭṭhāna Sutta311, un des plus importants sutta du canon pali sur la méditation. Sumedho peut dévier de l’interprétation traditionnelle en raison de son âge, de son statut et de sa renommée. Il prétend que la traduction traditionnelle de sati-sampajañña n’est pas claire, et il innove en proposant une variante. Dans cette perspective, il s’agit d’une stratégie à la fois de légitimation et de persuasion, car d’une part Sumedho légitime l’utilité d’un concept (sati-sampajañña) qui, en dehors des enseignements de Chah, n’était pas tellement utilisé dans le bouddhisme theravāda, en proposant une traduction selon lui « plus efficace » que la traduction traditionnelle. De ce fait, il donne du poids aux nombreux enseignements où Chah parle de sati-sampajañña, de même qu’à ses propres enseignements sur ce thème. D’autre part, Sumedho tente, lorsqu’il justifie sa traduction, de persuader de sa pertinence.

Avec son interprétation personnalisée de sati-sampajañña, Sumedho désintellectualise et simplifie une notion qui n’a jamais été, du moins en Occident, très claire. Comme dans le cas du Sound of silence312 au prochain point, Sumedho encourage le développement d’une attitude d’inclusion, semblable à un état d’ouverture ou de réceptivité émotive, dans la méditation bouddhique. Alors que la méditation theravāda telle qu’enseignée en Occident est souvent associée à une concentration purement mentale et circonscrite à un objet précis (« en un seul point », ekaggatā), Sumedho souligne l’importance d’y ajouter la foi (saddhā). Son enseignement sur sati-sampajañña vise à encourager ses étudiants à ne pas essayer toujours de comprendre mentalement, mais plutôt à « faire confiance à l’immanence de la chose. Faire confiance, c’est se détendre, c’est une simple attention qui est un acte de foi (saddhā)313. » Il vise également à souligner l’importance de mettā, « l’amour bienveillant », l’une des dix qualités spirituelles cardinales (les Dix pāramitā) du bouddhisme. La méditation sur mettā est aussi une technique traditionnelle du

311 Sutta exposant les bases de la méditation vipassanā (aussi appelée « mindfulness » ou « pleine conscience »). 312 Voir prochaine section. 313 A. Sumedho, La conscience intuitive…, p. 27. 90

Theravāda (un des quatre brahmavihāra), mais Sumedho l’équivaut à sati-sampajañña : « La méditation mettā est la manifestation d’une réelle bonne volonté. On peut la pratiquer de manière formelle mais, fondamentalement, c’est sati-sampajañña314. »

Cette thématique d’une méditation axée davantage sur la foi (saddhā) et « l’amour bienveillant » (mettā) plutôt que sur la concentration est récurrente dans les discours de Sumedho, qui a bien compris durant sa carrière monastique la valeur sotériologique limitée des états de béatitude liés à la concentration profonde, ceux-ci étant fragiles, dépendant de circonstances très précises, et parfois peu propices au développement de la sagesse.

2.2.6.2 The Sound of Silence (le Son du silence) Le son du silence est un nouvel objet de méditation « découvert » par Sumedho durant la première année suivant son arrivée en Angleterre en 1977. Ajahn Amaro315 rapporte qu’au Hampstead Buddhist Vihara, Sumedho est frappé par le silence immaculé des nuits hivernales, causé en partie par le pouvoir insonorisant de la neige, même si le Vihara est situé tout près de Londres. Ce silence contraste avec la Thaïlande qui est très bruyante en général, même dans un monastère forestier, surtout la nuit au cœur de la jungle en raison des cris et gloussements des grillons, des cigales et des autres créatures sauvages. À Hampstead, Sumedho entend durant ses méditations nocturnes un son aigu, comme une petite sonnerie. Il réalise que ce son est interne, semblable à un acouphène. Il ne l’a jamais entendu auparavant, et se rend compte que le son reste toujours présent s’il lui accorde une attention suffisante, même dans un environnement bruyant. Sumedho commence à expérimenter l’utilité de ce son comme objet de méditation, car il présenterait plusieurs qualités « […] that transcend the sense-realm […] : not subject to personal will, ever present but only noticed if attended to; apparently beginningless and endless, formless to some degree, and spatially unlocated316. » Avec ce son entendu au cœur même du silence, Sumedho parvient en outre à endurer l’agitation et les bruits particulièrement non

314 Ibid., p. 32. 315 A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 4..., p. 1-2. 316 Ibid., p. 2. 91

bouddhiques de la vie urbaine londonienne, très différents de ceux des forêts et villages du Nord-Est de la Thaïlande, en développant une solitude « interne » (cittaviveka317) plutôt qu’ « externe » ou « physique » (kāyaviveka318), comme le rapporte Ajahn Amaro : Being newly arrived in a foreign and distinctly non-Buddhist country, and being in a small house in a big and noisy city, he found a strong urge to retreat and get away, back to his beloved forests in Thailand and away from all these crowds of ‘pesky, pestering’ people. But a vividly clear insight eventually dawned that, rather than seeking the physical seclusion of kāyaviveka, he needed to develop the inner seclusion of cittaviveka. Furthermore, he found this newlydiscovered practice of inner listening, attending to what he called the sound of silence, ideal for supporting this quality, this approach of finding seclusion within319.

Après le déménagement du saṅgha à l’extérieur de Londres dans un nouveau monastère situé dans une forêt du West Sussex, Sumedho décide justement de nommer ce monastère « Cittaviveka », en référence directe à son expérience du son du silence et de la « solitude interne » qu’il permet d’atteindre (et aussi parce que la prononciation du mot « cittaviveka » rime un peu avec celle du nom du village avoisinant, « Chithurst »). C’est durant la deuxième retraite d’hiver au monastère Cittaviveka, en janvier 1981, que Sumedho commence à enseigner la méthode du son du silence. Sumedho enseignera dorénavant le son du silence dans de nombreux discours. Nous examinerons ici une desanā prononcée en 2001, intitulée justement The Sound of Silence320, qui nous renseigne particulièrement bien sur cette innovation de Sumedho.

Dans ce discours, Sumedho parle du son du silence à une audience qui, vraisemblablement, est déjà familier avec cette technique, car dans la première partie il décrit les différentes perceptions de ce son chez ses étudiants. Il explique ensuite ses caractéristiques. Premièrement, pour l’entendre, il faut développer un état d’ouverture et de calme (« when

317 Mot pali signifiant aussi « non-attachement mental ». 318 Mot pali signifiant aussi « non-attachement physique ». 319 Ajahn Amaro, Inner Listening, Hemel Hempstead (UK), Amaravati Publications, 2012, p. 46-47. 320 Ce discours provient du recueil intitulé Intuitive Awareness (on devine donc que le concept du sound of silence est lié à celui de l’intuitive awareness, ou du moins que les deux concepts sont enseignés parallèlement). 92

your mind is open and relaxed you begin to hear it321 »). Le plus important n’est pas d’entendre ce « son » ou non, ou de contempler ses caractéristiques, mais l’état d’esprit développé par le pratiquant pour l’entendre (ou non), qui correspond selon Sumedho à un « a relaxed state of awareness322 », ou encore « a state of receptive awareness323 ». Sumedho décrit ensuite les qualités d’un tel état d’esprit, très similaires à celles associées à sati-sampajañña. En somme, il s’agit de qualités d’ouverture, d’ « espace » et de réceptivité, lesquelles sont à la base de la vie contemplative : This state of mind is one that welcomes whatever arises in consciousness; it’s not a state where you are excluding anything. The sound of silence is like infinite space because it includes all other sounds, everything. It gives a sense of expansion, unlimitedness, infinity […]. The mind is in a very wide, expansive state of awareness: inclusive, open, and receptive rather than closed and controlled324.

Le son du silence permettrait en outre de calmer les pensées discursives et de faire l’expérience d’anattā (non-soi): Listening to the sound of silence, you can begin to contemplate non-thinking, because when you are just listening to the cosmic sound there is no thought. It’s like this – emptiness, not-self. […] When you’re just with the cosmic sound alone, there is pure attention, no sense of a person or personality, of me and mine. This points to anattā325.

Sumedho aborde ensuite un aspect fondamental de son enseignement sur le son du silence. Quand le pratiquant porte son attention sur ce son, durant une méditation ou non, il ne doit pas tenter parallèlement d’atteindre un état d’esprit subtil, car un tel état d’esprit, bien qu’associé à une certaine béatitude, ne peut être maintenu que dans des conditions très précises et précaires, par exemple dans un endroit isolé ou silencieux : « It’s not like you’re creating a refined state that depends on conditions to support it. To sustain any kind of refined state you have to have very refined conditions supporting it326. » Avec le son du

321 A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 4..., p. 125. 322 Ibid., p. 125. 323 Ibid., p. 125. 324 Ibid., p. 126. 325 Ibid., p. 127. 326 Ibid., p. 129. 93

silence, Sumedho veut précisément éviter de dépendre de ces conditions. Il n’est donc pas nécessaire d’avoir atteint un niveau élevé de calme mental, ni de se trouver dans un lieu silencieux et isolé, pour se concentrer sur le son du silence. S’il y a du bruit, il suffit de se concentrer sur le « son derrière le bruit ». Car le son du silence décrit par Sumedho est un son sous-jacent à tout, tel un son cosmique ou primordial : With the sound of silence, you begin to hear it wherever you are – in the middle of London, in a traffic jam in Bangkok, in a heated argument with somebody, when the pneumatic drill, the lawn mower, and the chainsaw are all going at the same time, even when there is music. So learning to detect it and tuning into it is like a challenge327.

Concrètement, le son du silence permet de mieux intégrer la méditation pleine conscience dans la vie quotidienne : « Listening to the sound of silence allows us to integrate mindfulness meditation into movement, work, business. If you are in the kitchen washing the dishes, or walking from here back to your room, or driving a car, you are able to listen to the sound of silence at the same time. It does not make you heedless328. »

Au fur et à mesure qu’il enseigne cette technique, Sumedho reçoit des commentaires de personnes associées à d’autres traditions qui s’adonnent déjà à une contemplation semblable. Par exemple, il apprend que certaines traditions indiennes nomment cette pratique « nāda yoga329 », ou « Meditation on the inner light and sound330 ». Sumedho découvre en outre que des livres ont été écrits à ce sujet, notamment The way of inner Vigilance331 par Salim Michael. En 1991, Sumedho enseigne sa technique lors d’une retraite dans un monastère chinois aux États-Unis. L’abbé du monastère, le vénérable Heng Ch’i, indique à Sumedho qu’une pratique similaire est décrite dans le Śūraṅgama Sūtra332. Durant les années subséquentes, Ajahn Sumedho continue

327 A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 4..., p. 130. 328 Ibid., p. 130. 329 A. Amaro, Inner Listening..., p. 50. 330 Ibid., p. 55. 331 Edward Salim Michael, The Law of Attention: Nada Yoga and the Way of Inner Vigilance, Rochester, Inner Traditions; 2nd edition, 2010, (first published in 1983). 332 Un sūtra bouddhique du Mahayana, qui a beaucoup influencé le Chan (forme de bouddhisme chinois). 94

d’enseigner cette méthode et l’ajoute aux techniques theravādin de concentration sur la respiration (ānāpānasati) et d’analyse profonde (vipassanā).

Bien que le son du silence s’apparente à des méthodes contemplatives d’autres religions, on ne trouve aucun équivalent dans les enseignements theravādin traditionnels333. En ce sens, il est une innovation somme toute assez « pure », car Sumedho semble véritablement avoir « découvert » cet objet de méditation. Mais ce qui nous intéresse surtout ici est la façon dont Ajahn Amaro a traité cette innovation par la suite, notamment dans son livre Inner Listening, paru en 2012. Dans ce recueil, Amaro explique en détail le son du silence proposé par Sumedho et ses liens avec les techniques d’autres traditions spirituelles ou religieuses, par exemple « Naad, Akash Bani and Sruti in the Vedas ; Nada and Udgit in the Upanishads ; The Music of the Spheres taught by Pythagoras; Sraosha by Zoroaster ; Kalma and Kalam-i-Qadim in the Qur’an; Naam, Akhand Kirtan and Sacha Shabd in the Guru Granth Sahib334 ».

