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Yves Rocard, père de la physique française d’après-guerre

Personnalité profondément originale, Yves Rocard a marqué son EMMANUEL GRENIER époque. Nombreux sont ses élèves de l’Ecole normale supérieure qui parlent avec reconnaissance de leur dette envers lui. Si ses idées de précurseur sur les rapports science-industrie ont fait école et sont aujoud’hui largement appliquées, on a davantage oublié ses préconisations sur la façon d’organiser le travail scientifique, pourtant très fécondes. Fusion souhaitait donc rendre hommage à ce grand savant en insistant sur l’importance de reprendre son chemin. L’incroyable diversité de ses contributions scientifiques, à une époque où la spécialisation était pourtant déjà bien présente, fait qu’il est impossible de lui rendre justice dans le cadre de cet article. Nous avons donc choisi quelques sujets pour éclairer la pensée d’Yves Rocard et sa façon de travailler.

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’anecdote en dit long sur le étudiants. C’était un animateur in- de personnalités comme celle d’Yves personnage. Elle se déroule comparable car il savait trouver les Rocard, sans cesse orientées vers la à l’époque où idées nouvelles au moment même résolution de problèmes concrets, Lest Premier ministre. Il décide où elles commençaient à germer. que nous rendons hommage ici à d’aller passer l’après-midi chez son C’est ainsi qu’il a su faire migrer ses cette grande figure de la physique père, Yves, dans la propriété qu’il étudiants vers les centres de recherche française. possède en région parisienne. Et il les plus en pointe. Avec ses élèves, il tombe sur un quartier général en n’était pas “mère-poule” mais plutôt L’indépendance pleine activité ! Une explosion nu- brutal. Il n’a pas eu de disciple au cléaire chinoise est en effet attendue sens où certains chercheurs s’ad- du jugement dans les prochaines heures et Yves joignent des jeunes brillants. Lui Rocard a réuni une bande de colla- avait plutôt tendance à les envoyer borateurs bien déterminés à être les à l’extérieur faire leurs preuves. Son Brillant étudiant, Rocard entra à premiers à donner l’endroit exact et plaisir n’était pas de retenir ses petits l’Ecole normale à 19 ans. Il aurait la charge de l’explosion. Pour cela, normaliens, mais plutôt de les faire pu suivre une carrière classique ils sont en relation avec leur réseau essaimer. » et devenir un ponte de l’Univer- international de sismographes, ré- C’est ainsi que sont nées en sité. Mais il manifesta très tôt une seau qu’Yves Rocard a conçu et dé- la résonance magnétique nucléaire grande indépendance d’esprit, le veloppé dans les années 1955-1965. avec Michel Soutif, la recherche sur poussant par exemple à choisir Dès son arrivée, Michel Rocard, à les semi-conducteurs avec Pierre seul son sujet de recherches pour peine salué par une salle en ébul- Aigrain et Claude Dugas ou encore son diplôme d’études supérieures : lition, se voit confier un téléphone la radioastronomie avec Jean-Louis la diffusion de la lumière dans les avec la charge de rapporter fidè- Steinberg et Jean Denisse. liquides. A 25 ans, il avait prévu lement les indications données par En ce sens, on peut dire qu’Yves théoriquement l’effet Raman. « Si le correspondant. A près de 90 ans, Rocard a joué un rôle essentiel dans j’avais été plus malin, mieux formé Yves Rocard restait le passionné de la renaissance de la physique fran- en physique, davantage soucieux science et de renseignement qu’il fut çaise, qui avait énormément souffert d’expérimentation, j’aurais pu dé- toute sa vie. de la saignée de la Première Guerre couvrir l’effet Raman » affirmait-il Avec Louis Néel, Yves Rocard (22 mondiale. Pourtant, Yves Rocard ensuite, dénonçant également la mai 1903, Vannes – 16 mars 1992, n’avait eu à connaître la « nouvelle pauvreté chronique du laboratoire ) est sans doute un des per- physique » que de façon limitée. de l’Ecole normale de son époque sonnages qui a le plus marqué la « Il était très pluridisciplinaire, (l’entre-deux-guerres). Mais il était physique française après la guerre. mais n’avait pas été élevé dans le trop tard : il ne pouvait que publier, A la tête du laboratoire de physique quantum », résume pour Fusion après coup, sa théorie et se conten- à l’Ecole normale, il a joué un rôle Pierre-Gilles de Gennes, qui l’a eu ter d’être le premier à l’expliquer. stratégique. Ce laboratoire fut en comme professeur à l’Ecole nor- Et la frustration ressentie par le fait effet pendant dix ans, le seul la- male. Cela ne l’empêcha pas de tra- d’avoir loupé de si peu les honneurs boratoire de physique digne de ce duire en français la bible du sujet, (prix Nobel) et la notoriété dont a nom en France : il n’y avait rien à The New Quantum Mechanics, dès bénéficié Raman a sans doute joué Polytechnique, rien à la Sorbonne. 1927. Il était un physicien classique, un grand rôle pour établir dans son Le pôle grenoblois n’émergera que ayant une culture scientifique très esprit l’importance absolue qu’il plus tard. Toute une génération de diversifiée, mais il restait ouvert à accordait à l’instrumentation et à normaliens découvrira donc la phy- la physique nouvelle. Quant à la l’expérimentation, aussi bien pour sique sous la férule d’Yves Rocard. formation des jeunes, Pierre-Gilles lui que pour ses élèves. C’est sur Ils sont nombreux à parler avec de Gennes reconnaît volontiers sa cette rigueur expérimentale que reconnaissance du rôle joué par Yves dette : « Pour ce qui est de ma géné- s’appuiera aussi son indépendance Rocard dans leur développement ration, nous ne faisons que répéter ce de jugement. intellectuel. Ainsi, Hubert Curien, qu’il nous disait. » Yves Rocard entame son autobio- ancien ministre de la Recherche et « Rocard a en effet joué un rôle de graphie en affirmant : « La surdité actuel président de l’Académie des précurseur pour ce qui des rapports assez prononcée dont j’ai été atteint sciences, explique : « Il a joué un science-industrie » ajoute le prix No- dès l’âge de cinq ans – sans espoir rôle essentiel dans la mesure où il bel, pour qui l’enseignement de Ro- d’en guérir, car j’ai eu les tympans m’a orienté vers le laboratoire du Pr. card reposait sur deux points essen- crevés – a régi ma vie intellectuelle, Wyart. C’est ainsi que je suis devenu tiels : l’insistance sur le rôle du sens sinon mon caractère et mon compor- cristallographe. » pratique, contre un enseignement tement, au point qu’il me semble né- Etienne Guyon, célèbre physicien français terriblement axiomatique ; cessaire en commençant ce livre, d’en qui a aussi dirigé l’Ecole normale, et la liberté de l’initiative laissée signaler l’existence. » Et d’expliquer dit aussi : « Je mesure l’influence de aux jeunes chercheurs, contre une qu’il cessa rapidement de suivre les Rocard sur ma carrière. Je n’ai jamais « taupinisation » à outrance, qui cours de l’enseignement supérieur, rencontré de personnes comme lui tend malheureusement aujourd’hui par défaut auditif : « Je suis donc un capables de pousser en avant des gens à revenir. Au lieu de lancer des dé- autodidacte absolu pour ce qui est sans en tirer un profit personnel. » couvreurs dans l’âme, on fabrique de la culture supérieure et ne peux Hubert Curien explique encore : des ânes savants. prétendre avoir tiré parti de nos « Il était parfait pour intéresser ses C’est parce que la France a besoin institutions d’enseignements. [...] Ä

