Yves Rocard, Père De La Physique Française D'après-Guerre
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h i s t o i r e Yves Rocard, père de la physique française d’après-guerre Personnalité profondément originale, Yves Rocard a marqué son EMMANUEL GRENIER époque. Nombreux sont ses élèves de l’Ecole normale supérieure qui parlent avec reconnaissance de leur dette envers lui. Si ses idées de précurseur sur les rapports science-industrie ont fait école et sont aujoud’hui largement appliquées, on a davantage oublié ses préconisations sur la façon d’organiser le travail scientifique, pourtant très fécondes. Fusion souhaitait donc rendre hommage à ce grand savant en insistant sur l’importance de reprendre son chemin. L’incroyable diversité de ses contributions scientifiques, à une époque où la spécialisation était pourtant déjà bien présente, fait qu’il est impossible de lui rendre justice dans le cadre de cet article. Nous avons donc choisi quelques sujets pour éclairer la pensée d’Yves Rocard et sa façon de travailler. Ä 30 FUSION N°86 - MAI - JUIN 2001 FUSION N°86 - MAI - JUIN 2001 31 h i s t o i r e ’anecdote en dit long sur le étudiants. C’était un animateur in- de personnalités comme celle d’Yves personnage. Elle se déroule comparable car il savait trouver les Rocard, sans cesse orientées vers la à l’époque où Michel Rocard idées nouvelles au moment même résolution de problèmes concrets, Lest Premier ministre. Il décide où elles commençaient à germer. que nous rendons hommage ici à d’aller passer l’après-midi chez son C’est ainsi qu’il a su faire migrer ses cette grande figure de la physique père, Yves, dans la propriété qu’il étudiants vers les centres de recherche française. possède en région parisienne. Et il les plus en pointe. Avec ses élèves, il tombe sur un quartier général en n’était pas “mère-poule” mais plutôt L’indépendance pleine activité ! Une explosion nu- brutal. Il n’a pas eu de disciple au cléaire chinoise est en effet attendue sens où certains chercheurs s’ad- du jugement dans les prochaines heures et Yves joignent des jeunes brillants. Lui Rocard a réuni une bande de colla- avait plutôt tendance à les envoyer borateurs bien déterminés à être les à l’extérieur faire leurs preuves. Son Brillant étudiant, Rocard entra à premiers à donner l’endroit exact et plaisir n’était pas de retenir ses petits l’Ecole normale à 19 ans. Il aurait la charge de l’explosion. Pour cela, normaliens, mais plutôt de les faire pu suivre une carrière classique ils sont en relation avec leur réseau essaimer. » et devenir un ponte de l’Univer- international de sismographes, ré- C’est ainsi que sont nées en France sité. Mais il manifesta très tôt une seau qu’Yves Rocard a conçu et dé- la résonance magnétique nucléaire grande indépendance d’esprit, le veloppé dans les années 1955-1965. avec Michel Soutif, la recherche sur poussant par exemple à choisir Dès son arrivée, Michel Rocard, à les semi-conducteurs avec Pierre seul son sujet de recherches pour peine salué par une salle en ébul- Aigrain et Claude Dugas ou encore son diplôme d’études supérieures : lition, se voit confier un téléphone la radioastronomie avec Jean-Louis la diffusion de la lumière dans les avec la charge de rapporter fidè- Steinberg et Jean Denisse. liquides. A 25 ans, il avait prévu lement les indications données par En ce sens, on peut dire qu’Yves théoriquement l’effet Raman. « Si le correspondant. A près de 90 ans, Rocard a joué un rôle essentiel dans j’avais été plus malin, mieux formé Yves Rocard restait le passionné de la renaissance de la physique fran- en physique, davantage soucieux science et de renseignement qu’il fut çaise, qui avait énormément souffert d’expérimentation, j’aurais pu dé- toute sa vie. de la saignée de la Première Guerre couvrir l’effet Raman » affirmait-il Avec Louis Néel, Yves Rocard (22 mondiale. Pourtant, Yves Rocard ensuite, dénonçant également la mai 1903, Vannes – 16 mars 1992, n’avait eu à connaître la « nouvelle pauvreté chronique du laboratoire Paris) est sans doute un des per- physique » que de façon limitée. de l’Ecole normale de son époque sonnages qui a le plus marqué la « Il était très pluridisciplinaire, (l’entre-deux-guerres). Mais il était physique française après la guerre. mais n’avait pas été élevé dans le trop tard : il ne pouvait que publier, A la tête du laboratoire de physique quantum », résume pour Fusion après coup, sa théorie et se conten- à l’Ecole normale, il a joué un rôle Pierre-Gilles de Gennes, qui l’a eu ter d’être le premier à l’expliquer. stratégique. Ce laboratoire fut en comme professeur à l’Ecole nor- Et la frustration ressentie par le fait effet pendant dix ans, le seul la- male. Cela ne l’empêcha pas de tra- d’avoir loupé de si peu les honneurs boratoire de physique digne de ce duire en français la bible du sujet, (prix Nobel) et la notoriété dont a nom en France : il n’y avait rien à The New Quantum Mechanics, dès bénéficié Raman a sans doute joué Polytechnique, rien à la Sorbonne. 