Il est parfois plus facile pour une tradition religieuse de gérer des apports extérieurs séduisant en les réinterprétant et en les intégrant plutôt qu’en les rejetant; il s’agit là d’une stratégie de sauvegarde. En ce qui concerne le son du silence, on ne peut pas parler d’apport extérieur, car il s’agit d’une innovation proposée à même l’intérieur. On peut toutefois voir dans la démarche d’Amaro une stratégie de sauvegarde, car il cherche à réinterpréter un nouvel élément à la lumière d’enseignements provenant d’autres traditions. L’être humain, rappelle l’anthropologue M. J. Herskovits, « trouve plus simple d’adopter ce qu’un autre a fabriqué que de résoudre lui-même ses problèmes335. » Dans notre cas, ce principe s’applique indirectement. Bien que Sumedho semble inventer de toute pièce le son du silence, il est beaucoup plus simple pour Amaro de l’associer à ce qui existe déjà dans

333 Comme le souligne Amaro, « it is not a meditation method found in classical Theravāda handbooks […]. [There is] no references to such a practice in the Pali suttas or the classic Southern Buddhist commentaries, such as the Visuddhimagga » (A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 4..., p. 1). 334 A. Amaro, Inner Listening..., p. 57. 335 M. J. Herskovits, Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, Payot, 1952, p. 192 (cité dans A. Couture, « La tradition et la rencontre de l’autre »...., p. 1382). 95

d’autres traditions, puis de justifier sa pertinence dans sa propre tradition en utilisant les explications fournies par ces autres traditions.

2.2.7 L’utilisation du concept bouddhique des « Deux vérités » pour définir le bouddhisme et encourager le dialogue interreligieux Nous adoptons ici une démarche similaire à celle de la section précédente, au sens où nous analysons un enseignement d’Ajahn Sumedho, puis une interprétation de cet enseignement par Ajahn Amaro. Amaro a vécu longtemps aux côtés de Sumedho (il fut co-abbé avec lui durant plus d’une dizaine d’années), et bon nombre de ses enseignements viennent détailler et apporter un nouvel angle aux enseignements de ce dernier. Nous verrons que le concept bouddhique des « Deux vérités », utilisé par Sumedho pour définir le bouddhisme, est utilisé de manière un peu plus concrète par Ajahn Amaro dans le cadre d’une retraite de méditation qu’il codirige avec un maître tibétain.

2.2.7.1 Définition du bouddhisme par Ajahn Sumedho Une question à laquelle aucun maître bouddhiste n’échappe en terre occidentale est celle consistant à savoir si le bouddhisme est une religion ou non. Sumedho ne fait pas exception, et il aborde cette question dans de nombreuses desanā. Nous n’avons pas le temps ici de débattre de cette question dans ses moindres détails, mais nous pouvons en expliquer les grandes lignes. D’emblée, rappelons que la superposition du mot « religion » sur des réalités non occidentales ou très anciennes pose généralement problème. Ceci dit, si l’on se prête au jeu, force est d’admettre que le bouddhisme se distingue à plusieurs égards des grandes religions monothéistes. Il se distingue même des autres religions de l’Inde où il a pourtant pris naissance, car certains de ses principes fondateurs s’opposent, du moins théoriquement, aux concepts essentiels du Brahman336 et de l’ 337. Sans dieu à adorer, sans âme à sauver et sans grâce divine à recevoir, le bouddhisme semble se dérober à certains traits définitoires fondamentaux d’une religion.

336 Dans l’hindouisme, principe sacré universel et suprême, réalité absolue, dieu. 337 Équivalent de l’âme dans l’hindouisme. 96

Nombre d’Occidentaux en sont donc venus à définir le bouddhisme autrement, comme un mode de vie, une philosophie, une science, voire même un mélange des trois. Contrairement à cette tendance répandue en Occident, Sumedho ne cherche pas à distinguer si nettement le bouddhisme des autres religions et préfère trouver les points communs. Il se contente généralement d’expliquer que le bouddhisme est avant tout une praxis (pratique) et se distingue donc des religions axées sur la doxa (croyance). […] believing in something is what people regard as religion: believing in doctrines and theistic positions or believing in atheistic positions. […] But when you’re talking about Buddhism, you can’t use all your conceptions about other religions because they don’t apply. The Buddhist approach is from a different angle. We’re not willing to believe in doctrines or teachings or things that come from others. We want to find out the truth for ourselves338.

Sumedho ne tente toutefois pas de faire du bouddhisme une « non-religion ». Selon lui, le mot religion n’a pas la connotation péjorative qu’on lui prête en cette ère séculière, à condition que la réalité qu’il désigne soit reconnue pour ce qu’elle est vraiment, c’est-à-dire une « convention », suivant la notion bouddhique des « Deux vérités » : la vérité conventionnelle (sammuti en pali) et la vérité ultime (paramattha sacca en pali). Il précise qu’une religion doit être considérée avant tout comme un outil pratique pouvant être utilisé dans la vie mondaine, et non comme un système absolu de croyances auquel il faut adhérer. Il adopte souvent cette position lorsqu’il répond à la question consistant à savoir si le bouddhisme est une religion ou non. Cette position lui permet en outre de légitimer une grande ouverture à l’égard des autres religions. Nous y reviendrons.

Un texte particulier nous fournit des exemples concrets de cette position. Il figure dans le volume 2 de l’anthologie de Sumedho339 (mais paraît initialement au premier chapitre du livre The Mind and the Way340). Le texte est composé d’éléments provenant de plusieurs discours de Sumedho présentés au monastère Amaravati et à d’autres endroits en

338 A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 2..., p. 126. 339 Ibid., p. 117. 340 A. Sumedho, The Mind and the Way: Buddhist Reflections on Life, Boston, Wisdom Publications, 1994. 97

Angleterre dans les années 1980341. Nous nous attarderons principalement à la façon dont Sumedho répond à la question qui sert aussi de titre au texte (Is Buddhism a Religion?), notamment à la lumière de ses propos dans la série de questions-réponses à la fin.

Sumedho commence par inviter le lecteur à contempler la vraie raison d’être d’une religion, tout en reconnaissant que le bouddhisme n’est pas une religion théiste (« Buddhism doesn’t come from a theistic position342 ») et que par conséquent il est souvent perçu comme une forme d’athéisme, de philosophie ou de psychologie plutôt que comme une religion. Mais pour Sumedho, qui montre une haute estime pour l’ensemble des religions, cette nuance importe peu et ne distingue pas l’essence sotériologique bouddhique de celles des autres religions : « All religions have words like ‘liberation’ and ‘salvation.’ Words of this nature convey freedom from delusion, complete and utter freedom, and total understanding of ultimate reality. In Buddhism, we call this enlightenment343. » Sumedho poursuit ensuite son discours apologétique sur les religions. Selon lui, le but essentiel de celles-ci est la transcendance du monde conditionné, qu’il explicite en termes bouddhiques : Religions always point to the relationship of the mortal, or the conditioned, with the Unconditioned. That is, if you strip any religion down to its very basic essence, you will find that it is pointing to where the mortal – the conditioned and time-bound – ceases. In that cessation is the realization and the understanding of the Unconditioned. In Buddhist terminology, it is said that ‘there is the Unconditioned; and if there were not the Unconditioned, there could not be the conditioned.344‘

Vers la fin du texte, Sumedho adopte une attitude d’ouverture en insistant sur ce qui unit les religions plutôt que sur ce qui les divise : « Today we have an opportunity to work towards a common truth among all religions; we can all begin to help each other […]. Rather than attempt to convert others, religion presents the opportunity to awaken to our true nature, to true freedom, to love and compassion345 ». Cette ouverture est présente dans

341 A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 2..., p. xvi. 342 Ibid., p. 117. 343 Ibid., p. 118-119. 344 Ibid., p. 119. 345 Ibid., p. 125. 98

de nombreuses autres desanā de Sumedho et est typique de la « douceur » de la rhétorique classique du prosélytisme bouddhique qui semble peu intéressé à convertir. On se rappelle à cet égard du célèbre Upāli sutta346, où le Bouddha lui-même hésite à accepter la conversion d’Upāli, leader d’une communauté jaïne tombé sous le charme du Bouddha à l’issue d’un débat entre ce dernier et Tapassī, un religieux jaïn. Upāli insiste et le Bouddha finit par accepter sa conversion, à condition qu’il continue de donner des aumônes aux religieux jaïns…

Certes, lorsqu’un bouddhiste affirme qu’il lui importe peu de convertir des gens à sa foi, il veut paradoxalement montrer, dans un sentiment de supériorité à peine dissimulé, la puissance de sa propre foi. Joseph Goldstein, aujourd’hui réputé maître de méditation aux États-Unis, rapporte que le maître bouddhiste laïc Munindra347 (1915-2003) lui disait souvent : « Go, explore, investigate. The Buddha Dharma doesn’t suffer in comparison to anything348. » Cependant, il faut aussi y voir souvent une ouverture réelle à l’égard des autres religions. L’apparente souplesse confessionnelle de la foi bouddhique, surtout en comparaison avec la rigidité du processus confessionnel de certaines religions monothéistes, facilite d’autant plus cette ouverture. En effet, si la démarche formelle de conversion au bouddhisme consiste à prendre refuge dans le Bouddha, le Dhamma et le Sangha (le Triple refuge), en prononçant une formule palie consacrée, cette démarche est souvent présentée aux laïcs comme optionnelle (à moins que ceux-ci souhaitent s’engager à respecter des vœux). De plus, un non-bouddhiste n’est pas tenu de renier formellement sa religion pour devenir bouddhiste. Sumedho résume cette ruse typiquement bouddhique dans une autre desanā : « Buddhism doesn’t cancel out anything. To become a Buddhist doesn’t mean that you stop being a Christian, you just use Buddhist conventions. Learning to play the piano doesn’t cancel out being a guitarist349. » Sumedho veut ici faire

346 Bhikkhu Ñāṇamoli at Bhikkhu Bodhi, The Middle Length Discourses of the Buddha, A Translation of the Majjhima Nikāya, Boston, Wisdom Publications, 1995, p. 477-492. 347 Maître de méditation bouddhiste d’origine bengalie. 348 Gross, Amy, « An Interview with Joseph Goldstein » (http://www.purifymind.com/JosephGoldstein.htm, page consultée le 2 janvier 2018). 349 A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 3..., p. 218. 99

comprendre à son auditoire que sa religion n’accorde pas une grande importance à la conversion sur le plan du discours, car le bouddhisme se veut davantage un système de pratiques (praxis) que de croyances (doxa), mais il omet évidemment de préciser qu’en devenant bouddhiste ou en décidant de pratiquer le bouddhisme, une personne abandonne généralement l’essentiel de sa religion initiale, ce qui revient au même.

En d’autres mots, il faut selon Sumedho considérer les enseignements religieux comme des moyens, et non comme une fin en soi, pour atteindre l’absolu (dans son cas, l’Éveil bouddhique). Le problème selon Sumedho n’est pas dans le fait d’adopter une religion, mais dans la façon de l’adopter. Il précise cette position dans une entrevue accordée en 1981. On lui demande comment il peut être pertinent d’adopter une tradition vieille de 2500 ans, à la lumière de la citation suivante du célèbre penseur indien Jiddu Krishnamurti, l’un des maîtres spirituels contemporains les plus durs à l’égard des religions organisées : « To carry the past over to the present, to translate the movement of the present in terms of the past destroys the living beauty of the present. There is nothing sacred about tradition, however ancient or modern350. » Dans sa réponse, Sumedho précise que le problème n’est pas d’adopter une religion, mais de s’y attacher (dans le sens négatif de l’attachement bouddhique [], c’est-à-dire un attachement malsain) : Well, it’s like driving a car. One could dismiss the convention of a car and say, ‘I am not going to depend on that because it’s from the past, so I’ll just walk on my own to New York City’, or, ‘I’ll invent my own car, because I don’t want to copy someone else and take something that is from the past and bring it into the present […]. The problem, you see (I am sure Krishnamurti must realize this) does not lie in the tradition but in the clinging [à la tradition]351.