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Æ C’est avec ces oreilles-là que j’ai eu grâce à l’invention de la lampe TM à affronter les compétions de la vie. Les rapports par Henri Abraham, qui fut d’ailleurs J’ai été conduit à lire des livres plu- avec l’industrie l’un des maîtres de Rocard à l’Ecole tôt qu’à écouter des sermons. » * Cette normale. Il s’agissait de la première indépendance ainsi revendiquée, il lampe triode fonctionnant correc- la manifestera toute sa vie, face Avant tout le monde, Yves Rocard tement et, à la fin de la guerre, la aux militaires, aux académiciens, a pressenti la nécessité d’une colla- France fournissait du matériel radio aux grands commis de l’Etat (bien boration intime entre la recherche et à tous ses alliés (Anglais, Canadiens, qu’il en fût un lui-même) ou aux l’industrie, par des allées et venues Américains, Italiens, Belges). Les politiques. de personnes entre ces deux mondes. capacités de production dévelop- Cela explique qu’Yves Rocard A son époque, pour un chercheur pées en temps de guerre s’étaient n’était guère tendre à l’égard du universitaire, travailler dans l’in- rapidement reconverties dans le système français des grandes écoles, dustrie, c’était perdre son temps. domaine civil avec la diffusion des qui formait selon lui des handicapés On avait encore une conception postes récepteurs dans les foyers. à vie : « La préparation aux grandes très positiviste de la science « pure », Yves Rocard fut recruté par un ex- écoles, par son caractère abusivement qui ne se salissait pas les mains en ingénieur des PTT, Roger Julia, qui coriace, provoque chez l’élève une fa- allant sur le terrain. Yves Rocard a eut l’idée de faire appel à de jeunes tigue cérébrale qui le distord et grève montré que l’on pouvait trouver sur normaliens pour constituer son ses potentialités intellectuelles pour le terrain industriel des problèmes équipe technique. le reste de son existence. On observe à la fois concrets et profonds, qui Voici comment Yves Rocard décrit un “durcissement de la cervelle” qui pouvaient mener à des progrès très son arrivée dans un monde qu’il ne se manifeste par une certaine sclérose fondamentaux. connaissait absolument pas : « Je de l’imagination. La pensée se ralen- Lui-même y a travaillé, poussé par constatai d’emblée en entrant dans tit, la curiosité s’amenuise : l’élève la volonté de rester à Paris au contact cette usine de lampes que l’industrie qui a terminé sa tâche ne pense plus du monde scientifique et rebuté par parvenait à résoudre parfaitement qu’à dormir. En contrepartie se déve- la perspective d’aller « s’enterrer » à de nombreux problèmes sur lesquels loppe chez lui un esprit critique un Strasbourg où on lui proposait une butaient les petits scientifiques du peu excessif. Les élèves feraient mieux maîtrise de conférences de physi- laboratoire de l’Ecole normale. Je me de lever leur nez de leurs textes et de que théorique. Il accepta donc en souviens que lorsque nous arrivions courir quelques aventures, même 1928, peu après la déception du le matin au laboratoire de physique dans le domaine intellectuel et sco- « Raman manqué », la proposition de notre Ecole, nous trouvions sou- laire. En ce qui me concerne, j’étais que lui faisait une société française, vent les bâtis de pompage brisés par très précoce et j’avais déjà accompli la Radiotechnique, puis dans sa des fêlures. Ils étaient faits en verre de mirifiques calculs de mécanique société-mère la CSF. Au cours de la soufflé et soudé et ne résistaient pas statistique ; j’ai donc cruellement res- Première Guerre mondiale, la France parce que nous ne parvenions pas à senti ce que je perdais en travaillant avait acquis un leadership mondial trouver le verre adéquat pour les sou- trop pour répondre à mes obligations dans le domaine des transmissions, dures. La Radiotechnique pendant scolaires, à un âge où on devrait lais- ser son intellect s’épanouir. » Yves Rocard était une exception dans ce milieu où l’on avait des idées Depuis 1992, il existe un prix Yves Rocard décerné par la Société fran- bien arrêtées sur la trajectoire de sa çaise de physique, qui récompense un transfert de technologie réussi vie : il décrit ses anciens condisciples entre un laboratoire de recherche et une entreprise. Ci-dessous la liste comme « bornés et parfaitement ri- des récipiendaires depuis l’origine. gides [...] Ils préparaient les examens, voulaient faire carrière, c’était tout ». 1992 : Bernard DREVILLON - Ecole Polytechnique et Ils étaient donc fort peu nombreux Ramdane BENFERHAT - Société Jobin-Yvon. à s’intéresser aux trésors que con- 1993 : F. FAVRE et D. LE GUEN - CNET Lannion et L. DISDIER et tenaient la bibliothèque de l’Ecole. D. GATTI - Photonétics à Marly le Roi. Louis Néel avait avoué après son prix 1994 : Janick SIMERAY - Sopelem - Sofretec. Nobel avoir fait de fausses clefs pour 1995 : Jean AUBERT et Christian SCHWEBEL - Institut d’Électronique pouvoir y pénétrer à loisir. Yves Ro- Fondamentale - Orsay. card lui avait été plus direct encore : 1996 : Isabelle LEDOUX et Joseph ZYSS - CNET de Bagneux, François KA- « Il me suffisait de donner un coup JZAR, - CEA/LETI (CEA/Saclay) et Marc BUCCHIA - Société Sopra. d’épaule dans la vieille porte bran- 1997 : Geneviève BERGER et Pascal LAUGIER- Laboratoire d’Imagerie lante pour la faire céder. C’est ainsi Paramétrique (CNRS - Université Paris 6). que, pendant des dimanches entiers, 1998 : François BALEMBOIS - Alain BRUN - Franck FALCOZ et j’y ai appris la physique, au calme et Patrick GEORGES - Institut d’Optique Théorique et Appliquée - Orsay. bien au chaud. » 1999 : Jean-Marie DUBOIS, LSG2M *, Ecole des Mines de Nancy et à l’équipe de la société SITRAM, à St Benoît du Sault. 2000 : Alain MENAND, Didier BLAVETTE, Gérald DA COSTA et Bernard * Sauf indication contraire, les citations d’Yves DECONIHOUT, du Groupe de Physique des Matériaux, CNRS – UFR des Rocard contenues dans cet article sont tirées Sciences, Université de Rouen, et à l’équipe de la société CAMECA. de Mémoires sans concessions, Grasset, 1988. Ä

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Æ ce temps fabriquait des milliers de pêche de travailler ?” » et d’envirage que l’on rencontre lampes par jour, lampes d’éclairage Heureusement, Yves Rocard ne dans le domaine de l’automobile. et lampes de TSF qui refroidissent se limitait pas à expliquer ce qui ne Les pneus assurent deux fonctions sans se fêler. L’industrie avait donc marchait pas. Au contraire, toute sa assez peu connues mais néanmoins déjà dans ce domaine une longueur vie, il a aimé que « les choses mar- fondamentales. Si l’on tire une auto- d’avance sur les scientifiques. » chent ». Pour le compte de la CSF, mobile sur le côté avec une corde, le Dans ce milieu d’ingénieurs, Yves il travailla pendant quelques mois fait d’exercer une traction latérale Rocard va laisser libre cours à sa avec Didier Daurat, le légendaire entraîne, en raison de l’élasticité créativité, contribuant notamment patron de l’Aéropostale, pour met- des pneus, une déformation de à l’invention des lampes à chauf- tre au point un matériel d’aide à la l’aire de contact au sol, qui n’est pas fage indirect qui allaient se trouver navigation qui devait permettre à ses symétrique vis-à-vis de son axe, mais dans tous les postes de radio jusqu’à avions de voler la nuit et d’atterrir prend la forme d’une ellipse inclinée, l’invention du transistor. Ces lampes sans visibilité. Le système existait et la voiture se dirige sur le côté. La étaient rendues nécessaires par le déjà en Allemagne, où la société Lo- complémentarité des déformations fait que les nouveaux postes de radio rentz l’avait développé, mais on était de toutes les roues leur permet de étaient alimentés sur le secteur élec- à l’époque (1934) déjà dans les pré- prendre un mouvement commun trique alternatif, contrairement aux paratifs de guerre et la France voulait assurant la tenue de la voiture sur postes militaires qui fonctionnaient se doter d’une technologie ayant des sa trajectoire. C’est le phénomène eux sur accumulateur. Le chauffage répercussions stratégiques. C’est au de l’envirage. Le pseudoglissement de la lampe était opéré par un fila- cours de ces études qu’Yves Rocard est un phénomène similaire qui ment alimenté sous 4 V en continu, allait se trouver confronté pour la se produit vers l’avant et non plus ce qui provoquait un ronflement première fois à ce qu’il appela plus latéralement : pour effectuer un considérable dans la lampe et qui tard « la maffia polytechnicienne ». parcours donné, les roues avec neutralisait en grande partie la ré- Bien qu’appréciant de nombreux pneu font davantage de tours que si ception. Impensable pour des postes ingénieurs issus de cette école, il elles étaient rigides. Ce surcroît de grand public que l’on espérait diffu- détestait par-dessus tout l’idéologie tours est de l’ordre de 5 %. Il s’ex- ser massivement. Yves Rocard conçu consistant à placer l’esprit de corps plique par l’effort de traction que donc des lampes à chauffage indi- devant la compétence. Au total, le moteur exerce sur l’ensemble de rect, où la cathode était un petit tube rien n’aboutit : « Malgré les succès la voiture. Cet effort se décompose de nickel, dans lequel était inséré un techniques obtenus, cette attitude de en traction-compression au niveau circuit de chauffage séparé. l’Administration française qui prend des pneus, plus précisément au Toutefois, l’esprit curieux et in- parti contre ses fournisseurs au lieu niveau de l’aire de contact du pneu ventif d’Yves Rocard aura parfois du de les soutenir explique notre impré- sur la route. La matière du pneu est mal à cohabiter avec des responsa- paration à la guerre qui, lentement donc localement comprimée, ce qui bles industriels. Lorsque sa société mais sûrement, s’annonçait. » revient à une réduction de la circon- imagine investir le marché du maté- Yves Rocard se différenciait de ses férence de la roue et donc à un plus riel électro-acoustique, il se plonge condisciples normaliens intervenant grand nombre de tours accomplis dans la théorie de la propagation du dans la recherche parce qu’il est sur un parcours donné. son. « Je finis par énoncer une théorie resté en contact toute sa vie avec L’expérience acquise par Yves Ro- de la propagation en acoustique non les problèmes de l’industrie, par ses card dans les domaines mécaniques linéaire originale à cette époque : je amitiés de lycée et notamment par fait qu’il est appelé par Raoul Dautry, remarquai en effet que si une onde l’intermédiaire de Maurice Julien, à l’époque directeur des Chemins acoustique à l’entrée d’un appareil ingénieur des Mines qui travailla de fer de l’Etat, comme expert pour comme un haut-parleur à pavillon chez Citroën à l’époque des grandes comprendre le déraillement catastro- est trop puissante, la propagation innovations (traction avant, suspen- phique d’un train rapide sur la ligne fabrique elle-même des harmoniques sions par barres de torsion). Rocard Caen-Le Havre, en 1933. Il n’a que qui n’étaient pas dans l’onde initiale. lui-même raconte : « C’est lui qui 31 ans à l’époque et il est pourtant Un pavillon de foire, dont on connaît m’obligea à apprendre la mécanique chargé de démêler cette « ténébreuse le désagréable son nasillard, est une en m’entretenant sans cesse de ces affaire », politiquement très sensible, machine à fabriquer des harmo- problèmes, en fait ceux de Citroën. » au milieu des querelles opposant les niques qu’on ne lui a pas fournies. Son ouvrage Dynamique générale des services de la Voie et de la Traction, Ces harmoniques supplémentaires, vibrations, qu’il fit paraître en 1942 chacun se démenant pour que l’autre à des fréquences assez basses, que le chez Masson, reflète fidèlement cette fût rendu responsable de l’accident. microphone n’a pas engendrées, cor- expérience du terrain, à cent lieues En compagnie de son camarade Ju- respondent aux “faux-sons” qui font du traité de mécanique classique. lien, il se rend sur place et constate la tonalité très spéciale de ce matériel, que la voie était latéralement défor- que l’on entend dans les gares, par mée en amont du lieu de l’accident, exemple. Ainsi, j’expliquais fort bien Un oubli de la formant une sinusoïde de 400 mètres les limitations que la théorie imposait de période, dont on voyait plusieurs à nos performances de qualité, mais mécanique rationnelle ondulations : « La voie semblait être je reçus plutôt une semonce de la di- devenue ivre sous l’effet de la locomo- rection de la CSF : “ Monsieur Rocard, tive. Ses déformations allaient crois- vous êtes une usine à frais généraux. Yves Rocard y traite notamment sant jusqu’au lieu où se trouvait la A quoi sert une théorie qui nous em- des problèmes de pseudo-glissement locomotive, sortie de ses rails, et les Ä