1927. Il était un physicien classique, un grand rôle pour établir dans son Le pôle grenoblois n’émergera que ayant une culture scientifique très esprit l’importance absolue qu’il plus tard. Toute une génération de diversifiée, mais il restait ouvert à accordait à l’instrumentation et à normaliens découvrira donc la phy- la physique nouvelle. Quant à la l’expérimentation, aussi bien pour sique sous la férule d’Yves Rocard. formation des jeunes, Pierre-Gilles lui que pour ses élèves. C’est sur Ils sont nombreux à parler avec de Gennes reconnaît volontiers sa cette rigueur expérimentale que reconnaissance du rôle joué par Yves dette : « Pour ce qui est de ma géné- s’appuiera aussi son indépendance Rocard dans leur développement ration, nous ne faisons que répéter ce de jugement. intellectuel. Ainsi, Hubert Curien, qu’il nous disait. » Yves Rocard entame son autobio- ancien ministre de la Recherche et « Rocard a en effet joué un rôle de graphie en affirmant : « La surdité actuel président de l’Académie des précurseur pour ce qui des rapports assez prononcée dont j’ai été atteint sciences, explique : « Il a joué un science-industrie » ajoute le prix No- dès l’âge de cinq ans – sans espoir rôle essentiel dans la mesure où il bel, pour qui l’enseignement de Ro- d’en guérir, car j’ai eu les tympans m’a orienté vers le laboratoire du Pr. card reposait sur deux points essen- crevés – a régi ma vie intellectuelle, Wyart. C’est ainsi que je suis devenu tiels : l’insistance sur le rôle du sens sinon mon caractère et mon compor- cristallographe. » pratique, contre un enseignement tement, au point qu’il me semble né- Etienne Guyon, célèbre physicien français terriblement axiomatique ; cessaire en commençant ce livre, d’en qui a aussi dirigé l’Ecole normale, et la liberté de l’initiative laissée signaler l’existence. » Et d’expliquer dit aussi : « Je mesure l’influence de aux jeunes chercheurs, contre une qu’il cessa rapidement de suivre les Rocard sur ma carrière. Je n’ai jamais « taupinisation » à outrance, qui cours de l’enseignement supérieur, rencontré de personnes comme lui tend malheureusement aujourd’hui par défaut auditif : « Je suis donc un capables de pousser en avant des gens à revenir. Au lieu de lancer des dé- autodidacte absolu pour ce qui est sans en tirer un profit personnel. » couvreurs dans l’âme, on fabrique de la culture supérieure et ne peux Hubert Curien explique encore : des ânes savants. prétendre avoir tiré parti de nos « Il était parfait pour intéresser ses C’est parce que la France a besoin institutions d’enseignements. [...] Ä 30 FUSION N°86 - MAI - JUIN 2001 FUSION N°86 - MAI - JUIN 2001 31 h i s t o i r e Æ C’est avec ces oreilles-là que j’ai eu grâce à l’invention de la lampe TM à affronter les compétions de la vie. Les rapports par Henri Abraham, qui fut d’ailleurs J’ai été conduit à lire des livres plu- avec l’industrie l’un des maîtres de Rocard à l’Ecole tôt qu’à écouter des sermons. » * Cette normale. Il s’agissait de la première indépendance ainsi revendiquée, il lampe triode fonctionnant correc- la manifestera toute sa vie, face Avant tout le monde, Yves Rocard tement et, à la fin de la guerre, la aux militaires, aux académiciens, a pressenti la nécessité d’une colla- France fournissait du matériel radio aux grands commis de l’Etat (bien boration intime entre la recherche et à tous ses alliés (Anglais, Canadiens, qu’il en fût un lui-même) ou aux l’industrie, par des allées et venues Américains, Italiens, Belges). Les politiques. de personnes entre ces deux mondes. capacités de production dévelop- Cela explique qu’Yves Rocard A son époque, pour un chercheur pées en temps de guerre s’étaient n’était guère tendre à l’égard du universitaire, travailler dans l’in- rapidement reconverties dans le système français des grandes écoles, dustrie, c’était perdre son temps. domaine civil avec la diffusion des qui formait selon lui des handicapés On avait encore une conception postes récepteurs dans les foyers. à vie : « La préparation aux grandes très positiviste de la science « pure », Yves Rocard fut recruté par un ex- écoles, par son caractère abusivement qui ne se salissait pas les mains en ingénieur des PTT, Roger Julia, qui coriace, provoque chez l’élève une fa- allant sur le terrain.