En résumé, on constate que dans sa réponse à la question « Le bouddhisme est-il une religion? », Sumedho utilise une stratégie de persuasion articulée en deux temps. Sumedho dit d’abord que le bouddhisme est une religion au sens où il en possède l’essence et vise

350 Jiddu Krishnamurti, The Only Revolution, New York, Harper & Row, 1970, p. 76 (cité dans A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 2..., p. 81). 351 A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 2..., p. 81-82. 100

ultimement une forme de libération spirituelle, tout en affirmant qu’il s’en distingue nettement en raison de sa position non théiste. Dans un deuxième temps, Sumedho utilise le concept bouddhique des « Deux vérités » pour préciser que si le bouddhisme est, du point de vue de la vérité absolue (paramattha sacca), une religion (au sens où il en possède les caractéristiques extérieures), il doit être considéré non pas comme un absolu auquel il faut croire, mais comme un outil (une vérité conventionnelle, sammuti sacca) à utiliser. Bien que cette rhétorique ne tienne pas compte du fait que, dans la réalité concrète d’un pratiquant, l’adoption « inconditionnelle » d’un système de croyances diffère peu de l’adoption « conventionnelle » d’un système de pratiques, Sumedho semble y accorder une grande importance, notamment lorsqu’il aborde la question du dialogue interreligieux. Amaro abonde aussi en ce sens, et nous verrons un exemple concret au prochain point.

2.2.7.2 Un exemple de dialogue interreligieux : Ajahn Amaro et le Dzogchen Ajahn Amaro est d’origine britannique. Il est ordonné moine par Ajahn Chah en 1979, mais quitte rapidement la Thaïlande pour rejoindre la petite communauté naissante en Angleterre, où il devient l’un des premiers résidents du monastère Cittaviveka. Amaro se fait connaître au sein du saṅgha de la forêt à la suite d’un long voyage à pied (suivant la pratique de l’errance appelée thudong) en Angleterre en 1983352, et il sera co-abbé du monastère Amaravati avec Sumedho pendant plusieurs années. Dans les années 1990, un petit groupe de disciples américains l’invite régulièrement à donner des enseignements aux États-Unis. Ce groupe s’élargit et projette la création d’un monastère. Le monastère Abayagiri est fondé quelques années plus tard, et Amaro en sera le co-abbé avec Ajahn Pasanno. Amaro quitte Abayagiri en 2010 pour remplacer Sumedho (qui s’est retiré en Thaïlande) comme seul abbé d’Amaravati.

Amaro publie en 2003 le livre Small Boat, Great Mountain353, témoignage d’un échange interreligieux qui eut lieu en 1997 dans le cadre d’une retraite donnée au Spirit Rock

352 Bhikkhu Amaro, Tudong, The Long Road North, Petersfield (UK), Chithurst Buddhist Monastery Publications, 1984. 353 Bhikkhu Amaro, Small Boat, Great Mountain; Theravādan Reflections on the Natural Great Perfection, Redwood Valley (CA), Abhayagiri Monastic Foundation, 2003. 101

Meditation Center. Ce centre de méditation vipassanā a été fondé par , un américain qui a été brièvement moine auprès d’Ajahn Chah dans les années 1960 et qui est maintenant l’un des professeurs de méditation vipassanā les plus connus aux États-Unis. Le centre est principalement d’allégeance theravāda, mais accueille à l’occasion des maîtres de plusieurs autres écoles bouddhiques et non bouddhiques. À l’automne 1997, le maître de Dzogchen Tsoknyi Rinpoche354 est invité à codiriger une retraite avec Amaro. Ce choix n’est pas un hasard et répond à un intérêt de longue date d’un nombre croissant d’adeptes de méditation vipassanā envers le Dzogchen355 : Over the last 10 years, many Western vipassanā teachers and students have sought teachings from Dzogchen masters. […] Having been inspired by the profound view and techniques of this lineage, […] vipassanā practitioners are grappling to reconcile Dzogchen understandings with their Theravādan backgrounds356.

Small Boat, Great Mountain porte expressément sur le dialogue entre le Theravāda et le Dzogchen initié durant cette retraite. Il est composé de huit desanā d’Amaro, dans lesquelles ce dernier établit des rapprochements entre le Theravāda et le Dzogchen. Nous allons présenter le premier discours de ce recueil, car il propose un angle précis pour le rapprochement entre ces deux traditions (on peut donc supposer qu’il a été donné au tout début de la retraite). L’angle choisi est celui des deux niveaux de vérité du bouddhisme – la vérité conventionnelle (sammuti sacca) et la vérité ultime (paramattha sacca) – , comme Sumedho le fait souvent lorsqu’il parle de dialogue interreligieux.

Amaro commence le discours en faisant un résumé de son parcours de jeune adulte marginal et hédoniste, parcours au terme duquel il s’est retrouvé dans le Nord-Est de la Thaïlande, au monastère d’Ajahn Chah. Sa rencontre avec Chah et ses moines de la forêt le marque profondément. Il ne comprend pas comment ceux-ci peuvent paraître si heureux, alors qu’ils ne jouissent en rien des plaisirs de la vie. Amaro décide de rester. Petit à petit,

354 Maître bouddhiste tibétain de tradition Kagyü et . 355 Enseignements du bouddhisme tibétain issus principalement de la lignée Nyingma, caractérisés par une approche non dualiste. 356 B. Amaro, Small Boat, Great Mountain..., p. XIII-IV. 102

il se rend compte que la véritable liberté est une liberté intérieure, et que cette liberté ne s’obtient pas en transgressant les conventions sociales, comme il avait l’habitude de faire. Amaro est touché par les enseignements de Chah, lesquels soulignent constamment « [the] relationship between convention and liberation, conventional reality and ultimate reality357. » Selon Amaro, ce qui est le plus difficile dans la pratique spirituelle est d’utiliser les « conventions » (sammuti sacca) d’une tradition sans trop s’y attacher, et sans les confondre avec la vérité « absolue » (paramattha sacca). Un bouddhiste ne devrait donc même pas, en termes de vérité « absolue », se dire « bouddhiste » : We can recite the Buddha’s name, bow, chant, follow techniques and routines, pick up all these attributes of being a Buddhist, and then, without any hypocrisy, also recognize that everything is totally empty. There is no Buddhist! This is something Ajahn Chah focused on a great deal over the years: if you think you really are a Buddhist, you are totally lost358.

Amaro aborde ensuite les dangers associés au mélange de traditions (en faisant, bien sûr, référence aux pratiques du Theravāda et à celles du Dzogchen). Amaro met en garde ses étudiants de mélanger les techniques, afin d’éviter la confusion. Il tient à cet égard des propos similaires à ceux de Sumedho, en soulignant que toute technique spirituelle n’est qu’une convention, un outil pour atteindre un but : « I […] encourage everyone to recognize that every technique, every form of expression is just a convention that we’re picking up and using for a single goal: to transcend suffering and to be liberated359. » Avec une telle attitude, ses étudiants peuvent y voir plus clair, et il leur est beaucoup plus facile de dialoguer avec d’autres traditions.

Avec ce discours, Ajahn Amaro s’inscrit directement dans l’approche d’Ajahn Sumedho par rapport au dialogue interreligieux, approche qui fait aussi écho à celle de Chah360. Ce

357 Ibid., p. 8. 358 Ibid., p. 9. 359 Ibid., p. 12. 360 Ajahn Chah a participé à quelques dialogues interreligieux, et il faisait preuve d’une grande ouverture à l’égard d’autres pratiques spirituelles. Par exemple, Ajahn Sumedho demanda un jour à Chah s’il pouvait essayer une méthode du Chan (bouddhisme chinois). Chah accepta. Ajahn Pasanno relate cette histoire ainsi :« Ajahn Chah asked him what he was doing, what results he was getting, and how he applied it, and 103

discours ne présente pas d’innovation à proprement parler, et c’est surtout son contexte qui est novateur : le fait qu’il ait été prononcé dans le cadre d’une retraite de méditation bouddhique codirigée par deux maîtres de lignée différente; et le fait qu’un livre portant précisément sur cette expérience interreligieuse ait été publié par Forest Sangha Publications. Cela montre d’une manière très concrète que la tradition d’Ajahn Chah, même si elle est particulièrement orthodoxe ou puriste (voire même fondamentaliste pour certains), n’en demeure pas moins très ouverte aux autres écoles bouddhiques.

Enfin, précisons que cette ouverture peut ne pas être aussi « pure » qu’elle n’y paraît. On peut en effet y voir une stratégie de légitimation, au sens où elle ne vise pas tant à comprendre l’altérité ou à s’en approcher qu’à montrer sa suffisance (et donc sa supériorité) par rapport à elle. Nous ne prêtons pas ici de mauvaises intentions à Ajahn Amaro. Nous nous contentons de souligner que l’intérêt en l’altérité peut témoigner parfois beaucoup plus d’une foi ou d’une identité forte que du désir sincère de se laisser influencer par l’autre. Qui plus est, cette ouverture semble fondée, du moins chez Sumedho et Amaro, sur un genre d’uniformisation de l’expérience religieuse ultime, comme s’ils présageaient que malgré les chemins différents, la destination était la même pour tous, alors qu’un dialogue interreligieux ne devient réellement fécond qu’avec la reconnaissance de la différence potentielle de cette destination. Cela dit, l’ouverture des ajahn occidentaux de la lignée de Chah à l’égard d’autres traditions religieuses n’est pas particulièrement surprenante, dans la mesure où elle fait partie intégrante, nous l’avons vu, de la douceur et de la ruse du prosélytisme bouddhique.

said, “Yeah, if it’s working, fine.” He had that kind of openness to different ways of practice and encouraged people to experiment » (B. Pasanno, Ajahn Chah’s Teachings on Nature…, p. 9). 104

Partie III – La lignée d’Ajahn Chah et le bouddhisme occidental contemporain Maintenant que nous avons dressé le portrait de la lignée d’Ajahn Chah, nous sommes en mesure de mieux situer celle-ci à l’intérieur du bouddhisme occidental contemporain, qu’il nous faut toutefois d’abord brièvement définir.

3.1 Le bouddhisme occidental : un bouddhisme à tendance moderne, non institutionnelle, individualiste et laïque Rappelons d’emblée que plusieurs des caractéristiques du bouddhisme occidental actuel ont peu à voir avec le transfert en Occident et étaient déjà présentes dans le bouddhisme transmis. Comme le souligne Soucy au sujet des Américains (mais cela est vrai pour les Occidentaux en général), « Americans have been mostly recipients of an Asian-born reform Buddhism rather than active contributors to a new form of Buddhism361 ». Et le but de ces réformes asiatiques n’était pas de se conformer à l’Occident, mais bien de résister à son influence : « […] most of the change attributed to first occurred in Asia, not as a way to modernize by becoming more Western, but as a way to confront the challenge of Western imperialism and Christian missionization362. » Par ailleurs, la présence du bouddhisme en Occident est relativement récente et limitée, et nous sommes donc encore très loin d’un bouddhisme tout à fait nouveau ou d’un bouddhisme proprement américain (ou occidental) : « […] it seems that the argument for a new category of American Buddhism is at the very least premature (perhaps by several hundred years), if not completely erroneous363 ». Charles Prebish, abonde dans le même sens dans une entrevue accordée en 2012 : We think if Buddhism has been here for a hundred and fifty years, of course it should be totally American. But that ignores the fact that in Asia it took centuries for Buddhism to become fully acculturated when it moved to a new cultural region. When it moved from India to China, it took at least 500 years before it became sinicized364.

361 A. Soucy, « Asian Reformers, Global Organizations: An Exploration… », p. 56. 362 Ibid., p. 52. 363 Ibid., p. 52. 364 Linda Heuman, « Pursuing an American Buddhism; Linda Heuman interviews pioneering scholar Charles Prebish », Tricycle magazine, Spring 2012, http://www.tricycle.com/feature/pursuing-american- buddhism, (page consultée le 4 mars 2018). 105

Cela dit, si on ne peut pas encore parler d’un bouddhisme américain ou occidental en tant que tel, le bouddhisme en Occident prend actuellement des orientations assez précises, avec des tendances modernes, non institutionnelles, individualistes et laïques.