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Æ wagons écrasés. » A l’époque, cette déformation latérale sous l’effet du roulement des locomotives apparaît comme une véritable énigme. Rocard va la résoudre en faisant appel aux �� deux phénomènes d’envirage et de pseudo-glissement qu’il a eu à con- naître dans le domaine automobile. Il n’hésite pas à admettre que l’acier � � � des locomotives se déformait aussi, � � notamment au contact des roues et des rails. Peu de gens savent que les roues des locomotives sont coniques. �� Deux roues liées à un essieu rigide �� � forment donc un bi-cône. Lorsque ������������� ��������������� l’on pousse un tel bi-cône sur une voie, il roule en décrivant une sinu- soïde, qui le fait osciller de part et d’autre de sa direction générale de Envirage. Ce dessin est tiré de la deuxième édition de la Dynamique roulement (celle des rails). L’essieu des vibrations, l’un des nombreux manuels de physique écrit par Yves accepte ce mouvement. Mais si Rocard. Ce sont les petites déformations du pneu à la surface de con- l’on raisonne maintenant sur deux tact avec le sol qui permettent à la voiture de tourner sans dommage. essieux liés à un seul châssis, ce qui est le cas d’un bogie, on constate que les trajectoires qu’ont envie de dé- crire chacun des deux bi-cônes pris hérer aux rails, mais de choisir des des locomotives, qui intéressèrent séparément sont incompatibles avec roues parfaitement cylindriques à fortement les Soviétiques. En Union les liaisons des essieux. Ceux-ci ont l’arrière afin de mieux absorber le soviétique, en effet, on connut aussi tendance à ne pas rester parallèles. mouvement latéral. Son projet fut de gros problèmes de déraillement. En fait, le seul moyen d’expliquer que testé sur une voie expérimentale, où L’écartement des voies supérieur à les cadres rectangles des bogies ne l’on avait placé un petit défaut. Les celui des pays occidentaux impo- se transforment pas en losanges, est locomotives classiques oscillaient saient des wagons et locomotives d’avoir recours aux déformations de indéfiniment après y être passées et plus gros, plus larges, plus lourds. pseudo-glissement. C’est grâce aux pouvaient s’échapper de leurs rails, Les Soviétiques traduisirent en russe déformations qui naissent du contact alors que le mouvement latéral de la les ouvrages de Rocard et l’invitèrent des roues sur les rails que les équa- locomotive « Rocard » s’amortissait à Moscou pour exposer ses idées sur tions deviennent compatibles et que en deux ou trois oscillations. le sujet. le matériel roulant finit par rouler. Néanmoins, à la grande dé- Yves Rocard allait retrouver le Etudiant ce problème dans le cadre ception de Rocard, Raoul Dautry problème de la vitesse critique dans de l’enquête sur l’accident de Saint- choisit d’appliquer le principe de le domaine de l’aviation. Ce secteur Hélier, Yves Rocard introduit dans les précaution (on voit que cela ne qu’il avait abordé avec la question équations de mouvement les forces date pas d’aujourd’hui). « Il décida du radioguidage allait ainsi lui per- dues à la déformation créée entre les tout simplement que les machines mettre de fournir ses premières con- rails et les roues, rendant ainsi possi- “Mountain” seraient interdites aux tributions dans le domaine militaire. ble le roulement en avant. Jusque-là, grandes vitesses, qu’elles ne seraient Les ailes d’avion sont des systèmes bien que l’on utilisait le rail depuis pas autorisées à dépasser 120 km/h, élastiques soumis à des vibrations de plus d’un siècle, on ne connaissait alors qu’il était bien d’accord non seu- flexion et de torsion. Ces dernières pas le principe qui permettait aux lement sur le fait que s’il y avait une changent avec la vitesse. Lorsque locomotives de rouler ! vitesse critique, elle était de 120 km/h, celle-ci augmente, par exemple lors Cependant, les oscillations laté- mais qu’en plus on pouvait la faire d’un piqué, l’aile devient semblable rales des locomotives devenaient disparaître complètement par de très à un drapeau ou à une banderole instables dès lors que l’on dépassait petites modifications. Ainsi, la sagesse qui se tordent en claquant sous l’ef- une certaine vitesse critique. C’était de ce technocrate, dont le souci était fet du vent. Les avions de l’époque, ce qui était arrivé à la « Mountain de satisfaire son ministre des Trans- construits en bois ou en duralumin, 241 » qui avait déraillé à Saint-Hélier. ports et de ne pas mettre l’opinion avaient connu à plusieurs reprises Si les conclusions d’Yves Rocard sur publique en émoi, le conduisit-elle cette « mise en drapeau » : l’aile les causes de l’accident furent adop- à adopter la solution prudente en éclate littéralement sous l’effet de tées, il eut plus de mal à faire accep- rejetant la solution hardie qui était la torsion et l’avion tombe. Le pro- ter les modifications qu’il proposait. à sa portée et qui consistait à mo- blème était apparu avec les grands Ayant calculé la vitesse critique de difier les machines existantes. » Nul monoplans, qui pouvaient atteindre la « 241 » à environ 120 km/h, il n’est prophète en son pays. Rocard 600 km/h et dépasser la vitesse cri- imagina de garder des roues co- publia tout de même deux petits tique à partir de laquelle ce phéno- niques à l’avant, afin de mieux ad- livres sur la théorie du roulement mène apparaissait. Ä