3.1.1 Un bouddhisme occidental « moderne » Dans un article paru en 1993, André Couture analyse les mécanismes et les interférences associés à la rencontre de religions et de cultures, particulièrement dans le cadre des transferts Orient-Occident. Pour bien analyser ces interférences, note-t-il, il faudrait notamment « distinguer le phénomène objectif (la transaction elle-même) de la rhétorique qui l’entoure365 ». Les transferts Orient-Occident s’inscrivent, depuis les premiers contacts coloniaux jusqu’à aujourd’hui, dans des échanges bilatéraux pour le moins complexes. En ce qui concerne le bouddhisme tout particulièrement, mais cela est valable aussi pour bien des religions orientales, les transferts ont été accompagnés de rhétoriques ou de discours légitimateurs implicites ou explicites liés de près ou de loin à une certaine idée de la modernité. Dès le XIXe siècle environ jusqu’à aujourd’hui, le bouddhisme dont on fait la promotion en Occident apparaît comme une religion « moderne » : agnostique, libre de dogmes, non institutionnelle, favorable au libre arbitre, à l’individualisme, à l’intériorité et au bien-être. Il aurait toutes les qualités des religions anciennes, sans leurs défauts. Présenté comme un « art de vivre » alliant savamment philosophie et psychologie, ce bouddhisme « moderne » serait en outre en accord avec la science occidentale, voire complémentaire de celle-ci366. Des définitions élégantes sont parfois proposées par les apologistes, par exemple celle-ci d’Alan Wallace367 : « Buddhism

365 André Couture, « Les transferts religieux entre l’Orient et l’Occident », dans André Couture et collab., Transferts Orient-Occident: populations, savoirs et pouvoirs, Québec, Université Laval , coll. « Documents du GÉRAC », n˚ 6, 1993, p. 15-16. 366 Les rapprochements entre le bouddhisme et la science ne datent pas d’hier. De nos jours, la branche tibétaine participe activement à ce dialogue, notamment par l’intermédiaire du Mind and Life Institute, qui existe depuis 1987 et qui organise des discussions annuelles, sous un thème scientifique précis, entre le Dalaï- et des scientifiques occidentaux. Il a pour but de favoriser les apports mutuels du bouddhisme et de la science dans les méthodologies de compréhension de la nature. 367 Auteur américain qui a écrit plusieurs ouvrages sur les rapprochements entre le bouddhisme tibétain et la science occidentale. 106

may be viewed as a form of “natural philosophy” (the label for early European science), challenging us to ask the deepest possible questions (as in religion) by means of rigorous logical analysis (as in philosophy) and empirical investigation (as in science)368 ». Ces conceptions occidentales du bouddhisme ou encore, comme le dit Couture, ces « images occidentales de ce que doit être le bouddhisme369 », finissent par s’imposer assez facilement, propulsées en avant-plan par une fascination grandissante pour l’Orient, fascination nourrie à même les lacunes spirituelles causées par une sécularisation occidentale radicale. En délaissant le christianisme, beaucoup d’Occidentaux ont plongé dans un vide existentiel, et ils furent nombreux à se tourner vers des religions orientales pour combler ce vide. Largement méconnues, ces religions se sont avérées d’autant plus aptes à répondre à ce besoin, tels des contenants aux emballages séduisants dans lesquels chacun peut y projeter ce qu’il veut bien y voir. Comme le disait André Couture, « dans un Orient très diversifié, immensément complexe, et déjà influencé par l’Occident, un Occidental finit toujours par découvrir ce qu’il cherche370 ». Il en a résulté certaines « constructions » du bouddhisme qui, bien qu’influencées par des idées bouddhiques authentiques, se sont évidemment éloignées considérablement de la réalité asiatique. Couture partage même l’impression que, dans certains cas de transferts Orient-Occident, « l’Orient dont on se sert n’est qu’une image inversée de l’Orient réel, une sorte de mythe imagé pour combler les lacunes de notre civilisation371 ». Et cette « image inversée » frôle le ridicule lorsque le bouddhisme est considéré, dans certaines littératures populaires, comme une non-religion, une sagesse ou une philosophie n’ayant peu à voir avec les traditions judéo-chrétiennes. Évidemment, ces égarements ne prolifèrent généralement pas chez les universitaires ou au sein des communautés bouddhiques, mais ils persistent néanmoins dans l’espace public. Comme le souligne le sociologue français Lionel Obadia, « Pensé avant d’être adopté, le bouddhisme, toutes écoles confondues, a

368 Alan B. Wallace, dir., : Breaking New Ground, New York, Columbia series in science and religion, Columbia University Press, 2003, p. 27. 369 A. Couture, « La réception du bouddhisme en Occident : quelques réflexions »..., p. 13. 370 A. Couture, « Les transferts religieux entre l’Orient et l’Occident »…, p. 13. 371 A. Couture, « La réception du bouddhisme en Occident : quelques réflexions »..., p. 16. 107

[…] fait l’objet d’un traitement intellectuel particulier par lequel il s’est constitué en tant qu’objet utopique et fantasmé dans l’imaginaire occidental372. »

Dans un article de 2002, le sociologue québécois Alain Bouchard soulignait que « [l]e bouddhisme semble […] bien répondre au goût du jour, au “religieusement correct” qui s’est mis en place au cours des dernières années373 ». Ce « religieusement correct » est notamment associé à un mode de religiosité appelé « religion à la carte », où la religion devient un bien marchand, morcelable et maniable autant que se peut. Ṭhānissaro Bhikkhu explique dans son livre Buddhist Romanticism374 qu’un facteur important ayant contribué à la création par les Occidentaux d’un bouddhisme « adaptable » est l’idée romantique selon laquelle la religion est une forme d’art pouvant être remaniée au goût de chacun, et que cette démarche est non seulement justifiée mais bonne : « In their eyes, the Dhamma itself is a body of myths, and they are doing it a favor by providing it with new myths in step with the times375. » Apprêté au goût du jour, le bouddhisme devient soudainement appétissant. Certains auteurs populaires, comme Frédéric Lenoir376, contribuent à populariser une telle image : « C’est la religion moderne par excellence : individualiste, non dogmatique, éthique, reliant le corps et l’esprit377 ». Certaines autorités bouddhiques, comme le dalaï-lama, gagnent en popularité, des starlettes hollywoodiennes se convertissent, et le bouddhisme se trouve tout à coup en parfait accord avec la modernité : […] le bouddhisme semble en effet incarner par excellence le parangon de la “modernité religieuse” : il en possèderait apparemment les traits, congruents, selon une certaine vulgate moderniste, avec les tendances actuelles d’une religiosité pacifique, non-prosélyte, parce que sans Dieu, sans Église, mais aussi rationnelle et centrée sur l’individu378.

372 Lionel Obadia, « Une tradition au-delà de la modernité : l’institutionnalisation du bouddhisme tibétain en France », Recherches Sociologiques, XXXI (3), 2000, p. 70. 373 Alain Bouchard, « Un bouddha au sirop d’érable », Cahiers de spiritualité ignatienne, no 102 (avril-juin 2002, numéro intitulé Bouddha, pourquoi pas?), p. 41. 374 B. Ṭhānissaro, Buddhist Romanticism… 375 Ibid., p. 259. 376 Auteur de Bouddhisme en France, un livre qui connut un grand succès populaire. 377 Cité dans Éric Rommulère, « Le bouddhisme en France : une lecture critique de Frédéric Lenoir », Recherches Sociologiques, XXXI (3), 2000, p. 112. 378 L. Obadia, « Paradoxes, utopies et cécités du modernisme en religion…, p. 298. 108

3.1.2 Un bouddhisme occidental individualiste et non institutionnel Une construction occidentale corollaire de celle d’un bouddhisme moderne est l’idée d’un bouddhisme individualiste et non institutionnel. Or cette construction propre aux convertis occidentaux n’a presque rien à voir avec le bouddhisme asiatique en tant que tel et s’explique largement par une différence aussi majeure qu’évidente dans l’enracinement culturel : « This difference in cultural “rootage” helps to explain why ethnic-Asian Buddhism is expressed in community and family contexts, whereas convert Buddhism is typically individualistic379 ».

Les modalités de la transmission du bouddhisme en Occident au début du XXe siècle semblent avoir contribué à cette construction. Durant cette période, le bouddhisme évite généralement les grandes institutions et se diffuse par l’intermédiaire de mouvements marginaux comme la théosophie, certaines sociétés ésotériques d’inspiration franc-maçonne, et un peu plus tard les écrivains de la contre-culture ou du nouvel âge. Les maîtres bouddhistes, qui viennent souvent seuls ou accompagnés d’une poignée de disciples, contribuent également à cette construction lorsqu’ils transmettent des enseignements sur la méditation sans accorder une grande importance aux liturgies. Inévitablement, commente Obadia, les « notions et pratiques bouddhiques se sont trouvées désolidarisées des contextes textuels et communautaires dans lesquels elles faisaient auparavant sens, et par lesquels elles étaient habituellement transmises et socialisées380 ». Or, cette construction occidentale d’un bouddhisme individualiste et non institutionnel, étroitement liée aux modalités initiales d’implantation du bouddhisme, s’est propagée non seulement chez les sympathisants, mais également chez certains adeptes qui en ont persuadé, à leur tour, certains chercheurs : L’insistance avec laquelle les adeptes certifient que leur pratique est exempte de toute forme de contrainte – manifestation habituelle de l’institutionnel – a en effet conduit les chercheurs à admettre ce discours comme le reflet d’une

379 Paul. D. Numrich, « Two Buddhisms Further Considered », Contemporary Buddhism, 4 (1), 2003, p. 65. 380 Lionel Obadia, « Une tradition au-delà de la modernité : l’institutionnalisation du bouddhisme tibétain en France », Recherches Sociologiques, XXXI (3), 2000, p. 73-74. 109

réalité […], confondant ainsi – par un réalisme naïf – l’ordre du discours et celui des réalités sociologiques qui échappent à la conscience des acteurs381.

Évidemment, d’autres facteurs ont joué un rôle dans la construction d’un bouddhisme individualiste, notamment certaines interprétations occidentales de la doctrine elle-même, particulièrement le Kālāma sutta. Il s’agit de l’un des sutta les plus fréquemment cités par les bouddhistes occidentaux. En voici un extrait célèbre : « Ne vous laissez pas guider par des rapports, ni par une tradition religieuse, ni parce que vous avez entendu dire, […] ni par l’autorité des textes religieux382 ». L’interprétation dominante chez les Occidentaux a été d’y voir là une exhortation à tout remettre en question, y compris l’enseignement du Bouddha. Or comme le rappelle André Couture, on se rend compte que ce sutta, lu en entier et mis en contexte, a surtout une visée prosélytique, bien qu’implicite. Dans ce passage particulier, « le but du Bouddha n’était pas d’encourager la remise en question de son enseignement à lui383 ». Cette idée selon laquelle « la doctrine bouddhique invite le bouddhiste à remettre en question la doctrine bouddhique » a poussé nombre d’Occidentaux à y voir un appel à une sorte d’individualisme religieux. Mais comme le souligne Obadia, « […] si les textes bouddhiques comprennent effectivement une certaine idée de l’individualisme religieux, la réalité du bouddhisme en Asie s’éloigne très sensiblement de cette idéalisation proprement occidentale384. »

Le Kālāma sutta et d’autres sutta montrent certes que le Bouddha décourageait fortement la foi aveugle et le dogmatisme chez ses disciples. Ajahn Chah abondait d’ailleurs dans le même sens et disait souvent385 « […] “don’t just believe, don’t just not believe; find out for yourself, then there will be no doubts or problems, no need

381 Ibid., p.72. 382 Môhan Wijayaratna, Sermons du Bouddha, Paris, Éditions du Seuil, Points Sagesses, 2006, p. 29. 383 A. Couture, « La réception du bouddhisme en Occident : quelques réflexions »..., p. 17. 384 L. Obadia « Une tradition au-delà de la modernité… », p. 70. 385 D’après Paul Breiter, qui a été moine pendant plus de 10 ans dans la lignée de Chah. 110

to ask others”386. » Il faut voir ici, surtout dans le cas des débutants, une exhortation à la responsabilisation sur la voie spirituelle, mais surtout pas un encouragement à l’individualisme. Et il suffit d’un tout petit peu de recul pour comprendre que, lorsque le Bouddha ou Chah encourage des moines à faire eux-mêmes l’expérience de la vérité, par leurs propres moyens et en faisant preuve d’un discernement bien individuel et intuitif, cette vérité dont ils parlent demeure une vérité bouddhique...

3.1.3 Un bouddhisme laïque Le bouddhisme asiatique est, depuis toujours, surtout une affaire de moines. En Asie, ce sont eux, ou plutôt les relations entre eux et la population qui sont au cœur de son dynamisme. Mais le bouddhisme occidental a très rapidement pris une orientation laïque et réfractaire au monachisme, voire anticléricale. Une frange importante des bouddhistes occidentaux se montre même assez critique vis-à-vis du monachisme, le considérant comme « being ‘selfish’, ‘isolated’, and basically serving little purpose for the world387 ». Cette opinion est parfois partagée par certains Occidentaux qui ont quitté la vie monastique, comme le souligne Schedneck. Elle précise que chez quelques-uns d’entre eux, le monachisme theravādin « […] was focusing too narrowly on the individual spiritual quest. Some Western monks have disrobed because they felt they were being too selfish in the monastery, wanting instead to be in the world, growing in relationship with others and being of service388 ».

Certains Occidentaux ayant été moines auprès d’Ajahn Chah, notamment le professeur de méditation Jack Kornfield389, en sont venus à juger qu’en Occident, il était plus facile d’enseigner le dhamma en tant que laïc qu’en tant que moine390. L’enseignement de la

386 P. Breiter, Venerable Father…, p. XIV. 387 B. Schedneck, « Western Buddhist Perceptions... », p. 232. 388 Ibid., p. 232. 389 Figure de proue du mouvement vipassanā nord-américain. Il a cofondé le Insight Meditation Society (au Massachusetts), un des premiers centres de méditation bouddhique d’importance aux États-Unis. 390 « […] the lay role to be more practical in spreading the Dharma » (B. Schedneck, « Western Buddhist Perceptions... », p. 233). 111

méditation en Occident a d’ailleurs suivi une orientation résolument laïque, axée sur le bien-être dans le monde plutôt que sur le renoncement au monde (but ultime du bouddhisme), comme le souligne Schedneck : « The laicization trend, as opposed to renouncing the world, is also witnessed in the popular Western lay meditation teachers who have written popular meditation guidebooks — which focus on how to integrate Buddhist practice with daily life391 ». Cette tendance à la laïcisation s’inscrit évidemment dans le mouvement de sécularisation global de la société occidentale, auquel le bouddhisme n’a visiblement pas été en mesure de se soustraire.

3.2 Le bouddhisme de la lignée d’Ajahn Chah : un bouddhisme traditionaliste et monastique, influencé par certaines idées romantiques, et un bouddhisme « essentiel » Cet aperçu du bouddhisme occidental nous permettra maintenant de mieux comprendre la façon dont la lignée de Chah s’y intègre. Nous examinerons ensuite les principales caractéristiques de cette lignée que sont son monachisme traditionaliste, son orientation vers un bouddhisme « essentiel » et l’influence sur elle de certaines idées romantiques.

3.2.1 Un bouddhisme traditionaliste et monastique On s’en doute, la lignée de Chah se distingue nettement du bouddhisme « grand public » popularisé en Occident en ce qu’elle n’a rien de « moderne ». On pourrait d’ailleurs la placer à l’opposé du spectre du « religieusement correct » dont parlait Bouchard et la qualifier d’anti-moderne du seul fait de son monachisme qui s’oppose à l’individualisme et incarne tout ce qu’il y a de plus institutionnel. En outre, la lignée propose un monachisme fondé sur un ensemble de règles (Vinaya) pratiquement inchangé depuis près de deux millénaires. Elle aurait pu adapter ces règles, par exemple en les condensant comme l’ont fait plusieurs branches tibétaines392 et zen établies en Occident, mais elle ne l’a pas fait et préconise toujours le respect strict du Vinaya ancestral.

391 Ibid., p. 231. 392 Par exemple, la tradition Nouveau Kadampa (NKT) propose seulement dix règles pour ses nonnes et moines occidentaux. 112

De surcroît, en raison de son appartenance à la tradition très conservatrice du Theravāda, le monachisme de la lignée d’Ajahn Chah incarne, aux yeux de certains bouddhistes occidentaux, tous les défauts du bouddhisme : « For some American Buddhists, in fact, Theravāda monasticism epitomizes those aspects of traditional Asian Buddhism that should be abandoned in the construction of a new, non-hierarchical, non-authoritarian, and non- sexist Western vehicle of the Buddha’s teachings393 ». En outre, les moines theravādin, occidentaux ou non, n’ont généralement pas la jovialité typique des moines tibétains ou japonais, ou du moins se montrent-ils généralement plus réservés dans leurs interactions avec les laïcs. Cela peut créer une barrière culturelle additionnelle, d’autant plus que les Occidentaux, surtout les jeunes générations particulièrement sécularisées, entretiennent parfois des préjugés contre les religieux. Et si les bouddhistes occidentaux sont prêts à apprendre la méditation auprès d’un maître, ils sont un peu moins enclins à se soumettre aux divers protocoles régissant les interactions avec des bhikkhu qui supposent inévitablement une subordination respectueuse mais manifeste à leur égard.

3.2.2 Un bouddhisme influencé par certaines idées romantiques De nombreux philosophes et sociologues ont fait état de l’influence des idées romantiques sur la culture occidentale. Ces idées auraient profondément changé notre façon de penser, particulièrement dans les domaines sentimental, artistique et religieux. Dans son livre Buddhist Romanticism, Ṭhānissaro souligne que, lorsque des Occidentaux commencent à s’intéresser au bouddhisme, il leur arrive souvent de se sentir interpellés par ce qu’ils perçoivent comme ses principes essentiels : « […] interconnectedness, wholeness, spontaneity, ego-transcendence, non-judgmentalism, and integration of the personality394 ». Or, s’ils se sentent si familiers avec ces concepts, c’est précisément parce que ceux-ci sont inhérents à la culture occidentale moderne et qu’ils ont été superposés au

393 Paul D. Numrich, Old Wisdom in the New World: Americanization in Two Immigrant Theravāda Buddhist Temples, Knoxville (TN), University of Tennessee Press, 1996, p. 150. 394 B. Ṭhānissaro, Buddhist Romanticism..., p. 6. 113

bouddhisme : « They tend not to realize that the concepts sound familiar because they are familiar395 ».

Selon Ṭhānissaro, ces concepts proviennent à l’origine d’écrivains et de philosophes romantiques allemands396 qui ont influencé à leur tour certains des plus grands écrivains des XIXe et XXe siècles (notamment les existentialistes), puis la culture occidentale en général : To a large extent, they [les concepts susmentionnés] come not from the Buddha’s teachings but from their hidden roots in Western culture : the thought of the early German Romantics. […]They were among the first to analyze the problem of what it feels like to grow up in modern culture, where science teaches a dizzying perspective of deep space and deep time, and where rationalized economic and political systems foster a sense of fragmentation within and without. The Romantic analysis of how spiritual life, approached as an art of the emotions, can enhance inner psychological health and outer harmony in modern culture has continued to shape popular ideas on these issues up to the present day397.

On comprend donc pourquoi il est très facile pour un Occidental de sentir des affinités avec une religion orientale qui, à son insu, a été occidentalisée et par le fait même « romanticisée ». Cette « romanticisation » du bouddhisme (Ṭhānissaro préfère même parler d’une « bouddhification » du romantisme) a évidemment contribué à sa popularité.

La lignée d’Ajahn Chah (et le bouddhisme theravāda en général) semble avoir échappé en grande partie à cette « romanticisation », mise à part l’influence de certaines idées concernant le retour à la nature. Évidemment, le désir de retourner à un mode de vie simple dans un environnement naturel ou sauvage est un sentiment immémorial qui n’est pas l’apanage des romantiques, et on le sent bien présent dans certains sutta rédigés avant l’ère chrétienne. On le sent également dans les discours des kruba ajahn d’antant et chez les moines forestiers contemporains. Toutefois, ces derniers semblent avoir été influencés par

395 Ibid., p. 1. 396 Ṭhānissaro mentionne entre autres Schleiermacher, Schlegel, Schelling, Hölderlin, et Novalis. 397 B. Ṭhānissaro, Buddhist Romanticism…, p. 6. 114

certaines idées romantiques précises, par exemple le désir de fuir la vie urbaine, désir qui s’est amplifié au XXIe siècle avec la mondialisation et l’âge d’or de la société de consommation.

Le canon pali foisonne de passages sur la vie religieuse en forêt, présentée comme particulièrement méritoire, mais aussi particulièrement difficile. Or ces discours sur la forêt connaîtront une certaine évolution chez Ajahn Man et ses premiers disciples, puis chez les moines occidentaux contemporains. Dans un article intitulé Forest as Challenge, Forest as Healer; Reinterpretations and Hybridity within the Forest Tradition of Thailand398, Schedneck aborde cette question précise. Elle souligne d’abord que si la forêt est traitée avec révérence ou comme un lieu sacré par certains bouddhistes contemporains, tel n’est pas vraiment le cas dans le canon pali, où la signification de la forêt est beaucoup plus ambivalente. Schedneck explique comment la tradition forestière thaïlandaise a, d’abord avec les premiers disciples de Man, transformé la signification de la forêt en mettant l’accent sur sa dangerosité, puis comment cette dangerosité s’est dissipée chez les disciples contemporains de Chah pour laisser place à la sacralisation de la nature, sous l’influence de certaines idées romantiques. En s’inspirant du principe d’hybridité utilisé par David McMahan399 pour décrire le bouddhisme nord-américain, considéré par ce dernier comme un mélange de concepts tirés du bouddhisme indigène, de la psychologie, du romantisme et de la science, Shedneck constate que dans la tradition contemporaine des moines de la forêt en Thaïlande, des idées romantiques de la nature ont été intégrées aux idées traditionnelles du bouddhisme primitif.

Comme il a été mentionné précédemment, l’idée d’échapper aux distractions de la vie urbaine est évidemment présente dans le canon pali et les écrits des kruba ajahn, mais elle est accentuée chez les moines contemporains en raison d’ « interactions with discourses of

398 Brooke Schedneck, « Forest as Challenge, Forest as Healer; Reinterpretations and Hybridity within the Forest Tradition of Thailand », Pacific World; Journal of the Institute of Buddhist Studies, no 13 (Fall 2011). 399 David McMahan, The Making of , New York, Oxford University Press, 2008. 115

modernity such as Romanticism400 ». Schedneck cite à cet égard une brochure de Wat Pah Nanachat : « Far from the stress and busyness that afflict city life, a tranquil, natural setting provides the perfect environment for developing peace and wisdom. Forest monasteries in Thailand provide a calm atmosphere of silence and solitude401 ». On constate donc que la lignée de Chah n’a pas tout à fait échappé à la « romanticisation » du bouddhisme.

3.2.3 Un bouddhisme « essentiel » En résumé, on entend par « essentiel » un bouddhisme qui s’en tient aux textes fondateurs et qui s’est affranchi des coutumes particulières et (présumées) superstitions de ses cultures d’accueil. Un tel bouddhisme est évidemment purement théorique, mais les bouddhistes occidentaux qui s’en réclament s’efforcent parfois d’en faire une réalité et y parviennent dans une certaine mesure. D’une part, le bouddhisme en Occident est déraciné de ses cultures d’origine et n’a d’autre choix que de s’en tenir à l’« essentiel » pour s’intégrer à son nouvel hôte. D’autre part, dans une ère séculière et scientifique, le bouddhisme qui intéresse les Occidentaux est précisément un bouddhisme séculier et scientifique; ses liturgies, dogmes et pratiques « magiques », dont il est indissociable en Asie, les intéressent beaucoup moins. Lenoir disait en 1999 que « c’est […] le meilleur du bouddhisme, ses traits essentiels, dépouillés de la religiosité populaire, qui nous parvient en Occident402. » Et il n’a pas tout à fait tort, dans la mesure où les Occidentaux s’intéressent initialement surtout aux « traits essentiels » du bouddhisme, et non à ses rituels (qui sont pourtant, dans la réalité de n’importe quel pratiquant bouddhiste sérieux, occidental ou non, indispensables).