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Æ Voici comment Yves Rocard ra- Dans les mois d’août à octobre 1939, jours la main à l’oreille en forme de conte l’histoire dans ses Mémoires : les pilotes rendirent compte des limi- cornet, de façon à mieux entendre « Je noircis beaucoup de papier avant tations de leurs manœuvres : ils ne son interlocuteur. Toutefois, des d’aboutir au résultat. Je disposais pouvaient par exemple pas suivre un observateurs attentifs ont noté qu’il d’une équation pour la vibration Messerschmitt allemand qui piquait lui arrivait d’orienter sa main-cor- de flexion, d’une autre pour la vi- à la verticale. Ce fut à la suite de ces net vers un groupe situé à côté de bration de torsion, mais les deux récits de combats que l’on fut amené lui ou derrière, pour saisir ce qui s’y termes n’étaient pas indépendants à envisager l’amélioration des per- disait. en raison de la position du centre de formances des avions. On s’est alors Yves Rocard avait gardé de ses gravité sur l’aile. Autrement dit, il y a tourné vers moi, pour remédier à la années de résistance et de service un deuxième terme qui exprime, lors- vitesse critique. Il me vint rapidement dans les services de renseignement que l’avion vole, la nouvelle force de à l’esprit qu’il était possible d’opérer le goût du secret et du recueil de l’in- portance venant de la torsion de l’aile des aménagements permettant de formation. Son petit-fils, l’astrophys- (torsion qui évidemment accroît l’in- passer outre à cette difficulté. Il fallait icien Francis Rocard, affirme même cidence de l’aile, donc sa portance), changer la conception mécanique des qu’il appliquait une « méthodologie force proportionnelle au carré de la ailes, pour que leur axe élastique se de l’espion » à la culture technique : vitesse de l’avion. [...] Tout le secret rapproche à 25 % du bord d’attaque « Il amassait sans cesse des fiches de l’affaire est là, dans ce couplage – alors qu’il est trop souvent au mi- sur tous les sujets, qu’il actualisait dissymétrique, il suffisait d’en faire lieu. [...] La solution que j’indiquais régulièrement. Il rapportait des ton- une mise en équations correcte. La pour le Morane 706 consistait à dis- nes de livres à chacun de ses voyages vitesse critique que l’avion ne doit tribuer les quatre mitrailleuses dans aux Etats-Unis qui lui servaient de pas dépasser n’est plus qu’un résul- un bord d’attaque d’aile, davantage matière première pour ces fiches, en tat de calcul. vers l’avant, plutôt que d’enfoncer des plus de ses conversations et rencon- « Les difficultés auxquelles je me tubes sous la tôle. » tres. Ecrites de son écriture minuscule, heurtai étaient davantage liées à la Mais il était déjà bien tard et la ces fiches étaient précises et denses. Il collecte des informations numériques débâcle de 1940 arrivait. Seul dans les avait toujours à côté de lui. » de base qu’à des facteurs d’ordre pu- son bureau du Service technique de Comme pour beaucoup d’autres rement technique. Pour définir le l’aéronautique, armé d’un crayon scientifiques et ingénieurs ayant mouvement de l’avion ainsi que les et d’un téléphone, Yves Rocard ne participé à la reconstruction de la mouvements de déformation de l’aile, pouvait lutter contre le désordre puissance française après 1945, il fallait posséder de nombreuses don- généralisé, avec des avions sans notamment dans les domaines nu- nées, que ne pouvaient me fournir ni cesse déplacés au rythme de l’avance cléaire et aérospatial, l’expérience le directeur de la compagnie d’avia- ennemie. Après un passage au Ser- de la résistance et du renseignement tion, ni le fonctionnaire ingénieur qui vice des inventions, du ministère de fut marquante et imprima chez Yves avait passé le marché, mais plutôt le l’Armement de Raoul Dautry, il est Rocard un goût prononcé pour le dessinateur du bureau d’études de démobilisé et se retrouve à l’uni- secret. Cependant, il n’en fit jamais l’usine qui construisait. Il fallait versité. Il constate rapidement qu’il une obsession maladive et travailla alors retrouver parmi tous les dos- n’y a rien à espérer du régime de toujours à la diffusion maximale siers empilés ceux qui concernaient Pétain, aveuglé par l’idéologie. Lors dans les réseaux scientifiques de le problème donné : tel boulon pesait d’un passage à Vichy, il retrouve les résultats pouvant faire avancer les 17 grammes et était situé à 1 mètre du jeunes polytechniciens avec lesquels connaissances. Ainsi, il militait bord d’attaque et à 2 mètres du côté, il avait travaillé au Service technique pour que les explosions françaises etc. On constitua ainsi pour moi des de l’aéronautique. Ceux-ci lui dé- fussent annoncées à l’avance, ce dossiers qui m’indiquaient tous les clarent vouloir tout recommencer à qui pouvait servir les géophysiciens détails de la répartition des masses zéro à propos des problèmes d’ailes ou les chercheurs d’autres discipli- dans une aile. Je pouvais alors cal- d’avion et lui demandent de faire nes encore qui étudiaient les ondes culer le centre de gravité fictif en des calculs sur une poutre rectan- longues traversant la terre. tenant compte des déformations de gulaire ultrasimplifiée pour étudier Lorsqu’il se rendit à Lyon, en zone l’aile lorsqu’elle se mettait à vibrer comment elle se plie. « C’était l’Ordre non occupée, Rocard rencontra rapi- et en déduire ainsi par le calcul la nouveau dans la résistance des maté- dement les responsables du SR, ce vitesse critique à ne pas dépasser. riaux » conclut Rocard, qui va rapi- service de renseignement militaire « C’était un assez joli problème, dement se tourner vers la Résistance, de l’armée régulière qui travaillait mais la réunion des données repré- où il aura à connaître le monde du à espionner les activités allemandes sentait une sérieuse corvée. Je passai renseignement. pour le compte de Darlan, de Giraud mes samedis et mes dimanches à et de l’Armée française en Afrique, et calculer les vitesses critiques de tous surtout des Américains, via l’amiral les avions français de l’époque, et mes Le renseignement Leahy, ambassadeur à Vichy. résultats étaient adressés au ministre Parallèlement, il rejoint la Résis- de l’Air. Je me souviens avoir travaillé et la guerre tance via le philosophe Jean Cailla- sur le Morane 706, le Morane 708, vès et ses réseaux Libération-Nord ces avions de chasse de nouvelle gé- et Cahors-Asturies. Il profite de sa nération, qui pouvaient piquer à la Dans les cocktails officiels aux- possibilité de se rendre fréquem- verticale à 700 km/h. A 750 km/h, en quels ses fonctions l’amenaient à ment en zone libre pour servir de revanche, ils volaient en éclats. [...] participer, Yves Rocard portait tou- courrier avec l’un des responsa- Ä

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Æ bles de Libération-Sud, Raymond Aubrac. Voici le portrait qu’il dressa de Caillavès en 1962, dans un cata- logue de ses titres et travaux : « Il m’est difficile, dans cette Notice personnelle, de trouver les mots qui conviennent pour dire ce qu’en peu de semaines Caillavès est devenu pour moi. Son activité incroyable, la flamme extraordinaire qui l’a jeté et maintenu dans un combat forcené, son caractère inflexible joint à sa vaste intelligence attique, le chaud sourire qui l’illuminait tout entier et sous ses scrupules d’humaniste intégralement conservés, forment dans mon souvenir une image aussi pure qu’un drapeau. Il laissait parfois paraître une souffrance cuisante de voir ses méditations de philosophe, et même son travail technique de logique mathématique, rendus impossibles, et il m’est arrivé de lui faire l’aumône d’aller chercher à la Sorbonne, à lui interdite – sa tête était mise à prix – quelque ouvrage qui lui était un aliment aussi précieux qu’un colis à un prisonnier affamé. » Ce texte laisse transparaître un sen- timent d’émotion noble et profonde qu’Yves Rocard ne laissait que rare- ment échapper, donnant à ceux qui ne le connaissaient pas une image plutôt bourrue. Il remplit pour le compte du réseau Cahors une mission parti- culièrement importante en 1943, consistant à comprendre le fonction- nement des radiophares allemands Dans ce document du renseignement britannique, on voit les dessins installés sur les côtes septentrionales des radiophares allemands réalisés par différents agents de la Résis- françaises, servant à guider leurs tance française sur les radiophares allemands, ainsi que des photos aviateurs dans leurs bombardements aériennes. Le dessin d’Yves Rocard est à droite, sur la ligne du milieu. en Angleterre. Son rapport intéressa tellement les Anglais que ceux-ci lui demandèrent de venir à Londres, où ses compétences techniques im- la guerre féroce qui opposait le SR de son , qui brouillait celui du pressionnèrent le Dr. R.V. Jones, qui Giraud au BCRA des gaullistes, Ro- navire accompagnateur. « Quels dirigeait le renseignement technique card trouva le moyen de protéger les qu’aient pu être mes arguments intel- de l’Air Force (Air Division Intelligen- navires français contre les bombes lectuels, purement logiques et scien- ce, Scientific Section). Son voyage à planantes radioguidées des avions tifiques, pour ne pas dire militaires, Londres et l’arrestation de Caillavès allemands, en montant des disposi- le commandant, imbu de ses respon- faisaient qu’il était « grillé ». Son tifs de brouillage. Nommé ingénieur sabilités, dressé par une vie entière retour en France n’aurait pu se faire principal de la Marine, au sein des d’obéissance aux ordres, refusa bel et que dans l’anonymat, ce qui aurait Forces françaises combattantes, il y bien de suivre mes suggestions et les grandement accru les difficultés fut confronté à la suprématie de la deux restèrent allumés sur les de ses missions. Il fut décidé qu’il hiérarchie sur la compétence tech- deux navires pendant toute la durée resterait à Londres. En fait, il fut nique et s’énerva souvent contre du raid », ce qui garantissait une rapidement envoyé à Alger, d’où les officiers de Marine, habitués à efficacité nulle. Un autre jour, il est il devait s’occuper d’installer une suivre les ordres de façon obtuse en embarqué sur un navire qui a reçu liaison à ondes ultracourtes entre refusant de tenir compte de données l’ordre de faire route à 27 nœuds. Il les côtes méditerranéennes fran- élémentaires. s’avère que cette vitesse faisait vi- çaises et la Corse, qui venait d’être Il raconte ainsi s’être fait sèche- brer le bateau de toutes ses pièces, libérée. En attendant de pouvoir ac- ment rembarré lorsqu’il conseilla au rendant impossible toute lecture. complir cette mission, au milieu de commandant d’un navire d’éteindre Au lieu d’adopter alternativement Ä