La lignée de Chah implantée en Occident au XXIe siècle propose un bouddhisme « essentiel » au sens où elle poursuit le mouvement de réforme dont elle est issue, soit le

400 B. Schedneck, « Forest as Challenge, Forest as Healer... », p. 19. 401 « “The International Forest Monastery: Wat Pah Nanachat,” accessed April 25, 2010, http://www.watpahnanachat.org/menu/wat%20pah%20 nanachat%20information%20flyer.pdf » (cité dans B. Schedneck, « Forest as Challenge, Forest as Healer... », p. 12). 402 Lenoir cité dans É. Rommulère, « Le bouddhisme en France… », p. 112. 116

retour à un bouddhisme plus « authentique » qui préconise l’étude des textes palis, le respect strict du Vinaya, le rejet des pratiques magiques et la production de bhikkhu hautement réalisés sur le plan spirituel. Mais ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est que la poursuite de cette réforme semble renforcée par un facteur insoupçonné, soit la non-reconnaissance sociale du moine bouddhiste en Occident.

En Thaïlande, certains Thaïs deviennent moines pour des motifs plus ou moins spirituels, par exemple jouir d’un statut socialement très prestigieux (un bonze fait l’honneur de sa famille) ou fuir la pauvreté (les moines manquent rarement de nourriture). Or, chez les Occidentaux, on s’en doute, ces raisons peuvent difficilement motiver une ordination. Il s’agit la plupart du temps d’un appel spirituel particulièrement fort, enthousiaste et sincère, surtout en ce qui a trait aux Occidentaux ordonnés en Occident, où le moine bouddhiste n’a aucun prestige social et risque même d’embarrasser sa famille. Il y a d’ailleurs dans la lignée occidentale de Chah l’opinion assez répandue (et assez subjective) que la « qualité » du saṅgha occidental est particulièrement bonne comparativement à celle du saṅgha thaï. Cette différence entre moines occidentaux et moines thaïs est constatée par Sumedho : […] people here who shave their heads and put on robes place themselves on the fringe of society, whereas in Thailand by being a monk you are very much the ultimate focus and a highly respected member of society. There is not the prestige here! Also I must say that the quality of the people entering the Saṅgha here is very high. They sacrifice a lot to do it and often go against the wishes of their families, making themselves look slightly ridiculous in terms of British values. That takes a lot of determination403.

Ajahn Chah aussi aurait remarqué cette différence. Il comparait le bouddhisme en Thaïlande à un vieil arbre autrefois vigoureux, mais ne produisant aujourd’hui que quelques petits fruits amers, et le bouddhisme en Occident à un petit arbre plein d’énergie au futur prometteur, mais nécessitant des soins appropriés et un bon tuteur pour son développement404.

403 A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 3..., p. 197. 404 Ajahn Chah, The Collected Teachings of Ajahn Chah (Single vol. Compilation), Harnham (UK), Aruna Publications, 2011, p. VII. 117

3.3 La lignée d’Ajahn Chah en Occident : une présence forte mais discrète Nous comprenons maintenant mieux pourquoi la lignée de Chah occupe une place relativement discrète dans la constellation bouddhique occidentale. Cela n’a rien de surprenant et est dû, d’une part, à la faible popularité du Theravāda en Occident, et d’autre part, à la marginalité du monachisme dans le monde occidental contemporain. Même si la lignée est influencée par certaines idées à la mode d’un bouddhisme « romantique » ou « essentiel », son orientation très traditionaliste va clairement à l’encontre de ce qui attire généralement les Occidentaux vers le bouddhisme. Nous avons constaté par exemple que son monachisme rigide accommode mal une société où les religions orientales ne peuvent souvent être adoptées qu’à condition d’être morcelables ou remodelables. La lignée s’inscrit certes dans quelques-unes des tendances du bouddhisme occidental contemporain, mais de manière générale elle s’en distingue nettement. Cela explique son succès somme toute assez relatif comparativement à d’autres branches comme le bouddhisme tibétain et le zen.

En raison de leur austérité typique et des valeurs très conservatrices qu’ils véhiculent, les moines de la forêt semblent ne pas plaire à n’importe quel public, et certaines cultures se montrent plus réticentes à leur intégration. L’implantation initiale a d’ailleurs surtout réussi dans des pays d’origine anglo-saxonne (Angleterre, Australie, États-Unis, Canada, Nouvelle-Zélande). En France par exemple, où la Soko Gakkai et certaines lignées du bouddhisme zen et tibétain fleurissent particulièrement bien depuis plusieurs dizaines d’années, le bouddhisme theravāda occupe un espace encore très limité; on n’y trouve d’ailleurs aucun monastère de la lignée d’Ajahn Chah. De plus, le bouddhisme theravāda « puriste » de Chah n’a pas le charme et la simplicité déconcertante de la mystique zen, ni l’extravagance du bouddhisme tantrique tibétain. Il propose une pratique laborieuse, axée sur l’endurance et la patience405, la méditation assise formelle et l’utilisation d’objets de méditation classiques comme la respiration ou le corps.

405 « This […] quality [patient endurance] is seen in the forest life as almost synonymous with spiritual training, but has not otherwise received a great deal of attention in spiritual circles of the ‘quick fix’ culture of the West » (Ajahn Amaro, dans la préface de A. Chah, Food for the Heart…, p. 31). 118

Contrairement à certaines sotériologies zen, l’Éveil n’est pas spontané et subit, mais très graduel et directement proportionnel aux efforts individuels déployés. Le respect de préceptes moraux est l’assise de la pratique, sans doute plus que dans toute autre forme de bouddhisme. Il n’y a pas de visualisations de déités tantriques colorées, ni de rituels complexes, ni d’initiations ésotériques. Les enseignements sont moralistes, à des années-lumière de ce genre d’amoralité proposé par certaines traditions tantriques qui connurent un grand succès auprès des hippies dans les années 70 aux États-Unis406. Bref, rien pour séduire un Occident à la recherche d’échappatoires exotiques. Et pourtant, la lignée est parvenue, en une trentaine d’années seulement, à s’implanter solidement dans une dizaine de pays407 d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Océanie, où vivent à l’heure actuelle près d’une centaine de bhikkhu. De ce fait, elle est devenue la première lignée theravādin capable d’offrir un entraînement monastique à des Occidentaux, en Occident, au sein d’un réseau international structuré et reconnu par les autorités asiatiques.

406 On peut penser ici au maître tibétain Chogyam Trungpa, qui popularisa le tantrisme tibétain auprès des Américains dans les années 1970, mais dont les frasques (liées à la promiscuité et à l’alcool, notamment) vinrent ternir la réputation de la première vague de bouddhisme tibétain aux États-Unis. 407 Australie, Canada, Allemagne, Italie, Nouvelle-Zélande, Norvège, Portugal, Suisse, Royaume-Uni, et États-Unis, Norvège. 119

120

Conclusion - La recette paradoxale du succès de la lignée d’Ajahn Chah en Occident : l’innovation au service de l’orthodoxie En dressant le parcours du bouddhisme forestier, depuis les premiers disciples du Bouddha jusqu’à aujourd’hui, nous avons notamment constaté l’extraordinaire constance de ce mouvement religieux qui, malgré son conservatisme d’apparence rigide, est sans cesse parvenu à s’adapter à de nouvelles époques et à de nouvelles cultures. Loin d’être stérile, ce conservatisme s’est montré capable de s’engager dans de nombreuses réformes. Et à des époques où il semblait disparaître pour de bon, le mouvement a su renaître de ses cendres. La lignée de Chah témoigne tout particulièrement bien de cette fécondité et de cette ténacité, mise en lumière au travers des diverses innovations adoptées durant son implantation en Occident. Même les enseignements des ajahn, pourtant fortement ancrées dans les écritures les plus anciennes, parviennent à se renouveler continuellement pour aller droit au cœur des nouvelles générations de fidèles.

Bien que discrète, la lignée de Chah en Occident n’en est pas moins bien établie. Nous avons vu que ce succès a quelque chose de surprenant, dans la mesure où la lignée s’harmonise mal avec les tendances modernes, non institutionnelles et individualistes du bouddhisme occidental. Bell affirmait que pour comprendre le succès de l’implantation de la lignée d’Ajahn Chah en Angleterre, il faut comprendre les liens entre « novelty and what stands for tradition408 ». C’est plus précisément grâce à un équilibre judicieux entre les deux que la lignée a finalement pu s’implanter en Occident, malgré les grandes difficultés que cela supposait, comme en témoignent les nombreux échecs précédents dans les projets similaires entrepris au cours du XXe siècle409. Nous avons vu que cet équilibre a pu être maintenu grâce à diverses innovations pouvant être analysées en termes de stratégies de légitimation, de sauvegarde et de persuasion. Cette analyse nous a permis non seulement

408 Ibid., p. 17. 409 « Les précédentes tentatives [avant Ajahn Chah] d’établir un monastère ou vihara et d’enraciner l’ordre ou le sangha theravâda grâce aux bhikkhu dans un pays européen avaient toutes échouées: les premiers efforts d’Ananda Metteyya en Grande-Bretagne en 1908, ceux de Nyanatiloka en Suisse en 1910, ceux déployés par l’English Sangha Trust (fondée en 1956) en Grande-Bretagne dans les années 1950 et 1960, ceux, enfin, de la House of Calmness en Allemagne du Nord dans les années 1060 et 1970 » (M. Baumann, « Le bouddhisme theravâda en Europe… », p. 22). 121

de mieux comprendre les multiples facettes de la lignée de Chah telle qu’elle s’implante actuellement en Occident, mais aussi de discerner la recette paradoxale de son succès : l’utilisation de l’innovation religieuse au service de l’orthodoxie. C’est précisément ce point qui rend cette réussite si fascinante, car la lignée est très conservatrice, et l’on s’attend donc à ce qu’elle n’innove sous aucun prétexte. Nous avons vu que les moines theravādin respectent à la lettre un ensemble de règles (Vinaya) qui n’a pas changé depuis près de deux millénaires. Cela explique en partie pourquoi ils étaient, jusqu’à tout récemment, très peu exportables et très peu exportés, parce que très peu adaptables; leur présence en Occident se limitait à quelques temples ethniques situés dans les grandes villes, et ces temples n’attiraient que des immigrants ou descendants d’immigrants. Or, si les moines theravādin en général incarnent l’orthodoxie bouddhique, les moines de la forêt d’Ajahn Chah représentent la fine pointe de cette orthodoxie, l’orthodoxie de l’orthodoxie410. Comment donc sont-ils parvenus à s’exporter?

Le fait que le bouddhisme theravāda soit devenu véritablement exportable grâce aux moines de la forêt n’est peut-être pas le fruit du hasard. S’il est vrai qu’ils respectent à la lettre le Vinaya et se prétendent les plus fidèles transmetteurs du bouddhisme originel, les moines de la forêt n’en sont pas moins capables de se renouveler constamment, de s’adapter et d’innover. Grâce à l’ascèse et à la méditation, ils développent un charisme et un prestige qui leur confère une autorité particulière, autorité qui leur donne, pour ainsi dire, une certaine latitude dans leur pratique d’un bouddhisme pourtant très conservateur : [...] forest renunciants, with their faithful laity, owing to their relatively lesser institutionalization and their meditative focus, can better tolerate and even encourage innovation and nonconformity. When new developments occur within Buddhism, they often come from the solitary and remote locales of forest renunciants [...]. Forest renunciants live on the periphery of the Buddhist establishment, but it is precisely this position that enables them to see the shortcomings of the establishment, to mount critiques, to have the spiritual authority to make those critiques stick, and to give birth to new developments411.