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Æ une vitesse de 26 et de 28 nœuds, trons, magnétrons, guides d’onde à haut la physique moderne. Mais j’ai le commandant appliqua aveuglé- haute fréquence, etc. Or les bateaux expédié à la hâte mes tâches d’ensei- ment la consigne et garantit ainsi militaires français avaient été équi- gnement pour nous précipiter dans une usure prématurée du bateau pés pendant la guerre de radars toutes sortes d’actions qui s’offraient et l’inconfort de ses passagers. Bien américains, pour lesquels il fallait à nous. » qu’Yves Rocard était souvent excédé acheter régulièrement des pièces de Le meilleur exemple de cette par la bêtise et les caractères obtus, rechange, mais à un prix cent fois démarche reste la création de la il prenait toutes ces péripéties avec supérieur et selon une procédure radioastronomie en France. Suite à l’humour et la philosophie qui l’ont compliquée. Yves Rocard voit tout des discussions avec les techniciens toujours caractérisé. de suite l’énorme avantage qu’il peut radars anglais, Rocard avait été tirer de ces surplus : « Je rentrai pré- amené à conclure qu’il existait un cipitamment à Paris et courus chez le rayonnement propre au Soleil, suf- La physique à directeur des Constructions navales fisamment puissant pour brouiller pour lui expliquer la situation. Je les ondes radars de 1,5 mètre. Ils l’Ecole normale lui affirmai que, si on me donnait s’en étaient rendu compte lorsque des dollars pour effectuer des achats plusieurs radars anglais poursui- directs, je rapporterais en France ce vant un avion de reconnaissance Lorsque Yves Rocard fut élu à la matériel prodigieux. J’insistai sur le allemand s’étaient trouvés brusque- direction du laboratoire de physique fait qu’on avait affaire à des brocan- ment brouillés en même temps, en en 1945, il trouva une situation cu- teurs plutôt ignares, sachant à peine des lieux différents, mais tous dans rieuse. D’une part, des bâtiments signer leur nom, et qu’il n’était pas la direction de l’avion lorsque celle- gigantesques, presque neufs puisque question de leur imposer des mar- ci coïncida avec celle du Soleil. A la achevés en 1940 suite à une décision chés, des clauses, des délais de livrai- fin de la guerre, les Anglais mirent du Front populaire. D’autre part, son. J’insistai pour être en mesure la main sur deux radars allemands des ressources quasiment nulles : de les payer comptant. Les autorités géants, dotés de grands paraboloïdes Rocard, titulaire de la chaire et di- du ministère des Finances en furent de 8 mètres de diamètre, qu’ils étu- recteur des laboratoires, disposait ébahies, mais je fus soutenus par dièrent avec soin. Le gabarit des en tout et pour tout d’un garçon de l’ingénieur général Louis Kahn, qui tunnels anglais ne leur permit ce- laboratoire, d’un vieux menuisier et m’entraîna dans le bureau du direc- pendant pas de les expédier en Gran- d’un vieux mécanicien proches de teur des Finances extérieures, d’où je de-Bretagne. Grâce au Dr. R.V. Jones la retraite. Ses crédits étaient par- sortis avec un chèque de 5 000 dollars avec lequel il avait sympathisé dans faitement ridicules au regard des payable chez le trésorier-payeur géné- le renseignement technique de l’Air besoins : 400 000 anciens francs. Il ral à Washington. Et je repartis pour Force, ils décidèrent de les mettre à employa aussitôt des moyens peu les Etats-Unis acheter l’équivalent la disposition d’Yves Rocard. L’un fut orthodoxes, mais d’une remarquable de 500 000 dollars de matériel neuf : confié aux Transmissions, l’autre aux efficacité, pour remonter ce labo- des lampes nouvelles qu’on n’avait Constructions navales. Peu après, le ratoire. D’abord, sacrilège suprême jamais vues, des diodes au germa- physicien, qui n’oubliait jamais un dans un milieu universitaire encore nium qui constituaient le premier beau sujet de recherche, proposait à farouchement opposé à l’industrie, étage d’entrée du principal radar ses élèves d’étudier le rayonnement il fit appel à son camarade Maurice américain – que nous n’avions même radioélectrique du Soleil avec le ra- Ponte, devenu président de la Com- pas le droit de regarder tellement le dar allemand. Ce fut le début de la pagnie générale de TSF (la CSF). Ce- matériel était secret. » Sur les bateaux radioastronomie à l’Ecole normale. lui-ci accepta de payer pendant des français, en effet, l’endroit où était Rapidement, les deux jeunes cher- années le salaire d’une secrétaire et installé le radar était fermé à clef et cheurs qui dirigeaient l’opération d’un chef d’atelier. Ensuite, il profita accessible uniquement à un officier pour Rocard viennent lui proposer largement des opérations de récupé- anglais ou américain. Mais dans les de fonctionner en interférométrie, ration menées en Allemagne pour le mois qui suivirent la fin de la guerre, avec un deuxième radar. Celui-ci, compte de la Marine. Rocard obtint Yves Rocard avait accès dans les ma- que personne ne savait utilisé aux même de ce Corps des subventions gasins de surplus installés dans des transmissions, avait été finalement de plusieurs millions de francs rues crasseuses de Manhattan à du mis en vente par les Domaines. In pour assurer l’entretien du matériel matériel estampillé « secret ». extremis, Rocard put racheter le ra- qu’il entreposait dans les locaux de On a parfois reproché à Yves dar, là encore avec son argent per- l’Ecole. Rocard de ne pas avoir enseigné sonnel. Puis, il se mit en quête d’un Une anecdote montre bien la ca- la physique la plus avancée de son emplacement où placer ses radars pacité d’Yves Rocard à profiter des époque à l’Ecole normale : c’est une à deux kilomètres de distance l’un moindres possibilités pour parer critique qu’il reconnaît lui-même de l’autre. C’est ainsi qu’il acheta au manque de moyens, au prix de justifiée. Quarante ans après, il ex- les centaines d’hectares de terrains quelques manquements aux règles plique son attitude mentale, dans un en Sologne qui devinrent la station administratives. Lors d’un voyage immense laboratoire vide avec des radioastronomique de Nançay. Rapi- d’études aux Etats-Unis, en 1946, élèves assoiffés de connaissances dement, les jeunes chercheurs qu’il il découvre que l’on peut se pro- nouvelles : « Si j’avais eu le temps avait ainsi lancés volèrent de leurs curer à des prix très bas des pièces de réfléchir, j’aurais probablement propres ailes, rattrapés par les astro- détachées électroniques issues des [...] stimulé la science fondamentale nomes classiques (optiques) de l’ob- surplus militaires américains : klys- pour que mes élèves abordent de plus servatoire de Meudon qui, inquiets Ä

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Æ de voir ces nouveaux venus leur voler budgets qu’ils n’ont pas. Pourtant, on patriote et fier des services qu’il avait la vedette par l’instrument puissant l’a vu, Rocard n’était pas un homme rendu à la patrie. A Alger, il avait re- dont ils disposaient, les attirèrent en intéressé. S’il souhaitait disposer fusé un grade supérieur avec lequel leur proposant des postes stables. de facilités financières, c’était pour il aurait été confiné dans un rôle Un nouveau champ de recherches faire avancer ses projets plus rapi- d’enseignant, et préféré un grade était encore né grâce à Rocard. De dement. Et lorsqu’il le fallait, il mit à moins élevé, avec lequel il pouvait même, la physique du solide, essen- de nombreuses reprises la main à la participer directement à la défense tielle pour maîtriser les technologies poche lui-même. Sa générosité était nationale. Ses élèves de Normale en électroniques, prit son essor en d’ailleurs constante : à la fin de sa vie, 1945 se rappellent qu’il venait encore France grâce à la protection de Ro- il s’était lié d’amitié avec un jeune enseigner en costume d’amiral après card pour ses deux pionniers, Pierre chercheur de l’Inra souhaitant aban- la signature de l’armistice, manifes- Aigrain et Claude Dugas, partis se donner la recherche pour développer tant par cette petite coquetterie son former aux Etats-Unis. une activité d’ingénieur-conseil dans attachement à la chose militaire. Rocard avait plus ou moins résolu le domaine agro-environnemental. A Croix de guerre avec palme, il a été le problème de la contrainte finan- peine le projet exposé, Rocard lui si- par ailleurs commandeur de la lé- cière en créant l’association des amis gnait un chèque personnel pour lui gion d’honneur, à titre militaire, et du laboratoire de physique de l’Ecole permettre d’acheter sa ferme-labora- commandeur de l’Ordre du British normale supérieure (ALPENS). Cette toire. « Vous me rembourserez... » Empire, Military Division. structure, copieusement alimentée Cependant, Rocard reste avant par ses nombreux amis dans l’indus- tout mu par l’intérêt scientifique : trie, lui permit de financer de nom- Les militaires et la s’il pouvait se passer des militaires, breuses initiatives, principalement à il le faisait bien volontiers. « Le fait l’intérieur de l’Ecole normale, mais bombe de remuer des morceaux de montagne aussi à l’extérieur comme l’Ecole avec des bombes atomiques posent d’été de physique théorique, aux Ou- une quantité de questions à des phy- ches. Elle lui permit aussi de conti- On l’a déjà vu dans les lignes siciens et si, au lieu d’être étroitement nuer à travailler librement bien après qui précèdent : pour Yves Rocard, serrés dans des programmes soi-di- sa retraite. ALPENS possédait quel- l’armée n’est pas un « grand Satan » sant militaires, on pouvait travailler ques locaux, dont un servit même avec lequel toute collaboration est tranquillement avec des bombes, il y pendant quelque temps de siège au impossible. C’est, d’une part, une aurait pas mal de choses à découvrir. » Parti socialiste unifié de Michel Ro- source de problèmes concrets où Ailleurs, il parle encore avec fascina- card, qui le louait à ALPENS... Preuve la sanction de l’incompétence est tion du phénomène physique de l’ex- que si Yves Rocard était franchement relativement immédiate (surtout en plosion atomique : « Au moment où en désaccord avec les opinions po- temps de guerre, comme ce fut le cas la bombe éclate, une puissante lueur litiques de son fils, il ne dédaignait pour l’affaire de la vitesse critique est excitée par les rayons gamma dans pas de lui donner un coup de pouce des avions). C’est, d’autre part, la les molécules de l’azote atmosphéri- (coup de pouce parce que le PSU possibilité d’avoir des moyens pour que et on voit un superbe spectre riche était assez mauvais payeur). lancer des projets expérimentaux en raies bleues et violettes. Cette lueur La gestion d’ALPENS souleva bien par des circuits plus rapides que ne dure que quelques millisecondes, sûr des protestations de la part des ceux de la bureaucratie scientifique mais pendant ce temps la boule de universitaires, toujours jaloux des habituelle. Et puis, Yves Rocard était feu s’organise, la matière s’échauffe en se comprimant et l’on assiste à la naissance d’un beau soleil tout Yves Rocard jaune qui grossit, puis qui diminue décoré par le gé- et à partir duquel on voit s’organiser néral de Gaulle. des phénomènes mécaniques, notam- Parmi ses nom- ment la formation de l’onde de choc breux titres, Yves dans l’atmosphère. » Rocard était Les choses étant ce qu’elles sont, commandeur Yves Rocard ne pouvait travailler sur de la légion ces phénomènes qu’avec des mili- d’honneur, à taires. Il a donc apprécié de colla- titre militaire, commandeur de borer avec ce qui allait devenir la Di- l’Ordre du British rection des applications militaires du Empire, Military Commissariat à l’énergie atomique : Division. il y trouvait à la fois une relative li- berté d’action dont il rêvait en tant que scientifique et l’accès à des con- naissances autrement impossibles. Et il y trouvait aussi la passion liée au défrichement d’un secteur nou- veau : celui du nucléaire. L’histoire commença pour lui officiellement en 1951 avec sa nomination au Comité Ä

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Æ atomique. Aussitôt après, demanda poliment à Yves Ro- card d’abandonner les deux secteurs dont il avait auparavant la charge : l’électrotechnique et la prospection géologique. Cependant, peu après, la situation allait radicalement changer. Pierre Guillaumat avait pris sa décision : il voulait lancer l’énergie atomique civile, construire un sous-marin atomique avec la Marine et faire une bombe avec le concours de l’Armée. Perrin se refusant à toute respon- sabilité dans ces deux derniers domaines, Guillaumat décida de s’appuyer sur Rocard pour ceux-ci et lui proposa la direction scientifique de l’un des deux. Certain d’être de toute façon tenu au courant des dé- veloppements du sous-marin grâce à ses bonnes relations dans la Marine (il était le doyen de son corps de Moment de détente au centre d’expérimentations sur la bombe ato- conseillers techniques), il se décida mique installé dans le Sahara (Adrar), après le succès de la première pour la bombe : « C’était vraiment là, bombe atomique française. « Gerboise bleue » explosa le 13 février pour moi, qu’était l’aventure. » L’en- 1960. vironnement politique avait changé : des hommes politiques de gauche comme Mendès-France ou Guy Mollet s’étant déclarés ardemment de l’énergie atomique, au moment nucléaire se retrouvent au CEA ou en faveur de la bombe, Francis Per- où Frédéric Joliot était mis à la porte à l’IPSN. Le syndicat majoritaire rin y était désormais moins opposé. du CEA. Pour le remplacer, les deux au CEA, la CFDT, est d’ailleurs of- Des hommes comme Bourgès-Mo- principaux candidats étaient Fran- ficiellement opposé à l’utilisation nory ou Félix Gaillard apportèrent cis Perrin, poussé par le personnel civile de l’énergie nucléaire. De fait, aussi un soutien sans faille au CEA. comme l’héritier légitime de Joliot, lorsqu’il s’était agi de décider du pro- Même si officiellement la décision et Yves Rocard. Celui-ci n’était pas gramme qui devait faire suite à Zoé, de construire la bombe ne fut prise candidat au départ, mais les oppo- la première pile atomique française, par Félix Gaillard en 1958, à quelques sants à Perrin l’avaient choisi comme deux écoles s’affrontaient : Kowarski, mois de la chute de la IVe République, leur champion suite à la publication Goldschmidt et Perrin proposaient Yves Rocard estime que c’était l’œu- d’un article lui ayant donné la fausse de construire une pile de 1 000 kW vre principale de Pierre Guillaumat. réputation d’être une autorité dans sur laquelle on testerait les instru- Le même ingénieur qui avait assuré le domaine de la bombe H. Ce fut ments de réglage destinés à équiper l’approvisionnement du pays en tant finalement Francis Perrin qui fut les grosses centrales de l’avenir. Yves que directeur des Carburants avait choisi, alors que Pierre Guillaumat Rocard, lui, avait proposé de suivre voulu cette bombe : « C’est lui tout remplaçait peu après Raoul Dautry la méthode américaine : « Pourquoi seul qui, voulant voir la France de- au poste d’administrateur général. ne ferait-on pas, tout bêtement, de venir une puissance atomique, trouva A son poste principalement ho- grosses piles de 100 000 kW, comme l’énergie d’entreprendre et de réaliser norifique de membre du Comité à l’ont fait les Américains à Hanford ? la bombe, grâce à l’instrument qu’il l’énergie atomique (sorte de con- Au moins, on aurait le plutonium, à possédait, à savoir la direction du seil d’administration du CEA), Yves toutes fins utiles. » Les piles d’Han- CEA. » Rocard observe le paradoxe qui a ford étaient celles qui avaient servi Pour ce qui le concernait, Yves toujours marqué l’histoire du CEA, à construire les premières bombes Rocard était dans une position am- que Pierre Guillaumat ne fut pas américaines. Lancer cette propo- biguë. Edouard Parker, qui fut con- long à comprendre à son tour : « Il sition, c’était mette les pieds dans seiller technique pour les affaires constatait que les promoteurs fran- le plat à une époque où Joliot et nucléaires de plusieurs ministres de çais de l’énergie atomique étaient les divers agents communistes qui la Ve République, explique : « Il était en somme les premiers à l’empêcher sévissaient encore au CEA faisaient génial mais très envahissant, ce qui de se développer, alors que le comité une propagande intensive contre la explique qu’il faisait peur aux ad- proposait un but plus grandiose et fabrication de la bombe atomique ministrateurs généraux du Commis- plus rapide à atteindre en faisant du (sauf en Union soviétique, où la sariat à l’énergie atomique. » Pierre plutonium. » Aujourd’hui encore, première bombe éclata en 1949). Guillaumat ne faisait pas exception on constate que certains des plus C’était ouvertement proposé que la à la règle ; s’il estimait ne pouvoir farouches opposants à l’énergie France se dotât elle aussi de l’arme se passer des compétences techni- Ä

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Æ ques d’un homme indépendant du typique de la méthode Rocard, de la Rocard dans la détection consista groupe de Francis Perrin, il redou- façon dont il crée une équipe autour à bouleverser la sismographie en tait de le voir prendre la tête d’un d’une idée, qu’il lance ensuite sur un cherchant à détecter les essais nu- département, doutant peut être de nouveau champ de recherche. cléaires de façon sismique. Comme ses capacités d’administration. Yves Auparavant, une petite anecdote il le raconte dans ses mémoires, sa Rocard restait donc officiellement qui en dit long sur la situation de Ro- première réaction de physicien fut professeur, son seul lien officiel avec card au CEA. Elle se déroule lors de d’aller s’informer auprès de collè- le CEA étant sa qualité de membre la première explosion atomique fran- gues universitaires de cette spécia- du Comité à l’énergie atomique. Le çaise au Sahara, le 13 février 1960. A lité ; essuyant un refus assez net de BEG (Bureau des études générales, ce moment, bien que Rocard avait la part des Instituts de physique du ancêtre de la Direction des appli- déjà monté des services performants globe (les prédécesseurs de Claude cations militaires) était lui dirigé de détection, il s’était vu écarté au Allègre), il décida de se débrouiller par un général parachutiste, Albert profit de jeunes polytechniciens, tout seul et commença par utiliser Buchalet, choisi par Guillaumat en chargés de monter le service Essais. les microbarographes qu’il avait mis désespoir de cause : Rocard n’avait Par inexpérience, ceux-ci arrivèrent au point dans le cadre de la détec- trouvé personne d’intéressant à un bilan assez lamentable. Aucune tion acoustique des explosions at- parmi les ingénieurs généraux de des mesures faites à l’instant zéro mosphériques. Plus une explosion l’armement que lui avait présenté ne fonctionna et l’on fut obligé de nucléaire est puissante, plus basse l’Armée et il était convenu que ce recourir à l’analyse a posteriori des est sa fréquence sonore, jusqu’à 1/ devait être un représentant de cette films du déroulement de la boule de 60e de hertz pour les explosions des dernière qui soit officiellement en feu pour fixer des paramètres aussi grosses bombes de 20 mégatonnes. charge du projet. essentiels que la puissance du tir de L’utilisation de résonateurs devenant S’il n’avait donc aucune respon- « Gerboise bleue », nom de code de la impossible (il aurait fallu des instru- sabilité officielle, c’est pourtant Yves première bombe française. Relégué ments semblables à une galerie de Rocard qui acheta le terrain de Bruyè- dans son petit laboratoire, à 70 km métro sur 200 mètres), Yves Rocard res-le-Châtel où allait être construite du point zéro, Yves Rocard perce un contourne la difficulté en utilisant la première bombe française. Il le fit petit trou de 2 mm avec un clou dans des microphones électroniquement avec les fonds du SDECE, le service une porte. « J’eus alors l’agréable sur- calés sur des fréquences très bas- de contre-espionnage de l’époque, prise de voir la boule de feu de l’ex- ses. intéressé par ses activités de détec- plosion se peindre avec de brillantes Dans son laboratoire de physique tion des explosions. Situé pas trop couleurs sur le mur en face de mon de l’Ecole normale, il avait fait cons- loin de Châtillon, de Saclay ou du trou ; en crayonnant d’un trait rapide truire des microbarographes en vue Bouchet, les autres grands centres les deux bords de cette image, je pus d’opérer des détections acoustiques : du CEA, « B III » réussit à rester mesurer son diamètre, qui me permit « Nous prenions un gros volume à secret pendant quelques années et de calculer la puissance. La valeur parois rigides [...] que l’on séparait offrit un abri sûr aux développeurs que je donnai ainsi était de 65 kilo- en deux par une membrane flexible. de la bombe. tonnes de TNT, et c’est la seule dont Je laissai entrer l’air par un tuyau de Yves Rocard, qui entretenait tou- on disposa pendant plusieurs jours, petit diamètre offrant une résistance jours des relations avec le 2e bureau toutes les mesures plus sophistiquées au mouvement de l’air et de l’autre de la Marine française, avait en effet ayant bêtement échoué. » par un tuyau plus gros qui résistait développé d’importantes compé- moins. A l’arrivée d’une onde de tences dans le domaine de la détec- pression, l’un des volumes se remplit tion des explosions nucléaires, dont La détection sismique plus vite que l’autre et la différence de il allait ensuite devenir un expert pression qui en résulte dans les deux mondial incontesté, avant même cavités fait se fléchir la membrane. » que la France n’ait fait explosé sa Rocard fut aussi le premier au C’est l’enregistrement électronique première bombe. En 1958, c’est monde à mesurer le courant pro- de cette flexion qui donne la me- Rocard qui représentait la France duit par une explosion nucléaire sure de l’onde de pression. Par un à l’une des sous-conférences sur le et il publia aux Comptes rendus de hasard extraordinaire, le jour même désarmement se déroulant à Ge- l’Académie des sciences une note sur où il teste le premier de ces appareils, nève, la Conférence des experts en ce phénomène. L’éclair produit par Yves Rocard enregistre le signal de la matière de détection nucléaire. Cette une bombe d’une dizaine de kilo- première grosse bombe américaine à activité de diplomatie internationale tonnes est équivalent à celui d’un Bikini. Il estime ensuite par le calcul allait toutefois rapidement cesser, la très gros éclair naturel produit par que le seuil de détection est d’envi- France ayant décidé de se retirer de un orage, supérieur à 100 000 am- ron 1 mégatonne. Autrement dit, il la Conférence sur le désarmement pères. Mais il a des caractéristiques aurait été incapable de détecter par et de l’Otan. Il est impossible de électromagnétiques tout à fait par- ce moyen l’explosion d’Hiroshima. raconter ici l’ensemble des moyens ticulières qui le rendent facilement Ce type de microbarographe avait techniques, souvent très ingénieux reconnaissable par des personnes permis la détection de toutes les ex- en même temps que fort simples, averties. C’était un autre moyen de plosions thermonucléaires dès 1956. déployés par Yves Rocard pour la détection possible, à condition évi- Il chercha donc d’abord à l’utiliser détection des explosions nucléai- demment d’être relativement proche de façon modifiée pour la sismo- res. Nous allons toutefois parler de la du lieu de l’explosion. logie, en fermant son entrée par un détection sismique, parce qu’elle est Toutefois, le principal travail de oreiller pneumatique. En rajoutant Ä