410 « It’s important to know that the is the stiff end of an already narrow orthodoxy; it’s the strict observance of an already conservative tradition » (A. Amaro, Small Boat, Great Mountain..., p. 7). 411 R. Ray, Buddhist Saints in India…, p. 439. 122

Plusieurs kruba ajahn étaient des iconoclastes notoires, et leurs excentricités, plutôt que d’enlever quelque chose à leur aura de sainteté, avaient plutôt tendance à la renforcer, interprétées comme la manifestation d’une sagesse si grande qu’elle transcende les conventions mondaines412. Et Ajahn Chah incarnait particulièrement bien cet équilibre entre orthodoxie et non-conformisme. Malgré son intransigeance par rapport au Vinaya, il avait un humour caustique et adoptait parfois des comportements ou tenait des propos très peu conventionnels. Cette autorité charismatique régulée par le cadre légal du Vinaya y est donc pour beaucoup dans la réussite de l’implantation de sa lignée en Occident. Comme le souligne Bell, les premiers disciples de Chah en Angleterre ont su utiliser cette autorité, et la souplesse qui en découle, pour innover afin d’intégrer leur saṅgha à la société occidentale, tout en évitant que ces innovations ne menacent l’authenticité du saṅgha britannique en compromettant la reconnaissance de son orthodoxie par les autorités asiatiques. Bell soulignait d’ailleurs que le nouveau saṅgha a pris de grandes précautions à cet égard, bien que le risque était atténué en raison de son association à Chah (et de l’excellente réputation de ce dernier413 en Thaïlande). L’excommunication d’Ajahn Brahm, dont nous avons parlé, illustre très bien ce qui risque d’arriver sans de telles précautions.

Chah n’a pas seulement transmis à ses disciples le respect du Vinaya. Il leur a aussi transmis l’originalité de sa démarche. À l’intérieur du cadre strict des règles monastiques, les moines de sa lignée sont appelés à se développer d’une manière particulièrement libre et à faire confiance à leur intuition. Car c’est uniquement avec une intuition toute personnelle que le bouddhiste accède à l’ainsité (tathātā). Dans ses discours, Sumedho répète souvent sous diverses déclinaisons (la répétition est la base de la pédagogie…) la formule « it’s like

412 Un peu à la manière des du bouddhisme tantrique tibétain (sans aucun doute les plus iconoclastes de tous les saints bouddhistes). La comparaison s’arrête toutefois là, car nous restons dans le monachisme theravāda et les strictes limites de son Vinaya. 413 « Great care and diplomacy were exercised by the senior British monks to avoid this risk that was mitigated in Thailand by the British Sangha’s reputation for strict adherence to the Vinaya and their association with Ajahn Chah » (S. Bell, « Being Creative with Tradition… », p. 19). 123

this »414, pour souligner l’importance primordiale de l’ainsité. Plus précisément, l’attention (sati) sur l’ainsité, une attention sans résistance, une attention inclusive qui nécessite en quelque sorte une ouverture inconditionnelle du cœur, la foi (saddhā) et un « amour bienveillant » (mettā). La méditation Theravāda a longtemps été présentée en Occident d’une manière très technique et intellectuelle, résumée en une méthode consistant à observer ses émotions pour éventuellement s’en détacher. Or, les maîtres occidentaux de la lignée de Chah savent bien que la froideur de cette approche cadre mal avec la culture occidentale. Ils ont donc trouvé d’autres façons de l’enseigner, par exemple en la présentant d’une manière moins technique et moins austère, comme une pratique permettant non seulement de calmer l’agitation de l’esprit, mais aussi de développer, sur le plan émotionnel, des qualités favorables au développement spirituel.

414 A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 3..., p. 284, 302, 304, 314; A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 4..., p. viii, 21, 24, 28, 35, 38, 46, 50, 79, 80, 96, 99, 106, 107, 112, 118, 127, 135, 138, 141, 143, 167, 181, 205, 216, 248; A. Sumedho, The Ajahn Sumedho Anthology, vol. 5..., p. 78, 121, 142, 181, 182, 199, 230, 246, 259, 261, 276, 289, 300, 324. 124

Bibliographie

[Alliance for Bhikkunis], « 5 Points for the UK Siladharas », site Web de l’Alliance for Bhikkhunis (http://www.bhikkhunī.net/wp-content/uploads/2013/08/5-Points-for- the-UK-Siladharas.pdf, page consultée le 22 octobre 2017).

Amaro, Bhikkhu, Tudong, The Long Road North, Petersfield (UK), Chithurst Buddhist Monastery Publications, 1984.

—, Small Boat, Great Mountain; Theravādan Reflections on the Natural Great Perfection, Redwood Valley (CA), Abhayagiri Monastic Foundation, 2003.

Amaro, Ajahn, Inner Listening, Hemel Hempstead (UK), Amaravati Publications, 2012.

Amaro, Ajahn and Pasanno, Ajahn, The Island, Redwood Valley (CA), Abhayagiri Monastic Foundation, 2009.

Amaro, Ajahn, and Gavesako, Ajahn, dir., Chanting Book, Morning and Evening Chanting (Pūjā) and Reflections Pāli and English, vol. 1, Hemel Hempstead (UK), Amaravati Publications, 2015.

Analayo, Venerable, Satipaṭṭhāna : The Direct Path to Realization, Birmingham (UK), Windhorse Publications, 2003.

Baumann, Martin, « Le bouddhisme theravâda en Europe : histoire, typologie et rencontre entre un bouddhisme moderniste et traditionaliste », Recherches sociologiques, vol. 31, no 3, 2000, p. 7-31.

Bell, Sandra, « British Theravāda Buddhism: Otherworldly Theories, and the Theory of Exchange », Journal of Contemporary Religion, vol. 13, no 2, 1998, p. 149-170.

—, « Being Creative with Tradition: Rooting Theravāda Buddhism in Britain », Journal of Global Buddhism, vol. 1, 2000, p. 1-23.

Bodhi, Bhikkhu, « What Does Mindfulness Really Mean : A Canonical Perspective », dans G. Williams, J. Mark et Jon Kabat-Zinn, dir., Mindfulness: Diverse Perspectives on its Meaning, Origins and Applications, New York, Routledge, 2013, p. 19-39.

125

Bouchard, Alain, « Un bouddha au sirop d’érable », Cahiers de spiritualité ignatienne, no 102 (avril-juin 2002, numéro intitulé Bouddha, pourquoi pas?), p. 33-41.

Breiter, Paul, Venerable Father – A Life with Ajahn Chah, New York, Paraview Special Editions, 2004.

Buddhaghosa, Visuddhimagga; Le Chemin de la Pureté, traduit du māgādhi (pali) par Christian Maës, Paris, Fayard, 2002.

Cadge, Wendy, Heartwood : The First Generation of Theravāda Buddhism in America, Chicago, Morality and Society Series, University of Chicago Press, 2004.

Carrithers, Michael, The Forest Monks of Sri Lanka: An Anthropological and Historical Study, New Delhi, Oxford University Press, 1983.

Castel, Frédéric, « La dynamique de l’équation ethnoconfessionnelle dans l’évolution récente de la structure du paysage religieux québécois : les cas du façonnement des communautés bouddhistes et musulmanes (1941-2001) », thèse de doctorat en sciences des religions, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2010.

[Centre bouddhique de Paris], « pūjā matinale », page accessible sur le site http://www.centrebouddhisteparis.org/Bouddhisme/pujas/puja_matinale.html, page consultée le 18 décembre 2017).

Chah, Ajahn, Food for the Heart: The Collected Teachings of Ajahn Chah, Boston, Wisdom Publications, 2002.

—, The Teachings of Ajahn Chah; A Collection of Dhamma Talks, Wat Pah Pong (Thailand), Buddha Dharma Education Association Inc., 2004, Computer edition (http://www.buddhanet.net/pdf_file/teachings_chah.pdf, page consultée le 22 octobre 2017).

—, In Simple Terms; 108 Dhamma Similes by Ajahn Chah, translated from the Thai by Ṭhānissaro Bhikkhu, 2011 (version électronique, http://www.accesstoinsight.org/lib/thai/chah/insimpleterms.html, page consultée le 22 août 2017).

—, The Collected Teachings of Ajahn Chah; Single Volume Compilation, Harnham (UK), Aruna Publications, 2011.

126

Coleman, James William, The New Buddhism: The Western Transformation of an Ancient Tradition, New York, Oxford University Press, 2001.

Couture, André, « Hindouisme, rhétorique et éducation interculturelle », dans F. Ouellet, Pluralisme et École; jalons pour une approche critique de la formation interculturelle des éducateurs, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1988, p. 419-436.

—, « Les transferts religieux entre l’Orient et l’Occident », dans André Couture et collab., Transferts Orient-Occident: populations, savoirs et pouvoirs, Québec, Université Laval , coll. « Documents du GÉRAC », n˚ 6, 1993, p. 1-17.

—, « La tradition et la rencontre de l’autre », dans l’Encyclopédie des religions (Y. T. Masquelier et F. Lenoir, dir.), Paris, Bayard Éditions, 1997; nouvelle édition revue et augmentée, 2000, p. 1381-1388.

Couture, André, « La réception du bouddhisme en Occident : quelques réflexions », Cahiers de spiritualité ignatienne, no 114 (déc. 2005, numéro spécial intitulé Le Québec à l’heure du bouddhisme), p. 11-23.

Couture, André et Larochelle, Dominic, « Quelques pistes de réflexion concernant l’innovation religieuse », Laval théologique et philosophique, vol. 72, no 3, oct. 2016, p. 377–391.

Dhammapada (traduction anonyme) (http://www.dhammadelaforet.org/sommaire/dhp/dhammapada.pdf, page consultée le 22 octobre 2017).

Dhammapada (traduction de Ṭhānissaro Bhikkhu, https://www.accesstoinsight.org/tipitaka/kn/dhp/dhp.14.than.html, page consultée le 15 mai 2017).

Dubuisson, Daniel, L’Occident et la religion. Mythes, science et idéologie, Bruxelles, Éditions complexe, 1998.

Fields, Rick, How the Swans Came to the Lake: A Narrative in America, Boston, , 1992.

Gabaude, Louis, « La triple crise du bouddhisme en Thaïlande », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, vol. 83, no 1, 1996, p. 241-257.

127

Griffiths, Paul J., An Apology for Apologetics: A Study in the Logic of Interreligious Dialogue, Eugene (OR), Wipf & Stock Pub, publié précédemment par Orbis Books, 1991.

Gross, Amy, « An Interview with Joseph Goldstein », (http://www.purifymind.com/JosephGoldstein.htm, page consultée le 2 janvier 2018).

Gunaratana, Bhante, The Four Foundations of Mindfulness in Plain English, Boston, Wisdom Publications, 2012.

Herskovits, M. J., Les bases de l’anthropologie culturelle, Paris, Payot, 1952.

Heuman, Linda, « Pursuing an American Buddhism; Linda Heuman interviews pioneering scholar Charles Prebish », Tricycle magazine, Spring 2012, http://www.tricycle.com/feature/pursuing-american-buddhism, (page consultée le 4 mars 2018).

Houtman, Gustaaf, « Traditions of Buddhist Practice in Burma », PhD degree certificate, School of Oriental and African Studies, London University, 1990.

Jotika, U et Dhamminda, U, Maha Satipaṭṭhāna Sutta (translation), Migadavun Monastery (Burma), 1986 (version électronique, https://www.buddhanet.net/e- learning/mahasati.htm, page consultée le 21 janvier 2015).

Khantipalo, Bhikkhu, The Banners of the Arahats, Buddhist Monks and Nuns from the Buddha’s time till Now, Kandy (Sri Lanka), Buddhist Publication Society, 1979.

LaRochelle, Dominic, « Pèlerinage vers l’Est. La réception des traditions d’arts martiaux chinois en Occident. Analyse d’un discours légitimateur dans la littérature populaire sur le taiji quan (1960-2006) », Québec, thèse de doctorat, Université Laval, 2010.

—, « La réception et la réinvention du taoïsme en Occident : une réflexion autour de deux outils pour analyser les innovations religieuses », Laval théologique et philosophique, vol. 72, no 3, octobre 2016, p. 419-436.

Larousse en ligne (http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/samsara/70800, page consultée le 22 octobre 2017).

Layman, Emma McCloy, Buddhism in America, Chicago, Nelson-Hall, 1976.

128

Lenoir, Frédéric, Le bouddhisme en France, Paris, Fayard, 1999.

Liogier, Raphaël, « La religion déniée. La conversion au bouddhisme comme mode », Diasporas. Histoire et Sociétés, 3, 2006, p. 135-147.

Magnin, Paul, « Le processus d’acculturation du bouddhisme en Chine peut-il servir de modèle? », Cahiers de spiritualité ignatienne, no 114 (déc. 2005, numéro spécial intitulé Le Québec à l’heure du bouddhisme), p. 25-46.