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Æ un pavé sur l’oreiller et en mettant le tout dans une salle bien fermée, on n’enregistre plus aucune variation de pression atmosphérique due au milieu extérieur, mais uniquement la pesanteur dudit pavé, modifiée par les accélérations verticales. Les pe- tites augmentations de la pesanteur dues aux secousses sismiques ou aux explosions nucléaires se traduisent en variation de pression pour l’air de l’oreiller, que le microbarogra- phe peut enregistrer. L’appareil ainsi conçu par Rocard se révéla très efficace, mais peu commode : il était trop sensible à toute variation rapide de pression atmosphérique (vent ou ouverture d’une porte). Yves Rocard se retourne donc vers le sismographe classique. A son époque, les sismographes pesaient plusieurs dizaines de kilogrammes, Yves Rocard a conçu des sismographes miniaturisés, donc beaucoup voire quelques centaines. Une bo- moins onéreux, puisque l’énergie du signal n’était plus fournie par le bine mobile se déplaçant dans un mouvement du sismographe lui-même, mais par le système d’ampli- aimant engendrait un courant que fication électronique. Le sismographe Rocard avait tous les avanta- l’on enregistrait directement. Plus ges de la miniaturisation : il pouvait facilement être fabriqué dans les le sismographe était gros, plus il ateliers de l’Ecole normale et on pouvait l’emporter dans une sacoche, était sensible. On était alors dans donc l’employer pour des détections clandestines à l’étranger. la fin des années 50 et l’application systématique des possibilités de l’électronique n’était pas encore un réflexe pour tout le monde. Ce l’était trop mous. Rocard conçut des sta- l’organisation pluridisciplinaire du pour Yves Rocard, vu son expérience tions installées par groupes de trois, CEA, lorsqu’elle est mise au service professionnelle à la CSF. Il put ainsi sur un triangle de 50 km de côté. La d’une tâche concrète, sous la direc- concevoir des sismographes minia- différence des temps d’arrivée des tion d’un esprit créateur. De la même turisés, donc beaucoup moins oné- ondes sismiques permettait de dé- façon, beaucoup de percées ont été reux, puisque l’énergie du signal terminer avec précision la direction accomplies et des équipes remar- n’était plus fournie par le mouve- de l’explosion. Après une première quables se sont constituées au CEA ment du sismographe lui-même, station en Normandie, où Rocard dans des domaines a priori bien éloi- mais par le système d’amplification rencontra pour la première fois de gnés de la science nucléaire : biologie électronique. On comprendra le saut sa vie un sourcier, des stations fu- moléculaire, climatologie, optique réalisé par Rocard en rappelant qu’il rent installées dans le Morvan, la électronique, etc. La souplesse de avait gagné un facteur 1 000 sur la Dordogne, les Vosges et la Provence. l’organisation et la capacité des cher- masse. Les transistors, par rapport Souvent, il achetait sur ses propres cheurs de se mouvoir rapidement de aux postes branchés sur le secteur, deniers, les maisons où se trouvaient la recherche la plus fondamentale n’avaient gagné « qu’un » facteur 50 les stations, pour court-circuiter la aux applications les plus directes à 100. Le sismographe Rocard avait bureaucratie. La situation ne fut offraient une alternative intéressante tous les avantages de la miniaturi- régularisée que bien plus tard et le au milieu universitaire français, sou- sation : il pouvait facilement être CEA racheta l’ensemble du réseau. vent sclérosé. Malheureusement, les fabriqué dans les ateliers de l’Ecole Ce réseau existe encore aujour-d’hui, missions du CEA étant de moins en normale et on pouvait l’emporter étendu à l’échelle de la planète grâce moins claires, cet avantage tend à se dans une sacoche, donc l’employer à des installations dans les territoires perdre aujour-d’hui. pour des détections clandestines à d’outre-mer et dans des pays amis. l’étranger. Pendant longtemps, il a constitué Du fait du grand facteur d’ampli- une référence incontournable de Une pratique humaniste fication, ces sismographes étaient données sismographiques, publiant cependant encore plus sensibles un bulletin sismique beaucoup plus de la science au bruit de fond que leurs prédé- riche que ceux des Instituts de physi- cesseurs. Il fallait donc les installer que du globe. Ce qui ne manqua pas dans des endroits non seulement cal- évidemment de provoquer la jalousie « Un bon agent technique vaut mes, mais géologiquement adaptés. de ceux qui se considéraient comme mieux qu’un mauvais chercheur » di- Les sols granitiques étaient préfé- les « vrais » sismologues. sait Yves Rocard. Le petit professeur rables aux terrains alluvionnaires Ce réseau sismographique est bénéficiait d’un respect confinant de la région parisienne, beaucoup un bon exemple de la richesse de à l’adulation parmi les techniciens Ä

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Æ avec lesquels il travaillait. Car ils savaient que le chercheur respec- Yves Rocard aux tait la compétence technique et qu’il négociations de avait toujours offert un chemin vers Genève sur le l’excellence à ses collaborateurs. Il désarmement, en lui est souvent arrivé de faire ob- 1958. Bien que tenir des thèses d’université à des ces négociations techniciens, qui ne leur donnaient aient tourné court aucun droit réel mais qui repré- suite à la déci- sentaient tout de même pour eux sion française de s’en retirer, une source de considération, les Yves Rocard, intégrant davantage à cet univers peu considéré de la recherche qui les employait. au départ, a pu A l’inverse, Yves Rocard jugeait sé- en profiter pour vèrement le bourbakisme qu’il con- établir auprès de sidérait comme une condamnation ses collègues à la stérilité par le découplage des russes et améri- mathématiques et de la physique. cains les compé- Quant à la réforme des mathéma- tences françaises tiques modernes introduites par le en matière de ministre Fouchet, voici ce qu’il en détection. dit : « Le niveau d’abstraction est tel que ces mathématiques perdent tout contact avec les réalités. Quand nous reçûmes les premières promotions formées dans ces conditions, ceux qui réussirent les concours étaient ceux qui avaient l’esprit assez souple pour apprendre par cœur les anneaux et les groupes, et ceux qui réussissaient plus mal leurs examens étaient ceux qui avaient encore les pieds sur terre, passé le concours et avait été déclaré il constata la réalité du phénomène un certain esprit critique et qui te- admis, mais avait finalement préféré (le maçon qui travaillait pour lui, par naient à la réalité des choses. Des Normale supérieure. Au contraire, ailleurs sourcier, lui avait indiqué dégâts considérables furent ainsi il estimait les compétences des rapidement l’endroit où creuser un occasionnés dans le recrutement des polytechniciens et avait noué des puits). Il avait été aussi frappé par promotions, qui se traduisirent par relations cordiales de travail avec l’assurance calme et tranquille du un déficit dans les vocations de phy- nombre d’entre eux. Mais il ne pou- maçon, sans vantardise aucune, à siciens : nous n’avions plus les élèves vait pas supporter que des considér- cent lieues des pratiques habituelles qu’il nous fallait. [...] De nombreuses ations de corps viennent entraver la des radiesthésistes et autres escrocs promotions d’élèves, non seulement marche supérieure de la science... à du « paranormal ». en entrant à l’Ecole normale, mais laquelle bien évidemment il s’iden- Il se passionna rapidement pour aussi dans toutes sortes d’établis- tifiait ! le sujet, travailla un peu dessus, et sements, furent gravement handi- publia en 1961 un petit ouvrage où il capées par cet incroyable sabotage décrivait ses premières expériences. de l’enseignement. On en revient, Yves Rocard Publication trop rapide, comme il le heureusement, maintenant. » reconnut plus tard. Evidemment, la Les idées de Rocard sur l’édu- et la sourcellerie secte rationaliste réagit avec vigueur cation scientifique sont bien ex- et déclencha une vigoureuse attaque primées quand il raconte la façon contre Rocard. Toute mention du dont sa vocation lui est venue Dans la plupart des biographies de terme « biomagnétisme » était déjà (encadré). Il y exprime aussi sa vo- Rocard, on passe rapidement, avec pour elle sacrilège. Et les sourciers lonté de développer au maximum un ton gêné, sur les travaux de la fin étaient à mettre dans le même panier les potentiels intellectuels existants de sa vie, consacrés principalement que les cartomanciens ou astrolo- dans le pays, son refus du gâchis et au biomagnétisme et à la sourcel- gues. Peu démonté par ces attaques des contraintes imposées par toute lerie. Dans le dernier des quatre qu’il estimait puériles et sectaires, forme de bureaucratie, qu’il s’agisse ouvrages qu’il consacra à ce sujet Rocard persista et revint au sujet de celle de l’armée, de l’adminis- (La science et les sourciers, Dunod, lorsqu’il fut libéré de ses obligations tration des finances ou bien de la 1989), Yves Rocard se livre à une professionnelles, après 1974. Après maffia polytechnicienne. Ce terme exploration scientifique de la sensi- un important effort bibliographique, qui revient à plusieurs reprises dans bilité des sourciers. Il avait été frappé il montra qu’il existait des récepteurs ses mémoires ne signifie pas qu’Yves par ce phénomène en 1957, lorsqu’il magnétiques chez l’homme, qui le Rocard avait un quelconque mépris aménageait sa première station de rendent sensible à des variations pour l’Ecole polytechnique : il avait détection sismique. Pragmatique, locales du champ magnétique. Les Ä

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Naissance d’une vocation

Yves Rocard raconte ici la façon dont il dé- cida de devenir scientifique. En même temps, au soir de sa vie, réfléchissant sur son his- toire personnelle, il esquisse un programme d’éducation pour toute la nation en regrettant l’insuffisance de la stimulation intellectuelle et l’injustice d’une sélection laissée aux hasards de la naissance. « Tout individu humain a droit à l’entière croissance » disait Jean Jaurès. Tout esprit humain créateur a droit aux conditions qui vont lui permettre de s’épanouir dit son ancien condisciple.

Je connaissais sur le bout des doigts la grammaire latine de Lhomond, et presque autant les Epitomæ Historiæ Graecæ. Mais j’étais surtout attiré par la devanture du marchand de journaux voisins qui arborait chaque mois la nouvelle couverture alléchante de Science et Vie. Les nouveautés de la guerre stimulaient mon imagination. C’est ainsi que, jeune Français moyen, titulaire du baccalauréat latin-sciences, je comptais parmi les privilégiés, ceux que le sort avait conduit à étudier au lycée Louis-le-Grand. Nous n’avions qu’une rue à franchir pour emprunter le long cou- loir qui traverse la Sorbonne. Il suffisait alors de descendre la petite rue sombre sur la droite pour se trouver face à quelques devantures de librairies attrayantes. Parmi celles-ci, la vitrine de la librairie Hermann m’a hypnotisé toute ma vie. Un jour, peu de temps après la fin de la guerre, en 1918, j’y vis une brochure assez luxueuse, à la couverture brun jaunâtre, au ton chaud, rare chez les éditeurs français : Les théories statistiques en thermodynamique, de H.A. Lorentz, éditées en Hollande. Ce titre résonnait de façon inhabituelle pour les cerveaux français de l’époque. J’étais alors élève d’une classe de mathématiques élémentaires, j’avais 17 ans et me destinais aux classes préparatoires de Spéciales. J’achetai ce livre pour meubler mes studieux loisirs. [...] En le feuilletant, j’y découvris la splendeur des vues de L. Boltzmann sur la mécanique statistique. J’y appris que si je parvenais à calculer une certaine grandeur abstraite, l’extension en phase, liée aux propriétés des amas d’un très grand nombre de molécules, je doterais la science d’équations d’état des gaz, servant de bases à la thermodynamique – ou à ce qu’on lui fait dire. Plus loin dans le livre, j’appris encore que le ciel est bleu en raison de la diffusion de la lumière du soleil par les molécules de l’air. C’était passionnant et je ne tardai pas à penser : « Je serai celui qui calculera ce bleu, non pas dans le ciel – puis c’est déjà fait – mais dans tous les fluides qui doivent en créer aussi. » C’est donc ainsi que la vocation scientifique vient aux enfants : ils acquièrent de solides bases théoriques et, si leur saga- cité leur fait comprendre qu’ils ont un moyen d’action pour affronter les problèmes, ils se lancent à l’assaut des questions qui se présentent. On pourrait faire varier le mécanisme d’apprentissage, dans d’autres domaines du savoir (moins de science livresque et davantage d’observations, par exemple), mais ce hasard de la bonne rencontre reste indispensable pour provoquer l’illumination. J’ai eu la chance de marcher sur le trottoir du bon côté de la rue de la Sorbonne pour que cet effet se produise. Je n’en prends conscience qu’aujourd’hui, en écrivant ces mémoires. Combien d’étudiants de mon rang ont-ils eu la chance de flâner ainsi devant des vitrines bien fournies ? Cette stimulation intellectuelle, nécessaire au pays, aurait pu faire l’objet d’une attention particulière de la part de l’Etat, de l’Administration ou de l’Académie des scien- ces. Il ne s’agit pas de sélectionner des surdoués qui seraient soigneusement surveillés par la suite, mais simplement de s’assurer que les moyens intellectuels offerts au développement de tous sont suffisants et ne s’adressent pas seulement à des privilégiés. Dans ma jeunesse, cette stimulation intellectuelle dépendait du hasard des moyens privés arbitrairement rassemblés, elle n’atteignait pas la population dans son ensemble. Cependant, les instituteurs dévoués, les professeurs de lycée soucieux de leur score aux examens poussaient l’élève doué vers la classe supérieure : la France entière reposait sur ce système fondé, certes, sur les capacités des sujets, mais pas sur la stimulation intellectuelle. C’était facile, mais était-ce si favorable ?

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Æ sujets les plus sensibles (car cette sensibilité est inégalement distri- Yves Rocard buée dans la population) peuvent manipulant un détecter des variations très faibles, pendule. Venu au de l’ordre de quelques milligauss, à biomagnétisme par condition qu’elles ne soient pas sy- la sourcellerie, il métriques par rapport à sa personne. raconte qu’il lui a Ces variations faibles du champ fallu des années magnétique local sont souvent as- pour surmonter sa sociées à des accidents géologiques répulsion rationa- (failles par exemple) lesquels sont liste à utiliser cet eux-même régulièrement associés instrument, aux ef- fets pourtant beau- à la présence d’eau souterraine. La coup plus nets que thèse de Rocard était donc très sim- la baguette coudée ple : les sourciers ne détectaient pas du sourcier. Par la l’eau elle-même, mais les variations suite, il en fit une de champ magnétiques auxquelles étude scientifique elle était généralement liée. systématique, Le physicien a réalisé de nom- en utilisant no- breuses expériences en aveugle qui tamment des ont abouti à démontrer sans équi- champs électroma- voque que la capacité des détection gnétiques générés magnétique des sourciers n’était par des cadres. pas un artefact : le pourcentage de Ici, Yves Rocard réponses exactes qu’ils donnaient teste sa sensibi- (présence ou non d’un champ ma- lité au passage du gnétique) était supérieur (parfois courant. très nettement) au pourcentage attendu s’ils avaient donné leurs réponses au hasard. Ces expérien- ces étaient certes critiquables dans leurs détails. Il n’est pas toujours facile de travailler avec des sujets humains volontaires, soumis à la fatigue et à d’autres stimuli pouvant vorable. Pour le discréditer, l’Union science française, engoncée dans un affecter leur sensibilité magnétique. rationaliste alla jusqu’à utiliser des carcan bureaucratique intervenant Mais elles semblaient suffisamment faux commis par un certain Comité aussi bien au niveau du recrutement probantes pour que Rocard passa la belge pour l’étude scientifique des des collaborateurs que du choix des fin de sa vie à se battre pour que l’on phénomènes réputés paranormaux. sujets de travail. ouvre à la science ce nouveau do- Aussi intéressant que fussent les Il existe certes des îlots de li- maine d’enquête. D’autant plus que travaux de Rocard dans ce domai- berté, comme l’Ecole supérieure de les centres récepteurs magnétiques ne, ils n’étaient pas du tout aussi physique et de chimie, dirigée par qu’il avait annoncés en 1981 par des stratégiques que la détermination Pierre-Gilles de Gennes. Au sein moyens purement externes (mesures de la vitesse critique d’un avion, la même du CNRS ou du CEA, des de la réaction au pendule suite à une stabilité du pont de Tancarville ou la chercheurs chevronnés ont acquis perturbation magnétique artificielle) détection des explosions nucléaires. une relative indépendance. Mais ont été découverts en 1983 grâce à la Dans cette affaire, ce furent donc les qui pourrait aujourd’hui lancer de microscopie électronique : il existe préjugés qui l’emportèrent, contre la nouveaux sujets de recherche en bien des cristaux de magnétite dans méthode expérimentale. l’espace de quelques mois, comme les arcades sourcilières, le cou, les le fit Rocard ? Qui possède la liberté coudes, les lombaires, les genoux et d’action nécessaire, financièrement les talons. Yves Rocard serait-il s’entend, pour faire en sorte que des Dans l’affaire des sourciers, Yves obstacles matériels ne s’opposent Rocard ne changea pas vraiment sa possible aujourd’hui ? pas à la poursuite d’idées nouvelles méthode de travail par rapport à et fécondes ? ses activités antérieures (en dehors L’exemple d’Yves Rocard est en du fait qu’il disposait de moins de Arrivé au terme de cet exposé tout cas à méditer par tous ceux facilités professionnelles et expé- (forcément incomplet) de la car- qui voudraient refaire de la France rimentales). Le crédit immense rière d’Yves Rocard, on peut se une grande nation scientifique dont il disposait dans le monde de poser la question suivante : se- et technique. C’est sans doute le la physique fit qu’il réussit à con- rait-elle possible aujourd’hui ? meilleur exemple récent dont nous vaincre un certain nombre de per- Malheureusement, la réponse est : disposons en France de l’efficacité sonnes, notamment à La Recherche, « presque certainement, non ». Et des programmes à marche forcée. qui publia en 1981 un article très fa- c’est bien là tout le problème de la n

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