Malalasekera, Gunapala Piyasena, Dictionary of Pāli Proper Names, vol. 1, Delhi, Motilal Banarsidass Publisher, 1938.

Mauger, Luc, Chez les ermites bouddhistes, Paris, Imago, Auzas Éditeurs, 2016.

McMahan, David, The Making of Buddhist Modernism, New York, Oxford University Press, 2008.

Meslin, Michel, Pour une science des religions, Paris, Éditions du Seuil, 1973.

Michael, Edward Salim, The Law of Attention: Nada Yoga and the Way of Inner Vigilance, Rochester, Inner Traditions; 2nd edition, 2010, (first published in 1983).

Ñāṇamoli, Bhikkhu et Bodhi, Bhikkhu, The Middle Length Discourses of the Buddha, A Translation of the Majjhima Nikāya, Boston, Wisdom Publications, 1995.

Ñāṇasampanno, Mahā Boowa Ᾱcariya, Venerable Ācārya Mun Bhuridatta Thera, A Spiritual Biography, Translated from the Thai by Bhikkhu Dick Sãlaratano, Wat Pa Baan Taad (Thailand), Forest Dhamma of Wat Pa Baan Taad, Edition 2003.

—, Patipadā: Venerable Ācarya Mun’s Path of Practice, Translated by Venerable Ᾱcariya Paññāvaḍḍho, Wat Pa Baan Taad (Thailand), Forest Dhamma of Wat Pa Baan Taad, Edition 2005.

Numrich, Paul D., Old Wisdom in the New World: Americanization in Two Immigrant Theravāda Buddhist Temples, Knoxville (TN), University of Tennessee Press, 1996.

—, « Two Buddhisms Further Considered », Contemporary Buddhism, 4 (1), 2003, p. 55-78.

Nyanatiloka, Dictionnaire Pali-Français, Paris, Adyar, 1961.

129

Obadia, Lionel, Le bouddhisme en Occident, Paris, La Découverte, coll. « Repères», 1999.

—, « Une tradition au-delà de la modernité : l’institutionnalisation du bouddhisme tibétain en France », Recherches Sociologiques, XXXI (3), 2000, p. 67-88.

—, « Désoccidentaliser encore les sciences des religions? La modélisation des “spiritualités asiatiques” en France et en Europe », Revue des Sciences Sociales, 49, 2013, p. 122-129.

—, « Paradoxes, utopies et cécités du modernisme en religion », Archives de sciences sociales des religions, 167, juill.-sept. 2014, p. 295-314.

Pali Canon extracts, translation by Ṭhānissaro Bhikkhu (http://www.accesstoinsight.org/, page consultée le 2 août 2017).

Pannavuddho, Tan, « Learning Forest Dhamma », dans Forest Path Talks: Essays, Poems, Drawing and Photographs from the International Community at Wat Pah Nanachat, Warin Chamrap, 1999 (http://www.buddhanet.net/pdf_file/forest_path.pdf, page consultée le 23 février).

Pasanno, Ajahn, A Dhamma Compass, Redwood Valley (CA), Produced for free distribution by Thawsi School, 2007.

Pasanno, Bhikkhu, Ajahn Chah’s Teachings on Nature, Second edition, Redwood Valley (CA), Abhayagiri Monastery, 2012.

Philipps, Timothy and Aarons, Haydn, « Looking “East”. An Exploratory Analysis of Western Disenchantment », International Sociology, 22 (3), 2007, p. 325-341.

Phut Thaniyo, Phra Ajaan, Ajaan Sao’s Teaching; A Reminiscence of Phra Ajaan Sao Kantasilo, translated from the Thai by Ṭhānissaro Bhikkhu, (http://www.accesstoinsight.org/lib/thai/phut/sao.html, page consultée le 12 décembre 1997).

Placzek, James et Larry DeVries, « Buddhism in British Columbia », dans Bruce Matthews, Buddhism in Canada, New York, Routledge Curzon, 2006, p. 1-30.

130

Prebish, Charles, « Reflections on the Transmission of Buddhism to America » dans J. Needleman and G. Baker, eds. Understanding The New Religions, New York, Seabury, 1978, p. 153-172.

—, American Buddhism, North Scituate (MA), Duxbury Press, 1979.

—, « Two Buddhisms Reconsidered », Buddhist Studies Review, 10 (2), 1993, p. 187-206.

—, Tanaka K. (eds.), The Faces of Buddhism in America, Berkeley, University of California Press, 1998.

—, Westward Dharma : Buddhism beyond Asia, Berkeley, University of California Press, 2002.

Ray, Reginald, Buddhist Saints in India: A Study in Buddhist Values & Orientations, New York, Oxford University Press, 1994.

Rhys Davids, T. W., et Stede, William, The Pali Text Society’s Pali-English Dictionary (1921-1925), dictionnaire en ligne http://lirs.ru/lib/dict/Pali- English_Dictionary,1921-25,v1.pdf, page consultée le 24 novembre 2017.

Rommulère, Éric, « Le bouddhisme en France : une lecture critique de Frédéric Lenoir », Recherches Sociologiques, XXXI (3), 2000, p. 103-120.

Sabbatucci, Dario, art. « Syncrétisme », dans l’Encyclopaedia Universalis, vol. 15, Paris, Encyclopaedia Universalis France, 1968, p. 655-656.

Schedneck, Brooke, « Western Buddhist Perceptions of Monasticism », Buddhist Studies Review, vol. 26, no 2, 2009, p. 229-246.

—, « Constructions of Buddhism: Autobiographical Moments of Western Monks’ Experiences of Thai Monastic Life », Contemporary Buddhism, vol. 12, no 2 (November 2011), p. 327-346.

—, « Forest as Challenge, Forest as Healer; Reinterpretations and Hybridity within the Forest Tradition of Thailand », Pacific World; Journal of the Institute of Buddhist Studies, no 13 (Fall 2011), p. 1-24.

—, « Meditation for Tourists in Thailand: Commodifying a Universal and National Symbol », Journal of Contemporary Religion, vol. 29, no 3, 2014, p. 439-456.

131

—, Thailand’s International Meditation Centers: Tourism and the Global Commodification of Religious Practices, London and New York, Routledge Religion in Contemporary Asia Series, Routledge, 2015.

Scherrer-Schaub, C. A., « Quelques questions relatives à la mémoire dans le bouddhisme indien », dans La mémoire des religions, sous la direction de Philippe Borgeaud, Genève, Éditions Labor et Fides, 1988, p. 135-144.

Seager, Richard Hughes, Buddhism in America, New York, Columbia University Press, 1999.

Soucy, Alexandre, « Asian Reformers, Global Organizations: An Exploration of the Possibility of a Canadian Buddhism », dans Hori, V., Harding, J., & Soucy, A., dir., Wild Geese: Buddhism in Canada, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2010, p. 39-60.

Sucitto, Ajahn, « The Creation of the Order of Siladhara », Forest Sangha Newsletter, April 2007, no 79 (http://fsnewsletter.amaravati.org/html/81/order.htm, page consultée le 18 octobre 2017).

Sujato, Bhante, « A recent Siladhara ordination », Bhante Sujato’s blog (https://sujato.wordpress.com/2010/04/01/a-recent-siladhara-ordination/, page consultée le 22 octobre 2017).

Sujato, Bhikkhu, A History of Mindfulness, Bundanoon, Santipada, 2012.

Sukprasert, Pattramon, « Female monks fight back », Bangkok Post, 12 janvier 2017 (http://www.bangkokpost.com/news/general/1179040/female-monks-fight-back, page consultée le 13 janvier 2017).

Sumedho, Ajahn, « Question Time; with Ajahn Sumedho », Forest Sangha Newsletter, Great Gaddesden (UK), Amaravati Buddhist Monastery, Oct. 1988 (http://www.fsnewsletter.amaravati.org/html/06/quest.htm, page consultée le 29 juillet 2015).

—, The Mind and the Way: Buddhist Reflections on Life, Boston, Wisdom Publications, 1994.

132

—, Intuitive awareness, Hemel Hempstead (UK), Amaravati Publications, 2004 (http://www.buddhanet.net/pdf_file/intuitive-awareness.pdf, page consultée le 30 juillet 2017).

—, Don’t Take Your Life Personally, Totnes, Buddhist Publishing Group, 2010.

—, The Ajahn Sumedho Anthology (vol.1 à 5), Great Gaddesden (UK), Amaravati Buddhist Monastery, 2014.

—, La conscience intuitive, Great Gaddesden (UK), Amaravati Publications, 2017.

Suvaco, Phra Ajaan Suwat, A Heart Released : The Teachings of Phra Ajaan Mun Bhuridatta Thera, (translated from the Thai by Ṭhānissaro Bhikkhu), 1995 (http://www.accesstoinsight.org/lib/thai/mun/released.html, page consultée le 30 janvier 2017).

Tambiah, Stanley Jeyaraja, World Conqueror and World Renouncer : A Study of Buddhism and Polity in Thailand Against a Historical Background, Cambridge studies in social anthropology, Cambridge, Cambridge University Press, 1976.

—, The Buddhist Saints of the Forest and the Cult of Amulets : A Study in Charisma, Hagiography, Sectarianism, and Millennial Buddhism, Cambridge, Cambridge University Press, 1993.

Tarot, Camille, Le symbolique et le sacré. Théories de la religion, Paris, La Découverte, 2008.

Taylor, J. L., Forest Monks and the Nation-State : An Anthropological and Historical Study in Northeastern Thailand, Singapore, Institute of Southeast Asian Studies, 1993.

Ṭhānissaro (Bhikkhu) [Geoffrey DeGraff], Buddhist Romanticism, Metta Forest Monastery, 2015 (version électronique, https://www.dhammatalks.org/Archive/Writings/BuddhistRomanticism151231.pdf, page consultée le 19 décembre 2017).

—, Right Mindfulness : Memory and Ardency on the Buddhist Path, Valley Center, Metta Forest Monastery, 2012.

133

The Foundations of Mindfulness (Satipaṭṭhāna Sutta), translated by Nyanasatta Thera (http://www.accesstoinsight.org/lib/authors/nyanasatta/wheel019.html#found, page consultée le 27 août 2017).

The Pali Text Society’s Pali-English Dictionary, Digital Dictionaries of South Asia, (http://dsal.uchicago.edu/dictionaries/pali/, page consultée le 20 octobre 2017).

Tiyavanich, Kamala, Forest recollections: Wandering Monks in Twentieth-Century Thailand, Hawaii, University of Hawaii Press, 1997.

Tweed, Thomas, The American Encounter with Buddhism, 1844-1912: Victorian Culture and the Limits of Dissent, Bloomington, Indiana University Press, 1992.

—, « Theory and Method in the Study of Buddhism: Toward ‘Translocative’ Analysis », Journal of Global Buddhism, vol. 12, 2011, p. 17-32.

Waardenburg, Jacques, Des dieux qui se rapprochent, Genève, Éditions Labor et Fides, Paros, 1993.

Wallace, Alan B., dir., Buddhism and Science: Breaking New Ground, New York, Columbia series in science and religion, Columbia University Press, 2003.

Walpola Rahula, L’Enseignement du Bouddha, d’après les textes les plus anciens, Paris, Points Sagesses, 2014.

[West Wight Sangha], « More on “Nun” Ordinations at Amaravati », site Web du West Wight Sangha, http://west-wight-sangha.blogspot.ca/2010/03/more-on-nun- ordinations-at-amaravati.html, page consultée le 22 octobre 2017.

Wijayaratna, Môhan, Le Moine bouddhiste selon les textes du theravâda, Paris, Éditions du Cerf, 1983.

—, Sermons du Bouddha, Paris, Éditions du Seuil, Points Sagesses, 2006.

Williams, Duncan Ryuken et Christopher S. Queen, dir., American Buddhism: Methods and Findings in Recent Scholarship, London, Curzon Press, 1999.

Wilson, Jeff, « What is Canadian about Canadian Buddhism? », Religion Compass, vol. 5, no 9, 2011, p. 536–548.

134

Yalman, Nur, « Les moines bouddhistes ascétiques de Ceylan », dans Middleton, John, Anthropologie religieuse. Les dieux et les rites. Textes fondamentaux (trad. française), Paris, Larousse, 1974, p. 315-328.

135